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DOI : 10.4000/books.enseditions.6334
Éditeur : ENS Éditions
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 12 juin 2017
Collection : La croisée des chemins
ISBN électronique : 9782847887372
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 14 octobre 2009
ISBN : 9782847881752
Nombre de pages : 199
Référence électronique
SAADA, Julie (dir.). Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole : Critique de la sécularisation et usages
de l’histoire sainte à l’âge classique. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2009 (généré le 21
avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/6334>. ISBN :
9782847887372. DOI : 10.4000/books.enseditions.6334.
ENS ÉDITIONS
L A C RO I S ÉE D ES C H EM I N S
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou re-
productions destinées à une utilisation collective sont interdites.
Illustration de couverture :
William Hogarth, Personnages et caricatures, 1743. © he Bristish Museum,
Londres, Dist. RMN / he Trustees of the British Museum
Paolo Cristofolini
Dans la collection des Œuvres de Hobbes parue chez Vrin, nous renvoyons à :
VR IX : Béhémoth, ou Le long parlement, introduction, traduction et notes de
L. Borot, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, IX), 1990.
VR XI-1 : De la liberté et de la nécessité, suivi de Réponse à la « capture de Léviathan »
(controverse avec Bramhall), introduction, traduction, notes, glossaires et index
par F. Lessay, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, XI-1), 1993.
VR XI-2 : Les questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard : controverse avec
Bramhall, introduction, notes, glossaires et index par L. Foisneau, traduction
de L. Foisneau et F. Perronin, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, XI-2), 1999.
14 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Pour les œuvres latines de Spinoza, nous renvoyons à l’édition de Carl Gebhardt,
Spinoza Opera. Les traductions françaises sont celles de l’édition des Œuvres
complètes faite par P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999-.
G : Spinoza Opera, C. Gebhardt, Heidelberg, Carl Winters UniversitaetsBuchhan-
dlung, 1925 (abréviation G, suivie du numéro du volume).
TTP, LM : Tractatus theologico-politicus / Traité théologico-politique, texte établi par
F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée et P.-F. Moreau, volume III des
Œuvres, Paris, PUF, 1999.
TP, R : Tractatus politicus / Traité politique, texte latin établi par O. Proietti, traduc-
tion, glossaire, index et bibliographie par C. Ramond, volume V des Œuvres,
Paris, PUF, 2005.
Introduction
Julie Saada
l’action, et, d’autre part, le monde, l’étant contre lequel nous nous affirmons. Et
cette articulation est toujours restée pour Hobbes décisive » (ibid., p. 122).
28 « Parmi les nombreuses contestations de la religion, révélée ou naturelle, que
l’époque classique de la critique de la religion – le xviie et le xviiie siècles – a
produites, il n’y en a pas beaucoup sur le plan de l’efficacité historique, il y en a
peu sur le plan de la fermeté de la dénégation, il n’y en a aucune sur le plan du
radicalisme de la motivation qui se pourrait comparer à celle qui est proposée dans
le Léviathan de Hobbes » (ibid., p. 19). Les Lumières modérées renvoient chez
L. Strauss aux partisans d’une synthèse illusoire entre la religion et la philosophie
(Mendelssohn, Cohen, ou les défenseurs de la théologie naturelle comme Lessing),
tandis que les Lumières radicales développent une critique de la religion rendant
impossible cette synthèse. Il distingue la critique de la religion d’une critique
intrareligieuse adressée à des formes déterminées de religion : « Nous appellerons
critique de la religion radicale toute forme de “non” déclaré à la religion en tant
que telle, qui élève une prétention à valoir obligatoirement pour tous les hommes
(pour tous les “hommes supérieurs”) » (La critique de la religion chez Spinoza, ouvr.
cité, p. 13). Cette critique radicale est directement rattachée aux Lumières, car elle
« n’est rien d’autre que l’action de réveiller la raison dormante, d’inciter à l’exercice
de la raison, de l’encourager : sapere aude ! » (ibid., p. 136). Pour une actualisation
des débats sur les Lumières radicales, voir L. Bove, T. Dagron et C. Secrétan éd.,
Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ? Libertinage, athéisme et spinozisme dans le
tournant philosophique de l’âge classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Sur la
notion de « Lumières radicales », voir aussi M. C. Jacob, he Radical Enlightenment :
Pantheists, Freemasons and Republicans, Londres, G. Allen and Unwin, 1981.
29 Voir la préface de 1964 à La philosophie politique de Hobbes, et « Les trois vagues de la
modernité » (1975), La philosophie politique et l’histoire. De l’utilité et des inconvénients
de l’histoire pour la philosophie, traduit de l’allemand et présenté par O. Sedeyn,
Paris, Le Livre de poche, 2008.
30 Comme le remarque J. Lagrée, le concept de théologico-politique reste flou chez
L. Strauss : tantôt il désigne la subordination de la philosophie politique à l’enseigne-
ment de la Révélation (comme chez Maïmonide), tantôt il dénonce une utilisation
perverse de la référence aux Écritures pour cautionner une pensée politique étran-
gère et hostile à la Révélation, comme chez Hobbes et Spinoza (Spinoza et le débat
religieux. Lectures du Traité théologico-politique, Rennes, PUR, 2004, p. 10). Voir aussi
H. Meier, Das theologisch-politische Problem : zum hema von Leo Strauss, Stuttgart,
J. B. Metzler, 2003 et G. Sfez, Leo Strauss, foi et raison, Paris, Beauchesne, 2007.
Introduction 25
multitude (c’est-à-dire des ignorants³¹) à la souveraineté absolue de
l’État, comme pour penser, en averroïste, les moyens de la conserva-
tion de l’État – tandis que le summum bonum des sages ne consisterait
qu’en contemplation. La critique spinoziste est certes plus hardie, juge
Strauss, que celle de Hobbes. Mais elle l’est « au prix du renoncement
à la fondation véritable de la critique qui se trouve bien plutôt dans
le Léviathan que dans le Traité théologico-politique ». Le rationalisme
de Hobbes ouvre ainsi « la voie à la science de la Bible dans sa teneur
spécifiquement moderne » en lui donnant un sens politique.³²
Si le salut devrait alors prendre chez Hobbes un sens purement
humain – comme l’affirme une partie importante de l’historiographie,
remise en cause par des travaux récents³³ – il n’est dès lors pas possible de
comprendre, à l’instar de Carl Schmitt, que le Dieu mortel de Hobbes
soit la transposition du Dieu matériel dont la toute-puissance aurait été
transférée au souverain politique, caractérisé par son décisionnisme.³⁴
Et soulignant que la critique hobbesienne de la religion procède d’une
radicalisation du socinianisme qui lui aurait permis de rejoindre, comme
Spinoza, les positions de l’épicurisme, Leo Strauss montre – pour
mieux critiquer la solution purement politique fournie au problème du
théologico-politique³⁵ – non seulement que la modernité s’accomplit
par une rupture avec le passé théologique, mais aussi qu’elle se constitue
31 Sur l’idée que toute l’interprétation straussienne de Spinoza est guidée par un pré-
supposé de nature théologique et aristocratique, voir J. Lagrée, Spinoza et le débat
religieux…, ouvr. cité, p. 9 et suiv. ainsi que « Leo Strauss, lecteur de Spinoza, auteur
ou lecteur, qui est le dieu caché ? », dans « La pensée de Leo Strauss », Cahiers de phi-
losophie politique et juridique de Caen, Presses universitaires de Caen, no 23, p. 113-135.
32 L. Strauss, La critique de la religion chez Spinoza, ouvr. cité, p. 114. Voir aussi H. Laux,
« Une dimension du théologico-politique chez Spinoza : l’apport de la religion à
l’État », Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique, P. Capelle éd.,
Paris, Éditions du Cerf, 2008, p. 91-100, et dans le même ouvrage l’étude de B. Bour-
din, « La solution de Hobbes au problème politique du christianisme », p. 101-109.
33 Voir supra.
34 C. Schmitt, héologie politique, traduit de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris,
Gallimard, 1988. Sur la comparaison des lectures de Hobbes faites par Schmitt et
Strauss, voir C. Altini, La storia della filosofia come filosofia politica : Carl Schmitt e Leo
Strauss lettori di homas Hobbes, Pise, ETS, 2004.
35 Sur la critique straussienne de la réduction du concept de théologico-politique au
politique, voir C. Pelluchon, Leo Strauss, une autre raison, d’autres lumières : essai sur
la crise de la rationalité contemporaine, Paris, Vrin, 2005 ; C. Widmaier, « Leo Strauss
et le problème de la sécularisation », Modernité et sécularisation, ouvr. cité, p. 81-91 ;
ainsi que Y. Tanguay, Leo Strauss, une biographie intellectuelle, Paris, Grasset, 2003.
26 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
par des emprunts aux philosophies antiques, dont on a récemment mon-
tré l’importance dans les philosophies de l’âge classique.³⁶ C’est soutenir
que la modernité se constitue aussi en faisant jouer une tradition contre
l’autre, et non en rompant avec tout héritage du passé.
36 P.-F. Moreau dir., Le retour des philosophes antiques à l’âge classique, vol. I : Le stoïcisme
au XVIe et au XVIIe siècle ; vol. II : Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, A. Michel,
1999 et 2001, voir aussi P. Cristofolini, Spinoza edonista, Pise, ETS, 2002.
37 Voir P.-F. Moreau, « Spinoza est-il spinoziste ? », Qu’est-ce que les Lumières « radi-
cales » ?, ouvr. cité, p. 289-298.
38 J. I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la moder-
nité (1650-1750), traduit de l’anglais par p. Hugues, C. Nordmann et J. Rosanvallon,
Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 197, voir aussi p. 301-302, 670-671.
39 K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, Paris, Vrin, 1984 ; Y. Yovel, Spinoza et autres héré-
tiques, traduit de l’anglais par E. Beaumatin et J. Lagrée, Paris, Seuil, 1991 ; I. S. Révah,
Des marranes à Spinoza, textes réunis par H. Méchoulan, P.-F. Moreau et C. L. Wilke,
Paris, Vrin, 1995, voir le chapitre « Spinoza, la multitude et le double langage », p. 170-
201. Sur l’herméneutique spinoziste et ses effets, voir J. Lagrée et P.-F. Moreau, « La
Introduction 27
décrire la manière dont la philosophie de Spinoza et le spinozisme
ont constitué la matrice intellectuelle des Lumières radicales. Celles-ci
formaient selon lui un mouvement intellectuel et culturel européen
extrêmement unifié, et central au sein des Lumières – bien davantage
que les Lumières modérées, lesquelles se sont souvent contentées de
réagir au danger que représentait aux yeux de tous la pensée radicale.
Elles se sont affirmées en rupture radicale avec les traditions passées,
en s’attaquant aux racines de la culture européenne traditionnelle pour
balayer « la croyance dans le sacré, la magie, la monarchie et l’organi-
sation hiérarchique de la société », et anéantir, jusqu’à un certain point
en pratique, « toute légitimation de la monarchie, de l’aristocratie, de
la subordination des femmes aux hommes, de l’autorité ecclésiastique
et de l’esclavage, principes qui furent remplacés par ceux d’universalité,
d’égalité et de démocratie ».⁴⁰ La radicalité de ces Lumières, dont il faut
chercher la genèse dans les années 1650 plutôt que 1680, comme l’avait
en son temps soutenu Paul Hazard⁴¹, tient à l’introduction de nouveaux
concepts entièrement incompatibles avec les principes fondamentaux
de l’autorité, de la pensée et de la croyance traditionnelles :
À la fin du Moyen Âge et au début de l’âge moderne, jusque vers 1650, la civili-
sation occidentale reposait sur un socle commun de foi, de tradition et d’auto-
rité. À partir de 1650, au contraire, toute chose, aussi fondamentale ou pro-
fondément enracinée qu’elle fût, se trouva mise en question à la lumière de la
raison philosophique et fréquemment contestée ou remplacée par des concepts
radicalement différents, engendrés par la philosophie nouvelle et ce qui peut
encore être utilement désigné par l’expression de « révolution scientifique ».⁴²
lecture de la Bible dans le cercle de Spinoza », Le Grand Siècle et la Bible, J.-R. Armo-
gathe dir., Paris, Beauchesne (Bible de tous les temps, 6), 1989, p. 97-115, ainsi que
P.-F. Moreau, Spinoza : État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005.
40 J. I. Israel, Les Lumières radicales, ouvr. cité, p. 22-23.
41 P. Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Fayard, 1961.
Les aspects politiques de la crise ont en outre été bien davantage soulignés par
J. I. Israel.
42 J. I. Israel, Les Lumières radicales, ouvr. cité, p. 28.
28 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
l’expression de Hans Blumenberg, par laquelle certains ont « contesté
ouvertement tout l’héritage du passé : non pas seulement les principes
admis concernant l’humanité, la société, la politique et le cosmos, mais
encore la véracité de la Bible et la foi chrétienne, voire toute foi ».⁴³
Dans l’assaut mené par Spinoza et le spinozisme contre l’autorité, la
tradition et la foi, c’est en effet la critique de la Bible qui a, selon Jonathan
I. Israel, provoqué l’inquiétude la plus grande⁴⁴, car elle semblait menacer
les fondements même de la théologie et de la religion. Spinoza allait bien
plus loin que l’exégèse développée par Grotius, Simon et Le Clerc, en
faisant des Écritures un document purement humain, donc propre à être
incorporé à la recherche scientifique. Si l’assimilation du livre de l’Écriture
au livre de la nature est un topos qui court depuis Alain de Lille⁴⁵ et vient
à l’appui, comme le relève Jacqueline Lagrée, tantôt d’une « physique
biblique » (Lambert Daneau et Comenius⁴⁶), tantôt d’une interprétation
littérale de la Bible (Mersenne), ou d’une interprétation naturaliste de
l’Écriture, elle sert chez Spinoza⁴⁷ une méthode de lecture fondée sur
des instruments rationnels. Le passage d’un paradigme de la lecture au
paradigme de la méthode, empruntant à Bacon⁴⁸ et plus lointainement
à la méthode euclidienne, transforme le texte : l’Écriture cesse d’être un
modèle de connaissance pour devenir un objet de connaissance en tant
que texte, permettant ainsi de séparer théologie et raison, pour mieux
émanciper cette dernière.⁴⁹ Développée ensuite par Meyer, Koerbagh,
Isaac Voetius, Goeree et plus tard par Toland, Collins, Wachter, Giannone
et Edelmann, l’herméneutique biblique spinoziste a ainsi bouleversé la
théologie et tout le champ du savoir, comme de la politique.
43 Ibid., p. 28.
44 Ibid., p. 501.
45 Alain de Lille, Rythmus, PL 210, 579A.
46 Voir J.-R. Armogathe, « Les deux livres », La Bible à la croisée des savoirs, M.-C. Pitassi
dir., Revue de théologie et de philosophie, vol. 133, Lausanne, 2001, p. 211-225.
47 Spinoza, TTP, chap. vii, § 2, G III p. 84, LM p. 279.
48 Bacon, Novum organon, I, § 26.
49 Spinoza, TTP, voir le titre du chap. xv, LM p. 483 ; J. Lagrée, Spinoza et le débat
religieux. Lectures du Traité théologico-politique, Rennes, PUR, 2004, p. 31, voir aussi
p. 46 : « Chez Spinoza, la métaphore du livre est abandonnée, pour laisser place à
une homologie structurale des méthodes de traitement des deux objets, ce qui per-
met à la fois de fonder une lecture scientifique de l’Écriture sainte […] et de libérer
la science des arguments théologiques, et la théologie des arguments spéculatifs ».
Du même auteur, voir « Spinoza et la subversion des normes religieuses », Spinoza et
la politique, H. Giannini, P.-F. Moreau, P. Vermeren dir., Paris, L’Harmattan, 1997.
Introduction 29
5 « La philosophie est fille de ta pensée et du monde entier ; certes, non encore bien
figurée, mais semblable au monde géniteur tel qu’il était dans son commencement
informe [Mentis ergo tuae et totius mundi filia Philosophia in te ipso est ; nondum
fortasse figurata, sed genitori mundi qualis erat in principio informi similis] », Hobbes,
De corpore, « Ad lectorem », Karl Schuhmann éd., Paris, Vrin, 1990.
40 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
impuissante de l’antique hylê : le progrès de la pensée repose essentiellement
au début des Temps modernes, sur le fait que l’on commença à énoncer des
assertions sur le désordre et à leur attribuer, sans faire intervenir un facteur
transcendant, le caractère d’une loi d’autorégulation.⁶
7 Les trois discours sont « Méditations sur notre condition humaine », « Expos-
tulations et débats avec Dieu », « Prière à Lui lors des diverses occasions ». Voir
J. Donne, Méditations en temps de crise, traduit de l’anglais par F. Lemonde, Paris,
Payot & Rivages, 2002, note 1, p. 8.
Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 43
fleuves, tous les nerfs en veines de mines, tous les muscles qui s’entrecroisent
en collines, tous les os en carrières de pierre et toutes les autres pièces à la
proportion de celles qui leur correspondent dans le monde, l’air serait trop
petit pour que cette planète d’homme s’y déplace et le firmament serait à peine
suffisant pour cette étoile ; car comme il n’y a rien dans le monde entier à quoi
quelque chose en l’homme ne corresponde, il y a bien des pièces en l’homme
dont le monder entier n’a aucune représentation. (p. 25)
trafficke betwixt his realme and other countries, not suffering an overbalancing of
forreine commodities with his home commodities, or in buying his treasure and
the wealth of the realme doth decrease, and as it were his expences become greater,
or do surmount his incomes or revenues. »
46 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
certaine méthode et une certaine interprétation de l’histoire, et du cours
des événements. Dans le Léviathan, les références à l’histoire ou aux situa-
tions historiques sont présentées comme les illustrations, les exemples,
d’une théorie établie à partir d’une analyse de la nature humaine et
des passions. Les éléments de la théorie n’apparaissent jamais comme
ayant été déduits d’une observation de l’histoire. Ainsi, lorsque Hobbes
cherche à illustrer la méfiance ou l’état de nature, il évoque la figure très
générale de l’homme fermant sa porte à clé ou l’exemple des sauvages
d’Amérique du Sud. De façon très générale, on trouve peu d’allusions à
l’histoire dans le Léviathan. Pourtant, on comprend que c’est bien face à
une situation de crise et pour mettre fin aux conditions dans lesquelles
cette situation est susceptible de se reproduire que s’élabore l’ouvrage,
comme en témoignent sa conclusion et l’allusion aux guerres au cours
desquelles le poète ami de Hobbes, Sidney Godolphin, a trouvé une
mort injuste.¹¹ Ainsi dans le Léviathan, Hobbes ne cherche pas à tirer
des leçons de l’histoire mais à répondre à une situation historique par la
fondation d’une science politique.
Dans le Béhémoth, l’examen du cours des événements aboutit sou-
vent aux mêmes conclusions. L’intention de Hobbes l’historien semble
moins d’apporter par une enquête historique des éléments d’infor-
mation sur ce qui s’est passé, que d’analyser les causes de la guerre
civile, des causes liées non pas à des événements ou des actions mais
plutôt aux comportements des hommes (en particulier les membres
des sectes) et aux différentes sources de discorde.¹² En d’autres ter-
mes, l’analyse de l’histoire est mise au service d’un discours ayant une
forte valeur démonstrative. Ainsi, après l’analyse des différentes causes
pouvant expliquer comment le peuple en est venu à être si corrompu,
Hobbes conclut :
A – […] Pour finir, le peuple dans son ensemble était dans une telle ignorance
de ses devoirs, qu’il n’y avait peut-être pas un homme sur dix mille qui sût quel
droit un autre avait de lui commander, ou par quelle nécessité il existait un
1 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques
du Moyen Âge, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1955 [1933].
50 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
au xie siècle le pape Grégoire VII pour légitimer non seulement sa
résistance aux exigences de l’Empereur mais même son droit à le dépo-
ser. Le livre est d’ailleurs la thèse complémentaire de l’auteur, soutenue
en même temps qu’une thèse principale sur Grégoire VII lui-même.²
Le paradoxe ici est qu’Arquillière ne thématise cette notion que pour la
critiquer au même moment – ou du moins pour critiquer ce qui semble-
rait en être la lecture la plus immédiate. En effet, sa démonstration tend
d’abord à établir que la pensée de Grégoire VII n’est pas en rupture avec
celle de ses prédécesseurs, malgré les apparences. Le problème est indi-
qué explicitement dans l’introduction de la seconde édition. Durant
la querelle des Investitures, lorsque le pape décide d’excommunier et
de déposer son adversaire l’empereur Henri IV, il semble bien prendre
une initiative sans précédent. Il s’appuie pour ce faire sur une théorie,
énoncée dans le Dictatus Papae : en tant que chef de l’Église, il a un
droit à la fois sur le temporel et sur le spirituel ; il peut donc retirer aux
empereurs leur autorité politique. Comme il ne semble pas que ses pré-
décesseurs aient énoncé de telles thèses avec une telle force, on pourrait
en induire que cette subordination du temporel au spirituel constitue
une nouveauté doctrinale. Arquillière au contraire veut montrer que
ce n’est pas une rupture et que le pape n’a pas inventé cette théorie de
toutes pièces : il a simplement tiré toutes les conséquences de ce qui
se disait avant lui. Le fait est nouveau, mais la doctrine est le résultat
d’une tradition qui s’énonce dans l’Église depuis très longtemps. Ainsi,
rien n’a jamais changé au fond, il n’y a pas de révolution brusque dans la
chrétienté ; simplement on assiste à un développement continu de cer-
taines thèses. Les thèses en question remontent à Augustin, en passant
par Gélase, Grégoire le Grand et d’autres auteurs moins connus. Une
telle analyse est évidemment intéressante en ce qu’elle rend plus intel-
ligible la démarche de Grégoire VII et, sans en émousser la nouveauté
pratique, permet au moins de saisir sur quelle tradition intellectuelle
il peut s’appuyer. Mais c’est ici aussi que s’introduit la difficulté. En
effet, on s’attendrait alors logiquement à voir l’auteur en déduire qu’une
ligne continue relie, sur la question de la légitimité de l’État, le père
de l’Église Augustin à son disciple du xie siècle, en passant par toute
une chaîne de papes et de docteurs – ce qui justifierait parfaitement la
2 H.-X. Arquillière, Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris,
Vrin, 1934.
Note sur l’augustinisme politique 51
dénomination d’« augustinisme politique ». Or c’est précisément cette
conclusion qui est refusée par Arquillière. Selon lui, cet augustinisme
politique constitue plus un détournement qu’un héritage de la doc-
trine proprement augustinienne. Augustin n’est donc pas lui-même un
défenseur de ce système à qui l’on vient de donner un nom dérivé du
sien. Pourquoi, dans ces conditions, le nommer justement ainsi ? Parce
que, même si l’augustinisme politique n’est pas la doctrine d’Augustin,
il s’appuie sur une interprétation de cette doctrine, c’est-à-dire sur un
remaniement de notions et de raisonnements qui s’y trouvent effective-
ment, même si c’est dans un autre ordre et avec d’autres conclusions.
À vrai dire, la démarche du livre est rendue opaque parce que, der-
rière le souci scientifique de fixer les concepts et d’éclairer l’histoire
d’un courant de pensée, l’ouvrage est animé aussi par une préoccupa-
tion institutionnelle : montrer à la fois la rigueur et la continuité de la
doctrine catholique. Or il n’est pas aisé sur ce point de défendre les deux
en même temps : d’une part, il est clair que ce qu’on appelle « augusti-
nisme politique » recouvre, entre autres, de sérieux empiètements sur
le pouvoir laïc – jugés indéfendables au xxe siècle, et par ailleurs peu
compatibles avec la tradition thomiste qui est devenue ultérieurement
la doctrine officielle de l’Église ; d’autre part, il est difficile de désa-
vouer totalement sinon l’action du moins la doctrine d’un pape légi-
time. Il faudra donc montrer que, tout en se réclamant d’Augustin – et
en s’en réclamant au moins en partie à juste titre, c’est-à-dire en usant
vraiment de concepts augustiniens –, ceux qui au long des siècles ont
forgé ces thèmes ont déformé sa doctrine sur certains points essentiels
– quitte à ajouter que ce sont les circonstances et l’esprit du temps qui
les ont conduits à ces déformations, lesquelles acquièrent dès lors une
sorte de légitimité externe et provisoire (les temps l’exigeaient) qui ne
doit pas être confondue avec la légitimité propre de la vraie doctrine
catholique, qui est perpétuelle. D’où le statut bizarre de la notion intro-
duite pour rendre compte de ce processus historique. D’où aussi les
alternances de formules qui tantôt soulignent la continuité orthodoxe³,
tantôt insistent sur les différences qui sauvent la rigueur de la même
orthodoxie.⁴
3 « Grégoire VII n’est qu’un anneau plus saillant dans la chaîne de la tradition pon-
tificale », ibid., p. 49.
4 « On ne peut plus d’ailleurs assimiler ces deux docteurs [Grégoire VII et Gré-
52 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Une telle constatation suffit-elle pour rendre caduque la catégorie en
la faisant apparaître comme franchement idéologique ? Les choses ne
sont pas si simples – ou, si l’on préfère : la messe n’est pas dite. Le souci
d’analyser les textes, combiné à son argument de principe, amène l’auteur
à étudier, jusque dans ses nuances, un long processus historique, et les
enjeux externes dont il tient compte le conduisent à mettre en lumière
certains aspects extrêmement intéressants de l’histoire de la pensée. Á
l’idée de révolution dans l’Église, il substitue un développement interne
et logique selon les nécessités du temps et montre que ce développement
a commencé pratiquement dès l’origine : c’est une incitation à se poser la
question des formes et du rythme de l’histoire intellectuelle.
Un historien des idées ne peut qu’approuver le fond de la remarque
suivante, bien que la forme en soit insatisfaisante : « Nous avons cher-
ché à voir vivre quelques idées, à surprendre en quelque sorte leur gau-
chissement dans les esprits plus simples que les protagonistes dont ils
s’inspirent et à constater comment ces idées arrivent à transformer de
grandes institutions, comme la royauté. »⁵ Qu’il y ait une « vie des idées »,
même si le terme prête à confusion sur leur autonomie, qu’elle donne
lieu à des tournants qui ne sont pas réductibles à la simple linéarité
(ce qui est nommé ici « gauchissement »), que cette « vie » soit liée à la
transformation des institutions, voilà qui est assurément incontestable.
Il est certes permis de penser que ses ressorts ne sont pas réductibles
à la « simplicité » des esprits, mais peu importe.⁶ Arquillière poursuit :
« Cette vie des idées, qui n’a rien de commun avec la description juxta-
posée des systèmes philosophiques ou théologiques d’une série de pen-
seurs, est un domaine d’histoire peu exploré. Il nous paraît cependant
capable d’éclairer les bases mêmes de la civilisation médiévale » (ibid.).
La première phrase est parfaitement juste : il se passe autre chose dans la
goire le Grand] dans leur influence politique, bien que leur parenté doctrinale soit
étroite », ibid., p. 200.
5 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, ouvr. cité, p. 20.
6 Arquillière en fait même une sorte de règle générale de l’histoire de la pensée : « Il
n’est pas rare, d’ailleurs, qu’un initiateur voie sa pensée plus ou moins appauvrie,
simplifiée ou même déformée par ses disciples – sans qu’ils cessent de se récla-
mer de leur maître. Descartes ne se reconnaîtrait assurément pas chez tous les
cartésiens, ni saint homas dans la pensée de tous les thomistes… », ibid., p. 39. Il
est permis de penser qu’une interprétation en termes d’appauvrissement est-elle
même fort pauvre ; non pas que le fait soit inexistant – mais la notion masque le
procès causal qui donne une nouvelle forme à une pensée.
Note sur l’augustinisme politique 53
vie intellectuelle que le calme déroulement de systèmes philosophiques
« juxtaposés », c’est-à-dire totalement autonomes et ne laissant que le
vide entre eux. En ce sens, quels que soient ses enjeux externes, le souci
propre qui anime le livre lui donne les moyens de sortir de l’impasse que
représente la réduction de l’histoire de la pensée aux grandes architec-
tures qui seraient les seuls objets légitimes de l’histoire intellectuelle.
C’est précisément ce souci « idéologique », impur, qui lui fait découvrir
une voie d’analyse mettant en lumière l’existence d’autres objets, à la
vie plus complexe que celle des grands monuments théoriques. Certes,
il ne dispose pas d’instruments très adéquats pour repérer les événe-
ments propres de cette « vie des idées », comme en témoigne son lexique
flottant et souvent psychologique. Mais il a bien repéré que ce qui se
passe réellement dans l’histoire effective est lié au moins autant aux évo-
lutions concrètes de ces courants d’idées qu’à la solidité statique des
quelques grandes doctrines retenues comme classiques par l’histoire de
la philosophie ou de la théologie. C’est pourquoi avant de condamner la
notion d’augustinisme politique, il faut d’abord repérer ce qu’elle cherche
à désigner, et les faits de pensée qu’elle rend littéralement visibles, même
si elle en saisit parfois trop, et sans assez de nuances, pour les expliquer
correctement.
Dans la préface de la première édition, l’auteur indiquait comme
objet de son étude une question : comment s’est opéré le « rapproche-
ment intime », la « compénétration » entre État et Église si caracté-
ristique de la civilisation médiévale – autrement dit comment « l’idée
chrétienne » a-t-elle absorbé « la vieille idée romaine de l’État » ? C’est
pour répondre à cette question qu’est forgée la catégorie qui nous
intéresse. « Nous avons appelé ce mouvement progressif – et d’ailleurs
irrégulier – l’augustinisme politique, faute d’un meilleur vocable »
(p. 19) ; et il ajoute en note : « Nous ne tenons pas essentiellement à
cette dénomination. Si nous l’avons adoptée, c’est parce que certains
passages de l’œuvre augustinienne en marquent le point de départ et
parce qu’on y retrouve les tendances essentielles de l’esprit augusti-
nien » (p. 19, note 2). Les notions-outils, guère théorisées, qui servent
à introduire cette notion, sont donc : mouvement progressif, point de
départ, « esprit ». Autrement dit, une continuité à partir d’un moment
initial qui est Augustin, mais une continuité qui n’est pas une simple
répétition. Il faut donc en suivre les évolutions.
54 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
La première étape, antérieure même à Augustin, est constituée par les
sources évangéliques et pauliniennes de celui-ci. Arquillière s’efforce
de montrer que l’auteur de la Cité de Dieu y trouve une reconnaissance
du droit naturel de l’État. Augustin lui-même, nous dit-il, accepte ce
droit⁷ (que tendront à amoindrir ses successeurs) mais certaines for-
mules de ses œuvres insistent déjà unilatéralement sur la primauté du
spirituel – lorsqu’il donne de la paix et de la justice des définitions qui
semblent diminuer la légitimité d’un État non chrétien. Cependant,
si on replace ces formules dans l’ensemble de sa pensée, celle-ci appa-
raît évidemment parfaitement orthodoxe.⁸ Voilà qui est à vrai dire très
contestable ! D’abord comme thèse épistémologique générale : c’est en
effet souvent dans une inflexion locale, dans une insistance à l’intérieur
d’un mouvement d’idées plus vaste auquel il se rattache, qu’un auteur
marque son originalité ; dès lors, effacer cette originalité au nom de la
cohérence de l’ensemble de sa pensée, qui serait, elle, en accord parfait
avec l’orthodoxie du mouvement, est une tentation récurrente (d’autant
qu’en un tel contexte « originalité » risque souvent de se lire « hétéro-
doxie ») ; mais cet effacement est précisément un recul de la rationalité
explicative, car alors sous couleur de sauver une cohérence que l’on
présuppose, on fait disparaître ce qui devrait être l’objet même de l’ana-
lyse. Dans le cas spécifique d’Augustin, Arquillière constate que tout
en reconnaissant « la valeur légitime de l’État », il « a fait prévaloir une
tendance […] à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel », et il
note d’ailleurs que cette propension est « à l’origine de l’augustinisme
politique » et même « en constitue l’essence » (p. 38). S’il en est ainsi,
peut-on vraiment marginaliser une telle propension et la considérer
comme un simple excès caractéristique de certaines pages de l’auteur ?
Surtout, ce qui apparaît dans une telle définition, c’est que l’augusti-
nisme politique n’est pas simplement une doctrine locale, réservée à
la sphère politique : il est l’application à la politique d’une tendance
qui parcourt toute la pensée d’Augustin – mais sur ce caractère géné-
ral Arquillière est très discret, bien qu’il cite Mandonnet et Gilson,
7 « Il est faux d’attribuer à saint Augustin lui-même une méconnaissance du droit natu-
rel de l’État. Il reconnaît clairement une autorité légitime, conforme au dessein provi-
dentiel, à toutes les anciennes monarchies qui ont précédé le christianisme » (p. 199).
8 « Les pages où l’évêque d’Hippone dilate à l’excès le sens religieux de ces expres-
sions [de paix et de justice] n’expriment pas toute sa pensée et […] il en a restreint
lui-même l’application » (ibid.).
Note sur l’augustinisme politique 55
spécialistes de la philosophie d’Augustin dans son ensemble et non
pas de ses thèses sur l’État. Or c’est précisément dans le rapport de
l’architectonique au local que s’introduit la faille : si l’on suit jusqu’au
bout le chemin ici indiqué, il faudra définir l’augustinisme politique
comme l’ensemble des effets, dans la politique, de la subordination du natu-
rel au surnaturel. Et, dans un tel cadre, la reconnaissance de la légitimité
de l’État (encore faut-il savoir laquelle, et sur quel mode elle est énon-
cée) n’est peut-être pas l’essentiel. La question est plutôt de savoir dans
quelle mesure une telle doctrine laisse place pour une nature de l’État
(ou du droit, ou de la société), et quelle autonomie a cette nature. On
peut parfaitement reconnaître la légitimité de l’État comme pis-aller,
comme moindre mal, voire comme punition des péchés : cela ne fonde
pas un droit naturel au sens strict comme pourrait le faire une doctrine
de type aristotélicien – ou comme le fera, sur des bases totalement
différentes, sans présupposer de socialité naturelle, le droit naturel
contractualiste. C’est cette nuance conceptuelle que masque l’approche
d’Arquillière, trop soucieux d’opposer l’ensemble et l’exception – pour
mieux dissoudre la seconde dans le premier. Quand Augustin dit que
les royaumes ne sont que brigandages, il est vrai qu’il ajoute : « si la jus-
tice est ôtée » (remota itaque justitia, quid sunt regna, nisi magna latro-
cinia ? ⁹) ; mais cet ajout ne suffit pas à donner une consistance propre
et positive à la société humaine et à son pouvoir politique. La justice
humaine ici se fonde directement sur la justice divine et dès lors il n’y a
aucun champ laissé à une valorisation comme telles des relations inter-
humaines dans le cadre de la Cité. Il n’y a pas de reconnaissance d’une
naturalité du droit qui fonde la naturalité de l’État. La justice humaine
ne peut se fonder sur une nature des choses (même issue de Dieu, mais
avec une médiation, comme dans la pensée thomiste).
De même, on pourrait faire remarquer que les références évangéli-
ques et pauliniennes ne disent pas exactement ce qu’Arquillière veut leur
faire dire : elles ne sont d’ordre ni juridique ni politique. Lorsque le Christ
est censé dire « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu », il est difficile d’y voir une théorie élaborée de l’État, quel que soit
l’usage que l’on fera plus tard de cette formule ; et s’il a déclaré à Pilate :
« Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut »,
11 À la page suivante, Arquillière cite les conseils donnés à Brunehaut, et l’on voit bien
dans quels registres ils se situent : réprimer la simonie (on fait appel au roi pour
réprimer une faute dans l’Église : thème ecclésiastique) ; ne pas sacrifier aux idoles
(thème religieux) ; corriger les violents (limite entre droit et morale) ; corriger les
voleurs (droit) ; corriger les adultères (morale).
58 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Il faut ici remarquer deux traits. D’une part, ce passage du juridique
dans la morale est une des variantes les plus insistantes de l’augusti-
nisme politique ; on pourrait même dire qu’il s’agit là d’une attitude
qui revient à intervalles réguliers dans l’histoire chaque fois qu’un pou-
voir (politique ou aspirant à la domination politique, même si c’est avec
d’autres moyens) vide le discours politique de son contenu. Cette ver-
sion n’était nullement, il faut le souligner, celle d’Augustin lui-même :
quand il parle de justice, ce n’est pas de morale qu’il s’agit. D’autre part,
cette lecture même du rapport des deux pouvoirs en termes de morale
suppose autre chose qu’une subordination directe. Le pape persuade,
mais n’intervient pas politiquement. S’il s’autorise à exercer des pres-
sions (persuader), elles sont justifiées par le fait qu’il est responsable du
salut de l’âme (thème gélasien).
Avec Isidore de Séville, le dernier jalon apparaît.
Les princes du siècle, écrit-il, occupent parfois les sommets du pouvoir dans
l’Église, afin de protéger par leur puissance la discipline ecclésiastique. Au
reste, dans l’Église, ces pouvoirs ne seraient pas nécessaires, s’ils ne devaient
imposer par la terreur de la discipline ce que les prêtres sont impuissants à faire
prévaloir par la prédication. (p. 41-42)
Les pouvoirs des princes temporels ne sont nécessaires que parce que
l’Église ne dispose pas de la terreur. Les princes doivent donc exercer
celle-ci. Cet aspect répressif du pouvoir est mis au premier plan et
présenté comme mis au service non pas de l’Église et de ses chefs,
mais des intérêts de l’Église : c’est le recours au bras séculier. On vide
de l’intérieur le pouvoir temporel de tout sens autre que répressif.
Tout le reste est rejeté du côté du spirituel. On ne saurait trop souli-
gner la transformation du concept de politique hérité de l’Antiquité.
Chez Platon ou Aristote, l’État ne se réduit pas à la répression. Il
assume d’autres tâches dans la gestion de la communauté humaine.
Ici, ces autres tâches sont réduites à la recherche du salut, elle-même
traduite en termes de morale, et dont se charge le pouvoir spirituel.
C’est le résultat paradoxal de la traduction en termes moraux de l’acti-
vité pastorale. Michel Villey a en ce sens raison lorsqu’il dit que dans
la première partie du Moyen Âge, le droit disparaît – sauf si on iden-
tifie la loi et le droit, comme le font les augustiniens – ou si on nomme
droit la simple répression par l’État des comportements contraires à
la loi.
Note sur l’augustinisme politique 59
On en est ainsi venu progressivement à la situation que décrit Arquil-
lière à la veille de l’initiative grégorienne : « Au xie siècle, la vieille
notion de l’État, antérieur à l’Église et indépendant dans sa sphère, se
trouvait absorbée ou dominée par la fonction religieuse que les princes
séculiers devaient eux-mêmes exercer dans leur royaume et qui était
devenue, aux yeux de la doctrine pontificale, leur principale raison
d’être » (p. 32) ; et il conclut : « Bref, l’idée romaine de l’État s’était
lentement eff ritée sous l’érosion de l’augustinisme politique. » Deux
traits sont à remarquer ici. Tout d’abord ce qui résume l’idée géné-
rale du livre : l’augustinisme politique est antérieur à Grégoire VII,
et quand il prend sa décision, il n’innove pas véritablement – il tire
les conséquences d’une évolution déjà largement accomplie (le lent
eff ritement) ; mais ce qui est peut-être plus important, et que l’auteur
mentionne seulement en passant (son interrogation sur l’histoire de la
papauté lui interdit de le ramener au premier plan), c’est que l’augus-
tinisme politique concerne moins le pouvoir du pape que la fonction
de l’État. Effectivement, si la fonction de l’État est d’abord religieuse,
alors la question est réglée : celui qui est responsable de la religion est
du même coup responsable de l’État, directement ou indirectement.
Le problème sera simplement de savoir qui est responsable de la reli-
gion – et l’empereur pourra penser que c’est lui-même – au point de
faire déposer le pape. C’est un aspect qu’Arquilllière ne prend guère
en vue. Il est pourtant essentiel, car il montre que l’instrument argu-
mentatif peut fonctionner dans les deux sens : il n’est pas nécessaire
d’avoir « l’esprit laïc » (pour reprendre un titre célèbre de Georges de
Lagarde) pour s’opposer au Pape ; on peut tout simplement lui opposer
ses propres arguments en se contentant d’en changer le support.
Au total, ce courant d’idées apparaît plus riche que prévu. Il est mar-
qué par la confusion sur la question de l’origine du pouvoir (vient-il
de Dieu, directement ou indirectement, de la nature, d’un pacte ou de
la puissance des individus ?), sur celle des tâches du pouvoir (la paix, la
sécurité, le salut ou une vie meilleure), celle de la structure du pouvoir,
celle de la subordination d’un pouvoir à un autre. Il faut distinguer tout
cela quand on parle d’augustinisme politique. On pourra ainsi ratta-
cher à ce faisceau d’idées non seulement la variante grégorienne, mais
aussi celle où ce sont d’autres autorités ecclésiastiques qui imposent
1 he Elements of Law, Natural and Politic (Éléments de la loi naturelle et politique, traduit
de l’anglais par D. Weber, Paris, Le Livre de poche, 2003), I, chap. xv, § 1, chap. xv, § 2
et chap. xvi, § 10 ; Le citoyen ou Les fondements de la politique : S p. 102, OL II p. 169-170
et chap. iii, § 26, S p. 124, OL II p. 194 et § 32, S p. 128, OL II p. 198.
2 Éléments de la loi naturelle et politique, I, chap. xvi, § 1 ; Le citoyen, chap. ii, § 1, S p. 113,
OL II p. 169.
3 Le citoyen, chap. iv, § 1, S p. 129-130, OL II p. 199.
4 Éléments de la loi naturelle et politique, I, chap. xviii, § 12 ; Le citoyen, chap. iii, § 33, S
p. 128-129, OL II p. 198 et chap. xiv, § 1, S p. 242, OL II p. 313 ; Léviathan, chap. xxvi,
M p. 311, T p. 282, OL III p. 196 ; chap. xxvi, M p. 317-319, T p. 289-291, OL III
p. 199-201 ; chap. xxxi, M p. 396, T p. 379-380, OL III p. 255.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 65
par la raison et comprise parce que nous la produisons nous-mêmes⁵
par des raisonnements adéquats, pourrait-elle être le commandement
d’un supérieur ? La formule selon laquelle « la loi naturelle et la loi
civile se contiennent l’une l’autre »⁶ ne résout pas, mais aiguise la diffi-
culté. L’enjeu porte sur le problème théologico-politique classique de
l’articulation entre la volonté de Dieu et celle du souverain politique.
Avant d’examiner cette articulation, il convient d’observer qu’en
définissant la loi de manière générale comme commandement, Hobbes
rompt avec la conception thomiste et s’inscrit paradoxalement dans la
lignée de la critique adressée par Suárez à homas d’Aquin. Il peut
paraître surprenant de rapprocher Hobbes du théologien espagnol,
alors qu’il n’a eu de cesse de critiquer la tradition aristotélico-thomiste,
visant Suárez en particulier, dont on peut retrouver les positions chez
Bramhall.⁷ La controverse menée avec celui-ci a en effet pour arrière-
plan un refus des thèses suaréziennes, Hobbes renvoyant explicite-
ment aux Varia opuscula theologica parus à Madrid en 1599. Si Bramhall
l’anglican revendique l’héritage scolastique⁸ pour se positionner dans
la querelle du libre arbitre, il force également Hobbes à se situer lui-
même par rapport aux concepts scolastiques, alors que ce dernier, pour
des raisons confessionnelles mais aussi pour des raisons tenant à la
méthode de la philosophie comme science, entend éviter la référence
à cette tradition. La thèse du libre arbitre défendue par Bramhall, et
avant lui par Suárez, comporte selon Hobbes une promotion de la
démocratie – qu’il ramène à un désir de pouvoir sur la multitude⁹ –
mettant en péril l’édification de la souveraineté et les fondements de
l’autorité de l’État, tandis que pour l’évêque, la défense du serf arbitre
ruine la religion. La récusation de la scolastique s’inscrit également,
chez Hobbes, dans une critique plus vaste de l’histoire de la philoso-
phie morale comprise comme une critique du pouvoir de l’institution
ecclésiastique, ce « royaume des ténèbres » décrit au chapitre xlvi du
Léviathan. La critique concerne le statut de la philosophie à travers
le rapport antithétique qu’entretiennent à la tradition et à la pratique
Pour homas d’Aquin, « la loi est une règle d’action, une mesure de
nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en
est détourné ». Le mot loi vient en effet du verbe qui signifie « lier
par ce fait que la loi oblige à agir », la loi liant l’agent « à une certaine
manière d’agir ». Or, la raison forme la règle et la mesure des actes
humains, dont elle constitue également « le principe premier ».¹¹ La
Le volontarisme suarézien
28 Nous suivons l’analyse et les traductions de Suárez faites par J.-F. Courtine, dans
Nature et empire de la loi, Paris, Vrin, 1999, chap. iv. Voir aussi P.-F. Moreau, « Loi
naturelle et ordre des choses chez Suárez », Archives de philosophie, avril-juin 1979,
t. 42, p. 229.
29 Suárez, De legibus, II, II, 9.
30 Ibid., II, II, 13.
31 Voir M. Villey, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », Seize
essais de philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1969, p. 140.
32 Commentarium in tertium librum sententiarum Petri Lombardi, qu. XII, G. Voir
F. Oakley, « Medieval theories of natural law : William of Ockham and the signifi-
cance of the voluntarist tradition », Natural Law Forum VI, Notre-Dame, Indiana,
University of Notre Dame, 1961, p. 65-83 ; réédité dans Natural Law, Conciliarism
and Consent in the Late Middle Age, Londres, Variorum Reprints, 1984.
33 Duns Scot sépare la loi divine, qui est par rapport à la loi naturelle dans le même rap-
port qu’une loi positive supérieure, issue de la toute-puissance divine et modifiable
par la volonté qui la crée, de la loi naturelle, qui est permanente. La loi naturelle tend
chez lui à être absorbée dans la loi civile. Voir. M. Bastit, Naissance de la loi moderne :
la pensée de la loi de saint homas d’Aquin à Suárez, Paris, PUF, 1990, p. 220 et suiv.
72 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
fait consister l’essence de la loi dans la décision volontaire, qui peut être
celle de Dieu ou celle de l’empereur, et qui se prolonge jusque dans la
volonté du sujet qui devient législateur.³⁴
Or, la critique qu’adresse Suárez à la conception thomiste de la loi
porte précisément et essentiellement sur ce point. Pour homas d’Aquin,
l’élément intrinsèque qui constitue la nature de la loi est son ordination
rationnelle au bien commun : promulguée par celui qui a charge de la
communauté, la loi n’est rien d’autre que la mise en œuvre de la raison en
vue de celui-ci. La loi naturelle et la loi positive ont fondamentalement
la même nature, elles sont ordre de raison. L’élément volontaire demeure
en elles relativement subordonné.³⁵ Pour Suárez au contraire, la loi
n’oblige que si elle résulte d’une décision impérative de la volonté³⁶, ce
qui tend à séparer radicalement la loi naturelle, inscrite dans le cœur de
l’homme et reconnue par la raison³⁷, et la loi humaine instaurée posi-
tivement par la volonté du souverain³⁸. Suárez conçoit la loi positive
comme une détermination de la loi naturelle³⁹, mais il refuse d’envisa-
ger la loi éternelle par elle-même dans la mesure où ce qui constitue la
loi comme telle est toujours une volonté qui choisit indifféremment : la
loi éternelle requiert un acte de la volonté divine⁴⁰, son siège est non pas
l’intellect mais la volonté.⁴¹ Il en résulte une prééminence de la lex sur le
jus, à l’inverse de homas d’Aquin pour qui le droit renvoyait à une res
justa saisie dans son essence.⁴² La loi humaine est à son tour produite
par une volonté humaine et n’est plus réglée ni normée par aucune loi
supérieure pour la constituer comme loi. La bonté d’un acte, s’il reste
mesuré par la loi, ne renvoie plus à une bonté objective qui s’exprimerait
dans la loi mais à la prescription dont la loi est l’expression, et qui déter-
mine ce qui constitue ou non la bonté d’un acte.⁴³
34 Ibid., p. 303.
35 homas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, qu. 90, art. 1 ; Ia IIae, qu. 91, art. 2.
36 Suárez, De legibus, II, VI, 1.
37 Ibid., I, III, 9.
38 Ibid., II, XI, 12.
39 Ibid., I, III, 13.
40 Ibid., II, III, 4. Voir J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 63 et suiv.
41 Sur le débat avec Vázquez, voir. J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité,
p. 108 ; M. Bastit, Naissance de la loi moderne, ouvr. cité, p. 337 et suiv.
42 Voir M. Villey, Questions de homas d’Aquin sur le droit et la politique, Paris, PUF,
1987, p. 111 et suiv.
43 J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 96.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 73
Définie comme commandement, la loi doit être restreinte aux êtres
rationnels : la loi éternelle au sens propre est celle par laquelle Dieu
gouverne les êtres capables de raison par des commandements qui
doivent être promulgués ou reconnus par la raison, et la loi naturelle
est entendue comme loi de la raison naturelle.⁴⁴ À l’inverse de chez
homas d’Aquin, elle ne se manifeste plus par l’inclination qui faisait
participer à la loi éternelle les êtres dépourvus de raison⁴⁵, mais elle
requiert la capacité de comprendre et d’obéir – devant pour cela être
promulguée (caractéristique nécessaire du volontarisme). En incluant
dans l’analyse de la loi la question de savoir qui est ou non capable de
loi, qui a ou non la capacité d’obéir, la loi naturelle suarézienne devient,
comme l’observe Jean-François Courtine, loi de la raison naturelle, au
point de renverser le rapport avec la loi éternelle : c’est cette dernière
qui doit être comprise par analogie avec la loi naturelle, non l’inverse.⁴⁶
L’essence de la loi est le décret divin, par lequel Dieu gouverne tous les
êtres capables de raison à travers les ordres ou les commandements qui
sont des préceptes promulgués. La critique de la recta ratio thomiste a
pour fond une promotion de la ratio legis, de la volonté du législateur
qui est l’âme de la loi⁴⁷ et qui s’adresse à des êtres rationnels qui lui sont
soumis. Suárez réintroduit donc la volonté, en tant qu’elle commande
impérativement, dans la loi : même en Dieu, celle-ci n’est à proprement
parler une loi que si la volonté s’ajoute aux dictamina legis naturalis
envisagés dans l’entendement divin.⁴⁸ Il n’écarte donc pas l’élément
rationnel de la loi, la droite raison naturelle, mais intègre la volonté
dans le concept de loi pour la penser comme commandement, comme
source de l’obligation.
Notons en outre que là où homas d’Aquin parle de précepte, Suárez
identifie le contenu de la loi à des décrets : la loi est enseignement dans
le premier cas, commandement qui s’impose impérativement à un sujet
rationnel dans le second. La critique de la recta ratio inclut ainsi une
critique de la confusion thomiste entre la loi et le conseil.⁴⁹ Les diffé-
rentes définitions que donne Hobbes de la loi montrent qu’il hérite de
Hobbes affirme à plusieurs reprises que les lois naturelles sont des pré-
ceptes rationnels, mais aussi des commandement lorsqu’on les com-
prend comme l’expression de la volonté divine. Nous entendons la voix
de Dieu de trois façons : par la parole de la raison, par la parole des sens
et par la parole prophétique. La parole de Dieu transmise par les sens n’a
concerné que très peu d’hommes, et Dieu a transmis par cette voie « des
choses diverses à diverses personnes ». La parole de Dieu transmise par la
raison humaine correspond à son règne naturel, « dans lequel il gouverne
par les lumières du bon sens et qui s’étend généralement sur tous ceux
qui reconnaissent la puissance divine, à cause de la nature raisonnable
commune à tous les hommes ».⁵⁰ En tant qu’elles sont déduites par la
raison, les lois de nature sont en ce sens la parole de Dieu déclarée à tous
51 Ibid., chap. xv, § 2, S p. 260, OL II p. 332. Hobbes exclut également ceux qui ne
croient pas en la providence divine, généralement classés comme athées (chap. xv,
§ 2, S p. 261, OL II, p. 332).
52 Ibid., chap. xiv, § 11, S p. 248-249, OL II p. 320.
76 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
à s’enquérir des causes des choses. L’idée d’un dieu éternel, infini et
tout-puissant, est produite à partir de la recherche des causes, plutôt
que du souci de sa propre fortune comme dans les religions païennes.
L’idée de Dieu n’est pourtant pas une connaissance de Dieu. La seule
idée que nous pouvons former naturellement de Dieu – c’est-à-dire à
partir d’un calcul de la raison convenablement mené, fondé sur l’obser-
vation de la succession des choses et par la considération de leur com-
mencement – est celle d’un « premier moteur unique », d’« une cause
première et éternelle de toutes choses ».⁵³ Les attributs que nous accor-
dons à Dieu doivent donc être compris comme des manières de l’ho-
norer, non comme l’expression d’une connaissance de Dieu lui-même.⁵⁴
La manière dont sont connues les sanctions relatives aux infractions
commises à la loi naturelle confirme l’idée qu’elle ne constitue pas un
commandement divin connu naturellement : à la différence du Citoyen,
le Léviathan réduit ces sanctions à des châtiments naturels parce qu’il
exclut tout péché dans le règne de Dieu par nature. Cette modification
contribue à creuser la séparation entre la connaissance naturelle qu’un
dieu existe et la croyance en un dieu législateur commandant d’obéir à
la loi naturelle, connaissance qui suppose la révélation.
En tant qu’elle est connue par la raison, la loi naturelle peut être
pensée comme divine, tout au plus parce que Dieu est le créateur de
notre raison. Mais cela ne suffit pas à établir ces lois comme des com-
mandements, c’est-à-dire à les rattacher directement à la volonté de
Dieu comme auteur de ces lois. Leur caractère divin tient à ce qu’elles
sont confirmées par les Écritures, ce que montre Hobbes tout au long du
chapitre iv du Citoyen. Il soutient d’ailleurs dans le même argument que
« la loi divine est fondée sur le bon sens et la droite raison », non que la
raison est un enseignement divin qui peut être reçu comme un comman-
dement. Avant de montrer comment l’Écriture confirme la loi de nature
et comment cette dernière constitue un « sommaire de la loi divine »,
Hobbes affirme que les lois divines sont d’abord des lois naturelles : le
Christ qui est « promulgateur de la loi de grâce est nommé la parole »;
il ajoute, en citant Jean, I, 9, que le Christ est aussi « la vraie lumière
qui illumine tout homme venant au monde », passage aussitôt inter-
53 Léviathan, chap. xi, M p. 167, T p. 102, OL III p. 83 ; chap. xii, M p. 170, T p. 105-106,
OL III p. 86.
54 Ibid., chap. xii, M p. 171-172, T p. 106-108, OL III p. 87-89.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 77
prété comme désignant la droite raison dont les maximes sont les lois
naturelles.⁵⁵ Autrement dit, les lois naturelles précèdent les lois divines
entendues comme lois révélées. Celles-ci complètent les lois de nature et
les prolongent en leur donnant l’autorité d’un législateur qui commande.
La fin du chapitre confirme la reconduction de la loi divine, entendue
comme loi du Christ, à la loi naturelle – à condition de distinguer la
loi de la foi, qui est une partie différente de la doctrine chrétienne. Or,
Hobbes distingue deux aspects de la loi révélée : ce qui est déduit et
connu par les lumières naturelles, et ce qui les dépasse. Dans ce second
cas, il prend soin de préciser que les lois divines doivent être interprétées
et ne peuvent l’être que par le souverain civil. Les préceptes du Décalogue
sont ainsi des lois civiles.⁵⁶ L’argument employé montre que les lois de
nature ne sont pas des commandements : elles ordonnent ce qu’ordonne
le Décalogue, de manière implicite. Mais quelle est la signification d’un
commandement implicite dans une doctrine de la loi où celle-ci doit être
signifiée, promulguée et interprétée pour avoir force d’obligation ? Un
commandement implicite n’est pas un commandement. Hobbes donne
une signification précise à ce caractère implicite des lois naturelles : elles
commandent de garder les pactes, d’obéir quand on a promis l’obéissance
et de s’abstenir du bien d’autrui quand les lois civiles ont défini ce qui
appartient à chacun.
Si Hobbes semble par ailleurs affirmer l’existence d’obligations
naturelles, distinctes de la nécessité, par lesquelles nous sommes tenus
d’obéir à Dieu en vertu de son omnipotence et de la conscience que
nous avons de notre faiblesse – le droit de Dieu dérivant de sa toute-
puissance⁵⁷ –, il n’en reste pas moins que comme connaissance naturelle,
cette idée de l’omnipotence divine reste hypothétique : elle est l’idée
forgée par les hommes d’une cause des causes naturelles pour répondre
Chez Hobbes, les mêmes lois sont naturelles en tant qu’elles ont pour
source de connaissance la raison naturelle, morales à cause de leur objet
(les mœurs), et divines en tant qu’elles ont Dieu pour auteur. Selon
qu’on se place du point de vue du moyen par lequel on les connaît, de
leur objet, ou de leur auteur, elles sont des théorèmes ou des comman-
dements. En assimilant les lois naturelles à des lois divines, Hobbes
semble s’inscrire dans la conception thomiste pour laquelle toute loi
vient de Dieu : la loi naturelle est une expression de la loi éternelle,
principe de l’ordre divin. Mais en définissant la loi en général comme
le commandement d’un supérieur à un inférieur s’inscrivant dans un
cadre d’obligation préalablement défini, il assimile la loi naturelle à la
loi divine positive. D’ailleurs, Hobbes souligne qu’il ne s’agit pas tant
de déterminer le contenu général de la loi que de l’interpréter et de
déterminer ce qui en relève et à qui elle s’adresse, ce qui ne peut être
fait que par le souverain politique.⁶⁹ Par là se trouve résolue la difficulté
mentionnée à la fin de la partie du Léviathan consacrée à la république
– au chapitre xxxi qui assure précisément la transition avec la partie
portant sur la république chrétienne –, qui consiste à déterminer les
lois de Dieu de sorte que l’obéissance au souverain civil et celle qui est
due à Dieu ne soient pas contraires. La solution à cette difficulté passe
par une promotion de la fonction du souverain comme auteur de la loi
civile et interprète des lois naturelles et divines.
69 Léviathan, chap. xxxi, M p. 404, T p. 388, OL III p. 260. Pour Moïse, la parole de
Dieu vaut directement comme loi divine et comme commandement, tandis que pour
les Hébreux, le commandement de Dieu ne vaut comme loi que par le souverain
civil qui la transmet et l’interprète, c’est-à-dire qui la constitue en loi civile. La loi
naturelle et la loi divine s’identifient dans leur soumission commune à la loi civile.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 83
Les lois naturelles peuvent dès lors revêtir une fonction nouvelle,
fonction indiquée par la logique même de leur déduction. Les trois pre-
mières lois naturelles suivent une même logique : elles définissent les
conditions juridiques de la paix, qui sont les conditions de l’institution de
l’ordre politique et de la loi positive. Dans la première loi (ou règle géné-
rale) de nature, la paix est définie comme le moyen le plus adéquat pour
éviter « de faire ce qui mène à la destruction de [sa] vie » ou de s’« enlever
le moyen de la préserver », comme l’annonce la définition générale de la
loi de nature. S’efforcer à la paix est donc un précepte, une « règle géné-
rale découverte par la raison ». Néanmoins, chacun reste encore juge,
d’une part, des moyens de la paix, d’autre part, de l’opportunité d’obéir
aux lois, selon qu’il a l’espoir ou non d’obtenir la paix. Dans ce dernier
cas, la loi de nature contient une liberté : « il est loisible [à chacun] de
chercher et d’utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre »,
cette liberté « récapitule l’ensemble du droit de nature, qui est le droit
de se défendre par tous les moyens dont il dispose ». La deuxième loi de
nature définit les moyens de la paix : dans le cas où la paix est possible
(première partie de la loi de nature fondamentale), alors la raison prescrit
le moyen de la paix. Parler de moyen de la paix n’implique pas que les lois
de nature n’ont de valeur que conditionnelle : pour celui qui veut la paix
parce qu’il se trouve dans une situation où celle-ci est possible, et parce
qu’il n’existe pas d’obstacle extérieur qui détruirait sa liberté d’user de sa
puissance en vue de la paix, la manière de mettre en œuvre la paix n’est
pas relative ou conditionnelle. Elle ne peut passer que par un dessaisis-
sement réciproque du droit que chacun a sur toute chose.
La deuxième loi de nature porte sur le dessaisissement du droit natu-
rel individuel. Elle affirme qu’en vue de la paix et de sa propre défense,
il est nécessaire de consentir, « quand les autres y consentent aussi, à
se dessaisir […] du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente
d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres
à l’égard de soi-même ».⁷⁰ Quatre éléments peuvent être dégagés dans
cette deuxième loi : le consentement comme forme par laquelle les lois
doivent être mises en œuvre ; l’objet du consentement, le dessaisisse-
ment du droit sur toute chose ; le rappel du critère du consentement :
la paix et sa propre défense, qui déterminent les conditions de validité
La création de l’obligation
74 Le contenu de cette loi confirme d’ailleurs le statut de l’ensemble des lois de nature :
puisque cette loi est « la source et l’origine de la justice », et qu’« est juste tout ce qui
n’est pas injuste » (Léviathan, chap. xv, M p. 202, T p. 143, OL III p. 111), l’existence
de la justice dépend des conventions passées. Il n’existe pas de justice par nature : les
lois naturelles indiquent comment créer la justice, elles ne définissent pas un ordre
normatif pré-civil.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 87
s’adressant à celui ou à ceux qui lui sont obligés au préalable, il s’énonce
à l’impératif et ne vise pas, comme le conseil, l’intérêt du destinataire.
Le commandement est donc une adresse qui s’inscrit dans un rapport
préalable d’obligation. L’obligation, quant à elle, est issue du consente-
ment ou de la volonté de celui qui renonce à son droit naturel ou qui le
transfère au profit d’un autre.⁷⁵ Les lois de nature ne sont pas déduites
comme des commandements ; elles ne sont des commandements qu’en
tant qu’on les rapporte à Dieu comme leur auteur, mais leur déduction
n’est pas faite à partir de Dieu. Comme déductions faites par la raison,
elles ne sont pas non plus des obligations. Une déduction n’est pas une
obligation. Sinon, il faudrait admettre que la raison oblige, ce qui est
contraire aux textes de Hobbes : l’obligation est toujours fondée sur
une volonté, non sur un raisonnement. Beaucoup de commentateurs
ont refusé cette idée, qui explique comment une obligation peut être
introduite dans une situation où aucune obligation ne lie les hommes.
En fondant l’obligation sur la volonté de l’obligé, il n’est plus nécessaire
de dériver l’obligation d’une obligation antérieure d’obéir à la volonté
de Dieu, ou d’observer les lois naturelles. Le caractère éternel de ces
dernières est celui de leur validité logique. Hobbes montre que l’obli-
gation politique est une création humaine, le résultat d’actions que les
hommes peuvent accomplir.
En déduisant les lois naturelles comme théorèmes sans référence à
Dieu comme législateur, et en pensant ces lois non comme des obliga-
tions mais comme les conditions rationnelles de la constitution d’un
ordre politique et de l’obéissance à la loi positive, Hobbes donne à la
constitution de l’État un fondement rationnel. La théorie de la loi natu-
relle joue un rôle décisif dans l’élaboration de la doctrine politique et
juridique. Parce que les lois naturelles déduisent les conditions requises
pour instituer la positivité de la loi, Hobbes établit le lien permettant
de passer d’un état sans obligation à un état régi par des obligations.
L’assimilation des lois naturelles à des lois divines off re encore un
double bénéfice : d’une part, les vertus déduites dans le cadre des lois
naturelles revêtent le statut de commandements divins lorsqu’elles sont
rattachées à la loi divine positive⁷⁶, ce qui leur confère une autorité dont
sont dépourvus les théorèmes déduits par la raison seule ; d’autre part,
Conclusion
77 Comparer Éléments de la loi naturelle et politique, II, chap. ix, § 2-3 ; Le citoyen,
chap. xiii, § 6, S p. , OL II p. ; Léviathan, chap. , M p. , T p. , OL
III p. ; Béhémoth, EW VI p. , et , VR IX p. , et .
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 89
pas que la loi civile précise la loi naturelle. Ces deux lois sont très dif-
férentes : la première est l’ensemble des déductions faites par la raison
permettant de produire les conditions de l’existence et de l’effectivité
de la loi positive. Cette dernière n’est donc pas, par rapport à la loi
naturelle, ce qui permet de rapporter l’universalité de la loi à la contin-
gence des objets sur lesquels elle s’exerce. La loi civile ne dérive pas de
la loi naturelle, elle ne s’ajoute pas à cette dernière pour la déterminer.
La volonté et l’acte d’un sujet sont requis pour engendrer la relation
d’obligation dans laquelle seule la loi civile peut être un commande-
ment, c’est-à-dire une loi. Il n’existe aucun rapport analogique entre la
loi naturelle et la loi civile, et leur relation n’est pas non plus celle d’une
loi universelle rapportée à des objets contingents par la volonté d’un
législateur humain.
L’enjeu est l’autonomie de la raison. Jean-François Courtine montre
la manière dont Suárez, en rajoutant l’élément prescriptif à la concep-
tion de la loi développée par Vázquez, s’inscrit dans cette perspective
d’autonomisation. Selon lui, « Suárez aura certainement contribué,
dans la droite ligne de Vázquez, à la rationalisation et à la sécularisa-
tion de la loi naturelle, auxquelles ne manquent pour être tout à fait
accomplies que la mise en perspective du statut de pure nature ou
l’homme envisagé in puris naturalibus ».⁷⁸ Si Suárez a contribué à la
rationalisation de la loi naturelle, Hobbes a radicalement infléchi les
rapports de la raison, de la recta ratio et de la loi. Hobbes va en effet
plus loin que Suárez dans la critique de la conception ancienne de
la loi naturelle : la loi est la volonté d’un supérieur, mais elle ne vaut
comme loi qu’à la condition d’être civile, y compris pour la loi divine
positive. Dérivée de la volonté des obligés, l’obligation définit le cadre
dans lequel le commandement peut s’inscrire et conditionne l’exis-
tence même, c’est-à-dire la possibilité, de la loi.
Hobbes dégage ainsi toutes les conséquences de la loi enten-
due comme commandement. En pensant la loi naturelle comme la
condition logique, déductive, de la loi positive, et non plus comme
une source d’obligation, fût-elle issue de la volonté d’un législateur
divin sous forme de commandement, Hobbes marque une rupture
non seulement avec le thomisme, mais également avec la tradition du
78 J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 114. Voir aussi M. Bastit, Nais-
sance de la loi moderne, ouvr. cité, p. 82.
90 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
volontarisme juridique, ce qui exclut que l’on applique purement et
simplement à sa doctrine le schéma de la sécularisation. Si Hobbes
conserve encore le concept de loi pour désigner autre chose que la loi
civile, ce n’est ni par prudence, ni par une concession faite aux idées
de son temps. Conserver le concept de loi tout en reconduisant les
lois naturelles aux conditions rationnelles de la loi positive permet de
modifier ce concept de l’intérieur : il opère une transformation au sein
même de la loi naturelle, qui doit désormais être rapportée à la loi civile
pour être loi. Cela ne la supprime pas en tant que loi naturelle, car elle
est nécessaire dans la construction de l’édifice juridique pour conduire
à l’affirmation de la prééminence de la loi positive, pour construire la
positivité de la loi et les conditions de l’obéissance civile.
La logique hobbesienne des lois naturelles requiert un type de
rationalité nouveau pour l’âge classique. C’est parce que les hommes
s’accordent sur les procédures rationnelles qu’ils peuvent, à partir d’un
raisonnement bien conduit, déduire l’ensemble des lois naturelles.
L’acte de ratiociner accorde les hommes sur l’idée que cet acte est le
critère du juste, et sur l’idée que les lois ne peuvent être universelles que
si elles s’appuient sur ce qu’il y a d’universel parmi les hommes, à savoir
l’acte de ratiociner lui-même.⁷⁹ Les hommes s’accordent donc sur un
principe formel, pour ensuite s’accorder sur le contenu d’un ensemble
de règles. Le bénéfice immédiat d’une telle conception, chez Hobbes,
tient à ce qu’il permet de considérer toute révolte comme irrationnelle
et d’en écarter toute signification politique.⁸⁰ Pasquale Pasquino a sou-
ligné le rôle contrefactuel de l’état de nature, qui indique comment
vivraient les hommes en l’absence d’institutions politiques ou si, dans
un état civil, ils désobéissaient au souverain. L’exposé des lois naturelles
décrit la logique suivie par des hommes désirant conserver leur inté-
rêt et concevant à cette fin la rationalité de l’obligation politique : les
institutions politiques et l’obéissance au souverain sont fondées sur les
règles de la droite raison ou sur un choix rationnel qui, s’ils n’étaient pas
observés, contreviendraient à cet intérêt.⁸¹ L’un des enjeux juridiques
que l’obéissance aux lois de nature dépend de notre intérêt : l’obligation est indé-
pendante des motifs qui ont accompagné sa création.
F. Tricaud, « Les lois de nature, pivot du système », homas Hobbes. Philosophie pre-
mière, théorie de la science et politique, Y.-C. Zarka et J. Bernhardt dir., Paris, PUF,
1990, p. 265-273.
Les usages de
l’histoire sainte
« De bouche à oreille »
et « d’esprit à esprit » :
voix extérieures et voix intérieures
chez Spinoza et Hobbes
Charles Ramond
1 TTP chap. i, LM § 5, p. 82/83 ; G III p. 16, l. 21-23 : « […] media, quibus Deus ea
hominibus revelat, quae limites naturalis cognitionis excedunt, […] ». Sauf indication
contraire, les soulignements sont toujours les miens.
2 TTP chap. i, LM § 7, p. 82-84 (l. 1-3) / 83-85 (l. 1-5) ; G III p. 17, l. 9-15.
96 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la distinction entre « voix véritables » et « voix imaginaires » pour dis-
tinguer entre « vrais » et « faux » prophètes, les premiers percevant des
voix « extérieures à leur imagination », pour reprendre la formule de
Spinoza, c’est-à-dire de vraies voix, les autres (fous ou charlatans plutôt
que prophètes) se contentant, comme on dit, d’« entendre des voix »,
c’est-à-dire faisant passer des voix « intérieures » pour des messages
divins. Et néanmoins, Spinoza, à l’image du texte sacré, semble indif-
férent à cette distinction. Il accorde que, si certains prophètes, comme
Moïse ou Samuel, ont prophétisé à partir de voix réellement enten-
dues, extérieures³, d’autres, comme Abimélech, peuvent conserver le
titre de prophètes (ne passent donc pas pour fous), bien qu’ils aient
entendu, dit Spinoza, des « voix imaginaires », parce qu’entendues « en
songe », c’est-à-dire, précise Spinoza, « au moment où l’imagination
est le plus apte naturellement à former l’image de choses qui ne sont
pas » – je souligne cette fin de phrase, pour le moins inattendue pour
parler des songes d’un prophète attesté.⁴ De même, pour ce qui est
des visions, Spinoza reconnaît que David a eu des « visions réelles »⁵,
mais que Joseph a eu des « visions imaginaires »⁶, ce qui n’empêche pas
Joseph d’être prophète autant que David. Il est vrai que, sur le fond, il
paraît très difficile de distinguer entre une « perception imaginaire » et
une « perception réelle », dans la mesure où la notion de « perception
imaginaire » semble contradictoire, puisque toute perception semble
par définition s’attester elle-même comme perception, donc comme
perception « réelle » (comment est-il possible, par exemple, d’entendre
une voix qui n’existe pas, puisque l’audition est le seul moyen d’attester
de la réalité de ce qu’on entend ? Cela semble absurde). Inversement
renoncer à distinguer entre visions ou voix « réelles » et « imaginaires »
reviendrait à considérer toute perception comme une hallucination ou
3 TTP chap. i, LM § 8, p. 84-85 ; G III p. 17, l. 16-23 : « C’est par une voix véritable que
Dieu a révélé à Moïse les lois qu’il voulait prescrire aux Hébreux. » (« Voce enim vera
revelavit Deus Mosi Leges, quas Hebraeis praescribi volebat. »)
4 TTP chap. i, LM § 10, p. 84-85 ; G III p. 4, l. 1-5.
5 TTP chap. i, LM § 14, p. 88, l. 23-32 / p. 89, l. 29-38.
6 TTP chap. i, LM § 15, p. 90, l. 1-3 / p. 91, l. 3-5 ; G III p. 20, l. 34-35 : « En revanche,
c’est au contraire par des images qui n’étaient pas réelles, mais qui dépendaient de
la seule imagination du prophète, que Dieu a révélé à Joseph sa future élévation. »
(« Imaginibus vero non realibus, sed a sola imaginatione prophetae dependentibus reve-
lavit Deus Josepho dominium sibi futurum. »)
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 97
un fantasme, conclusion au coût théorique à première vue exorbitant.
On devine ici que cette question de l’intériorité ou de l’extériorité des
voix perçues par les prophètes indique un très intéressant problème
théorique, qui s’étend d’ailleurs bien au-delà – je vais essayer de le
montrer – du contexte théologico-politique où il apparaît, tant chez
Hobbes que chez Spinoza.
En effet, si Moïse se distingue de tous les autres prophètes, selon
le texte sacré, c’est bien parce qu’il a perçu une « vraie voix » venant
de Dieu, et donc une voix qui attestait par elle-même, comme le fait
ordinairement toute voix perçue, la présence d’un sujet parlant effec-
tivement extérieur et existant. Se référant à Nombres 12, 6-7 (« Si
quelqu’un de vous est prophète de Dieu, je me révélerai à lui dans une
vision et je lui parlerai dans des songes. Mais ce n’est pas ainsi que je
me révèle à Moïse : je lui parle de ma bouche à sa bouche [ore ad os
loquor ipsi], dans une vision sans énigme, et il voit l’image de Dieu »⁷),
Spinoza commente : « Il est donc indubitable que les autres prophètes
n’ont pas entendu une voix véritable [vocem veram]. »⁸ Finalement,
Moïse est le seul que Dieu ait connu « face à face » (de facie ad faciem),
« ce qui, explique Spinoza, doit s’entendre pour la voix seule, car Moïse
lui-même n’avait jamais vu le visage de Dieu ».⁹
Moïse est le prophète par excellence, en ce qu’il a rencontré Dieu
dans la réalité, dans l’extériorité, et non lors d’une hallucination ou
d’un songe, dont la source peut toujours être attribuée à l’intériorité
d’une imagination trop vive. Et c’est bien à ce titre de représentant
par excellence de l’extériorité qu’il est opposé au Christ par Spinoza,
dans une comparaison célèbre : « Je ne crois pas que quiconque [à part
Moïse], écrit en effet Spinoza, ait dépassé les autres hommes pour
atteindre à une telle perfection, sauf le Christ, à qui les décrets de Dieu
qui conduisent les hommes au salut ont été révélés sans paroles et sans
visions [sine verbis aut visionibus], mais d’une façon immédiate [sed
immediate revelata sunt]. »¹⁰ Ainsi, le Christ n’a pas « entendu » la voix
de Dieu, mais « est » directement la voix de Dieu (« Et ideo vox Christi,
7 TTP chap. i, LM § 17, p. 90, l. 19-24 / p. 91, l. 23-29 ; G III p. 20, l. 16-21.
8 Ibid.
9 Ibid. (« quod quidem intelligendum est per solam vocem ; nam nec Moses ipse faciem
unquam viderat »). Spinoza se réfère ici à Exode, 33.
10 TTP chap. i, LM § 18, p. 92, l. 12-15 / p. 93, l. 14-18 ; G III p. 21, l. 3-6.
98 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
sicuti illa, quam Moses audiebat, vox Dei vocari potest »).¹¹ C’est pour-
quoi, conclut Spinoza, « si Moïse parlait à Dieu face à face, comme
un homme à son compagnon (c’est-à-dire, par l’intermédiaire de leurs
deux corps), le Christ, lui, communiquait avec Dieu d’esprit à esprit [de
mente ad mentem cum Deo communicavit] »¹² – c’est-à-dire, on le voit,
sans aucun intermédiaire, et donc sans aucune extériorité.
On touche ici du doigt, me semble-t-il, le double traitement que
Spinoza accorde à la notion d’extériorité. D’un côté, en Moïse, il lui
confère une valeur hautement positive : Moïse est le seul dont on
puisse dire qu’il n’a pas rêvé ou imaginé la voix de Dieu, mais qu’il l’a
bel et bien perçue comme une manifestation extérieure provenant d’un
être extérieur. De l’autre, plaçant généralement le Christ au-dessus de
Moïse, il dévalue quelque peu la rencontre mosaïque de Dieu en exté-
riorité par rapport à la possession immédiate et intime que le Christ
en a, ou en est.
Ce balancement est d’ailleurs caractéristique du Traité théologico-
politique. D’un côté l’extériorité y est valorisée au point d’être par
exemple le passage obligé vers le salut, dans la doctrine de la « vraie
règle de vie » (vera vivendi ratio)¹³, ensemble d’actions, ou de com-
portements extérieurs par lesquels les ignorants pourront être sauvés
en dépit de leur ignorance – Moïse n’enseignant d’ailleurs rien d’autre
qu’une règle de vie aux Hébreux.¹⁴ De ce point de vue, la lecture des
Écritures est inutile tant qu’on ne corrige pas sa vie, et salutaire seule-
ment si on la corrige – un homme qui suivrait cette « vraie règle de
vie » pouvant même se dispenser de la lecture des Écritures¹⁵, car tous
peuvent « obéir », si très peu peuvent « comprendre ». L’essence sacrée des
Écritures dépend ainsi des comportements qu’elles suscitent¹⁶, si bien
que le caractère sacré de l’Écriture ne lui est pas intérieur, mais bel et
11 TTP chap. i, LM § 18, p. 92, l. 15-18 / p. 93, l. 18-23 ; G III p. 21, l. 6-9.
12 TTP chap. i, LM § 19, p. 92, l. 29-32 ; G III p. 21, l. 19-22.
13 TTP chap. v, LM p. 211, l. 5-7 ; G III p. 69, l. 24-26. Les « cérémonies », bien qu’elles
soient des actions extérieures, ne participent donc pas de la « vraie règle de vie »
dont parle Spinoza : que la vraie vie soit extérieure n’entraîne pas (loin de là) que
toute vie extérieure soit la vraie vie. Nous discutons cette question en détail dans la
troisième partie de cette présentation.
14 TTP chap. ii, LM p. 139, l. 22-32 ; G III p. 40, l. 35 - p. 41, l. 7.
15 TTP chap. v, LM p. 233, l. 22-31 ; G III p. 79, l. 16-24.
16 TTP chap. xii, LM p. 435, l. 17-22 ; G III p. 161, l. 8-12.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 99
bien extérieur. Et enfin, l’élection de la nation hébraïque est seulement
extérieure aux yeux de Spinoza.¹⁷ D’un autre côté cependant, Spinoza
rencontre une difficulté à bien caractériser les Écritures comme « exté-
rieures » ou « intérieures ».¹⁸ Ces « paroles divines », en effet, ne sont
pas « inscrites » seulement sur du « papier » recouvert « d’encre noire »,
mais aussi dans le « cœur » ou « l’esprit » des hommes.¹⁹ Mais laquelle
de ces deux inscriptions fut la première, laquelle est l’original ? Au
chapitre xvii du Traité théologico-politique, Spinoza déclare que dans
le Nouveau Testament, Dieu « a révélé […] par l’intermédiaire des
apôtres que le pacte divin s’écrivait désormais non plus [non amplius
[…] scribi] sur des tables de pierre et avec de l’encre, mais dans le cœur
et avec l’Esprit de Dieu »²⁰, comme si l’inscription dans le cœur avait
succédé à l’inscription dans la pierre. Mais une parole de Dieu « inté-
rieure » ne devait-elle pas être également « antérieure » à son double
« extérieur » d’encre, de papier et de pierre ? L’Écriture, les écritures, la
parole de Dieu en tant qu’ensemble d’inscriptions, devront donc être
considérées contradictoirement comme extérieures et comme inté-
rieures à l’esprit et à l’homme, si bien que la question de savoir si, en
suivant la parole divine, je me conforme à quelque chose intérieure ou
extérieure à moi-même, perd ici de sa consistance.²¹
On s’étonne alors moins des difficultés rencontrées pour savoir si
la Loi se faisait entendre aux prophètes par des voix réellement per-
çues (donc extérieures) ou par des voix imaginaires (donc intérieures),
l’authenticité étant – cette fois-ci – du côté de l’extériorité.²² Quand
La génération de la République
Personne et autorisation
Les théories proprement originales chez Hobbes, que sont les théories
de la « personne » et de « l’autorisation », au chapitre xvi du Léviathan,
enveloppent également cette question de la « voix ». Non seulement
parce qu’étymologiquement une « personne » c’est un masque destiné
à projeter une « voix », et parce que Hobbes intègre très naturelle-
ment cette dimension de projection d’une parole dans sa définition
de la personne³¹ ; mais surtout parce que la définition même de la
29 Y.-C. Zarka insiste à juste titre sur l’aspect « paradoxal » de la « performance réa-
lisée par l’énoncé » fondateur : « Le comme si change le caractère de l’énoncé » (La
décision métaphysique de Hobbes, Paris, Vrin, 1987, p. 332).
30 Pour une critique (parfois outrancière, quelquefois clairvoyante) de la position
générale de Hobbes et de Spinoza en tant que « vision politique du monde », c’est-
à-dire vision dans laquelle la transcendance d’une voix n’est plus pensable, voir
B. Lévy, Le meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Paris, Grasset
/ Verdier, 2002, notamment p. 153, 161, 190, 196, 212-213, 268, et particulièrement le
chapitre xiv sur « le secret de la voix claire ».
31 Léviathan, chap. xvi, début, T p. 161 ; G p. 106 : « Est une personne, celui dont les
paroles [words] ou les actions sont considérées, soit comme lui appartenant, soit
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 103
notion « d’auteur » introduit de fait (comme dans le cas précédent de
la « génération de la République ») une superposition et une indéci-
dabilité entre « voix extérieure » et « voix intérieure ». « Les paroles et
actions de certaines personnes artificielles, écrit en effet Hobbes, sont
reconnues pour siennes par celui qu’elles représentent. La personne est
alors l’acteur ; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions
est l’auteur. »³² La conséquence bien connue de cette théorie de l’auto-
risation est que je ne peux jamais me plaindre de ce que fait ou dit le
Souverain, car je dois me reconnaître comme « l’auteur » de ce qu’il dit
ou fait, même quand cela me nuit. Autrement dit, je n’ai pas le droit de
considérer les paroles du souverain, c’est-à-dire la voix de la loi, comme
une voix extérieure, mais comme une voix intérieure à moi-même, que
cette autorisation résulte d’une déclaration « expresse » ou simplement
d’une « intention »³³ non exprimée verbalement. Là encore « l’autori-
sation », comme la « génération de la République », résulte d’un quasi-
discours, d’une voix flottante dirais-je, mais qui n’en est pas moins
impérieuse (tout au contraire). On trouve donc chez Hobbes la même
difficulté (ou la même solution paradoxale au problème politique) que
celle que nous avons rencontrée chez Spinoza à propos de l’obéissance :
pour que l’obéissance se produise effectivement, ou puisse produire ses
effets, il faut, semble-t-il, que je ne sache jamais véritablement à qui, à
quelle loi ou à quelle voix, j’obéis, jusqu’à ce que la distinction entre une
obéissance involontaire (servitude ou obéissance à une loi /voix exté-
rieure) et une obéissance volontaire (liberté ou obéissance à une loi /
comme représentant les paroles [words] ou actions d’un autre, ou de quelque autre
réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive. » La définition
du Léviathan latin ne mentionne pas immédiatement les « paroles », cependant, la
référence à une « parole prononcée » ou à une « voix » y est bien présente, puisque la
« personne » est rapportée à l’acteur de théâtre.
32 Léviathan, chap. xvi, T p. 163. « Of persons artificial, some have their words and actions
owned by those whom they represent. And then the person is the “actor” ; and he that
owneth his words and actions, is the “author” : in which case the actor acteth by autho-
rity » (G p. 107) ; « Verba et facta repraesantantium ab iis, quos repraesentant, aliquando
pro suis agnoscuntur ; tunc autem repraesentans actor, repraesentatus author dicitur, ut
cujus authoritate actor agit » (OL III p. 123). Ici, le latin est particulièrement homo-
gène (dans le registre de la « représentation ») et clair : « Les paroles et les actes de
certains représentants sont parfois reconnus pour leurs par ceux qu’ils représentent :
on appelle alors le représentant “acteur”, et le représenté “auteur”, au titre de l’auto-
rité duquel l’acteur agit. »
33 Voir par exemple Léviathan, chap. xxi, T p. 229 ; G p. 144 ; OL III p. 164.
104 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
voix intérieure) perde sa pertinence. Un passage tout à fait remarqua-
ble du chapitre xxi, consacré aux « lois civiles », énonce d’ailleurs expli-
citement et le lien de la loi à une voix, et la circularité de l’extériorité et
de l’intériorité propres à cette voix : « De même que les hommes, écrit
en effet Hobbes, pour se procurer la paix et par là se préserver eux-
mêmes, ont fabriqué un homme artificiel, qu’on appelle République,
ils ont aussi fabriqué des chaînes artificielles, appelées lois civiles, qu’ils
ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées d’un bout
aux lèvres de l’homme ou de l’assemblée à qui ils ont donné le pouvoir
souverain, et de l’autre à leurs propres oreilles ».³⁴ La boucle est alors
bouclée : de même que lorsque je m’entends parler il m’est difficile, et
en vérité impossible, de décider si ce que j’entends est une voix inté-
rieure ou extérieure, de même, la voix de la loi, passant de la bouche
du Léviathan à ses oreilles, y est toujours indissociablement une voix
extérieure et intérieure à la fois, faisant de chacun indistinctement son
propre maître et son propre sujet.³⁵
devrait être considérée, bien plus encore qu’un « passage remarquable », comme
la clé même de lecture du Léviathan. Sur cette image frappante, on se reportera à
l’ouvrage récemment paru, extrêmement précieux et intéressant (merci à J. Terrel
pour me l’avoir indiqué), de H. Bredekamp, Stratégies visuelles de homas Hobbes.
Le Léviathan, archétype de l’État moderne. Illustrations des œuvres et portraits, pré-
face de O. Christin, traduit de l’allemand par D. Modigliani, Paris, Éditions de la
maison des sciences de l’homme, 2003, voir notamment p. 121-128. On y apprend
par exemple (p. 126 note 301) que « les rois de France devinrent chacun un alter ego
d’Ogmios [figure celte légendaire qui joignait à sa force herculéenne une éloquence
peu commune] et l’incarnation de l’art oratoire. Lorsque Henri II fit son entrée à
Paris en 1549, l’Hercule gallique, en roi de France, se tenait au-dessus de l’arc, des
chaînes qui partaient de sa bouche reliant à lui les représentants des quatre états ».
Bredekamp fait justement remarquer (p. 127) le gauchissement de cette figure chez
Hobbes, qui, substituant le Léviathan à l’Hercule de l’éloquence, « discrédite l’élo-
quence pour la remplacer par les moyens de liaison et de conduite de la peur ».
36 Voir par exemple Léviathan, chap. viii. Hobbes y recense le flou du vocabulaire
concernant la folie, la possession, etc. : ainsi, les « fous » ont été appelés « tantôt
“démoniaques” (c’est-à-dire, possédés d’un esprit), tantôt “énergumènes” (c’est-à-
dire agités, mus par des esprits) ; et de nos jours en Italie on ne les appelle pas
seulement “pazzi”, “fous”, mais aussi “spiritati”, “possédés” » (T p. 72 ; G p. 50-51).
Quelques lignes plus loin, Hobbes en vient aux « prophètes » : « Les juifs […] nom-
maient les fous “prophètes” ou “démoniaques”, selon qu’ils pensaient que l’esprit
qui les possédait était bon ou mauvais ; certains d’entre eux appelaient “fous” à
la fois les prophètes et les démoniaques ; et certains appelaient le même homme
à la fois “démoniaque” et “fou” » (T p. 73 ; G p. 51). Aux yeux de Hobbes, il est
cependant « étrange » que les juifs aient pu considérer les « prophètes » comme des
« possédés » ; car, fait-il observer, « les prophètes de l’Ancien Testament ne se sont
pas […] prétendu envahis par Dieu et n’ont pas […] prétendu que Dieu par-
lait en eux : ils disaient que Dieu leur parlait, à eux, par une voix, une vision ou
un songe. Le “fardeau du Seigneur” n’était pas possession, mais commandement »
(T p. 74 ; G p. 52). Tout le problème viendra du fait (c’est la thèse principale que je
soutiens ici) qu’il est particulièrement difficile de distinguer « commandement »
et « possession », c’est-à-dire voix extérieure et voix intérieure, et que Hobbes tout
particulièrement, nous le verrons (et nous aurons à dire pourquoi), semble se priver
comme délibérément des critères qui rendraient opérante une telle distinction,
même s’il l’invoque ici. Sur les hallucinations, le chap. xii du Léviathan décrit la
fabrique des dieux par les rêves, les hallucinations, ou les spectres (T p. 106 ; G p. 73 ;
voir également T p. 112-13 ; G p. 76-77). Le problème du rêve se pose, quant à la vue,
de la même façon que celui de la prophétie quant à l’ouïe. La difficulté est toujours
la même : comment trancher entre l’hallucination (qui n’indique pas d’extériorité)
106 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
simplement « ventriloquie », lorsqu’il fait remarquer par exemple au
chapitre xxxvii, qu’un ventriloque « peut faire croire à beaucoup que
[sa propre voix] est [en réalité] une voix venue du ciel, quoi qu’il se
plaise à leur raconter ».³⁷ La possession, comme l’indiquent certains
passages du Nouveau Testament, se manifeste d’ailleurs parfois comme
une ventriloquie.³⁸ Tout comme Spinoza, et pour des raisons au fond
assez voisines, Hobbes est donc préoccupé par la question de la possi-
bilité et de la nature d’une « révélation surnaturelle »³⁹, ou encore par la
possibilité de distinguer entre la « parole naturelle » de Dieu (à savoir
la raison) et sa « parole prophétique ».⁴⁰ « Dès l’instant de la Création,
écrit-il ainsi au chapitre xxxv du Léviathan, Dieu non seulement régna
sur tous les hommes naturellement, par sa puissance ; mais il eut aussi
des sujets particuliers, auxquels il commandait par une voix [by a voice],
comme un homme parle à un autre »⁴¹ ; et il mentionne alors Adam,
Abraham, et Moïse comme exemples de ces « sujets » sur lesquels Dieu
régnait « par une voix ». Dans le chapitre suivant (chap. xxxvi : « de la
parole de Dieu ; des prophètes »), Hobbes rencontre alors la même
question que Spinoza : « comment Dieu parle-t-il à un prophète ? »⁴²,
autrement dit : comment distinguer le vrai prophète (celui auquel Dieu
parle vraiment, ou qui entend une voix vraiment extérieure) du faux
Lire en soi
La sensation
Rêve et religion
Hobbes peut bien alors, par la suite, estimer que « les religions des
païens du temps passé » tiraient leur origine de leur incapacité à « dis-
tinguer, de la vision et de la sensation, les rêves et les autres fantasmes
vivaces »⁵⁸, il se trouve néanmoins placé à son tour devant cette même
difficulté, et précisément parce qu’il a lui-même défini la sensation
comme un « fantasme vivace ». Toute l’analyse qu’il propose du rêve
55 Ibid. Voir également Léviathan, chap. vi, T p. 49 : « J’ai dit plus haut que ce qui se
trouve réellement en nous dans la sensation, c’est seulement un mouvement causé
par l’action des objets extérieurs », etc.
56 Léviathan, chap. vi, T p. 12 ; OL III p. 6.
57 Pour reprendre la formule de J. Terrel (Hobbes : matérialisme et politique, Paris, Vrin,
1994, p. 71) : « Le phantasme dont part la science n’est pas une copie du réel. »
58 Léviathan, chap. ii, T p. 18 ; G p. 14 ; OL III p. 13.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 113
va d’ailleurs dans le même sens. Nos rêves, dit Hobbes, « sont l’in-
verse de nos imaginations du temps de veille : le mouvement com-
mence à une extrémité quand nous veillons, et à l’autre quand nous
rêvons ».⁵⁹ Par exemple, si dans la veille j’enchaîne a) perception d’un
ennemi, b) colère, c) chaleur dans certaines parties du corps ; dans le
sommeil, je serai soumis à l’enchaînement inverse : a) chaleur dans cer-
taines parties du corps, b) colère, c) apparition de l’image d’un ennemi.
Le même renversement peut être obtenu, note Hobbes en abordant
un cas encore plus probant, à partir du désir : on enchaînera donc, à
l’état de veille, a) tendresse naturelle [Hobbes désigne ici très vrai-
semblablement une situation érotique], b) désir, c) échauffement de
certaines parties du corps ; et dans le sommeil on obtiendra l’enchaî-
nement inverse : a) échauffement « à l’excès » de certaines parties du
corps, b) désir, c) apparition de « l’image de quelque manifestation de
tendresse » [c’est-à-dire d’un rêve érotique]. Ce dernier cas permet de
bien comprendre la thèse de Hobbes : à l’état de veille, un mouvement 1
(par exemple une caresse et la sensation qui y est liée) va provoquer, par
l’intermédiaire du désir, un mouvement 2, à savoir « l’échauffement de
certaines parties du corps » ; inversement, dans le rêve, le mouvement 2
(échauffement) va provoquer, toujours par l’intermédiaire du désir, le
mouvement 1 (rêve de caresse et sensation liée).
La symétrie cependant, parfaite en ce qui concerne les « mouve-
ments », est trompeuse en ce qui concerne les « sensations » ou « phan-
tasmes » : car, dans le cas de la veille, ma première sensation indique une
caresse réelle, donc causée par un objet extérieur ; tandis que dans le
rêve, évidemment, la sensation est liée à une caresse imaginaire, ce qui
est tout différent. La même sensation ou le même fantasme peuvent
donc accompagner des réalités tout à fait distinctes. Autrement dit,
l’explication du phénomène du rêve telle que la propose Hobbes laisse
entièrement pendante la question de savoir si une sensation ou une
imagination correspondent bien à un objet extérieur précis. Pour être
tout à fait clair : dans les deux cas, il y a objet « extérieur », si l’on veut, à
59 Léviathan, chap. ii, T p. 17 ; G p. 13 ; OL III p. 11 (« In sum, our dreams are the reverse
of our waking imaginations ; the motion when we are awake, beginning at one end ; and
when we dream, at another / Somnia denique et vigilantium phantasma altera alterius
sunt inversa ; nimirum, motu incipiente dum vigilamus ab uno termino, et ab altero dum
somniamus »).
114 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la source de la sensation et de l’imagination (le fait que la source de la
sensation, par exemple dans le rêve, se trouve « à l’intérieur » du corps
ne changeant rien en cela : car, que la source d’une sensation soit « exté-
rieure » ou « intérieure » à mon corps, c’est toujours une source « exté-
rieure » par rapport à la sensation elle-même). Mais (pour reprendre
l’exemple analysé par Hobbes) dans le premier cas, l’objet « extérieur »
est bien la caresse, et dans le second, c’est un simple échauffement de
certaines parties du corps, en l’absence de toute caresse. Intrinsèque-
ment parlant, il est donc impossible d’assigner une source extérieure
précise à une sensation ou à une imagination. Sans doute, Hobbes
insiste sur ce point, on peut par comparaison avec la veille, et par
d’autres moyens appropriés⁶⁰, distinguer généralement veille et sommeil
(encore que Hobbes reconnaisse l’existence de cas troublants⁶¹). Mais
prises en elles-mêmes, une sensation ou une image (telles que Hobbes
les définit) ne permettent pas de telles distinctions – tout au contraire.
Conclusion
1 « Et de plus par là nous comprenons clairement [Atque hinc porro clare intelligimus],
pour quelle raison l’esprit, de la pensée d’une chose, tombe aussitôt dans la pensée
d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec la première » (Éthique, présenté,
traduit et commenté par B. Pautrat, Paris, Seuil (Points Essais), 1999 [1988], II,
prop. 18).
2 « Car un soldat par exemple, voyant dans le sable des traces de cheval, tombera
aussitôt dans la pensée d’un cavalier, et de là, dans la pensée de la guerre, etc. Tan-
dis qu’un paysan tombera, de la pensée du cheval, dans la pensée de la charrue, du
champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaî-
ner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre » (ibid.).
On n’est pas « romain » comme on est paysan, et pourtant, les trois exemples sont
mis sur un même plan.
3 P.-F. Moreau, Spinoza : l’expérience et l’éternité, Paris, PUF (Épiméthée), 1994, p. 311.
4 « Il n’y a aucun rapport interne entre ce fruit et ce mot. Il existe bien un rapport,
qui explique que ce soit d’abord cette pensée-là et non pas une autre, qui revienne
régulièrement lorsque ce mot est entendu – mais ce rapport, qui est comme la
racine reproductive du sens, n’est pas dans la chose : il est dans le corps du Romain
[…]. Le lien fondateur du langage n’est donc ni la constatation d’une similitude réelle,
ni un acte d’institution ; c’est un effet d’association » (ibid.).
5 L’activité de l’esprit ne se conçoit pas sur le modèle d’une faculté ou d’un pouvoir.
Elle désigne une certaine forme d’enchaînement, qui se déduit de la seule nature
de l’esprit.
6 Ibid., p. 321 et suiv., notamment les notes de ces pages. 1) Le mot est de nature
proprement sémantique : il implique une relation arbitraire entre le signifiant et le
signifié. Il excède, par un trait spécifique, le mécanisme de l’habitude. L’idée qui
correspond à un mot est simultanément pour nous (et non en soi) l’idée de son
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 119
un genre, qui est celui des effets mémoriels passifs.⁷ En expliquant la
liaison entre idées constitutive du signe par la seule rétention corporelle,
on ne saurait toutefois prétendre avoir résolu le problème du langage.
Ce dernier suppose une mise en ordre des images qui est bien loin de
l’enchaînement passif, singulier et irrationnel de la mémoire. De l’habi-
tude des symboles à la compréhension d’un vouloir dire, il y a un saut
que les seuls pouvoirs de l’habitude seraient en peine d’effectuer.⁸
Mais l’inclusion du mot dans le genre du signe permet de mieux
déterminer le problème de l’origine de la signification : au lieu d’y voir
l’effet d’une intention transcendante qui instaurerait l’ordre, il faut se
demander comment s’effectue le passage de l’ordre mémoriel singulier
et contingent à un ordre « ouvert »⁹ de références – au sens propre du
terme – partagées par une communauté donnée.
La résolution de la difficulté suppose la compréhension de l’unifi-
cation concrète des complexions singulières. La position correcte du
problème, qui envisage l’arbitraire du signe relativement à ses causes,
a ainsi pour principale conséquence d’en modifier le statut. La ques-
tion de la convention ne relève plus tant de la théorie de l’esprit que
de la politique. Elle ne saurait se résoudre en dehors des conditions
concrètes de sa production. Inversement toutefois, celles-ci supposent
connue la nature de l’esprit humain.
référent, et c’est ainsi qu’il peut jouer son rôle de mot. C’est l’idée de « double-
image ». 2) L’utilisation d’un mot implique le fait collectif de l’association entre signe
et sens. Comment rendre raison de ces deux aspects ?
7 Si la première partie du scolie expliquait le « souvenir » de quelque chose par la
concaténation, la seconde s’appuie sur le même phénomène physique pour rendre
compte du fait que l’esprit peut « tomber » (incidere) de la pensée d’une chose dans
la pensée d’une autre, « qui n’a nulle ressemblance avec la première ».
8 Comme nous allons le voir, les dernières lignes du scolie témoignent d’une pleine
conscience de cette difficulté rémanente.
9 Au sens où cet ordre doit être suffisamment souple pour se plier aux intentions les
plus diverses, et au sens où il apparaît comme une convention.
120 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
condition de possibilité du signe : pour qu’un Romain associe le mot
« pomum » à l’image sensible que produit le fruit, il faut qu’une telle
association se soit produite constamment dans son expérience. Il n’est
pas moins clair que la transmission du langage, une fois qu’il existe, ne
requiert rien d’autre que l’usage. Mais cette clause n’est pas suffisante
pour produire un signe linguistique, dans ce qu’il a de proprement
sémantique, par différence avec un signe simple.
Spinoza indique cette insuffisance en régressant d’un niveau : l’habi-
tude qui impose à un Romain de penser à un fruit lorsqu’il entend le
mot « pomum » est certes la même que celle qui conduit un soldat à ima-
giner la guerre quand il voit des traces de cheval dans le sable, et la même
qui fait « tomber » l’esprit du paysan de ces mêmes vestiges dans l’idée
d’un champ. Mais l’habitude est aussi l’unique raison de la divergence
d’interprétation d’un même signe. Un soldat et un paysan imaginent
nécessairement des choses différentes lorsqu’ils se trouvent en présence
d’une trace de cheval dans le sable.
La dernière phrase du scolie fait état de l’irréductible différence
d’interprétation de deux ingenia différents au sein d’une même
société.¹⁰ La coutume met en ordre dans le corps les images de cha-
cun, et surtout, elle établit la jointure individuelle entre les deux idées
constitutives du signe.¹¹
Un signe produit par l’habitude ne revêt pas la même signification
pour un soldat et pour un paysan, puisque l’ordre qui conduit de l’image
du signe à l’image de la guerre n’est pas partagé par le paysan : le partage
de ce signe est donc tout à fait improbable, et l’établissement du vestige de
pas de cheval comme signe commun de la guerre à peu près impossible.
Par contre, deux soldats, unis par une expérience commune, qu’ils soient
de mœurs, de nation, et même de langue différentes, passeront (dans cer-
taines circonstances) de l’image de ce vestige à l’image de la guerre.
Parce qu’elle n’est pas une simple disposition qu’il suffirait d’inscrire
dans la complexion de chacun, la langue échappe au contrôle d’un
seul et au domaine d’extension du pouvoir légitime de l’État. Si l’expé-
rience (l’histoire de Moïse) suffit à le montrer dans le Traité théologico-
politique, l’Éthique montre par l’expérience et par la raison qu’il est
impossible de maîtriser l’impetus loquendi.¹⁵
La communauté linguistique se situe donc dans l’intervalle entre
la situation d’un individu dans sa liberté naturelle et celle de l’individu
qui a renoncé à son droit et vit sous le droit commun. Sans doute
faut-il supposer, aux racines de la langue, l’équivalent d’une habitude,
comparable en un sens aux effets d’un rôle social, pour expliquer la
possibilité du partage de la valeur d’un signe. Mais cette habitude est
particulière en ce qu’elle doit nécessairement précéder l’acquisition de
16 L’analyse de l’autorité que propose le TTP nous semble ainsi préfigurer certains
aspects des enjeux de pouvoir qui seront déduits et fondés à partir du mimétisme
dans la troisième partie de l’Éthique. Rappelons que le TTP ne dispose pas de la
théorie du mimétisme. Voir A. Matheron, « Le problème de l’évolution de Spi-
noza du Traité théologico-politique au Traité politique », Spinoza issues and directions,
E. Curley et P.-F. Moreau éd., Leyde, E. J. Brill, 1990, ainsi que C. Lazzeri, Droit,
pouvoir et liberté : Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998, notamment l’intro-
duction et le chapitre v.
17 « Celui-là est le plus sous l’empire d’un autre qui décide de toute son âme d’obéir à
tous ses commandements ; et par conséquent celui qui règne sur l’âme de ses sujets
détient l’empire le plus grand. […] nous pouvons concevoir sans contradiction des
hommes qui ne croient, n’aiment, ne haïssent, ne méprisent personne et n’éprouvent
aucun affect qu’en vertu du droit de l’État » (TTP, chap. xvii, § 2). On trouve égale-
ment une définition adéquate de l’autorité dans les premières lignes du chap. xx du
TTP, où elle est aussitôt critiquée : « S’il était aussi facile de commander aux âmes
qu’aux langues, tout souverain régnerait en sécurité, et il n’y aurait pas de pouvoir
d’État violent. Car chacun vivrait selon la complexion des gouvernants, et jugerait
selon leur seul décret de ce qui est vrai ou faux, bien et mal, juste et injuste. […]
Certes, le jugement d’un homme peut être subjugué de bien des façons, et à un
point presque incroyable, de sorte que, sans relever directement du commandement
d’un autre, il soit pourtant suspendu à la parole de cet autre, si bien qu’on peut dire à
juste titre qu’il relève du droit de ce dernier » (chap. xx, § 1 et 2, LM p. 633-634).
18 Chap. xvii, § 25, LM p. 575 : « C’est pourquoi les rumeurs et les préjugés populaires
n’étaient nullement à craindre ici ; car personne n’ose porter de jugement sur les
124 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Mais l’influence d’un homme sur un autre n’est jamais aussi forte que
lorsque le premier peut prescrire au second la « réponse divine » à ses
questions.¹⁹
L’autorité, en tout premier lieu celle que s’accapare l’interprète de la
volonté divine, permet de réduire la diversité des opinions et de limi-
ter la liberté d’expression en subjuguant le jugement. Elle peut même
exciter la rage de la foule.²⁰ Un contrôle effectif de la parole est ouvert à
qui dispense autrui de produire soi-même son propre jugement sur ce
qui lui importe. Plus l’autorité est forte, plus elle étouffe les rumeurs ; là
où elle fait défaut, ce qui ne peut manquer d’arriver²¹, la rumeur reprend
de plus belle :
Ils en prirent l’occasion de croire que Moïse n’avait rien institué par com-
mandement divin mais avait tout fait à sa guise, et cela parce qu’il avait élu
sa propre tribu au-dessus des autres et avait donné pour l’éternité le droit du
pontificat à son frère. C’est pourquoi il allèrent le voir, excités et en désordre,
criant qu’ils étaient tous également saints et qu’il s’était élevé sans aucun droit
au-dessus des autres.²²
choses divines : ils devaient obéir, sans jamais consulter la raison, à tout ce qui leur
était commandé par l’autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi
établie par Dieu. »
19 « Tout le monde sait en effet quelle importance ont aux yeux du peuple le droit
et l’autorité sur les affaires sacrées, et comme il est suspendu aux lèvres de qui les
détient. On peut donc affirmer qu’avoir cette autorité, c’est régner entièrement sur
les âmes. Qui veut la ravir au Souverain cherche donc à diviser l’État » (chap. xix,
LM p. 621).
20 « Ceux qui ne peuvent supporter les hommes de libre complexion et qui peuvent,
par quelque autorité torve, facilement changer en rage la dévotion de la plèbe
séditieuse et la dresser contre qui ils veulent » (chap. xx, § 12, LM p. 647).
21 « Moïse, qui avait subjugué au plus haut point le jugement de son peuple, non par
la ruse mais par une vertu divine, Moïse qui était considéré comme divin, et qui
croyait-on parlait et agissait sous l’inspiration divine, ne peut cependant échapper
aux rumeurs ni aux interprétations défavorables » (chap. xx, § 2, LM p. 635).
22 Chap. xvii, § 28, LM p. 579.
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 125
véritable de ses pensées et accepte donc de conformer sa cogitatio à
celle d’un autre et non plus seulement ses actes. L’ordre qu’il établit
entre ses pensées correspond à l’ordre qu’un autre a établi entre les
siennes. Cela signifie notamment que celui qui détient l’autorité est à
même d’enseigner le véritable sens des mots qu’on emploie, c’est-à-dire
de faire adopter par autrui sa propre acception de ce qui est « fas nefas »,
sacrilège ou non. Il peut donc faire partager son propre usage des mots,
et permettre à une communauté donnée de surmonter le malentendu
qui plane sur le signifié.
Une telle mise au pas des cogitationes implique une suppression
directe de la liberté de juger : il s’agit de supprimer la possibilité même
du désaccord (et par là même de l’accord proprement dit) pour faire
adopter à autrui le même cheminement de pensée, de faire croire (et pas
seulement aimer, haïr…) au sujet ce que croit le Souverain ou le prêtre,
ou le monarque interprète de Dieu. Une telle aliénation est décrite,
dans le chapitre xvii du Traité, à propos de l’acquisition du pouvoir
par Moïse : les Hébreux transfèrent à Moïse leur droit de consulter
Dieu et d’interpréter ses édits. Moïse ne dispose pas seulement du
droit de promulguer les lois, de contraindre à leur exécution, ni même
de faire adopter son interprétation contre ou avec d’autres. Il est le
« juge suprême que personne ne peut juger », celui qui « tient la place
de Dieu ; à savoir la majesté suprême », « dans la mesure où il détenait
seul le droit de consulter Dieu, de donner au peuple les réponses de
Dieu, et de contraindre à leur exécution ».²³ Moïse détient le pouvoir
le plus ample qui se puisse imaginer, puisqu’il détient la possibilité de
consulter Dieu quand il le veut. Il détient ainsi un pouvoir supérieur
au monarque absolu, puisque celui-ci gouverne selon les règles d’un
Dieu qui lui est caché.²⁴
lui reconnaît Moïse. On comprend alors pourquoi il peut parvenir à faire taire ceux
qui d’habitude n’y parviennent pas, quel que soit leur acharnement à se maîtriser.
25 « … seul, [Moïse] détenait le droit de consulter Dieu, de donner au peuple les
réponses de Dieu, et de contraindre à leur exécution. Le seul dis-je, car si quelqu’un
voulait, du vivant de Moïse, prêcher quelque chose au nom de Dieu, même si c’était
un vrai prophète, il était cependant accusé d’usurper le droit souverain » (chap. xvii,
§ 9, LM p. 549-551).
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 127
Spinoza, « purement théorique ». La mesure concernant les Lévites,
après l’adoration du veau d’or, fait disparaître l’autorité née de la
croyance dans le caractère absolu des décisions mosaïques, et la contes-
tation renaît avec d’autant plus de violence. La situation décrite montre
bien l’impossibilité ultime d’un contrôle absolu sur les cogitationes :
Mais comme nous l’avons remarqué au début du chapitre xvii, il est impos-
sible que l’âme d’un homme relève absolument du droit d’un autre homme.
Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté de
raisonner librement de toutes choses ; et personne ne peut y être contraint.²⁶
28 « [La règle du moindre mal] implique nécessairement que nul ne promettra, sinon
par tromperie [absque dolo], de renoncer au droit qu’il a sur toutes choses, et qu’abso-
lument personne ne tiendra ses promesses sinon par crainte d’un plus grand mal ou
par espoir d’un plus grand bien » (chap. xvi, LM p. 513).
29 « Pour me faire mieux comprendre, supposons qu’un brigand me force à lui pro-
mettre de lui donner mes biens quand il le voudra. Puisque, comme je l’ai montré,
mon droit naturel n’est déterminé que par ma seule puissance, il est certain que je
peux, par tromperie, me libérer de ce brigand en lui promettant tout ce qu’il veut, le droit
de nature me permet de le faire, c’est-à-dire de le tromper en acceptant le pacte qu’il pro-
pose » (ibid.).
30 « Mais dans l’état de nature où chacun est juge de soi et dispose du droit souverain
de se prescrire des lois et de les interpréter et même, s’il le juge plus utile pour lui,
de les abroger, dans cet état on ne peut raisonnablement concevoir que quelqu’un
agisse par une tromperie qui soit mauvaise » (annotation au chap. xvi, LM p. 685).
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 129
complètement amorale à ce stade. Le pacte verbal n’est qu’un expé-
dient dans le cours de la liberté naturelle, et le moyen le plus efficace
de continuer à poursuivre les mêmes buts. À ce titre, il ne modifie pas
le statut fondamental de l’individu qui le prononce. Mais la condition
pour préserver mon droit me paraît être de faire mine d’y renoncer.
Si le droit de juger est inaliénable, comme le suggère le Traité
théologico-politique, aucune obligation a priori en ce qui concerne la
signification des mots ne peut être définie. Chacun devrait pouvoir
aussi bien penser que nommer les choses selon son droit et sa com-
plexion propres. Le droit naturel me laisserait entièrement libre d’as-
signer aux mots que j’utilise la signification qui me convient. Par suite,
l’existence d’un usage commun des symboles ne peut reposer que sur sa
seule utilité de facto. Personne ne peut être tenu d’accorder un sens à un
mot, mais tout le monde le fait, ou plus précisément, s’engage à le faire
sans aucune garantie, à la manière dont la victime espère échapper au
brigand. La convention linguistique reposerait alors sur une sorte de
proto-promesse, antérieure aux engagements « verbaux », mais struc-
turellement conforme à ceux-ci.
Il faudrait alors savoir comment cette proto-promesse pourrait
acquérir une si étonnante stabilité, alors que chacun s’y engage sans
aucune garantie, et que nul pouvoir, aussi puissant soit-il, ne peut
inspirer assez de crainte ou d’espoir pour contraindre objectivement
un individu à respecter cette convention. Le texte du Traité théologico-
politique qui formule la principale présupposition de la méthode
d’interprétation est à même de nous renseigner sur ce point : « Notre
méthode nous force à supposer incorrompue une tradition juive, à
savoir la signification des mots de la langue hébraïque qu’ils nous ont
transmise. »³¹ Le caractère incorrompu de la signification des mots ne
repose sur aucune éternité naturelle des signifiés. La corruption des
significations n’est en rien impossible en droit. Elle n’a 1) seulement
« jamais pu avoir d’intérêt pour personne », alors que l’intérêt d’un
changement dans le sens d’un discours est évident, ce qui en explique
la fréquence ; et 2) elle se heurte aux limites pratiques des pouvoirs
d’un seul homme face à un peuple entier, pris dans son existence
historique.
Langage et imitation
8 TTP, chap. v, § 8. La citation de Sénèque est reprise aussi au chap. xvi, § (violenta
imperia nemo continuit diu).
Léviathan, chap. xl, § 6, T p. 497-498. Hobbes cite et commente Exode, 20, 18.
10 TTP, chap. xvii, § 9. Textes utilisés : Deutéronome, 5, 23-27 ; 18, 15-16.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 139
l’ancien pacte » : Hobbes décrit successivement le pacte du Sinaï (§
et ), la période de Moïse (§ 10-13), et la période de Josué (§ 14). Il faut
attendre le temps de Juges, une période exceptionnelle de séparation
du droit (la souveraineté entière du grand prêtre) et du fait (l’anarchie
et le pouvoir extraordinaire des Juges), pour que la pleine vérité sur le
régime instauré au Sinaï nous soit révélée explicitement (§ 15).
Hobbes semble parfois décrire un régime presque normal, où
existe une instance humaine souveraine. Par exemple, à la fin du
paragraphe 13, Moïse est en même temps « l’unique interprète de la
parole de Dieu […] qui avait aussi le pouvoir suprême [summa potestas]
en matière civile ».¹¹
Moïse dispose à la fois de l’autorité spirituelle et de la summa potes-
tas. Il en est de même après lui pour le grand prêtre, Éléazar.¹² Tenant
entre ses mains « l’interprétation des lois et de la parole de Dieu », il
est aussi « roi absolu sous Dieu » et dispose, en vertu du pacte du Sinaï,
de la regia potestas. Non seulement il est prêtre, mais il a le summum
imperium, Josué étant seulement chargé de l’exercice ou de l’adminis-
tration de cet imperium.
Ce dernier paragraphe est moins clair qu’il n’y paraît. Pour Moïse,
il n’avait pas été question, comme pour Éléazar, du summum imperium
sans précision de domaine, mais seulement de la summa potestas en
matière civile s’ajoutant à son autorité prophétique. Plus loin, Hobbes
compare la relation de Moïse avec Éléazar à la relation du Christ à
Dieu.¹³ De même que le Christ est le pasteur qui prépare sans être roi
un royaume qui n’est pas le sien mais celui du père, de même Moïse
prépare le royaume sacerdotal qui vient après lui. On semble s’orienter
vers l’idée que la relative ambiguïté à propos de l’existence d’un souve-
rain humain est levée avec Éléazar : le flou concernerait seulement le
moment de l’institution, Moïse compensant par son immense pouvoir
prophétique de persuader les risques afférents à la fragilité ou même
à l’absence de sa souveraineté stricto sensu. Hobbes hésiterait à par-
ler de la souveraineté de Moïse. Mais nous ne pouvons nous arrêter
11 De cive, chap. xvi, § 13. J’ai traduit tous les passages cités à partir du De Cive, Latin
Version, he Clarendon Edition of he Philosophical Works of homas Hobbes, vol. II,
Oxford, Clarendon Press, 1983 (vol. III, même édition, même date pour he English
Version).
12 Ibid., chap. xvi, § 14.
13 Ibid., chap. xvii, § 6. Voir p. 148 la traduction de ce texte.
140 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
définitivement à cette lecture. Au paragraphe 14, Moïse transmet toute
sa puissance au grand prêtre¹⁴ : ce qui aboutit, ou bien à lui attribuer
rétrospectivement la souveraineté ou bien à ébranler la souveraineté
d’Éléazar et de ses successeurs.
19 Ibid., chap. v, § 12 ; chap. viii, § 1 : il y est question d’une origine naturelle de la cité,
d’un genre naturel de cité et des cités naturelles.
20 Ibid., chap. xvii, § 22.
21 Ibid., chap. xvi, § 9.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 143
si bien que le modèle pertinent semble être celui de l’acquisition,
auquel Hobbes fera d’ailleurs référence en 1651 dans le Léviathan où le
royaume de Dieu, au sens propre, est une monarchie, « c’est-à-dire le
pouvoir souverain de Dieu sur des sujets acquis par leur propre consen-
tement [acquired by their own consent] ».²² Il est vrai que le pacte d’ac-
quisition ordinaire est motivé par la crainte du faible (le vaincu a peur
d’être détruit, l’enfant est censé craindre d’être abandonné ou mis à
mort), crainte que le fort juge cependant insuffisante pour assurer une
domination stable, si bien qu’il cherche, grâce au pacte, à transformer
sa force en droit. Dans le cas de la relation naturelle de l’homme à
Dieu, la crainte suffit et le recours au pacte est inutile étant donné la
toute-puissance de Dieu. Le peuple d’Israël a recours à un pacte avec
Dieu pour une raison qui n’a rien à voir avec la crainte de Dieu : le désir
d’échapper à une souveraineté humaine assimilée à la servitude. La
crainte de Dieu n’est pas l’origine passionnelle du pacte mais seulement
le ressort ou le principe (au sens de Montesquieu) du régime.
L’usage du modèle de l’institution pose lui aussi quelques problèmes.
Le plus apparent est peut-être la difficulté à se tenir à un seul et même
sujet instituant qui, en bonne logique, devrait être la multitude rassem-
blée au pied du Sinaï : usage du passif, ce qui évite de se prononcer (« à
travers le consentement de chacun, fut produit sur eux un royaume de
Dieu institué [fit regnum Dei super eos institutiuum] »²³), pour ensuite
désigner successivement, comme sujet instituant, le peuple (« par insti-
tution et pacte du peuple [per institutionem et pactum populi] »²⁴), Moïse
(l’homme seul qui a institué la forme de la future république), et enfin
Dieu lui-même qui a institué le royaume dont il est roi (« le droit du
royaume institué par Dieu », ius regni a Deo instituti, puis « en vertu de
l’institution de Dieu [ex institutione Dei] »²⁵).
En appliquant au royaume mosaïque le modèle de l’institution,
Hobbes lui fait subir deux inflexions : premièrement, dans le modèle
classique de l’institution, le futur souverain, sans s’engager lui-même
par une quelconque promesse, bénéficie des pactes que chaque futur
sujet passe avec chacun des autres, alors que chacun des Hébreux noue
29 Per […] mutationes reipublicae israeliticae (De cive, chap. xvi, § 13) ; respublica israe-
litarum (§ 14) ; instituit reipublicae futurae formam (§ 14).
146 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
zèle privé. C’est pourquoi Moïse, par son commandement propre [imperio
proprio], n’a puni personne de mort ; mais, quand il y avait quelqu’un à mettre
à mort, un ou plusieurs, il excitait la multitude contre lui ou contre eux (usant
de l’autorité divine et disant ainsi dit le Seigneur). Or cela était conforme à la
nature du royaume particulier de Dieu. En effet Dieu règne véritablement là
où on obéit aux lois par crainte de Dieu et non des hommes. Et certes, si les
hommes étaient tels qu’ils doivent être, cet état de la cité [civitatis status] serait
le meilleur. Mais pour gouverner les hommes tels qu’ils sont, une puissance
[potentia] de contraindre (comprenant le droit et la force) est nécessaire. […]
Donc, au regard du droit du royaume, l’empire civil suprême et l’autorité pour
interpréter la parole de Dieu étaient l’un et l’autre dans le prêtre ; mais, au regard
du fait, ils étaient l’un et l’autre dans les prophètes qui jugeaient les Israélites.
Car, comme juges, ils avaient l’autorité civile, comme prophètes, celle d’inter-
préter la parole de Dieu ; et ainsi jusqu’à ce moment-là, de l’une ou l’autre
manière, les deux pouvoirs ont existé sans être séparés.³⁰
32 Statum suum ordinabant. Un peu plus loin, status est utilisé au sens bodinien usuel
dans le De cive d’« état de la cité », cet état dépendant du détenteur de la souverai-
neté. Il ne s’agit pas de « redresser ses affaires » (Sorbière), mais bien de déterminer
le status civitatis.
148 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Sinaï), ce régime [ille status] était le royaume sacerdotal, ce qui veut dire que
l’autorité suprême civile et sacrée résidait dans les prêtres […].³³
47 À noter l’utilisation du même texte ( Juges, II, 10-11) à propos d’« une autre géné-
ration qui ne connaissait pas le Seigneur » (De cive, chap. xvi, § 15 et Léviathan,
chap. xl, § 10, T p. 502).
48 Léviathan, chap. xl, § 10, T p. 502 ; § 12, T p. 504-505.
49 De cive, chap. xvi, § 15.
50 Léviathan, T p. 717-719.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 153
vert ensuite. » En choisissant de se référer au chapitre xxxv (et non
au chapitre xl), Hobbes indique clairement que la rectification vise
indirectement le De cive : en étant silencieux sur l’instance chargée de
faire exécuter les lois, les chapitres xxxv et xl ne procédaient pas à une
rectification tout à fait explicite. La difficulté tient à la confusion pos-
sible entre ceux qui sont chargés d’exécuter les sentences de mort (les
gens [the people entendu comme multitude] qui lapident le condamné)
et les juges chargés légalement [the lawful judges] de se prononcer sur
la culpabilité et la sentence, soit, en cas de lapidation, l’assemblée elle-
même [the congregation]. Une telle confusion
a donné lieu à l’opinion dangereuse selon laquelle n’importe quel homme peut,
dans certains cas, en tuer un autre par droit de zèle, comme si les exécutions
opérées jadis au royaume de Dieu à l’encontre des malfaiteurs ne procédaient
pas du commandement souverain mais de l’autorité du zèle privé [je souligne].
Le texte du De cive cité plus haut⁵¹, selon lequel « il est aux mains
de la multitude déjointe et des particuliers de punir ou de ne pas punir
selon qu’ils y étaient incités par leur zèle privé », n’est-il pas très proche
de cette opinion dangereuse ? La multitude est excitée par Moïse qui
use de l’autorité divine, mais il est difficile de dire, en toute rigueur,
que l’action de la foule procède directement du commandement sou-
verain. Au paragraphe qui suit, Hobbes cite et commente sept textes
de l’Écriture pour montrer que l’administration des châtiments pro-
cédait du commandement souverain, qu’il s’agisse de l’assemblée qui
jugeait ou de l’exécution des sentences : les notions de « zèle privé »
(trois fois), de « droit de zèle privé » (deux fois) et de ius zelotarum
(« droit des zélotes », une fois) scandent cet examen : or cette référence
avait un rôle décisif en 1642.⁵² Dans le premier cas cité (trois mille
hommes massacrés après l’épisode du veau d’or), les Lévites agissent
by the commandment of Moses, from the mouth of God, manière subtile de
reprendre en la révisant la formule de 1642 selon laquelle « Moïse, par
son commandement propre, n’a puni personne de mort », mais usait
de l’autorité divine pour obtenir de la multitude la sentence souhai-
tée. Dans le second cas cité (Phinehas, fils d’Éléazar, lui-même fils
d’Aaron, tuant Zimri et Cozbi, une moabite avec lequel ce dernier,
51 De cive, chap. xvi, § 15. Texte traduit plus haut, voir note 30.
52 Ibid., chap. xvi, § 9 (texte traduit note 15) et § 15.
154 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
un fils d’Israël, s’était livré à la débauche, Nombres, 25, 6-14), il y avait
flagrant délit, le crime étant commis sous les yeux de l’assemblée, et
la ratification de Moïse ne faisait aucun doute. Phinehas est désigné
comme « l’héritier manifeste de la souveraineté »⁵³ : alors que jusque-là
Dieu seul avait été désigné comme souverain (nous sommes dans le
contexte du chapitre xxxv où la question de la souveraineté de Moïse
n’est pas tranchée de manière explicite), nous apprenons donc, presque
en passant, que la souveraineté divine est compatible avec l’existence
d’une instance humaine souveraine.
Au paragraphe 13 du chapitre xvi, le De cive avait utilisé la diffé-
rence entre Moïse, auquel Dieu parle bouche à bouche, et les autres
prophètes, auxquels il parle par songe et vision. Il utilise le même texte
(Nombres, 12, 6-8) en 1651 au chapitre xxxvi⁵⁴ pour établir la différence
entre le plus et le moins extraordinaire en matière de prophétie. Dans
le De cive, c’est la grâce dont Moïse a le privilège, le « face à face » avec
Dieu, qui vient remédier à la fragilité de sa souveraineté et trancher la
controverse entre lui et les contestataires (Aaron et Miryam) à pro-
pos de l’autorité spirituelle. Il y a un prix à payer : puisqu’on ne dit
pas explicitement que « bouche à bouche » ne doit pas être compris
littéralement, le lecteur risque de comprendre que tout se passe entre
Dieu et Moïse sans médiation, sans songe ou sans vision. En 1651, la
souveraineté de Moïse est mieux reconnue et fondée sur une promesse
explicite, si bien qu’on peut interpréter de manière plus précise la diffé-
rence entre Moïse et les autres prophètes : dès le chapitre xxxvi, la rela-
tion entre Moïse et Dieu peut passer par des visions, plus claires que
pour les autres prophètes. Dans le paragraphe de la Révision qui suit
immédiatement ce qui concerne le droit de punir⁵⁵, Hobbes renforce
cette référence aux visions de Moïse et explicite son sens : pas plus que
n’importe quel prophète, Moïse ne peut embrasser la nature divine ;
« bouche à bouche » ne peut avoir un sens littéral, entre un homme et
Dieu une médiation est toujours nécessaire. De nouveau la révision, qui
concerne en principe le chapitre xxxvi, vise sans doute le De cive.
Comme Hobbes en 1651, Spinoza affirme que les Hébreux ont presque
immédiatement transféré à Moïse leur pouvoir collectif de consulter
Dieu. Nous souvenant du chapitre v, nous savons que ce fut nécessaire
à cause de l’incapacité du peuple à instituer de bonnes lois et à exer-
cer collégialement le pouvoir. Spinoza est maintenant très proche de
l’analyse du Léviathan, même si le propos de Hobbes est de nouveau
radicalisé. Hobbes ne parle pas explicitement de deux pactes successifs
et se contente de constater que ses descriptions précédentes (celle de
1642, et celle du chapitre xxxv du Léviathan) de la convention passée
avec Dieu donnent un fondement très précaire à l’autorité de Moïse :
elles doivent donc être complétées par la mention du consentement à
obéir à Moïse et de la promesse de lui obéir. Pour Spinoza, le premier
pacte est aboli par le transfert au seul Moïse du droit de consulter
Dieu et d’interpréter ses édits. Ce n’est pas que la souveraineté divine
soit abolie (comme ce sera le cas avec l’instauration de la royauté), est
seulement abolie la quasi-démocratie, soit le droit partagé entre tous
de consulter Dieu et d’interpréter sa parole.
Cependant deux épisodes survenus au temps de Moïse montrent
que la convergence du Traité théologico-politique et du Léviathan à pro-
pos du pouvoir souverain de Moïse est provisoire.
1. Dans le Léviathan, la révolte de Coré, Dathan, Abiron et des
deux cent cinquante notables a pour enjeu direct et immédiat la sou-
veraineté de Moïse, alors que le De cive la limitait provisoirement au
droit de consulter Dieu et d’interpréter sa parole.⁵⁸ Pour Spinoza, la
révolte résulte de la constitution de la tribu de Moïse en caste séparée
du peuple⁵⁹ : le peuple ne se révolte pas parce qu’il serait plus porté à
l’insoumission que les autres peuples⁶⁰, mais à cause d’un défaut des
institutions. Et de manière très caractéristique de son refus de faire de
la crainte, même de Dieu, le ressort principal de l’obéissance, il raconte
Selon la lecture de Hobbes, Josué est celui qui obéit aux ordres de
64 Léviathan, chap. xl, § 7, T p. 498, traduction modifiée. Ce texte est très proche de
celui du De cive (chap. xvi, § 14) traduit p. 140, note 14.
65 De cive, chap. xvi, § 14.
66 Ibid., chap. xvi, § 14, et Léviathan latin, chap. xl, OL III p. 344, T p. 501. Ce verset
n’est pas traduit dans la version anglaise.
67 Les traductions modernes que j’ai consultées donnent la traduction de Hobbes
pour la Bible de l’École biblique de Jérusalem et celle de Spinoza pour la traduc-
tion œcuménique de 1989.
162 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Moïse, comme ensuite à ceux d’Éléazar ; selon celle de Spinoza, il a
part à la succession de Moïse.
Spinoza répète à deux reprises que le régime institué par Moïse
n’est « ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique » § 10 et 15) :
aucune instance, monarchique, aristocratique ou populaire, n’assume
seule toutes les fonctions de Moïse qui sont au contraire l’objet de deux
partages : entre Éléazar et Josué, puis ensuite entre la tribu sacerdotale
et les autres tribus qui se partagent les attributions de Josué.
Il reste à préciser en quel sens le régime est théocratique. À sa pre-
mière apparition (§ 8), le mot avait été utilisé avec une certaine réserve :
parce que droit de la cité et religion n’étaient pas distincts, l’État des
Hébreux a pu être appelé théocratie, ce qui, nous l’avons vu, reposait
sur une opinion et recouvrait une démocratie de facto. Spinoza reprend
désormais ce vocable à son propre compte. Après la mort de Josué, nous
avons affaire à une confédération de tribus, chacune dirigée par ses
princes : les confédérés sont concitoyens eu égard seulement à Dieu et
à la religion, et c’est seulement en cas de conflit avec des étrangers qu’on
consulte Dieu, à travers le grand prêtre, pour qu’il désigne un comman-
dement en chef. Parler de théocratie revient donc à souligner en quel
sens, exclusivement religieux, la confédération reste un État unifié.
Conclusion
70 Dans le Léviathan (chap. xxii), certains systèmes sont des corps politiques (dotés
d’une personnalité juridique) institués par le souverain en vue du gouvernement de
la république ou de la régulation de son commerce. Or, l’Église n’est jamais un tel
corps politique distinct juridiquement de la république, alors même que certaines
« corporations » cléricales (Hobbes peut penser à un ordre implanté en Angleterre
et dépendant directement de Rome) peuvent être des systèmes réguliers (dotés
d’une personnalité juridique) illégaux.
Spinoza, Hobbes, et la
souveraineté de la Hollande
Theo Verbeek
4 [A. Koerbagh], De Souverainiteyt van Holland ende West-Vriesland klaer ende naeck-
telyck vertoont in een ‘t samenspraeck tusschen een gereformeerden Hollander en Zeeuw
[…], Eerste deel door Vrederijck Waermont, Middelbourg, Antoni de Vrede, 1664
(W. P. C. Knuttel, Catalogus van de pamflettenverzameling berustende in de Konin-
klijke Bibliotheek, no 8923 et 8924, La Haye, Algemeene Landsdrukkerij, 1889-1920 ;
nouvelle édition, complétée par des notes, Utrecht, HES, 1978 et, sous forme de
microfiches, 1985) ; voir G. H. Jongeneelen, « An unknown pamphlet of Adriaan
Koerbagh », Studia Spinozana, 3, 1987, p. 405-415. Sur Koerbagh (et son frère Jan),
voir K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, ouvr. cité ; C. L. hijssen-Schoute, Neder-
lands cartesianisme, ouvr. cité, p. 364-367 ; H. Vandenbossche, « Adriaan en Jan
Koerbagh », Woordenboek van Belgische en Nederlandse vrijdenkers, H. Dethier et
H. Vandenbossche éd., 2 volumes, Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel, 1979, vol. I,
p. 167-191 ; J. I. Israel, Radical Enlightenment, Oxford, Oxford University Press,
2001, p. 185-196.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 167
qu’une personne privée.⁵ Le premier incident illustrait la faiblesse
inhérente de la Constitution, problème auquel la Grande Assemblée
n’apporta aucune solution définitive. Tenant à son caractère « natio-
nal », l’Église voyait dans le décret sur la prière publique une usur-
pation de la part de la Hollande. Enfin, les rapports de parenté entre
les familles Stuart et d’Orange (Charles II était l’oncle de Guillaume
III) compliquèrent la situation, surtout après 1660 (année de la Res-
tauration en Angleterre). Et si la paix avec l’Espagne libérait (comme
l’avait fait la Trêve de 1609-1621) des ressentiments et des antagonismes
anciens et profonds, les « guerres anglaises » produisirent de nouveaux
défis politiques, diplomatiques et militaires, surtout pour les provinces
maritimes (Hollande et Zélande). La question qui occupait tous les
esprits était de savoir quelle était la nature de l’Union des sept provin-
ces. Était-ce une fédération, une confédération, ou simplement une
alliance défensive autour de la Hollande ?
Qu’on ait eu recours à Hobbes (comme du reste à Machiavel), et
plutôt au Léviathan qu’au Citoyen, n’est que trop compréhensible : aux
yeux de Koerbagh et de Van Berckel, la souveraineté de la Hollande
était menacée par l’armée de la Généralité d’abord, mais aussi et sur-
tout par l’Église. Par son agenda théocratique, par le soutien qu’elle
accordait au stathouder et surtout par sa capacité de canaliser l’oppo-
sition à la fois des autres provinces et du peuple, l’Église constituait à
leurs yeux ce que Hobbes appelle le « Règne des Ténèbres » (Kingdom
of Darknesse), c’est-à-dire une « bande d’imposteurs, qui, afin d’obte-
nir du pouvoir sur les hommes en ce monde, se servent de doctrines
fausses, dans le but d’éteindre en eux la lumière, non seulement de
la nature, mais aussi de l’Évangile, et ainsi de les rendre moins aptes
pour le Règne de Dieu à venir ».⁶ Étant donné qu’il est hautement
probable que Spinoza ait eu connaissance de ce débat, la question est
de savoir non seulement à quel point le Traité théologico-politique en
est une contribution, mais aussi dans quelle mesure l’ouvrage contient
un commentaire sur l’usage qu’on y faisait de Hobbes.
-I-
Dans le Traité politique, Spinoza évoque la « République des Hollandais »
(Hollandorum Res publica) comme une entité politique prenant son nom
« de la province entière ».⁷ La Hollande serait donc une république auto-
nome au même titre que Gênes, Venise et l’ancienne Rome, toutes évo-
quées dans le même paragraphe. De surcroît, cette république est gouver-
née apparemment de façon aristocratique – en effet, toutes les références
aux « Hollandais » se trouvent aux chapitres viii et ix de l’ouvrage, consa-
crés au gouvernement aristocratique.⁸ Mais que ce régime n’ait pas été
parfaitement aristocratique ressort de ce qui est dit de sa chute :
Les Hollandais ont cru que pour devenir libres, il suffisait de déposer le comte
et de décapiter le corps du gouvernement, sans songer à le réformer. Ils en ont
laissé subsister tous les membres, tels quels, si bien que le comté de Hollande
est demeuré sans comte, comme un corps sans tête, et qu’on n’a pas trouvé de
nom pour caractériser son gouvernement. Aussi n’est-il guère surprenant que
la plupart des sujets ignorassent qui avait la souveraineté [summa imperii potes-
tas]. Et même sans cela ceux qui la détenaient étaient trop peu nombreux pour
pouvoir gouverner la masse du peuple et réprimer des adversaires puissants.
Et ainsi ceux-ci n’ont pu s’empêcher de chercher les moyens de leur tendre des
embûches et finalement de les renverser. Le renversement de cette république
s’explique donc, non pas par le temps inutilement perdu en des délibérations,
mais par le manque de consistance de son gouvernement comme aussi par le
fait que le nombre de ses gouvernants était trop petit.⁹
- II -
Spinoza ne se prononce jamais sur l’Union sinon d’une façon indirecte,
et encore, presque en passant, lorsqu’il parle des rapports entre les tri-
bus d’Israël. Citons ce passage en entier :
Après que toutes les tribus se furent partagé les terres acquises par droit de guerre
et celles dont on avait encore mandat de s’emparer alors que, désormais, tout
n’était plus à tous, par là même cessa la justification d’un commandant en chef,
puisque cette division faisait que les membres des différentes tribus devaient être
considérés moins comme des concitoyens que comme des confédérés. Eu égard
à Dieu et à la religion, on devait certes les considérer comme des concitoyens ;
mais eu égard au droit de chaque tribu sur une autre, seulement comme des
confédérés, pratiquement de la même façon (si on met à part le temple com-
mun) que les États confédérés des Néerlandais [Praepotentes Confoederati Belga-
rum Ordines]. Car partager une chose veut dire que désormais chacun possède sa
part, et que les autres renoncent au droit qu’ils avaient sur elle.¹²
14 TTP, chap. xvi, G III p. 196, LM p. 522-523 ; TP, chap. iii, § 14, G III p. 290, R p. 125.
15 TP, chap. iii, § 13, G III p. 290, R p. 123.
16 Il faut distinguer cette théocratie de la première période théocratique immédiate-
ment après l’Exode ; voir TTP, chap. xvii, G III p. 205, LM p. 544-545.
17 TTP, chap. xvii, G III p. 208, LM p. 550-551.
172 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
En réalité, comme je l’ai montré ailleurs, il s’agit d’une république
populaire et constitutionnelle, où les dirigeants sont « administrateurs
plutôt que maîtres »¹⁸ et où le rôle du peuple est d’être « gardien de la
Loi ».¹⁹ Mais dans tous les cas, ils sont tous soumis à une Loi qui, loin
d’exprimer la volonté d’aucun mortel, serait la « volonté de Dieu ».²⁰
Or, cette Loi est conservée dans le Temple, qui est le « palais de Dieu,
ou du souverain ».²¹ Le Temple est donc d’abord le siège du gouver-
nement, symbolisant à la fois le règne de la Loi et la souveraineté de
Dieu. Si, au contraire, les Provinces-Unies n’ont pas de temple com-
mun, elles n’ont ni loi commune, ce qui reste le cas jusqu’à Napoléon, ni
Dieu souverain – c’est-à-dire ni théocratie ni peuple élu. Le « temple »
pourrait également être le symbole d’une religion commune – dans
ce cas, son absence exprimerait le pluralisme religieux des Provinces-
Unies.²² Mais même s’il y avait eu une religion commune, comme en
Israël, les habitants des Provinces n’en seraient pas moins des confé-
dérés. Concluons donc que si, pas plus que les tribus d’Israël, les Pro-
vinces n’avaient de raison de se faire la guerre, elles n’en avaient pas non
plus « pour se mêler des affaires les unes des autres ».²³
- III -
- IV -
-V -
Nous avons déjà observé que pour Spinoza, des « confédérés » n’ont
besoin d’une armée qu’aussi longtemps qu’il s’agit de défendre, de
conquérir ou de reconquérir, un territoire commun. En effet, après la
mort de Josué, « chaque prince retint pour lui-même le droit qu’avait
eu Josué sur l’armée de sa tribu ».⁴² On n’avait donc plus besoin d’un
capitaine général ; et toutes les fois qu’un capitaine était nécessaire, il
« n’était choisi que par Dieu seul ».⁴³ Dans le régime populaire, les diri-
geants s’imposent en effet par « sélection naturelle » ou, selon le Traité
politique, « par quelque droit inné ou acquis par la fortune » (a jure quo-
dam innato vel fortuna adepto).⁴⁴ De plus, l’armée d’Israël se composait
de tous les hommes entre 20 et 60 ans.⁴⁵ Il en résulte que « personne ne
pouvait désirer la guerre pour la guerre mais pour la paix et la protec-
tion de la liberté ».⁴⁶ On comprend dès lors pourquoi « aussi longtemps
que le peuple conserva le pouvoir [c’est-à-dire pendant la période des
Juges], il n’y eut qu’une seule guerre civile [qui] se termina d’ailleurs
par un apaisement complet », tandis qu’après l’avènement des Rois,
« on livra des combats d’une atrocité pire que tout ce qu’on avait pu
connaître ».⁴⁷ En effet, « une fois que les rois furent maîtres de l’État, il
fallut combattre non plus, comme auparavant, pour la paix et la liberté,
mais pour la gloire ».⁴⁸
49 TP, chap. vi, § 10, G III p. 299-300, R p. 145 ; § 17, G III p. 315, R p. 149.
50 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327, R p. 203.
51 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327 (traduction de l’auteur), R p. 203.
52 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327, R p. 203.
180 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
commencer des guerres inutiles, l’inclusion de citoyens dans l’armée
sous un régime aristocratique doit en augmenter la force. Pour Spinoza
semble-t-il, la seule raison incitant un gouvernement aristocratique à
envisager la possibilité d’une guerre est la sécurité, ou bien la prospé-
rité, qui sont des motifs légitimes, contrairement à la gloire.
- VI -
Conclusion
Le théologico-politique et la tolérance
Voir G. Grua, Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953 ; La
justice humaine selon Leibniz, Paris, PUF, 1956.
Index des noms
Abraham – 106, 141, 142, 145, 149, 150, Christ – 23, 31, 55, 76, 97, 98, 115, 139,
158, 165 148
Adam – 106 Christin Olivier – 18, 105
Altini Carlo – 25 Cicéron – 69
Ambroise – 57 Comenius – 28
Aristote – 10, 58, 59 Courtine Jean-François – 71, 72, 73,
Armogathe Jean-Robert – 27, 28 89
Arquillière Henri-Xavier – 30, 49, Cristofolini Paolo – 12, 26
50, 52, 54, 55, 56, 57, 59, 60, 61
Augustin – 50, 51, 53, 54, 55, 56, 58 Dagron Tristan – 24
Daneau Lambert – 28
Bastit Michel – 71, 72, 89 Donne John – 42, 43
Benítez Miguel – 22 Drieux Philippe – 5, 6, 32, 117
Bloch Ernst – 19 Duns Scot – 71
Blumenberg Hans – 15, 16, 18, 19, 20, Dybikowski James – 22
21, 28, 29, 36, 38, 39, 40, 41
Bourdin Bernard – 25 Éléazar – 139, 148, 151, 153, 154, 161, 162
Bove Laurent – 24
Brague Rémi – 15, 16, 29 Foessel Michaël – 16
Bramhall John – 13, 65, 66, 189, 190 Foisneau Luc – 13, 23, 66
Bredekamp Horst – 105, 111 Foucault Michel – 19
Brunschvicg Léon – 8
Gauthier David P. – 85, 87
Calvin Jean – 60 Gélase – 30, 50, 56
Capelle Philippe – 25 Giancotti Emilia – 7, 8
194 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Giannini Humberto – Lessay Franck – 13, 23, 35, 189
Gilson Étienne – 54 Lille Alain de – 28
Godolphin Sidney – 46 Löwith Karl – 16, 17
Grégoire le Grand – 30, 50, 52, 56, Lübbe Hermann – 15
57
Grotius Hugo – 11, 28 Machiavel – 9, 24, 167, 178
Grua Gaston – 192 Maïmonide – 24
Mairet Gérard – 18
Hazard Paul – 27 Malynes Gérard de – 42, 44, 45
Hegel Georg Wilhelm Friedrich – 15, Marquer Éric – 5, 30, 35
16, 17 Matheron Alexandre – 123
Henshall Nicolas – 18 McKenna Antony – 22
Herla Anne – 23 Meier Heinrich – 24
Meinsma Koenraad Oege – 26, 165,
Isidore de Séville – 30, 56, 58 166
Israel Jonathan I. – 22, 26, 27, 28, 29, Mersenne Marin – 28
166, 167 Meyer Louis – 22, 28
Moïse – 11, 31, 82, 96, 97, 98, 106, 117,
Jacob Margaret C. – 24, 141, 145, 151 122, 123, 124, 125, 126, 127, 135, 136,
Josèphe Flavius – 60, 147, 158 137, 138, 139, 141, 142, 143, 144, 146,
Josué – 138, 139, 146, 147, 160, 161, 162, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155,
178 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
171, 174, 176
Kervégan Jean-François – 16, 17 Monod Jean-Claude – 15, 16
Koerbagh Adriaan et Jan – 28, 165, Moreau Pierre-François – 5, 6, 14, 22,
166, 167 23, 26, 28, 30, 48, 49, 71, 115, 118, 121,
Kortholt Christian – 183 122, 123, 131
Koselleck Reinhardt – 18, 19, 36, 37,
38, 40, 41, 47 Oakley Francis – 71
Kossmann Ernst Heinrich – 169 Occam Guillaume d’ – 71
Julie Saada
Introduction 15
Sécularisation ou rupture ?
l’invention de la modernité
Éric Marquer
Histoire et philosophie :
Hobbes et la pensée de la crise 35
Pierre-François Moreau
Note sur l’augustinisme politique 49
Julie Saada
Critique du thomisme et
construction de la loi naturelle chez Hobbes 63
Les usages de l’histoire sainte
Charles Ramond
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » :
voix extérieures et voix intérieures
chez Spinoza et Hobbes 95
Philippe Drieux
Autorité politique et régulation sémantique :
un usage spinoziste de Moïse 117
Jean Terrel
Le royaume mosaïque selon le De cive,
le Léviathan et le Traité théologico-politique 135
heo Verbeek
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 165
Elhanan Yakira
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 183
IMPRIMÉ EN FRANCE
Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
ISBN 978-2-84788-175-2
Prix 23 euros
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