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Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Critique de la sécularisation et usages de l’histoire sainte à l’âge classique

Julie Saada (dir.)

DOI : 10.4000/books.enseditions.6334
Éditeur : ENS Éditions
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 12 juin 2017
Collection : La croisée des chemins
ISBN électronique : 9782847887372

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 14 octobre 2009
ISBN : 9782847881752
Nombre de pages : 199

Référence électronique
SAADA, Julie (dir.). Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole : Critique de la sécularisation et usages
de l’histoire sainte à l’âge classique. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2009 (généré le 21
avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/6334>. ISBN :
9782847887372. DOI : 10.4000/books.enseditions.6334.

© ENS Éditions, 2009


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Hobbes, Spinoza
ou les politiques
de la Parole
sous la direction de Julie Saada

ENS ÉDITIONS
L A C RO I S ÉE D ES C H EM I N S

Collection dirigée par


Pierre-François Moreau et Michel Senellart

Recherches, héritages, controverses : telles sont quelques-unes des formes


que prend le mouvement des idées. L’histoire de la pensée ne se limite pas
à des systèmes grandioses et fermés sur eux-mêmes ; elle est constituée éga-
lement par des discours accumulés, des polémiques, des migrations concep-
tuelles d’un secteur de la pensée à un autre. La collection « La croisée des
chemins » publie des textes consacrés à l’histoire intellectuelle et à ses reten-
tissements actuels : philosophie, théorie politique et juridique, esthétique et
enjeux des pratiques scientifiques. Elle s’emploie également à faire connaître
la recherche étrangère en ces domaines et à donner à lire les textes fondamen-
taux qui ont marqué les grands moments de cette histoire.
Hobbes, Spinoza
ou les politiques
de la Parole
Critique de la sécularisation
et usages de l’histoire sainte
à l’âge classique

Sous la direction de Julie Saada


Préface de Paolo Cristofolini

Philippe Drieux, Éric Marquer, Pierre-François Moreau,


Charles Ramond, Julie Saada, Jean Terrel,
Theo Verbeek, Elhanan Yakira

ENS ÉDI T IONS


2009
Éléments de catalogage avant publication

Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole. Critique de la sécularisation


et usages de l’histoire sainte à l’âge classique / Philippe Drieux, Éric Marquer,
Pierre-François Moreau… [et al.] ; Sous la direction de Julie Saada ; Préface de
Paolo Cristofolini – Lyon : ENS Éditions, 2009. 1 vol. (200 p.) : couv. ill. en coul. ;
22 cm.
(La croisée des chemins, ISSN 1765-8128)
Notes bibliogr. Index
ISBN 978-2-84788-175-2

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou re-
productions destinées à une utilisation collective sont interdites.

Illustration de couverture :
William Hogarth, Personnages et caricatures, 1743. © he Bristish Museum,
Londres, Dist. RMN / he Trustees of the British Museum

© ENS ÉDITIONS 2009


École normale supérieure Lettres et Sciences humaines
15 Parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07
ISBN 978-2-84788-175-2
Les auteurs
Paolo Cristofolini, professeur émérite à l’École normale supérieure de Pise
Philippe Drieux, professeur agrégé de philosophie, chargé de cours à l’université
de Rouen, membre du Cerphi (Centre d’études en rhétorique, philosophie et
histoire des idées, UMR 5037)
Éric Marquer, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
membre du CHSPM (Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne,
EA 1451)
Pierre-François Moreau, professeur à l’École normale supérieure Lettres et
sciences humaines, directeur du Cerphi
Charles Ramond, professeur à l’université de Bordeaux, directeur de l’équipe LNS
(Lumières, nature, sociétés, EA 4201)
Julie Saada, maître de conférences à l’université d’Artois, membre de RECIFES/
NoSoPhi (Normes, sociétés, philosophies, EA 3562), directeur de
programme au Collège international de philosophie
Jean Terrel, professeur à l’université de Bordeaux, membre de l’équipe LNS
heo Verbeek, professeur à l’université d’Utrecht
Elhanan Yakira, professeur à l’université de Jérusalem
Remerciements
Cet ouvrage n’aurait pu exister sans le travail de Philippe Drieux, que nous remer-
cions chaleureusement pour sa collaboration à une rencontre initiale entre les
différents auteurs à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines en
2003, et pour ses suggestions qui ont aidé à la réunion des textes de ce collectif.
Une reconnaissance particulière va aussi à Charles Ramond, dont le travail de
relecture et les conseils ont permis de donner à l’ouvrage sa forme présente, et à
Pierre-François Moreau, qui avait bien voulu accueillir ce projet dans le cadre du
Centre d’études en rhétorique, philosophie et histoire des idées et contribuer à la
mise en forme de certains textes.
Préface

Hobbes et Spinoza en tant que contemporains

Dans le colloque qu’elle avait organisé en 1988 à Urbino, Emilia Giancotti


confrontait Spinoza et Hobbes à partir du problème posé par les relations
entre la science et la politique. L’originalité de l’approche qui oriente le
présent ouvrage consiste à envisager les liens unissant les deux auteurs à
partir des questions du langage, du signe, de la parole fondatrice du lien
social, du droit, de la sûreté, donc de l’État ; et dès lors que la parole se
donne et se propose comme fondement de l’autorité, une interrogation
également s’ouvre sur la parole divine, sur sa transmission et sur l’orienta-
tion qu’elle impose aux hommes en vertu de sa puissance impérative.
Associer Spinoza et Hobbes conduit à deux types de questions.
L’une est d’ordre général : qu’est-ce que la contemporanéité entre des
philosophies ? Par extension, l’autre est plus particulière : quels sont les
véritables contemporains de Spinoza ?
La première question fait appel à un critère d’ordre méthodo-
logique. Les rapprochements entre deux auteurs que l’on perçoit
comme contemporains, même lorsqu’ils ne le sont pas en termes
strictement chronologiques, sont légitimes et féconds à condition que
le point de vue privilégié soit celui du successeur qui a pu connaître
l’œuvre de l’autre et s’y confronter, et non pas celui du « précurseur ».
Une méthodologie qui recourt au concept de « précurseur » fait obsta-
cle à toute ouverture, elle ferme les problèmes que peut poser la philo-
sophie d’un auteur et enferme l’auteur lui-même dans le sanctuaire de
la légitimation. Une autre condition est que le rapprochement entre les
deux auteurs soit donné sous un angle problématique défini et clair. Le
mérite de cet ouvrage est de répondre à ces deux exigences.
8 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
La seconde question – celle qui concerne spécifiquement Spinoza :
quels sont ses contemporains véritables ? – fait apparaître clairement,
depuis les études menées par Brunschvicg, que la réponse ne saurait
se borner à la simple chronologie. Dès 1894, Brunschvicg avait en effet
placé en tête des contemporains de Spinoza ce grand prédécesseur
dans l’ordre de la succession des temps et des thèmes qu’est Descartes,
en laissant totalement de côté (pour ne donner ici que l’exemple le plus
illustre) ce contemporain dans le sens le plus strict qu’est Locke. Quant
à Hobbes, lui aussi n’était pas dans son horizon problématique, et c’est
évidemment pourquoi il l’a ignoré. Toutefois, un siècle plus tard, Emi-
lia Giancotti dresse le parallèle, montre les affinités et les contrastes
entre Spinoza et Hobbes. Dans sa perspective, qui privilégie le point de
vue de la politique et celui de la laïcité, ces philosophes sont deux pen-
seurs de l’absolutisme – point de vue qui peut surprendre au premier
abord si l’on considère l’histoire de l’absolutisme médiéval et ecclé-
siastique ainsi que les racines libertines et humanistes dont Hobbes
et Spinoza sont, avec leurs histoires et leurs théories respectives, les
grands témoins de leur siècle. Mais l’objet nouveau qu’Emilia Gian-
cotti met au jour est précisément la pluralité des formes endossées
par l’absolutisme – par les absolutismes. Elle souligne ainsi la manière
dont, chez Hobbes, l’absolutisme prend la forme de la domination,
c’est-à-dire de l’aliénation totale des droits naturels, excepté celui de
défendre sa propre vie face à une menace de mort. Cet absolutisme
ainsi dégagé se réalise pleinement dans la monarchie, qui en constitue
la forme politique parfaite. Le modèle absolutiste spinozien est diffé-
rent. Emilia Giancotti met ainsi en évidence le passage à tout le moins
choquant du Traité politique (xi, 1) dans lequel la démocratie est décrite
comme le type d’État tout à fait absolu (omnino absolutum imperium).
Sa conviction, que je crois pouvoir totalement partager, est que Spi-
noza doit à Hobbes la conquête d’une méthode rationnelle dans la
pensée politique, mais qu’il le dépasse en découvrant une perspective
de libération de l’homme, dans et par la politique. Le noyau central
de ce dépassement tient au fait, selon elle, que le souverain hobbesien
incarne dans sa personne, et a pour essence, la multitude transfor-
mée en une unité, en une personne précisément : il est l’acteur de toute
action ou décision, mais il l’est en tant que représentant du véritable
auteur, qui est la multitude. En revanche, le modèle le plus parfait de
l’absolutisme spinozien, tel qu’il est donné dans le chapitre xi (ina-
Préface 9
chevé) du Traité politique consacré à la forme du gouvernement démo-
cratique, place le pouvoir dans les mains de tous les citoyens, en même
temps qu’il établit les lois sur la base du consentement général. Nous
pourrions ajouter que l’ensemble du Traité politique vise à déterminer,
même dans les formes monarchique ou aristocratique du pouvoir, les
conditions les plus favorables au développement de la liberté – c’est-à-
dire de l’autodétermination des citoyens – et ce au degré le plus élevé
possible. L’on peut donc soutenir qu’à la différence de celle de Hobbes,
la philosophie politique de Spinoza est une philosophie de la liberté.
Tel est le grand clivage entre les deux philosophes et ce, en dépit de
l’image de libre penseur qui accompagne toute la réception de la philo-
sophie hobbesienne.
Hobbes et Spinoza ont en effet été à maintes reprises accusés d’irré-
ligion et d’athéisme plus ou moins vertueux, tout au long de leurs vies
et jusque dans leur postérité. Cette accusation n’est pas surprenante
dès lors que l’on prend la mesure du bouleversement des catégories
mentales qu’ils ont causé en Europe (à la suite, il convient de le men-
tionner, de Machiavel) eu égard aux croyances établies et aux principes
d’autorité reconnus. Pour l’historien, ce qui est important et même
passionnant, ce sont les articulations différentes du discours. Or, la
recherche dont cet ouvrage est l’aboutissement a précisément pour
enjeu l’examen de ces différences. Elle explore le monde intellectuel
de nos deux auteurs en s’interrogeant sur le rôle et la signification du
langage des signes, de la parole divine, et de la parole législative orga-
nisatrices de la société civile.
Nos deux philosophes sont les hérauts, au xviie siècle, de la laïci-
sation de la parole divine comprise pour ainsi dire comme traduction
de la loi naturelle en langage humain, face à la tradition théologique,
thomiste notamment, pour laquelle c’est la loi surnaturelle qui est
communiquée dans la langue des hommes par l’autorité légitimée à
le faire, c’est-à-dire par l’autorité sacerdotale. La rupture hobbesienne
consiste dans le fait que la loi naturelle, exprimée par la parole divine,
doit être découverte et comprise par la raison. Sur ce point, Spinoza est
l’héritier de Hobbes. Mais pour le philosophe anglais – à la différence
de Spinoza – l’interprétation de la loi naturelle divine dans le cadre
d’une législation civile douée de force d’obligation revient entièrement
au souverain politique, en vertu des moyens de coercition dont il dis-
pose pour réduire la multitude à l’obéissance.
10 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
En effet, Hobbes considère les lois naturelles comme l’objet sur
lequel la raison scientifique, galiléenne, travaille à la fois dans le domaine
de la connaissance du monde extérieur et dans celui de la direction de
nos actions ; mais elles sont à lire en même temps comme l’expres-
sion de la volonté divine. La loi de la nature est certes une loi révélée,
mais il convient d’admettre (et ici l’expérience historique de Galilée
est présente) deux sortes de révélations : celle qui nous est donnée par
les lumières naturelles (la méthode expérimentale et la démonstration
mathématique), et celle qui ne s’y réduit pas et pour laquelle il faut
s’en tenir à l’autorité établie. Or, si Galilée était contraint de se plier
au despotisme et au dogmatisme de l’Église catholique, Hobbes, qui
cultive une conception autoritaire mais non conditionnée par les pou-
voirs ecclésiastiques, peut effectuer un déplacement : pour lui aussi les
lois divines doivent être interprétées, mais seul le souverain civil jouit
de cette prérogative. Sur ce second point, la voie prise par Spinoza va
dans une direction tout à fait différente, sinon opposée. L’opposition
se forme à partir d’un point de principe. Pour Spinoza, la loi civile est
en harmonie avec la loi naturelle, elle en est une prosécution. Tel n’est
pas le cas chez Hobbes, qui rejette la conception aristotélicienne et
scolastique de l’homme comme animal civil ou social (zòon politikòn),
tandis que Spinoza la fait sienne.¹
La différence sur ce point n’est pas un détail. Le fait est que chez
Hobbes, la loi civile et l’ensemble des institutions politiques procèdent
d’un acte originaire de soumission au pouvoir du plus fort. Il s’agit,
certes, d’un acte collectif et volontaire déterminé par la crainte du pire,
mais le résultat qui s’ensuit ne cesse pas pour autant d’être en opposition
avec le penchant naturel des hommes : c’est un mouvement violent, au
sens d’Aristote. Or chez Spinoza, au chapitre xx du Traité théologico-
politique, les termes d’imperium violentum et d’imperium violentissimum
qualifient exactement ce genre de pouvoir étatique qui s’impose au
conatus des hommes jusqu’à empêcher la libre expression des opinions.
Pour Spinoza, la vie civile doit assurer, et non contraindre, l’épanouis-
sement de la nature de chacun, dès lors qu’il existe quelque chose qui
appartient à la nature de chacun, et qui n’est autre que le besoin d’une
législation commune (jura communia). Dans la perspective spino-

1 Hobbes, Le citoyen, I, 2 ; Spinoza, Traité politique, chap. ii, § 15.


Préface 11
zienne, les hommes sont en effet ainsi faits qu’ils ne peuvent pas vivre
en dehors de quelque droit qui leur soit commun², et ce besoin, même
si la majorité des hommes sont dominés par les passions qui les agitent
dans des directions les plus contradictoires, est inhérent à la nature de
tous les hommes et se retrouve en chacun d’eux.
Une fois observées ces différences, il convient de se rappeler, d’une
part, que pour Spinoza aussi bien que pour Hobbes, le lien social est
assuré par l’obéissance aux lois, d’autre part, que tous deux font de la
Bible (plus particulièrement de l’enseignement de Moïse et des pro-
phètes) l’instrument essentiel pour atteindre ce but. Chez Hobbes,
la parole divine contenue dans l’Écriture sainte est attestée comme
autorité au deuxième degré dans la mesure où sa transmission et son
explication procèdent de l’interprétation qu’en donne l’autorité poli-
tique, laquelle a désormais pris la place des autorités ecclésiastiques.
La perspective spinozienne tient compte en revanche des problèmes
philologiques soulevés par les humanistes : elle montre que l’autorité
de la Bible repose sur son authenticité de texte incorrompu, comme il
est dit au chapitre xii du Traité théologico-politique, mais cette authen-
ticité repose sur le constat a posteriori que ces textes enseignent juste-
ment l’obéissance et la charité, et qu’ils sont ainsi aptes à assurer ce lien
social qui est le fondement essentiel de toute société politique.

Politiques de la parole, parole divine, législation humaine

Hobbes et Spinoza ont tous deux affaire à cette interaction complexe


entre la réalité matérielle et les mots. Afin d’éclairer au mieux les dif-
férences qui les séparent, on peut encore examiner, dans cette phéno-
ménologie de l’humain, la phase qui précède l’avènement de la parole.
Cette zone obscure et prélogique, aphasique, forme le royaume obscur
de la peur. Hobbes, aussi bien que Grotius et Pufendorf, envisage dans
l’état sauvage la préhistoire de l’humanité, et cet état sauvage consiste,
dans sa perspective tout à fait originale, dans un état de guerre de
tous contre tous. Le ressort primaire de toute société politique est

2 Traité politique, chap. i, § 3.


12 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
alors justement indiqué par Hobbes dans la peur : peur de la mort
violente qui force les hommes à une forme élémentaire de rationalité,
c’est-à-dire à la soumission par contrat au despotisme du plus fort.
Cette rationalité élémentaire, à partir de laquelle toute la civilisation
humaine se forme, est en opposition totale avec les penchants natu-
rels des hommes, qui ne connaissent que la violence brute. Mais cette
nature irrationnelle et violente est domptée par cet autre penchant
irrationnel qu’est la peur. C’est à partir de cette opposition entre deux
irrationalités que peut s’établir un état de rationalité – c’est-à-dire de
despotisme accepté par contrat.
Or ce même thème de la peur se retrouve chez Spinoza, mais sous
un angle tout à fait différent. « Les hommes craignent tous la solitude »,
soutient-il au sixième chapitre du Traité politique, puisque personne
n’a dans la solitude assez de force pour se défendre et se procurer les
choses nécessaires à la vie. Spinoza fait lui aussi de la peur le ressort de
la société civile, mais cette peur est plus complexe, plus envahissante
que la peur de la mort. L’élément à notre sens décisif est que ce point
de départ donne lieu à une conception de la rationalité civile qui n’est
pas en opposition, mais en continuité avec les besoins essentiels de
la nature humaine, qui sont des besoins de sociabilité dérivée de la
recherche de l’utile. L’aboutissement rationnel de la peur de la solitude,
donc du besoin des autres pour vivre, est la découverte de l’utilité réci-
proque des hommes³, de la division sociale du travail comprise comme
artifice indispensable à la nature humaine et à sa réalisation.
Ce sont là les différences essentielles qui font apparaître, du côté
hobbesien, une laïcisation de la politique qui, tout en modifiant la
question, ne quitte pas le présupposé d’une nature humaine mauvaise,
corrompue dans son essence, qui ne saurait être réduite à bien que
par la violence ; du côté spinozien, un dépassement complet de toute
conception mortifiante de la nature humaine et la recherche d’un
modèle de société civile correspondant au besoin humain d’épanouis-
sement et de perfectionnement de notre nature.

Paolo Cristofolini

3 Voir aussi Éthique, IV, prop. 35-37.


Liste des abréviations
Pour les œuvres de Hobbes, nous nous référons aux œuvres complètes faites
par Sir William Molesworth, Londres, John Bohn, 1839-1845 ; réimpression,
Aalen, Scientia Verlag, 1966 ; réimpression, Bristol, Routledge & hoemmes
Press, 1992 et 1999 :
OL : homae Hobbes Malmesburiensis Opera Philosophica Quae Latine Scripsit Omnia
In Unum Corpus Nunc Primum Collecta, 5 volumes.
EW : he English Works of homas Hobbes of Malmesbury Now First Collected, 10
volumes et 1 volume d’index et de tables.
Les abréviations sont suivies du numéro du volume dans chacune des éditions.

S : Le citoyen, ou Les fondements de la politique (De cive, OL II, p. 135-432), dans


la traduction faite par S. Sorbière (Amsterdam, J. Blaeu, 1649), réédité par
S. Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, 1982.
M : Leviathan, Or he Matter, Forme, & Power of a Common-Wealth Ecclesiasticall
and Civill (EW III, p. I-XII et p. 1-714), dans l’édition de C. B. Macpherson,
Harmondsworth, Penguin Books, 1968.
G : Leviathan, Or he Matter, Forme, & Power of a Common-Wealth Ecclesiasticall
and Civill, J. C. A. Gaskin éd., Oxford - New York, Oxford University Press,
1996.
T : Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésias-
tique et civile, F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971.

Dans la collection des Œuvres de Hobbes parue chez Vrin, nous renvoyons à :
VR IX : Béhémoth, ou Le long parlement, introduction, traduction et notes de
L. Borot, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, IX), 1990.
VR XI-1 : De la liberté et de la nécessité, suivi de Réponse à la « capture de Léviathan »
(controverse avec Bramhall), introduction, traduction, notes, glossaires et index
par F. Lessay, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, XI-1), 1993.
VR XI-2 : Les questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard : controverse avec
Bramhall, introduction, notes, glossaires et index par L. Foisneau, traduction
de L. Foisneau et F. Perronin, Paris, Vrin (Œuvres de Hobbes, XI-2), 1999.
14 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Pour les œuvres latines de Spinoza, nous renvoyons à l’édition de Carl Gebhardt,
Spinoza Opera. Les traductions françaises sont celles de l’édition des Œuvres
complètes faite par P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999-.
G : Spinoza Opera, C. Gebhardt, Heidelberg, Carl Winters UniversitaetsBuchhan-
dlung, 1925 (abréviation G, suivie du numéro du volume).
TTP, LM : Tractatus theologico-politicus / Traité théologico-politique, texte établi par
F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée et P.-F. Moreau, volume III des
Œuvres, Paris, PUF, 1999.
TP, R : Tractatus politicus / Traité politique, texte latin établi par O. Proietti, traduc-
tion, glossaire, index et bibliographie par C. Ramond, volume V des Œuvres,
Paris, PUF, 2005.
Introduction
Julie Saada

Les usages de la sécularisation

Une partie importante de l’historiographie consacrée à l’âge classique


adopte le schéma de la sécularisation pour expliquer l’institution et
les discours de légitimation des nouvelles formes d’organisations
politiques, au point que la sécularisation est devenue un lieu commun
pour penser la spécificité de la modernité. Celle-ci est alors comprise
en relation avec ce qui la précède et dont elle a voulu s’émanciper – le
cadre théologique ou plus globalement la configuration théologico-
politique dont elle ne serait en réalité qu’une actualisation. Les formes
propres à la modernité politique ne seraient ainsi que l’effet d’un trans-
fert des catégories théologiques passées. On reconnaît là le « théorème
de la sécularisation », formulé sous la plume de Carl Schmitt en 1922,
au sein d’une querelle allant de Hegel à Blumenberg.¹
Cette approche montre d’une part comment un concept qui vaut
comme une catégorie descriptive, même affecté d’une certaine illé-
gitimité², peut être transformé en un schème explicatif général per-
mettant de comprendre la genèse et la substance même des Temps
modernes voire, comme le soutient Rémi Brague, en une interpréta-
tion globale du monde moderne pourvue d’une dimension normative.³

1 J.-C. Monod, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.


2 Voir H. Lübbe, Säkularisierung. Geschichte eines ideenpolitischen Begriffs, Fribourg,
K. Alber, 2003 [1965].
3 Rappelons que si le terme même de sécularisation, dérivé du latin sæculum (monde,
vie mondaine) et attesté en français dès la seconde moitié du xvie siècle, procède
du droit canon, son sens juridique est fixé par le traité de Westphalie (1648) dans
16 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Elle montre d’autre part qu’un concept peut circuler entre des univers
intellectuels si différents, que pour être compris, on doit le rapporter
aux jeux d’oppositions qui le traversent, et non l’inscrire dans l’horizon
d’un système théorique unique et clos sur lui-même. La sécularisation
désigne en effet tout à la fois la valorisation du monde compris indé-
pendamment de toute détermination théologique, et le transfert du
transcendant au profane. Le concept oscille, pour reprendre les termes
de Jean-Claude Monod, entre un mouvement d’émancipation – la
séparation du politique et du religieux ou du théologique, comprise
comme un progrès – et un mouvement de projection de la sphère reli-
gieuse vers la sphère mondaine.⁴ Dans le premier sens, tel que le définit
Max Weber, la sécularisation marque un processus d’autonomisation
des différentes sphères sociales (économie, art, justice, etc.), désormais
capables de se donner leurs propres normes indépendamment de la
sphère religieuse, à mesure que la religion se replie dans le domaine
privé et perd de son influence sociale. Comme processus de « désen-
chantement du monde », elle indique que le religieux n’est plus au cœur
de l’organisation sociale.⁵
Dans le second sens, la sécularisation est un transfert de schèmes,
de contenus, de représentations et de pratiques, de la sphère religieuse
ou théologique vers la sphère profane – sens que l’on rencontre aussi
chez Max Weber lorsqu’il montre la manière dont l’esprit du capi-
talisme s’enracine dans l’ascétisme intramondain du calvinisme et
du puritanisme de la fin du xvie siècle.⁶ Mais ce second sens résulte

un contexte agonistique : il désigne, après certains antécédents en Allemagne au


moment de la Réforme luthérienne ou dans l’Angleterre d’Henry VIII, le trans-
fert des biens de l’Église catholique à certains États protestants – autrement dit, la
revendication pour le pouvoir séculier, et la sphère profane en général, de biens et de
droits religieux. La nationalisation des biens ecclésiastiques par les révolutionnaires
français en 1789 montre d’ailleurs que ce processus est destiné à dénouer le nœud
théologico-politique, à garantir la séparation de la sphère religieuse et de la sphère
profane. Voir R. Brague, « La sécularisation est-elle moderne ? », Modernité et séculari-
sation. Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss, M. Foessel, J.-F. Ker-
végan et M. Revault d’Allonnes dir., Paris, Éditions du CNRS, 2007, p. 21-28.
4 J.-C. Monod, « La sécularisation et ses limites : entre théologie politique et posi-
tivisme juridique », La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, ouvr. cité,
p. 155-168, notamment p. 156.
5 M. Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 417 et suiv.
6 M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction de l’allemand,
introduction et notes par I. Kalinowski, Paris, Flammarion, 2008.
Introduction 17
d’une approche plus englobante. Il entend décrire un processus géné-
ral dans lequel la modernité se serait tout entière (et non seulement
dans certains de ses aspects) constituée par des emprunts à son passé
théologique. Cette compréhension de l’historicité implique que toute
rupture qui se proclamerait moderne ne ferait en réalité qu’hériter des
périodes précédentes. La conscience historique moderne serait ainsi
née, pour reprendre les analyses de Karl Löwith, d’une transposition
de l’attente eschatologique de l’accomplissement final des temps – au
point que l’histoire ne peut être comprise que comme histoire du
salut⁷ –, rejoignant en ce sens, avec des penseurs aussi différents que
Nietzsche ou Voegelin, l’idée hégélienne d’une modernité issue d’une
mondanisation du christianisme.⁸
C’est toutefois plus essentiellement la sphère politique qui est com-
prise à partir de ce processus de sécularisation, sphère saisie non dans
sa particularité comme élément parmi d’autres de la modernité, mais
comme lieu d’avènement même de cette modernité, placée au cœur de
toutes les autres dimensions et auxquelles elle donne leur dynamique.
Ainsi Carl Schmitt assigne-t-il comme point d’ancrage de l’histoire
de la modernité le transfert de la plenitudo potestatis papale au sou-
verain politique, pour généraliser le processus, au point que « tous les
concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts
théologiques sécularisés ».⁹ Cette compréhension de l’historicité et de
la modernité implique un autre présupposé : non seulement la moder-
nité est modernité politique, mais ce qui constitue cette dernière
comme telle est la forme que prend désormais l’institution étatique,
comme souveraineté absolue, apte à repousser les guerres (notamment
interconfessionnelles) qui déchirent l’Europe aux xvie et xviie siècles
au-delà des frontières de l’État¹⁰ – présupposé qui fait de Hobbes, au

7 K. Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire,


traduit de l’allemand par M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervégan, pré-
sentation de J.-F. Kervégan, Paris, Gallimard, 2002, p. 21.
8 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 124, rem., traduit de l’allemand par
J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2003, p. 221.
9 Carl Schmitt, héologie politique, traduit de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris,
Gallimard, 1988, p. 46 ; voir aussi « L’ère des neutralisations et des dépolitisa-
tions » dans La notion de politique. héorie du partisan, traduit de l’allemand par
M.-L. Steinhauser, préface de J. Freund, Paris, Flammarion, 1992.
10 Carl Schmitt écrit ainsi : « La première rationalisation produite par la structure spa-
tiale appelée “État” consista, en politique intérieure et extérieure, à déthéologiser
18 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
yeux de Carl Schmitt mais aussi de Leo Strauss, une figure de père
fondateur de la modernité.

La modernité comme auto-affirmation

Si l’on a montré le caractère mythique de cette histoire d’une modernité


politique issue de l’absolutisme¹¹, des travaux ont conduit à adopter un
autre paradigme que celui de la sécularisation pour rendre compte des
transformations opérées à l’âge classique. Reinhardt Koselleck¹² a ainsi
montré que si la mise en place d’une monarchie absolue et d’une raison
d’État avait son origine dans les guerres de religion auxquelles le pou-
voir politique a mis fin, celui-ci s’est constitué non pas en continuité
mais en rupture avec les formes antérieures de pouvoir politique et
religieux, à partir d’une crise historique qui a fait naître des catégo-
ries intellectuelles radicalement nouvelles. À son tour, et sans négliger
les héritages et les transformations des catégories conceptuelles anté-
rieures, Hans Blumenberg a caractérisé les Temps modernes comme
l’auto-affirmation d’un nouvel ordre, d’une nouvelle vision du monde
– thèse qui s’oppose à celle de la sécularisation, laquelle ne peut expri-
mer la spécificité et la nouveauté du discours de la modernité.

la vie publique et à neutraliser les antagonismes de la guerre civile confessionnelle.


Cela signifiait que les factions supraterritoriales des guerre civiles des xvie et
xviie siècles étaient éliminées » (Le nomos de la terre dans le droit des gens du jus publi-
cum europaeum, traduction de l’allemand par L. Deroche-Gurcel, révisée, présentée
et annotée par P. Haggenmacher, Paris, PUF, 2001, section intitulée « La guerre
civile surmontée par la guerre sous forme étatique », III, 1, a, p. 142). Voir aussi, du
même auteur, « La formation de l’esprit français par les légistes » (1942), Du politique.
« Légalité et légitimité » et autres essais, traduit de l’allemand par J.-L. Pesteil, textes
choisis et présentés par A. de Benoist, Puiseaux, Pradès, 1990, p. 194 ; « L’ère des neu-
tralisations et des dépolitisations », art. cité, p. 142-143 ; et Hamlet ou Hécube, traduit
de l’allemand par de J.-L. Besson et J. Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1992, p. 103-104.
Enfin, voir G. Mairet, Le principe de souveraineté : histoires et fondements du pouvoir
moderne, Paris, Gallimard (Folio Essais), 1997, p. 196 et 208.
11 N. Henshall, he Myth of Absolutism : Change and Continuity in Early Modern Euro-
pean Monarchy, Londres - New York, Longman, 1992 ; O. Christin, La paix de reli-
gion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997, p. 10-12.
12 R. Koselleck, Le règne de la critique, traduit de l’allemand par H. Hildenbrand, Paris,
Minuit, 1979.
Introduction 19
Car c’est précisément la possibilité même de penser une modernité
que met en cause une compréhension de l’histoire à partir du schème
de la sécularisation. Si la modernité n’est en effet que le résultat d’un
transfert au monde d’un système de significations et d’institutions
emprunté à la théologie et à l’Église, en quel sens marquerait-elle un
moment historique différent du passé, et différent parce que nouveau ?
Comme l’affirme Paul Ricœur, le propre de la modernité est qu’« une
qualité nouvelle du temps s’est fait jour, issue d’un rapport nouveau au
futur. C’est le temps lui-même qui est déclaré neuf ».¹³ Et cette déclara-
tion a valeur d’un performatif. La radicalité de la modernité tient, pré-
cise Blumenberg, à ce que « les Temps modernes n’existent pas avant le
moment où ils se déclarèrent comme tels ».¹⁴ Élever le présent au rang
de catégorie conceptuelle irréductible à ses formes historiques d’émer-
gence constitue également, dans l’optique foucaldienne, le propre de
la modernité, ce qui revient à saisir cette dernière comme rupture et
comme manière critique de se rapporter à soi, à la société et au temps.¹⁵
La modernité consisterait alors à affirmer la valeur du présent non pas
seulement parce qu’il serait caractérisé par la rupture et la nouveauté,
mais surtout parce qu’il est inscrit dans un « horizon d’attente » qui
transcende « l’espace de l’expérience » et signifie, en définitive, pour
reprendre les termes de Koselleck, « un futur rendu présent » au travers
de l’exigence de sa réalisation, ou bien, avec Ernst Bloch, un « prin-
cipe d’espérance ».¹⁶ En somme, parce qu’elle implique une capacité du
moderne à congédier son propre passé et à ne se revendiquer que de soi,
la nouveauté affirmée comme telle – l’auto-affirmation des modernes à
instituer du nouveau – doit être prise au sérieux dès lors que s’exprime
un souci de justice historique.

13 P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, t. III, p. 304.


14 H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, traduit de l’allemand par
M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, avec la collaboration de M. Dautrey,
Paris, Gallimard, 1999, p. 531.
15 M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la
société française de philosophie, no 2, avril-juin 1990, p. 35-63.
16 R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, tra-
duit de l’allemand par H. Hildenbrand, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000 [1990].
E. Bloch, Le principe espérance, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1976-1991.
20 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Sécularisation et injustice historique

Dans La légitimité des Temps modernes, Blumenberg ramène la sécu-


larisation à une catégorie de l’injustice historique. Penser l’histoire à
travers le prisme de la sécularisation revient en effet à la saisir comme
une transformation de substance dans un rapport univoque entre l’ori-
gine et la destination : un noyau de substance intangible, d’essence
théologique, constituerait la réalité historique que masqueraient ses
transformations apparentes. Ainsi, « un contenu spécifique déterminé
est expliqué par un autre, qui le précède, et de telle sorte que la trans-
formation de l’un en l’autre, qui est l’objet de cette affirmation, n’est
ni une intensification ni une élucidation, mais une aliénation de la
signification et de la fonction originelles ».¹⁷
Une telle optique revient à caractériser la modernité en la délégiti-
mant, à renvoyer la compréhension de soi de la modernité à une auto-
illusion ou à une dimension de sens caché de son origine. Comme le
souligne Myriam Revault d’Allones, le théorème de la sécularisation
est en ce sens investi par une philosophie de l’histoire substantialiste,
homogénéisante et continuiste, travaillée par l’idée de dérivation. Il
constitue une philosophie qui est en réalité une théologie de l’his-
toire.¹⁸ Blumenberg congédie la sécularisation comme une catégorie
de « l’injustice historique », en ce sens qu’elle dénie au présent toute
originalité, alors que la revendication reste inséparable de l’entreprise
moderne. Et l’injustice est d’autant plus grande que le schéma de la
sécularisation peut prendre une extension quasi illimitée en s’appli-
quant à tous les domaines de la modernité.

Sécularisation, sécularité et seuils historiques

À l’inverse, l’optique de Blumenberg permet de comprendre la légi-


timité des « Temps modernes » comme un projet historique autoré-

17 H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, ouvr. cité, p. 19.


18 M. Revault d’Allones, « Ce que disent les modernes. “Sécularité” ou “sécularisa-
tion” ? », Modernité et sécularisation, ouvr. cité, p. 45-55, voir p. 47.
Introduction 21
férentiel. Plutôt qu’en termes de sécularisation, il s’agit de penser la
modernité en termes de sécularité et de seuils historiques. L’idée de
seuil implique à la fois la rupture – qui rend possible l’émergence du
nouveau donc aussi de l’auto-affirmation – et la continuité, mais une
continuité fonctionnelle ou référentielle plutôt que substantielle. Au
lieu de faire apparaître des identités de contenus, transférés d’une
époque à l’autre et d’un champ à l’autre comme substance intangible,
la problématique des seuils historiques permet de penser des identités
de fonctions. Si un seuil historique est franchi dès lors que, dans un
système de questionnement, les réponses ne fonctionnent plus – ce
qui revient à introduire l’idée de crise et de rupture –, alors le pas-
sage d’une époque à l’autre consiste à réinvestir des positions devenues
vacantes par des contenus anciens modifiés, dont la nouveauté tient à
la fois à ces modifications et à leur fonction nouvelle dans le système
de questionnement. En tant qu’elle « recourt moins à ce qui lui est
donné ci-devant qu’elle s’y oppose et répond à son défi »¹⁹, la modernité
peut alors être comprise comme sécularité : elle doit être comprise à
partir de son passé sans en dériver, tout comme, de manière générale,
la philosophie de l’histoire ne peut être comprise sans la théologie de
l’histoire, mais n’en dérive pas.
Les analyses que consacre Blumenberg aux sources de l’auto-
fondation de la raison moderne montrent précisément comment la
modernité peut être issue d’une crise et d’un renversement. À la thèse
de la potentia absoluta dei répond l’idée d’un Dieu capable aussi bien de
maintenir que d’anéantir le monde, donc en quelque sorte désengagé
de ce dernier – laissant à l’homme la charge de lui-même donc aussi
la possibilité d’une auto-affirmation, qui surgit avec le cogito cartésien
comme auto-affirmation et auto-fondation de la raison.²⁰ La moder-
nité est donc caractérisée, selon Blumenberg, comme affirmation de
soi en situation de crise, et comme réinvestissement fonctionnel de
contenus (l’invention de nouvelles réponses à des questions devenues
insolubles), non comme transfert de catégories passées dans le déve-
loppement continu d’une même substance historique.

19 H. Blumenberg ajoute : « Cette différence […] fait de la sécularité le trait caracté-


ristique de la modernité sans que celle-ci soit nécessairement issue de la séculari-
sation » (La légitimité des Temps modernes, ouvr. cité, p. 86).
20 Ibid., p. 202-229.
22 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Spinoza, Hobbes et la modernité

Si le Dieu trompeur cartésien semble ainsi marquer l’avènement de la


modernité en consacrant la légitimité d’une auto-affirmation de la rai-
son, comment comprendre les philosophies de Spinoza et de Hobbes,
à la fois cartésiens et en opposition avec Descartes sur des points déci-
sifs de son système ? Plus précisément, dans la mesure où, par-delà la
réhabilitation des passions à laquelle ils ont contribué²¹, leur projet
repose à bien des égards sur une rupture avec les formes théologiques
dominantes²², voire avec la religion, ne doit-on pas les situer au cœur
de cette crise qui a fait basculer l’histoire dans la modernité politique
et, de manière générale, dans la modernité intellectuelle ?
Jonathan I. Israel rappelle, après Leo Strauss, que le Leviathan était,
avec le Systema theologicum ex Prae-Adamitarum hypothesi (1655) d’Isaac
de La Peyrère, le Philosophia S. Scripturae interpres (1666) de Louis
Meyer et le Tractatus theologico-politicus (1670) de Spinoza, le livre que
les autorités religieuses – aussi bien catholiques que protestantes –
demandaient de réfuter. Et nombre de travaux récents, comme ceux
de Gianni Paganini, montrent que la philosophie de Hobbes a servi
de source pour ceux qui ont théorisé la religion comme imposture²³,
tandis que se sont développées, ces dernières années, les études sur

21 Ibid., voir la troisième partie sur « La curiosité théorique en procès », en particulier


p. 433 et suiv., ainsi que P.-F. Moreau dir., Les passions à l’âge classique, Paris, PUF,
2006 et P.-F. Moreau et A. homson dir., Matérialisme et passions, Lyon, ENS
Éditions, 2004.
22 J. Terrel affirme qu’il faut pourfendre la légende de l’athéisme de Hobbes, sans
perdre de vue la rupture qu’il opère par rapport à la vision religieuse dominante à
son époque ( J. Terrel, Hobbes : matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994, p. 367-368).
Du même auteur, voir aussi Hobbes, Vies d’un philosophe, Rennes, PUR, 2008.
23 G. Paganini, Les philosophies clandestines de l’âge classique, Paris, PUF, 2005. Voir aussi
M. Benítez, J. Dybikowski et G. Paganini dir., Scepticisme, clandestinité et libre pen-
sée / Scepticism, Clandestinity and Free-hinking, Paris, Champion, 2002 ; G. Paga-
nini éd., he Return of Scepticism. From Hobbes and Descartes to Bayle. Proceedings of
the Vercelli Conference, May 18th-20th, 2000, Dordrecht-Boston- Londres, Kluwer
(International Archives of the History of Ideas, 184), 2003. Voir enfin la collec-
tion « Libertinage et philosophie au xviie siècle », sous la direction d’A. McKenna
et de P.-F. Moreau, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne,
9 tomes, 1996-2005.
Introduction 23
la théologie hobbesienne.²⁴ Plus ancienne, la lecture que Leo Strauss
fait de Hobbes le conduit à affirmer que c’est le philosophe anglais,
bien plus que Spinoza, qui a assuré le passage à la modernité – et ce
précisément en vertu de sa critique de la religion. Car si le philosophe
de Malmesbury formule une méthode génétique inspirée d’Euclide
(la méthode résolutive-compositive) qui semble enraciner la politique
dans la science de la nature, c’est en réalité la critique de la religion
qui rend possible, selon Leo Strauss, la politique hobbesienne²⁵ – et
l’affirmation, qu’il juge fondatrice de la modernité, du caractère absolu
de la souveraineté étatique.²⁶ La science de la Bible constituerait pour
Hobbes l’instrument d’une lutte contre l’Église désignée comme enne-
mie non parce qu’elle est contraire à la vérité philosophique, mais parce
qu’elle prétend incarner une autorité spirituelle subsumant l’autorité
politique. Le philosophe anglais qui, en pratiquant un art d’écrire entre
les lignes, aurait visé la subordination du religieux au politique et une
fondation du politique dans la seule rationalité de l’intérêt individuel²⁷,

24 A. Pacchi, Scritti hobbesiani (1978-1990), Agostino Lupoli éd., Milan, Franco


Angeli, 1998. P.-F. Moreau, Hobbes. Philosophie, science et religion, Paris, PUF, 1989,
en particulier « Politique et religion : la parole de Dieu », p. 68-104 ; J. Terrel, Hobbes :
matérialisme et politique, ouvr. cité, p. 287-366 ; F. Lessay, « Hobbes’s Protestantism »,
Leviathan after 350 years, T. Sorell et L. Foisneau éd., Oxford, Clarendon Press,
2004, p. 265-294 ; L. Foisneau, Hobbes et la toute-puissance de Dieu, Paris, PUF, 2000 ;
A. Herla, Hobbes ou Le déclin du royaume des ténèbres : politique et théologie dans le
Léviathan, Paris, Éditions Kimé, 2006 ; D. Weber, Hobbes et l’histoire du Salut : ce
que le Christ fait à Léviathan, Paris, PUPS, 2007.
25 « La critique de la Révélation n’est pas seulement un complément postérieur, quoique
nécessaire, de la politique hobbesienne, mais bien plutôt sa condition, voire la condi-
tion de la philosophie de Hobbes en général » (L. Strauss, La critique de la religion
chez Hobbes. Une contribution à la compréhension des Lumières, traduit de l’allemand
par C. Pelluchon, Paris, PUF, 2004, p. 25). Pour L. Strauss, la structure du Lévia-
than cache ainsi le réel rapport de fondation de la politique philosophique : « dans
la critique de la Révélation se cache le véritable fondement de [la politique de
Hobbes], voire de toute sa philosophie » (p. 27, voir aussi p. 79). Selon lui, on doit
comprendre de la même manière le Traité théologico-politique de Spinoza, qui est
« un prolégomène à son Éthique » (p. 27, note).
26 Ibid., p. 21.
27 La critique hobbesienne de la religion, et par conséquent toute sa politique, dans sa
radicalité moderne, doit aussi être saisie, selon L. Strauss, à partir de son ontologie
opposant le résistant et le non-résistant : « À la base de l’articulation de l’étant en
résistant et non-résistant, il y a, d’une part, une articulation originelle de l’étant
que nous sommes, nous qui sommes des hommes s’affirmant contre le monde par
24 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
devrait ainsi être inscrit dans le mouvement des Lumières radicales.²⁸
Strauss est par la suite revenu sur cette origine de la modernité, en
l’attribuant à Machiavel plutôt qu’à Hobbes.²⁹ Il n’en reste pas moins
que dans cette optique, la modernité serait issue non d’un transfert
de contenus théologiques, mais d’une critique de la religion qui mar-
querait une rupture avec les dispositifs théologico-politiques passés.³⁰
À l’inverse, Spinoza aurait encore besoin de l’autorité de l’Écriture
et de la religion pour penser les conditions d’une obéissance de la

l’action, et, d’autre part, le monde, l’étant contre lequel nous nous affirmons. Et
cette articulation est toujours restée pour Hobbes décisive » (ibid., p. 122).
28 « Parmi les nombreuses contestations de la religion, révélée ou naturelle, que
l’époque classique de la critique de la religion – le xviie et le xviiie siècles – a
produites, il n’y en a pas beaucoup sur le plan de l’efficacité historique, il y en a
peu sur le plan de la fermeté de la dénégation, il n’y en a aucune sur le plan du
radicalisme de la motivation qui se pourrait comparer à celle qui est proposée dans
le Léviathan de Hobbes » (ibid., p. 19). Les Lumières modérées renvoient chez
L. Strauss aux partisans d’une synthèse illusoire entre la religion et la philosophie
(Mendelssohn, Cohen, ou les défenseurs de la théologie naturelle comme Lessing),
tandis que les Lumières radicales développent une critique de la religion rendant
impossible cette synthèse. Il distingue la critique de la religion d’une critique
intrareligieuse adressée à des formes déterminées de religion : « Nous appellerons
critique de la religion radicale toute forme de “non” déclaré à la religion en tant
que telle, qui élève une prétention à valoir obligatoirement pour tous les hommes
(pour tous les “hommes supérieurs”) » (La critique de la religion chez Spinoza, ouvr.
cité, p. 13). Cette critique radicale est directement rattachée aux Lumières, car elle
« n’est rien d’autre que l’action de réveiller la raison dormante, d’inciter à l’exercice
de la raison, de l’encourager : sapere aude ! » (ibid., p. 136). Pour une actualisation
des débats sur les Lumières radicales, voir L. Bove, T. Dagron et C. Secrétan éd.,
Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ? Libertinage, athéisme et spinozisme dans le
tournant philosophique de l’âge classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Sur la
notion de « Lumières radicales », voir aussi M. C. Jacob, he Radical Enlightenment :
Pantheists, Freemasons and Republicans, Londres, G. Allen and Unwin, 1981.
29 Voir la préface de 1964 à La philosophie politique de Hobbes, et « Les trois vagues de la
modernité » (1975), La philosophie politique et l’histoire. De l’utilité et des inconvénients
de l’histoire pour la philosophie, traduit de l’allemand et présenté par O. Sedeyn,
Paris, Le Livre de poche, 2008.
30 Comme le remarque J. Lagrée, le concept de théologico-politique reste flou chez
L. Strauss : tantôt il désigne la subordination de la philosophie politique à l’enseigne-
ment de la Révélation (comme chez Maïmonide), tantôt il dénonce une utilisation
perverse de la référence aux Écritures pour cautionner une pensée politique étran-
gère et hostile à la Révélation, comme chez Hobbes et Spinoza (Spinoza et le débat
religieux. Lectures du Traité théologico-politique, Rennes, PUR, 2004, p. 10). Voir aussi
H. Meier, Das theologisch-politische Problem : zum hema von Leo Strauss, Stuttgart,
J. B. Metzler, 2003 et G. Sfez, Leo Strauss, foi et raison, Paris, Beauchesne, 2007.
Introduction 25
multitude (c’est-à-dire des ignorants³¹) à la souveraineté absolue de
l’État, comme pour penser, en averroïste, les moyens de la conserva-
tion de l’État – tandis que le summum bonum des sages ne consisterait
qu’en contemplation. La critique spinoziste est certes plus hardie, juge
Strauss, que celle de Hobbes. Mais elle l’est « au prix du renoncement
à la fondation véritable de la critique qui se trouve bien plutôt dans
le Léviathan que dans le Traité théologico-politique ». Le rationalisme
de Hobbes ouvre ainsi « la voie à la science de la Bible dans sa teneur
spécifiquement moderne » en lui donnant un sens politique.³²
Si le salut devrait alors prendre chez Hobbes un sens purement
humain – comme l’affirme une partie importante de l’historiographie,
remise en cause par des travaux récents³³ – il n’est dès lors pas possible de
comprendre, à l’instar de Carl Schmitt, que le Dieu mortel de Hobbes
soit la transposition du Dieu matériel dont la toute-puissance aurait été
transférée au souverain politique, caractérisé par son décisionnisme.³⁴
Et soulignant que la critique hobbesienne de la religion procède d’une
radicalisation du socinianisme qui lui aurait permis de rejoindre, comme
Spinoza, les positions de l’épicurisme, Leo Strauss montre – pour
mieux critiquer la solution purement politique fournie au problème du
théologico-politique³⁵ – non seulement que la modernité s’accomplit
par une rupture avec le passé théologique, mais aussi qu’elle se constitue

31 Sur l’idée que toute l’interprétation straussienne de Spinoza est guidée par un pré-
supposé de nature théologique et aristocratique, voir J. Lagrée, Spinoza et le débat
religieux…, ouvr. cité, p. 9 et suiv. ainsi que « Leo Strauss, lecteur de Spinoza, auteur
ou lecteur, qui est le dieu caché ? », dans « La pensée de Leo Strauss », Cahiers de phi-
losophie politique et juridique de Caen, Presses universitaires de Caen, no 23, p. 113-135.
32 L. Strauss, La critique de la religion chez Spinoza, ouvr. cité, p. 114. Voir aussi H. Laux,
« Une dimension du théologico-politique chez Spinoza : l’apport de la religion à
l’État », Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique, P. Capelle éd.,
Paris, Éditions du Cerf, 2008, p. 91-100, et dans le même ouvrage l’étude de B. Bour-
din, « La solution de Hobbes au problème politique du christianisme », p. 101-109.
33 Voir supra.
34 C. Schmitt, héologie politique, traduit de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris,
Gallimard, 1988. Sur la comparaison des lectures de Hobbes faites par Schmitt et
Strauss, voir C. Altini, La storia della filosofia come filosofia politica : Carl Schmitt e Leo
Strauss lettori di homas Hobbes, Pise, ETS, 2004.
35 Sur la critique straussienne de la réduction du concept de théologico-politique au
politique, voir C. Pelluchon, Leo Strauss, une autre raison, d’autres lumières : essai sur
la crise de la rationalité contemporaine, Paris, Vrin, 2005 ; C. Widmaier, « Leo Strauss
et le problème de la sécularisation », Modernité et sécularisation, ouvr. cité, p. 81-91 ;
ainsi que Y. Tanguay, Leo Strauss, une biographie intellectuelle, Paris, Grasset, 2003.
26 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
par des emprunts aux philosophies antiques, dont on a récemment mon-
tré l’importance dans les philosophies de l’âge classique.³⁶ C’est soutenir
que la modernité se constitue aussi en faisant jouer une tradition contre
l’autre, et non en rompant avec tout héritage du passé.

Spinoza, le spinozisme et les Lumières radicales

Reste à savoir si le passage à la modernité doit être compris à partir d’une


philosophie, ou aussi à partir de sa réception et de ses transformations
par les lectures qui en ont été faites. Car comment ne pas saisir le rôle
décisif joué non seulement par Spinoza, mais par le spinozisme ? Que
la radicalité de la philosophie de Spinoza doive être saisie comme un
acte de rupture avec la tradition n’empêche pas d’inscrire, dans la nais-
sance de la modernité, la réception du spinozisme, quand bien même
cette réception diffère de la pensée développée par Spinoza.³⁷ En outre,
c’est bien du côté du penseur hollandais qu’une telle radicalité œuvrant
à la modernité – saisie précisément à travers les « Lumières radicales »
– doit être trouvée. Seul Spinoza, soutient Jonathan I. Israel, a été « la
source et l’inspirateur d’une redéfinition systématique de l’homme, de
la cosmologie, de la politique, des hiérarchies sociales, de la sexualité
et de l’éthique au sens radical ».³⁸ Après les études menées sur le cercle
de Spinoza, ou sur les « autres hérétiques » auxquels on a rapproché
Spinoza pour montrer comment la défense de la liberté de penser
a procédé d’une critique de la religion³⁹, Jonathan I. Israel a voulu

36 P.-F. Moreau dir., Le retour des philosophes antiques à l’âge classique, vol. I : Le stoïcisme
au XVIe et au XVIIe siècle ; vol. II : Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, A. Michel,
1999 et 2001, voir aussi P. Cristofolini, Spinoza edonista, Pise, ETS, 2002.
37 Voir P.-F. Moreau, « Spinoza est-il spinoziste ? », Qu’est-ce que les Lumières « radi-
cales » ?, ouvr. cité, p. 289-298.
38 J. I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la moder-
nité (1650-1750), traduit de l’anglais par p. Hugues, C. Nordmann et J. Rosanvallon,
Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 197, voir aussi p. 301-302, 670-671.
39 K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, Paris, Vrin, 1984 ; Y. Yovel, Spinoza et autres héré-
tiques, traduit de l’anglais par E. Beaumatin et J. Lagrée, Paris, Seuil, 1991 ; I. S. Révah,
Des marranes à Spinoza, textes réunis par H. Méchoulan, P.-F. Moreau et C. L. Wilke,
Paris, Vrin, 1995, voir le chapitre « Spinoza, la multitude et le double langage », p. 170-
201. Sur l’herméneutique spinoziste et ses effets, voir J. Lagrée et P.-F. Moreau, « La
Introduction 27
décrire la manière dont la philosophie de Spinoza et le spinozisme
ont constitué la matrice intellectuelle des Lumières radicales. Celles-ci
formaient selon lui un mouvement intellectuel et culturel européen
extrêmement unifié, et central au sein des Lumières – bien davantage
que les Lumières modérées, lesquelles se sont souvent contentées de
réagir au danger que représentait aux yeux de tous la pensée radicale.
Elles se sont affirmées en rupture radicale avec les traditions passées,
en s’attaquant aux racines de la culture européenne traditionnelle pour
balayer « la croyance dans le sacré, la magie, la monarchie et l’organi-
sation hiérarchique de la société », et anéantir, jusqu’à un certain point
en pratique, « toute légitimation de la monarchie, de l’aristocratie, de
la subordination des femmes aux hommes, de l’autorité ecclésiastique
et de l’esclavage, principes qui furent remplacés par ceux d’universalité,
d’égalité et de démocratie ».⁴⁰ La radicalité de ces Lumières, dont il faut
chercher la genèse dans les années 1650 plutôt que 1680, comme l’avait
en son temps soutenu Paul Hazard⁴¹, tient à l’introduction de nouveaux
concepts entièrement incompatibles avec les principes fondamentaux
de l’autorité, de la pensée et de la croyance traditionnelles :
À la fin du Moyen Âge et au début de l’âge moderne, jusque vers 1650, la civili-
sation occidentale reposait sur un socle commun de foi, de tradition et d’auto-
rité. À partir de 1650, au contraire, toute chose, aussi fondamentale ou pro-
fondément enracinée qu’elle fût, se trouva mise en question à la lumière de la
raison philosophique et fréquemment contestée ou remplacée par des concepts
radicalement différents, engendrés par la philosophie nouvelle et ce qui peut
encore être utilement désigné par l’expression de « révolution scientifique ».⁴²

Si un processus général de « rationalisation et de sécularisation » a


lieu dès les années 1650 pour culminer vers 1740, cette sécularisation
doit être comprise comme une rupture avec le passé théologique et non
comme une transposition de ce dernier dans un horizon mondanisé. Ce
mouvement s’appuie en effet sur une auto-affirmation, pour reprendre

lecture de la Bible dans le cercle de Spinoza », Le Grand Siècle et la Bible, J.-R. Armo-
gathe dir., Paris, Beauchesne (Bible de tous les temps, 6), 1989, p. 97-115, ainsi que
P.-F. Moreau, Spinoza : État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005.
40 J. I. Israel, Les Lumières radicales, ouvr. cité, p. 22-23.
41 P. Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Fayard, 1961.
Les aspects politiques de la crise ont en outre été bien davantage soulignés par
J. I. Israel.
42 J. I. Israel, Les Lumières radicales, ouvr. cité, p. 28.
28 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
l’expression de Hans Blumenberg, par laquelle certains ont « contesté
ouvertement tout l’héritage du passé : non pas seulement les principes
admis concernant l’humanité, la société, la politique et le cosmos, mais
encore la véracité de la Bible et la foi chrétienne, voire toute foi ».⁴³
Dans l’assaut mené par Spinoza et le spinozisme contre l’autorité, la
tradition et la foi, c’est en effet la critique de la Bible qui a, selon Jonathan
I. Israel, provoqué l’inquiétude la plus grande⁴⁴, car elle semblait menacer
les fondements même de la théologie et de la religion. Spinoza allait bien
plus loin que l’exégèse développée par Grotius, Simon et Le Clerc, en
faisant des Écritures un document purement humain, donc propre à être
incorporé à la recherche scientifique. Si l’assimilation du livre de l’Écriture
au livre de la nature est un topos qui court depuis Alain de Lille⁴⁵ et vient
à l’appui, comme le relève Jacqueline Lagrée, tantôt d’une « physique
biblique » (Lambert Daneau et Comenius⁴⁶), tantôt d’une interprétation
littérale de la Bible (Mersenne), ou d’une interprétation naturaliste de
l’Écriture, elle sert chez Spinoza⁴⁷ une méthode de lecture fondée sur
des instruments rationnels. Le passage d’un paradigme de la lecture au
paradigme de la méthode, empruntant à Bacon⁴⁸ et plus lointainement
à la méthode euclidienne, transforme le texte : l’Écriture cesse d’être un
modèle de connaissance pour devenir un objet de connaissance en tant
que texte, permettant ainsi de séparer théologie et raison, pour mieux
émanciper cette dernière.⁴⁹ Développée ensuite par Meyer, Koerbagh,
Isaac Voetius, Goeree et plus tard par Toland, Collins, Wachter, Giannone
et Edelmann, l’herméneutique biblique spinoziste a ainsi bouleversé la
théologie et tout le champ du savoir, comme de la politique.

43 Ibid., p. 28.
44 Ibid., p. 501.
45 Alain de Lille, Rythmus, PL 210, 579A.
46 Voir J.-R. Armogathe, « Les deux livres », La Bible à la croisée des savoirs, M.-C. Pitassi
dir., Revue de théologie et de philosophie, vol. 133, Lausanne, 2001, p. 211-225.
47 Spinoza, TTP, chap. vii, § 2, G III p. 84, LM p. 279.
48 Bacon, Novum organon, I, § 26.
49 Spinoza, TTP, voir le titre du chap. xv, LM p. 483 ; J. Lagrée, Spinoza et le débat
religieux. Lectures du Traité théologico-politique, Rennes, PUR, 2004, p. 31, voir aussi
p. 46 : « Chez Spinoza, la métaphore du livre est abandonnée, pour laisser place à
une homologie structurale des méthodes de traitement des deux objets, ce qui per-
met à la fois de fonder une lecture scientifique de l’Écriture sainte […] et de libérer
la science des arguments théologiques, et la théologie des arguments spéculatifs ».
Du même auteur, voir « Spinoza et la subversion des normes religieuses », Spinoza et
la politique, H. Giannini, P.-F. Moreau, P. Vermeren dir., Paris, L’Harmattan, 1997.
Introduction 29

Spinoza, Hobbes et les politiques de la Parole


Si la genèse des Temps modernes produite par Hans Blumenberg n’est
absolument pas équivalente à la vision de Lumières rallumées après un
âge de ténèbres⁵⁰, et ne s’articule que de très loin aux développements
que consacre Jonathan I. Israel aux Lumières radicales, il n’en reste
pas moins qu’interroger ce qui est moderne, et ce qu’est la modernité,
requiert de situer les philosophies – et au sein de ces philosophies, les
théologies – de Spinoza et de Hobbes dans ce procès de la modernité.
S’inscrivant dans une perspective critique à l’égard du schème de la
sécularisation, l’objet du présent ouvrage est de montrer comment se
sont forgées, en particulier chez Hobbes et Spinoza, certaines formes
nouvelles de la pensée politique moderne, qui ne se réduisent pas au
seul exposé de la genèse de la souveraineté absolue. L’originalité de
son approche est de se démarquer de la thèse de la sécularisation pour
prendre en compte la dimension historique de la crise ou de la rupture
qui a engendré ces concepts, tout en examinant la manière dont la
théologie a été mobilisée. Partant du constat, fait par ceux-là mêmes
qui ont construit les catégories de la politique moderne, de l’impos-
sibilité théorique de maintenir les formes anciennes de pratique et
d’intelligibilité du réel, le présent ouvrage entend montrer la manière
dont deux figures centrales de la modernité – Spinoza et Hobbes –
redéfinissent l’intersection du théologique et du politique en produi-
sant de nouvelles lectures de l’Histoire sainte.
À côté des nombreux travaux consacrés à l’herméneutique biblique
chez Spinoza et chez Hobbes, ou à la question du théologico-politique
et de la naissance des institutions politiques modernes – travaux s’ins-
crivant dans le théorème de la sécularisation ou analysant, au contraire,
la rupture introduite par les deux philosophes –, cet ouvrage veut
montrer comment, à partir d’une interprétation nouvelle de l’ancien,
quelque chose de nouveau a été produit dans la pensée des institutions
politiques, du droit, mais aussi du corps politique et de la multitude. Si
le passage à la modernité a lieu lorsque l’époque est déclarée nouvelle,

50 Voir R. Brague, « La galaxie Blumenberg », Le Débat, no 83, janvier-février 1995,


p. 173-186.
30 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
lorsque le présent est affirmé contre le passé, comme sécularité, force
est de constater que Spinoza et Hobbes le font en reprenant les corpus
anciens, en les réactivant – corpus païens inclus. C’est donc parado-
xalement en interprétant à nouveaux frais l’Écriture que la politique
peut devenir une création humaine (Hobbes) ou une œuvre humaine
dont la rationalité peut être pensée à différents degrés, ce qui revient,
précisément, à penser comment la modernité est aussi issue d’une poli-
tique de la Parole.

De la crise historique à la liberté moderne

L’ouvrage s’ouvre par l’exposition de cette crise marquant l’impossi-


bilité de reprendre les catégories anciennes. Éric Marquer montre la
manière dont la philosophie de Hobbes se déploie à partir de l’analyse
d’une crise historique – celle de la guerre civile, qui est aussi un conflit
interconfessionnel –, analyse qui rend possible une création concep-
tuelle en rupture avec les catégories anciennes de la pensée politique. À
ce titre, l’exemple de l’augustinisme politique est frappant. Si des tra-
vaux récents de l’historiographie voient dans l’augustinisme la source
de la modernité politique, Pierre-François Moreau montre non seule-
ment que l’augustinisme politique ne joue pas ce rôle, mais aussi que
lui attribuer ce rôle comporte des implicites : créée par Henri-Xavier
Arquillière, l’expression traduit une continuité (depuis Gélase jusqu’à
Isidore de Séville en passant par Grégoire le Grand) dans laquelle
l’histoire pourrait tout entière être comprise comme le développement
d’une histoire chrétienne dont la modernité serait la version sécula-
risée. Si, comme le montre Pierre-François Moreau, l’augustinisme
politique, au sens de Grégoire VII ou de Gélase, ne joue pas de rôle
au xviie siècle, il reste à penser l’articulation du politique au religieux,
les transformations des discours théologiques et les mutations du rap-
port que la philosophie entretient à l’histoire en général, et à l’his-
toire sainte en particulier. Une autre rupture – avec le thomisme cette
fois-ci – est lisible dans les transformations des catégories juridiques
qui organisent le corps politique. Julie Saada expose ainsi les transfor-
mations radicales que fait subir Hobbes non seulement au contenu
de la loi naturelle, mais aussi à son statut et à ses rapports avec la loi
divine révélée. Elle montre la fonction proprement politique tenue
Introduction 31
par la loi naturelle dans la doctrine juridique de Hobbes, qui sert de
légitimation au pouvoir du souverain et d’instrument de promotion de
la loi positive (tout en demeurant requise par celle-ci). En prolongeant
la critique que Suárez avait adressée à la conception développée par
homas d’Aquin, la doctrine hobbesienne de la loi naturelle opère une
véritable rupture avec l’héritage médiéval.
Si le schéma de la sécularisation doit ainsi être abandonné parce
qu’il masque ces moments décisifs de rupture par rapport au double
héritage augustinien et thomiste, il n’en reste pas moins que la moder-
nité politique se construit dans des références constantes au théolo-
gique et plus particulièrement à partir de certains usages de l’histoire
sainte. Une attention spéciale doit dès lors être portée à l’interpréta-
tion de l’Écriture : d’une part, à l’herméneutique biblique et aux sources
de la loi, d’autre part, aux usages politiques de l’analyse théologique.
Penser l’avènement de la modernité à partir d’une rupture plutôt que
d’un mouvement de sécularisation suppose de montrer que l’État est
perçu non plus comme une continuité des royaumes anciens (continuité
sinon historique, du moins dans la fidélité à un modèle théologique du
politique), mais comme une création politique. Celle-ci s’est appuyée sur
un renouvellement de l’herméneutique biblique et la construction d’une
« politique divine ». Elle a accordé une place déterminante à la question
des sources de la loi et des autorités capables de l’interpréter. Charles
Ramond étudie ainsi la prophétie à travers le problème des voix réelles
ou imaginaires, de l’extériorité ou de l’intériorité de la parole divine,
chez Spinoza et chez Hobbes. Il montre les ambiguïtés du statut de
Moïse qui, chez Spinoza, est le prophète par excellence en ce qu’il a avec
Dieu une rencontre réelle, dans l’extériorité, et non une hallucination
ou un songe (dont la source peut toujours être attribuée à l’intériorité
d’une imagination trop vive) – tout en restant inférieur au Christ, qui
n’a pourtant pas entendu la voix de Dieu mais l’incarne. La question est
cruciale chez Hobbes : l’extériorité de la voix exprime la continuité d’une
problématique qui va de la prophétie à la génération de la République,
aux conditions de l’obéissance civile à la personne du souverain.
Dès lors, le sens et les usages du modèle mosaïque sont à inter-
roger. L’usage de Moïse que fait Spinoza dans le Traité théologico-
politique, comme figure intégrée du pouvoir théologico-politique, lui
permet d’approcher les limites du pouvoir politique, de saisir à la fois
ce qui le constitue et ce qui tombe en dehors de sa juridiction. Philippe
32 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Drieux montre ainsi que la convention linguistique échappe en droit
au contrôle politique, alors même que Moïse semble incarner, à titre
exceptionnel, la possibilité abstraite d’une institution politique de la
langue : figure ambiguë du cas limite, aussi essentielle pour penser
l’origine du pouvoir en sa forme absolue que pour mesurer les risques
encourus, à son approche, par les libertés de chacun et du peuple. Com-
parant les analyses développées par Hobbes dans le Citoyen et dans le
Léviathan, Jean Terrel fait apparaître les différences entre les usages
ordinaire et mosaïque de l’institution du politique, montrant la manière
dont elles servent une critique du discours républicain. Décrit comme
un royaume sacerdotal en droit dans lequel il revient à Moïse de juger
l’authenticité des prophéties et d’interpréter les lois divines, l’État des
Hébreux devient progressivement, dans l’analyse hobbesienne, le résul-
tat d’une institution – de sorte que la souveraineté divine en vient à être
compatible avec l’existence d’une instance humaine souveraine.
À cette transformation (plutôt que sécularisation) du religieux s’ar-
ticulent des usages politiques de l’histoire sainte. La théologie politique
de Hobbes sert ainsi non seulement de référence, comme le montre
héo Verbeek, pour favoriser la souveraineté de la Hollande, mais aussi
de modèle pour penser – y compris chez Spinoza – l’union des Pays-
Bas à partir de l’unité d’Israël. L’histoire sainte entre ainsi d’une autre
manière au service de l’histoire nationale. Les rapports entre politique
et religieux restent toutefois problématiques dans la mesure où la solu-
tion préconisée par Hobbes (un souverain politique à la tête d’une
église nationale) ne peut prévaloir aux Pays-Bas. La solution spinoziste
consiste, d’une part, à montrer que la religion commande l’obéissance
au souverain, d’autre part, à proposer des arrangements institutionnels
pour en limiter les conséquences négatives. Elhanan Yakira développe
dans un dernier moment la question de la liberté religieuse chez Spi-
noza et Hobbes. Partant de leur critique radicale de la religion telle
qu’elle est véhiculée par les instances ecclésiastiques et par les théolo-
giens, la confrontation entre les deux philosophes permet de dégager
un concept moderne de liberté capable de jouer un rôle décisif dans la
sphère politique, concept que le schéma de la sécularisation ne permet-
tait pas de faire apparaître.
Sécularisation ou rupture ?
L’invention de la modernité
Histoire et philosophie :
Hobbes et la pensée de la crise
Éric Marquer

L’importance des guerres civiles pour l’œuvre philosophique de Hobbes


a souvent été soulignée, en particulier pour les Elements of Law et le De
cive, rédigés comme on le sait dans les années suivant les événements
historiques qui ont déchiré l’Angleterre pendant les années 1640.¹ Au-
delà du contexte des guerres civiles, l’œuvre de Hobbes fait largement
apparaître un intérêt pour l’histoire, depuis sa traduction de l’Histoire de
la guerre du Péloponnèse de hucydide en 1628 jusqu’au Behemoth (1666).²
L’histoire ne constitue pas seulement pour Hobbes un objet de réflexion,
mais également l’occasion pour la pensée de redéfinir ses propres condi-
tions d’exercice. C’est cette hypothèse que la présente contribution se
propose d’examiner, en envisageant l’œuvre de Hobbes comme une pen-
sée de la crise, ou une philosophie en temps de crise, à partir notamment
de l’analyse des rapports entre contexte historique et création théorique.

1 Le De cive, troisième partie des Elementa philosophiae, paraît en 1642, avant le De


corpore (1655) et le De homine (1658) qui constituent les deux premières parties. Les
Elements of Law, qui paraissent en 1650, circulent dès 1640. Enfin, le Leviathan
paraît en 1651, deux après l’exécution de Charles Ier.
2 On pourrait également citer A Dialogue between a Philosopher and a Student of the
Common Laws of England, qui paraît en 1681, deux ans après la mort de Hobbes,
et dont Hobbes avait entrepris la rédaction en 1664. Pour les textes historiogra-
phiques de Hobbes, on peut également se reporter à Hérésie et histoire, traduit de
l’anglais par F. Lessay, Œuvres, XII/1, Paris, Vrin, 1993. Sur Hobbes et l’histoire,
voir notamment G. A. J. Rogers et T. Sorell éd., Hobbes and History, Londres - New
York, Routledge, 2000.
36 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
La question peut être formulée simplement : dans quelle mesure peut-
on comprendre l’œuvre de Hobbes comme la réponse philosophique
à une crise historique ? Nous tenterons de répondre à cette question à
partir notamment d’un nouvel examen de certains ouvrages majeurs,
qui ont développé cette idée : Le règne de la critique de Reinhardt Kosel-
leck et La légitimité des Temps modernes de Hans Blumenberg.³
Ces deux ouvrages intègrent leur analyse de Hobbes dans une
réflexion plus générale sur la crise, et sur les rapports entre crise et
période historique. Hobbes y joue un rôle privilégié, parce qu’il écrit à
un moment historique marqué par de grands bouleversements ; égale-
ment parce qu’il construit son discours à partir d’une position philo-
sophique radicale et systématique, qui entend renouveler l’approche de
l’histoire et de la politique. Le discours philosophique constitue donc
lui-même une forme de bouleversement. En d’autres termes, il est à la
fois symptôme et cause de la crise. Concevoir le discours philosophique
comme réponse à une crise permet ainsi d’en comprendre la nécessité
et la fonction : remédier à une situation d’urgence ou un besoin vital,
mais également corriger les représentations des hommes, puisque ce
sont ces fausses représentations ou ces représentations déformées qui
sont en partie à l’origine de la crise. La désignation d’un champ de crise
permet également de comprendre la nature du discours philosophique
ainsi que la méthode qu’il met en œuvre : proposer une interprétation
ou une théorie de la nature humaine et fonder la science politique à
partir de l’interprétation d’une situation historique.
C’est la désignation du moment historique comme moment de
crise qui conditionne ou implique une méthode d’analyse historique, et
éventuellement une conversion de l’analyse historique en analyse philo-
sophique. À quelles conditions le discours sur l’histoire peut-il être le
lieu ou l’occasion d’un discours philosophique et systématique ? C’est
la question du statut épistémologique de l’histoire qui est ici posée,
mais également celle du statut du discours philosophique. Comment se
situe-t-il et s’inscrit-il dans l’histoire ou par rapport à elle ? Comment
peut-on distinguer la réponse philosophique à la crise et la réponse

3 R. Koselleck, Le règne de la critique, traduction de l’allemand par H. Hildenbrand,


Paris, Minuit, 1979 ; H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, traduit de
l’allemand par M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, avec la collaboration de
M. Dautrey, Paris, Gallimard, 1999.
Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 37
morale ou idéologique des acteurs engagés dans l’histoire, comme celle
des membres des sectes d’un point de vue religieux, ou celle des mar-
chands, d’un point de vue économique ? On peut d’ores et déjà souli-
gner l’intérêt du concept de crise pour rendre compte de la spécificité du
discours philosophique, mais également pour l’inscrire dans un champ
plus large, puisque le concept de crise possède à la fois une dimension
économique, religieuse ou politique. Les discours se définissant comme
des réponses à une crise se développent souvent sur un arrière-fond
médical. L’entreprise de redéfinition conceptuelle opérée par la théorie
philosophique peut-elle pour autant s’apparenter à une simple volonté
thérapeutique de soigner les maladies du corps politique ?

Koselleck : Hobbes, penseur de l’histoire

Commençons par examiner la thèse de Koselleck, et le rôle que joue


Hobbes dans l’analyse des rapports entre crise et critique que Kosel-
leck développe. On sait que l’argument principal de l’ouvrage est de
montrer que la mise en place d’une monarchie absolue et d’une raison
d’État a son origine dans les guerres de religion, à laquelle le pouvoir
politique met fin. Hobbes joue un rôle essentiel dans la théorie de
la séparation entre le for intérieur et l’action extérieure, l’homme et
le citoyen. On connaît les différentes thèses avancées par Koselleck,
notamment les arguments liés à l’affirmation de la neutralité morale
de l’État et au retrait de la conscience privée dans le for intérieur et le
secret. Intéressons-nous ici plus particulièrement aux conclusions que
tire Koselleck de son analyse de l’œuvre de Hobbes du point de vue de
l’histoire ou de l’analyse historique. Koselleck écrit en effet :
En résumé, Hobbes n’était pas un historien qui aurait rassemblé les faits,
passés et contemporains, ou les aurait décrits. Penseur de l’histoire dont le
problème était de surmonter la guerre civile, il a donné une réponse qui va
au-delà de la situation de départ. Que Hobbes déduise de ce qui est ce qui doit
être, qu’il fasse naître l’État civil d’un état de nature où l’homme est un loup
pour l’homme, cette objection, faite déjà par ses contemporains et qui a incité
Dilthey à parler de sa « subjectivité impétueuse », est la preuve même de l’his-
toricité de sa philosophie : dans l’histoire se produit toujours autre chose que
ce que contiennent les prémisses. C’est précisément en cela que consiste son
actualité. Hobbes pensait même d’une façon éminemment historique quand
38 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
il fait le saut paradoxal de l’état de nature de la guerre civile à l’État parfait,
mettant en question ce qui caractérisait le xviie siècle. La vigueur de sa pensée
se manifeste dans son pronostic. (p. 34)

La pensée de Hobbes apparaît comme une pensée de la rupture,


dont la force tient à la fois au diagnostic porté sur une situation histo-
rique ou situation de crise (les guerres civiles de religion) et au pronos-
tic que constitue le fait d’énoncer ce qui doit être, pronostic qui aura
une influence sur la manière dont les hommes vont, à sa suite, pen-
ser l’État, la science politique et plus précisément, les rapports entre
morale et politique.
Au cours des pages qui précèdent le texte cité, Koselleck a consacré
une assez longue analyse à la formule du Léviathan, « in secret free », ou
« libre en secret », par laquelle Hobbes exprime cette liberté privée, reti-
rée dans le silence de la conscience et du for intérieur.⁴ La philosophie
de Hobbes apparaît ainsi comme étant à l’origine d’une redistribution
ou d’une redéfinition des rapports entre espace privé et espace public,
dont Koselleck va poursuivre l’analyse au cours des siècles suivants,
en particulier au siècle des Lumières, jusqu’à la Révolution française,
notamment à partir d’une analyse du secret, de la franc-maçonnerie
et des sociétés secrètes. L’importance de Hobbes ne se situe donc pas
au niveau de la solution apportée à une situation de crise, en d’autres
termes dans ce qui constituerait une réponse pratique, mais plutôt du
point de vue d’une théorie de la nature humaine, d’un discours qui va
au-delà de l’histoire ou au-delà de ce que les acteurs de l’histoire ou de
la politique proposent. Pour résumer, on pourrait dire que le discours
philosophique de Hobbes reflète les nouvelles conditions d’intelligi-
bilité de l’histoire tout en incitant au changement ou en produisant les
conditions théoriques du changement.

Blumenberg : Hobbes et la réduction


de la positivité historique
L’analyse que Blumenberg consacre à Hobbes dans La légitimité des
Temps modernes n’est pas radicalement différente de celle de Koselleck.

4 « Private is in secret free », Hobbes, Léviathan, chap. xxxi, M p. 401 ; T p. 385.


Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 39
Tout en insistant sur la continuité des discours, sur les héritages et les
transformations plus que sur les ruptures à proprement parler, Blu-
menberg cherche à caractériser les Temps modernes comme une auto-
affirmation, thèse qui s’oppose à celle de la sécularisation et à l’idée que
la modernité n’est constituée que d’emprunts cachés ou inconscients
aux périodes précédentes. Face à la thèse de la sécularisation et à ses
présupposés ontologiques, à savoir l’unité ou la permanence d’une
même substance historique, face également aux illusions de la répé-
tition historique, Blumenberg affirme la spécificité et la nouveauté du
discours de la modernité. Le moment hobbesien, comparé au moment
cartésien, y est présenté comme ce moment où le maximum d’indé-
termination permet la reconstruction d’un nouvel ordre, une nouvelle
vision du monde. Là encore, il s’agit d’une reconstruction radicale dans
laquelle le discours philosophique apparaît comme la condition d’une
révolution, c’est-à-dire d’un changement radical portant sur les fon-
dements du savoir.
Ce changement ou cette rupture a lieu à partir de l’interprétation
d’une situation historique considérée comme situation de crise, c’est-
à-dire moment de trouble, et plus précisément un moment au cours
duquel apparaît l’impossibilité à la fois vitale et théorique de maintenir
les formes anciennes de pratique et d’intelligibilité du réel. Blumen-
berg met en avant la fonction de la philosophie comme « renouvelle-
ment de la situation originelle créatrice » :
La raison politique qui se constitue dans l’acte du contrat social, trouve peut-
être l’état du droit naturel, mais cette nature qui lui est donnée n’est rien d’autre
pour elle que l’antinomie dont elle doit chercher la solution, le chaos dont
est issue sa création. La fonction de la philosophie n’est donc plus la théorie
du monde ou des idées, elle n’est plus l’administration d’un trésor donné à
l’homme mais l’imitation de la création (imitare creationem), le renouvellement
de la situation originelle créatrice par rapport au matériau non façonné.⁵ Le
degré zéro de perte d’ordre et le point de départ de la constitution de l’ordre
sont identiques : le minimum de disposition ontologique est simultanément le
maximum de potentialités constructives. Le chaos n’est plus l’indétermination

5 « La philosophie est fille de ta pensée et du monde entier ; certes, non encore bien
figurée, mais semblable au monde géniteur tel qu’il était dans son commencement
informe [Mentis ergo tuae et totius mundi filia Philosophia in te ipso est ; nondum
fortasse figurata, sed genitori mundi qualis erat in principio informi similis] », Hobbes,
De corpore, « Ad lectorem », Karl Schuhmann éd., Paris, Vrin, 1990.
40 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
impuissante de l’antique hylê : le progrès de la pensée repose essentiellement
au début des Temps modernes, sur le fait que l’on commença à énoncer des
assertions sur le désordre et à leur attribuer, sans faire intervenir un facteur
transcendant, le caractère d’une loi d’autorégulation.⁶

Le passage se trouve dans la deuxième partie du livre, intitulée « Abso-


lutisme théologique et affirmation de soi de l’homme », dans le cha-
pitre « La cosmogonie comme paradigme de l’autoconstitution ». On
retrouve dans ce passage un argument assez classique qui distingue
l’effondrement de l’ancien ordre et l’émergence d’une nouvelle pensée
de l’ordre, mais Blumenberg développe ici les concepts plus originaux
d’auto-affirmation et de réinvestissement, c’est-à-dire de transforma-
tion des héritages, de transfert de vocabulaire, mais en un sens néces-
sairement nouveau. Par exemple, l’utilisation de l’expression « Dieu
mortel » suppose un changement de perspective que ne peut expri-
mer le concept de sécularisation. Ce que l’on peut retenir de l’analyse
de Blumenberg, à propos de Hobbes, c’est de nouveau, comme pour
Koselleck, l’idée que l’œuvre de Hobbes, écrite en période de troubles,
apparaît elle-même comme la source de profonds bouleversements.
L’œuvre philosophique de Hobbes va donc au-delà des réponses
conjoncturelles apportées à la crise.
Il faut donc distinguer le discours philosophique comme réponse
à une situation de crise, et les discours proposant ou se contentant
de proposer des solutions à la crise. Pour terminer cette référence à
Blumenberg, on peut évoquer, à propos des rapports entre histoire et
philosophie, la conclusion de son analyse de Hobbes, quelques lignes
après le passage précédemment cité :
Pour Hobbes, l’état de nature était ce que l’homme trouvait, c’est-à-dire ce
en quoi il se trouvait, mais le doute sur la question de savoir si cela pouvait
être plus qu’un principe régulateur et critique, si la chance d’une rationalité
se posant sans présupposés a existé historiquement, put être transposé dans
la maxime selon laquelle une des conditions est aussi que l’homme ne peut se
constituer que par soi-même et qu’il doit créer, par la réduction révolution-
naire de la positivité historique à l’anarchisme élémentaire, pour découvrir le
mystère de sa propre histoire et acquérir le point zéro pour la creatio ex nihilo
d’un état social rationnel. (Ibid.)

6 H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, ouvr. cité, p. 247.


Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 41
Le mouvement de conversion de l’analyse d’une situation historique
à une théorie philosophique de la nature humaine est interprété par
Blumenberg comme la caractéristique de la modernité. Ainsi, comme
l’écrit encore Blumenberg, « la prédétermination exacte de situations
réelles permet de prévenir la fatalité des conditions et de les transfor-
mer » (p. 248).

À travers la référence à Koselleck et Blumenberg, la question se


trouve posée de savoir ce qui constitue la spécificité de la réponse
philosophique à une crise, en l’occurrence principalement ici la rup-
ture de l’unité de l’Église, les guerres de religion et les guerres civiles,
et à un niveau plus général et plus théorique pour Blumenberg l’ef-
fondrement d’un ordre fondé sur l’analogie, entre ordre politique et
cosmologie. Il se trouve que, malgré l’oubli dont Hobbes a pu faire
l’objet et malgré le scandale qu’il a provoqué, ou grâce à lui, les géné-
rations postérieures se sont accordées à voir en lui, conformément aux
vœux que Hobbes avait lui-même exprimés, une figure fondatrice,
à plusieurs titres probablement, mais au moins comme fondateur
de la science politique ou d’une certaine conception de la science
politique marquée par l’introduction d’un discours systématique et
d’une méthode raisonnée pour penser la politique et la distinguer de
l’art politique. Or il se trouve que la notion de crise, dont l’utilisation
est fréquente pour désigner cette période de l’histoire, mais égale-
ment pour caractériser d’autres périodes, est un concept très large
pouvant désigner des réalités et des discours souvent différents. Ainsi,
après avoir vu comment le discours philosophique a pu être analysé
comme l’interprétation d’une situation historique allant au-delà des
faits et renouvelant la conception de l’homme, et des rapports entre
science et politique, nous voudrions à présent revenir à l’histoire, ou
nous tourner de nouveau vers l’histoire, et tenter de confronter le
discours philosophique à d’autres pensées de la crise, d’autres formes
de remèdes et de diagnostic, afin d’essayer de comprendre comment
et pourquoi Hobbes a pu apparaître comme une figure fondatrice,
laissant ainsi dans l’ombre d’autres formes de réactions à la crise.
42 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Les réponses médico-morales à la crise


et les métaphores du corps politique

Pour éclairer le propos, nous prendrons comme éléments de compa-


raison deux exemples, qui illustrent deux des aspects majeurs de la
crise. Tout d’abord les propos de John Donne, dans l’ouvrage traduit
en français sous le titre Méditations en temps de crise, pour saisir le sens
d’une réflexion morale et religieuse sur la crise. Ensuite, les analyses
du marchand contemporain de Hobbes, Gérard de Malynes, dans son
traité publié au début du xviie siècle à Londres, A treatise of he Can-
ker of Englands Commonwealth (1601), dans lequel les réflexions sur la
crise économique qui affecte le commerce anglais se développent sur
fond de pensée médicale ou médico-morale, comme l’indique le titre
du traité.
Les Méditations en temps de crise de John Donne sont un extrait
d’un ouvrage daté de 1624, intitulé Devotions upon Emergent Occasions,
and Several Steps in my Sickness. Ces réflexions rassemblent des dis-
cours composés par Donne à chaque étape de sa maladie. Les Médita-
tions en temps de crise reprennent le premier discours, « Méditations sur
notre condition humaine ».⁷ Celui que l’on a appelé le Pascal anglais y
développe une pensée se faisant écho de la souff rance et de la maladie,
qu’il cherche à traduire sur le plan stylistique pour évoquer un monde
et un corps en décomposition. On trouve d’ailleurs à la fin de l’édition
française un des traités de piété de Pascal, publié en 1666, Prière pour
demander à Dieu le bon usage des maladies, et les discours présentent des
ressemblances évidentes.
C’est trop peu d’appeler l’homme un petit monde ; excepté Dieu, l’homme
n’est un diminutif de rien. L’homme consiste en plus de pièces, plus de parties
que le monde, que ce que le monde a, que ce que le monde est. Et si ces pièces
étaient étendues et étirées dans l’homme comme elles le sont dans le monde,
l’homme serait le géant et le monde le nain, le monde serait seulement la carte
et l’homme le monde. Si toutes les veines dans nos corps étaient étendues en

7 Les trois discours sont « Méditations sur notre condition humaine », « Expos-
tulations et débats avec Dieu », « Prière à Lui lors des diverses occasions ». Voir
J. Donne, Méditations en temps de crise, traduit de l’anglais par F. Lemonde, Paris,
Payot & Rivages, 2002, note 1, p. 8.
Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 43
fleuves, tous les nerfs en veines de mines, tous les muscles qui s’entrecroisent
en collines, tous les os en carrières de pierre et toutes les autres pièces à la
proportion de celles qui leur correspondent dans le monde, l’air serait trop
petit pour que cette planète d’homme s’y déplace et le firmament serait à peine
suffisant pour cette étoile ; car comme il n’y a rien dans le monde entier à quoi
quelque chose en l’homme ne corresponde, il y a bien des pièces en l’homme
dont le monder entier n’a aucune représentation. (p. 25)

Le point de départ de la réflexion de Donne est sa propre maladie, et


sa propre expérience de la maladie, mais le propos peut être caractérisé
comme une pensée de la crise développée selon un mode d’expression
baroque, multipliant les images surprenantes et singulières, jouant sur
le topique du monde à l’envers, notamment grâce à une nouvelle uti-
lisation de métaphores classiques, comme celle de l’homme comme
small world. La pensée de Donne a souvent été évoquée pour exprimer
la conscience de l’effondrement de l’ordre pendant cette période trou-
blée de l’histoire, notamment le poème « Hymne à Dieu mon Dieu,
en ma maladie ».⁸ La réflexion sur la maladie se poursuit et s’élargit
en une vaste méditation sur la variabilité de la condition humaine,
l’incompréhensibilité de l’homme à lui-même, et l’imminence toujours
possible de la mort et de la destruction.
De ce point de vue, la perspective est éloignée, voire inverse, de
l’approche strictement médicale, puisque la contemplation de la mala-
die, mêlée de fascination, n’apparaît jamais comme la recherche d’un
remède. Le regard du poète et moraliste sur la maladie est d’ailleurs
explicitement distingué de celui du médecin dans les méditations.
C’est ce qui différencie la simple maladie de la crise, puisque la crise
est ce moment qui embarrasse tout jugement, et c’est bien un moment
critique que cherchent à exprimer les images développées au fil des
méditations. Toute solution est en Dieu. Aucune guérison ni conso-
lation n’est possible. Par conséquent, on peut dire que le discours sur
la maladie, qui reprend et développe les métaphores du corps malade
pour exprimer la nécessité du remède, le fait dans un sens qui est tout
sauf médical, mais plutôt poétique et religieux. La forme poétique
de ces méditations sur la crise fait pratiquement disparaître toute

8 « Hymne To God My God, In My Sicknesse », J. Donne, Poèmes, Paris, Gallimard,


édition bilingue, 1962, p. 246-247 ; également l’élégie « Inconstance » (« Variety »),
ibid., p. 64-65.
44 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
référence à l’histoire, même si elle se fait l’écho d’une situation qui va
bien sûr au-delà de l’expérience personnelle du corps malade, et cher-
che à construire des analogies entre la faiblesse de l’homme frappé par
la maladie et le désarroi du pécheur en quête de la miséricorde divine.
Si l’on compare cette méditation sur la crise avec d’autres expressions
de trouble et recherches de remède, on s’aperçoit que le cadre métapho-
rique est également présent pour légitimer le discours comme diagnos-
tic : ainsi, le discours des marchands présente de manière assez classique
la crise comme une maladie du corps politique. Nous évoquerons ici
essentiellement le traité de commerce, he Canker of Englands Com-
monwealth, publié à Londres par le marchand Gerard de Malynes en
1601. Les nombreuses maladies du corps politique y sont évoquées, pour
exprimer la situation du commerce anglais au début du xviie siècle.
Malynes expose les causes du déclin du commerce, problème qui
occupe, avec celui de l’équilibre de la balance commerciale, les écono-
mistes et les marchands au début du xviie siècle. Reprenant l’analogie
du corps naturel et du corps politique, de l’économiste et du médecin, il
propose un certain nombre de solutions.⁹ Malynes affirme la nécessité
d’un contrôle du souverain contre les intérêts privés des compagnies de
marchands, principalement la compagnie des Merchants Adventurers,
et surtout contre les agents de change privés, auxquels il attribue une
part de responsabilité dans le déclin du commerce et la diminution de
l’abondance de la monnaie. Le prince, assimilé à l’autorité publique
(public authority), apparaît dans son traité comme le garant d’une cer-
taine équité dans les échanges et les contrats :
Pourtant comme un État n’est rien d’autre qu’un vaste ménage ou une grande
famille, le Prince, étant pour ainsi dire le père de famille, doit maintenir une
certaine égalité dans le commerce ou les échanges entre ses domaines et les
autres pays, ne pas souff rir un excédent de biens étrangers par rapport aux
biens domestiques, sans quoi, lorsqu’il achète, son trésor et la richesse de son
domaine diminuent, et pour ainsi dire ses dépenses s’accroissent, ou excèdent
effectivement ses rentrées ou ses revenus.¹⁰

9 Sur le frontispice de l’ouvrage, se trouve inscrite la formule : Sublata causa, tollitur


effectus.
10 G. Malynes, A Treatise of the Canker of Englands Common wealth, Amsterdam,
W. J. Johnson, 1977 [fac-similé de l’édition de 1601], p. 2 : « Nevertheless (as a com-
monwealth is nothing else but a great houshold or family :) yet the Prince (being
as it were the father of the family) ought to keep a certaine equality in the trade or
Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 45
Malynes affirme ainsi la nécessité du caractère visible et public de
l’autorité politique afin de garantir l’équité, mais également afin d’in-
citer les gens (common people) à confier leur argent à la banque (p. 20).
Les hommes d’État apparaissent comme les médecins du corps politi-
que, menacé par le déséquilibre de la balance du commerce. La méta-
phore du corps malade est ici le moyen détourné par lequel se trouve
exprimée l’urgence du remède et de l’intervention.

Nous avons évoqué brièvement ces différents types de discours


– poético-religieux ou médico-économique – à titre d’exemple ou de
point de comparaison, pour tenter de saisir la spécificité du discours
philosophique sur la crise, à la fois du point de vue de la méthode
et de la solution. Car on peut tout d’abord observer que le discours
philosophique n’est pas le seul, loin de là, à refléter une conscience de
crise. Reste donc à savoir ce qui distingue le discours philosophique
des autres formes de réflexion. Cette question, ainsi que nous l’avions
annoncé, doit nous permettre de mieux saisir les enjeux d’une réflexion
philosophique, en l’occurrence celle de Hobbes, sur l’histoire.

Discours philosophique et conscience de crise

Le discours philosophique, plus qu’un autre – même si les exemples


donnés n’épuisent pas tous les discours qui ont pu être tenus sur la
crise –, constitue à proprement parler une pensée de la crise, et non
simplement une pensée de la maladie ; ou si l’on veut, le discours philo-
sophique distingue crise et maladie. Pour cette raison notamment, un
philosophe comme Hobbes a pu jouer le rôle de figure fondatrice, à
la fois par la méthode et par la nature des solutions ou résolutions
proposées.
Tout d’abord la recherche d’une réponse philosophique à une ana-
lyse historique, ou à l’analyse d’une situation historique, implique une

trafficke betwixt his realme and other countries, not suffering an overbalancing of
forreine commodities with his home commodities, or in buying his treasure and
the wealth of the realme doth decrease, and as it were his expences become greater,
or do surmount his incomes or revenues. »
46 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
certaine méthode et une certaine interprétation de l’histoire, et du cours
des événements. Dans le Léviathan, les références à l’histoire ou aux situa-
tions historiques sont présentées comme les illustrations, les exemples,
d’une théorie établie à partir d’une analyse de la nature humaine et
des passions. Les éléments de la théorie n’apparaissent jamais comme
ayant été déduits d’une observation de l’histoire. Ainsi, lorsque Hobbes
cherche à illustrer la méfiance ou l’état de nature, il évoque la figure très
générale de l’homme fermant sa porte à clé ou l’exemple des sauvages
d’Amérique du Sud. De façon très générale, on trouve peu d’allusions à
l’histoire dans le Léviathan. Pourtant, on comprend que c’est bien face à
une situation de crise et pour mettre fin aux conditions dans lesquelles
cette situation est susceptible de se reproduire que s’élabore l’ouvrage,
comme en témoignent sa conclusion et l’allusion aux guerres au cours
desquelles le poète ami de Hobbes, Sidney Godolphin, a trouvé une
mort injuste.¹¹ Ainsi dans le Léviathan, Hobbes ne cherche pas à tirer
des leçons de l’histoire mais à répondre à une situation historique par la
fondation d’une science politique.
Dans le Béhémoth, l’examen du cours des événements aboutit sou-
vent aux mêmes conclusions. L’intention de Hobbes l’historien semble
moins d’apporter par une enquête historique des éléments d’infor-
mation sur ce qui s’est passé, que d’analyser les causes de la guerre
civile, des causes liées non pas à des événements ou des actions mais
plutôt aux comportements des hommes (en particulier les membres
des sectes) et aux différentes sources de discorde.¹² En d’autres ter-
mes, l’analyse de l’histoire est mise au service d’un discours ayant une
forte valeur démonstrative. Ainsi, après l’analyse des différentes causes
pouvant expliquer comment le peuple en est venu à être si corrompu,
Hobbes conclut :
A – […] Pour finir, le peuple dans son ensemble était dans une telle ignorance
de ses devoirs, qu’il n’y avait peut-être pas un homme sur dix mille qui sût quel
droit un autre avait de lui commander, ou par quelle nécessité il existait un

11 Hobbes, Léviathan, T p. 714.


12 Voir sur ce point le commentaire de L. Borot dans son introduction au Béhémoth :
« L’ordre dans lequel il présente les fauteurs de trouble est extrêmement révélateur :
les ministres presbytériens, les papistes, les Indépendants et les sectes, les admira-
teurs des Grecs et des Romains, la cité de Londres et les autres villes à charte, les
gentilshommes ruinés se faisant mercenaires, l’ignorance du peuple en matière de
souveraineté » (Béhémoth ou Le long parlement, VR IX, p. 16).
Histoire et philosophie : Hobbes et la pensée de la crise 47
roi ou une république en faveur de qui il dût se défaire de son argent contre
sa volonté, qui ne pensât être à ce point maître de ses possessions qu’il fût
impossible de lui en ôter quoique ce fût sans son consentement sous prétexte
de sécurité commune […].
B – Quand le peuple est dans de telles dispositions, le roi est déjà, à mon sens,
expulsé de son gouvernement, de telle sorte qu’il n’avait pas besoin de prendre
les armes pour y parvenir […]. (p. 43)

Hobbes cherche dans son ouvrage à systématiser l’analyse de l’his-


toire, en proposant un certain nombre de causes aux faits qu’il décrit,
de même que son intérêt pour l’œuvre de hucydide avait pour fonc-
tion de présenter les méfaits de la guerre sur le corps politique.
On peut dire que la perspective de Hobbes est de chercher dans
l’histoire des éléments qui dépassent le niveau simplement conjonc-
turel ou factuel pour dégager, non des lois du devenir historique, mais
dans le cours des événements, rétrospectivement, les éléments qui ont
conduit à la dissolution du corps politique. Ainsi, la conscience d’une
rupture dans l’histoire permet de jeter les fondements théoriques d’une
reconstruction du corps politique et de l’impossibilité d’un retour vers
le passé et les formes anciennes pour penser la politique. De ce point
de vue, on peut dire que la réponse philosophique apportée par Hobbes
à une situation historique, si on la compare aux autres exemples évo-
qués, ne passe pas par la description ou la constatation d’un déclin ;
elle ne décrit pas la maladie mais, en renonçant à l’usage classique des
métaphores, cherche d’emblée à reconstruire un nouveau langage et
une nouvelle conception du corps politique.
Ainsi, le discours philosophique produit lui-même une rupture en
transposant dans le registre théorique la crise historique qui a affecté
le corps politique dans son ensemble. En d’autres termes, l’épisode
historique des guerres civiles a mis en crise le modèle aristotélicien,
car il a mis en évidence les insuffisances d’une définition de l’homme
fondée sur l’affirmation du caractère naturel du lien politique. On peut
reprendre la formule de Koselleck à propos de Hobbes :
Hobbes oppose aux morales traditionnelles une morale qui a pour sujet la
raison politique. Ses lois se réalisent dans la construction de l’État. Elles sont
raisonnements, en même temps qu’expérience faite dans la réalité de la cruelle
guerre civile.¹³

13 R. Koselleck, Le règne de la critique, ouvr. cité, p. 26.


48 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Il faut ici peut-être distinguer la fonction que Hobbes assigne à l’histoire
comme discipline, et la manière dont il considère la réponse philoso-
phique élaborée en système. Les mérites de l’histoire sont comparables
à ceux de la prudence qui, bien qu’elle soit distinguée de la science et à
ce titre ne constitue pas un savoir, peut néanmoins correspondre à une
forme de sagesse. Ainsi, Hobbes rappelait dans sa traduction de hu-
cydide que « la tâche propre et principale de l’histoire [était] d’instruire
les hommes, et de les rendre capables, par la connaissance des actions
passées, de se comporter eux-mêmes avec prudence dans le présent et
avec prévoyance pour l’avenir ».¹⁴ On pourrait ainsi penser que l’écriture
de l’histoire que Hobbes entreprendra par la suite renouera avec cette
conception.
Cependant, seule la philosophie est susceptible de prendre acte
d’une rupture dans l’histoire. Si elle constitue un remède ou si elle
élabore les conditions du remède, ce n’est pas seulement parce qu’elle
est une science, mais parce que seule l’analyse philosophique est sus-
ceptible de déchiff rer ce qui dans l’histoire met en crise un modèle
théorique. L’histoire en tant que simple connaissance des faits n’est
donc pas une science, mais c’est nécessairement en prenant l’histoire
comme objet que la philosophie peut prendre conscience des effets
théoriques de la crise, qui ne peut être considérée comme crise qu’à
cette condition d’avoir des effets théoriques. Hobbes a bien écrit l’his-
toire en philosophe : ainsi on retrouve sous diverses formes, dans sa
lecture des événements, l’idée que la conscience ne peut être, pour
le corps politique, juge du bien et du mal. Hobbes s’est également
intéressé à l’histoire en philosophe, au sens où il a cherché ce qui dans
l’histoire devrait permettre à l’homme, sinon d’échapper à sa propre
histoire, du moins de créer un nouveau modèle théorique, ou de pro-
poser des garanties théoriques pour la paix dans la cité.

14 Préface à la traduction de hucydide, dans P.-F. Moreau, Hobbes. Philosophie, science,


religion, Paris, PUF, 1989, p. 112.
Note sur l’augustinisme politique
Pierre-François Moreau

Hobbes comme Spinoza s’opposent à ce que les Églises aient une


trop grande autorité dans l’État et une très grande partie du Traité
théologico-politique comme du Léviathan consiste à construire des
arguments en ce sens. Dans le même mouvement, ils sont conduits
à réfuter les arguments historiques, philosophiques et religieux mis
au point depuis longtemps par les partisans d’une telle autorité. On
caractérise souvent cette position polémique, dans les débats sur la
politique du xviie siècle, en disant que Hobbes et Spinoza s’opposent
à l’augustinisme politique – terme qu’ils n’utilisent ni l’un ni l’autre,
car il n’est apparu qu’au xxe siècle. Il vaut la peine de s’interroger sur
le sens et la portée de cette notion. On l’utilise à tort et à travers, de
même que celle de théocratie (qui, elle, se trouve réellement employée
par les auteurs de l’âge classique). Il n’y a pas de difficulté de principe
à user d’un terme récent pour rendre intelligibles les traits communs
de plusieurs doctrines du passé, mais dans ce cas spécifique, on peut se
demander s’il ne s’agit pas là d’un facteur de confusion, dans la mesure
où il désigne des doctrines et des pratiques très différentes.

La notion d’augustinisme politique a été créée et diffusée, notamment


dans le domaine français de l’histoire des idées, par le livre d’Henri-
Xavier Arquillière.¹ Il s’en sert pour désigner un courant d’idées au sein
de l’Église catholique, qui aboutit à la doctrine sur laquelle s’appuie

1 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques
du Moyen Âge, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1955 [1933].
50 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
au xie siècle le pape Grégoire VII pour légitimer non seulement sa
résistance aux exigences de l’Empereur mais même son droit à le dépo-
ser. Le livre est d’ailleurs la thèse complémentaire de l’auteur, soutenue
en même temps qu’une thèse principale sur Grégoire VII lui-même.²
Le paradoxe ici est qu’Arquillière ne thématise cette notion que pour la
critiquer au même moment – ou du moins pour critiquer ce qui semble-
rait en être la lecture la plus immédiate. En effet, sa démonstration tend
d’abord à établir que la pensée de Grégoire VII n’est pas en rupture avec
celle de ses prédécesseurs, malgré les apparences. Le problème est indi-
qué explicitement dans l’introduction de la seconde édition. Durant
la querelle des Investitures, lorsque le pape décide d’excommunier et
de déposer son adversaire l’empereur Henri IV, il semble bien prendre
une initiative sans précédent. Il s’appuie pour ce faire sur une théorie,
énoncée dans le Dictatus Papae : en tant que chef de l’Église, il a un
droit à la fois sur le temporel et sur le spirituel ; il peut donc retirer aux
empereurs leur autorité politique. Comme il ne semble pas que ses pré-
décesseurs aient énoncé de telles thèses avec une telle force, on pourrait
en induire que cette subordination du temporel au spirituel constitue
une nouveauté doctrinale. Arquillière au contraire veut montrer que
ce n’est pas une rupture et que le pape n’a pas inventé cette théorie de
toutes pièces : il a simplement tiré toutes les conséquences de ce qui
se disait avant lui. Le fait est nouveau, mais la doctrine est le résultat
d’une tradition qui s’énonce dans l’Église depuis très longtemps. Ainsi,
rien n’a jamais changé au fond, il n’y a pas de révolution brusque dans la
chrétienté ; simplement on assiste à un développement continu de cer-
taines thèses. Les thèses en question remontent à Augustin, en passant
par Gélase, Grégoire le Grand et d’autres auteurs moins connus. Une
telle analyse est évidemment intéressante en ce qu’elle rend plus intel-
ligible la démarche de Grégoire VII et, sans en émousser la nouveauté
pratique, permet au moins de saisir sur quelle tradition intellectuelle
il peut s’appuyer. Mais c’est ici aussi que s’introduit la difficulté. En
effet, on s’attendrait alors logiquement à voir l’auteur en déduire qu’une
ligne continue relie, sur la question de la légitimité de l’État, le père
de l’Église Augustin à son disciple du xie siècle, en passant par toute
une chaîne de papes et de docteurs – ce qui justifierait parfaitement la

2 H.-X. Arquillière, Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris,
Vrin, 1934.
Note sur l’augustinisme politique 51
dénomination d’« augustinisme politique ». Or c’est précisément cette
conclusion qui est refusée par Arquillière. Selon lui, cet augustinisme
politique constitue plus un détournement qu’un héritage de la doc-
trine proprement augustinienne. Augustin n’est donc pas lui-même un
défenseur de ce système à qui l’on vient de donner un nom dérivé du
sien. Pourquoi, dans ces conditions, le nommer justement ainsi ? Parce
que, même si l’augustinisme politique n’est pas la doctrine d’Augustin,
il s’appuie sur une interprétation de cette doctrine, c’est-à-dire sur un
remaniement de notions et de raisonnements qui s’y trouvent effective-
ment, même si c’est dans un autre ordre et avec d’autres conclusions.
À vrai dire, la démarche du livre est rendue opaque parce que, der-
rière le souci scientifique de fixer les concepts et d’éclairer l’histoire
d’un courant de pensée, l’ouvrage est animé aussi par une préoccupa-
tion institutionnelle : montrer à la fois la rigueur et la continuité de la
doctrine catholique. Or il n’est pas aisé sur ce point de défendre les deux
en même temps : d’une part, il est clair que ce qu’on appelle « augusti-
nisme politique » recouvre, entre autres, de sérieux empiètements sur
le pouvoir laïc – jugés indéfendables au xxe siècle, et par ailleurs peu
compatibles avec la tradition thomiste qui est devenue ultérieurement
la doctrine officielle de l’Église ; d’autre part, il est difficile de désa-
vouer totalement sinon l’action du moins la doctrine d’un pape légi-
time. Il faudra donc montrer que, tout en se réclamant d’Augustin – et
en s’en réclamant au moins en partie à juste titre, c’est-à-dire en usant
vraiment de concepts augustiniens –, ceux qui au long des siècles ont
forgé ces thèmes ont déformé sa doctrine sur certains points essentiels
– quitte à ajouter que ce sont les circonstances et l’esprit du temps qui
les ont conduits à ces déformations, lesquelles acquièrent dès lors une
sorte de légitimité externe et provisoire (les temps l’exigeaient) qui ne
doit pas être confondue avec la légitimité propre de la vraie doctrine
catholique, qui est perpétuelle. D’où le statut bizarre de la notion intro-
duite pour rendre compte de ce processus historique. D’où aussi les
alternances de formules qui tantôt soulignent la continuité orthodoxe³,
tantôt insistent sur les différences qui sauvent la rigueur de la même
orthodoxie.⁴

3 « Grégoire VII n’est qu’un anneau plus saillant dans la chaîne de la tradition pon-
tificale », ibid., p. 49.
4 « On ne peut plus d’ailleurs assimiler ces deux docteurs [Grégoire VII et Gré-
52 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Une telle constatation suffit-elle pour rendre caduque la catégorie en
la faisant apparaître comme franchement idéologique ? Les choses ne
sont pas si simples – ou, si l’on préfère : la messe n’est pas dite. Le souci
d’analyser les textes, combiné à son argument de principe, amène l’auteur
à étudier, jusque dans ses nuances, un long processus historique, et les
enjeux externes dont il tient compte le conduisent à mettre en lumière
certains aspects extrêmement intéressants de l’histoire de la pensée. Á
l’idée de révolution dans l’Église, il substitue un développement interne
et logique selon les nécessités du temps et montre que ce développement
a commencé pratiquement dès l’origine : c’est une incitation à se poser la
question des formes et du rythme de l’histoire intellectuelle.
Un historien des idées ne peut qu’approuver le fond de la remarque
suivante, bien que la forme en soit insatisfaisante : « Nous avons cher-
ché à voir vivre quelques idées, à surprendre en quelque sorte leur gau-
chissement dans les esprits plus simples que les protagonistes dont ils
s’inspirent et à constater comment ces idées arrivent à transformer de
grandes institutions, comme la royauté. »⁵ Qu’il y ait une « vie des idées »,
même si le terme prête à confusion sur leur autonomie, qu’elle donne
lieu à des tournants qui ne sont pas réductibles à la simple linéarité
(ce qui est nommé ici « gauchissement »), que cette « vie » soit liée à la
transformation des institutions, voilà qui est assurément incontestable.
Il est certes permis de penser que ses ressorts ne sont pas réductibles
à la « simplicité » des esprits, mais peu importe.⁶ Arquillière poursuit :
« Cette vie des idées, qui n’a rien de commun avec la description juxta-
posée des systèmes philosophiques ou théologiques d’une série de pen-
seurs, est un domaine d’histoire peu exploré. Il nous paraît cependant
capable d’éclairer les bases mêmes de la civilisation médiévale » (ibid.).
La première phrase est parfaitement juste : il se passe autre chose dans la

goire le Grand] dans leur influence politique, bien que leur parenté doctrinale soit
étroite », ibid., p. 200.
5 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, ouvr. cité, p. 20.
6 Arquillière en fait même une sorte de règle générale de l’histoire de la pensée : « Il
n’est pas rare, d’ailleurs, qu’un initiateur voie sa pensée plus ou moins appauvrie,
simplifiée ou même déformée par ses disciples – sans qu’ils cessent de se récla-
mer de leur maître. Descartes ne se reconnaîtrait assurément pas chez tous les
cartésiens, ni saint homas dans la pensée de tous les thomistes… », ibid., p. 39. Il
est permis de penser qu’une interprétation en termes d’appauvrissement est-elle
même fort pauvre ; non pas que le fait soit inexistant – mais la notion masque le
procès causal qui donne une nouvelle forme à une pensée.
Note sur l’augustinisme politique 53
vie intellectuelle que le calme déroulement de systèmes philosophiques
« juxtaposés », c’est-à-dire totalement autonomes et ne laissant que le
vide entre eux. En ce sens, quels que soient ses enjeux externes, le souci
propre qui anime le livre lui donne les moyens de sortir de l’impasse que
représente la réduction de l’histoire de la pensée aux grandes architec-
tures qui seraient les seuls objets légitimes de l’histoire intellectuelle.
C’est précisément ce souci « idéologique », impur, qui lui fait découvrir
une voie d’analyse mettant en lumière l’existence d’autres objets, à la
vie plus complexe que celle des grands monuments théoriques. Certes,
il ne dispose pas d’instruments très adéquats pour repérer les événe-
ments propres de cette « vie des idées », comme en témoigne son lexique
flottant et souvent psychologique. Mais il a bien repéré que ce qui se
passe réellement dans l’histoire effective est lié au moins autant aux évo-
lutions concrètes de ces courants d’idées qu’à la solidité statique des
quelques grandes doctrines retenues comme classiques par l’histoire de
la philosophie ou de la théologie. C’est pourquoi avant de condamner la
notion d’augustinisme politique, il faut d’abord repérer ce qu’elle cherche
à désigner, et les faits de pensée qu’elle rend littéralement visibles, même
si elle en saisit parfois trop, et sans assez de nuances, pour les expliquer
correctement.
Dans la préface de la première édition, l’auteur indiquait comme
objet de son étude une question : comment s’est opéré le « rapproche-
ment intime », la « compénétration » entre État et Église si caracté-
ristique de la civilisation médiévale – autrement dit comment « l’idée
chrétienne » a-t-elle absorbé « la vieille idée romaine de l’État » ? C’est
pour répondre à cette question qu’est forgée la catégorie qui nous
intéresse. « Nous avons appelé ce mouvement progressif – et d’ailleurs
irrégulier – l’augustinisme politique, faute d’un meilleur vocable »
(p. 19) ; et il ajoute en note : « Nous ne tenons pas essentiellement à
cette dénomination. Si nous l’avons adoptée, c’est parce que certains
passages de l’œuvre augustinienne en marquent le point de départ et
parce qu’on y retrouve les tendances essentielles de l’esprit augusti-
nien » (p. 19, note 2). Les notions-outils, guère théorisées, qui servent
à introduire cette notion, sont donc : mouvement progressif, point de
départ, « esprit ». Autrement dit, une continuité à partir d’un moment
initial qui est Augustin, mais une continuité qui n’est pas une simple
répétition. Il faut donc en suivre les évolutions.
54 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
La première étape, antérieure même à Augustin, est constituée par les
sources évangéliques et pauliniennes de celui-ci. Arquillière s’efforce
de montrer que l’auteur de la Cité de Dieu y trouve une reconnaissance
du droit naturel de l’État. Augustin lui-même, nous dit-il, accepte ce
droit⁷ (que tendront à amoindrir ses successeurs) mais certaines for-
mules de ses œuvres insistent déjà unilatéralement sur la primauté du
spirituel – lorsqu’il donne de la paix et de la justice des définitions qui
semblent diminuer la légitimité d’un État non chrétien. Cependant,
si on replace ces formules dans l’ensemble de sa pensée, celle-ci appa-
raît évidemment parfaitement orthodoxe.⁸ Voilà qui est à vrai dire très
contestable ! D’abord comme thèse épistémologique générale : c’est en
effet souvent dans une inflexion locale, dans une insistance à l’intérieur
d’un mouvement d’idées plus vaste auquel il se rattache, qu’un auteur
marque son originalité ; dès lors, effacer cette originalité au nom de la
cohérence de l’ensemble de sa pensée, qui serait, elle, en accord parfait
avec l’orthodoxie du mouvement, est une tentation récurrente (d’autant
qu’en un tel contexte « originalité » risque souvent de se lire « hétéro-
doxie ») ; mais cet effacement est précisément un recul de la rationalité
explicative, car alors sous couleur de sauver une cohérence que l’on
présuppose, on fait disparaître ce qui devrait être l’objet même de l’ana-
lyse. Dans le cas spécifique d’Augustin, Arquillière constate que tout
en reconnaissant « la valeur légitime de l’État », il « a fait prévaloir une
tendance […] à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel », et il
note d’ailleurs que cette propension est « à l’origine de l’augustinisme
politique » et même « en constitue l’essence » (p. 38). S’il en est ainsi,
peut-on vraiment marginaliser une telle propension et la considérer
comme un simple excès caractéristique de certaines pages de l’auteur ?
Surtout, ce qui apparaît dans une telle définition, c’est que l’augusti-
nisme politique n’est pas simplement une doctrine locale, réservée à
la sphère politique : il est l’application à la politique d’une tendance
qui parcourt toute la pensée d’Augustin – mais sur ce caractère géné-
ral Arquillière est très discret, bien qu’il cite Mandonnet et Gilson,

7 « Il est faux d’attribuer à saint Augustin lui-même une méconnaissance du droit natu-
rel de l’État. Il reconnaît clairement une autorité légitime, conforme au dessein provi-
dentiel, à toutes les anciennes monarchies qui ont précédé le christianisme » (p. 199).
8 « Les pages où l’évêque d’Hippone dilate à l’excès le sens religieux de ces expres-
sions [de paix et de justice] n’expriment pas toute sa pensée et […] il en a restreint
lui-même l’application » (ibid.).
Note sur l’augustinisme politique 55
spécialistes de la philosophie d’Augustin dans son ensemble et non
pas de ses thèses sur l’État. Or c’est précisément dans le rapport de
l’architectonique au local que s’introduit la faille : si l’on suit jusqu’au
bout le chemin ici indiqué, il faudra définir l’augustinisme politique
comme l’ensemble des effets, dans la politique, de la subordination du natu-
rel au surnaturel. Et, dans un tel cadre, la reconnaissance de la légitimité
de l’État (encore faut-il savoir laquelle, et sur quel mode elle est énon-
cée) n’est peut-être pas l’essentiel. La question est plutôt de savoir dans
quelle mesure une telle doctrine laisse place pour une nature de l’État
(ou du droit, ou de la société), et quelle autonomie a cette nature. On
peut parfaitement reconnaître la légitimité de l’État comme pis-aller,
comme moindre mal, voire comme punition des péchés : cela ne fonde
pas un droit naturel au sens strict comme pourrait le faire une doctrine
de type aristotélicien – ou comme le fera, sur des bases totalement
différentes, sans présupposer de socialité naturelle, le droit naturel
contractualiste. C’est cette nuance conceptuelle que masque l’approche
d’Arquillière, trop soucieux d’opposer l’ensemble et l’exception – pour
mieux dissoudre la seconde dans le premier. Quand Augustin dit que
les royaumes ne sont que brigandages, il est vrai qu’il ajoute : « si la jus-
tice est ôtée » (remota itaque justitia, quid sunt regna, nisi magna latro-
cinia ? ⁹) ; mais cet ajout ne suffit pas à donner une consistance propre
et positive à la société humaine et à son pouvoir politique. La justice
humaine ici se fonde directement sur la justice divine et dès lors il n’y a
aucun champ laissé à une valorisation comme telles des relations inter-
humaines dans le cadre de la Cité. Il n’y a pas de reconnaissance d’une
naturalité du droit qui fonde la naturalité de l’État. La justice humaine
ne peut se fonder sur une nature des choses (même issue de Dieu, mais
avec une médiation, comme dans la pensée thomiste).
De même, on pourrait faire remarquer que les références évangéli-
ques et pauliniennes ne disent pas exactement ce qu’Arquillière veut leur
faire dire : elles ne sont d’ordre ni juridique ni politique. Lorsque le Christ
est censé dire « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu », il est difficile d’y voir une théorie élaborée de l’État, quel que soit
l’usage que l’on fera plus tard de cette formule ; et s’il a déclaré à Pilate :
« Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut »,

9 Augustin, Cité de Dieu, IV, 4.


56 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
il faut une grande volonté de lecture rétroactive pour y voir l’affirmation
selon laquelle il existe un droit naturel de l’État – il est plus simple d’y
lire une affirmation de la toute-puissance divine. Il est d’ailleurs remar-
quable que l’on soit obligé ici, pour les besoins de la cause, de transformer
une phrase négative (« tu n’aurais aucun pouvoir… ») en énoncé positif
(« Ainsi, même le pouvoir païen vient de Dieu »¹⁰). Autrement dit, nous
sommes là devant une des opérations les plus courantes de l’histoire des
idées : projeter une théorie une fois construite sur un antécédent supposé,
dont l’énoncé général ne la contredit pas explicitement, mais qui ne peut
en apparaître comme l’annonce ou le fondement que si on néglige réso-
lument la différence des contextes. Il est vrai qu’une fois cette opération
effectuée, et solidement inscrite dans une tradition, on se trouve devant
un véritable objet virtuel – l’énoncé du Christ sur la politique – qui sera
utilisé comme source et justification dans les théories ultérieures ; mais,
outre que l’on n’attend pas de l’historien qu’il répète ces constructions
quand il en étudie les commencements, il vaut la peine de remarquer que
les doctrines les plus opposées se sont édifiées en référence à ces quelques
paroles et qu’il est donc abusif d’en tirer immédiatement argument pour
la thèse défendue ici, comme si l’interprétation qui en est donnée allait
de soi. Il en est de même pour les textes de Paul : eux sont effectivement
d’ordre politique en ce qu’ils parlent du pouvoir (« tout pouvoir vient
de Dieu ») mais ils traitent d’une politique très particulière : celle qui
concerne, du point de vue du fidèle, son rapport à l’État et aux entraves que
celui-ci peut mettre à sa pratique religieuse ; ils ne constituent à aucun
degré une réflexion, du point de vue du citoyen ou de l’État, sur la nature
de l’État lui-même, et la façon dont il « vient de Dieu » est entièrement
laissée dans l’ombre. Il faut donc, après-coup, insérer ces textes dans une
doctrine pour laquelle ils n’ont pas été écrits, si on veut leur faire recon-
naître quelque chose comme un « droit naturel de l’État ».

On peut formuler des remarques analogues à propos des moments


suivants : Gélase, Grégoire le Grand, Isidore de Séville, les évêques
carolingiens. Après Augustin lui-même, la deuxième grande étape est
représentée par le pape Gélase. Il explique qu’il existe deux pouvoirs,
et ne songe pas à les hiérarchiser ; il considère simplement que le pou-

10 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, ouvr. cité, p. 37.


Note sur l’augustinisme politique 57
voir sacerdotal est plus lourd, car il se sent responsable du salut de
tous ; mais il n’en tire pas de conclusions directement politiques ; il a
devant lui l’Empire romain, sous sa forme byzantine, dont nul ne met
en doute l’autorité et l’indépendance. Un pape – ou un évêque influent
comme Ambroise – avait pu excommunier un empereur (c’est l’exemple
célèbre de héodose, constamment cité dans toutes les querelles du jus
circa sacra) ; il ne pouvait certainement pas le déposer. Autrement dit,
l’Église estime alors disposer d’un droit de sanction d’ordre religieux,
et, semble-t-il, nul ne le lui conteste (la preuve, c’est que héodose se
soumet) ; elle ne revendique pas un droit de sanction d’ordre politique.
Néanmoins, dans un tel contexte, les formules commencent, en fonc-
tion des événements historiques, à incurver leur sens. Gélase ne dit
pas (encore) que le pape est supérieur à l’empereur, mais qu’il aura à
répondre des péchés de l’empereur. S’il assume une responsabilité par
rapport à l’empereur, c’est qu’on suppose qu’il a au moins un pouvoir
de conseil sur lui. D’Augustin à Gélase on est passé de la méditation
sur les deux Cités à la réflexion sur les deux pouvoirs.
Chez Grégoire le Grand, Arquillière constate une nouvelle forme
de cette relation : comme pape, il est fonctionnaire de l’empereur, il se
reconnaît comme subordonné. Mais il est dans une autre situation que
les premiers chrétiens : il existe désormais, en ces temps de décadence,
une pluralité de pouvoirs temporels – l’empereur est loin et les rois
barbares occupent l’Italie.
L’illustre pape des temps mérovingiens professait à l’égard de l’Empire byzan-
tin le loyalisme d’un citoyen de la Rome antique. Mais il se montre beaucoup
plus libre à l’égard des jeunes nations récemment installées sur les restes de
l’empire d’Occident et converties au christianisme. Il témoigne d’une grande
mansuétude aux rois mérovingiens. Il s’efforce de leur inculquer les sentiments
d’un roi très chrétien. Il leur dicte avec douceur leurs obligations. Parfois aussi
[…] il les morigène avec fermeté. (p. 39)

Loyalisme : d’inférieur à supérieur – qualité juridique et politique ;


mansuétude et fermeté : du supérieur à l’inférieur – qualité morale.¹¹

11 À la page suivante, Arquillière cite les conseils donnés à Brunehaut, et l’on voit bien
dans quels registres ils se situent : réprimer la simonie (on fait appel au roi pour
réprimer une faute dans l’Église : thème ecclésiastique) ; ne pas sacrifier aux idoles
(thème religieux) ; corriger les violents (limite entre droit et morale) ; corriger les
voleurs (droit) ; corriger les adultères (morale).
58 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Il faut ici remarquer deux traits. D’une part, ce passage du juridique
dans la morale est une des variantes les plus insistantes de l’augusti-
nisme politique ; on pourrait même dire qu’il s’agit là d’une attitude
qui revient à intervalles réguliers dans l’histoire chaque fois qu’un pou-
voir (politique ou aspirant à la domination politique, même si c’est avec
d’autres moyens) vide le discours politique de son contenu. Cette ver-
sion n’était nullement, il faut le souligner, celle d’Augustin lui-même :
quand il parle de justice, ce n’est pas de morale qu’il s’agit. D’autre part,
cette lecture même du rapport des deux pouvoirs en termes de morale
suppose autre chose qu’une subordination directe. Le pape persuade,
mais n’intervient pas politiquement. S’il s’autorise à exercer des pres-
sions (persuader), elles sont justifiées par le fait qu’il est responsable du
salut de l’âme (thème gélasien).
Avec Isidore de Séville, le dernier jalon apparaît.
Les princes du siècle, écrit-il, occupent parfois les sommets du pouvoir dans
l’Église, afin de protéger par leur puissance la discipline ecclésiastique. Au
reste, dans l’Église, ces pouvoirs ne seraient pas nécessaires, s’ils ne devaient
imposer par la terreur de la discipline ce que les prêtres sont impuissants à faire
prévaloir par la prédication. (p. 41-42)

Les pouvoirs des princes temporels ne sont nécessaires que parce que
l’Église ne dispose pas de la terreur. Les princes doivent donc exercer
celle-ci. Cet aspect répressif du pouvoir est mis au premier plan et
présenté comme mis au service non pas de l’Église et de ses chefs,
mais des intérêts de l’Église : c’est le recours au bras séculier. On vide
de l’intérieur le pouvoir temporel de tout sens autre que répressif.
Tout le reste est rejeté du côté du spirituel. On ne saurait trop souli-
gner la transformation du concept de politique hérité de l’Antiquité.
Chez Platon ou Aristote, l’État ne se réduit pas à la répression. Il
assume d’autres tâches dans la gestion de la communauté humaine.
Ici, ces autres tâches sont réduites à la recherche du salut, elle-même
traduite en termes de morale, et dont se charge le pouvoir spirituel.
C’est le résultat paradoxal de la traduction en termes moraux de l’acti-
vité pastorale. Michel Villey a en ce sens raison lorsqu’il dit que dans
la première partie du Moyen Âge, le droit disparaît – sauf si on iden-
tifie la loi et le droit, comme le font les augustiniens – ou si on nomme
droit la simple répression par l’État des comportements contraires à
la loi.
Note sur l’augustinisme politique 59
On en est ainsi venu progressivement à la situation que décrit Arquil-
lière à la veille de l’initiative grégorienne : « Au xie siècle, la vieille
notion de l’État, antérieur à l’Église et indépendant dans sa sphère, se
trouvait absorbée ou dominée par la fonction religieuse que les princes
séculiers devaient eux-mêmes exercer dans leur royaume et qui était
devenue, aux yeux de la doctrine pontificale, leur principale raison
d’être » (p. 32) ; et il conclut : « Bref, l’idée romaine de l’État s’était
lentement eff ritée sous l’érosion de l’augustinisme politique. » Deux
traits sont à remarquer ici. Tout d’abord ce qui résume l’idée géné-
rale du livre : l’augustinisme politique est antérieur à Grégoire VII,
et quand il prend sa décision, il n’innove pas véritablement – il tire
les conséquences d’une évolution déjà largement accomplie (le lent
eff ritement) ; mais ce qui est peut-être plus important, et que l’auteur
mentionne seulement en passant (son interrogation sur l’histoire de la
papauté lui interdit de le ramener au premier plan), c’est que l’augus-
tinisme politique concerne moins le pouvoir du pape que la fonction
de l’État. Effectivement, si la fonction de l’État est d’abord religieuse,
alors la question est réglée : celui qui est responsable de la religion est
du même coup responsable de l’État, directement ou indirectement.
Le problème sera simplement de savoir qui est responsable de la reli-
gion – et l’empereur pourra penser que c’est lui-même – au point de
faire déposer le pape. C’est un aspect qu’Arquilllière ne prend guère
en vue. Il est pourtant essentiel, car il montre que l’instrument argu-
mentatif peut fonctionner dans les deux sens : il n’est pas nécessaire
d’avoir « l’esprit laïc » (pour reprendre un titre célèbre de Georges de
Lagarde) pour s’opposer au Pape ; on peut tout simplement lui opposer
ses propres arguments en se contentant d’en changer le support.

Pour être complet, il faudrait encore confronter l’augustinisme poli-


tique à deux autres notions assez proches : augustinisme juridique et
théocratie. On se contentera de quelques indications.
Dans les années 1960, Michel Villey a développé dans ses cours sur
l’histoire de la philosophie du droit une conception fondée sur l’oppo-
sition entre tradition augustinienne et tradition aristotélicienne. Dans
ses premiers travaux, il avait déjà opposé l’idée de « guerre sainte », qui
relève de l’augustinisme, à celle de « guerre juste » développée par le
thomisme (synthèse selon lui, sur le plan juridique, de l’héritage d’Aris-
tote et de celui du droit romain). La démarche aristotélicienne est
60 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
pour lui la seule à penser le droit, alors que la tradition augustinienne
manque la spécificité du droit, parce qu’elle le lie à la morale et le fonde
sur la loi, c’est-à-dire sur la volonté, divine ou humaine, et non pas sur
le juste, qui est dans les choses. Ces distinctions sont utiles et viennent
compléter et corriger les analyses d’Arquillière, qui ne distingue guère
le domaine politique et le domaine juridique et reste donc insensible
à ces relations entre droit et loi. La faiblesse, toutefois, des analyses de
Villey tient à ce qu’il a tendance à ranger avec l’augustinisme juridique
beaucoup de doctrines différentes (platonisme, nominalisme, seconde
scolastique, les diverses formes de positivisme juridique). Il perd ainsi
à son tour en pouvoir explicatif ce que lui avait fait gagner la prise en
vue de la spécificité du droit.
L’idée de théocratie, elle, n’est pas d’invention récente. Ce terme
vient de Flavius Josèphe ; absent au Moyen Âge, il pénètre dans la
pensée politique moderne par les traductions de Flavius Josèphe et est
employé notamment par Selden et Spinoza. Il est utilisé en histoire des
idées pour désigner des réalités et des doctrines assez différentes : a) les
historiens de la papauté l’emploient pour désigner les tentatives des
papes pour accaparer le pouvoir temporel par la plenitudo potestatis¹² ;
b) chez les historiens du protestantisme, elle désigne souvent la théorie
de Calvin et son action à Genève. Le problème est que Calvin lui-
même n’utilise pas ce terme pour désigner sa doctrine. Au contraire, il
le refuse explicitement, car derrière la théocratie, il voit l’anabaptisme,
c’est-à-dire l’hérésie ; c) enfin on l’utilise pour désigner la constitution
mosaïque dans les controverses sur la « république des Hébreux ».

Au total, ce courant d’idées apparaît plus riche que prévu. Il est mar-
qué par la confusion sur la question de l’origine du pouvoir (vient-il
de Dieu, directement ou indirectement, de la nature, d’un pacte ou de
la puissance des individus ?), sur celle des tâches du pouvoir (la paix, la
sécurité, le salut ou une vie meilleure), celle de la structure du pouvoir,
celle de la subordination d’un pouvoir à un autre. Il faut distinguer tout
cela quand on parle d’augustinisme politique. On pourra ainsi ratta-
cher à ce faisceau d’idées non seulement la variante grégorienne, mais
aussi celle où ce sont d’autres autorités ecclésiastiques qui imposent

12 M. Pacaut, La théocratie. L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989.


Note sur l’augustinisme politique 61
la « paix de Dieu » (les évêques, en l’occurrence) ; celle où, tirant les
conclusions du caractère simplement répressif du pouvoir, on l’aban-
donne aux chefs séculiers (la théorie luthérienne des deux royaumes) ;
celle où on refuse toute obéissance à un pouvoir considéré comme
pécheur, non seulement celui de l’Église catholique, mais aussi celui de
l’État (l’anabaptisme). Il reste à se demander si le nom que lui a donné
Arquillière convient encore pour désigner une matrice si productive.
Critique du thomisme et
construction de la loi naturelle
chez Hobbes
Julie Saada

La réception de la philosophie hobbesienne s’est accompagnée de nom-


breuses accusations d’athéisme. En ce sens, la doctrine de la loi qu’il
développe joue un rôle important dans la construction d’un Hobbes
athée ou libre penseur. La loi naturelle est certes, chez le philosophe
anglais, une forme de la loi divine – ne s’opposant pas, à ce niveau de
généralité, à la tradition thomiste – mais le caractère divin de cette loi
passe au second plan : non seulement la loi naturelle est découverte
par la raison seule (laissant ouverte la possibilité que cette loi, plutôt
qu’impérative, soit simplement prudentielle), mais sa force d’obligation
dépend de l’interprétation qu’en fait le souverain politique. Hobbes
aurait ainsi coupé la loi naturelle de sa source divine. Cette rupture avec
une longue tradition de la doctrine de la loi naturelle a donné lieu, dans
la réception contemporaine de Hobbes cette fois-ci, à des analyses de la
doctrine juridique hobbesienne en termes positivistes. Enfin, toute une
littérature issue de la philosophie politique analytique développe un
paradigme du « contractualisme hobbesien » dans lequel les lois natu-
relles sont interprétées à partir des théories du choix rationnel.
Plutôt que de trancher entre ces trois visions de la théorie juridique
– Hobbes athée, précurseur du positivisme ou du choix rationnel – nous
examinerons les transformations que le philosophe de Malmesbury fait
subir à la doctrine de la loi naturelle en particulier. Si sa conception
64 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
marque en effet une rupture par rapport au jusnaturalisme scolastique,
on a prêté peu d’attention au fait que Hobbes construit sa propre doc-
trine en jouant une tradition contre l’autre : il emprunte en effet des
éléments issus du volontarisme juridique et s’inscrit dans la lignée des
critiques adressées à la conception thomiste de la loi. Les difficultés
présentées par la doctrine hobbesienne de la loi naturelle et les solu-
tions formulées par Hobbes font apparaître une transformation sans
précédent de cet héritage : si l’on peut observer une véritable désubstan-
tialisation de la loi naturelle au profit d’un formalisme juridique nou-
veau, il n’en reste pas moins que la loi naturelle demeure comme telle
essentielle dans la logique normative du système politique hobbesien.

L’héritage du volontarisme dans la pensée


hobbesienne de la loi

Trois conceptions différentes peuvent être repérées dans les textes


hobbesiens : les lois naturelles sont déterminées tantôt comme de
simples conseils de la raison¹, tantôt comme des commandements dont
la source serait non une volonté mais la raison humaine² – de sorte que
celui qui les conçoit saisit par le même acte la nécessité de les observer
s’il veut préserver son droit naturel –, tantôt comme des commande-
ments lorsqu’on les rapporte à Dieu comme étant leur auteur, faisant
de sa volonté l’origine de la loi.³ Si la loi est, de manière générale,
définie par Hobbes comme le commandement d’un supérieur à un
inférieur⁴, la difficulté est la suivante : comment la loi naturelle, connue

1 he Elements of Law, Natural and Politic (Éléments de la loi naturelle et politique, traduit
de l’anglais par D. Weber, Paris, Le Livre de poche, 2003), I, chap. xv, § 1, chap. xv, § 2
et chap. xvi, § 10 ; Le citoyen ou Les fondements de la politique : S p. 102, OL II p. 169-170
et chap. iii, § 26, S p. 124, OL II p. 194 et § 32, S p. 128, OL II p. 198.
2 Éléments de la loi naturelle et politique, I, chap. xvi, § 1 ; Le citoyen, chap. ii, § 1, S p. 113,
OL II p. 169.
3 Le citoyen, chap. iv, § 1, S p. 129-130, OL II p. 199.
4 Éléments de la loi naturelle et politique, I, chap. xviii, § 12 ; Le citoyen, chap. iii, § 33, S
p. 128-129, OL II p. 198 et chap. xiv, § 1, S p. 242, OL II p. 313 ; Léviathan, chap. xxvi,
M p. 311, T p. 282, OL III p. 196 ; chap. xxvi, M p. 317-319, T p. 289-291, OL III
p. 199-201 ; chap. xxxi, M p. 396, T p. 379-380, OL III p. 255.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 65
par la raison et comprise parce que nous la produisons nous-mêmes⁵
par des raisonnements adéquats, pourrait-elle être le commandement
d’un supérieur ? La formule selon laquelle « la loi naturelle et la loi
civile se contiennent l’une l’autre »⁶ ne résout pas, mais aiguise la diffi-
culté. L’enjeu porte sur le problème théologico-politique classique de
l’articulation entre la volonté de Dieu et celle du souverain politique.
Avant d’examiner cette articulation, il convient d’observer qu’en
définissant la loi de manière générale comme commandement, Hobbes
rompt avec la conception thomiste et s’inscrit paradoxalement dans la
lignée de la critique adressée par Suárez à homas d’Aquin. Il peut
paraître surprenant de rapprocher Hobbes du théologien espagnol,
alors qu’il n’a eu de cesse de critiquer la tradition aristotélico-thomiste,
visant Suárez en particulier, dont on peut retrouver les positions chez
Bramhall.⁷ La controverse menée avec celui-ci a en effet pour arrière-
plan un refus des thèses suaréziennes, Hobbes renvoyant explicite-
ment aux Varia opuscula theologica parus à Madrid en 1599. Si Bramhall
l’anglican revendique l’héritage scolastique⁸ pour se positionner dans
la querelle du libre arbitre, il force également Hobbes à se situer lui-
même par rapport aux concepts scolastiques, alors que ce dernier, pour
des raisons confessionnelles mais aussi pour des raisons tenant à la
méthode de la philosophie comme science, entend éviter la référence
à cette tradition. La thèse du libre arbitre défendue par Bramhall, et
avant lui par Suárez, comporte selon Hobbes une promotion de la
démocratie – qu’il ramène à un désir de pouvoir sur la multitude⁹ –
mettant en péril l’édification de la souveraineté et les fondements de
l’autorité de l’État, tandis que pour l’évêque, la défense du serf arbitre
ruine la religion. La récusation de la scolastique s’inscrit également,
chez Hobbes, dans une critique plus vaste de l’histoire de la philoso-
phie morale comprise comme une critique du pouvoir de l’institution
ecclésiastique, ce « royaume des ténèbres » décrit au chapitre xlvi du
Léviathan. La critique concerne le statut de la philosophie à travers
le rapport antithétique qu’entretiennent à la tradition et à la pratique

5 Le citoyen, chap. xviii, § 4, S p. 342, OL II p. 419.


6 Ibid., chap. xiv, § 14, S p. 251, OL II p. 322.
7 Les questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard (he Questions Concerning
Liberty, Necessity and Chance), no II, EW V p. 28-29, VR XI-2 p. 79-80.
8 Ibid., no XIX, EW V p. 206-208, VR XI-2 p. 259-261.
9 Ibid., no XII, EW V p. 148, VR XI-2 p. 208.
66 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
de la disputatio, d’une part, les scolastiques – dont Suárez, dans son
commentaire de homas d’Aquin est l’un des éminents représentants
– d’autre part, Hobbes, qui substitue à la disputatio scolastique la com-
putatio de la science moderne.¹⁰
De la doctrine du libre arbitre à la théorie politique et à la concep-
tion même de la philosophie, tout semble donc opposer Hobbes à
Suárez. Divergentes sur l’essentiel, les deux doctrines se rencontrent
toutefois dans la définition anti-thomiste de la loi comme commande-
ment – point qui joue un rôle particulièrement important chez Hobbes
dans la mesure où penser la loi comme commandement lui permet de
promouvoir le caractère positif de la loi et de comprendre la loi natu-
relle non plus comme un ensemble d’obligations naturelles ou divines,
mais comme les conditions rationnelles de l’obligation civile. L’élément
commun au philosophe et au théologien est donc rapidement dépassé,
car Hobbes ne conserve pas les enjeux juridico-politiques de la doc-
trine suarézienne de la loi. Nous pouvons en ce sens réinscrire Hobbes
dans une tradition du volontarisme juridique. Mais cette réinscription
n’est pertinente que si elle montre le point de rupture avec cette même
tradition : la conception hobbesienne de la loi comme commandement
peut s’appuyer sur le volontarisme juridique, mais elle aboutit à une
réduction de la loi naturelle au profit de la positivité de la loi qui est
beaucoup plus radicale que celle de la scolastique espagnole. Dans le
statut qu’il confère à la loi naturelle, Hobbes accomplit une rupture.

La conception thomiste de la loi

Pour homas d’Aquin, « la loi est une règle d’action, une mesure de
nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en
est détourné ». Le mot loi vient en effet du verbe qui signifie « lier
par ce fait que la loi oblige à agir », la loi liant l’agent « à une certaine
manière d’agir ». Or, la raison forme la règle et la mesure des actes
humains, dont elle constitue également « le principe premier ».¹¹ La

10 Voir L. Foisneau, « L’autorité de la scolastique : enjeux politiques de la critique du


libre arbitre (Hobbes, Bramhall, Suárez) », Aspects de la pensée médiévale dans la
philosophie moderne, Y.C. Zarka (dir.), Paris, PUF, 1999, p. 167-190, en particulier
p. 170, et Hobbes et la toute-puissance de Dieu, Paris, PUF, 2000.
11 homas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, qu. 90, art. 1.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 67
raison ordonne une chose en vue d’une fin qui est le principe premier
de l’action. L’activité rationnelle est le moyen dont dispose l’homme
pour adapter ses actes à sa propre fin, qui est la béatitude. Deux aspects
de la loi sont distingués : celle-ci doit être considérée, d’une part, chez
celui qui pose la règle ou établit la mesure par des opérations propres à
la raison, d’autre part, chez celui qui est soumis à la règle et à la mesure.
Dans le premier cas, la loi est dans la raison seule.¹² homas d’Aquin
précise en effet que dans les opérations intellectuelles, il convient de
distinguer l’action elle-même (la pensée et le raisonnement) du résul-
tat de cette activité qui est, dans l’ordre spéculatif, la définition, la pro-
position, puis le syllogisme et la démonstration. Dans le second cas,
la loi se rencontre dans tous les êtres qui subissent une inclination par
le fait d’une loi. L’article 6 de la question 93 de la Somme théologique
définit en effet deux modes de participation à la loi éternelle : le mode
de connaissance, qui renvoie à la raison seule, et le mode d’action et de
passion, désignant le penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi
éternelle, et qui est commun à tous les êtres. Cette inclination à agir
suppose en effet une loi et constitue une loi à titre de participation.
Selon le premier mode, la participation à la loi éternelle est formelle,
la raison est une participation de la lumière divine lui permettant de se
diriger elle-même, de discerner le bien et le mal, elle est une loi morale.
Selon le second mode, la participation est matérielle.¹³ L’héritage stoï-
cien et augustinien est perceptible chez homas d’Aquin lorsqu’il fait
de la raison le principe du gouvernement de toutes choses¹⁴ ou lorsqu’il
pense le gouvernement de la « communauté de l’univers » par la pro-
vidence divine. On peut ainsi affirmer, conclut-il, que considérée en
Dieu comme dans « le chef suprême de l’univers », la raison, qui est le
principe de gouvernement de toutes choses, a raison de loi. C’est en
tant qu’elles procèdent de la raison droite que toutes les lois, quelles
qu’elles soient, dérivent de la loi éternelle.¹⁵
Le passage de la loi éternelle à la loi naturelle s’effectue par la pré-
sence de la raison en l’homme : tous les êtres soumis à la providence
divine étant « réglés et mesurés par la loi éternelle », ils participent de

12 Ibid., Ia IIae, qu. 93, art. 3.


13 Ibid., Ia IIae, qu. 91, art. 2.
14 Ibid., Ia IIae, qu. 91, art. 1.
15 Ibid., Ia IIae, qu. 93, art. 3.
68 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la loi éternelle « par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en
eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes
et aux fins qui leur sont propres ». La créature raisonnable est soumise
à la providence divine d’une manière plus excellente, puisqu’elle « par-
ticipe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et
aux autres ». La loi naturelle est la participation de l’homme comme
créature raisonnable à la loi éternelle en tant qu’il « possède une incli-
nation naturelle au mode d’agir et à la fin qui lui sont requis ».¹⁶ Le
modèle est celui de l’artisan en qui préexiste l’idée des objets créés par
son art – par analogie, le gouvernant est celui en qui préexiste l’idée
d’un ordre pour les sujets – de sorte que « la loi éternelle n’est pas autre
chose que la pensée de la sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous
les actes et tous les mouvements ».¹⁷ La raison divine est la loi éter-
nelle, elle meut tous les êtres vers le bien. Le modèle technique qui
prévaut indique que la loi est ce qui préexiste dans la raison comme
raison de l’ordre : la loi est ainsi, dans sa définition générale, ordre et
mesure au sens propre. Elle est le gouvernement de la providence, le
principe par lequel chaque créature est mue en vue de sa fin qui est son
bien. La loi naturelle participe, par le biais de la créature rationnelle, à
la loi éternelle. Elle est connue par la raison pratique dont le principe
premier est « celui qui se fonde sur la raison de bien », et qui consiste
en ce que « le bien est ce que tous les êtres désirent ».¹⁸ La loi naturelle
fixe trois sortes de préceptes : ceux qui se rapportent à la conservation
de notre vie et empêchent sa destruction ; ceux qui recouvrent ce que
la nature enseigne à tous les animaux (l’union du mâle et de la femelle,
le soin des petits, etc.) ; enfin, ceux qui concernent l’homme exclusive-
ment et qui s’adressent à sa nature raisonnable : connaître la vérité sur
Dieu et vivre en société. Ces préceptes constituent encore une incli-
nation, que la spécificité humaine définit en inclinations spéculative
ou théorique, et politique. Ce dernier aspect de la loi naturelle, qui
désigne en l’homme la partie supérieure de cette loi, permet d’écarter
toute détermination volontariste de la loi : vivre en société, rechercher
la vérité, sont encore des inclinations naturelles. Ces deux modes de
participation à la loi éternelle étendent au maximum le champ de la loi

16 Ibid., Ia IIae, qu. 91, art. 2.


17 Ibid., Ia IIae, qu. 93, art. 1.
18 Ibid., Ia IIae, qu. 94, art. 2.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 69
et permettent de penser les lois humaines comme une participation à
la loi éternelle en ce qu’elles procèdent de la raison humaine¹⁹, qui part
des préceptes de la loi naturelle pour aboutir à des dispositions plus
particulières. C’est en tant qu’elle est conforme à la droite raison que
la loi humaine a raison de loi et découle de la loi éternelle. La dériva-
tion de la loi humaine à partir de la loi naturelle est double : comme
conclusion par rapport aux principes, ou comme détermination des
règles générales. Dans ce cas, le pouvoir législatif humain applique la
loi naturelle (qui porte sur l’universel) aux cas particuliers : il la précise,
la complète, édicte des dispositions légales visant les cas particuliers
et contingents.²⁰
En vertu de l’identification, dans la pensée thomiste, de la loi à la
raison déterminée comme recta ratio, la loi naturelle constitue le critère
du juste qui s’impose à la loi humaine en tant qu’elle participe à la loi
éternelle. La recta ratio constitue une norme extérieure à la loi humaine
permettant de récuser un décret du législateur qui ne répondrait pas
aux critères de la loi. Une loi humaine s’écartant de la droite raison est
inique, elle « n’a pas raison de loi, mais plutôt de violence »²¹, elle n’est
pas une loi mais une « corruption de loi ».²² Une loi humaine est juste en
raison de sa fin (si elle est ordonnée au bien commun), en fonction de
son auteur (si elle n’excède pas le pouvoir de celui qui la porte), ou en
raison de sa forme (si les charges réparties entre les sujets se font selon
une égalité de proportion et en vue du bien commun).²³ À l’inverse, les
lois humaines peuvent être injustes de deux façons. La première façon
regroupe quatre critères : elles peuvent être opposées au bien commun,
injustes par leur fin (ainsi, un chef qui impose une loi onéreuse qui ne
concourt pas à l’utilité publique mais sert sa cupidité ou sa gloire), ou
du fait de leur auteur, ou en raison de leur forme. La seconde façon
consiste en une opposition de la loi humaine au bien divin (ainsi une
loi humaine qui commanderait l’idolâtrie). Dans le premier cas, il est
permis d’agir en dehors des termes de la loi, qui n’est pas à propre-
ment parler une loi mais une violence, à condition que les princes

19 Ibid., Ia IIae, qu. 91, art. 3.


20 Comparer Cicéron, Rhétorique, II, 53 et Somme théologique, Ia IIae, qu. 97, art. 3.
21 homas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, qu. 93, art. 4.
22 Ibid., Ia IIae, qu. 95, art. 2.
23 Ibid., Ia IIae, qu. 96, art. 4.
70 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
l’autorisent, puisque ce sont eux, exclusivement, qui ont autorité pour
dispenser de la loi dans certains cas.²⁴ Dans le second cas, nul n’est tenu
de les observer.²⁵ C’est précisément cette conséquence que veut éviter
Hobbes lorsqu’il entend, en préalable à la déduction des lois naturelles,
séparer la loi de la raison pour la déterminer comme commandement
d’un supérieur : si la loi procédait de l’accord rationnel des « hommes
les plus sages », des « nations les plus civilisées » ou du consentement
de l’humanité tout entière comme expression d’une raison normative,
alors il serait toujours possible de contester la loi positive au nom d’une
loi antérieure et supérieure à celle du souverain. À l’inverse, faire pro-
céder la loi de la volonté d’un législateur s’adressant à d’autres qui lui
sont liés par un rapport antérieur d’obligation permet non seulement
de faire prévaloir la positivité de la loi sur la normativité de la loi natu-
relle, mais aussi de délier le prince de l’absoluité transcendante de la loi
en lui conférant l’absoluité du pouvoir souverain.

Le volontarisme suarézien

On rencontre chez Suárez, bien avant Hobbes²⁶, la critique de l’iden-


tification de la loi à la raison, au profit d’une conception sinon volon-
tariste de la loi, du moins introduisant l’élément impératif dans celle-
ci. Pour Suárez en effet, la loi éternelle n’est une loi que de manière
métaphorique puisque, désignant l’ordre des choses, elle s’applique
au monde dans son ensemble. En définissant la loi comme « un pré-
cepte commun, juste et stable, suffisamment promulgué »²⁷, Suárez
supprime, d’une part, le rapport essentiel de la loi à une fin, d’autre
part, la tripartition thomiste en loi éternelle, naturelle et humaine. La
démarcation enveloppe une critique de la conception analogique de la
loi : tout en affirmant que l’univers est gouverné par la raison divine,

24 Ibid., Ia IIae, qu. 96, art. 5.


25 Ibid., Ia IIae, qu. 96, art. 4. Pour Suárez également, seule une loi juste constitue une
véritable loi. Mais la justice dépend du droit à légiférer dont dispose celui qui la
promulgue (De legibus, I, IX, 3-5).
26 Éléments de la loi naturelle et politique, I, chap. xv, § 1 ; Le citoyen, chap. ii, § 1, S p. 102,
OL II, p. 169.
27 Suárez, De legibus, I, XII, 5.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 71
Suárez ne fait plus procéder la loi de la raison mais de la volonté qui
édicte et promulgue.²⁸ La loi est ainsi « l’ordre [ordinatio] du supérieur
à l’égard de l’inférieur en vertu de son autorité propre [ per proprium
imperium] ». Dans une acception plus large et « métaphoriquement »,
il faut pourtant « conserver une certaine proportionnalité, en sorte que
demeure une motion du supérieur à l’égard de la réalité inférieure qui
lui est soumise ».²⁹ Suárez conserve ainsi l’idée de proportionnalité (qui
renvoie à la conception analogique thomiste) à l’intérieur du concept
général de loi, mais il lui confère une signification métaphorique³⁰ :
l’ordre des choses thomiste est remplacé par l’ordre issu d’une volonté
qui est le commandement du supérieur à l’inférieur, faisant disparaître
l’ordo rationis essentiel à la pensée thomiste de la loi.
En déterminant la loi comme pouvoir de l’individu, la conception
suarézienne de la loi peut ainsi être rattachée, comme l’observe Michel
Villey, à la transformation opérée par Guillaume d’Occam³¹ et qui se
poursuit jusqu’à Hobbes. Pour Occam, la recta ratio désigne certes une
connaissance des préceptes moraux, mais ces derniers sont commandés
par Dieu et connus comme tels par la raison³² : le bien est tel parce qu’il
est voulu par Dieu. Le jugement conforme à la droite raison devient
par là même objet de la volonté, et bon. La recta ratio peut donc juger
de la conformité d’une action à une fin, mais cette fin est donnée par la
volonté ou imposée par une volonté. À la suite de Duns Scot³³, Occam

28 Nous suivons l’analyse et les traductions de Suárez faites par J.-F. Courtine, dans
Nature et empire de la loi, Paris, Vrin, 1999, chap. iv. Voir aussi P.-F. Moreau, « Loi
naturelle et ordre des choses chez Suárez », Archives de philosophie, avril-juin 1979,
t. 42, p. 229.
29 Suárez, De legibus, II, II, 9.
30 Ibid., II, II, 13.
31 Voir M. Villey, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », Seize
essais de philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1969, p. 140.
32 Commentarium in tertium librum sententiarum Petri Lombardi, qu. XII, G. Voir
F. Oakley, « Medieval theories of natural law : William of Ockham and the signifi-
cance of the voluntarist tradition », Natural Law Forum VI, Notre-Dame, Indiana,
University of Notre Dame, 1961, p. 65-83 ; réédité dans Natural Law, Conciliarism
and Consent in the Late Middle Age, Londres, Variorum Reprints, 1984.
33 Duns Scot sépare la loi divine, qui est par rapport à la loi naturelle dans le même rap-
port qu’une loi positive supérieure, issue de la toute-puissance divine et modifiable
par la volonté qui la crée, de la loi naturelle, qui est permanente. La loi naturelle tend
chez lui à être absorbée dans la loi civile. Voir. M. Bastit, Naissance de la loi moderne :
la pensée de la loi de saint homas d’Aquin à Suárez, Paris, PUF, 1990, p. 220 et suiv.
72 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
fait consister l’essence de la loi dans la décision volontaire, qui peut être
celle de Dieu ou celle de l’empereur, et qui se prolonge jusque dans la
volonté du sujet qui devient législateur.³⁴
Or, la critique qu’adresse Suárez à la conception thomiste de la loi
porte précisément et essentiellement sur ce point. Pour homas d’Aquin,
l’élément intrinsèque qui constitue la nature de la loi est son ordination
rationnelle au bien commun : promulguée par celui qui a charge de la
communauté, la loi n’est rien d’autre que la mise en œuvre de la raison en
vue de celui-ci. La loi naturelle et la loi positive ont fondamentalement
la même nature, elles sont ordre de raison. L’élément volontaire demeure
en elles relativement subordonné.³⁵ Pour Suárez au contraire, la loi
n’oblige que si elle résulte d’une décision impérative de la volonté³⁶, ce
qui tend à séparer radicalement la loi naturelle, inscrite dans le cœur de
l’homme et reconnue par la raison³⁷, et la loi humaine instaurée posi-
tivement par la volonté du souverain³⁸. Suárez conçoit la loi positive
comme une détermination de la loi naturelle³⁹, mais il refuse d’envisa-
ger la loi éternelle par elle-même dans la mesure où ce qui constitue la
loi comme telle est toujours une volonté qui choisit indifféremment : la
loi éternelle requiert un acte de la volonté divine⁴⁰, son siège est non pas
l’intellect mais la volonté.⁴¹ Il en résulte une prééminence de la lex sur le
jus, à l’inverse de homas d’Aquin pour qui le droit renvoyait à une res
justa saisie dans son essence.⁴² La loi humaine est à son tour produite
par une volonté humaine et n’est plus réglée ni normée par aucune loi
supérieure pour la constituer comme loi. La bonté d’un acte, s’il reste
mesuré par la loi, ne renvoie plus à une bonté objective qui s’exprimerait
dans la loi mais à la prescription dont la loi est l’expression, et qui déter-
mine ce qui constitue ou non la bonté d’un acte.⁴³

34 Ibid., p. 303.
35 homas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, qu. 90, art. 1 ; Ia IIae, qu. 91, art. 2.
36 Suárez, De legibus, II, VI, 1.
37 Ibid., I, III, 9.
38 Ibid., II, XI, 12.
39 Ibid., I, III, 13.
40 Ibid., II, III, 4. Voir J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 63 et suiv.
41 Sur le débat avec Vázquez, voir. J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité,
p. 108 ; M. Bastit, Naissance de la loi moderne, ouvr. cité, p. 337 et suiv.
42 Voir M. Villey, Questions de homas d’Aquin sur le droit et la politique, Paris, PUF,
1987, p. 111 et suiv.
43 J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 96.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 73
Définie comme commandement, la loi doit être restreinte aux êtres
rationnels : la loi éternelle au sens propre est celle par laquelle Dieu
gouverne les êtres capables de raison par des commandements qui
doivent être promulgués ou reconnus par la raison, et la loi naturelle
est entendue comme loi de la raison naturelle.⁴⁴ À l’inverse de chez
homas d’Aquin, elle ne se manifeste plus par l’inclination qui faisait
participer à la loi éternelle les êtres dépourvus de raison⁴⁵, mais elle
requiert la capacité de comprendre et d’obéir – devant pour cela être
promulguée (caractéristique nécessaire du volontarisme). En incluant
dans l’analyse de la loi la question de savoir qui est ou non capable de
loi, qui a ou non la capacité d’obéir, la loi naturelle suarézienne devient,
comme l’observe Jean-François Courtine, loi de la raison naturelle, au
point de renverser le rapport avec la loi éternelle : c’est cette dernière
qui doit être comprise par analogie avec la loi naturelle, non l’inverse.⁴⁶
L’essence de la loi est le décret divin, par lequel Dieu gouverne tous les
êtres capables de raison à travers les ordres ou les commandements qui
sont des préceptes promulgués. La critique de la recta ratio thomiste a
pour fond une promotion de la ratio legis, de la volonté du législateur
qui est l’âme de la loi⁴⁷ et qui s’adresse à des êtres rationnels qui lui sont
soumis. Suárez réintroduit donc la volonté, en tant qu’elle commande
impérativement, dans la loi : même en Dieu, celle-ci n’est à proprement
parler une loi que si la volonté s’ajoute aux dictamina legis naturalis
envisagés dans l’entendement divin.⁴⁸ Il n’écarte donc pas l’élément
rationnel de la loi, la droite raison naturelle, mais intègre la volonté
dans le concept de loi pour la penser comme commandement, comme
source de l’obligation.
Notons en outre que là où homas d’Aquin parle de précepte, Suárez
identifie le contenu de la loi à des décrets : la loi est enseignement dans
le premier cas, commandement qui s’impose impérativement à un sujet
rationnel dans le second. La critique de la recta ratio inclut ainsi une
critique de la confusion thomiste entre la loi et le conseil.⁴⁹ Les diffé-
rentes définitions que donne Hobbes de la loi montrent qu’il hérite de

44 Suárez, De legibus, II, II, 11.


45 Ibid., II, II, 13.
46 Ibid., II, II, 13, cité par J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 98.
47 Ibid., II, III, 9.
48 Ibid., II, III, 5.
49 Ibid., I, I, 1 et II, III, 9.
74 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
ce débat. On rencontre également chez lui le modèle conceptuel de
l’artisan pour penser les conditions épistémologiques de la connais-
sance de la loi et la fondation du politique. Mais l’artisan est humain :
de même qu’il construit les lois naturelles, condition par laquelle il peut
les comprendre puisque la science procède par une méthode génétique,
de même l’homme construit le corps politique à l’image du fiat divin.
Hobbes s’inscrit donc de manière paradoxale dans la lignée de la
conception suarézienne de la loi. Mais il lui fait subir un infléchisse-
ment notable. En les vidant de tout contenu prescriptif efficient, c’est-
à-dire en récusant leur statut de commandement, tout en les conservant
comme préalable à l’efficience de la loi positive dans la mesure où elles
permettent de passer d’un état anomique – celui de l’état de nature – à
un état dans lequel les hommes sont liés par des obligations, Hobbes
constitue les lois naturelles comme le pivot de son système juridique :
elles ne sont pas des lois au sens strict du terme, toutefois, elles condi-
tionnent la possibilité des lois positives. Écarter toute source non volon-
taire de la loi permet de récuser la fonction normative de la loi naturelle
pour promouvoir la loi positive comme la source de la justice.

Dieu et la loi chez Hobbes


Les lois naturelles : des commandements divins ?

Hobbes affirme à plusieurs reprises que les lois naturelles sont des pré-
ceptes rationnels, mais aussi des commandement lorsqu’on les com-
prend comme l’expression de la volonté divine. Nous entendons la voix
de Dieu de trois façons : par la parole de la raison, par la parole des sens
et par la parole prophétique. La parole de Dieu transmise par les sens n’a
concerné que très peu d’hommes, et Dieu a transmis par cette voie « des
choses diverses à diverses personnes ». La parole de Dieu transmise par la
raison humaine correspond à son règne naturel, « dans lequel il gouverne
par les lumières du bon sens et qui s’étend généralement sur tous ceux
qui reconnaissent la puissance divine, à cause de la nature raisonnable
commune à tous les hommes ».⁵⁰ En tant qu’elles sont déduites par la
raison, les lois de nature sont en ce sens la parole de Dieu déclarée à tous

50 Hobbes, Le citoyen, chap. xv, § 4, S p. 262, OL II p. 333.


Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 75
les hommes par sa parole éternelle placée en eux, ce qui revient à faire
de la loi naturelle une loi divine. En affirmant que Dieu règne non pas
tant en agissant qu’en commandant⁵¹, et que seuls les hommes – athées
exclus – sont sujets de son royaume naturel, Hobbes renforce le caractère
divin des lois naturelles, qui tendent à devenir des commandements : en
tant qu’ils sont doués de raison, les hommes sont capables de rapporter
les lois de nature à leur auteur et de les comprendre comme des com-
mandements dont la raison suffisante tient à l’autorité de celui qui les
promulgue de la sorte. Cependant, Hobbes distingue deux éléments : la
systématicité intrinsèque des lois de nature, et les actes qu’accomplit le
sujet qui les déduit et qui, en les déduisant, les rattache à son auteur et se
trouve obligé. Pour la loi naturelle comme pour la loi civile, la connais-
sance du législateur est aussi essentielle à la loi que la connaissance du
contenu de la loi⁵² : c’est cette connaissance même qui lui confère sa
qualité de loi. Dans le cas de la loi civile, le sujet ou le citoyen le connaît
nécessairement puisqu’il a accordé son consentement en lui accordant
le droit de faire les lois. Mais qu’en est-il dans le cas des lois naturelles ?
Autrement dit, que connaît-on de Dieu naturellement ? La réponse à
cette question est cruciale : elle permet de déterminer si les lois naturelles
peuvent être des obligations naturelles et des commandements.
Or, force est de constater que Dieu ne joue aucun rôle dans la déduc-
tion des lois naturelles. C’est seulement une fois celle-ci achevée qu’on
peut les concevoir comme des commandements en les rattachant à Dieu
comme à leur auteur. La systématicité des lois n’implique pas qu’elles
sont des commandements divins. Peuvent-elles le devenir une fois cette
systématicité déduite ou construite par la raison ? Il convient d’éclaircir
la manière dont les hommes peuvent attribuer les lois naturelles à la
volonté divine, c’est-à-dire de déterminer ce qu’ils connaissent de Dieu.

Idée de Dieu et connaissance naturelle de Dieu

Dans le chapitre xi du Léviathan, Hobbes fait procéder la religion


de la curiosité, elle-même dérivée de l’anxiété de l’avenir qui dispose

51 Ibid., chap. xv, § 2, S p. 260, OL II p. 332. Hobbes exclut également ceux qui ne
croient pas en la providence divine, généralement classés comme athées (chap. xv,
§ 2, S p. 261, OL II, p. 332).
52 Ibid., chap. xiv, § 11, S p. 248-249, OL II p. 320.
76 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
à s’enquérir des causes des choses. L’idée d’un dieu éternel, infini et
tout-puissant, est produite à partir de la recherche des causes, plutôt
que du souci de sa propre fortune comme dans les religions païennes.
L’idée de Dieu n’est pourtant pas une connaissance de Dieu. La seule
idée que nous pouvons former naturellement de Dieu – c’est-à-dire à
partir d’un calcul de la raison convenablement mené, fondé sur l’obser-
vation de la succession des choses et par la considération de leur com-
mencement – est celle d’un « premier moteur unique », d’« une cause
première et éternelle de toutes choses ».⁵³ Les attributs que nous accor-
dons à Dieu doivent donc être compris comme des manières de l’ho-
norer, non comme l’expression d’une connaissance de Dieu lui-même.⁵⁴
La manière dont sont connues les sanctions relatives aux infractions
commises à la loi naturelle confirme l’idée qu’elle ne constitue pas un
commandement divin connu naturellement : à la différence du Citoyen,
le Léviathan réduit ces sanctions à des châtiments naturels parce qu’il
exclut tout péché dans le règne de Dieu par nature. Cette modification
contribue à creuser la séparation entre la connaissance naturelle qu’un
dieu existe et la croyance en un dieu législateur commandant d’obéir à
la loi naturelle, connaissance qui suppose la révélation.
En tant qu’elle est connue par la raison, la loi naturelle peut être
pensée comme divine, tout au plus parce que Dieu est le créateur de
notre raison. Mais cela ne suffit pas à établir ces lois comme des com-
mandements, c’est-à-dire à les rattacher directement à la volonté de
Dieu comme auteur de ces lois. Leur caractère divin tient à ce qu’elles
sont confirmées par les Écritures, ce que montre Hobbes tout au long du
chapitre iv du Citoyen. Il soutient d’ailleurs dans le même argument que
« la loi divine est fondée sur le bon sens et la droite raison », non que la
raison est un enseignement divin qui peut être reçu comme un comman-
dement. Avant de montrer comment l’Écriture confirme la loi de nature
et comment cette dernière constitue un « sommaire de la loi divine »,
Hobbes affirme que les lois divines sont d’abord des lois naturelles : le
Christ qui est « promulgateur de la loi de grâce est nommé la parole »;
il ajoute, en citant Jean, I, 9, que le Christ est aussi « la vraie lumière
qui illumine tout homme venant au monde », passage aussitôt inter-

53 Léviathan, chap. xi, M p. 167, T p. 102, OL III p. 83 ; chap. xii, M p. 170, T p. 105-106,
OL III p. 86.
54 Ibid., chap. xii, M p. 171-172, T p. 106-108, OL III p. 87-89.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 77
prété comme désignant la droite raison dont les maximes sont les lois
naturelles.⁵⁵ Autrement dit, les lois naturelles précèdent les lois divines
entendues comme lois révélées. Celles-ci complètent les lois de nature et
les prolongent en leur donnant l’autorité d’un législateur qui commande.
La fin du chapitre confirme la reconduction de la loi divine, entendue
comme loi du Christ, à la loi naturelle – à condition de distinguer la
loi de la foi, qui est une partie différente de la doctrine chrétienne. Or,
Hobbes distingue deux aspects de la loi révélée : ce qui est déduit et
connu par les lumières naturelles, et ce qui les dépasse. Dans ce second
cas, il prend soin de préciser que les lois divines doivent être interprétées
et ne peuvent l’être que par le souverain civil. Les préceptes du Décalogue
sont ainsi des lois civiles.⁵⁶ L’argument employé montre que les lois de
nature ne sont pas des commandements : elles ordonnent ce qu’ordonne
le Décalogue, de manière implicite. Mais quelle est la signification d’un
commandement implicite dans une doctrine de la loi où celle-ci doit être
signifiée, promulguée et interprétée pour avoir force d’obligation ? Un
commandement implicite n’est pas un commandement. Hobbes donne
une signification précise à ce caractère implicite des lois naturelles : elles
commandent de garder les pactes, d’obéir quand on a promis l’obéissance
et de s’abstenir du bien d’autrui quand les lois civiles ont défini ce qui
appartient à chacun.
Si Hobbes semble par ailleurs affirmer l’existence d’obligations
naturelles, distinctes de la nécessité, par lesquelles nous sommes tenus
d’obéir à Dieu en vertu de son omnipotence et de la conscience que
nous avons de notre faiblesse – le droit de Dieu dérivant de sa toute-
puissance⁵⁷ –, il n’en reste pas moins que comme connaissance naturelle,
cette idée de l’omnipotence divine reste hypothétique : elle est l’idée
forgée par les hommes d’une cause des causes naturelles pour répondre

55 Le citoyen, chap. iv, § 2, S p. 130, OL II p. 199.


56 Ibid., chap. xiv, § 9, S p. 247, OL II p. 318.
57 Le citoyen, chap. xv, § 7, S p. 264, OL II p. 336. Quand la liberté est ôtée par l’espé-
rance et par la crainte (second type d’obligations naturelles), elle a pour contre-
partie une obligation à laquelle nous sommes soumis en vertu de la reconnaissance
de notre propre imbécillité, c’est-à-dire de la disproportion entre la puissance
humaine et la toute-puissance divine. Mais la possibilité même de ce type d’obli-
gation est supprimée par Hobbes, puisque par la raison naturelle, nous ne pouvons
pas savoir que Dieu est législateur.
78 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
à leur curiosité.⁵⁸ Dieu est une hypothèse nécessaire pour rendre pos-
sible la connaissance de la nature. En outre, aucun texte de Hobbes
n’indique que par les voies naturelles, on peut passer de la connais-
sance de la toute-puissance de Dieu à la connaissance de Dieu comme
auteur des lois de nature, lesquelles deviendraient par là même des
commandements. La déduction des lois de nature est au contraire faite
indépendamment de l’idée de législateur. Ce n’est pas l’omnipotence,
mais une convention ou une reconnaissance de l’autorité de Dieu qui
font la loi. Non seulement la connaissance naturelle que nous avons
de Dieu est hypothétique, mais elle se limite à dire qu’il existe un dieu
et qu’il est la cause première omnipotente. Nous ne connaissons ni la
nature de Dieu, ni la vie post mortem.
Ainsi, après avoir affirmé dans le chapitre xxxi du Léviathan que
« pour régir par des paroles, il faut des paroles qui soient connues
avec évidence : sinon, ce ne sont pas des lois »⁵⁹, Hobbes rappelle la
nature de la loi, qui est d’être promulguée d’une manière assez claire
et adéquate pour éviter l’excuse d’ignorance. Dieu la promulgue par
la raison naturelle (parole rationnelle de Dieu connue par la droite
raison), par des révélations (parole sensible connue par la sensation
surnaturelle) et par la voix de quelques hommes dont il assure le
crédit auprès des autres par des miracles (parole prophétique connue
par la foi). Mais Hobbes écarte aussitôt la sensation surnaturelle
comme source de connaissance de la loi divine : aucune loi univer-
selle n’a été donnée par cette voie puisque Dieu ne s’adresse qu’à
des hommes particuliers pour dire des choses différentes. Il reste
donc la droite raison et la foi. Or, la droite raison n’enseigne pas que
Dieu est l’auteur des lois naturelles : elles permet seulement de les
déduire. Cette déduction, dans les chapitres que lui consacre Hobbes,
ne requiert d’ailleurs jamais la connaissance de la toute-puissance
divine. Il précise ainsi que dans sa royauté naturelle, Dieu « gouverne
par les prescriptions naturelles de la droite raison tous les membres
de l’humanité qui reconnaissent sa providence ».⁶⁰ La restriction est
justifiée : la connaissance naturelle que nous avons de Dieu ne per-
met pas de faire de lui un législateur.

58 Léviathan, chap. xii, T p. 105-106.


59 Ibid., chap. xxxi, M p. 396, T p. 379-380, OL III p. 255.
60 Ibid., chap. xxxi, M p. 397, T p. 380, OL III p. 256.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 79
On pourrait objecter l’affirmation de Hobbes selon laquelle la raison
naturelle nous fait connaître non seulement les lois de nature, c’est-à-
dire « les devoirs naturels des hommes entre eux », mais aussi les devoirs
qu’ont les hommes à l’égard de Dieu, c’est-à-dire « l’honneur naturel-
lement dû à notre divin souverain ».⁶¹ Hobbes semble revenir sur les
limites qu’il avait posées, au chapitre xii du Léviathan, quant aux ensei-
gnements de la raison naturelle concernant le culte dû à Dieu, qualifié
de « culte rationnel ».⁶² Seulement, c’est à partir de la puissance que sont
analysés, dans le chapitre xxxi, le culte naturel et le culte convention-
nel : l’honneur interne consiste à croire à la puissance et à la bonté d’un
homme, il suscite l’amour, l’espoir et la crainte ; cet honneur se mani-
feste par des signes extérieurs, dont la valeur de signe peut être naturelle
ou conventionnelle ; le culte conventionnel peut être ordonné ou libre,
officiel ou privé. Quels que soient les types et les objets de cultes, la
fin à laquelle tend tout culte portant sur un homme est la puissance.
En revanche, le culte de Dieu ne répond pas au désir qu’aurait Dieu
d’augmenter sa puissance : il est un devoir reposant sur la prescription
faite par la raison de rendre honneur aux hommes plus puissants, en vue
d’un bien ou par crainte d’un mal. Le devoir à l’égard de Dieu relève du
même principe que les devoirs à l’égard des hommes : il est dérivé de la
faiblesse de celui qui honore. De la sorte, Hobbes en vient à soutenir
que la raison n’enseigne rien sur la nature de Dieu. L’obéissance aux lois
naturelles constitue certes le meilleur des cultes, mais Hobbes n’indique
jamais la manière dont la raison peut connaître Dieu comme l’auteur de
ces lois. Nous n’honorons naturellement pas Dieu en tant que législateur,
mais en tant qu’il est tout-puissant.⁶³ La déduction des termes par les-
quels nous devons honorer Dieu est rationnelle : elle affirme l’existence
de Dieu, le fait qu’il est cause du monde (le désir de connaître les causes
des choses nous faisait parvenir à la même idée au chapitre xii), puis
Hobbes ajoute que Dieu se soucie des affaires humaines, qu’il ne peut

61 Ibid., M p. 399, T p. 383, OL III p. 257 ; Le citoyen, chap. xv, § 8, S p. 265, OL II


p. 337.
62 Ibid., M. p. 404, T p. 388, OL III p. 260.
63 Nous nous rapprochons de la thèse soutenue par C. Ramond dans « Le nœud
gordien – pouvoir, puissance et possibilité dans les philosophies de l’âge classique »,
Le pouvoir, J.-C. Goddard et B. Mabille dir., Paris, Vrin, 1994, p. 109-148 (repris
dans C. Ramond, Spinoza et la pensée moderne. Constitutions de l’objectivité, Paris,
L’Harmattan, 1998, p. 129-172).
80 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
être fini, ni composé d’une figure, ni être imaginé ou conçu, ni être
composé de parties ; qu’il n’occupe pas un espace, ni n’est en mouve-
ment ou en repos, ni sujet à des passions, ni doué d’une volonté ; qu’il
n’existe pas une pluralité de dieux.⁶⁴ Mais ces éléments, qui n’étaient pas
mentionnés dans le chapitre xii du Léviathan, ne correspondent pas à
une connaissance naturelle, c’est-à-dire rationnelle, de Dieu. Ils sont
les déductions faites par la raison eu égard à l’honneur, c’est-à-dire à
la reconnaissance de sa toute-puissance. Hobbes déduit les pratiques
par lesquelles nous devons honorer Dieu de la même manière, avant
de conclure que la raison ne nous enseigne rien sur la nature de Dieu.
Autrement dit, parce que notre connaissance naturelle est hypothétique,
parce que nous devons prendre garde de ne pas prendre les choses en
nous comme elles sont hors de nous, Dieu reste inconnaissable.
Par conséquent, la raison ne nous enseigne pas que Dieu est légis-
lateur. Elle ne peut donc pas rapporter les lois naturelles, qu’elle déduit,
à un dieu qui en serait l’auteur. Les lois naturelles ne sont donc pas des
commandements, elles ne sont pas des lois à proprement parler. Elles
ne le sont que pour ceux qui se rapportent à Dieu par la foi, c’est-à-dire
en croyant la parole d’autres hommes – parole soumise à la loi civile, à la
volonté du souverain. Hobbes précise dans le chapitre xxvi du Lévia-
than que les lois divines positives – celles par lesquelles nous pouvons
rattacher les lois naturelles à Dieu comme législateur – sont transmises
par un homme à qui Dieu a donné autorité pour les signifier ; mais les
autres hommes ne peuvent pas savoir par leur raison naturelle que cet
homme est authentiquement autorisé par Dieu (et donc qu’ils doivent
lui obéir). Seule la volonté de l’autorité souveraine, qui fait la loi de la
république, est habilitée à en juger. De même, les règles portant sur les
attributs de Dieu et le culte relèvent des lois naturelles⁶⁵ – qui ne sont
pas toutes énoncées dans les chapitres xiv et xv du Léviathan et ii et iii
du Citoyen, mais aussi dans les chapitres portant sur le royaume naturel
de Dieu. Dans les deux ouvrages, Hobbes octroie à l’État l’autorité de
déterminer les attributs de Dieu – c’est-à-dire quelles doctrines peu-
vent être publiquement professées – et le culte public qui doit lui être
rendu, la loi civile déterminant quels sont les attributs divins à honorer.

64 Léviathan, chap. xxxi, M p. 401-402, T p. 386-387, OL III p. 259-260 ; Le citoyen,


chap. xv, § 14, S p. 268-270, OL II p. 340-341.
65 Le citoyen, chap. xv, § 15, S p. 271-273, OL II p. 343-344, § 17, S p. 274, OL II p. 346.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 81
Il affirme même que la raison commande l’uniformité du culte public,
qui n’est possible qu’en laissant au souverain le soin de choisir les doc-
trines et de déterminer les formes du culte. C’est en ce sens que la loi
naturelle et la loi civile se contiennent l’une l’autre.⁶⁶ La loi naturelle
n’existe comme commandement, c’est-à-dire en tant que loi au sens
propre, que comme loi civile.
D’autres éléments empêchent que l’on considère, par la connaissance
naturelle, les lois naturelles comme des commandements divins. Ces
lois se déduisant par la raison, elles ne peuvent pas être des comman-
dements puisque la raison n’a pas force de commandement : elle est le
pouvoir de discerner les causes possibles d’une chose, ou d’anticiper ses
effets ou conséquences. Dieu ne peut donc pas déclarer ses lois (comme
lois et non comme théorèmes) par la raison. Certains hommes, qui ne
sont pas sujets de son royaume naturel (les athées, les fous, les enfants),
ne peuvent reconnaître Dieu comme tout-puissant et comme roi par
nature. Enfin, il faut distinguer les sujets du royaume naturel des sujets
du royaume prophétique, qui ont une convention avec Dieu. Ce sont ces
derniers qui doivent obéir aux lois de nature en tant que commande-
ments. Dieu n’est l’auteur de la loi naturelle que pour ceux qui sont sujets
de son royaume et qui se reconnaissent comme tels. Encore s’agit-il du
royaume prophétique. Et cette reconnaissance relève de la foi, non de
la connaissance naturelle. Comprises comme des commandements ou
même comme des obligations au sens strict, les lois naturelles ne valent
pas pour toute l’humanité. Ce n’est que par la parole révélée de Dieu que
les hommes peuvent savoir que les lois de nature sont des commande-
ments divins. Elles ne sont donc des commandements que pour les juifs
et les chrétiens.⁶⁷ Par la foi, on sait que Dieu est l’auteur de la loi révélée,
qui est une loi positive. Et la foi désigne toujours le fait de croire aux
paroles d’un homme.⁶⁸ Elle désigne donc la confiance que nous avons en
celui-ci. Or, c’est le souverain qui détermine quel homme doit être cru.
En l’absence de souverain politique, ou lorsque ce dernier interprète
l’Écriture, ce n’est que par la loi divine positive que les lois naturelles
revêtent le statut d’obligations, en tant que Dieu en est le législateur et

66 Ibid., chap. xiv, § 14, S p. 251, OL II p. 322.


67 Ibid., § 11, S p. 248, OL II p. 320.
68 Léviathan, chap. xxxi, M p. 396, T p. 379, OL III p. 255 ; Le citoyen, chap. xviii, § 4,
S p. 341-342, OL II p. 418.
82 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
le révèle par sa loi positive. Il n’existe donc de loi au sens propre, c’est-
à-dire de commandement imposé par un supérieur à un inférieur, que
positive – comme loi divine positive, ou loi civile.

Les effets politiques de la transformation


de la loi naturelle

La promotion du souverain dans la doctrine de la loi

Chez Hobbes, les mêmes lois sont naturelles en tant qu’elles ont pour
source de connaissance la raison naturelle, morales à cause de leur objet
(les mœurs), et divines en tant qu’elles ont Dieu pour auteur. Selon
qu’on se place du point de vue du moyen par lequel on les connaît, de
leur objet, ou de leur auteur, elles sont des théorèmes ou des comman-
dements. En assimilant les lois naturelles à des lois divines, Hobbes
semble s’inscrire dans la conception thomiste pour laquelle toute loi
vient de Dieu : la loi naturelle est une expression de la loi éternelle,
principe de l’ordre divin. Mais en définissant la loi en général comme
le commandement d’un supérieur à un inférieur s’inscrivant dans un
cadre d’obligation préalablement défini, il assimile la loi naturelle à la
loi divine positive. D’ailleurs, Hobbes souligne qu’il ne s’agit pas tant
de déterminer le contenu général de la loi que de l’interpréter et de
déterminer ce qui en relève et à qui elle s’adresse, ce qui ne peut être
fait que par le souverain politique.⁶⁹ Par là se trouve résolue la difficulté
mentionnée à la fin de la partie du Léviathan consacrée à la république
– au chapitre xxxi qui assure précisément la transition avec la partie
portant sur la république chrétienne –, qui consiste à déterminer les
lois de Dieu de sorte que l’obéissance au souverain civil et celle qui est
due à Dieu ne soient pas contraires. La solution à cette difficulté passe
par une promotion de la fonction du souverain comme auteur de la loi
civile et interprète des lois naturelles et divines.

69 Léviathan, chap. xxxi, M p. 404, T p. 388, OL III p. 260. Pour Moïse, la parole de
Dieu vaut directement comme loi divine et comme commandement, tandis que pour
les Hébreux, le commandement de Dieu ne vaut comme loi que par le souverain
civil qui la transmet et l’interprète, c’est-à-dire qui la constitue en loi civile. La loi
naturelle et la loi divine s’identifient dans leur soumission commune à la loi civile.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 83
Les lois naturelles peuvent dès lors revêtir une fonction nouvelle,
fonction indiquée par la logique même de leur déduction. Les trois pre-
mières lois naturelles suivent une même logique : elles définissent les
conditions juridiques de la paix, qui sont les conditions de l’institution de
l’ordre politique et de la loi positive. Dans la première loi (ou règle géné-
rale) de nature, la paix est définie comme le moyen le plus adéquat pour
éviter « de faire ce qui mène à la destruction de [sa] vie » ou de s’« enlever
le moyen de la préserver », comme l’annonce la définition générale de la
loi de nature. S’efforcer à la paix est donc un précepte, une « règle géné-
rale découverte par la raison ». Néanmoins, chacun reste encore juge,
d’une part, des moyens de la paix, d’autre part, de l’opportunité d’obéir
aux lois, selon qu’il a l’espoir ou non d’obtenir la paix. Dans ce dernier
cas, la loi de nature contient une liberté : « il est loisible [à chacun] de
chercher et d’utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre »,
cette liberté « récapitule l’ensemble du droit de nature, qui est le droit
de se défendre par tous les moyens dont il dispose ». La deuxième loi de
nature définit les moyens de la paix : dans le cas où la paix est possible
(première partie de la loi de nature fondamentale), alors la raison prescrit
le moyen de la paix. Parler de moyen de la paix n’implique pas que les lois
de nature n’ont de valeur que conditionnelle : pour celui qui veut la paix
parce qu’il se trouve dans une situation où celle-ci est possible, et parce
qu’il n’existe pas d’obstacle extérieur qui détruirait sa liberté d’user de sa
puissance en vue de la paix, la manière de mettre en œuvre la paix n’est
pas relative ou conditionnelle. Elle ne peut passer que par un dessaisis-
sement réciproque du droit que chacun a sur toute chose.
La deuxième loi de nature porte sur le dessaisissement du droit natu-
rel individuel. Elle affirme qu’en vue de la paix et de sa propre défense,
il est nécessaire de consentir, « quand les autres y consentent aussi, à
se dessaisir […] du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente
d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres
à l’égard de soi-même ».⁷⁰ Quatre éléments peuvent être dégagés dans
cette deuxième loi : le consentement comme forme par laquelle les lois
doivent être mises en œuvre ; l’objet du consentement, le dessaisisse-
ment du droit sur toute chose ; le rappel du critère du consentement :
la paix et sa propre défense, qui déterminent les conditions de validité

70 Ibid., chap. xiv, M p. 190, T p. 129, OL III p. 103.


84 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
du consentement ; enfin, la réciprocité comme réquisit à l’abandon de
droit. Hobbes affirme que le renoncement au droit sur toute chose
est requis en vue de la paix. Il ne s’agit pas de donner du droit à un
autre, ni de créer du droit, mais de limiter le sien. La deuxième loi
naturelle rappelle ensuite le critère du consentement par lequel nous
renonçons au droit naturel. Le consentement étant un acte volontaire,
ses conditions de validité sont déterminées en fonction d’une fin – la
paix (qui renvoie à la première loi de nature dont la deuxième est déri-
vée) et sa propre défense (qui renvoie à la première loi mais aussi au
droit naturel) – à laquelle les moyens doivent s’ajuster. Le critère du
consentement indique que la loi naturelle permet d’accomplir le droit
naturel, les buts auxquels il tend, à travers les désirs individuels. Si la loi
de nature définit des obligations, elle ne limite pas le droit naturel : ce
dernier ne sera limité que par les conventions volontaires, faites selon
les déductions de la loi naturelle. Cette dernière ne limite donc pas le
droit naturel mais permet de l’accomplir.
La deuxième loi de nature est, en quelque sorte, un moyen de
moyen : la première loi, ou loi fondamentale, fait de la paix le moyen
de la conservation de soi ; celle-ci fait du dessaisissement réciproque
de droit le moyen du moyen énoncé précédemment, à savoir la paix.
Pour le dire autrement, afin d’éviter l’emploi de termes à connotation
finaliste, on peut concevoir cette deuxième loi comme la condition
logique par laquelle la première loi de nature peut être mise en œuvre.
Il existe donc bien une continuité déductive entre la première et la
deuxième loi. Ce qui lie les lois entre elles (la continuité d’une déduc-
tion) indique la nature des lois elles-mêmes. Celles-ci ne sont jamais
présentées comme des commandements. Elles obligent comme com-
mandements lorsqu’elles sont rapportées à Dieu comme étant leur
auteur, mais ce dernier n’intervient pas dans leur déduction. Elles sont
déduites comme théorèmes rationnels, raisonnements déductifs menés
à partir de définitions. Les lois de nature constituent donc bien une
science puisque leur procédé de construction correspond à la définition
de la science énoncée au chapitre v du Léviathan.⁷¹ Les lois naturelles
sont déduites par la raison, elles indiquent les moyens qui sont en notre
pouvoir pour produire la paix, si nous le voulons.

71 Ibid., chap. v, M p. 115, T p. 43, OL III p. 37.


Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 85

La création de l’obligation

L’obligation apparaît avec l’abandon ou la transmission du droit natu-


rel dans la troisième loi de nature. Un homme se trouve en effet obligé
lorsqu’il a « abandonné ou accordé à autrui son droit », il est alors tenu
« de ne pas empêcher de bénéficier de ce droit ceux auxquels il l’a
accordé ou abandonné » et « doit […] ne pas rendre nul l’acte volon-
taire qu’il a ainsi posé ».⁷² La création de l’obligation apparaît en réalité
dès la deuxième loi naturelle : celle-ci est un précepte rationnel qui
prouve la rationalité d’abandonner une part du droit naturel initial et
illimité, c’est-à-dire qui enjoint à s’obliger. La troisième loi indique le
procédé formel par lequel est créée l’obligation. Sur ce point, la logique
hobbesienne développe une conception de l’obligation sans précédent.
En pensant la limitation de la liberté naturelle par le consentement
individuel, Hobbes donne en effet comme fondement à l’obligation la
volonté de l’obligé. L’obligation de faire ou d’omettre une action résulte
de la volonté par laquelle celui qui est obligé a renoncé à accomplir
cette action (ou à ne pas l’accomplir).⁷³ Les conventions obligent en ce
sens qu’elles consistent à abandonner un certain droit, ce qui revient
par contrecoup à assumer une obligation. Les conventions obligent
par cela seul qu’elles sont la renonciation à un droit. Promettre, c’est se
soumettre volontairement à une obligation.
Si l’on se place non plus du côté de la déduction des lois de nature,
mais du côté des hommes qui les conçoivent, ces lois sont encore des
théorèmes, des déductions de la raison, mais comme chacun désire se
conserver, dès lors qu’il comprend que la paix est le moyen d’y parve-
nir (première loi), que le renoncement à son droit naturel illimité est
requis (deuxième loi), et que les conventions passées n’engendrent la
paix que si elles sont observées (troisième loi), alors il désire mettre en
pratique ces déductions. Il le fait en établissant la paix (première loi),
au moyen d’un abandon de droit (deuxième loi) qui prend la forme
d’une convention qui l’oblige et qu’il doit observer (troisième loi). Mais
ce qui oblige, ce ne sont pas les déductions faites par la raison. C’est la

72 Ibid., chap. xiv, M p. 191, T p. 130-131, OL III p. 104.


73 Voir D. Gauthier, he Logic of Leviathan. he Moral and Political heory of homas
Hobbes, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 42.
86 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
volonté de ceux qui, ayant opéré ces déductions, désirent la paix, donc
désirent les moyens d’y parvenir et pour cela, passent une convention.
C’est l’acte de renoncer à son droit, de passer une convention, qui crée
l’obligation. Les lois naturelles ne sont pas en elles-mêmes des obli-
gations : en établissant rationnellement la deuxième loi naturelle, qui
indique la manière de limiter notre droit naturel, nous ne limitons pas
notre droit naturel. Mais une fois cette loi déduite par la raison, nous
limitons notre droit naturel par un acte qui s’accorde avec elle. La
limitation procède de notre volonté et de notre action. Elle ne procède
pas de la loi, mais de l’action requise par la loi. Ainsi, en observant la
deuxième loi de nature, nous exerçons notre droit naturel illimité, pour
exécuter une action qui a pour effet de limiter notre droit naturel. Ce
n’est donc pas la loi qui limite notre droit naturel, mais notre propre
volonté. De même, en déduisant que nous devons tenir nos promesses
et nos conventions (troisième loi de nature⁷⁴), nous ne nous imposons
pas une obligation. L’obligation procède de l’acte de promettre. La
déduction des lois naturelles, des théorèmes, même énoncés comme
des préceptes, n’oblige pas par elle-même. Si les lois de nature sont
les déductions qui constituent la science morale et civile, l’obligation
juridique requiert nécessairement l’acte de promettre, de limiter son
droit naturel. Déduire, ce n’est pas s’obliger.
Quel est dans ce contexte le statut des lois naturelles ? Celles-ci
n’obligent pas, mais elles montrent la nécessité rationnelle de s’obli-
ger. Elles ne limitent pas par elles-mêmes le droit naturel, mais
elles indiquent à ceux qui les déduisent comment imposer une telle
limite. Les lois de nature ne sont pas des obligations, mais elles sont
l’ensemble des déductions faites par la raison indiquant la manière la
plus adéquate de conserver notre vie, et cette manière consiste à limiter
son droit naturel en se donnant des obligations. Les lois de nature ne
sont donc ni des obligations, ni des commandements. Il faut distin-
guer d’une part l’obligation du commandement, d’autre part la déduc-
tion et l’obligation. Le commandement est énoncé par un supérieur

74 Le contenu de cette loi confirme d’ailleurs le statut de l’ensemble des lois de nature :
puisque cette loi est « la source et l’origine de la justice », et qu’« est juste tout ce qui
n’est pas injuste » (Léviathan, chap. xv, M p. 202, T p. 143, OL III p. 111), l’existence
de la justice dépend des conventions passées. Il n’existe pas de justice par nature : les
lois naturelles indiquent comment créer la justice, elles ne définissent pas un ordre
normatif pré-civil.
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 87
s’adressant à celui ou à ceux qui lui sont obligés au préalable, il s’énonce
à l’impératif et ne vise pas, comme le conseil, l’intérêt du destinataire.
Le commandement est donc une adresse qui s’inscrit dans un rapport
préalable d’obligation. L’obligation, quant à elle, est issue du consente-
ment ou de la volonté de celui qui renonce à son droit naturel ou qui le
transfère au profit d’un autre.⁷⁵ Les lois de nature ne sont pas déduites
comme des commandements ; elles ne sont des commandements qu’en
tant qu’on les rapporte à Dieu comme leur auteur, mais leur déduction
n’est pas faite à partir de Dieu. Comme déductions faites par la raison,
elles ne sont pas non plus des obligations. Une déduction n’est pas une
obligation. Sinon, il faudrait admettre que la raison oblige, ce qui est
contraire aux textes de Hobbes : l’obligation est toujours fondée sur
une volonté, non sur un raisonnement. Beaucoup de commentateurs
ont refusé cette idée, qui explique comment une obligation peut être
introduite dans une situation où aucune obligation ne lie les hommes.
En fondant l’obligation sur la volonté de l’obligé, il n’est plus nécessaire
de dériver l’obligation d’une obligation antérieure d’obéir à la volonté
de Dieu, ou d’observer les lois naturelles. Le caractère éternel de ces
dernières est celui de leur validité logique. Hobbes montre que l’obli-
gation politique est une création humaine, le résultat d’actions que les
hommes peuvent accomplir.
En déduisant les lois naturelles comme théorèmes sans référence à
Dieu comme législateur, et en pensant ces lois non comme des obliga-
tions mais comme les conditions rationnelles de la constitution d’un
ordre politique et de l’obéissance à la loi positive, Hobbes donne à la
constitution de l’État un fondement rationnel. La théorie de la loi natu-
relle joue un rôle décisif dans l’élaboration de la doctrine politique et
juridique. Parce que les lois naturelles déduisent les conditions requises
pour instituer la positivité de la loi, Hobbes établit le lien permettant
de passer d’un état sans obligation à un état régi par des obligations.
L’assimilation des lois naturelles à des lois divines off re encore un
double bénéfice : d’une part, les vertus déduites dans le cadre des lois
naturelles revêtent le statut de commandements divins lorsqu’elles sont
rattachées à la loi divine positive⁷⁶, ce qui leur confère une autorité dont
sont dépourvus les théorèmes déduits par la raison seule ; d’autre part,

75 Voir D. Gauthier, he Logic of Leviathan, ouvr. cité, p. 52-55.


76 Lois dont le contenu reste déterminé par le souverain politique.
88 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la parole de Dieu transmise par les voies naturelles ou surnaturelles ne
vaut comme loi obligeant les actions que par l’autorité civile, ce qui
permet d’unifier la source du commandement dans la personne du
souverain politique. La promotion de la loi positive, par rapport à la loi
naturelle et à la loi divine, est donc double. Son fondement dans la loi
naturelle ordonne cette dernière à la loi positive, et l’assimilation de la
loi naturelle à la loi divine ramène les commandements de Dieu à des
commandements du souverain, seul législateur en matière civile. Pour-
quoi les devoirs envers Dieu, qui relèvent de la loi naturelle, ne sont-ils
pas inclus dans les chapitres explicitement consacrés à celle-ci ? En
énonçant des devoirs envers Dieu, la loi de nature ne fait qu’élargir le
domaine dans lequel l’obéissance inconditionnelle à la loi positive est
due. Si la loi de nature ne nous est connue comme loi que par l’inter-
prétation qu’en fait le souverain en promulguant les lois civiles, alors en
rattachant les devoirs envers Dieu à la loi de nature, il revient au sou-
verain de légiférer en la matière. L’attribution au souverain du jus circa
sacra s’enracine dans la théorie de la loi naturelle et dans son rapport à
la loi positive. Les devoirs envers Dieu ne peuvent être définis que par
le souverain politique. Hobbes ramène de la sorte la signification de
l’ensemble des lois de nature, y compris celles concernant les devoirs
envers Dieu, à la paix civile⁷⁷, c’est-à-dire aux conditions de l’obéissance
à la loi positive.

Conclusion

La critique suarézienne de la conception thomiste de la loi et le déve-


loppement des enjeux politiques du volontarisme juridique permettent
de mesurer l’écart qui sépare Hobbes de homas d’Aquin. Pour ho-
mas d’Aquin, la loi civile précise la loi naturelle. Pour Hobbes, la loi
naturelle comporte des définitions générales qui ne peuvent être uti-
lisées pour évaluer la justice des actions que par le biais d’une volonté
humaine qui transforme la loi naturelle en loi civile. Cela ne signifie

77 Comparer Éléments de la loi naturelle et politique, II, chap. ix, § 2-3 ; Le citoyen,
chap. xiii, § 6, S p. , OL II p.  ; Léviathan, chap. , M p. , T p. , OL
III p.  ; Béhémoth, EW VI p. ,  et , VR IX p. ,  et .
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 89
pas que la loi civile précise la loi naturelle. Ces deux lois sont très dif-
férentes : la première est l’ensemble des déductions faites par la raison
permettant de produire les conditions de l’existence et de l’effectivité
de la loi positive. Cette dernière n’est donc pas, par rapport à la loi
naturelle, ce qui permet de rapporter l’universalité de la loi à la contin-
gence des objets sur lesquels elle s’exerce. La loi civile ne dérive pas de
la loi naturelle, elle ne s’ajoute pas à cette dernière pour la déterminer.
La volonté et l’acte d’un sujet sont requis pour engendrer la relation
d’obligation dans laquelle seule la loi civile peut être un commande-
ment, c’est-à-dire une loi. Il n’existe aucun rapport analogique entre la
loi naturelle et la loi civile, et leur relation n’est pas non plus celle d’une
loi universelle rapportée à des objets contingents par la volonté d’un
législateur humain.
L’enjeu est l’autonomie de la raison. Jean-François Courtine montre
la manière dont Suárez, en rajoutant l’élément prescriptif à la concep-
tion de la loi développée par Vázquez, s’inscrit dans cette perspective
d’autonomisation. Selon lui, « Suárez aura certainement contribué,
dans la droite ligne de Vázquez, à la rationalisation et à la sécularisa-
tion de la loi naturelle, auxquelles ne manquent pour être tout à fait
accomplies que la mise en perspective du statut de pure nature ou
l’homme envisagé in puris naturalibus ».⁷⁸ Si Suárez a contribué à la
rationalisation de la loi naturelle, Hobbes a radicalement infléchi les
rapports de la raison, de la recta ratio et de la loi. Hobbes va en effet
plus loin que Suárez dans la critique de la conception ancienne de
la loi naturelle : la loi est la volonté d’un supérieur, mais elle ne vaut
comme loi qu’à la condition d’être civile, y compris pour la loi divine
positive. Dérivée de la volonté des obligés, l’obligation définit le cadre
dans lequel le commandement peut s’inscrire et conditionne l’exis-
tence même, c’est-à-dire la possibilité, de la loi.
Hobbes dégage ainsi toutes les conséquences de la loi enten-
due comme commandement. En pensant la loi naturelle comme la
condition logique, déductive, de la loi positive, et non plus comme
une source d’obligation, fût-elle issue de la volonté d’un législateur
divin sous forme de commandement, Hobbes marque une rupture
non seulement avec le thomisme, mais également avec la tradition du

78 J.-F. Courtine, Nature et empire de la loi, ouvr. cité, p. 114. Voir aussi M. Bastit, Nais-
sance de la loi moderne, ouvr. cité, p. 82.
90 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
volontarisme juridique, ce qui exclut que l’on applique purement et
simplement à sa doctrine le schéma de la sécularisation. Si Hobbes
conserve encore le concept de loi pour désigner autre chose que la loi
civile, ce n’est ni par prudence, ni par une concession faite aux idées
de son temps. Conserver le concept de loi tout en reconduisant les
lois naturelles aux conditions rationnelles de la loi positive permet de
modifier ce concept de l’intérieur : il opère une transformation au sein
même de la loi naturelle, qui doit désormais être rapportée à la loi civile
pour être loi. Cela ne la supprime pas en tant que loi naturelle, car elle
est nécessaire dans la construction de l’édifice juridique pour conduire
à l’affirmation de la prééminence de la loi positive, pour construire la
positivité de la loi et les conditions de l’obéissance civile.
La logique hobbesienne des lois naturelles requiert un type de
rationalité nouveau pour l’âge classique. C’est parce que les hommes
s’accordent sur les procédures rationnelles qu’ils peuvent, à partir d’un
raisonnement bien conduit, déduire l’ensemble des lois naturelles.
L’acte de ratiociner accorde les hommes sur l’idée que cet acte est le
critère du juste, et sur l’idée que les lois ne peuvent être universelles que
si elles s’appuient sur ce qu’il y a d’universel parmi les hommes, à savoir
l’acte de ratiociner lui-même.⁷⁹ Les hommes s’accordent donc sur un
principe formel, pour ensuite s’accorder sur le contenu d’un ensemble
de règles. Le bénéfice immédiat d’une telle conception, chez Hobbes,
tient à ce qu’il permet de considérer toute révolte comme irrationnelle
et d’en écarter toute signification politique.⁸⁰ Pasquale Pasquino a sou-
ligné le rôle contrefactuel de l’état de nature, qui indique comment
vivraient les hommes en l’absence d’institutions politiques ou si, dans
un état civil, ils désobéissaient au souverain. L’exposé des lois naturelles
décrit la logique suivie par des hommes désirant conserver leur inté-
rêt et concevant à cette fin la rationalité de l’obligation politique : les
institutions politiques et l’obéissance au souverain sont fondées sur les
règles de la droite raison ou sur un choix rationnel qui, s’ils n’étaient pas
observés, contreviendraient à cet intérêt.⁸¹ L’un des enjeux juridiques

79 Le citoyen, chap. ii, § 1, S p. 102, OL II p. 169.


80 Voir J. Saada, « L’analyse des passions dans la dissolution du corps politique : Spi-
noza et Hobbes », Actes du colloque « Spinoza : penser les corps », Astérion, no 3, sept.
2005 (http://asterion.revues.org/document157.html).
81 P. Pasquino, « Hobbes, religion and rational choice : Hobbes’s two Leviathans and
the Fool », Pacific Philosophical Quarterly, 82, 2001, p. 406-419. Cela ne signifie pas
Critique du thomisme et construction de la loi naturelle chez Hobbes 91
majeurs de cette conception consiste dans une désubstantialisation de
la loi naturelle au profit d’une promotion sans précédent du forma-
lisme juridique. Ce formalisme n’est pourtant pas un positivisme. Dans
le système hobbesien, les lois naturelles sont requises pour l’édification
des lois civiles : elles restent, pour reprendre les termes de François
Tricaud⁸², le pivot du système juridique.

que l’obéissance aux lois de nature dépend de notre intérêt : l’obligation est indé-
pendante des motifs qui ont accompagné sa création.
 F. Tricaud, « Les lois de nature, pivot du système », homas Hobbes. Philosophie pre-
mière, théorie de la science et politique, Y.-C. Zarka et J. Bernhardt dir., Paris, PUF,
1990, p. 265-273.
Les usages de
l’histoire sainte
« De bouche à oreille »
et « d’esprit à esprit » :
voix extérieures et voix intérieures
chez Spinoza et Hobbes
Charles Ramond

Dès les premières pages du premier chapitre du Traité théologico-


politique (« De la prophétie »), Spinoza se demande par quels moyens
Dieu a pu « révéler aux hommes ce qui dépasse les limites de la
connaissance naturelle ».¹ Et, se référant uniquement, conformément
à sa méthode, aux « livres sacrés » (sacra volumina), il (se) répond
d’abord que « tout ce que Dieu a révélé aux Prophètes l’a été par des
paroles, ou par des figures, ou des deux façons à la fois, c’est-à-dire par
des paroles et des figures ensemble », puis il ajoute, de façon plutôt
énigmatique, que « ces paroles et ces figures étaient dans certains cas
véritables [verae] et extérieures à l’imagination [extra imaginationem]
du prophète qui les voyait ou les entendait » ; « et dans d’autres cas
imaginaires [imaginariae], parce que l’imagination du prophète était
disposée, même en état de veille, de façon qu’il lui parût clairement
entendre des paroles ou voir quelque chose ».² Déclaration énigma-
tique en effet : on se serait attendu ici à voir Spinoza s’appuyer sur

1 TTP chap. i, LM § 5, p. 82/83 ; G III p. 16, l. 21-23 : « […] media, quibus Deus ea
hominibus revelat, quae limites naturalis cognitionis excedunt, […] ». Sauf indication
contraire, les soulignements sont toujours les miens.
2 TTP chap. i, LM § 7, p. 82-84 (l. 1-3) / 83-85 (l. 1-5) ; G III p. 17, l. 9-15.
96 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la distinction entre « voix véritables » et « voix imaginaires » pour dis-
tinguer entre « vrais » et « faux » prophètes, les premiers percevant des
voix « extérieures à leur imagination », pour reprendre la formule de
Spinoza, c’est-à-dire de vraies voix, les autres (fous ou charlatans plutôt
que prophètes) se contentant, comme on dit, d’« entendre des voix »,
c’est-à-dire faisant passer des voix « intérieures » pour des messages
divins. Et néanmoins, Spinoza, à l’image du texte sacré, semble indif-
férent à cette distinction. Il accorde que, si certains prophètes, comme
Moïse ou Samuel, ont prophétisé à partir de voix réellement enten-
dues, extérieures³, d’autres, comme Abimélech, peuvent conserver le
titre de prophètes (ne passent donc pas pour fous), bien qu’ils aient
entendu, dit Spinoza, des « voix imaginaires », parce qu’entendues « en
songe », c’est-à-dire, précise Spinoza, « au moment où l’imagination
est le plus apte naturellement à former l’image de choses qui ne sont
pas » – je souligne cette fin de phrase, pour le moins inattendue pour
parler des songes d’un prophète attesté.⁴ De même, pour ce qui est
des visions, Spinoza reconnaît que David a eu des « visions réelles »⁵,
mais que Joseph a eu des « visions imaginaires »⁶, ce qui n’empêche pas
Joseph d’être prophète autant que David. Il est vrai que, sur le fond, il
paraît très difficile de distinguer entre une « perception imaginaire » et
une « perception réelle », dans la mesure où la notion de « perception
imaginaire » semble contradictoire, puisque toute perception semble
par définition s’attester elle-même comme perception, donc comme
perception « réelle » (comment est-il possible, par exemple, d’entendre
une voix qui n’existe pas, puisque l’audition est le seul moyen d’attester
de la réalité de ce qu’on entend ? Cela semble absurde). Inversement
renoncer à distinguer entre visions ou voix « réelles » et « imaginaires »
reviendrait à considérer toute perception comme une hallucination ou

3 TTP chap. i, LM § 8, p. 84-85 ; G III p. 17, l. 16-23 : « C’est par une voix véritable que
Dieu a révélé à Moïse les lois qu’il voulait prescrire aux Hébreux. » (« Voce enim vera
revelavit Deus Mosi Leges, quas Hebraeis praescribi volebat. »)
4 TTP chap. i, LM § 10, p. 84-85 ; G III p. 4, l. 1-5.
5 TTP chap. i, LM § 14, p. 88, l. 23-32 / p. 89, l. 29-38.
6 TTP chap. i, LM § 15, p. 90, l. 1-3 / p. 91, l. 3-5 ; G III p. 20, l. 34-35 : « En revanche,
c’est au contraire par des images qui n’étaient pas réelles, mais qui dépendaient de
la seule imagination du prophète, que Dieu a révélé à Joseph sa future élévation. »
(« Imaginibus vero non realibus, sed a sola imaginatione prophetae dependentibus reve-
lavit Deus Josepho dominium sibi futurum. »)
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 97
un fantasme, conclusion au coût théorique à première vue exorbitant.
On devine ici que cette question de l’intériorité ou de l’extériorité des
voix perçues par les prophètes indique un très intéressant problème
théorique, qui s’étend d’ailleurs bien au-delà – je vais essayer de le
montrer – du contexte théologico-politique où il apparaît, tant chez
Hobbes que chez Spinoza.
En effet, si Moïse se distingue de tous les autres prophètes, selon
le texte sacré, c’est bien parce qu’il a perçu une « vraie voix » venant
de Dieu, et donc une voix qui attestait par elle-même, comme le fait
ordinairement toute voix perçue, la présence d’un sujet parlant effec-
tivement extérieur et existant. Se référant à Nombres 12, 6-7 (« Si
quelqu’un de vous est prophète de Dieu, je me révélerai à lui dans une
vision et je lui parlerai dans des songes. Mais ce n’est pas ainsi que je
me révèle à Moïse : je lui parle de ma bouche à sa bouche [ore ad os
loquor ipsi], dans une vision sans énigme, et il voit l’image de Dieu »⁷),
Spinoza commente : « Il est donc indubitable que les autres prophètes
n’ont pas entendu une voix véritable [vocem veram]. »⁸ Finalement,
Moïse est le seul que Dieu ait connu « face à face » (de facie ad faciem),
« ce qui, explique Spinoza, doit s’entendre pour la voix seule, car Moïse
lui-même n’avait jamais vu le visage de Dieu ».⁹
Moïse est le prophète par excellence, en ce qu’il a rencontré Dieu
dans la réalité, dans l’extériorité, et non lors d’une hallucination ou
d’un songe, dont la source peut toujours être attribuée à l’intériorité
d’une imagination trop vive. Et c’est bien à ce titre de représentant
par excellence de l’extériorité qu’il est opposé au Christ par Spinoza,
dans une comparaison célèbre : « Je ne crois pas que quiconque [à part
Moïse], écrit en effet Spinoza, ait dépassé les autres hommes pour
atteindre à une telle perfection, sauf le Christ, à qui les décrets de Dieu
qui conduisent les hommes au salut ont été révélés sans paroles et sans
visions [sine verbis aut visionibus], mais d’une façon immédiate [sed
immediate revelata sunt]. »¹⁰ Ainsi, le Christ n’a pas « entendu » la voix
de Dieu, mais « est » directement la voix de Dieu (« Et ideo vox Christi,

7 TTP chap. i, LM § 17, p. 90, l. 19-24 / p. 91, l. 23-29 ; G III p. 20, l. 16-21.
8 Ibid.
9 Ibid. (« quod quidem intelligendum est per solam vocem ; nam nec Moses ipse faciem
unquam viderat »). Spinoza se réfère ici à Exode, 33.
10 TTP chap. i, LM § 18, p. 92, l. 12-15 / p. 93, l. 14-18 ; G III p. 21, l. 3-6.
98 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
sicuti illa, quam Moses audiebat, vox Dei vocari potest »).¹¹ C’est pour-
quoi, conclut Spinoza, « si Moïse parlait à Dieu face à face, comme
un homme à son compagnon (c’est-à-dire, par l’intermédiaire de leurs
deux corps), le Christ, lui, communiquait avec Dieu d’esprit à esprit [de
mente ad mentem cum Deo communicavit] »¹² – c’est-à-dire, on le voit,
sans aucun intermédiaire, et donc sans aucune extériorité.
On touche ici du doigt, me semble-t-il, le double traitement que
Spinoza accorde à la notion d’extériorité. D’un côté, en Moïse, il lui
confère une valeur hautement positive : Moïse est le seul dont on
puisse dire qu’il n’a pas rêvé ou imaginé la voix de Dieu, mais qu’il l’a
bel et bien perçue comme une manifestation extérieure provenant d’un
être extérieur. De l’autre, plaçant généralement le Christ au-dessus de
Moïse, il dévalue quelque peu la rencontre mosaïque de Dieu en exté-
riorité par rapport à la possession immédiate et intime que le Christ
en a, ou en est.
Ce balancement est d’ailleurs caractéristique du Traité théologico-
politique. D’un côté l’extériorité y est valorisée au point d’être par
exemple le passage obligé vers le salut, dans la doctrine de la « vraie
règle de vie » (vera vivendi ratio)¹³, ensemble d’actions, ou de com-
portements extérieurs par lesquels les ignorants pourront être sauvés
en dépit de leur ignorance – Moïse n’enseignant d’ailleurs rien d’autre
qu’une règle de vie aux Hébreux.¹⁴ De ce point de vue, la lecture des
Écritures est inutile tant qu’on ne corrige pas sa vie, et salutaire seule-
ment si on la corrige – un homme qui suivrait cette « vraie règle de
vie » pouvant même se dispenser de la lecture des Écritures¹⁵, car tous
peuvent « obéir », si très peu peuvent « comprendre ». L’essence sacrée des
Écritures dépend ainsi des comportements qu’elles suscitent¹⁶, si bien
que le caractère sacré de l’Écriture ne lui est pas intérieur, mais bel et

11 TTP chap. i, LM § 18, p. 92, l. 15-18 / p. 93, l. 18-23 ; G III p. 21, l. 6-9.
12 TTP chap. i, LM § 19, p. 92, l. 29-32 ; G III p. 21, l. 19-22.
13 TTP chap. v, LM p. 211, l. 5-7 ; G III p. 69, l. 24-26. Les « cérémonies », bien qu’elles
soient des actions extérieures, ne participent donc pas de la « vraie règle de vie »
dont parle Spinoza : que la vraie vie soit extérieure n’entraîne pas (loin de là) que
toute vie extérieure soit la vraie vie. Nous discutons cette question en détail dans la
troisième partie de cette présentation.
14 TTP chap. ii, LM p. 139, l. 22-32 ; G III p. 40, l. 35 - p. 41, l. 7.
15 TTP chap. v, LM p. 233, l. 22-31 ; G III p. 79, l. 16-24.
16 TTP chap. xii, LM p. 435, l. 17-22 ; G III p. 161, l. 8-12.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 99
bien extérieur. Et enfin, l’élection de la nation hébraïque est seulement
extérieure aux yeux de Spinoza.¹⁷ D’un autre côté cependant, Spinoza
rencontre une difficulté à bien caractériser les Écritures comme « exté-
rieures » ou « intérieures ».¹⁸ Ces « paroles divines », en effet, ne sont
pas « inscrites » seulement sur du « papier » recouvert « d’encre noire »,
mais aussi dans le « cœur » ou « l’esprit » des hommes.¹⁹ Mais laquelle
de ces deux inscriptions fut la première, laquelle est l’original ? Au
chapitre xvii du Traité théologico-politique, Spinoza déclare que dans
le Nouveau Testament, Dieu « a révélé […] par l’intermédiaire des
apôtres que le pacte divin s’écrivait désormais non plus [non amplius
[…] scribi] sur des tables de pierre et avec de l’encre, mais dans le cœur
et avec l’Esprit de Dieu »²⁰, comme si l’inscription dans le cœur avait
succédé à l’inscription dans la pierre. Mais une parole de Dieu « inté-
rieure » ne devait-elle pas être également « antérieure » à son double
« extérieur » d’encre, de papier et de pierre ? L’Écriture, les écritures, la
parole de Dieu en tant qu’ensemble d’inscriptions, devront donc être
considérées contradictoirement comme extérieures et comme inté-
rieures à l’esprit et à l’homme, si bien que la question de savoir si, en
suivant la parole divine, je me conforme à quelque chose intérieure ou
extérieure à moi-même, perd ici de sa consistance.²¹
On s’étonne alors moins des difficultés rencontrées pour savoir si
la Loi se faisait entendre aux prophètes par des voix réellement per-
çues (donc extérieures) ou par des voix imaginaires (donc intérieures),
l’authenticité étant – cette fois-ci – du côté de l’extériorité.²² Quand

17 TTP chap. iii, LM p. 157, l. 8-12 ; G III p. 47, l. 28-48.


18 Le balancement entre « écriture » et « parole » étant à cet égard significatif : voir le
titre du chapitre xii : « Du véritable texte original de la loi divine, pour quelle rai-
son on l’appelle Écriture sainte et pour quelle raison on l’appelle Parole de Dieu »
(« De vero legis divinae syngrapho, et qua ratione Scriptura sacra vocatur et qua ratione
verbum Dei »).
19 TTP chap. xii, LM p. 431, l. 23-27 ; G III p. 159, l. 20-23.
20 TTP chap. xvii, LM p. 587, l. 8-11; G III p. 221, l. 22-24.
21 On en dirait autant de l’inscription de la loi « dans le corps » du supplicié de la
Colonie pénitentiaire de Kafka. Le motif derridien de l’indissociabilité (ou indéci-
dabilité) de « l’intérieur » et de « l’extérieur » trouve évidemment toute sa pertinence
dès qu’il est question de ce type « d’inscription » qu’est la loi (thème constant, on le
sait, de l’ouvrage de 1967 De la grammatologie).
22 TTP chap. i, LM p. 83, l. 37 / p. 85, l. 2 ; G III p. 17, l. 11-13 : « Ces paroles et ces figures
étaient dans certains cas véritables et extérieures à l’imagination du prophète qui les
voyait ou les entendait [vel verae fuerunt et extra imaginationem prophetae]. »
100 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
je me conforme à une loi, qu’elle soit physique, naturelle, civile, ou
religieuse, suis-je guidé par quelque chose d’extérieur ou par quelque
chose d’intérieur à moi-même ? Il est souvent difficile de répondre.
Dans la politique spinoziste, par exemple, il n’y a pas d’obéissance sans
consentement : si j’obéis, c’est que je « consens à », et même, à la limite,
c’est que je « veux », obéir.²³ Plus généralement – je l’ai montré ailleurs
et il n’est pas possible d’y revenir en détail dans le cadre de cet article
– le spinozisme, pour des raisons qui tiennent à son essence imma-
nentiste elle-même, rencontre la distinction et l’exclusion réciproques
de l’intériorité et de l’extériorité comme une tâche et une difficulté
également contraignantes.²⁴
Or Hobbes, dans le Léviathan (qui off re de si étonnantes proximi-
tés avec le Traité théologico-politique, que Hobbes, à qui l’on deman-
dait ce qu’il pensait du texte de Spinoza, aurait répondu « ne jugez
pas afin de ne pas être jugés »²⁵), rencontre de façon très frappante
les mêmes questions exactement que celles que rencontre Spinoza
à propos de la nature des « voix » par lesquelles la loi divine nous est
transmise. Mon hypothèse de lecture sera donc ici que la question
de l’intériorité ou de l’extériorité des voix (donc de la loi) permet de
donner une nouvelle cohérence aux principaux thèmes du Léviathan ;
et que Hobbes, comme Spinoza, rencontre avec cette croix des voix,
ou des perceptions en général, un problème qui, dépassant largement

23 Comme le montre de façon très générale et très frappante le titre du chapitre ix


du TTP : « On montre que le droit des affaires sacrées est entièrement entre les
mains du Souverain et que le culte extérieur de la religion doit s’accorder avec la
paix de la république, si nous voulons obéir à Dieu droitement [si recte Deo obtem-
perare velimus]. » Les notions d’obéissance, de consentement et de volonté sont ici
parfaitement équivalentes.
24 Je ne peux que renvoyer le lecteur aux travaux que j’ai consacrés ces dernières années
à une lecture de Spinoza selon l’extériorité (voir C. Ramond, Qualité et quantité dans
la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1995 ; « Éternité, externité : sur une dimension
prophétique de la philosophie de Spinoza », Quel avenir pour Spinoza ? Enquête sur
les spinozismes à venir, Actes du colloque tenu à l’université Pierre Mendés France
de Grenoble II les 11 et 12 mars 1999, L. Vinciguerra dir., Paris, Kimé, 2001, p. 207-
228 ; et Dictionnaire Spinoza, Paris, Ellipses, 2007).
25 Comme le rappelle C. Lazzeri, en plaçant en exergue de son ouvrage (Droit, pou-
voir et Liberté – Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998), un passage de la Vie
de homas Hobbes par John Aubrey : « Dès que le Tractatus theologico-politicus de
Spinoza parut, M. Edmund Waller l’envoya à Hobbes en le priant de lui faire
savoir ce qu’en disait M. Hobbes. M. Hobbes déclara à sa Seigneurie : Ne judicate
ne judicemini », citant donc Matthieu 7, 1, ou Luc 6, 37.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 101
le cadre de la politique où il est le plus visible, et traversant l’anthro-
pologie, s’étend jusqu’à la question de la nature même de la réalité.
D’abord, il est sans cesse question de « voix » dans le Léviathan.
Non pas seulement sous l’aspect un peu anecdotique du fait que le
« Léviathan », corps artificiel fait à l’image d’un corps naturel, pos-
sède une sorte de « voix » dans « les personnes publiques dotées par
le souverain de l’autorité soit d’instruire le peuple, soit de le juger »²⁶,
fonctions dont Hobbes souligne d’ailleurs la très grande importance
au chapitre xliii en se référant à Paul (Romains, 10, 17) pour rappeler
que « la foi vient de l’audition » (c’est-à-dire de l’enseignement).²⁷ Mais
surtout par le fait que la question de la « voix », et précisément sous
l’aspect qui nous occupe, à savoir la question de l’extériorité ou de l’in-
tériorité des voix que nous entendons et auxquelles nous obéissons ou
refusons d’obéir, cette question de la « voix », donc, se retrouve au cœur
des thèses centrales du Léviathan.

La génération de la République

La génération de la République, ainsi, au chapitre xvii, ne va pas sans


un « quasi-discours » : « C’est comme si chacun disait à chacun : [as if
every man should say to every man ; tanquam si unicuique unusquisque
diceret] : j’autorise cet homme ou cette assemblée », etc.²⁸ Comme
Hobbes l’indique clairement en recourant à l’expression « c’est comme
si chacun disait à chacun », il est assez difficile de savoir quelle est la
voix qui prononce de telles paroles, s’il s’agit d’un discours que chacun

26 « Ces personnes publiques dotées par le souverain de l’autorité soit d’instruire le


peuple, soit de le juger, sont des membres de la République qu’on pourrait comparer
de manière appropriée aux organes de la voix dans un corps naturel [the organs of
voice in a body natural] » (Léviathan, chap. xxiii, T p. 258 ; G p. 162). Et un peu plus
loin : « Quant à ceux qui sont établis pour recevoir du peuple les pétitions et les autres
informations, qui sont pour ainsi dire l’oreille publique, ils sont des ministres publics
[And those that are appointed to receive the petitions or other informations of the people, and
are as it were the public ear, are public ministers] » (ibid., chap. xxiii, T p. 259 ; G p. 162).
27 Léviathan, chap. xliii, T p. 609 ; G p. 393, § 8 : « C’est là la doctrine de saint Paul
concernant la foi chrétienne en général : la foi vient de l’audition (Romains, 10, 17)
[faith cometh by hearing], c’est-à-dire de l’audition de nos pasteurs légitimes. »
28 Léviathan, chap. xvii, G p. 114, § 13 ; T p. 177 ; OL III p. 131. Je souligne.
102 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
se tient à soi ou que chacun tient à chacun, si même ces paroles ont
jamais été prononcées, ou entendues : et pourtant il faut bien qu’elles
l’aient été ou qu’elles le soient, puisqu’il s’agit là de la génération même
de la République. La génération de la République, ainsi, est stricte-
ment subordonnée à l’expression et à l’audition d’une certaine « voix »,
dont le statut est défini immédiatement comme ambigu : car c’est un
« quasi-discours » (« c’est comme si chacun disait… »), et l’on ne peut pas
savoir s’il est extérieur ou intérieur à chacun des contractants : s’ils l’ont
clamé en chœur (comme un serment ou comme une conjuration), ou
murmuré (comme un credo), ou s’ils l’ont entendu tous ensemble de la
bouche de l’un d’entre eux, qui l’aurait prononcé extérieurement pour
tous et devant tous pendant que chacun y donnait silencieusement et
intérieurement son assentiment…²⁹ Bref, on a là une sorte de prototype
de la voix de la loi, à savoir l’installation immédiate dans un « lieu »
qu’on ne peut pourtant décrire ni en termes d’intériorité ni en termes
d’extériorité – phénomène fort étrange, à la réflexion.³⁰

Personne et autorisation

Les théories proprement originales chez Hobbes, que sont les théories
de la « personne » et de « l’autorisation », au chapitre xvi du Léviathan,
enveloppent également cette question de la « voix ». Non seulement
parce qu’étymologiquement une « personne » c’est un masque destiné
à projeter une « voix », et parce que Hobbes intègre très naturelle-
ment cette dimension de projection d’une parole dans sa définition
de la personne³¹ ; mais surtout parce que la définition même de la

29 Y.-C. Zarka insiste à juste titre sur l’aspect « paradoxal » de la « performance réa-
lisée par l’énoncé » fondateur : « Le comme si change le caractère de l’énoncé » (La
décision métaphysique de Hobbes, Paris, Vrin, 1987, p. 332).
30 Pour une critique (parfois outrancière, quelquefois clairvoyante) de la position
générale de Hobbes et de Spinoza en tant que « vision politique du monde », c’est-
à-dire vision dans laquelle la transcendance d’une voix n’est plus pensable, voir
B. Lévy, Le meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Paris, Grasset
/ Verdier, 2002, notamment p. 153, 161, 190, 196, 212-213, 268, et particulièrement le
chapitre xiv sur « le secret de la voix claire ».
31 Léviathan, chap. xvi, début, T p. 161 ; G p. 106 : « Est une personne, celui dont les
paroles [words] ou les actions sont considérées, soit comme lui appartenant, soit
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 103
notion « d’auteur » introduit de fait (comme dans le cas précédent de
la « génération de la République ») une superposition et une indéci-
dabilité entre « voix extérieure » et « voix intérieure ». « Les paroles et
actions de certaines personnes artificielles, écrit en effet Hobbes, sont
reconnues pour siennes par celui qu’elles représentent. La personne est
alors l’acteur ; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions
est l’auteur. »³² La conséquence bien connue de cette théorie de l’auto-
risation est que je ne peux jamais me plaindre de ce que fait ou dit le
Souverain, car je dois me reconnaître comme « l’auteur » de ce qu’il dit
ou fait, même quand cela me nuit. Autrement dit, je n’ai pas le droit de
considérer les paroles du souverain, c’est-à-dire la voix de la loi, comme
une voix extérieure, mais comme une voix intérieure à moi-même, que
cette autorisation résulte d’une déclaration « expresse » ou simplement
d’une « intention »³³ non exprimée verbalement. Là encore « l’autori-
sation », comme la « génération de la République », résulte d’un quasi-
discours, d’une voix flottante dirais-je, mais qui n’en est pas moins
impérieuse (tout au contraire). On trouve donc chez Hobbes la même
difficulté (ou la même solution paradoxale au problème politique) que
celle que nous avons rencontrée chez Spinoza à propos de l’obéissance :
pour que l’obéissance se produise effectivement, ou puisse produire ses
effets, il faut, semble-t-il, que je ne sache jamais véritablement à qui, à
quelle loi ou à quelle voix, j’obéis, jusqu’à ce que la distinction entre une
obéissance involontaire (servitude ou obéissance à une loi /voix exté-
rieure) et une obéissance volontaire (liberté ou obéissance à une loi /

comme représentant les paroles [words] ou actions d’un autre, ou de quelque autre
réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive. » La définition
du Léviathan latin ne mentionne pas immédiatement les « paroles », cependant, la
référence à une « parole prononcée » ou à une « voix » y est bien présente, puisque la
« personne » est rapportée à l’acteur de théâtre.
32 Léviathan, chap. xvi, T p. 163. « Of persons artificial, some have their words and actions
owned by those whom they represent. And then the person is the “actor” ; and he that
owneth his words and actions, is the “author” : in which case the actor acteth by autho-
rity » (G p. 107) ; « Verba et facta repraesantantium ab iis, quos repraesentant, aliquando
pro suis agnoscuntur ; tunc autem repraesentans actor, repraesentatus author dicitur, ut
cujus authoritate actor agit » (OL III p. 123). Ici, le latin est particulièrement homo-
gène (dans le registre de la « représentation ») et clair : « Les paroles et les actes de
certains représentants sont parfois reconnus pour leurs par ceux qu’ils représentent :
on appelle alors le représentant “acteur”, et le représenté “auteur”, au titre de l’auto-
rité duquel l’acteur agit. »
33 Voir par exemple Léviathan, chap. xxi, T p. 229 ; G p. 144 ; OL III p. 164.
104 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
voix intérieure) perde sa pertinence. Un passage tout à fait remarqua-
ble du chapitre xxi, consacré aux « lois civiles », énonce d’ailleurs expli-
citement et le lien de la loi à une voix, et la circularité de l’extériorité et
de l’intériorité propres à cette voix : « De même que les hommes, écrit
en effet Hobbes, pour se procurer la paix et par là se préserver eux-
mêmes, ont fabriqué un homme artificiel, qu’on appelle République,
ils ont aussi fabriqué des chaînes artificielles, appelées lois civiles, qu’ils
ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées d’un bout
aux lèvres de l’homme ou de l’assemblée à qui ils ont donné le pouvoir
souverain, et de l’autre à leurs propres oreilles ».³⁴ La boucle est alors
bouclée : de même que lorsque je m’entends parler il m’est difficile, et
en vérité impossible, de décider si ce que j’entends est une voix inté-
rieure ou extérieure, de même, la voix de la loi, passant de la bouche
du Léviathan à ses oreilles, y est toujours indissociablement une voix
extérieure et intérieure à la fois, faisant de chacun indistinctement son
propre maître et son propre sujet.³⁵

34 Léviathan, chap. xxi, T p. 223-224 ; G p. 141 ; OL III p. 161.


35 J’ai eu le sentiment très rassurant de retrouver ici, par le biais d’analyses portant
sur la prophétie et sur la perception, l’intuition centrale de Q. Skinner dans son
ouvrage Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes (Cambridge / New-York
/ Melbourne, Cambridge University Press, 1996). La couverture de l’ouvrage de
Skinner reproduit en effet une gravure extraite du livre de Laurentius Haechtanus,
Microcosmos : parvus mundus (Amsterdam, 1579), qui représente, sous le titre Gal-
lorum Hercules, un Hercule prince de l’éloquence, puissant, debout, à peine vêtu,
déhanché, la tête penchée vers le bas, les yeux baissés, et de la bouche impercepti-
blement souriante duquel sortent deux cordes qui, par des nœuds de démultiplica-
tion, viennent s’attacher aux oreilles de ceux qui l’entourent. L’image est saisissante,
tout comme la métaphore Hobbesienne. Skinner rappelle que l’orateur est généra-
lement crédité d’une puissance magique ou surhumaine, et que la comparaison de
l’orateur avec Orphée ou avec Hercule, via Lucien, était courante chez les rhéto-
riciens de l’époque Tudor (p. 92 et note 191). Hobbes connaissant très bien Lucien
(p. 232, note 135), il ne fait aucun doute aux yeux de Skinner que le passage du
chap. xxi du Léviathan sur les lois qui vont des lèvres aux oreilles est une « allusion »
à la fable de Lucien (p. 232 et note 135). Cette simple « allusion » constitue néan-
moins, pour Skinner, un « passage remarquable » du Léviathan (p. 389 et note 56).
On a là en effet une nouvelle image de la puissance surhumaine du Léviathan,
qui vient se superposer à celle, bien connue, du grand homme composé de petits
hommes, et à celle du monstre biblique ; et cette image d’une toute-puissance du
Léviathan par les liens de bouche à oreille va pleinement dans le sens de l’interpréta-
tion générale de Skinner (c’est-à-dire d’une lecture de l’œuvre de Hobbes comme
inscrite dans une relation de rejet, puis d’adoption, de la rhétorique au cœur de la
philosophie politique) : si bien que de ce point de vue « l’allusion » du chap. xxi
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 105
On ne s’étonne donc pas de voir Hobbes rencontrer les mêmes
problèmes que Spinoza, souvent dans des termes identiques, même
s’il leur donne des solutions différentes. Il note par exemple, en bien
des passages, la difficulté à distinguer prophétie, folie, ivresse, hal-
lucinations, inspiration, possession, enthousiasme³⁶ et même tout

devrait être considérée, bien plus encore qu’un « passage remarquable », comme
la clé même de lecture du Léviathan. Sur cette image frappante, on se reportera à
l’ouvrage récemment paru, extrêmement précieux et intéressant (merci à J. Terrel
pour me l’avoir indiqué), de H. Bredekamp, Stratégies visuelles de homas Hobbes.
Le Léviathan, archétype de l’État moderne. Illustrations des œuvres et portraits, pré-
face de O. Christin, traduit de l’allemand par D. Modigliani, Paris, Éditions de la
maison des sciences de l’homme, 2003, voir notamment p. 121-128. On y apprend
par exemple (p. 126 note 301) que « les rois de France devinrent chacun un alter ego
d’Ogmios [figure celte légendaire qui joignait à sa force herculéenne une éloquence
peu commune] et l’incarnation de l’art oratoire. Lorsque Henri II fit son entrée à
Paris en 1549, l’Hercule gallique, en roi de France, se tenait au-dessus de l’arc, des
chaînes qui partaient de sa bouche reliant à lui les représentants des quatre états ».
Bredekamp fait justement remarquer (p. 127) le gauchissement de cette figure chez
Hobbes, qui, substituant le Léviathan à l’Hercule de l’éloquence, « discrédite l’élo-
quence pour la remplacer par les moyens de liaison et de conduite de la peur ».
36 Voir par exemple Léviathan, chap. viii. Hobbes y recense le flou du vocabulaire
concernant la folie, la possession, etc. : ainsi, les « fous » ont été appelés « tantôt
“démoniaques” (c’est-à-dire, possédés d’un esprit), tantôt “énergumènes” (c’est-à-
dire agités, mus par des esprits) ; et de nos jours en Italie on ne les appelle pas
seulement “pazzi”, “fous”, mais aussi “spiritati”, “possédés” » (T p. 72 ; G p. 50-51).
Quelques lignes plus loin, Hobbes en vient aux « prophètes » : « Les juifs […] nom-
maient les fous “prophètes” ou “démoniaques”, selon qu’ils pensaient que l’esprit
qui les possédait était bon ou mauvais ; certains d’entre eux appelaient “fous” à
la fois les prophètes et les démoniaques ; et certains appelaient le même homme
à la fois “démoniaque” et “fou” » (T p. 73 ; G p. 51). Aux yeux de Hobbes, il est
cependant « étrange » que les juifs aient pu considérer les « prophètes » comme des
« possédés » ; car, fait-il observer, « les prophètes de l’Ancien Testament ne se sont
pas […] prétendu envahis par Dieu et n’ont pas […] prétendu que Dieu par-
lait en eux : ils disaient que Dieu leur parlait, à eux, par une voix, une vision ou
un songe. Le “fardeau du Seigneur” n’était pas possession, mais commandement »
(T p. 74 ; G p. 52). Tout le problème viendra du fait (c’est la thèse principale que je
soutiens ici) qu’il est particulièrement difficile de distinguer « commandement »
et « possession », c’est-à-dire voix extérieure et voix intérieure, et que Hobbes tout
particulièrement, nous le verrons (et nous aurons à dire pourquoi), semble se priver
comme délibérément des critères qui rendraient opérante une telle distinction,
même s’il l’invoque ici. Sur les hallucinations, le chap. xii du Léviathan décrit la
fabrique des dieux par les rêves, les hallucinations, ou les spectres (T p. 106 ; G p. 73 ;
voir également T p. 112-13 ; G p. 76-77). Le problème du rêve se pose, quant à la vue,
de la même façon que celui de la prophétie quant à l’ouïe. La difficulté est toujours
la même : comment trancher entre l’hallucination (qui n’indique pas d’extériorité)
106 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
simplement « ventriloquie », lorsqu’il fait remarquer par exemple au
chapitre xxxvii, qu’un ventriloque « peut faire croire à beaucoup que
[sa propre voix] est [en réalité] une voix venue du ciel, quoi qu’il se
plaise à leur raconter ».³⁷ La possession, comme l’indiquent certains
passages du Nouveau Testament, se manifeste d’ailleurs parfois comme
une ventriloquie.³⁸ Tout comme Spinoza, et pour des raisons au fond
assez voisines, Hobbes est donc préoccupé par la question de la possi-
bilité et de la nature d’une « révélation surnaturelle »³⁹, ou encore par la
possibilité de distinguer entre la « parole naturelle » de Dieu (à savoir
la raison) et sa « parole prophétique ».⁴⁰ « Dès l’instant de la Création,
écrit-il ainsi au chapitre xxxv du Léviathan, Dieu non seulement régna
sur tous les hommes naturellement, par sa puissance ; mais il eut aussi
des sujets particuliers, auxquels il commandait par une voix [by a voice],
comme un homme parle à un autre »⁴¹ ; et il mentionne alors Adam,
Abraham, et Moïse comme exemples de ces « sujets » sur lesquels Dieu
régnait « par une voix ». Dans le chapitre suivant (chap. xxxvi : « de la
parole de Dieu ; des prophètes »), Hobbes rencontre alors la même
question que Spinoza : « comment Dieu parle-t-il à un prophète ? »⁴²,
autrement dit : comment distinguer le vrai prophète (celui auquel Dieu
parle vraiment, ou qui entend une voix vraiment extérieure) du faux

et la perception (qui indique une extériorité) ? La difficulté se redouble, bien sûr,


quand, à l’exemple des prophètes, on entend des voix « en songe ».
37 Léviathan, chap. xxxvii, T p. 468-469 ; G p. 295.
38 L’exemple le plus connu étant sans doute celui des « démons de Gérasa » (Luc 8,
26-37).
39 Léviathan, chap. xxvi, T p. 306-307 ; G p. 189 ; OL III p. 207 : c’est la question des
« lois divines positives ».
40 Léviathan, chap. xxxii, première page : « parole naturelle » / « prophétique »
(T p. 395) ; « the natural / prophetical… word of God » (G p. 247) ; « verbum propheti-
cum » (OL III p. 265 : pas de référence à la « parole naturelle » de Dieu dans le latin).
Même endroit : « Néanmoins, nous n’avons pas à renoncer à nos sens et à notre
expérience, et pas davantage à ce qui est indubitablement la parole de Dieu [the
undoubted word of God], à savoir notre raison naturelle. »
41 Léviathan, chap. xxxv (« De la signification dans l’Écriture des expressions
“royaume de Dieu”, “saint”, “sacré” et “sacrement”»), T p. 434 (traduction modifiée),
G p. 271.
42 Léviathan, chap. xxxvi, T p. 450 ; G p. 282-283 ; OL III p. 303 : « On peut ici poser
une question : comment Dieu parle-t-il [speaketh / loquum esse] à un tel prophète ?
Peut-on, diront peut-être certains, dire au sens propre que Dieu a une voix et un
langage [voice and language], alors qu’on ne peut dire au sens propre qu’il a une
langue [tongue / linguam] et d’autres organes, comme un homme ? »
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 107
prophète (celui qui prend une voix seulement intérieure – une hallu-
cination – pour la vraie voix de Dieu) ? Hobbes recense alors en vain,
pour répondre à cette question, le cortège testamentaire des appari-
tions, visions, anges, songes, et voix venues du ciel⁴³, et se résout enfin
à donner sa réponse au moyen d’un cercle logique si manifeste qu’on
peut l’estimer ostentatoire : « Ainsi, d’une manière générale, déclare-
t-il en effet, les prophètes extraordinaires [the prophets extraordinary]
de l’Ancien Testament ne prenaient connaissance de la parole de Dieu
que dans leurs songes et leurs visions : en d’autres termes dans les
images qu’ils avaient dans leur sommeil ou pendant une extase, images
qui chez les vrais prophètes [in every true prophet] étaient surnaturelles
[supernatural] mais chez les faux prophètes [in false prophet] naturelles
ou affirmées mensongèrement [either natural or feigned] ».⁴⁴ Ce cercle
logique, ou plutôt cette pétition de principe manifeste (le fait que le
prophète était un « vrai » prophète prouvant qu’il avait entendu une voix
divine, donc extérieure, surnaturellement ; et inversement le fait qu’il
avait vraiment entendu une voix surnaturelle établissant le prophète
comme vrai prophète), ce cercle logique, donc, montre à l’évidence la
perplexité de Hobbes, qui finit d’ailleurs par déclarer franchement,
quelques paragraphes plus loin dans ce même chapitre xxxvi, qu’il est
à ses yeux impossible de « comprendre » comment Dieu pouvait bien
« parler » « à ces prophètes souverains de l’Ancien Testament dont la
fonction était de le consulter »⁴⁵, ce qui n’est autre chose que de recon-
naître l’impossibilité de « comprendre » la distinction entre une voix
« extérieure » et une voix « intérieure ». Nous rencontrerons d’ailleurs
un peu plus loin, fait notable chez un philosophe rigoureux comme
l’est généralement Hobbes, un second reniement de la logique au sujet
de cette distinction entre extériorité et intériorité.

43 Léviathan, chap. xxxvi, T p. 451 ; G p. 283-284 ; OL III p. 304-305.


44 Léviathan, chap. xxxvi, T p. 452-453 ; G p. 284. Comme le fait remarquer Tricaud,
le latin est assez différent, moins explicite et moins clair en ce que la distinction
entre les « vrais prophètes » et les « faux prophètes » en est absente, tout comme la
distinction (équivalente) entre les songes « surnaturels » et les songes « naturels ».
45 Léviathan, chap. xxxvi, T p. 454 : conclusion d’une série « d’hypothèses » aussi
infructueuses les unes que les autres (G p. 286 ; OL III p. 307 ; T p. 454-455 note 113) :
il n’y a donc finalement pas de réponse « compréhensible » à la question posée.
108 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Lire en soi

Chacun connaît le passage célèbre de l’Introduction du Léviathan, où


Hobbes invite son lecteur à lire en lui-même⁴⁶ : comme s’il y avait au
fond de nous, intérieurement à chacun de nous, une inscription natu-
relle éternelle vers laquelle il serait possible, et même nécessaire, de
tourner les yeux. Mais le sens même de l’injonction de Hobbes est bien
de mettre en valeur le fait que cette inscription naturelle, si intérieure
soit-elle, n’a rien de privé ou de singulier : tout au contraire, elle est la
même en chaque homme, et donc, à strictement parler, elle est exté-
rieure à chaque homme, puisqu’elle lui parle bien plus de l’humanité
que de lui-même, comme l’indiquent expressément les dernières lignes
du passage.⁴⁷ C’est d’ailleurs le principal de cette Introduction – dans
laquelle Hobbes mixe et réinterprète, sous la forme remarquable d’un
« lisez-vous les uns les autres », à la fois le « connais-toi toi-même »
socratique et le christique « aimez-vous les uns les autres », en faisant
jouer l’intériorité du premier dans le second, et l’extériorité du second
dans le premier –, que de faire reposer d’emblée la philosophie et la
politique sur l’indécidabilité délibérée de l’intérieur et de l’extérieur,
comme du naturel et de l’artificiel.⁴⁸ À partir de telles prémisses, on
ne devra donc pas s’attendre à voir « résolue » une telle question dans
la suite de l’ouvrage.

46 Léviathan, Introduction, T p. 6 ; G p. 8 ; OL III p. 2-3. L’explicitation du « connais-


toi toi-même » en « lis-toi toi-même » figure seulement dans la version anglaise.
47 « Mais aussi parfaitement qu’un homme lise en autrui à partir des actions de celui-
ci, cela ne lui sert qu’à l’égard des gens qu’il connaît personnellement, et qui sont
peu nombreux. Celui qui doit gouverner toute une nation ne doit pas lire en lui-
même tel ou tel individu, mais l’humanité » (ibid., T p. 7 ; G p. 8 ; OL III p. 3-4).
48 Les derniers mots de l’Introduction font ainsi écho aux premiers : « La nature,
cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de
l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire
un animal artificiel » (T p. 5 ; G p. 7 ; OL III p. 1) ; l’écho entre « art divin » et « art
humain » est plus net encore dans le texte latin que dans l’anglais.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 109

Loi de nature et loi civile

De fait, l’inscription indissociablement intérieure et extérieure de la


loi naturelle explique la relation si particulière, à première vue incom-
préhensible voire contradictoire, instaurée par Hobbes entre « loi de
nature » et « loi civile » au chapitre xxvi du Léviathan, lorsqu’il déclare
que « la loi de nature et la loi civile se contiennent l’une l’autre, et
sont d’égale étendue ».⁴⁹ On ne doit sans doute pas s’étonner de voir le
Léviathan, monstre biblique, monstre politique (par sa composition) et
monstre ontologique (artificiel et naturel), abriter le véritable monstre
logique que constituent deux objets différents, « d’égale étendue », et
« se contenant l’un l’autre ». Ce n’est d’ailleurs pas la première entorse
à la logique que nous rencontrons sur cette question.⁵⁰ Mais si Hobbes
exhibe tranquillement un tel monstre, ce n’est pas tant, me semble-t-il,
pour provoquer son lecteur à la colère ou à l’interprétation, ni même
pour apporter une « solution » au problème des relations entre loi natu-
relle et loi civile, que pour bien mettre en évidence le statut paradoxal
et indécidable de ces deux types de lois dans leur double et réciproque
« ex-intériorité ». Loi naturelle et loi civile ne se distinguent d’ailleurs
même pas selon le « publié » et le « non-publié ». S’il est de l’essence de
la loi civile, en effet, d’être « publiée » ou « proclamée », la loi de nature
de son côté n’est pas elle-même dépourvue de « voix », puisque, comme
dit Hobbes dans le même chapitre, si « les lois de nature n’ont […]
aucun besoin d’être publiées ou proclamées », c’est qu’elles sont « conte-
nues » dans l’« unique sentence » (this one sentence / in unico praecepto) :
« ne fais pas à autrui ce que tu estimes déraisonnable qu’un autre te
fasse ».⁵¹ Loi naturelle et loi civile, finalement, pouvant tenir lieu l’une
de l’autre, se suppléer l’une l’autre, sans que jamais on puisse assigner
laquelle serait origine ou laquelle modèle, ne diffèrent pas plus l’une
de l’autre que les diverses « voix », « paroles », ou « commandements »
auxquels chacun, à la fois source et objet de l’autorité du Léviathan,
prête efficacité par ses comportements et ses conduites. Là encore,

49 Léviathan, chap. xxvi, T p. 285 ; G p. 177 ; OL III p. 198.


50 Voir ci-dessus les analyses sur la distinction entre « vrais » et « faux prophètes ».
51 Léviathan, chap. xxvi, T p. 289-290 ; G p. 180.
110 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
dirions-nous peut-être, « ça parle », « ça parle en nous », « ça parle en
chacun de nous », « ça parle en moi », « je parle », « je lis en moi », « je lis
en toi » et « j’entends », deviennent autant d’énoncés indiscernables.

La sensation

Pour autant, dira-t-on, les expériences sensitives que nous faisons


lorsque nous entendons des voix ne sont pas si confuses que cela. Sans
doute, il arrive que nous entendions des sons, ou des bruits, dont il est
impossible à rigoureusement parler de dire s’ils proviennent de sources
extérieures ou de stimulations de l’appareil auditif (c’est le cas bien
connu des acouphènes). En revanche, lorsqu’il s’agit de « voix », ou de
« discours », chacun a le sentiment de pouvoir distinguer, sinon la direc-
tion d’où ils proviennent (car il est dans la nature du son d’être très peu
directionnel, à la différence de la vue), du moins l’existence ou non
d’une source extérieure. Ces « voix intérieures » auxquelles nous obéis-
sons si souvent, saurions-nous par exemple décrire leur timbre ? Rien
n’est moins sûr : du moins ces questions de timbre et de hauteur ne
sont-elles jamais précisées (sauf erreur). Et si nous déclarons entendre
la « voix de la loi », ou la « voix de la conscience », ou « des voix » divines
ou non, généralement nous ne saurions pas dire, tout simplement, si
ces voix sont masculines ou féminines, jeunes ou vieilles, douces ou
stridentes, etc., – déterminations toujours présentes, en revanche, dans
l’audition de voix réelles. Il semblerait donc qu’une solution possible
au problème de l’intériorité ou de l’extériorité des voix soit à chercher
d’abord dans une théorie fine et attentive de la sensation. Or précisé-
ment, si Hobbes propose bien, dans les premiers chapitres du Lévia-
than, une telle théorie de la sensation et de l’imagination, c’est avec le
résultat paradoxal, nous allons le voir, de rendre non pas possible, mais
bien impossible, quelque distinction objective que ce soit entre une voix
extérieure et une voix intérieure – comme si Hobbes avait pris soin ici
de fermer toute voie de résolution de notre problème. Je terminerai
donc en analysant les raisons pour lesquelles la doctrine hobbesienne
de la sensation parvient à un tel résultat, à la fois surprenant au vu de
notre expérience habituelle de l’audition et cependant parfaitement
conforme à ses thèses déjà rencontrées sur la question des voix.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 111
Pour Hobbes, le schéma du processus de la sensation est donc le
suivant : une pression subie de l’extérieur, sur le modèle de ce qui se
produit lorsque nous appuyons par exemple sur nos yeux, entraîne,
de l’intérieur, une résistance ou une contre-pression : « Cet effort, dit
Hobbes, étant dirigé vers l’extérieur [outward / extrorsum], semble être
quelque réalité située au dehors. Et ce semblant, ce phantasme, c’est
ce qu’on appelle sensation ».⁵² On voit donc que, pour Hobbes, toute
sensation est en elle-même et par nature fantasmatique : du fantasme
bien particulier qui consiste à imputer à un objet extérieur la source
de ce que nous sentons. Comme le dit souvent Hobbes, il faudrait par
conséquent (si nous voulons éviter d’être trompés par nos sensations)
nous entraîner à séparer l’objet de la sensation qu’il produit, à l’exemple
de ce que nous faisons spontanément lorsque nous voyons apparaître
un objet dans un miroir à l’endroit où il n’est pas⁵³, ou lorsque par le
phénomène de l’écho nous entendons une voix ailleurs que là où elle
a été émise : « De même, écrit Hobbes, que la couleur n’est pas inhé-
rente à l’objet, mais qu’elle est un effet de celui-ci sur nous, causé par
un mouvement dans l’objet […], de même le son n’est pas non plus dans
la chose que nous entendons, mais il est en nous-même ».⁵⁴ Il s’agit pour
Hobbes de défendre le point de vue strictement mécaniste selon lequel
il n’existe à proprement parler, objectivement, que des mouvements de
la matière, si bien que les « sensations » (couleurs, sons, odeurs, etc.) ne
peuvent être rien d’autre que le résultat d’un processus de transmuta-
tion de l’objectif en subjectif, et du quantitatif en qualitatif, ou, comme

52 Léviathan, chap. i, T p. 12 ; G p. 9 ; OL III p. 6.


53 Voir dans Stratégies visuelles de homas Hobbes de H. Bredekamp (ouvr. cité, p. 68-90,
notamment p. 82 et suiv.) les références aux « verres perspectifs », très à la mode
au xviie siècle, qui permettaient, au moyen d’une lentille taillée spécialement et
insérée dans un tube devant un tableau également préparé, de sélectionner divers
détails du tableau et de les rassembler en une figure unique, pourtant absente du
tableau. Par exemple, l’illustration 49 de la page 89 montre comment on avait pu
faire apparaître, en 1651, la figure de Louis XIV enfant à partir de détails prélevés
sur des anges dont chacun symbolisait une vertu royale. Vu à l’œil nu, le tableau ne
montrait que les anges ; vu dans la lunette, il montrait Louis XIV. Ces prospective
glasses apparaissent dans le chapitre xix du Léviathan, et ne sont donc pas plus les
« lunettes d’approches » de Tricaud que les Fernrohrer des traductions allemandes
(Stratégies visuelles…, p. 83 note 183) : il s’agit en effet d’une illusion bien plus forte
qu’un simple rapprochement, plus forte même que les anamorphoses.
54 Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, traduit de l’anglais par D. Weber,
Paris, Le Livre de poche, 2003, I, chap. ii, § 9, p. 89 (je souligne).
112 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
dit Hobbes, « du mouvement en phantasme ».⁵⁵ L’aspect polémique
de la thèse consiste, bien entendu, à retirer toute qualité objective à
la matière, et donc à rompre avec la doctrine des qualités : car, si les
corps possédaient intrinsèquement les qualités que nos sensations leur
confèrent, ils ne pourraient jamais être séparés desdites qualités, ce que
réfute l’expérience de la relativité des sensations. Hobbes pose donc
sans doute un objet extérieur à la source de la sensation – ce « réalisme »
expliquant sans doute son insensibilité à l’égard des arguments de la
première Méditation. Mais, d’une part, l’objet senti n’est pas nécessaire-
ment celui qu’indique la sensation (comme Descartes, Hobbes insiste
sur le fait que des sensations lumineuses peuvent être provoquées par
un simple contact avec l’œil, en l’absence de toute lumière ; de même,
les manchots peuvent avoir des sensations dans un membre absent,
etc.) ; et d’autre part et surtout, que l’objet extérieur soit ou non cor-
rectement indiqué par la sensation, cette dernière, Hobbes y insiste,
reste phantasmatique « dans tous les cas ».⁵⁶ Autrement dit, bien loin
de nous garantir une voie d’accès à un objet extérieur déterminé, la
sensation n’atteste de rien d’autre que de l’extériorité en général et de
l’existence en nous d’une très mystérieuse activité subjective de méta-
morphose ou de transmutation.⁵⁷

Rêve et religion

Hobbes peut bien alors, par la suite, estimer que « les religions des
païens du temps passé » tiraient leur origine de leur incapacité à « dis-
tinguer, de la vision et de la sensation, les rêves et les autres fantasmes
vivaces »⁵⁸, il se trouve néanmoins placé à son tour devant cette même
difficulté, et précisément parce qu’il a lui-même défini la sensation
comme un « fantasme vivace ». Toute l’analyse qu’il propose du rêve

55 Ibid. Voir également Léviathan, chap. vi, T p. 49 : « J’ai dit plus haut que ce qui se
trouve réellement en nous dans la sensation, c’est seulement un mouvement causé
par l’action des objets extérieurs », etc.
56 Léviathan, chap. vi, T p. 12 ; OL III p. 6.
57 Pour reprendre la formule de J. Terrel (Hobbes : matérialisme et politique, Paris, Vrin,
1994, p. 71) : « Le phantasme dont part la science n’est pas une copie du réel. »
58 Léviathan, chap. ii, T p. 18 ; G p. 14 ; OL III p. 13.
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 113
va d’ailleurs dans le même sens. Nos rêves, dit Hobbes, « sont l’in-
verse de nos imaginations du temps de veille : le mouvement com-
mence à une extrémité quand nous veillons, et à l’autre quand nous
rêvons ».⁵⁹ Par exemple, si dans la veille j’enchaîne a) perception d’un
ennemi, b) colère, c) chaleur dans certaines parties du corps ; dans le
sommeil, je serai soumis à l’enchaînement inverse : a) chaleur dans cer-
taines parties du corps, b) colère, c) apparition de l’image d’un ennemi.
Le même renversement peut être obtenu, note Hobbes en abordant
un cas encore plus probant, à partir du désir : on enchaînera donc, à
l’état de veille, a) tendresse naturelle [Hobbes désigne ici très vrai-
semblablement une situation érotique], b) désir, c) échauffement de
certaines parties du corps ; et dans le sommeil on obtiendra l’enchaî-
nement inverse : a) échauffement « à l’excès » de certaines parties du
corps, b) désir, c) apparition de « l’image de quelque manifestation de
tendresse » [c’est-à-dire d’un rêve érotique]. Ce dernier cas permet de
bien comprendre la thèse de Hobbes : à l’état de veille, un mouvement 1
(par exemple une caresse et la sensation qui y est liée) va provoquer, par
l’intermédiaire du désir, un mouvement 2, à savoir « l’échauffement de
certaines parties du corps » ; inversement, dans le rêve, le mouvement 2
(échauffement) va provoquer, toujours par l’intermédiaire du désir, le
mouvement 1 (rêve de caresse et sensation liée).
La symétrie cependant, parfaite en ce qui concerne les « mouve-
ments », est trompeuse en ce qui concerne les « sensations » ou « phan-
tasmes » : car, dans le cas de la veille, ma première sensation indique une
caresse réelle, donc causée par un objet extérieur ; tandis que dans le
rêve, évidemment, la sensation est liée à une caresse imaginaire, ce qui
est tout différent. La même sensation ou le même fantasme peuvent
donc accompagner des réalités tout à fait distinctes. Autrement dit,
l’explication du phénomène du rêve telle que la propose Hobbes laisse
entièrement pendante la question de savoir si une sensation ou une
imagination correspondent bien à un objet extérieur précis. Pour être
tout à fait clair : dans les deux cas, il y a objet « extérieur », si l’on veut, à

59 Léviathan, chap. ii, T p. 17 ; G p. 13 ; OL III p. 11 (« In sum, our dreams are the reverse
of our waking imaginations ; the motion when we are awake, beginning at one end ; and
when we dream, at another / Somnia denique et vigilantium phantasma altera alterius
sunt inversa ; nimirum, motu incipiente dum vigilamus ab uno termino, et ab altero dum
somniamus »).
114 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la source de la sensation et de l’imagination (le fait que la source de la
sensation, par exemple dans le rêve, se trouve « à l’intérieur » du corps
ne changeant rien en cela : car, que la source d’une sensation soit « exté-
rieure » ou « intérieure » à mon corps, c’est toujours une source « exté-
rieure » par rapport à la sensation elle-même). Mais (pour reprendre
l’exemple analysé par Hobbes) dans le premier cas, l’objet « extérieur »
est bien la caresse, et dans le second, c’est un simple échauffement de
certaines parties du corps, en l’absence de toute caresse. Intrinsèque-
ment parlant, il est donc impossible d’assigner une source extérieure
précise à une sensation ou à une imagination. Sans doute, Hobbes
insiste sur ce point, on peut par comparaison avec la veille, et par
d’autres moyens appropriés⁶⁰, distinguer généralement veille et sommeil
(encore que Hobbes reconnaisse l’existence de cas troublants⁶¹). Mais
prises en elles-mêmes, une sensation ou une image (telles que Hobbes
les définit) ne permettent pas de telles distinctions – tout au contraire.

Conclusion

L’impression générale qui se dégage finalement du Léviathan, c’est


que Hobbes semble avoir rendue impossible, par sa théorie générale
des phantasmes auditifs et des phantasmes visuels, toute distinction
objective entre la perception d’une voix extérieure et la perception
d’une voix intérieure. C’était très probablement pour rendre d’autant
plus nécessaire et plus efficace la solution qu’il propose, et qui consiste

60 Léviathan, chap. ii, T p. 17.


61 « Le cas où il est le plus difficile à un homme de distinguer son rêve de ses pensées
du temps de veille, c’est celui où l’on ne s’aperçoit pas, pour quelque raison acci-
dentelle, que l’on a dormi […]. C’est le cas de quelqu’un qui somnole sur sa chaise »
(T p. 17-18). Hobbes revient sur ce cas au chap. xxvii (T p. 321), en insistant parti-
culièrement sur le danger qu’une telle confusion peut faire courir à la République
(voir G p. 198-199). Le passage en entier est absent du latin (Tricaud ne le signale
pas) : voir OL III p. 215. Ce qui se passe donc finalement lorsque nous « entendons
des voix » ou lors que nous « avons des visions », selon une remarquable formule
du chapitre xxxxv, c’est que nous prenons nos « fantasmes » pour des « spectres »
(T p. 656 ; G p. 425 : « Not phantasms, but ghosts » ; la formule est absente du latin).
Mais, à supposer qu’on évite une telle confusion, et qu’on en reste donc strictement
aux « phantasmes », serions-nous pour autant sur le chemin de la réalité ?
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » 115
pour l’essentiel à refuser précisément d’entrer dans la recherche des
critères objectifs permettant de distinguer entre vrais et faux prophètes.
Puisqu’une solution théorique ou scientifique est impossible, la solu-
tion sera donc politique : il reviendra au souverain de décider qui est
un vrai prophète et qui ne l’est pas (quelle est la voix à laquelle il faut
obéir), et ce en fonction de l’accord entre des prophéties données et les
lois de la République. On reconnaîtra en effet (c’est là une constante
dans le Léviathan) un vrai prophète, y compris le Christ lui-même⁶²,
d’abord à ce qu’il n’enseigne pas une autre religion que celle qui est déjà
établie !⁶³ Solution bien évidemment en accord avec la doctrine géné-
rale du Léviathan, qui refuse absolument qu’une autorité autre que
l’autorité politique puisse se déclarer investie de la distinction entre
vrais et faux prophètes. Il me semble donc qu’en rendant le problème
théoriquement insoluble, en superposant sans cesse, comme je l’ai
montré, et dans toutes les parties principales de sa doctrine, l’intérieur
et l’extérieur, Hobbes a voulu présenter un nœud que seul un politique,
et non un théologien ou un philosophe, serait en mesure de trancher.
En ce sens, c’est-à-dire en proposant de trancher par la décision plutôt
que par la définition, Hobbes me semble cependant guidé par une pro-
fonde intuition philosophique, et plus précisément, ontologique. Là
où Spinoza en effet, rencontrant du fait même de sa position imma-
nentiste de principe le difficile problème de distribuer correctement
l’intériorité et l’extériorité, fait un effort philosophique général pour
faire basculer l’ensemble du système vers une forme d’extériorité objec-
tive, et critique ainsi à sa façon le « mythe de l’intériorité », Hobbes
choisit d’aller à l’objectivité par le détour d’une décision constitutive,
nous proposant donc ce que j’ai proposé d’appeler à ma façon une

62 Léviathan, chap. xli, T p. 512 ; G p. 324 ; OL III p. 353-354.


63 Léviathan, chap. xxxii, T p. 398 ; G p. 249 : « Si un prophète en trompe un autre,
comment peut-on connaître avec certitude la volonté de Dieu par une voie autre
que celle de la raison ? À cette question, je réponds, d’après l’Écriture sainte, qu’il
y a deux marques qui, réunies, et non séparément, doivent faire reconnaître un vrai
prophète. L’une est l’accomplissement de miracles ; l’autre, le fait de ne pas enseigner
une autre religion que celle qui est établie » ; voir également chap. xxxvii (T 469 ;
G p. 295), qui se réfère lui-même au chap. xxxvi (T 459 ; G p. 289) : dans tous ces
passages, Hobbes s’appuie sur Deutéronome 13, 1-5, cité dès le chapitre xxxii (la
référence manque dans T p. 399, ainsi que l’appel de la note 32). Sur cette ques-
tion de la légitimation des prophètes, on se réfèrera aux analyses de P.-F. Moreau,
Hobbes. Philosophie, science, religion, Paris, PUF, 1989, p. 68-78.
116 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
« constitution de l’objectivité »⁶⁴, en s’écartant soigneusement du nœud
conceptuel qu’il a lui-même contribué à nouer. Les difficultés de nos
deux philosophes et leurs vigoureuses réactions en témoignent : la
question des « voix imaginaires » et des « voix réelles » conduit bien, par
les lieux imprécis de l’obéissance et de la loi, à entrevoir la structure
éventuellement hallucinatoire de notre perception de la réalité, et donc
finalement de la réalité elle-même.

64 Voir C. Ramond, Spinoza et la pensée moderne. Constitutions de l’objectivité, Paris,


L’Harmattan, 1998.
Autorité politique et
régulation sémantique :
un usage spinoziste de Moïse
Philippe Drieux

Comment se fait-il qu’un peuple parle une même langue ? La réponse


de fait est simple : il s’agit d’un usage transmis par l’apprentissage.
L’association entre le mot et sa signification est un héritage immé-
morial, que les mécanismes ordinaires de la mémoire et de l’habi-
tude permettent de diffuser. Mais cette communauté de fait, auto-
entretenue, doit néanmoins reposer sur quelque règle en droit pour
exister : quelles sont les conditions de possibilité de l’accord sur les
signes, sachant que le partage des mots ne repose par sur la nature ?
Dans le Traité théologico-politique, la figure de Moïse permet – entre
autres usages – d’examiner les relations entre la « convention linguis-
tique » et le pouvoir politique. L’hypothèse d’une subordination de la
première au second y est évoquée, au travers du pouvoir mosaïque,
pour être mieux rejetée. En découle une délimitation de la sphère
politique, et l’apparition d’un nouveau domaine d’extension – social et
culturel – du droit naturel.

La seconde partie du scolie de la proposition 18 de la partie II de


l’Éthique aborde explicitement le problème de la signification des mots.
Cette situation est en soi éloquente : la première partie du scolie traite de
la mémoire, entendue comme un enchaînement (concatenatio) d’images,
déterminé par certaines propriétés du corps humain. La signification
118 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
apparaît comme un cas particulier de ce conditionnement.¹ L’arbitraire
du signe ne témoigne d’aucune forme d’indétermination des liaisons
entre représentations, susceptible d’être surmontée par un pouvoir trans-
cendant d’instituer entre elles des relations conventionnelles. Tout signe
dépend de la mémoire, et de la biographie inscrite dans le corps.² Celles-
ci suffisent à expliquer comment l’esprit « tombe » d’une représentation
dans une autre, selon une inclination contingente liée à l’habitude.
Comme le note Pierre-François Moreau, « le mot est aussi silencieux
que tout autre signe » puisque « l’idée de signe ne comporte pas d’abord
celle d’intention ».³ Le signe n’est pas posé pour renvoyer à quelque
chose : il peut être posé comme signe parce qu’il renvoie à quelque chose
en vertu des lois de l’association.⁴ Il n’y a pas plus de faculté d’interpré-
tation qu’il n’y avait de faculté de rappel. Nul « pouvoir » originaire de
l’esprit n’est requis. Le déchiff rement est d’abord un effet passif de la
constitution de l’esprit.⁵ Le signe linguistique se laisse sans doute dis-
tinguer des autres signes⁶, mais le scolie l’inscrit explicitement dans

1 « Et de plus par là nous comprenons clairement [Atque hinc porro clare intelligimus],
pour quelle raison l’esprit, de la pensée d’une chose, tombe aussitôt dans la pensée
d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec la première » (Éthique, présenté,
traduit et commenté par B. Pautrat, Paris, Seuil (Points Essais), 1999 [1988], II,
prop. 18).
2 « Car un soldat par exemple, voyant dans le sable des traces de cheval, tombera
aussitôt dans la pensée d’un cavalier, et de là, dans la pensée de la guerre, etc. Tan-
dis qu’un paysan tombera, de la pensée du cheval, dans la pensée de la charrue, du
champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaî-
ner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre » (ibid.).
On n’est pas « romain » comme on est paysan, et pourtant, les trois exemples sont
mis sur un même plan.
3 P.-F. Moreau, Spinoza : l’expérience et l’éternité, Paris, PUF (Épiméthée), 1994, p. 311.
4 « Il n’y a aucun rapport interne entre ce fruit et ce mot. Il existe bien un rapport,
qui explique que ce soit d’abord cette pensée-là et non pas une autre, qui revienne
régulièrement lorsque ce mot est entendu – mais ce rapport, qui est comme la
racine reproductive du sens, n’est pas dans la chose : il est dans le corps du Romain
[…]. Le lien fondateur du langage n’est donc ni la constatation d’une similitude réelle,
ni un acte d’institution ; c’est un effet d’association » (ibid.).
5 L’activité de l’esprit ne se conçoit pas sur le modèle d’une faculté ou d’un pouvoir.
Elle désigne une certaine forme d’enchaînement, qui se déduit de la seule nature
de l’esprit.
6 Ibid., p. 321 et suiv., notamment les notes de ces pages. 1) Le mot est de nature
proprement sémantique : il implique une relation arbitraire entre le signifiant et le
signifié. Il excède, par un trait spécifique, le mécanisme de l’habitude. L’idée qui
correspond à un mot est simultanément pour nous (et non en soi) l’idée de son
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 119
un genre, qui est celui des effets mémoriels passifs.⁷ En expliquant la
liaison entre idées constitutive du signe par la seule rétention corporelle,
on ne saurait toutefois prétendre avoir résolu le problème du langage.
Ce dernier suppose une mise en ordre des images qui est bien loin de
l’enchaînement passif, singulier et irrationnel de la mémoire. De l’habi-
tude des symboles à la compréhension d’un vouloir dire, il y a un saut
que les seuls pouvoirs de l’habitude seraient en peine d’effectuer.⁸
Mais l’inclusion du mot dans le genre du signe permet de mieux
déterminer le problème de l’origine de la signification : au lieu d’y voir
l’effet d’une intention transcendante qui instaurerait l’ordre, il faut se
demander comment s’effectue le passage de l’ordre mémoriel singulier
et contingent à un ordre « ouvert »⁹ de références – au sens propre du
terme – partagées par une communauté donnée.
La résolution de la difficulté suppose la compréhension de l’unifi-
cation concrète des complexions singulières. La position correcte du
problème, qui envisage l’arbitraire du signe relativement à ses causes,
a ainsi pour principale conséquence d’en modifier le statut. La ques-
tion de la convention ne relève plus tant de la théorie de l’esprit que
de la politique. Elle ne saurait se résoudre en dehors des conditions
concrètes de sa production. Inversement toutefois, celles-ci supposent
connue la nature de l’esprit humain.

Les pouvoirs de l’habitude (consuetudo)


La notion de consuetudo ne semble pas pouvoir fournir de levier à la
hauteur de la difficulté. Le type d’enchaînement imposé par l’habitude
ne fait que l’accuser au contraire. Cette dernière est certainement une

référent, et c’est ainsi qu’il peut jouer son rôle de mot. C’est l’idée de « double-
image ». 2) L’utilisation d’un mot implique le fait collectif de l’association entre signe
et sens. Comment rendre raison de ces deux aspects ?
7 Si la première partie du scolie expliquait le « souvenir » de quelque chose par la
concaténation, la seconde s’appuie sur le même phénomène physique pour rendre
compte du fait que l’esprit peut « tomber » (incidere) de la pensée d’une chose dans
la pensée d’une autre, « qui n’a nulle ressemblance avec la première ».
8 Comme nous allons le voir, les dernières lignes du scolie témoignent d’une pleine
conscience de cette difficulté rémanente.
9 Au sens où cet ordre doit être suffisamment souple pour se plier aux intentions les
plus diverses, et au sens où il apparaît comme une convention.
120 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
condition de possibilité du signe : pour qu’un Romain associe le mot
« pomum » à l’image sensible que produit le fruit, il faut qu’une telle
association se soit produite constamment dans son expérience. Il n’est
pas moins clair que la transmission du langage, une fois qu’il existe, ne
requiert rien d’autre que l’usage. Mais cette clause n’est pas suffisante
pour produire un signe linguistique, dans ce qu’il a de proprement
sémantique, par différence avec un signe simple.
Spinoza indique cette insuffisance en régressant d’un niveau : l’habi-
tude qui impose à un Romain de penser à un fruit lorsqu’il entend le
mot « pomum » est certes la même que celle qui conduit un soldat à ima-
giner la guerre quand il voit des traces de cheval dans le sable, et la même
qui fait « tomber » l’esprit du paysan de ces mêmes vestiges dans l’idée
d’un champ. Mais l’habitude est aussi l’unique raison de la divergence
d’interprétation d’un même signe. Un soldat et un paysan imaginent
nécessairement des choses différentes lorsqu’ils se trouvent en présence
d’une trace de cheval dans le sable.
La dernière phrase du scolie fait état de l’irréductible différence
d’interprétation de deux ingenia différents au sein d’une même
société.¹⁰ La coutume met en ordre dans le corps les images de cha-
cun, et surtout, elle établit la jointure individuelle entre les deux idées
constitutives du signe.¹¹
Un signe produit par l’habitude ne revêt pas la même signification
pour un soldat et pour un paysan, puisque l’ordre qui conduit de l’image
du signe à l’image de la guerre n’est pas partagé par le paysan : le partage
de ce signe est donc tout à fait improbable, et l’établissement du vestige de
pas de cheval comme signe commun de la guerre à peu près impossible.
Par contre, deux soldats, unis par une expérience commune, qu’ils soient
de mœurs, de nation, et même de langue différentes, passeront (dans cer-
taines circonstances) de l’image de ce vestige à l’image de la guerre.

10 « Par exemple, de la pensée du mot pomum, un Romain tombera aussitôt dans la


pensée d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni rien de
commun avec lui sinon que le corps de cet homme a souvent été affecté par les deux,
c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu’il voyait ce
fruit, et c’est ainsi que chacun [unusquisque], d’une pensée tombera dans une autre,
selon que la coutume [consuetudo] a mis en ordre dans le corps [in corpore ordinavit]
les images des choses de chacun [uniuscujusque rerum imagines]. »
11 « Et sic unusquisque, prout rerum imagines consuevit hoc, vel alio modo jungere, et
concatenare, ex unâ in hanc, vel in alia incidet cogitationem. »
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 121
La coutume (consuetudo) apparaît certes comme un nouveau type
d’ordre entre images, distinct sinon dans son essence, du moins dans
ses propriétés, du simple enchaînement mémoriel. Il implique non
plus la passivité pure des rencontres, mais une activité déterminée du
corps humain (être soldat, être paysan), et du même coup le dégage-
ment progressif de régularités dans l’expérience.¹² Une activité sem-
blable, dans la mesure où elle implique une répétition de gestes et la
fréquence accrue de certaines rencontres, est à même de produire une
disposition particulière dans le corps des agents, selon la logique la
plus classique de l’intégration d’une pratique en une disposition.
L’habitude ne conduit donc pas à réunir le paysan et le soldat
romains, elle crée au contraire un système de signes propre aux paysans,
ou aux soldats, qui répond à leur comportement et à leur rôle social. Elle
répond seulement du fait que deux individus peuvent se comprendre,
mais si le partage d’une expérience donnée m’autorise à supposer qu’un
signe qui vaut pour moi vaudra pour un autre, cette supposition ne se
fonde toutefois sur aucune règle, et peut toujours être falsifiée par la
situation et la complexion particulières de l’interprétant.
On peut comprendre qu’un partage croissant des activités limite
d’autant le risque de mésinterprétation, mais une telle règle ne permet
pas de comprendre comment la plus grande unification (l’utilisation d’un
langage commun) s’accompagne de la plus grande diversité des activités.
Le langage se caractérise par sa disponibilité à l’égard des circonstances
et des activités particulières, et sinon par son universalité, du moins par
son applicabilité générale. La spécification des activités sociales ne va
pas dans le sens d’une explication correcte de cette généralité. On ne
devient pas romain comme on devient paysan ou soldat. L’utilisation
d’une langue n’est pas un comportement semblable à celui qui fait de
nous un paysan ou un soldat. Elle n’est plus un « comportement », et ne
procède pas d’une complexion particulière.
Alors qu’elle donne à partager une expérience, l’habitude limite
simultanément la possibilité même du langage, dans ce qu’il a de
proprement sémantique – et de proprement conventionnel. En même

12 Cette dépendance à l’égard de l’histoire individuelle constitue justement, selon


P.-F. Moreau, la différence entre un simple signe et un mot, dont le déchiff rement
est « d’emblée un phénomène collectif » (Spinoza : l’expérience et l’éternité, ouvr.
cité, p. 324).
122 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
temps que le partage immédiat d’un renvoi, l’habitude instaure la néces-
sité de la divergence, ou l’impossibilité d’un partage médiat du signe,
c’est-à-dire l’impossibilité d’une langue commune.¹³ Le soldat comprend
comme le soldat. Des habitudes communes rendent la communication
de plus en plus immédiate et le langage inutile. Le langage implique le
sens, c’est-à-dire la possibilité surmontée de la divergence d’interpréta-
tion. Un signe linguistique off re une latitude d’interprétation et appelle
du même coup l’établissement d’une règle, d’une norme commune.
Les propriétés sémantiques du signe supposent un type d’enchaî-
nement des affections que ni l’ordre aléatoire de la mémoire, ni le
conditionnement passif des comportements ne suffisent à expliquer.
L’origine du langage soulève le problème de la convention, ou de
la règle commune de vie et/ou de pensée. Comment peut surgir un
ordre social des images ? Ce type d’enchaînement d’images se présente
comme institué, et échappe en un sens à l’immédiateté naturelle : « la
nature ne crée pas de peuples ».¹⁴

L’unification par l’autorité

Parce qu’elle n’est pas une simple disposition qu’il suffirait d’inscrire
dans la complexion de chacun, la langue échappe au contrôle d’un
seul et au domaine d’extension du pouvoir légitime de l’État. Si l’expé-
rience (l’histoire de Moïse) suffit à le montrer dans le Traité théologico-
politique, l’Éthique montre par l’expérience et par la raison qu’il est
impossible de maîtriser l’impetus loquendi.¹⁵
La communauté linguistique se situe donc dans l’intervalle entre
la situation d’un individu dans sa liberté naturelle et celle de l’individu
qui a renoncé à son droit et vit sous le droit commun. Sans doute
faut-il supposer, aux racines de la langue, l’équivalent d’une habitude,
comparable en un sens aux effets d’un rôle social, pour expliquer la
possibilité du partage de la valeur d’un signe. Mais cette habitude est
particulière en ce qu’elle doit nécessairement précéder l’acquisition de

13 L’uniformisation des comportements ne saurait produire l’unité d’un peuple.


14 TTP, chap. xvii, LM p. 575.
15 P.-F. Moreau, Spinoza : l’expérience et l’éternité, ouvr. cité, p. 369-376.
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 123
dispositions communautaires qu’elles soient politiques, religieuses, ou
sociales. Aucun pouvoir politique ne peut prétendre légiférer avec suc-
cès en ce qui concerne l’opinion ou la parole, qui continuent à relever
du droit naturel au sein même de la société. L’usage de la langue n’est
pas un comportement simple susceptible de répondre à des règles pré-
définies, ou à un commandement en général.
Pour mieux démontrer cette résistance de la parole à toute ten-
tative de sujétion, le Traité théologico-politique envisage une domina-
tion absolue, susceptible d’exercer un contrôle définitif sur la liberté
de parole. L’obéissance est obtenue par « l’autorité », dont Moïse fait
preuve par excellence, et qui correspond à une domestication du juge-
ment d’autrui¹⁶ : l’autorité consiste pour le souverain ou pour le chef
de secte, à faire en sorte qu’autrui vive non plus selon ce qu’il lui com-
mande, mais selon ce que lui-même croit, aime et déteste, etc., bref,
qu’il vive selon sa propre complexion.¹⁷
Ce pouvoir spécifique, « sur les âmes » et non plus sur les conduites,
procède soit du droit et du gouvernement du souverain – du sanctuaire
des lois –, soit d’une relation privilégiée à la parole divine – du temple.¹⁸

16 L’analyse de l’autorité que propose le TTP nous semble ainsi préfigurer certains
aspects des enjeux de pouvoir qui seront déduits et fondés à partir du mimétisme
dans la troisième partie de l’Éthique. Rappelons que le TTP ne dispose pas de la
théorie du mimétisme. Voir A. Matheron, « Le problème de l’évolution de Spi-
noza du Traité théologico-politique au Traité politique », Spinoza issues and directions,
E. Curley et P.-F. Moreau éd., Leyde, E. J. Brill, 1990, ainsi que C. Lazzeri, Droit,
pouvoir et liberté : Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998, notamment l’intro-
duction et le chapitre v.
17 « Celui-là est le plus sous l’empire d’un autre qui décide de toute son âme d’obéir à
tous ses commandements ; et par conséquent celui qui règne sur l’âme de ses sujets
détient l’empire le plus grand. […] nous pouvons concevoir sans contradiction des
hommes qui ne croient, n’aiment, ne haïssent, ne méprisent personne et n’éprouvent
aucun affect qu’en vertu du droit de l’État » (TTP, chap. xvii, § 2). On trouve égale-
ment une définition adéquate de l’autorité dans les premières lignes du chap. xx du
TTP, où elle est aussitôt critiquée : « S’il était aussi facile de commander aux âmes
qu’aux langues, tout souverain régnerait en sécurité, et il n’y aurait pas de pouvoir
d’État violent. Car chacun vivrait selon la complexion des gouvernants, et jugerait
selon leur seul décret de ce qui est vrai ou faux, bien et mal, juste et injuste. […]
Certes, le jugement d’un homme peut être subjugué de bien des façons, et à un
point presque incroyable, de sorte que, sans relever directement du commandement
d’un autre, il soit pourtant suspendu à la parole de cet autre, si bien qu’on peut dire à
juste titre qu’il relève du droit de ce dernier » (chap. xx, § 1 et 2, LM p. 633-634).
18 Chap. xvii, § 25, LM p. 575 : « C’est pourquoi les rumeurs et les préjugés populaires
n’étaient nullement à craindre ici ; car personne n’ose porter de jugement sur les
124 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Mais l’influence d’un homme sur un autre n’est jamais aussi forte que
lorsque le premier peut prescrire au second la « réponse divine » à ses
questions.¹⁹
L’autorité, en tout premier lieu celle que s’accapare l’interprète de la
volonté divine, permet de réduire la diversité des opinions et de limi-
ter la liberté d’expression en subjuguant le jugement. Elle peut même
exciter la rage de la foule.²⁰ Un contrôle effectif de la parole est ouvert à
qui dispense autrui de produire soi-même son propre jugement sur ce
qui lui importe. Plus l’autorité est forte, plus elle étouffe les rumeurs ; là
où elle fait défaut, ce qui ne peut manquer d’arriver²¹, la rumeur reprend
de plus belle :
Ils en prirent l’occasion de croire que Moïse n’avait rien institué par com-
mandement divin mais avait tout fait à sa guise, et cela parce qu’il avait élu
sa propre tribu au-dessus des autres et avait donné pour l’éternité le droit du
pontificat à son frère. C’est pourquoi il allèrent le voir, excités et en désordre,
criant qu’ils étaient tous également saints et qu’il s’était élevé sans aucun droit
au-dessus des autres.²²

Pour celui qui en dispose, l’autorité consiste à faire en sorte qu’autrui


juge d’une chose de la même façon qu’il en juge lui-même. L’autorité
constitue donc une mise en ordre beaucoup plus complète (et en un
sens plus efficace) que le partage d’une praxis commune, ou le respect
des lois et des usages. Chacun peut se conformer aux règles extérieures
en conservant le droit souverain de penser ce qu’il en pense. Par contre,
celui qui reconnaît une autorité comme légitime fait d’autrui l’auteur

choses divines : ils devaient obéir, sans jamais consulter la raison, à tout ce qui leur
était commandé par l’autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi
établie par Dieu. »
19 « Tout le monde sait en effet quelle importance ont aux yeux du peuple le droit
et l’autorité sur les affaires sacrées, et comme il est suspendu aux lèvres de qui les
détient. On peut donc affirmer qu’avoir cette autorité, c’est régner entièrement sur
les âmes. Qui veut la ravir au Souverain cherche donc à diviser l’État » (chap. xix,
LM p. 621).
20 « Ceux qui ne peuvent supporter les hommes de libre complexion et qui peuvent,
par quelque autorité torve, facilement changer en rage la dévotion de la plèbe
séditieuse et la dresser contre qui ils veulent » (chap. xx, § 12, LM p. 647).
21 « Moïse, qui avait subjugué au plus haut point le jugement de son peuple, non par
la ruse mais par une vertu divine, Moïse qui était considéré comme divin, et qui
croyait-on parlait et agissait sous l’inspiration divine, ne peut cependant échapper
aux rumeurs ni aux interprétations défavorables » (chap. xx, § 2, LM p. 635).
22 Chap. xvii, § 28, LM p. 579.
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 125
véritable de ses pensées et accepte donc de conformer sa cogitatio à
celle d’un autre et non plus seulement ses actes. L’ordre qu’il établit
entre ses pensées correspond à l’ordre qu’un autre a établi entre les
siennes. Cela signifie notamment que celui qui détient l’autorité est à
même d’enseigner le véritable sens des mots qu’on emploie, c’est-à-dire
de faire adopter par autrui sa propre acception de ce qui est « fas nefas »,
sacrilège ou non. Il peut donc faire partager son propre usage des mots,
et permettre à une communauté donnée de surmonter le malentendu
qui plane sur le signifié.
Une telle mise au pas des cogitationes implique une suppression
directe de la liberté de juger : il s’agit de supprimer la possibilité même
du désaccord (et par là même de l’accord proprement dit) pour faire
adopter à autrui le même cheminement de pensée, de faire croire (et pas
seulement aimer, haïr…) au sujet ce que croit le Souverain ou le prêtre,
ou le monarque interprète de Dieu. Une telle aliénation est décrite,
dans le chapitre xvii du Traité, à propos de l’acquisition du pouvoir
par Moïse : les Hébreux transfèrent à Moïse leur droit de consulter
Dieu et d’interpréter ses édits. Moïse ne dispose pas seulement du
droit de promulguer les lois, de contraindre à leur exécution, ni même
de faire adopter son interprétation contre ou avec d’autres. Il est le
« juge suprême que personne ne peut juger », celui qui « tient la place
de Dieu ; à savoir la majesté suprême », « dans la mesure où il détenait
seul le droit de consulter Dieu, de donner au peuple les réponses de
Dieu, et de contraindre à leur exécution ».²³ Moïse détient le pouvoir
le plus ample qui se puisse imaginer, puisqu’il détient la possibilité de
consulter Dieu quand il le veut. Il détient ainsi un pouvoir supérieur
au monarque absolu, puisque celui-ci gouverne selon les règles d’un
Dieu qui lui est caché.²⁴

23 Chap. xvii, § 9, LM p. 549.


24 À propos de la différence entre la domination mosaïque et la monarchie : « Quant
au peuple, dans les deux États, il est également sujet et ignorant du décret divin.
Car, dans chaque cas, il est suspendu à la parole du monarque, qui seul, lui fait
comprendre ce qui est pieux ou sacrilège [fas nefasque sit] ; le fait que le peuple croie
que le monarque ne commande rien qui ne vienne d’un décret que Dieu lui révèle,
ne le rend pas moins sujet, mais en réalité davantage » (chap. xvii, § 10, LM p. 551).
Les Hébreux, qui disposaient d’un droit égal de consulter et d’interpréter la parole
divine, ont renoncé unilatéralement à ce droit au profit de Moïse. Ils ne peuvent
donc se forger aucune opinion sur ce qui est pieux ou impie sans en appeler à l’auto-
rité souveraine de Moïse. Ce mot ne peut pas avoir d’autre signification que celle que
126 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Si l’acception d’un terme est à ce point contrôlée par une autorité
établie, qu’elle ne peut entrer en concurrence avec d’autres, on sup-
prime certes les problèmes de définitions mentionnés plus haut. Mais
cette suppression ne s’obtient pas par un pacte, ou par une convention,
selon laquelle chacun accepterait, faute de mieux, de reconnaître la
position de Moïse comme seule légitime, ou comme ayant seule force
de loi, selon le principe de la formation de l’État. Elle s’obtient par la
suppression radicale de la possibilité de la controverse, dans la mesure
où les mots ont a priori le même sens pour chacun. Cette antériorité
s’explique par le renoncement de chacun à son droit de consulter Dieu :
nul sinon Moïse ne peut plus se former sa propre idée de ce qui est
pieux, c’est-à-dire former selon son ingenium une signification parti-
culière du mot.
Il n’est plus alors question de s’entendre sur une version minimale
commune, qui réglera les conduites et non les pensées elles-mêmes.
L’accord définitif est d’ores et déjà contenu dans les termes du « pacte ».
Le monarque fixe une norme des pensées (et non pas seulement des
comportements) dont il peut sanctionner la transgression (considérer
l’hétérodoxie comme impie). Seul Moïse dispose du pouvoir de faire
reconnaître sa « façon de croire » non pour une simple « façon de croire »
déterminée par la singularité de son ingenium, mais comme la parole
divine elle-même, vidée de toute relativité. La voix de Moïse n’apparaît
donc pas comme une voix particulière, parmi d’autres possibles, pas
même comme la seule possible sous la condition du maintien du salut
ou de la sécurité (comme celle du roi), mais comme celle qui s’impose
inconditionnellement à tous les sujets de l’État hébreu. Investi par
tous du droit de consulter Dieu quand il le veut, Moïse peut espérer
instituer complètement un système de signes, c’est-à-dire supprimer la
possibilité même de l’hétérodoxie.²⁵
Cette intégration complète, dans la personne de Moïse, de la racine
de toute communauté possible demeure pourtant, pour paraphraser

lui reconnaît Moïse. On comprend alors pourquoi il peut parvenir à faire taire ceux
qui d’habitude n’y parviennent pas, quel que soit leur acharnement à se maîtriser.
25 « … seul, [Moïse] détenait le droit de consulter Dieu, de donner au peuple les
réponses de Dieu, et de contraindre à leur exécution. Le seul dis-je, car si quelqu’un
voulait, du vivant de Moïse, prêcher quelque chose au nom de Dieu, même si c’était
un vrai prophète, il était cependant accusé d’usurper le droit souverain » (chap. xvii,
§ 9, LM p. 549-551).
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 127
Spinoza, « purement théorique ». La mesure concernant les Lévites,
après l’adoration du veau d’or, fait disparaître l’autorité née de la
croyance dans le caractère absolu des décisions mosaïques, et la contes-
tation renaît avec d’autant plus de violence. La situation décrite montre
bien l’impossibilité ultime d’un contrôle absolu sur les cogitationes :
Mais comme nous l’avons remarqué au début du chapitre xvii, il est impos-
sible que l’âme d’un homme relève absolument du droit d’un autre homme.
Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté de
raisonner librement de toutes choses ; et personne ne peut y être contraint.²⁶

Quiconque suit ordinairement les avis d’autrui n’abandonne en


vérité « que le droit d’agir selon son propre décret, mais non le droit
de raisonner et de juger »²⁷, parce que c’est absolument impossible. La
situation d’intégration complète est donc plus rêvée que réelle. Elle est
subordonnée à la durée de la crainte (de voir Dieu face à face) qui est
à l’origine du mandat de Moïse.
De même façon qu’il paraît illusoire de chercher à assurer le salut
ou la sécurité par la suppression de la liberté de penser et d’exprimer
ce qu’on pense, l’idée d’expliquer la communauté linguistique par une
concentration unilatérale de l’autorité doit être abandonnée. La langue
échappe au contrôle d’un seul parce qu’elle n’est pas une simple dis-
position qu’il suffirait d’inscrire dans l’ingenium de chacun. L’usage de
la langue retient en lui une liberté qu’aucune institution, politique ou
religieuse, ne peut prétendre résorber.
D’une certaine manière, l’usage de la langue appartient plus à l’état
de nature qu’à la coutume, considérée comme état de religion ou état
civil, il précède la mise en ordre institutionnelle des ingenia destinée à
préserver le salut et la sécurité. La langue ne naît pas au sens strict d’un
pacte qui modifie le status de chaque individu : elle est une unification
immanente à la nature, ou à l’habitude en tant qu’elle continue à relever
de la nature, c’est-à-dire du jus in omnia ou de la liberté naturelle. La
communauté linguistique apparaît donc comme une communauté
intermédiaire, qui n’est plus l’isolement de la liberté naturelle, mais n’est
pas encore une situation dans laquelle les individus ont renoncé à leur
droit naturel.

26 Chap. xx, LM p. 633.


27 Chap. xx, § 7, LM p. 639.
128 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

L’unification par la tromperie

L’hypothèse précédente échoue sur l’impossibilité de transférer son


droit naturel et de relever stricto sensu du droit d’un autre. Le jugement
individuel reste inaliénable. Une solution ultra-politique au problème
de l’origine du langage est donc chimérique et absurde. Le problème
est d’ordre infrapolitique, et la solution doit respecter les principes du
droit naturel.
Si la convention linguistique suppose la conservation du droit natu-
rel, elle pourrait s’appuyer sur le mécanisme de la promesse trompeuse,
ou de l’engagement « verbal » : la crainte d’un mal ou l’espoir d’un bien
plus grands sont les seules raisons qui nous poussent à promettre et
ensuite à tenir cette promesse.²⁸
La promesse en elle-même ne constitue pas une limitation du droit
naturel. Seule l’obligation de la tenir en est une. Celle-ci est obtenue en
particulier par la crainte. Mais le droit naturel permet d’utiliser les res-
sources de la promesse (de la ruse) pour parvenir à nos fins.²⁹ Le droit
naturel n’empêche nullement de promettre tout à tous, pourvu qu’on
puisse rompre ses engagements quand on le veut et selon son intérêt.
L’engagement et l’obéissance apparente durent alors autant de temps
que nécessaire pour parvenir à rétablir non pas le droit naturel lui-
même, jamais abdiqué, mais son libre usage. Seule compte ici l’efficacité
de la promesse et ses effets escomptés en tant que technique de préser-
vation du droit : l’annotation 32³⁰ prend soin de la caractériser comme

28 « [La règle du moindre mal] implique nécessairement que nul ne promettra, sinon
par tromperie [absque dolo], de renoncer au droit qu’il a sur toutes choses, et qu’abso-
lument personne ne tiendra ses promesses sinon par crainte d’un plus grand mal ou
par espoir d’un plus grand bien » (chap. xvi, LM p. 513).
29 « Pour me faire mieux comprendre, supposons qu’un brigand me force à lui pro-
mettre de lui donner mes biens quand il le voudra. Puisque, comme je l’ai montré,
mon droit naturel n’est déterminé que par ma seule puissance, il est certain que je
peux, par tromperie, me libérer de ce brigand en lui promettant tout ce qu’il veut, le droit
de nature me permet de le faire, c’est-à-dire de le tromper en acceptant le pacte qu’il pro-
pose » (ibid.).
30 « Mais dans l’état de nature où chacun est juge de soi et dispose du droit souverain
de se prescrire des lois et de les interpréter et même, s’il le juge plus utile pour lui,
de les abroger, dans cet état on ne peut raisonnablement concevoir que quelqu’un
agisse par une tromperie qui soit mauvaise » (annotation au chap. xvi, LM p. 685).
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 129
complètement amorale à ce stade. Le pacte verbal n’est qu’un expé-
dient dans le cours de la liberté naturelle, et le moyen le plus efficace
de continuer à poursuivre les mêmes buts. À ce titre, il ne modifie pas
le statut fondamental de l’individu qui le prononce. Mais la condition
pour préserver mon droit me paraît être de faire mine d’y renoncer.
Si le droit de juger est inaliénable, comme le suggère le Traité
théologico-politique, aucune obligation a priori en ce qui concerne la
signification des mots ne peut être définie. Chacun devrait pouvoir
aussi bien penser que nommer les choses selon son droit et sa com-
plexion propres. Le droit naturel me laisserait entièrement libre d’as-
signer aux mots que j’utilise la signification qui me convient. Par suite,
l’existence d’un usage commun des symboles ne peut reposer que sur sa
seule utilité de facto. Personne ne peut être tenu d’accorder un sens à un
mot, mais tout le monde le fait, ou plus précisément, s’engage à le faire
sans aucune garantie, à la manière dont la victime espère échapper au
brigand. La convention linguistique reposerait alors sur une sorte de
proto-promesse, antérieure aux engagements « verbaux », mais struc-
turellement conforme à ceux-ci.
Il faudrait alors savoir comment cette proto-promesse pourrait
acquérir une si étonnante stabilité, alors que chacun s’y engage sans
aucune garantie, et que nul pouvoir, aussi puissant soit-il, ne peut
inspirer assez de crainte ou d’espoir pour contraindre objectivement
un individu à respecter cette convention. Le texte du Traité théologico-
politique qui formule la principale présupposition de la méthode
d’interprétation est à même de nous renseigner sur ce point : « Notre
méthode nous force à supposer incorrompue une tradition juive, à
savoir la signification des mots de la langue hébraïque qu’ils nous ont
transmise. »³¹ Le caractère incorrompu de la signification des mots ne
repose sur aucune éternité naturelle des signifiés. La corruption des
significations n’est en rien impossible en droit. Elle n’a 1) seulement
« jamais pu avoir d’intérêt pour personne », alors que l’intérêt d’un
changement dans le sens d’un discours est évident, ce qui en explique
la fréquence ; et 2) elle se heurte aux limites pratiques des pouvoirs
d’un seul homme face à un peuple entier, pris dans son existence
historique.

31 Chap. vii, LM p. 297.


130 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
L’étonnante pérennité des significations s’explique donc à la fois
parce qu’elle tombe en dehors des sphères de l’intérêt (du droit naturel) et
du pouvoir de l’individu. Chacun de ces points appelle une explication.
– 1. La première clause ne dit pas seulement que le changement de la
signification n’a pas d’intérêt : elle indique que l’invariance de la signifi-
cation des noms est la condition pour que je puisse changer le sens des phrases.
La constance des significations est la condition pour que je puisse
moi-même décider du sens des phrases, des discours, ou des livres
proposés dans cette langue, en influant sur l’esprit de ceux qui m’en-
tourent. Si je ne parle pas la même langue que les autres, je ne peux ni
comprendre ni être compris. Par suite, je ne peux pas espérer défendre
ni faire valoir le droit naturel dont je dispose sur les jugements, c’est-à-
dire sur les esprits.
La communauté linguistique reposerait donc sur un engagement
factice à se conformer à une règle extérieure d’emploi de certains signes,
comme si nous y étions tenus, autant de temps qu’il est nécessaire pour
faire croire qu’il existe un sens commun³² et pouvoir, le jour venu, béné-
ficier de cette fiction. Le sens du mot, quoique celui-ci soit par ailleurs
déterminé à mes yeux par ma constitution et notamment par les fonc-
tions mémorielles, doit apparaître aux yeux d’autrui comme conforme
aux images que lui-même y associe. La croyance commune en un sens
partagé est la condition pour toute tentative ultérieure d’asseoir sur le
jugement d’autrui une forme d’autorité, entendue au sens qu’on vient
de décrire. Il s’agit de privilégier la valeur d’échange d’une image sur sa
valeur d’usage, dans l’espoir de faire valoir plus tard une valeur d’usage
définie par nous.
Si le projet d’une maîtrise de la langue, ou d’une assignation de son
centre à partir d’une concentration de l’autorité en une seule personne
paraît voué à l’échec, le langage ne s’explique que par le partage de ce
projet même, considéré comme le socle d’une praxis commune, suscep-
tible de produire une « habitude » partagée. La langue n’a pas de centre,
mais recouvre les multiples tentatives de s’instaurer comme tel.³³

32 Ce qui n’implique pas qu’il y ait un langage privé.


33 Cela signifie du même coup que l’institution complète doit demeurer une pure
hypothèse, et ne jamais être effectuée. L’idée que les mots auraient un sens, une
signification unique, quel que soit l’emploi qui en est fait, paraît aussi éloignée que
possible d’une telle conception du langage qui s’en remet non seulement à l’usage,
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 131
La langue ne supprime donc pas le droit naturel, elle lui donne
la possibilité de conquérir un nouveau « territoire », et le démultiplie
en lui ouvrant le champ de la culture. Il ne s’étend pas seulement à la
conservation de la vie et au corps, mais aussi à celle du jugement et de
l’esprit. En me soumettant aux règles de la communication, je ne perds
rien a priori de mon droit naturel, je confère au contraire sa pleine
extension au domaine dans lequel il pourra ou non s’affirmer.
L’usage du langage appartient ainsi par excellence à cette seconde
nature, qui, si elle ne présage pas du degré réel de liberté de celui qui
s’exprime, apparaît du moins comme l’expression même de sa liberté.
À peu près comme l’obéissance aveugle à la ritualisation complète
de l’existence apparaît à l’Hébreu comme l’expression de sa liberté et
comme l’exaucement de tout ce qu’il peut désirer, l’habitude du lan-
gage ne fait apparaître aucune résistance au droit naturel ni au désir
d’expression. Comme le remarque Pierre-François Moreau³⁴, cette
absence de résistance, au moment où elle fait de la parole l’expression
par excellence du « plus haut droit de nature » et de notre liberté natu-
relle, nous donne à penser qu’elle résulte d’une liberté plus absolue
encore, celle d’un esprit dépourvu de toute détermination interne et
en même temps assez puissant pour imposer de lui-même un nouvel
ordre aux choses.
– 2. À ce premier caractère de la langue, qui veut que son usage
engage peu et promette beaucoup, il faut ajouter son inertie. Le pou-
voir d’un seul ne peut pas grand-chose par rapport au pouvoir cumulé
de chacun : si l’on voulait changer le sens d’un mot, il faudrait justifier
de l’usage antérieur qui en était fait, en expliquant au cas par cas pour-
quoi les « usagers » du terme ont utilisé ce mot à la place d’un autre.
Or ce travail s’avère de fait hors de portée pour les hommes ordinaires,
lorsque les « usagers » ne sont pas seulement des auteurs, mais la mul-
titude du peuple en elle-même. Ce dernier « conserve » la signification
des mots là où les doctes « conservent » le sens des discours. Le peuple
est le dépositaire et le seul « trésor » de la langue.

mais à l’utilisation des mots « en situation ». Le sens dérive de l’emploi, et varie


selon l’emploi qui en est fait.
34 P.-F. Moreau, Spinoza : l’expérience et l’éternité, ouvr. cité, p. 307-378 et p. 372.
132 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Toutes négatives qu’elles paraissent, ces deux dimensions de la stabilité
des significations n’en expriment pas moins une forme de puissance du
peuple en lui-même : le cadre réel de l’exercice du droit naturel n’est
pas la pure diversité des individus à l’état de nature, mais le cadre déjà
social de l’échange, qui implique une volonté commune. Cette volonté
commune, aussi indéterminée qu’elle soit à l’origine (il s’agit seulement
de faire exister un nouveau contexte d’affirmation de soi), résiste de
fait à toute entreprise de « captation », pour une raison qui tient à sa
structure même. La langue n’existe que parce qu’elle n’a pas de centre.
Si elle n’était pas égale pour tous, si elle pouvait impliquer une relation
de domination, elle cesserait de paraître utile. Si le peuple est le « tré-
sor » de la langue, la langue est aussi le trésor inviolable du peuple. C’est
ce que montraient déjà les impasses de l’autorité absolue.
Cette concurrence des jugements, qui s’ajoute à la concurrence
vitale, est présentée dans le Traité théologico-politique comme l’effet
d’une convention tacite et inaboutie, en l’absence de tout pouvoir pour
la faire respecter. Elle ne se maintient que par le fait que chaque indi-
vidu y trouve son compte, et tant que dure cet espoir – ou cette crainte
– strictement immanents au peuple concerné.³⁵
L’institution linguistique repose donc, jusqu’ici, sur l’utilité que
peut avoir, pour chaque individu, l’usage de la langue, qui consiste
essentiellement en un développement du droit naturel. La langue se
présente comme une sorte de jeu dont on accepte les règles pour rendre
possible la compétition. Elle se laisse ainsi décrire dans les termes de
l’individualisme, ou de l’intérêt bien compris.
Mais « l’histoire » qui veut que nous nous pliions à une règle sociale
pour mieux déployer les dimensions humaines du droit naturel n’est
pas écrite par l’individu : elle répond à la nature même des choses, et en
particulier à celle du désir humain. C’est ce que montrent finalement
les développements de la troisième partie de l’Éthique consacrés aux
mécanismes de l’imitation affective.

35 La contingence de cette utilité n’exclut pas, mais implique au contraire, la possibi-


lité de décompositions et de recompositions de ces espaces linguistiques, selon les
« zones d’influence » historiques.
Autorité politique et régulation sémantique : un usage spinoziste de Moïse 133

Langage et imitation

Les acquis de la réflexion sur l’imitation permettent en effet de résoudre plus


directement le problème de l’émergence des significations communes.
L’effort pour faire en sorte que chacun vive selon sa propre comple-
xion, ou selon son propre droit, mentionné dans le Traité théologico-
politique, apparaît à présent comme une conséquence directe de l’imi-
tation. Cet effort se voit décrit comme une forme d’ambition, qui
désigne dans les propositions 27 à 31 de la partie III de l’Éthique l’effort
pour attirer sur son comportement la faveur d’autrui.
La doctrine de l’imitation se présente en quelque sorte comme
une synthèse de l’intérêt bien compris et de la soumission aveugle : le
comportement de l’ambitieux, réglé sur le regard d’autrui, n’est ni une
intention consciente de tromperie, ni une simple servitude qui fait de
nous le jouet du droit d’autrui, mais une conséquence irrépressible et
ordinaire de l’imagination humaine. La duplicité de celui qui accepte
l’assujettissement en pleine conscience de son droit devient l’ambi-
guïté objective du jeu de l’ambition, qui nous conduit à adopter une
conduite « décentrée » pour ressourcer notre force d’exister à celle des
autres. L’ambition fonctionne en deux sens : elle nous conduit, lorsque
nous n’avons pas de désir dominant, à agir de façon à plaire à autrui,
et à entrer dans ses vues, mais elle nous conduit aussi à terme, lorsque
nous sommes en proie à un désir déterminé, à faire en sorte qu’autrui
le partage. La soumission au jugement d’autrui apparaît ici comme un
moment nécessaire de l’affirmation du droit naturel.
L’acceptation des règles ne se présente plus sous l’aspect contingent
du jeu, du calcul, ou de la tromperie bénéfique, mais comme les étapes
du déploiement originairement social du désir humain. Il ne s’agit nul-
lement d’obéir à des règles qui se présenteraient comme extérieures à
l’individu : nous adoptons spontanément, pour des raisons structurelles
et incontrôlées, les manières d’imaginer des hommes qui nous entou-
rent, parce que cette adoption correspond à un regain de puissance
pour un effort qui est d’abord débile.
Ce n’est qu’ensuite, et peu à peu, que nous recouvrons notre droit
naturel de juger, par un déplacement du foyer de la relation d’imita-
tion. Notre existence est originairement sociale, et son affirmation est
134 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
au moins en partie conditionnée par la relation au semblable. Celle-ci
est d’abord centrée sur lui, et c’est à travers lui que nous existons. Mais
l’équilibre de cette relation est voué à se modifier, et le moment domi-
nant à se recentrer sur nous. Un même désir de reconnaissance nous
conduit donc aussi bien à l’obéissance qu’à la domination.³⁶
L’usage de la langue, dans lequel on se veut à la fois respectueux et
prescripteur de l’usage, renvoie alors directement à l’ambivalence de la
relation sociale, qui contient toujours, dans un équilibre incertain, à la
fois obéissance et domination.

Nous avons vu à quelle difficulté se heurte une théorie qui considère


le signe non comme un effet d’institution, mais comme une mise en
commun de connexions mémorielles. Comment rendre compte du
partage des significations, si le fonctionnement d’un signe est comme
englué dans des associations mnésiques individuelles ?
L’hypothèse d’une proto-promesse, à l’origine de l’usage commun
des mots, s’avère plus apte à en rendre raison que les effets de l’auto-
rité concentrée dans les mains d’un seul nomothète, dont Spinoza
montre les limites. Un objet commun unit toutefois ces tentatives, qui
est d’analyser la façon dont on peut se rendre maître du jugement
d’autrui.
Les perspectives nouvelles offertes par la théorie de l’imitation per-
mettent enfin d’échapper à la contingence du jeu, pour inscrire l’usage
du langage dans la nécessité du déploiement social de l’effort.

36 Éthique, III, 32, scolie.


Le royaume mosaïque
selon le De cive, le Léviathan
et le Traité théologico-politique
Jean Terrel

En 1642 (De cive) et en 1651 (Léviathan), Hobbes présente deux ana-


lyses très différentes de la nature du régime politique institué au
Sinaï qui a duré jusqu’à l’instauration de la royauté. En 1670, dans les
chapitres v, xvii et xviii du Traité théologico-politique, ce régime est
analysé par Spinoza d’une troisième manière. Puisque Spinoza a pu
prendre connaissance du Léviathan en néerlandais ou en latin avant
d’achever la rédaction de son livre¹, il est légitime de confronter ces
trois présentations.
Selon le De cive, les Hébreux ont institué la souveraineté de Dieu
parce qu’ils voulaient se passer de toute instance humaine souveraine
et obéir à Dieu pour ne pas obéir aux hommes. Nous avons affaire à
un régime paradoxal, si bien que l’analyse est habitée par de fortes
tensions. En un sens, il s’agit d’un vrai régime où la souveraineté effec-
tive est détenue par Moïse, puis par son successeur, le grand prêtre,
en matière civile comme en matière religieuse. En un autre sens,
nous avons affaire à un régime sans souverain humain, qui tend vers
l’anarchie. Si on adopte cette dernière lecture, la tension devient la

1 Une traduction du Leviathan en néerlandais paraît en 1667. Le Leviathan latin est


de 1668. Commencé au moins en 1665, le TTP paraît en 1670.
136 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
suivante. D’un côté, Hobbes affirme que le royaume de Dieu est un cas
particulier relevant des règles ordinaires du droit politique : souverain
en vertu d’un vrai pacte, Dieu est un vrai roi gouvernant un peuple
particulier ; de l’autre, ces vérités ne tiennent qu’à un fil, à la croyance
que Moïse ou ses successeurs parlent bien au nom de Dieu.
Le Léviathan supprime ces tensions en réduisant au minimum la
spécificité du royaume de Dieu. Le pacte d’obéissance à Dieu est com-
plété par une promesse d’obéissance à Moïse, si bien qu’il y a mainte-
nant une instance humaine souveraine.
Ces deux présentations ont un trait commun : la nature du royaume
de Dieu est la même de Moïse à l’instauration de la royauté, dans un
cas vrai royaume de Dieu dont le ressort est la crainte de Dieu et non la
crainte des hommes, dans l’autre monarchie presque ordinaire dont la
seule particularité est d’avoir comme roi le porte-parole de Dieu auto-
risé par pacte, Moïse, puis chaque grand prêtre qui lui succède. Spinoza
brise cette continuité puisque selon lui il y a tour à tour trois régimes :
– un État presque démocratique² de très brève durée quand la sou-
veraineté divine, instituée par pacte au Sinaï, est en réalité une manière,
pour les Hébreux, de retenir absolument la souveraineté.³ Renoncer à
son droit en faveur de Dieu, c’est, en l’absence de médiateur désigné
explicitement, ne le transmettre à personne d’autre : comme dans une
démocratie, tous demeurent égaux dans l’autorité spirituelle (droit de
consulter Dieu et d’interpréter sa parole) et tous détiennent absolu-
ment dans l’égalité toute l’administration de l’État⁴ ;
– une monarchie⁵ à l’époque de Moïse, dès l’instant où ce dernier
s’est vu attribuer par pacte le monopole de la médiation avec Dieu.
Moïse détient la majesté souveraine et dispose du droit de choisir son
successeur ;

 Ce terme n’est pas utilisé par Spinoza.


3 « Les Hébreux retinrent entièrement le droit de l’État [Hebraei… jus imperii abso-
lute retinuerunt] », TTP, chap. xvii, § 8. Les traducteurs traduisent souvent impe-
rium par « État », mais ici c’est bien la souveraineté qui est retenue par les Hébreux,
à travers leur obligation envers le seul droit révélé par Dieu.
4 « Tous, sans réserve aucune, détinrent toute l’administration de l’État [Absolute
omnem imperii administrationem omnes aeque tenuisse] », TTP, chap. xvii, § . Là
encore, il s’agit de la distinction que l’on trouve déjà chez Hobbes entre l’imperium
(la souveraineté) et l’administratio (l’exercice de cet imperium).
5 Le terme n’est pas utilisé par Spinoza à propos de Moïse, voir plus loin. L’expres-
sion suprema majestas est employée au § .
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 137
– enfin à partir de la mort de Moïse et jusqu’à Saül, un régime sans
instance souveraine unique, confédéral et théocratique : la souveraineté
est partagée entre le grand prêtre, qui détient le pouvoir de consulter
Dieu et d’interpréter ses lois, et celui ou ceux dont la fonction est de
demander cette consultation et interprétation, de faire exécuter les lois,
de commander et d’administrer les affaires ; le régime est confédéral
parce que cette fonction est ordinairement exercée de manière décen-
tralisée dans chaque tribu ; il est enfin théocratique parce que le droit
divin, confondu avec le droit civil, fait l’unité de l’État et parce que
Dieu désigne de manière extraordinaire un administrateur suprême
en cas de nécessité.
La comparaison de ces trois présentations suscite deux questions.
La première concerne Hobbes lui-même : comment expliquer l’aban-
don total, en 1651, de la présentation faite en 1642 dans le De cive ? En
d’autres domaines, le Léviathan innove en proposant des développe-
ments nouveaux, sans d’ailleurs que Hobbes dise explicitement qu’il y
a une innovation, le plus bel exemple étant la théorie de la personne et
de l’autorité. Ici, il ajoute très peu (uniquement la promesse d’obéir à
Moïse) et, pour l’essentiel, il retranche tout ce qui concerne l’étrangeté
et la spécificité du royaume de Dieu. Et il le fait, une fois n’est pas cou-
tume, en étant bien près d’admettre s’être trompé, en présentant une
rectification explicite (au chapitre xl⁶ et surtout en révisant la version
anglaise⁷). On peut songer à une explication interne au système et
à son développement (Hobbes aurait liquidé les tensions de 1642 en
éliminant un des aspects de la contradiction) ou à une explication par
le contexte : du fait d’utilisations anarchisantes et ultra-démocratiques
du cas d’un régime où l’on obéit à Dieu pour ne pas obéir aux hommes,
peut-être pendant les années de troubles civils, Hobbes aurait choisi de
ramener le royaume de Dieu aux règles ordinaires de la politique.
L’autre question concerne Spinoza et son rapport à Hobbes. Toute
l’analyse du Traité théologico-politique a pour horizon une thèse fonda-
mentale qui est aussi celle de Montesquieu quand il fait de la crainte
le principe du gouvernement despotique : un régime dont le ressort
exclusif ou même principal serait la crainte ne peut se conserver, car
« la nature humaine ne supporte pas d’être absolument contrainte et

6 Léviathan, chap. xl, T p. 497-498.


7 Ibid., Révision et conclusion, § 10-11, T p. 717-719.
138 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
[…] “personne n’a conservé longtemps un imperium violent”».⁸ Cette
thèse vise ce qui est souvent perçu à l’époque, probablement par Spi-
noza lui-même, comme un des principes de Hobbes : le souverain doit
user de la terreur pour se faire obéir. Cette thèse critique de Spinoza
éclaire toute l’analyse.
Le bref premier moment, qui va du choix de Dieu comme roi au
choix de Moïse comme seul médiateur autorisé et qui est en fait quasi
démocratique, n’est pas sans parenté avec la république anarchisante à
laquelle aboutit finalement le De cive.
Comment Moïse devient-il l’unique intermédiaire entre Dieu et
son peuple ? Selon le Léviathan, le pacte du Sinaï est complété par la
promesse d’obéir à Moïse⁹ ; selon Spinoza, cette promesse devient un
second pacte annulant le premier.¹⁰ La seconde période inaugurée par
ce pacte, le règne quasi monarchique de Moïse, est le point de plus
grande similitude entre le Traité théologico-politique et le Léviathan,
même si certains épisodes (la révolte de Coré, Dathan et Abiron, l’atti-
tude de Josué et de Moïse quand d’autres que Moïse prophétisent)
sont l’objet d’analyses opposées.
Les plus grandes divergences entre les deux auteurs portent sur
ce qui se passe à partir de la mort de Moïse, le temps de Josué et des
Juges : pour l’un, le divorce entre un règne légitime du grand prêtre
dans tous les domaines et une anarchie de fait qui rend inévitable l’ins-
tauration avec Saül d’une royauté ordinaire ; pour l’autre, un régime
sans souverain unique, confédéral et théocratique, qui aurait été par-
faitement viable si le pouvoir consultatif n’avait pas été réservé à une
caste de prêtres coupée du peuple.

De cive : un régime sans souverain humain (1642)

Dans le De cive, l’analyse du régime institué au Sinaï commence au


paragraphe  du chapitre xvi qui traite « du royaume de Dieu par

8 TTP, chap. v, § 8. La citation de Sénèque est reprise aussi au chap. xvi, §  (violenta
imperia nemo continuit diu).
 Léviathan, chap. xl, § 6, T p. 497-498. Hobbes cite et commente Exode, 20, 18.
10 TTP, chap. xvii, § 9. Textes utilisés : Deutéronome, 5, 23-27 ; 18, 15-16.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 139
l’ancien pacte » : Hobbes décrit successivement le pacte du Sinaï (§ 
et ), la période de Moïse (§ 10-13), et la période de Josué (§ 14). Il faut
attendre le temps de Juges, une période exceptionnelle de séparation
du droit (la souveraineté entière du grand prêtre) et du fait (l’anarchie
et le pouvoir extraordinaire des Juges), pour que la pleine vérité sur le
régime instauré au Sinaï nous soit révélée explicitement (§ 15).
Hobbes semble parfois décrire un régime presque normal, où
existe une instance humaine souveraine. Par exemple, à la fin du
paragraphe 13, Moïse est en même temps « l’unique interprète de la
parole de Dieu […] qui avait aussi le pouvoir suprême [summa potestas]
en matière civile ».¹¹
Moïse dispose à la fois de l’autorité spirituelle et de la summa potes-
tas. Il en est de même après lui pour le grand prêtre, Éléazar.¹² Tenant
entre ses mains « l’interprétation des lois et de la parole de Dieu », il
est aussi « roi absolu sous Dieu » et dispose, en vertu du pacte du Sinaï,
de la regia potestas. Non seulement il est prêtre, mais il a le summum
imperium, Josué étant seulement chargé de l’exercice ou de l’adminis-
tration de cet imperium.
Ce dernier paragraphe est moins clair qu’il n’y paraît. Pour Moïse,
il n’avait pas été question, comme pour Éléazar, du summum imperium
sans précision de domaine, mais seulement de la summa potestas en
matière civile s’ajoutant à son autorité prophétique. Plus loin, Hobbes
compare la relation de Moïse avec Éléazar à la relation du Christ à
Dieu.¹³ De même que le Christ est le pasteur qui prépare sans être roi
un royaume qui n’est pas le sien mais celui du père, de même Moïse
prépare le royaume sacerdotal qui vient après lui. On semble s’orienter
vers l’idée que la relative ambiguïté à propos de l’existence d’un souve-
rain humain est levée avec Éléazar : le flou concernerait seulement le
moment de l’institution, Moïse compensant par son immense pouvoir
prophétique de persuader les risques afférents à la fragilité ou même
à l’absence de sa souveraineté stricto sensu. Hobbes hésiterait à par-
ler de la souveraineté de Moïse. Mais nous ne pouvons nous arrêter

11 De cive, chap. xvi, § 13. J’ai traduit tous les passages cités à partir du De Cive, Latin
Version, he Clarendon Edition of he Philosophical Works of homas Hobbes, vol. II,
Oxford, Clarendon Press, 1983 (vol. III, même édition, même date pour he English
Version).
12 Ibid., chap. xvi, § 14.
13 Ibid., chap. xvii, § 6. Voir p. 148 la traduction de ce texte.
140 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
définitivement à cette lecture. Au paragraphe 14, Moïse transmet toute
sa puissance au grand prêtre¹⁴ : ce qui aboutit, ou bien à lui attribuer
rétrospectivement la souveraineté ou bien à ébranler la souveraineté
d’Éléazar et de ses successeurs.

Obéir à Dieu pour ne pas obéir aux hommes

En fait, un certain nombre d’indices préparent le lecteur à la thèse


défendue au paragraphe 15, selon laquelle la souveraineté divine, prise
au sens propre, exclut toute instance humaine souveraine.
L’indice le plus important intervient dès le début du paragraphe 8 :
quand ils s’arrêtent dans le désert près du mont Sinaï, les Hébreux sont
un peuple « non seulement le plus libre, mais encore le plus ennemi
d’une sujétion humaine, à cause de la mémoire récente de la servi-
tude en Égypte ». Pour souligner l’importance de ce fait et montrer
qu’il éclaire toute la période qui va du Sinaï à Saül (du choix de Dieu
comme seul souverain au rejet de la royauté divine quand les Israélites
demandent à Samuel un roi ordinaire), Hobbes utilise à la fin du para-
graphe 9 un texte de Flavius Josephe à propos de Juda le Galiléen¹⁵ :
ce qui, selon ce texte, vaut pour la secte des zélotes en révolte contre

14 « Là où un seul homme a institué la forme d’une république future, il est en effet


nécessaire que cet homme, pour son temps, exerce seul le règne, que ce soit une
monarchie, une aristocratie ou une démocratie qu’il ait instituée, et détienne pour
le présent toute la puissance qu’il doit transmettre aux autres pour l’avenir. [Cum
necessarium sit ubi unus homo instituit reipublicae formam, illum unum, Regnum pro
suo tempore moderari sive Monarchia, sive Aristocratia, sive Democratia sit quam
instituit ; & habere potentiam omnem in praesens, quam aliis tributurus sit in futu-
rum.] » Je traduis le texte commun à la première édition (1642) et au manuscrit de
Chatsworth. Si on adopte le texte de 1647 – Regnum pro suo tempore moderari (sive
Monarchia, sive Aristocratia, sive Democratia sit) quod instituit [au lieu de quam
instituit] – il faut écrire que le regnum institué peut être une démocratie ou une
aristocratie, ce qui pose problème, à moins que l’on comprenne que le regnum Dei
est si particulier qu’il peut dans les faits correspondre aux trois régimes énumérés.
15 « Juda le Galiléen fut le premier auteur de la quatrième voie suivie par ceux qui
s’adonnent à l’étude de la sagesse. Ils s’accordent en tout avec les Pharisiens, si ce
n’est qu’ils brûlent de l’amour le plus constant pour la liberté, croyant que Dieu seul
doit être tenu pour seigneur et prince, et disposés à supporter, eux, leurs parents et
amis les plus chers, même les genres de peines les plus raffinées plutôt que d’appe-
ler seigneur un quelconque mortel (Antiquités judaïques, livre XVIII, chap. ii) » (De
cive, chap. xvi, § 9).
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 141
l’autorité romaine – l’amour de la liberté, le désir d’obéir à Dieu par
refus de toute seigneurie humaine – vaut selon Hobbes pour toute la
période qui va de Moïse à Saül. Contrairement à ce qu’il fait d’ordi-
naire quand il aborde ce thème de l’amour d’un peuple pour la liberté,
Hobbes s’abstient de toute expression critique, comme si le désir
d’obéir à Dieu seul s’expliquait (et au moins en apparence se justifiait)
par la mémoire de la servitude et même peut-être par un certain idéal
normatif : selon la formule du paragraphe 15, « Dieu règne véritable-
ment là où on obéit aux lois par crainte de Dieu et non des hommes.
Et certes, si les hommes étaient tels qu’ils doivent être, cet état de
la cité serait le meilleur ». Quand Spinoza évoque la même liberté
des Hébreux à leur sortie d’Égypte, ses expressions sont beaucoup
plus réservées : le peuple est rebelle parce qu’il ne supporte pas d’être
contraint par la seule force, mais aussi presque sauvage et façonné par
une misérable servitude.¹⁶ Loin de manifester une quelconque liberté
naturelle de l’homme, la réticence à obéir vient de l’inculture et des
habitudes de servilité (qui, d’un point de vue républicain, sont diffi-
cilement réversibles). Par contraste, le fait que Hobbes s’abstienne de
toute critique est d’autant plus surprenant.

La république des Hébreux comme souveraineté divine


instituée par le peuple, Moïse ou Dieu

À cette lumière, une lecture attentive révèle d’autres faits significatifs.


C’est le même pacte conclu avec Abraham, Isaac et Jacob que Dieu
doit renouveler « avec la totalité du peuple d’Israël à travers Moïse ».¹⁷
Cette petite différence (cum Isaaco ou Jacobo, dans un cas, per Mosen
cum toto populo Israëlis, dans l’autre) va se révéler décisive. Abraham,
Isaac et Jacob sont pour le peuple ses « princes naturels »¹⁸ : on peut
comprendre que leur souveraineté (antérieure à l’alliance avec Dieu)
ne découle pas de la grâce surnaturelle, c’est-à-dire de l’art politique
de Dieu, et aussi que ces princes sont « naturels » parce que les cités
dont ils sont souverains sont « naturelles », nées de l’acquisition et non

16 TTP, chap. v, § 10.


17 De cive, chap. xvi, § 8.
18 Ibid., chap. xvi, § 9.
142 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
de l’institution.¹⁹ Il s’agit de l’une des formes de l’acquisition, celle qui
engendre les familles plus ou moins larges : la relation de supériorité
naturelle entre l’adulte et l’enfant devient par pacte tacite une relation
politique. Nous n’avons pas encore affaire, même quand Abraham a
fait alliance avec Dieu, au royaume de Dieu, du moins au sens strict de
ce terme. Dieu est le roi des sujets d’Abraham en vertu de la nature,
comme il l’est de tout homme qui le reconnaît auteur des lois naturelles,
et aussi, de manière indirecte, parce que la volonté de chaque particu-
lier est incluse dans celle d’Abraham, leur souverain par acquisition.
Dans le premier cas (le royaume de Dieu selon la nature), cela fait un
royaume et une cité étranges, sans réalité juridique : « … pris ensemble,
tous les hommes qui reconnaissent que Dieu régit le monde sont un
unique royaume et une unique cité, qui cependant n’est pas une unique
personne civile, et ils n’ont ni action unique, ni point de vue com-
mun ».²⁰ Dans le second cas, c’est la relation des sujets à leur souverain
humain qui est déterminante et entraîne le devoir d’obéir à ce que ce
dernier présente comme un commandement particulier de Dieu.
Pour expliquer que l’Écriture ne commence à parler de royaume de
Dieu qu’à partir de Moïse, Hobbes utilise deux arguments : d’une part,
chaque particulier est partenaire de Dieu dans le pacte du Sinaï, Moïse
étant un intermédiaire, et non, comme Abraham, le prince qui engage
ses sujets ; d’autre part, nous avons affaire à un royaume institué.²¹
Le premier argument ne va pas de soi : Hobbes a parlé d’abord d’un
pacte passé par Dieu avec tout le peuple, sans que ce terme désigne
seulement une collection d’individus : il y a une tension entre le registre
juridique (de ce point de vue, le peuple est une simple multitude et non
une personne capable de contracter) et le registre culturel. Ces individus
ont une histoire commune : la mémoire du pacte qu’ils vont accepter de
renouveler et, plus immédiatement, celle de la servitude, la passion de la
liberté et la haine pour toute relation de pouvoir entre les hommes.
Le second trait (la référence à l’institution) est lui aussi surpre-
nant. Dieu dispose d’une puissance naturelle sans commune mesure
avec celle des hommes et il est une des parties engagées dans le pacte,

19 Ibid., chap. v, § 12 ; chap. viii, § 1 : il y est question d’une origine naturelle de la cité,
d’un genre naturel de cité et des cités naturelles.
20 Ibid., chap. xvii, § 22.
21 Ibid., chap. xvi, § 9.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 143
si bien que le modèle pertinent semble être celui de l’acquisition,
auquel Hobbes fera d’ailleurs référence en 1651 dans le Léviathan où le
royaume de Dieu, au sens propre, est une monarchie, « c’est-à-dire le
pouvoir souverain de Dieu sur des sujets acquis par leur propre consen-
tement [acquired by their own consent] ».²² Il est vrai que le pacte d’ac-
quisition ordinaire est motivé par la crainte du faible (le vaincu a peur
d’être détruit, l’enfant est censé craindre d’être abandonné ou mis à
mort), crainte que le fort juge cependant insuffisante pour assurer une
domination stable, si bien qu’il cherche, grâce au pacte, à transformer
sa force en droit. Dans le cas de la relation naturelle de l’homme à
Dieu, la crainte suffit et le recours au pacte est inutile étant donné la
toute-puissance de Dieu. Le peuple d’Israël a recours à un pacte avec
Dieu pour une raison qui n’a rien à voir avec la crainte de Dieu : le désir
d’échapper à une souveraineté humaine assimilée à la servitude. La
crainte de Dieu n’est pas l’origine passionnelle du pacte mais seulement
le ressort ou le principe (au sens de Montesquieu) du régime.
L’usage du modèle de l’institution pose lui aussi quelques problèmes.
Le plus apparent est peut-être la difficulté à se tenir à un seul et même
sujet instituant qui, en bonne logique, devrait être la multitude rassem-
blée au pied du Sinaï : usage du passif, ce qui évite de se prononcer (« à
travers le consentement de chacun, fut produit sur eux un royaume de
Dieu institué [fit regnum Dei super eos institutiuum] »²³), pour ensuite
désigner successivement, comme sujet instituant, le peuple (« par insti-
tution et pacte du peuple [per institutionem et pactum populi] »²⁴), Moïse
(l’homme seul qui a institué la forme de la future république), et enfin
Dieu lui-même qui a institué le royaume dont il est roi (« le droit du
royaume institué par Dieu », ius regni a Deo instituti, puis « en vertu de
l’institution de Dieu [ex institutione Dei] »²⁵).
En appliquant au royaume mosaïque le modèle de l’institution,
Hobbes lui fait subir deux inflexions : premièrement, dans le modèle
classique de l’institution, le futur souverain, sans s’engager lui-même
par une quelconque promesse, bénéficie des pactes que chaque futur
sujet passe avec chacun des autres, alors que chacun des Hébreux noue

22 Léviathan, chap. xxxv, § 1 (je souligne le terme utilisé par Hobbes).


23 De cive, chap. xvi, § 9.
24 Ibid., chap. xvi, § 14.
25 Ibid., chap. xvi, § 15.
144 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
avec Dieu une relation où des promesses sont mutuellement échan-
gées ; deuxièmement, les Hébreux ne sont pas dans un état de pure
nature où les hommes sont ennemis les uns des autres et se craignent
mutuellement, et ce n’est pas la crainte mutuelle qui les détermine à
instituer une république.
1. En ce qui concerne la première difficulté, on remarquera que,
selon la nature, Dieu ne peut être le partenaire direct d’aucun pacte
avec des hommes.²⁶ Dieu étant absent, il est représenté par Moïse, sans
que ce dernier soit véritablement, comme on va le voir, le futur souve-
rain : en un sens, tout se passe comme si les Hébreux, sur proposition
de Moïse, se promettaient mutuellement d’obéir à Dieu.
2. En ce qui concerne la seconde difficulté, il faut se souvenir de la
manière dont l’institution était différenciée de l’acquisition deux ans
avant le De cive, en 1640 :
… celui qui s’assujettit de lui-même sans y être contraint voit là une raison
pour être mieux traité que celui qui le fait sous la contrainte ; et, venant à la
sujétion librement [ freely], il se dénomme lui-même, bien qu’en état de sujé-
tion, homme libre [ freeman].²⁷

Distinguer l’institution et l’acquisition, c’était, en 1640, critiquer et


réduire à un minimum acceptable (en bonne doctrine hobbesienne)
l’opposition des libres républiques et des régimes despotiques si carac-
téristique du discours républicain : pour désigner les États engendrés
par institution et les distinguer de ceux qui naissent de l’acquisition,
la plupart des gens, déclare Hobbes, parlent de commonwealths, bien
que ce terme puisse s’appliquer à n’importe quel État. C’est reprendre,
à propos de commonwealth, ce que Bodin faisait pour « république »,
récuser l’usage exclusivement républicain de ce terme prestigieux, sans
pour autant s’interdire tout à fait de se plier à l’usage courant : Hobbes
annonce qu’il va traiter « d’abord des commonwealths et ensuite des
corps politiques patrimoniaux et despotiques ».²⁸ Ce n’est donc pas un
hasard si, après avoir souligné la motivation principale des Hébreux
(l’amour de la liberté et la crainte de la servitude) et utilisé le modèle de
l’institution, Hobbes parle à plusieurs reprises de la respublica (anglais,

26 Ibid., chap. ii, § 12.


27 Éléments de la loi naturelle et politique, traduit de l’anglais par D. Weber, Paris, Le
Livre de poche, 2003, II, chap. iv, § 9, traduction modifiée.
28 Ibid., I, chap. xix, § 11.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 145
commonwealth) d’Israël²⁹, vocabulaire d’autant plus significatif que le
nom général de l’État est, dans le De cive, civitas ou city.
L’alliance conclue au Sinaï institue donc une royauté de Dieu sur
les Hébreux qui diffère en même temps de la royauté divine natu-
relle et du royaume d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : contrairement au
royaume naturel de Dieu, elle institue un véritable État ; elle n’institue
pas non plus, comme au temps d’Abraham, un royaume patrimonial
né de l’acquisition où les sujets ne seraient engagés que d’une manière
indirecte, par l’alliance conclue entre Dieu et leurs souverains, car elle
est conclue par les Hébreux eux-mêmes. En usant du modèle de l’ins-
titution et en attribuant aux Hébreux ce qu’il juge être des motivations
républicaines (non pas le désir positif de se gouverner eux-mêmes,
mais plutôt la crainte que tout pouvoir humain entraîne la servitude),
Hobbes apparente la monarchie divine à une république, au sens où ce
régime diffère des régimes patrimoniaux et despotiques : d’autres l’ont
fait avant lui et d’autres le feront après lui (en particulier Harrington
dans Oceana). Il reste à préciser ce qu’est effectivement la forme de
cette république, ou encore, pour reprendre le vocabulaire bodinien
utilisé par Hobbes en 1642, « l’état de la cité » qui découle de l’institu-
tion de la souveraineté divine.

Un régime sans instance humaine souveraine

Voici le texte décisif :


… en vertu du pacte, le royaume était sacerdotal, c’est-à-dire royaume de Dieu
par l’intermédiaire d’un prêtre. […] C’est pourquoi le pouvoir civil suprême
était dû en droit, en vertu de l’institution de Dieu, au grand prêtre. Mais en
fait ce pouvoir était dans les prophètes que Dieu suscita de manière extraor-
dinaire et auxquels les Israélites, une nation avide de prophètes, se soumirent
pour qu’ils les protègent et les jugent parce qu’ils estimaient la prophétie.
En voici la raison : dans le royaume de Dieu sacerdotal, même si des peines
avaient été instituées ainsi que des magistrats pour juger, le droit d’infliger les
peines dépendait de l’arbitraire privé. Et il était entre les mains de la multi-
tude déjointe et de chacun des particuliers [penes multitudinem dissolutam et
singulos erat] de punir ou de ne pas punir selon qu’ils y étaient incités par leur

29 Per […] mutationes reipublicae israeliticae (De cive, chap. xvi, § 13) ; respublica israe-
litarum (§ 14) ; instituit reipublicae futurae formam (§ 14).
146 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
zèle privé. C’est pourquoi Moïse, par son commandement propre [imperio
proprio], n’a puni personne de mort ; mais, quand il y avait quelqu’un à mettre
à mort, un ou plusieurs, il excitait la multitude contre lui ou contre eux (usant
de l’autorité divine et disant ainsi dit le Seigneur). Or cela était conforme à la
nature du royaume particulier de Dieu. En effet Dieu règne véritablement là
où on obéit aux lois par crainte de Dieu et non des hommes. Et certes, si les
hommes étaient tels qu’ils doivent être, cet état de la cité [civitatis status] serait
le meilleur. Mais pour gouverner les hommes tels qu’ils sont, une puissance
[potentia] de contraindre (comprenant le droit et la force) est nécessaire. […]
Donc, au regard du droit du royaume, l’empire civil suprême et l’autorité pour
interpréter la parole de Dieu étaient l’un et l’autre dans le prêtre ; mais, au regard
du fait, ils étaient l’un et l’autre dans les prophètes qui jugeaient les Israélites.
Car, comme juges, ils avaient l’autorité civile, comme prophètes, celle d’inter-
préter la parole de Dieu ; et ainsi jusqu’à ce moment-là, de l’une ou l’autre
manière, les deux pouvoirs ont existé sans être séparés.³⁰

Il s’agit de rendre compte du divorce entre le droit et le fait. En


droit le royaume est sacerdotal en vertu de l’institution divine, si bien
que le grand prêtre détient en même temps le pouvoir civil et l’autorité
religieuse ; en fait c’est un prophète suscité extraordinairement par Dieu
qui exerce ce pouvoir et cette autorité. Comme au temps de Moïse et
de Josué, ces deux fonctions sont dans les mêmes mains, comme le dit
la conclusion du paragraphe qui ne reprend pas ce qui apparaît pour-
tant au lecteur comme la nouveauté essentielle, l’examen de la nature
singulière du regnum Dei, dont Hobbes traite de manière presque mar-
ginale, pour rendre compte d’un épisode étrange, cette séparation du
droit et du fait. Or la réponse dépasse la particularité de la situation à
l’époque des Juges, elle vaut pour le regnum Dei en général, qu’il s’agisse
du temps de l’institution, de celui de Moïse, ou bien de celui où le
pouvoir civil et religieux appartient au grand prêtre. En effet, Hobbes
revient à l’époque de Moïse pour examiner une question qu’il avait
laissée volontairement en suspens, celle du droit de punir : les sédi-
tieux (Coré, Dathan, Abiron) étaient foudroyés par Dieu sans que les
hommes aient à intervenir.³¹ Pour décider d’une peine, apprenons-nous
maintenant, Moïse n’a aucun imperium propre : le droit de punir joue
un rôle si important dans la déduction des droits du souverain (au
chapitre i, il intervient dès le début de la déduction) que nous devons

30 Ibid., chap. xvi, § 15.


31 Ibid., chap. xvi, § 13.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 147
comprendre que Moïse n’est pas, même sous Dieu, souverain. Comme,
au paragraphe 13, l’autorité religieuse était aux mains ( penes) de Moïse,
de même, au paragraphe 15, le droit de punir ou de ne pas punir est
entre les mains de la multitude réduite à ses éléments ( penes disso-
lutam multitudinem et singulos) et dépend donc de l’arbitraire privé.
La mention de zèle privé, qui est une allusion aux zélotes évoqués
au paragraphe 9 à travers la citation de Flavius Josèphe, montre qu’il
s’agit bien de mettre en relation l’intention initiale des Hébreux (réser-
ver la souveraineté à Dieu par haine de toute sujétion humaine) et la
forme singulière du royaume de Dieu. Le fait que le pouvoir de punir
appartienne à une multitude dissoluta (et non au peuple souverain)
montre que ce régime n’est pas une démocratie. À lire le paragraphe 8,
il semblait que le peuple, une entité d’abord culturelle, devenait une
personne civile à travers le souverain qu’il instituait. Cette unification
juridique est maintenant problématique : l’absence de Dieu menace de
nous ramener à l’anarchie, à des consensus qui se réalisent de manière
discontinue, selon que celui qui gouverne au nom de Dieu parvient ou
non, avec l’aide surnaturelle de Dieu, à faire accepter ses propositions
de punition comme étant la volonté divine.
L’intention initiale (ne pas obéir à des hommes, se passer d’une ins-
tance humaine souveraine) et la forme choisie par Moïse (un royaume
où le grand prêtre cumule le pouvoir civil et l’autorité spirituelle) sont
en tension l’une par rapport à l’autre, comme on le constate de nouveau
au retour la captivité à Babylone :
Après le retour de leur servitude à Babylone, et l’alliance renouvelée et signée,
le royaume sacerdotal fut restauré, tel qu’il avait été de la mort de Josué jusqu’au
début de l’époque des rois ; si ce n’est qu’il n’est pas considéré en termes expli-
cites qu’Esdras (sous les auspices duquel les Juifs, à leur retour, procédèrent à
l’ordonnancement de leur régime³²) ou quelqu’un d’autre en dehors de Dieu
lui-même s’est vu transmettre le droit d’empire. Cette réforme semble plutôt
n’être rien d’autre que les vœux et les promesses nues faites par chacun d’eux
d’observer ce qui était écrit dans le livre de la loi. Mais cependant (sans peut-
être que ce soit l’intention du peuple), en vertu du pacte que maintenant ils
renouvelaient (car le pacte était le même que celui qui avait été passé au mont

32 Statum suum ordinabant. Un peu plus loin, status est utilisé au sens bodinien usuel
dans le De cive d’« état de la cité », cet état dépendant du détenteur de la souverai-
neté. Il ne s’agit pas de « redresser ses affaires » (Sorbière), mais bien de déterminer
le status civitatis.
148 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Sinaï), ce régime [ille status] était le royaume sacerdotal, ce qui veut dire que
l’autorité suprême civile et sacrée résidait dans les prêtres […].³³

De nouveau, c’est l’expérience de la servitude qui explique sans doute


que le droit d’empire soit réservé à Dieu : aucun détenteur humain de
l’imperium n’est mentionné, si bien que le peuple n’a peut-être pas l’in-
tention de donner la souveraineté au grand prêtre. De nouveau cepen-
dant le royaume est sacerdotal : il y a bien une autorité suprême civile
et sacrée, celle des prêtres. Rapporté à la nature des institutions poli-
tiques humaines, le royaume de Dieu est un monstre : désigné comme
« sacerdotal », ce qui implique la souveraineté du grand prêtre, il est
aussi « le gouvernement le plus libre qui puisse être, en lequel ils ne
devaient être assujettis à aucun commandement humain ».³⁴ La compa-
raison développée au chapitre suivant entre Moïse et le Christ éclaire
rétrospectivement l’étrangeté d’un tel régime :
Quand Moïse eut institué le royaume sacerdotal, il conduisit et gouverna le
peuple pendant tout le temps de la pérégrination jusqu’à l’entrée dans la
terre promise, sans pourtant être prêtre. Pour la même raison, il appartient
à notre Sauveur (que Dieu a voulu en cela semblable à Moïse), en tant qu’il
est envoyé par le père, de gouverner, même en cette vie, les futurs citoyens de
la cité céleste de telle manière qu’ils puissent y parvenir et y entrer, même si
le royaume ne sera pas à proprement parler le sien mais celui du père. Mais
le gouvernement par lequel en cette vie le Cist régit ses fidèles n’est pas à
proprement parler un royaume ou un empire, mais une charge pastorale ou un
droit d’enseigner : Dieu le père ne lui a pas donné le pouvoir de juger du mien et
du tien comme aux rois de la terre ; ni le pouvoir de contraindre par des peines,
ni celui de faire des lois mais de montrer au monde et d’enseigner le chemin et la
science du salut […].³⁵

Le début du texte exploite la différence déjà signalée entre le temps


de l’institution, celui de Moïse, et celui où la forme du royaume sacer-
dotal devient effective : de même que Moïse n’est pas le grand prêtre
qui sera roi absolu sous Dieu, de même le Christ n’est pas roi ou sou-
verain mais pasteur. La comparaison semble impliquer une différence
de nature entre la fonction de Moïse (le pastorat et non l’imperium) et
celle de ses successeurs. Nous avons vu pourquoi cette différence, un
temps suggérée au paragraphe 14, avec l’idée qu’Éléazar est roi absolu

33 Ibid., chap. xvi, § 17.


34 Ibid., chap. xvii, § 7.
35 Ibid., chap. xvii, § 6.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 149
et a l’imperium, est en fait impossible : au royaume de Dieu, toute sou-
veraineté humaine est problématique ; ce qui est dit du Christ et de
Moïse (ce ne sont pas eux, mais Dieu qui est roi en vertu du pacte) vaut
aussi pour les successeurs de Moïse.
La situation exceptionnelle et étrange réalisée à l’époque des Juges
(le divorce du droit et du fait) révèle donc la vérité à propos de la nature
de la république instituée par le peuple, Dieu ou Moïse : « … si les
hommes étaient tels qu’ils doivent être, cet état de la cité [civitatis sta-
tus] serait le meilleur. Mais pour gouverner les hommes tels qu’ils sont,
une puissance [potentia] de contraindre (comprenant le droit et la force)
est nécessaire ». En l’absence d’une instance humaine véritablement
souveraine, les Hébreux désobéissent à Dieu en rejetant son gouverne-
ment (celui du grand prêtre). Le châtiment naturel de cette désobéis-
sance, c’est la désunion, la défaite et la servitude. Se rencontrent alors
un mécanisme anthropologique naturel (le recours dans la détresse aux
dieux et à ceux qui prétendent parler en leur nom) et la politique divine
qui excède la nature. Dieu suscite des vrais prophètes, un gouvernement
de facto dont la légitimité est problématique : si on en reste à la forme
sacerdotale instituée par Moïse, ils sont sans droit ; suscités extraordi-
nairement par Dieu, ils gouvernent légitimement en son nom.

Même si Hobbes paraît parfois décrire un régime presque normal (où


la souveraineté est détenue successivement par Moïse et chaque grand
prêtre), le royaume mosaïque apparaît de plus comme l’exemple de ce
que la nature humaine rend impossible, un État sans souverain humain
véritable. En effet celui qui parle et commande au nom de Dieu peut
à chaque instant voir remise en cause une légitimité dont l’unique
fondement est la croyance.

La rectification du Léviathan (1651)

La promesse d’obéir à Moïse et ses conséquences

Sans jamais faire référence explicitement au De cive, Hobbes résume


au chapitre xl du Léviathan les conséquences des analyses de 1642.
Moïse ne peut être souverain au titre de successeur d’Abraham. Le
150 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
pacte du Sinaï, tel qu’il est présenté dans le De cive et au chapitre xxxv
du Léviathan, instaure la souveraineté de Dieu dont Moïse est le
porte-parole, mais
… il n’apparaît pas, jusqu’ici, que le peuple fut obligé de le prendre comme
lieutenant de Dieu plus longtemps qu’il ne croyait que Dieu lui parlait. Et son
autorité, en dépit de la convention qu’ils avaient faite avec Dieu, dépendait
encore seulement de l’opinion qu’ils avaient de sa sainteté, de la réalité de ses
entretiens avec Dieu et de la vérité de ses miracles ; si cette opinion venait à
changer, ils n’étaient plus obligés de prendre comme loi de Dieu toute chose
qu’il leur proposait au nom de Dieu.³⁶

Pour éviter cette difficulté, l’autorité de Moïse « doit, comme celle


de tous les autres princes, être fondée sur le consentement du peuple
et sa promesse de lui obéir » : terrifié par le tonnerre et les éclairs, le
peuple renonce à toute relation immédiate et directe avec Dieu et pro-
met d’obéir à tout ce que Moïse proposera au nom de Dieu. On voit
donc que la spécificité du royaume de Dieu, telle que le De cive l’avait
décrite, vaut seulement pour le temps relativement bref qui sépare le
pacte passé avec Dieu (décrit en 1642, et en 1651 au chapitre xxxv, à
partir d’Exode, 19, 5) et la promesse directe d’obéissance à Moïse qui
vient d’être décrite (Exode, 20, 18). Dès les chapitres xxxv et xl, cette
rectification implique une série de conséquences.
1. La différence entre le royaume abrahamique et le royaume ins-
tauré au Sinaï est effacée puisque Moïse devient, comme Abraham, un
souverain presque ordinaire :
Et bien que le nom de roi ne soit pas encore donné à Dieu, ni celui de royaume
à Abraham et sa descendance, cependant la chose est la même : pour la nom-
mer, une institution par pacte de la souveraineté particulière de Dieu sur la
descendance d’Abraham, qui, lors du renouvellement de la même convention
par Moïse au mont Sinaï, est expressément appelée un royaume de Dieu par-
ticulier sur les Juifs.³⁷

En 1642 tout un paragraphe³⁸ était consacré à expliquer pourquoi


le royaume de Dieu commençait selon l’Écriture au Sinaï. La diffé-
rence entre Abraham et Moïse est maintenant neutralisée. De manière
remarquable, Hobbes parle d’« institution » à propos d’Abraham,

36 Léviathan, chap. xl, § 6, T p. 497, traduction modifiée.


37 Ibid., chap. xxxv, § 4, T p. 435, traduction modifiée.
38 De cive, chap. xvi, § 9.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 151
refusant ainsi de réserver, comme le faisait le De cive, le modèle de
l’institution au pacte mosaïque. « Royaume de Dieu, déclare-t-il un
peu plus loin, signifie au sens propre une république instituée par le
consentement de ceux qui allaient en être les sujets […]. »³⁹ En étant
ainsi étendue aux royaumes patrimoniaux d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob, la référence à l’institution est neutralisée, et elle l’est d’autant
plus que Hobbes, pour brouiller les pistes, parle aussi d’« acquisition ».
Au début du chapitre xxxv, il parle du « souverain pouvoir de Dieu sur
des sujets quelconques acquis par leur consentement »⁴⁰, et surtout il
ouvre le paragraphe déjà cité sur l’autorité problématique de Moïse en
déclarant : « Par cette constitution [le pacte du Sinaï décrit en Exode,
XIX, 5], un royaume est acquis à Dieu ».⁴¹
. Les références aux intentions des Hébreux au pied du Sinaï
(amour de la liberté, haine de la servitude, désir d’échapper à tout
imperium humain) sont systématiquement éliminées. La libération de
la servitude en Égypte devient simplement un des événements qui,
avec le règne de Jacob, délimitent l’intervalle où le pacte abrahamique
n’est pas renouvelé.⁴²
3. Le pouvoir souverain et la souveraineté sont explicitement attri-
bués à Moïse⁴³, à Éléazar⁴⁴ ; ensuite les grands prêtres ont en droit le
pouvoir souverain.⁴⁵ Hobbes ne parle pas, à propos des Juges, de leur
souveraineté de fait, alors que le De cive leur attribuait l’empire suprême
et l’autorité spirituelle.⁴⁶ Hobbes dit maintenant que le pouvoir souve-
rain (qui réside en droit dans le grand prêtre) n’est plus exercé, même si
les Juges ont « une vocation extraordinaire au gouvernement ».
4. Dans le De cive, la désobéissance et l’esprit séditieux des Hébreux
étaient les conséquences inévitables d’un régime où l’on n’obéit que par
crainte de Dieu. Les mêmes faits, et en particulier l’anarchie du temps

39 Léviathan, chap. xxxv, § 7, T p. 437.


40 Ibid., chap. xxxv, § 1, T p. 433, traduction modifiée.
41 Ibid., chap. xl, § 6, T p. 497. Le Léviathan latin conserve les deux références à
l’acquisition (OL III p. 291-292 ; p. 340) ; les deux références à l’institution dispa-
raissent.
42 Ibid., chap. xl, § 5, T p. 497.
43 Ibid., chap. xl, § 7, T p. 498.
44 Ibid., chap. xl, § 9, T p. 501.
45 Ibid., chap. xl, § 12, T p. 502.
46 De cive, chap. xvi, § 15.
152 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
des Juges⁴⁷, doivent en 1651 être expliqués de manière différente : en vertu
du pacte obligeant le peuple envers Moïse, il existe en droit une ins-
tance humaine souveraine (Moïse, puis le grand prêtre), mais le peuple
ne le comprend pas et continue à faire dépendre son obéissance de sa
croyance⁴⁸ : les lieutenants de Dieu sur terre sont crus ou non selon leurs
miracles et leur réussite politique, car les sujets ne se savent pas « obligés
par la convention d’un royaume sacerdotal ». L’explication combine un
trait qui vaut pour toutes les républiques (pour obéir, il faut connaître ses
devoirs) et une particularité des Juifs, « une nation avide de prophètes »⁴⁹
et de miracles : ce qui était en 1642 un trait de caractère accordé à la nature
spéciale du royaume mosaïque devient un obstacle supplémentaire à la
compréhension de ce qui est nécessaire à la paix civile et à la sécurité.

La question du droit de punir

Aux chapitres xxxv et xl du Léviathan, Hobbes reste silencieux sur


la question si décisive dans le De cive de l’exercice du droit de punir.
Il y consacre une place considérable dans la « Révision et conclusion »
propre à l’édition anglaise.⁵⁰ Ce texte est présenté comme un complé-
ment au chapitre xxxv, et non au chapitre xl, où apparaissent pour
la première fois, comme nous venons de le voir, le pacte d’obéissance
à Moïse, donc aussi à ses successeurs, et la mention explicite de leur
souveraineté : résumant l’acquis du chapitre xxxv, Hobbes indique que
« Dieu fut fait souverain par pacte » et que Moïse était « lieutenant de
Dieu sur terre », chargé de dire aux Juifs « quelles lois Dieu établissait
pour qu’ils fussent gouvernés par elles » : toutes ces formules sont com-
patibles avec les thèses de 1642, comme il est normal puisque la recti-
fication explicite intervient au chapitre xl. « Mais j’ai omis d’exposer,
poursuit Hobbes, qui étaient les officiers établis pour faire exécuter
ces lois, en particulier en cas de châtiment capital : je ne pensais pas
alors que l’examen de ce point était aussi nécessaire que je l’ai décou-

47 À noter l’utilisation du même texte ( Juges, II, 10-11) à propos d’« une autre géné-
ration qui ne connaissait pas le Seigneur » (De cive, chap. xvi, § 15 et Léviathan,
chap. xl, § 10, T p. 502).
48 Léviathan, chap. xl, § 10, T p. 502 ; § 12, T p. 504-505.
49 De cive, chap. xvi, § 15.
50 Léviathan, T p. 717-719.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 153
vert ensuite. » En choisissant de se référer au chapitre xxxv (et non
au chapitre xl), Hobbes indique clairement que la rectification vise
indirectement le De cive : en étant silencieux sur l’instance chargée de
faire exécuter les lois, les chapitres xxxv et xl ne procédaient pas à une
rectification tout à fait explicite. La difficulté tient à la confusion pos-
sible entre ceux qui sont chargés d’exécuter les sentences de mort (les
gens [the people entendu comme multitude] qui lapident le condamné)
et les juges chargés légalement [the lawful judges] de se prononcer sur
la culpabilité et la sentence, soit, en cas de lapidation, l’assemblée elle-
même [the congregation]. Une telle confusion
a donné lieu à l’opinion dangereuse selon laquelle n’importe quel homme peut,
dans certains cas, en tuer un autre par droit de zèle, comme si les exécutions
opérées jadis au royaume de Dieu à l’encontre des malfaiteurs ne procédaient
pas du commandement souverain mais de l’autorité du zèle privé [je souligne].

Le texte du De cive cité plus haut⁵¹, selon lequel « il est aux mains
de la multitude déjointe et des particuliers de punir ou de ne pas punir
selon qu’ils y étaient incités par leur zèle privé », n’est-il pas très proche
de cette opinion dangereuse ? La multitude est excitée par Moïse qui
use de l’autorité divine, mais il est difficile de dire, en toute rigueur,
que l’action de la foule procède directement du commandement sou-
verain. Au paragraphe qui suit, Hobbes cite et commente sept textes
de l’Écriture pour montrer que l’administration des châtiments pro-
cédait du commandement souverain, qu’il s’agisse de l’assemblée qui
jugeait ou de l’exécution des sentences : les notions de « zèle privé »
(trois fois), de « droit de zèle privé » (deux fois) et de ius zelotarum
(« droit des zélotes », une fois) scandent cet examen : or cette référence
avait un rôle décisif en 1642.⁵² Dans le premier cas cité (trois mille
hommes massacrés après l’épisode du veau d’or), les Lévites agissent
by the commandment of Moses, from the mouth of God, manière subtile de
reprendre en la révisant la formule de 1642 selon laquelle « Moïse, par
son commandement propre, n’a puni personne de mort », mais usait
de l’autorité divine pour obtenir de la multitude la sentence souhai-
tée. Dans le second cas cité (Phinehas, fils d’Éléazar, lui-même fils
d’Aaron, tuant Zimri et Cozbi, une moabite avec lequel ce dernier,

51 De cive, chap. xvi, § 15. Texte traduit plus haut, voir note 30.
52 Ibid., chap. xvi, § 9 (texte traduit note 15) et § 15.
154 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
un fils d’Israël, s’était livré à la débauche, Nombres, 25, 6-14), il y avait
flagrant délit, le crime étant commis sous les yeux de l’assemblée, et
la ratification de Moïse ne faisait aucun doute. Phinehas est désigné
comme « l’héritier manifeste de la souveraineté »⁵³ : alors que jusque-là
Dieu seul avait été désigné comme souverain (nous sommes dans le
contexte du chapitre xxxv où la question de la souveraineté de Moïse
n’est pas tranchée de manière explicite), nous apprenons donc, presque
en passant, que la souveraineté divine est compatible avec l’existence
d’une instance humaine souveraine.
Au paragraphe 13 du chapitre xvi, le De cive avait utilisé la diffé-
rence entre Moïse, auquel Dieu parle bouche à bouche, et les autres
prophètes, auxquels il parle par songe et vision. Il utilise le même texte
(Nombres, 12, 6-8) en 1651 au chapitre xxxvi⁵⁴ pour établir la différence
entre le plus et le moins extraordinaire en matière de prophétie. Dans
le De cive, c’est la grâce dont Moïse a le privilège, le « face à face » avec
Dieu, qui vient remédier à la fragilité de sa souveraineté et trancher la
controverse entre lui et les contestataires (Aaron et Miryam) à pro-
pos de l’autorité spirituelle. Il y a un prix à payer : puisqu’on ne dit
pas explicitement que « bouche à bouche » ne doit pas être compris
littéralement, le lecteur risque de comprendre que tout se passe entre
Dieu et Moïse sans médiation, sans songe ou sans vision. En 1651, la
souveraineté de Moïse est mieux reconnue et fondée sur une promesse
explicite, si bien qu’on peut interpréter de manière plus précise la diffé-
rence entre Moïse et les autres prophètes : dès le chapitre xxxvi, la rela-
tion entre Moïse et Dieu peut passer par des visions, plus claires que
pour les autres prophètes. Dans le paragraphe de la Révision qui suit
immédiatement ce qui concerne le droit de punir⁵⁵, Hobbes renforce
cette référence aux visions de Moïse et explicite son sens : pas plus que
n’importe quel prophète, Moïse ne peut embrasser la nature divine ;
« bouche à bouche » ne peut avoir un sens littéral, entre un homme et
Dieu une médiation est toujours nécessaire. De nouveau la révision, qui
concerne en principe le chapitre xxxvi, vise sans doute le De cive.

53 he heir-apparent of sovereignty, sur cette notion, voir la note de F. Tricaud, T p. 718 :


aucune nouvelle circonstance ne peut faire que Phinehas ne soit pas le fils aîné
d’Éléazar, lui-même fils d’Aaron.
54 Léviathan, T p. 452.
55 À propos du « bouche à bouche » et du « face à face » entre Moïse et Dieu, ibid., T
p. 719.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 155
En 1642 et en 1651, le royaume mosaïque est donc l’objet de deux des-
criptions différentes, même si dans l’un et l’autre cas l’autorité civile
et l’autorité religieuse ne sont pas séparées. En 1642, on a affaire à une
république sans souverain humain, en 1651 un tel souverain réapparaît
dès l’instant où les Hébreux confient par pacte à Moïse le monopole
des relations avec Dieu. Il nous faut maintenant situer l’interprétation
de Spinoza par rapport à ces deux analyses.

Spinoza lecteur de Hobbes

Une aporie et sa solution : le pouvoir monarchique de Moïse


et l’introduction de la religion dans la république
(Traité théologico-politique, chap. v, § 6-11)

Il est une première fois question de l’État des Hébreux (imperium


Hebraeorum) au chapitre v paragraphe 6 : l’analyse qui va en être faite
(§ 10-11) suppose des principes universels (§ 7, 8, 9) qui mettent immé-
diatement en jeu la relation de Spinoza à Hobbes. Spinoza rappelle
d’abord la nécessité de vivre en société et d’avoir une organisation
politique, non seulement pour se protéger de ses ennemis, mais aussi
pour s’entraider et vivre de manière plus confortable (§ 7) : c’est un lieu
commun qu’il admet comme Hobbes sans que cela soit très significa-
tif de leur relation. Ce qui suit au paragraphe 8 – du fait du pouvoir
des passions, « aucune société ne peut subsister sans un pouvoir de
commander et une force [absque imperio et vi], et par conséquent sans
lois » est un thème plus spécifiquement hobbesien, qui est cependant
immédiatement rectifié et complété : « la nature humaine ne supporte
pas d’être absolument contrainte et […] personne n’a maintenu long-
temps un imperium violent », car la crainte seule ne peut être le res-
sort d’une organisation politique. Hobbes n’est pas cité, mais, cette
remarque, comme d’autres ensuite dans le Traité politique, le vise, si du
moins on considère, selon une lecture très fréquente dès le xviie siècle
et encore courante aujourd’hui, que la politique de Hobbes consiste
à jouer de la crainte, le souci animal de conserver la vie, contre les
autres passions. Le souci de tenir compte des analyses de Hobbes sans
156 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
pour autant adopter une telle politique de la crainte est d’autant plus
probable que les deux remarques finales de ce paragraphe 8 ont une
tonalité républicaine : les hommes n’aiment pas obéir à leurs égaux et
rien n’est plus difficile que de leur reprendre « une liberté qu’on leur a
une fois accordée ».
De là trois thèses générales (§ 9) : 1) parce que les hommes
n’aiment pas obéir à leurs égaux, les régimes autres que la démocratie
(oligarchiques ou monarchiques) supposent des dirigeants dépassant
la nature humaine ou qui font tout pour le faire croire ; 2) on doit
contenir les hommes par l’espoir plutôt que par la crainte ; 3) il est diffi-
cile, là où un seul détient un pouvoir absolu, de commander, d’instituer
des lois nouvelles et d’obtenir qu’on leur obéisse, si les sujets n’ont pas
été habitués dès l’enfance à être suspendus à sa bouche.
À cette lumière, la situation des Hébreux à leur sortie d’Égypte est
difficile. Ils doivent instituer un État et de nouvelles lois, ce qui, selon la
thèse 3, rend difficile la monarchie absolue, d’autant qu’ils sont d’esprit
rebelle. D’un autre côté, du fait de leurs habitudes de servilité et de leur
inculture, ils sont incapables « d’instituer une législation sage et de conser-
ver collégialement l’imperium entre leurs mains », c’est-à-dire inaptes à la
démocratie. L’aporie commande la solution : « l’imperium a dû demeurer
entre les mains d’un seul homme [penes unum tantum, presque l’expres-
sion du De cive] », ce que le peuple accepte parce qu’il croit que Moïse
dépasse les autres en vertu et en pouvoir ; le même Moïse a veillé à utiliser
l’espoir plutôt que la crainte : selon Hobbes, le régime mosaïque a pour
ressort la crainte de Dieu, alors que Spinoza évoque une puissance divine
(et de Moïse) qui protège davantage qu’elle ne terrorise. Moïse instaure
un régime qui organise une complète hétéronomie (dans chaque acte de
la vie quotidienne on dépend, à travers les prescriptions religieuses, de la
seule volonté de celui qui commande, et non de la sienne propre) et dont
cependant l’espoir, et non la crainte, est le ressort.

L’époque de Moïse : considérations générales préliminaires


(Traité théologico-politique, chap. xvii, § 1-6)

Comme il l’avait fait au chapitre v, Spinoza fait précéder son analyse


de la naissance de l’État des Hébreux par deux remarques générales.
Selon la première, le droit des souverains sur tout et le transfert du
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 157
droit naturel de chacun à leur profit sont, dans bien des cas, purement
théoriques : en réalité, on ne peut « régner impunément sur des sujets
avec la plus extrême violence » (§ 1). Un pouvoir dont la crainte serait
l’unique principe (ce qui sera le despotisme selon Montesquieu) ne
peut pas durer parce que très vite la crainte change de camp : ce sont les
gouvernants qui vivent sous la menace, on aboutit à un pouvoir faible.
Une seconde remarque en découle : un pouvoir est d’autant plus absolu
et durable qu’il suscite l’espoir et gouverne les âmes.
Il est donc possible d’étudier « par quelle méthode peut être formé
l’État pour se conserver ». Spinoza écarte cependant cette question
générale pour se limiter à ce que la révélation a enseigné à Moïse à
cette fin (§ 3). Cependant cette étude est encore retardée par trois
paragraphes dont l’un des enjeux est la relation à Hobbes. Comme
au chapitre v, Spinoza expose une anthropologie voisine de celle du
penseur anglais : les passions de la multitude rendent difficile la tâche
de « tout instituer de façon que tous, quelle que soit leur complexion,
fassent passer le droit commun avant leurs intérêts privés » (§ 4). Le
principal obstacle à la conservation de l’État vient donc de la difficulté
à obtenir de plein gré l’obéissance, d’où l’appel des monarques (qui ne
peuvent user seulement de la crainte) à la religion (§ 6). C’est ce constat
(certains recourent à la religion parce qu’une politique uniquement
répressive est inefficace) qui paraît donc préparer l’exposé à propos de
l’institution mosaïque.

Le pacte instituant la souveraineté divine


(Traité théologico-politique, chap. xvii, § 7, 8)

Spinoza décrit « un transfert de droit à Dieu », fait de la même manière


que dans une société ordinaire, selon le modèle décrit au chapitre xvi.
Dans ce chapitre, l’idée d’un transfert « en faveur de » apparaît à la fin
du paragraphe 7 et au début du paragraphe 8, sous deux formes dis-
tinctes : transfert à un autre (in alterum, [§ 7]) ou transfert à la société
(in societatem, [§ 8]), dotée ainsi d’un droit qui en fait une démocratie.
Dans le cas du transfert à Dieu, il faut retenir pour l’instant, sem-
ble-t-il, le transfert en faveur d’un autre. Le texte nous rappelle le De
cive : les Hébreux sont libérés de l’oppression insupportable des Égyp-
tiens, ils abandonnent leur droit naturel, librement, sans contrainte ;
158 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
comme dans le De cive, la puissance divine est protectrice avant d’être
le danger dont il faut soi-même se protéger. Le point de vue du De
cive est même radicalisé, puisque toute mention du renouvellement de
l’alliance conclue avec Abraham est absente : de ce fait, l’affirmation
hobbesienne selon laquelle le royaume de Dieu commence, à stricte-
ment parler, au Sinaï, peut être reprise avec une force supplémentaire.
Cela conduit Spinoza à emprunter à d’autres (probablement à Fla-
vius Josèphe) l’idée de théocratie. C’est ici qu’il s’écarte de Hobbes.
L’important n’est pas que le mot théocratie soit absent chez Hobbes.
En effet, comme nous l’avons vu, Hobbes cite Flavius et fait lui aussi
référence à l’idée que le pouvoir et la suprématie ont été placés en
Dieu. La divergence tient à la définition de ce régime. Pour le De
cive, l’empire de Dieu exclut celui des hommes, dans sa nature et dans
l’intention de ceux qui l’ont institué, tandis que Spinoza écrit seule-
ment que les citoyens d’un tel régime « n’étaient pas soumis à d’autre
droit que celui révélé par Dieu » et précise immédiatement que « tout
cela reposait plus sur l’opinion que sur la réalité effective. Car en fait
les Hébreux retinrent entièrement [absolute] le droit de l’État [impe-
rii] » (§ 8). Avant même qu’il ne soit question du second pacte qui va
transférer la souveraineté à Moïse, l’empire de Dieu est compatible
avec celui des hommes. Ce n’est pas en écrivant que la souveraineté
divine repose sur l’opinion que Spinoza s’écarte de Hobbes : une idée
voisine est déjà présente en 1642 quand Moïse, pour punir, doit susciter
l’opinion que sa proposition est conforme à la volonté divine⁵⁶ ; son-
geant probablement à ce texte en 1651, Hobbes écrit que l’autorité de
Moïse (en l’absence d’une promesse explicite de lui obéir) dépendait
de l’opinion des Hébreux à son sujet (il est saint, inspiré par Dieu,
etc.).⁵⁷ La différence entre les deux auteurs tient au fait que ce rôle de
l’opinion renvoie dans un cas au pouvoir d’une multitude non unifiée,
c’est-à-dire à la convergence aléatoire des volontés des individus, et
dans l’autre à un régime presque démocratique. Il est vrai que les deux
auteurs définissent le droit de manière différente : pour Spinoza, le
droit, naturel ou civil, est réduit à la puissance effective ; pour sa part,
Hobbes distingue soigneusement le pouvoir de facto d’une multitude
et le droit du peuple constitué en personne civile.

56 De cive, chap. xvi, § 15.


57 Léviathan, chap. xl, § 6, T p. 497, texte cité p. 150.
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 159

Le second pacte : de la démocratie de facto


au pouvoir monarchique de Moïse

Comme Hobbes en 1651, Spinoza affirme que les Hébreux ont presque
immédiatement transféré à Moïse leur pouvoir collectif de consulter
Dieu. Nous souvenant du chapitre v, nous savons que ce fut nécessaire
à cause de l’incapacité du peuple à instituer de bonnes lois et à exer-
cer collégialement le pouvoir. Spinoza est maintenant très proche de
l’analyse du Léviathan, même si le propos de Hobbes est de nouveau
radicalisé. Hobbes ne parle pas explicitement de deux pactes successifs
et se contente de constater que ses descriptions précédentes (celle de
1642, et celle du chapitre xxxv du Léviathan) de la convention passée
avec Dieu donnent un fondement très précaire à l’autorité de Moïse :
elles doivent donc être complétées par la mention du consentement à
obéir à Moïse et de la promesse de lui obéir. Pour Spinoza, le premier
pacte est aboli par le transfert au seul Moïse du droit de consulter
Dieu et d’interpréter ses édits. Ce n’est pas que la souveraineté divine
soit abolie (comme ce sera le cas avec l’instauration de la royauté), est
seulement abolie la quasi-démocratie, soit le droit partagé entre tous
de consulter Dieu et d’interpréter sa parole.
Cependant deux épisodes survenus au temps de Moïse montrent
que la convergence du Traité théologico-politique et du Léviathan à pro-
pos du pouvoir souverain de Moïse est provisoire.
1. Dans le Léviathan, la révolte de Coré, Dathan, Abiron et des
deux cent cinquante notables a pour enjeu direct et immédiat la sou-
veraineté de Moïse, alors que le De cive la limitait provisoirement au
droit de consulter Dieu et d’interpréter sa parole.⁵⁸ Pour Spinoza, la
révolte résulte de la constitution de la tribu de Moïse en caste séparée
du peuple⁵⁹ : le peuple ne se révolte pas parce qu’il serait plus porté à
l’insoumission que les autres peuples⁶⁰, mais à cause d’un défaut des
institutions. Et de manière très caractéristique de son refus de faire de
la crainte, même de Dieu, le ressort principal de l’obéissance, il raconte

58 De cive, chap. xvi, § 13 ; Léviathan, chap. xl, T p. 499.


59 TTP, chap. xvii, § 28.
60 Ibid., § 26. Hobbes peut être ici une des cibles de Spinoza, car il attribue l’insou-
mission du peuple à une qualité qui lui est propre.
160 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la soumission finale du peuple, non prise en compte par Hobbes : « tous
préféraient mourir plutôt que vivre », « c’était la fin de la sédition plutôt
que le début de la concorde », formules qui annoncent celles du Traité
politique⁶¹, là aussi sur l’horizon d’une polémique avec ce qui, pour beau-
coup, est le fond de la politique de la terreur défendue par Hobbes.
. Voici le second épisode significatif : Moïse rassemble soixante-
dix anciens qui reçoivent un peu de l’esprit qui était sur Moïse et se
mettent à prophétiser. Il se trouve que deux autres hommes restés éloi-
gnés des autres anciens se mettent aussi à prophétiser (Nombres, 11,
24-29). Pour Hobbes, qui en 1651 utilise l’épisode à plusieurs reprises⁶²,
il ressort du texte que Josué a conseillé à Moïse de les arrêter parce
qu’il ignorait qu’ils prophétisaient par son autorité : les deux hommes
sont donc innocents mais Josué l’ignore. Spinoza ne cite pas le texte
sur lequel Hobbes s’appuie pour établir cette innocence (Dieu a donné
à tous ces prophètes une parcelle de l’esprit de Moïse, soit de son
autorité) et déclare les deux prophètes coupables si bien que « Josué
n’ignora pas le droit mais l’opportunité » (annotation 36). Moïse absout
les coupables parce qu’il est dégoutté de régner seul⁶³, parce qu’il est
fatigué de cette quasi-monarchie qui n’est qu’un intermède provisoire
entre la quasi-démocratie initiale (régime où tous pouvaient consulter
Dieu) et ce qui va suivre : une confédération théocratique où la souve-
raineté est partagée.

Le régime institué par Moïse

Pour Spinoza comme pour Hobbes, Moïse a eu le rôle du législateur,


« celui qui ordonne et établit le régime politique [ordereth and esta-
blisheth the policy] en tant qu’il est le premier fondateur d’une répu-

61 TP, chap. v, § 5-6 ; chap. vi, § 4.


62 Léviathan, chap. xxxiv, § 11, T p. 423 ; chap. xxxvi, § 16, T p. 455-456 ; chap. xl, § 8,
T p. 500-501.
63 Spinoza cite intégralement la réponse de Moïse à Josué qu’il rend ainsi :
« T’enflammes-tu pour ma cause ? Si seulement tout le peuple de Dieu était prophète »,
c’est-à-dire, selon Spinoza, « si seulement le droit de consulter Dieu aboutissait à
ce que le royaume soit aux mains du peuple lui-même ». Quant il cite la réponse
de Josué, Hobbes omet significativement la partie de la réponse que j’ai mise en
italiques (De cive, chap. xvi, § 13 ; Léviathan, chap. xxxi, § 16, T p. 455-456).
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 161
blique ».⁶⁴ Il pouvait donc instituer une pure monarchie en confiant la
totalité de son pouvoir (son autorité spirituelle et l’administration de
l’État) à un seul homme.
Or Moïse ne choisit pas un tel successeur, mais laissa à ses successeurs un
État à administrer d’une telle manière qu’on ne pût l’appeler ni populaire, ni
aristocratique, ni monarchique, mais théocratique. Car un seul [Éléazar] avait
en main le droit d’interpréter les lois et de communiquer les réponses de Dieu,
et un autre [ Josué] le droit et le pouvoir d’administrer l’État selon les lois
préalablement exposées et les réponses déjà exposées. (§ 10)

C’est là la divergence essentielle avec Hobbes – qui au contraire, en


1651 comme en 1642, affirme ces deux droits inséparables et possédés
tous deux par le grand prêtre –, divergence d’autant plus visible que
pour Hobbes lui aussi la charge de Josué est d’administrer les affaires⁶⁵ :
pour Hobbes, Josué est un ministre d’Éléazar comme auparavant de
Moïse ; pour Spinoza la souveraineté est partagée entre une fonction
consultative (interpréter les lois et déterminer comment elles peuvent
être appliquées) et une fonction de décision et d’exécution. L’admi-
nistration n’est donc pas une fonction ministérielle subordonnée, elle
est une partie du pouvoir suprême. L’écart entre Hobbes et Spinoza
est d’autant plus sensible que, à propos de l’investiture de Josué, ils
commentent le même texte (Nombres, 27, 18-21) dont ils font deux
lectures littérales divergentes. Hobbes donne, comme traduction du
verset 19, dabis ei praecepta cunctis videntibus, soit, « tu lui donneras des
instructions aux yeux de tous ».⁶⁶ Or Spinoza conteste cette traduction
en ces termes :
Les interprètes traduisent mal les versets 19 et 23 de ce chapitre (pour ceux qu’il
m’est arrivé de voir). Car les versets 19 et 23 ne signifient pas qu’il lui donna des
instructions ou qu’il l’instruisit par des instructions [quod ei praecepta dedit, aut
praeceptis instruxit], mais qu’il fit ou institua Josué Prince. (Annotation 37)⁶⁷

Selon la lecture de Hobbes, Josué est celui qui obéit aux ordres de

64 Léviathan, chap. xl, § 7, T p. 498, traduction modifiée. Ce texte est très proche de
celui du De cive (chap. xvi, § 14) traduit p. 140, note 14.
65 De cive, chap. xvi, § 14.
66 Ibid., chap. xvi, § 14, et Léviathan latin, chap. xl, OL III p. 344, T p. 501. Ce verset
n’est pas traduit dans la version anglaise.
67 Les traductions modernes que j’ai consultées donnent la traduction de Hobbes
pour la Bible de l’École biblique de Jérusalem et celle de Spinoza pour la traduc-
tion œcuménique de 1989.
162 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Moïse, comme ensuite à ceux d’Éléazar ; selon celle de Spinoza, il a
part à la succession de Moïse.
Spinoza répète à deux reprises que le régime institué par Moïse
n’est « ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique » § 10 et 15) :
aucune instance, monarchique, aristocratique ou populaire, n’assume
seule toutes les fonctions de Moïse qui sont au contraire l’objet de deux
partages : entre Éléazar et Josué, puis ensuite entre la tribu sacerdotale
et les autres tribus qui se partagent les attributions de Josué.
Il reste à préciser en quel sens le régime est théocratique. À sa pre-
mière apparition (§ 8), le mot avait été utilisé avec une certaine réserve :
parce que droit de la cité et religion n’étaient pas distincts, l’État des
Hébreux a pu être appelé théocratie, ce qui, nous l’avons vu, reposait
sur une opinion et recouvrait une démocratie de facto. Spinoza reprend
désormais ce vocable à son propre compte. Après la mort de Josué, nous
avons affaire à une confédération de tribus, chacune dirigée par ses
princes : les confédérés sont concitoyens eu égard seulement à Dieu et
à la religion, et c’est seulement en cas de conflit avec des étrangers qu’on
consulte Dieu, à travers le grand prêtre, pour qu’il désigne un comman-
dement en chef. Parler de théocratie revient donc à souligner en quel
sens, exclusivement religieux, la confédération reste un État unifié.

Conclusion

On aboutit finalement à trois conceptions très différentes du royaume


de Dieu et donc des raisons pour lesquelles les Hébreux vont le rejeter.
Dans le De cive, la tension entre l’autorité spirituelle et civile de
Moïse ou du grand prêtre et l’absence d’instance humaine souveraine
se résout finalement au profit du second aspect : les Hébreux déso-
béissent du fait même de la nature théocratique de ce non-régime.
Tout se passe comme si Dieu, et ensuite Moïse, avaient prévu l’issue
finale. Pour dissiper définitivement les illusions républicaines, Dieu les
radicalise : la république d’Israël n’est plus, au sens véritable, un État
ou une cité, puisque le détenteur légitime du pouvoir civil et de l’auto-
rité spirituelle est privé d’un des droits constitutifs de la souveraineté,
le droit de punir. Tout en prolongeant les rébellions antérieures des
Hébreux, l’instauration de la royauté est donc la leçon qu’ils tirent de
Le royaume mosaïque selon le De cive, le Léviathan… 163
l’expérience : ils ont besoin, comme les autres peuples, d’un souverain
véritable.
Dans le Léviathan, c’est au contraire le second aspect, la souverai-
neté divine, qui est très vite neutralisé. Le royaume est sans aucune
restriction « sacerdotal », il est un État presque comme les autres, avec
cependant une petite différence qui a résisté à la réduction : la prêtrise
y confère la royauté alors que c’est l’inverse dans une monarchie ordi-
naire. La désobéissance des sujets et leur révolte finale contre Dieu
procède maintenant de cette qualité particulière des Juifs
d’attendre un signe, non seulement avant de se soumettre au gouvernement
de Moïse, mais aussi après qu’ils se fussent eux-mêmes obligés par leur sou-
mission.⁶⁸

Les Juifs ne voient pas ce qui a changé avec la seconde promesse


(d’obéir à Moïse), le devoir que nous impose la loi naturelle de res-
pecter nos pactes et nos promesses. C’est toujours la foi qui détermine
leur obéissance, comme si l’autorité de Moïse ou du grand prêtre était
seulement prophétique. Ils continuent d’agir dans la logique du De
cive, par crainte de Dieu et non des hommes ! En soulignant ainsi le
caractère sacerdotal du régime, la rectification de 1651 a un prix : le
danger ne vient plus, comme en 1642, des sectes qui se croient revenues
au temps des zélotes, mais des théologiens qui parlent du royaume
sacerdotal pour justifier la suprématie spirituelle de Rome.⁶⁹
C’est ici que la distance entre Spinoza et Hobbes est la plus grande :
d’un côté (en 1642 comme en 1651) l’autorité indivisible du grand prêtre
qui détermine le caractère sacerdotal du régime, de l’autre une caste
sacerdotale gardienne des lois mais complètement exclue de la déci-
sion politique. Pour Spinoza, c’est parce que le régime est resté trop
sacerdotal, parce que les prêtres ont été recrutés seulement dans l’une
des tribus, qu’ils ont suscité l’hostilité du reste du peuple : toute la
difficulté était d’éviter que la spécificité de la fonction consultative des
prêtres aboutisse à la formation d’une caste isolée du peuple.
Hobbes et Spinoza ont donc des priorités différentes. Hobbes pense
d’abord à la souveraineté : peut-on se passer d’une instance souveraine

68 Léviathan, chap. xl, § 10, T p. 502.


69 Behemoth, or the Long Parliament, F. Tönnies éd., Londres, Frank Cass & Co, 1989
[1889] 1969, premier dialogue, p. 5 ; Béhémoth ou Le long parlement, VR IX p. 43.
164 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
humaine ? Peut-on confier à des instances différentes l’autorité spi-
rituelle et le pouvoir civil ? De ce fait, il accepte pour finir l’idée de
royaume sacerdotal, alors même qu’il refuse par ailleurs l’utilisation
« papiste » de ce thème et qu’il ne conseille pas au souverain chrétien
de gouverner la religion en utilisant une organisation cléricale dis-
tincte juridiquement de la république.⁷⁰ Tout comme Hobbes, Spi-
noza juge impossible la souveraineté effective de Dieu sur un peuple
particulier. Sans séparer le religieux et le civil, il décrit un disposi-
tif politique qui fait l’économie de l’instance souveraine unique que
Hobbes jugeait nécessaire, et examine comment un État unifié par la
religion doit organiser les fonctions sacerdotales pour éviter la domi-
nation des clercs. La divergence ne tient pas ici au thème anticlérical
lui-même (également très présent dans l’ensemble du Léviathan), mais
aux priorités des deux auteurs quand ils présentent le régime instauré
au Sinaï : la souveraineté pour l’un, la question théologico-politique
pour l’autre.

70 Dans le Léviathan (chap. xxii), certains systèmes sont des corps politiques (dotés
d’une personnalité juridique) institués par le souverain en vue du gouvernement de
la république ou de la régulation de son commerce. Or, l’Église n’est jamais un tel
corps politique distinct juridiquement de la république, alors même que certaines
« corporations » cléricales (Hobbes peut penser à un ordre implanté en Angleterre
et dépendant directement de Rome) peuvent être des systèmes réguliers (dotés
d’une personnalité juridique) illégaux.
Spinoza, Hobbes, et la
souveraineté de la Hollande
Theo Verbeek

Un an avant sa traduction latine, on publia en 1667 à Amsterdam une


traduction néerlandaise du Léviathan¹ faite non pas par Lambertus van
Velthuyzen, comme on l’a cru longtemps, mais par un ami de Spinoza,
Abraham heodori van Berckel (1639-1686).² Dans sa préface, Van
Berckel situe l’ouvrage hobbesien dans un contexte « hollandais » – et si
je dis « hollandais », je l’entends au sens de « se rapportant à la Province
de Hollande » (Hollandia, hollandus), par opposition à « se rapportant
aux Provinces-Unies » (belga, belgicus, ou tout au plus batavus).³ La
question qui intéresse Van Berckel aussi bien que Koerbagh est celle de

1 Leviathan of van de stoffe, de gedaente en de magt vande kerckelycke ende weereldtlycke


regeeringe, Amsterdam, J. Wagenaar, 1667. Une seconde édition (datée aussi 1667)
fut publiée après 1672. Avec le Traité théologico-politique et La philosophie interprète
de l’Écriture sainte (1666) de Lodewijk Meijer, elle fut condamnée par la Cour de
Hollande en 1674.
2 Pour l’identité du traducteur voir C. W. Schoneveld, Intertraffic of the Mind, Leyde,
Brill, 1983, p. 46–62 et 130-131 ; A.-J. Gelderblom, « he publisher of Hobbes’s Dutch
Leviathan », Across the Narrow Seas, S. Roach éd., Londres, British Library, 1991,
p. 162-166. Sur Van Berckel, voir K. O. Meinsma, Spinoza en zijn kring, Utrecht,
Hes, 1980 [1896], p. 184 et 302-315 (traduction française Spinoza et son cercle, Paris,
Vrin, 1983) ; C. L. hijssen-Schoute, Nederlands cartesianisme, Utrecht, Hes, 1989
[1954], p. 137-138, 196, 364.
3 Rappelons que jusqu’à notre premier roi (Louis Napoléon, dit « Roi de Hollande »),
les noms de « Hollande » et de « hollandais » s’appliquaient uniquement à la pro-
vince et à ses habitants.
166 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
la souveraineté de la Hollande.⁴ Selon eux en effet, la Hollande est une
république souveraine, souverainement gouvernée par ses États, lesquels
de ce fait devraient avoir un pouvoir absolu sur l’armée et l’Église.
La question n’était nullement théorique. Depuis la paix de West-
phalie (1648), les tensions entre la Hollande et la Généralité s’étaient
considérablement accrues. Se réclamant de sa souveraineté, la Hol-
lande menaçait de retirer sa contribution aux armées – au déplaisir non
seulement du stathouder, Guillaume II, qui en était le capitaine géné-
ral, mais aussi des autres provinces qui craignaient la fin, et de l’Union,
et de leur sécurité. Enfin, l’Église – qui espérait de Guillaume II une
attitude plus sévère envers l’athéisme (le cartésianisme, les hérésies
arminienne et socinienne) et la superstition (le catholicisme) que ne
l’avait été celle de son père, Frédéric-Henri, plutôt modéré – s’était
rangée du côté du prince d’Orange. Quatre incidents peuvent être cités
pour illustrer l’urgence de la crise : 1) le coup d’État de Guillaume II en
1650, qui n’échoua qu’à cause de sa mort subite ; 2) la Grande Assem-
blée (Grote Vergaderingh) à La Haye (1651-1652), qui fut la première
occasion depuis l’Union d’Utrecht (1579) pour délibérer de problèmes
constitutionnels ; 3) l’acte de Séclusion par lequel les États de Hol-
lande excluaient du stathoudérat Guillaume III (fils posthume de
Guillaume II) et l’acte d’Harmonie par lequel cette décision fut impo-
sée aux autres provinces ; 4) le décret sur la « prière publique », selon
lequel les ministres devaient prier d’abord pour les États de Hollande,
puis pour ceux des autres provinces, et enfin pour les États Généraux
et le Conseil d’État – mais non pour le prince d’Orange, qui n’était

4 [A. Koerbagh], De Souverainiteyt van Holland ende West-Vriesland klaer ende naeck-
telyck vertoont in een ‘t samenspraeck tusschen een gereformeerden Hollander en Zeeuw
[…], Eerste deel door Vrederijck Waermont, Middelbourg, Antoni de Vrede, 1664
(W. P. C. Knuttel, Catalogus van de pamflettenverzameling berustende in de Konin-
klijke Bibliotheek, no 8923 et 8924, La Haye, Algemeene Landsdrukkerij, 1889-1920 ;
nouvelle édition, complétée par des notes, Utrecht, HES, 1978 et, sous forme de
microfiches, 1985) ; voir G. H. Jongeneelen, « An unknown pamphlet of Adriaan
Koerbagh », Studia Spinozana, 3, 1987, p. 405-415. Sur Koerbagh (et son frère Jan),
voir K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, ouvr. cité ; C. L. hijssen-Schoute, Neder-
lands cartesianisme, ouvr. cité, p. 364-367 ; H. Vandenbossche, « Adriaan en Jan
Koerbagh », Woordenboek van Belgische en Nederlandse vrijdenkers, H. Dethier et
H. Vandenbossche éd., 2 volumes, Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel, 1979, vol. I,
p. 167-191 ; J. I. Israel, Radical Enlightenment, Oxford, Oxford University Press,
2001, p. 185-196.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 167
qu’une personne privée.⁵ Le premier incident illustrait la faiblesse
inhérente de la Constitution, problème auquel la Grande Assemblée
n’apporta aucune solution définitive. Tenant à son caractère « natio-
nal », l’Église voyait dans le décret sur la prière publique une usur-
pation de la part de la Hollande. Enfin, les rapports de parenté entre
les familles Stuart et d’Orange (Charles II était l’oncle de Guillaume
III) compliquèrent la situation, surtout après 1660 (année de la Res-
tauration en Angleterre). Et si la paix avec l’Espagne libérait (comme
l’avait fait la Trêve de 1609-1621) des ressentiments et des antagonismes
anciens et profonds, les « guerres anglaises » produisirent de nouveaux
défis politiques, diplomatiques et militaires, surtout pour les provinces
maritimes (Hollande et Zélande). La question qui occupait tous les
esprits était de savoir quelle était la nature de l’Union des sept provin-
ces. Était-ce une fédération, une confédération, ou simplement une
alliance défensive autour de la Hollande ?
Qu’on ait eu recours à Hobbes (comme du reste à Machiavel), et
plutôt au Léviathan qu’au Citoyen, n’est que trop compréhensible : aux
yeux de Koerbagh et de Van Berckel, la souveraineté de la Hollande
était menacée par l’armée de la Généralité d’abord, mais aussi et sur-
tout par l’Église. Par son agenda théocratique, par le soutien qu’elle
accordait au stathouder et surtout par sa capacité de canaliser l’oppo-
sition à la fois des autres provinces et du peuple, l’Église constituait à
leurs yeux ce que Hobbes appelle le « Règne des Ténèbres » (Kingdom
of Darknesse), c’est-à-dire une « bande d’imposteurs, qui, afin d’obte-
nir du pouvoir sur les hommes en ce monde, se servent de doctrines
fausses, dans le but d’éteindre en eux la lumière, non seulement de
la nature, mais aussi de l’Évangile, et ainsi de les rendre moins aptes
pour le Règne de Dieu à venir ».⁶ Étant donné qu’il est hautement
probable que Spinoza ait eu connaissance de ce débat, la question est
de savoir non seulement à quel point le Traité théologico-politique en
est une contribution, mais aussi dans quelle mesure l’ouvrage contient
un commentaire sur l’usage qu’on y faisait de Hobbes.

5 Voir J. I. Israel, he Dutch Republic, Oxford, Clarendon, 1995.


6 Léviathan, chap. iv, T p. 625-626.
168 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

-I-
Dans le Traité politique, Spinoza évoque la « République des Hollandais »
(Hollandorum Res publica) comme une entité politique prenant son nom
« de la province entière ».⁷ La Hollande serait donc une république auto-
nome au même titre que Gênes, Venise et l’ancienne Rome, toutes évo-
quées dans le même paragraphe. De surcroît, cette république est gouver-
née apparemment de façon aristocratique – en effet, toutes les références
aux « Hollandais » se trouvent aux chapitres viii et ix de l’ouvrage, consa-
crés au gouvernement aristocratique.⁸ Mais que ce régime n’ait pas été
parfaitement aristocratique ressort de ce qui est dit de sa chute :
Les Hollandais ont cru que pour devenir libres, il suffisait de déposer le comte
et de décapiter le corps du gouvernement, sans songer à le réformer. Ils en ont
laissé subsister tous les membres, tels quels, si bien que le comté de Hollande
est demeuré sans comte, comme un corps sans tête, et qu’on n’a pas trouvé de
nom pour caractériser son gouvernement. Aussi n’est-il guère surprenant que
la plupart des sujets ignorassent qui avait la souveraineté [summa imperii potes-
tas]. Et même sans cela ceux qui la détenaient étaient trop peu nombreux pour
pouvoir gouverner la masse du peuple et réprimer des adversaires puissants.
Et ainsi ceux-ci n’ont pu s’empêcher de chercher les moyens de leur tendre des
embûches et finalement de les renverser. Le renversement de cette république
s’explique donc, non pas par le temps inutilement perdu en des délibérations,
mais par le manque de consistance de son gouvernement comme aussi par le
fait que le nombre de ses gouvernants était trop petit.⁹

Soulignons l’importance capitale de ce texte, dont il faudra retenir la


version latine. En mettant sur le même rang le comte et le stathouder, la
version néerlandaise introduit beaucoup de confusion : le dernier comte
de Hollande n’était pas le stathouder, mais Philippe II. D’un côté, Spi-
noza regarde le coup de Guillaume III comme la fin non seulement du
gouvernement quasi aristocratique de la Hollande, mais aussi de la répu-
blique de Hollande. Il est notable cependant que si ce gouvernement
était aristocratique en principe, il ne le fut pas d’une façon claire – ce qui
explique l’impossibilité d’y appliquer un nom convenable, l’incapacité
de la population de savoir qui était son souverain et le peu d’autorité de

7 TP, chap. viii, § 3, G III p. 324-325, R p. 197.


8 TP, chap. viii, § 10, G III p. 328, R p. 207 ; § 31, G III p. 337, R p. 223-224 ; § 44, G III
p. 344, R p. 237-238 ; chap. ix, § 14, G III p. 352, R p. 253-254.
9 TP, chap. ix, § 14, G III p. 352 (ma traduction), R p. 254.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 169
celui-ci. Ce manque de clarté constitutionnelle était sans doute causé
par la présence d’un stathouder qui, remplaçant un souverain déposé,
en gardait néanmoins certaines prérogatives. En réalité, selon Spinoza,
le corps politique était un « corps décapité ».¹⁰ D’autre part, Spinoza
reproche aux républicains 1) de ne pas avoir réformé les institutions
(c’est-à-dire ne pas avoir supprimé le stathoudérat, ni enlevé au stathou-
der le commandement de l’armée), 2) d’avoir laissé dégénérer le régime
aristocratique en oligarchie, 3) d’avoir permis aux adversaires (stathou-
der, Église, Angleterre, autres provinces) de renverser le régime, du fait
de leur manque de pouvoir. En témoigne le seul passage que l’auteur du
Traité théologico-politique consacre explicitement à la Hollande :
Quant aux États de Hollande, jamais à ce qu’on sache, ils n’eurent de rois. Ils
eurent seulement des comtes, auxquels le pouvoir de gouverner ne fut jamais
transféré. […] Il s’ensuit que le droit de la souveraineté [jus supremae majesta-
tis] est toujours demeuré auprès des États, bien que le dernier comte ait tenté
de l’usurper. C’est pourquoi il serait faux de dire qu’ils lui aient fait défection
lorsqu’ils ont rétabli dans son état premier le pouvoir d’État qui déjà risquait
de leur échapper. Bref […] il faut conserver la forme de chaque gouverne-
ment ; on ne peut la changer sans courir le risque de le ruiner totalement.¹¹

Spinoza interprète la position du comte comme celle du premier


parmi ses pairs – plus ou moins comme celle du Doge de Venise. Le
comte de Hollande, y compris le dernier comte, c’est-à-dire Philippe II
d’Espagne, n’a jamais été souverain d’un pays – il exerçait le pouvoir
avec les États, sinon au nom des États. De plus, si après 1672 Spinoza
déplore l’absence de volonté de réforme, en 1670, il s’oppose encore au
changement : il ne faut jamais remplacer un régime par un régime d’une
forme différente. Enfin, tout en donnant son adhésion à la « Révolte », il
en donne une interprétation conservatrice – nous y reviendrons.
Entre la version du Traité théologico-politique et celle du Traité poli-
tique, il existe tout au plus une différence de l’ordre de la nuance : le
Traité politique place le comte de Hollande à la tête de son gouverne-
ment (le regardant comme une espèce de monarque constitutionnel),
tandis que le Traité théologico-politique place la souveraineté directement

10 Même diagnostic chez les historiens modernes, voir E. H. Kossmann, Politieke


theorie in het zeventiende-eeuwse Nederland, Amsterdam, Noord-Hollandsche
Uitgeversmaatschappij (« Verhandelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie
der Wetenschappen », Afd. Letterkunde, nouvelle série, vol. 67, 2), 1960.
11 TTP, chap. xviii, G III p. 227-228, LM p. 603.
170 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
au sein des États (le pouvoir du comte dérivant de celui des États). Mais
sur le fond, Spinoza s’accorde avec ses amis : la Hollande forme une
république autonome et souveraine, gouvernée en droit par les États, qui
ont un pouvoir souverain. Quelle en est la conséquence pour l’Union ?

- II -
Spinoza ne se prononce jamais sur l’Union sinon d’une façon indirecte,
et encore, presque en passant, lorsqu’il parle des rapports entre les tri-
bus d’Israël. Citons ce passage en entier :
Après que toutes les tribus se furent partagé les terres acquises par droit de guerre
et celles dont on avait encore mandat de s’emparer alors que, désormais, tout
n’était plus à tous, par là même cessa la justification d’un commandant en chef,
puisque cette division faisait que les membres des différentes tribus devaient être
considérés moins comme des concitoyens que comme des confédérés. Eu égard
à Dieu et à la religion, on devait certes les considérer comme des concitoyens ;
mais eu égard au droit de chaque tribu sur une autre, seulement comme des
confédérés, pratiquement de la même façon (si on met à part le temple com-
mun) que les États confédérés des Néerlandais [Praepotentes Confoederati Belga-
rum Ordines]. Car partager une chose veut dire que désormais chacun possède sa
part, et que les autres renoncent au droit qu’ils avaient sur elle.¹²

Sauf en ce qui concerne le temple, les rapports entre les tribus


d’Israël seraient les mêmes que ceux qui régissent les « États confé-
dérés des Néerlandais ». Aux yeux de Spinoza, l’Union est donc une
confédération des provinces.¹³ La suite du passage cité indique qu’il ne
s’agit pas d’une simple formule, mais d’une alliance qui respecte l’auto-
rité dont sont investis les participants dans leur territoire. Les États,
disons, d’Utrecht ou de Frise, n’auraient donc rien à voir, ni directement
ni indirectement, avec ce qui se passe en Hollande. Mais la division du
territoire implique également – et voilà une autre leçon que Spinoza
pourrait appliquer à l’Union – qu’il n’y a plus de « justification d’un
commandant en chef ». Depuis la consolidation et la division du terri-
toire, un stathouder-capitaine n’est plus nécessaire : en effet, la Généra-
lité n’ayant plus besoin d’une armée permanente, chacune des provinces

12 TTP, chap. xvii, G III p. 210 (traduction LM modifiée p. 558-559).


13 Ailleurs, Spinoza parle des « Provinces des Confédérés » : TP, chap. vii, § 30, G III
p. 323, R p. 193 (C. Ramond traduit par « Provinces-Unies »).
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 171
serait libre de retirer sa contribution à l’armée. Ce point est confirmé
par ce que Spinoza dit ailleurs du rapport de « confédération » :
Sont confoederati les hommes de deux États [civitatum] qui, pour échapper au
danger de guerre ou pour quelque autre utilité, s’engagent par contrat à ne pas
se faire mutuellement de tort mais, au contraire, à se porter secours en cas de
nécessité, chacun conservant son gouvernement [imperium]. Ce contrat sera
valide autant que son fondement, c’est-à-dire l’idée de danger ou d’utilité,
continue de s’imposer. Car nul ne passe contrat, ni n’est tenu de respecter les
pactes, que dans l’espoir d’un plus grand bien ou l’appréhension de quelque
mal. Ce fondement étant enlevé, le pacte est supprimé de lui-même.¹⁴
Le motif d’une confédération est le profit (prospérité, sécurité,
paix) qu’elle apporte aux partis. Sans cela, le pacte qui la fonde n’a
pas de validité et la confédération se dissout : les partis retournent à
l’état de guerre, qui est le rapport « naturel » entre deux États.¹⁵ Les
sept provinces seraient donc une alliance défensive, fondée sur l’Union
d’Utrecht, dont la validité ne dépendrait cependant que du profit que
chaque province en retire. Et comme les partis conservent la liberté
d’annuler le pacte, la Hollande aurait le droit de se retirer de l’Union
dès lors que celle-ci ne favoriserait plus son intérêt.
Tout aussi intéressante est l’idée que les rapports entre les tribus
d’Israël seraient identiques à ceux liant les Provinces-Unies, « si l’on
met à part le temple commun » : s’il y avait « un temple commun », les
« Néerlandais » seraient « concitoyens » malgré tout, mais comme il n’y
en a pas, apparemment, ils sont simplement confédérés – les Hollan-
dais ne sont concitoyens que des seuls Hollandais, les Frisons que des
seuls Frisons, etc. Quel est le sens de cette phrase ? La réponse dépend
de la signification qu’on attache au temple. Selon Spinoza, « le temple »
est une des marques de la théocratie après Moïse.¹⁶ Or, ce régime se
caractérise par le règne de la Loi et par la division du pouvoir :
Moïse […] laissa à ses successeurs un État à administrer de telle sorte qu’on ne
pût l’appeler ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique, mais bien théo-
cratique. Car l’un détenait le droit d’interpréter les lois et de communiquer les
réponses de Dieu, et un autre le droit et le pouvoir d’administrer l’État selon
les lois préalablement exposées et les réponses déjà communiquées.¹⁷

14 TTP, chap. xvi, G III p. 196, LM p. 522-523 ; TP, chap. iii, § 14, G III p. 290, R p. 125.
15 TP, chap. iii, § 13, G III p. 290, R p. 123.
16 Il faut distinguer cette théocratie de la première période théocratique immédiate-
ment après l’Exode ; voir TTP, chap. xvii, G III p. 205, LM p. 544-545.
17 TTP, chap. xvii, G III p. 208, LM p. 550-551.
172 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
En réalité, comme je l’ai montré ailleurs, il s’agit d’une république
populaire et constitutionnelle, où les dirigeants sont « administrateurs
plutôt que maîtres »¹⁸ et où le rôle du peuple est d’être « gardien de la
Loi ».¹⁹ Mais dans tous les cas, ils sont tous soumis à une Loi qui, loin
d’exprimer la volonté d’aucun mortel, serait la « volonté de Dieu ».²⁰
Or, cette Loi est conservée dans le Temple, qui est le « palais de Dieu,
ou du souverain ».²¹ Le Temple est donc d’abord le siège du gouver-
nement, symbolisant à la fois le règne de la Loi et la souveraineté de
Dieu. Si, au contraire, les Provinces-Unies n’ont pas de temple com-
mun, elles n’ont ni loi commune, ce qui reste le cas jusqu’à Napoléon, ni
Dieu souverain – c’est-à-dire ni théocratie ni peuple élu. Le « temple »
pourrait également être le symbole d’une religion commune – dans
ce cas, son absence exprimerait le pluralisme religieux des Provinces-
Unies.²² Mais même s’il y avait eu une religion commune, comme en
Israël, les habitants des Provinces n’en seraient pas moins des confé-
dérés. Concluons donc que si, pas plus que les tribus d’Israël, les Pro-
vinces n’avaient de raison de se faire la guerre, elles n’en avaient pas non
plus « pour se mêler des affaires les unes des autres ».²³

- III -

Avant d’examiner plus précisément la position de Spinoza, arrêtons-


nous aux conclusions qu’il dégage de l’histoire d’Israël (que je regarde
comme une métaphore de l’histoire des Provinces-Unies) et surtout de
sa chute, préparée selon lui par l’avènement des Rois – je veux parler du
chapitre xviii du Traité théologico-politique. Même si, aux yeux de Spi-
noza, le régime théocratique d’Israël « aurait pu être éternel », il ne s’agit
pas d’un modèle que l’on puisse adopter aujourd’hui, non seulement
parce qu’un gouvernement théocratique n’est viable que dans un pays

18 TTP, chap. xvii, G III p. 209, LM p. 554-555.


19 TTP, chap. xvii, G III p. 212, LM p. 562-563.
20 Voir T. Verbeek, Spinoza’s heologico-Political Treatise, Aldershot, Ashgate, 2003,
chap. v.
21 TTP, chap. xvii, G III p. 208, LM p. 552-553 ; chap. xvii, G III p. 211, LM p. 560-561.
22 C’est comme chez Hobbes : là où il y a plusieurs religions, l’État est strictement
sans religion.
23 TTP, chap. xvii, G III p. 211, LM p. 558-559.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 173
primitif et isolé, mais aussi parce que Dieu a révélé « par ses Apôtres »
(donc dans le Nouveau Testament), que désormais sa volonté ne sera
plus écrite « avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, non sur des
tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur votre cœur ».²⁴ Même
sous sa forme constitutionnelle, la théocratie ne peut exister que si : 1)
les habitants ne sont pas exposés à des influences intellectuelles étran-
gères ; 2) l’ensemble de la population a une foi fervente en la divinité de
la Loi ; 3) le Dieu révéré comme souverain est un dieu national ; et si 4)
sa volonté a la forme d’une Loi, c’est-à-dire d’un ensemble de règles
de comportement. Dans le monde chrétien, une théocratie – et, par
implication, un régime populaire – serait donc impossible, d’une part,
parce que la volonté du Dieu chrétien n’a pas la forme d’une loi mais
d’une exhortation générale à aimer son prochain, d’autre part, parce que
le christianisme a des prétentions universelles (il n’est pas une religion
nationale). Aucun pays particulier ne peut avoir le Dieu chrétien pour
roi ; pour avoir valeur de loi, la volonté du Dieu chrétien doit être « inter-
prétée » par un souverain terrestre. Bref, les Provinces-Unies ne peuvent
être une théocratie. La société essentiellement commerciale de Hol-
lande est en outre ouverte à toutes les cultures et compte des minorités
chrétiennes importantes (catholiques, arminiens, luthériens) qui pro-
posent toutes une interprétation différente de « la volonté de Dieu ».
Mais si le régime d’Israël ne peut être imité, son histoire est riche
d’enseignements politiques. Voici sur ce point ce que dit Spinoza de
ses intentions dans le chapitre xviii :
Étant donné que mon intention […] n’est pas de donner un traité formel de
l’État, je […] me limite aux points qui m’intéressent ; à savoir [nempe] que
ce n’est pas contraire au règne de Dieu d’élire un souverain qui détienne le
droit absolu de gouvernement […] Ensuite que, malgré le fait que les minis-
tres étaient interprètes des lois sacrées, ils n’avaient pas le droit de juger des
citoyens ni de les excommunier – cela était réservé en effet aux juges et aux
princes élus du peuple.²⁵

Il s’agirait donc d’une série de remarques, inspirées probablement


par l’actualité. Toujours est-il que Spinoza entend établir assez précisé-
ment deux points : 1) un monarque absolu n’est pas contraire « au règne
de Dieu » ; 2) les ministres n’ont pas le droit de juger les citoyens. Le

24 2 Corinthiens, III, 3 ; TTP, chap. xvii, G III p. 221, LM p. 586-587.


25 TTP, chap. xviii, G III p. 221-222, LM p. 587-589 (traduction LM modifiée).
174 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
premier point est d’autant plus surprenant que, d’une façon générale,
Spinoza semble préférer la période des Juges à celles des Rois, qui se
caractérise selon lui par toute une série de catastrophes, culminant par
la captivité.
Soutenir qu’un monarque absolu n’est pas « contraire au règne de
Dieu » revient à dire soit qu’à partir d’une situation « théocratique » ou
« démocratique » (où Dieu est souverain), le peuple peut librement et
volontairement opter pour la monarchie ; soit que la monarchie n’est
pas contraire aux lois de la nature. La première interprétation est celle
de Spinoza lui-même qui, dans le passage que nous venons de citer,
renvoie d’une façon implicite au chapitre précédent, où il décrit la
transition de la première théocratie vers le régime monarchique de
Moïse.²⁶ Pour la seconde interprétation, on peut renvoyer au Traité
politique, qui décrit les conditions par lesquelles une monarchie peut
subsister. Dans tous les cas, Spinoza témoigne d’une relative indiffé-
rence quant à la forme du gouvernement. Son propos n’est pas de récu-
ser la monarchie comme telle mais de condamner le changement : il
ne faut jamais changer la forme de l’État. C’est là le premier point qui
émerge de la confusion présente au chapitre xviii du Traité théologico-
politique : d’une part « pour un peuple qui n’est pas habitué à vivre sous
des rois et qui possède déjà des lois instituées, il est funeste de choisir
un monarque » ; d’autre part, « il est tout aussi dangereux de renverser
un monarque, même s’il est établi sans conteste qu’il est un tyran ».²⁷
En ce qui concerne la Hollande, cette analyse porterait à dire qu’il
ne faut pas vouloir changer la forme primitive du gouvernement – en
l’occurrence, un gouvernement monarchique ou quasi monarchique
pourrait donc avoir des conséquences désastreuses. De ce point de
vue, Spinoza serait entièrement d’accord avec ses amis : il faut renfor-
cer l’autorité des États, enlever au stathouder le commandement des
armées et, peut-être, supprimer le stathoudérat. Mais on peut aussi lire
les commentaires de Spinoza comme un avertissement à l’adresse de
ses amis : en renforçant l’autorité des États, il ne faut pas avoir recours
à des moyens trop radicaux car leur usage pourrait aboutir à changer
la forme du gouvernement. Il semble de la sorte qu’un des enjeux du
Traité théologico-politique soit précisément l’applicabilité des recettes

26 TTP, chap. xvii, G III p. 206-207, LM p. 548-549.


27 TTP, chap. xviii, G III p. 226, LM p. 598-599.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 175
hobbesiennes au contexte néerlandais. Qu’il s’agisse effectivement
d’une mise en garde devient clair à deux niveaux différents : celui de la
théorie générale et celui des recommandations particulières par rap-
port à l’armée et à l’Église.

- IV -

À première vue, Spinoza ne fait qu’apporter un complément méta-


physique à la théorie politique de Hobbes – ce qui serait du reste en
soi-même remarquable. Encore ne le fait-il que dans l’Éthique, dans la
mesure où ses enseignements sont mis à profit dans le Traité politique.
Mais si l’Éthique est présupposée (comme j’ai tâché de le montrer²⁸)
presque à chaque page du Traité théologico-politique, le Traité politique
se limite à en donner quelques brefs aperçus, difficilement compréhen-
sibles pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’Éthique.
Cependant, si Spinoza est plus radical que Hobbes, cette radicalité
est conditionnée précisément par sa métaphysique. Ultérieurement,
en effet, Spinoza réduit tous les rapports juridiques et moraux entre
les hommes à des rapports de pouvoir et de force. Étant donné qu’il
n’existe aucun pouvoir législatif transcendant et que l’essence même
de Dieu est le pouvoir, le droit, naturel ou non, se trouve entièrement
réduit au pouvoir : infini au niveau de l’être infini, fini au niveau de
l’être fini, lequel après tout n’est qu’un fragment du pouvoir infini de
« Dieu ». Ni en Dieu, ni en l’être fini, ce pouvoir n’est limité – et cer-
tainement pas par les promesses et les obligations qui découlent d’un
pacte. Cela apparaît dans la manière dont Spinoza définit son rapport
à Hobbes : « La différence entre moi-même et Hobbes est que je m’en
tiens à la Loi de la Nature, et que je prétends que le Magistrat de
chaque ville a autant de droit sur ses sujets qu’il les surpasse en pouvoir,
tandis que dans l’État de la nature, cela est vrai de tout le monde. »²⁹

 Voir T. Verbeek, « Tolérance et vérité : un problème méconnu du Traité théolo-


gico-politique de Spinoza », Dal necessario al possibile, Luisa Simonutti éd., Milan,
Francoangeli, 2001, p. 199-209, et Spinoza’s heologico-Political Treatise, ouvr. cité.
29 Spinoza à Jarig Jelles, 2 juin 1674, Ep. L, G IV p. 238-239, Spinoza, Œuvres IV,
C. Appuhn éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 283.
176 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Quiconque n’a de droit que dans la mesure où il a du pouvoir. Le pou-
voir, c’est-à-dire le droit, se détermine donc absolument par la quantité
de force dont on dispose ; et relativement par rapport à la force des
êtres finis dont on est environné. Par conséquent, la seule raison pour
laquelle le Souverain a plus de droits que ses sujets est qu’il les surpasse
en force (par sa police, par son armée) ou qu’il les a en son pouvoir
(par l’ascendant qu’il a sur leurs esprits).³⁰ En fait, « le droit du souve-
rain n’est que le droit naturel, limité par le pouvoir, non pas de chaque
individu séparément, mais de la masse du peuple, guidé pour ainsi dire
par un seul esprit. »³¹ Dans l’état de nature, la force et le pouvoir sont
donc également distribués parmi tous (d’où un état de misère plus ou
moins permanent), tandis que dans la société civile cette distribution
est inégale.³²
Dans tous les cas, la théorie du contrat ne résout rien. D’une part,
une promesse ne vaut rien à cause de la loi universelle du comportement
qui veut que « nul ne néglige ce qu’il juge être un bien sauf dans l’es-
poir d’un bien plus grand ou par crainte d’un plus grand dommage ».³³
Personne ne renoncera donc à son droit universel, sauf par l’espoir d’un
plus grand bien ou par la crainte d’un plus grand mal. Par conséquent,
« un pacte ne peut avoir de force qu’eu égard à son utilité ».³⁴ D’autre
part, le contrat fonde ce que Spinoza appelle une « démocratie », quelle
que soit la forme du gouvernement qui en résulte : « Le droit d’une
société de ce genre, c’est ce qu’on appelle démocratie, qu’on définit donc
comme une assemblée générale d’hommes détenant collégialement un
droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. »³⁵ Voilà précisé-
ment ce qui se passait en Israël où, après avoir fui l’Égypte, les Juifs
conclurent un contrat de gouvernement d’abord avec Dieu, puis avec
Moïse. Loin d’adopter la théorie du contrat, comme on le croit souvent,
l’auteur du Traité théologico-politique en montre au contraire le manque
de pertinence.
Spinoza semble particulièrement conscient de la nature paradoxale
de la souveraineté. Car si la force supérieure du souverain lui permet

30 TP, chap. ii, § 10.


31 TP, chap. iii, § 2, R p. 113.
32 TP, chap. ii, § 15, R p. 105.
33 TTP, chap. xvi, G III p. 191-192, LM p. 510-511.
34 TTP, chap. xvi, G III p. 192, LM p. 512-513.
35 TTP, chap. xvi, G III p. 193, LM p. 516-517.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 177
d’imposer sa volonté au peuple, ce fait même crée une force qui, par
définition, surpasse celle du souverain : « Jamais les hommes n’ont
renoncé à leur droit et transféré leur puissance à un autre au point de
ne plus être craints de ceux-là mêmes qui avaient reçu droit et puis-
sance, et au point que l’État n’ait pas couru plus de danger du fait
des citoyens, même privés de leur droit, que des ennemis. »³⁶ Le pou-
voir du souverain n’est donc jamais absolu, sauf lorsque le gouvernant
et le gouverné coïncident, c’est-à-dire lorsqu’il y a un gouvernement
démocratique – le seul en effet qui est absolument absolu (omnino
absolutum).³⁷ Dans les autres régimes, le souverain doit ou bien tenir
compte des idées et des aspirations de ses sujets, ou bien les changer,
puisque le pouvoir et le droit de l’État « ne se réduisent pas strictement
à la capacité de contraindre les hommes par la crainte, mais embrassent
sans réserve tous les moyens susceptibles de les faire obéir à ses com-
mandements ».³⁸
Le Traité politique détermine trois circonstances qui limitent le
pouvoir de chaque souverain. En premier lieu, « la république sera
d’autant plus puissante et indépendante qu’elle est fondée et guidée
par la raison ».³⁹ Un acte déraisonnable du souverain se punit par l’affai-
blissement de l’État et de la souveraineté. Deuxièmement, « ne tombe
pas sous le droit de l’État ce que personne ne peut être induit à faire »⁴⁰ :
s’efforcer d’imposer aux citoyens des pensées ou des actions qu’ils sont
incapables d’observer parce qu’elles sont contraires à ce qu’ils croient
être vrai ou sacré sape l’autorité du souverain. Troisièmement, le sou-
verain ne doit pas prendre des décisions récusées par une majorité de
la population, car « il est certain que le pouvoir et le droit de l’État sont
d’autant moins grands qu’il y a des gens qui en prennent prétexte pour
conspirer ».⁴¹ Par rapport à Hobbes, nous pouvons ainsi conclure que
1) Spinoza rejette, à un niveau fondamental, la théorie hobbesienne
de la politique (notamment la théorie du contrat, dont la possibilité
demeure purement théorique et qui, même s’il était une réalité, ne
changerait rien aux rapports naturels entre les hommes) ; 2) Spinoza

36 TTP, chap. xvii, G III p. 201, LM p. 536-537.


37 TP, chap. viii, § 4, R p. 199.
38 TTP, chap. xvii, G III p. 201-202, LM p. 536-537.
39 TP, chap. iii, R p. 117.
40 TP, chap. iii, § 8, R p. 119 ; voir aussi TP, chap. v, § 5, G III p. 355, R p. 137.
41 TP, chap. iii, § 9, R p. 119-121.
178 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
tend à voir le peuple comme une force qui limite le pouvoir du souve-
rain (autrement dit, il tend à attribuer plus de valeur à Machiavel qu’à
Hobbes). Cette position affecte moins la façon dont Spinoza règle
les rapports entre l’État et l’armée, que la façon dont il interprète les
rapports entre l’État et les Églises.

-V -

Nous avons déjà observé que pour Spinoza, des « confédérés » n’ont
besoin d’une armée qu’aussi longtemps qu’il s’agit de défendre, de
conquérir ou de reconquérir, un territoire commun. En effet, après la
mort de Josué, « chaque prince retint pour lui-même le droit qu’avait
eu Josué sur l’armée de sa tribu ».⁴² On n’avait donc plus besoin d’un
capitaine général ; et toutes les fois qu’un capitaine était nécessaire, il
« n’était choisi que par Dieu seul ».⁴³ Dans le régime populaire, les diri-
geants s’imposent en effet par « sélection naturelle » ou, selon le Traité
politique, « par quelque droit inné ou acquis par la fortune » (a jure quo-
dam innato vel fortuna adepto).⁴⁴ De plus, l’armée d’Israël se composait
de tous les hommes entre 20 et 60 ans.⁴⁵ Il en résulte que « personne ne
pouvait désirer la guerre pour la guerre mais pour la paix et la protec-
tion de la liberté ».⁴⁶ On comprend dès lors pourquoi « aussi longtemps
que le peuple conserva le pouvoir [c’est-à-dire pendant la période des
Juges], il n’y eut qu’une seule guerre civile [qui] se termina d’ailleurs
par un apaisement complet », tandis qu’après l’avènement des Rois,
« on livra des combats d’une atrocité pire que tout ce qu’on avait pu
connaître ».⁴⁷ En effet, « une fois que les rois furent maîtres de l’État, il
fallut combattre non plus, comme auparavant, pour la paix et la liberté,
mais pour la gloire ».⁴⁸

42 TTP, chap. xvii, G III p. 210, LM p. 556-557.


43 TTP, chap. xvii, G III p. 211, LM p. 560-561.
44 TP, chap. viii, § 1, R. p. 195 ; § 14, R p. 209 ; voir TTP, chap. xvii, G III p. 214, LM
p. 566-567.
45 TTP, chap. xvii, G III p. 209, LM p. 554-555.
46 TTP, chap. xvii, G III p. 214, LM, p. 566-567. Ce régime servait à « contenir l’ap-
pétit eff réné des princes » (TTP, chap. xvii, G III p. 212, LM p. 562-563).
47 TTP, chap. xviii, G III p. 224, LM p. 592-593.
48 TTP, chap. xviii, G III p. 224, LM p. 594-595.
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 179
La leçon qu’il conviendrait de tirer pour la Hollande et pour les
Provinces-Unies apparaît moins clairement. D’après l’auteur du Traité
politique, le régime monarchique requiert une armée populaire : « l’armée
se composera des seuls citoyens, sans en excepter aucun et sans en ajou-
ter d’autres » – en effet, on ne devient citoyen qu’après avoir rempli
son service militaire.⁴⁹ Mais le régime aristocratique, qui serait celui
de la Hollande, demande un autre système : « Comme dans ce système
il doit y avoir de l’égalité, non pas entre tous, mais entre les patriciens
seulement et que le pouvoir des patriciens est plus grand que celui du
peuple, il est certain qu’il n’existe aucune nécessité fondamentale à ne
faire consister l’armée que de sujets. »⁵⁰ Si tous sont (ou doivent être)
égaux (sauf le roi et ceux qu’il désigne) sous un roi, cette égalité n’est
pas nécessaire sous un gouvernement aristocratique : celui-ci peut donc
se servir d’une armée mercenaire – ce qui fut le cas de la Hollande. Le
sens d’une armée populaire serait donc aussi qu’elle exprime l’égalité
fondamentale des citoyens. Spinoza ne cesse pas pour autant de penser
que, sous un régime aristocratique, les citoyens doivent avoir le droit
d’être soldats, ne fût-ce que parce que l’exclusion des citoyens affaiblit
la force de l’armée : « Qui ne voit que des hommes, luttant pour leur
famille et leur foyer, trouvent en eux des ressources exceptionnelles
d’héroïsme ? »⁵¹ Une autre raison justifiant la formation d’une milice
populaire est donc la motivation des soldats. En revanche, Spinoza ne
croit pas que l’armée ait besoin d’un capitaine général en permanence :
« il devra être nommé en temps de guerre seulement et il ne pourra
être que d’origine patricienne ». Enfin, afin de prévenir la possibilité
d’un coup d’État, « il n’exercera son commandement que pour un an
sans possibilité de prolongation ni de renouvellement ».⁵² De ce point
de vue en effet, une aristocratie est beaucoup plus vulnérable qu’une
monarchie : sous un monarque, un coup d’État ne fait que remplacer
un roi par un tyran, tandis qu’un coup d’État contre un gouvernement
aristocratique change la forme du régime – chose que Spinoza trouve
néfaste. On remarquera que le motif est différent : si sous un monarque,
l’armée doit être constituée des seuls citoyens pour empêcher le roi de

49 TP, chap. vi, § 10, G III p. 299-300, R p. 145 ; § 17, G III p. 315, R p. 149.
50 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327, R p. 203.
51 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327 (traduction de l’auteur), R p. 203.
52 TP, chap. viii, § 9, G III p. 327, R p. 203.
180 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
commencer des guerres inutiles, l’inclusion de citoyens dans l’armée
sous un régime aristocratique doit en augmenter la force. Pour Spinoza
semble-t-il, la seule raison incitant un gouvernement aristocratique à
envisager la possibilité d’une guerre est la sécurité, ou bien la prospé-
rité, qui sont des motifs légitimes, contrairement à la gloire.

- VI -

Lorsque le souverain est l’« interprète de la volonté de Dieu », aucune


autre interprétation (c’est-à-dire « théologie ») de cette volonté ne sau-
rait être admise sans saper l’autorité du souverain. Par conséquent, la
religion ne peut être libre. En effet, si le souverain doit détenir un
pouvoir sur le comportement de ses sujets, les motifs de ce compor-
tement ne peuvent le laisser indifférent. Mais les instruments dont il
peut se servir sont limités pour au moins deux raisons : 1) une croyance
n’est pas un acte d’obéissance mais un jugement ; 2) dans une société
multiforme, le souverain ne peut imposer une croyance sans perdre son
autorité sur une grande partie de la population.
Hobbes résout le problème en plaçant le roi à la tête d’une Église
nationale. Mais il réserve cette solution pour les États où il n’existe
qu’une seule religion : là où il existe une pluralité confessionnelle, l’État
est sans religion. Spinoza à son tour semble rapporter la situation aux
Provinces-Unies à ce cas précis : le pays n’ayant pas de religion com-
mune, il est impossible d’adopter la solution proposée par Hobbes.
Tout ce qu’on peut faire pour remédier au problème des fondements
de l’obéissance civile des sujets est, d’une part, de montrer par une
interprétation de l’Écriture que la religion demande l’obéissance au
souverain ; d’autre part, de proposer des arrangements institution-
nels pour limiter les conséquences politiques négatives de la diversité
confessionnelle.
Le Traité politique constitue à ce titre un meilleur guide que le
Traité théologico-politique. Dans le Traité politique, deux solutions assez
précises sont présentées pour la monarchie et pour l’aristocratie. Si
Spinoza n’adopte dans aucun de ces cas la solution de Hobbes, c’est
probablement parce que son point de départ est la pluralité religieuse
et confessionnelle. Dans une aristocratie il faut, selon Spinoza, que les
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 181
patriciens embrassent tous la foi universelle, ébauchée au chapitre xiv
du Traité théologico-politique. Les confessions jouissent d’une liberté
de culte, mais leurs temples doivent être petits. À côté d’elles, il existe
cependant une « religion nationale » (religio patria) dont les temples
doivent être grands et précieux. Les rites devraient y être administrés
exclusivement par les patriciens et les sénateurs, afin de montrer qu’« ils
sont les gardiens et les interprètes de la religion du pays ». L’ensemble
des autres fonctions doit être laissé à d’autres.⁵³ Spinoza semble donc
chercher un moyen terme entre l’absolutisme de Hobbes et le plura-
lisme religieux caractéristique des Provinces-Unies : le rôle de l’Église
nationale ou publique n’est pas de remplacer les diverses confessions,
mais de les reléguer au second plan. Un tel objectif est rendu pos-
sible par le fait que sa confession n’est pas dogmatique et qu’elle est
le lieu propre des rites de passage (mariage, mort, etc.). En outre, le
fait que toutes les autres fonctions ministérielles soient abandonnées à
des citoyens doit être vu comme un effort pour tenir les patriciens en
dehors de toutes les controverses théologiques. Par conséquent, Spi-
noza semble adapter Hobbes aux contingences néerlandaises.
Cette analyse est indirectement confirmée (mais aussi complétée)
par ce qui est dit des rapports entre l’Église et l’État sous un roi. Selon
le Traité politique, la liberté de culte doit être autorisée sous un roi
(bien que les temples doivent être payés par les fidèles eux-mêmes),
mais « le roi peut avoir dans son palais une chapelle où il pourra prati-
quer sa religion ».⁵⁴ En monarchie, la religion semble donc entièrement
privatisée. Qu’en est-il sous un régime aristocratique ? Étant donné
que Spinoza ne soulève même pas la question, la réponse doit être
purement hypothétique. Deux réponses différentes peuvent être envi-
sagées. La première serait que, catholique, calviniste, remontrant ou
luthérien, le roi ne peut guère imposer sa propre religion à la popu-
lation sans s’en aliéner une portion importante, et qu’il ne peut pas
renoncer à sa foi en faveur d’une religion publique sans perdre sa crédi-
bilité. Une autre solution pourrait être analogue à celle préconisée dans
le cas de l’armée. Dans une monarchie, il est important que tous soient
égaux sous le roi ; comme cette égalité ne peut être imposée par celui-ci
dans le domaine de la religion, elle se traduit mieux comme égalité de

53 TP, chap. viii, § 46, R p. 239-241.


54 TP, chap. vi, § 40, R p. 159.
182 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
droits que comme égalité de doctrine. Sous un régime aristocratique
par contre, cette égalité n’est importante que parmi les patriciens – la
religion commune serait donc une expression de leur égalité.

Conclusion

Les conclusions que je propose sont assez diverses. En premier lieu,


il me semble que les rapports entre Spinoza et Hobbes appellent une
étude plus approfondie, qui s’étendrait également à leurs analyses
concernant l’interprétation de l’Écriture, la théocratie, la séparation de
la philosophie et de la théologie, etc. J’ai essayé de poursuivre une telle
étude dans mon livre⁵⁵, mais le sujet est loin d’être épuisé. En second
lieu, il faut tenir compte non seulement du caractère profondément
conservateur de la philosophie politique de Spinoza, mais aussi du
contexte néerlandais : Hobbes n’est pas une référence en lui-même,
mais par rapport à l’usage qui est fait de lui par d’autres théoriciens
néerlandais (ou plutôt hollandais) de la politique. Enfin, je suggère
que pour connaître les idées politiques de Spinoza, il faut préférer le
Traité politique au Traité théologico-politique : ce dernier ouvrage consti-
tue en effet un commentaire qui ne peut être compris sans se référer au
contexte néerlandais comme au Léviathan de Hobbes.

55 T. Verbeek, Spinoza’s heologico-Political Treatise, ouvr. cité.


La liberté religieuse
chez Hobbes et Spinoza
Elhanan Yakira

La liberté et la religion constituent des thèmes centraux de la pensée de


Spinoza.¹ Ils revêtent aussi, dans l’œuvre de Hobbes, une importance
indéniable.² Un certain nombre d’éléments semblent d’ailleurs rappro-
cher les deux philosophes sur ces deux questions – du moins sous cer-
tains aspects importants. Les deux penseurs sont ainsi déterministes,
et aucun des deux ne défend la cause d’une orthodoxie qui se voudrait
égale ou supérieure à l’autorité de l’État. Enfin, à l’époque où qualifier
un penseur d’athée équivalait à une accusation, Spinoza et Hobbes ont
souvent été placés sur le même banc d’accusation.³ Ces éléments per-
mettent d’englober les deux philosophes dans une même image relati-
vement cohérente. Mais un regard plus précis permet aussi de dégager
des différences dont l’importance tend à éloigner ceux que l’on avait
dans un premier temps associés. D’une manière générale – et du point
de vue de la méthode en histoire des idées – c’est en exhumant les

 Voir le Traité théologico-politique, la lettre lxi à Lambert de Velthuysen (1675) et


les dernières lettres échangées avec Oldenburg (1676). Ces lettres sont reproduites
dans l’édition de C. Appuhn du Traité politique, dans Œuvres, Paris, Flammarion,
1966.
2 Voir par exemple la troisième et la quatrième partie du Léviathan.
3 Le Léviathan est interdit en même temps que le Traité théologico-politique par un
arrêt de la Cour de Hollande en 1674 (voir C. Secrétan, Les privilèges, berceau de la
liberté, Paris, Vrin, 1990, p. 159). De même Christian Kortholt les associe (avec aussi
Herbert de Cherbury) dans son livre De tribus impostoribus magnis (Kiel, 1680).
184 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
différences entre deux systèmes de pensée, plutôt qu’en repérant leurs
affinités, que l’on peut dégager des leçons philosophiques et historico-
philosophiques et que l’on peut, par extension, évaluer les véritables
enjeux philosophiques à l’œuvre dans un moment historique donné, et
même d’une façon plus durable.
Mon propos visera à faire saillir les différences entre les concep-
tions spinoziste et hobbesienne de la liberté et de la religion. Il s’agira
aussi d’en analyser les raisons. Je n’exposerai pas de manière exhaustive
l’ensemble des différences qui séparent les doctrines des deux auteurs.
Mon but est plutôt d’ouvrir une perspective par laquelle il est possible,
à partir d’un relevé de certaines différences, d’esquisser une typologie
des philosophies politiques dans leurs rapports aux questions de la
liberté et de la religion.

Le théologico-politique et la tolérance

Il convient auparavant de préciser le sens de la formule ambiguë


employée dans le titre de cette contribution – « la liberté religieuse ». J’ai
choisi ce terme peu habituel et peu commode pour souligner l’existence
d’un lien essentiel entre deux champs de réflexion – lien dont la nature
ne coïncide peut-être pas avec ce que l’on croit en saisir à première vue.
La problématique métaphysique et théologique du libre arbitre et celle
de l’État et du pouvoir se constituent toutes deux, pour une large mesure,
autour du concept de liberté. La formule « liberté religieuse » se réfère
d’abord à la problématique générale des rapports entre l’État et l’Église
où se posent, entre autres, les questions de la nature, de l’origine et de la
justification du pouvoir, celle de la tolérance, ou bien celle de la fonc-
tion et de la représentativité des institutions. Cette formule implique en
outre une problématique, essentielle, portant sur la religion : la dimen-
sion morale de celle-ci – exigence morale ou normativité, ontologie du
bien et du mal – présuppose une forme ou une autre de liberté.
La problématique des rapports liant l’État et la religion comporte
deux volets principaux : d’une part, la question du théologico-politique
– qui recouvre la question de la liberté de la religion par rapport à l’État,
d’autre part, celle de la tolérance. Cette problématique se retrouve, sous
ses deux aspects, à la fois dans l’œuvre et dans la vie des deux penseurs.
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 185
La répression, les contraintes exercées sur la libre expression et les
dangers qui menacent ceux qui les outrepassent, l’intervention dans la
politique au nom de la Révélation, enfin, les horreurs de la guerre civile
et de la violence politique liées d’une façon ou d’une autre aux conflits
interconfessionnels, constituent autant d’éléments qui ont traversé la
vie et la pensée de Spinoza et de Hobbes.
En ce qui concerne la question de la tolérance, les prises de posi-
tion théoriques des deux philosophes sont toutefois très différentes.
Tandis que Hobbes blâme la dissension religieuse pour les désordres
politiques qui affligent son pays, Spinoza lutte contre la répression de
cette hétérodoxie, au point qu’il voit dans l’inflexibilité et la rigidité
typiques de l’orthodoxie l’origine des maux politiques.⁴ En outre, le
premier reproche aux remontrants de soutenir une conception positive
de la liberté de la volonté et d’être à l’origine des troubles frappant
l’Angleterre⁵, tandis que le second s’inscrit au sein même de ce parti.
Si un certain nombre de conclusions explicites dégagées par Spinoza
restent relativement implicites chez Hobbes, on ne peut pas parler
d’une opposition de principe entre elles. En fin de compte, et mal-
gré une certaine ambiguïté qui s’installe dans la deuxième moitié du
Léviathan, la théorie de l’État de Hobbes est rationaliste et, par cela
même, critique par rapport aux programmes théologico-politiques.
Distinguer, pour mieux les déterminer, les positions des deux phi-
losophes sur la question du théologico-politique – qui n’est autre que
celle des fondements de la politique – est relativement complexe. Pour
Hobbes, les relations entre l’Église et l’État revêtent certes une impor-
tance non négligeable, mais elles restent secondaires par rapport à la
question des origines, de la nature et de la justification de la souverai-
neté. Pour Spinoza en revanche, ces relations constituent la question
fondamentale de la philosophie politique. Elles deviennent avec lui la
question même des fondements de l’État : il ne s’agit plus seulement à
travers elle d’évaluer et de régler les rapports de force entre les deux ins-
titutions politique et ecclésiastique, mais aussi et surtout de savoir si la
légitimité du pouvoir politique doit procéder de la Révélation, ou bien
de la raison. Même si l’on doit prendre en compte les différences impor-
tantes entre les deux ouvrages consacrés par Spinoza à la philosophie

4 TTP, chap. xx.


5 Hobbes, De la liberté et de la nécessité, VR XI-1 ; Béhémoth, VR IX.
186 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
politique – le Traité théologico-politique et le Traité politique – il n’en
reste pas moins que la critique du théologico-politique forme pour lui
le cadre permanent dans lequel se pose la question du politique.
Ajoutons une remarque. Il est vrai que lorsqu’on considère la ques-
tion de la liberté politique (que nous distinguons de la liberté reli-
gieuse), les différences entre Spinoza et Hobbes deviennent impor-
tantes et profondes. À la différence de celle de Hobbes, la philosophie
politique de Spinoza est une philosophie de liberté. Pourtant, et sans
entrer dans la question des rapports entre Hobbes et la pensée libé-
rale, il est clair qu’à travers son individualisme méthodologique et sa
justification, par l’intérêt existentiel de l’individu, du pouvoir en géné-
ral comme de la souveraineté en particulier, Hobbes est à l’origine du
libéralisme moderne ou du moins, il l’annonce.

Spinoza, Hobbes et le déterminisme


C’est un lieu commun d’affirmer que Spinoza et Hobbes sont, tous les
deux, déterministes. Pour être plus précis, il faudrait dire que Spinoza
est nécessitariste. La différence porte sur la manière de conceptualiser
la nécessité naturelle dans laquelle se trouve l’homme (comme toute
autre chose). Tandis que Spinoza aborde cette thématique par le biais
du concept de nécessité logique ou géométrique, Hobbes le fait par le
concept de causalité et de détermination causale. En apparence, les
conséquences de cette différence, pour ce qui concerne la question
de la liberté humaine, ne sont pas très importantes. L’homme – ses
actions, ses désirs, ses pensées – est déterminé d’une façon absolue
selon les lois générales et incontournables d’une nature une et indivi-
sible. Ses décisions et les actions qui s’ensuivent ne sont pas libres dans
un sens qui permettrait d’envisager qu’elles puissent être autres que ce
qu’elle sont effectivement.
En réalité, cette différence entre déterminisme causal et nécessi-
tarisme logique (ou plutôt, rationnel) est importante. Leibniz le sou-
ligne, en déployant de grands efforts théoriques pour la thématiser et
fonder sur elle sa propre conception de la liberté.⁶ C’est elle qui lui a

6 Voir E. Yakira, Contrainte, nécessité, choix. La métaphysique de la liberté chez Spinoza


et Leibniz, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1989.
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 187
permis en quelque sorte de sauver la contingence et ainsi d’assurer les
fondements de la morale – de la positivité, par exemple, de notions
telles que la responsabilité, la culpabilité ou le bien et le mal. Ainsi
nommé par le philosophe allemand, le labyrinthe de la liberté et de la
nécessité est lié de plusieurs manières à la thématique de la morale et
de sa fondation.
Si les deux conceptions déterministes de Spinoza et de Hobbes
semblent, à première vue, assez proches, elles divergent en réalité sur
des points décisifs. Non seulement les concepts de liberté, de volonté
ou de choix revêtent des significations très différentes dans les deux
systèmes de pensée, mais leurs usages, leur articulation à la morale
ou à la normativité morale en général, diffèrent aussi largement. De
même, la nature de la réciprocité logique ou conceptuelle qui semble
exister entre liberté et morale varie largement d’une doctrine à l’autre.
Or, cette divergence ne concerne pas, au fond, les solutions apportées
par les deux penseurs à la question de la liberté, ou aux différentes
questions qui relèvent de la thématique de la liberté. En la matière, les
différences entre Spinoza et Hobbes jouent sur un autre niveau que
celui des arguments et des constructions théoriques explicites. Il faut
donc en préciser le locus.
La plupart des études dites comparatives mettent l’accent sur les
engagements théoriques des auteurs, sur leurs prises de position rela-
tives à telle question ou à telle difficulté, sur leurs désaccords concer-
nant le sens de certaines notions ou la constructions de concepts.
Cette méthodologie en histoire des idées est la plupart du temps adé-
quate, mais pas toujours. Il arrive ainsi que la discussion et l’emploi
des mêmes notions cachent une transformation de la problématique,
une différence de paradigme, pour employer un terme en vogue. Cette
problématique implique, d’une manière d’ailleurs contestable, une
incommensurabilité entre les paradigmes en question. Il s’agit, en effet,
dans le contexte qui est le nôtre, d’un déplacement du point de vue,
d’un changement de la perspective par laquelle une problématique est
abordée, d’une divergence quant aux motivations philosophiques, d’un
changement d’accent mis sur telle ou telle thèse, ou encore d’une hié-
rarchisation thématique différente. Tout cela reste souvent implicite.
La question de la liberté est particulièrement affectée par ce type de
transformations cachées. Pour le dire autrement, il n’existe pas une
seule, mais plusieurs questions de la liberté.
188 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Une complète justification, ou même élucidation, d’une telle propo-
sition dépasse évidemment largement le cadre de cet essai. Il faudrait
non seulement montrer qu’il existe plusieurs champs thématiques plus
ou moins indépendants structurant le concept de liberté, mais aussi
expliquer quel principe commun – s’il en existe un – permet de subsu-
mer ces différents champs sous l’unité d’un concept. Je me contenterai
de soutenir que les difficultés les plus notoires procédant de l’unité du
concept de liberté peuvent être résolues par l’approche proposée. Par
conséquent, au lieu de développer une analyse des théories de la liberté
et de la nécessité (en l’occurrence, chez Spinoza et Hobbes), ou de les
comparer l’une à l’autre comme s’il s’agissait de deux doctrines portant
sur un seul et même objet, je propose d’esquisser ce qu’il conviendrait de
considérer comme une topique de la liberté. Autrement dit, la démarche
consiste non pas à se demander s’il est possible de concilier, et de quelle
manière, la thèse d’une validité universelle du principe de causalité et
celle de la pertinence d’un concept de liberté, mais à examiner de quelle
liberté il est question, ce que l’on thématise par cette notion et dans
le cadre de quelle problématique on l’inscrit. Il faudrait donc tenter
une délinéation du champ thématique dans lequel se pose la question
de la liberté, en expliciter sa logique propre, reconstruire les modes
d’opération et de fonctionnement de ses fondements conceptuels. C’est
d’ailleurs justement pour mettre en relief cette forme d’analyse que j’ai
choisi de parler de liberté religieuse : ce qui pour Hobbes était encore
une question pertinente – même si sa position est peu orthodoxe – est
devenu, pour Spinoza, une « non-question ».

Liberté religieuse, théologie et politique

La différence qui m’intéresse ici se trouve donc au niveau des motiva-


tions et des orientations de la réflexion. D’une façon très schématique,
on peut soutenir que Spinoza, par sa théorie de la liberté, a mis en
question toute une tradition de penser la liberté et ses rapports à la
question de la religion, tandis que Hobbes, nonobstant son hétérodo-
xie, réelle ou non, reste toujours à l’intérieur de cette tradition. Ce serait
donc notamment dans sa théorie de la liberté humaine que la nature
iconoclaste de la philosophie spinoziste s’exprime, et s’avère plus radi-
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 189
cale que celle de Hobbes. Spinoza, en effet, ne propose pas seulement
une critique du rôle que l’Église exige dans la vie politique, ni de celui
que la théologie prétend jouer dans la constitution de l’État et de son
fonctionnement comme garant de la souveraineté et du pouvoir de la
religion. Sur tous ces thèmes, les différences entre lui et Hobbes sont
secondaires. Ce qui est vraiment significatif est la façon dont Spinoza
se met dans la position du critique radical de la théologie en tant que
programme de pensée – en tant que système de significations – des
clercs comme dépositaires de sagesse. C’est en deçà de la religion, de la
théologie et de tout ce qui relève d’elles, qu’il faut chercher non seule-
ment une théorie de l’Être mais aussi, et surtout, les fondements d’une
théorie de l’action, du juste et de l’injuste, du bien et du mal, ainsi
qu’une théorie et une justification du pouvoir politique. Dans l’œuvre
de Hobbes, la question de la liberté humaine est abordée surtout dans
les controverses sur la liberté, la nécessité et le hasard.⁷ Chez Spinoza,
elle est développée dans la dernière partie du premier livre de l’Éthique,
puis dans les quatrième et cinquième parties du même ouvrage ainsi
que, dans une moindre mesure, dans le Traité théologico-politique.
Il faudrait donc essayer de dégager dans ces textes ce que j’ai
nommé les motivations et les orientations de ces théories de la liberté.
On pourrait alors se rendre compte qu’elles divergent effectivement de
façon essentielle. En allant au-delà des argumentations plus ou moins
rigoureuses de l’un ou l’autre des deux philosophes, on pourrait – c’est
en tout cas la conviction qui est la base de mon propos – reconstruire
les vrais enjeux philosophiques qui se jouent entre les deux doctrines
en apparence proches, et montrer que les divergences sont plus essen-
tielles que les similitudes.
Je ne peux off rir ici qu’une ébauche, en vue d’une présentation ulté-
rieure plus adéquate, de la reconstruction de ce que je viens d’appeler
les enjeux philosophiques se jouant entre Spinoza et Hobbes – enjeux
qui résulteraient d’une confrontation entre les conceptions de la liberté
religieuse des deux philosophes. Cette reconstruction appelle cette
première question qui, malgré les apparences, n’est pas banale : savoir
pourquoi Spinoza comme Hobbes insistent tant sur la nécessité d’une
théorie positive de la liberté et sur leur capacité à la produire. Ce fait

7 Il s’agit de la polémique avec Bramhall. Voir la traduction de F. Lessay citée ci-des-


sus (VR XI-1).
190 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
est notoire sans être pour autant, me semble-t-il, problématisé : il est
en effet remarquable que les deux déterministes que sont Spinoza et
Hobbes ne soient pas prêts à renoncer au concept de liberté. Quitte
à comprendre leur discours sur la liberté comme purement subversif,
il faut se demander pourquoi tous deux cherchent à maintenir le sens
positif de cette notion dans leurs théories anthropologiques respec-
tives et, au moins pour ce qui concerne Spinoza, également dans la
métaphysique. Pourquoi ne pas se contenter de dire que l’homme n’est
pas libre ? Que la notion même de liberté n’a pas de sens ? Spinoza,
on le sait, n’a pas hésité à porter un tel jugement sur des notions aussi
importantes que le bien et le mal ou – et c’est plus significatif – le libre
arbitre et la liberté de choix. Mais il n’en va pas du tout de même pour
ce qui concerne la liberté. Celle-ci reste pour lui un thème central,
dont l’importance conduit à affirmer qu’il est sans doute le philosophe
par excellence de la liberté. Il suffit de rappeler que la cinquième partie
de l’Éthique, par exemple, est une théorie de la liberté humaine, ou
que la fin de l’État (notamment dans le Traité théologico-politique) est
également la liberté. Il est vrai que chez Hobbes le thème de la liberté
n’occupe pas une place aussi importante – ni dans la théorie de l’État,
ni dans la philosophie de l’homme. Mais quand la question se pose, il
fait de grands efforts pour sauver, pour ainsi dire, la pertinence de la
notion de liberté.
Hobbes a défini la liberté comme l’absence d’empêchements à l’ac-
tion que l’on veut effectuer, ou comme la réalisation de ce que l’on
veut faire, la volonté étant le résultat d’une délibération. Celle-ci est
conçue selon un modèle quasi mécanique de rapports de force. Et en
effet, ce qui semble difficile – ce qui a semblé difficile à Bramhall –
est cette description et cette interprétation en termes mécanistes et
matérialistes de la délibération. Qu’il y ait ici une difficulté, cela est
très clair ; mais je ne veux pas m’attarder sur les arguments de Hobbes
(ni de Bramhall). Je voudrais regarder au-delà des arguments. Ce qui
est essentiel ici, à mon sens, est la tentative ou même l’entêtement à
conserver la pertinence de la notion de volonté : non pas celle de désir
ou d’appétit, mais bien celle de volonté. La raison en est que Hobbes,
en fin de compte, pense la question de la liberté humaine dans le cadre
de ce qu’on peut appeler la tradition de la théodicée.
Pour Leibniz – qui a inventé le mot et dont le concept de meilleur
monde possible est, probablement, l’aboutissement de cette tradi-
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 191
tion –, il s’agit de formuler une théorie de la nature de l’action ou,
plus précisément, de l’être-agent humain, de sa personnalité morale, de
la responsabilité et de la culpabilité juridico-éthiques. Chez Hobbes,
il n’est question que d’une justification de la justice rétributive. Mais
l’essentiel est que toute sa discussion de la liberté tourne autour de
cette question : comment comprendre que l’homme soit responsable
ou plutôt, comptable, c’est-à-dire qu’il soit possible de lui demander de
rendre compte de ce qu’il fait ?
Spinoza, en revanche, pense la liberté dans le cadre d’une théma-
tisation de la notion de l’autonomie de la personne et de l’individua-
lité irréductible de l’homme. La clé pour comprendre la différence
que nous essayons de faire surgir ici est la doctrine spinoziste de la
volonté. L’important n’est pas que la volonté soit déterminée par des
causes de telle ou telle nature, qu’elle soit libre ou non, mais que Spi-
noza rejette la distinction même entre volonté et entendement. Ce
qui s’effondre avec la réduction de la volonté à la pensée, c’est la per-
tinence de tout un domaine, à savoir le domaine juridico-théologique.
Ce n’est pas que l’homme ne soit pas libre : il l’est, ou plutôt, il peut
le devenir. Mais sa liberté n’est pas la base ou la justification du dis-
cours – du champ thématique et discursif – de l’imputation et de
l’accusation. La subversion que la théorie spinoziste de la liberté
effectue ne vise pas une notion générale et abstraite de liberté, mais
des notions telles que la culpabilité, la comptabilité (l’accountability),
la rétribution, etc.
Dans la théorisation contemporaine de l’État, du pouvoir, de son
autorité, et ce depuis un bon moment, on a recours souvent aux phéno-
ménologies, voire aux ontologies des différents champs ou régions spé-
cifiques de ce vaste domaine de la vie organisée en communauté. Sont
formulées des logiques propres, ou des lois spécifiques, du domaine
juridique d’une part, et du politique dans un sens strict de l’autre. Vue
sous cette perspective, la démarche spinoziste peut se comprendre
comme une relativisation radicale de la jurisprudence en tant que
domaine sui generis, ou comme un rejet de sa primauté, voire de sa
spécificité même.
La tradition de la théodicée, comme nous venons de l’évoquer pré-
cisément par le biais de la théorie de la liberté, est une métaphysique
de la jurisprudence. C’est en tout cas ce qui ressort de l’optimisme
leibnizien et de ce que le penseur allemand appelle effectivement et
192 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
explicitement la jurisprudence universelle.⁸ La pertinence d’une telle
conception dépend de la possibilité d’attribuer de manière effective un
sens métaphysique à la notion de liberté, thématisée dans une théorie
de la liberté divine. Chez Leibniz, la formulation et la justification
d’une telle notion et d’une telle théorie se trouvent au centre même
de ses réflexions. Chez Hobbes, tout cela reste plutôt implicite et un
peu ambigu, sans qu’il s’agisse pour autant d’un rejet du modèle juris-
prudentiel de la liberté. Enfin, chez Spinoza, la théorie de la liberté
divine opère une transformation si radicale du sens traditionnel de
cette idée, qu’on peut en effet y voir un rejet du modèle juridique de la
morale. Ce rejet est effectué chez lui en deux moments, indépendants
l’un de l’autre, mais liés par la transformation de la notion de liberté
religieuse dans tous ses sens possibles. Il se consomme dans l’appari-
tion de deux champs de la normativité : l’éthique comme champ de
normativité de la raison constitué autour de la notion de liberté, com-
prise comme autonomie de la personne, et le champ du politique, où
une logique propre du pouvoir est constituée par sa sécularisation et
sa limitation, qui lui confère simultanément une primauté essentielle
sur le juridique.

 Voir G. Grua, Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953 ; La
justice humaine selon Leibniz, Paris, PUF, 1956.
Index des noms

Abraham – 106, 141, 142, 145, 149, 150, Christ – 23, 31, 55, 76, 97, 98, 115, 139,
158, 165 148
Adam – 106 Christin Olivier – 18, 105
Altini Carlo – 25 Cicéron – 69
Ambroise – 57 Comenius – 28
Aristote – 10, 58, 59 Courtine Jean-François – 71, 72, 73,
Armogathe Jean-Robert – 27, 28 89
Arquillière Henri-Xavier – 30, 49, Cristofolini Paolo – 12, 26
50, 52, 54, 55, 56, 57, 59, 60, 61
Augustin – 50, 51, 53, 54, 55, 56, 58 Dagron Tristan – 24
Daneau Lambert – 28
Bastit Michel – 71, 72, 89 Donne John – 42, 43
Benítez Miguel – 22 Drieux Philippe – 5, 6, 32, 117
Bloch Ernst – 19 Duns Scot – 71
Blumenberg Hans – 15, 16, 18, 19, 20, Dybikowski James – 22
21, 28, 29, 36, 38, 39, 40, 41
Bourdin Bernard – 25 Éléazar – 139, 148, 151, 153, 154, 161, 162
Bove Laurent – 24
Brague Rémi – 15, 16, 29 Foessel Michaël – 16
Bramhall John – 13, 65, 66, 189, 190 Foisneau Luc – 13, 23, 66
Bredekamp Horst – 105, 111 Foucault Michel – 19
Brunschvicg Léon – 8
Gauthier David P. – 85, 87
Calvin Jean – 60 Gélase – 30, 50, 56
Capelle Philippe – 25 Giancotti Emilia – 7, 8
194 Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole
Giannini Humberto –  Lessay Franck – 13, 23, 35, 189
Gilson Étienne – 54 Lille Alain de – 28
Godolphin Sidney – 46 Löwith Karl – 16, 17
Grégoire le Grand – 30, 50, 52, 56, Lübbe Hermann – 15
57
Grotius Hugo – 11, 28 Machiavel – 9, 24, 167, 178
Grua Gaston – 192 Maïmonide – 24
Mairet Gérard – 18
Hazard Paul – 27 Malynes Gérard de – 42, 44, 45
Hegel Georg Wilhelm Friedrich – 15, Marquer Éric – 5, 30, 35
16, 17 Matheron Alexandre – 123
Henshall Nicolas – 18 McKenna Antony – 22
Herla Anne – 23 Meier Heinrich – 24
Meinsma Koenraad Oege – 26, 165,
Isidore de Séville – 30, 56, 58 166
Israel Jonathan I. – 22, 26, 27, 28, 29, Mersenne Marin – 28
166, 167 Meyer Louis – 22, 28
Moïse – 11, 31, 82, 96, 97, 98, 106, 117,
Jacob Margaret C. – 24, 141, 145, 151 122, 123, 124, 125, 126, 127, 135, 136,
Josèphe Flavius – 60, 147, 158 137, 138, 139, 141, 142, 143, 144, 146,
Josué – 138, 139, 146, 147, 160, 161, 162, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155,
178 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
171, 174, 176
Kervégan Jean-François – 16, 17 Monod Jean-Claude – 15, 16
Koerbagh Adriaan et Jan – 28, 165, Moreau Pierre-François – 5, 6, 14, 22,
166, 167 23, 26, 28, 30, 48, 49, 71, 115, 118, 121,
Kortholt Christian – 183 122, 123, 131
Koselleck Reinhardt – 18, 19, 36, 37,
38, 40, 41, 47 Oakley Francis – 71
Kossmann Ernst Heinrich – 169 Occam Guillaume d’ – 71

Lagrée Jacqueline – 14, 24, 25, 26, 28 Pacaut Marcel – 60


La Peyrère Isaac de – 22 Pacchi Arrigo – 23
Laux Henri – 25 Paganini Gianni – 22
Lazzeri Christian – 100, 123 Pasquino Pasquale – 90
Le Clerc Jean – 28 Pelluchon Corine – 23, 25
Leibniz Gottfried Wilhelm – 186, Platon – 58
190, 192
Index des noms 195
Ramond Charles – 5, 6, 14, 31, 79, 95, Thomas d’Aquin – 31, 65, 66, 69, 71,
100, 116, 170 72, 73, 88
Révah Israël Salvator – 26 Thomson Ann – 22
Revault d’Allonnes Myriam – 16 Thucydide – 35, 47, 48
Ricœur Paul – 19 Tricaud François – 13, 91, 107, 111, 114,
Rogers Graham Alan John – 35 154

Saada Julie – 5, 30, 32, 63, 90 Van Berckel Abrahm heodori


Saül – 137, 138, 140 – 165, 167
Schmitt Carl – 15, 16, 17, 25 Verbeek heo – 3, 5, 32, 165, 172, 175,
Schoneveld Cornelis Willem – 165 182
Secrétan Catherine – 24, 183 Villey Michel – 58, 59, 71, 72
Selden Jean – 60 Vinciguerra Lorenzo – 100
Sénèque – 138 Voegelin Éric – 17
Skinner Quentin – 104
Sorell Tom – 23, 35 Weber Dominique – 16, 23, 64, 111, 144
Strauss Leo – 16, 18, 22, 23, 24, 25 Weber Max – 16, 23, 64, 111, 144
Suárez Francisco – 31, 65, 66, 70, 71, Widmaier Carole – 25
72, 73, 89
Yakira Elhanan – 5, 32, 183, 186
Tanguay Yves – 25 Yovel Yimiyahu – 26
Terrel Jean – 5, 22, 23, 32, 105, 112, 135
Théodose – 57 Zarka Yves-Charles – 66, 91, 102
Table

Préface de Paolo Cristofolini 7


Liste des abréviations 13

Julie Saada
Introduction 15

Sécularisation ou rupture ?
l’invention de la modernité

Éric Marquer
Histoire et philosophie :
Hobbes et la pensée de la crise 35

Pierre-François Moreau
Note sur l’augustinisme politique 49

Julie Saada
Critique du thomisme et
construction de la loi naturelle chez Hobbes 63
Les usages de l’histoire sainte

Charles Ramond
« De bouche à oreille » et « d’esprit à esprit » :
voix extérieures et voix intérieures
chez Spinoza et Hobbes 95

Philippe Drieux
Autorité politique et régulation sémantique :
un usage spinoziste de Moïse 117

Jean Terrel
Le royaume mosaïque selon le De cive,
le Léviathan et le Traité théologico-politique 135

heo Verbeek
Spinoza, Hobbes, et la souveraineté de la Hollande 165

Elhanan Yakira
La liberté religieuse chez Hobbes et Spinoza 183

Index des noms 193


Cet ouvrage a été composé par les soins
du service d’édition de l’École normale
supérieure Lettres et sciences humaines,
avec les caractères Caslon et Seria et
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Dépôt légal septembre 2009

IMPRIMÉ EN FRANCE
Hobbes, Spinoza ou les politiques de la Parole

Qu’entendre par modernité ? Résulte-t-elle d’une transposition des


schèmes théologiques et des dispositifs théologico-politiques propres
au christianisme médiéval, ou bien s’est-elle affirmée contre son propre
passé théologique, en rupture avec les formes héritées du passé ? Et
comment situer, dans ce processus, les philosophies de Hobbes et de
Spinoza, comprises tantôt comme héritières des théologies de la toute-
puissance divine, de l’augustinisme ou de la Réforme, tantôt comme
inaugurant les Lumières radicales qui se sont par la suite diffusées dans
toute l’Europe jusqu’à culminer à la fin du xviiie siècle ?
À côté des nombreux travaux consacrés à l’herméneutique biblique chez
Spinoza et chez Hobbes, ou à la question du théologico-politique et
de la naissance des institutions politiques modernes, cet ouvrage veut
montrer comment, à partir d’une interprétation nouvelle de l’ancien
– l’Écriture sainte –, quelque chose d’inédit a été produit dans la pensée
des institutions politiques, du droit, du corps politique et de la multitude.
C’est paradoxalement en interprétant à nouveaux frais l’Écriture que
la politique peut devenir, chez Hobbes, une création humaine ou, chez
Spinoza, une œuvre humaine dont la rationalité peut être pensée à dif-
férents degrés ; ce qui revient à penser comment la modernité est aussi
issue d’une politique de la Parole.

Julie Saada, maître de conférences à l’université d’Artois, est spécialiste


de philosophie morale, politique et juridique.

ISBN 978-2-84788-175-2
Prix 23 euros

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