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La possibilité et les conditions de la voie initiatique dans le monde

actuel, au début du XXIe siècle

"En dehors du fait qu'il est important (...) d'avoir sur le plan théorique une idée précise de ce qu'est
l'initiation (…), il serait aujourd'hui intéressant d'établir si une réalisation initiatique est encore
possible ; et si oui, dans quelle mesure et dans quels cadres. Ce problème est essentiel pour ceux qui
ont dressé un bilan absolument négatif de toutes les valeurs culturelles, sociales, idéologiques et
religieuses de notre époque, et qui se retrouvent au point zéro ; pour eux, la liberté supérieure
promise en tout temps à celui qui s'engage dans la voie initiatique représente peut-être la seule
alternative par rapport aux formes de révolte relevant d'un nihilisme destructeur, irrationnel et même
criminel." (Julius Evola, L'arc et la massue)

Le parcours typique d'un lecteur fervent des textes sacrés et des doctrines traditionnelles est désormais
bien connu, et même devenu presque un poncif. Après la rencontre enthousiaste des textes et le désir de
profondeur spirituelle, de voie initiatique à dimension universelle, on se heurte au mur des limitations
consternantes de l'exotérisme chrétien. Souvent, le passage à l'Islam pour intégrer une voie soufie se présente alors
comme une alternative : après tout, Guénon, Schuon, Valsân, Gilis, Burckhardt, Lings, et même d'autres encore
comme Jean Reyor, pourtant chrétien résolu pendant longtemps, etc. n'ont-ils pas abouti à cette solution ?
Hélas, cette voie, non seulement par sa contradiction totale avec le milieu culturel européen et la masse
des paradoxes traditionnels induits par un rattachement à une tradition exotique (notamment dans sa dimension
exotérique indissociable de la Voie), mène la plupart du temps à un échec cuisant 1. Mais dans les rares cas où le
rattachement peut être profitable et pertinent, encore faut-il se confronter à nombre de cheikhs cruellement
exotériques, incompétents, peu recommandables, ou encore vénaux, avilissant les tariqas 2.
Quant aux autres traditions dites initiatiques, le constat n'est pas plus reluisant : franc-maçonnerie
simoniaque, moderniste, sans spiritualité réelle, sans doctrine, sans rigueur ; martinisme ou rosicrucianisme
d'opérette, etc. (pour ne rien dire des sociétés sans tradition, contrefaçons spirituelles, nageant dans un vide
« astral » conçu pour ne mener à rien)
On constate dès lors, comme on peut largement le comprendre et comme on pouvait le prévoir, que
nombreux sont ceux qui baissent les bras, sans parler de ceux qui subissent des conséquences encore plus graves :
dépression par suite d'une déception spirituelle ou d'une manipulation religieuse ou idéologique, problèmes
psychologiques, etc..
Dès lors, certains sont tentés d'ériger un tel constat en vérité doctrinale : cette phase du Kali-Yuga, de
l'âge sombre, rendrait finalement impossible ou obsolète la voie initiatique. Les principales traditions sacrées
auraient terminé leur cycle. À peine pourrait-on aller chercher une marginale tradition indigène, africaine, ou
asiatique encore vivante... ce qui n'est qu'une manière d'aller plus loin dans un exotisme qui a logiquement encore
moins de chance de mener à une réalisation.
Or, il y a là des idées qui contreviennent aux principes les plus élémentaires de la doctrine traditionnelle,
principes que le constat de la déchéance du monde ne saurait en aucun cas atteindre. Cela étant dit, ce constat n'est

1 Le rattachement à une tradition exotique constitue en soi, pour la plupart des cas, une grave erreur dans l'application des
principes traditionnels, et en général, une grande incohérence, très erratique, sur le plan pratique. Rappelons ce qu'en disait
Guénon lui-même : « Il n’y a de conversion [ou rattachement à une tradition exotique] réellement légitime en principe que
celle qui consiste dans l’adhésion à une tradition, quelle qu’elle soit d’ailleurs, de la part de quelqu’un qui était
précédemment dépourvu de toute attache traditionnelle. » (Initiation et Réalisation spirituelle, René Guénon, éd. Éditions
Traditionnelles, 1967, p. 102 ; nous soulignons)
2 Nous avons opté pour des pluriels non arabes, reproduisant le singulier.
pas pour autant erroné ou illégitime en soi, et nous mentionnerons plus loin comment le conjurer.
En quoi, tout d'abord, ce constat radicalement pessimiste et négatif sur la possibilité actuelle de
l'initiation est-il contraire à la doctrine traditionnelle ? Le principe essentiel de la voie initiatique est son
indépendance absolue par rapport aux aléas du monde temporel. La Voie est éternelle, elle traverse les civilisations
humaines, les temps et les époques. Elle peut « évoluer » ou « s'adapter », s'endormir, s'occulter, puis se réveiller
(suivant les points de vue), mais non disparaître ou mourir. Il s'agit là d'une réalité métaphysique, éternelle,
immuable. Même au cœur du Kali-Yuga, les plus hautes réalisations spirituelles sont possibles... elles sont
simplement, et apparemment, plus difficiles, et peut-être plus rares.
« Rien ne s'oppose en principe à ce qu'il y ait, dans tous les temps et dans tous les pays, des hommes
qui puissent atteindre la connaissance métaphysique complète. » (René Guénon, Introduction générale à
l'étude des doctrines hindoues, II, 6)

« La Tradition est susceptible d'adaptation aux conditions changeantes, pourvu que les solutions
soient toujours directement obtenues à partir des premiers principes, qui jamais ne changent.
Autrement dit, alors même que la modification des lois est possible, celles-là seules pourront être
dites authentiques qui restent réductibles à la Loi Eternelle. De même la variété des religions est une
application nécessaire et régulière des purs principes métaphysiques correspondant à la variété des
besoins humains, chacune d'entre elles pouvant être dite "la vraie religion" dans la mesure où elle
réfléchit les principes éternels. » (A.K. Coomaraswamy)

Un autre principe traditionnel veut que, pour des raisons métaphysiques, s'il existe un disciple qualifié, il
existe nécessairement un maître correspondant (le cas échéant en réveillant une voie endormie par l'absence de
disciples qualifiés au moment de sa mise en sommeil) : lorsque le disciple est prêt, ou qualifié, le maître arrive.
Encore faut-il suivre le cadre traditionnel le plus naturel, proche du « dharma », dans la recherche d'un maître et
d'une Voie, à partir de son milieu de naissance ou de culture.
D'ailleurs, la plupart du temps, l'affirmation qu'il n'y aurait plus d'initiation procède d'un manque de
recherche véritable, et d'une déception somme toute hâtée et capricieuse, la persévérance faisant cruellement
défaut. L'humilité aussi fait ici défaut, car cette affirmation réclamerait d'avoir atteint un surplomb sur la situation
spirituelle totale du monde actuel, qu'on ne possède alors certainement pas. Cette même humilité et cette même
persévérance qui manquent à l'homme moderne et qui sont indispensables à la qualification du disciple.
Une autre affirmation, liée à la précédente, est invoquée : il n'y aurait plus de vrai maître. On serait tenté
de répondre : y-a-t-il déjà de vrais disciples ?
Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugés. Car c'est dans le jugement que vous jugez que vous
serez jugés, et c'est à la mesure dont vous mesurez qu'on vous mesurera. Pourquoi vois–tu la paille
dans l’œil de ton frère, alors que dans ton œil, la poutre, tu ne la remarques pas ? Ou comment peux-
tu dire à ton frère : « Laisse–moi ôter la paille de ton œil », alors que c'est une poutre qui est dans ton
œil ? Hypocrite, ôte d’abord de ton œil la poutre, alors seulement tu verras assez clair pour ôter la
paille de l’œil de ton frère. (Mat 7.1-5)

La personne qui nie la possibilité actuelle de la voie, a-t-elle tenté tout d'abord d'être un disciple qualifié,
avant de se risquer à tout jugement généralisant ? Par exemple, dans le cas du christianisme, avant d'affirmer
l'absence de voie initiatique chrétienne, est-on devenu un « bon chrétien », ne serait-ce que sur le plan exotérique
le plus élémentaire ? N'est-ce pas un principe élémentaire de l'initiation traditionnelle que le disciple se qualifie,
avant de poser le moindre jugement sur l'existence ou la nature actuelle des maîtres spirituels ? Et ne serait-ce pas
la moindre des choses que, au moment même de son affirmation niant la voie initiatique, la personne soit encore,
et plus que jamais, un individu véritablement « qualifié » quant à cette même voie spirituelle ?
L'attente d'un maître véritable n'est-elle pas, d'évidence, une épreuve qualifiante pour l'initiation ? La
suspension de tout jugement, la reconnaissance de son ignorance, ne font-elles pas partie des qualifications
spirituelles du disciple ?
On voit bien, dès lors, à quel point l'affirmation évoquée, lorsqu'elle est d'ailleurs faite dans une certitude
dogmatique souvent insolite, est presque toujours la marque d'un manque de qualification, plutôt que d'un
diagnostic traditionnel véritable. Il ne faut d'ailleurs pas condamner ce genre d'affirmation en accusant son
énonciateur de disqualification spirituelle pour des raisons moralistes : en général, l'affirmation est certes sincère et
non dénuée de fondement, et la personne n'est pas nécessairement vaniteuse ou arrogante. Il s'agit
vraisemblablement d'une conviction intérieure qui, en définitive, révèle un manque d'humilité initiatique (une
qualité subtile, profonde), mais non pas la marque d'un orgueil égocentrique.
Car il y a là, effectivement, une dérive tout à fait typique de la modernité. On retrouve l'ego moderne qui
affirme « ni Dieu ni maître », du haut de son air blasé. On invitera donc volontiers l'auteur de l'affirmation à se
demander si ses propos n'aboutissent pas aux conséquences mêmes de la modernité, se révélant donc de même
nature qu'elle... Car :
(…) Il devrait être évident que c’est cet esprit [traditionnel] qu’il faut avant tout restaurer
intégralement en soi-même si l’on veut ensuite pénétrer le sens profond de la tradition (…).
(Initiation et Réalisation spirituelle, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1967, p. 72)

Cela peut sembler un martèlement lancinant, mais on ne répétera sans doute jamais assez à quel point il
faut distinguer le point de vue moderne, et le point de vue traditionnel, y compris le plus concret et exotérique, seul
ce second ayant la moindre validité de jugement dans le domaine spirituel et ésotérique.
Ayant renoncé à l'existence d'une voie spirituelle, certains affirment la nature initiatique de la vie
quotidienne et des expériences existentielles, les opposant aux cérémonies creuses des organisations prétendument
ésotériques. Se démontre là encore, en réalité, un manque total de point de vue traditionnel et une plongée dans le
point de vue moderne, détaché de toute prémisse traditionnelle. En effet, l'opposition entre l'existence quotidienne,
dans sa concrétude, et les rituels symboliques d'une école traditionnelle, sont à la base de l'opposition entre le sacré
et le profane. Celui qui affirme la nature initiatique des expériences existentielles (prétendument « concrètes »), les
opposant aux cérémonies théâtrales des organisations « ésotériques », démontre par son propos même qu'il a perdu
et renoncé en lui-même au point de vue traditionnel fondamental, selon lequel la « vraie vie » n'est justement pas
dans l'existence profane, mais dans le rite sacré, qui seul peut donner un « vrai sens » à tout, y compris à la « vie
concrète » qui semble en soi « plus vraie » (pour le profane !). Or, l'oubli de la distinction entre profane et sacré...
constitue typiquement une erreur moderne ! Par ailleurs, en exaltant la « vraie vie » (l'existence profane) en soi
comme « expérience initiatique », on plonge dans le domaine comparable à ce que que Guénon qualifie de
« mystique passive », c'est-à-dire qu'on attend et on subit, de la part de l'existence et du monde extérieur, des
événements ayant la valeur d'un stade spirituel, réalisé. C'est là une inversion totale de la doctrine traditionnelle de
l'initiation, où seul le rite traditionnel peut sacraliser quoi que ce soit par une méthode active, et non une mystique
(moderne) passive3. Ainsi, il nous faut établir que, tout au plus, une expérience existentielle individuelle dans le

3 D'autres pensent avoir rencontré un initiateur informel, hors de tout rite traditionnel, sous la forme d'un envoyé divin, d'un
ange ou d'une forme mystérieuse, tel Al-Khidr ou toute autre genre d'Upa-guru imaginal. Mais à considérer que cela soit
authentique, faut-il croire qu'une manifestation aussi élevée d'Al-Khidr s'abaisse à devenir le palliatif de l'absence actuelle
d'organisation traditionnelle ? Par ailleurs, on peut imaginer à quel point affirmer qu'on a rencontré Al-Khidr (ou un
équivalent) peut s'avérer une facilité individualiste moderne, permettant de faire les affirmations que nous exposons et
réfutons ici, du haut de son « expérience individuelle », et cela sans aucune obligation de qualification spirituelle ni de
consécration traditionnelle. Ce genre d'expérience se rapproche dangereusement des théomanies pathologiques ou encore de
ces personnes entichées de New-age croyant avoir des relations avec des anges, professant de douteuses expériences
subjectives « mystico-délirantes ». Tout cela replonge dans des travers de la modernité, mais non pas dans la voie
traditionnelle. Est-il besoin de préciser et de démontrer que l'apparition d'un quelconque « maître intérieur » chez un
individu non qualifié, ne peut en aucun cas être la manifestation d'une expérience spirituelle réelle, mais au contraire, ne
peut être, soit au mieux qu'une invitation à la qualification initiatique, soit, le plus souvent, qu'une pure et simple illusion
psychique ?
domaine profane (y compris toute rencontre imaginale avec un initiateur perçu comme divin) peut au mieux servir
de qualification initiatique préparatoire, mais en aucun cas d'initiation, et encore moins de réalisation spirituelle.
Dès lors, tout propos, tout avis (individuel) concernant le domaine du sacré, proféré par une personne qui
n'a reçu aucun sacrement initiatique véritable, est... profane, et moderne ! Ainsi, lorsqu'un individu non consacré
émet un jugement pratique4 concernant le sacré, il ne peut pas se prononcer du point de vue spirituel : il se
prononce donc, en réalité et nécessairement, d'un point de vue égotique, strictement individuel, et profane5.
Par conséquent, tout intérêt pour le domaine du sacré, lorsqu'il ne correspond pas à une voie spirituelle
qualifiée et qualifiante, comprenant des consécrations afférentes, ne peut que nourrir l'ego, et non l'âme spirituelle.
Alors, l'individu moderne, s'il accentue son intérêt pour le sacré, sans jamais recevoir de consécration l'instituant
sur une voie traditionnelle, nourrit un monstre égotique enflé de spéculations doctrinales profanes, et fait du
meilleur le pire : on aboutit à une modernité au carré, et non pas au passage à la voie traditionnelle. Cela s'est
constaté à de multiples et consternantes reprises : un certain nombre de lecteurs assidus des doctrines occultes et
ésotériques, ou bien de Guénon lui-même et d'autres auteurs métaphysiques ou traditionalistes, se présentent avec
une individualité marquée par l'égocentrisme, la déchéance éthique personnelle, et en définitive le point de vue
profane. Ils incarnent certes la faculté moderne de l'inversion, y compris du meilleur6. Appelons ces individus, par
schématisme pragmatique, des ésotéristes profanes.
Cela correspond parfaitement au principe traditionnel selon lequel une connaissance laissée dans les
mains d'un non initié, ou a minima d'un non-qualifié, donne le pire « dans la réalité » (et au mieux le meilleur...
dans le domaine spéculatif).
Toute connaissance d'ordre sacré est liée de manière indissociable à un devoir, à une responsabilité
correspondante. Chez l'ésotériste profane, la spéculation doctrinale est totalement déconnectée non seulement de
tout sacrement initiatique véritable, comme nous l'avons vu, mais aussi de tout ce qu'il implique en termes de
qualification spirituelle, d'engagement éthique, et donc d'application existentielle des principes traditionnels.

Un autre aspect de la question nous amène à examiner la notion de certitude. Les affirmations que nous
avons évoquées plus haut, niant l'initiation par exemple, procèdent d'une posture singulièrement solidifiée par une
étonnante conviction personnelle, une forte certitude intérieure. Or, il semble pourtant évident, au regard de la
doctrine traditionnelle la plus élémentaire, que quiconque prétend entrer dans les connaissances sacrées, et avoir la
moindre certitude dans ce domaine, se doit d'avoir le mode de vie qualifiant, le plus proche possible de la vie
traditionnelle. En dehors de cette perspective, un individu féru des doctrines traditionnelles, et reconnaissant leur
préséance, ne se permettra pas la moindre certitude individuelle.
L'affirmation qu'il n'y aurait plus de maître s'appuie en outre sur des raisonnements qui peuvent sembler
a priori valides. On évoque ainsi, par exemple, l'adage « le poisson pourrit par la tête ». Il signifierait : les
organisations traditionnelles sont dégénérées par la faute exclusive de leurs dirigeants, leurs pseudo-maîtres ; il n'y
a plus de maître parce que les vrais maîtres ont disparu, ayant dégénéré à tel point qu'on peut considérer qu'ils ne
sont plus de maîtres véritables. Dès lors, il n'y aurait plus de disciple ou d'école spirituelle possible, parce que ce
sont les chefs qui, les premiers, auraient la responsabilité de cette disparition. Et l'on tire de ce raisonnement les
conséquences affirmées plus haut, appliquées au domaine individuel actuel.
4 Un jugement théorique, par son caractère spéculatif, peut toujours être pertinent.
5 Pour cette raison, on admet davantage qu'une personne ayant fait plusieurs sincères tentatives de rattachement à des
organisations spirituelles, émette des jugements, ayant reçu des consécrations correspondant aux écoles spirituelles dont elle
parle, et tenté de les vivre sur un plan pratique.
6 Le meilleur dans le domaine de l'extériorité, plus précisément. Les ouvrages de Guénon peuvent, par exemple, être
considérés comme des objets extérieurs, et donc servir d'instrument à n'importe quoi, y compris à la modernité vivante, ce
qui aboutit à des paradoxes absolus, qu'on a cependant déjà vus avec l'instrumentalisation des textes sacrés eux-mêmes...
Or, l'adage « le poisson pourrit par la tête » est certes porteur d'une vérité traditionnelle incontestable,
mais non pas uniformément et dans toutes les dimensions spirituelles ou existentielles. Autrement, il suffirait
d'accuser ses chefs actuels de tous les maux pour justifier toutes les dérives et toutes les déchéances individuelles.
La « tête » conçue (par le point de vue extérieur) comme entité sociale distincte de soi, devient le bouc-émissaire
moral de toute la responsabilité du mal. Or, on peut dire que cet adage vaut uniquement sur l'échelle du plan
collectif et de la dimension sociale, et exotérique.
Le point de vue ésotérique, celui que théoriquement l'individu qualifié pour l'initiation est censé avoir
profondément adopté, réclame de comprendre le même adage autrement : « le poisson (le monde, la totalité, mon
existence, ma tradition naturelle, soit tout « corps ») pourrit par ma tête »... En effet, le point de vue ésotérique
ramène tout principe à l'être de l'individu support de l'initiation. En quelque sorte, le point de vue initiatique de la
tradition éternelle consiste à postuler radicalement que toute l'initiation repose en définitive exclusivement sur
l'individu lui-même (comme point de départ), et sur rien d'autre. Il n'y a pas d'impossibilité véritable extérieure à
l'individu (conçu du point de vue sacré) :
« Qui donc peut être sauvé ? » Jésus leur déclara : « Pour les humains, c'est impossible ; mais pour
Dieu, tout est possible. » (Mat 19.25-26)

Le point de vue ésotérique part toujours de l'intuition originaire que Dieu (le supra-humain) a mis son
germe (le grain de sénevé) en l'individu humain lui-même. Dès lors, si quelqu'un est habité par la certitude d'une
impossibilité initiatique, c'est qu'il est possédé par un point de vue anti-ésotérique niant la présence de Dieu (qui
peut tout) en lui-même. Toute impossibilité initiatique ne peut être en définitive qu'intérieure. À l'inverse, toute
impossibilité intérieure n'est qu'apparence trompeuse, et donc en réalité épreuve initiatique à surmonter. Le passage
de la certitude de l'impossibilité à l'acceptation de l'épreuve à surmonter constitue précisément un des aspects
fondamentaux de la voie initiatique, et le point de vue qualifiant tout disciple – le point de vue inverse étant donc
disqualifiant.
C'est pourquoi la marche des civilisations extérieures, aussi consternante que leur déchéance (le poisson
pourri) puisse paraître, n'a aucune influence déterminante sur la possibilité de l'initiation, possibilité avant tout
intérieure (comme est intérieure la réalisation).
Il faut d'ailleurs rappeler toutes les conséquences du mode de pensée profane, autrement dit de l'individu
sans initiation véritable. Sans celle-ci en effet, l'opinion ne peut pas s'élever à l'universel et ne peut qu'aboutir à des
catégories modernes ou à l'un de leurs avatars : relativisme, subjectivisme, scepticisme, etc. La tendance à
l'hypercritique, tout autant qu'à la crédulité face aux médias par exemple, sont deux écueils typiquement modernes,
bien qu'opposés. Ainsi, on ne conjure ni ne combat la propagande idéologique de la modernité, par exemple, par
l'hypercritique et le scepticisme. On la conjure par la qualification spirituelle et l'initiation, et par rien d'autre 7.
Oublier ce principe élémentaire fait retomber automatiquement dans le point de vue moderne, dont la
caractéristique, en quelque sorte, est d'éviter ou fuir l'initiation (et sa nécessité) par tous les moyens (Mat 22.1-14).
D'ailleurs, on peut appliquer ce constat au cas pratique de l'individu faisant les affirmations évoquées
plus haut : la négation de la possibilité de l'initiation procède d'une lâcheté existentielle consistant à fuir ses propres
responsabilités dans l'état du monde, y compris l'état spirituel, qui n'est pas une réalité monolithique extérieure,
mais conditionnée par tout un chacun. En ce sens, Jésus, en tant qu'individu humain, fit le « Salut du monde »... et
chaque chrétien, à sa manière, suivant les traces de Jésus, devient par l'initiation à son tour un Christ faisant le
Salut du monde, selon la doctrine traditionnelle pour laquelle tout être un microcosme, un monde en petit : se
sauver soi-même, c'est sauver le monde. En définitive, celui qui rejette la possibilité d'une voie spirituelle sous le
prétexte de leur dégradation, n'a-t-il pas le réflexe typiquement profane et moderne consistant à répéter : « c'est de
la faute des autres », au lieu de « porter sa propre charge » (Gal 6.5), « sa propre croix » (Mat 16.24) : « Si

7 Croire conjurer la modernité par autre chose que l'initiation traditionnelle, est précisément une totale illusion.
quelqu'un veut derrière moi venir, qu'il se renie lui-même, lève sa Croix et devienne mon Acolyte. »
*

Mais, répondront certains, tout cela est bien beau, mais comment faire sans vrai maître ? Comment
reconnaître un maître dans ce monde trouble, plein de faux magistères ? Si la réalité nous amène à penser, après
une ou plusieurs tentatives de rattachement, que presque tous les maîtres existants accessibles sont faux voire anti-
traditionnels, n'est-il pas logique de conclure que la Voie est pratiquement impossible ? D'ailleurs, les vrais maîtres
ne devraient-ils pas être visibles, manifestes, évidents, accessibles ?
Il y a là, sans doute, un ensemble d'erreurs disqualifiantes sur la notion de maître traditionnel. Il semble
évident, tout d'abord, que la connaissance des critères attestant l'authenticité d'un maître spirituel fait partie des
qualités requises du disciple. Il est donc absurde, par exemple, de postuler qu'un maître spirituel devrait pouvoir
accomplir sur demande des miracles surnaturels ou paranormaux, afin d'attester sa réalisation spirituelle de
manière visible à quiconque. Il s'agit là d'un littéralisme et d'un phénoménisme très loin du point de vue
métaphysique, et d'ailleurs réfuté par les textes sacrés. Jésus refusa ainsi de faire des miracles lorsqu'on les lui
réclamait afin de prouver son autorité spirituelle (donc son magistère) :
Alors lui répondirent quelques-uns des lettrés et des pharisiens en déclarant : « Maître, nous voulions
de toi voir un signe. » Il leur répondit en disant : « Une génération mauvaise et adultère réclame un
signe, mais de signe il ne lui sera pas donné sinon le signe de Jonas le Prophète. » (Mat 12.38-39 ; Luc
11.29)

La demande se répète dans l’Évangile et revient quelques chapitres plus tard, avec exactement la même
réponse de Jésus :
Lors s'approchèrent de Jésus des pharisiens et des sadducéens, pour le tenter, en lui demandant qu'il
leur montre un signe du Ciel. Il répondit en leur déclarant : « Le soir venu, vous dites : 'Beau temps
en perspective, rouge en effet est le ciel.' Ou bien, à l'aurore : 'Aujourd'hui, c'est à l'orage, car rouge
sombre est le ciel.' Ainsi, la face du ciel, vous savez la discerner ; mais les signes du Kaïros, vous ne le
pouvez pas. La génération mauvaise et adultère cherche un signe, et de signe il ne lui sera pas donné
si ce n'est le signe de Jonas. » (Mat 16.1-4)

C'est donc clair : le rejet de Jésus en tant que maître spirituel éminent, par les autorités judaïques (et
donc par « l'Israël selon la chair »), prend sa source dans la réclamation littéraliste d'un signe phénoménique... que
Jésus ne leur donna justement jamais (voir de plus I Corinthiens 1.22 ; Jean 4.48, Luc 17.20, Marc 8.12).
Cela ne préjuge d'ailleurs pas du tout de la réalisation de phénomènes surnaturels dans la vie d'un grand
maître spirituel : mais ces signes ne surviennent jamais, précisément, pour prouver son autorité auprès de disciples
sceptiques. Ces signes surviennent pour illustrer un symbole qui couronne un enseignement reçu, de la même
manière que la mort et la résurrection du Christ couronnent sa vie et entérinent sa mission, son enseignement.
D'ailleurs, les phénomènes paranormaux entourant les maîtres spirituels éminents (odeur de sainteté,
miracles, etc.) n'attestent pas en eux-mêmes d'une réalisation spirituelle quelconque. Leur authenticité témoigne
des pouvoirs de l'Esprit se manifestant diversement, suivant certaines conditions spécifiques, que le disciple est par
définition bien loin de connaître et de maîtriser, donc de pouvoir exiger et analyser. La conception attachant de la
sainteté à un être sur la base d'un miracle phénoménique est précisément d'ordre exotérique et tout au plus
dévotionnel, pour ne pas dire souvent superstitieuse, car à ce titre, une sorcière experte en maléfices serait une
sainte.
De même, les vrais maîtres ne sont certes pas invisibles : ils ne le sont que pour ceux qui n'ont pas « d’œil
pour voir », pas plus que « d'oreille pour entendre » selon l'expression récurrente du Christ. Autrement dit, les
maîtres sont certes invisibles... aux profanes ! Ce qui est parfaitement normal.
Enfin, l'idéalisme romantique, ici comme ailleurs, est à proscrire : un maître n'est pas l'être qui vous
paraîtra dans une épiphanie irradiante de charisme mirifique, ou opérera à vos yeux les plus extraordinaires
miracles. Ce n'est pas non plus un être « parfait », surtout selon vos critères a priori. Tout cela ressortit à un
idéalisme chimérique qui, en érigeant la figure fantasmée du maître au delà de toute sagesse raisonnable, en
interdit évidemment la réalité. Dès lors, de tels individus renient la possibilité d'existence de maîtres, ayant constaté
qu'aucun maître potentiel ne correspondait à leurs fantasmes idéalistes et romantiques, passablement subjectifs
d'ailleurs. Le non-qualifié n'a pas compris qu'un maître n'est pas tant celui que l'on juge digne d'être supérieur à soi,
par les apparences, que celui que l'on juge capable de nous élever – un tant soit peu – à des états supérieurs de l'être,
ou, pour le dire de manière plus prosaïque, de nous faire progresser sur la Voie.
On voit donc à quel point l'individu affirmant, selon ses critères, qu'il n'y a plus de maîtres spirituels,
doit commencer par vérifier la validité de ses critères.
En outre, la multiplication des livres, ou bien des expériences (souvent erratiques) dans des organisations
pseudo-traditionnelles, chez un individu cherchant l'initiation, témoigne très souvent d'une absence de
qualification. Aussi élevée que soit la variété des connaissances livresques ou des expériences organisationnelles,
des conférenciers, auteurs rencontrés, et autres sources de connaissance extérieure, cette multiplicité révèle une
absence d'unification de l'être dans la qualification spirituelle authentique. Ainsi Jésus dit à la sœur de Marie-
Madeleine :
« Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu te troubles autour de tant de choses ! D'une8 seule pourtant il
est besoin. » (Luc 10.41-42)

Sans doute cette multiplicité extérieure sert à compenser le manque d'unité intérieure, et procède d'une
déficience psychique, disqualifiante d'un point de vue initiatique. D'ailleurs, cette accumulation de maîtres, cette
multiplicité est par principe impossible à incarner, donc à permettre la réalisation spirituelle :
Il sera un kaïros où ils ne supporteront plus la saine doctrine ; mais selon leurs propres humeurs
désirantes, pour eux-mêmes ils accumuleront des maîtres, avec une démangeaison d'écouter ; or loin
de la Vérité leur écoute ils détourneront, et vers les mythes dévieront. (II Tim 4.3-4)

Étant incapables de s'en tenir à un maître, ces individus modernes préfèrent « zapper ». Or c'est pour
cette raison même que l'exotérisme, dans son domaine restreint propre, a la légitimité de limiter les magistères au
minimum nécessaire, afin de préserver la cohérence d'un canal unique 9, permettant l'unification spirituelle des
ouailles, collectivement et individuellement.
Pour autant, on s'attendrait naïvement à ce qu'un être ayant une multiple expérience des ouvrages de
doctrine traditionnelle, ou d'organisations traditionnelles, ait mis à profit ces expériences pour stabiliser au moins
certaines étapes de qualification spirituelle, morale, intellectuelle, et sociale. Or, la réalité est tout autre : en général,
la multiplication des expériences empêche à l'inverse toute réalisation spirituelle, même simplement qualifiante.
« Nul ne peut servir deux maîtres », et à plus forte raison, une multiplicité. De sorte que les individus ayant ces
multiples expériences ou ces nombreuses lectures ferventes de diverses écoles spirituelles s'avèrent des symptômes
vivants de la confusion moderne et de l'embourbement dans la subjectivité profane, dénuée de repères traditionnels
véritables.
La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux ; mais si ton
8 Ou : une seule. C'est bien le mot ἑνὸς (un, une, unique) qui débute la phrase : Jésus, par ce chiasme, exprimant une
doctrine métaphysique profonde : Marthe – beaucoup (πολλά) / Une (ἑνὸς) – Marie. De plus, le mot « autour » (περὶ)
complète le symbolisme métaphysique : Marthe est dans la périphérie (la multiplicité), Marie, dans le centre (l'Un).
9 Ce n'est que dans la tendance exclusiviste, monopolistique, totalitaire, que l'exotérisme devient une hérésie, une déviance
traditionnelle (qui « confisque les clefs de la gnose », Luc 11.52).
œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière en toi est de ténèbres, quelles
ténèbres ! Personne ne peut être au service de deux seigneurs ; car soit l’un, il le haïra et l’autre, il
l'aimera, soit à l’un, il s’attachera et l’autre, il le méprisera. (Mat 6.22-24).

*
D'autres auteurs des mêmes affirmations mentionnées plus haut procèdent d'une mentalité dualiste,
binaire, appliquée au domaine des organisations traditionnelles. Guénon lui-même y céda trop. Nous entendons
par là la mentalité consistant à établir deux catégories fixes et absolues : l'orthodoxie, et l'hétérodoxie ou hérésie.
Dans un tel cadre, la reconnaissance d'une organisation historique comme « traditionnelle », implique
logiquement, par binarité, d'affirmer que toute alternative parallèle était nécessairement une « hérésie » maléfique.
Notons d'ailleurs que ce dualisme, qui n'a lui-même rien de différent du manichéisme le plus « hérétique », est
souvent professé par des individus qui ne sont pas ou ne sont plus membres de l'organisation considérée comme
« traditionnelle », ce qui occasionne des situations tout à fait insolites, où ces individus s'érigent en inquisiteurs
hérésiologues d'une institution présente ou passée, dont ils ne sont ni n'auraient été les membres ni de près ni de
loin10. Il faut croire que ces individus se rêvent les suppôts d'un pouvoir religieux (bien que n'appartenant pas à
cette religion), partant à la chasse fantasmagorique d'une hérésie extérieure fondée sur des préjugés exotériques
qu'ils ne partagent pourtant pas. Faut-il rappeler que professer une option doctrinale nécessite d'en incarner les
principes les plus élémentaires dans son existence, la cohérence étant de mise ?
De manière générale, ce manichéisme anti-hérétique procède d'un mécanisme mental consistant à
ramener toute possibilité spirituelle à une orthodoxie instituée et centralisée, dont le parangon est en Occident
l’Église catholique romaine, que défendit singulièrement Guénon lui-même, alors qu'il n'était lui-même plus
catholique romain, avouant ultérieurement ne pas avoir cru lui-même en son propos, qu'il érigea en très
spéculative – et assez facile – « position de principe ». Or le dogmatisme d'une institution orthodoxe, la conception
selon laquelle seule l’Église romaine détiendrait la validité spirituelle de sa tradition, manifeste typiquement la
rigidité monolithique, la pensée hégémoniaque et monopolistique (issue d'ailleurs de l'Empire romain) de
l'Occident dégénéré. Il ne viendrait sans doute jamais à un taoïste, ni un yogi, ni un prêtre shinto, ni même à un
disciple soufi, l'idée d'affirmer que son institution traditionnelle est soumise toute entière à une direction
centralisée incarnée par un chef unique et une hiérarchie continentale qui en serait l'exécutante administrative – ce
qui est le cas de l’Église romaine. Il est certain que poser comme principe doctrinal la dualité manichéenne [unique
institution orthodoxe centralisée] / [multiples hérésies anti-traditionnelles] est précisément ce qui amène à des
blocages et des impossibilités de voie spirituelle, précisément quand l'institution centralisatrice se trouve en état de
limitation exotérique ou de dégénérescence globale.
Cela explique d'ailleurs le passage à une tradition exotique, car lorsqu'on se bloque soi-même dans une
position dogmatique que l'on est incapable de tenir et d'adopter comme voie spirituelle (rester un chrétien
catholique romain exotérique, par exemple ; cf. Luc 16.10), on postule alors la nécessité d'en sortir pour une
tradition étrangère, qu'on juge plus ouverte à l'ésotérisme que l'institution hégémoniaque traditionnelle que l'on
postulait et défendait. Mais dès lors, cette solution très bancale et malhabile au moins d'un point de vue culturel,
comparable à un « grand écart », procède d'une rigidité et d'un dogmatisme monolithique de départ. Pour le dire
autrement, n'est interdit que ce que l'on s'est interdit. Et si, par exemple, l'ésotérisme chrétien « n'existe pas », c'est
surtout parce qu'on a posé au départ un axiome, une prémisse, consistant à exclure toute possibilité de l'ésotérisme
chrétien en reconnaissant le monopole dogmatique absolu de l’Église romaine.
C'est d'ailleurs pourquoi il est fortement déconseillé, voire même interdit à tout disciple sur la voie d'une
qualification spirituelle et cherchant un maître, d'être affirmatif et détenteur de la moindre certitude de jugement
pratique ou doctrinal dans le domaine spirituel, et notamment ésotérique (« ne jugez pas »). Car précisément, la

10 Ce fut le cas de Guénon, chantre du catholicisme médiéval, ou même de Valsân, chantre de l'hésychasme orthodoxe oriental
(tous deux passés à l'Islam pourtant).
certitude du non-initié est par nature anti-initiatique, puisqu'elle équivaut à créer un blocage sur la base d'une
ignorance, d'une absence de réalisation spirituelle (et la plupart du temps aussi, une absence de connaissance
doctrinale). Être certain de quoi que ce soit, équivaut pour le non-initié à nier tout le reste, qu'il ignore. N'ayant
pas atteint la moindre forme d'universalité, le non-initié, en posant une affirmation comme certaine, nie ce qui sort
de son affirmation (qui ne se confond pas et ne peut se confondre avec l'universalité), et crée ainsi lui-même
l'impossibilité de sa propre initiation (ou accès à l'universalité spirituelle). Il se confine, s'enferme lui-même dans
les murs de ses propres certitudes profanes. Or il est bien connu que l'initiation consiste à savoir renoncer à toutes
ses certitudes personnelles, ses préjugés.
Il faut revenir un peu sur la gravité du phénomène consistant à développer une grande connaissance
spéculative des doctrines sacrées (du moins sous leur apparence extérieure), avant même d'être un initié consacré,
ou avant même toute qualification initiatique (voir Mat 11.25). Non seulement la multiplicité des connaissances
spéculatives empêche le processus initiatique d'unification de l'être, mais en outre, compromet toute progression. Il
y a là un phénomène comparable à ce que la modernité cinématographique appelle « spoiler », consistant à
« gâcher » la fin d'un film en la racontant trop tôt à quelqu'un qui ne l'a pas encore vue. L'expression « aller plus
vite que la musique » correspond à la même idée, de même que l'adage populaire « vendre la peau de l'ours avant
de l'avoir tué », par exemple.
Du point de vue initiatique suivant la « voie droite », la ligne simple partant d'un état initial
(qualification) à un état final (réalisation), l'acquisition de nombreuses connaissances doctrinales spéculatives par le
non-qualifié ou le non-initié revient à « sauter », « brûler » artificiellement les étapes de la voie spirituelle pour
« voler » le feu sacré (« récompense finale » ou « prix de victoire », en grec misthos) sans s'être préparé et purifié
auparavant. Ce processus est comparable à la prévarication des mythes traditionnels (Prométhée, Icare, Phaëton,
Adam et Eve, etc.). En tout état de cause, le cheminant sur la Voie, cherchant à se rattacher à un maître spirituel,
sait qu'il doit se contenter de lire juste assez de textes pour trouver ce rattachement, mais surtout pas davantage,
car, en l'espèce, « ce qui est en plus vient du Mauvais » (Mat 5.37). Or, c'est là une dérive typiquement moderne
d'aller trop loin trop vite (et d'accumuler trop de matière), plutôt que de réaliser d'abord une connaissance simple
sur un plan spirituel.
Ici, il y a de plus une double erreur préjudiciable à la voie initiatique : non seulement l'accumulation
(quantitative) de connaissances multiples empêchant l'unification qualifiante, mais en outre, la qualité
métaphysique de certaines connaissances, acquises sans la consécration traditionnelle mentionnée plus haut. En
effet, accéder à des connaissances métaphysiques est, selon la doctrine traditionnelle, strictement réservé aux êtres
qualifiés pour cela. La spéculation théorique, chez le non-initié, est alors double : en quantité et en qualité. La
quantité produit l'érudition, la dispersion, l'étalage (profanes). La qualité quant à elle peut produire des
phénomènes proches de la folie, de l'aliénation mentale, car des vérités métaphysiques entrevues par un non-initié
« brûlent » celui qui n'y est pas préparé.
*

Pour conclure brièvement, quels sont les principes pratiques, valables et efficaces d'une recherche actuelle
de la Voie spirituelle ?
• Il faut rechercher une voie initiatique dans son milieu naturel ou, par cercles concentriques, aussi proche
que possible de son milieu d'origine. Sachant que la Voie traditionnelle est, d'un point de vue
métaphysique, toujours possible. Le cas échéant, l'institution du milieu d'origine sera considérée comme
un point de départ d'évolutions ou adaptations traditionnelles ultérieures.
• Les critères d'un maître spirituel ou doctrinal doivent être minimaux mais clairs, interdisant des
impossibilités et des disqualifications graves :
1. interdit de la vénalité : l'initiation ne doit en rien être payante11 ;
2. Interdit sexuel : l'initiation et la communauté initiatique (en tout cas dans la plupart des
traditions) ne doivent comporter aucun fait de sexualité hors mariage ;
3. Connaissance et observance du texte sacré de la tradition.
• Appliquant ces trois critères (qui permettent d'« éliminer » très efficacement la plupart des organisations
pseudo-traditionnelles ou non initiatiques), le cheminant se rattachera volontiers à une organisation qui y
correspond, qu'elle soit formelle ou non. En cas de découverte ultérieure d'une dérive selon ces critères
élémentaires, il repartira en quête12 d'un autre maître plus intègre, et acquerra ainsi, quoi qu'il en soit, des
expériences initiatiques correspondant à une Voie de progrès effectif.
• On gardera enfin, en tête, que le maître n'est pas tant celui qui se pose comme tel, que celui que le disciple
pose comme tel, par ces sains critères fondamentaux et traditionnels 13... et bien sûr par son attitude
générale.

- Ce texte est anonyme et ne vise pas à défendre une « chapelle » quelconque. Il peut être partagé librement, mais
avec circonspection, à des amis dignes d'en recevoir le message. -

11 Notons au passage de les « sacrements » exotériques (catholiques romains par exemple) sont devenus souvent tarifés.
12 Si le cheminant trouve une organisation qui remplit ces mêmes critères et correspond davantage à ses aspirations spirituelles,
il peut évidemment s'y rattacher dès qu'il la trouve, à condition que ce changement soit doctrinalement justifié, évidemment.
13 Mais non pas délirants et extravagants… un maître n'étant certes pas là pour satisfaire ni la curiosité, ni le désir de
merveilleux, ni d'idéalisme romantique, de ceux qui le rencontrent – bien au contraire.

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