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58 meurtres commis au seuil des années 2010 par


la « branche 251 », connue aussi sous le nom d’Al-
En Allemagne, le procès historique du chef
Khatib, qu’il dirigeait jusqu’à sa désertion.
d’un centre de torture en Syrie
PAR JEAN-PIERRE PERRIN
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 14 MAI 2020

Accusé de crimes contre l’humanité, de 58 meurtres


et 4 000 actes de torture, Anwar Raslan est jugé à
Coblence pour avoir participé à la machine de mort
du régime de Bachar al-Assad. Son procès, historique,
divise l’opposition syrienne.
Le procureur Jasper Klinge répond aux questions des
En 2012, alors que l’insurrection commence à journalistes le 23 avril 2020. © Thomas Lohnes/AFP

s’étendre en Syrie, ville après ville, région après C’est à ce jour le plus important gradé syrien qui
région, certains officiers de l’armée et des services de comparaît devant des juges en Europe grâce au
renseignement font l’erreur de croire que le régime de principe de la compétence universelle, avec des chefs
Bachar al-Assad va tomber. Alors, ils font défection d’inculpation d’une telle importance. « C’est un
et se réfugient en Europe. Parmi eux, on trouve aussi procès très important pour la justice internationale et
quelques faux transfuges, qui passent à l’opposition bien sûr pour la Syrie, pour ceux qui sont actuellement
pour l’infiltrer. emprisonnés et torturés, pour les tortionnaires eux-
La question se pose pour le colonel Anwar Raslan, mêmes qui vont se poser des questions sur leur rôle.
dont le procès vient de commencer à Coblence, en Aux yeux des Syriens, il est exemplaire parce qu’il
Allemagne : était-il un vrai déserteur ou un agent se tient devant la justice allemande et que le prévenu
en mission des moukhabarat (services) syriens ? Et aura donc les moyens de se défendre », s’exclame
s’il a changé de camp, est-il pour autant absous des l’écrivain Michel Kilo, une figure historique de
nombreux crimes et tortures perpétrés par l’unité qu’il l’opposition de gauche syrienne, lui-même plusieurs
commandait ? fois emprisonné et, aujourd’hui, réfugié à Paris.
Malgré la crise du coronavirus, l’officier L’écrivain a comptabilisé 663 centres de sécurité et
syrien comparaît devant la haute cour régionale de de détention arbitraires qui dessinent un archipel de
Rhénanie-Palatinat depuis le 23 avril et jusqu’à répression et de tortures systématiques couvrant tout le
la mi-août, pour des accusations de crimes contre territoire syrien et que se partagent huit grands services
l’humanité, viols, sévices sexuels aggravés et secrets. La « branche 251 » appartient à Idarat al-Amn
al-Amm, la Direction générale de la sécurité, le service
civil le plus important de l’appareil répressif. Cette
branche est spécialisée dans la collecte d’informations
et, comme les autres services secrets, possède ses
propres prisons, secrètes ou non, dont celle de Kfar
Soussé, dans la banlieue de Damas.
C’est là que, selon les organisations syriennes des
droits de l’homme, quelque 4 000 détenus ont été
torturés entre 2010 et 2011, certains à mort, comme
le mentionne l’acte d’accusation. Ces tortures, Anwar
Raslan, 57 ans, les a supervisées, entre le 29 avril
2011 et le 7 septembre 2012, soit pendant environ
500 jours, en tant que chef du service « enquêtes »

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de la « branche 251 », mais on ignore s’il a ou non l’origine du procès qui sont, l’un alaouite, l’autre
participé directement aux exactions, avant de déserter chrétien, de faire le procès d’un exécutant. Elle
et de se réfugier en Jordanie puis d’obtenir le statut de leur dit : “Vous n’avez donc rien trouvé de mieux
réfugié politique, en Allemagne. Au total, comme l’a qu’un petit officier ?” C’est vrai que s’il avait été
rappelé à la barre un enquêteur de la police criminelle vraiment un homme du système, il aurait été très
allemande, la BKA, le prévenu aura travaillé dix-huit riche. Ce qu’il n’est pas, à l’évidence », explique
années au sein des services de renseignement syriens. le politologue Salam Kawakibi, directeur du Centre
À la police allemande, lors de deux entretiens, il arabe de recherche et d’études politiques à Paris
donnera « des informations vastes et variées », (Carep).
reconnaissant aussi bien des « arrestations « Pour Anwar Raslan, il est difficile de connaître les
arbitraires » que des « interrogatoires qui se font raisons et conditions exactes de sa défection, ce qui
dans la violence ». Un enquêteur de la BKA décrira alimente les rumeurs et suscite les controverses dans
d’ailleurs aux juges les différentes méthodes de torture l’opposition, tranche le politologue et spécialiste de la
perpétrées dans ce centre de détention. « Cependant, Syrie Ziad Majed. Ceux qui le défendent considèrent
il est important de savoir que ce n’est pas Anwar que sa défection aurait dû le protéger, et que le fait
Raslan qui est venu de son plein gré témoigner auprès de le juger envoie à tous les officiers qui penseraient
de la police de son passé, souligne la politologue et à quitter le “navire du régime” un message leur
opposante Bassma Kodmani, qui dirige le think tank signifiant qu’ils n’auraient aucune amnistie. Ceux qui
Arab Reform Initiative. Sa responsabilité dans les se réjouissent de sa comparution devant un tribunal
crimes et les tortures commis par la branche 251 est disent au contraire que faire défection ne blanchit en
accablante. On le verra durant la suite des procès, car rien les crimes déjà commis, que ceux-ci ne doivent en
on attend plus de cinquante témoins à charge. » aucun cas rester impunis. »
S’il comparaît aujourd’hui, c’est grâce à l’avocat Avec lui, comparaît un second prévenu mais de
syrien des droits de l’homme Anwar al-Bunni, moindre envergure, Eyad al-Gharib, âgé de 43
fondateur du Centre syrien pour les études et ans, arrivé en Allemagne en avril 2018 et accusé
recherches légales, lui aussi réfugié en Allemagne d’assistance à la torture et au meurtre dans 30 chefs
depuis 2014, et qui avait été arrêté sur son ordre en d’accusation. L’un de ses proches, installé de longue
2006. Ayant déjà été incarcéré auparavant à plusieurs date en Allemagne, a dressé dans la presse allemande
reprises et pendant de longues périodes, de même que le portrait d’un militaire obligé de se plier aux
ses cinq frères et sa sœur, il parle de ce procès comme ordres de ses supérieurs, même s’il était au courant
du « combat de sa vie, ainsi que celle de sa famille ». des sévices endurés par les manifestants qu’il a fait
Arrivés en Allemagne à deux mois d’intervalle, le interpeller. « S’il avait dit ne serait-ce qu’un mot,
bourreau et sa victime, libérée en 2011, étaient la vie d’Eyad n’aurait pas eu plus de valeur qu’une
hébergés dans le même foyer de demandeurs d’asile cartouche [de pistolet] », a expliqué Zaïn al-Hussein,
à Berlin. Ce n’est que quelques mois plus tard que dans la Süddeutsche Zeitung.
l’opposant avait reconnu dans un grand magasin le « Il y a une grosse différence entre Anwar Raslan
chef de la branche 251. Au procès, les deux hommes et Eyad al-Gharib, précise Michel Kilo. Le premier
vont de nouveau se faire face. est un homme très important. Il est détenteur de
Mais toute l’opposition syrienne n’applaudit pas à ce documents sur le régime, mais il ne les a jamais
procès qui fait beaucoup de remous en son sein.« Elle donnés à l’opposition. De secrets aussi : il avait été
est divisée, avec une dimension communautaire. chargé d’enquêter sur la mort de Imad Moughnieh [le
L’opposition sunnite, du fait que l’officier appartient dirigeant de la branche militaire du Hezbollah, tué en
à cette confession, reproche aux avocats syriens à février 2008 à Damas, probablement par le Mossad

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israélien – ndlr]. Il n’a jamais non plus condamné les Pourtant, il semble difficile de croire que l’opposition
exactions qu’il a commises, se justifiant en accusant ne connaissait pas le passé du tortionnaire présumé.
les autres. Eyad al-Gharib, en revanche, nous a dit ce « Il faut se remettre dans le contexte de la Syrie
qu’il savait. » où la pratique de la torture est très différente de ce
« Malheureusement, son procès est un aveu que l’on conçoit en Europe, nuance Salam Kawakibi.
de faiblesse » Bien avant la révolution, lorsque je dirigeais l’Institut
français du Proche-Orient, à Alep, des voyous avaient
Le procureur du tribunal a qualifié les conditions
cassé les vitres de ce centre. La police est venue faire
de détention dans les prisons de la branche 251
une enquête et a commencé à torturer tous les gamins
d’« inhumaines »,décrivant des cellules de « 50 m2 du quartier. J’ai protesté et l’officier m’a dit : “Mais
dans lesquelles s’agglutinaient 140 prisonniers dans d’où viens-tu ? C’est la base de notre investigation.
une chaleur incroyable » sans pouvoir ni s’asseoir Cela se passe comme ça dès qu’une personne entre
ni s’allonger. Devant six des nombreuses victimes dans un poste de police”. »
qui se sont portées partie civile, le procureur a aussi
Michel Kilo, qui fut l’un des « cerveaux » de la
évoqué les électrochocs auxquels étaient soumis les
délégation de Genève, renchérit : « Nous savions
détenus, notamment une femme arrêtée en mai 2011
que des milliers parmi ceux qui avaient rejoint
à Damas, qui fut aussi violée lors d’un interrogatoire.
l’opposition avaient auparavant travaillé pour les
La Cour a aussi écouté le récit effroyable des horreurs
services secrets ou l’armée. Mais, en Syrie, on dit,
qu’ont vécues vingt-quatre anciens détenus qui ont
en se référant à un verset du Coran, que les choses
déjà témoigné devant les enquêteurs allemands.
après l’islam annulent les choses avant l’islam. En
C’est également dans ce centre de détention qu’a été le transposant à l’époque actuelle, cela veut dire que
torturée à mort en 2013 Rehab Allawi, qui fut la l’on ne doit pas chercher ce qui s’est passé avant la
seule femme photographiée par « César », cet ancien révolution, que celle-ci efface ce qui a été commis
membre de la police militaire syrienne qui avait fui auparavant. »
son pays cette même année en emportant des milliers
Le procès sera-t-il un tournant qui permettra
de clichés de cadavres de prisonniers décédés des
d’encourager d’autres procédures en Europe ? Firas
supplices subis pendant leur détention. Depuis, la
Kontar, un opposant et chercheur syrien qui travaille
jeune fille est devenue une icône de la révolution.
sur la question des droits de l’homme, n’est guère
En dehors du procès, Anwar Raslan est aussi suspecté optimiste. « La défection d’Anwar Raslan n’avait pas
d’avoir commandité l’assassinat d’un médecin et fait grand bruit à l’époque, car il n’est, finalement,
membre du Parti socialiste syrien de Douma, le chef- qu’un second couteau. Tant mieux pour les victimes
lieu de la province de la Ghouta orientale. Mais, pour mais, malheureusement, son procès est un aveu
le moment, la famille du praticien hésite encore à de faiblesse, car ce n’est pas celui de la chaîne
témoigner contre lui. de commandement et des responsables directs des
Cependant le procès s’avère plus compliqué qu’il n’y crimes en Syrie, même si cela n’enlève en rien sa
paraît. Car, étrangement, l’ancien chef des enquêtes responsabilité. » Il ajoute : « Le clan Assad doit bien
de la branche 251 a été exfiltré de Syrie par l’Armée rire du procès d’un officier qui a fait défection alors
syrienne libre, puis il a participé aux négociations de que ceux qui sont en poste ne sont pas inquiétés.
Genève en 2014 en tant que conseiller de l’opposition Pire, Ali Mamlouk, le chef des renseignements syriens
sur les questions de sécurité. C’est vrai qu’il a rallié continue de voyager en Europe, on l’a vu dernièrement
celle-ci, ce qui explique pourquoi il n’a pas songé qu’il en Italie. »
pourrait être un jour inquiété par la justice.

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Ziad Majed défend une autre position : « Au-delà contre tout État, société ou individu ayant des rapports
des controverses et de la personne de Raslan, trois économiques avec le régime Assad. Certes, on reste
éléments sont importants. Le premier, c’est que ce loin de la fin de l’impunité de ce régime, mais on peut
procès expose la structure carcérale et l’industrie de considérer qu’il y a aujourd’hui certaines avancées. »
la torture et de la mort du régime Assad devant des À Damas, le pouvoir ne semble guère se soucier du
juges, devant la justice allemande et internationale. procès de Coblence et y a répondu par le plus cruel des
C’est la première fois et ce sera un message fort cynismes. Comme l’a révélé dernièrement le quotidien
si la chaîne de commandement et la hiérarchie des L’Orient Le Jour, la photo de Rehab Allawi, la jeune
prisons et des centres de détention sont examinées. Le femme décédée sous la torture alors qu’elle était entre
second élément, c’est que ce procès en encouragera les griffes de la branche 251, a été utilisée dans
d’autres – un autre procès se prépare déjà en Suède un épisode d’une série policière syrienne, intitulée
– et permettra à beaucoup de Syriens d’explorer des « Entretien avec M. Adam », diffusée, à l’occasion du
pistes dans plusieurs pays pour attaquer en justice des ramadan, sur deux chaînes de la télévision du pays et
membres ou des caciques du régime responsables de une autre émiratie.
crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. »
Dans le quatrième épisode, on y voit deux personnages
« Le troisième élément, poursuit le chercheur, c’est discuter du cas d’une victime d’un meurtre non
que politiquement parlant, les procès et les mandats élucidé en feuilletant un dossier dans lequel apparaît
d’arrêt, comme ceux déjà émis en Allemagne et en la photo de Rehab, reconnaissable notamment à son
France, contre des responsables syriens, de même matricule 2935 et au numéro de la branche 251 écrit
que le dernier rapport de la commission onusienne sur une feuille de papier posée sur son front. « Il
confirmant l’usage par le régime de l’arme chimique, semblerait que la production n’ait pas trouvé mieux
rendent les processus de normalisation politique et que des photos des réalisations du régime assassin
économique avec Damas de plus en plus difficiles. pour convaincre les téléspectateurs de la brutalité du
Sans compter que ce procès se passe à la veille système », a dénoncé une militante citée par le journal
de l'entrée en vigueur du “Caesar Act” aux États- de Beyrouth.
Unis, une loi permettant des mécanismes de sanction

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