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Linx

Une nouvelle poétique du discours direct : le Tristan et Yseut de


Thomas
Christiane Marchello-Nizia

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Marchello-Nizia Christiane. Une nouvelle poétique du discours direct : le Tristan et Yseut de Thomas. In: Linx, n°32, 1995.
Diachronie, énonciation. pp. 161-171;

doi : https://doi.org/10.3406/linx.1995.1380

https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1995_num_32_1_1380

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Abstract
In Thomas's Tristan et Yseut (Xllth century), the precursor of the modern romantic novel, almost half
the text that has come down to us consists of direct speech.
In a significant episode of the text, the "Salle aux images" (Hall of Statues), none of the lengthy
monologues which Tristan addresses to the statue of Yseut appears as direct speech. Is this
accidental, or is it the result of a conscious stylistic choice ? In other words, is Thomas representing
speech in a new way, and thereby creating a new poetics ? Two phenomena point to the latter
conclusion. First, in what remains of the poem, none of the direct speech constitutes straight forward
communication ; rather, it is devious or ambiguous. The link between truthfulness and communicative
function is broken. Secundly, a recently discovered fragment confirms our earlier hypothesis that
Thomas invented a new rhetorical form, the "lover's dialogue", in which two lovers reveal their passion
for one another.
This paper suggests that Thomas's Tristan et Yseut is a laboratory in which the author experiments
with new poetic devices linked to the representation of speech.

Résumé
Dans le Tristan et Yseut de Thomas (Xlle siècle), qui est aux sources de la forme romanesque
moderne, les passages en discours direct forment près de la moitié du texte qui nous a été conservé.
Or, dans un épisode important, celui de la "Salle aux statues", où Tristan adresse de longs discours à
la statue d*Yseut la Blonde, aucun de ses monologues n'est représenté directement. Hasard ? Ou bien
résultat d'une écriture concertée de la parole représentée, nouvelle poétique du discourt direct dont
Thomas aurait été l'initiateur ? Deux phénomènes confirment notre hypothèse. D'une part il n'existe
pas, dans ce qui nous reste de ce roman, de discours direct qui soit transparent ; la parole représentée
y est biaisée ou ambiguë, disjoignant véridicité et communication. D'autre part la découverte récente
d'un nouveau fragment a confirmé une hypothèse formulée antérieurement : Thomas est l'inventeur
d'une forme rhétorique nouvelle, le "dialogue amoureux" entre deux amants qui s'avouent leur amour.
On propose de voir dans le Tristan et Yseut de Thomas un laboratoire où sont expérimentées de
nouvelles formes poétiques liées à la représentation de la parole.
Une nouvelle poétique du discours direct :
le Tristan et Yseut de Thomas

Christiane Marchello-Nizia
ENS Fontenay I Saint Cloud
Institute Universitaire de France

Absence et silence

ilence et absence vont généralement de pair : pas dans le


roman Tristan et Yseut de Thomas. Les amants, bien que
séparés, ne cessent de s'adresser l'un à l'autre, longuement; il
s'agit de monologues, mais de monologues pour ainsi dire
"adressés", àunto absent, et qui parfois, croisés, équivalent à des
dialogues disjoints. L'exemple le plus connu de cette forme est la
plainte1 que chacun des amants prononce de son côté avant de
mourir. Tristan le premier, à qui son épouse Yseut aux Blanches
Mains vient de dire -faussement - que la voile du navire qui arrive
est noire :
Dune dit :"Deus salt Ysolt e meiL
Pur vus muer, Ysolt, bêle amie."..
11 Amie Ysolt" treis feiz dit,
A la quarte rent l'esprit.
(vers 3032-3042; éd. et trad. Pléiade2 , p.209; traduction de l'ensemble du

1 II s'agit bien d'un planctus, forme rhétorique tout à fait attestée au Moyen Age..
2 Tristan et Yseut, les plus anciennes versions européennes, Paris, Gallimard, Collection de
"La Pléiade", 1995; édition et traduction du roman de Thomas par Ch. MARCHELLO-
NIZIA, et par Ian SHORT pour le "Fragment de Carlisle" encore inédit, p.123-212. C'est à
la nouvelle numérotation de cette édition que renvoient nos références : il s'agit de

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passage: "Que Dieu nous sauve, Yseut et moi! Puisque vous ne voulez
venir auprès de moi, il me faut donc mourir d'amour pour vous. Je ne puis
plus retenir ma vie, c'est pour vous que je meurs, Yseut, ma bien-aimée.
Vous n'avez pas pitié de ma langueur, mais de ma mort vous aurez de la
peine. Cela m'est un grand réconfort, mon amie, de savoir que vous aurez
de la compassion de ma mort." Il dit trois fois : "Amie Yseut !" , à la
quatrième il rend l'esprit.)
Puis Yseut, apprenant à son arrivée sur le rivage de Bretagne que
Tristan est mort, se précipite jusqu'à l'endroit où se trouve le corps :
Yseut se dirige vers l'endroit où elle aperçoit le corps, puis elle se tourne
vers l'orient et se met à prier pour lui avec ferveur : "Tristan mon bien-
aimé, dès lors que je vous vois mort, il n'y a plus de raison pour que je vive.
Vous êtes mort par amour pour moi, et moi je meurs, mon ami, de
tendresse pour vous, parce que je n'ai pu arriver à temps." Elle s'étend alors
près de lui, le prend dans ses bras et se couche contre lui, et c'est ainsi
qu'elle rend l'esprit. (v.3080-3090; o.c, p.210)
Mais il est d'autres cas de ces monologues adressés : Yseut la reine
immobilisée sur mer par une tempête alors que Tristan empoisonné
risque de mourir :
Yseut dit alors : "Malheureuse que je suis! Dieu ne veut pas que je vive
assez longtemps pour voir mon ami Tristan ! Il veut que je meure noyée
dans la mer. Tristan, si seulement j'avais pu vous parler, il m'aurait été
indifférent de mourir ensuite. Mon bien-aimé, quand vous apprendrez ma
mort, je sais bien que jamais vous ne vous en consolerez. (...)Notre amour
est si fort que je ne peux ressentir de douleur sans que vous la ressentiez
également; vous ne pouvez mourir sans que je meure aussi, et je ne peux
perdre la vie sans qu'il en soit de même pour vous. (...) Certes je ne sais
que faire, mais je vous désire plus que personne au monde. Que Dieu nous
accorde de nous retrouver, mon ami, afin que je puisse vous guérir, ou bien
que nous mourrons tous deux d'une même souffrance !"
(vers 2887-2966; ibid., p.205-207)
Yseut s'était rendue à l'appel de Tristan, qui avait chargé son beau-
frère et ami Kaherdin d'aller la chercher et de la convaincre de
venir le sauver. Tristan avait alors longuement expliqué à son ami
son amour pour la reine, et l'avait chargé de rappeler à celle-ci leur
promesse de loyauté : discours adressé certes à son interlocuteur
Kaherdin, mais dont la destinataire est Yseut sa bien-aimée :
"Faites pour moi ce message au nom de notre amitié... Portez-lui le salut de
ma part, car sans elle il n'est pas de salut pour moi (...) Dites-lui qu'elle se

l'ancienne numérotation à laquelle il faut ajouter les 154 vers du nouveau fragment
découvert.

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Une nouvelle poétique du D. D. : le Tristan et Yseut de Thomas

souvienne des plaisirs et des joies que nous avons connus jadis jours et
nuits, des peines profondes et des moments de tristesse, et aussi des joies et
des douceurs de notre amour parfait et sincère (...) Qu'elle se souvienne de
la promesse qu'elle m'a faite lors de notre séparation dans le jardin, au
moment où j'ai dû m'en aller, quand elle m'a remis cet anneau (...) (vers
2429-30 et 2455-2571; p.193-197)
Et antérieurement, au moment de décider s'il se marie ou non,
Tristan mène un long débat en lui-même (v.57-234 : 178 vers), qui
commence par une apostrophe à Yseut et s'adresse à celle-ci dans
toute la première partie, avant que les verbes ne passent à la
troisième personne (v.75: Ublïé m'a pur suen délit) et que vus ne se
transforme en ele :
E dit dune :" Ysold, bêle amie
Molt diverse vostre vie..
Jo perc pur vos joie e déduit..
Jo ne faz fors vos désirer..."
(A ces moments-là, il dit : "Yseut, ma bien-aimée, votre vie est bien
différente de la mienne. (...) Je renonce pour vous au bonheur et aux
plaisirs (...) Je ne fais rien d'autre que vous désirer...". Ed. Pléiade, p.125)
Le dialogue s'étant dilué dans un débat raisonné, vus ayant laissé
place à ele, plus rien n'empêche Tristan de se marier. Mais le soir
même de ses noces, la vue de l'anneau offert par Yseut le replonge
dans ses pensées et ses souvenirs: cette fois le monologue est un
débat intérieur, tout entier partagé entre ceste et celé (Yseut la
Blonde et Yseut son épouse), puis centré sur je.
Soulignons à propos de cet épisode du mariage un phénomène
étonnant : quantitativement, les monologues l'emportent très
largement sur le récit du mariage lui-même, auquel Thomas ne
consacre qu'une quinzaine de vers.

Le récit et le discours direct dans le Tristan et Yseut de


Thomas

La remarque que nous venons de faire pourrait concerner


l'ensemble de ce roman, dans lequel la proportion des passages en
discours direct est extrêmement élevée, puisqu'elle atteint 46% de
l'ensemble du texte qui nous reste.
Certes, il faut modaliser ce chiffre, en rappelant que 1' on ne
possède plus que le quart environ du roman de Thomas, et que ce
qui nous en est parvenu l'a été aléatoirement, sans aucune
intervention concertée. En effet, ce roman composé dans la seconde

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Christiane Marchello-Nizia

moitié du Xlle siècle, probablement autour de 1170-1172, devait


comporter environ 12000 ou 13000 vers, selon l'estimation récente
et très argumentée de F.Lecoy3 . L'auteur, Thomas, qui se nomme
deux fois, est sans aucun doute un clerc anglo-normand, cultivé, et
très conscient de son art et de sa pratique. A quelques reprises, et
en particulier en l'une des occasions où son nom apparaît, il glose et
explique ses choix narratifs, et même son mode d'écriture - concis.
C'est dire que dans son cas, même si l'on ne connaît rien de lui, on
peut faire sans se tromper l'hypothèse d'une écriture concertée, d'un
récit élaboré non seulement dans ses épisodes et sa trame
narrative, mais aussi bien et peut-être plus encore dans sa forme,
car il y est plus libre.

De ce roman il ne nous donc reste que 3305 vers (parmi lesquels


nous comptons le dernier fragment découvert il y a quelques mois
dans un cartulaire latin d'une abbaye anglaise, dont il constituait
les deux feuillets de garde). Nous sont parvenus ainsi six portions
du récit de Thomas, transmises à travers dix fragments, parfois fort
brefs, de manuscrits 4 . On a pu calculer que cela doit représenter
environ un quart du texte original de Thomas : il arrive à une
estimation de 12000 à 13000 vers.
Or sur les 3305 vers qui nous sont conservés, 46% 5, près de la
moitié donc, consistent en discours directs, qu'il s'agisse de
dialogues entre personnages, ou de monologues intérieurs
introduits par "II se dit en lui-même" (A sei dit :...).
Jusqu'ici, rien d'absolument exceptionnel : les textes médiévaux
sont parcourus de représentations de discours. Cela est le résultat
de l'influence conjuguée d'une longue tradition rhétorique d'une
part, et de la poésie lyrique d'autre part.

Cependant ce qui frappe d'emblée à la lecture du roman de


Thomas, c'est que ces discours sont curieusement répartis. Certes
un certain nombre d'entre eux se situent tout naturellement dans
des scènes de dialogue entre deux personnages : Yseut la Blonde et

En se fondant sur le fait qu'un folio de l'un des manuscrits conservés est numéroté,
F.Lecoy a pu reconstituer avec une assez grande précision la foliotation générale qui avait
dû être celle de ce manuscrit, et partant fournir une estimation de l'étendue du roman.
Voir Félix LECOY, "Sur l'étendue probable du Tristan de Thomas", in Romania 109, 1988,
p.378-79
Plusieurs de ces manuscrits consistent simplement en un ou deux feuillets, qui avaient été
utilisés pour confectionner la reliure ou les pages de garde de manuscrits plus tardifs.
1535 vers.

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Une nouvelle poétique du D. D. : le Tristan et Yseut de Thomas

Tristan, Tristan et Yseut aux Blanches Mains, Tristan et Kaherdin,


Tristan et Tristan le Nain, Yseut et Brangien, Brangien et Marc.
Mais la plupart des autres discours directs sont en fait des
soliloques, des monologues intérieurs qui tournent parfois au
dialogue avec soi-même, au débat, comme on l'a vu précédemment,
et qui sont provoqués par la vue de l'un des objets récurrents du
roman, tels l'anneau.

La Salle aux images : paroles narrées

Dès lors il est au moins un épisode où l'on attendrait un monologue


"adressé", et où cela ne se produit pas. Il s'agit du passage, conservé
par le seul manuscrit dit "Fragment de Turin", que la tradition a
intitulé "La Salle aux images", c'est à dire "la salle aux statues".
Après son mariage avec Yseut aux Blanches Mains, Tristan
vit en Bretagne à la cour de son beau-père le duc, auprès de son
épouse et du frère de celle-ci, Kaherdin. Le mariage n'ayant pas
produit l'un des effets escomptés - oublier Yseut la reine au profit
d'une belle jeune femme portant le même nom qu'elle -, Tristan fait
aménager secrètement, au coeur d'une forêt bien gardée, une salle
où il fait placer les statues dYseut la reine, et de sa suivante
Brangien6 . Il a fait sculpter cette statue dYseut "afin de pouvoir lui
dire tout ce qu'il ressent, ses bonnes pensées comme ses égarements
les plus fous" (vers 985-988, p. 155). Le passage qui nous est
conservé commence d'ailleurs par les vers suivants :
E les deliz des granz amors,
E lor travaus e lor dolurs,
E lor paignes e lor ahans
Recorde a l'himage Tristrans.
(vers 941-944, o.c. p.153 : "...Les délices des amours passionnées, les
souffrances et les douleurs, les peines et les tourments qu'elles apportent,
voilà ce que Tristan raconte à la statue dTseut.")
Il montre donc Tristan s'adressant à la statue. Et chacune des
phrases commence par un verbe de sentiment, et même de parole :
Corrusce soi quant est irez...(v.946)
Hiceste penser errer le fait... (v.954)
Del biau Cariados se dote ...(v.956)

Le début de cet épisode, qui ne nous est pas parvenu, est connu grâce aux deux
traductions-adaptations du roman de Thomas : le Tristan et Yseut allemand de Gottfried
de Strasbourg, et la Saga en islandais ancien de Frère Robert. La description de la statue
d'Yseut est extraordinaire.

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Christiane Marchello-Nizia

Dote, quant n'a son voler, Que...(v.961-2)


Quant i\ pense de tel irnir, Dunc...(v.964-5)
Hidunc plure e merci crie De ce que pensa folie... (v.981-2)
(o.c, p. 155)
Or à aucun moment les paroles ou pensées de Tristan ne sont
représentées directement : elles sont mises en récit, insérées dans
la narration. Le discours direct intervient une seule fois : et il s'agit,
contrastant avec ces silencieux soliloques, de quelques mots que
Tristan, égaré de colère contre Yseut sous l'effet de ses pensées
néfastes, adresse à Brangien pour la prendre à témoin de
l'imaginaire trahison dYseut :
Hidonc emparole Brigvain,
E dist donc : "Bêle, a vos me plain
Del change e de la trischerie
Que envers moi fait Ysode m'amie." (vers 969-972, o.c.p. 154)

Et pourtant la statue dYseut la représente offrant à Tristan cet


objet par essence déclencheur de monologue et de souvenirs qu'est
l'anneau qu'elle lui a donné lors de leur séparation dans le verger
(voir vers 205-6). C'est en effet cet anneau qui, tombant de son
doigt au début de la nuit de noces, lui a interdit, par tout ce qu'il
évoquait, de consommer son mariage; c'est ce même anneau qui,
lorsqu'à la fin du roman il le remit à Kaherdin, suscita chez lui les
souvenirs évoqués plus haut. Ici, cet objet ne met en branle aucun
discours : est-ce un hasard? Nous ne le croyons pas.

"L'empire des signes" (J.L.Grigsby) : silence et absence


représentés

On reprendra ici brièvement la substance d'une étude de John


L.Grigsby sur les romans de Béroul et de Thomas 7 . Il interprète le
mariage et l'épisode des statues (images en ancien français) comme
des productions de l'activité symbolique de remplacement à laquelle
Tristan est condamné par l'absence de la femme qu'il désire. Sa
première tentative pour la remplacer fut le mariage : il a
transformé Yseut aux Blanches Mains "en un icône vivant", pour
reprendre l'expression de J.L.Grigsby. Tristan l'a choisie parce

John L.GRIGSBY , "L'empire des signes chez Béroul et Thomas:'Le sigle est tut neir' ", in
Marche Romane, 30/3-4, 1980, p.115-125

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Une nouvelle poétique du D. D. : le Tristan et Yseut de Thomas

qu'elle partageait deux attributs avec Yseut la reine : le nom, et la


beauté :
"Cette synecdoque suffit, provisoirement au moins, à le convaincre de
l'identité totale des deux femmes. Il se leurre en faisant de cet icône vivant
une réplique idéale... D'abord il se rendra compte trop tard que le symbole
qu'il a créé représente bel et bien une absence, que ce symbole est
imparfait, que la synecdoque n'est pas la totalité" 8
Dans cette perspective, il faut considérer l'invention des statues 9
comme une seconde tentative, cette fois-ci réussie, pour donner à
l'absence son statut véritable. La statue ne tend pas à remplacer
Yseut, mais elle la représente, c'est-à-dire qu'elle en instancie
l'absence. Il peut d'ailleurs lui parler comme jamais il ne parle à la
reine : il lui dit ses soupçons, lui témoigne sa colère, lui rappelle
leurs plaisirs partagés. Et parallèlement à cette matérialisation,
non de la personne, mais de l'absence de la personne, qu'est l'image,
c'est au récit des pensées et des paroles, et non à une fiction de
paroles, qu'a recours Thomas. Face à une absence conçue comme
telle, c'est à l'absence de communication - c'est à dire au récit - que
fait appel l'auteur.

La parole comme forme poétique

On le voit : une telle interprétation met en jeu la signification


profonde accordée dans ce texte à la parole comme forme,
autrement dit au discours direct comme figure rhétorique. Si notre
analyse est adéquate, cela signifie qu'il existe chez Thomas une
conscience pleine et claire de l'efficace des diverses formes que peut
revêtir un texte, et spécialement des divers modes qu'offre la
langue pour représenter la parole, ou la pensée; et que c'est par
rapport à une échelle des valeurs et des significations de ces modes
d'expression qu'il les emploie, ou non, en telle ou telle occasion.
Notre position, très généreuse à l'égard du conteur médiéval, serait
confortée si l'on pouvait montrer par ailleurs que Thomas traite
effectivement le discours direct comme une forme poétique en soi,
forte et structurée; si, par exemple, on pouvait le définir en tant
que créateur, innovateur, en ce domaine.

8 Id., ibid., p.121.


9 Thème par ailleurs bien représenté au Moyen-Age, où le mythe de Pygmalion en
particulier a été retravaillé bien des fois.

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Christiane Marchello-Nizia

Le discours direct chez Thomas : disjonction des


fonctions de communication et de véridiction

H est un premier type de situations qui illustre tout à fait l'usage


concerté que fait Thomas de la parole et la conscience qu'il a de son
efficacité. Il s'agit des épisodes relativement nombreux, dans toutes
les versions de la légende, mais spécialement chez Thomas, où la
parole est porteuse d'ambiguité ou de mensonge.
La nuit de ses noces, Tristan ment à Yseut aux Blanches mains en
prenant prétexte d'une blessure douloureuse pour ne pas faire
l'amour (vers 675-696). En réponse, Yseut à son tour lui mentira à
propos de la couleur de la voile du navire10 ; la voile était blanche,
et Yseut la Blonde était là; "noire", répond Yseut la Blanche à la
question de Tristan. Cette parole est un mensonge; mais elle est
narrativement vraie dans la mesure où elle se révèle être un
performatif, si l'on admet que le noir signifie la mort; elle est en
effet, même mensonge, redoutablement efficace : Tristan se tourne
contre le mur, invoque Yseut - l'autre, et meurt.
Si l'on a insisté sur cet épisode où la parole est à Yseut l'épouse,
c'est que dans les deux autres occasions où cette même Yseut
profère en style direct, ses paroles sont également biaisées, mais
indirectement : il ne s'agit pas d'un mensonge, mais d'une
utilisation figurée du langage pour évoquer l'acte sexuel. A Tristan
qui lui explique son impuissance par sa blessure, elle répond :
- Del mal me peise, Ysolt resspont,
Plus que d'altre mal en cest mond.
Mais de Vel dunt vos oi parler
Voil jo e puis bien desporter."
(vers 694-700; o.c, p.141: "...Mais de l'autre chose (l'acte sexuel) dont
vous avez parlé, j'accepte et supporte fort bien de m'en passer.")
Et à son frère Kaherdin qui lui demande la raison de son rire
lorsque l'eau d'une flaque éclabousse ses cuisses, elle explique que
jamais aucune main d'homme n'est montée aussi haut que cette
eau-là.
On a eu beau jeu de faire le recensement de tous les épisodes du
récit où l'un ou l'autre des personnages ment, où deux
interlocuteurs s'agressent à travers des images de mort (Yseut la
reine et Cariadoc, se traitant tour à tour de fresaie, c'est-à-dire de

10 On le rappelle : la voile devait être blanche si Yseut la reine était à bord pour venir sauver
Tristan, noire dans le cas contraire. C'est encore une réminiscence antique.

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Une nouvelle poétique du D. D. : le Tristan et Yseut de Thomas

chouette, d'effraie, bref, d'oiseau de malheur), ou bien encore où


deux personnages échangent un dialogue crypté et interdit au vu et
su de toute l'assemblée (ainsi Kaherdin déguisé en marchand
vantant à Yseut l'or de l'anneau que Tristan lui envoie, et qu'elle
lui a elle-même donné). Thomas, comme les autres romanciers,
avait dû intégrer dans son récit l'épisode du "serment ambigu", où
Yseut la Blonde, contrainte de jurer qu'elle a été fidèle à Marc son
époux, parvient, grâce à une mise en scène où Tristan déguisé la
porte sur son dos ou tombe sur elle, à ne pas mentir absolument.
Au point que toutes les occurrences de discours direct, pourraient se
ranger dans l'une de ces deux catégories : soit le locuteur dit la
vérité, et alors il n'y a pas communication : il s'agit d'un de ces
monologues lyriques ou rhétoriques que l'on évoquait en
commençant; soit il y a communication, mais alors le locuteur
ment, ou feint, ou agresse : il n'y a pas véridicité. Dans un cas
comme dans l'autre, la parole est tronquée de l'une de ses
composantes conversationnelles fondamentales. En effet, en tant
qu'elle est représentée vive, telle quelle, en "discours direct", elle est
faite pour dire ce qui est, et pour le communiquer. Or Thomas est
parfaitement conscient que ces deux aspects peuvent être disjoints,
et son récit ne cesse d'illustrer cette disjonction.

On doit mettre en rapport cet usage de la parole dans le roman


avec d'autres phénomènes de disjonction que sont les doubles et les
déguisements, et qui parcourent de façon récurrente ce texte.
Rappelons que chez Thomas les deux Yseut portent le même nom,
or ce n'est pas le cas dans toutes les versions de la légende11 ; que
Tristan est mortellement blessé en venant au secours d'un autre
Tristan, surnommé le Nain. Et au-delà même des noms, il est clair
que la suivante Brangien est partiellement un double d'Yseut,
qu'elle remplace dans le lit de Marc pour la première partie de la
nuit de noces, comme le montre le "Fragment de Carlisle"
récemment découvert (vers 122-139). Tristan se déguise à plusieurs
reprises, Kaherdin également. Que les mots et les hommes puissent
représenter autre chose que ce qu'ils paraissent, là est l'énigme
récurrente qui fascine Thomas.

11 La Saga distingue Isond la reine et Isodd l'épouse. Et la Tavela ritonda oppose Isotta la
Bionda et Isotta la sposa. Ajoutons que la mère dYseut la Blonde se nomme également
Yseut dans plusieurs versions.

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Christiane Marchello-Nizia

Thomas inventeur d'une forme rhétorique : le dialogue


amoureux

Mais outre cette utilisation des représentations de la parole que lui


offrait le patrimoine linguistique de son époque, Thomas a fait
oeuvre de créateur dans le champ de la poétique et de la rhétorique,
ce qui est moins trivial.
En effet, il s'est avéré récemment, grâce à la découverte inattendue
d'un nouveau fragment de manuscrit, que, comme nous en avions
fait l'hypothèse, Thomas est bien l'inventeur d'une forme promise à
un immense succès, et devenue canonique, le "dialogue
amoureux"12. Comme nous l'avions montré, aucun texte écrit
auparavant n'offre de mise en scène d'un aveu amoureux échangé
par les amants. Qu'il s'agisse du Roman de Thèbes, de YEneas, du
Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, ou qu'il s'agisse
d'Eracle de Gautier d'Arras, aucun des romans antérieurs au
Tristan et Yseut n'offre rien de semblable. Ce n'est pas que l'amour
réciproque ne puisse être dit; mais il l'est sous forme de récit par
l'auteur, de confidence que l'on fait à un tiers, ou d'aveu que l'on
s'en fait à soi-même, en soliloque. Comme nous l'écrivions alors,
"aux origines du roman il n'y a pas de dialogue amoureux (...); ce
qu'indique la forme alors privilégiée du monologue amoureux, c'est
que le discours amoureux est encore intransitif'13 . Or au moment
où cette analyse a été menée, on ne connaissait la scène de l'aveu
de leur amour réciproque par Tristan et Yseut, après qu'ils eurent
bu le philtre, que par l'adaptation qu'en avait faite Gottfried de
Strasbourg14 . Gottfried ayant conservé dans son texte un jeu sur
les mots qui ne pouvaient se faire qu'en français, il était plausible
que la source soit Thomas; Yseut parle en effet la première de son
"mal", elle dit qu'il a pour origine lamer : faut-il entendre l'amer
(l'amertume de la mer), la mer (les fatigues du voyage en mer), ou
l'amer (l'amour, le fait d'aimer) ? Tristan se pose la question (vers
33-70, p. 124), mais il comprend parfaitement et répond dans les
mêmes termes.

12 Christiane MARCHELLO-NIZIA, "L'invention du dialogue amoureux", in Marie-Louise


Oilier éd., Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Paris- Vrin et Les
Presses de l'Université de Montréal, 1988, p.223-231
13 O.C. p.224 et 227.
14 En revanche Frère Robert a laissé de côté ce dialogue pourtant étonnant : l'aventure du
philtre et l'amour des amants est narré en quelques lignes (chapitre 46).

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Une nouvelle poétique du D. D. : le Tristan et Yseut de Thomas

Tristan et Yseut, un laboratoire de la parole

Thomas est donc bien, non seulement un utilisateur sophistiqué et


rusé des formes de discours que lui offrait la tradition, mais aussi et
peut-être surtout le créateur d'une nouveauté formelle et narrative,
le dialogue amoureux. Mais dans le même mouvement où il crée
cette forme rhétorique nouvelle, Thomas la pervertit apparemment
en l'utilisant pour porter un texte ambigu, en transformant ce
dialogue amoureux en une énigme sur le langage. En effet Yseut
répond à une question formulée par Tristan au niveau de re
("pourquoi souffrez-vous?"), par un énoncé qui oblige son
interlocuteur à déplacer son enquête au niveau de dicto, à se situer
à un autre plan pour avoir accès à la réponse - "oui, elle m'aime
aussi". Amour pour un jeu gratuit sur le langage? H ne semble pas.
Thomas met scène ici la complexité des significations, la labilité des
signifiants, l'ambiguité constitutive de tout énoncé, y compris de
ceux mêmes qui engagent au plus profond la subjectivité. Si l'on
prend en série tous les phénomènes que nous avons évoqués, on y
perçoit une cohérence : "belle histoire d'amour et de mort", Tristan
et Yseut de Thomas est tout aussi bien, et nécessairement, un
parcours initiatique dans l'empire de la parole.

Christiane Marchello-Nizia
ENS Fontenay ISaint-Cloud
31 avenue Lombart 92260
Fontenay-aux-Roses
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