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Marchello-Nizia Christiane. Une nouvelle poétique du discours direct : le Tristan et Yseut de Thomas. In: Linx, n°32, 1995.
Diachronie, énonciation. pp. 161-171;
doi : https://doi.org/10.3406/linx.1995.1380
https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1995_num_32_1_1380
Résumé
Dans le Tristan et Yseut de Thomas (Xlle siècle), qui est aux sources de la forme romanesque
moderne, les passages en discours direct forment près de la moitié du texte qui nous a été conservé.
Or, dans un épisode important, celui de la "Salle aux statues", où Tristan adresse de longs discours à
la statue d*Yseut la Blonde, aucun de ses monologues n'est représenté directement. Hasard ? Ou bien
résultat d'une écriture concertée de la parole représentée, nouvelle poétique du discourt direct dont
Thomas aurait été l'initiateur ? Deux phénomènes confirment notre hypothèse. D'une part il n'existe
pas, dans ce qui nous reste de ce roman, de discours direct qui soit transparent ; la parole représentée
y est biaisée ou ambiguë, disjoignant véridicité et communication. D'autre part la découverte récente
d'un nouveau fragment a confirmé une hypothèse formulée antérieurement : Thomas est l'inventeur
d'une forme rhétorique nouvelle, le "dialogue amoureux" entre deux amants qui s'avouent leur amour.
On propose de voir dans le Tristan et Yseut de Thomas un laboratoire où sont expérimentées de
nouvelles formes poétiques liées à la représentation de la parole.
Une nouvelle poétique du discours direct :
le Tristan et Yseut de Thomas
Christiane Marchello-Nizia
ENS Fontenay I Saint Cloud
Institute Universitaire de France
Absence et silence
1 II s'agit bien d'un planctus, forme rhétorique tout à fait attestée au Moyen Age..
2 Tristan et Yseut, les plus anciennes versions européennes, Paris, Gallimard, Collection de
"La Pléiade", 1995; édition et traduction du roman de Thomas par Ch. MARCHELLO-
NIZIA, et par Ian SHORT pour le "Fragment de Carlisle" encore inédit, p.123-212. C'est à
la nouvelle numérotation de cette édition que renvoient nos références : il s'agit de
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passage: "Que Dieu nous sauve, Yseut et moi! Puisque vous ne voulez
venir auprès de moi, il me faut donc mourir d'amour pour vous. Je ne puis
plus retenir ma vie, c'est pour vous que je meurs, Yseut, ma bien-aimée.
Vous n'avez pas pitié de ma langueur, mais de ma mort vous aurez de la
peine. Cela m'est un grand réconfort, mon amie, de savoir que vous aurez
de la compassion de ma mort." Il dit trois fois : "Amie Yseut !" , à la
quatrième il rend l'esprit.)
Puis Yseut, apprenant à son arrivée sur le rivage de Bretagne que
Tristan est mort, se précipite jusqu'à l'endroit où se trouve le corps :
Yseut se dirige vers l'endroit où elle aperçoit le corps, puis elle se tourne
vers l'orient et se met à prier pour lui avec ferveur : "Tristan mon bien-
aimé, dès lors que je vous vois mort, il n'y a plus de raison pour que je vive.
Vous êtes mort par amour pour moi, et moi je meurs, mon ami, de
tendresse pour vous, parce que je n'ai pu arriver à temps." Elle s'étend alors
près de lui, le prend dans ses bras et se couche contre lui, et c'est ainsi
qu'elle rend l'esprit. (v.3080-3090; o.c, p.210)
Mais il est d'autres cas de ces monologues adressés : Yseut la reine
immobilisée sur mer par une tempête alors que Tristan empoisonné
risque de mourir :
Yseut dit alors : "Malheureuse que je suis! Dieu ne veut pas que je vive
assez longtemps pour voir mon ami Tristan ! Il veut que je meure noyée
dans la mer. Tristan, si seulement j'avais pu vous parler, il m'aurait été
indifférent de mourir ensuite. Mon bien-aimé, quand vous apprendrez ma
mort, je sais bien que jamais vous ne vous en consolerez. (...)Notre amour
est si fort que je ne peux ressentir de douleur sans que vous la ressentiez
également; vous ne pouvez mourir sans que je meure aussi, et je ne peux
perdre la vie sans qu'il en soit de même pour vous. (...) Certes je ne sais
que faire, mais je vous désire plus que personne au monde. Que Dieu nous
accorde de nous retrouver, mon ami, afin que je puisse vous guérir, ou bien
que nous mourrons tous deux d'une même souffrance !"
(vers 2887-2966; ibid., p.205-207)
Yseut s'était rendue à l'appel de Tristan, qui avait chargé son beau-
frère et ami Kaherdin d'aller la chercher et de la convaincre de
venir le sauver. Tristan avait alors longuement expliqué à son ami
son amour pour la reine, et l'avait chargé de rappeler à celle-ci leur
promesse de loyauté : discours adressé certes à son interlocuteur
Kaherdin, mais dont la destinataire est Yseut sa bien-aimée :
"Faites pour moi ce message au nom de notre amitié... Portez-lui le salut de
ma part, car sans elle il n'est pas de salut pour moi (...) Dites-lui qu'elle se
l'ancienne numérotation à laquelle il faut ajouter les 154 vers du nouveau fragment
découvert.
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souvienne des plaisirs et des joies que nous avons connus jadis jours et
nuits, des peines profondes et des moments de tristesse, et aussi des joies et
des douceurs de notre amour parfait et sincère (...) Qu'elle se souvienne de
la promesse qu'elle m'a faite lors de notre séparation dans le jardin, au
moment où j'ai dû m'en aller, quand elle m'a remis cet anneau (...) (vers
2429-30 et 2455-2571; p.193-197)
Et antérieurement, au moment de décider s'il se marie ou non,
Tristan mène un long débat en lui-même (v.57-234 : 178 vers), qui
commence par une apostrophe à Yseut et s'adresse à celle-ci dans
toute la première partie, avant que les verbes ne passent à la
troisième personne (v.75: Ublïé m'a pur suen délit) et que vus ne se
transforme en ele :
E dit dune :" Ysold, bêle amie
Molt diverse vostre vie..
Jo perc pur vos joie e déduit..
Jo ne faz fors vos désirer..."
(A ces moments-là, il dit : "Yseut, ma bien-aimée, votre vie est bien
différente de la mienne. (...) Je renonce pour vous au bonheur et aux
plaisirs (...) Je ne fais rien d'autre que vous désirer...". Ed. Pléiade, p.125)
Le dialogue s'étant dilué dans un débat raisonné, vus ayant laissé
place à ele, plus rien n'empêche Tristan de se marier. Mais le soir
même de ses noces, la vue de l'anneau offert par Yseut le replonge
dans ses pensées et ses souvenirs: cette fois le monologue est un
débat intérieur, tout entier partagé entre ceste et celé (Yseut la
Blonde et Yseut son épouse), puis centré sur je.
Soulignons à propos de cet épisode du mariage un phénomène
étonnant : quantitativement, les monologues l'emportent très
largement sur le récit du mariage lui-même, auquel Thomas ne
consacre qu'une quinzaine de vers.
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En se fondant sur le fait qu'un folio de l'un des manuscrits conservés est numéroté,
F.Lecoy a pu reconstituer avec une assez grande précision la foliotation générale qui avait
dû être celle de ce manuscrit, et partant fournir une estimation de l'étendue du roman.
Voir Félix LECOY, "Sur l'étendue probable du Tristan de Thomas", in Romania 109, 1988,
p.378-79
Plusieurs de ces manuscrits consistent simplement en un ou deux feuillets, qui avaient été
utilisés pour confectionner la reliure ou les pages de garde de manuscrits plus tardifs.
1535 vers.
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Le début de cet épisode, qui ne nous est pas parvenu, est connu grâce aux deux
traductions-adaptations du roman de Thomas : le Tristan et Yseut allemand de Gottfried
de Strasbourg, et la Saga en islandais ancien de Frère Robert. La description de la statue
d'Yseut est extraordinaire.
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John L.GRIGSBY , "L'empire des signes chez Béroul et Thomas:'Le sigle est tut neir' ", in
Marche Romane, 30/3-4, 1980, p.115-125
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10 On le rappelle : la voile devait être blanche si Yseut la reine était à bord pour venir sauver
Tristan, noire dans le cas contraire. C'est encore une réminiscence antique.
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11 La Saga distingue Isond la reine et Isodd l'épouse. Et la Tavela ritonda oppose Isotta la
Bionda et Isotta la sposa. Ajoutons que la mère dYseut la Blonde se nomme également
Yseut dans plusieurs versions.
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Christiane Marchello-Nizia
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