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Richard Hernandez Marie-Thérèse. La filiation yoruba dans la peinture de Wilfredo Lam. In: América : Cahiers du CRICCAL,
n°19, 1997. Les filiations. Idées et cultures contemporaines en Amérique Latine. pp. 237-253;
doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1997.1322
https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1997_num_19_1_1322
L'héritage de la forme
II arrive, dans l'histoire de l'art, que les analogies soient si
manifestes dans la forme, dans la technique ou encore dans la matière, que, loin de
simplifier le travail de l'observateur elles le placent au contraire devant une
interrogation permanente. Le crâne néolithique de Jéricho, remodelé en
plâtre et incrusté de coquillages, si semblable aux crânes remodelés de
Nouvelle-Guinée du XIXe siècle1 en est un exemple. La statuette Ibibio du
Nigeria, si curieusement proche de la Déesse aux serpents de Cnossos2, en
est un autre. Et la peinture de Wifredo Lam, si étrangement fidèle aux
formes traditionnelles de l'art tribal yoruba en est un nouveau.
Nombreuses sont les œuvres qui attestent ces analogies : la Tête,
Mère et enfant (fig. 2) et La vigilance3, trois huiles réalisées sur papier
marouflé la même année, en 1947, proclament ainsi leur parenté avec les
masques igbos du Nigeria4. On y retrouve les mêmes excroissances, les
cornes, les formes saillantes, tranchantes, agressives, et la bouche béante
aux dents démesurées. Des milliers de ces masques représentent, pour les
Igbos, une sous-ethnie yoruba5, les âmes des morts ou les esprits de la nuit.
Créés pour amuser ou pour punir, utilisés dans des cérémonies à caractère
judiciaire ou bien purement ludique, ces masques, qui se caractérisent
toujours par une structure complexe où se superposent crêtes, cornes et
protubérances tabulaires présentent, parfois, une extension tranchante.
Symboles de puissance, d'agressivité et de persévérance (les cornes du
1. H.W. JANSON, Histoire de l'Art, de la préhistoire à nos jours, France, Ars Mundi, 6e.
éd., 1990, p. 28 et 41.
2. Jean LAUDE, op. cit., p. 50.
3. Max-Pol FOUCHET, Wifredo Lam, Paris, Albin Michel, 1984, p. 54-56.
4. Jacques KERCHACHE, Jean-Louis PAUDRAT et Lucien STEPHAN, L'art africain,
Paris, Mazenod, 1988, p. 407.
5. La répartition des ethnies et sous-ethnies, d'une grande complexité, est aujourd'hui
encore l'objet de nombreux désaccords ; nous prenons ici pour référence la carte du territoire
yoruba établie par Henry John DREWAL et John PEMBERTON 111, in Yoruba, nine
centuries ofafrican art andthouht, New York, Henry N . Abrams inc., 1989, p. 12.
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Le mythe et la forme
Oiseau sur la table (1943), Personnage-oiseau (1943), Figure sur
fond vert (1944), La réunion (1945), Annonciation (1947), Femme (1948),
Lune et oiseau (1954), Les oiseaux dans la tête (1957), Oiseau avec des
eleguas (1970), L'oiseau blanc (1970), Figure et oiseau (1973), Oiseau à
la tête (1974)... Qu'il soit ou non présent dans le titre, il revient sans cesse
dans l'œuvre peint, comme dans la sculpture et dans les gravures de Wi-
fredo Lam. Parfois discret, à peine visible, à demi caché par les autres
figures du tableau, ou bien au contraire triomphant et lumineux, au centre
même de la peinture dont il est alors la vedette, comme dans la
Composition (1950) et, surtout, dans L'offrande réalisée en 1963, l'oiseau va et
vient d'une toile à une autre. Sa présence peut justifier la réalisation de
l'œuvre ; il n'en est pas toujours ainsi. Actif ou non, principal ou
secondaire, son rôle semble néanmoins toujours essentiel.
L'oiseau apparaît comme une constante, aussi, dans la culture yoru-
ba et donc dans sa sculpture. N'est-ce qu'un hasard ? C'est avant tout au
sommet des couronnes destinées aux rois qu'il intervient. Fait de perles
multicolores, comme le reste de la coiffe conique, il la domine. L'oiseau,
seul ou accompagné d'autres oiseaux semblables, comme on peut les voir
sur la partie conique de la couronne royale, l'oiseau donc symbolise
1'» orisha » Osanyin, le dieu des herbes médicinales1. On le retrouve,
souvent accompagné là encore, sur le bâton emblématique des prêtres
consacrés à la divination d'ifa. Le support est totalement différent, puisqu'il
s'agit ici de sculptures en fer, mais le lien iconographique s'impose. Avant
d'être portée, la nouvelle couronne doit être préparée par ces mêmes
prêtres-herboristes-devins. Un petit paquet d'herbes médicinales est caché au
sommet de la couronne, et celui qui la porte ne doit jamais regarder à
l'intérieur, car, ce faisant, il risquerait de devenir aveugle. La couronne,
enfin, est placée sur la tête du roi, 1'» Alafin », au moment de son
intronisation, par l'une de ses épouses qui se tient alors debout derrière lui ; c'est
dans cette attitude que la représentent également les colonnes en bois
sculptées, à l'entrée du palais. L'importance sociale et politique des
femmes, que nous avons mentionnée plus haut, est certes mise en évidence par
ce geste rituel. Mais le pouvoir mystique des awon iya wa », « nos mères »,
ou des « aje », les sorcières », est lié à la présence des oiseaux sur la
couronne. Comme ces oiseaux, qui préservent le secret des herbes cachées
dans la couronne et qui protégeront ou bien détruiront celui qui la portera,
elles exercent elles aussi leurs pouvoirs maléfiques ou bénéfiques. Alors,
l'oiseau est placé au sommet de la couronne pour rappeler que le roi lui-
même ne peut gouverner qu'avec l'aide et l'accord des « awon iya wa »...
I. Ibid., p. 38.
La filiation yoruba dans la Peinture de W. Lam 243
1. Idem.
2. Natalia BOLÎVAR ARÔSTEGUI, Los Orishas en Cuba, La Habana, Ediciones Union,
1990 [pagination incomplète].
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contre, déjà fait montre de son talent de peintre en réalisant, avec une
habileté étonnante, le portrait de Lam Yam, son père. Hasard étrange : Picasso
avait lui aussi révélé son talent en exécutant le portrait de Don José, son
père, à l'âge de quatorze ans.
Le cubisme ne fut sans doute qu'un révélateur pour Wifredo Lam.
Picasso et Braque avaient trouvé, dans l'art africain, L'élément qui
manquait à l'élaboration de leur style. Le Cubain était, lui, déjà porteur de
cette vision plastique mais il l'ignorait. L'Occident lui permit ainsi de
découvrir la nature de ses racines tandis que l'eloignement intensifiait la
spécificité de sa culture, ou plus exactement de la résultante des différentes
cultures que lui avait léguées sa famille. Il donna vie à tous ces êtres
étranges qui avaient depuis si longtemps peuplé ses nuits : « Au bout de Sagua
la Grande [...] commençait la forêt. Si je me promenais pendant la nuit, je
craignais la lune, l'œil de l'ombre...» racontait Lam1. Sa peinture s'anima
de la présence de ces êtres invisibles et inquiétants, ces êtres à deux têtes
dont il parlait souvent2 ; les yeux des têtes sphériques qui partout
l'épiaient, et les cornes et protubérances menaçantes des masques vinrent
occuper l'espace de ses toiles. Monde purement imaginaire ? Univers
fantastique issu de souvenirs d'enfance imprécis ? Interprétation fabuleuse
d'objets africains découverts à Paris ? Si les deux premières propositions
sont recevables, la troisième semble par contre récusable en raison de la
précision et de la cohérence du choix. Les affinités électives de l'artiste le
ramènent en effet, invariablement, à la même source inspiratrice, celle de
ce peuple yoruba qui constitua, avec les Bantous, le million d'esclaves
importés à Cuba. Alors, s'agirait-il d'un étrange héritage d'une mémoire
collective ? La transmission du mythe et de la religion est simple, mais
comment expliquer la filiation de la forme ? Où chercher la réponse : dans
l'ordre du rationnel ou dans celui de l'ésotérique ?
La peinture de Wifredo Lam, comme les crânes remodelés de
Nouvelle-Guinée et la statuette Ibibio du Nigeria cités plus haut appartient bien
à ces œuvres étonnantes qui ponctuent l'histoire de l'humanité sans jamais
livrer le secret du legs. Pourtant, l'analogie est trop évidente pour que l'on
songe à la contester. La forme est là, concrète, indéniable, héritée du
passé, issue d'autres temps et d'autres espaces géographiques ; par quels
1 Id., p. 15.
2. Idem : « Un matin d'été, plein de chaleur et de bruit », Wifredo se réveille plus tard que
de coutume mais reste au lit, l'œil fixe. [...] Du plafond lui tombe sur le visage la silhouette
très noire d'un oiseau à la tête pendante : une chauve-souris qui dort de son sommeil
quotidien ! « Pour moi, dit-il, cette figure avait deux têtes [...] ». Cela se passe en 1907. Ce jour-
là marque le début, pour moi, du sentiment de l'écoulement des jours, d'une liaison dans la
mémoire et d'un temps qui ne s'arrête pas ».
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CREDITS PHOTOGRAPHIQUES
1. «No one says 'did you see something?' when an elephant passes» (Jacques
KERCHACHE, Jean-Louis PAUDRAT et Lucien STEPHAN, op. cit., p. 10).
Fig. 1 - Maternité 1952
huile/toile 180 x 125 cm - CUBA
Fig. 2 - Mère et enfant - Yoruba (Nigeria)
Museum of Primitive Art - New York
Fig. 3 - Bâton et oiseaux - Sud Yoruba (XIXe-XXe siècle)
Fer - H 45 cm
Fig. 4- L'Offrande- 1963
huile/toile 90 x 73 cm - Coll. part. MILAN