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Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza

Julien Busse

DOI : 10.4000/books.psorbonne.277
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 18 décembre 2014
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9782859448097

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859446239
Nombre de pages : 112

Référence électronique
BUSSE, Julien. Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza. Nouvelle édition [en ligne]. Paris :
Éditions de la Sorbonne, 2009 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/psorbonne/277>. ISBN : 9782859448097. DOI : 10.4000/books.psorbonne.277.

© Éditions de la Sorbonne, 2009


Conditions d’utilisation :
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Le problème de l’essence
de l’homme chez Spinoza
Série Philosophie – 26
Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

Julien Busse

Le problème de l’essence
de l’homme chez Spinoza

Ouvrage publié avec le concours


du Conseil scientifique de Paris 1

Publications de la Sorbonne
2009
Composition typographique : Bénédicte Chantalou / Yuruga

© Publications de la Sorbonne, 2009


212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr
Loi du 11 mars 1957

ISBN 978-2-85944-623-9
ISSN 1255-183X
À Marin
À Roman

Il n’y a […] pas de vie rationnelle sans intelligence,


et les choses ne sont bonnes qu’en tant qu’elles
aident l’homme à jouir de la vie de l’Esprit,
laquelle se déinit par l’intelligence.
Spinoza, Éthique IV, V
Préface

Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses


a un esprit dont la plus grande part est éternelle.
Spinoza, Éthique V, XXIX

Il est des livres rares et celui de Julien Busse en fait partie, non seule-
ment par son contenu spéculatif, mais par les circonstances dans lesquelles
il a été écrit.
Enseignant au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny, Julien Busse apparte-
nait à cette catégorie remarquable de professeurs du secondaire que l’amour
de la philosophie pousse à continuer leurs recherches non pas parce qu’ils
veulent faire carrière à tout prix, mais parce qu’ils ont quelque chose à dire et
qu’ils entendent le partager. Après avoir longuement mûri son projet, Julien
Busse avait entrepris, sous ma direction, une thèse de doctorat intitulée « Le
problème de l’essence de l’homme chez Spinoza », mais la maladie contre
laquelle il a lutté avec une extraordinaire force d’âme a ini par le terrasser
en mars 2008. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il avait choisi de s’inter-
roger sur cette question énigmatique de l’essence de l’homme dans la philo-
sophie spinoziste. « On ne sait pas ce que peut le corps », écrit Spinoza, et
Julien Busse est l’illustration en acte de cette formule devenue célèbre. Sa
vie est l’exemple même de cette puissance insoupçonnée du corps unie à
une grande fermeté d’esprit. Après avoir été hospitalisé à plusieurs reprises et
avoir passé une semaine dans le coma, Julien Busse a mobilisé ses dernières
forces pour écrire et achever ce livre, qui devait être une partie de sa thèse,
mais qui forme une totalité autonome. La philosophie de Spinoza n’a pas
été pour lui une simple consolation, comme chez Boèce, mais une véritable
force de vie qui l’a conduit à résister à ce que nous appelions son « cancrelat
récidiviste » et à accomplir cet exploit de persévérer joyeusement dans l’écri-
ture, sans jamais se plaindre ni manifester la moindre amertume face à
son sort. Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, le 26 février 2008, peu
avant sa mort, il écrivait ainsi : « Ta visite chez moi m’a donné des ailes ! J’en
proite pour t’en remercier encore. J’ai pu terminer mon travail sur l’Éthique
[…], ce travail auquel je dois en partie de ne pas m’être laissé envahir par
8 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la maladie ces huit derniers mois. » Preuve s’il en est que la « sagesse est une
méditation non de la mort mais de la vie ».
Le manuscrit qu’il m’a remis est d’une qualité telle qu’il est publié en
l’état. J’ai simplement rajouté, avec l’accord de Flora, son épouse, un exergue
et deux phrases de transition, mises entre crochets dans le texte et écrites
en italiques. Pascal Sévérac et Ariel Suhamy ont relu attentivement le texte
et corrigé les quelques coquilles qui restaient. Pascal Sévérac a également
reconstitué la bibliographie qui manquait à partir des ouvrages cités dans
le corps du texte. Je tiens tout particulièrement à les en remercier ainsi que
Bertrand Hirsch, le directeur des Publications de la Sorbonne, qui a accueilli
sans hésiter ce texte dans la collection de philosophie, après les rapports très
élogieux qui en ont été faits et l’approbation de son comité éditorial.
Mais Le problème de l’essence de l’homme n’est pas un livre rare unique-
ment en raison des circonstances qui ont présidé à sa rédaction. De telles
circonstances, au-delà de la sympathie et de l’estime qu’elles peuvent valoir
à l’auteur, ne sauraient suire à justiier la publication de l’œuvre à titre
posthume et attester de sa valeur. En réalité, si la thèse de Julien Busse est
d’un grand intérêt, c’est parce qu’elle résout de manière peut-être bien déi-
nitive, un problème récurrent dans les études spinozistes, celui de la déi-
nition exacte de l’essence de l’homme. De nombreux commentateurs se
sont en efet penchés sur ce l’on pourrait appeler l’énigme de l’essence de
l’homme sans élucider de manière parfaitement satisfaisante ce que le sphinx
Spinoza entendait par là.
Julien Busse part d’un constat : l’absence notoire d’une déinition de
l’essence de l’homme en bonne et due forme dans l’Éthique. Spinoza formule
dès le début de la partie I de son livre une déinition de Dieu, mais il n’en
fait pas autant pour l’homme alors que son projet éthique semble exiger
une telle démarche. Dès le Traité de la réforme de l’entendement, en efet, il
se propose d’atteindre une nature humaine plus forte et il persévère dans
cette voie en airmant dans la préface de l’Éthique IV que « nous dési-
rons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature
humaine placé devant nos yeux ». Qu’elle prenne la forme d’une aspiration
à une nature humaine supérieure ou celle du désir d’un modèle, la recherche
éthique requiert que nous ayons l’idée de ce qu’est un homme et de ce qu’il
peut accomplir. Une connaissance précise de l’essence de l’homme semble
donc s’imposer comme la condition de possibilité du projet spinoziste. Or,
curieusement, Spinoza ne satisfait pas à cette exigence, il fait allusion à
plusieurs reprises à l’essence de l’homme sans éclairer nettement le sens de
cette expression. Certes, il déclare que l’homme est constitué d’un corps et
d’un esprit ; il déinit l’esprit comme l’idée du corps et précise que nous ne
pouvons comprendre sa nature qu’en connaissant celle de son objet. Mais
préface 9

dès lors qu’il s’agit de déterminer la nature du corps humain et de le difé-


rencier des autres corps, l’auteur de l’Éthique s’en tient à des généralités. Les
six postulats consacrés au corps humain qui sont exposés après la proposi-
tion XIII de la partie II ne permettent guère d’établir en quoi l’homme se
distingue de l’animal. Dire que le corps humain est composé d’un très grand
nombre d’individus, dont certains sont luides, d’autres mous ou durs, dire
qu’il peut être afecté par les corps extérieurs ou qu’il peut les mouvoir et les
disposer d’un très grand nombre de manières, ce n’est pas, on en conviendra,
énoncer des propriétés spéciiques à l’homme et délimiter son essence.
Ce constat d’absence d’une déinition de l’essence de l’homme, Julien
Busse n’est bien évidemment pas le premier à l’avoir dressé. De ce point
de vue, il s’attaque à un problème que l’on pourrait qualiier de classique,
mais sa manière de le traiter est profondément novatrice. Il suit en efet une
démarche originale, car au lieu de s’acharner comme la plupart des commen-
tateurs à reconstituer une déinition de cette essence, en se penchant sur
les diverses formules du corpus qui pourraient en tenir lieu, Julien Busse
tente de comprendre pourquoi cette déinition ne igure pas et d’analyser
les efets de cette absence. Loin de se cantonner à l’examen des candidats,
comme le désir, la raison, la sociabilité, etc., qui sont tous susceptibles de
correspondre, à des degrés diférents, au proil de l’essence humaine, il prend
appui sur la critique spinoziste des universaux pour établir l’impossibilité
d’une telle déinition au sens strict.
Cette impossibilité tient d’abord à des raisons d’ordre ontologique :
l’absence de fondement et de consistance d’une déinition de l’essence de
l’homme. Confrontant les réquisits de cette question dans les philosophies
thomiste et spinoziste, Julien Busse montre qu’il ne peut y avoir d’essence
que de ce qui a un corps. Longtemps relégué au second plan, le corps se
voit donc assigner un rôle déterminant dans la constitution des essences.
L’humanité comme la « canidité » étant dépourvues de corps, il ne saurait pas
plus y avoir une essence de l’homme qu’une essence du chien. À la faveur
d’une distinction très ine entre les concepts d’« essence de l’homme » et de
« nature de l’homme », Julien Busse démontre alors qu’il ne peut y avoir
d’essence de l’ homme mais seulement d’un homme et il écarte l’idée selon
laquelle le désir ou la raison pourraient suire à la déinir.
En outre, cette impossibilité d’une déinition de l’essence de l’homme
obéit à des raisons éthiques. Quand bien même, il serait possible de cerner
approximativement ce qu’est l’homme, il est inutile, voire nuisible au
projet de libération morale de le faire. En somme, non seulement Spinoza
ne peut pas, mais il ne veut pas déinir l’essence de l’homme. Telle est la
position forte et argumentée que soutient Julien Busse, rendant ainsi cadu-
ques et vaines toutes les tentatives des commentateurs pour reconstituer la
10 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

déinition manquante. Dès lors, ain de comprendre la pensée de Spinoza,


il faut renoncer à faire ce qu’il s’est abstenu de faire, pour s’interroger sur
les raisons de son refus. C’est la démarche rigoureuse qu’adopte Julien
Busse dans son dernier chapitre où il met au jour les fondements éthiques
du refus spinozien et où il revient sur le paradoxe de la notion de modèle
de la nature humaine. La raison fondamentale de l’impossibilité de déinir
l’essence de l’homme tient au fait qu’elle doit être pensée comme une structure
d’activité et non comme une forme immuable. La clé de l’énigme se trouve
donc dans ce concept de « structure d’activité » que Julien Busse éclaire pour
inir, de manière singulière et saisissante en se référant aux exemples de la
maladie, qu’il était bien placé pour connaître, et d’un concert donné chez
la duchesse de Chabot par Mozart, qu’il était réputé bien aimer. Nous lais-
sons aux lecteurs le soin de découvrir ces analyses lumineuses qui donnent
toute leur portée à la pensée spinozienne.
« L’esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même temps que
le corps ; mais il en reste quelque chose qui est éternel », nous dit Spinoza
dans l’Éthique V, XXIII. Julien Busse en est la preuve éclatante. À sa famille,
à tous ceux qui l’ont connu et aimé, il ofre dans ce livre son intelligence
vive, par-delà la mort, et donne à chacun la part éternelle de son esprit pour
en jouir comme d’un bien commun partagé.

Chantal Jaquet
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Introduction

La question de l’existence dans l’Éthique d’une conception déterminée de


« l’essence de l’homme » et de la présence, ou de l’absence, de sa déinition se
pose à la critique depuis quelques décennies. Ainsi M. Gueroult, le premier,
repère dix déinitions de « l’essence de l’âme et de l’essence de l’homme »1.
Mais les déinitions explicites de « l’essence de l’homme » ne sont qu’au
nombre de quatre. Or, comme le remarque C. Ramond, « aucune de ces
déinitions ne permet de distinguer l’homme d’une autre espèce naturelle »2.
Le premier groupe de déinitions ne permet en rien de spéciier « l’essence de
l’homme » en la distinguant de celle de tout autre mode ini singulier3. Le
second groupe de déinitions, quant à lui, ne contient pas « […] à propre-
ment parler de déinitions de l’homme, mais de déinitions, respectivement,
de l’ “appétit” et du “désir” par référence à l’essence humaine »4. Quant à la
dernière « déinition de l’homme », ou plutôt, là encore, non de « l’homme »,
mais de « la vertu », en tant qu’elle se rapporte à l’homme, elle désigne
« […] l’essence même ou la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir
de faire certaines choses qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa
nature »5. Étant donné que cette « déinition » est précédée de l’identiication
des concepts de vertu et de puissance, on voit mal en quoi elle permet de
distinguer, dans la philosophie de l’Éthique, l’« essence de l’homme » de celle
de la carpe ou du lapin. Enin, C. Ramond remarque que Spinoza reprend
la déinition classique de l’homme comme « animal social »6, en notant le
succès de sa réception auprès des hommes, et sans paraître désapprouver ce

1. M. Gueroult, Spinoza, II, L’âme, Paris, Aubier, 1974, p. 547-551.


2. C. Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1995,
p. 247-52. Nous reprenons ici l’analyse extrêmement claire que fait C. Ramond des apories
que produit le recensement opéré par M. Gueroult.
3. Comme nous serons bien évidemment amenés à analyser et commenter ces « déini-
tions », ou plutôt leur statut, nous ne les donnons pas ici, ain d’éviter une accumulation
de redites.
4. C. Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1995,
p. 250.
5. Éthique, IV, déinition 8. Nous citons toujours le texte de l’Éthique dans la traduction
de B. Pautrat, Paris, Éditions du Seuil, 1999, à une exception près, qui sera signalée en
note.
6. Éthique, IV, 35, scolie.
12 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

succès. Il n’en reste pas moins que cette déinition est un « emprunt », et ne
fait l’objet d’aucun réel travail de conceptualisation7.
Force est donc de constater que la situation est paradoxale : souvent
évoquée8, parfois comme énoncée dans une autre déinition – « l’appétit »,
« le désir » – qui semble la contenir, la déinition de « l’essence de l’homme »
n’est jamais explicitement formulée dans l’Éthique. A. Matheron en conclut
que « Spinoza n’a pas déini l’essence spéciique de l’homme », et que « Spinoza
n’est même pas arrivé à déinir l’homme en tant que tel, dans ses caractères
spéciiques »9.
Dans le sillage de la position airmée par A. Matheron, P.-F. Moreau
note aujourd’hui, quant à lui, que « la frontière [est] inassignable sur le
plan conceptuel entre l’humanité et l’animalité […] »10. En revanche, d’une
manière peut-être un peu surprenante par rapport au travail antérieur que
nous avons cité, C. Ramond, dans l’article récent qu’il consacre au concept
d’« essence » dans son Dictionnaire Spinoza, conclut : « La diiculté que pose
une telle doctrine [de l’essence] est en revanche la conception des essences
spéciiques, auxquelles Spinoza accorde manifestement crédit : l’essence de
l’homme, par exemple11. »
Bref, il semble que la question de « l’essence de l’homme » et de sa déi-
nition dans l’Éthique fasse encore problème. Pour notre part, nous avouons
d’emblée, et nous espérons montrer pourquoi, que c’est faire preuve d’une
certaine forme d’entêtement que d’y chercher tant une conception de l’essence
spéciique de l’homme que sa déinition, explicites ou implicites. Nous
ne croyons pas non plus qu’une telle déinition soit cachée dans l’Éthique
comme la lettre volée dans la nouvelle éponyme d’E. A. Poe.
Aussi, ce qui a motivé cette partie de notre travail sur l’Éthique n’est pas
tant la recherche obstinée d’une déinition de « l’essence de l’homme », que
de nous eforcer de comprendre pourquoi elle n’y igure pas, et davantage
encore les efets que produit cette absence. Il y a, croyons-nous, une origi-
nalité fondamentale dans la position et la démarche de Spinoza : construire
une éthique qui ne soit justement pas fondée sur, ancrée à une déinition

7. Voir P.-F. Moreau, Spinoza, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 55. Nous
espérons avoir l’occasion d’y revenir dans la partie de notre travail qui devrait être consa-
crée à l’inscription du problème de « l’essence de l’homme » dans le champ de la philosophie
politique de Spinoza.
8. Nous verrons dans quels textes et dans quel contexte.
9. A. Matheron, « L’anthropologie spinoziste ? », in Anthropologie et politique au XVIIe siècle
(études sur Spinoza), Paris, Vrin, collection « Vrin-Reprise », 1986, p. 21.
10. P.-F. Moreau, Spinoza, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 15. Voir aussi
p. 58 et 60.
11. C. Ramond, Dictionnaire Spinoza, Paris, Éditions Ellipses, 2007, p. 61.
introduction 13

de « l’essence de l’homme ». P. Macherey12 fait justement remarquer que la


référence au problème humain apparaît pour la première fois explicitement
dans les seuls intitulés des quatrième et cinquième parties de l’Éthique – De
Servitute humana, De Libertate humana –, où Spinoza commence à tracer
les voies du passage de la servitude à la liberté. C’est donc au moment où
la dimension humaine du problème éthique s’airme avec le plus d’acuité,
que ce que nous appellerions aujourd’hui la question de « l’humanité de
l’homme » se dérobe de plus en plus. C’est ce paradoxe que nous avons
voulu étudier.
Les deux premières parties de ce travail cherchent avant tout à préciser
les termes du problème, tel qu’on le rencontre dans l’ensemble du texte de
l’Éthique. Les troisième et quatrième parties, plus précisément axées sur l’étude
du De Servitute humana, étudient quant à elles les diicultés que posent le
retour et l’utilisation fréquente du vocable « essence de l’homme » dans cette
partie du texte, alors même que celui-ci semblait avoir été complètement
discrédité et progressivement abandonné par Spinoza. La cinquième partie
propose une hypothèse pour tenter de résoudre cette diiculté.
La conclusion, enin, après avoir synthétisé le résultat de cette recherche,
envisage une hypothèse plus générale, fondée sur le rapport de la philosophie
de Spinoza à la médecine de son temps, puis s’achève sur ce qui est peut-être
l’une des questions éthiques par excellence, et qui traverse les deux dernières
parties de l’Éthique ainsi qu’une partie non négligeable des commentaires qui
lui sont consacrés : dans quelle mesure mon « existence » peut-elle « réaliser »,
être adéquate à, ou, au contraire, ne pas « réaliser », ne pas être adéquate à,
mon « essence » ?

12. P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La quatrième partie, la condition


humaine, Paris, PUF, 1997, p. 9.
La question de l’essence de l’homme
et le nominalisme spinozien

1. ,   


      ’ÉTHIQUE
[L’absence de déinition de l’homme en bonne et due forme tient sans doute
pour une bonne part à une méiance envers les universaux.] Constante dans
l’œuvre de Spinoza, la critique des universaux est présente en plusieurs points
de l’Éthique, exposée pour elle-même dans un cadre épistémologique, ou
reprise comme un argument dans un autre contexte théorique. La confron-
tation de ces diférents textes permet de préciser ce qui, aux yeux de Spinoza,
pourrait constituer le point nodal de cette critique des universaux. Dans le
scolie de la proposition 40 du De Mente, Spinoza remarque que « les notions
qu’on appelle Universelles, comme l’Homme, le Cheval, le Chien, etc. »
[notiones illae, quas Universales vocant, ut Homo, Equus, Canis, etc.] sont
en fait des images qui, d’une trop grande pluralité d’individus singuliers,
ne parviennent à retenir que les traits communs les plus saillants. Le nom
d’homme [nomine hominis] n’exprime donc pas une notion commune, mais
une image universelle [unusquisque pro dispositione sui corporis rerum univer-
sales imagines formabit], qui, si elle témoigne de l’activité de la mémoire, du
rôle de l’habitude et de la prégnance de l’expérience, ne nous apprend rien de
positif sur une quelconque « essence de l’homme ». Ainsi Spinoza met-il sur
le même plan les déinitions de l’homme comme « animal de station droite »,
« animal doué de rire », « animal bipède sans plume », « animal rationnel ».
On le voit, la déinition de l’homme comme « animal rationnel » est afectée
du même coeicient d’inanité que celle qui fait de la bipédie sans plume la
forme spéciique de l’humanité.
On retrouve ce rejet des universaux dans la critique de la notion de
volonté : la faculté de volonté n’existe pas, n’existent que des volitions singu-
lières et déterminées. Il peut être intéressant de regarder d’assez près la termi-
nologie employée par Spinoza dans ce contexte. Le scolie de la dernière
proposition du De Mente récapitule ainsi les analyses précédentes : « Nous
16 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

nous trompons facilement quand nous confondons les universels avec les
singuliers [universalia cum singularibus], et les étants de raison et abstraits
avec les étants réels [entia rationis et abstracta cum realibus]. » L’opposition
entre les « universaux » et les « singuliers » est ici recoupée par l’opposition
entre les « étants de raison et abstraits » et les « étants réels », de sorte qu’on
est invité à considérer, d’une part, que seuls les étants singuliers sont réels,
et que, d’autre part, les universaux n’ont de réalité que pour l’esprit qui les
forge par induction1.
Un peu en amont de ce scolie récapitulatif, le scolie de la proposition
48 du De Mente condamnait déjà l’idée d’une « faculté absolue » [facultatem
absolutem] de vouloir ou de comprendre en ces termes : « L’intellect et la
volonté ont avec telle et telle idée, ou telle et telle volition, le même rapport
que la pierrité [lapideitas] avec telle et telle pierre, ou que l’homme [homo]
avec Pierre et Paul. » Autrement dit, le concept d’« homme » n’a pas plus de
contenu réel que celui de « pierrité ». Mais ces universaux, que Spinoza quali-
iera plus bas, nous venons de le voir, d’entia rationis et abstracta, sont ici
désignés comme des entia Metaphysica. C’est la seule occurrence du terme
« métaphysique » dans l’Éthique 2. Une chose qui, n’étant pas singulière,
n’est pas réelle, est une chose qui n’est pas un mode exprimant « cet Étant
éternel et inini que nous appelons Dieu, autrement dit la Nature »3, c’est
donc bien en ce sens une chose « méta-physique », « sur-naturelle », un être
de raison, une pure abstraction. Si une volition est bien un étant singulier
et réel, c’est qu’elle est l’idée d’une afection d’un corps, qu’elle est un mode
ini de l’attribut pensée corrélé à un mode ini étendu4 ; si « la volonté » est

1. Le scolie de la proposition 62 du De Servitute humana conirme la stabilité de cette


terminologie dans l’Éthique. Prenant appui sur l’impossibilité d’avoir de la durée des choses
une connaissance adéquate, il montre que la connaissance que nous pouvons avoir d’un
bien ou d’un mal futur relève davantage de l’imagination que de la raison : « D’où vient
que la vraie connaissance que nous avons du bien et du mal n’est qu’abstraite, autrement
dit universelle [abstracta, sive universalis], et que le jugement que nous portons sur l’ordre
des choses et le nœud des causes pour pouvoir déterminer ce qui, présentement, est bon
ou mauvais pour nous, est imaginaire plutôt que réel. » Là encore, le caractère abstrait et
universel d’une « connaissance » en fait une connaissance du premier genre, impuissante à
saisir adéquatement la réalité dans sa perfection propre et singulière.
2. L’Appendice du De Deo, dans le cadre d’un passage consacré à la critique d’une forme
« savante » de inalisme, contient une occurrence du terme « métaphysicien », accolé à celui
de « théologien », ce qui semble bien conirmer la connotation unilatéralement négative
que Spinoza attache au concept de « métaphysique » dans l’Éthique. Ce pourquoi, peut-
être, il faudrait déterminer si l’ontologie de l’Éthique est bien ce qu’il est convenu d’appeler
une « métaphysique ».
3. Éthique, IV, préface.
4. « […] les afections sont des manières [modi] par lesquelles les parties du Corps
humain, et par conséquent le Corps humain tout entier est afecté […] », Éthique, II, 28,
démonstration.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 17

un universel abstrait, c’est qu’elle est une idée sans corps, et, en ce sens, une
idée qu’on peut à bon droit qualiier de « métaphysique ».
Il nous semble ainsi que le fondement ontologique du rejet épistémo-
logique des universaux est qu’il n’y a de réel que ce qui est singulier, et de
singulier que ce qui peut être corrélé à un mode déterminé de l’étendue.
Il est également frappant de voir comment Spinoza, par un jeu de renvoi
entre plusieurs énoncés apparentés, invite le lecteur à considérer la double
impossibilité de penser adéquatement l’essence de l’homme abstraction
faite de l’essence du corps humain, et de penser adéquatement l’essence
du corps humain abstraction faite de l’essence d’un corps humain, précis
et déterminé.
La proposition 30 du De Natura et origine mentis pose que la connaissance
que nous pouvons avoir de la durée de notre corps ne peut qu’être « extrême-
ment [admodum] inadéquate ». La démonstration part de la prémisse que « la
durée de notre corps ne dépend pas de son essence », et, ce faisant, renvoie
le lecteur à l’axiome 1 de cette même partie, qui énonce que « l’essence de
l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire », (de sorte, est-il expliqué,
que l’existence de Pierre n’est pas déterminée par l’essence de l’homme,
mais par l’ordre commun de la nature). Mais en plaçant une proposition
qui traite de l’essence du corps de l’homme sous la juridiction d’un axiome
portant sur l’essence de l’homme, Spinoza invite donc le lecteur à tenir pour
équivalentes l’essence du corps humain et l’essence de l’homme.
La démarche est analogue dans la première démonstration de la propo-
sition 57 du De Origine et natura afectuum, qui pose que les afects d’un
homme difèrent des afects d’un autre autant que l’essence du premier
difère de l’essence du second. Spinoza airme l’évidence de cette proposition
en vertu de l’axiome 1 de la seconde partie, après le lemme 3, axiome qui
pose que les afections d’un corps découlent simultanément de la nature du
corps afecté [ex natura corporis afecti] et de la nature du corps afectant [ex
natura corporis aicientis]. Là encore, le lecteur est invité à établir une rela-
tion étroite entre l’essence d’un homme et la nature de son corps, puisque,
si l’essence d’un homme détermine au moins partiellement la nature de ses
afects, c’est en vertu de la loi qui veut que la nature d’un corps détermine
la nature de ses afections, (de sorte que la réaction d’un corps à l’action
d’un autre exprime autant la nature du corps afecté que celle du corps afec-
tant). L’individualité de l’essence d’un homme est ici renvoyée à la singula-
rité de la nature de son corps.
Enin, la remarque du scolie de la proposition 17 du De Natura et origine
mentis, selon laquelle l’idée qui constitue l’essence de l’âme de Pierre lui-
même [essentiam Mentis ipsius Petri constituit], à la diférence de l’idée de
Pierre qui se trouve par exemple dans l’esprit de Paul, « exprime directement
18 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’essence du corps de Pierre » [essentiam Corporis ipsius Petri directè explicat]5,


amène une conclusion analogue : l’essence du corps d’un homme constitue
l’essence de cet homme, autrement dit l’essence de Pierre, sans l’essence du
corps de Pierre, ne peut ni être ni être conçue, et réciproquement.
Il apparaît donc bien que si le concept d’« homme » n’enveloppe pas plus
de réalité que celui de « pierrité » ou de « volonté » ; si, en d’autres termes,
« l’essence de l’homme » est un vocable creux, c’est que l’« homme », ou,
si l’on veut, l’Humanité, n’a pas de corps. Paul, Pierre ou Simon ont des
corps ; l’« homme », non. Telle ou telle pierre a un corps ; la « pierre », non.
Mais, d’autre part, si tout corps est singulier, cela n’exclut évidemment
pas que des corps singuliers diférents ne puissent avoir des propriétés
communes, en plus ou moins grand nombre selon la manière dont ils sont
apparentés. Ainsi, le corollaire de la proposition 38 du De Mente, quant à
lui, explique l’existence d’une raison commune à tous les hommes par la
convenance universelle des corps : « Il suit de là qu’il y a certaines idées, ou
notions, communes à tous les hommes. Car [nam] tous les corps convien-
nent en certaines choses, lesquelles doivent être perçues par tous adéqua-
tement, c’est-à-dire clairement et distinctement. » C’est parce que les corps
humains ont avec tous les autres corps des propriétés communes qu’il y a,
dans une afection donnée d’un corps humain, quelque chose au moins qui
peut être airmé simultanément tant de la nature du corps afecté que de
la nature du corps afectant6.
Mais supposons que le corps de Pierre soit avec le corps de Paul dans le
même rapport que le corps d’une chenille avec celui d’un cheval, alors il y
aurait certes au moins une propriété commune au corps de Pierre et aux corps
qui l’afectent, de sorte que Pierre aurait au moins une idée adéquate de la
nature des corps extérieurs ; mais, dans cette hypothèse, rien ne garantit que
Pierre aurait de la nature des corps extérieurs une idée qui pût être partagée
avec Paul. En efet, il est possible que cette propriété commune au corps de
Pierre et aux corps extérieurs qui l’afectent, fondement de l’idée adéquate
que Pierre a de la nature des corps extérieurs, n’existe pas dans le corps de
Paul, que nous avons supposé radicalement diférent de celui de Pierre. Pierre
aussi bien que Paul auraient alors quelques idées adéquates, en vertu de la
convenance universelle entre certaines parties de leurs corps et l’ensemble
des autres corps, mais ces idées adéquates ne seraient pas des idées adéquates
communes, également partagées par tous les hommes, puisque ce par quoi
5. Le latin dit « explique directement l’essence du corps de Pierre » et non « exprime », ce
qui, on le verra plus bas, est conforme à l’usage précis que Spinoza fait de ces vocables
dans l’Éthique.
6. Voir Éthique, II, propositions 38 et 39. Nous aurons évidemment à y revenir, voir notam-
ment la section IV, 3, de cette partie consacrée à l’Éthique.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 19

le corps de Pierre convient avec le corps A n’est pas, selon notre hypothèse,
ce par quoi le corps de Paul convient avec le même corps A. Pour qu’il y
ait des idées ou notions communes à tous les hommes, il est donc néces-
saire et suisant, d’une part que « tous les corps conviennent en certaines
choses », et, d’autre part, que tous les corps humains conviennent entre eux
également en certaines choses, de manière à ce que l’afection du corps de
Pierre par le corps A ait, avec ce corps A, la même propriété commune que
l’afection du corps de Paul avec le corps A.
Deux points nous semblent donc pouvoir être dégagés des analyses
précédentes. D’une part, il ne peut y avoir d’essence de ce qui n’est pas un
mode déterminé de l’étendue, ou n’est pas corrélé à un mode déterminé
de l’étendue (en ce sens il y a bien essence d’une volition en tant qu’elle est
simultanément une afection du corps de l’idée duquel elle constitue une
partie) ; d’autre part, il ne peut y avoir une communauté d’essence entre
plusieurs individus que s’il y a entre eux une communauté de corps, si, en
d’autres termes, ils ont des corps ayant des propriétés qui leur sont à la fois
communes et spéciiques.
Cette façon de corréler l’activité de l’esprit à celle du corps, qui est au
cœur de l’Éthique, est sans doute l’un des points par lesquels l’anthropo-
logie spinozienne se démarque le plus radicalement de toute la tradition
scolastique, qui, sur cette question, constituait encore le modèle d’intel-
ligibilité dominant dans les années qui virent la rédaction progressive de
l’Éthique. Il nous paraît donc utile de rappeler l’architecture conceptuelle
qui sous-tend ce que, par commodité, nous nommons trop schématique-
ment « anthropologie scolastique », ain de mieux cerner, par contraste, la
stratégie de rupture radicale que constitue toute l’entreprise argumentative
que Spinoza déploie dans le De Mente.

2.       ’  ’


     -
« Mais qu’est-ce qu’un homme ? » demande Descartes dans les Méditations
métaphysiques7.
À cette question, la tradition scolastique répond qu’un homme, c’est
une substance 1) complète, 2) première, 3) composée, connue et déinie
par son essence, ou quiddité.
Qu’est-ce qu’une substance complète ? C’est un étant [entis] qui existe par
soi, non pas au sens où il serait la cause ou l’auteur de son exister [esse], mais
7. Méditation seconde, AT, 20.
20 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

au sens où il contient en soi toutes les déterminations nécessaires et sui-


santes à l’exister qu’il reçoit de Dieu. Ainsi, par exemple, Suarez8 conçoit une
goutte d’eau comme une substance complète, car, même si elle peut être la
partie d’un tout, l’élément d’une masse d’eau, elle n’en est pas moins plei-
nement ce qu’elle est – de l’eau – par et en elle-même. Qu’elle soit ou non
partie d’une masse d’eau n’ajoute ni ne retire rien à son identité propre, à
son essence. Inversement, un os n’est pas une substance complète, dans la
mesure où il appartient à son essence d’être l’élément d’un ensemble qui
lui confère et sa fonction et sa nature. Un organe, donc, ne contient pas en
soi toutes les déterminations nécessaires et suisantes à l’exister qu’il reçoit
de Dieu, puisque l’essentiel de ces déterminations lui vient de la totalité
organique dont il est une partie fonctionnelle. Ces précisions expliquent,
comme on le verra un peu plus bas, que ni l’âme ni le corps ne soient des
substances complètes.
Qu’est-ce qu’une substance première ? C’est un étant, et non une classe
d’étant : un homme – Pierre, ou Paul – et non l’homme. À vrai dire, de
« l’homme » on ne peut à proprement parler dire qu’il est une substance, mais
plutôt un être substantiel, c’est-à-dire, nous y reviendrons, un être déini
par une essence, qui est une forme substantielle. L’homme, en efet, n’est
pas un étant, mais un concept désignant une espèce dont tous les individus
humains participent. Seul un homme est donc à proprement parler ce que
la scolastique nomme, avec Aristote, une substance première.
Qu’est-ce qu’une substance composée ? Quand nous disons que Pierre est
un homme, nous disons que c’est un être dont l’essence est l’humanité 9.
Nous n’airmons pas de Pierre le concept d’humanité, mais celui d’homme :
Pierre est un homme, mais n’est pas l’humanité. Le concept d’homme
désigne donc l’essence de Pierre, ou de Paul, en tant que cette essence indi-
viduelle inclut la matière dont elle est le principe formel. Tout homme est
en efet, par déinition, composé d’une forme substantielle spéciique et de
la matière dont cette forme est l’acte. C’est en ce sens que tout homme est
une substance composée (de matière et de forme, de corps et d’âme), et
que l’essence d’un homme inclut le corps de cet homme. En revanche, le
concept d’humanité ne retient de l’homme que la forme substantielle qui
le déinit, et, ce faisant, exclut l’individuation par la matière. L’humanité de

8. Dispute XXXIII, sect. I, n° 2. Voir aussi Kim-Sang Ong-Van-Cung, « Substance et


distinctions chez Descartes, Suarez et leurs prédécesseurs médiévaux », in Descartes et le
Moyen Âge, sous la direction de Joël Biard et Roshdi Rashed, Vrin, Paris, 1997, article
auquel nous empruntons cette référence et une partie de cette analyse.
9. « […] essence doit signiier quelque chose de commun à toutes les natures par lesquelles
les divers étants sont placés dans les divers genres et espèces, comme par exemple l’huma-
nité est l’essence de l’homme, et ainsi de suite », homas d’Aquin, L’être et l’essence, I, § 3,
traduit par A. de Libera et C. Michon, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 21

Pierre, pourrait-on dire, c’est ce qui en Pierre est commun à tous les autres
individus de la même espèce, c’est-à-dire Pierre moins le corps de Pierre,
puisque le corps de Pierre est principe d’individuation, ce par quoi précisé-
ment Pierre n’est pas Paul10. Si l’essence de Pierre inclut le corps de Pierre,
l’essence de l’homme, elle, exclut la matière dont les substances composées
sont faites, et ne retient que la forme substantielle par laquelle l’humanité
est airmée de l’homme, et donc de tout homme.
Nous avons donc vu qu’un homme est une substance complète, première
et composée. Complète en raison d’une forme de complétude ontolo-
gique en vertu de laquelle elle possède en et par elle-même les raisons de
sa nature ; première en ce sens qu’elle désigne un étant déterminé et non
l’espèce à laquelle il appartient ; composée, enin, car la forme substantielle
d’un homme, seule, ne suit pas à le constituer.

3.     ’ ,


 ’  ’  DE MENTE
Mais qu’est-ce que « l’essence de l’homme » ? L’humanité, a-t-on dit.
Qu’est-ce alors que l’humanité de l’homme ? Quel en est le principe ?
L’humanité est ce qui spéciie l’homme comme un animal rationnel.
L’animalité est le genre auquel l’homme appartient ; la rationalité, l’espèce
qui le détermine comme étant un animal de telle nature. On peut donc
dire que l’humanité de l’homme a pour principe la rationalité. Il est à la
fois nécessaire et suisant qu’un animal soit rationnel pour être un homme ;
autrement dit, la rationalité d’un animal ôtée, il cesse d’être un homme, et
la rationalité d’un animal posée, il est nécessairement un homme11. Mais
quel est le principe de cette rationalité ?
L’homme, comme tout végétal et tout animal, a une âme, mais l’âme
humaine, donc, a ceci de spéciique qu’elle est rationnelle. L’âme, qu’elle
soit végétative, sensitive ou rationnelle, ou les trois à la fois, est une subs-
tance, dite incomplète en ce qu’elle reçoit de son union avec un corps les
pleines et entières déterminations de sa nature. C’est donc une substance
en ce sens qu’elle a une nature propre, distincte de celle du corps auquel elle
est unie, mais c’est une substance incomplète, puisque l’âme d’une subs-
tance composée est nécessairement l’acte d’un corps déterminé, et qu’elle
trouve dans cette union seule l’accomplissement de sa nature. Si un corps
10. Voir homas d’Aquin, L’être et l’essence, II, § 13-14. Voir aussi E. Gilson, Le homisme,
Paris, Vrin, 1979, p. 104-105.
11. Précisons que c’est bien la rationalité d’un animal qui pose l’humanité de cet animal.
L’ange est une créature rationnelle, et qui n’est pas humaine précisément parce qu’elle
n’est pas animale.
22 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

sans âme n’est qu’un morceau de viande, une âme sans corps est une forme
vide. De même que le corps a besoin de l’âme pour être un organisme vivant,
l’âme a besoin du corps pour accomplir les fonctions qui la déinissent, y
compris, nous allons le voir, les fonctions gnoséologiques, qui n’ont pas la
vie du corps pour horizon. On peut donc qualiier de substance composée
et complète le produit de l’union de deux substances incomplètes12.
Mais si l’âme d’une substance composée est inséparable du corps qu’elle
informe, il n’en reste pas moins que le primat de l’âme sur le corps est sans
aucune équivoque. En efet, l’âme, réalité immatérielle, est à la fois la ratio
essendi et la ratio cognoscendi du corps auquel elle donne vie. Nous l’avons
dit, d’une part le corps comme unité vivante ne préexiste pas à l’âme ; et,
d’autre part, les opérations du corps ont dans l’âme, et dans l’âme seule, leur
principe d’intelligibilité. Tout ce que peut un corps, c’est à son âme qu’il le
doit. Ainsi toutes les opérations du corps de la plante ont leur raison dans
la structure tripartite de l’âme végétative, composée d’une puissance géné-
rative, d’une puissance augmentative et d’une puissance nutritive. Mais il
faut ajouter qu’il n’y a rien dans l’âme d’une plante qui ne soit ordonné à la
vie du corps. C’est ce point qui va distinguer radicalement l’âme humaine
des autres formes substantielles des êtres composés.
L’âme humaine, qui partage avec celles des animaux une faculté végé-
tative et une faculté sensitive, possède en outre une opération qui lui est
propre – la connaissance – et qui trouve dans l’intellect le substrat de son
activité. L’âme humaine n’est humaine qu’en tant qu’elle contient un prin-
cipe rationnel. C’est donc en celui-ci que réside sa dignité, son immatéria-
lité, et, partant, son immortalité.
homas d’Aquin déploie à ce sujet deux argumentations épistémologiques
complémentaires, la première visant à établir que l’âme humaine est une
substance à part entière, la seconde qu’elle n’est pas composée de matière.
Le premier argument se fonde sur le principe que « […] pour connaître
des objets, il ne faut rien posséder en soi de leur nature ; car ce qu’on possé-
derait ainsi par essence empêcherait de connaître les autres réalités » 13.
Autrement dit, si le substrat connaissant est de même nature que l’objet
connu, sa constitution propre l’empêchera de connaître la constitution
propre de l’objet, ou, tout du moins, ne la connaîtra-t-il qu’à travers le
prisme de ses propres déterminations. Ainsi une couleur présente dans
la pupille de l’œil empêcherait-elle une juste discrimination de toutes les
couleurs du spectre ; l’œil, rouge, imprimerait cette tonalité colorée à tout

12. Voir Étienne Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, 1979, p. 277-78, textes
431 et 432.
13. homas d’Aquin, Somme théologique, I, question 75, article 2, réponse.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 23

ce qu’il voit. Or l’âme humaine connaît les corps et se montre apte à les
diférencier selon leurs natures spéciiques ; c’est donc que ce par quoi elle
les connaît n’est pas de même nature qu’eux, et, par conséquent, qu’il y a en
elle un principe incorporel : « Le principe intellectuel – en d’autres termes
l’esprit, l’intelligence – possède donc par lui-même une activité à laquelle
le corps n’a point part. Or rien ne peut agir par soi qui n’existe pas par soi.
[…] l’âme humaine, c’est-à-dire l’intelligence, l’esprit, est une réalité incor-
porelle et subsistante14. »
Le second argument, repris notamment par Suarez15, repose quant à lui
sur le principe que « […] tout être est reçu dans un autre selon le mode de
celui qui le reçoit »16. Or l’âme humaine ne connaît pas seulement des étants
singuliers, ce marronnier-ci ou ce marronnier-là ; elle connaît la forme subs-
tantielle commune à tous les marronniers, qui est ce par quoi chacun est
un marronnier et non un peuplier ; et cette forme commune n’est pas une
réalité matérielle, puisque, si elle l’était, elle serait singulière – la matière
étant ce par quoi ce marronnier-ci n’est pas ce marronnier-là –, et ne pour-
rait donc être commune à une pluralité déterminée d’étants. Un universel
– par exemple « l’homme » – n’est donc pas l’idée d’un corps, mais l’idée de
ce qui, dans une pluralité de corps, n’est justement pas de l’ordre du corps.
L’âme humaine, en abstrayant de l’intelligible commun à partir de la pluralité
des étants sensibles, « reçoit » donc les choses selon le mode de leur essence,
qui est leur forme substantielle, forme pure dégagée de l’inscription maté-
rielle qui l’individualise. Et si l’opération de l’âme humaine est de nature
spirituelle, alors le principe de ces opérations doit être d’un ordre aussi élevé
que celui de ces opérations elles-mêmes. Il y a donc une corrélation étroite
entre la capacité cognitive de l’intellect à saisir des universaux et son imma-
térialité. C’est parce que l’intellect « reçoit » les étants sur le mode de leur
forme substantielle, donc de ce qui en eux ne relève pas de la matière, qu’il
est lui-même un être immatériel : « L’âme intellectuelle connaît la réalité dans
son essence, sous un mode absolu, par exemple la pierre en tant que pierre.
[…] L’âme intellectuelle est donc une forme absolue (c’est-à-dire dégagée
de matière), et non un composé de matière et de forme17. »
On voit donc ici à quel point Spinoza se démarque radicalement des
implications anthropologiques de l’épistémologie scolastique.
C’est précisément parce que l’âme est l’idée d’un corps – et qu’il n’y a rien
dans un mode pensant qui n’ait son corrélat dans le mode étendu dont il est
14. Ibid.
15. Voir Dennis Des Chene, « L’immatérialité de l’âme, Suarez et Descartes », in Descartes
et le Moyen Âge, sous la direction de Joël Biard et Roshdi Rashed, Vrin, Paris, 1997.
16. homas d’Aquin, Somme théologique, I, question 75, article 5, réponse.
17. Ibid.
24 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’idée – qu’elle peut connaître les autres corps. En efet, plus l’activité d’un
corps est déterminée par des lois communes à l’activité des autres corps qui
l’afectent, et plus l’idée de ce corps – son « âme » – aura une connaissance
adéquate de l’activité des autres corps. Comme nous le verrons plus loin,
c’est donc la richesse et le degré d’intégration d’un corps qui conditionne
l’aptitude de son âme à connaître les autres corps. Quand, dans le premier
scolie récapitulatif de la proposition 40 du De Mente, Spinoza écrit qu’il a
ainsi expliqué « la cause [causam] des notions qu’on appelle Communes »,
le lecteur, se reportant aux propositions qui précédent, est bien obligé de
constater que la puissance rationnelle18 de l’esprit trouve au moins sa ratio
cognoscendi dans la puissance du corps, puisque les deux propositions qui
exposent « la cause » des notions communes se déploient exclusivement et
explicitement dans l’ordre des corps, le corollaire de la proposition 39 ramas-
sant en une formule les implications des analyses précédentes : « De là suit
que l’Esprit est d’autant plus apte à percevoir adéquatement plus de choses,
que son Corps a plus de choses en commun avec les autres corps. » On le
voit, le nerf de l’argumentation spinozienne est comme le double inversé
de celui qui sous-tend l’analyse scolastique de la condition de possibilité
de la connaissance des universaux : de même que l’airmation scolastique
de l’existence des universaux se fonde sur l’immatérialité du principe qui
informe la matière, de même le rejet spinozien de l’existence des universaux
peut être justement attribué à cette immatérialité même, qui les condamne,
en vertu de l’égale ininité des attributs de l’étendue et de la pensée et de
leur nécessaire corrélation, au non-être.
Nous avons voulu montrer ici que, pour qu’il y eût une essence de
l’homme, ou du chien, il eût fallu que l’humanité, ou la canidité, eussent
un corps, ou fussent un corps, c’est-à-dire un mode précis et déterminé de
la substance en tant qu’on la considère comme chose étendue 19. Or, c’est
précisément cette absence de corps qui prive les notions de canidité ou
d’humanité de toute consistance ontologique, les condamnant à n’être que
des êtres de raison. C’est bien parce qu’un universel n’est pas l’idée d’un
corps – le mode pensant d’un mode étendu – mais un impossible mode
pensant sans corrélat étendu, qu’il n’est rien. L’« homme » n’est rien, car
« l’homme » n’a pas de corps.
Si Spinoza partage le refus nominaliste de l’existence des universaux
avec un certain nombre de ses contemporains, partisans des lumières tant

18. Rappelons en efet que la démonstration du second corollaire de la proposition 44 du


De Mente qualiie les « notions commune » de « fondements de la Raison » [fundamenta
Rationis].
19. Voir Éthique, II, déinition 1.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 25

modérées que radicales20, et si cette position commune peut ainsi consti-


tuer un terrain d’entente pour la difusion de sa pensée 21, il n’en reste pas
moins, croyons-nous, qu’il constitue un élément déterminant de l’ontologie
et de l’épistémologie de l’Éthique, en totale cohérence avec l’ensemble des
principes qui la gouvernent.

20. Nous reprenons la terminologie utilisée par Jonathan I. Israel, in Les Lumières radi-
cales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions
Amsterdam, 2005. Rappelons brièvement que, pour l’auteur, sont dites « radicales » les
positions philosophiques qui nient toute forme de création divine et de Providence, l’ori-
gine divine des concepts moraux, l’immortalité de l’âme, l’autorité incontestable de la
Révélation, et l’idée que les structures sociales et politiques ont leur fondement ultime dans
cette Révélation. Pour une synthèse de ce que les contemporains de Spinoza entendaient
par « Spinozisme », et en quoi ils situaient sa « radicalité », voir p. 468-70 de cet ouvrage.
21. Voir P.-F. Moreau, in Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 35 et 38.
Les concepts d’« essence de l’homme »
et de « nature de l’homme » dans l’Éthique

1.      


 DE NATURA ET ORIGINE MENTIS
[La critique des universaux n’invalide pas pour autant le problème de la
détermination de l’essence de l’homme. Si l’homme en général n’a pas de corps,
l’homme dans sa singularité est cependant constitué d’un corps et d’un esprit. Dès
lors se pose la question de savoir ce qui déinit le corps et l’esprit humains.]
Aussi rébarbative soit-elle, l’analyse de la structure logique de l’énoncé de
la déinition II du De Natura et origine mentis nous paraît être un préalable
indispensable aux considérations ultérieures. En efet, seule une idée claire
et précise de ce qu’engage cette déinition, mais aussi de ce qu’elle exclut,
nous donnera un critère iable permettant de déterminer ce qu’implique,
quant à la nature du rapport entre A et B, l’expression « A constitue l’essence
de B » quand Spinoza y recourt dans l’Éthique.
Tout d’abord, une remarque : ce que nous appelons par commodité
« déinition de l’essence » n’en est pas vraiment une, ou, tout du moins, sa
formulation tranche sur celle des déinitions précédemment données dans
l’Éthique, et à laquelle la répétition confère un caractère quasiment rituel.
Si Spinoza avait souhaité donner une déinition de l’essence au sens strict,
il l’eût sans doute introduite ainsi : Per essentiam, intelligo id… Or il écrit :
Ad essentiam alicujus rei id pertinere dico… Davantage qu’une « déinition de
l’essence », le texte ixe donc les réquisits susceptibles de démarquer, parmi
les prédicats d’une chose, ceux qui en constituent, ou n’en constituent pas,
l’essence. Ainsi énonce-t-il, en deux formulations distinctes, un double critère
autorisant l’attribution de A à l’essence de B. Ces deux formulations sont
posées comme étant formellement équivalentes par l’expression latine vel id.
Chacune d’entre elles est articulée en deux segments complémentaires :
« Je dis que cela appartient à l’essence d’une chose [Ad essentiam alicujus rei id
pertinere dico], qui, 1a) étant donné, fait que cette chose est nécessairement
28 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

posée [quo dato res necessario ponitur] et qui, 1b) étant enlevé, fait que cette
chose est nécessairement enlevée [et quo sublato res necessario tollitur] ; autre-
ment dit, 2a) ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue [sine quo
res nec esse, nec concipi potest], et qui, 2b) inversement ne peut, sans la chose,
ni être ni être conçu [et vice versa quo sine re nec esse, nec concipi potest]. »

Précisons le sens de chacune des articulations de la déinition. A appar-


tient à l’essence de B si :
1a) : il suit que A soit donné pour que B soit nécessairement posé ; en
d’autres termes, A étant donné, il est impossible que B ne soit pas posé,
puisque, au sens strict, est dit « nécessaire » ce dont la négation implique
contradiction1.
1b) : il suit que A soit ôté pour que B soit nécessairement ôté ; en d’autres
termes, A étant supprimé, il est impossible que B ne soit pas supprimé.
Et derechef A appartient à l’essence de B si :
2a) : B, sans A, ne peut ni être ni être conçu ; autrement dit, si la non-exis-
tence de A est contradictoire avec l’existence de B. L’énoncé 2a renvoie donc
à l’énoncé 1b, et non, comme on aurait pu s’y attendre, à l’énoncé 1a.
2b) : inversement, A, sans B, ne peut ni être ni être conçu ; autrement dit,
si la non-existence de B est contradictoire avec l’existence de A. L’énoncé
2b renvoie donc à l’énoncé 1a.
On constate que la seconde formulation (2ab) explicite les conséquences
logiques de la première (1ab). Ainsi airmer que A pose nécessairement B
implique que A, sans B, ne peut ni être ni être conçu. De même airmer
que la négation de A pose nécessairement celle de B implique que B, sans
A, ne peut ni être ni être conçu.
Ces considérations de prime abord purement formelles auront des
implications qu’il nous appartiendra d’exploiter dans le cours des analyses
ultérieures.

2.    ’«   ’ »


  «   ’ » :   ?
Dans l’Éthique, Spinoza, conjointement au concept d’« essence de
l’homme », utilise celui de « nature de l’homme », ou de « nature humaine »,
à moins que cela ne soit l’inverse. En efet, nous avons relevé 50 occurrences

1. « Car c’est la même chose de dire que A doit envelopper le concept de B, ou que A ne
peut se concevoir sans B. », Éthique, II, 49.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 29

du concept de « nature de l’homme » 2, et 31 du concept d’« essence de


l’homme ». Par ailleurs, tant le premier que le second sont très inégale-
ment présents dans les diférentes parties de l’Éthique. La première contient
quatre occurrences du premier3 et quatre du second4. L’expression « nature
de l’homme » est complètement absente de la seconde partie ; en revanche,
on y trouve six fois l’expression « essence de l’homme », essentiellement dans
les propositions 10 et 11, explicitement centrées sur cette question. (Pour
le reste, étant donné l’objet du De Mente, le concept d’« essence de l’esprit »
prend largement le pas sur celui d’« essence de l’homme ».)
Dans la troisième partie, on recense huit fois les expressions « nature
humaine » ou « nature de l’homme » 5 ; cinq fois l’expression « essence de
l’homme »6. Notre propos n’étant pas ici de comptabiliser des occurrences à
seule in d’établir un recensement, mais d’utiliser ce recensement pour clari-
ier quel type de distinction Spinoza établit entre les expressions de « nature
humaine » et d’« essence de l’homme », l’usage qu’il fait de chacune d’entre elles
dans le De Afectibus est instructif. En efet, les cinq occurrences du concept
d’« essence de l’homme » sont exclusivement présentes dans les deux déini-
tions du désir, ce qui semble déjà indiquer que le concept d’essence renvoie
à ce qu’il y a de plus singulier dans un homme plutôt qu’à des propriétés
qu’il partagerait avec l’ensemble de ses semblables, ce que paraît en revanche
désigner dans le De Afectibus l’expression « nature humaine » : l’envie et
l’ambition découlent, note par exemple Spinoza, de la même propriété de
la nature humaine7. La « nature humaine » aurait donc des propriétés spéci-
iques, la distinguant par exemple de la nature du cheval8, et qui s’exprime-
raient à des degrés divers chez les individus y participant.
C’est dans la quatrième partie qu’on trouve, et de loin, les occurrences les
plus nombreuses des deux expressions : 36 fois celle de « nature humaine »

2. Nous avons inclus dans ce repérage les occurrences de l’expression « notre nature », qui
désigne évidemment la nature humaine ; en revanche, nous n’avons pas retenu « sa nature »
dans l’expression « agir selon les lois de sa nature », ou « suivre des lois de sa nature », car
cette expression peut se rapporter tant à la nature humaine en général qu’à la nature indivi-
duelle. Par ailleurs, nous consacrerons plus bas une brève analyse à l’usage que fait Spinoza
de cette expression où le concept de « nature » est déterminé par celui de « lois ».
3. Éthique, I, 8, scolie 2 ; appendice.
4. Éthique, I, 17, scolie.
5. Éthique, III, préface ; déinition 2 ; propositions 32, scolie ; 51, scolie ; 57, scolie ; déi-
nitions des afects n° 1, n° 2, explication.
6. Éthique, III, 9, scolie ; déinitions des afects n° 1.
7. Éthique, III, 32, scolie.
8. Éthique, III, 57, scolie.
30 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

ou de « nature de l’homme » 9, 16 fois celle d’« essence de l’homme » 10. À


vrai dire, la préface à cette partie déclarant que « nous désirons former une
idée de l’homme à titre de modèle de la nature humaine que nous puis-
sions avoir en vue », la fréquence des concepts de « nature humaine » et
d’« essence de l’homme » n’a rien de surprenant. En revanche, la cinquième
partie de l’Éthique ne contient aucune occurrence de l’expression « essence
de l’homme », et seulement deux de celle de « nature de l’homme »11 (dans
un sens très proche de celui que nous avons repéré dans le De Afectibus),
comme si la partie précédente avait épuisé le problème, ou plutôt comme
si le De Libertate poursuivait la formation d’une « idée de l’homme à titre
de modèle de la nature humaine », mais en d’autres termes, la igure du sage
se substituant à celle de « l’homme libre ».
Ain de préciser ce qui, sous la plume de Spinoza, distingue le concept
d’« essence de l’homme » de celui de la « nature de l’homme », nous nous
attacherons ici à l’usage qu’il en fait dans les première et quatrième parties.
La première partie, parce que, même si la présence de ces notions y est
marginale, dans la mesure où elle a souvent servi à alimenter la thèse de la
présence d’un plan des essences et d’un plan des existences dans la philoso-
phie de l’Éthique, elle a, par contrecoup, beaucoup contribué aussi à accréditer
l’idée qu’il y a bien, pour Spinoza, une essence de l’homme qu’exprimerait
« la vraie déinition de l’homme »12. En revanche, dans la quatrième partie,
la présence de ces notions est centrale et décisive en ce que Spinoza semble
chercher à cerner ce qui pourrait constituer « l’essence de l’homme », tout en
se gardant d’en jamais donner « la vraie déinition ». Et nous verrons qu’en
dépit de tout ce qui distingue le propos du De Deo de celui du De Servitute
humana, l’usage qu’y fait Spinoza des concepts d’« essence de l’homme » et
de « nature de l’homme » – et les distinctions qu’implique cet usage – est
assez stable.
Pour tenter de clariier le type de distinction que Spinoza établit entre
les concepts de « nature humaine », ou bien de « nature de l’homme », et le
concept d’« essence de l’homme » dans le De Deo, il nous paraît nécessaire
d’étudier d’assez près un même texte, ou un même groupe de textes, à l’in-
térieur duquel Spinoza utilise les deux vocables d’une manière telle qu’il
paraisse impossible, sans altérer le propos, de les substituer indistinctement

9. Éthique, IV, déinition 8 ; propositions 2 ; 3 ; 17, scolie ; 18, scolie ; 19 ; 29 ; 30 ; 31 ; 33 ;


35 ; 37, scolie ; 59 ; 61 ; 68, scolie ; appendice, n° 1, 2, 6, 7.
10. Éthique, IV, déinition 8, propositions 5 ; 15 ; 18 ; 19 ; 20 ; 21 ; 23 ; 33 ; 36, scolie ;
61 ; 64.
11. Éthique, V, 4, scolie ; 39.
12. Éthique, I, 8, scolie.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 31

l’un à l’autre. À cet égard, le second scolie de la huitième proposition du


De Deo nous paraît instructif. Son dessein explicite est de démontrer « qu’il
n’y a qu’une seule unique substance de même nature ». Il est construit en
trois temps. Premièrement, Spinoza évoque brièvement les préjugés qui
font obstacle à la compréhension de la nécessaire ininité de la substance.
Deuxièmement, il reprend et développe la distinction entre le concept de
substance et celui de mode, ici nommé « modiication » [modiicationes]13. Ce
second moment contient deux occurrences du vocable « nature » (la nature
divine confondue avec l’humaine par ceux qui jugent des choses confu-
sément, puis la nature de la substance), et deux occurrences du vocable
« essence » (celle des modiications, celle de la substance, qui est une « vérité
éternelle » au même titre que son existence.) Enin, troisièmement, Spinoza
reconstruit très méthodiquement les étapes de l’argumentation de la thèse
énoncée dans le scolie – « il n’y a qu’une seule et unique substance de même
nature » – ce qui le conduit à préciser le rapport complexe entre « la nature »
d’une chose et son unicité. Or il est remarquable de constater que le concept
« d’essence » est alors complètement abandonné au proit de celui de « nature »
(dix occurrences, dont deux se rapportant à « la nature humaine », dont la
notion apparaît donc, au sein de l’Éthique, préalablement à celle d’« essence
de l’homme »).
S’agissant du second moment du scolie 14, où le terme « essence » est
employé par deux fois, Spinoza déduit du concept de modiication que « nous
pouvons avoir des idées vraies de modiications non existantes », ce qui, par
contraste, est impossible pour qui conçoit correctement la nature de la subs-
tance, c’est-à-dire pour qui comprend la nécessité de son existence. Or il
nous semble que, contrairement à ce qu’énoncent certains commentaires,
l’airmation qu’on peut concevoir l’essence d’un mode sans nécessairement
concevoir son existence – si on l’inscrit dans son contexte argumentatif –
ne vise pas tant à distinguer un plan des essences et un plan des existences
qu’à rendre l’essence du mode inséparable de la substance. En efet, si on
peut poser l’essence d’un mode sans nécessairement poser l’existence de
celui-ci, c’est parce que cette essence est elle-même posée en et par autre
chose. En ce sens, pour concevoir une essence de mode indépendamment
de son existence, il suit de la concevoir par et à travers la substance qu’elle
exprime, en tant qu’elle en est elle-même une modiication15. Et c’est pour

13. Peut-être parce que le terme « modiication » est d’un usage couramment transitif, ce
qui présuppose qu’une modiication est modiication de quelque chose, facilitant ainsi le
rattachement de la notion de mode à celle de substance, le mode étant une modiication
de la substance qui le contient, et qu’il exprime.
14. La première étape du scolie n’appelle pas de remarques particulières pour ce qui
concerne notre propos.
15. Éthique, I, 25.
32 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la même raison, mais inversée, que l’essence d’une substance ne peut quant
à elle être conçue indépendamment de son existence. En efet, pour poser
l’essence d’une substance sans poser son existence, il faudrait, comme on
vient de le voir, que cette essence fût posée en et par autre chose. Or cette
hypothèse est contraire à la déinition même de la substance. Loin donc
d’impliquer le primat ontologique d’un plan des essences sur le plan des
existences, l’argument développé par Spinoza vise à « désubstantialiser » les
essences en airmant que, si elles peuvent être conçues sans l’existence de
ce dont elles sont les essences, c’est avant tout parce qu’elles ne peuvent ni
être ni être conçues sans la substance. En outre, il faut noter qu’ici la ques-
tion du rapport de l’essence à l’existence n’est pas posée, comme ce sera le
cas dans la suite du scolie – mais avec une autre terminologie – à travers
le problème du rapport entre l’unité de l’« essence » et la pluralité des exis-
tences, ce qui, déjà, semble indiquer que le concept d’essence, au sens strict,
n’est pas générique.
Dans le troisième moment du scolie, et au terme d’une argumentation
dont le mode d’exposition semble mimer l’enchaînement déductif des
propositions elles-mêmes, Spinoza formule une remarque dont la portée
est universelle : « […] il faut conclure absolument [absolute] que tout ce
dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus doit néces-
sairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure [omne id, cujus
naturae plura individua existere possunt] 16. » Or, nous l’avons dit, tout le
long de cette discussion qui vise à déterminer ce qu’enveloppe et exprime
la vraie déinition d’une chose et, conjointement, ce qu’elle n’implique pas,
Spinoza substitue systématiquement le terme « nature » au terme « essence »17.
Tout se passe alors comme si, en efet, Spinoza voulait éviter d’employer
ici le concept d’essence, dont il ne fait pourtant pas un usage remarquable-
ment parcimonieux dans l’ensemble du De Deo. Pourquoi ? Rappelons tout
d’abord que le dessein de Spinoza n’est pas ici de cerner le type de causalité
qu’implique l’existence des modiications de la substance, mais de démontrer
l’unité et l’unicité de la substance elle-même. La rélexion qu’il engage sur
« tout ce dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus » a
pour fonction de distinguer conceptuellement la substance et les modes, de
manière à faire apparaître en toute clarté ce qu’implique la notion de subs-
tance. Encore moins s’agit-il pour lui, dans ce texte, de poser le problème
de la nature de l’homme ou de la « vraie déinition de l’homme » ; l’exemple
est pris parce que l’homme, plutôt que le triangle, est bien le sujet d’une

16. Éthique, I, 8, scolie 2.


17. À partir de la formule « Ut autem hoc ordine faciam, notandum est », qui enclenche le
processus explicitement démonstratif de ce scolie, on recense neuf occurrences du terme
« nature » et pas une du terme « essence ».
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 33

« éthique », mais ce n’est ici qu’un exemple, qui n’est en rien développé pour
lui-même. Toujours est-il que la résolution du problème posé – comment
démontrer qu’il ne peut exister qu’une seule et unique substance de même
nature – passe par l’articulation entre l’existence d’une pluralité d’individus
de même nature et l’extériorité de la cause de cette existence 18. Autrement
dit, le concept de « nature » est employé par Spinoza quand il s’agit de
penser l’unité d’une pluralité, la communauté d’une diversité ; et le concept
d’« essence » quand il est au contraire question de saisir une chose dans son
irréductible singularité. Pour Spinoza – nous l’avons vu – au sens strict, il
n’y a d’essence que du singulier, ce pourquoi, si quelque chose comme une
« nature humaine » est pensable, en revanche une « essence de l’homme »
n’est qu’un être de raison19.
Dira-t-on qu’il est alors peu cohérent que Spinoza, dans ce scolie même,
parle de « la vraie déinition de l’homme » ? Mais que dit-il au juste ? Il
n’airme pas l’existence d’une telle déinition, il nie que sa vérité – si elle
existe – enveloppe l’existence d’un nombre déterminé d’individus. Autrement
dit, la cause de l’existence d’une pluralité d’individus ne saurait être leur
« essence », cette « essence » que toute « vraie déinition » doit expliquer20. Ce
que l’essence exprime, donc, n’est pas ce que cette chose a en commun avec
d’autres, qui sont « de même nature », mais au contraire ce qui lui appar-
tient en propre21.
Pourtant, un passage du scolie de la proposition 17 du De Deo semble
ruiner ce que nous venons d’airmer. En efet, s’appuyant à nouveau sur la
distinction entre l’essence et l’existence, et prenant l’exemple de « l’essence »
d’un homme, il airme que si cet homme peut être cause de l’existence d’un
autre homme, il ne saurait être cause de son essence, car, dans la mesure où
l’un et l’autre conviennent selon l’essence, « […] si l’essence de l’un pouvait
être détruite et devenir fausse, se trouverait détruite aussi l’essence de l’autre ».
Autrement dit, ici, c’est parce que deux hommes ont la même essence qu’il
est exclu que l’un puisse être la cause de l’essence de l’autre. La contradic-
tion entre les deux textes paraît insurmontable.

18. Il faut donc ici noter que c’est l’existence d’une chose singulière inie, telle qu’elle s’ins-
crit dans la durée, qu’il s’agit de penser, plutôt que son « exister », qui, selon Éthique II, 45,
scolie et Éthique V, 29, scolie, suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu, puisque
toute chose étant en Dieu, celui-ci n’est pas à proprement parler une cause extérieure à
son efet.
19. Force est de constater que notre lecture va ici à rebours de celle de M. Gueroult qui,
au sujet du même passage, écrit : « […] par nature de l’homme, Spinoza entend ici, non le
genre ou l’idée générale de l’homme, qui n’est qu’un fantôme imaginatif, mais une essence
réelle : la forme de l’homme. » (Spinoza, I Dieu (Éthique 1), chap. III, § 24, p. 139.)
20. Éthique, I, 16, démonstration.
21. Éthique, II, 37.
34 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

Mais plusieurs remarques peuvent être faites. Tout d’abord, l’existence,


ici opposée à l’essence, est, comme dans le texte précédemment commenté,
« l’existence » d’un homme en tant que sa puissance d’agir s’exprime dans ses
rencontres avec d’autres puissances d’agir qui, nécessairement, la limitent,
et donc inscrivent son « exister » dans la durée. Comme nous le verrons, si
l’existence d’un homme, conçue dans l’ordre de la durée, peut et doit être
distinguée de son essence, il n’en va pas de même de son « exister », qui est
la puissance même d’un individu, abstraction faite de son rapport aux autres
puissances inies qui le déterminent, mais non de son rapport à la puissance
ininie de Dieu22.
D’autre part, Spinoza emploie ici le terme d’« essence » avant d’en avoir
donné la déinition, déinition dont les implications explicites – rappelons
brièvement que la conception d’une essence commune à deux êtres singu-
liers est clairement rejetée, au moyen d’une démonstration par l’absurde, en
Éthique, II, 37 – contredisent l’usage qu’il en fait dans ce scolie. On peut
donc supposer que Spinoza utilise ici la notion d’« essence » conformément
à un usage commun, ce qui est au demeurant assez logique, compte tenu de
la progression du texte, puisqu’il ne s’est pas encore démarqué de cet usage
en conceptualisant, d’une manière radicalement nouvelle, cette notion par
la seconde déinition du De Mente. Aussi un contemporain de Spinoza,
qui découvrirait le texte de l’Éthique au il des démonstrations, n’aurait,
pour l’instant, à la lecture de ce scolie du De Deo, aucune raison de trouver
étrange l’énoncé que deux hommes puissent convenir quant à l’essence ; au
contraire même, rien peut-être ne lui paraîtrait plus conforme à ce qu’il a
l’habitude de concevoir ; et il lui faudrait attendre la critique des Universaux,
qui vient un peu plus tard, pour commencer, peut-être, à s’interroger sur la
cohérence de l’usage que fait Spinoza du concept d’« essence de l’homme »
dans cette première partie de l’Éthique23.
Il n’est pas ici dans notre propos de gloser un passage qui, certes, a déjà
fait couler beaucoup d’encre24, mais simplement de voir si on peut en tirer
quelque lumière pour éclairer la sphère d’extension du concept d’essence
tel qu’il sera déini dans la partie suivante, et appliqué à la réalité humaine.
Or il nous semble que la discordance conceptuelle dont nous avons fait état

22. Éthique, II, 49, scolie ; III, 6 ; IV, 25 ; V, 29, scolie.


23. Comme le note C. Jaquet : « D’une manière générale, il [Spinoza] opère très souvent
une refonte complète de la signiication des concepts sous couvert du maintien d’une
terminologie, de sorte que le maintien de la lettre va fréquemment de pair avec un chan-
gement de l’esprit », in Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005, p. 80.
24. Voir notamment A. Koyré, « Le chien constellation céleste et le chien animal aboyant »,
in Revue de Métaphysique et de morale, 55, 1950, p. 50-59 ; M. Gueroult, Spinoza, Éthique I,
chap. X, § 4-15, p. 275-95.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 35

tend à accréditer la thèse selon laquelle tout ce passage est écrit d’un point
de vue qui n’est pas celui de Spinoza, et qu’il ne feint d’adopter que pour
en montrer l’incohérence globale. Il y a là, nous semble-t-il, une démarche
apagogique et adversative, qui consiste à s’approprier momentanément une
conceptualisation étrangère de manière à exhiber, à travers les déductions
qu’on en tire, les apories auxquelles elle ne peut manquer de conduire.
Ainsi Spinoza entend-il ici démontrer que si on airme un entendement
divin, qui soit à la fois attribut de Dieu et créateur de l’entendement humain,
alors il faut nécessairement poser l’hétérogénéité et l’incommensurabilité
absolues des deux, et donc l’impossibilité pour l’entendement humain de
comprendre l’entendement divin ; de sorte que c’est paradoxalement en air-
mant que l’entendement de Dieu est la cause de l’entendement humain qu’on
s’interdit de penser leur rapport et, partant, le fondement même de ce qu’on
airme. C’est dire que toute l’armature conceptuelle que Spinoza utilise ici
pour déduire de l’hypothèse initiale les conséquences qui la condamnent est
une arme qu’il n’emprunte à l’adversaire que pour la retourner contre lui :
ainsi en va-t-il de l’airmation selon laquelle toute cause doit diférer de son
efet relativement à l’essence ou à l’existence, selon qu’elle est cause de l’une
ou de l’autre, ou des deux25 ; ainsi en va-t-il également de la conception de
l’essence induite ici par l’usage qu’il fait du concept, conception contraire à
la sienne et qu’il n’adopte que comme un moyen de déconstruire d’une façon
immanente un certain type de conceptualisation du réel qu’il juge inadé-
quate. Autrement dit, l’utilisation en ce point du texte du concept d’essence
dans un sens hétérodoxe au regard de la norme exprimée par la déinition
donnée dans la seconde partie, ne doit être interprétée ni comme une légère
incohérence résultant d’une forme de désinvolture terminologique dans

25. Nous rejoignons ici les analyses d’Emilia Giancotti, qui, à la note 70 du commentaire
de sa traduction de l’Éthique (p. 347-349), écrit que « le principe selon lequel le causé difère
de la cause doit être compris […] en référence à un rapport causal appartenant en propre
à un Créateur qui produit des créatures à la fois diférentes et séparées de lui » (c’est nous
qui traduisons), donc en référence à une conception de la puissance divine qui est aux anti-
podes de celle de Spinoza, dont la méthode argumentative consiste ici, précise E. Giancotti,
à discuter « de l’intérieur les thèses des adversaires dont il assume aussi la terminologie »
(ibid.). En revanche, c’est un point sur lequel la lecture de M. Gueroult nous semble prise
en défaut. En efet, alors même qu’il airme que les scolies sont des « remarques accessoires »
(Spinoza, II, chap. III, § 1, note 2, p. 37), dont l’enseignement est par conséquent à mettre
au second plan (voir notamment, Ibid., p. 49, 88, 140), il accorde dans son commentaire
une importance considérable à la conception du rapport causal exprimée dans ce scolie,
comme si Spinoza airmait là en son nom un principe ayant quasiment valeur d’axiome. Or
cette inconséquence du commentaire de M. Gueroult – inconséquence relative aux règles
de lecture qu’il se donne à lui-même – nous paraît révélatrice d’une diiculté plus géné-
rale de son interprétation. En efet, utilisant fréquemment pour commenter l’Éthique un
appareil conceptuel dont cet ouvrage entend précisément récuser la pertinence (au moyen
d’une déconstruction immanente, dont ce scolie donne un exemple parlant), M. Gueroult
se condamne ainsi à des écarts de langage, sources d’autant d’écarts de pensée.
36 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’écriture du texte, ni comme l’indice décisif que le concept d’essence, dans


la première partie de l’Éthique, serait totalement soustrait aux déterminations
posées par la déinition, mais comme la conséquence du fait que Spinoza,
à des ins polémiques, fait ici ponctuellement de la langue philosophique
un usage qui lui est étranger, écrivant en quelque sorte « ad captum adver-
sarii »26. Pas plus donc qu’il ne fait corps avec l’hypothèse d’un entendement
divin attribut de Dieu et créateur de l’entendement humain – hypothèse
qui n’est exposée que pour être rejetée – il ne s’approprie la conception de
l’essence que véhicule l’usage qu’il fait alors du terme, conception qu’il ne
reprend qu’en tant qu’élément d’une architecture conceptuelle dont toute
cette discussion vise à montrer l’inadéquation.
Nous l’avons dit, c’est dans la quatrième partie de l’Éthique qu’on trouve
le plus grand nombre d’occurrences des expressions d’« essence de l’homme »
et de « nature humaine ». Cette partie étant centrale pour l’objet de notre
recherche, elle sera étudiée en détail plus bas. Aussi nous contenterons-
nous ici de quelques remarques, qui voudraient conirmer les distinctions
déjà repérées.
Ainsi est-il remarquable que sur les 36 occurrences recensées de l’expres-
sion « nature humaine » dans le De Servitute, 19 se trouvent dans le groupe
des propositions 29 à 37, ensemble thématiquement homogène qui a pour
objet de cerner selon quels critères une chose peut être utile ou nuisible à la
nature humaine. Or ce critère est celui du degré d’homogénéité ou d’hété-
rogénéité de la nature de la chose avec notre propre nature. Le concept de
« nature humaine » est donc utilisé par Spinoza quand il s’agit de concevoir
les choses dans le contexte d’une communauté, ou d’une convenance, avec
d’autres choses de même nature, ou d’autres choses de nature diférente.
Autrement dit, comme dans le De Deo, le concept de nature renvoie bien à
l’unité d’une pluralité, unité fondée sur des lois communes, d’où l’expres-
sion assez fréquente selon laquelle une chose suit, ou ne suit pas, « des seules
lois de notre nature ». Ce qui donne au concept de « nature humaine » son
contenu positif n’est pas la présence d’un ensemble de propriétés, ou de
facultés naturelles, et, à ce titre, présentes en chaque homme, mais l’exis-
tence d’un ensemble d’activités communes, parce que régies par des lois
communes. L’imitation des afects 27, par exemple, n’est ni une propriété,
ni une faculté, ni une aptitude, mais une des lois qui structurent l’activité

26. Voir C. Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, Quintette, 1997, p. 46-47. Commentant
l’Appendice aux Principes de la philosophie de Descartes, l’auteur y voit « […] un travail de
déconstruction en douceur de l’ancienne métaphysique qui constitue l’horizon ontolo-
gique du public cultivé […] ». Il nous semble que la technique d’écriture utilisée dans ce
scolie relève de la même démarche.
27. Éthique, III, 27.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 37

humaine, et c’est à ce titre qu’elle participe à la constitution d’une « nature


humaine ». En ce sens, la « nature humaine » ne serait rien d’autre que la
structure commune de l’activité humaine, de même que la « nature canine »
ne serait rien d’autre que la structure commune de l’activité canine.
En revanche, il n’est pas moins remarquable que, dans cette même partie,
le concept d’« essence de l’homme » ne soit pas utilisé pour penser le rapport
d’un homme à d’autres choses et à d’autres hommes, mais bien plutôt le
rapport d’un homme à lui-même. C’est donc le plus souvent associé aux
concepts de désir, de puissance et de conatus que nous trouvons ici employé
celui d’« essence de l’homme »28. Autrement dit, si la « nature de l’homme »
renvoie bien à la « nature humaine » plutôt qu’à la nature de Pierre, en
revanche « l’essence de l’homme » est presque toujours l’essence d’un homme,
de Pierre ou de Paul, c’est-à-dire cela qui, en lui, ne peut être airmé que de
lui. L’enchaînement spinozien entre les trois concepts d’essence, de puissance
et de conatus inscrit le concept d’« essence de l’homme » dans la perspective
de l’airmation d’une essence individuelle, puisque c’est pour persévérer
dans son être que Pierre fait efort, et non dans l’être de Paul ou de l’huma-
nité : « L’efort par lequel chaque chose s’eforce de persévérer dans son être
se déinit par la seule essence de la chose elle-même […], et étant donnée
cette essence seule, c’est d’elle, et non de l’essence d’autre chose, qu’il suit néces-
sairement […] que chacun s’eforce de conserver son être29. »
Pourtant, sans renier les analyses précédentes, dont les conclusions nous
paraissent globalement valides, nous croyons impossible de systématiser la
distinction entre les concepts de nature et d’essence que nous avons repérée
à propos de la notion d’« homme ». Ainsi, par exemple, dans la démonstra-
tion de la proposition 23 du De Mente, énonçant que l’esprit ne se connaît
qu’à travers la perception des afections du corps, Spinoza écrit :
« L’idée ou connaissance de l’esprit […] suit en Dieu de la même façon
que l’idée ou connaissance du corps. Or, puisque […] l’esprit humain ne
connaît pas le corps lui-même, c’est-à-dire […] puisque la connaissance du
corps humain ne se rapporte pas à Dieu en tant qu’il constitue la nature de
l’esprit humain [humanae Mentis naturam] ; donc la connaissance de l’esprit
ne se rapporte pas non plus à Dieu en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit
humain [essentiam Mentis humanae] ; et par conséquent […] l’esprit humain,
dans cette mesure, ne se connaît pas lui-même30. »
28. Voir notamment Éthique, IV, 18, 20, 61.
29. Éthique, IV, 25. C’est nous qui soulignons.
30. Il nous faut ici, exceptionnellement, citer le texte dans la traduction de A. Guérinot,
car celle de B. Pautrat traduit humanae Mentis naturam par « l’essence de l’Esprit humain »,
considérant sans doute, avec raison, qu’en l’occurrence les concepts de « nature » et d’« essence »
s’équivalent. Cette inexactitude quant à la lettre, qui n’entraîne aucune inidélité quant à
38 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

Il nous semble que vouloir, ici, maintenir à tout prix une distinction qui
– dans la plupart des cas – fonctionne en efet quand il s’agit de conceptua-
liser la notion d’homme, serait s’exposer à « surinterpréter » le texte, faisant
de la glose sa propre in, au risque d’obscurcir le sens au lieu de l’éclairer.
En efet, pour notre part, nous ne voyons rien dans cette démonstration qui
distingue, clairement et distinctement, l’usage que fait Spinoza des concepts
de humanae Mentis naturam et de essentiam Mentis humanae.

3.   ÉTHIQUE, , 10 :  -


 ’  ’   
Si l’on fait abstraction de l’exposé des axiomes, la question de l’essence
de l’homme est abordée relativement tard dans le De Mente, puisqu’il faut
attendre la dixième proposition pour qu’elle soit posée. Les quatre premières
propositions portent sur ceux des attributs de Dieu que l’entendement humain
perçoit, et, par conséquent, sur l’idée de Dieu. Puis les propositions 5, 6
et 7 posent les fondements généraux du rapport entre les attributs qui inter-
diront toute conception dualiste de la réalité humaine. Les propositions 8
et 9 portent respectivement sur les idées des choses singulières n’existant
pas en acte, idées qui n’existent pas non plus en acte, puis sur les idées des
choses singulières existant en acte, idées qui, cette fois, existent elles aussi
en acte, comme leur objet. La neuvième proposition articule trois plans :
1) le principe qu’il n’y a rien dans l’attribut de l’étendue qui n’ait son corrélat
dans l’attribut du penser : pas d’objet matériel sans idée de cet objet, pas
d’idée sans l’objet matériel dont elle est l’idée ; 2) le principe selon lequel,
quel que soit l’attribut sous lequel nous concevons la nature, « nous trouve-
rons un seul et même ordre, autrement dit un seul et même enchaînement
de causes »31 ; 3) enin le principe selon lequel Dieu n’est cause d’une idée
existant en acte qu’en tant qu’il est afecté d’une autre idée existant en acte,
puisqu’une idée, dès lors qu’elle existe en acte, est une chose singulière, inie
et déterminée, et, à ce titre, relève du régime de causalité formulé dans la
proposition 28 du De Deo. Tout est donc désormais en place pour poser la
question de ce qui constitue « l’essence de l’homme », et la résoudre ainsi :
« l’essence de l’homme est constituée par des modiications précises des
attributs de Dieu »32. Étrange « déinition », puisqu’en vertu de tout ce qui
a été exposé auparavant, elle vaut absolument pour toute chose singulière

l’esprit, nous paraît témoigner en faveur de la réserve que nous émettons sur une systéma-
tisation de la diférenciation des concepts de « nature » et d’« essence » dans la totalité des
occurrences du texte de l’Éthique.
31. Éthique, II, 7, scolie.
32. Éthique, II, 10, corollaire.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 39

inie, et, par conséquent, ne permet en rien de distinguer le mode humain


de l’ininité des autres modes.
Toujours est-il qu’après avoir précisé, dans les neuf premières proposi-
tions, en quels termes on pouvait penser la substance, puis le rapport de la
substance absolument ininie aux modes qui sont inis quant à leur genre et
quant à leur existence, Spinoza aborde la question du rapport de la substance
à ce mode particulier qu’est l’homme : c’est l’objet des propositions 10, 11,
12 et 13, qui, en vertu de l’axiome que l’homme pense, et du principe que
tout esprit est l’idée d’un corps, seront logiquement suivies par l’exposé des
principes élémentaires de la connaissance physique des corps.
Le dessein général de ces trois propositions est de cerner à quelles condi-
tions quelque chose comme « l’essence de l’homme » peut être déterminé.
Spinoza procède en quatre étapes distinctes et connectées logiquement
l’une à l’autre. Dans un premier temps33, il emprunte une démarche à la
fois apagogique et polémique pour déterminer ce que n’est pas « l’essence de
l’homme ». Il s’agit ainsi de faire justice à une opinion fausse qui, en raison
de son enracinement historique, de sa fréquence et des séductions qu’elle
exerce sur les meilleurs esprits, constitue un obstacle à la démonstration de
la vérité, ou tout du moins à sa réception. Ayant donc montré ce que ne
pouvait être « l’essence de l’homme » – une réalité substantielle –, Spinoza
peut indiquer dans un second temps ce qu’elle est : une réalité modale. Cette
première caractérisation positive de « l’essence de l’homme », dans la mesure
où elle réfère celle-ci au concept d’attribut, impose de déterminer plus avant
de quel(s) attribut(s) l’essence humaine est la modiication, ce qui conduit
Spinoza au troisième temps de sa démarche visant à préciser en quels termes
quelque chose comme « l’essence de l’homme » peut être pensé sans contre-
venir à la connaissance adéquate de l’ordre de la nature en tant qu’il suit de
la nature éternelle et ininie de Dieu 34. En efet, l’essence humaine étant
une réalité modale, elle ne peut être saisie qu’au travers d’un attribut déter-
miné, soit, en vertu de l’axiome 2 du De Mente, de la pensée. C’est pour-
quoi la caractérisation de « l’essence de l’homme » ne peut venir qu’après
qu’aient été déterminés la nature et l’objet de l’idée qu’un homme est, en
tant qu’il est une chose qui pense. « L’essence de l’homme », c’est donc un
mode déterminé du penser qu’on nomme « idée », et cette idée est l’idée de
quelque chose. C’est le quatrième temps : l’homme est un mode du penser,
une idée, mais l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre
et la connexion des choses, par conséquent l’homme est aussi un mode de
l’étendue, un corps, ce corps même, dont l’idée qu’il est, airme et exprime

33. Éthique, II, 10, démonstration, scolie et scolie du corollaire.


34. Éthique, I, 33.
40 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la réalité dans l’attribut et l’ordre dont elle relève. Spinoza peut alors écrire :
« Il suit de là que l’homme consiste en un esprit et un corps35. » Force est
de constater que cette caractérisation, tout autant que la « déinition » de
l’homme énoncée dans le corollaire, peut laisser le lecteur, soucieux de
connaître quelle conception de l’essence de l’homme guide l’éthique qu’on
lui propose de suivre, sur sa faim. En efet, en vertu du scolie de la propo-
sition 13 de cette seconde partie – texte qui récapitule les acquis des treize
propositions précédentes – une ininité d’autres modes peuvent également
être dits consister en un esprit et un corps. Et qu’il y ait, dans cette volonté
de penser l’homme comme une chose singulière inie parmi une ininité
d’autres choses singulières inies, auxquelles il est, si l’on peut dire, « ontolo-
giquement homogène », une dimension éthique essentielle, le lecteur devra
attendre la quatrième partie de l’Éthique pour en prendre toute la mesure.
La démonstration de la proposition 10 procède par l’absurde, et, au
terme du raisonnement, renvoie à l’axiome 1 de la seconde partie comme à
son fondement : « L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence néces-
saire. » Le scolie propose une démonstration alternative qui, elle, s’adosse
à la leçon du second scolie de la huitième proposition du De Deo : « […] il
faut conclure absolument que tout ce dont la nature est telle qu’il peut en
exister plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir
une cause extérieure. » Le corollaire qui suit peut donc airmer le caractère
essentiellement modal de la réalité humaine, et, comme nous le verrons
plus bas, il vaut tout autant par ce qu’il énonce que par la référence qu’y
fera la proposition 29 de la quatrième partie : constitué des modiications
précises des attributs de Dieu, l’homme, à l’instar de tout mode, est une
chose singulière quelconque. Le lecteur, qui espérait sans doute apprendre en
quoi consiste « l’humanité de l’homme », et prendre appui sur cette concep-
tion pour forger un « modèle de la nature humaine » auquel se conformer,
en est donc pour ses frais. En efet, pour l’instant Spinoza n’en dira pas
plus, puisque le scolie qui suit ce corollaire conclusif n’a pas pour dessein
de cerner plus avant « l’essence de l’homme », mais, à travers les diicultés
soulevées par cette question – qui n’est plus ici que l’occasion d’aborder un
problème plus général – de rendre raison [causam reddere] de la déinition
qu’il a donnée des réquisits de l’essence. (Il n’y a d’ailleurs aucune occurrence
de l’expression essentia hominis dans ce scolie, qui est pourtant le texte le plus
développé de ceux qui suivent la proposition 10, explicitement consacrée à
cette question.) Autrement dit, la leçon de ce scolie vaut pour la déinition
de toute essence de mode, et non seulement pour l’essence de l’homme,
même s’il semble que ce soit à l’occasion du questionnement spéciique sur

35. Éthique, II, 13, corollaire.


les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 41

« l’essence de l’homme » que Spinoza ait été amené à préciser sa conception


de ce qui constitue l’essence d’une chose en général.

L’argumentation de ce scolie est clairement réfutative. Spinoza entend


montrer que la conjonction entre ce que « tous doivent assurément accorder »
[omnes sane concedere debent] – à savoir une compréhension juste de l’universa-
lité de la causalité divine –, et ce que « la plupart » [plerique] disent constituer
l’essence des choses aboutit nécessairement à des apories, qui contraignent
donc à abandonner ce que « la plupart » disent de l’essence, puisque ce
que « tous doivent assurément accorder » a quasiment valeur d’axiome. Le
raisonnement est le suivant : si on airme que 1) Dieu est cause de tout,
de sorte que rien sans Dieu ne peut ni être ni être conçu, et simultanément
que 2) cela seul appartient à l’essence d’une chose dont la négation entraîne
la négation de la chose, alors de deux choses l’une : soit on en conclut que
la nature de l’Être incréé appartient à l’essence des choses créées, (puisque
celles-ci sont impossibles et impensables sans celui-là, qui donc en constitue
l’essence selon la conception attribuée aux plerique), ce qui est une contra-
diction dans les termes ; soit, refusant cette première contradiction, on en
conclut que les choses créées peuvent aussi bien être qu’être conçues sans
cela qui les a créées, ce qui, certes, est également absurde. Par conséquent,
comme la première proposition n’est pas contestable, en vertu de la propo-
sition 15 du De Deo, c’est la seconde proposition, relative à l’essence, qui
doit être corrigée. On le voit, c’est de la confrontation entre ce que « tous, à
coup sûr, doivent concéder », et, simultanément, ce que « la plupart d’entre
eux disent qu’appartient à l’essence d’une chose » que naissent la confusion
et l’incohérence, sources de controverses stériles qui inissent par engendrer
le scepticisme qu’un Pascal, par exemple, saura magniiquement « enrôler »
au service du idéisme.
Ce scolie se donnant comme la réfutation d’une conception erronée de
ce qui constitue l’essence d’une chose – erreur à laquelle Spinoza substitue
la conception vraie telle qu’il l’a exprimée au seuil de cette seconde partie
– il est donc loisible de se demander qui véhicule cette conception inadé-
quate, en d’autres termes qui sont les plerique.
Dans l’Éthique, Spinoza désigne rarement nommément ceux dont il
entend réfuter les positions, et il semble que son intention ne soit pas ici de
discréditer telle ou telle conception historiquement repérable de l’essence
humaine, mais plutôt de mettre en lumière certains présupposés, qui, égale-
ment partagés par des doctrines par ailleurs diverses et parfois conlictuelles,
constituent de ce fait une bonne ligne de démarcation pour permettre au
lecteur d’évaluer la singularité de la démarche qu’on lui propose de suivre.
Mais justement, quel lecteur Spinoza se donne-t-il quand il écrit l’Éthique ?
42 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

Est-ce le même que celui auquel il s’adresse dans le Traité théologico-politique ?


Sans doute pas complètement. Quelle culture philosophique, quelles concep-
tions, ou quels préjugés lui impute-t-il, ain de se donner les moyens de les
défaire ou de les corriger ? La question est essentielle pour notre propos, et
nous la verrons resurgir quand il nous faudra aborder les diicultés soule-
vées par la compréhension du « modèle de la nature humaine » invoquée
dans la préface du De Servitute.
S’agissant de ce scolie – mais la leçon vaut pour bien d’autres textes polé-
miques de l’Éthique – Spinoza s’adresse manifestement à un lecteur non
seulement philosophiquement instruit, mais déjà partiellement « éclairé »,
bref à un représentant de ce que, dans le sillage de Jonathan I. Israel, nous
appellerons un partisan des Lumières modérées, nourri par éducation de
la pensée néo-scolastique, mais lecteur des « nouveaux philosophes », tels
Bacon et Descartes36.
Ce qui nous paraît étayer cette assertion, c’est d’abord la nature de la
terminologie employée par Spinoza dans cette proposition et les textes qui
la suivent. Ainsi l’énoncé de la proposition 10 elle-même utilise un lexique
inusité dans l’Éthique, mais probablement familier au lecteur auquel il
s’adresse, Spinoza incorporant au texte lui-même une terminologie véhi-
culant les conceptions qu’il invite à dépasser37. L’expression esse substantiae
n’est en efet utilisée qu’une fois en amont38, et l’expression forma hominis
n’apparaît nulle part dans le livre avant cette occurrence, Spinoza utilisant
plutôt des formules comme natura hominis, natura humana, essentia hominis,
ou encore esse formale hominis. D’autre part, cette fois dans le scolie du
corollaire, une expression comme rerum creatorum pour désigner les modes
ou les afections de la substance est clairement, sous la plume de l’auteur
de l’Éthique, ce qu’on pourrait appeler une « dénomination d’emprunt ».
Il y en a d’autres, plus précises, où le caractère emprunté de l’expression
utilisée est cette fois explicité : ainsi quand il écrit que « […] Dieu non seule-
ment est la cause des choses selon l’être-fait, comme ils disent [causa rerum
secundum ieri, ut ajunt], mais aussi selon l’être » 39, il reprend une distinction
qu’on trouve sous la plume de Descartes, dans ses Cinquièmes réponses aux
Méditations métaphysiques, et que Descartes lui-même réfère à « l’École »40. Si
36. Voir les remarques de P.-F. Moreau, in Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006,
p. 35, 38 et 41.
37. C’est le problème de ce que P.-F. Moreau nomme une « tradition sectorielle », in
Spinoza, État et religion, Paris, ENS Éditions, 2005, p. 65.
38. Éthique, I, 10, scolie.
39. C’est nous qui soulignons.
40. « Lorsque vous niez que nous ayons besoin du concours et de l’inluence continuelle
de la cause première pour être conservés, vous niez une chose que tous les métaphysiciens
airment comme très manifeste, mais à laquelle les personnes peu lettrées ne pensent pas
souvent, parce qu’elles portent seulement leurs pensées sur ces causes qu’on appelle en
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 43

cette distinction est partagée par « tous » – « tous » désignant alors, si l’on en
croit Descartes, les scolastiques –, il n’en va pas de même de la conception
de l’essence ici dénoncée, qui n’est le fait que de « la plupart » d’entre « tous »
les métaphysiciens. Or l’analyse que nous avons faite de l’argumentation
montre bien que ce qui fait problème, dans le raisonnement que Spinoza
entreprend de réfuter, n’est pas l’airmation que Dieu est cause de tout, de
sorte que rien n’existe ni n’est concevable sans lui, mais la conception qui
limite les réquisits de l’essence d’une chose à la seule position de sa condi-
tion nécessaire, et cette conception, ici attribuée aux plerique, nous paraît
clairement être celle de Descartes, de sorte que les plerique seraient des méta-
physiciens, éduqués par « l’École », mais formés par la lecture de Descartes,
ou des œuvres qui en exposent la philosophie, à l’instar des Principes de la
philosophie de Descartes.
Dans cet ouvrage, c’est comme un axiome que la déinition cartésienne
de l’essence est énoncée par Spinoza : « Rien de ce qui peut être enlevé d’une
chose sans porter atteinte à son intégrité ne constitue son essence ; mais ce
qui, étant enlevé, supprime la chose constitue son essence41. » La première
partie de l’axiome, négative, énonce ce qui ne peut constituer l’essence d’une
chose ; la seconde partie, positive, précise ce qui est en revanche susceptible
de la constituer. Spinoza utilise ici une formule très proche de celle qu’il
emploiera dans la déinition de l’Éthique, et qui, si l’on se réfère à l’articula-
tion entre les segments 1b et 2a de cette déinition, implique que constitue
l’essence d’une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue.
D’une part, la idélité à la pensée de Descartes est, on va le voir, totale, et,
d’autre part, il apparaît ainsi clairement par contraste ce que la déinition
de l’Éthique introduit de nouveau, à savoir le réquisit supplémentaire air-
mant que ne peut appartenir à l’essence d’une chose que ce dont l’airma-
tion pose nécessairement celle de la chose, de sorte que cela ne peut, sans la
chose, ni être ni être conçu, soit, comme on l’a vu, les segments 1a et 2b.
Descartes lui-même, dans Les Principes42, airme que l’attribut de l’étendue
constitue la « nature ou l’essence » de la substance corporelle parce que,
celle-ci, sans l’étendue, ne peut être conçue, autrement dit parce que « tout
ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue » 43.
Dans la lettre à Arnauld du 4 juin (ou 16 juillet) 1648, il écrit : « […] il me
semble qu’il est nécessaire que l’âme pense toujours actuellement parce que

l’École secundum ieri, c’est-à-dire de qui les efets dépendent quant à leur production, et
non pas sur celles qu’ils appellent secundum esse, c’est-à-dire de qui les efets dépendent
quant à leur subsistance et continuation dans l’être. », A.T., 369.
41. Principes de la philosophie de Descartes, II, axiome 2. Voir A. Lécrivain, Spinoza et la
physique cartésienne, Cahiers Spinoza, Volume II, 1978, p. 116.
42. Principes, I, 53, A.T., IX, II, 48.
43. Ibid.
44 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la pensée constitue son essence, ainsi que l’extension constitue l’essence du


corps […]44. » La logique qui sous-tend l’argument est la même : la pensée
constitue l’essence de l’âme parce qu’il ne peut y avoir d’âme sans pensée,
celle-là impliquant celle-ci comme sa condition nécessaire.
Un autre auteur, également lu et étudié par les zélateurs des Lumières
modérées, est peut-être, en même temps que Descartes, visé dans ce scolie :
Bacon. En efet, l’allusion à ceux qui n’ont pas suivi l’ordinem philosophandi
peut être rapprochée de la lettre II adressée à Oldenburg en 1661, qui vise
expressément Bacon et Descartes. L’un comme l’autre airment l’impossibi-
lité pour l’homme de concevoir adéquatement l’essence de Dieu en raison de
sa transcendance, de sorte que tout ce que nous pouvons saisir de la nature
divine ne peut qu’être inféré de ses efets, à partir de la considération des
rerum creatorum45. À cet égard, la réponse de Oldenburg à cette lettre de
Spinoza est intéressante en ce qu’elle contient presque à la lettre deux points
ou problèmes discutés dans le scolie : d’une part, l’airmation théologique et
ontologique que « Dieu, en efet, n’a rien de commun avec les choses créées,
et [que] presque tous cependant nous voyons en Lui leur cause »46 ; d’autre
part, la conception gnoséologique selon laquelle « en rassemblant mentale-
ment toutes les perfections que je perçois dans les hommes, les animaux, les
végétaux, les minéraux, etc., je puis à la vérité former une substance unique
possédant indivisiblement toutes ces vertus »47. Force est de constater qu’en
écrivant cela, Oldenburg s’inscrit bien dans l’ensemble de ceux qui ont pensé
que « […] la nature divine, qu’ils devaient contempler avant toute chose,
parce qu’elle est antérieure tant pour la connaissance que de nature, ils l’ont
cru venir en dernier dans l’ordre de la connaissance, et que les choses qu’on
appelle objets des sens étaient antérieures aux autres […] »48.
Quoi qu’il en soit, si le rapprochement entre ceux qui, selon ce scolie,
n’ont pas suivi la bonne méthode et la mise en cause de Descartes et Bacon
dans la lettre II à Oldenburg est juste, alors ce texte s’inscrit bien dans une
thématique qui prolonge le questionnement « anthropo-théologique » initié
dans le scolie de la proposition 17 du De Deo. Comme nous l’avons déjà
noté, il est signiicatif que ce soit à propos de la question de « l’essence de
l’homme » que Spinoza, d’une part, revienne sur la question de l’essence en
général, et, d’autre part, sur celle du rapport entre la substance et les modes.
Mais pourquoi aborder cette question particulière – bien qu’essentielle pour

44. Édition Alquié, III, p. 854.


45. Sur ce point, voir dans L’enseignement philosophique, 47e année, n° 6, les contributions
de C. Jaquet, P. Sévérac, P.-F. Moreau.
46. G. IV, p. 11.
47. Ibid., p. 10.
48. Éthique, II, 10, scolie.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 45

la fondation d’une éthique – à travers une architecture conceptuelle dont elle


n’est qu’un élément ? En fait, tout se passe comme si Spinoza voulait rendre
ici caduc le complexe outillage conceptuel au moyen duquel « la plupart »
des métaphysiciens – et Descartes et Bacon sont manifestement pour lui des
éléments « éclairés » de cet ensemble – ont cherché à fonder rationnellement
la conception biblique d’un homme créé à l’image de Dieu, d’une créature
héritant pour partie de la nature du Créateur incréé, d’un mode privilégié
possédant quelque chose de la substance. La stratégie de Spinoza consiste
à ruiner « de l’intérieur » − c’est-à-dire en dévoilant les incohérences qu’il
recèle en le faisant jouer contre lui-même – tout le soubassement logique et
métaphysique auquel s’adosse encore à l’âge classique l’anthropologie chré-
tienne, de manière à libérer l’esprit du lecteur de ce qui pourrait l’empê-
cher de donner son assentiment, par exemple, à la préface du De Afectibus :
l’homme n’est pas un « empire dans un empire », et, « par suite il ne doit y
avoir également qu’une seule et même façon de comprendre la nature des
choses, quelles qu’elles soient, à savoir, par les lois et règles universelles de la
nature »49. Tout livre animé d’une authentique ambition philosophique vise
à transformer son lecteur. Il nous semble que la manière dont sont élaborés
les textes que nous venons d’étudier répond à une stratégie visant à trans-
former un partisan des Lumières modérées en un défenseur des Lumières
radicales, en faisant en sorte que, de lui-même, il soit amené à repenser les
catégories au moyen desquelles il a coutume d’aborder les problèmes qui
se posent à lui comme à ses contemporains.
Si Spinoza partage le refus nominaliste de l’existence des universaux avec
un certain nombre de ses contemporains, partisans des lumières tant modé-
rées que radicales, et si cette position commune peut ainsi constituer un
terrain d’entente pour la difusion de sa pensée50, il n’en reste pas moins,
croyons-nous, qu’il constitue un élément déterminant de l’ontologie et de
l’épistémologie de l’Éthique, en totale cohérence avec l’ensemble des prin-
cipes qui la gouvernent.

49. C’est nous qui soulignons.


50. Voir P.-F. Moreau, in Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 35 et 38.
Le statut de l’essence de l’homme
dans la déinition du désir

Si, comme nous l’avons vu, Spinoza utilise fréquemment l’expression


essentia Hominis sans jamais en donner une déinition explicite, il n’en reste
pas moins que plusieurs textes des troisième et quatrième parties de l’Éthique
semblent pouvoir ofrir à bon droit, sinon une stricte déinition de l’essence
de l’homme, tout du moins une solide caractérisation de celle-ci, pouvant
tenir lieu de substitut à cette déinition, qui paraît comme toujours diférée
ou contournée. Deux groupes de textes sont ici concernés : 1) ceux qui, dans
le De Afectibus, déinissent le désir ; 2) ceux qui, dans le De Servitute humana,
ont trait au statut de la rationalité. On remarquera pourtant d’emblée que
caractériser l’essence de l’homme à la fois par le désir et par la raison n’est
pas sans poser problème – dès lors au moins que les conduites induites par
le premier peuvent contrevenir aux préceptes de la seconde –, et que l’une
des deux conceptualisations doit prévaloir sur l’autre, à moins, peut-être,
que ni l’une ni l’autre ne s’avèrent être des candidats probants pour une
déinition de l’essence humaine.

1.   


 ’    
« Le désir est l’essence même de l’homme [ipsa hominis essentia], en tant
qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque afection
d’elle-même [ex data quacunque ejus afectione], à faire quelque chose1. »
Il est au fond assez curieux que ce texte soit régulièrement lu comme une
déinition de l’essence de l’homme2. Si l’on s’en tient, pour commencer, à
des questions de modes d’exposition et d’organisation du propos, force est
de constater que ce texte n’est pas donné comme une déinition de l’essence
de l’homme, mais du désir. C’est, si l’on veut, le désir qui est déini par
l’essence de l’homme, et non l’essence de l’homme par le désir. D’autre part,
1. Éthique, III, Appendice.
2. Voir par exemple l’ouvrage de F. Barbaras, Spinoza, La science mathématique du salut,
Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 171-78.
48 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’airmation liminaire que « le désir est l’essence même de l’homme » n’est


pas posée « absolument parlant », autrement dit d’une manière incondi-
tionnée3, comme si elle se suisait à elle-même, puisqu’elle est au contraire
placée sous une condition explicite qui la précise avec beaucoup de soins,
en même temps qu’elle en limite la portée : ce n’est en efet qu’« en tant
qu’on conçoit [l’essence de l’homme] comme déterminée, par suite d’une
quelconque afection d’elle-même, à faire quelque chose » que le désir est
l’essence même de l’homme4. Or c’est précisément cette détermination de
l’essence humaine par la diversité des manières dont elle est afectée, qui
interdit de déinir cette essence par le désir.
En efet, s’il s’agissait d’une déinition de l’essence de l’homme, il en
suivrait qu’il appartiendrait à l’essence d’un homme 5 d’être déterminée à agir
contre elle-même. Nous l’avons dit, ce n’est que dans la mesure où l’essence
d’un homme est conçue comme déterminée à agir en raison de la manière
dont elle est afectée que le désir est dit constituer l’essence de cet homme.
Or il est absolument nécessaire6que l’essence d’un homme soit déterminée
par des afections qui ne s’expliquent pas par les seules lois de sa nature, ou
de son essence, car elles sont produites par des causes qui lui sont extérieures,
et souvent contraires 7. Autrement dit, il est absolument inévitable qu’un
homme soit, tôt ou tard, déterminé à agir par une afection de son essence
qui soit une diminution de sa puissance propre d’agir et de penser – donc
par un afect de tristesse –, de telle sorte que le désir est alors, paradoxale-
ment, l’essence d’un homme, en tant que cet homme est déterminé à agir
par une afection qui ne peut se comprendre par sa seule essence8, et dont
la force découle non de sa propre puissance, mais de la force d’une cause
extérieure et contraire9. Si donc le désir constituait absolument l’essence de
l’homme, il appartiendrait à l’essence d’un homme d’agir à l’encontre des

3. Voir plus bas notre analyse de l’expression « absolument parlant ».


4. Pour éviter toute lecture hâtivement « essentialiste » de ce texte, il faudrait en modiier
la structure syntaxique : dans la mesure où on conçoit l’essence d’un homme comme étant
déterminée, par suite d’une quelconque afection d’elle-même, à faire quelque chose, alors
le désir est l’essence même de l’homme.
5. D’un homme plutôt que de l’homme, car Spinoza réfère explicitement le désir à l’essence
individuelle qu’il exprime : « Or le Désir, quant à lui, est l’essence même, ou nature, de chacun
[At Cupiditas est ipsa uniuscujusque essentia, seu natura] », Éthique, III, 56 ; ce que précise la
proposition suivante : « […] le désir de chaque individu discorde du Désir d’un autre autant
que la nature ou essence de l’un difère de l’essence de l’autre », Éthique, III, 57.
6. Éthique, IV, 4.
7. Éthique, IV, 20, scolie.
8. « Et la Tristesse est le passage à une perfection moindre […], et pour cette raison ne peut
pas se comprendre par l’essence même de l’homme […] », Éthique, IV, 64.
9. Éthique, IV, 5, 6, et 58, scolie : « Pour ce qui touche aux Désirs, ils sont évidemment
bons ou mauvais selon qu’ils naissent d’afects bons ou mauvais. Mais tous, en vérité, en
tant que les engendrent en nous des afects qui sont des passions, sont aveugles […]. »
le statut de l’essence de l’homme dans la définition du désir 49

lois de sa nature, ce qui contrevient à quelques principes fondamentaux


exposés au début du De Afectibus10.
Il appartiendra à la proposition 61 du De Servitute humana de préciser
que seul un désir qui naît de la raison est l’essence même de l’homme, en
tant qu’il est alors la cause adéquate de l’afection qui le détermine à agir :
« […] un Désir qui naît de la raison, c’est-à-dire qui est engendré en nous en
tant que nous agissons, est l’essence ou nature même de l’homme, en tant
qu’on la conçoit comme déterminée à faire ce qui se conçoit adéquatement
par la seule essence de l’homme [per solam hominis essentiam]. »
Autrement dit, et a contrario, un désir qui est engendré en nous en tant
que nous pâtissons, est l’essence ou nature même de l’homme, mais en tant
qu’on la conçoit comme déterminée à faire ce qui ne se conçoit pas adéqua-
tement par la seule essence de l’homme ; et nous retrouvons alors le para-
doxe qui consisterait à airmer que constitue l’essence d’une chose ce qui
ne peut se concevoir par elle seule, mais doit nécessairement se concevoir
aussi par la force des causes qui lui sont extérieures et étrangères.

2.   

Par ailleurs, on peut s’interroger sur la pertinence d’une déinition de


l’essence d’une chose qui ne permettrait pas de la distinguer des autres
choses : la déinition vraie d’une igure géométrique, justement parce qu’elle
en expose la raison nécessaire et suisante, permet en même temps de conce-
voir cette igure dans la singularité de son essence, la diférenciant ainsi des
autres. Or, à moins de faire de la conscience l’apanage de la seule espèce
humaine, on ne voit rien qui, dans la déinition du désir, exclurait qu’elle
pût valoir pour une autre essence que celle de l’homme. En efet, Spinoza
remarque qu’ain d’inclure le caractère conscient du désir humain 11, il lui a
fallu préciser la nature de ce qui détermine l’essence humaine à agir : l’apti-
tude de cette essence à être afectée, qui, en même temps qu’elle est le prin-
cipe déterminant des variations de ses états12, est présentée par Spinoza

10. Éthique, III, 4, 6 et 7.


11. Sur ce point, voir les analyses de C. Jaquet, in Les expressions de la puissance d’agir chez
Spinoza, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 115-120.
12. « Car par afection de l’essence humaine nous entendons n’importe quel état de cette
essence [quamcunque ejusdem essentiae constitutionem intelligimus], qu’il soit inné, qu’il se
conçoive par le seul attribut de la Pensée, ou par le seul attribut de l’Étendue, ou enin qu’il
se rapporte en même temps à l’un et à l’autre de ces attributs », Éthique, III, Déinitions
des afects, déinition 1.
50 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

comme enveloppant « la cause de cette conscience »13. Si l’aptitude d’une


essence à être afectée est « la cause » de la conscience que cette essence peut
avoir de ses afects, et plus précisément de son « appétit », est-il légitime de
réserver l’activité consciente aux seuls êtres humains ?
Ain d’éclairer en quoi cette disposition d’une essence à être afectée est la
cause de son aptitude à être consciente de ses afections, Spinoza renvoie par
deux fois à la proposition 23 de la seconde partie de l’Éthique : « L’Esprit ne
se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des afec-
tions du corps. » La démonstration se fait en deux temps : 1) l’esprit ne se
connaît pas lui-même ; 2) il perçoit les idées des afections du corps.
L’esprit ne se connaît pas directement lui-même, car il ne connaît pas le
corps dont il est l’idée, en ce sens que cette connaissance est tributaire d’un
nombre indéini de facteurs qui déterminent la nature et les états du corps,
et que l’esprit ne peut embrasser simultanément dans leur totalité.
Mais si l’esprit se connaît en tant qu’il perçoit les idées des afections de
son corps, c’est, d’une part, qu’il perçoit efectivement les idées de ces afec-
tions, et, d’autre part, parce que ces idées enveloppant la nature de ce corps,
et celle-ci « convenant » avec la nature de l’esprit – puisqu’il n’est rien d’autre
que l’idée de ce corps, et partant rien d’autre au fond que cette convenance
elle-même –, la connaissance du corps à travers les idées de ses afections
est ipso facto une connaissance de l’esprit. Autrement dit, l’aptitude d’un
esprit à être conscient des idées des afections de son corps n’a pas d’autre
fondement que sa convenance avec le corps dont il est l’idée, convenance
dont on a dit qu’elle était sa nature 14. Or on voit mal, a priori, ce qui, à
partir des principes exposés dans le De Mente, pourrait justiier qu’un orga-
nisme vivant, quel qu’il soit, fût un corps sans être simultanément l’idée
de ce corps – autrement dit un mode de l’étendue sans être un mode du
penser – et que, partant, son corps pût être diversement afecté sans que
son esprit eût les idées de ces afections, et se percevoir elle-même à travers
elles. Par conséquent, l’introduction de la conscience dans la déinition du
désir ne peut suire à restreindre le champ d’application de cette déinition
au seul être humain, comme si les autres organismes vivants n’avaient que
des appétits, et seul l’homme des désirs.

13. « Donc, pour envelopper la cause de cette conscience, il a fallu […] ajouter, en tant
qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque afection d’elle-même,
etc. », Éthique, III, Déinitions des afects, déinition 1.
14. Rappelons le titre de la seconde partie de l’Éthique : De Natura et origine mentis.
La raison et l’essence de l’homme

1. ’ , ’    

Nous avons vu plus haut que le désir ne pouvait constituer d’une façon
absolue l’essence d’un homme, dans la mesure où il pouvait le déterminer
à agir à l’encontre « des lois de sa nature », et donc à rebours de son essence.
C’est donc qu’il y a bien des lois de la nature humaine – puisque l’homme
peut s’en écarter – et que, dès lors, l’homme peut être dit cause adéquate de
toute activité qui n’obéit qu’à elles seules, exprimant alors vertueusement,
librement, son essence propre.
L’expression « agir selon les lois de sa nature » n’est pas de celles qui
parcourent continûment le texte de l’Éthique. Elle est d’abord utilisée par
Spinoza, à partir de la quinzième proposition du De Deo 1, comme une
cheville terminologique et conceptuelle permettant de « négocier » le passage
du primat de l’essence de Dieu au primat de sa puissance : Dieu agissant
selon les seules lois de sa nature2, il en découlera que sa puissance sera son
essence même3. Or cette terminologie disparaît ensuite presque complètement
du texte4 pour ne réapparaître, cette fois avec une assez grande fréquence,
qu’à partir de la déinition de la vertu5, donnée au début de la quatrième
partie, déinition qui, à partir du scolie de la proposition 18 de cette même
partie, va constituer la matrice permettant, d’une part, de conceptualiser
le rôle dévolu à la raison au sein du De Servitute humana, et, d’autre part,

1. « Toute chose, dis-je, est en Dieu, et tout ce qui se fait se fait par les seules lois de la
nature ininie de Dieu [per solas leges ininitae Dei naturae iunt], et suit (comme je vais le
montrer) de la nécessité de son essence […] », Éthique, I, 15, scolie.
2. « Dieu agit selon les seules lois de sa nature, et forcé par personne [Deus ex solis naturae
legibus, et a nemine coactus agit] », Éthique, I, 17.
3. Éthique, I, 34.
4. On la retrouve par exemple dans le scolie de la proposition 2 de Éthique III, quand
Spinoza veut mettre en valeur ce que peut le corps ex solis suae naturae legibus.
5. Sur cette déinition, voir l’analyse d’Ariel Suhamy, « Comment déinir l’homme ?, La
communauté du souverain bien dans l’Éthique, IV, 36 et scolie », in Fortitude et servitude,
Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Éditions Kimé, Paris, 2003, p. 90-92.
52 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

d’introduire la igure de l’homme libre, « c’est-à-dire qui vit sous la seule


dictée [dictamine] de la raison »6.
C’est ce point que nous voudrions examiner maintenant, dans la mesure
où il nous confronte à un certain nombre d’assertions apparentées, qui ont
en commun de faire de l’activité rationnelle ce à travers quoi seul s’expri-
merait l’essence de l’homme. C’est la proposition 24 qui introduit la triple
équivalence entre agir par vertu, agir d’après les lois de sa propre nature, et
agir par raison, l’essence de la raison n’étant rien d’autre « que notre Esprit
en tant qu’il comprend clairement et distinctement »7, donc en tant qu’il
forme des idées adéquates, donc en tant qu’il raisonne8 :
« Absolument parlant [absolute], agir par vertu n’est rien d’autre […] qu’agir
d’après les lois de sa propre nature [ex legibus propriae naturae agere]. Or
nous n’agissons qu’en tant que nous comprenons […]. Donc agir par vertu
n’est en nous [nihil aliud in nobis est] qu’agir, vivre, conserver son être sous
la conduite de la raison [ex ductu rationis], et ce […] conformément au
fondement qui consiste à rechercher ce qui est utile à soi9. »
« Absolument parlant » précise tant le texte de la proposition que celui de
la démonstration. Qu’est-ce à dire, et en quoi cette précision détermine-t-elle
la compréhension de ce qu’elle introduit ? Qu’est-ce que considérer une
chose « absolument parlant » ? Ce vocable, aussi bien que l’adjectif « absolu »,
n’est pas rare dans l’Éthique10, et les usages qui en sont faits permettent d’en
préciser la signiication. Ainsi, dans la démonstration de la proposition 29
du De Deo, il est dit que les modes de la nature divine suivent d’elle néces-
sairement, et non d’une manière contingente, « et cela, que l’on considère la
nature divine absolument [vel quatenus divina natura absolute], ou bien en
tant que déterminée à agir d’une manière précise »11. Dans un autre registre,
la proposition 48 du De Mente nie que la volonté soit « absolue, autrement
dit libre » en raison de la nécessaire détermination de toute volition par une
cause, elle-même efet d’une cause antécédente. Enin, la proposition 23
du De Servitute humana airme que « l’homme, en tant qu’il est déterminé
à agir du fait qu’il a des idées inadéquates, ne peut être absolument dit agir
par vertu […] »12.

6. Éthique, IV, 67.


7. Éthique, IV, 26.
8. Éthique, IV, 27.
9. Éthique, IV, 15 ; 34 (la démonstration et les deux corollaires) ; 36, scolie ; 52 ; 56 ; 59 ;
61 ; 63 ; 67.
10. Éthique, I, 23, 29 ; II, 34, 38 ; IV, 24 ; IV, appendice, chapitre 19.
11. C’est nous qui soulignons.
12. C’est nous qui soulignons.
la raison et l’essence de l’homme 53

Autrement dit, une chose est dite absolue, ou considérée d’un point de
vue absolu, à partir du moment où elle est délibérément conçue abstraction
faite de toute détermination, que ce soient des déterminations « endogènes »,
comme dans le cas de la substance, ou des déterminations « exogènes » qui
afectent toute chose singulière et inie prise dans l’enchaînement inini
des causes. Considérer une chose absolument, c’est donc la concevoir
d’une manière inconditionnée, en dehors de tout rapport avec autre chose,
donc comme une chose pleinement libre13, c’est-à-dire l’extraire artiiciel-
lement de la condition universelle des choses singulières et inies, puisque
« la puissance par laquelle une chose singulière quelconque, et par consé-
quent l’homme, existe et opère, n’est jamais déterminée que par une autre
chose singulière […] »14.
Si c’est donc « absolument parlant » qu’agir par vertu n’est rien d’autre
qu’agir d’après les lois de sa propre nature, et donc agir selon la conduite
de la raison dans le cas de l’homme, alors l’action purement vertueuse et
rationnelle est délibérément inscrite par Spinoza dans un espace théorique
abstrait, qui limite ainsi considérablement le primat efectif de la rationa-
lité que semblent airmer nombre de propositions de la quatrième partie 15.
En efet, si l’homme, « absolument parlant, agit d’après les lois de sa nature
quand il vit sous la conduite de la raison [ex ductu rationis vivit], et [que]
c’est seulement en cela qu’il convient nécessairement toujours avec la nature
d’un autre homme […] »16, il n’en demeure pas moins également vrai que
l’existence humaine n’est pas inconditionnée17, que l’homme, donc, ne vit
pas « absolument parlant », mais au contraire corrélé à une ininité de condi-
tions, qui, limitant singulièrement son aptitude à agir d’après les seules lois
de sa nature, réduisent d’autant ses chances de convenir avec la nature des
autres hommes18. Autrement dit, considérée « absolument parlant », la puis-
sance d’agir de l’homme, dans la mesure même où elle est gouvernée par les
seules lois de sa nature, n’est pas déterminée comme conatus, comme efort
pour persévérer dans son être, la notion d’efort impliquant qu’une puissance
d’agir ne puisse s’airmer qu’à travers ses rencontres avec d’autres puissances,

13. « Une chose que nous imaginons être libre doit se percevoir par soi sans les autres. »,
Éthique, III, 49.
14. Éthique, IV, 29.
15. A. Suhamy fait justement remarquer que, si les propositions 26-28 de Éthique IV se
rapportent à un esprit purement rationnel, à partir de la proposition 32 « il y est désormais
question de l’homme, dans sa globalité, et non plus de l’esprit seul et usant de raison »,
in « Comment déinir l’homme ?, La communauté du souverain bien dans l’Éthique, IV,
36 et scolie », in Fortitude et servitude, Lectures de l’ Éthique IV de Spinoza, Éditions Kimé,
Paris, 2003, p. 82.
16. Éthique, IV, 35, corollaire 1.
17. Éthique, II, 10 ; IV, 4 ; IV, 58, scolie.
18. Éthique, III, 31, corollaire et scolie ; III, 32, scolie ; III, 55, scolie ; IV, 33, 34.
54 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

qui sont autant d’obstacles potentiels à son libre développement19. Et dans


la mesure où toute chose singulière inie, de par sa condition même, est
nécessairement contrainte de convertir sa puissance d’agir en un tel efort
pour persévérer dans son être, la raison seule ne peut constituer l’« essence
de l’homme », au sens strict, que dans la mesure où sa puissance d’agir, posée
abstraitement, n’est pas déterminée comme conatus20.
Nous avons montré plus haut que la déinition du désir ne pouvait valoir
comme une déinition de l’homme, dans la mesure où elle impliquait qu’un
être pût, par essence, agir à l’encontre de ce qui la constitue, et ce en contra-
diction totale avec la conception de l’essence développée tout le long de
l’Éthique. Or, paradoxalement, ce qui avait alors fondé notre argumentation,
interdit également, et pour les mêmes raisons, que la raison puisse consti-
tuer l’essence de l’homme. En efet, si l’homme était rationnel par essence,
alors il ne pourrait agir contre la raison, dans la mesure où nulle chose ne
peut agir contre les lois de sa propre nature21, donc contre elle-même.
Précisons l’argument. Si A (par exemple la raison) constitue l’essence de
B (par exemple de l’homme), A est une détermination propre et exclusive
de la nature de B, en ce sens que, ni B, sans A, ni A, sans B, ne se peuvent
concevoir. Si, maintenant, nous supposons que la puissance de B est déter-
minée à agir par une activité causale contraire à ce que nous avons posé être
son essence A – ce qui a lieu chaque fois qu’un homme, ici supposé rationnel
par essence, agissant sous l’empire d’un afect qui est une passion, voit le
meilleur et fait le pire –, cela implique deux choses : d’une part, l’activité
de B (l’homme), sans A (la raison), qui est censé constituer son essence, est
manifestement possible (puisque l’activité de B se détourne radicalement
de ce qui devrait en être le principe déterminant et exclusif ), et, d’autre
part, A (la raison), sans B (l’homme), est également possible et concevable
(puisqu’il serait contradictoire que la raison enveloppât nécessairement une
forme d’activité qui lui est contraire22).
Pourtant, nous ne sommes pas ici dans une logique rigoureusement
analogue à celle qui avait été mise en œuvre dans l’analyse du désir. En efet,
comme il est inhérent à la nature du désir qu’il puisse être déterminé par
des afections contraires au conatus qui le fonde, formant ainsi une essence
« tératologique » qui enveloppe sa négation, la contradiction nous avait paru
insurmontable. En revanche, quand un être qu’on suppose rationnel par

19. Voir l’analyse de C. Jaquet, in L’unité du corps et de l’esprit, Afects, actions et passions
chez Spinoza, Paris, PUF, 2004, p. 91.
20. Nous reviendrons sur cette distinction dans notre analyse du statut du « modèle de la
nature humaine », évoqué dans la préface de la quatrième partie de l’Éthique.
21. Voir Éthique, III, 4, 6, 7.
22. Au sens que ce terme revêt en Éthique, III, 5.
la raison et l’essence de l’homme 55

essence agit par passion, de sorte qu’il n’agit pas déterminé par les seules
lois de sa nature, mais par la force et la puissance des causes extérieures,
la contradiction n’est pas ici logée au cœur même de la raison, mais entre
deux types d’activité régies par des lois diférentes : la liberté et la servitude.
On ne peut en efet dire, sans absurdité, qu’il est inhérent à la nature de la
raison qu’elle puisse être déterminée par des afections qui lui sont contraires :
elle n’est déterminée que par elle-même, mais les afects qui en découlent
sont souvent d’une force qui ne leur permet pas de vaincre la puissance des
afects contraires23. L’activité rationnelle voit bien le meilleur – et, en ce
faisant, elle agit selon les lois de sa propre nature – mais l’homme, qui n’est
ni vertueux ni libre par condition, fait le pire. Par conséquent, s’il est vrai
que l’homme, qu’on suppose rationnel par essence, et qu’on ne conçoit pas
« absolument parlant », mais bien dans sa condition de mode singulier et
ini, agit efectivement à l’encontre des lois de sa propre nature24, est-on,
pour autant, fondé à en conclure que la raison ne peut être dite constituer
l’agir proprement humain, la puissance propre de l’homme, et donc son
essence ? Si « agir par raison [ex ratione agere] n’est rien d’autre que faire les
actions [agere] qui suivent de la nécessité de notre nature considérée en soi
seule » 25, n’en suit-il pas que la raison constitue bien notre essence, et ce
quand bien même elle serait le plus souvent vaincue par une ininité d’autres
causes, d’autres êtres, d’autres activités, pour lesquelles agir par raison ne
suit pas de la nécessité de leur nature, et dont l’utile propre ne convient
donc en rien avec le nôtre ?
Le problème, ramené à ses termes élémentaires, est donc le suivant :
la conceptualisation spinozienne de l’essence permet-elle d’airmer, sans
contradiction, qu’un être puisse agir à l’encontre de ce qui constitue son
essence ? Ou bien le seul fait qu’il puisse agir, déterminé selon les lois d’une
autre nature que la sienne, exclut-il radicalement que les lois de sa nature,
en l’occurrence ici trop faibles pour prévaloir, puissent être dites constituer
au sens strict son essence ?
Nous rappellerons alors que la raison constitue l’essence de l’homme,
si et seulement si, étant posée, l’homme est nécessairement posé, de sorte
qu’elle ne peut se concevoir sans l’homme ; et que, réciproquement, la raison
étant ôtée, l’homme est nécessairement ôté, de sorte que l’homme ne peut
se concevoir sans la raison.

23. Éthique, IV, 15.


24. Éthique, IV, 4.
25. Éthique, IV, 59. C’est nous qui soulignons.
56 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

2.     :


  -    ’ ?
La raison étant une activité du penser corrélée à une activité du corps,
caractérisée par un très haut niveau d’intégration, rien ne nous permet
d’airmer que, parmi une ininité de modes étendus, seul le corps humain
ait une organisation lui permettant de déployer une activité, qui, dans l’ordre
du penser, s’airme à travers la formation d’idées adéquates 26. Pas plus qu’on
ne sait ce que peut le corps, on ne sait ce que peuvent les corps :
« Car personne jusqu’à présent n’a connu la structure du Corps [corporis
fabricam] si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne
rien dire ici du fait que chez les Bêtes [brutis], on observe plus d’une chose
qui dépasse de loin la sagacité [sagacitatem] humaine, et que les somnam-
bules, dans leurs rêves, font un très grand nombre de choses qu’ils n’ose-
raient jamais faire dans la veille ; ce qui montre assez que le corps lui-même,
par les seules lois de sa nature [ex solis suae naturae legibus], peut bien des
choses qui font l’admiration de son esprit27. »

Par conséquent, comme nous allons le voir, rien ne permet d’airmer


avec certitude que l’activité rationnelle de formation d’idées adéquates soit
l’apanage de l’homme.
La proposition 29 de la quatrième partie de l’Éthique énonce qu’une
« chose singulière quelconque » ne peut nous fortiier ou nous nuire que si elle
a quelque chose de commun avec nous. Le premier moment de la démons-
tration se fonde sur le principe qu’il ne peut y avoir de relations causales
qu’entre des « choses singulières quelconques » de même attribut :
« La puissance par laquelle une chose singulière quelconque, et par consé-
quent […] l’homme, existe et opère, n’est jamais déterminée que par une
autre chose singulière […], dont la nature doit se comprendre par le même
attribut par lequel se conçoit la nature humaine28. »

26. Il nous paraît important de souligner que Spinoza pense en terme d’activité plutôt
que de faculté, ce qui, nous semble-t-il, facilite la compréhension du rapport entre ce qui
relève du corps et ce qui relève de l’esprit : « […] l’essence de la raison n’est rien d’autre
que notre esprit [mens] en tant qu’il comprend [intelligit] clairement et distinctement »,
Éthique, IV, 26. L’essence de la raison est bien une activité, activité de compréhension, de
formation d’idées adéquates ; et « […] l’ordre des actions et des passions de notre Corps va
de pair avec l’ordre des actions et passions de notre esprit », Éthique, III, 2, scolie.
27. Éthique, III, 2, scolie.
28. C’est nous qui soulignons.
la raison et l’essence de l’homme 57

Soulignons d’abord que, pour justiier que l’homme puisse être dit « une
chose singulière quelconque », Spinoza renvoie au corollaire de la propo-
sition 10 de la seconde partie, et il nous semble que ce renvoi peut être lu
comme l’énoncé, formulé comme « après coup », du principal enseignement
qui peut être tiré de ce corollaire et de la proposition qu’il développe : l’homme
est « une chose singulière quelconque ». Mais comment faut-il comprendre
l’usage qui est fait du vocable « quelconque » [res quaecunque singularis] ?
Françoise Barbaras, dans Spinoza, La science mathématique du salut29,
montre que le caractère quelconque d’une chose [quaevis res], qui est en
outre particulière, inscrit la chose dans une démarche logique qui en fait
l’élément x d’une série en droit ininie. A, en tant que chose singulière quel-
conque, est une chose dont on n’airme rien qu’on ne puisse également
airmer de toute autre chose singulière. Ce qui s’airme de Paul, en tant
que chose particulière, doit le distinguer de Pierre ; mais ce qui s’airme de
Paul, en tant que chose quelconque, vaut pour tout autre mode ini. On dira
qu’airmer de Paul ce qu’on peut airmer d’une molécule, d’une amibe ou
d’une planète, c’est précisément ne rien airmer de Paul lui-même, dans sa
singularité, et, partant, s’interdire de saisir son essence. Mais c’est justement
que, pour Spinoza, concevoir une chose singulière en même temps comme
une chose quelconque, implique un changement de paradigme épistémolo-
gique : l’abandon de la recherche des essences par la détermination progres-
sive des diférences spéciiques, ou formes substantielles, qui sont censées les
constituer, au proit de l’inscription des choses et de leur activité dans des
lois universelles de la nature. Ainsi, la loi de la gravitation universelle qui
énonce que « tous les corps s’attirent mutuellement en raison de leur masse
et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare » rend compte aussi
bien de la chute d’un corps, du vol d’une plume que de la trajectoire d’une
planète, considérés en tant que choses quelconques et néanmoins singulières,
dès lors cette fois qu’elles sont déterminées par des variables précises.
On peut d’ailleurs considérer que toute l’entreprise du De Afectibus
consiste à substituer à la recherche de l’essence spéciique des afects l’énoncé
des lois naturelles de leur activité. Ainsi la déinition de l’amour30 n’est-elle
rien d’autre que la formulation précise de la loi qui gouverne la puissance
propre de cet afect – quels qu’en soient le sujet et l’objet, donc en tant qu’il
est quelconque – puisque toute augmentation de la puissance d’agir d’un
sujet polarisée sur un objet relève de la juridiction de cette loi, qu’il s’agisse
de la nutrition d’une cellule, de la fécondation de certaines plantes par un
insecte, ou de la cristallisation amoureuse. L’amour est donc alors conçu à la
fois comme une chose singulière (puisque, certes, la nutrition d’une cellule
29. Spinoza, La science mathématique du salut, CNRS Éditions, Paris, 2007.
30. Éthique, III, 13, scolie.
58 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

se distingue de la cristallisation amoureuse), et quelconque (puisque l’acti-


vité de l’une comme celle de l’autre relèvent de la même loi naturelle). La
chose quelconque est donc celle dont l’activité, autrement dit toute opéra-
tion dont elle est la cause adéquate, peut être déinie par une loi universelle
et nécessaire, qui est la condition à la fois suisante et nécessaire de l’expres-
sion de sa puissance d’agir.
On le voit, considérer « l’homme » en tant que chose quelconque peut
alors engager deux démarches diférentes. 1) Soit on refuse, ce faisant,
qu’il soit comme un « empire dans un empire » 31, et c’est en soumettre
l’essence aux lois universelles de la nature, « qui sont partout et toujours les
mêmes »32, autrement dit qui s’appliquent à tout x, à toute chose en tant
qu’elle est « quelconque ». C’est au nom de cette universalité que les afects
humains doivent être – à l’instar, par exemple, du choc de deux solides –
conçus géométriquement et mathématiquement. 2) Soit on s’eforce de
saisir malgré tout ce qui constituerait « l’humanité de l’homme » – puisque
la lubricité humaine n’est pas la lubricité chevaline 33 – par la saisie de cela
dont « l’homme » serait, dans les diverses opérations de sa puissance d’agir,
la cause adéquate et spéciique. On pose alors qu’il y aurait une activité
proprement humaine, ou, si l’on veut rester au plus près du texte 34, un
mode proprement humain d’activité, et que ce mode, qui, en l’occurrence,
n’est plus absolument parlant ni singulier ni quelconque, peut être déini à
l’instar du triangle ou de l’amour. Et l’on retrouve alors notre question : la
raison déinit-elle l’homme comme l’égalité des trois angles à deux droits
déinit le triangle35 ?
Il nous faut commencer par porter notre attention sur un texte central :
le scolie de la proposition 3 du De Afectibus, l’une des propositions les
plus constamment invoquées par Spinoza dans les quatrième et cinquième
parties de l’Éthique 36. La proposition énonce la thèse que l’esprit agit en
cela seulement qu’il a des idées adéquates. Le scolie, après avoir précisé que
l’esprit ne pâtit que dans la mesure où « on le considère comme une partie
de la nature qui, par soi, sans les autres, ne peut se percevoir clairement
et distinctement », remarque incidemment qu’on pourrait « de cette façon
montrer que les passions se rapportent aux choses singulières de la même manière
qu’à l’Esprit, et ne peuvent se percevoir d’une autre façon »37, tout en faisant

31. Éthique, III, préface.


32. Éthique, III, préface.
33. Éthique III, 57, scolie.
34. Éthique, III, déinition 2.
35. Éthique, II, 49, démonstration.
36. 23 occurrences des parties III, IV et V renvoient à cette proposition ou à son scolie.
37. C’est nous qui soulignons.
la raison et l’essence de l’homme 59

l’économie de cette démonstration, ainsi indiquée sans être efectuée, et ce


au nom de l’objectif poursuivi : « Mon dessein est de traiter seulement de
l’Esprit humain. » Autrement dit, toute chose singulière quelconque pâtit en
tant qu’on la considère « comme une partie de la nature qui, par soi, sans les
autres, ne peut se percevoir clairement et distinctement », c’est-à-dire en tant
qu’il se fait en elle quelque chose, ou qu’il suit de sa nature quelque chose
dont elle n’est la cause que partielle38. On dira qu’il ne suit pas de là que, à
l’inverse, toute chose singulière quelconque agit en tant qu’on la considère
comme une partie de la nature qui, par soi, sans les autres (donc « absolu-
ment parlant »), peut se percevoir clairement et distinctement, c’est-à-dire
– par la proposition 3 elle-même – en tant qu’elle forme des idées adéquates,
c’est-à-dire encore en tant qu’elle raisonne39.
Mais concevons une chose singulière quelconque qui, absolument parlant,
d’une manière inconditionnée, ne pourrait en rien être perçue clairement
et distinctement par soi, sans les autres, autrement dit dont « l’activité »
serait un pur pâtir. Ce serait une chose sans conatus 40, c’est-à-dire encore
une chose sans essence ni puissance propres 41. Mais une chose singulière
quelconque privée d’essence et de puissance propres est une chose privée
d’être, une non-chose. Puisqu’on ne peut penser une chose sans airmer
d’elle une activité propre, un domaine minimal d’eicience dont elle est la
cause adéquate, de telle sorte qu’il est en droit possible, relativement à cette
puissance propre, de la percevoir clairement et distinctement par soi, sans
les autres 42, alors rien n’interdit – en vertu du scolie de la proposition 3
du De Afectibus qui, on l’a vu, tend à universaliser l’enseignement de la
proposition elle-même, qu’on eût pu croire réservée au seul esprit humain –
d’airmer de toute chose singulière qu’elle forme des idées adéquates. Mais
ici, bien sûr, il faut se souvenir qu’une chose se distingue d’une autre avant
tout par le rapport proportionnel entre le nombre de ses idées adéquates et
le nombre de ses idées inadéquates43. Autrement dit, si on ne peut conce-
voir une chose privée de tout pouvoir de former des idées adéquates (donc
de toute activité propre, donc de toute puissance propre, donc une chose
privée d’essence), en revanche on peut et on doit44 concevoir une chose

38. Éthique, III, déinition 2.


39. Éthique, IV, 26.
40. Éthique, III, 6.
41. Éthique, III, 7.
42. Comme tout ce qui est, est en Dieu (Éthique, I, 15), il y a nécessairement en Dieu
une idée de cette chose, non en tant qu’il est inini, ni en tant qu’il est afecté des idées des
autres choses singulières avec lesquelles celle-ci est en rapport, mais en tant qu’il constitue
seulement l’essence de cette chose (Éthique, II, 11, corollaire).
43. Éthique, V, 20, scolie.
44. En raison de l’ininité des degrés de réalité qui constituent les êtres et les activités qui
suivent des lois de la nature divine.
60 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

dont la puissance propre serait si dominée par la puissance des causes exté-
rieures qu’en elle le nombre d’idées adéquates serait presque ininiment infé-
rieur au nombre d’idées inadéquates. Auquel cas, il serait plus juste de lui
attribuer un embryon de rationalité qu’une raison pleinement constituée.
Mais comme tout esprit est l’idée d’un corps, et que sa puissance de penser
est égale à la puissance d’agir de son corps, il nous faut, pour avancer dans
notre recherche, préciser les réquisits corporels de la rationalité. Quel type
de corps a-t-il le pouvoir d’afecter les autres corps et d’être afecté par eux
de telle sorte que son esprit soit apte à former le plus grand nombre d’idées
adéquates ?

3.    ’  ’


      
On le sait, « […] les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent
[indicant] plus l’état [constitutionem] de notre corps que la nature des corps
extérieurs […] » 45 : c’est l’une des principales conséquences que Spinoza
déduit de l’exposé de ce qu’il est convenu d’appeler la « petite physique »,
exposée au début du De Mente. Ces idées – qui sont proprement les idées
inadéquates – sont dites aussi « confuses et mutilées » : confuses, car elles
n’expriment la nature du corps extérieur que « réfractée » par la nature de
notre propre corps, de sorte que les deux natures corporelles y sont comme
indissolublement intriquées ; mutilées, parce qu’en raison de cette intrication
confuse, il est impossible d’assigner à ces idées les causes précises et détermi-
nées qui, seules, permettraient d’en connaître la nature, rendant ainsi possible
de déterminer ce qui, dans une afection de mon corps par un autre corps,
doit être imputé d’une part à l’activité propre du corps extérieur, et d’autre
part à l’activité propre de mon corps46. Nous entendons un son, mais pas
la longueur et la fréquence de l’onde acoustique qui le constituent. Le son
– en tant qu’afection d’un corps humain par une onde physique – est le
fruit de la rencontre entre l’activité vibratoire d’un corps extérieur et l’acti-
vité sensorielle auditive du corps humain : c’est donc la transmutation, par
l’activité corporelle (et simultanément, bien sûr, l’idée de cette activité, qui
est l’esprit), d’une longueur d’onde en un signal acoustique. Tout ce qui,
chez Spinoza, relève de la logique de l’imagination est, à des degrés divers,
une telle forme de « transmutation ». Deux questions se posent alors.
Premièrement : en quoi l’esprit pâtit-il lorsqu’il forme des idées inadé-
quates, puisque celles-ci expriment d’abord, fût-ce d’une manière confuse

45. Éthique, II, 16, corollaire II.


46. Éthique, II, 28.
la raison et l’essence de l’homme 61

et mutilée, la manière dont l’activité du corps dont il est l’idée transforme


l’activité propre du corps extérieur qui l’afecte ?
Deuxièmement : comment l’esprit peut-il former l’idée adéquate d’un
corps extérieur – idée qui peut se comprendre clairement et distinctement
par sa seule puissance d’agir 47 – dès lors qu’il s’agit de connaître la nature du
corps extérieur qui détermine l’afection de mon corps, donc précisément
une autre puissance d’agir que celle de mon esprit ? N’y a-t-il pas là un para-
doxe insurmontable ?
Pour la première question, il y a passivité, car même si l’afection de mon
corps par un corps extérieur enveloppe l’activité de mon propre corps, en ce
sens que, sans elle, elle ne peut se concevoir, elle ne l’explique pas, puisque
cette activité, qui est en fait une réactivité, enveloppe en même temps l’acti-
vité du corps extérieur qui me détermine. Précisons ce point. Ayant déini la
mémoire, Spinoza justiie chacun des deux moments qui constituent cette
déinition. C’est l’emploi du vocable « envelopper », là où, semble-t-il, on
eût attendu « expliquer », qui fait l’objet de la première justiication :
« Je dis, premièrement, que c’est un enchaînement seulement des idées qui
enveloppent la nature des choses qui sont à l’extérieur du Corps humain ;
et non des idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses. Car ce sont,
en vérité […] des idées des afections du Corps humain, qui enveloppent
la nature tant de celui-ci que des corps extérieurs48. »

Supposons l’idée d’une afection du corps A, en tant qu’il est afecté par
le corps extérieur B. Cette idée enveloppe A, en ce sens que, sans A, elle ne
peut ni être ni être conçue ; de la même manière, elle enveloppe B. Mais
elle n’explique pas A, en ce sens qu’impliquant également la nature de B,
elle ne peut seule suire à faire connaître l’essence de A. (Le raisonnement
vaut évidemment pour B.) Ce que cette idée enveloppe, c’est A et B ; ce
qu’elle explique, c’est l’activité de A en tant qu’elle est déterminée par la loi
d’une autre activité, et, réciproquement, l’activité de B en tant qu’elle est
réfractée, « transmuée » par l’activité de A ; mais, partant, elle n’explique ni
la puissance propre de A ni celle de B49. Dans le cadre de ce qui relève de

47. Éthique, III, déinition 2.


48. Éthique, II, 18, scolie. C’est nous qui soulignons.
49. L’emploi que fait Spinoza du verbe « expliquer » en Éthique, II, 43, démonstration,
conirme notre analyse : « Est idée vraie en nous celle qui, en Dieu, en tant qu’il s’explique
par la nature de l’Esprit humain [quatenus par naturam Mentis humanae explicatur], est
adéquate. » Spinoza n’aurait ici pu, avec la même rigueur, écrire par exemple, comme il
le fait le plus souvent dans le De Mente, qu’est vraie, en nous, l’idée qui est adéquate en
Dieu, en tant qu’il est afecté par la nature de l’Esprit humain. Car que Dieu soit afecté
par la nature de l’Esprit humain n’exclut pas – loin de là – qu’il soit afecté en même
62 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’imagination, l’activité de chacun des deux corps, par leur rencontre même,
est donc nécessairement afectée d’un certain coeicient de passivité. Par
conséquent, même si la formation d’idées inadéquates implique bien une
forme d’activité corporelle50, il y a néanmoins passivité, car, de cet efet de
ma puissance d’agir qu’est toute afection de mon corps par un autre corps,
ma puissance d’agir n’est la cause que partielle, et, pour ainsi dire, brouillée,
altérée par l’action de la cause extérieure qui la détermine selon des lois qui
lui sont étrangères51.
Venons-en maintenant à la seconde diiculté que nous avons soulevée :
si toute afection de mon corps par un corps extérieur implique, on l’a vu,
une forme de passivité, comment mon esprit peut-il former d’un corps exté-
rieur une idée adéquate, puisque cette formation a pour condition de possi-
bilité qu’elle n’ait pas d’autre cause que la seule activité de mon esprit ?
Si l’activité d’un corps A est déterminée par l’activité d’un corps B à
travers une loi commune à l’une et à l’autre activité, alors, relativement à
cette loi commune, on ne peut dire que A pâtit absolument de l’action de
B, puisque, par hypothèse, cette partie commune de l’afection de A par
B s’explique autant par la nature de B que par la nature de A ; autrement
dit A est cause adéquate, et non partielle, de cette partie de l’afection de
A par B qui obéit à une loi également présente en A et en B52. C’est en se
fondant sur cette communauté de nature minimale entre la cause et l’efet,
le corps afectant et le corps afecté, que P. Sévérac, dans Le devenir actif chez
Spinoza53, montre que, pour un mode ini, être afecté par un autre mode
ini n’implique pas nécessairement pour lui passivité, et donc formation
d’idées inadéquates. En efet, dès lors qu’un corps est afecté par un autre
corps à travers ce qu’il a de commun avec lui, on peut dire que, relative-
ment à cette partie commune de l’afection, il est déterminé par soi dans la
mesure même où il est déterminé par ce qui, en l’autre, est régi par une loi
également présente en lui. Un corps peut donc être cause adéquate d’une
détermination de son activité par une autre puissance d’agir, et ce relative-
ment à cette partie de l’afection de son corps par l’autre corps dont l’activité
temps par la nature de nombreuses autres idées de corps, auquel cas Dieu s’exprime par
la nature de l’esprit humain, mais à proprement parler ne s’explique pas par lui, « explica-
tion » qui suppose en revanche que Dieu, à travers la formation d’une idée adéquate dont
notre esprit comprend la vérité, est comme afecté par la seule nature de l’esprit humain,
et donc s’explique à travers elle.
50. Activité corporelle et sensorielle du corps propre, qui n’est rien d’autre que le fonde-
ment actif de la perception, et qui est au principe de la positivité des idées fausses. Voir
Éthique, II, 33 ; IV, 1.
51. Éthique, IV, 2.
52. Éthique, II, 38 et 39.
53. Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Éditions Honoré Champion, 2005, p. 80-216. Ces
lignes doivent beaucoup à la lecture de cet ouvrage.
la raison et l’essence de l’homme 63

obéit à une loi également présente en chacun des deux. « Agir, écrit ainsi
Pascal Sévérac, ce n’est pas produire un efet sans être déterminé par autre
chose ; c’est produire un efet en étant déterminé par l’autre de telle sorte
que cet efet se comprenne par soi seul. Être actif signiie donc être déter-
miné par un autre à travers ce que l’on a de commun avec lui 54. » Un corps
est donc cause adéquate de sa détermination par un autre corps, quand il
est déterminé par ce qui, dans cette autre puissance d’agir, n’est pas une
puissance d’agir autre.
Un corps est donc d’autant plus actif qu’il est régi par un grand nombre
de lois qui régissent également l’activité des autres corps. Symétriquement,
un corps est d’autant plus passif que les autres corps avec lesquels il interagit
obéissent à des lois qui lui sont étrangères, de sorte qu’en étant déterminé
par ces autres corps, sa puissance d’agir est en quelque sorte gouvernée par la
loi d’une autre puissance, qui, par hypothèse, est aussi et d’abord une puis-
sance autre. La puissance du corps est donc inséparable de la complexité de
ses niveaux d’organisation. P.-F. Moreau remarque ainsi que « […] la supé-
riorité du corps humain sur beaucoup d’autres corps tient seulement à son
haut degré de composition mais aussi – et peut-être surtout – à sa haute
intégration fondée sur sa diférenciation. […] Cette intégration fondée
sur des diférences permet que l’âme correspondante soit apte à de multi-
ples perceptions55. » C’est donc cette complexité des niveaux d’organisa-
tion de l’activité corporelle qui est le corrélat physiologique de l’aptitude de
l’esprit à former les notions communes56. Par conséquent, si un corps a un
esprit inapte à la rationalité, c’est parce qu’il s’agit d’un corps trop simple,
qui, ayant de ce fait très peu de parties communes avec les autres corps,
est condamné, dans sa rencontre avec eux, à être déterminé par ce qui, en
eux, lui est étranger, et donc à pâtir. Le peu d’idées adéquates qu’il forme
ne lui permet pas cette perception simultanée d’une pluralité de facteurs,
qui est ce par quoi l’esprit humain développe la puissance de penser non
les choses, mais leurs rapports, ou, si l’on veut, celles-ci par le truchement
de ceux-là. Mais il n’y a pas de corps, ou du moins d’organismes si simples,
qui n’ait la puissance de former au moins une idée adéquate, car 1) soit il
n’y a pas d’autres corps dont l’activité ne soit contraire à l’activité du sien,
et alors toute afection serait la destruction instantanée du corps afecté,
54. Le devenir actif chez Spinoza, p. 199. Voir aussi, dans le même ouvrage, p. 127, l’ana-
lyse de la démonstration de Éthique, II, 39.
55. Spinoza, L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 449. Voir aussi in Problèmes du
spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 155.
56. Voir les analyses très approfondies d’A. Matheron, Individu et communauté chez
Spinoza, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 43-51, 71-77, 98-102, 223-24, 253,
430-32, 524-25, 543-45, 558-60 ; « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », in Revue
philosophique, n° 1, janvier-mars 1994, p. 27-40, et plus spéciiquement, pour une analyse
du corrélat corporel de la formation des idées adéquates, p. 29-33.
64 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

et par conséquent de l’afection elle-même57, 2) soit ce corps n’a rien de


commun avec les autres corps, auquel cas c’est la formation de toute idée,
tant adéquate qu’inadéquate, qui devient inconcevable58.
Précisons ce point, qui semble contredire la rupture instaurée par Spinoza
entre le premier et le second genre de connaissance59. Dans la démonstra-
tion de la proposition 35 du De Mente, qui déinit la fausseté comme une
privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, Spinoza
remarque que « ce sont les esprits, non les corps, que l’on dit errer et se
tromper ». Plusieurs enseignements se dégagent de cette incise. Tout d’abord,
vrai et faux peuvent être prédiqués d’une idée, non d’une afection, qui, par
nature, n’est ni vraie ni fausse, mais réelle. Pourtant, si cette remarque semble
bien avoir pour dessein de rappeler, à travers un exemple, l’incommensura-
bilité des attributs, l’impossibilité d’exprimer ce qui s’opère dans l’attribut
du penser – l’erreur – par ce qui s’opère simultanément dans l’attribut de
l’étendue, c’est en réalité l’égalité des attributs qui fonde l’argument. C’est
en efet parce qu’on ne peut concevoir une privation absolue dans l’ordre des
afections du corps, c’est-à-dire une afection corporelle qui n’aurait aucun
degré de puissance propre, qui n’exprimerait rien d’autre que ce qui n’est
pas elle, qu’on ne peut, dans l’ordre des idées des afections du corps, conce-
voir une idée dont la fausseté serait absolue, c’est-à-dire une idée qui serait
privée de toute réalité ou perfection propre, et qui, partant, n’aurait rien de
positif par quoi elle puisse être rapportée à Dieu60. Autrement dit, l’impos-
sibilité de concevoir une privation absolue dans l’ordre des corps fonde ici
l’impossibilité de poser une privation absolue dans l’ordre des idées, priva-
tion absolue qui serait la forme de l’erreur 61. C’est donc bien parce qu’il n’y
a rien dans un attribut qui n’ait son corrélat dans un autre, qu’on ne peut
airmer dans l’attribut du penser – ici l’existence d’une absolue privation –
ce que l’on doit nécessairement nier dans l’attribut de l’étendue.
Enin, ce qu’implique d’autre cette remarque, pourtant faite comme en
passant, c’est que si l’idée d’une afection et l’afection sont une seule et
même chose, il n’en reste pas moins qu’il n’y a, dans une afection du corps,
aucun corrélat efectif de la fausseté de l’idée de cette afection. Une afec-
tion de mon corps est l’efet, sur ma puissance d’agir, de l’action d’une autre
puissance d’agir ; et cet efet exprime donc nécessairement la puissance de
ses causes. Ce n’est que dans la mesure où une afection est rapportée exclu-
sivement à l’une de ses causes que, relativement à celles-ci, elle peut être
dite inadéquate, en ce sens que cette cause seule n’est pas la raison totale
57. Éthique, III, 10.
58. Éthique, I, axiome 5.
59. Éthique, II, 41 ; V, 28.
60. Éthique, II, 32.
61. Éthique, III, 3, scolie.
la raison et l’essence de l’homme 65

de l’efet qu’elle co-produit. Quand, par conséquent, nous disons qu’il y a


nécessairement quelque chose d’adéquat dans une idée confuse et mutilée
de l’esprit, nous ne disons rien sinon qu’il y a dans le corrélat corporel de
cette idée, c’est-à-dire dans l’afection du corps, une partie de cette afection
dont le corps afecté et le corps afectant sont également la cause adéquate62.
Autrement dit, qu’il y a, dans cette idée confuse et mutilée, une partie qui
exprime d’une manière adéquate et la nature propre du corps afecté et la
nature propre du corps qui l’afecte63.
Que conclure des analyses précédentes quant au statut de la rationalité
dans ce qui pourrait être la constitution d’une « essence de l’homme » ? Il
nous semble pouvoir airmer que l’idée que la raison puisse être « le propre »
de l’homme est complètement étrangère à l’anthropologie développée dans
l’Éthique64. La raison est une puissance – puissance de penser corrélée à la
puissance d’agir du corps dont elle est l’idée – et, nous l’avons vu, il suit des
seules lois de la nature ininie de Dieu qu’il y ait une ininité de degrés de
puissances. Tous les organismes possèdent donc cette puissance à des degrés
divers, du plus inime jusqu’au plus haut, en fonction du degré de compo-
sition et d’intégration de la structure d’activité de leur corps. Dans le scolie
de la proposition 57 du De Afectibus, Spinoza remarque : « De là suit que les
afects des animaux que l’on dit privés de raison [quae irrationalia dicuntur]
(car, que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter,
maintenant que nous connaissons l’origine de l’Esprit) difèrent des afects
des hommes autant que leur nature difère de la nature humaine. » Quae irra-
tionalia dicuntur, écrit Spinoza, qui, ce faisant, indique clairement qu’il ne
s’approprie pas cette opinion qu’il rapporte en raison du consensus dont elle
fait l’objet, avant de préciser que la connaissance de l’origine de l’esprit rend
indubitable l’activité sensorielle animale. Outre que l’allusion polémique à
la doctrine cartésienne des « animaux machines » paraît plus que probable,
le renvoi à la connaissance de l’origine de l’Esprit, qui fait l’objet des treize
premières propositions du De Mente, rappelle au lecteur que la puissance
de penser de l’esprit et la puissance d’agir du corps sont une seule et même
puissance, et que, par conséquent, seule une connaissance précise du corps
d’un organisme65 peut permettre d’évaluer sa puissance de penser, et donc
le degré de rationalité qui peut lui être attribué. Spinoza, évidemment, ne
nie pas que la nature humaine difère de la nature animale – puisque cette
62. Voir Éthique, II, 32, 33, 45, 46 ; Éthique, IV, 1.
63. Voir sur ce point à nouveau A. Matheron, in Individu et communauté chez Spinoza,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, et « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », in
Revue philosophique, n° 1, janvier-mars 1994.
64. Voir les remarques de P.-F. Moreau, in État et religion, ENS Éditions, 2005, p. 15
et 58-60.
65. Nous reviendrons sur ce point, par un autre biais, dans notre conclusion.
66 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

airmation est précisément l’objet du scolie que nous commentons –, mais


il n’airme jamais que la possession de la raison soit le lieu de cette diférence.
Comme en témoignent également les remarques qu’il fait sur le droit que les
hommes possèdent sur les animaux en raison de la supériorité de leur puis-
sance66, il ne nie pas non plus la supériorité de l’esprit humain sur l’esprit
animal, ce degré supérieur de puissance reposant essentiellement sur l’apti-
tude de l’esprit humain à former un grand nombre d’idées adéquates de
manière à comprendre à la fois plusieurs choses, c’est-à-dire à les concevoir
inséparablement de l’ensemble des rapports qui les déterminent67. Et l’esprit
comprend à la fois plusieurs choses si, d’une manière égale et simultanée,
le corps enchaîne ses afections selon des rapports exprimant une nécessité
interne de sa puissance d’agir ; or nous avons vu que cette aptitude corporelle
est elle-même fonction de la capacité du corps à être afecté par les autres
corps à travers ce qu’il a de commun avec eux, donc fonction du degré de
complexité de sa structure d’activité : « L’idée qui constitue l’être formel de
l’Esprit humain, c’est l’idée du Corps […], lequel […] est composé d’un
très grand nombre d’Individus très composés68. »
Mais c’est le scolie de la treizième proposition du De Mente69 qui pose
les bases de la corrélation entre la diférenciation de la puissance de penser
des esprits et la diférenciation de la puissance d’agir des corps :
« […] plus un Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir
de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son
aptitude à percevoir plus de choses à la fois [ad plura simul percipiendum] ;
et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, et moins il y a de corps
qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit est apte à connaître de
manière distincte. Et c’est par là que nous pouvons connaître la supériorité
d’un esprit sur les autres : et ensuite, également, voir la raison qui fait que
nous n’avons de notre Corps qu’une idée tout à fait confuse […]. »
Deux remarques sur ce texte. D’une part, la hiérarchisation des esprits n’a
pas pour critère que les uns n’auraient qu’une aptitude à percevoir alors que
les autres disposeraient d’une capacité à raisonner, mais elle s’inscrit sur un
seul plan – celui de la perception – et, à l’intérieur de ce plan, distingue les
66. Éthique, IV, 37, scolie 1 et chapitre 26 de l’Appendice.
67. Voir en Éthique, II, 29, scolie, l’opposition qu’il y a pour l’esprit à être déterminé « du
dehors » à percevoir les choses, et à être déterminé « du dedans », « […] à savoir de ce qu’il
contemple plusieurs choses à la fois, à comprendre en quoi ces choses se conviennent, difèrent
ou s’opposent ; chaque fois en efet que c’est du dedans qu’il se trouve disposé de telle ou
telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte […] ». C’est nous
qui soulignons.
68. Éthique, II, 15.
69. Voir l’analyse de P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Éditions Honoré
Champion, 2005, p. 198-99.
la raison et l’essence de l’homme 67

esprits en fonction de leur capacité à avoir une perception à la fois plurielle


et simultanée70. D’autre part, il nous semble que l’aptitude corporelle « à
agir et pâtir de plus de manières à la fois » commande « la supériorité d’un
esprit sur les autres », alors que le plus ou moins grand degré d’autonomie
d’action du corps (« et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul »)
commande le degré de confusion ou de clarté de l’idée que nous formons
des autres corps.
S’il y a donc bien supériorité de l’esprit humain sur l’esprit animal, celle-
ci n’inscrit aucune rupture au sein du vivant, constitué, nous l’avons dit,
d’une ininité de degrés de puissances, dont celle de l’homme, qui, rappe-
lons-le, n’est pas moins limitée qu’une autre : « La force par laquelle l’homme
persévère dans l’exister est limitée, et la puissance des causes extérieures la
surpasse ininiment71. »

4.    :  ’ ?

Reste à examiner la question de savoir si l’homme, privé de raison, est


de ce fait même privé de son « humanité ». C’est une question qui traverse
occasionnellement l’Éthique, mais, pour ainsi dire, de biais. Ce n’est pas
une question que Spinoza semble se poser lui-même, mais à laquelle il est
confronté dans un contexte polémique, où il lui faut répondre à des objec-
tions dont il se doute qu’elles seront soulevées à la lecture du texte qu’il écrit.
Ainsi, dans le long scolie de la proposition 49 du De Mente, à l’encontre de
sa propre thèse, il reformule lui-même l’objection de l’âne de Buridan : si la
liberté de la volonté n’existe pas, et qu’un homme est pris en tenaille entre
ces deux afects également puissants que sont la faim et la soif, il mourra et
de faim et de soif. L’exemple est un peu décalé par rapport à notre propos,
en ce sens que c’est le statut de la libre volonté, et non de la raison, qui est
ici en jeu. Il n’en reste pas moins que la réponse de Spinoza nous paraît
englober, au moins indirectement, le problème de la raison et de sa privation,
et révéler ce qu’il pense de ce type de questionnements, qui ont en commun
de vouloir à tout prix déterminer ce par quoi l’homme serait humain, et,
réciproquement, ce sans quoi il cesserait alors de l’être :
« Pour ce qui touche enin à la quatrième objection, je dis que j’accorde
tout à fait [me omnino concedere] qu’un homme placé dans un tel équilibre
(j’entends, qui ne perçoit rien d’autre que la soif et la faim, tel aliment et
telle boisson à égale distance de lui) mourra de faim et de soif. S’ils me
demandent s’il ne faut pas tenir [aestimandus] un tel homme pour un âne

70. Éthique, V, 9, le premier moment de la démonstration, et la note 100.


71. Éthique, IV, 3.
68 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

plutôt que pour un homme ? je dis que je ne sais pas, pas plus que je ne sais
à combien estimer [quanti aestimandus] celui qui se pend, et à combien les
enfants, les sots, les déments, etc.72 »
On peut distinguer trois moments dans la réponse. Premièrement, une
question de fait : un homme placé dans cette situation mourra efectivement
de faim et de soif, et ce fait est d’autant plus facilement admis qu’il suit des
thèses énoncées (et plus encore peut-être de celles qui le seront dans le De
Afectibus), comme l’égalité des trois angles à deux droits suit de la nature
du triangle.
Deuxièmement, une question de droit : un tel homme est-il encore, en
droit, un homme ? La paralysie létale de tout ce qui pourrait ressembler à
un embryon de volonté ou de calcul rationnel ne le prive-t-elle pas de son
humanité ? Dico me nescire, répond Spinoza. Je ne sais pas, et, surtout, je le
dis sans embarras. C’est une ignorance qui n’est pas concédée, comme sous
la pression d’une objection dont on ne peut venir à bout, mais au contraire
airmée. Et il nous semble que cette ignorance, posée comme une airma-
tion, signiie le rejet implicite du mode de connaissance dont, aux yeux de
l’objecteur, elle serait la privation. Je ne sais pas, et je le dis clairement, car le
« savoir » que vous me demandez relève en dernier ressort de cette recherche
des universaux dont j’ai déjà maintes fois démontré la vanité. En efet, pour
répondre à cette question, positivement ou négativement, il faudrait posséder
une déinition de « l’homme », et y confronter le comportement particulier
de cet homme singulier. Si, par exemple, l’homme est un animal bipède sans
plumes73, rien n’autorise à priver cet individu de son humanité en raison de
son incapacité à se déterminer pour la nourriture ou la boisson ; si l’homme
est un animal social74, même chose ; en revanche, si l’homme est un animal
rationnel75, l’exclusion risque d’être sans appel. La réponse varie donc en
fonction des déinitions de l’homme, qui elles-mêmes varient selon la dispo-
sition et la rencontre des corps. Dico me nescire : j’airme ne pas savoir, car le
savoir que vous me demandez est de ceux qu’il faut commencer par rejeter
si l’on veut s’eforcer de réformer et parfaire sa raison.
Troisièmement, Spinoza à la fois élargit et déplace le problème. Il l’élargit
en mettant sur le même plan l’homme se laissant mourir de faim et de soif,
l’homme qui se pend, les enfants, les sots et les déments. Pas plus qu’il n’est
en mesure de savoir si la privation de libre volonté est privation d’huma-
nité, il n’est en mesure de déterminer si la privation de raison (les enfants,

72. Voir les Pensées métaphysiques, II, chapitre 12, où l’exemple avait déjà été pris, mais
dans un cadre cartésien.
73. Éthique, II, 40, scolie 1.
74. Éthique, IV, 35, scolie.
75. Éthique, II, 40, scolie 1.
la raison et l’essence de l’homme 69

les sots et les déments) est également privation d’humanité, et ce pour les
mêmes motifs.
Enin, il déplace le problème en modiiant subrepticement la question,
qui n’est plus de savoir si un homme se laissant mourir de faim et de soif
doit être estimé comme un homme – l’estimation se faisant ici, comme
on l’a vu, par la confrontation du cas singulier avec l’essence universelle –,
mais qui est de déterminer quelle quantité, quel degré d’estime [quanti
aestimandus] accorder à tous ceux dont la puissance propre d’agir paraît
constamment vaincue par la force des causes extérieures. Or ici le problème
n’est plus du tout de confronter, par exemple, la démence de Pierre avec
« l’essence de l’homme », pour déterminer si cette démence le prive on non
de son « humanité », mais de confronter la démence de Pierre avec « l’efort
par lequel chaque chose s’eforce de persévérer dans son être [et qui] n’est
rien à part l’essence actuelle de cette chose »76, pour déterminer à quel degré
cette démence diminue, contrarie, altère sa puissance d’agir, et donc son
essence propre. Ce n’est pas la prise en compte d’une « essence universelle de
l’homme » qui permet l’estimation rationnelle qu’on peut faire du dément,
mais la prise en compte de l’essence actuelle et singulière de celui que la
démence détruit. Ce que suggère l’apparente désinvolture de la réponse à la
quatrième objection de ce scolie, c’est qu’un problème mal posé n’a aucune
chance d’être résolu, et qu’il faut donc repenser les termes du problème, c’est-
à-dire, en l’occurrence, conceptualiser autrement la notion d’« essence ».
Autrement dit, puisque le lecteur de ce scolie est arrivé au terme de la
seconde partie de l’Éthique, il lui est suggéré de garder en mémoire le début
de cette partie, plus particulièrement la seconde déinition, qui précise ce
qu’il faut entendre par « essence », et plus particulièrement encore peut-être
la proposition 37, qui conclut, de la déinition des réquisits de l’essence, sa
nécessaire singularité : « Ce qui est commun à tout […], et est autant dans la
partie que dans le tout, ne constitue l’essence d’aucune chose singulière. »
Rappelons brièvement les étapes de la démonstration, qui se fait par
l’absurde. Concevons donc, par la négation de ce qui est airmé par la
proposition, que A constitue à la fois l’essence de la chose singulière B, et
l’essence des autres choses singulières, C, D, E, etc. Or, en vertu de la « déi-
nition de l’essence », on doit admettre que ce qui constitue l’essence d’une
chose ne peut, sans la chose, ni être ni être conçu, donc en l’occurrence
que A, sans B, est impossible et inconcevable. Or, dans la mesure où nous
avons supposé que A constituait également l’essence de C, D, E, etc., il est
contradictoire avec cette hypothèse que A soit déclaré impossible et incon-
cevable en vertu de la seule négation de B. On ne peut à la fois dire que A
76. Éthique, III, 7. C’est nous qui soulignons.
70 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

est inconcevable sans la chose singulière B, et, en même temps, airmer A


d’une multitude d’autres choses singulières. Si, en efet, la raison constitue
l’essence de l’Homme, et partant de Paul qui est un homme, il est contra-
dictoire d’airmer que la raison est inconcevable et impossible sans Paul,
puisqu’on a dit que la raison appartenait en même temps à tous les autres
hommes qui ne sont pas Paul.
Or, ce qui précisément caractérise l’activité rationnelle, c’est qu’elle est en
Paul ce qu’elle est en Pierre, ce pourquoi elle est ce par quoi l’un et l’autre
peuvent convenir par nature :
« Donc, c’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que
les hommes font nécessairement les actions qui sont nécessairement bonnes
pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-
dire […] les actions qui conviennent avec la nature de chaque homme ; et,
par suite également, les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de
la raison, conviennent toujours nécessairement entre eux77. »
C’est donc parce que la raison est commune par nature à tous les hommes
– « […] si la raison le commande, elle le commande donc à tous les hommes
[…] »78 − qu’elle ne constitue l’essence d’aucun homme. Et c’est bien parce
qu’elle ne constitue l’essence d’aucun homme singulier que les hommes
sont le plus souvent conduits par leurs afects plutôt que par la raison. En
efet, si la raison constituait l’essence de Pierre, Pierre serait aussi nécessai-
rement raisonnable que le triangle a nécessairement trois angles égaux à
deux droits, et, pourrait-on dire, il n’y aurait pas lieu d’écrire une éthique
pour résoudre des problèmes qui ne se poseraient pas. Autrement dit, la
prise en compte des réquisits de la déinition de l’essence interdit de poser
que la raison puisse constituer l’essence de l’homme, sans que cette air-
mation ne vienne immédiatement buter sur les « protestations de l’expé-
rience »79 [experientia reclamante]. En reprenant la distinction opérée par
Spinoza dans l’explication qu’il donne de la déinition de l’amour – déini-
tion dont il airme qu’elle « explique suisamment clairement l’essence de
l’amour »80 – nous pouvons dire que la raison est certes une propriété de la
nature humaine, mais non son essence.
Tâchons de conclure les analyses précédentes à travers la lecture attentive
d’un dernier texte, qu’on aurait tort de croire mineur parce qu’il est moins
explicitement conceptuel que la plupart de ceux sur lesquels nous nous
sommes appuyés jusqu’à présent. Nous avons vu que l’activité rationnelle
77. Éthique, IV, démonstration.
78. Éthique, IV, 72, scolie.
79. Éthique, V, préface.
80. Éthique, III, Appendice, déinition 6.
la raison et l’essence de l’homme 71

étant ce par quoi les hommes conviennent en nature, elle ne constitue


donc l’essence d’aucun homme singulier. Elle ne constitue pas non plus
« l’essence de l’homme », car cette essence, étant un universel abstrait,
n’exprime rien d’autre que l’activité mutilée et confuse de l’imagination. Et
quand bien même on concéderait, par hypothèse, un certain degré de réalité
à une telle « essence rationnelle de l’homme », en conservant néanmoins
dans toute sa rigueur la conception spinozienne de l’essence, cela revien-
drait à exclure de l’humanité tous ceux qui ne vivent pas sous la conduite
de la raison, puisque, la raison étant posée, tout homme serait nécessaire-
ment posé comme rationnel, et, la raison étant ôtée, tout homme se verrait
privé de son « humanité ».
D’où, croyons-nous, la réponse que Spinoza donne à la dernière ques-
tion qui clôt l’appendice du De Deo :
« Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas créé tous les hommes
de telle sorte qu’ils se gouvernassent sous la seule conduite de la raison ?
je ne réponds rien que ceci : c’est parce que la matière ne lui it pas défaut
pour créer toutes choses, du plus haut jusqu’au plus bas degré de perfection,
ou, pour parler plus proprement, parce que les lois de la nature elle-même
furent assez amples pour suire à produire tout ce que peut concevoir un
intellect inini, comme je l’ai démontré par la Proposition 16. »
Il n’est pas accidentel que cette question, qui pose le problème éthique
dont les quatre parties ultérieures développeront la résolution, soit la dernière
à être formulée dans la première partie. Spinoza, en efet, est très attentif aux
transitions entre les parties de son ouvrage, et introduit souvent à la in de
l’une d’elles ce qui constituera le il directeur de la partie suivante81. Toujours
est-il qu’à cette question volontairement maladroitement posée – puisqu’elle
comprend l’activité de Dieu d’une manière téléologique –, et alors qu’on
aurait pu penser que Spinoza allât s’appuyer sur cette maladresse pour n’y
pas donner suite, au contraire il y répond, et il répond même deux fois, une
première fois dans un langage qui semble se situer au niveau d’imprécision
conceptuelle de la question elle-même, une seconde fois dans une formu-
lation explicitement introduite par vel magis propriè loquendo.
On aurait tort, toutefois, de négliger la première formulation au seul
proit de la seconde, car elle met déjà le lecteur sur la voie. À la question
de savoir pourquoi Dieu n’a pas créé l’homme rationnel par essence et par
nature de telle sorte qu’il vécût nécessairement sous la seule conduite de la

81. Ainsi le scolie de la dernière proposition de la troisième partie, en déinissant rapide-


ment la fermeté [animositatem] et la générosité, introduit par deux fois l’expression de ex
solo rationis dictamine conservare, ou conatur, qui, n’ayant jamais été encore utilisée dans
cette partie, exprimera l’un des problèmes centraux de la partie suivante.
72 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

raison, Spinoza répond justement en termes non d’essence ou de nature,


mais de degrés de perfection, ayant, d’une part, rappelé quelques lignes plus
haut que « la perfection des choses doit s’estimer [aestimanda] à partir de
leur seule nature et puissance », et ayant, d’autre part, expliqué au préa-
lable que la perfection des choses ne doit pas s’estimer par leur conformité
à un modèle purement imaginaire, et donc ne saurait être évaluée qu’au
regard de la seule puissance singulière de la chose jugée. Autrement dit, le
problème éthique central de la puissance de la raison sur les afects ne peut
trouver sa solution dans la recherche d’une « essence humaine », mais dans
une rélexion sur la puissance des choses singulières qui met au premier plan
la compréhension de leurs rapports, ce que va justement préciser la seconde
formulation proposée par Spinoza.
On a vu que Spinoza introduisait cette autre manière de répondre à une
question mal posée en précisant qu’il la jugeait cette fois vel magis propriè
loquendo : en efet, à la iction d’un Dieu créateur d’essences imparfaites,
postulée par la question posée, cette fois Spinoza substitue les concepts de
« lois de la nature » [naturae leges] et de « production » [producenda], et renvoie
à la proposition 16 du De Deo. De même qu’il y a une ininité de degrés de
perfection et de réalité – ce qu’indiquait déjà la première formulation – il
y a, beaucoup plus largement encore, une ininité d’attributs et de modes :
double ininité dont l’airmation prépare le lecteur aux parties suivantes de
l’ouvrage, d’où il suivra que l’homme n’est qu’un mode singulier ini parmi
une ininité d’autres modes, et que la compréhension tant de son impuis-
sance que de sa puissance ne renvoie pas à la iction d’une « essence humaine
universelle », mais engage une rélexion sur l’ensemble des rapports néces-
saires entre l’ininité des modes dont l’homme participe au même titre que
les autres. Le scolie de la proposition 3 du De Afectibus remarque, nous
l’avons déjà noté : « […] et je pourrais de cette façon montrer que les passions
se rapportent aux choses singulières de la même manière qu’à l’Esprit, et
ne peuvent se percevoir d’une autre façon ; mais mon dessein est de traiter
seulement de l’Esprit humain. » Autrement dit, la connaissance de la puis-
sance et de l’impuissance des modes humains relève exactement du même
ordre de rationalité que la connaissance de l’activité de l’ininité des autres
modes singuliers inis. Pour comprendre pourquoi, par nature, les hommes
ne se gouvernent pas par la seule raison, ou du moins si rarement, il faut
donc inscrire la nature et l’activité de ce mode humain dans l’ensemble des
rapports nécessaires qu’il entretient avec l’ininité des autres modes, autre-
ment dit penser non en terme d’essence, mais de lois naturelles.
Enin, nous voudrions, pour achever cette partie de notre recherche sur
le statut qu’il faut accorder à la raison dans la constitution d’une essence de
l’homme, exposer un dernier argument. Si lire un auteur, c’est s’eforcer, à
la raison et l’essence de l’homme 73

partir de ce qu’il a écrit, et de la manière dont il l’a écrit, de comprendre,


aussi idèlement que possible, ce qu’il a conçu, et de la manière dont il l’a
conçu, alors il convient peut-être de s’interroger autrement sur l’absence
d’une déinition d’une essence de l’homme dans l’Éthique. Voilà un texte qui
n’est pas avare de déinitions, ni de propositions ayant force de déinitions.
Si donc jamais Spinoza n’y déinit l’essence de l’homme, pas plus qu’il ne
consacre une seule proposition de l’Éthique – pas même dans la quatrième
partie, là où, comme on l’a vu, on pourrait s’attendre qu’elle y fût – à poser
que la raison constitue l’essence de l’homme, c’est sans doute tout simple-
ment qu’il ne concevait ni qu’il y eût une essence de l’homme, ni que la
raison la constituât. Sinon, pourquoi ne l’eût-il pas écrit ? L’hypothèse de
l’utilisation d’un art d’écrire pour énoncer à mots couverts des thèses trop
hétérodoxes pour être airmées explicitement sans qu’elles soient censurées
et leur auteur persécuté82, n’est ici d’aucun secours, car on voit mal thèse
au fond plus orthodoxe à l’âge classique que celle qui ferait de la raison
l’essence de l’homme. Si donc Spinoza ne déinit pas l’essence de l’homme,
c’est, d’une part, qu’il pensait qu’une telle déinition était sans fondement
ontologique et physique, et, d’autre part, que, quand bien même on aurait
pu s’eforcer d’en donner une approximation, cela eût été inutile, voire
nuisible, au projet de libération morale qui est, comme l’indique assez le
titre de l’ouvrage, le dessein de l’Éthique. C’est ce second point que nous
voudrions examiner maintenant.

82. Sur cette thèse controversée, voir Léo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, Paris,
Presses Pocket, 1989 ; C. Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, Éditions Quintette, 1997 ;
Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la moder-
nité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 355, 361, 461, 467, 477, 484, 539,
555, 643, 653, 675, 709, 726, 760, 789-90. Cet ouvrage contient en efet de nombreuses
et précieuses informations sur les rapports complexes entre une situation de persécution
théologique et politique et le recours à un art d’écrire, mais ce qui, croyons-nous, vaut
pour la difusion et la réception du spinozisme ne vaut pas nécessairement – loin de là –
pour la philosophie de Spinoza elle-même.
Fondements éthiques du refus spinozien
de déinir « l’essence de l’homme » : statut
et fonction du « modèle de la nature humaine »

1.    «  »    

L’apparition de la notion de « modèle de la nature humaine », dans le


dernier tiers de la préface du De Servitute humana, est extrêmement surpre-
nante. En efet, la formation « d’une idée de l’homme à titre de modèle
de la nature humaine » y est exprimée comme l’objet du désir de l’auteur
– formare cupimus –, désir au nom duquel il justiie la conservation d’un
certain nombre de notions (perfection, imperfection, bien, mal) dont il vient
de montrer tout l’arbitraire. Or, pour le lecteur, il y a là comme une forme
d’inconséquence, puisque, ce faisant, Spinoza semble adopter le même type
de démarche intellectuelle que celui dont il a fait la genèse et la critique
dans le premier tiers de la préface. Les hommes ont commencé par juger
« parfaite », a-t-il montré, une œuvre qui leur paraissait pleinement conforme
au but que l’auteur s’était proposé en la réalisant. Au départ, les notions de
perfection et d’imperfection sont donc nées de l’évaluation d’une œuvre
dans son rapport à l’intention de l’auteur. Mais comment est-on passé de
là à la généralisation de ces notions, désormais appliquées à des choses qui,
n’étant pas le produit d’une activité artiicielle et intentionnelle, ne sont pas
des œuvres ? Il faut, pour commencer, revenir à la critique des Universaux,
telle qu’elle a été entreprise dans les dernières propositions du De Mente1
et telle que Spinoza y fait ici allusion. En efet, écrit-il, les hommes ont
« commencé à former des idées universelles, et à inventer des modèles de
maisons, d’édiices, de tours, etc., et à préférer certains modèles à d’autres
[…] Et telle semble bien être la raison qui fait que, les choses naturelles
également, à savoir celles qui n’ont pas été faites de main d’homme, ils les
appellent vulgairement parfaites ou imparfaites ; c’est que les hommes ont

1. Éthique, II, 40, scolie ; 48, scolie.


76 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’habitude de former des idées universelles aussi bien des choses naturelles que
des artiicielles, idées qu’ils tiennent pour les modèles des choses […]2. »
Plusieurs étapes s’enchaînent : 1) formation d’idées universelles ; 2) prolon-
gement de cette formation par l’invention de modèles ; 3) préférence accordée
à tel modèle inventé plutôt qu’à tel autre ; 4) évaluation des choses singu-
lières en fonction de leur conformité avec ces modèles inventés, et érigés
en normes par la préférence qu’on leur accorde ; 5) généralisation de cette
habitude intellectuelle par son application aux choses naturelles à travers
l’interprétation téléologique de la causalité à l’œuvre dans la nature ; 6) mise
en cause de la nature quand elle produit des choses non conformes aux
modèles dont on suppose qu’ils ont guidé son activité : « […] ils croient
alors que la nature elle-même a fait défaut ou a péché [ipsam naturam tum
defecisse, vel peccavisse], et qu’elle a laissé cette chose imparfaite. »
On le voit, l’invention de modèles est à la source de deux habitudes de
penser également néfastes : rapport concurrentiel entre les jugements que les
hommes portent sur les choses, dès lors que ceux-ci prennent pour fonde-
ment la référence à des modèles arbitraires érigés en normes universelles,
d’une part, et, d’autre part, interprétation inaliste de la nature qui débouche
sur une « moralisation » des processus naturels, dont les conséquences sur le
pouvoir des passions tristes peuvent être nuisibles3.
Ain de mieux cerner cette notion de « modèle », revenons brièvement sur
les quatre premières étapes que nous avons repérées. Comment les hommes
passent-ils de la formation d’idées universelles à l’invention de modèles ? Quel
rapport entre l’idée et le modèle ? Rappelons que la référence au « modèle »
est introduite dans une analyse dont l’objet est l’explication de l’origine et
de la nature des idées de perfection et d’imperfection, de sorte que « l’inven-
tion de modèles » y est introduite par Spinoza comme un élément néces-
saire à cette explication. En efet, la formation d’idées universelles, à elle
seule, ne suit pas à rendre compte de l’idée de perfection et de l’usage
que les hommes en font. Ce qu’il faut, après qu’a été formée l’idée univer-
selle d’« homme » comme étant un bipède sans plumes4, c’est deux choses
complémentaires. Premièrement, que les hommes se soient persuadés que
la bipédie déplumée constituait la nature ou l’essence de l’« homme », de
sorte que tout individu n’était authentiquement humain que s’il partici-
pait de cette essence universelle. Deuxièmement – et sans doute l’idée que
l’essence est par déinition ce qui exprime la nature authentique et profonde
de la chose dont elle est l’essence y conduit-elle nécessairement –, que les
hommes aient, le plus souvent à leur insu, idéalisé l’idée universelle qu’ils

2. Éthique, IV, préface.


3. Éthique, III, 49 ; V, 6.
4. Éthique, II, 40, scolie 1.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 77

avaient formée. Alors l’idée est devenue « modèle ». Elle a acquis une fonc-
tion normative, source potentielle de prescriptions comme de proscrip-
tions. Si l’essence de l’« homme » est la bipédie déplumée, si c’est en cela que
consiste « l’humanité de l’homme », alors on sera d’autant plus authentique-
ment humain qu’on se tiendra droit et qu’on sera glabre, et l’humanisation
des hommes – en d’autres termes l’éducation – saura sur quoi fonder ce
qu’elle prescrit et proscrit. Car le « modèle », à la diférence de l’idée univer-
selle, a une fonction pratique : il fonde un jugement de valeur, mais tout
autant il guide une action5.
Que le passage de l’essence au modèle se fasse si spontanément, et peut-
être si nécessairement – car si la raison, airme-t-on, constitue « l’essence de
l’homme » comme « animal rationnel », alors on accomplira d’autant plus
son « humanité », on sera d’autant plus parfaitement humain, qu’on sera
plus rationnel –, est peut-être l’une des causes de l’évitement délibéré, par
Spinoza, de formuler une déinition quelconque de l’« essence de l’homme ».
Comme si, conscient que de l’essence au modèle, il n’y a qu’un pas, il avait
voulu éviter les efets normatifs que contient déjà virtuellement toute déi-
nition d’une essence, efets qui sont des facteurs asservissants plutôt que
libérateurs, et, à ce titre, contraires au projet explicite de l’Éthique. Ces efets
sont analysés dans un texte particulièrement intéressant de P.-F. Moreau, en
ce qu’il montre que les philosophes en sont les principaux producteurs, au
détriment de tous ceux que l’autorité de leur savoir laisse sans voix : « Ainsi
comprise, l’activité des philosophes apparaît comme une sorte de multipli-
cation professionnelle de l’illusion du libre-arbitre et de la inalité décrites
dans l’Appendice de la première partie de l’Éthique. Elle ne se contente pas de
la prolonger, en s’appuyant sur les notions fondamentales que leur situation
et leur activité suggèrent faussement mais spontanément à tous les hommes
et en leur fournissant l’assise d’un système ordonné ; elle retourne cette série
de notions contre les hommes même, pour les condamner au nom d’un
idéal qui n’est même pas atteint par celui qui le brandit. Alors que les autres
hommes sont conduits par le désir, les philosophes sont conduits par le désir
de modeler les autres hommes ; […] mais le philosophe a ceci de particulier

5. La notion apparaît la première fois en Éthique I, 33, scolie 2, dans un sens pleinement
conforme à celui qu’il a dans le premier tiers de la préface du De Servitute humana. Spinoza
vient de réfuter la conception de la volonté absolument libre de Dieu comme étant au
fondement de la création, puis précise que cette erreur lui paraît tout de même moins
préjudiciable que « l’opinion de ceux qui pensent que Dieu agit en tout en tenant compte
du bien. Car ceux-ci semblent poser en dehors de Dieu quelque chose, qui ne dépend pas
de Dieu, auquel Dieu, à titre de modèle, prête attention en opérant [tanquam ad exem-
plar, in operando attendit], ou bien auquel, à titre de but précis, il vise. » Le « modèle » est
donc à la fois pour l’action un guide et un but.
78 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

qu’il construit une théorie pour y arriver, c’est-à-dire que son propre désir
emprunte le détour d’une notion universelle de la nature humaine6. »
La notion universelle de la nature humaine apparaît donc ici déjà comme
un modèle normatif, motivé par l’ambition7, et fondé sur l’hypostase des
illusions que les hommes, et plus précisément les philosophes, se font sur
eux-mêmes : croyance au libre-arbitre fondant l’idée d’une nature humaine
échappant par nature, ou par Grâce, aux lois universelles de la nature, croyance
au pouvoir absolu de l’âme sur le corps, de la raison sur les passions, fondant
l’idée de l’homme comme animal rationnel, être naturel s’afranchissant de
la naturalité par la rationalité. Ce modèle de la nature humaine permet de
fustiger certes les hommes, individuellement toujours en deçà de la liberté
et de la rationalité de leur « nature », mais d’abord et surtout l’humanité
elle-même, condamnée à n’être pas à la hauteur de l’idéal qu’on ne pose
que pour le lui opposer. Ainsi, paradoxalement, l’humanité se trouve-t-elle
globalement dévaluée en raison même de son idéalisation initiale, telle que la
condense l’idée d’une « essence de l’homme ». Et jugeant l’humanité à l’aune
de cette image idéalisée d’elle-même, il est inévitable qu’on se condamne à en
méconnaître la nature véritable, puisque, non seulement tout est interprété
à partir de prémisses qui sont fausses, mais davantage tout est interprété de
façon à en masquer la fausseté. La puissance efective des passions sur les
hommes – qui si souvent voient le meilleur et font le pire, selon un topos
de l’âge classique – vient-elle contredire la liberté accordée à l’« homme » ?
C’est alors, par exemple, la doctrine du péché originel qui permet de sauver
les apparences : si les hommes sont à ce point en proie aux afects alors que
l’« homme » est libre et rationnel par nature, c’est bien la preuve que cette
nature est déchue, et qu’il faut la rédimer.
Mais notre questionnement initial n’en rejaillit que plus vivement : pour-
quoi, dans ce cas, Spinoza recourt-il à cette notion de « modèle de la nature
humaine » dont, d’une part, il vient de montrer et l’arbitraire et la nocivité,
et qui, d’autre part, constitue un instrument de domination, alors même
qu’il l’introduit comme un facteur de libération, puisque le « modèle » est
introduit à la in du De Servitute humana à travers la igure de « l’homme
libre » ? Si la référence à un « modèle de la nature humaine » asservit, comment
peut-on prendre, sans contradiction, pour modèle « l’homme libre » ?
En nous appuyant sur le travail de C. Jaquet, nous avons déjà noté que
la stratégie d’écriture de Spinoza recourt à deux procédés : d’une part, « […]
vider une notion de son sens usuel pour la reconstruire progressivement et
[…] bouleverser totalement les signiications établies, tout en conservant les

6. P.- F. Moreau, Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 95-96.


7. Éthique, III, 31, scolie.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 79

mêmes vocables »8, et, d’autre part, « […] moins rejeter en bloc un concept
[que] délimiter d’une manière nouvelle son champ de validité »9. Il nous
semble que le recours à la notion de « modèle de la nature humaine » dans la
préface du De Servitute humana relève de ces deux procédés. Tout d’abord,
il en transforme la structure et le contenu, en rupture avec les « modèles »
concurrents dominants à l’âge classique. Mais cette première transforma-
tion en induit une autre, tout aussi décisive, qui est la manière dont chacun
se rapportera à ce « modèle » et qui produira des efets pratiques également
opposés à ceux qu’engendrent les « modèles » dominants. Tâchons mainte-
nant de développer ces diférents points, en montrant comment la modi-
ication radicale des efets pratiques du recours à la notion de « modèle de
la nature humaine » est d’emblée impliquée dans la transformation de sa
structure et de son contenu.

2.  «  »  «  »

Nous l’avons remarqué un peu plus haut, de l’« essence » au « modèle » il n’y
a qu’un pas, comme si l’invention du second était nécessairement enveloppée
dans la formation de la première. Or la profonde originalité du « modèle de la
nature humaine » que Spinoza propose au lecteur de l’Éthique, c’est de n’être
pas rivé, ancré, à la déinition d’une « essence de l’homme ». Nous espérons
avoir suisamment montré que celle-ci était introuvable parce qu’ontologi-
quement vide de sens, et par conséquent délibérément informulée, peut-être
commençons-nous à comprendre aussi les raisons pratiques de cet évitement,
et à en mesurer les efets. Spinoza note que « nous dirons les hommes plus
parfaits ou plus imparfaits en tant qu’ils s’approchent [accedunt] plus ou
moins de ce même modèle »10. C’est donc en termes d’écart que se donne le
rapport de chacun au « modèle de la nature humaine ». Nous dirons Pierre
plus parfait que Paul en ce que l’écart qui le sépare du « modèle » est moins
grand que celui de Paul. Mais si le « modèle de la nature humaine » de Paul
n’était pas celui de Pierre, non en raison de la relativité intrinsèque de ces
modèles arbitrairement forgés par les hommes selon « la disposition de leur
cerveau »11, mais en raison de la singularité constitutive de ce qui est, en
efet, pour chacun un « modèle » vrai de la nature humaine ?
L’argumentation de la quatrième partie de l’Éthique aboutit à la consti-
tution de la igure de « l’homme libre », en laquelle le lecteur – au terme de

8. C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications de la


Sorbonne, 2005, p. 61.
9. Ibid., p. 63.
10. Éthique, IV, préface.
11. Éthique, I, appendice.
80 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la trajectoire qui se dessine de la préface à la proposition 67 – est invité à


voir en quelque sorte s’incarner le « modèle de la nature humaine » que lui
propose l’auteur. Le lecteur en sait désormais assez pour comprendre que
cet homme n’est pas libre en vertu de la possession d’un libre arbitre, mais
qu’il ne peut être dit libre que dans la mesure où il « se détermine par soi
seul à agir »12, étant exclu qu’il puisse exister par « la seule nécessité de sa
nature », car le lecteur n’a pas non plus oublié qu’il est un mode de la subs-
tance, et que l’être de la substance n’appartient pas à la forme de l’homme13.
Se déterminer par soi seul à agir, à ce point du texte où apparaît la igure
de l’homme libre, c’est être cause adéquate de ses opérations, activité pure,
déliée de toute forme de passivité, autrement dit, c’est ne relever que de sa
seule puissance, non seulement exprimée, mais pleinement expliquée par la
manière dont alors on existe en tant qu’on est libre. La liberté d’un mode,
c’est l’eicience totale et inconditionnée de sa puissance14, donc l’accomplis-
sement de son essence15, qui, en tant qu’essence, ne peut qu’être singulière16.
Pour Pierre, l’homme libre, c’est donc l’accomplissement de son essence, et
non celui d’une essence universelle à laquelle il devrait se conformer comme
à une instance extérieure et pour partie étrangère, prétendît-elle être l’expres-
sion de ce qu’il y a de plus authentiquement humain en lui17. Pour un indi-
vidu, s’approcher du « modèle » à travers la igure de l’homme libre, c’est
alors faire efort pour augmenter sa propre puissance d’agir, que la igure de
l’homme libre porte à son plus haut degré d’airmation. Et la conscience
de l’écart qui le sépare du modèle ne produit pas l’humilité triste, qui est
le sentiment de sa propre impuissance, puisque « […] si nous supposons
que l’homme conçoit son impuissance de ce qu’il comprend quelque chose
de plus puissant que lui, alors c’est que nous concevons que l’homme se
comprend distinctement lui-même, autrement dit […] que sa puissance d’agir
se trouve aidée »18. Et en efet, l’homme qui conçoit son impuissance de ce

12. Éthique, I, déinition 7.


13. Éthique, II, 10.
14. Nous n’oublions pas la réserve essentielle introduite par Éthique, IV, 58, scolie, mais
nous en introduirons l’analyse plus bas.
15. Éthique, III, 7.
16. Éthique, II, 37.
17. Cette prétention étant précisément ce qui permet de tenir sous le joug d’un modèle
déterminé « de la nature humaine » celui qu’elle convainc. Aussi la plupart des discours
« humanistes » sur « l’humanité de l’homme » sont-ils non seulement théoriquement
plats, politiquement ineicients, et, afectivement, condamnent ceux qu’ils persuadent à
osciller incessamment entre culpabilité et bonne conscience. Et tout se passe comme si
la fréquence du recours verbal à « l’humanité de l’homme » était inversement proportion-
nelle à l’efort consenti par chacun, à ce que, sous la dictée de la raison, il désire pour les
autres hommes – et non justement pour « l’homme » à ce qu’il désire pour soi, comme
nous y invite Éthique, IV, 37.
18. Éthique, IV, 53.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 81

que sa liberté n’est pas à la hauteur de son désir, la comprend par rapport
à « quelque chose de plus puissant que lui », et qui, en l’occurrence, n’est
autre que l’accomplissement de sa propre puissance, dont la contemplation
ne peut qu’être joyeuse. Le « modèle de la nature humaine » n’est donc pas
normatif, ou alors, s’il l’est, les normes qui s’en déduisent sont l’expression
immanente de l’essence même de l’individu qui s’y rapporte19.
D’autre part, il est conçu et construit par Spinoza de manière à ce que
l’écart qui en sépare un individu ne puisse être un facteur de tristesse et de
mortiication. Si l’on regarde l’argumentation de la proposition 59 de la
quatrième partie20, qui fait de la raison un principe universel d’action, il
apparaît que la puissance de la causalité de la raison n’y est airmée que si
l’on fait abstraction des conditions dans lesquelles elle s’exerce.
L’action rationnelle, airme Spinoza, est expression de notre puissance
d’agir, en tant qu’elle est déterminée par les seules lois de notre nature.
Quant à l’action qui a pour principe la tristesse, elle a, de ce fait, pour
fondement une puissance d’agir diminuée ou contrariée. Ce qui se fait par
tristesse se fait donc avec une puissance d’agir inférieure à celle qu’exprime
l’action rationnelle. Il faut donc disposer de moins de puissance pour agir
par tristesse que pour agir par raison. Et qui peut le plus pouvant le moins,
il est donc évident que la raison peut nous déterminer à faire tout ce à quoi
nous pousse, avec une moindre puissance, une passion qui est une tris-
tesse. À partir du moment où Spinoza identiie l’action rationnelle, l’action
vertueuse et l’action libre, il est clair que la causalité la plus puissante a la
raison pour principe, à condition toutefois de restreindre cette airmation à
la seule causalité interne d’un être, puisque les passions tirent leur puissance
propre de causes qui nous sont extérieures et possiblement plus puissantes 21.
Ce pourquoi, au fond, cette proposition considère l’homme « absolument »,
et fait ainsi délibérément abstraction de ses conditions réelles d’existence
de mode ini. Et l’homme libre étant libre précisément dans la mesure où
il agit déterminé par la raison, l’écart qui sépare l’individu du modèle ne
doit pas être imputé à l’individu – auquel cas la considération de cet écart
produit la « mauvaise » humilité – mais aux seules lois de la puissance divine,
qui n’a pas réglé son action sur la seule utilité de l’homme, d’où le rappel
de Spinoza, au moment où il paraît létrir en moraliste un certain nombre
de passions mauvaises : « […] je l’ai déjà dit, j’appelle mauvais ces afects
et leurs semblables, en tant que je ne considère que l’utilité de l’homme.
Mais les lois de la nature regardent l’ordre commun de la nature, dont
19. Voir C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005, p. 85 et 123.
20. « À toutes les actions auxquelles nous détermine un afect qui est une passion, nous
pouvons être déterminés sans lui par la raison. »
21. Éthique, IV, 5.
82 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

l’homme est une partie […]22. » Il s’agit toujours de concevoir le « modèle


de la nature humaine » de telle sorte que la manière dont on s’y rapporte
soit exempte de tristesse, augmentation et non diminution de la puissance
d’agir23. Mais analysons de plus près la igure de l’homme libre elle-même,
telle qu’elle clôt la quatrième partie de l’Éthique et telle qu’elle sera repensée
dans la cinquième partie.
Sept propositions énoncent les vertus de l’homme libre, chacune ayant un
champ d’application assez distinct. Spinoza commence par les vertus impli-
quées dans le rapport de l’individu à lui-même 24, puis celles qui concernent
le rapport de l’individu à ses actions25, pour enin terminer sur la question
du rapport aux autres26 et à la cité27.
La manière dont Spinoza introduit la igure de l’homme libre nous paraît
assez révélatrice, tant de la façon dont il invite le lecteur à concevoir enin
ce modèle promis au début de la quatrième partie, que de son art d’écrire :
« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une
méditation non de la mort, mais de la vie28. » Si l’on s’en tient à l’ordre des
raisons, nous avouons ne pas bien percevoir la nécessité démonstrative de
placer cette proposition en tête de la série consacrée aux vertus de l’homme
libre29, aussi sommes-nous enclins à y voir la recherche d’un efet rhéto-

22. Éthique, IV, 57, scolie.


23. « Mais il faut remarquer qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons
toujours prêter attention […] à ce qu’il y a de bon dans chaque chose, ain qu’ainsi ce soit
toujours un afect de Joie qui nous détermine à agir », Éthique, V, 10, scolie.
24. Éthique, IV, 67, 68.
25. Éthique, IV, 69.
26. Éthique, IV, 70-72.
27. Éthique, IV, 73.
28. Sur cette proposition, voir l’étude approfondie de C. Jaquet, « Le mal de mort chez
Spinoza (et pourquoi il n’y faut point songer) », in Fortitude et servitude, Lectures de l’Éthique
IV de Spinoza, Paris, Éditions Kimé, 2003. Nous abordons ici la question à travers un
angle un peu diférent, notre propos étant de montrer comment le mode d’exposition de
la igure de « l’homme libre » se démarque des modèles dominants, et en quoi la radica-
lité de cette démarcation participe d’un travail plus général de reconstruction du « modèle
de la nature humaine ».
29. À dire vrai, si l’on s’en tient à l’ordre des raisons, la proposition 67 aurait pu être placée
immédiatement après la proposition 68, qui eût alors introduit la igure de « l’homme
libre », ce qui eût été justiié tant par la plus grande généralité du propos – la condition
globale de l’homme libre –, que par le fait que le rejet de la méditation sur la mort nous
semble être, conceptuellement, davantage une conséquence qu’une prémisse de l’airma-
tion selon laquelle « l’homme libre », en tant qu’il est libre, ne forme aucun concept du
bien et du mal. En revanche, nous avouons ne pas être convaincu par la lecture que fait
P. Macherey de cette proposition, qu’il nous paraît trop rapprocher de la position épicu-
rienne du problème. En efet, il écrit : « […] il [Spinoza] fait voir comment un homme
libre réagit face à la mort, dont la pensée obsède la plupart des hommes, et constitue l’une
des raisons fondamentales de leur asservissement ; en efet la crainte de la mort non seule-
ment est l’une des passions les plus fortes et les plus aliénantes auxquelles les hommes
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 83

rique, par la démarcation, aussi aichée que radicale, d’avec les discours
dominants auxquels le lecteur de l’âge classique est accoutumé.
On sait le rôle que l’apologie chrétienne attribue à la méditation sur la
mort : la mort est « le salaire du péché », on ne peut se libérer de l’une qu’en
se libérant de l’autre, en inscrivant chacune de nos actions dans la perspec-
tive du salut éternel, de sorte que la vie présente n’a pas sa in en elle-même,
mais dans une immortalité suspendue au jugement de Dieu. La pensée de
la mort vise alors à rappeler au chrétien quels sont les véritables enjeux de
l’existence qu’il mène. Aussi cette macération intellectuelle le fait-il rentrer
assez aisément dans la catégorie de ceux qui ne désirent pas le bien directe-
ment, mais par crainte du mal30.
Le stoïcisme, très inluent à l’âge classique, confère également à la médi-
tation de la mort une fonction essentielle dans la construction du sage, en
ce qu’elle habitue celui qui s’y livre à se détacher de ce qui ne dépend pas de
lui au proit de ce qui en dépend. Notre propos n’étant pas de commenter ce
dont la pensée de Spinoza se démarque, mais cette pensée elle-même, nous
nous contenterons de remarquer que, dans les deux cas évoqués, la médi-
tation sur la mort a une fonction très proche : il s’agit de se libérer, par la
conscience de la mort, de notre attachement à tous les faux biens qui nous
écartent soit du salut, soit de la sagesse. Or c’est précisément sur ce point
que la proposition 67 du De Servitute humana instaure la rupture la plus
manifeste, en airmant que la méditation de la mort asservit celui qui s’y
adonne bien plutôt qu’elle ne le libère. À quoi l’asservit-elle ? À la peur31.
La démonstration de la proposition 67 renvoie à la proposition 63, dont le
corollaire airme qu’un « Désir qui naît de la raison nous fait directement
rechercher le bien, et indirectement fuir le mal », ce que le scolie commente
ainsi : « Ce corollaire s’explique par l’exemple du malade et du sain. Le malade
mange ce qu’il déteste, par peur de la mort ; et l’homme sain prend plaisir à
la nourriture, et de cette manière il jouit mieux de la vie que s’il avait peur
de la mort et désirait directement l’éviter. » La référence à deux manières
soient exposés, mais donne leur arrière-plan à toutes les autres passions humaines […] »
in Introduction à l’Éthique de Spinoza, La quatrième partie, la condition humaine, Paris,
PUF, 1997, p. 382. On est alors très proche d’Épicure, mais très loin du texte même de
l’Éthique. Ce qui frappe à la lecture, au contraire, c’est que tant dans le De Afectibus que
dans le De Servitute, Spinoza, s’il analyse assez largement les afects de peur, de crainte et
leurs efets, ne thématise jamais cette crainte comme crainte ou peur spéciique de la mort.
Elle n’est pas même mentionnée comme telle, et n’apparaît qu’avec la proposition 67 du
De Servitute, pour être aussitôt évacuée au nom de la sagesse de l’homme libre. Nous y
voyons un renforcement de cet efet rhétorique de rupture, qui, selon nous, préside déli-
bérément à la manière dont la proposition 67 est introduite.
30. Éthique, IV, 63 ; V, 41, scolie.
31. Sur ce point, voir C. Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza (et pourquoi il n’y faut
point songer) », in Fortitude et servitude, Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Paris, Éditions
Kimé, 2003, p. 158-61.
84 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

de s’alimenter, pour expliquer la diférence entre les efets pratiques d’un


désir rationnel et ceux d’un désir passionnel, est typiquement spinozienne,
à travers l’analogie qu’elle établit, d’une part, entre une forme d’hygiène
corporelle et le développement de la puissance de l’esprit, et, d’autre part,
entre la maladie et la servitude, et la liberté et la santé32.
Nous sommes également tentés d’y voir une sorte d’écho des « vanités »,
ce genre pictural apparu au xve siècle en Flandres, avant de se répandre un
peu partout en Europe, mais en particulier aux Pays-Bas à l’âge classique,
tant sous l’inluence du calvinisme qu’en raison de l’ouverture du marché
de la peinture à un public plus large. Il obéit à des règles assez strictes, tant
du point de vue de la composition du tableau que du type de technique
picturale utilisée par le peintre dans la représentation des igures, selon une
dichotomie, qui, à l’époque, partageait le marché de la peinture dans les
Pays-Bas entre les amateurs du style alors dit « rugueux »33 et ceux du style
dit « lisse »34. Les « vanités » sont typiquement des peintures exécutées dans
le style « lisse », car c’est un mode de représentation qui répond à la visée
apologétique en laquelle réside la signiication de ce genre pictural. Qu’en
est-il ? Une « vanité » est un tableau qui représente le plus souvent35, étalés
sur une table, des aliments en profusion, souvent rares et chers, toujours
succulents et goûteux. C’est comme la partie d’un festin qu’on nous montre,
et on la peint avec un réalisme minutieux et voluptueux, qui a pour efet
de nous mettre, par les sortilèges de la mimesis, comme en présence de la
chose elle-même. Là où le style « rugueux » rappelle à l’amateur qu’il s’agit
toujours de peinture, le style « lisse » vise à lui faire oublier la dimension
picturale de la représentation de l’objet – des coups de pinceau – au proit
du seul objet de la représentation : des fruits de mer, des viandes rôties, des
vins chatoyants, des fruits charnus, etc. Or ces nourritures terrestres qui
ne peuvent que stimuler l’appétit et la gourmandise de qui les contemple
sont toujours associées à quelques igures, hélas moins comestibles – tête de
mort, sablier, etc. – qui sont là pour rappeler la précarité, et donc la vanité
de ces biens. Il s’agit d’éveiller le désir à la seule in d’enjoindre celui qui
l’éprouve d’y renoncer au proit des biens éternels, dont l’éloigne son attache-
ment coupable à ces biens matériels et périssables, qu’on ne lui montre que
pour qu’il s’en détourne. Autrement dit, les « vanités » visent à transformer

32. Éthique, IV, 38 et 39 ; V, 39.


33. Rembrandt en était le représentant le plus célèbre aux yeux de ses contemporains, et,
dirions-nous aujourd’hui, le plus « coté », au moins jusqu’en 1640, époque où sa carrière
décline, mais non certes son œuvre. Sur ce point, voir l’ouvrage de Svetlana Alpers, L’atelier
de Rembrandt : la liberté, la peinture et l’argent, Paris, Gallimard, 1991.
34. Par exemple, en Hollande au xviie siècle, P. Claesz, W. C. Heda, W. Kalf.
35. Nous privilégions cet exemple pour servir notre propos, mais il s’agit toujours d’objets qui
satisfont les cinq sens ; l’odorat, par exemple, étant représenté par la présence de leurs.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 85

« un homme sain qui aime la nourriture » en un malade, qui, par peur de la


mort et du châtiment de Dieu, mangera ce qu’il déteste, voyant dans son
déplaisir le signe infaillible de son mérite : « Ce qui n’est à mes yeux pas
moins absurde que si quelqu’un, pour la raison qu’il ne croit pas nourrir
son Corps de bons aliments dans l’éternité, préférait s’assouvir de poisons
et de choses mortifères […] 36. » Or, pour Spinoza, de même que ce n’est
pas de la maîtrise ascétique des passions que naît la béatitude, mais de la
béatitude que naît la maîtrise (joyeuse) des passions (tristes)37, ce n’est pas
en renonçant aux « plaisirs de la vie » qu’on se libère de la peur du trépas,
mais c’est tout au contraire en les accueillant dans un art de vivre fondé sur
la connaissance vraie de l’utile propre :
« C’est d’un homme sage, dis-je, de se refaire et de se ranimer au moyen d’une
nourriture et de boissons agréables prises avec modération, comme aussi au
moyen des parfums, du charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la
musique, des jeux de manège, des spectacles, et autres choses du même genre,
dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le corps humain,
en efet [namque], est composé d’un très grand nombre de parties de nature
diférente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle
et variée, ain que le corps tout entier [totum Corpus] soit également apte
[aequè aptum sit] à tout ce qui peut suivre de sa nature, et conséquemment
[consequenter] que l’esprit aussi soit également apte [etiam aequè apta sit] à
comprendre plusieurs choses à la fois [ad plura simul intelligendum]38. »

Nous ne prétendons en aucun cas voir dans cette référence picturale


une « clé », qui seule éclairerait les raisons du recours spinozien à l’exemple
de l’alimentation et des manières opposées de s’y rapporter. Mais nous
pensons que le contexte historique et culturel autorise ce rapprochement,
et plus encore, peut-être, cette façon d’articuler le désir de bien manger et
la conscience de la mort, que ce soit pour que celle-ci nous libère de celui-
là et de tous les attachements apparentés, ou, au contraire, pour rapprocher
analogiquement la méditation de la mort d’une pathologie de l’alimenta-
tion, et donc de la vie.
Nous avons tenté de montrer en quoi la nature du « modèle de la nature
humaine » élaboré par Spinoza dans l’Éthique impliquait, pour l’individu qui
désire s’en approcher, des efets pratiques à rebours de ceux induits par les
« modèles » dominants à l’âge classique. Il nous est apparu que ce qui est au
cœur de la diférence entre le modèle de l’Éthique et les modèles concurrents

36. Éthique, V, 41, scolie.


37. Éthique, V, 42.
38. Éthique, IV, 45, scolie.
86 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

tient avant tout à ce que ceux-ci sont inséparables d’une conception déter-
minée de l’essence universelle de l’homme, qui en constitue le fondement et
lui confère une fonction normative, alors que le modèle conceptualisé par
Spinoza est celui de l’essence singulière qu’il incarne, de sorte qu’étant pour
Pierre, ou Paul, l’image de sa liberté, il est de ce fait même l’expression de
sa propre puissance d’agir portée à son plus haut degré d’airmation.
Pourtant, une diiculté semble fragiliser la cohérence du modèle spino-
zien. L’homme libre est libre en tant qu’il agit sous la conduite de la raison 39.
Or il est dans la nature de la raison de former des idées adéquates 1) qui
portent sur les propriétés communes des choses40 ; 2) qui, en tant qu’elles sont
adéquates, sont également communes à tous les hommes qui les forment,
ce pourquoi elles sont facteurs de concorde 41. Autrement dit, l’universel
est le champ privilégié – sinon exclusif en raison du troisième genre de
connaissance – d’application de la raison. Mais alors comment peut-on,
sans contradiction, prendre pour « modèle » l’expression accomplie de sa
propre puissance, singulière par nature, et s’approcher de ce modèle en agis-
sant sous la conduite d’une puissance de l’esprit qui a l’universalité pour
principe ? Contrairement à ce que nous avons dit, l’importance accordée
à la raison dans le De Servitute humana ne vient-elle pas subrepticement
aligner le « modèle de la nature humaine » spinozien sur les autres, dont il
ne se démarquerait qu’en partie ?
Nous tenterons de dégager quelques éléments de réponse en nous efor-
çant de montrer comment la raison spinozienne est conçue de manière à
ce qu’elle puisse avoir pour principe l’universalité des idées qu’elle forme,
et, simultanément autant que consubstantiellement, la recherche de l’utile
propre à un individu singulier.

3.          


    : ’  ’ 
Si le cartésianisme, en rupture avec la psychologie scolastique qui frac-
tionnait l’âme en facultés hétérogènes (âme végétative, sensitive, ration-
nelle), airme l’unité substantielle de l’âme, il n’en reste pas moins que
cette unité s’exprime à travers des formes d’activité (ou de passivité, mais
cette passivité exprime bien une modalité de l’âme) qui ont chacune leur
logique propre, voire opposée, le registre afectif ne relevant pas des mêmes
lois que le registre cognitif. En efet, pour Descartes, on le sait, la plupart

39. « L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit sous la seule dictée de la raison […] », Éthique,
IV, 67, démonstration.
40. Au moins pour le second genre de connaissance.
41. Éthique, IV, 35-37.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 87

des afects sont des états de l’âme dont l’âme n’est pas l’origine, mais ont
pour cause le corps auquel elle est substantiellement unie, de sorte que les
ressorts de l’afectivité relèvent du mécanisme à l’œuvre dans la nature, dont
le corps humain est un élément parmi d’autres. En revanche, la rationalité
est une activité propre de l’âme, et a pour soubassement ontologique, non
le règne de la nécessité mécanique qui régit les processus corporels, mais
au contraire celui de la liberté de la volonté, qui, pour Descartes, fonde
l’autonomie absolue de l’âme humaine. Il y a donc opposition stricte entre
le modèle d’intelligibilité qui rend compte du registre afectif, et celui qui
rend compte du registre cognitif.
Spinoza non seulement ne fractionne pas l’âme en facultés hétérogènes,
mais il s’eforce de penser jusqu’au bout l’unité de l’âme à travers l’uniica-
tion de son activité, ou de sa puissance.
Ainsi, de même que les « décrets de l’Esprit [mentis] ne sont rien d’autre
que les appétits [appetitus] eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonc-
tion de l’état [dispositione] du corps » 42, l’activité de formation des idées
(adéquates ou inadéquates) et l’activité de production des afects (joyeux
ou tristes) sont une seule et même activité, uniiée par l’identité des lois qui
la régissent, et par leur appartenance à une même matrice d’intelligibilité.
C’est bien en efet la même loi qui, adossée à la thèse de l’égalité de la puis-
sance de penser de l’esprit et de la puissance d’agir du corps43, gouverne,
d’une part, la formation des idées inadéquates et des afects passionnels, et,
d’autre part, la formation des idées adéquates et la puissance de la raison :
la puissance d’agir du corps varie selon la diversité de ses afections44, cette
diversité détermine le degré d’activité ou de passivité de l’esprit 45 – puisque
la puissance d’agir du corps et la puissance de penser de l’âme sont une
seule et même puissance46 –, et le degré d’activité de l’âme détermine tant
sa capacité à comprendre les choses par leurs vraies causes que son apti-
tude à la joie, de la même manière que son degré de passivité détermine
simultanément son impuissance à comprendre et sa tristesse47. Le modèle
d’intelligibilité qui permet à Spinoza d’uniier la conceptualisation de la
formation des idées et de la formation des afects – de sorte qu’ici l’identité

42. Éthique, III, 2, scolie.


43. Éthique, III, 28 : « […] l’efort ou puissance qu’a l’Esprit en pensant est égale à, et par
nature va de pair avec [et simul natura est cum], l’efort ou puissance qu’a le Corps en agis-
sant […]. »
44. Éthique, III, postulat 1.
45. Éthique, III, 1 et 3.
46. Éthique, II, 14 ; III, 11 ; III, 28.
47. « Et par Tristesse nous entendons que la puissance de penser de l’Esprit [Mentis cogi-
tandi potentia] se trouve diminuée ou bien contrariée […] ; et par suite l’Esprit, en tant
qu’il est triste, sa puissance de comprendre, c’est-à-dire d’agir […] se trouve diminuée ou
bien contrariée […] », Éthique, III, 59.
88 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

de structure fonde l’identité de nature – repose donc sur trois principes :


polarité entre l’activité et la passivité de toute puissance d’agir d’une chose
singulière quelconque, égalité de la puissance d’agir du corps et de penser
de l’esprit, et simultanéité absolue de leurs variations.
Mais, pour plus de précision, il faut distinguer entre deux logiques complé-
mentaires. Il y a une logique de l’afect, qui est une logique de la variation
d’intensité de la puissance d’agir ; et il y a une logique du pâtir et de l’agir,
qui est une logique de la détermination de la causalité de la puissance d’agir.
Plus précisément, la logique de la variation d’intensité de la puissance d’agir
est placée sous la juridiction de la logique de la détermination de la causalité
de cette variabilité, ce pourquoi ses principes sont exposés au tout début du
De Afectibus48. Et dans la mesure où Spinoza y déinit l’activité de l’esprit
comme formation d’idées adéquates, et sa passivité comme formation d’idées
inadéquates, il inscrit d’emblée le processus de détermination causale des
afects dans le prolongement direct et homogène de celui qui, dans la seconde
partie, avait été mis en œuvre dans la conceptualisation progressive des difé-
rents modes de connaissance. Plusieurs textes en témoignent.
Ainsi dans le scolie de la proposition 17 du De Afectibus, consacrée à ce
que nous appellerions aujourd’hui l’ambivalence des sentiments, note-t-il :
« Cet état de l’Esprit, qui naît des deux afects contraires, s’appelle un lottement
de l’âme, lequel, partant, est à l’afect ce qu’est le doute à l’imagination […] ;
et il n’y a entre le lottement de l’âme et le doute de diférence que du plus
ou du moins. » Autrement dit, en airmant, sur la base d’une analogie, une
diférence de degré, et non de nature, entre un processus afectif – le lot-
tement de l’âme – et un processus cognitif – le doute –, Spinoza pose leur
homogénéité foncière à travers l’unité des lois qui les régissent.
De même, la première proposition du De Servitute pose le problème de
l’erreur en des termes qui ont structuré toute l’analyse des afects, puisque la
positivité d’une idée fausse est précisément ce qui, en elle, exprime un état
du corps : « […] et de même les autres imaginations qui font que l’Esprit
se trompe, qu’elles indiquent l’état naturel du corps [naturalem Corporis
constitutionem] ou bien une augmentation ou une diminution de sa puis-
sance d’agir, ne sont pas contraires au vrai, et ne s’évanouissent pas en sa
présence49. » Ceci étant, à s’en tenir là, on pourrait en inférer que, si l’ana-
lyse de tout ce qui relève du premier genre de connaissance s’inscrit dans le
même cadre conceptuel qui préside à l’analyse des afects, il ne s’ensuit pas
qu’il en va de même quand il s’agit de rendre compte des notions communes,
de sorte que la puissance de la raison ferait appel à un modèle d’intelligibi-
lité un peu diférent. Rien n’est moins sûr.
48. Éthique, III, déinitions 1-3, postulats 1 et 2, propositions 1-3.
49. Éthique, IV, 1, scolie.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 89

Relisons les propositions 29 et 30 de la quatrième partie, décisives en


ce qu’elles vont permettre à Spinoza d’articuler deux thématiques : ratio-
nalité et sociabilité. La proposition 29 énonce que pour que nous puis-
sions être afectés par une chose singulière quelconque – quelle que soit la
nature de cette afection – il faut et il suit qu’il y ait au moins une commu-
nauté d’attributs entre la chose et nous. La proposition 30 concentre son
propos sur celles de nos afections qui nous sont nuisibles, et airme que ce
par quoi une chose nous nuit ne peut être un facteur que nous aurions en
commun avec elle, mais constitue au contraire une partie de sa puissance
contraire à la nôtre. Mais la démonstration de la proposition elle-même
montre bien, nous semble-t-il, que la logique selon laquelle une chose ne
peut nous nuire en vertu de cette partie de sa puissance qui est commune
avec notre propre puissance – car en cela elle se nuirait à elle-même – est
analogue à la logique qui sous-tend la formation des idées adéquates dans le
De Mente50. En efet, nous l’avons vu, nous formons l’idée adéquate d’une
chose dès lors que celle-ci nous détermine à travers une partie de son acti-
vité structurée selon des lois qui organisent aussi une partie de notre propre
activité, de sorte qu’en airmant l’état actuel de notre corps, nous airmons
simultanément quelque chose qui appartient de fait à la nature propre de la
chose qui nous afecte. Et, de même, toute chose qui nous afecte à travers
ce qu’elle a de commun avec nous, opérant ainsi en nous selon une loi de
notre propre activité, ne peut qu’accroître notre puissance d’agir, et donc
nous être utile. Si la communauté ou la contrariété de nature entre deux
puissances singulières qui se rencontrent sont les critères qui déterminent
la dualité fondamentale de l’utile et du nuisible, ils étaient déjà à l’œuvre,
dans le De Mente, pour rendre compte de la formation des idées adéquates.
Autrement dit, la formation de l’utile et la formation du vrai obéissent à la
même logique des structures communes d’activité.
Par conséquent, la puissance propre de la raison ne s’émancipe pas de
l’ancrage fondamental de tous les processus humains, tant afectifs que cogni-
tifs, dans la détermination de la puissance comme conatus 51 : « Absolument
parlant, agir par vertu n’est en nous rien d’autre qu’agir, vivre, conserver
son être (trois façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, et
ce conformément au fondement qui consiste à rechercher ce qui est propre-
ment utile à soi52. » Il est notable que cette proposition qui, au sein de la
quatrième partie de l’Éthique, initie la démarche qui, sous-tendue par le

50. Éthique, II, 38 et 39.


51. Sur ce point, nous rejoignons ici les analyses de L. Bove, in La stratégie du conatus,
Airmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, p. 112-16.
52. Éthique, IV, 24. C’est nous qui soulignons. Spinoza énonce ici, selon l’ordre prolixe
des géomètres, ce qu’il avait déjà airmé, en d’autres termes, dans le premier tiers du scolie
de la proposition 18 du De Servitute.
90 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

concept de causalité adéquate, permettra l’identiication de la raison et de


la vertu, intervienne après la proposition sur l’antériorité inconditionnée
du conatus 53. Cette proposition est encadrée par deux propositions, dans
lesquelles fusionnent ce que nous avons appelé les deux logiques du pâtir et
de l’agir et de la détermination de la puissance causale. En Éthique, IV, 20,
Spinoza reprend la déinition initiale de la vertu, tout en rattachant le concept
de vertu à celui du conatus, par la médiation de la congruence ontologique
entre la puissance et l’essence : « La vertu est la puissance même de l’homme,
qui se déinit par la seule essence de l’homme […], c’est-à-dire […] qui se
déinit par le seul efort que fait l’homme pour persévérer dans son être. »
Puis, ayant posé, comme nous l’avons vu, le primat absolu du conatus dans
la proposition 22, la proposition 23 énonce le critère de l’action vertueuse :
Pierre agit par vertu quand son action a pour principe la formation d’idées
adéquates. En efet, et a contrario, lorsque la puissance d’agir d’un homme
est déterminée par la formation d’idées inadéquates, l’action qu’il entre-
prend n’a pas pour principe, du moins exclusif, la vertu : il ne peut être
« absolument dit agir par vertu »54, précise Spinoza. Autrement dit, dans un
premier temps, Spinoza enchaîne les concepts de vertu et de conatus selon
la logique de la détermination de la puissance d’agir, puis, dans un second
temps, cette fois selon la logique de l’agir et du pâtir55, et s’appuyant sur
la déinition initiale de la vertu 56, il caractérise l’action vertueuse comme
étant rationnelle en son principe même. Mais de tout ce maillage concep-
tuel, extrêmement serré, il en résulte qu’une action qui n’a pas pour prin-
cipe déterminant la raison (proposition 23) n’a pas non plus pour principe
déterminant l’efort de l’individu pour persévérer dans son être (proposi-
tion 20), et que, partant, elle n’exprime pas une augmentation de sa puis-
sance d’agir.
Tout ce travail entrepris par Spinoza vise à uniier conceptuellement la
conduite rationnelle et la recherche de l’utile propre57, ain que la raison ne
soit pas pensée, ni vécue, par l’individu comme une autorité qui lui serait
extérieure. La raison n’a pas d’autorité, car toute autorité renvoie à un Auteur
qui la fonde, et ce qui, pour chacun, fonde la raison spinozienne n’est rien
d’autre que la structure extrêmement complexe de la puissance d’agir de
ce corps très composé qu’est le corps humain en général et le sien en parti-
culier. Ce pourquoi, si on se rapporte tant à la déinition de l’obéissance

53. Éthique, IV, 22.


54. Éthique, IV, 23, démonstration. C’est nous qui soulignons.
55. Éthique, III, 1 et 3.
56. Éthique, IV, déinition 8.
57. Éthique, IV, 24.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 91

donnée dans le Traité théologico-politique58 qu’à la terminologie propre à la


quatrième partie de l’Éthique, on n’« obéit » pas aux « commandements » de
la raison, mais on s’eforce d’agir, ou de vivre, sous la conduite [ductu], ou
la dictée [dictamine], de la raison59.
Dit autrement : obéir aux commandements de la raison, c’est se conformer
au « modèle de la nature humaine » sur le mode inadéquat de l’humilité
envieuse ; vivre sous la conduite de la raison, c’est pour l’individu, à l’inverse,
se conformer à ce modèle comme à l’accomplissement (théoriquement conce-
vable, mais pratiquement ardu à atteindre60) de sa propre puissance d’agir. La
référence au « modèle » n’est pas ici soumission à une puissance d’agir dont
la supériorité aurait pour principe l’altérité – puisqu’au contraire, si la supé-
riorité de « l’homme libre » se donne comme modèle, c’est qu’elle est pour
chacun supériorité théoriquement accomplie de sa propre puissance d’agir,
connaissance vraie et appliquée de l’utile propre à soi61 – mais un ensemble
de procédés par lesquels on se rapproche du modèle en l’imitant, le point
essentiel étant que ce rapprochement a en quelque sorte pour critère, expé-
rimental ou existentiel, une augmentation de la puissance d’agir de celui
qui l’efectue, et donc une prédominance de plus en plus solide et durable
de la joie sur la tristesse, qui, à terme, peut s’épanouir en béatitude, et de
« l’homme libre » faire un « sage », ce qui sera l’objet du De Libertate.
En inscrivant la rationalité au cœur même du principe vital qui est
l’exister de chaque homme, comme de tout être 62, Spinoza indique que la
raison n’est pas ici une in en soi, mais l’expression et l’instrument le plus
puissant du conatus humain, ce qui, on en conviendra, n’est déjà pas si mal.
Expression propre de la puissance d’agir humaine, et instrument privilégié de
cette puissance, la raison spinozienne est donc « pratique » dans son fonde-
ment comme dans sa inalité, et l’on comprend que c’est à bon droit que
l’Éthique s’intitule précisément : l’Éthique.

58. Il est remarquable que la déinition de l’obéissance soit énoncée dans le Traité théo-
logico-politique (V, § 9, p. 221) en quelque sorte négativement, c’est-à-dire pour clariier
l’intelligibilité du régime politique qui l’exclut par nature, et qui trouve ici dans cette exclu-
sion sa caractérisation la plus forte et la plus précise : « […] puisque l’obéissance consiste à
exécuter des ordres en raison de la seule autorité de celui qui commande, il en résulte qu’il
n’y a pas proprement obéissance dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où
les lois sont mises en vigueur par consentement commun. » (C’est nous qui soulignons.)
Outre qu’elle fonde indirectement la démocratie sur l’exclusion du concept d’obéissance
tel qu’il vient d’être déini, cette phrase dessine en creux une opposition éthique entre
l’obéissance et la connaissance par idées adéquates. Mais ce n’est pas ici le lieu de déve-
lopper ce point.
59. À titre d’exemple, voir la terminologie utilisée en Éthique, IV, 35-37.
60. Éthique, V, 42, in du scolie.
61. Éthique, IV, 24.
62. Éthique, III, 57, scolie.
Conclusion

Nous nous sommes eforcés de montrer qu’il n’y avait pas « d’essence
de l’homme », mais seulement l’essence de Pierre ou de Paul, enveloppant
une irréductible singularité, qui est celle du conatus1. Nous voudrions, pour
conclure ces analyses, tenter brièvement de cerner en quels termes cette
essence peut être pensée.
L’essence, telle que Spinoza la conçoit, n’est pas une forme immuable,
mais une structure d’activité, susceptible de variations, positives ou négatives,
variations réglées, qui se font selon les lois de cette structure. Il nous paraît
essentiel de ne pas penser le rapport entre la notion de « structure » et celle
d’« activité », soit par analogie avec le rapport qui unit la forme et la matière
dans la scolastique, soit avec celui qui unirait l’essence et l’existence dans le
cadre d’une distinction contestable entre un plan des essences et un plan des
existences dans la philosophie de Spinoza. Si la notion de structure d’activité
peut avoir une quelconque pertinence pour éclairer le concept spinozien
d’essence, c’est à condition de poser fermement leur indissociabilité : il ne
peut se concevoir d’activité sans la structure déterminée dont elle est l’acti-
vité, ni de structure qui ne serait pas, toujours déjà, activité. Autrement dit,
d’une part, la structure ne préexiste pas à une activité en elle-même indé-
terminée qu’elle viendrait informer, et, d’autre part, alors que la distinc-
tion entre un plan des essences et un plan des existences suppose toujours
un hiatus possible entre les deux plans – faisant ainsi que l’existence d’un
mode ini pourrait ne pas « réaliser » son essence, celle-ci restant donc en
position de surplomb par rapport à l’existence –, le rapport entre la struc-
ture et l’activité, posant leur inséparabilité, interdit que l’activité puisse ne
pas « réaliser » sa structure ; ce qui n’implique évidemment pas qu’un mode
ini quelconque, et donc Pierre, n’agisse que selon les lois de sa nature, mais
que poser le problème dans les termes d’une « réalisation » de l’essence par
l’existence nous paraît inadéquat. Nous y reviendrons.

1. Éthique, IV, 25.


94 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

On dira qu’expliquer un concept par une formule revient souvent à ne rien


expliquer du tout, et à se retrancher derrière des mots2. Essayons de ne pas
encourir complètement ce reproche, et de justiier le modeste gain d’intel-
ligibilité que nous pouvons espérer de cette notion de structure d’activité.
Tout d’abord, s’y airme le primat de l’activité. On sait que Spinoza
utilise le vocable de « choses », mais l’empreinte que laisse la connaissance
du premier genre sur l’esprit fait qu’il nous est souvent diicile de ne pas
concevoir une « chose » d’abord comme un être ou un objet. Or il nous
paraît clair que dans l’Éthique, tant une afection du corps que l’idée de
cette afection formée par l’esprit sont des « choses », sans être, à propre-
ment parler, des « êtres » ou des « objets ». De même, une idée n’est pas pour
Spinoza quelque « chose » que l’esprit a, mais que l’esprit forme, ou airme ;
elle n’est donc rien d’autre qu’une expression déterminée de l’activité de
l’esprit3. Un « individu » est certes un « être », mais Spinoza remarque que si
plusieurs individus concourent ensemble à la production d’un même efet,
ils n’en forment plus qu’un au regard de cette activité commune 4. Le critère
décisif qui, ici, constitue plusieurs individus en un seul est bien celui de
l’activité qu’ils partagent, et qu’ils partagent précisément en ceci qu’elle est
identiquement structurée en chacun d’eux.
Par ailleurs, l’enchaînement des concepts de puissance et d’essence, média-
tisé à partir de la troisième partie par celui de conatus, et l’usage de plus en
plus serré que fait Spinoza de ce maillage conceptuel autorisent à airmer
qu’une chose est son activité5, et que, par conséquent, comme cette chose
est singulière, l’activité qu’elle est se singularise par la structure qui lui est
propre, ce pourquoi, par exemple, les afects de Pierre se distinguent de ceux
de Paul autant que l’essence de l’un de celle de l’autre6.
La notion de structure d’activité nous paraît donc féconde en ce qu’elle
rend immédiatement « lisible » l’importance de concevoir les « choses » en

2. « […] mon dessein n’est pas d’expliquer le sens des mots, mais la nature des choses […] »,
Éthique, IV, déinitions 19 et 20 des afects, explication.
3. Ce pourquoi on commence, un peu, à comprendre la thèse spinozienne de l’esprit comme
idée du corps à partir du moment seulement où l’on parvient à se défaire d’une conception
purement représentative de l’idée, conception induite par les schèmes du premier genre
de connaissance, comme en témoignent les mises en garde répétées de Spinoza au lecteur,
l’enjoignant de ne surtout pas concevoir les idées comme des « peintures muettes sur un
tableau », Éthique, II, 49, scolie ; II, 48, scolie.
4. Éthique, II, déinition 7.
5. Précisons, là encore, qu’airmer qu’une chose est son activité n’implique évidemment
pas qu’une chose soit toujours active, mais que, même afectée du coeicient de passivité
inhérent à la condition de tout mode ini quelconque, elle n’en demeure pas moins partiel-
lement concevable par sa seule activité, sa passivité étant une forme de réactivité, comme
nous le verrons quelques lignes plus bas.
6. Éthique, III, 57.
conclusion 95

terme d’activité 7, et qu’une « chose » est une « chose » par cela seul qu’elle
est une structure d’activité, sans nécessairement rentrer dans la catégorie
des « êtres » ou des « choses » qui s’ofrent à la perception telle que le travail
de l’imagination la construit.
Mais en quoi la notion – assez rebattue, il faut l’avouer – de « struc-
ture » peut-elle éclairer, rattachée au concept d’activité, le concept spinozien
d’essence ? En ce qu’il n’y a pas d’activité qui ne soit précise et déterminée.
Airmer que la puissance d’agir d’un mode ini est une partie de la puis-
sance ininie de Dieu, et donc son activité une partie de l’activité de l’Être
absolument inini8, ne revient pas à dissoudre, comme du sucre dans l’eau,
les déterminations du ini dans l’indétermination de l’inini. C’est en tant
que déterminé par l’ininité des autres modes, qui expriment chacun égale-
ment la puissance de Dieu, qu’un mode ini est une partie de celle-ci ; et
si la détermination de l’« exister » d’un être n’est pas soumise au régime de
causalité déini par la proposition 28 du De Deo, cet « exister », qui n’est au
fond rien d’autre que son conatus, est en lui ce qu’il y a de plus irréducti-
blement singulier, donc de déterminé, même s’il s’agit ici d’un autre mode
de détermination. Chez Spinoza, la participation d’un mode ini à l’essence
absolument ininie de Dieu n’implique jamais une « absorption » du singu-
lier dans l’universel par la dissolution de ses déterminations, mais tout le
contraire, comme l’indiquent la déinition du troisième genre de connais-
sance 9 et la proposition 24 du De Libertate : « Plus nous comprenons les
choses singulières, plus nous comprenons Dieu. »
Pas d’activité, donc, qui ne soit l’activité de la structure qu’elle est ; autre-
ment dit pas d’activité qui ne soit organisée selon certains rapports déter-
minés, qui déterminent son degré de complexité, la richesse de son aptitude
à être afectée et à afecter de nombreuses manières les autres modes inis –
donc son degré de puissance ou de perfection –, ce degré variant en fonc-
tion de la structure de ces rapports, qui, pour une activité complexe, intègre
l’existence de rapports déterminés entre des rapports eux-mêmes déterminés,
d’où, sans doute, le privilège accordé par Spinoza au modèle d’intelligibilité
que constitue la démonstration de la proposition 19 du livre 7 des Éléments

7. Ou, réciproquement, concevoir les « actions » comme des « choses » : « […] chaque fois
que quelqu’un imagine ses propres actions, chaque fois il est […] afecté de Joie, et d’une
Joie d’autant plus grande qu’il imagine plus de perfection exprimée par ses actions, et qu’il
les imagine plus distinctement, c’est-à-dire […] d’autant plus qu’il peut mieux les distin-
guer des autres et les contempler comme des choses singulières », Éthique, III, 55, scolie. C’est
nous qui soulignons.
8. Éthique, IV, 4, premier moment de la démonstration.
9. Éthique, II, 40, scolie 2.
96 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

d’Euclide10, où ce qui se donne à concevoir est précisément la nature d’un


rapport entre deux rapports.
Nous avons consacré une partie de notre étude à la distinction qu’éta-
blit Spinoza entre « essence de l’homme » et « nature de l’homme ». En quel-
ques mots, tâchons de la penser, elle aussi, en termes de structure d’activité.
Toute essence humaine est une structure d’activité absolument singulière :
celle de Paul n’est pas celle de Pierre. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de « nature
humaine » ? Nous ne le pensons pas. Paul n’est ni Pierre ni Siméon, mais
tous trois ont une structure d’activité commune : 1) avec leurs semblables ;
2) avec d’autres modes inis. Il paraît évident que la partie commune de
leur structure d’activité est plus importante quand il s’agit de leurs sembla-
bles que d’autres modes inis ; c’est la connaissance de cette partie commune
qui pourrait donner un contenu positif, et non seulement spéculatif, à la
notion de « nature humaine ». Nous tenterons de dire pourquoi, quelques
lignes plus bas, Spinoza reste plus que discret sur ce point. Remarquons
néanmoins qu’un texte articule ces deux plans, celui de « l’essence » et celui
de « la nature », d’une manière qui va dans le sens de notre position :
« De là suit que les afects des animaux que l’on dit privés de raison […]
difèrent des afects des hommes autant que leur nature difère de la nature
humaine. Cheval et homme, c’est vrai, sont tous deux emportés par le Désir
de procréer ; mais l’un, c’est une lubricité de cheval, et l’autre, d’homme.
De même aussi les Désirs et les Appétits des insectes, des poissons et des
oiseaux doivent être chaque fois diférents. Quoique donc chaque individu
vive content de sa nature telle qu’elle est constituée, et s’en réjouisse, néan-
moins cette vie dont chacun est content, et ce contentement, n’est rien
d’autre que l’idée ou l’âme [anima] de ce même individu, et par suite le
contentement de l’un discorde en nature du contentement de l’autre, autant
que l’essence de l’un difère de l’essence de l’autre11. »

D’autre part, concevoir une « chose » en tant qu’activité, et cette activité


en tant que « structure », nous permet d’inscrire la démarche de Spinoza
dans les profonds bouleversements induits par la science galiléenne, et, plus
généralement, dans la science de son temps, et plus particulièrement dans
les espoirs qu’il semblait placer dans les possibles progrès de la médecine et

10. Éthique, II, 40, scolie 2.


11. Éthique, III, 57, scolie. C’est nous qui soulignons. On peut aussi noter, en Éthique, IV,
Appendice, chapitre 9, ce que nous pensons être l’unique emploi du terme « espèce » [speciei
individua] en lieu et place de celui de « nature ».
conclusion 97

des diférentes branches du savoir dont elle est, pour ainsi dire, la connais-
sance appliquée12.
« […] Je tiens la recherche des essences pour non moins impossible et inuti-
lement fatigante dans les substances élémentaires les plus proches et dans
les substances célestes les plus éloignées », écrit Galilée 13. Cette condam-
nation sans appel de la recherche des « essences », telle qu’elle a dominé
une large partie de la Scolastique, et ce quel que soit – Galilée le précise
– son champ d’application, on le sait, marque la naissance de la « science
moderne ». À l’abandon des essences se substitue la recherche des lois natu-
relles, ensemble de rapports invariants entre des variables, déterminées par
des paramètres précis, parce que mesurables et quantiiables. Les phéno-
mènes et leurs variations, ainsi appréhendés, deviennent des faits physi-
ques, désormais susceptibles d’être intégrés à un problème mathématique,
et expliqués selon les termes de ce problème14. Descartes tirera les impli-
cations de ce changement de paradigme philosophique, et Spinoza les
étendra à la totalité du réel, ce qui constitue le soubassement de la préface
au De Afectibus comme de la logique qui en gouverne la démarche, et plus
encore le fondement de la connaissance du second genre. Le problème de
« l’essence de l’homme », tel que Spinoza le trouve posé quand il commence
à écrire, tel qu’il le transforme, et tel qu’il le résout, est donc aussi un héri-
tage de la crise galiléenne15.
Il nous semble qu’il y a, par rapport aux progrès de la médecine de leur
temps, une profonde diférence d’attitude entre Descartes et Spinoza. D’abord,
Descartes y a consacré une part importante de ses recherches et de ses écrits,

12. Traité de la réforme de l’entendement, § 14-15, Gebhardt, II, p. 8.


13. Deuxième Lettre sur les tâches solaires, t. V, p. 187-88. C’est nous qui soulignons.
14. Voir M. Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, Paris, Éditions Albin Michel,
1996, p. 409-59. E. Cassirer, in Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 220, montre que l’étude mathématique des lois
du mouvement permet un dépassement de l’opposition entre le monde des apparences
sensibles soumis au devenir et le monde des êtres intelligibles et éternels. En efet, le mouve-
ment naturel des corps est l’inscription du temps dans l’espace, et donc l’efet ou l’indice
du devenir ; mais l’expression mathématique des lois qui le régissent donne au mouvement
lui-même l’éternité de ce dont la nature est nécessaire. Si le mouvement est changement,
variation, les lois du mouvement sont l’invariant de cette variation, la structure éternelle
de ce changement. Autrement dit, la mathématisation des lois du mouvement permet
d’inscrire l’éternité au cœur du devenir, puisque le calcul du mouvement met en jeu des
relations nécessaires dont la vérité est, de ce fait, éternelle. Ainsi Cassirer peut-il écrire que,
à partir de Galilée, le mouvement « a cessé d’appartenir au règne ombreux du devenir pour
être élevé au rang de l’être pur grâce aux lois rigoureuses, et par là même à la constance, à
la nécessité qui lui sont propres ».
15. Évidemment, une analyse approfondie de la gestion de cet héritage mériterait un travail
de recherche, qui excéderait l’objet de notre étude. Il nous semblait néanmoins impossible
de n’en pas faire au moins mention.
98 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

des premiers ouvrages jusqu’au dernier, ce que n’a pas fait Spinoza. Mais
surtout, il nous paraît pouvoir inférer du peu qu’en dit Spinoza l’expres sion
d’une très grande prudence à l’égard des connaissances acquises et de leur
évolution, prudence avec laquelle tranche l’assurance de Descartes, en dépit,
ou peut-être à cause des erreurs qui entachent ses propres recherches médi-
cales, que ce soit sur la question de la circulation du sang et du rôle du cœur,
ou, plus fatalement, son attachement à la fameuse glande pinéale. Et malgré
l’admiration qu’on peut avoir pour Les Passions de l’âme16, il faut avouer
que la critique qu’en fait Spinoza17 – critique précédée d’une synthèse on
ne peut plus loyale des principes fondamentaux de l’ouvrage de Descartes –
et portant avant tout sur l’ensemble des apories conceptuelles et des obscu-
rités empiriques qu’engage le recours à la thèse de la glande pinéale, il faut
avouer, donc, que cette critique est dirimante.
S’agissant de ce qui relève en l’occurrence d’une connaissance, ou plutôt
d’une erreur médicale, Spinoza réfute bien davantage celles qu’il repère qu’il
n’avance ses propres thèses. Notre hypothèse est qu’il n’en avait pas qui lui
semblassent suisamment solides pour être exposées, et qu’il en avait parfai-
tement conscience 18. On cite à l’envi la formule « […] ce que peut le Corps,
personne jusqu’à présent ne l’a déterminé […] », mais il y a deux façons de
la lire, qui orientent, comme en sourdine, l’interprétation qu’on en fait.
Soit on lit : « […] ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a
déterminé […] », et, mettant ainsi l’accent sur le rôle dévolu à la puissance
corporelle, on en fait une sorte de cri de ralliement emphatique qui mène-
rait tout droit de Spinoza à La Mettrie et de La Mettrie à J.-P. Changeux.
Lecture contestable en ce qu’elle impute implicitement à Spinoza une forme
de « réductionnisme » – réduction de la puissance de l’esprit aux seules lois
du corps – qui n’est en rien spinozien. En efet, l’idée même de « réduction »
d’un plan d’activité à un autre implique le primat, tant ontologique que
gnoséologique, du second sur le premier, qui n’est alors, au mieux, qu’un
16. Même si nous ne partageons pratiquement aucun des principes qui constituent le
soubassement de ce traité, il n’en reste pas moins que Descartes échappe complètement
au moralisme auquel ce type d’ouvrages servait bien souvent de prétexte à l’âge clas-
sique, ce qui lui permet de prendre discrètement ses distances avec les vertus chrétiennes
(Art. 159, A.T. 450 ; Art. 190, A.T. 471-72), au proit de l’éloge d’une morale fondamen-
talement aristocratique, fondée sur une conceptualisation de la « générosité » (Art. 153-58,
A.T. 445-49 ; Art. 187, A.T. 469). Notons également que Descartes, à l’instar de Spinoza,
n’accorde aucun rôle à la méditation sur la mort dans la maîtrise des passions, ce qui, là
encore, le détache de l’emprise du moralisme chrétien.
17. Éthique, V, préface.
18. Dans la lettre 32 à Oldenburg, datée du 20 novembre 1665, la référence à la structure
du sang fonctionne comme une analogie pour penser les notions de totalité et de parties,
en aucun cas comme l’exposé d’une connaissance médicale positive : « Imaginons, si vous
voulez, un ver vivant dans le sang, supposons-le capable de distinguer par la vue les parti-
cules du sang, de la lymphe, etc. […]. » C’est nous qui soulignons.
conclusion 99

épiphénomène, et donc l’inégalité des deux plans. Or la thèse de l’égalité


des attributs, corrélée à celle de leur stricte autonomie, interdit qu’on puisse
« réduire » l’activité de l’esprit à celle du corps : « […] l’efort ou puissance qu’a
l’Esprit en pensant est égale à, et par nature va de pair avec, l’efort ou puis-
sance qu’a le corps en agissant […] 19. » Spinoza n’écrit pas « est réductible à »,
mais bien « est égale à », ce qui est tout autre chose, et suit en toute rigueur
des principes initiaux du De Mente. En fait, davantage qu’il ne « réduit »
l’activité de l’esprit à celle du corps, Spinoza « élève » celle du corps à celle
de l’esprit, de la même manière qu’il ne « réduit » pas Dieu à la Nature, mais
« élève » la puissance de la Nature à celle de Dieu. Distinction qui n’a rien
de purement rhétorique, et qui trouve son aboutissement conceptuel dans
les propositions 45, 46 et 47 du De Mente : « L’Esprit humain a la connais-
sance adéquate de l’essence ininie et éternelle de Dieu20. »
On peut donc aussi lire autrement la formule : « […] ce que peut le Corps,
personne jusqu’à présent ne l’a déterminé […] », et alors on met l’accent
sur la conscience de l’ignorance des causes et de la nature de la puissance
corporelle, ignorance ponctuelle, sans doute transitoire, mais qui invite à la
prudence. Un texte témoigne de cette prudence de Spinoza, quand il s’avance
sur le terrain, problématique à tous égards 21, d’une explication, « par les lois
du corps », d’une activité de l’esprit. Il s’agit du corollaire de la proposi-
tion 17 du De Mente : « Les corps extérieurs par lesquels le corps humain a
été une fois afecté, l’Esprit pourra, même s’ils n’existent pas ou ne sont pas
présents, les contempler pourtant comme s’ils étaient présents. » La démons-
tration fait entièrement fond sur l’exposé de la « petite physique », puis est
suivie d’un scolie, qui commence ainsi : « Nous voyons comment il peut
se faire que nous contemplions comme présents ce qui n’est pas, comme il
arrive souvent. Et il peut se faire que cela arrive encore pour d’autres causes ;
mais il me suit ici d’en avoir montré une, par laquelle je puisse expliquer
la chose comme si je l’avais montré par sa vraie cause […]22. » Autrement dit,
l’essence de Pierre étant l’essence du corps de Pierre 23, et l’esprit ne conce-
vant rien « sous une espèce d’éternité qu’en tant qu’il conçoit l’essence de son
Corps sous une espèce d’éternité […] »24, il devient évident que la connais-
sance positive de l’essence d’un corps, conçue comme une structure d’acti-
vité spéciique, et donc la connaissance de l’essence de cet homme, qui est

19. Éthique, III, 28, premier moment de la démonstration. C’est nous qui soulignons.
20. Éthique, II, 47. (Si Pascal avait pu lire cet énoncé, il nous plaît d’imaginer sa
stupeur.)
21. Et notamment à l’égard de Éthique, II, 6 et 7.
22. C’est nous qui soulignons.
23. Éthique, II, 17, scolie.
24. Éthique, V, 31. C’est nous qui soulignons.
100 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

ce corps et cette idée de ce corps, aurait beaucoup à attendre des progrès de


la science médicale, et, plus largement, biologique.
Et il n’est pas surprenant que la référence à l’œuvre de Spinoza, notam-
ment sur la manière dont il a conceptualisé la question du rapport entre le
corps et l’esprit, soit fréquente aujourd’hui chez les neurologues, certains y
trouvant manifestement un modèle conceptuel où s’inscrivent leurs propres
travaux25. Bref, si le corps a une essence, et s’il y a un « plan des essences »,
nous pensons que la connaissance de ce plan, aux yeux de Spinoza, relevait
bien davantage de la science que de la métaphysique, et que son mutisme
sur la question doit d’abord être imputé à une forme de prudence et de
probité intellectuelle.
Au début de cette conclusion, nous avons émis quelques réserves sur l’idée
que l’existence de Pierre, ou de Paul, pourrait « réaliser » ou ne pas « réaliser »
l’essence de Pierre, ou celle de Paul. Cette idée nous paraît en partie induite
par la distinction entre un « plan des essences » et un « plan des existences »
dans la philosophie de l’Éthique, et, en ce sens, relève d’une problématique
plus globale que celle qui fait l’objet de notre étude. Mais dans la mesure où
elle engage les dimensions tant éthiques qu’« existentielles » du problème de
l’« essence de l’homme », nous voudrions pour inir en dire un mot.
Toute variation de la puissance, et donc de l’essence d’une chose, néga-
tive aussi bien que positive, exprime l’essence de cette chose ; mais tout ce qui
exprime l’essence d’une chose ne lui appartient pas, ou ne la constitue26 pas,
25. Nous pensons évidemment à l’ouvrage de Antonio R. Damasio, Looking for Spinoza :
Joy, Sorrow, and the Feeling Brain, publié en français sous le titre, aussi pompeux que
grotesque, de Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003. Si le spinozisme de l’auteur
est parfois un peu approximatif, il n’en témoigne pas moins de l’inscription de la pensée
de Spinoza dans les enjeux contemporains d’une branche féconde des recherches médi-
cales. Les entretiens entre J.-P. Changeux et P. Ricœur, publiés sous le titre La Nature et la
règle, en témoignent également, in J.-P. Changeux et P. Ricœur, La Nature et la règle, Ce
qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 27-43.
26. G. Deleuze, commentant la correspondance entre Spinoza et Blyenbergh sur la ques-
tion de l’essence (in Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1968,
p. 230-31), invite à distinguer « appartenir à l’essence » et « constituer l’essence ». Ainsi,
lorsque Spinoza écrit que Dieu constitue l’essence de, il ne voudrait pas dire que Dieu appar-
tient à l’essence de, cette seule dernière formulation impliquant dès lors la réciprocité formulée
dans la déinition des réquisits de l’essence, de sorte que Dieu pourrait être dit constituer
l’essence d’une chose, et néanmoins pouvoir être et être conçu sans elle. La formule Deus
quatenus humanae mentis essentiam constituit n’impliquerait pas que, le posant nécessai-
rement comme il se pose lui-même, Dieu pût être inconcevable sans l’un de ses modes
inis. Mais cette remarque de G. Deleuze butte sur la lettre du texte : Spinoza emploie les
verbes pertinere et constituere comme des synonymes : par exemple, reprenant intégrale-
ment et quasi textuellement la déinition des réquisits de l’essence à la in du scolie de la
proposition 10 du De Mente, il n’écrit pas, comme il l’avait pourtant fait dans la formu-
lation initiale, ad essentiam alicujus res id pertinere dico, quo dato res necessario ponitur,
mais id necessario essentiam alicujus rei constituere dixi, quo dato res ponitur, invitant ainsi
conclusion 101

ou encore ne l’explique 27 pas, pour reprendre trois vocables dont Spinoza fait
un usage très proche. Autrement dit, tout ce qui appartient à mon essence,
ou la constitue, je l’éprouve nécessairement28 ; mais, à l’inverse, tout ce que
j’éprouve n’appartient pas nécessairement à mon essence29. Ain de clariier
ce point, regardons d’assez près un texte qui paraît contredire cette distinc-
tion que nous faisons entre « exprimer » une essence et la « constituer », et
qui est le nerf de notre argumentation.
La démonstration de la proposition 19 du De Deo reformule ainsi la
déinition des attributs : « […] par attributs de Dieu il faut entendre ce
qui exprime l’essence de la substance Divine, c’est-à-dire ce qui appartient
à la substance […]30. » Ici, il semble qu’exprimer l’essence de A et appar-
tenir à A soient équivalents. Il n’en est rien, ou plutôt cette équivalence
ne vaut que pour la seule substance, et, a contrario, vériie donc la validité
de la position selon laquelle, pour un mode ini, tout ce qui exprime son
essence – autrement dit la totalité de ses afections – n’appartient pas pour
autant à son essence. D’une part, en efet, tout ce qui est, est en Dieu 31,
dont l’étofe même est, pour ainsi dire, tissée des efets de sa puissance.
En ce sens, on peut dire qu’il n’y a rien qui, étant, n’exprime l’essence de
Dieu. D’autre part, la puissance de Dieu étant son essence même 32, toute
expression de sa puissance est dès lors constitutive de son essence33. Mais
s’il est légitime d’airmer d’un mode ini que sa puissance est son essence
même34, en revanche, toute expression de sa puissance ne saurait appartenir
à son essence, car le mode n’étant pas, par déinition, cause de soi, et, en
tant que mode ini, étant limité au moins par un autre de même nature et

le lecteur à tenir pertinere et constituere pour strictement équivalents. De même, dans la


démonstration de la proposition 37 du De Mente, qui, on l’a vu, repose tout entière sur
la déinition de l’essence et son implication de réciprocité, constituer est à nouveau utilisé
comme un strict équivalent de appartenir à : ce qui constitue l’essence de B [concipe […]
id essentiam alicujus rei singularis constituere] ne pourra, sans B, ni être ni être conçu. Et la
conclusion entérine l’équivalence sémantique des deux termes : « […] cela donc n’appar-
tient pas [non pertinet] à l’essence de B ni ne constitue [constituit] l’essence d’une autre
chose singulière. » Pour notre part, nous ne voyons donc rien qui, dans l’organisation et le
fonctionnement du texte de l’Éthique, justiie qu’on introduise une diférence sémantique
entre pertinere et constituere. Ces remarques tatillonnes, et de bien peu de portée, ne reti-
rent rien au respect et à l’admiration que nous avons pour G. Deleuze. Sans doute eût-il
lui-même admis qu’admiration ne vaut pas vénération.
27. Nous avons déjà commenté ce qu’impliquait l’emploi assez spéciique du vocable
« expliquer », p. 52-53.
28. Éthique, III, 6, 7 et 8.
29. Éthique, IV, 2, 3 et 4.
30. C’est nous qui soulignons.
31. Éthique, I, 15.
32. Éthique, I, 34.
33. Éthique, I, 25, scolie et corollaire.
34. Éthique, III, 6-7.
102 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

plus puissant35, il ne saurait donc être la cause adéquate de toutes les afec-
tions de son essence. Si toute afection de l’essence d’un mode ini est donc
expression de cette essence – car comment une essence pourrait-elle ne pas
s’exprimer à travers ses afections ? – elle n’en est que l’expression partielle,
puisque, s’il s’agit bien d’une afection d’elle-même, c’est en même temps
une afection d’elle-même par autre chose, de sorte que, dans cette afection
d’elle-même, l’essence exprime, en même temps qu’elle-même, cette autre
chose qui, par son altérité même, n’appartient pas à son essence.
Cette distinction nous invite à réengager la question du rapport entre agir
et pâtir dans l’Éthique. D’une manière générale, il est notable que Spinoza
n’oppose jamais frontalement un pur agir à un pur pâtir, comme si l’un et
l’autre s’excluaient réciproquement36. Puisque nous pâtissons quand nous
ne sommes la cause « que partielle » 37 d’une afection, cela suppose bien
qu’il n’y a pas d’afection – quel qu’en soit le coeicient de passivité – dont
nous ne soyons, au moins partiellement, et si peu que ce fût-ce, la cause. De
même, si « nous pâtissons lorsqu’il naît en nous […] quelque chose qui ne
peut se déduire des seules lois de notre nature »38, cela n’implique pas non
plus que ce dont nous pâtissons se puisse déduire des seules lois de la nature
de la cause extérieure dont la puissance nous afecte, mais cela suppose, au
contraire, que, tant l’afect que l’afection dont il est l’idée, enveloppent
partiellement et également les lois de notre nature, mais non pas, bien sûr,
elles seules. Enin, quand Spinoza écrit que « l’essence d’une passion ne peut
s’expliquer par notre seule essence »39, il est clair, là encore, qu’on ne peut en
conclure que l’explication de l’essence d’une passion serait imputable à la
seule essence de la cause extérieure qui nous afecte, à l’exclusion de toute
participation de notre essence propre.
On le voit, quelle que soit la formulation adoptée par Spinoza, la pensée
qu’elle exprime demeure remarquablement stable. Une afection qui serait
un pur pâtir, sans rien en elle qui serait référée causalement à une partie au
moins de notre activité, est de toute façon une chimère, car elle suppose
la négation radicale de notre activité, et donc la négation de la condition
même de sa possibilité.
C’est aussi pourquoi d’ailleurs toute détermination de l’activité d’un
individu par l’activité d’un autre individu, et bien que le premier pâtisse du
second, exprime à sa manière l’activité de cela qui, pourtant, pâtit. C’est ce

35. Éthique, I, déinition 2 ; IV, axiome.


36. Sur ce point, voir les analyses de C. Jaquet, in L’Unité du corps et de l’esprit, Afects,
actions et passions chez Spinoza, Paris, PUF, 2004, p. 93.
37. Éthique, III, déinition 2.
38. Éthique, IV, 2, démonstration. C’est nous qui soulignons.
39. Éthique, IV, 5, démonstration. C’est nous qui soulignons.
conclusion 103

qu’établit fermement la proposition 57 du De Afectibus40, fondée, comme


la plupart des propositions du De Afectibus qui renvoient aux principes
de la rationalité qui s’y déploie, sur un texte de la « petite physique » du
De Mente, en l’occurrence l’axiome 1 après le lemme 3 41. Supposons – à
l’inverse de ce que nous avions développé dans notre analyse des réquisits
corporels de la rationalité –, supposons donc que A est majoritairement
déterminé par B à travers ce qui, dans l’activité de B, est gouverné par une
loi étrangère à l’activité de A : il n’en reste pas moins que l’action de B sur
A ne s’exprime en A que réfractée par l’ensemble des lois qui organisent la
structure d’activité propre à A.
Un corps n’est afecté par un autre corps – y compris bien sûr si cette
afection diminue sa puissance d’agir – qu’à travers le prisme de sa propre
activité. L’explication de la déinition générale des afects, qui clôt le De
Afectibus, le montre assez clairement :
« […] toutes les idées que nous avons des corps indiquent [indicant] plus
l’état actuel [actualem constitutionem] de notre corps […] que la nature du
corps extérieur ; or celle qui constitue la forme de l’afect doit indiquer ou
exprimer l’état [constitutionem] du corps, ou d’une de ses parties, état que
le corps lui-même, ou une de ses parties, se trouve avoir du fait que sa puis-
sance d’agir, autrement dit sa force d’exister, se trouve augmentée ou dimi-
nuée, aidée ou contrariée42. »
L’activité diminuée et contrariée qu’exprime par déinition tout afect de
tristesse n’en demeure pas moins une forme d’activité43, qui « indique », ou
« exprime », une disposition actuelle du corps, elle-même tributaire, comme
nous venons de le rappeler, de l’essence propre de ce corps, dont la puis-
sance se trouve contrariée par l’action qu’exerce sur lui une autre puissance.
Si, par exemple, la maladie témoigne de la domination qu’exerce l’activité
d’un organisme sur un autre, et donc la passivité du second à l’égard du
premier, il n’en reste pas moins que cette domination s’exerce à partir de
la structure d’activité propre à l’organisme malade, dont elle témoigne et
qu’elle exprime à sa manière. C’est ce qui sous-tend la remarque incidente
selon laquelle la douleur peut être dite bonne « en tant qu’elle indique que
40. « N’importe quel afect de chaque individu discorde de l’afect d’un autre, autant que
l’essence de l’un difère de l’essence de l’autre. »
41. « Toutes les manières [modi] dont un corps est afecté par un autre corps suivent de la
nature du corps afecté et en même temps de la nature du corps qui l’afecte […]. »
42. C’est nous qui soulignons.
43. « Nous ne pouvons dire non plus que la Tristesse consiste dans la privation d’une
plus grande perfection ; car une privation n’est rien, tandis que l’afect de Tristesse est un
acte, et cet acte, par suite, ne peut être autre que l’acte de passer à une moindre perfec-
tion », Éthique, III, déinitions des afects, explication des déinitions 2 et 3. C’est nous
qui soulignons.
104 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

la partie lésée [laesam] n’est pas encore pourrie [putrefactam] »44. En efet,
la douleur témoigne de la réactivité de l’organe malade, attestant ainsi qu’il
est encore actif, donc partiellement sain ; en revanche, l’absence de douleur,
conjointe à la maladie, semble indiquer que l’organe malade a perdu le
minimum d’activité autonome qui est le soubassement biologique de toute
réactivité, et que, nécrosé, il est donc comme mort, ou, du moins, qu’il n’y
a plus rien en lui qui ne soit désormais vaincu par la maladie.
De même, dans l’ordre politique, la colonisation d’un peuple par un
autre exprime, au sein même de la domination la plus unilatérale 45, la nature
du peuple asservi. Ainsi, en conquérant le monde gréco-latin, le christia-
nisme s’est-il hellénisé et latinisé, de même que, presque à la même époque,
le bouddhisme s’est sinisé en même temps que s’y convertissaient des pans
entiers de la société chinoise. Autrement dit, toute action d’un corps46 sur un
autre enveloppe, simultanément et inséparablement, une réaction du corps
afecté, réaction qui, comme le mot lui-même l’indique, est au moins tribu-
taire de l’essence propre et singulière de l’activité de cela qui « ré-agit ». Ce
pourquoi, si l’image que nous formons du soleil enveloppe bien « l’essence
du soleil » 47, ainsi que l’écrit expressément Spinoza – et non, par consé-
quent, les seules qualités secondes du soleil, comme l’eussent écrit à peu
près à la même époque Locke ou Malebranche, par exemple –, il n’en reste
pas moins que cette « essence » n’est enveloppée par la perception que nous
en avons que radicalement transformée par les lois qui gouvernent notre
vision, et, pourrait-on dire, « transmuée » par l’ensemble de notre activité
perceptive, elle-même expression de notre structure d’activité.
Si, pour un mode ini singulier, il n’y a pas de rapport d’exclusion entre
son agir et son pâtir, le rapport entre son « essence » et son « existence » –
et la question de l’accomplissement de l’une par l’autre – n’en devient que
plus problématique.
Pour que mon existence « réalisât » mon essence, il faudrait que je fusse
soustrait à la condition universelle de mode singulier et ini. Ce qui est
impossible48. Pour que mon existence ne « réalisât » pas – si peu que ce fût –
mon essence, il faudrait que je fusse un pur pâtir, donc un mode singulier

44. Éthique, IV, 58, scolie.


45. Nous distinguons bien sûr une politique de colonisation, aussi inique et brutale soit-
elle, d’une politique d’extermination d’un peuple, qui, en quelque sorte par déinition, est
la négation radicale de la puissance et de l’essence propres de ce peuple.
46. Un peuple – et non seulement une population – forme bien un « corps politique ».
47. Éthique, II, 35, scolie ; IV, 1, scolie.
48. Éthique, I, 28 ; IV, 2, 3, 4, et 58, scolie.
conclusion 105

et ini dépourvu de toute essence. Ce qui est également impossible 49. Mal
posé, le problème ne peut donc être résolu.
Nous l’avons dit, rien de ce que je conçois, éprouve, désire, etc., ne peut
être complètement étranger à mon essence ; mais seul constitue mon essence
ce qui s’éprouve dans la joie et la béatitude, expériences dont la durée, plus
ou moins précaire, n’ôte rien à la plénitude d’exister qui s’airme en elles :
« Enin, par perfection en général j’entendrai, comme j’ai dit, réalité, c’est-
à-dire l’essence d’une chose quelconque, en tant qu’elle existe et opère de
manière précise, sans qu’il soit tenu aucun compte de sa durée. Car aucune
chose singulière ne peut être dite plus parfaite pour la raison qu’elle a persé-
véré plus de temps dans l’exister […]50. »

Une lettre de Mozart à son père, par le récit qu’elle contient, nous paraît
illustrer, aussi clairement que le jour, notre propos. Mozart a vingt-deux ans.
Sous les recommandations insistantes de son père, il se rend à Paris, seul
avec sa mère, ain de satisfaire l’espoir paternel qu’il y fasse une carrière à la
hauteur de son talent ; car, pour Léopold Mozart, comme pour beaucoup de
ses contemporains, il n’y a, en cette in du xviiie siècle, pas d’autres « capi-
tales » que Paris pour réussir dans les arts et les lettres. Léopold, quant à lui,
doit rester à Salzbourg, contraint d’honorer ses engagements à la cour.
Ce séjour parisien de six mois est un échec : Mozart n’a plus huit ans
comme lors de son premier séjour, il n’est plus cet enfant prodige qui exci-
tait la curiosité de la noblesse et joua devant Louis XV. Il lui faut donc cette
fois solliciter, souvent en vain, commandes, leçons particulières, concerts
privés ou publics. Grâce à une lettre de recommandation, il obtient un jour
d’être reçu chez la duchesse de Chabot :
« Je dus attendre une demi-heure dans une grande pièce glaciale, non chaufée
et sans cheminée. Finalement, la Duchesse de Chabot arriva et me pria
avec la plus grande amabilité de me satisfaire du piano qui était là, du fait
qu’aucun des siens n’était en état ; elle me pria d’essayer. Je dis : j’aimerais
de tout cœur jouer quelque chose mais c’est impossible dans l’immédiat car
je ne sens plus mes doigts tant j’ai froid ; et je la priai de bien vouloir me
faire conduire au moins dans une pièce où il y aurait une cheminée avec du
feu. Oh oui Monsieur, vous avez raison. Ce fut toute sa réponse. Puis elle
s’assit et commença à dessiner, pendant une heure, en compagnie d’autres
messieurs, tous assis en cercle autour d’une table. Ainsi, j’ai eu l’honneur
d’attendre une heure entière. […] Et je ne savais que faire, si longtemps,
de froid, de mal de tête et d’ennui. […] Finalement, pour être bref, je jouai
49. Éthique, I, 25, corollaire ; III, 6 et 7.
50. Éthique, IV, in de la préface. C’est nous qui soulignons.
106 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

sur ce misérable afreux pianoforte. Mais le pire est que Madame et tous ces
messieurs n’abandonnèrent pas un instant leur dessin, le continuèrent au
contraire tout le temps, et je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables et
les murs. Dans ces conditions aussi abominables, je perdis patience […], je
dis ce qu’il y avait à dire, qu’il m’était impossible de me faire honneur sur
ce piano et qu’il me serait très agréable de revenir un autre jour, lorsqu’il
y aurait un meilleur instrument. Elle ne voulut toutefois pas céder, je dus
encore attendre une demi-heure que son mari arrive. Lui s’assit auprès de
moi et m’écouta avec toute son attention, et moi – j’en oubliai le froid, le
mal de tête, et me mis à jouer, malgré le détestable piano – comme je joue
lorsque je suis de bonne humeur. Donnez-moi le meilleur piano d’Europe
mais comme auditeurs des gens qui ne comprennent rien, qui ne veulent
rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue, j’y perds
tout plaisir51. »
On l’aura compris, le premier épisode illustre un état 52 de l’essence de
Mozart, la manière dont la structure d’activité qui est la sienne se trouve
diminuée, altérée, par des structures d’activité qui lui sont nuisibles 53, mais
cette diminution et cette altération de la puissance d’agir mozartienne se
font, encore, nécessairement bien que partiellement, selon les lois qui la
constituent, de sorte qu’on peut dire encore qu’elles expriment l’essence de
Mozart. En revanche, la réaction née de l’arrivée et de l’attitude du mari,
qui renverse la situation, témoigne d’une disposition d’être, d’un mode
d’exister, qui, incontestablement, explique et constitue « l’essence de Mozart ».
Composer, jouer ce qu’il compose, « comme je joue lorsque je suis de bonne
humeur », sentir que les autres sentent avec lui ce qu’il joue, telle est sa joie,
et telle est son essence54.

51. Lettre de Mozart à son père à Salzbourg, Paris, le 1er mai 1778, in W. A. Mozart,
Correspondance complète, tome II, Paris, Flammarion, 1987, p. 300-01.
52. « […] par afection de l’essence humaine nous entendons n’importe quel état [constiu-
tionem] de cette essence […] », Éthique, III, déinition 1 des afects, explication.
53. Éthique, IV, 5.
54. « […] plus grande est la Joie qui nous afecte, plus grande la perfection à laquelle nous
passons, c’est-à-dire, plus nous participons, nécessairement, de la nature divine », Éthique, IV,
45, scolie. Dans un ordre d’idées très proche, Proust écrit : « Mais l’instinct du constructeur
était trop profond chez Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti utile-
ment et selon la vérité, résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord,
et aux autres ensuite », in M. Proust, À la recherche du temps perdu, À l’ombre des jeunes
illes en leurs, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, tome II, p. 556. Faire
de la joie créatrice, et de la joie partagée, « la seule preuve » tant de l’utilité de l’œuvre que
de sa vérité, nous paraît, par cette manière d’articuler utilité, vérité et joie – trois concepts
fondamentaux du De Servitute – pouvoir s’inscrire sans peine dans la pensée de l’Éthique.
C’est bien, pour tout mode ini singulier, ce qui s’éprouve dans la joie qui atteste de ce qui
constitue et explique la vérité de son essence.
Bibliographie

L’Éthique de Spinoza est cité dans la traduction de B. Pautrat, Paris, Éditions du


Seuil, 1988.

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Table des matières

 .......................................................................................................... 7
 ............................................................................................ 11
   ’  ’
   ................................................................. 15
1. Statut, fonction et stratégie de la critique des universaux
dans l’Éthique ............................................................................................. 15
2. Les réquisits de la question de l’essence de l’homme
dans la philosophie thomiste et néo-thomiste ............................................. 19
3. Les implications anthropologiques de l’épistémologie scolastique,
ou l’envers de l’argumentation du De Mente ............................................... 21

  ’«   ’ »


  «   ’ »  ’ÉTHIQUE ....................................... 27
1. Analyse logique de la seconde déinition
du De Natura et origine mentis .................................................................... 27
2. Usages des concepts d’« essence de l’homme »
et de « nature de l’homme » : quelles distinctions ? ....................................... 28
3. Analyse de Éthique, II, 10 : la non-substantialité
de l’essence de l’homme et ses implications ................................................ 38

   ’  ’


     .................................................................. 47
1. Hétérogénéité des déterminations de l’essence humaine par le désir ............ 47
2. Désir et conscience ..................................................................................... 49
110 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza

   ’  ’...................................................... 51


1. L’essence humaine, l’action rationnelle et ses limites ................................... 51
2. Rationalité et essence humaine : la raison peut-elle se concevoir
sans l’homme ?............................................................................................ 56
3. Le statut de l’essence de l’homme et les réquisits corporels
de la rationalité........................................................................................... 60
4. Privation de raison : privation d’humanité ?................................................. 67

    


  « ’  ’ » :
    «      » .............. 75
1. Les paradoxes du « modèle » de la nature humaine ...................................... 75
2. Un « modèle » sans « essence » ...................................................................... 79
3. Statut de la raison dans la construction du modèle spinozien
de la nature humaine : l’uniication de l’esprit humain................................ 86

................................................................................................. 93
 .......................................................................................... 107

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