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Julien Busse
DOI : 10.4000/books.psorbonne.277
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 18 décembre 2014
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9782859448097
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782859446239
Nombre de pages : 112
Référence électronique
BUSSE, Julien. Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza. Nouvelle édition [en ligne]. Paris :
Éditions de la Sorbonne, 2009 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/psorbonne/277>. ISBN : 9782859448097. DOI : 10.4000/books.psorbonne.277.
Julien Busse
Le problème de l’essence
de l’homme chez Spinoza
Publications de la Sorbonne
2009
Composition typographique : Bénédicte Chantalou / Yuruga
ISBN 978-2-85944-623-9
ISSN 1255-183X
À Marin
À Roman
Il est des livres rares et celui de Julien Busse en fait partie, non seule-
ment par son contenu spéculatif, mais par les circonstances dans lesquelles
il a été écrit.
Enseignant au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny, Julien Busse apparte-
nait à cette catégorie remarquable de professeurs du secondaire que l’amour
de la philosophie pousse à continuer leurs recherches non pas parce qu’ils
veulent faire carrière à tout prix, mais parce qu’ils ont quelque chose à dire et
qu’ils entendent le partager. Après avoir longuement mûri son projet, Julien
Busse avait entrepris, sous ma direction, une thèse de doctorat intitulée « Le
problème de l’essence de l’homme chez Spinoza », mais la maladie contre
laquelle il a lutté avec une extraordinaire force d’âme a ini par le terrasser
en mars 2008. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il avait choisi de s’inter-
roger sur cette question énigmatique de l’essence de l’homme dans la philo-
sophie spinoziste. « On ne sait pas ce que peut le corps », écrit Spinoza, et
Julien Busse est l’illustration en acte de cette formule devenue célèbre. Sa
vie est l’exemple même de cette puissance insoupçonnée du corps unie à
une grande fermeté d’esprit. Après avoir été hospitalisé à plusieurs reprises et
avoir passé une semaine dans le coma, Julien Busse a mobilisé ses dernières
forces pour écrire et achever ce livre, qui devait être une partie de sa thèse,
mais qui forme une totalité autonome. La philosophie de Spinoza n’a pas
été pour lui une simple consolation, comme chez Boèce, mais une véritable
force de vie qui l’a conduit à résister à ce que nous appelions son « cancrelat
récidiviste » et à accomplir cet exploit de persévérer joyeusement dans l’écri-
ture, sans jamais se plaindre ni manifester la moindre amertume face à
son sort. Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, le 26 février 2008, peu
avant sa mort, il écrivait ainsi : « Ta visite chez moi m’a donné des ailes ! J’en
proite pour t’en remercier encore. J’ai pu terminer mon travail sur l’Éthique
[…], ce travail auquel je dois en partie de ne pas m’être laissé envahir par
8 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
la maladie ces huit derniers mois. » Preuve s’il en est que la « sagesse est une
méditation non de la mort mais de la vie ».
Le manuscrit qu’il m’a remis est d’une qualité telle qu’il est publié en
l’état. J’ai simplement rajouté, avec l’accord de Flora, son épouse, un exergue
et deux phrases de transition, mises entre crochets dans le texte et écrites
en italiques. Pascal Sévérac et Ariel Suhamy ont relu attentivement le texte
et corrigé les quelques coquilles qui restaient. Pascal Sévérac a également
reconstitué la bibliographie qui manquait à partir des ouvrages cités dans
le corps du texte. Je tiens tout particulièrement à les en remercier ainsi que
Bertrand Hirsch, le directeur des Publications de la Sorbonne, qui a accueilli
sans hésiter ce texte dans la collection de philosophie, après les rapports très
élogieux qui en ont été faits et l’approbation de son comité éditorial.
Mais Le problème de l’essence de l’homme n’est pas un livre rare unique-
ment en raison des circonstances qui ont présidé à sa rédaction. De telles
circonstances, au-delà de la sympathie et de l’estime qu’elles peuvent valoir
à l’auteur, ne sauraient suire à justiier la publication de l’œuvre à titre
posthume et attester de sa valeur. En réalité, si la thèse de Julien Busse est
d’un grand intérêt, c’est parce qu’elle résout de manière peut-être bien déi-
nitive, un problème récurrent dans les études spinozistes, celui de la déi-
nition exacte de l’essence de l’homme. De nombreux commentateurs se
sont en efet penchés sur ce l’on pourrait appeler l’énigme de l’essence de
l’homme sans élucider de manière parfaitement satisfaisante ce que le sphinx
Spinoza entendait par là.
Julien Busse part d’un constat : l’absence notoire d’une déinition de
l’essence de l’homme en bonne et due forme dans l’Éthique. Spinoza formule
dès le début de la partie I de son livre une déinition de Dieu, mais il n’en
fait pas autant pour l’homme alors que son projet éthique semble exiger
une telle démarche. Dès le Traité de la réforme de l’entendement, en efet, il
se propose d’atteindre une nature humaine plus forte et il persévère dans
cette voie en airmant dans la préface de l’Éthique IV que « nous dési-
rons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature
humaine placé devant nos yeux ». Qu’elle prenne la forme d’une aspiration
à une nature humaine supérieure ou celle du désir d’un modèle, la recherche
éthique requiert que nous ayons l’idée de ce qu’est un homme et de ce qu’il
peut accomplir. Une connaissance précise de l’essence de l’homme semble
donc s’imposer comme la condition de possibilité du projet spinoziste. Or,
curieusement, Spinoza ne satisfait pas à cette exigence, il fait allusion à
plusieurs reprises à l’essence de l’homme sans éclairer nettement le sens de
cette expression. Certes, il déclare que l’homme est constitué d’un corps et
d’un esprit ; il déinit l’esprit comme l’idée du corps et précise que nous ne
pouvons comprendre sa nature qu’en connaissant celle de son objet. Mais
préface 9
Chantal Jaquet
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Introduction
succès. Il n’en reste pas moins que cette déinition est un « emprunt », et ne
fait l’objet d’aucun réel travail de conceptualisation7.
Force est donc de constater que la situation est paradoxale : souvent
évoquée8, parfois comme énoncée dans une autre déinition – « l’appétit »,
« le désir » – qui semble la contenir, la déinition de « l’essence de l’homme »
n’est jamais explicitement formulée dans l’Éthique. A. Matheron en conclut
que « Spinoza n’a pas déini l’essence spéciique de l’homme », et que « Spinoza
n’est même pas arrivé à déinir l’homme en tant que tel, dans ses caractères
spéciiques »9.
Dans le sillage de la position airmée par A. Matheron, P.-F. Moreau
note aujourd’hui, quant à lui, que « la frontière [est] inassignable sur le
plan conceptuel entre l’humanité et l’animalité […] »10. En revanche, d’une
manière peut-être un peu surprenante par rapport au travail antérieur que
nous avons cité, C. Ramond, dans l’article récent qu’il consacre au concept
d’« essence » dans son Dictionnaire Spinoza, conclut : « La diiculté que pose
une telle doctrine [de l’essence] est en revanche la conception des essences
spéciiques, auxquelles Spinoza accorde manifestement crédit : l’essence de
l’homme, par exemple11. »
Bref, il semble que la question de « l’essence de l’homme » et de sa déi-
nition dans l’Éthique fasse encore problème. Pour notre part, nous avouons
d’emblée, et nous espérons montrer pourquoi, que c’est faire preuve d’une
certaine forme d’entêtement que d’y chercher tant une conception de l’essence
spéciique de l’homme que sa déinition, explicites ou implicites. Nous
ne croyons pas non plus qu’une telle déinition soit cachée dans l’Éthique
comme la lettre volée dans la nouvelle éponyme d’E. A. Poe.
Aussi, ce qui a motivé cette partie de notre travail sur l’Éthique n’est pas
tant la recherche obstinée d’une déinition de « l’essence de l’homme », que
de nous eforcer de comprendre pourquoi elle n’y igure pas, et davantage
encore les efets que produit cette absence. Il y a, croyons-nous, une origi-
nalité fondamentale dans la position et la démarche de Spinoza : construire
une éthique qui ne soit justement pas fondée sur, ancrée à une déinition
7. Voir P.-F. Moreau, Spinoza, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 55. Nous
espérons avoir l’occasion d’y revenir dans la partie de notre travail qui devrait être consa-
crée à l’inscription du problème de « l’essence de l’homme » dans le champ de la philosophie
politique de Spinoza.
8. Nous verrons dans quels textes et dans quel contexte.
9. A. Matheron, « L’anthropologie spinoziste ? », in Anthropologie et politique au XVIIe siècle
(études sur Spinoza), Paris, Vrin, collection « Vrin-Reprise », 1986, p. 21.
10. P.-F. Moreau, Spinoza, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 15. Voir aussi
p. 58 et 60.
11. C. Ramond, Dictionnaire Spinoza, Paris, Éditions Ellipses, 2007, p. 61.
introduction 13
nous trompons facilement quand nous confondons les universels avec les
singuliers [universalia cum singularibus], et les étants de raison et abstraits
avec les étants réels [entia rationis et abstracta cum realibus]. » L’opposition
entre les « universaux » et les « singuliers » est ici recoupée par l’opposition
entre les « étants de raison et abstraits » et les « étants réels », de sorte qu’on
est invité à considérer, d’une part, que seuls les étants singuliers sont réels,
et que, d’autre part, les universaux n’ont de réalité que pour l’esprit qui les
forge par induction1.
Un peu en amont de ce scolie récapitulatif, le scolie de la proposition
48 du De Mente condamnait déjà l’idée d’une « faculté absolue » [facultatem
absolutem] de vouloir ou de comprendre en ces termes : « L’intellect et la
volonté ont avec telle et telle idée, ou telle et telle volition, le même rapport
que la pierrité [lapideitas] avec telle et telle pierre, ou que l’homme [homo]
avec Pierre et Paul. » Autrement dit, le concept d’« homme » n’a pas plus de
contenu réel que celui de « pierrité ». Mais ces universaux, que Spinoza quali-
iera plus bas, nous venons de le voir, d’entia rationis et abstracta, sont ici
désignés comme des entia Metaphysica. C’est la seule occurrence du terme
« métaphysique » dans l’Éthique 2. Une chose qui, n’étant pas singulière,
n’est pas réelle, est une chose qui n’est pas un mode exprimant « cet Étant
éternel et inini que nous appelons Dieu, autrement dit la Nature »3, c’est
donc bien en ce sens une chose « méta-physique », « sur-naturelle », un être
de raison, une pure abstraction. Si une volition est bien un étant singulier
et réel, c’est qu’elle est l’idée d’une afection d’un corps, qu’elle est un mode
ini de l’attribut pensée corrélé à un mode ini étendu4 ; si « la volonté » est
un universel abstrait, c’est qu’elle est une idée sans corps, et, en ce sens, une
idée qu’on peut à bon droit qualiier de « métaphysique ».
Il nous semble ainsi que le fondement ontologique du rejet épistémo-
logique des universaux est qu’il n’y a de réel que ce qui est singulier, et de
singulier que ce qui peut être corrélé à un mode déterminé de l’étendue.
Il est également frappant de voir comment Spinoza, par un jeu de renvoi
entre plusieurs énoncés apparentés, invite le lecteur à considérer la double
impossibilité de penser adéquatement l’essence de l’homme abstraction
faite de l’essence du corps humain, et de penser adéquatement l’essence
du corps humain abstraction faite de l’essence d’un corps humain, précis
et déterminé.
La proposition 30 du De Natura et origine mentis pose que la connaissance
que nous pouvons avoir de la durée de notre corps ne peut qu’être « extrême-
ment [admodum] inadéquate ». La démonstration part de la prémisse que « la
durée de notre corps ne dépend pas de son essence », et, ce faisant, renvoie
le lecteur à l’axiome 1 de cette même partie, qui énonce que « l’essence de
l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire », (de sorte, est-il expliqué,
que l’existence de Pierre n’est pas déterminée par l’essence de l’homme,
mais par l’ordre commun de la nature). Mais en plaçant une proposition
qui traite de l’essence du corps de l’homme sous la juridiction d’un axiome
portant sur l’essence de l’homme, Spinoza invite donc le lecteur à tenir pour
équivalentes l’essence du corps humain et l’essence de l’homme.
La démarche est analogue dans la première démonstration de la propo-
sition 57 du De Origine et natura afectuum, qui pose que les afects d’un
homme difèrent des afects d’un autre autant que l’essence du premier
difère de l’essence du second. Spinoza airme l’évidence de cette proposition
en vertu de l’axiome 1 de la seconde partie, après le lemme 3, axiome qui
pose que les afections d’un corps découlent simultanément de la nature du
corps afecté [ex natura corporis afecti] et de la nature du corps afectant [ex
natura corporis aicientis]. Là encore, le lecteur est invité à établir une rela-
tion étroite entre l’essence d’un homme et la nature de son corps, puisque,
si l’essence d’un homme détermine au moins partiellement la nature de ses
afects, c’est en vertu de la loi qui veut que la nature d’un corps détermine
la nature de ses afections, (de sorte que la réaction d’un corps à l’action
d’un autre exprime autant la nature du corps afecté que celle du corps afec-
tant). L’individualité de l’essence d’un homme est ici renvoyée à la singula-
rité de la nature de son corps.
Enin, la remarque du scolie de la proposition 17 du De Natura et origine
mentis, selon laquelle l’idée qui constitue l’essence de l’âme de Pierre lui-
même [essentiam Mentis ipsius Petri constituit], à la diférence de l’idée de
Pierre qui se trouve par exemple dans l’esprit de Paul, « exprime directement
18 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
le corps de Pierre convient avec le corps A n’est pas, selon notre hypothèse,
ce par quoi le corps de Paul convient avec le même corps A. Pour qu’il y
ait des idées ou notions communes à tous les hommes, il est donc néces-
saire et suisant, d’une part que « tous les corps conviennent en certaines
choses », et, d’autre part, que tous les corps humains conviennent entre eux
également en certaines choses, de manière à ce que l’afection du corps de
Pierre par le corps A ait, avec ce corps A, la même propriété commune que
l’afection du corps de Paul avec le corps A.
Deux points nous semblent donc pouvoir être dégagés des analyses
précédentes. D’une part, il ne peut y avoir d’essence de ce qui n’est pas un
mode déterminé de l’étendue, ou n’est pas corrélé à un mode déterminé
de l’étendue (en ce sens il y a bien essence d’une volition en tant qu’elle est
simultanément une afection du corps de l’idée duquel elle constitue une
partie) ; d’autre part, il ne peut y avoir une communauté d’essence entre
plusieurs individus que s’il y a entre eux une communauté de corps, si, en
d’autres termes, ils ont des corps ayant des propriétés qui leur sont à la fois
communes et spéciiques.
Cette façon de corréler l’activité de l’esprit à celle du corps, qui est au
cœur de l’Éthique, est sans doute l’un des points par lesquels l’anthropo-
logie spinozienne se démarque le plus radicalement de toute la tradition
scolastique, qui, sur cette question, constituait encore le modèle d’intel-
ligibilité dominant dans les années qui virent la rédaction progressive de
l’Éthique. Il nous paraît donc utile de rappeler l’architecture conceptuelle
qui sous-tend ce que, par commodité, nous nommons trop schématique-
ment « anthropologie scolastique », ain de mieux cerner, par contraste, la
stratégie de rupture radicale que constitue toute l’entreprise argumentative
que Spinoza déploie dans le De Mente.
Pierre, pourrait-on dire, c’est ce qui en Pierre est commun à tous les autres
individus de la même espèce, c’est-à-dire Pierre moins le corps de Pierre,
puisque le corps de Pierre est principe d’individuation, ce par quoi précisé-
ment Pierre n’est pas Paul10. Si l’essence de Pierre inclut le corps de Pierre,
l’essence de l’homme, elle, exclut la matière dont les substances composées
sont faites, et ne retient que la forme substantielle par laquelle l’humanité
est airmée de l’homme, et donc de tout homme.
Nous avons donc vu qu’un homme est une substance complète, première
et composée. Complète en raison d’une forme de complétude ontolo-
gique en vertu de laquelle elle possède en et par elle-même les raisons de
sa nature ; première en ce sens qu’elle désigne un étant déterminé et non
l’espèce à laquelle il appartient ; composée, enin, car la forme substantielle
d’un homme, seule, ne suit pas à le constituer.
sans âme n’est qu’un morceau de viande, une âme sans corps est une forme
vide. De même que le corps a besoin de l’âme pour être un organisme vivant,
l’âme a besoin du corps pour accomplir les fonctions qui la déinissent, y
compris, nous allons le voir, les fonctions gnoséologiques, qui n’ont pas la
vie du corps pour horizon. On peut donc qualiier de substance composée
et complète le produit de l’union de deux substances incomplètes12.
Mais si l’âme d’une substance composée est inséparable du corps qu’elle
informe, il n’en reste pas moins que le primat de l’âme sur le corps est sans
aucune équivoque. En efet, l’âme, réalité immatérielle, est à la fois la ratio
essendi et la ratio cognoscendi du corps auquel elle donne vie. Nous l’avons
dit, d’une part le corps comme unité vivante ne préexiste pas à l’âme ; et,
d’autre part, les opérations du corps ont dans l’âme, et dans l’âme seule, leur
principe d’intelligibilité. Tout ce que peut un corps, c’est à son âme qu’il le
doit. Ainsi toutes les opérations du corps de la plante ont leur raison dans
la structure tripartite de l’âme végétative, composée d’une puissance géné-
rative, d’une puissance augmentative et d’une puissance nutritive. Mais il
faut ajouter qu’il n’y a rien dans l’âme d’une plante qui ne soit ordonné à la
vie du corps. C’est ce point qui va distinguer radicalement l’âme humaine
des autres formes substantielles des êtres composés.
L’âme humaine, qui partage avec celles des animaux une faculté végé-
tative et une faculté sensitive, possède en outre une opération qui lui est
propre – la connaissance – et qui trouve dans l’intellect le substrat de son
activité. L’âme humaine n’est humaine qu’en tant qu’elle contient un prin-
cipe rationnel. C’est donc en celui-ci que réside sa dignité, son immatéria-
lité, et, partant, son immortalité.
homas d’Aquin déploie à ce sujet deux argumentations épistémologiques
complémentaires, la première visant à établir que l’âme humaine est une
substance à part entière, la seconde qu’elle n’est pas composée de matière.
Le premier argument se fonde sur le principe que « […] pour connaître
des objets, il ne faut rien posséder en soi de leur nature ; car ce qu’on possé-
derait ainsi par essence empêcherait de connaître les autres réalités » 13.
Autrement dit, si le substrat connaissant est de même nature que l’objet
connu, sa constitution propre l’empêchera de connaître la constitution
propre de l’objet, ou, tout du moins, ne la connaîtra-t-il qu’à travers le
prisme de ses propres déterminations. Ainsi une couleur présente dans
la pupille de l’œil empêcherait-elle une juste discrimination de toutes les
couleurs du spectre ; l’œil, rouge, imprimerait cette tonalité colorée à tout
12. Voir Étienne Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Vrin, 1979, p. 277-78, textes
431 et 432.
13. homas d’Aquin, Somme théologique, I, question 75, article 2, réponse.
la question de l’essence de l’homme et le nominalisme spinozien 23
ce qu’il voit. Or l’âme humaine connaît les corps et se montre apte à les
diférencier selon leurs natures spéciiques ; c’est donc que ce par quoi elle
les connaît n’est pas de même nature qu’eux, et, par conséquent, qu’il y a en
elle un principe incorporel : « Le principe intellectuel – en d’autres termes
l’esprit, l’intelligence – possède donc par lui-même une activité à laquelle
le corps n’a point part. Or rien ne peut agir par soi qui n’existe pas par soi.
[…] l’âme humaine, c’est-à-dire l’intelligence, l’esprit, est une réalité incor-
porelle et subsistante14. »
Le second argument, repris notamment par Suarez15, repose quant à lui
sur le principe que « […] tout être est reçu dans un autre selon le mode de
celui qui le reçoit »16. Or l’âme humaine ne connaît pas seulement des étants
singuliers, ce marronnier-ci ou ce marronnier-là ; elle connaît la forme subs-
tantielle commune à tous les marronniers, qui est ce par quoi chacun est
un marronnier et non un peuplier ; et cette forme commune n’est pas une
réalité matérielle, puisque, si elle l’était, elle serait singulière – la matière
étant ce par quoi ce marronnier-ci n’est pas ce marronnier-là –, et ne pour-
rait donc être commune à une pluralité déterminée d’étants. Un universel
– par exemple « l’homme » – n’est donc pas l’idée d’un corps, mais l’idée de
ce qui, dans une pluralité de corps, n’est justement pas de l’ordre du corps.
L’âme humaine, en abstrayant de l’intelligible commun à partir de la pluralité
des étants sensibles, « reçoit » donc les choses selon le mode de leur essence,
qui est leur forme substantielle, forme pure dégagée de l’inscription maté-
rielle qui l’individualise. Et si l’opération de l’âme humaine est de nature
spirituelle, alors le principe de ces opérations doit être d’un ordre aussi élevé
que celui de ces opérations elles-mêmes. Il y a donc une corrélation étroite
entre la capacité cognitive de l’intellect à saisir des universaux et son imma-
térialité. C’est parce que l’intellect « reçoit » les étants sur le mode de leur
forme substantielle, donc de ce qui en eux ne relève pas de la matière, qu’il
est lui-même un être immatériel : « L’âme intellectuelle connaît la réalité dans
son essence, sous un mode absolu, par exemple la pierre en tant que pierre.
[…] L’âme intellectuelle est donc une forme absolue (c’est-à-dire dégagée
de matière), et non un composé de matière et de forme17. »
On voit donc ici à quel point Spinoza se démarque radicalement des
implications anthropologiques de l’épistémologie scolastique.
C’est précisément parce que l’âme est l’idée d’un corps – et qu’il n’y a rien
dans un mode pensant qui n’ait son corrélat dans le mode étendu dont il est
14. Ibid.
15. Voir Dennis Des Chene, « L’immatérialité de l’âme, Suarez et Descartes », in Descartes
et le Moyen Âge, sous la direction de Joël Biard et Roshdi Rashed, Vrin, Paris, 1997.
16. homas d’Aquin, Somme théologique, I, question 75, article 5, réponse.
17. Ibid.
24 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
l’idée – qu’elle peut connaître les autres corps. En efet, plus l’activité d’un
corps est déterminée par des lois communes à l’activité des autres corps qui
l’afectent, et plus l’idée de ce corps – son « âme » – aura une connaissance
adéquate de l’activité des autres corps. Comme nous le verrons plus loin,
c’est donc la richesse et le degré d’intégration d’un corps qui conditionne
l’aptitude de son âme à connaître les autres corps. Quand, dans le premier
scolie récapitulatif de la proposition 40 du De Mente, Spinoza écrit qu’il a
ainsi expliqué « la cause [causam] des notions qu’on appelle Communes »,
le lecteur, se reportant aux propositions qui précédent, est bien obligé de
constater que la puissance rationnelle18 de l’esprit trouve au moins sa ratio
cognoscendi dans la puissance du corps, puisque les deux propositions qui
exposent « la cause » des notions communes se déploient exclusivement et
explicitement dans l’ordre des corps, le corollaire de la proposition 39 ramas-
sant en une formule les implications des analyses précédentes : « De là suit
que l’Esprit est d’autant plus apte à percevoir adéquatement plus de choses,
que son Corps a plus de choses en commun avec les autres corps. » On le
voit, le nerf de l’argumentation spinozienne est comme le double inversé
de celui qui sous-tend l’analyse scolastique de la condition de possibilité
de la connaissance des universaux : de même que l’airmation scolastique
de l’existence des universaux se fonde sur l’immatérialité du principe qui
informe la matière, de même le rejet spinozien de l’existence des universaux
peut être justement attribué à cette immatérialité même, qui les condamne,
en vertu de l’égale ininité des attributs de l’étendue et de la pensée et de
leur nécessaire corrélation, au non-être.
Nous avons voulu montrer ici que, pour qu’il y eût une essence de
l’homme, ou du chien, il eût fallu que l’humanité, ou la canidité, eussent
un corps, ou fussent un corps, c’est-à-dire un mode précis et déterminé de
la substance en tant qu’on la considère comme chose étendue 19. Or, c’est
précisément cette absence de corps qui prive les notions de canidité ou
d’humanité de toute consistance ontologique, les condamnant à n’être que
des êtres de raison. C’est bien parce qu’un universel n’est pas l’idée d’un
corps – le mode pensant d’un mode étendu – mais un impossible mode
pensant sans corrélat étendu, qu’il n’est rien. L’« homme » n’est rien, car
« l’homme » n’a pas de corps.
Si Spinoza partage le refus nominaliste de l’existence des universaux
avec un certain nombre de ses contemporains, partisans des lumières tant
20. Nous reprenons la terminologie utilisée par Jonathan I. Israel, in Les Lumières radi-
cales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions
Amsterdam, 2005. Rappelons brièvement que, pour l’auteur, sont dites « radicales » les
positions philosophiques qui nient toute forme de création divine et de Providence, l’ori-
gine divine des concepts moraux, l’immortalité de l’âme, l’autorité incontestable de la
Révélation, et l’idée que les structures sociales et politiques ont leur fondement ultime dans
cette Révélation. Pour une synthèse de ce que les contemporains de Spinoza entendaient
par « Spinozisme », et en quoi ils situaient sa « radicalité », voir p. 468-70 de cet ouvrage.
21. Voir P.-F. Moreau, in Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 35 et 38.
Les concepts d’« essence de l’homme »
et de « nature de l’homme » dans l’Éthique
posée [quo dato res necessario ponitur] et qui, 1b) étant enlevé, fait que cette
chose est nécessairement enlevée [et quo sublato res necessario tollitur] ; autre-
ment dit, 2a) ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue [sine quo
res nec esse, nec concipi potest], et qui, 2b) inversement ne peut, sans la chose,
ni être ni être conçu [et vice versa quo sine re nec esse, nec concipi potest]. »
1. « Car c’est la même chose de dire que A doit envelopper le concept de B, ou que A ne
peut se concevoir sans B. », Éthique, II, 49.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 29
2. Nous avons inclus dans ce repérage les occurrences de l’expression « notre nature », qui
désigne évidemment la nature humaine ; en revanche, nous n’avons pas retenu « sa nature »
dans l’expression « agir selon les lois de sa nature », ou « suivre des lois de sa nature », car
cette expression peut se rapporter tant à la nature humaine en général qu’à la nature indivi-
duelle. Par ailleurs, nous consacrerons plus bas une brève analyse à l’usage que fait Spinoza
de cette expression où le concept de « nature » est déterminé par celui de « lois ».
3. Éthique, I, 8, scolie 2 ; appendice.
4. Éthique, I, 17, scolie.
5. Éthique, III, préface ; déinition 2 ; propositions 32, scolie ; 51, scolie ; 57, scolie ; déi-
nitions des afects n° 1, n° 2, explication.
6. Éthique, III, 9, scolie ; déinitions des afects n° 1.
7. Éthique, III, 32, scolie.
8. Éthique, III, 57, scolie.
30 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
13. Peut-être parce que le terme « modiication » est d’un usage couramment transitif, ce
qui présuppose qu’une modiication est modiication de quelque chose, facilitant ainsi le
rattachement de la notion de mode à celle de substance, le mode étant une modiication
de la substance qui le contient, et qu’il exprime.
14. La première étape du scolie n’appelle pas de remarques particulières pour ce qui
concerne notre propos.
15. Éthique, I, 25.
32 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
la même raison, mais inversée, que l’essence d’une substance ne peut quant
à elle être conçue indépendamment de son existence. En efet, pour poser
l’essence d’une substance sans poser son existence, il faudrait, comme on
vient de le voir, que cette essence fût posée en et par autre chose. Or cette
hypothèse est contraire à la déinition même de la substance. Loin donc
d’impliquer le primat ontologique d’un plan des essences sur le plan des
existences, l’argument développé par Spinoza vise à « désubstantialiser » les
essences en airmant que, si elles peuvent être conçues sans l’existence de
ce dont elles sont les essences, c’est avant tout parce qu’elles ne peuvent ni
être ni être conçues sans la substance. En outre, il faut noter qu’ici la ques-
tion du rapport de l’essence à l’existence n’est pas posée, comme ce sera le
cas dans la suite du scolie – mais avec une autre terminologie – à travers
le problème du rapport entre l’unité de l’« essence » et la pluralité des exis-
tences, ce qui, déjà, semble indiquer que le concept d’essence, au sens strict,
n’est pas générique.
Dans le troisième moment du scolie, et au terme d’une argumentation
dont le mode d’exposition semble mimer l’enchaînement déductif des
propositions elles-mêmes, Spinoza formule une remarque dont la portée
est universelle : « […] il faut conclure absolument [absolute] que tout ce
dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus doit néces-
sairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure [omne id, cujus
naturae plura individua existere possunt] 16. » Or, nous l’avons dit, tout le
long de cette discussion qui vise à déterminer ce qu’enveloppe et exprime
la vraie déinition d’une chose et, conjointement, ce qu’elle n’implique pas,
Spinoza substitue systématiquement le terme « nature » au terme « essence »17.
Tout se passe alors comme si, en efet, Spinoza voulait éviter d’employer
ici le concept d’essence, dont il ne fait pourtant pas un usage remarquable-
ment parcimonieux dans l’ensemble du De Deo. Pourquoi ? Rappelons tout
d’abord que le dessein de Spinoza n’est pas ici de cerner le type de causalité
qu’implique l’existence des modiications de la substance, mais de démontrer
l’unité et l’unicité de la substance elle-même. La rélexion qu’il engage sur
« tout ce dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus » a
pour fonction de distinguer conceptuellement la substance et les modes, de
manière à faire apparaître en toute clarté ce qu’implique la notion de subs-
tance. Encore moins s’agit-il pour lui, dans ce texte, de poser le problème
de la nature de l’homme ou de la « vraie déinition de l’homme » ; l’exemple
est pris parce que l’homme, plutôt que le triangle, est bien le sujet d’une
« éthique », mais ce n’est ici qu’un exemple, qui n’est en rien développé pour
lui-même. Toujours est-il que la résolution du problème posé – comment
démontrer qu’il ne peut exister qu’une seule et unique substance de même
nature – passe par l’articulation entre l’existence d’une pluralité d’individus
de même nature et l’extériorité de la cause de cette existence 18. Autrement
dit, le concept de « nature » est employé par Spinoza quand il s’agit de
penser l’unité d’une pluralité, la communauté d’une diversité ; et le concept
d’« essence » quand il est au contraire question de saisir une chose dans son
irréductible singularité. Pour Spinoza – nous l’avons vu – au sens strict, il
n’y a d’essence que du singulier, ce pourquoi, si quelque chose comme une
« nature humaine » est pensable, en revanche une « essence de l’homme »
n’est qu’un être de raison19.
Dira-t-on qu’il est alors peu cohérent que Spinoza, dans ce scolie même,
parle de « la vraie déinition de l’homme » ? Mais que dit-il au juste ? Il
n’airme pas l’existence d’une telle déinition, il nie que sa vérité – si elle
existe – enveloppe l’existence d’un nombre déterminé d’individus. Autrement
dit, la cause de l’existence d’une pluralité d’individus ne saurait être leur
« essence », cette « essence » que toute « vraie déinition » doit expliquer20. Ce
que l’essence exprime, donc, n’est pas ce que cette chose a en commun avec
d’autres, qui sont « de même nature », mais au contraire ce qui lui appar-
tient en propre21.
Pourtant, un passage du scolie de la proposition 17 du De Deo semble
ruiner ce que nous venons d’airmer. En efet, s’appuyant à nouveau sur la
distinction entre l’essence et l’existence, et prenant l’exemple de « l’essence »
d’un homme, il airme que si cet homme peut être cause de l’existence d’un
autre homme, il ne saurait être cause de son essence, car, dans la mesure où
l’un et l’autre conviennent selon l’essence, « […] si l’essence de l’un pouvait
être détruite et devenir fausse, se trouverait détruite aussi l’essence de l’autre ».
Autrement dit, ici, c’est parce que deux hommes ont la même essence qu’il
est exclu que l’un puisse être la cause de l’essence de l’autre. La contradic-
tion entre les deux textes paraît insurmontable.
18. Il faut donc ici noter que c’est l’existence d’une chose singulière inie, telle qu’elle s’ins-
crit dans la durée, qu’il s’agit de penser, plutôt que son « exister », qui, selon Éthique II, 45,
scolie et Éthique V, 29, scolie, suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu, puisque
toute chose étant en Dieu, celui-ci n’est pas à proprement parler une cause extérieure à
son efet.
19. Force est de constater que notre lecture va ici à rebours de celle de M. Gueroult qui,
au sujet du même passage, écrit : « […] par nature de l’homme, Spinoza entend ici, non le
genre ou l’idée générale de l’homme, qui n’est qu’un fantôme imaginatif, mais une essence
réelle : la forme de l’homme. » (Spinoza, I Dieu (Éthique 1), chap. III, § 24, p. 139.)
20. Éthique, I, 16, démonstration.
21. Éthique, II, 37.
34 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
tend à accréditer la thèse selon laquelle tout ce passage est écrit d’un point
de vue qui n’est pas celui de Spinoza, et qu’il ne feint d’adopter que pour
en montrer l’incohérence globale. Il y a là, nous semble-t-il, une démarche
apagogique et adversative, qui consiste à s’approprier momentanément une
conceptualisation étrangère de manière à exhiber, à travers les déductions
qu’on en tire, les apories auxquelles elle ne peut manquer de conduire.
Ainsi Spinoza entend-il ici démontrer que si on airme un entendement
divin, qui soit à la fois attribut de Dieu et créateur de l’entendement humain,
alors il faut nécessairement poser l’hétérogénéité et l’incommensurabilité
absolues des deux, et donc l’impossibilité pour l’entendement humain de
comprendre l’entendement divin ; de sorte que c’est paradoxalement en air-
mant que l’entendement de Dieu est la cause de l’entendement humain qu’on
s’interdit de penser leur rapport et, partant, le fondement même de ce qu’on
airme. C’est dire que toute l’armature conceptuelle que Spinoza utilise ici
pour déduire de l’hypothèse initiale les conséquences qui la condamnent est
une arme qu’il n’emprunte à l’adversaire que pour la retourner contre lui :
ainsi en va-t-il de l’airmation selon laquelle toute cause doit diférer de son
efet relativement à l’essence ou à l’existence, selon qu’elle est cause de l’une
ou de l’autre, ou des deux25 ; ainsi en va-t-il également de la conception de
l’essence induite ici par l’usage qu’il fait du concept, conception contraire à
la sienne et qu’il n’adopte que comme un moyen de déconstruire d’une façon
immanente un certain type de conceptualisation du réel qu’il juge inadé-
quate. Autrement dit, l’utilisation en ce point du texte du concept d’essence
dans un sens hétérodoxe au regard de la norme exprimée par la déinition
donnée dans la seconde partie, ne doit être interprétée ni comme une légère
incohérence résultant d’une forme de désinvolture terminologique dans
25. Nous rejoignons ici les analyses d’Emilia Giancotti, qui, à la note 70 du commentaire
de sa traduction de l’Éthique (p. 347-349), écrit que « le principe selon lequel le causé difère
de la cause doit être compris […] en référence à un rapport causal appartenant en propre
à un Créateur qui produit des créatures à la fois diférentes et séparées de lui » (c’est nous
qui traduisons), donc en référence à une conception de la puissance divine qui est aux anti-
podes de celle de Spinoza, dont la méthode argumentative consiste ici, précise E. Giancotti,
à discuter « de l’intérieur les thèses des adversaires dont il assume aussi la terminologie »
(ibid.). En revanche, c’est un point sur lequel la lecture de M. Gueroult nous semble prise
en défaut. En efet, alors même qu’il airme que les scolies sont des « remarques accessoires »
(Spinoza, II, chap. III, § 1, note 2, p. 37), dont l’enseignement est par conséquent à mettre
au second plan (voir notamment, Ibid., p. 49, 88, 140), il accorde dans son commentaire
une importance considérable à la conception du rapport causal exprimée dans ce scolie,
comme si Spinoza airmait là en son nom un principe ayant quasiment valeur d’axiome. Or
cette inconséquence du commentaire de M. Gueroult – inconséquence relative aux règles
de lecture qu’il se donne à lui-même – nous paraît révélatrice d’une diiculté plus géné-
rale de son interprétation. En efet, utilisant fréquemment pour commenter l’Éthique un
appareil conceptuel dont cet ouvrage entend précisément récuser la pertinence (au moyen
d’une déconstruction immanente, dont ce scolie donne un exemple parlant), M. Gueroult
se condamne ainsi à des écarts de langage, sources d’autant d’écarts de pensée.
36 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
26. Voir C. Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, Quintette, 1997, p. 46-47. Commentant
l’Appendice aux Principes de la philosophie de Descartes, l’auteur y voit « […] un travail de
déconstruction en douceur de l’ancienne métaphysique qui constitue l’horizon ontolo-
gique du public cultivé […] ». Il nous semble que la technique d’écriture utilisée dans ce
scolie relève de la même démarche.
27. Éthique, III, 27.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 37
Il nous semble que vouloir, ici, maintenir à tout prix une distinction qui
– dans la plupart des cas – fonctionne en efet quand il s’agit de conceptua-
liser la notion d’homme, serait s’exposer à « surinterpréter » le texte, faisant
de la glose sa propre in, au risque d’obscurcir le sens au lieu de l’éclairer.
En efet, pour notre part, nous ne voyons rien dans cette démonstration qui
distingue, clairement et distinctement, l’usage que fait Spinoza des concepts
de humanae Mentis naturam et de essentiam Mentis humanae.
l’esprit, nous paraît témoigner en faveur de la réserve que nous émettons sur une systéma-
tisation de la diférenciation des concepts de « nature » et d’« essence » dans la totalité des
occurrences du texte de l’Éthique.
31. Éthique, II, 7, scolie.
32. Éthique, II, 10, corollaire.
les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme » 39
la réalité dans l’attribut et l’ordre dont elle relève. Spinoza peut alors écrire :
« Il suit de là que l’homme consiste en un esprit et un corps35. » Force est
de constater que cette caractérisation, tout autant que la « déinition » de
l’homme énoncée dans le corollaire, peut laisser le lecteur, soucieux de
connaître quelle conception de l’essence de l’homme guide l’éthique qu’on
lui propose de suivre, sur sa faim. En efet, en vertu du scolie de la propo-
sition 13 de cette seconde partie – texte qui récapitule les acquis des treize
propositions précédentes – une ininité d’autres modes peuvent également
être dits consister en un esprit et un corps. Et qu’il y ait, dans cette volonté
de penser l’homme comme une chose singulière inie parmi une ininité
d’autres choses singulières inies, auxquelles il est, si l’on peut dire, « ontolo-
giquement homogène », une dimension éthique essentielle, le lecteur devra
attendre la quatrième partie de l’Éthique pour en prendre toute la mesure.
La démonstration de la proposition 10 procède par l’absurde, et, au
terme du raisonnement, renvoie à l’axiome 1 de la seconde partie comme à
son fondement : « L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence néces-
saire. » Le scolie propose une démonstration alternative qui, elle, s’adosse
à la leçon du second scolie de la huitième proposition du De Deo : « […] il
faut conclure absolument que tout ce dont la nature est telle qu’il peut en
exister plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir
une cause extérieure. » Le corollaire qui suit peut donc airmer le caractère
essentiellement modal de la réalité humaine, et, comme nous le verrons
plus bas, il vaut tout autant par ce qu’il énonce que par la référence qu’y
fera la proposition 29 de la quatrième partie : constitué des modiications
précises des attributs de Dieu, l’homme, à l’instar de tout mode, est une
chose singulière quelconque. Le lecteur, qui espérait sans doute apprendre en
quoi consiste « l’humanité de l’homme », et prendre appui sur cette concep-
tion pour forger un « modèle de la nature humaine » auquel se conformer,
en est donc pour ses frais. En efet, pour l’instant Spinoza n’en dira pas
plus, puisque le scolie qui suit ce corollaire conclusif n’a pas pour dessein
de cerner plus avant « l’essence de l’homme », mais, à travers les diicultés
soulevées par cette question – qui n’est plus ici que l’occasion d’aborder un
problème plus général – de rendre raison [causam reddere] de la déinition
qu’il a donnée des réquisits de l’essence. (Il n’y a d’ailleurs aucune occurrence
de l’expression essentia hominis dans ce scolie, qui est pourtant le texte le plus
développé de ceux qui suivent la proposition 10, explicitement consacrée à
cette question.) Autrement dit, la leçon de ce scolie vaut pour la déinition
de toute essence de mode, et non seulement pour l’essence de l’homme,
même s’il semble que ce soit à l’occasion du questionnement spéciique sur
cette distinction est partagée par « tous » – « tous » désignant alors, si l’on en
croit Descartes, les scolastiques –, il n’en va pas de même de la conception
de l’essence ici dénoncée, qui n’est le fait que de « la plupart » d’entre « tous »
les métaphysiciens. Or l’analyse que nous avons faite de l’argumentation
montre bien que ce qui fait problème, dans le raisonnement que Spinoza
entreprend de réfuter, n’est pas l’airmation que Dieu est cause de tout, de
sorte que rien n’existe ni n’est concevable sans lui, mais la conception qui
limite les réquisits de l’essence d’une chose à la seule position de sa condi-
tion nécessaire, et cette conception, ici attribuée aux plerique, nous paraît
clairement être celle de Descartes, de sorte que les plerique seraient des méta-
physiciens, éduqués par « l’École », mais formés par la lecture de Descartes,
ou des œuvres qui en exposent la philosophie, à l’instar des Principes de la
philosophie de Descartes.
Dans cet ouvrage, c’est comme un axiome que la déinition cartésienne
de l’essence est énoncée par Spinoza : « Rien de ce qui peut être enlevé d’une
chose sans porter atteinte à son intégrité ne constitue son essence ; mais ce
qui, étant enlevé, supprime la chose constitue son essence41. » La première
partie de l’axiome, négative, énonce ce qui ne peut constituer l’essence d’une
chose ; la seconde partie, positive, précise ce qui est en revanche susceptible
de la constituer. Spinoza utilise ici une formule très proche de celle qu’il
emploiera dans la déinition de l’Éthique, et qui, si l’on se réfère à l’articula-
tion entre les segments 1b et 2a de cette déinition, implique que constitue
l’essence d’une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue.
D’une part, la idélité à la pensée de Descartes est, on va le voir, totale, et,
d’autre part, il apparaît ainsi clairement par contraste ce que la déinition
de l’Éthique introduit de nouveau, à savoir le réquisit supplémentaire air-
mant que ne peut appartenir à l’essence d’une chose que ce dont l’airma-
tion pose nécessairement celle de la chose, de sorte que cela ne peut, sans la
chose, ni être ni être conçu, soit, comme on l’a vu, les segments 1a et 2b.
Descartes lui-même, dans Les Principes42, airme que l’attribut de l’étendue
constitue la « nature ou l’essence » de la substance corporelle parce que,
celle-ci, sans l’étendue, ne peut être conçue, autrement dit parce que « tout
ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue » 43.
Dans la lettre à Arnauld du 4 juin (ou 16 juillet) 1648, il écrit : « […] il me
semble qu’il est nécessaire que l’âme pense toujours actuellement parce que
l’École secundum ieri, c’est-à-dire de qui les efets dépendent quant à leur production, et
non pas sur celles qu’ils appellent secundum esse, c’est-à-dire de qui les efets dépendent
quant à leur subsistance et continuation dans l’être. », A.T., 369.
41. Principes de la philosophie de Descartes, II, axiome 2. Voir A. Lécrivain, Spinoza et la
physique cartésienne, Cahiers Spinoza, Volume II, 1978, p. 116.
42. Principes, I, 53, A.T., IX, II, 48.
43. Ibid.
44 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
2.
13. « Donc, pour envelopper la cause de cette conscience, il a fallu […] ajouter, en tant
qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque afection d’elle-même,
etc. », Éthique, III, Déinitions des afects, déinition 1.
14. Rappelons le titre de la seconde partie de l’Éthique : De Natura et origine mentis.
La raison et l’essence de l’homme
Nous avons vu plus haut que le désir ne pouvait constituer d’une façon
absolue l’essence d’un homme, dans la mesure où il pouvait le déterminer
à agir à l’encontre « des lois de sa nature », et donc à rebours de son essence.
C’est donc qu’il y a bien des lois de la nature humaine – puisque l’homme
peut s’en écarter – et que, dès lors, l’homme peut être dit cause adéquate de
toute activité qui n’obéit qu’à elles seules, exprimant alors vertueusement,
librement, son essence propre.
L’expression « agir selon les lois de sa nature » n’est pas de celles qui
parcourent continûment le texte de l’Éthique. Elle est d’abord utilisée par
Spinoza, à partir de la quinzième proposition du De Deo 1, comme une
cheville terminologique et conceptuelle permettant de « négocier » le passage
du primat de l’essence de Dieu au primat de sa puissance : Dieu agissant
selon les seules lois de sa nature2, il en découlera que sa puissance sera son
essence même3. Or cette terminologie disparaît ensuite presque complètement
du texte4 pour ne réapparaître, cette fois avec une assez grande fréquence,
qu’à partir de la déinition de la vertu5, donnée au début de la quatrième
partie, déinition qui, à partir du scolie de la proposition 18 de cette même
partie, va constituer la matrice permettant, d’une part, de conceptualiser
le rôle dévolu à la raison au sein du De Servitute humana, et, d’autre part,
1. « Toute chose, dis-je, est en Dieu, et tout ce qui se fait se fait par les seules lois de la
nature ininie de Dieu [per solas leges ininitae Dei naturae iunt], et suit (comme je vais le
montrer) de la nécessité de son essence […] », Éthique, I, 15, scolie.
2. « Dieu agit selon les seules lois de sa nature, et forcé par personne [Deus ex solis naturae
legibus, et a nemine coactus agit] », Éthique, I, 17.
3. Éthique, I, 34.
4. On la retrouve par exemple dans le scolie de la proposition 2 de Éthique III, quand
Spinoza veut mettre en valeur ce que peut le corps ex solis suae naturae legibus.
5. Sur cette déinition, voir l’analyse d’Ariel Suhamy, « Comment déinir l’homme ?, La
communauté du souverain bien dans l’Éthique, IV, 36 et scolie », in Fortitude et servitude,
Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Éditions Kimé, Paris, 2003, p. 90-92.
52 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
Autrement dit, une chose est dite absolue, ou considérée d’un point de
vue absolu, à partir du moment où elle est délibérément conçue abstraction
faite de toute détermination, que ce soient des déterminations « endogènes »,
comme dans le cas de la substance, ou des déterminations « exogènes » qui
afectent toute chose singulière et inie prise dans l’enchaînement inini
des causes. Considérer une chose absolument, c’est donc la concevoir
d’une manière inconditionnée, en dehors de tout rapport avec autre chose,
donc comme une chose pleinement libre13, c’est-à-dire l’extraire artiiciel-
lement de la condition universelle des choses singulières et inies, puisque
« la puissance par laquelle une chose singulière quelconque, et par consé-
quent l’homme, existe et opère, n’est jamais déterminée que par une autre
chose singulière […] »14.
Si c’est donc « absolument parlant » qu’agir par vertu n’est rien d’autre
qu’agir d’après les lois de sa propre nature, et donc agir selon la conduite
de la raison dans le cas de l’homme, alors l’action purement vertueuse et
rationnelle est délibérément inscrite par Spinoza dans un espace théorique
abstrait, qui limite ainsi considérablement le primat efectif de la rationa-
lité que semblent airmer nombre de propositions de la quatrième partie 15.
En efet, si l’homme, « absolument parlant, agit d’après les lois de sa nature
quand il vit sous la conduite de la raison [ex ductu rationis vivit], et [que]
c’est seulement en cela qu’il convient nécessairement toujours avec la nature
d’un autre homme […] »16, il n’en demeure pas moins également vrai que
l’existence humaine n’est pas inconditionnée17, que l’homme, donc, ne vit
pas « absolument parlant », mais au contraire corrélé à une ininité de condi-
tions, qui, limitant singulièrement son aptitude à agir d’après les seules lois
de sa nature, réduisent d’autant ses chances de convenir avec la nature des
autres hommes18. Autrement dit, considérée « absolument parlant », la puis-
sance d’agir de l’homme, dans la mesure même où elle est gouvernée par les
seules lois de sa nature, n’est pas déterminée comme conatus, comme efort
pour persévérer dans son être, la notion d’efort impliquant qu’une puissance
d’agir ne puisse s’airmer qu’à travers ses rencontres avec d’autres puissances,
13. « Une chose que nous imaginons être libre doit se percevoir par soi sans les autres. »,
Éthique, III, 49.
14. Éthique, IV, 29.
15. A. Suhamy fait justement remarquer que, si les propositions 26-28 de Éthique IV se
rapportent à un esprit purement rationnel, à partir de la proposition 32 « il y est désormais
question de l’homme, dans sa globalité, et non plus de l’esprit seul et usant de raison »,
in « Comment déinir l’homme ?, La communauté du souverain bien dans l’Éthique, IV,
36 et scolie », in Fortitude et servitude, Lectures de l’ Éthique IV de Spinoza, Éditions Kimé,
Paris, 2003, p. 82.
16. Éthique, IV, 35, corollaire 1.
17. Éthique, II, 10 ; IV, 4 ; IV, 58, scolie.
18. Éthique, III, 31, corollaire et scolie ; III, 32, scolie ; III, 55, scolie ; IV, 33, 34.
54 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
19. Voir l’analyse de C. Jaquet, in L’unité du corps et de l’esprit, Afects, actions et passions
chez Spinoza, Paris, PUF, 2004, p. 91.
20. Nous reviendrons sur cette distinction dans notre analyse du statut du « modèle de la
nature humaine », évoqué dans la préface de la quatrième partie de l’Éthique.
21. Voir Éthique, III, 4, 6, 7.
22. Au sens que ce terme revêt en Éthique, III, 5.
la raison et l’essence de l’homme 55
essence agit par passion, de sorte qu’il n’agit pas déterminé par les seules
lois de sa nature, mais par la force et la puissance des causes extérieures,
la contradiction n’est pas ici logée au cœur même de la raison, mais entre
deux types d’activité régies par des lois diférentes : la liberté et la servitude.
On ne peut en efet dire, sans absurdité, qu’il est inhérent à la nature de la
raison qu’elle puisse être déterminée par des afections qui lui sont contraires :
elle n’est déterminée que par elle-même, mais les afects qui en découlent
sont souvent d’une force qui ne leur permet pas de vaincre la puissance des
afects contraires23. L’activité rationnelle voit bien le meilleur – et, en ce
faisant, elle agit selon les lois de sa propre nature – mais l’homme, qui n’est
ni vertueux ni libre par condition, fait le pire. Par conséquent, s’il est vrai
que l’homme, qu’on suppose rationnel par essence, et qu’on ne conçoit pas
« absolument parlant », mais bien dans sa condition de mode singulier et
ini, agit efectivement à l’encontre des lois de sa propre nature24, est-on,
pour autant, fondé à en conclure que la raison ne peut être dite constituer
l’agir proprement humain, la puissance propre de l’homme, et donc son
essence ? Si « agir par raison [ex ratione agere] n’est rien d’autre que faire les
actions [agere] qui suivent de la nécessité de notre nature considérée en soi
seule » 25, n’en suit-il pas que la raison constitue bien notre essence, et ce
quand bien même elle serait le plus souvent vaincue par une ininité d’autres
causes, d’autres êtres, d’autres activités, pour lesquelles agir par raison ne
suit pas de la nécessité de leur nature, et dont l’utile propre ne convient
donc en rien avec le nôtre ?
Le problème, ramené à ses termes élémentaires, est donc le suivant :
la conceptualisation spinozienne de l’essence permet-elle d’airmer, sans
contradiction, qu’un être puisse agir à l’encontre de ce qui constitue son
essence ? Ou bien le seul fait qu’il puisse agir, déterminé selon les lois d’une
autre nature que la sienne, exclut-il radicalement que les lois de sa nature,
en l’occurrence ici trop faibles pour prévaloir, puissent être dites constituer
au sens strict son essence ?
Nous rappellerons alors que la raison constitue l’essence de l’homme,
si et seulement si, étant posée, l’homme est nécessairement posé, de sorte
qu’elle ne peut se concevoir sans l’homme ; et que, réciproquement, la raison
étant ôtée, l’homme est nécessairement ôté, de sorte que l’homme ne peut
se concevoir sans la raison.
26. Il nous paraît important de souligner que Spinoza pense en terme d’activité plutôt
que de faculté, ce qui, nous semble-t-il, facilite la compréhension du rapport entre ce qui
relève du corps et ce qui relève de l’esprit : « […] l’essence de la raison n’est rien d’autre
que notre esprit [mens] en tant qu’il comprend [intelligit] clairement et distinctement »,
Éthique, IV, 26. L’essence de la raison est bien une activité, activité de compréhension, de
formation d’idées adéquates ; et « […] l’ordre des actions et des passions de notre Corps va
de pair avec l’ordre des actions et passions de notre esprit », Éthique, III, 2, scolie.
27. Éthique, III, 2, scolie.
28. C’est nous qui soulignons.
la raison et l’essence de l’homme 57
Soulignons d’abord que, pour justiier que l’homme puisse être dit « une
chose singulière quelconque », Spinoza renvoie au corollaire de la propo-
sition 10 de la seconde partie, et il nous semble que ce renvoi peut être lu
comme l’énoncé, formulé comme « après coup », du principal enseignement
qui peut être tiré de ce corollaire et de la proposition qu’il développe : l’homme
est « une chose singulière quelconque ». Mais comment faut-il comprendre
l’usage qui est fait du vocable « quelconque » [res quaecunque singularis] ?
Françoise Barbaras, dans Spinoza, La science mathématique du salut29,
montre que le caractère quelconque d’une chose [quaevis res], qui est en
outre particulière, inscrit la chose dans une démarche logique qui en fait
l’élément x d’une série en droit ininie. A, en tant que chose singulière quel-
conque, est une chose dont on n’airme rien qu’on ne puisse également
airmer de toute autre chose singulière. Ce qui s’airme de Paul, en tant
que chose particulière, doit le distinguer de Pierre ; mais ce qui s’airme de
Paul, en tant que chose quelconque, vaut pour tout autre mode ini. On dira
qu’airmer de Paul ce qu’on peut airmer d’une molécule, d’une amibe ou
d’une planète, c’est précisément ne rien airmer de Paul lui-même, dans sa
singularité, et, partant, s’interdire de saisir son essence. Mais c’est justement
que, pour Spinoza, concevoir une chose singulière en même temps comme
une chose quelconque, implique un changement de paradigme épistémolo-
gique : l’abandon de la recherche des essences par la détermination progres-
sive des diférences spéciiques, ou formes substantielles, qui sont censées les
constituer, au proit de l’inscription des choses et de leur activité dans des
lois universelles de la nature. Ainsi, la loi de la gravitation universelle qui
énonce que « tous les corps s’attirent mutuellement en raison de leur masse
et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare » rend compte aussi
bien de la chute d’un corps, du vol d’une plume que de la trajectoire d’une
planète, considérés en tant que choses quelconques et néanmoins singulières,
dès lors cette fois qu’elles sont déterminées par des variables précises.
On peut d’ailleurs considérer que toute l’entreprise du De Afectibus
consiste à substituer à la recherche de l’essence spéciique des afects l’énoncé
des lois naturelles de leur activité. Ainsi la déinition de l’amour30 n’est-elle
rien d’autre que la formulation précise de la loi qui gouverne la puissance
propre de cet afect – quels qu’en soient le sujet et l’objet, donc en tant qu’il
est quelconque – puisque toute augmentation de la puissance d’agir d’un
sujet polarisée sur un objet relève de la juridiction de cette loi, qu’il s’agisse
de la nutrition d’une cellule, de la fécondation de certaines plantes par un
insecte, ou de la cristallisation amoureuse. L’amour est donc alors conçu à la
fois comme une chose singulière (puisque, certes, la nutrition d’une cellule
29. Spinoza, La science mathématique du salut, CNRS Éditions, Paris, 2007.
30. Éthique, III, 13, scolie.
58 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
dont la puissance propre serait si dominée par la puissance des causes exté-
rieures qu’en elle le nombre d’idées adéquates serait presque ininiment infé-
rieur au nombre d’idées inadéquates. Auquel cas, il serait plus juste de lui
attribuer un embryon de rationalité qu’une raison pleinement constituée.
Mais comme tout esprit est l’idée d’un corps, et que sa puissance de penser
est égale à la puissance d’agir de son corps, il nous faut, pour avancer dans
notre recherche, préciser les réquisits corporels de la rationalité. Quel type
de corps a-t-il le pouvoir d’afecter les autres corps et d’être afecté par eux
de telle sorte que son esprit soit apte à former le plus grand nombre d’idées
adéquates ?
Supposons l’idée d’une afection du corps A, en tant qu’il est afecté par
le corps extérieur B. Cette idée enveloppe A, en ce sens que, sans A, elle ne
peut ni être ni être conçue ; de la même manière, elle enveloppe B. Mais
elle n’explique pas A, en ce sens qu’impliquant également la nature de B,
elle ne peut seule suire à faire connaître l’essence de A. (Le raisonnement
vaut évidemment pour B.) Ce que cette idée enveloppe, c’est A et B ; ce
qu’elle explique, c’est l’activité de A en tant qu’elle est déterminée par la loi
d’une autre activité, et, réciproquement, l’activité de B en tant qu’elle est
réfractée, « transmuée » par l’activité de A ; mais, partant, elle n’explique ni
la puissance propre de A ni celle de B49. Dans le cadre de ce qui relève de
l’imagination, l’activité de chacun des deux corps, par leur rencontre même,
est donc nécessairement afectée d’un certain coeicient de passivité. Par
conséquent, même si la formation d’idées inadéquates implique bien une
forme d’activité corporelle50, il y a néanmoins passivité, car, de cet efet de
ma puissance d’agir qu’est toute afection de mon corps par un autre corps,
ma puissance d’agir n’est la cause que partielle, et, pour ainsi dire, brouillée,
altérée par l’action de la cause extérieure qui la détermine selon des lois qui
lui sont étrangères51.
Venons-en maintenant à la seconde diiculté que nous avons soulevée :
si toute afection de mon corps par un corps extérieur implique, on l’a vu,
une forme de passivité, comment mon esprit peut-il former d’un corps exté-
rieur une idée adéquate, puisque cette formation a pour condition de possi-
bilité qu’elle n’ait pas d’autre cause que la seule activité de mon esprit ?
Si l’activité d’un corps A est déterminée par l’activité d’un corps B à
travers une loi commune à l’une et à l’autre activité, alors, relativement à
cette loi commune, on ne peut dire que A pâtit absolument de l’action de
B, puisque, par hypothèse, cette partie commune de l’afection de A par
B s’explique autant par la nature de B que par la nature de A ; autrement
dit A est cause adéquate, et non partielle, de cette partie de l’afection de
A par B qui obéit à une loi également présente en A et en B52. C’est en se
fondant sur cette communauté de nature minimale entre la cause et l’efet,
le corps afectant et le corps afecté, que P. Sévérac, dans Le devenir actif chez
Spinoza53, montre que, pour un mode ini, être afecté par un autre mode
ini n’implique pas nécessairement pour lui passivité, et donc formation
d’idées inadéquates. En efet, dès lors qu’un corps est afecté par un autre
corps à travers ce qu’il a de commun avec lui, on peut dire que, relative-
ment à cette partie commune de l’afection, il est déterminé par soi dans la
mesure même où il est déterminé par ce qui, en l’autre, est régi par une loi
également présente en lui. Un corps peut donc être cause adéquate d’une
détermination de son activité par une autre puissance d’agir, et ce relative-
ment à cette partie de l’afection de son corps par l’autre corps dont l’activité
temps par la nature de nombreuses autres idées de corps, auquel cas Dieu s’exprime par
la nature de l’esprit humain, mais à proprement parler ne s’explique pas par lui, « explica-
tion » qui suppose en revanche que Dieu, à travers la formation d’une idée adéquate dont
notre esprit comprend la vérité, est comme afecté par la seule nature de l’esprit humain,
et donc s’explique à travers elle.
50. Activité corporelle et sensorielle du corps propre, qui n’est rien d’autre que le fonde-
ment actif de la perception, et qui est au principe de la positivité des idées fausses. Voir
Éthique, II, 33 ; IV, 1.
51. Éthique, IV, 2.
52. Éthique, II, 38 et 39.
53. Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Éditions Honoré Champion, 2005, p. 80-216. Ces
lignes doivent beaucoup à la lecture de cet ouvrage.
la raison et l’essence de l’homme 63
obéit à une loi également présente en chacun des deux. « Agir, écrit ainsi
Pascal Sévérac, ce n’est pas produire un efet sans être déterminé par autre
chose ; c’est produire un efet en étant déterminé par l’autre de telle sorte
que cet efet se comprenne par soi seul. Être actif signiie donc être déter-
miné par un autre à travers ce que l’on a de commun avec lui 54. » Un corps
est donc cause adéquate de sa détermination par un autre corps, quand il
est déterminé par ce qui, dans cette autre puissance d’agir, n’est pas une
puissance d’agir autre.
Un corps est donc d’autant plus actif qu’il est régi par un grand nombre
de lois qui régissent également l’activité des autres corps. Symétriquement,
un corps est d’autant plus passif que les autres corps avec lesquels il interagit
obéissent à des lois qui lui sont étrangères, de sorte qu’en étant déterminé
par ces autres corps, sa puissance d’agir est en quelque sorte gouvernée par la
loi d’une autre puissance, qui, par hypothèse, est aussi et d’abord une puis-
sance autre. La puissance du corps est donc inséparable de la complexité de
ses niveaux d’organisation. P.-F. Moreau remarque ainsi que « […] la supé-
riorité du corps humain sur beaucoup d’autres corps tient seulement à son
haut degré de composition mais aussi – et peut-être surtout – à sa haute
intégration fondée sur sa diférenciation. […] Cette intégration fondée
sur des diférences permet que l’âme correspondante soit apte à de multi-
ples perceptions55. » C’est donc cette complexité des niveaux d’organisa-
tion de l’activité corporelle qui est le corrélat physiologique de l’aptitude de
l’esprit à former les notions communes56. Par conséquent, si un corps a un
esprit inapte à la rationalité, c’est parce qu’il s’agit d’un corps trop simple,
qui, ayant de ce fait très peu de parties communes avec les autres corps,
est condamné, dans sa rencontre avec eux, à être déterminé par ce qui, en
eux, lui est étranger, et donc à pâtir. Le peu d’idées adéquates qu’il forme
ne lui permet pas cette perception simultanée d’une pluralité de facteurs,
qui est ce par quoi l’esprit humain développe la puissance de penser non
les choses, mais leurs rapports, ou, si l’on veut, celles-ci par le truchement
de ceux-là. Mais il n’y a pas de corps, ou du moins d’organismes si simples,
qui n’ait la puissance de former au moins une idée adéquate, car 1) soit il
n’y a pas d’autres corps dont l’activité ne soit contraire à l’activité du sien,
et alors toute afection serait la destruction instantanée du corps afecté,
54. Le devenir actif chez Spinoza, p. 199. Voir aussi, dans le même ouvrage, p. 127, l’ana-
lyse de la démonstration de Éthique, II, 39.
55. Spinoza, L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 449. Voir aussi in Problèmes du
spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 155.
56. Voir les analyses très approfondies d’A. Matheron, Individu et communauté chez
Spinoza, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 43-51, 71-77, 98-102, 223-24, 253,
430-32, 524-25, 543-45, 558-60 ; « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », in Revue
philosophique, n° 1, janvier-mars 1994, p. 27-40, et plus spéciiquement, pour une analyse
du corrélat corporel de la formation des idées adéquates, p. 29-33.
64 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
plutôt que pour un homme ? je dis que je ne sais pas, pas plus que je ne sais
à combien estimer [quanti aestimandus] celui qui se pend, et à combien les
enfants, les sots, les déments, etc.72 »
On peut distinguer trois moments dans la réponse. Premièrement, une
question de fait : un homme placé dans cette situation mourra efectivement
de faim et de soif, et ce fait est d’autant plus facilement admis qu’il suit des
thèses énoncées (et plus encore peut-être de celles qui le seront dans le De
Afectibus), comme l’égalité des trois angles à deux droits suit de la nature
du triangle.
Deuxièmement, une question de droit : un tel homme est-il encore, en
droit, un homme ? La paralysie létale de tout ce qui pourrait ressembler à
un embryon de volonté ou de calcul rationnel ne le prive-t-elle pas de son
humanité ? Dico me nescire, répond Spinoza. Je ne sais pas, et, surtout, je le
dis sans embarras. C’est une ignorance qui n’est pas concédée, comme sous
la pression d’une objection dont on ne peut venir à bout, mais au contraire
airmée. Et il nous semble que cette ignorance, posée comme une airma-
tion, signiie le rejet implicite du mode de connaissance dont, aux yeux de
l’objecteur, elle serait la privation. Je ne sais pas, et je le dis clairement, car le
« savoir » que vous me demandez relève en dernier ressort de cette recherche
des universaux dont j’ai déjà maintes fois démontré la vanité. En efet, pour
répondre à cette question, positivement ou négativement, il faudrait posséder
une déinition de « l’homme », et y confronter le comportement particulier
de cet homme singulier. Si, par exemple, l’homme est un animal bipède sans
plumes73, rien n’autorise à priver cet individu de son humanité en raison de
son incapacité à se déterminer pour la nourriture ou la boisson ; si l’homme
est un animal social74, même chose ; en revanche, si l’homme est un animal
rationnel75, l’exclusion risque d’être sans appel. La réponse varie donc en
fonction des déinitions de l’homme, qui elles-mêmes varient selon la dispo-
sition et la rencontre des corps. Dico me nescire : j’airme ne pas savoir, car le
savoir que vous me demandez est de ceux qu’il faut commencer par rejeter
si l’on veut s’eforcer de réformer et parfaire sa raison.
Troisièmement, Spinoza à la fois élargit et déplace le problème. Il l’élargit
en mettant sur le même plan l’homme se laissant mourir de faim et de soif,
l’homme qui se pend, les enfants, les sots et les déments. Pas plus qu’il n’est
en mesure de savoir si la privation de libre volonté est privation d’huma-
nité, il n’est en mesure de déterminer si la privation de raison (les enfants,
72. Voir les Pensées métaphysiques, II, chapitre 12, où l’exemple avait déjà été pris, mais
dans un cadre cartésien.
73. Éthique, II, 40, scolie 1.
74. Éthique, IV, 35, scolie.
75. Éthique, II, 40, scolie 1.
la raison et l’essence de l’homme 69
les sots et les déments) est également privation d’humanité, et ce pour les
mêmes motifs.
Enin, il déplace le problème en modiiant subrepticement la question,
qui n’est plus de savoir si un homme se laissant mourir de faim et de soif
doit être estimé comme un homme – l’estimation se faisant ici, comme
on l’a vu, par la confrontation du cas singulier avec l’essence universelle –,
mais qui est de déterminer quelle quantité, quel degré d’estime [quanti
aestimandus] accorder à tous ceux dont la puissance propre d’agir paraît
constamment vaincue par la force des causes extérieures. Or ici le problème
n’est plus du tout de confronter, par exemple, la démence de Pierre avec
« l’essence de l’homme », pour déterminer si cette démence le prive on non
de son « humanité », mais de confronter la démence de Pierre avec « l’efort
par lequel chaque chose s’eforce de persévérer dans son être [et qui] n’est
rien à part l’essence actuelle de cette chose »76, pour déterminer à quel degré
cette démence diminue, contrarie, altère sa puissance d’agir, et donc son
essence propre. Ce n’est pas la prise en compte d’une « essence universelle de
l’homme » qui permet l’estimation rationnelle qu’on peut faire du dément,
mais la prise en compte de l’essence actuelle et singulière de celui que la
démence détruit. Ce que suggère l’apparente désinvolture de la réponse à la
quatrième objection de ce scolie, c’est qu’un problème mal posé n’a aucune
chance d’être résolu, et qu’il faut donc repenser les termes du problème, c’est-
à-dire, en l’occurrence, conceptualiser autrement la notion d’« essence ».
Autrement dit, puisque le lecteur de ce scolie est arrivé au terme de la
seconde partie de l’Éthique, il lui est suggéré de garder en mémoire le début
de cette partie, plus particulièrement la seconde déinition, qui précise ce
qu’il faut entendre par « essence », et plus particulièrement encore peut-être
la proposition 37, qui conclut, de la déinition des réquisits de l’essence, sa
nécessaire singularité : « Ce qui est commun à tout […], et est autant dans la
partie que dans le tout, ne constitue l’essence d’aucune chose singulière. »
Rappelons brièvement les étapes de la démonstration, qui se fait par
l’absurde. Concevons donc, par la négation de ce qui est airmé par la
proposition, que A constitue à la fois l’essence de la chose singulière B, et
l’essence des autres choses singulières, C, D, E, etc. Or, en vertu de la « déi-
nition de l’essence », on doit admettre que ce qui constitue l’essence d’une
chose ne peut, sans la chose, ni être ni être conçu, donc en l’occurrence
que A, sans B, est impossible et inconcevable. Or, dans la mesure où nous
avons supposé que A constituait également l’essence de C, D, E, etc., il est
contradictoire avec cette hypothèse que A soit déclaré impossible et incon-
cevable en vertu de la seule négation de B. On ne peut à la fois dire que A
76. Éthique, III, 7. C’est nous qui soulignons.
70 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
82. Sur cette thèse controversée, voir Léo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, Paris,
Presses Pocket, 1989 ; C. Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, Éditions Quintette, 1997 ;
Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la moder-
nité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 355, 361, 461, 467, 477, 484, 539,
555, 643, 653, 675, 709, 726, 760, 789-90. Cet ouvrage contient en efet de nombreuses
et précieuses informations sur les rapports complexes entre une situation de persécution
théologique et politique et le recours à un art d’écrire, mais ce qui, croyons-nous, vaut
pour la difusion et la réception du spinozisme ne vaut pas nécessairement – loin de là –
pour la philosophie de Spinoza elle-même.
Fondements éthiques du refus spinozien
de déinir « l’essence de l’homme » : statut
et fonction du « modèle de la nature humaine »
l’habitude de former des idées universelles aussi bien des choses naturelles que
des artiicielles, idées qu’ils tiennent pour les modèles des choses […]2. »
Plusieurs étapes s’enchaînent : 1) formation d’idées universelles ; 2) prolon-
gement de cette formation par l’invention de modèles ; 3) préférence accordée
à tel modèle inventé plutôt qu’à tel autre ; 4) évaluation des choses singu-
lières en fonction de leur conformité avec ces modèles inventés, et érigés
en normes par la préférence qu’on leur accorde ; 5) généralisation de cette
habitude intellectuelle par son application aux choses naturelles à travers
l’interprétation téléologique de la causalité à l’œuvre dans la nature ; 6) mise
en cause de la nature quand elle produit des choses non conformes aux
modèles dont on suppose qu’ils ont guidé son activité : « […] ils croient
alors que la nature elle-même a fait défaut ou a péché [ipsam naturam tum
defecisse, vel peccavisse], et qu’elle a laissé cette chose imparfaite. »
On le voit, l’invention de modèles est à la source de deux habitudes de
penser également néfastes : rapport concurrentiel entre les jugements que les
hommes portent sur les choses, dès lors que ceux-ci prennent pour fonde-
ment la référence à des modèles arbitraires érigés en normes universelles,
d’une part, et, d’autre part, interprétation inaliste de la nature qui débouche
sur une « moralisation » des processus naturels, dont les conséquences sur le
pouvoir des passions tristes peuvent être nuisibles3.
Ain de mieux cerner cette notion de « modèle », revenons brièvement sur
les quatre premières étapes que nous avons repérées. Comment les hommes
passent-ils de la formation d’idées universelles à l’invention de modèles ? Quel
rapport entre l’idée et le modèle ? Rappelons que la référence au « modèle »
est introduite dans une analyse dont l’objet est l’explication de l’origine et
de la nature des idées de perfection et d’imperfection, de sorte que « l’inven-
tion de modèles » y est introduite par Spinoza comme un élément néces-
saire à cette explication. En efet, la formation d’idées universelles, à elle
seule, ne suit pas à rendre compte de l’idée de perfection et de l’usage
que les hommes en font. Ce qu’il faut, après qu’a été formée l’idée univer-
selle d’« homme » comme étant un bipède sans plumes4, c’est deux choses
complémentaires. Premièrement, que les hommes se soient persuadés que
la bipédie déplumée constituait la nature ou l’essence de l’« homme », de
sorte que tout individu n’était authentiquement humain que s’il partici-
pait de cette essence universelle. Deuxièmement – et sans doute l’idée que
l’essence est par déinition ce qui exprime la nature authentique et profonde
de la chose dont elle est l’essence y conduit-elle nécessairement –, que les
hommes aient, le plus souvent à leur insu, idéalisé l’idée universelle qu’ils
avaient formée. Alors l’idée est devenue « modèle ». Elle a acquis une fonc-
tion normative, source potentielle de prescriptions comme de proscrip-
tions. Si l’essence de l’« homme » est la bipédie déplumée, si c’est en cela que
consiste « l’humanité de l’homme », alors on sera d’autant plus authentique-
ment humain qu’on se tiendra droit et qu’on sera glabre, et l’humanisation
des hommes – en d’autres termes l’éducation – saura sur quoi fonder ce
qu’elle prescrit et proscrit. Car le « modèle », à la diférence de l’idée univer-
selle, a une fonction pratique : il fonde un jugement de valeur, mais tout
autant il guide une action5.
Que le passage de l’essence au modèle se fasse si spontanément, et peut-
être si nécessairement – car si la raison, airme-t-on, constitue « l’essence de
l’homme » comme « animal rationnel », alors on accomplira d’autant plus
son « humanité », on sera d’autant plus parfaitement humain, qu’on sera
plus rationnel –, est peut-être l’une des causes de l’évitement délibéré, par
Spinoza, de formuler une déinition quelconque de l’« essence de l’homme ».
Comme si, conscient que de l’essence au modèle, il n’y a qu’un pas, il avait
voulu éviter les efets normatifs que contient déjà virtuellement toute déi-
nition d’une essence, efets qui sont des facteurs asservissants plutôt que
libérateurs, et, à ce titre, contraires au projet explicite de l’Éthique. Ces efets
sont analysés dans un texte particulièrement intéressant de P.-F. Moreau, en
ce qu’il montre que les philosophes en sont les principaux producteurs, au
détriment de tous ceux que l’autorité de leur savoir laisse sans voix : « Ainsi
comprise, l’activité des philosophes apparaît comme une sorte de multipli-
cation professionnelle de l’illusion du libre-arbitre et de la inalité décrites
dans l’Appendice de la première partie de l’Éthique. Elle ne se contente pas de
la prolonger, en s’appuyant sur les notions fondamentales que leur situation
et leur activité suggèrent faussement mais spontanément à tous les hommes
et en leur fournissant l’assise d’un système ordonné ; elle retourne cette série
de notions contre les hommes même, pour les condamner au nom d’un
idéal qui n’est même pas atteint par celui qui le brandit. Alors que les autres
hommes sont conduits par le désir, les philosophes sont conduits par le désir
de modeler les autres hommes ; […] mais le philosophe a ceci de particulier
5. La notion apparaît la première fois en Éthique I, 33, scolie 2, dans un sens pleinement
conforme à celui qu’il a dans le premier tiers de la préface du De Servitute humana. Spinoza
vient de réfuter la conception de la volonté absolument libre de Dieu comme étant au
fondement de la création, puis précise que cette erreur lui paraît tout de même moins
préjudiciable que « l’opinion de ceux qui pensent que Dieu agit en tout en tenant compte
du bien. Car ceux-ci semblent poser en dehors de Dieu quelque chose, qui ne dépend pas
de Dieu, auquel Dieu, à titre de modèle, prête attention en opérant [tanquam ad exem-
plar, in operando attendit], ou bien auquel, à titre de but précis, il vise. » Le « modèle » est
donc à la fois pour l’action un guide et un but.
78 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
qu’il construit une théorie pour y arriver, c’est-à-dire que son propre désir
emprunte le détour d’une notion universelle de la nature humaine6. »
La notion universelle de la nature humaine apparaît donc ici déjà comme
un modèle normatif, motivé par l’ambition7, et fondé sur l’hypostase des
illusions que les hommes, et plus précisément les philosophes, se font sur
eux-mêmes : croyance au libre-arbitre fondant l’idée d’une nature humaine
échappant par nature, ou par Grâce, aux lois universelles de la nature, croyance
au pouvoir absolu de l’âme sur le corps, de la raison sur les passions, fondant
l’idée de l’homme comme animal rationnel, être naturel s’afranchissant de
la naturalité par la rationalité. Ce modèle de la nature humaine permet de
fustiger certes les hommes, individuellement toujours en deçà de la liberté
et de la rationalité de leur « nature », mais d’abord et surtout l’humanité
elle-même, condamnée à n’être pas à la hauteur de l’idéal qu’on ne pose
que pour le lui opposer. Ainsi, paradoxalement, l’humanité se trouve-t-elle
globalement dévaluée en raison même de son idéalisation initiale, telle que la
condense l’idée d’une « essence de l’homme ». Et jugeant l’humanité à l’aune
de cette image idéalisée d’elle-même, il est inévitable qu’on se condamne à en
méconnaître la nature véritable, puisque, non seulement tout est interprété
à partir de prémisses qui sont fausses, mais davantage tout est interprété de
façon à en masquer la fausseté. La puissance efective des passions sur les
hommes – qui si souvent voient le meilleur et font le pire, selon un topos
de l’âge classique – vient-elle contredire la liberté accordée à l’« homme » ?
C’est alors, par exemple, la doctrine du péché originel qui permet de sauver
les apparences : si les hommes sont à ce point en proie aux afects alors que
l’« homme » est libre et rationnel par nature, c’est bien la preuve que cette
nature est déchue, et qu’il faut la rédimer.
Mais notre questionnement initial n’en rejaillit que plus vivement : pour-
quoi, dans ce cas, Spinoza recourt-il à cette notion de « modèle de la nature
humaine » dont, d’une part, il vient de montrer et l’arbitraire et la nocivité,
et qui, d’autre part, constitue un instrument de domination, alors même
qu’il l’introduit comme un facteur de libération, puisque le « modèle » est
introduit à la in du De Servitute humana à travers la igure de « l’homme
libre » ? Si la référence à un « modèle de la nature humaine » asservit, comment
peut-on prendre, sans contradiction, pour modèle « l’homme libre » ?
En nous appuyant sur le travail de C. Jaquet, nous avons déjà noté que
la stratégie d’écriture de Spinoza recourt à deux procédés : d’une part, « […]
vider une notion de son sens usuel pour la reconstruire progressivement et
[…] bouleverser totalement les signiications établies, tout en conservant les
mêmes vocables »8, et, d’autre part, « […] moins rejeter en bloc un concept
[que] délimiter d’une manière nouvelle son champ de validité »9. Il nous
semble que le recours à la notion de « modèle de la nature humaine » dans la
préface du De Servitute humana relève de ces deux procédés. Tout d’abord,
il en transforme la structure et le contenu, en rupture avec les « modèles »
concurrents dominants à l’âge classique. Mais cette première transforma-
tion en induit une autre, tout aussi décisive, qui est la manière dont chacun
se rapportera à ce « modèle » et qui produira des efets pratiques également
opposés à ceux qu’engendrent les « modèles » dominants. Tâchons mainte-
nant de développer ces diférents points, en montrant comment la modi-
ication radicale des efets pratiques du recours à la notion de « modèle de
la nature humaine » est d’emblée impliquée dans la transformation de sa
structure et de son contenu.
Nous l’avons remarqué un peu plus haut, de l’« essence » au « modèle » il n’y
a qu’un pas, comme si l’invention du second était nécessairement enveloppée
dans la formation de la première. Or la profonde originalité du « modèle de la
nature humaine » que Spinoza propose au lecteur de l’Éthique, c’est de n’être
pas rivé, ancré, à la déinition d’une « essence de l’homme ». Nous espérons
avoir suisamment montré que celle-ci était introuvable parce qu’ontologi-
quement vide de sens, et par conséquent délibérément informulée, peut-être
commençons-nous à comprendre aussi les raisons pratiques de cet évitement,
et à en mesurer les efets. Spinoza note que « nous dirons les hommes plus
parfaits ou plus imparfaits en tant qu’ils s’approchent [accedunt] plus ou
moins de ce même modèle »10. C’est donc en termes d’écart que se donne le
rapport de chacun au « modèle de la nature humaine ». Nous dirons Pierre
plus parfait que Paul en ce que l’écart qui le sépare du « modèle » est moins
grand que celui de Paul. Mais si le « modèle de la nature humaine » de Paul
n’était pas celui de Pierre, non en raison de la relativité intrinsèque de ces
modèles arbitrairement forgés par les hommes selon « la disposition de leur
cerveau »11, mais en raison de la singularité constitutive de ce qui est, en
efet, pour chacun un « modèle » vrai de la nature humaine ?
L’argumentation de la quatrième partie de l’Éthique aboutit à la consti-
tution de la igure de « l’homme libre », en laquelle le lecteur – au terme de
que sa liberté n’est pas à la hauteur de son désir, la comprend par rapport
à « quelque chose de plus puissant que lui », et qui, en l’occurrence, n’est
autre que l’accomplissement de sa propre puissance, dont la contemplation
ne peut qu’être joyeuse. Le « modèle de la nature humaine » n’est donc pas
normatif, ou alors, s’il l’est, les normes qui s’en déduisent sont l’expression
immanente de l’essence même de l’individu qui s’y rapporte19.
D’autre part, il est conçu et construit par Spinoza de manière à ce que
l’écart qui en sépare un individu ne puisse être un facteur de tristesse et de
mortiication. Si l’on regarde l’argumentation de la proposition 59 de la
quatrième partie20, qui fait de la raison un principe universel d’action, il
apparaît que la puissance de la causalité de la raison n’y est airmée que si
l’on fait abstraction des conditions dans lesquelles elle s’exerce.
L’action rationnelle, airme Spinoza, est expression de notre puissance
d’agir, en tant qu’elle est déterminée par les seules lois de notre nature.
Quant à l’action qui a pour principe la tristesse, elle a, de ce fait, pour
fondement une puissance d’agir diminuée ou contrariée. Ce qui se fait par
tristesse se fait donc avec une puissance d’agir inférieure à celle qu’exprime
l’action rationnelle. Il faut donc disposer de moins de puissance pour agir
par tristesse que pour agir par raison. Et qui peut le plus pouvant le moins,
il est donc évident que la raison peut nous déterminer à faire tout ce à quoi
nous pousse, avec une moindre puissance, une passion qui est une tris-
tesse. À partir du moment où Spinoza identiie l’action rationnelle, l’action
vertueuse et l’action libre, il est clair que la causalité la plus puissante a la
raison pour principe, à condition toutefois de restreindre cette airmation à
la seule causalité interne d’un être, puisque les passions tirent leur puissance
propre de causes qui nous sont extérieures et possiblement plus puissantes 21.
Ce pourquoi, au fond, cette proposition considère l’homme « absolument »,
et fait ainsi délibérément abstraction de ses conditions réelles d’existence
de mode ini. Et l’homme libre étant libre précisément dans la mesure où
il agit déterminé par la raison, l’écart qui sépare l’individu du modèle ne
doit pas être imputé à l’individu – auquel cas la considération de cet écart
produit la « mauvaise » humilité – mais aux seules lois de la puissance divine,
qui n’a pas réglé son action sur la seule utilité de l’homme, d’où le rappel
de Spinoza, au moment où il paraît létrir en moraliste un certain nombre
de passions mauvaises : « […] je l’ai déjà dit, j’appelle mauvais ces afects
et leurs semblables, en tant que je ne considère que l’utilité de l’homme.
Mais les lois de la nature regardent l’ordre commun de la nature, dont
19. Voir C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005, p. 85 et 123.
20. « À toutes les actions auxquelles nous détermine un afect qui est une passion, nous
pouvons être déterminés sans lui par la raison. »
21. Éthique, IV, 5.
82 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
rique, par la démarcation, aussi aichée que radicale, d’avec les discours
dominants auxquels le lecteur de l’âge classique est accoutumé.
On sait le rôle que l’apologie chrétienne attribue à la méditation sur la
mort : la mort est « le salaire du péché », on ne peut se libérer de l’une qu’en
se libérant de l’autre, en inscrivant chacune de nos actions dans la perspec-
tive du salut éternel, de sorte que la vie présente n’a pas sa in en elle-même,
mais dans une immortalité suspendue au jugement de Dieu. La pensée de
la mort vise alors à rappeler au chrétien quels sont les véritables enjeux de
l’existence qu’il mène. Aussi cette macération intellectuelle le fait-il rentrer
assez aisément dans la catégorie de ceux qui ne désirent pas le bien directe-
ment, mais par crainte du mal30.
Le stoïcisme, très inluent à l’âge classique, confère également à la médi-
tation de la mort une fonction essentielle dans la construction du sage, en
ce qu’elle habitue celui qui s’y livre à se détacher de ce qui ne dépend pas de
lui au proit de ce qui en dépend. Notre propos n’étant pas de commenter ce
dont la pensée de Spinoza se démarque, mais cette pensée elle-même, nous
nous contenterons de remarquer que, dans les deux cas évoqués, la médi-
tation sur la mort a une fonction très proche : il s’agit de se libérer, par la
conscience de la mort, de notre attachement à tous les faux biens qui nous
écartent soit du salut, soit de la sagesse. Or c’est précisément sur ce point
que la proposition 67 du De Servitute humana instaure la rupture la plus
manifeste, en airmant que la méditation de la mort asservit celui qui s’y
adonne bien plutôt qu’elle ne le libère. À quoi l’asservit-elle ? À la peur31.
La démonstration de la proposition 67 renvoie à la proposition 63, dont le
corollaire airme qu’un « Désir qui naît de la raison nous fait directement
rechercher le bien, et indirectement fuir le mal », ce que le scolie commente
ainsi : « Ce corollaire s’explique par l’exemple du malade et du sain. Le malade
mange ce qu’il déteste, par peur de la mort ; et l’homme sain prend plaisir à
la nourriture, et de cette manière il jouit mieux de la vie que s’il avait peur
de la mort et désirait directement l’éviter. » La référence à deux manières
soient exposés, mais donne leur arrière-plan à toutes les autres passions humaines […] »
in Introduction à l’Éthique de Spinoza, La quatrième partie, la condition humaine, Paris,
PUF, 1997, p. 382. On est alors très proche d’Épicure, mais très loin du texte même de
l’Éthique. Ce qui frappe à la lecture, au contraire, c’est que tant dans le De Afectibus que
dans le De Servitute, Spinoza, s’il analyse assez largement les afects de peur, de crainte et
leurs efets, ne thématise jamais cette crainte comme crainte ou peur spéciique de la mort.
Elle n’est pas même mentionnée comme telle, et n’apparaît qu’avec la proposition 67 du
De Servitute, pour être aussitôt évacuée au nom de la sagesse de l’homme libre. Nous y
voyons un renforcement de cet efet rhétorique de rupture, qui, selon nous, préside déli-
bérément à la manière dont la proposition 67 est introduite.
30. Éthique, IV, 63 ; V, 41, scolie.
31. Sur ce point, voir C. Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza (et pourquoi il n’y faut
point songer) », in Fortitude et servitude, Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Paris, Éditions
Kimé, 2003, p. 158-61.
84 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
tient avant tout à ce que ceux-ci sont inséparables d’une conception déter-
minée de l’essence universelle de l’homme, qui en constitue le fondement et
lui confère une fonction normative, alors que le modèle conceptualisé par
Spinoza est celui de l’essence singulière qu’il incarne, de sorte qu’étant pour
Pierre, ou Paul, l’image de sa liberté, il est de ce fait même l’expression de
sa propre puissance d’agir portée à son plus haut degré d’airmation.
Pourtant, une diiculté semble fragiliser la cohérence du modèle spino-
zien. L’homme libre est libre en tant qu’il agit sous la conduite de la raison 39.
Or il est dans la nature de la raison de former des idées adéquates 1) qui
portent sur les propriétés communes des choses40 ; 2) qui, en tant qu’elles sont
adéquates, sont également communes à tous les hommes qui les forment,
ce pourquoi elles sont facteurs de concorde 41. Autrement dit, l’universel
est le champ privilégié – sinon exclusif en raison du troisième genre de
connaissance – d’application de la raison. Mais alors comment peut-on,
sans contradiction, prendre pour « modèle » l’expression accomplie de sa
propre puissance, singulière par nature, et s’approcher de ce modèle en agis-
sant sous la conduite d’une puissance de l’esprit qui a l’universalité pour
principe ? Contrairement à ce que nous avons dit, l’importance accordée
à la raison dans le De Servitute humana ne vient-elle pas subrepticement
aligner le « modèle de la nature humaine » spinozien sur les autres, dont il
ne se démarquerait qu’en partie ?
Nous tenterons de dégager quelques éléments de réponse en nous efor-
çant de montrer comment la raison spinozienne est conçue de manière à
ce qu’elle puisse avoir pour principe l’universalité des idées qu’elle forme,
et, simultanément autant que consubstantiellement, la recherche de l’utile
propre à un individu singulier.
39. « L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit sous la seule dictée de la raison […] », Éthique,
IV, 67, démonstration.
40. Au moins pour le second genre de connaissance.
41. Éthique, IV, 35-37.
fondements éthiques du refus spinozien de définir « l’essence de l’homme » 87
des afects sont des états de l’âme dont l’âme n’est pas l’origine, mais ont
pour cause le corps auquel elle est substantiellement unie, de sorte que les
ressorts de l’afectivité relèvent du mécanisme à l’œuvre dans la nature, dont
le corps humain est un élément parmi d’autres. En revanche, la rationalité
est une activité propre de l’âme, et a pour soubassement ontologique, non
le règne de la nécessité mécanique qui régit les processus corporels, mais
au contraire celui de la liberté de la volonté, qui, pour Descartes, fonde
l’autonomie absolue de l’âme humaine. Il y a donc opposition stricte entre
le modèle d’intelligibilité qui rend compte du registre afectif, et celui qui
rend compte du registre cognitif.
Spinoza non seulement ne fractionne pas l’âme en facultés hétérogènes,
mais il s’eforce de penser jusqu’au bout l’unité de l’âme à travers l’uniica-
tion de son activité, ou de sa puissance.
Ainsi, de même que les « décrets de l’Esprit [mentis] ne sont rien d’autre
que les appétits [appetitus] eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonc-
tion de l’état [dispositione] du corps » 42, l’activité de formation des idées
(adéquates ou inadéquates) et l’activité de production des afects (joyeux
ou tristes) sont une seule et même activité, uniiée par l’identité des lois qui
la régissent, et par leur appartenance à une même matrice d’intelligibilité.
C’est bien en efet la même loi qui, adossée à la thèse de l’égalité de la puis-
sance de penser de l’esprit et de la puissance d’agir du corps43, gouverne,
d’une part, la formation des idées inadéquates et des afects passionnels, et,
d’autre part, la formation des idées adéquates et la puissance de la raison :
la puissance d’agir du corps varie selon la diversité de ses afections44, cette
diversité détermine le degré d’activité ou de passivité de l’esprit 45 – puisque
la puissance d’agir du corps et la puissance de penser de l’âme sont une
seule et même puissance46 –, et le degré d’activité de l’âme détermine tant
sa capacité à comprendre les choses par leurs vraies causes que son apti-
tude à la joie, de la même manière que son degré de passivité détermine
simultanément son impuissance à comprendre et sa tristesse47. Le modèle
d’intelligibilité qui permet à Spinoza d’uniier la conceptualisation de la
formation des idées et de la formation des afects – de sorte qu’ici l’identité
58. Il est remarquable que la déinition de l’obéissance soit énoncée dans le Traité théo-
logico-politique (V, § 9, p. 221) en quelque sorte négativement, c’est-à-dire pour clariier
l’intelligibilité du régime politique qui l’exclut par nature, et qui trouve ici dans cette exclu-
sion sa caractérisation la plus forte et la plus précise : « […] puisque l’obéissance consiste à
exécuter des ordres en raison de la seule autorité de celui qui commande, il en résulte qu’il
n’y a pas proprement obéissance dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où
les lois sont mises en vigueur par consentement commun. » (C’est nous qui soulignons.)
Outre qu’elle fonde indirectement la démocratie sur l’exclusion du concept d’obéissance
tel qu’il vient d’être déini, cette phrase dessine en creux une opposition éthique entre
l’obéissance et la connaissance par idées adéquates. Mais ce n’est pas ici le lieu de déve-
lopper ce point.
59. À titre d’exemple, voir la terminologie utilisée en Éthique, IV, 35-37.
60. Éthique, V, 42, in du scolie.
61. Éthique, IV, 24.
62. Éthique, III, 57, scolie.
Conclusion
Nous nous sommes eforcés de montrer qu’il n’y avait pas « d’essence
de l’homme », mais seulement l’essence de Pierre ou de Paul, enveloppant
une irréductible singularité, qui est celle du conatus1. Nous voudrions, pour
conclure ces analyses, tenter brièvement de cerner en quels termes cette
essence peut être pensée.
L’essence, telle que Spinoza la conçoit, n’est pas une forme immuable,
mais une structure d’activité, susceptible de variations, positives ou négatives,
variations réglées, qui se font selon les lois de cette structure. Il nous paraît
essentiel de ne pas penser le rapport entre la notion de « structure » et celle
d’« activité », soit par analogie avec le rapport qui unit la forme et la matière
dans la scolastique, soit avec celui qui unirait l’essence et l’existence dans le
cadre d’une distinction contestable entre un plan des essences et un plan des
existences dans la philosophie de Spinoza. Si la notion de structure d’activité
peut avoir une quelconque pertinence pour éclairer le concept spinozien
d’essence, c’est à condition de poser fermement leur indissociabilité : il ne
peut se concevoir d’activité sans la structure déterminée dont elle est l’acti-
vité, ni de structure qui ne serait pas, toujours déjà, activité. Autrement dit,
d’une part, la structure ne préexiste pas à une activité en elle-même indé-
terminée qu’elle viendrait informer, et, d’autre part, alors que la distinc-
tion entre un plan des essences et un plan des existences suppose toujours
un hiatus possible entre les deux plans – faisant ainsi que l’existence d’un
mode ini pourrait ne pas « réaliser » son essence, celle-ci restant donc en
position de surplomb par rapport à l’existence –, le rapport entre la struc-
ture et l’activité, posant leur inséparabilité, interdit que l’activité puisse ne
pas « réaliser » sa structure ; ce qui n’implique évidemment pas qu’un mode
ini quelconque, et donc Pierre, n’agisse que selon les lois de sa nature, mais
que poser le problème dans les termes d’une « réalisation » de l’essence par
l’existence nous paraît inadéquat. Nous y reviendrons.
2. « […] mon dessein n’est pas d’expliquer le sens des mots, mais la nature des choses […] »,
Éthique, IV, déinitions 19 et 20 des afects, explication.
3. Ce pourquoi on commence, un peu, à comprendre la thèse spinozienne de l’esprit comme
idée du corps à partir du moment seulement où l’on parvient à se défaire d’une conception
purement représentative de l’idée, conception induite par les schèmes du premier genre
de connaissance, comme en témoignent les mises en garde répétées de Spinoza au lecteur,
l’enjoignant de ne surtout pas concevoir les idées comme des « peintures muettes sur un
tableau », Éthique, II, 49, scolie ; II, 48, scolie.
4. Éthique, II, déinition 7.
5. Précisons, là encore, qu’airmer qu’une chose est son activité n’implique évidemment
pas qu’une chose soit toujours active, mais que, même afectée du coeicient de passivité
inhérent à la condition de tout mode ini quelconque, elle n’en demeure pas moins partiel-
lement concevable par sa seule activité, sa passivité étant une forme de réactivité, comme
nous le verrons quelques lignes plus bas.
6. Éthique, III, 57.
conclusion 95
terme d’activité 7, et qu’une « chose » est une « chose » par cela seul qu’elle
est une structure d’activité, sans nécessairement rentrer dans la catégorie
des « êtres » ou des « choses » qui s’ofrent à la perception telle que le travail
de l’imagination la construit.
Mais en quoi la notion – assez rebattue, il faut l’avouer – de « struc-
ture » peut-elle éclairer, rattachée au concept d’activité, le concept spinozien
d’essence ? En ce qu’il n’y a pas d’activité qui ne soit précise et déterminée.
Airmer que la puissance d’agir d’un mode ini est une partie de la puis-
sance ininie de Dieu, et donc son activité une partie de l’activité de l’Être
absolument inini8, ne revient pas à dissoudre, comme du sucre dans l’eau,
les déterminations du ini dans l’indétermination de l’inini. C’est en tant
que déterminé par l’ininité des autres modes, qui expriment chacun égale-
ment la puissance de Dieu, qu’un mode ini est une partie de celle-ci ; et
si la détermination de l’« exister » d’un être n’est pas soumise au régime de
causalité déini par la proposition 28 du De Deo, cet « exister », qui n’est au
fond rien d’autre que son conatus, est en lui ce qu’il y a de plus irréducti-
blement singulier, donc de déterminé, même s’il s’agit ici d’un autre mode
de détermination. Chez Spinoza, la participation d’un mode ini à l’essence
absolument ininie de Dieu n’implique jamais une « absorption » du singu-
lier dans l’universel par la dissolution de ses déterminations, mais tout le
contraire, comme l’indiquent la déinition du troisième genre de connais-
sance 9 et la proposition 24 du De Libertate : « Plus nous comprenons les
choses singulières, plus nous comprenons Dieu. »
Pas d’activité, donc, qui ne soit l’activité de la structure qu’elle est ; autre-
ment dit pas d’activité qui ne soit organisée selon certains rapports déter-
minés, qui déterminent son degré de complexité, la richesse de son aptitude
à être afectée et à afecter de nombreuses manières les autres modes inis –
donc son degré de puissance ou de perfection –, ce degré variant en fonc-
tion de la structure de ces rapports, qui, pour une activité complexe, intègre
l’existence de rapports déterminés entre des rapports eux-mêmes déterminés,
d’où, sans doute, le privilège accordé par Spinoza au modèle d’intelligibilité
que constitue la démonstration de la proposition 19 du livre 7 des Éléments
7. Ou, réciproquement, concevoir les « actions » comme des « choses » : « […] chaque fois
que quelqu’un imagine ses propres actions, chaque fois il est […] afecté de Joie, et d’une
Joie d’autant plus grande qu’il imagine plus de perfection exprimée par ses actions, et qu’il
les imagine plus distinctement, c’est-à-dire […] d’autant plus qu’il peut mieux les distin-
guer des autres et les contempler comme des choses singulières », Éthique, III, 55, scolie. C’est
nous qui soulignons.
8. Éthique, IV, 4, premier moment de la démonstration.
9. Éthique, II, 40, scolie 2.
96 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
des diférentes branches du savoir dont elle est, pour ainsi dire, la connais-
sance appliquée12.
« […] Je tiens la recherche des essences pour non moins impossible et inuti-
lement fatigante dans les substances élémentaires les plus proches et dans
les substances célestes les plus éloignées », écrit Galilée 13. Cette condam-
nation sans appel de la recherche des « essences », telle qu’elle a dominé
une large partie de la Scolastique, et ce quel que soit – Galilée le précise
– son champ d’application, on le sait, marque la naissance de la « science
moderne ». À l’abandon des essences se substitue la recherche des lois natu-
relles, ensemble de rapports invariants entre des variables, déterminées par
des paramètres précis, parce que mesurables et quantiiables. Les phéno-
mènes et leurs variations, ainsi appréhendés, deviennent des faits physi-
ques, désormais susceptibles d’être intégrés à un problème mathématique,
et expliqués selon les termes de ce problème14. Descartes tirera les impli-
cations de ce changement de paradigme philosophique, et Spinoza les
étendra à la totalité du réel, ce qui constitue le soubassement de la préface
au De Afectibus comme de la logique qui en gouverne la démarche, et plus
encore le fondement de la connaissance du second genre. Le problème de
« l’essence de l’homme », tel que Spinoza le trouve posé quand il commence
à écrire, tel qu’il le transforme, et tel qu’il le résout, est donc aussi un héri-
tage de la crise galiléenne15.
Il nous semble qu’il y a, par rapport aux progrès de la médecine de leur
temps, une profonde diférence d’attitude entre Descartes et Spinoza. D’abord,
Descartes y a consacré une part importante de ses recherches et de ses écrits,
des premiers ouvrages jusqu’au dernier, ce que n’a pas fait Spinoza. Mais
surtout, il nous paraît pouvoir inférer du peu qu’en dit Spinoza l’expres sion
d’une très grande prudence à l’égard des connaissances acquises et de leur
évolution, prudence avec laquelle tranche l’assurance de Descartes, en dépit,
ou peut-être à cause des erreurs qui entachent ses propres recherches médi-
cales, que ce soit sur la question de la circulation du sang et du rôle du cœur,
ou, plus fatalement, son attachement à la fameuse glande pinéale. Et malgré
l’admiration qu’on peut avoir pour Les Passions de l’âme16, il faut avouer
que la critique qu’en fait Spinoza17 – critique précédée d’une synthèse on
ne peut plus loyale des principes fondamentaux de l’ouvrage de Descartes –
et portant avant tout sur l’ensemble des apories conceptuelles et des obscu-
rités empiriques qu’engage le recours à la thèse de la glande pinéale, il faut
avouer, donc, que cette critique est dirimante.
S’agissant de ce qui relève en l’occurrence d’une connaissance, ou plutôt
d’une erreur médicale, Spinoza réfute bien davantage celles qu’il repère qu’il
n’avance ses propres thèses. Notre hypothèse est qu’il n’en avait pas qui lui
semblassent suisamment solides pour être exposées, et qu’il en avait parfai-
tement conscience 18. On cite à l’envi la formule « […] ce que peut le Corps,
personne jusqu’à présent ne l’a déterminé […] », mais il y a deux façons de
la lire, qui orientent, comme en sourdine, l’interprétation qu’on en fait.
Soit on lit : « […] ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a
déterminé […] », et, mettant ainsi l’accent sur le rôle dévolu à la puissance
corporelle, on en fait une sorte de cri de ralliement emphatique qui mène-
rait tout droit de Spinoza à La Mettrie et de La Mettrie à J.-P. Changeux.
Lecture contestable en ce qu’elle impute implicitement à Spinoza une forme
de « réductionnisme » – réduction de la puissance de l’esprit aux seules lois
du corps – qui n’est en rien spinozien. En efet, l’idée même de « réduction »
d’un plan d’activité à un autre implique le primat, tant ontologique que
gnoséologique, du second sur le premier, qui n’est alors, au mieux, qu’un
16. Même si nous ne partageons pratiquement aucun des principes qui constituent le
soubassement de ce traité, il n’en reste pas moins que Descartes échappe complètement
au moralisme auquel ce type d’ouvrages servait bien souvent de prétexte à l’âge clas-
sique, ce qui lui permet de prendre discrètement ses distances avec les vertus chrétiennes
(Art. 159, A.T. 450 ; Art. 190, A.T. 471-72), au proit de l’éloge d’une morale fondamen-
talement aristocratique, fondée sur une conceptualisation de la « générosité » (Art. 153-58,
A.T. 445-49 ; Art. 187, A.T. 469). Notons également que Descartes, à l’instar de Spinoza,
n’accorde aucun rôle à la méditation sur la mort dans la maîtrise des passions, ce qui, là
encore, le détache de l’emprise du moralisme chrétien.
17. Éthique, V, préface.
18. Dans la lettre 32 à Oldenburg, datée du 20 novembre 1665, la référence à la structure
du sang fonctionne comme une analogie pour penser les notions de totalité et de parties,
en aucun cas comme l’exposé d’une connaissance médicale positive : « Imaginons, si vous
voulez, un ver vivant dans le sang, supposons-le capable de distinguer par la vue les parti-
cules du sang, de la lymphe, etc. […]. » C’est nous qui soulignons.
conclusion 99
19. Éthique, III, 28, premier moment de la démonstration. C’est nous qui soulignons.
20. Éthique, II, 47. (Si Pascal avait pu lire cet énoncé, il nous plaît d’imaginer sa
stupeur.)
21. Et notamment à l’égard de Éthique, II, 6 et 7.
22. C’est nous qui soulignons.
23. Éthique, II, 17, scolie.
24. Éthique, V, 31. C’est nous qui soulignons.
100 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
ou encore ne l’explique 27 pas, pour reprendre trois vocables dont Spinoza fait
un usage très proche. Autrement dit, tout ce qui appartient à mon essence,
ou la constitue, je l’éprouve nécessairement28 ; mais, à l’inverse, tout ce que
j’éprouve n’appartient pas nécessairement à mon essence29. Ain de clariier
ce point, regardons d’assez près un texte qui paraît contredire cette distinc-
tion que nous faisons entre « exprimer » une essence et la « constituer », et
qui est le nerf de notre argumentation.
La démonstration de la proposition 19 du De Deo reformule ainsi la
déinition des attributs : « […] par attributs de Dieu il faut entendre ce
qui exprime l’essence de la substance Divine, c’est-à-dire ce qui appartient
à la substance […]30. » Ici, il semble qu’exprimer l’essence de A et appar-
tenir à A soient équivalents. Il n’en est rien, ou plutôt cette équivalence
ne vaut que pour la seule substance, et, a contrario, vériie donc la validité
de la position selon laquelle, pour un mode ini, tout ce qui exprime son
essence – autrement dit la totalité de ses afections – n’appartient pas pour
autant à son essence. D’une part, en efet, tout ce qui est, est en Dieu 31,
dont l’étofe même est, pour ainsi dire, tissée des efets de sa puissance.
En ce sens, on peut dire qu’il n’y a rien qui, étant, n’exprime l’essence de
Dieu. D’autre part, la puissance de Dieu étant son essence même 32, toute
expression de sa puissance est dès lors constitutive de son essence33. Mais
s’il est légitime d’airmer d’un mode ini que sa puissance est son essence
même34, en revanche, toute expression de sa puissance ne saurait appartenir
à son essence, car le mode n’étant pas, par déinition, cause de soi, et, en
tant que mode ini, étant limité au moins par un autre de même nature et
plus puissant35, il ne saurait donc être la cause adéquate de toutes les afec-
tions de son essence. Si toute afection de l’essence d’un mode ini est donc
expression de cette essence – car comment une essence pourrait-elle ne pas
s’exprimer à travers ses afections ? – elle n’en est que l’expression partielle,
puisque, s’il s’agit bien d’une afection d’elle-même, c’est en même temps
une afection d’elle-même par autre chose, de sorte que, dans cette afection
d’elle-même, l’essence exprime, en même temps qu’elle-même, cette autre
chose qui, par son altérité même, n’appartient pas à son essence.
Cette distinction nous invite à réengager la question du rapport entre agir
et pâtir dans l’Éthique. D’une manière générale, il est notable que Spinoza
n’oppose jamais frontalement un pur agir à un pur pâtir, comme si l’un et
l’autre s’excluaient réciproquement36. Puisque nous pâtissons quand nous
ne sommes la cause « que partielle » 37 d’une afection, cela suppose bien
qu’il n’y a pas d’afection – quel qu’en soit le coeicient de passivité – dont
nous ne soyons, au moins partiellement, et si peu que ce fût-ce, la cause. De
même, si « nous pâtissons lorsqu’il naît en nous […] quelque chose qui ne
peut se déduire des seules lois de notre nature »38, cela n’implique pas non
plus que ce dont nous pâtissons se puisse déduire des seules lois de la nature
de la cause extérieure dont la puissance nous afecte, mais cela suppose, au
contraire, que, tant l’afect que l’afection dont il est l’idée, enveloppent
partiellement et également les lois de notre nature, mais non pas, bien sûr,
elles seules. Enin, quand Spinoza écrit que « l’essence d’une passion ne peut
s’expliquer par notre seule essence »39, il est clair, là encore, qu’on ne peut en
conclure que l’explication de l’essence d’une passion serait imputable à la
seule essence de la cause extérieure qui nous afecte, à l’exclusion de toute
participation de notre essence propre.
On le voit, quelle que soit la formulation adoptée par Spinoza, la pensée
qu’elle exprime demeure remarquablement stable. Une afection qui serait
un pur pâtir, sans rien en elle qui serait référée causalement à une partie au
moins de notre activité, est de toute façon une chimère, car elle suppose
la négation radicale de notre activité, et donc la négation de la condition
même de sa possibilité.
C’est aussi pourquoi d’ailleurs toute détermination de l’activité d’un
individu par l’activité d’un autre individu, et bien que le premier pâtisse du
second, exprime à sa manière l’activité de cela qui, pourtant, pâtit. C’est ce
la partie lésée [laesam] n’est pas encore pourrie [putrefactam] »44. En efet,
la douleur témoigne de la réactivité de l’organe malade, attestant ainsi qu’il
est encore actif, donc partiellement sain ; en revanche, l’absence de douleur,
conjointe à la maladie, semble indiquer que l’organe malade a perdu le
minimum d’activité autonome qui est le soubassement biologique de toute
réactivité, et que, nécrosé, il est donc comme mort, ou, du moins, qu’il n’y
a plus rien en lui qui ne soit désormais vaincu par la maladie.
De même, dans l’ordre politique, la colonisation d’un peuple par un
autre exprime, au sein même de la domination la plus unilatérale 45, la nature
du peuple asservi. Ainsi, en conquérant le monde gréco-latin, le christia-
nisme s’est-il hellénisé et latinisé, de même que, presque à la même époque,
le bouddhisme s’est sinisé en même temps que s’y convertissaient des pans
entiers de la société chinoise. Autrement dit, toute action d’un corps46 sur un
autre enveloppe, simultanément et inséparablement, une réaction du corps
afecté, réaction qui, comme le mot lui-même l’indique, est au moins tribu-
taire de l’essence propre et singulière de l’activité de cela qui « ré-agit ». Ce
pourquoi, si l’image que nous formons du soleil enveloppe bien « l’essence
du soleil » 47, ainsi que l’écrit expressément Spinoza – et non, par consé-
quent, les seules qualités secondes du soleil, comme l’eussent écrit à peu
près à la même époque Locke ou Malebranche, par exemple –, il n’en reste
pas moins que cette « essence » n’est enveloppée par la perception que nous
en avons que radicalement transformée par les lois qui gouvernent notre
vision, et, pourrait-on dire, « transmuée » par l’ensemble de notre activité
perceptive, elle-même expression de notre structure d’activité.
Si, pour un mode ini singulier, il n’y a pas de rapport d’exclusion entre
son agir et son pâtir, le rapport entre son « essence » et son « existence » –
et la question de l’accomplissement de l’une par l’autre – n’en devient que
plus problématique.
Pour que mon existence « réalisât » mon essence, il faudrait que je fusse
soustrait à la condition universelle de mode singulier et ini. Ce qui est
impossible48. Pour que mon existence ne « réalisât » pas – si peu que ce fût –
mon essence, il faudrait que je fusse un pur pâtir, donc un mode singulier
et ini dépourvu de toute essence. Ce qui est également impossible 49. Mal
posé, le problème ne peut donc être résolu.
Nous l’avons dit, rien de ce que je conçois, éprouve, désire, etc., ne peut
être complètement étranger à mon essence ; mais seul constitue mon essence
ce qui s’éprouve dans la joie et la béatitude, expériences dont la durée, plus
ou moins précaire, n’ôte rien à la plénitude d’exister qui s’airme en elles :
« Enin, par perfection en général j’entendrai, comme j’ai dit, réalité, c’est-
à-dire l’essence d’une chose quelconque, en tant qu’elle existe et opère de
manière précise, sans qu’il soit tenu aucun compte de sa durée. Car aucune
chose singulière ne peut être dite plus parfaite pour la raison qu’elle a persé-
véré plus de temps dans l’exister […]50. »
Une lettre de Mozart à son père, par le récit qu’elle contient, nous paraît
illustrer, aussi clairement que le jour, notre propos. Mozart a vingt-deux ans.
Sous les recommandations insistantes de son père, il se rend à Paris, seul
avec sa mère, ain de satisfaire l’espoir paternel qu’il y fasse une carrière à la
hauteur de son talent ; car, pour Léopold Mozart, comme pour beaucoup de
ses contemporains, il n’y a, en cette in du xviiie siècle, pas d’autres « capi-
tales » que Paris pour réussir dans les arts et les lettres. Léopold, quant à lui,
doit rester à Salzbourg, contraint d’honorer ses engagements à la cour.
Ce séjour parisien de six mois est un échec : Mozart n’a plus huit ans
comme lors de son premier séjour, il n’est plus cet enfant prodige qui exci-
tait la curiosité de la noblesse et joua devant Louis XV. Il lui faut donc cette
fois solliciter, souvent en vain, commandes, leçons particulières, concerts
privés ou publics. Grâce à une lettre de recommandation, il obtient un jour
d’être reçu chez la duchesse de Chabot :
« Je dus attendre une demi-heure dans une grande pièce glaciale, non chaufée
et sans cheminée. Finalement, la Duchesse de Chabot arriva et me pria
avec la plus grande amabilité de me satisfaire du piano qui était là, du fait
qu’aucun des siens n’était en état ; elle me pria d’essayer. Je dis : j’aimerais
de tout cœur jouer quelque chose mais c’est impossible dans l’immédiat car
je ne sens plus mes doigts tant j’ai froid ; et je la priai de bien vouloir me
faire conduire au moins dans une pièce où il y aurait une cheminée avec du
feu. Oh oui Monsieur, vous avez raison. Ce fut toute sa réponse. Puis elle
s’assit et commença à dessiner, pendant une heure, en compagnie d’autres
messieurs, tous assis en cercle autour d’une table. Ainsi, j’ai eu l’honneur
d’attendre une heure entière. […] Et je ne savais que faire, si longtemps,
de froid, de mal de tête et d’ennui. […] Finalement, pour être bref, je jouai
49. Éthique, I, 25, corollaire ; III, 6 et 7.
50. Éthique, IV, in de la préface. C’est nous qui soulignons.
106 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
sur ce misérable afreux pianoforte. Mais le pire est que Madame et tous ces
messieurs n’abandonnèrent pas un instant leur dessin, le continuèrent au
contraire tout le temps, et je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables et
les murs. Dans ces conditions aussi abominables, je perdis patience […], je
dis ce qu’il y avait à dire, qu’il m’était impossible de me faire honneur sur
ce piano et qu’il me serait très agréable de revenir un autre jour, lorsqu’il
y aurait un meilleur instrument. Elle ne voulut toutefois pas céder, je dus
encore attendre une demi-heure que son mari arrive. Lui s’assit auprès de
moi et m’écouta avec toute son attention, et moi – j’en oubliai le froid, le
mal de tête, et me mis à jouer, malgré le détestable piano – comme je joue
lorsque je suis de bonne humeur. Donnez-moi le meilleur piano d’Europe
mais comme auditeurs des gens qui ne comprennent rien, qui ne veulent
rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue, j’y perds
tout plaisir51. »
On l’aura compris, le premier épisode illustre un état 52 de l’essence de
Mozart, la manière dont la structure d’activité qui est la sienne se trouve
diminuée, altérée, par des structures d’activité qui lui sont nuisibles 53, mais
cette diminution et cette altération de la puissance d’agir mozartienne se
font, encore, nécessairement bien que partiellement, selon les lois qui la
constituent, de sorte qu’on peut dire encore qu’elles expriment l’essence de
Mozart. En revanche, la réaction née de l’arrivée et de l’attitude du mari,
qui renverse la situation, témoigne d’une disposition d’être, d’un mode
d’exister, qui, incontestablement, explique et constitue « l’essence de Mozart ».
Composer, jouer ce qu’il compose, « comme je joue lorsque je suis de bonne
humeur », sentir que les autres sentent avec lui ce qu’il joue, telle est sa joie,
et telle est son essence54.
51. Lettre de Mozart à son père à Salzbourg, Paris, le 1er mai 1778, in W. A. Mozart,
Correspondance complète, tome II, Paris, Flammarion, 1987, p. 300-01.
52. « […] par afection de l’essence humaine nous entendons n’importe quel état [constiu-
tionem] de cette essence […] », Éthique, III, déinition 1 des afects, explication.
53. Éthique, IV, 5.
54. « […] plus grande est la Joie qui nous afecte, plus grande la perfection à laquelle nous
passons, c’est-à-dire, plus nous participons, nécessairement, de la nature divine », Éthique, IV,
45, scolie. Dans un ordre d’idées très proche, Proust écrit : « Mais l’instinct du constructeur
était trop profond chez Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti utile-
ment et selon la vérité, résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord,
et aux autres ensuite », in M. Proust, À la recherche du temps perdu, À l’ombre des jeunes
illes en leurs, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, tome II, p. 556. Faire
de la joie créatrice, et de la joie partagée, « la seule preuve » tant de l’utilité de l’œuvre que
de sa vérité, nous paraît, par cette manière d’articuler utilité, vérité et joie – trois concepts
fondamentaux du De Servitute – pouvoir s’inscrire sans peine dans la pensée de l’Éthique.
C’est bien, pour tout mode ini singulier, ce qui s’éprouve dans la joie qui atteste de ce qui
constitue et explique la vérité de son essence.
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108 le problème de l’essence de l’homme chez spinoza
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1. Statut, fonction et stratégie de la critique des universaux
dans l’Éthique ............................................................................................. 15
2. Les réquisits de la question de l’essence de l’homme
dans la philosophie thomiste et néo-thomiste ............................................. 19
3. Les implications anthropologiques de l’épistémologie scolastique,
ou l’envers de l’argumentation du De Mente ............................................... 21
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