Vous êtes sur la page 1sur 26

UN ÉCHANGE ENTRE AUGUSTIN ET NEBRIDIUS SUR LA PHANTASIA

(Lettre 6-7)

Emmanuel Bermon

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2009/2 Tome 72 | pages 199 à 223


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-2-page-199.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.
© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Un échange entre Augustin et Nebridius
sur la phantasia (Lettre 6-7)

E M M A N U E L B E R M ON
Université de Bordeaux – Institut universitaire de France

S’étendant sur une période de peut-être deux ou trois ans (de fin 386 à
388/390), la correspondance avec Nebridius nous renseigne de façon pré-
cise sur les préoccupations intellectuelles et spirituelles d’Augustin, de
Cassiciacum à Thagaste 1. Ces lettres (Ep. 3-14) 2 témoignent d’une grande
effervescence consécutive à l’« effet-choc » 3 produit sur Augustin et ses amis
par la découverte du néoplatonisme. Les thèmes abordés sont en effet majo-
ritairement « platoniciens » : l’infini (Ep. 3), la distinction « entre la nature
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


sensible et la nature intelligible » (Ep. 4), l’imagination et la réminiscence
(Ep. 6-7), l’influence des démons sur nos rêves (Ep. 8-9), l’intériorité (Ep.
10), le « véhicule de l’âme » (Ep. 13), la question de savoir s’il existe des for-
mes des individus (Ep. 14)… S’y ajoutent des questions théologiques majeu-
res, sur l’Incarnation et la Trinité, auxquelles Augustin consacre ses pre-
miers développements approfondis (Ep. 11-12). Toutes ces questions sont
traitées avec une grande « technicité ». La haute tenue philosophique de la
correspondance tient pour une large part à la personnalité singulière de
Nebridius. Les problèmes qu’il pose montrent qu’il avait indubitablement
la « tête » philosophique et font comprendre pourquoi Augustin disait de lui
qu’il « scrutait avec la plus grande pénétration les questions les plus diffici-
les » (Conf. VI, 10, 17), « recherchait avec la plus grande ardeur la vérité »
(Conf. IX, 3, 6) et « s’occupait avec le plus grand zèle et la plus grande péné-
tration de sujets obscurs » (Ep. 98, 8).

1. Sur cette correspondance, cf. G. FOLLIET, « La correspondance entre Augustin et


Nébridius » dans L’Opera letteraria di Agostino tra Cassiciacum e Milano. Agostino nelle
terre di Ambrogio, Palermo, 1987, p. 191-215 ; E. BERMON, « Nebridius », Dictionnaire des
Philosophes Antiques, IV, Paris, Éd. du CNRS, 2006, p. 595-601.
2. Dans K.-D. DAUR, Sancti Aurelii Augustini, Epistulae I-LV, CC 31, Turnhout, Brepols,
2004, p. 6-35. Une nouvelle traduction de ces lettres, due à Luc Wankenne, est à paraître dans
la « Bibliothèque Augustinienne » (Lettres 1-30).
3. Cf. R. FOX, « Movers and Shakers » in A. Smith (éd.), The Philosopher and Society in
Late Antiquity, Swansea, The Classical Press of Wales, 2005, p. 19-50 (sp. p. 25-30).
200 Emmanuel Bermon

L’échange sur l’imagination (Lettres 6 et 7) retient ici notre attention.


Nebridius pose à son ami deux questions précises sur la phantasia (il utilise
uniquement le terme grec translittéré). Ces questions, et sans doute aussi
son goût pour les réponses longues, qui ne l’étaient jamais assez à ses yeux
(cf. Ep. 98, 8), nous ont valu de la part d’Augustin un traitement ex professo
sur l’imagination, qui est l’un des plus intéressants que l’on trouve à ce sujet
dans son œuvre 4.
La lettre de Nebridius permet de préciser le contexte philosophique de
l’échange. De toute évidence, celui-ci consiste dans des spéculations ancien-
nes de Platon et d’Aristote sur la phantasia, prolongées par les philosophes
néoplatoniciens (l’apport hellénistique étant ici peu présent) 5. Il importera
d’examiner les textes qui sont à la source de cet échange, ou du moins qui
témoignent des questions qui y sont soulevées (à savoir principalement le
premier chapitre du De memoria et reminiscentia d’Aristote, le Traité 27
de Plotin et sans doute des textes de Porphyre), ainsi que les théories ancien-
nes mises en jeu: rôle de la phantasia dans la formation de la pensée, théo-
ries de la réminiscence et sans doute de la « projection ». Dans un second
temps, nous examinerons le traitement philosophique que reçoit la phanta-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


sia dans la réponse d’Augustin et montrerons que son originalité, au sein du
néoplatonisme, tient à la radicalité avec laquelle il dénie tout rôle positif aux
images dans la constitution de la connaissance.

DEUX QUESTIONS DE NEBRIDIUS SUR LA PHANTASIA (LETTRE 6)

1. La mémoire peut-elle exister sans la phantasia? (§ 1)

Une double thèse de Nebridius. — Au début de sa lettre, Nebridius écrit


à Augustin qu’il garde ses lettres comme la prunelle de ses yeux et que « cer-
taines lui feront entendre le Christ, d’autres Platon et d’autres Plotin » 6.
Après cet exorde révélateur du climat intellectuel de tout leur échange,
Nebridius invite son correspondant à « entrer » « dans une discussion assez
subtile sur la phantasia et la mémoire ». Il formule d’abord une double
thèse : « Bien que toute phantasia ne soit pas accompagnée de mémoire, la

4. Sur l’imagination chez Augustin, voir la synthèse de G. O’DALY, Augustine’s


Philosophy of Mind, London, Duckworth, 1987, p. 106-130.
5. Sur l’histoire de cette notion, voir le beau livre de G. WATSON, Phantasia in Classical
Thought, Galway, University Press, 1988 ; se reporter aussi au remarquable instrument de tra-
vail de R. SORABJI, The Philosophy of the Commentators 200-600 AD : A Sourcebook, vol. 1 :
Psychology, London, Duckworth, 2004, p. 61-85 (« Phantasia »).
6. Tous les textes anciens cités dans cet article ont été retraduits.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 201

mémoire en revanche ne peut nullement exister sans phantasia ». Nebridius


prévient ensuite une objection : comment expliquer que nous nous souve-
nions d’avoir compris ou pensé quelque chose ? En effet, faut-il sous-enten-
dre, il ne semble pas que ce que nous comprenons puisse être représenté par
l’imagination, comme c’est le cas de ce que nous sentons, sauf à mettre sur
le même plan l’intelligible et le sensible. S’il est vrai que nous nous souve-
nons de ce que nous avons compris, il faut donc qu’il existe une mémoire
sans imagination. À quoi Nebridius répond que « lorsque nous avons com-
pris ou pensé, nous avons fait naître quelque chose de corporel et de tempo-
rel qui relève de la phantasia. En effet, soit nous avons adjoint des mots à
notre intellection et à nos pensées, lesquels mots ne sont pas dépourvus de
temporalité (sine tempore) et relèvent de la sensation ou de la phantasia,
soit notre intellect ou notre pensée ont éprouvé quelque chose de tel qu’ils
ont pu se le rappeler dans l’esprit imaginatif ».
Deux hypothèses sont donc avancées pour expliquer l’existence d’une
mémoire de la pensée en vertu d’un élément « corporel et temporel » 7 qui
relève de la phantasia : nous nous souvenons de ce que nous avons compris
en nous souvenant des mots dans lesquels la pensée s’est formulée ou bien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


en nous souvenant de ce qu’a « éprouvé » notre intellect. Nebridius ne pré-
cise pas davantage cette seconde hypothèse. Elle correspond en fait au cas
où la mémoire de la pensée tient au souvenir de la phantasia mise en jeu au
moment de l’intellection 8. Un texte de Plotin, qui est peut-être la source de
Nebridius, en apporte la confirmation. En effet, bien que Nebridius dise
avoir écrit « sans réflexion et sans ordre », son propos se rattache clairement
à une « difficulté sur l’âme » soulevée par Plotin.
Un problème aristotélicien repris par Plotin. — Une difficulté sur l’âme
(Enn. IV, 3 [27], 30). Après avoir établi, à la fin du Traité 27, que « la
mémoire appartient bien à l’imagination » (το φανταστικρα Ó µνеη)
(IV, 3, 29, 31) et que l’on se rappelle de ce qu’on a senti (τò α¹σθηµα) grâce

7. L’emploi de « corporeum » dans cette phrase pose problème. On peut comprendre que
le terme signifie, non pas que l’élément en question est lui-même corporel, mais que sa repré-
sentation est une représentation de quelque chose de corporel, ou plus vraisemblablement que
Nebridius reprend ici la thèse hylémorphiste d’Aristote selon laquelle le souvenir est « quelque
chose de corporel » (De Mem. 2, 453a14). « Il ne fait pas de doute que l’image soit un état ou une
disposition particulière du corps et non pas un pur contenu intentionnel, ou une pure forme sans
matière » (P.-M. MOREL, Aristote, Petits Traités d’histoire naturelle, Paris, GF, 2000, p. 39-40).
Dans cette hypothèse, Nebridius pense-t-il cependant au corps « ostréeux » ou au corps « pneu-
matique », qui sert de « véhicule » à l’âme (sur ce véhicule, cf. Ep. 13)
8. Ou plus exactement du phantasma, bien que Nebridius n’emploie pas ce terme aristo-
télicien, qu’il connaît pourtant (cf. Conf. IX, 3, 6). « La phantasia est ce en vertu de quoi un
phantasma survient en nous » (DA 428a1-2).
202 Emmanuel Bermon

à la représentation imaginaire (φáντασµα) que la mémoire en garde, Plotin


s’interroge plus précisément sur ce qu’il en est des intelligibles : « Mais les
pensées, qu’est-ce qui s’en souviendra ? Est-ce donc qu’il y a aussi une ima-
gination des pensées? » (τò δè τòν διανοÐσεων τí; ¯Αρá γε καì τοúτων τò φαν-
ταστικóν;) (IV, 3, 30, 1-2). Il fait l’hypothèse suivante : « Mais si une repré-
sentation de l’imagination (φαντασíα) accompagne toute intellection, comme
cette représentation, qui est semblable à une image de ce à quoi on pense,
persiste, peut-être y a-t-il une mémoire de ce qui a été connu? Sinon, il faut
chercher une autre explication » (IV, 3, 30, 2-5). L’explication ici avancée
reprend la solution qu’Aristote avait lui-même apportée au problème posé.
La mémoire « par accident » des intelligibles (ARISTOTE, De Mem. 1).
Dans le De memoria, Aristote écrit que « la mémoire appartient manifeste-
ment à la partie de l’âme à laquelle appartient aussi l’imagination » (De Mem.
1, 450a22-23). Il ne limite pourtant pas les objets de la mémoire aux choses
qui sont par elles-mêmes objets de phantasia, c’est-à-dire aux choses sensi-
bles. Nous pouvons en effet nous souvenir aussi de ce que nous avons pensé.
Simplement, « la mémoire, même celle des intelligibles, n’existe pas sans
image » (Ó δè µνеη, καì Ó τòν νοητòν, οÇκ ˆνευ φαντáσµατóσ στιν) (De
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


Mem. 1, 450a12-13).
Aristote peut concilier sa thèse selon laquelle il n’existe pas de mémoire
sans image avec le fait que nous nous souvenons de ce que nous avons com-
pris en établissant une distinction entre ce qui peut faire par soi l’objet d’un
souvenir et d’un rappel de la mémoire, et d’autre part ce qui en fait l’objet
par accident seulement, dans la mesure où il est nécessairement accompa-
gné d’une chose pouvant faire par soi l’objet d’un souvenir : « Est objet de
mémoire par soi ce dont il y a image ; est objet de mémoire par accident tout
ce qui n’est pas sans image » (καì στι µνηµονευτà καθ@ αÃτà µèν öν στι
φαντασíα, κατà συµβεµηκòσ δè êσα µÑ ˆνευ φαντασíασ) (450a23-25).
Pour expliciter cette solution, il faut revenir au début du traité, où
Aristote se réfère à ce qu’il a dit de la phantasia dans le De anima et réaf-
firme « qu’il n’est pas possible de penser sans image » (449b30) (cf. DA III,
7, 431a16-17 et b2 ; 8, 432a8-9). Cette thèse célèbre est justifiée par une ana-
logie : « Lorsqu’on pense, il se produit le même phénomène que lorsqu’on
trace une figure (διαγρáφειν) » (450a1-2). Car lorsque nous devons résoudre
un problème de géométrie, nous traçons un triangle d’une grandeur déter-
minée, même si le fait qu’il ait telle grandeur importe peu ; de même celui
qui pense « se met sous les yeux » (τíθεται πρò ìµµáτων) (450a5) un triangle
d’une grandeur déterminée, sans pourtant que ce triangle soit pensé comme
tel. Cette figure est une chose « dont il y a phantasia » (cf. 450a24) et qui est
partant objet de mémoire par soi. La pensée est quant à elle objet de
Augustin – Nebridius sur la phantasia 203

mémoire par accident, en tant qu’elle met nécessairement en jeu une telle
image. S’il est vrai par conséquent qu’une image accompagne toujours l’in-
tellection, la mémoire de l’intellection est rendue possible par celle de
l’image qui a accompagné cette dernière. Telle est en bref l’explication aris-
totélicienne que Plotin paraît reprendre pour son propre compte dans le
traité qui est à l’arrière-plan de la lettre de Nebridius.
Comment la pensée produit-elle cependant ces images qui l’accompa-
gnent et qui rendent possible son souvenir ? L’analogie du De memoria avec
le géomètre ne le précise pas, pas plus que le De anima n’explique de quelle
façon l’intellect transforme les phantasmata en noèmata ; mais il est vrai
que cette opération de l’esprit est sans doute, comme l’écrit Kant, « un art
caché dans les profondeurs de l’âme humaine » 9. Pour sa part, Plotin apporte
une réponse originale à cette question dans un passage du traité Sur le bon-
heur qui devait exercer une très grande influence chez les Néoplatoniciens
postérieurs, Augustin compris.
L’imagination comme miroir de la pensée (Enn. I, 4 [46], 10). Soutenant
que la sagesse est inamissible 10, Plotin se demande ce qui se passe « lorsque
le sage, submergé par les maladies ou par les arts des magiciens, a perdu le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


sens (µÑ παρακολουθÞ) ? » (I, 4, 9, 1-2). La sagesse n’exige-t-elle pas que l’on
soit conscient et que l’on sente qu’elle est présente (I, 4, 9, 15-16) ? Pour
expliquer que la sagesse du sage demeure, en dépit de la folie dans laquelle
il est manifestement plongé, Plotin distingue l’acte intellectuel du sage et la
conscience (c’est-à-dire ici la sensation: α¹σθησισ) qu’il peut ou non avoir de
cet acte.
S’inspirant d’un passage célèbre du Timée sur le rôle du foie dans la for-
mation des images oniriques dont s’occupe la divination 11, Plotin développe
la comparaison suivante : de même qu’un miroir produit un reflet (ε¹δωλον)
lorsque sa surface est polie et brillante et que, lorsque cette condition n’est
pas réalisée, il n’en produit pas, lors même qu’un objet est présent devant
lui, de même, s’agissant de l’âme, quand ce qui, en nous, réfléchit les ima-
ges de la pensée et de l’intellect est calme, « on les voit et on les connaît pour
ainsi dire sensiblement (οµον α¸σθητòσ) » (I, 4, 10, 15-16). Plotin poursuit :
« Mais s’il s’est brisé [sc. ce miroir] en raison d’une perturbation dans l’har-
monie du corps, c’est sans image que la pensée discursive et l’intellect intel-
ligent, et sans imagination qu’a alors lieu l’intellection; si bien qu’on devrait

9. KANT, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1944, p. 153.


10. Sur ce texte, cf. E. BERMON, Le Cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin,
2001, p. 148-149 ; L. BRISSON et al., Porphyre, Sentences, Paris, Vrin, 2005 [2 vol.], p. 447-449
(note de J. Pépin).
11. Cf. Timée 70e sq. (sur ce texte, cf. G. WATSON, op. cit., p. 11-13).
204 Emmanuel Bermon

en arriver à l’intelligence d’une telle conclusion, à savoir que l’intellection


se produit avec une image sans que l’intellection soit pour autant une image »
(I, 4, 10, 17-21). Comme le précise Jean Pépin, une telle conclusion « s’ex-
plique dans l’hypothèse selon laquelle le miroir fonctionne » 12. En d’autres
termes, ce texte explique quel est le régime « normal » des facultés cogniti-
ves, chez le penseur en bonne santé 13. Lorsque ces facultés s’exercent nor-
malement, des images de la pensée se réfléchissent dans le « miroir » de l’ima-
gination, qui nous permettent de prendre conscience et de nous souvenir de
nos pensées 14. Ce point est important car, comme nous le verrons, il s’agit
précisément de la thèse qu’Augustin va récuser, montrant quant à lui que ce
que nous comprenons ne vient ni ne revient à l’esprit au moyen de représen-
tations de l’imagination (cf. Ep. 7, 2).
L’« autre explication » de Plotin : le langage comme véhicule de la pen-
sée (Enn. IV, 3 [27], 30). L’explication du souvenir de l’intellection par celui
de l’image qui l’a accompagnée n’est pas la seule possible. Le Traité 27,
auquel il nous faut revenir, en mentionne une autre, qui correspond à la pre-
mière des hypothèses de Nebridius. Celle-ci faisait dépendre la mémoire de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


l’intellection ou de la pensée 15 du souvenir des mots en lesquels elles se for-
mulent. En d’autres termes, ce qui est cette fois reçu dans l’imagination,
c’est pour ainsi dire une « image acoustique », celle des signes des choses qui
ont été comprises. Cette image « réfléchit » elle aussi la pensée à la façon d’un
miroir. Plotin avance en effet l’explication suivante : « Mais peut-être est-ce
le langage accompagnant la pensée qui sera accueilli dans l’imagination. Car
ce qui est intelligé n’a pas de parties et, tant qu’il n’est pas encore sorti au
dehors, si l’on peut dire, et qu’il est au-dedans, il nous échappe ; c’est le lan-
gage qui, en le déployant et en le faisant passer, du stade de chose intelligée,
jusque dans l’imagination, montre comme dans un miroir ce qui est intel-
ligé ; et c’est ainsi qu’il y en a une saisie, une persistance (µονÐ) et une

12. A.-H. Armstrong ajoute dans sa traduction [normally] (Plotinus, Cambridge Mass., The
Loeb Classical Library, 1966, p. 201).
13. Selon J. Pépin, Plotin « prend exactement le contre-pied » d’Aristote ; « l’exercice de
l’imagination n’est plus la condition sine qua non de l’intellection, mais tout au plus son accom-
pagnement éventuel et superflu, on pourrait dire son épiphénomène » (Porphyre, Sentences,
p. 449). Une telle formulation paraît excessive. Plotin doit penser que le fonctionnement nor-
mal de nos facultés cognitives est correctement décrit par Aristote, même si ce fonctionnement
n’est pas celui de l’intellect de l’âme qui s’assimile à l’Intellect-hypostase.
14. Cette affirmation doit être rapprochée de la thèse plotinienne selon laquelle la phanta-
sia est double (cf. Enn. IV, 3 [27], 30-31) : l’inférieure a affaire au sensible et la supérieure à
l’intelligible. Sur la postérité de cette distinction, cf. R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 63-65 (« 2(b) Higher phantasia of intelligibles »).
15. Intellectus et cogitatio correspondent-ils respectivement à noèsis et à dianoèsis ?
Augustin – Nebridius sur la phantasia 205

mémoire » (IV, 3, 30, 5-11) 16. Dans cette hypothèse, le langage joue un rôle
essentiel puisque les mots sont le medium sensible grâce auquel l’âme prend
conscience de ce qu’elle comprend et peut s’en souvenir. Le logos est comme
un « véhicule pour la mémoire du spirituel » 17.
En résumé, l’explication de Nebridius au sujet de la mémoire de la pen-
sée s’inscrit clairement dans le prolongement des analyses d’Aristote et de
celles de Plotin. Est-ce pourtant de ce dernier qu’il dépend directement?

La phantasia comme passion de l’intellect. — Une expression


employée par Nebridius dans la formulation de sa seconde explication
retient l’attention et fait penser qu’il a peut-être eu accès à une « version »
plus élaborée de la théorie plotinienne de l’imagination-miroir : celle de la
« projection » (προβολÐ). Cette hypothèse s’accorde au reste avec le fait que
la fin des Soliloques, où il est question des images des êtres mathématiques
qui se forment sur le « miroir de la pensée », y fasse elle aussi allusion 18.
Nebridius écrit : « Notre intellect (intellectus) ou notre pensée ont éprouvé
(passa est) quelque chose de tel qu’ils ont pu se le rappeler dans l’esprit ima-
ginatif (in animo phantastico) ». Cette hypothèse correspond, avons-nous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


vu, au cas où nous nous souvenons de l’image produite par la pensée au
moment de l’intellection. Ce qui est remarquable dans la formulation de
Nebridius, c’est l’idée que la représentation imaginaire (le phantasma)
résulte d’une « passion » de l’intellect, ce qui conduit à identifier la phanta-
sia elle-même avec l’intellect patient. Or une telle identification ne se ren-
contre pas chez Plotin. D’où vient-elle?
Proclus et la théorie de la « projection ». Dans son Commentaire sur le
livre I des Éléments d’Euclide, Proclus nous apprend au sujet de l’imagi-
nation que « quelqu’un n’a pas craint de l’appeler “intellect patient” » (νοÂν
παθητικóν τισ αÇτÑν προσειπε²ν οÇκ øκνησεν) (In Eucl. I, 52, 3-4) 19. Tout
en prenant ses distances par rapport à une telle formulation, Proclus a soin
d’expliquer dans quelle intention elle fut sans doute employée : son auteur

16. Sur ce texte, voir la note de J. Pépin dans Porphyre, Sentences, p. 455.
17. Comme l’écrivent R. Beutler et W. Theiler, dans Plotins Schriften, II/2, Hamburg,
F. Meiner, p. 504 (en précisant que ce logos est un avatar du logos prophorikos des Stoïciens).
18. Dans Saint Augustine : Soliloquies and Immortality of the Soul, Warminster, Aris &
Phillips, 1990, p. 196-197, G. Watson mentionne comme textes parallèles à Sol. II, 35 :
JAMBLIQUE, De communi math. scientia, 34, 9, sq. ; SYRIANUS, Metaph., 91, 11 sq. ; PROCLUS,
In Eucl. I, 51, 20-53, 5 ; 54, 22-55, 23. Comme il le précise, ces indications ne résolvent pas la
question des sources d’Augustin.
19. L’identification se trouve déjà chez Themistius (cf. R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 121-123 : « 3(j) Passive intellect as phantasia ») (avec bibliographie).
Elle remonte peut-être à Théophraste (cf. G. WATSON, Phantasia, p. 120).
206 Emmanuel Bermon

voulait mettre en évidence la position intermédiaire de l’imagination (τò


µéσον αÇτÒσ) (52, 8) entre l’intellection et la sensation ; c’est pourquoi « il
l’appela “intellect” dans l’idée qu’elle ressemblait aux connaissances les plus
principielles et “passive”, en raison de sa parenté avec les plus basses » (52,
10-12) 20. Proclus lui-même, dans le prolongement de certaines analyses de
Syrianus (cf. In Metaph. 91, 11 sq.), établit une étroite liaison entre l’ima-
gination et l’intellect patient dans sa théorie de la « projection » des idées des
êtres mathématiques 21.
Cette théorie se résume en ces termes : « La géométrie produit ses preu-
ves au sujet des formes qui sont créées dans nos imaginations, même si ces
formes étendues sont projetées dans l’imagination à partir de logoi
(concepts) inétendus dans notre pensée, et si la géométrie préfèrerait, si elle
le pouvait, tirer des conclusions au sujet de ces derniers » 22. À titre d’illus-
tration, Proclus distingue plusieurs « cercles » : au principe de tous les cer-
cles, mathématiques et sensibles, il y a le « cercle dans la pensée » (é µèν ν
διανοí‹ κúκλοσ), qui est un, simple et inétendu (54, 5-6). La pensée est
cependant trop faible pour voir les principes qu’elle contient (54, 27). Aussi
le géomètre travaille-t-il, tout en s’efforçant de contempler ce premier cer-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


cle, sur des cercles qui sont quant à eux multiples, étendus et divisibles. S’il
étudie l’universel, il s’agit d’un universel qui est « distribué dans les cercles
que l’on peut se représenter par l’imagination » (κατατεταγµéνον ν το²σ φαν-
ταστο²σ κúκλοισ) (54, 24), ou « projeté » en eux à partir du cercle principiel
unique (cf. 55, 11). « Tous les éléments qui sont sur un mode latent dans la
forme sont produits dans l’imagination sur un mode étendu et divisible : ce
qui les projette, c’est la pensée; ce à partir de quoi ils sont projetés, c’est la
forme qui est pensée, et ce dans quoi se trouve ce qui est projeté, c’est ce
qu’on appelle l’intellect patient, qui se déploie autour de l’indivisibilité de
l’intellect véritable, qui s’étend loin de l’inétendue de l’intellection sans
mélange, qui se configure lui-même selon toutes les formes qui sont sans
configuration, et qui devient tout ce qu’est la pensée ainsi que la raison pure
qui est en nous » (56, 4-22). Une telle « projection » est semblable à la
réflexion d’un objet dans un miroir. En effet, opérant une synthèse originale
entre la théorie plotinienne de l’imagination-miroir et l’analogie établie par

20. Dans le Commentaire sur le Timée, Proclus juge que cette désignation, prêtée cette fois
à d’« autres », « n’est pas mauvaise » (In Tim. III, 158, 9-11), et dans le Commentaire sur la
République, il paraît la prendre à son propre compte (In Remp. II, 52, 6).
21. Sur cette théorie, cf. G. WATSON, op. cit., p. 118 sq.; R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 68-70 (« 2(f) Phantasia and memory involve projecting ») ; p. 76-79
(« 2(i) Phantasia in geometry ») ; vol. 3, p. 294-303 (« 12(b) Neoplatonist geometrical figures
projected from thought into imagination »).
22. R. SORABJI, op. cit., vol. 1, p. 76.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 207

Aristote entre la pensée et le géomètre, au chapitre premier du De memoria,


Proclus écrit : « Il faut penser que le plan est pour ainsi dire projeté et qu’il
est sous nos yeux, et que la pensée dessine toutes les figures sur lui, l’imagi-
nation étant semblable à un miroir plan, sur lequel les principes qui sont
dans la pensée envoient des reflets d’eux-mêmes » (121, 2-7). Pour le dire en
termes kantiens, ainsi comprise, l’imagination est une faculté « transcendan-
tale » (et non plus empirique, comme l’imagination reproductive), dès lors
qu’elle rend possible une intuition a priori du concept géométrique dans la
forme pure de l’espace 23 : « un lieu s’ouvre pour la créativité des mathéma-
tiques, où elle s’accorde avec un fondement qui n’est pas inventé, mais
“donné”, a priori, universel et nécessaire » 24.
Une identification opérée par Porphyre. On s’accorde à penser que la
théorie de la « projection » remonte à Jamblique 25. On peut cependant se
demander si elle n’était pas déjà présente, sous une forme plus générale, chez
Porphyre. Immédiatement après avoir énuméré les éléments constitutifs de
la « projection » mathématique, Proclus précise qu’il n’est pas sans savoir ce
que Porphyre, dans ses Questions diverses (Summikta zètèmata), et d’au-
tres Platoniciens ont dit au sujet de la géométrie, mais que ses propres décla-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


rations s’accordent mieux avec l’enseignement de Platon. Comme il n’en dit
pas plus, il est difficile d’en déduire quelle était la position de Porphyre 26.
Il semble bien en tout cas, pour en revenir plus précisément à l’identifica-
tion entre l’imagination et l’intellect patient dont nous sommes partis,
qu’elle se soit trouvée chez Porphyre, qui l’attribuait à Aristote lui-même.
On lit en effet dans un fragment arabe 27 qui provient vraisemblablement

23. Comme l’écrit Stanislas Breton, les analogies sont « évidentes, et il n’est point néces-
saire de forcer les textes pour les reconnaître. L’Esthétique transcendantale renouvelle, dans
un autre climat, et pour fonder la géométrie, la théorie proclusienne de l’imagination produc-
trice » (Philosophie et mathématique chez Proclus suivi de Principes philosophiques des mathé-
matiques d’après le Commentaire de Proclus aux deux premiers livres des Éléments d’Euclide
par N. Hartmann, Paris, Beauchesne, 1969, p. 72).
24. D. O’MEARA, Pythagoras revived : Mathematics and Philosophy in Late Antiquity,
Oxford, Clarendon, 1989, p. 134.
25. Voir le témoignage de Priscien de Lydie (Metaphrasis in Theophrastum, 7, 11-20) (=
R. SORABJI, The Philosophy of the Commentators, vol. 1, 1(b) 8). Sur les textes invoqués, cf.
A. SHEPPARD, « Phantasia and Mathematical Projection », Sullecta Classica, 8, 1997, p. 113-
120, sp. 116-117.
26. I. Muller suppose qu’aux yeux de Proclus, Porphyre était trop favorable à la théorie aris-
totélicienne de l’abstraction (cf. « Aristotle’s Doctrine of Abstraction in the Commentators » in
R. SORABJI (éd.), Aristotle Transformed, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 463-479, sp.
478-479). On note l’emploi de probolè par Porphyre, dans la Sentence 29, au sujet de la mémoire.
27. Ce fragment, édité par W. Kutsch (Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 31/5, 1954,
p. 265-286), figure dans l’édition de Smith (436 F) en traduction anglaise (on prendra garde au
fait que wahm, qui rend phantasia, est traduit par presentiment).
208 Emmanuel Bermon

d’un Peri psuchès dont Porphyre était l’auteur 28 : « Porphyre, le


Commentateur, a dit : Cet homme excellent a dit dans le Traité de l’âme :
L’intellect de l’âme, lorsqu’il s’unit à l’intellect premier, absolu et pur, pense
toujours et n’est pas tantôt pensant, tantôt non pensant, et s’il quitte le
corps, il est encore plus approprié que cette caractéristique s’attache à lui et
ne le quitte pas. Mais les autres choses, comme la perception sensible, la
croissance, l’imagination et la pensée discursive disparaissent avec la dispa-
rition du corps (…). Il dit: L’intellect passif et corruptible est l’imagination;
l’intellect matériel ne peut penser une chose que par elle; il est devenu tel à
cause du corps qu’habite l’âme » 29. L’identité entre l’imagination et l’intel-
lect patient est donc due au corps : « L’intellect second [accompagné] d’ima-
gination (bi-al-wahm) est celui qui doit user de grandeurs et de dimensions
corporelles. L’imagination n’est celui-là que parce qu’il reçoit des traces du
corps, corporalise les choses et refuse la forme pure » 30. Ce fragment établit
donc que, pour Porphyre lui aussi, le régime « normal » de nos facultés intel-
lectuelles (pour autant que la condition incarnée de l’âme soit normale au
regard de Porphyre) met en jeu la phantasia, ce qui est, encore une fois, la
thèse à laquelle Augustin s’opposera dans la Lettre 7. Peut-être la référence
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


à Porphyre permet-elle aussi d’éclairer la seconde question posée par
Nebridius.

2. La phantasia tient-elle d’elle-même ses images? (§ 2)

Nebridius demande ensuite pourquoi il ne serait pas possible de dire que


la phantasia tient toutes ses images d’elle-même plutôt que des sens. Car il
se pourrait que, de même que notre « esprit intellectuel » est averti (admo-
netur) par les sens de regarder des intelligibles qui lui appartiennent plutôt
qu’il ne les reçoit, de même l’« esprit imaginatif » soit averti par les sens de
contempler des images qui lui appartiennent, au lieu de les acquérir empi-
riquement. N’est-ce pas précisément la raison pour laquelle cette faculté
peut voir des choses que les sens n’ont jamais perçues? À l’instar de l’intel-
lection, l’imagination relèverait donc en elle-même d’une forme de réminis-
cence (Augustin emploiera le terme de commemoratio dans sa lettre
[Ep. 7, 3]), les sensations ne jouant que le rôle d’un rappel.

28. Il s’agit peut-être d’un commentaire du De anima d’Aristote (cf. R. BEUTLER,


« Porphyrios », RE XXXI/1, col. 284, n° 18).
29. Tr. fr. C. Genequand dans « La mémoire de l’âme: Porphyre et la Théologie d’Aristote »,
Bulletin d’Études orientales, 48, 1996, p. 103-113.
30. Tr. fr. C. Genequand, op. cit., p. 106.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 209

L’hypothèse selon laquelle l’âme possèderait des images a priori des cho-
ses sensibles paraît « fantastique ». On se demande si Nebridius l’a lui-même
formée de toutes pièces (montrant peut-être par là qu’il lui manquait un cer-
tain sens de la réalité ou du moins le sens d’une certaine réalité) ou si elle
recoupe une théorie antique identifiable.
Y a-t-il une « réminiscence » des choses empiriques ? — La première
explication qui vient à l’esprit est que Nebridius admette la possibilité d’une
réminiscence des connaissances empiriques : sous l’action des sensations,
l’âme aurait la faculté de se rappeler aussi des choses sensibles qu’elle a per-
çues dans une vie antérieure. On sait que, pour répondre à des objections
suscitées par la théorie platonicienne de la réminiscence, certains partisans
de Platon ne craignaient pas de soutenir qu’un certain Myron se souvenait
de sa vie antérieure (cf. DAMASCIUS, In Phaed. I, § 284) ; que certaines pho-
bies ne s’expliquent que par le souvenir d’expériences passées (§ 285) et qu’il
en va de même du sourire des bébés durant leur sommeil (§ 288). Parmi ces
réponses consternantes, un argument mérite une attention particulière :
« Pourquoi les aveugles-nés ne se souviennent-ils pas des couleurs ? – Parce
que la faculté de se ressouvenir a besoin d’une excitation (το νúττοντοσ Ó
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


‡ναµνηστικÑ προσδε²ται δúναµισ) ; même si celle-ci est légère, de nombreux
souvenirs lui reviendront, presque en bloc (σχεδòν ‡θρóωσ) » (In Phaed. II,
§ 26). Dans sa réponse à Nebridius, Augustin écrit en effet: « Les aveugles de
naissance ne savent que répondre quand on les interroge sur les couleurs et
sur la lumière » (Ep. 7, 6). Mais il allègue quant à lui ce fait pour expliquer
qu’il ne peut exister d’image qu’à la condition que la chose dont elle est
l’image ait été au préalable perçue.
Une hypothèse inspirée par la Sentence 16 de Porphyre ? —
L’hypothèse de Nebridius a peut-être une autre origine. On peut en effet se
demander s’il ne s’inspire pas librement de la Sentence 16 de Porphyre,
même si l’état lacunaire de ce texte interdit de préciser cette conjecture.
Selon Porphyre, du fait qu’elle possède en elle-même les raisons de toutes
choses, l’âme agit d’après ces raisons de deux façons : soit en étant « appe-
lée » (κκαλουµéνη) « comme en direction des choses extérieures » par autre
chose, et elle produit alors les sensations, soit en rentrant en elle-même, pour
être alors dans les intellections. « Ni la sensation, ni l’intellection ne vien-
nent de l’extérieur » (οÈτε α¹σθησισ žξωθεν οÈτε νóησισ†...) (17, 6-7). Il s’agit
plutôt de deux modes d’auto-perception, à deux « niveaux » différents, par
lesquels l’âme connaît son identité originelle avec les choses 31. Après le locus

31. Sur ce texte, voir P. HADOT, Porphyre et Victorinus, Paris, Les Études Augustiniennes,
1968, t. I, p. 238, et les notes de J. Pépin et de M.-O. Goulet-Cazé dans Porphyre, Sentences,
210 Emmanuel Bermon

desperatus signalé, Porphyre formule l’analogie suivante : « De même que,


chez le vivant, les sensations n’ont pas lieu sans une affection des organes
sensoriels, de même les pensées elles non plus n’ont pas lieu sans image.
C’est pour que l’on ait l’analogie suivante : comme l’impression est un
accompagnement du vivant qui sent, de même l’image, dans l’âme, suit la
pensée » (Sent. 16, 7-11). L’analogie exprime à nouveau, semble-t-il, ce que
nous avons appelé le fonctionnement « normal » de nos facultés: comme l’im-
pression produit la sensation, ainsi la pensée produit dans l’âme une image,
selon l’idée exprimée par Aristote au début du De memoria 32.
À partir de là, on peut se demander si Nebridius ne conçoit pas que les
sensations résultant des impressions réveillent en nous des images a priori
des choses sensibles, à la façon dont, en mathématiques, elles suscitent un
souvenir de l’âme, qui « projette » dans l’imagination les principes qu’elle
contient en elle-même 33. Bien qu’elle soit celle d’une chose empirique,
l’image ne serait pas acquise empiriquement (à la différence de l’image aris-
totélicienne), mais elle proviendrait du logos même de la chose sensible. En
d’autres termes, Nebridius généraliserait aux concepts empiriques la théo-
rie néoplatonicienne de la « projection ». Mais encore une fois, on est ici
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


réduit à des conjectures 34.

L’IMAGINATION, LA MÉMOIRE ET L’INTELLECTION D’APRÈS AUGUSTIN


(LETTRE 7)

1. En quel sens la mémoire porte-t-elle sur le passé (§ 1) ?

« Phantasia ». — Augustin s’oppose d’emblée à la thèse selon laquelle


la mémoire ne peut pas exister sans ce que Nebridius a nommé des phanta-
siae et que, pour sa part, il préfère appeler en latin des imagines ou imagi-

t. II, p. 430 sq. Ce passage est souvent rapproché d’un fragment du Peri aisthèseôs de Porphyre,
qui affirme que « l’âme elle-même, en rencontrant les choses visibles, se reconnaît elle-même
comme étant les choses visibles, du fait que l’âme contient tous les êtres et que tous sont l’âme
contenant les différents corps » (De nat. hom. 7, 182, 4 Morani = Fr. 264 Smith).
32. Pour une autre interprétation de ce texte, cf. J. PÉPIN, op. cit., p. 457.
33. Sur la fonction d’éveil joué par le sensible dans la théorie proclusienne des mathémati-
ques, cf. In Eucl. I. 45, 10 sq.
34. Un passage du Traité des songes de Synésius (dont on s’accorde à reconnaître qu’il est
influencé par Porphyre) paraît cependant confirmer que l’hypothèse faite par Nebridius d’ima-
ges a priori dérive de la Sentence 16. Synésius rend compte de l’existence des rêves divinatoi-
res en alléguant le fait que « l’âme contient les formes des choses en devenir ; elle les contient
toutes, mais elle projette celles qui lui conviennent et les fait se refléter dans l’imagination, grâce
à laquelle le vivant saisit les formes qui demeurent là » (4,1, 150).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 211

naria visa. Cette préférence appelle certaines précisions d’ordre lexicologi-


que 35. Augustin ne se prive habituellement pas d’utiliser le terme de phan-
tasia (ou fantasia), translittéré ou en grec (cf. De mus. VI, 11, 32), terme
auquel il adjoint presque toujours celui de phantasma. S’il propose ici un
équivalent latin, c’est sans doute parce que Nebridius n’emploie pas phan-
tasia dans le même sens que lui.
Nebridius se réfère à un emploi courant de phantasia, comme l’atteste
la remarque d’Augustin : « toutes ces images que tu appelles, avec beaucoup,
des phantasiae » (Ep. 7, 4) 36. Ainsi entendu, le terme a une valeur généri-
que : il désigne, outre la faculté elle-même de l’imagination, toutes les ima-
ges produites par elle 37. Reprenant dans sa réponse cette acception,
Augustin va bientôt diviser le genre des phantasiae en trois espèces : le sou-
venir, la représentation fictive (ou purement imaginaire) et la représentation
imaginaire d’un être qui est en soi intelligible. Dans la terminologie habi-
tuelle d’Augustin, en revanche, « phantasia » ne signifie pas la faculté imagi-
native 38 ; il ne signifie pas non plus n’importe quelle image mais seulement
la première espèce de représentations, celle du souvenir ; la seconde espèce
(ainsi que la troisième, plus rarement mentionnée) est le phantasma.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


Comme on l’a fait remarquer, cette distinction établie par Augustin « n’est
pas celle que font les Stoïciens entre la phantasia comme la production
d’une impression ou d’une altération (tupôsis, alloiôsis) dans l’esprit à par-
tir de l’objet perçu et le phantasma comme le produit d’une “attraction à
vide” (diakenos helkusmos, SVF II, 54 sq.) sans cause externe directe » et
elle ne paraît pas reprendre une opposition que Porphyre aurait élaborée en
modifiant la terminologie stoïcienne 39.
Pour en revenir au terme de phantasia dans son acception générique, tel
que l’a introduit Nebridius, Augustin lui donne comme équivalent latin, on
l’a dit, imaginaria visa, c’est-à-dire littéralement les « représentations de

35. Cf. G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, p. 106-107 (« Terminology : phanta-


sia and phantasma »).
36. Macrobe et de Servius témoignent de la diffusion du terme à cette époque (cf.
G. WATSON, op. cit., p. 134-135).
37. En Ep. 6, 2, phantasia désigne la faculté, et non la représentation (même double sens
pour intellectus).
38. Ce que nous appelons l’imagination se nomme chez Augustin cogitatio, même si l’ima-
gination n’est qu’un certain type de cogitatio, la cogitatio imaginaria (cf. Sol. II, 20, 35). Et
imaginatio signifie chez lui l’image.
39. G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, p. 106. En revanche, l’opposition entre
un « esprit imaginatif » (Ep. 6, 1), appelé spiritus dans le De gen. ad litt. (XII, 9, 20), et d’au-
tre part un « esprit intellectuel » (Ep. 6, 2) (la mens du De genesi) équivaut à celle établie par
Porphyre, dans le De regressu, entre la pars spiritalis et la pars intellectualis de l’âme (cf. De
civ. Dei, X, 27 = Fr. 290b Smith).
212 Emmanuel Bermon

l’imagination ». L’équivalence est d’inspiration cicéronienne puisque, dans


les Académiques, Cicéron traduisait phantasia par visio ou visum 40. Elle
est d’autre part compatible avec la division générale qui sera formulée, au
livre XII du De genesi ad litteram, entre trois espèces de « visions » (ou de
représentations) 41 : la « vision » corporelle, c’est-à-dire la représentation qui
provient immédiatement de la perception sensible ; la « vision spirituelle »,
c’est-à-dire précisément la représentation de l’imagination (souvenirs, repré-
sentations fictives, rêves, hallucinations, états seconds, etc.); la « vision intel-
lectuelle » enfin.
On peut mentionner un second champ lexical qui englobe la phantasia,
à l’instar de celui de la visio dans la mesure où il en est synonyme : la phan-
tasia est un « verbe ». Comme l’établit une page du De Trinitate, lorsque je
veux parler de Carthage, j’engendre dans mon esprit un « verbe » intérieur,
qui est l’image de la ville que j’ai connue. « De la même façon, lorsque je
veux parler d’Alexandrie, que je n’ai jamais vue, il se présente à moi une
représentation imaginaire (phantasma) de cette ville », forgée d’après ce
qu’on m’en a dit, « et c’est cela son verbe en moi » (De Trin. VIII, 6, 9).
Pour conclure ces remarques terminologiques, Gerard Watson a souli-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


gné l’importance historique de la Lettre 7. Augustin est « très intéressé par
les opérations de la phantasia, ou de ce qu’il appelle l’imaginatio. C’est
grâce à lui, en particulier, que nous avons “imagination” (ou son proche équi-
valent) qui est utilisé comme la traduction la plus commune pour phanta-
sia dans les langues européennes modernes », même s’il ne fut pas le pre-
mier à employer ce terme 42. Nul doute en tout cas, qu’il s’agit d’une étape
importante dans le passage de la phantasia à l’imagination 43.
Le passé de la mémoire. — À la première thèse de Nebridius (celle selon
laquelle il n’existe pas de mémoire sans image), Augustin objecte, en un mot,
qu’il y a une mémoire de l’éternité et que celle-ci est rappelée sans image.
Le point de départ de son raisonnement réside dans le fait que « bien que la
mémoire prétende être la rétention (tenacitas) d’un temps passé », elle n’a
pas toujours affaire à des choses qui passent, mais le plus souvent à des cho-
ses qui demeurent. Augustin précise en quel sens exact la mémoire peut légi-

40. Voir par ex. Acad. prior. II, 6, 18.


41. Cf. G. MADEC, « Savoir c’est voir. Les trois sortes de “vue” selon Augustin » in Lectures
augustiniennes, IEA, 2001, p. 221-239.
42. G. WATSON, op. cit., p. 138. L’occurrence la plus ancienne d’imaginatio semble être due
à Pline l’Ancien (Nat. hist. XX, 68).
43. Sur ce passage, voir, outre le chapitre 6 de Phantasia in Classical Thought (« The Transition
to imaginatio »), D. LORIES et L. RIZZERIO (éd.), De la phantasia à l’imagination, Louvain, Peeters
(cf. notamment J.-L. SOLÈRE, « Les images psychiques selon S. Augustin », p. 103-136).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 213

timement être dite mémoire du passé. S’agissant de notre mémoire « empi-


rique », elle se souvient soit de choses qui nous ont quittés, soit de choses
que nous avons quittées. Par exemple, poursuit Augustin, je me souviens de
mon père, qui m’a quitté et qui n’est plus 44 ; ou je me souviens de Carthage,
qui existe encore et que j’ai quittée. Dans les deux cas, « la mémoire retient
le temps passé, car cet homme et cette ville, je m’en souviens du fait que je
les ai vus et non pas du fait que je les vois ». Si la mémoire est mémoire du
passé, ce n’est donc pas la chose dont on se souvient qui est nécessairement
passée, mais la perception qu’on en a eue. Cela dit, où Augustin veut-il en
venir, puisque, lors même que la chose qu’on se souvient d’avoir perçue
existe encore, la mémoire est accompagnée d’une image ?

2. La réminiscence (§ 2)

Augustin entend prendre la défense de « cette très noble découverte de


Socrate, qui lui fait dire que les choses que nous apprenons ne s’implantent
pas en nous comme si elles étaient nouvelles, mais qu’elles sont rappelées par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


le souvenir dans notre mémoire », contre ceux qui s’en prennent à elle « en
disant que la mémoire se rapporte à des choses passées, alors que les choses
que nous apprenons en les comprenant, de l’autorité même de Platon, demeu-
rent toujours; elles ne peuvent pas s’en aller et ne sont donc pas passées ». Il
est difficile d’identifier ces détracteurs de la réminiscence, qui « ont manqué
de distinguer de façon adéquate entre le passé de l’acte de perception et celui
de leurs objets » 45. Quoi qu’il en soit, Augustin leur répond que ce qui appar-
tient au passé, c’est la vision que nous avons eue autrefois des intelligibles,
mais non pas les intelligibles eux-mêmes, qui sont bien éternels. « Comme
nous nous sommes laissés emporter loin d’eux, et que nous avons commencé
à voir d’une autre façon d’autres choses, nous revoyons les intelligibles en
nous en souvenant, c’est-à-dire par le moyen de la mémoire ». Cette défense
de la réminiscence platonicienne ne se heurte-t-elle pas à deux objections?

44. C’est une des rares allusions d’Augustin à son père (cf. Conf. III, 7; De mus. VI, 11, 32).
45. G. O’DALY, « Memory in Plotinus and two early texts of St. Augustine », Studia
Patristica, 14, 1976, p. 461-469, p. 466-467 [repris dans Platonism Pagan and Christian.
Studies in Plotinus and Augustine, Aldershot, Variorum Ashgate, 2001]. On trouve chez Plotin
l’affirmation selon laquelle « la mémoire est mémoire de choses qui sont passées et qui s’en sont
allées » (Enn. IV, 4 [28], 6, 2), mais ces « choses » sont les pensées même de l’âme. La même
remarque vaut au sujet d’Aristote. Au chapitre 1 du De memoria (qui a peut-être influencé
indirectement Augustin), il écrit que la mémoire est mémoire du passé, tout en précisant que
« chaque fois que nous nous souvenons que nous avons vu, entendu ou appris telle chose, nous
percevons en outre que c’était antérieurement » (De Mem. 1, 450a19-21).
214 Emmanuel Bermon

Premièrement, s’il est vrai, comme vient de l’affirmer Augustin, que


nous nous souvenons de quelque chose pour l’avoir vu, le souvenir ne porte-
t-il pas précisément sur ce que nous avons vu comme tel ? Ce point est mis
en évidence dans le De magistro : lorsqu’on nous interroge « au sujet de cho-
ses que nous avons un jour senties », « nous racontons, non pas que nous les
voyons et sentons, mais que nous les avons vues et senties » (De mag. 12, 39).
Or lorsque nous comprenons, nous ne voyons pas en image ce que nous avons
vu auparavant, nous voyons les choses mêmes, du fait « de leur présence »
(per presentiam), comme on le lit dans les Confessions (X, 17, 26).
Deuxièmement, en affirmant que l’on a vu « autrefois » (aliquando) ce
dont on se souvient en comprenant, Augustin ne donne-t-il pas à penser qu’il
ait admis la préexistence de l’âme, en dépit d’allégations contraires de sa
part 46 ? Sur ce point, il importe en fait de bien distinguer deux implications
de la théorie platonicienne de la réminiscence, à savoir premièrement que
l’âme n’apprend pas dans cette vie et, deuxièmement, qu’elle n’apprend rien
dans cette vie parce qu’elle a déjà tout appris dans une vie antérieure (cf.
Phédon, 76 c). Dans la Lettre 7, Augustin semble prendre « en bloc » toute
la théorie platonicienne, bien que ce soit sans nul doute la première impli-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


cation à laquelle il adhère. Par la suite, il critiqua la réminiscence platoni-
cienne (et certaines de ses propres formulations à son sujet), en tant qu’elle
donnait précisément à croire à la préexistence de l’âme. Si des ignorants par-
viennent à faire des réponses justes dans le domaine des disciplines libérales,
lorsqu’ils sont bien interrogés, c’est « parce que la lumière de la raison éter-
nelle leur est présente, autant qu’ils peuvent la saisir (capere), en laquelle ils
voient ces choses immuablement vraies. Ce n’est pas parce qu’ils les ont appri-
ses un jour (aliquando) et qu’ils les ont oubliées, comme il a semblé à Platon
et à ses semblables » (Retract. I, 4, 4, qui renvoie à De Trin. XII, 15, 24).
On ne saurait pourtant conclure de cette rétractation, comme on le fait
souvent, à une évolution qui aurait conduit Augustin à substituer au modèle
de la réminiscence celui de l’illumination ou de l’enseignement par le Maître
intérieur 47. Il utilise, parfois dans la même œuvre, une multiplicité de para-
digmes pour rendre raison de la connaissance rationnelle (instruction, sou-
venir, illumination, « invention », « récollection » d’éléments mémoriels) et
n’a pas cherché à les unifier de façon systématique. La réminiscence demeure
donc à ses yeux un paradigme du savoir 48, pour autant qu’on ne l’interprète

46. Sur cette question controversée, cf. G. O’DALY, « Did St. Augustine ever believe in the
Soul’s Pre-existence? », Augustinian Studies, 5, 1974, p. 227-235 (repris dans Platonism Pagan
and Christian).
47. Pace S. LANCEL, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 192.
48. Voir par ex. de De Trin. XIV, 7, 9.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 215

pas comme le souvenir de quelque chose qui aurait déjà été appris avant l’in-
carnation de l’âme.
Augustin est enfin en mesure d’objecter un contre-exemple à la thèse de
Nebridius: l’éternité « ne requiert pas de représentations imaginaires qui lui
permettraient, comme des véhicules, de venir à l’esprit » (nec aliqua imagi-
naria figmenta conquirit, quibus in mentem quasi vehiculis veniat). Le fait
cependant qu’elle ne puisse pas y venir à moins que nous nous en souvenions
montre qu’« il peut y avoir une mémoire de certaines choses sans aucune
imagination » (Ep. 7, 2). L’exemple de l’éternité n’en est qu’un parmi d’au-
tres possibles, précise Augustin. De fait, d’après le livre X des Confessions,
toutes les notions intellectuelles sont contenues dans la mémoire « sans réten-
tion d’image » (non retenta imagine) (Conf. X, 9, 16).
La réponse d’Augustin à la première question qui lui a été posée s’arrête
là. On regrette qu’il ne dise rien de l’hypothèse de Nebridius selon laquelle
le langage tiendrait lieu de « véhicule » à la pensée. Faut-il penser qu’il l’ac-
cepte? Augustin a lui-même été attentif au rôle indispensable que jouent les
mots. Ne servent-ils pas, comme le précise un passage du De magistro sur la
prière, à « nous faire nous rappeler (commemorare), lorsque la mémoire, à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


laquelle collent les mots, en les déroulant (reuoluendo ea), fait venir à l’es-
prit les choses mêmes dont les mots sont les signes » (De mag. I, 1, 2) 49 ? Un
tel usage des signes ne signifie-t-il pas que l’action « véhiculaire » du langage
est une condition nécessaire du fonctionnement « normal » de nos facultés?
La différence entre la position d’Augustin et celle de Plotin qu’évoquait
Nebridius devient alors plus difficile à percevoir. Elle tient sans doute au fait
qu’Augustin, comme l’a bien dit Aimé Solignac dans une note sur le livre X
des Confessions, « ne semble pas admettre comme lui [Plotin] (IV, 3, 30, 5-
7) que la conservation des notions dans l’âme raisonnable s’explique seule-
ment par la persistance dans l’imagination du discours verbal qui accompa-
gne la pensée. La différence est importante : elle s’explique par le fait
qu’Augustin, contrairement à Plotin, ne réduit pas la mémoire à l’imagina-
tion mais lui reconnaît une authentique valeur spirituelle ; elle s’explique,
plus profondément, par le fait qu’Augustin ne considère pas l’âme comme
une hypostase inférieure à l’intelligence, mais un sujet spirituel dont l’intel-
ligence, la mens, est la faculté la plus haute » 50.

49. Sur ce texte, cf. E. BERMON, La signification et l’enseignement. Texte latin, traduc-
tion française et commentaire du De magistro de saint Augustin, Paris, Vrin, 2007, p. 157 sq.
50. A. SOLIGNAC, Les Confessions, Livres VIII-XIII, Paris, 1962, « Note complémentaire »
14 : « La mémoire selon saint Augustin », p. 557-567, p. 561.
216 Emmanuel Bermon

3. La représentation de l’imagination (phantasia) comme « coup » (§ 3)

Augustin répond de façon très nette à la seconde question de Nebridius :


il est faux que l’âme puisse percevoir les images des corps sans avoir perçu
ces derniers au-dehors. Il invoque un raisonnement par l’absurde assez
étrange, qui se fonde sur une comparaison des degrés de fausseté dont sont
susceptibles les sens et l’imagination 51. Si l’âme peut être affectée par les
images des corps « avant » d’être affectée par les sens (« avant » signifiant ici
« indépendamment »), et si ce mode d’affection est préférable pour elle dans
la mesure où les sens sont trompeurs 52, alors il faut penser que la condition
des rêveurs et des frénétiques l’emporte sur celle des personnes saines et
éveillées et que le faux l’emporte sur le vrai, sauf à préférer admettre que le
soleil que l’on imagine est plus vrai que celui que nous voyons! Non, « l’ima-
gination n’est rien d’autre qu’un coup infligé par les sensations (nihil est
aliud illa imaginatio (…) quam plaga inflicta per sensus) » ; celles-ci ne
produisent pas un rappel, grâce auquel des images semblables aux corps per-
çus viendraient à l’esprit ; l’imagination est l’introduction (illatio) 53 de la
fausseté des sensations, ou plus exactement son impression (impressio) dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


l’âme. Augustin se souvient ici d’une « définition » plotinienne :
« L’imagination [ou la représentation] est un coup donné de l’extérieur à la
partie irrationnelle <de l’âme> » (φαντασíα δè πληγÑ ‡λóγου žξοθεν) (Enn.
I, 8 [51], 15, 18) 54. Tout en connotant l’idée de violence faite à l’âme, le
terme de « plaga » a dans ce passage un sens « physique » 55. Il exprime l’idée
très ancienne selon laquelle la représentation provient d’une tupôsis, de
l’« impression » dans l’âme, comme l’écrit Augustin, de l’objet qui affecte le
sens. Par quoi elle ne saurait précéder la sensation. Mais une telle définition
n’explique pas ce qui « trouble » Nebridius, à savoir que l’imagination ait la
faculté de percevoir ce que les sens ne lui ont jamais présenté.

4. Les trois espèces de phantasiae (§ 4)


En vue de traiter de ce problème, Augustin établit une distinction entre
trois genres d’images : « L’un est imprimé à partir de choses qui ont été sen-
ties, l’autre à partir de choses que l’on s’est figuré (putatis), le troisième à

51. Cf. G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, p. 112-113.


52. Selon les analyses du Contra Academicos, la représentation sensible est « non-compré-
hensive ».
53. « Illatio » signifie le fait d’infliger des sévices, la mort par ex. (cf. Serm. 280, 3).
54. À l’encontre des manuscrits et de l’editio maior de Henry-Schwyzer, Igal, Kalligas et
la seconde édition de l’editio minor de H-S donnent πληγÞ. La correction s’impose-t-elle?
55. Comparer avec Ep. 4, 2 ; De ord. I, 1, 3 ; De vera relig. 35, 65.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 217

partir de choses qui ont été calculées (ratis) 56 ». Les représentations du pre-
mier genre naissent par exemple, dit Augustin à Nebridius, « lorsque l’esprit
forme en lui ton visage, ou Carthage, ou notre ami de jadis, Verecundus 57,
et ce qui fait partie des choses qui demeurent ou qui sont mortes et que j’ai
cependant vues et perçues ». Le deuxième genre comprend « ce que nous
nous figurons être tel ou avoir été tel », lorsque nous lisons un récit histori-
que ou lorsque nous entendons ou formons des fictions. Ainsi nous repré-
sentons-nous chacun à notre guise le visage d’Énée, celui de Médée sur un
char 58, de Chrémès (un vieillard de l’Andria de Térence) ou d’un
Parménion 59. Font partie de cette même espèce d’images les lieux imaginai-
res inventés par les poètes ou par les hérétiques: le Phlégéton (cf. Aen. VI,
551), les cinq antres de la races des ténèbres des Manichéens 60, le pilier qui
soutient le ciel (une allusion au mythe d’Atlas), etc. Les hypothèses fictives
telles que celles de « trois mondes l’un sur l’autre » ou d’une terre carrée sont
également représentées de la sorte. Il s’agit en somme des représentations
qui sont d’ordinaire appelées du nom de phantasma. Enfin,
« quant aux choses calculées, qui concernent le troisième genre d’images, il
s’agit surtout des nombres et des dimensions (dimensionibus) ; lesquels sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


pour une part dans la nature, lorsqu’on trouve la forme du monde tout entier
et qu’une image suit (sequitur) dans l’esprit de celui qui pense cette forme qui
a été trouvée, et pour l’autre part dans les disciplines <libérales>, comme par
exemple les figures géométriques et les rythmes musicaux et l’infinie diver-
sité des nombres. Ces choses ont beau être comprises en toute vérité comme
je l’affirme quant à moi, elles font pourtant naître (gignunt) de fausses ima-
ges, auxquelles la raison elle-même s’oppose difficilement, même si ce n’est
pas sans peine que l’art du raisonnement (ipsam disciplinam disserendi) 61
s’exempte lui-même de ce mal, lorsque, dans les divisions et les conclusions,
nous imaginons comme des jetons ».
Le troisième type de représentations ressortit donc à la cosmologie et aux
arts libéraux. Dans le premier cas, Augustin admet qu’il soit possible de déter-
miner la forme de l’univers 62. Celle-ci ne se laisse cependant pas imaginer.

56. Ou des choses « sur lesquelles on raisonne ».


57. Verecundus, grammairien dont Nebridius fut l’assistant, était le propriétaire du
domaine de Cassiciacum (cf. Conf. VIII, 6, 13 ; IX, 3, 5).
58. C’est un exemple-type de fiction (cf. Sol. II, 15, 29 ; Conf. III, 6, 11).
59. Un des généraux d’Alexandre (Curt. 7, 2, 8 ; Val. Max. 6, 4) ou un député du roi des
Illyriens (Tite-Live, 44, 23).
60. Ce sont les ténèbres elles-mêmes, les eaux, les vents, le feu, la fumée (d’après Cont. epist.
fund. 28, 31).
61. C’est-à-dire la dialectique (cf. par ex. Cicéron, De fato, 1).
62. Selon G. Watson, Augustin songerait à des modèles astronomiques comme celui d’Éra-
tosthène (op. cit., p. 138).
218 Emmanuel Bermon

Elle est telle en effet que le monde ne saurait admettre un haut et un bas (cf.
De div. quaest. LXXXIII, 29); sans quoi il serait possible de l’empiler sur
deux autres mondes, selon la vue de l’imagination mentionnée dans la seconde
catégorie d’images. L’infinité des nombres elle non plus n’admet pas de repré-
sentation sensible. La raison permet certes de se garder de telles repré-
sentations, pourtant la dialectique elle-même est affectée par les images dans
ses propres opérations, lorsqu’il s’agit d’établir une partition ou un syllogisme.
On perçoit la radicalité de la conception augustinienne de l’intelligence,
qui nie que la compréhension soit un processus mental (au sens qu’a ce terme
dans la philosophie contemporaine) 63. Augustin ne dit même pas que le
mathématicien s’aide de figures, qui fournissent un soubassement à ses opé-
rations (cf. Rép. VI, 510c; Enn. III, 8 [30], 4, 8). L’intellection semble plu-
tôt s’accomplir en dépit des images qu’elle génère. Nebridius prétendait déjà
lui-même que, lorsque nous avons compris, « nous avons fait naître (genui-
mus) quelque chose de corporel et de temporel, qui relève de la phantasia »
(Ep. 6, 1). Augustin dit quant à lui que les choses que nous comprenons « font
naître » (gignunt) de fausses images. La différence entre eux réside dans le
fait que, pour Augustin, l’image née de l’intelligible n’est pas la représenta-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


tion grâce à laquelle l’âme prend conscience et se souvient de ce que l’intel-
lect comprend (car l’esprit humain comprend sans images), mais un produit
résiduel venu de l’intelligible, qui risque toujours d’être source d’erreur.
La fin des Soliloques, où Augustin formule sa propre version de la théo-
rie néoplatonicienne de l’imagination-miroir, précise la nature de ce phéno-
mène. Elle met en évidence « la différence entre la véritable figure (vera
figura), qui est contenue dans l’intelligence, et la figure telle que la pensée
se la représente (eam quam sibi fingit cogitatio) et qu’on appelle, en grec,
ou phantasia ou phantasma » (Sol. II, 20, 34). Cette différence tend à être
ignorée par ceux-là mêmes qui pratiquent les arts libéraux car « à partir de
ces arts, des couleurs et des formes qui sont fausses se diffusent pour ainsi
dire sur le miroir de la pensée (se fundunt velut in speculum cogitationis),
et elle trompent souvent les chercheurs, qui s’égarent en pensant que c’est
là tout ce qu’ils connaissent et cherchent » (Sol. II, 20, 35). Par exemple, dit
la Raison dans un passage qui fait lointainement écho au texte du De memo-
ria sur la « pensée-géomètre », la pensée se « met en quelque sorte sous les
yeux » (quasi ante oculos praefert) un carré de telle ou telle grandeur, mais
« l’esprit intérieur » (mens interior) 64 « se tourne » quant à lui vers « ce par

63. Pour une comparaison sur ce point entre Augustin et Wittgenstein, cf. E. BERMON, La
Signification et l’enseignement, p. 484-489.
64. Littéralement, « l’esprit qui est plus intérieur » (sous-entendu : que l’imagination)
(« interior » est un comparatif en latin).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 219

quoi il juge que tous sont des carrés » (Sol. II, 20, 35). Et pour bien montrer
que cette « règle » de jugement ne vient pas des sens, la Raison déclare que
notre imagination est incapable de percevoir qu’une sphère n’est tangente
qu’en un seul point à un plan ou que, dans un cercle de la taille d’une tête
d’épingle, on puisse mener un nombre innombrables de lignes qui concou-
rent en son centre sans se confondre (Sol. II, 20, 35). C’est pourquoi « il faut
écarter avec grand soin les imaginations » (Sol. II, 20, 35). Augustin est donc
fondamentalement étranger à l’idée de Syrianus et de Proclus selon laquelle
l’objet de la démonstration mathématique est le cercle imaginaire. Au prin-
cipe d’une « projection » adéquate des principes mathématiques dans l’ima-
gination se substitue chez lui l’idée d’une « diffusion » « maîtresse » pour ainsi
dire « d’erreur et de fausseté ».

5. Il n’existe pas d’imagination a priori (§ 5)

Armé de cette tripartition de « toute la forêt des images » (tota imagi-


num silva), Augustin établit derechef qu’il n’existe pas d’imagination a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


priori en montrant qu’aucune des trois espèces ne peut précéder les sensa-
tions. Dans le cas de la première, c’est évident. Dans celui des deux autres,
la question pourrait se poser, « s’il n’était pas évident que l’âme est moins
sujette aux faussetés lorsqu’elle n’a pas encore fait l’épreuve de la vanité des
choses sensibles et des sensations ». Le raisonnement est elliptique. Augustin
a déjà affirmé que l’âme est d’autant moins exposée à l’erreur qu’elle a moins
été affectée par les sens. Si les représentations de l’imagination ne lui vien-
nent pas des sensations, comme le suppose Nebridius, il faut qu’elles soient
plus vraies que ces dernières ; ce qui revient à la conclusion absurde que le
soleil vu en rêve est plus vrai que celui que l’on voit éveillé.
Plus précisément, il est hors de doute que nos représentations fictives
sont moins vraies que celles qui nous viennent des sens. « Et s’agissant main-
tenant de n’importe espace corporel que je me représente mentalement
(animo), bien que ma pensée semble l’avoir engendré à partir de principes
scientifiques qui ne sont nullement trompeurs, je montre en raisonnant
encore à partir de ces mêmes principes qu’il est faux ». Augustin veut sans
doute dire ici que notre imagination nous fait nécessairement nous repré-
senter l’étendue géométrique de façon inadéquate dans la mesure par exem-
ple où elle ne nous permet pas de voir que cette étendue peut être coupée à
l’infini (cf. Sol. I, 4, 10).
220 Emmanuel Bermon

6. La formation des images fictives (§ 6)

D’où vient maintenant « que nous pensions des choses que nous n’avons
jamais vues »? La raison en est, dit-il en reprenant une doctrine stoïcienne 65,
que l’âme a le pouvoir d’augmenter et de diminuer les images de ce qu’elle
a déjà vu. « C’est surtout dans les nombres que cette faculté peut être remar-
quée », dit Augustin (« “Pense à un nombre. Double-le. Soustrais cinq”,
etc. ») 66. C’est elle qui permet de transformer l’image d’un corbeau en celle
de quelque chose que nous n’avons jamais vu, mais dont les parties consti-
tutives ont nécessairement été perçues dans telle ou telle chose sensible.
Augustin lui-même, qui a passé son enfance au milieu des terres, a pu ima-
giner la mer à la vue de l’eau dans une petite coupe. En revanche, il ne pou-
vait pas se représenter le goût des fraises et des cornouilles avant d’en avoir
mangé en Italie, et, comme il a déjà été dit, les aveugles de naissance ne
savent que répondre quand on les interroge sur les couleurs et sur la lumière,
parce qu’ils n’ont jamais rien perçu de tel.

7. Les images des choses extérieures et celles des émotions (§ 7)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


Le dernier paragraphe de la Lettre 7 est difficile. Augustin explique à
l’aide d’une analogie entre les sensations et les passions de l’âme pourquoi il
est normal que nous n’ayons pas d’images des choses avant de les avoir sen-
ties « extérieurement » (extrinsecus). « Nous mêmes », écrit-il, « lorsque nous
formons de nombreuses mimiques et changeons de teint du fait que nous
nous indignons ou que nous nous réjouissons, ou du fait des autres mouve-
ments similaires de notre esprit, notre pensée (cogitatio) ne conçoit pas
d’abord que nous puissions produire de telles images ». Comme l’écrit Gerard
O’Daly, « Augustin observe que les émotions comme la joie ou la colère peu-
vent affecter le corps avant que nos processus réflexifs ne forment d’image
de réponses possibles aux émotions en question. Notre expression faciale et
notre complexion sont affectées spontanément par des sentiments avant que
nous réagissions par rapport à eux au niveau mental (cogitatio) » 67. Par

65. Sur les divers modes de formation des images reconnus par les Stoïciens, cf. DL VII,
52-53 ; Sextus, AM VIII, 57 sq. La conception « par agrandissement » (celle par exemple du
Cyclope) ou par diminution (le Pygmée) relève de l’analogie.
66. G. WATSON, op. cit., p. 138.
67. G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, p. 53, n. 144. Ces « images », qui sont des
« paroles naturelles », sont d’une importance fondamentale dans l’apprentissage du langage (cf.
Conf. I, 8, 13). Le phénomène de l’autisme serait lié à l’incapacité de certains bébés à perce-
voir la signification des expressions faciales de ceux qui les entourent (cf. P. HOBSON, The
Cradle of Thought, Oxford, University Press, 2004).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 221

conséquent, de même que nous avons d’abord dû éprouver des émotions


avant d’en former sur notre corps vivant des « images » dont nous prenons
conscience après coup, de même avons-nous dû percevoir des corps avant
qu’ils n’apparaissent dans notre imagination.
Il importe cependant de mesurer la limite de l’analogie. Augustin pré-
cise que ces « images » que sont nos manifestations corporelles font suite à
nos émotions « lorsque dans notre âme, sont activés, sans aucune figure de
faussetés corporelles, des nombres secrets ». À l’instar des nombres mathé-
matiques, les nombres qui rythment toute la vie biologique et psychique
sont donc en eux-mêmes « inimaginables » 68, si bien qu’il n’existe pas
d’image « psychique » des émotions mais seulement des manifestations
« somatiques », dont nous pouvons prendre conscience. La passion n’im-
prime pas dans l’âme de phantasia, à la différence de l’objet « impresseur »
de la perception.
Il faut mentionner une difficulté qui découle d’une telle conception des
passions, et qui forme le pendant de celle que Nebridius a soulevée au sujet
de l’intellection : s’il n’existe pas de phantasia de nos émotions, comment
pouvons-nous nous en souvenir 69 ? Augustin aborde explicitement cette ques-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


tion difficile dans le livre X des Confessions (cf. X, 14, 21-15, 23; 17, 26) 70.
Les passions n’existent certes pas dans la mémoire sur le mode selon lequel
elles sont éprouvées lorsqu’elles sont présentes, car il est possible par exem-
ple de se souvenir sans joie de la joie qu’on a éprouvée (Conf. X, 14, 21).
Pourtant, nous serions dans l’incapacité d’en parler si nous ne trouvions pas
dans notre mémoire « les notions mêmes de ces choses » (Conf. X, 14, 22).
« Mais cela se produit-il par des images ou non? », demande Augustin, « ce
n’est pas facile à dire ». Après avoir tâtonné, il distingue trois modes d’imma-
nence à la mémoire: les choses sont dans la mémoire « soit par des images,
comme c’est le cas de tous les corps, soit par leur présence, comme c’est le
cas des arts libéraux, soit par je ne sais quelles notions ou notations (notio-
nes vel notationes 71), comme c’est le cas des affections de l’âme, affections
que la mémoire retient même lorsque l’âme ne les éprouve pas » (X, 17, 26).
Les émotions dont on se souvient ne requièrent donc pas de représentations

68. Sur ces nombres, voir le livre VI du De musica (et notre commentaire dans Le Cogito...,
p. 248 sq. [« Les nombres de la perception »]).
69. Il s’agit d’une difficulté perçue par Plotin (cf. par ex. IV, 3 [27], 26).
70. Cf. A. SOLIGNAC, Les Confessions, « Note complémentaire » 14, § 4: « La mémoire affec-
tive », p. 563.
71. « Notatio » est un terme technique appartenant au vocabulaire de la rhétorique et de l’as-
trologie. « Notatio est, cum alicuius natura certis describitur signis, quae sicuti notae quae natu-
rae sunt adtributa » (Rhet. ad Her. IV, 50, 63).
222 Emmanuel Bermon

imaginaires pour venir à l’esprit, à la différence des souvenirs de toutes les


autres choses sensibles et à l’instar de tout ce que nous comprenons.
Nous l’avons dit d’emblée, la correspondance avec Nebridius est un pré-
cieux témoin de l’activité intellectuelle d’Augustin au lendemain de sa
conversion. Le but de cette étude était de dégager plus particulièrement l’in-
térêt philosophique de l’échange sur la phantasia, auquel feront suite les
Lettres 8 et 9, qui portent sur la façon précise dont les « puissances supérieu-
res », c’est-à-dire les démons et les anges, parviennent à nous faire voir des
images en rêve. Nous avons tenté de montrer de quelle manière les deux
questions sur l’imagination posées par Nebridius trouvaient leur origine
dans des textes de Plotin et de Porphyre qui se référaient eux-mêmes au
début du traité d’Aristote Sur la mémoire et la réminiscence et à la célèbre
thèse aristotélicienne selon laquelle l’âme ne pense pas sans image. Selon la
doctrine que Nebridius adopte à son tour, une représentation de l’imagina-
tion sert nécessairement de « véhicule » ou de « miroir » à la pensée, que cette
représentation soit l’image d’un corps ou celle d’un mot. Cette nécessaire
dépendance, chez l’homme, de l’intellect par rapport à l’imagination est la
raison de l’identification entre l’imagination et l’intellect patient à laquelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


la Lettre 6 fait allusion, et que l’on trouvait chez Porphyre ainsi que dans la
théorie de la « projection ».
La dépendance de Nebridius envers ces sources anciennes est d’autant
plus intéressante qu’elle permet de mettre en évidence la divergence
d’Augustin par rapport à la position soumise à son jugement, et par consé-
quent son originalité au sein du néoplatonisme. Nebridius s’attendait sans
doute à ce que la réponse de son ami lui « fasse entendre » Plotin (cf. Ep. 6,
1). Augustin se démarque cependant de Plotin, ainsi que de Porphyre, qui
avaient admis pour une part le principe aristotélicien selon lequel, chez
l’homme, l’intellection met en jeu une phantasia. Pour lui, la mémoire des
intelligibles est en elle-même étrangère aux représentations de l’imagina-
tion. L’esprit humain comprend immédiatement, sans l’intervention d’au-
cune image. Si la compréhension génère des images, qui proviennent des
choses sur lesquelles l’esprit raisonne, elle n’en dépend pas. Le « miroir de
l’imagination » n’est pas le lieu où se réfléchit pour nous la pensée mais celui
de la formation de représentations trompeuses. On voit donc s’affirmer dans
notre échange une thèse radicale sur la compréhension, par rapport à
laquelle Augustin n’a pas varié, comme l’atteste notamment le livre X des
Confessions.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 223

Résumé : Dans la Lettre 6 de la correspondance d’Augustin, Nebridius pose à son ami deux
questions sur l’imagination : la mémoire peut-elle exister sans la phantasia ? La phanta-
sia ne tient-elle pas ses images d’elle-même plutôt que des sens ? Ces questions trouvent
leur origine dans des textes de Plotin et de Porphyre, qui se référaient eux-mêmes au début
du De memoria d’Aristote et à la célèbre thèse aristotélicienne selon laquelle l’âme ne
pense pas sans image. Nebridius adopte l’idée qu’une image sert nécessairement de « véhi-
cule » ou de « miroir » à la pensée, que cette image soit celle d’un corps ou celle d’un mot.
Augustin refuse quant à lui le principe d’une telle dépendance, chez l’homme, de l’intel-
lect par rapport à l’imagination. Son originalité, au sein du néoplatonisme, tient à la
radicalité avec laquelle il dénie tout rôle positif aux images dans la constitution de la
connaissance.
Mots-clés : Images. Imagination. Mémoire. Réminiscence. Projection. Néoplatonisme.

Abstract : In Letter 6 of Augustine’s correspondence, Nebridius asks his friend two questions
on imagination : Is memory able to exist without phantasia ? Does phantasia not get its
images from itself rather than from the senses ? These questions arise from some texts by
Plotinus and Porphyry, who referred to the beginning of Aristotle’s De memoria and to
the famous Aristotelian claim that mind does not think without an image. Nebridius
argues that thought has to use an image, either of a body or of a word, as a « vehicle » or
as a « mirror ». Augustine, for his part, goes against the very principle of such a depen-
dence of intellect on imagination in the case of man. The way he radically denies ima-
ges any constructive role in the process of knowledge makes him original within
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.122.193.226 - 06/07/2020 20:56 - © Centre Sèvres


Neoplatonism.
Key words : Images. Imagination. Memory. Recollection. Projection. Neoplatonism.

Vous aimerez peut-être aussi