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(Lettre 6-7)
Emmanuel Bermon
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E M M A N U E L B E R M ON
Université de Bordeaux – Institut universitaire de France
S’étendant sur une période de peut-être deux ou trois ans (de fin 386 à
388/390), la correspondance avec Nebridius nous renseigne de façon pré-
cise sur les préoccupations intellectuelles et spirituelles d’Augustin, de
Cassiciacum à Thagaste 1. Ces lettres (Ep. 3-14) 2 témoignent d’une grande
effervescence consécutive à l’« effet-choc » 3 produit sur Augustin et ses amis
par la découverte du néoplatonisme. Les thèmes abordés sont en effet majo-
ritairement « platoniciens » : l’infini (Ep. 3), la distinction « entre la nature
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7. L’emploi de « corporeum » dans cette phrase pose problème. On peut comprendre que
le terme signifie, non pas que l’élément en question est lui-même corporel, mais que sa repré-
sentation est une représentation de quelque chose de corporel, ou plus vraisemblablement que
Nebridius reprend ici la thèse hylémorphiste d’Aristote selon laquelle le souvenir est « quelque
chose de corporel » (De Mem. 2, 453a14). « Il ne fait pas de doute que l’image soit un état ou une
disposition particulière du corps et non pas un pur contenu intentionnel, ou une pure forme sans
matière » (P.-M. MOREL, Aristote, Petits Traités d’histoire naturelle, Paris, GF, 2000, p. 39-40).
Dans cette hypothèse, Nebridius pense-t-il cependant au corps « ostréeux » ou au corps « pneu-
matique », qui sert de « véhicule » à l’âme (sur ce véhicule, cf. Ep. 13)
8. Ou plus exactement du phantasma, bien que Nebridius n’emploie pas ce terme aristo-
télicien, qu’il connaît pourtant (cf. Conf. IX, 3, 6). « La phantasia est ce en vertu de quoi un
phantasma survient en nous » (DA 428a1-2).
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mémoire par accident, en tant qu’elle met nécessairement en jeu une telle
image. S’il est vrai par conséquent qu’une image accompagne toujours l’in-
tellection, la mémoire de l’intellection est rendue possible par celle de
l’image qui a accompagné cette dernière. Telle est en bref l’explication aris-
totélicienne que Plotin paraît reprendre pour son propre compte dans le
traité qui est à l’arrière-plan de la lettre de Nebridius.
Comment la pensée produit-elle cependant ces images qui l’accompa-
gnent et qui rendent possible son souvenir ? L’analogie du De memoria avec
le géomètre ne le précise pas, pas plus que le De anima n’explique de quelle
façon l’intellect transforme les phantasmata en noèmata ; mais il est vrai
que cette opération de l’esprit est sans doute, comme l’écrit Kant, « un art
caché dans les profondeurs de l’âme humaine » 9. Pour sa part, Plotin apporte
une réponse originale à cette question dans un passage du traité Sur le bon-
heur qui devait exercer une très grande influence chez les Néoplatoniciens
postérieurs, Augustin compris.
L’imagination comme miroir de la pensée (Enn. I, 4 [46], 10). Soutenant
que la sagesse est inamissible 10, Plotin se demande ce qui se passe « lorsque
le sage, submergé par les maladies ou par les arts des magiciens, a perdu le
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12. A.-H. Armstrong ajoute dans sa traduction [normally] (Plotinus, Cambridge Mass., The
Loeb Classical Library, 1966, p. 201).
13. Selon J. Pépin, Plotin « prend exactement le contre-pied » d’Aristote ; « l’exercice de
l’imagination n’est plus la condition sine qua non de l’intellection, mais tout au plus son accom-
pagnement éventuel et superflu, on pourrait dire son épiphénomène » (Porphyre, Sentences,
p. 449). Une telle formulation paraît excessive. Plotin doit penser que le fonctionnement nor-
mal de nos facultés cognitives est correctement décrit par Aristote, même si ce fonctionnement
n’est pas celui de l’intellect de l’âme qui s’assimile à l’Intellect-hypostase.
14. Cette affirmation doit être rapprochée de la thèse plotinienne selon laquelle la phanta-
sia est double (cf. Enn. IV, 3 [27], 30-31) : l’inférieure a affaire au sensible et la supérieure à
l’intelligible. Sur la postérité de cette distinction, cf. R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 63-65 (« 2(b) Higher phantasia of intelligibles »).
15. Intellectus et cogitatio correspondent-ils respectivement à noèsis et à dianoèsis ?
Augustin – Nebridius sur la phantasia 205
mémoire » (IV, 3, 30, 5-11) 16. Dans cette hypothèse, le langage joue un rôle
essentiel puisque les mots sont le medium sensible grâce auquel l’âme prend
conscience de ce qu’elle comprend et peut s’en souvenir. Le logos est comme
un « véhicule pour la mémoire du spirituel » 17.
En résumé, l’explication de Nebridius au sujet de la mémoire de la pen-
sée s’inscrit clairement dans le prolongement des analyses d’Aristote et de
celles de Plotin. Est-ce pourtant de ce dernier qu’il dépend directement?
16. Sur ce texte, voir la note de J. Pépin dans Porphyre, Sentences, p. 455.
17. Comme l’écrivent R. Beutler et W. Theiler, dans Plotins Schriften, II/2, Hamburg,
F. Meiner, p. 504 (en précisant que ce logos est un avatar du logos prophorikos des Stoïciens).
18. Dans Saint Augustine : Soliloquies and Immortality of the Soul, Warminster, Aris &
Phillips, 1990, p. 196-197, G. Watson mentionne comme textes parallèles à Sol. II, 35 :
JAMBLIQUE, De communi math. scientia, 34, 9, sq. ; SYRIANUS, Metaph., 91, 11 sq. ; PROCLUS,
In Eucl. I, 51, 20-53, 5 ; 54, 22-55, 23. Comme il le précise, ces indications ne résolvent pas la
question des sources d’Augustin.
19. L’identification se trouve déjà chez Themistius (cf. R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 121-123 : « 3(j) Passive intellect as phantasia ») (avec bibliographie).
Elle remonte peut-être à Théophraste (cf. G. WATSON, Phantasia, p. 120).
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20. Dans le Commentaire sur le Timée, Proclus juge que cette désignation, prêtée cette fois
à d’« autres », « n’est pas mauvaise » (In Tim. III, 158, 9-11), et dans le Commentaire sur la
République, il paraît la prendre à son propre compte (In Remp. II, 52, 6).
21. Sur cette théorie, cf. G. WATSON, op. cit., p. 118 sq.; R. SORABJI, The Philosophy of the
Commentators, vol. 1, p. 68-70 (« 2(f) Phantasia and memory involve projecting ») ; p. 76-79
(« 2(i) Phantasia in geometry ») ; vol. 3, p. 294-303 (« 12(b) Neoplatonist geometrical figures
projected from thought into imagination »).
22. R. SORABJI, op. cit., vol. 1, p. 76.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 207
23. Comme l’écrit Stanislas Breton, les analogies sont « évidentes, et il n’est point néces-
saire de forcer les textes pour les reconnaître. L’Esthétique transcendantale renouvelle, dans
un autre climat, et pour fonder la géométrie, la théorie proclusienne de l’imagination produc-
trice » (Philosophie et mathématique chez Proclus suivi de Principes philosophiques des mathé-
matiques d’après le Commentaire de Proclus aux deux premiers livres des Éléments d’Euclide
par N. Hartmann, Paris, Beauchesne, 1969, p. 72).
24. D. O’MEARA, Pythagoras revived : Mathematics and Philosophy in Late Antiquity,
Oxford, Clarendon, 1989, p. 134.
25. Voir le témoignage de Priscien de Lydie (Metaphrasis in Theophrastum, 7, 11-20) (=
R. SORABJI, The Philosophy of the Commentators, vol. 1, 1(b) 8). Sur les textes invoqués, cf.
A. SHEPPARD, « Phantasia and Mathematical Projection », Sullecta Classica, 8, 1997, p. 113-
120, sp. 116-117.
26. I. Muller suppose qu’aux yeux de Proclus, Porphyre était trop favorable à la théorie aris-
totélicienne de l’abstraction (cf. « Aristotle’s Doctrine of Abstraction in the Commentators » in
R. SORABJI (éd.), Aristotle Transformed, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 463-479, sp.
478-479). On note l’emploi de probolè par Porphyre, dans la Sentence 29, au sujet de la mémoire.
27. Ce fragment, édité par W. Kutsch (Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 31/5, 1954,
p. 265-286), figure dans l’édition de Smith (436 F) en traduction anglaise (on prendra garde au
fait que wahm, qui rend phantasia, est traduit par presentiment).
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L’hypothèse selon laquelle l’âme possèderait des images a priori des cho-
ses sensibles paraît « fantastique ». On se demande si Nebridius l’a lui-même
formée de toutes pièces (montrant peut-être par là qu’il lui manquait un cer-
tain sens de la réalité ou du moins le sens d’une certaine réalité) ou si elle
recoupe une théorie antique identifiable.
Y a-t-il une « réminiscence » des choses empiriques ? — La première
explication qui vient à l’esprit est que Nebridius admette la possibilité d’une
réminiscence des connaissances empiriques : sous l’action des sensations,
l’âme aurait la faculté de se rappeler aussi des choses sensibles qu’elle a per-
çues dans une vie antérieure. On sait que, pour répondre à des objections
suscitées par la théorie platonicienne de la réminiscence, certains partisans
de Platon ne craignaient pas de soutenir qu’un certain Myron se souvenait
de sa vie antérieure (cf. DAMASCIUS, In Phaed. I, § 284) ; que certaines pho-
bies ne s’expliquent que par le souvenir d’expériences passées (§ 285) et qu’il
en va de même du sourire des bébés durant leur sommeil (§ 288). Parmi ces
réponses consternantes, un argument mérite une attention particulière :
« Pourquoi les aveugles-nés ne se souviennent-ils pas des couleurs ? – Parce
que la faculté de se ressouvenir a besoin d’une excitation (το νúττοντοσ Ó
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31. Sur ce texte, voir P. HADOT, Porphyre et Victorinus, Paris, Les Études Augustiniennes,
1968, t. I, p. 238, et les notes de J. Pépin et de M.-O. Goulet-Cazé dans Porphyre, Sentences,
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t. II, p. 430 sq. Ce passage est souvent rapproché d’un fragment du Peri aisthèseôs de Porphyre,
qui affirme que « l’âme elle-même, en rencontrant les choses visibles, se reconnaît elle-même
comme étant les choses visibles, du fait que l’âme contient tous les êtres et que tous sont l’âme
contenant les différents corps » (De nat. hom. 7, 182, 4 Morani = Fr. 264 Smith).
32. Pour une autre interprétation de ce texte, cf. J. PÉPIN, op. cit., p. 457.
33. Sur la fonction d’éveil joué par le sensible dans la théorie proclusienne des mathémati-
ques, cf. In Eucl. I. 45, 10 sq.
34. Un passage du Traité des songes de Synésius (dont on s’accorde à reconnaître qu’il est
influencé par Porphyre) paraît cependant confirmer que l’hypothèse faite par Nebridius d’ima-
ges a priori dérive de la Sentence 16. Synésius rend compte de l’existence des rêves divinatoi-
res en alléguant le fait que « l’âme contient les formes des choses en devenir ; elle les contient
toutes, mais elle projette celles qui lui conviennent et les fait se refléter dans l’imagination, grâce
à laquelle le vivant saisit les formes qui demeurent là » (4,1, 150).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 211
2. La réminiscence (§ 2)
44. C’est une des rares allusions d’Augustin à son père (cf. Conf. III, 7; De mus. VI, 11, 32).
45. G. O’DALY, « Memory in Plotinus and two early texts of St. Augustine », Studia
Patristica, 14, 1976, p. 461-469, p. 466-467 [repris dans Platonism Pagan and Christian.
Studies in Plotinus and Augustine, Aldershot, Variorum Ashgate, 2001]. On trouve chez Plotin
l’affirmation selon laquelle « la mémoire est mémoire de choses qui sont passées et qui s’en sont
allées » (Enn. IV, 4 [28], 6, 2), mais ces « choses » sont les pensées même de l’âme. La même
remarque vaut au sujet d’Aristote. Au chapitre 1 du De memoria (qui a peut-être influencé
indirectement Augustin), il écrit que la mémoire est mémoire du passé, tout en précisant que
« chaque fois que nous nous souvenons que nous avons vu, entendu ou appris telle chose, nous
percevons en outre que c’était antérieurement » (De Mem. 1, 450a19-21).
214 Emmanuel Bermon
46. Sur cette question controversée, cf. G. O’DALY, « Did St. Augustine ever believe in the
Soul’s Pre-existence? », Augustinian Studies, 5, 1974, p. 227-235 (repris dans Platonism Pagan
and Christian).
47. Pace S. LANCEL, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 192.
48. Voir par ex. de De Trin. XIV, 7, 9.
Augustin – Nebridius sur la phantasia 215
pas comme le souvenir de quelque chose qui aurait déjà été appris avant l’in-
carnation de l’âme.
Augustin est enfin en mesure d’objecter un contre-exemple à la thèse de
Nebridius: l’éternité « ne requiert pas de représentations imaginaires qui lui
permettraient, comme des véhicules, de venir à l’esprit » (nec aliqua imagi-
naria figmenta conquirit, quibus in mentem quasi vehiculis veniat). Le fait
cependant qu’elle ne puisse pas y venir à moins que nous nous en souvenions
montre qu’« il peut y avoir une mémoire de certaines choses sans aucune
imagination » (Ep. 7, 2). L’exemple de l’éternité n’en est qu’un parmi d’au-
tres possibles, précise Augustin. De fait, d’après le livre X des Confessions,
toutes les notions intellectuelles sont contenues dans la mémoire « sans réten-
tion d’image » (non retenta imagine) (Conf. X, 9, 16).
La réponse d’Augustin à la première question qui lui a été posée s’arrête
là. On regrette qu’il ne dise rien de l’hypothèse de Nebridius selon laquelle
le langage tiendrait lieu de « véhicule » à la pensée. Faut-il penser qu’il l’ac-
cepte? Augustin a lui-même été attentif au rôle indispensable que jouent les
mots. Ne servent-ils pas, comme le précise un passage du De magistro sur la
prière, à « nous faire nous rappeler (commemorare), lorsque la mémoire, à
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49. Sur ce texte, cf. E. BERMON, La signification et l’enseignement. Texte latin, traduc-
tion française et commentaire du De magistro de saint Augustin, Paris, Vrin, 2007, p. 157 sq.
50. A. SOLIGNAC, Les Confessions, Livres VIII-XIII, Paris, 1962, « Note complémentaire »
14 : « La mémoire selon saint Augustin », p. 557-567, p. 561.
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partir de choses qui ont été calculées (ratis) 56 ». Les représentations du pre-
mier genre naissent par exemple, dit Augustin à Nebridius, « lorsque l’esprit
forme en lui ton visage, ou Carthage, ou notre ami de jadis, Verecundus 57,
et ce qui fait partie des choses qui demeurent ou qui sont mortes et que j’ai
cependant vues et perçues ». Le deuxième genre comprend « ce que nous
nous figurons être tel ou avoir été tel », lorsque nous lisons un récit histori-
que ou lorsque nous entendons ou formons des fictions. Ainsi nous repré-
sentons-nous chacun à notre guise le visage d’Énée, celui de Médée sur un
char 58, de Chrémès (un vieillard de l’Andria de Térence) ou d’un
Parménion 59. Font partie de cette même espèce d’images les lieux imaginai-
res inventés par les poètes ou par les hérétiques: le Phlégéton (cf. Aen. VI,
551), les cinq antres de la races des ténèbres des Manichéens 60, le pilier qui
soutient le ciel (une allusion au mythe d’Atlas), etc. Les hypothèses fictives
telles que celles de « trois mondes l’un sur l’autre » ou d’une terre carrée sont
également représentées de la sorte. Il s’agit en somme des représentations
qui sont d’ordinaire appelées du nom de phantasma. Enfin,
« quant aux choses calculées, qui concernent le troisième genre d’images, il
s’agit surtout des nombres et des dimensions (dimensionibus) ; lesquels sont
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Elle est telle en effet que le monde ne saurait admettre un haut et un bas (cf.
De div. quaest. LXXXIII, 29); sans quoi il serait possible de l’empiler sur
deux autres mondes, selon la vue de l’imagination mentionnée dans la seconde
catégorie d’images. L’infinité des nombres elle non plus n’admet pas de repré-
sentation sensible. La raison permet certes de se garder de telles repré-
sentations, pourtant la dialectique elle-même est affectée par les images dans
ses propres opérations, lorsqu’il s’agit d’établir une partition ou un syllogisme.
On perçoit la radicalité de la conception augustinienne de l’intelligence,
qui nie que la compréhension soit un processus mental (au sens qu’a ce terme
dans la philosophie contemporaine) 63. Augustin ne dit même pas que le
mathématicien s’aide de figures, qui fournissent un soubassement à ses opé-
rations (cf. Rép. VI, 510c; Enn. III, 8 [30], 4, 8). L’intellection semble plu-
tôt s’accomplir en dépit des images qu’elle génère. Nebridius prétendait déjà
lui-même que, lorsque nous avons compris, « nous avons fait naître (genui-
mus) quelque chose de corporel et de temporel, qui relève de la phantasia »
(Ep. 6, 1). Augustin dit quant à lui que les choses que nous comprenons « font
naître » (gignunt) de fausses images. La différence entre eux réside dans le
fait que, pour Augustin, l’image née de l’intelligible n’est pas la représenta-
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63. Pour une comparaison sur ce point entre Augustin et Wittgenstein, cf. E. BERMON, La
Signification et l’enseignement, p. 484-489.
64. Littéralement, « l’esprit qui est plus intérieur » (sous-entendu : que l’imagination)
(« interior » est un comparatif en latin).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 219
quoi il juge que tous sont des carrés » (Sol. II, 20, 35). Et pour bien montrer
que cette « règle » de jugement ne vient pas des sens, la Raison déclare que
notre imagination est incapable de percevoir qu’une sphère n’est tangente
qu’en un seul point à un plan ou que, dans un cercle de la taille d’une tête
d’épingle, on puisse mener un nombre innombrables de lignes qui concou-
rent en son centre sans se confondre (Sol. II, 20, 35). C’est pourquoi « il faut
écarter avec grand soin les imaginations » (Sol. II, 20, 35). Augustin est donc
fondamentalement étranger à l’idée de Syrianus et de Proclus selon laquelle
l’objet de la démonstration mathématique est le cercle imaginaire. Au prin-
cipe d’une « projection » adéquate des principes mathématiques dans l’ima-
gination se substitue chez lui l’idée d’une « diffusion » « maîtresse » pour ainsi
dire « d’erreur et de fausseté ».
D’où vient maintenant « que nous pensions des choses que nous n’avons
jamais vues »? La raison en est, dit-il en reprenant une doctrine stoïcienne 65,
que l’âme a le pouvoir d’augmenter et de diminuer les images de ce qu’elle
a déjà vu. « C’est surtout dans les nombres que cette faculté peut être remar-
quée », dit Augustin (« “Pense à un nombre. Double-le. Soustrais cinq”,
etc. ») 66. C’est elle qui permet de transformer l’image d’un corbeau en celle
de quelque chose que nous n’avons jamais vu, mais dont les parties consti-
tutives ont nécessairement été perçues dans telle ou telle chose sensible.
Augustin lui-même, qui a passé son enfance au milieu des terres, a pu ima-
giner la mer à la vue de l’eau dans une petite coupe. En revanche, il ne pou-
vait pas se représenter le goût des fraises et des cornouilles avant d’en avoir
mangé en Italie, et, comme il a déjà été dit, les aveugles de naissance ne
savent que répondre quand on les interroge sur les couleurs et sur la lumière,
parce qu’ils n’ont jamais rien perçu de tel.
65. Sur les divers modes de formation des images reconnus par les Stoïciens, cf. DL VII,
52-53 ; Sextus, AM VIII, 57 sq. La conception « par agrandissement » (celle par exemple du
Cyclope) ou par diminution (le Pygmée) relève de l’analogie.
66. G. WATSON, op. cit., p. 138.
67. G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, p. 53, n. 144. Ces « images », qui sont des
« paroles naturelles », sont d’une importance fondamentale dans l’apprentissage du langage (cf.
Conf. I, 8, 13). Le phénomène de l’autisme serait lié à l’incapacité de certains bébés à perce-
voir la signification des expressions faciales de ceux qui les entourent (cf. P. HOBSON, The
Cradle of Thought, Oxford, University Press, 2004).
Augustin – Nebridius sur la phantasia 221
68. Sur ces nombres, voir le livre VI du De musica (et notre commentaire dans Le Cogito...,
p. 248 sq. [« Les nombres de la perception »]).
69. Il s’agit d’une difficulté perçue par Plotin (cf. par ex. IV, 3 [27], 26).
70. Cf. A. SOLIGNAC, Les Confessions, « Note complémentaire » 14, § 4: « La mémoire affec-
tive », p. 563.
71. « Notatio » est un terme technique appartenant au vocabulaire de la rhétorique et de l’as-
trologie. « Notatio est, cum alicuius natura certis describitur signis, quae sicuti notae quae natu-
rae sunt adtributa » (Rhet. ad Her. IV, 50, 63).
222 Emmanuel Bermon
Résumé : Dans la Lettre 6 de la correspondance d’Augustin, Nebridius pose à son ami deux
questions sur l’imagination : la mémoire peut-elle exister sans la phantasia ? La phanta-
sia ne tient-elle pas ses images d’elle-même plutôt que des sens ? Ces questions trouvent
leur origine dans des textes de Plotin et de Porphyre, qui se référaient eux-mêmes au début
du De memoria d’Aristote et à la célèbre thèse aristotélicienne selon laquelle l’âme ne
pense pas sans image. Nebridius adopte l’idée qu’une image sert nécessairement de « véhi-
cule » ou de « miroir » à la pensée, que cette image soit celle d’un corps ou celle d’un mot.
Augustin refuse quant à lui le principe d’une telle dépendance, chez l’homme, de l’intel-
lect par rapport à l’imagination. Son originalité, au sein du néoplatonisme, tient à la
radicalité avec laquelle il dénie tout rôle positif aux images dans la constitution de la
connaissance.
Mots-clés : Images. Imagination. Mémoire. Réminiscence. Projection. Néoplatonisme.
Abstract : In Letter 6 of Augustine’s correspondence, Nebridius asks his friend two questions
on imagination : Is memory able to exist without phantasia ? Does phantasia not get its
images from itself rather than from the senses ? These questions arise from some texts by
Plotinus and Porphyry, who referred to the beginning of Aristotle’s De memoria and to
the famous Aristotelian claim that mind does not think without an image. Nebridius
argues that thought has to use an image, either of a body or of a word, as a « vehicle » or
as a « mirror ». Augustine, for his part, goes against the very principle of such a depen-
dence of intellect on imagination in the case of man. The way he radically denies ima-
ges any constructive role in the process of knowledge makes him original within
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