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INTELLECTUELS, HISTOIRE ET SCIENCES SOCIALES

Société d'études jaurésiennes | « Cahiers Jaurès »

2013/4 N° 210 | pages 127 à 162


ISSN 1268-5399
DOI 10.3917/cj.210.0127
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LECTURES

Intellectuels, histoire et sciences sociales

Bergson et Jaurès entre philosophie et politique


1 2
Bergson apolitique ? Ni Georges Politzer , ni Paul Nizan , en leur
temps, n’étaient de cet avis, bien au contraire ! Ce lieu commun de
l’histoire de la philosophie française, qui trouve peut-être son origine
dans le silence obstiné opposé par l’auteur de Matière et mémoire à des
« disciples » et des critiques bien empressés d’enrôler son œuvre dans
leurs combats séculiers, continue pourtant d’avoir cours, en dépit des
3
recherches pointues qui le démentent . On sait du reste avec quelle fer-
veur et dans quelles turbulences l’œuvre de Bergson fut reçue en France :
son extraordinaire investissement politique, en pleine crise du rationa-
lisme, demeure un phénomène intellectuel inédit et complexe, qui excède
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4
le simple caractère du débat philosophique . Au-delà des motifs et des
séquences identifiés de la parole et de l’action publiques de l’homme
Henri Bergson – les discours de guerre, les deux missions diplomatiques
auprès de Woodrow Wilson, la participation aux travaux de la Société
des Nations – c’est bien la question de la pensée politique du philosophe
qui se pose avec insistance, et de cette pensée singulièrement que l’œuvre
philosophique, dans ses interstices et dans ses silences, mais aussi dans ses
développements parfois négligés, laisse entendre.
5
Questionner, au-delà de l’« effet en retour » de l’action publique, le
déploiement d’une pensée politique dans l’œuvre philosophique de Berg-

1. Georges POLITZER, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les


Revues, 1929 ; le pamphlet, réédité dans les années 1950 aux Éditions sociales, vient
d’être republié : G. POLITZER, Contre Bergson et quelques autres écrits philosophiques,
Paris, Flammarion, 2013.
2. Paul NIZAN, Les chiens de garde, Paris, Rieder, 1932. Réédition : P. NIZAN, Les
chiens de garde, Marseille, Agone, 2012.
3. Philippe SOULEZ, Bergson politique, Paris, PUF, 1989 ; P. SOULEZ et Frédéric
WORMS, Bergson : biographie. Paris, PUF, 2002 [1997].
4. François AZOUVI, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris,
Gallimard, 2007.
5. P. SOULEZ, Bergson politique, op. cit., p. 209.

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son : telle est l’entreprise de cette cinquième livraison des Annales bergso-
niennes, qui s’appuie sur un imposant travail collectif de relecture et de
mise en perspective de l’œuvre avec celle de quelques contemporains, et
de Jean Jaurès en particulier. Dirigé par Frédéric Worms et préfacé par
Vincent Peillon, Bergson et la politique figure d’abord comme un solide
témoignage de la vitalité des études bergsoniennes en France, si l’on en
1
croit la diversité des travaux qui le composent. Outre deux inédits , le
lecteur y trouve en effet les actes de trois colloques distincts : l’un organi-
2
sé en 2009 à l’École Normale Supérieure et consacré à Bergson et Jaurès ,
les deux autres, tenus la même année à Liège et à Sofia, ayant pour objet
3
central Les deux sources de la morale et de la religion ; l’ensemble est clôtu-
ré par une série de varia qui donnent à voir la présence et les appropria-
4
tions de Bergson hors de France . Imposant travail, on le voit, qui parti-
cipe pleinement de l’entreprise de réactualisation de l’œuvre bergso-
nienne en France, telle qu’elle est assumée, depuis 2007, par la jeune
équipe réunie autour de Frédéric Worms, responsable de la réédition
5
critique des œuvres du philosophe aux PUF .
Mettre Jaurès et Bergson en regard, tel qu’ils se le proposent au-
jourd’hui, relève, il faut le dire, du défi. De la relation que les deux philo-
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sophes entretinrent, en effet, on ne connaît guère que les petits faits et les
anecdotes légués par la légende dorée normalienne : l’ascendant du « ca-
cique » tarnais, le flegme de « la miss », « l’affaire » Ollé-Laprune, le clas-
6
sement à l’agrégation de philosophie ... Dépasser l’anecdotique et le lé-
7
gendaire pour documenter cette « relation insaisissable » , selon le mot de
Camillle Riquier, y compris et surtout dans la construction divergente et

1. Une correspondance de cinq lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, commentée


par Gilles Candar, et un article de Souleymane Bachir Diagne traduit et présenté par
Yala Kisudiki.
2. « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Colloque de l’ENS,
Paris, 28 novembre 2009.
3. « Y’a-t-il une politique bergsonienne ? Autour des Deux sources de la morale et de
la religion ». Colloque de Liège, les 13 et 14 février 2009 ; « Henri Bergson. Les deux
sources de la morale et de la religion ». Colloque de Sofia, les 6 et 7 novembre 2009.
4. F. WORMS (dir.), Annales bergsoniennes. Tome V : Bergson et la politique : de Jau-
rès à aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, désormais cité : BP, pagination.
5. Huit volumes parus depuis 2007, auxquels il faut ajouter un volume d’Écrits phi-
losophiques et sa déclinaison en neuf exemplaires d’ « essais et conférences », dits « petits
Bergson ».
6. Bergson est reçu deuxième, devant Jaurès, troisième.
7. Camille RIQUIER, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mé-
moire ». BP, p. 120.

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LECTURES

concurrente de deux pensées : tel est donc précisément l’intérêt de la dé-


1
marche promue ici .
Une certitude, d’abord, et un point de départ : Jaurès a beaucoup
2
fait la guerre à Bergson, une « guerre à sens unique » faite des attaques
voilées et des provocations polémiques du premier, auxquelles n’a
d’ailleurs jamais répondu que le silence du second. Le motif de Jaurès ?
Le combat politique et philosophique de l’irrationalisme sous toutes ses
formes. « Sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition », le
député de Carmaux entrevoit et dénonce très tôt le risque d’une « abdica-
tion de l’intelligence », comme il le dit, en 1914 encore, aux obsèques de
3
Francis de Pressensé . Au-delà des seules forces antirépublicaines, royalis-
tes ou cléricales, c’est bien la tendance au fossoyage intellectuel de l’esprit
émancipateur et critique, du sapere aude des Lumières qui est ici visé.
Dans une contribution consacrée aux accords et aux désaccords des deux
philosophes, Vincent Duclert rappelle utilement les motifs d’une diver-
gence de vues politiques et conceptuelles liée à une appréhension fonda-
mentalement différente du statut de la raison, de la connaissance et de
l’action. Motifs profonds, motifs sérieux, mais qui n’empêchent pas toute
forme de dialogue ultérieur.
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Car ce que disent et maintiennent les intervenants de ce recueil, c’est
que la somme des points d’achoppement entre les deux œuvres de Berg-
son et de Jaurès dissimulent autant qu’ils les manifestent des points de
convergence inattendus. Revenant de façon liminaire sur la séquence
biographique normalienne des deux philosophes, Gilles Candar montre
4
bien le respect et l’estime mutuels qui sous-tendent leur relation . Après
l’École, entre 1889 (date de parution de l’Essai sur les données immédiates
de la conscience) et 1891 (celle de la thèse principale de Jaurès De la réalité
du monde sensible), les œuvres des deux philosophes entrent d’ailleurs à
bien des égards en résonance, sinon en dialogue. Dans une contribution
de grande tenue, Camille Riquier redéploie cette séquence intellectuelle
inaugurale, en proposant l’hypothèse d’une reprise par Bergson, dans le

1. Selon une entreprise qui dit à plusieurs reprises ce qu’elle doit aux travaux
d’André ROBINET : Jaurès et l’unité de l’être. Paris, Seghers, 1964 ; Bergson et les métamor-
phoses de la durée. Paris, Seghers, 1965 ; Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysi-
que et politique. Paris, Seghers, 1968.
2. C. RIQUIER, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire »,
BP, p. 120.
3. Cité par Vincent DUCLERT, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philo-
sophie », BP, p. 130.
4. Gilles CANDAR, « Vies normaliennes », BP, pp. 91-106.

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premier chapitre de Matière et mémoire, de la critique de l’idéalisme sub-


jectif développé dans la thèse principale de Jaurès, et du concept moins
1
préhensible d’« images en soi » . Dans une démarche similaire, mais
d’inspiration plus comparative, Bruno Antonini relit les deux œuvres au
2
prisme de la notion d’évolutionnisme , quand Frédéric Worms choisit de
les travailler à l’aide des concepts de justice et d’histoire, les plus opérants
en effet pour laisser entrevoir le profond hiatus entre les pensées de Jaurès
et de Bergson, et ce qui pourtant les réunit dans une exigence et un ques-
3
tionnement communs . Il y a, écrit Frédéric Worms, « un point commun
ultime, décisif, entre ces deux hommes, entre ces deux pensées, voire
entre ces deux actions, avec cette affirmation, résolue, d’une idée de jus-
4
tice, absolue » .
Au fil des contributions se forge et se déploie d’ailleurs un matériel
conceptuel fécond pour penser et animer le dialogue, et non plus seule-
ment la comparaison ou la confrontation, entre les deux philosophes. On
regrette seulement que, chevillés à cet éventail de concepts, d’autres
noms, d’autres œuvres – ceux et celles de Le Roy, de Péguy, de Sorel
notamment – ne soient pas davantage convoqués, ou trop vite évoqués.
On se demande aussi parfois si pareil exercice de mise en convergence
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conceptuelle, tel qu’il est tenté et défendu par les auteurs, n’encourt pas
le risque implicite de gommer les particularités et les partis pris de deux
œuvres fortes, qui valent aussi et surtout par leur irréductible singularité
et leur incommunicabilité réciproque. Creuser davantage les incompré-
hensions, aviver les – nombreux – contrastes entre ces deux pensées eût
aussi parfois été utile pour faire saillir la force et la complexité des enjeux
à l’œuvre dans un dialogue conceptuel et politique difficile, parce que dès
l’origine et dans le fond largement redevable d’un « moment 1900 » au-
5
quel Frédéric Worms lui-même a donné tout son poids contextuel .
Pour autant, le point d’entrée choisi par les organisateurs du dialo-
gue Jaurès-Bergson est largement ratifié par la lecture de la seconde partie
du dossier consacré à Bergson et la politique, à travers l’étude serrée des

1. C. RIQUIER, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire »,


BP, pp. 119-136.
2. Bruno ANTONINI, « Bergson et Jaurès en vis-à-vis : une métaphysique du politi-
que face à une politique du métaphysique », BP, pp. 137-153.
3. F. WORMS, « Bergson et Jaurès : la justice et l’histoire », BP, pp. 155-167.
4. Ibidem, p. 155.
5. F. WORMS (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses uni-
versitaires du Septentrion, 2004.

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LECTURES

Deux sources de la morale et de la religion. Indexées aux deux notions cen-


trales introduites par ce dernier pan de l’œuvre bergsonien – l’ouvert et le
clos – les contributions de cette deuxième partie sont massivement tra-
versées de thèmes jaurésiens – la guerre, la morale, la démocratie,
l’individu, la collectivité… – de sorte qu’ils composent pour le lecteur un
prolongement nécessaire de la réflexion entamée dans la première partie
du volume. On y prend mieux la mesure de ce qui rapproche, malgré
tout, Jaurès et Bergson – et la conception et l’expérience de la guerre en
tout premier lieu. Sur ce chapitre, et depuis l’assassinat de Jaurès, Berg-
son a varié, comme beaucoup d’autres, de ses discours de guerre du
temps de l’Union sacrée à un pacifisme marqué dans les années 1920
puis 1930. Ce que les intervenants des colloques de Liège et de Sofia
apportent par leur travail, c’est la traduction de cette évolution dans
l’œuvre philosophique, et les soubassements qui la déterminent. Les
1 2
contributions de Yala Kisudiki et de David Amalric sont à ce titre es-
sentielles, en ce qu’elles précisent l’esquisse d’une politique bergsonienne
tout en prenant acte des limites inhérentes à sa formulation. « Que faire
pratiquement de la philosophie politique de Bergson, si elle n’est qu’une
3
traduction de sa métaphysique ? » , s’interroge Yala Kisudiki, qui synthé-
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tise dans le même temps l’intention et la lettre d’une politique bergso-
nienne, telle qu’elle se donne à lire dans les Deux sources : celle d’une
4
société « ouverte », fruit d’un « universalisme conséquent » qui attribue à
l’individu créateur, dans un monde menacé par la prédation technique et
5
par la guerre, le statut et la dignité d’une personne titulaire de droits .
C’est bien là que l’on retrouve Jaurès, dont la lecture politique du
social s’accorde dans une certaine mesure avec la « lecture politique de
6
l’humanité » tardivement développée par Bergson. La guerre, « expé-
7
rience historique décisive » , la Grande Guerre que ne vit pas Jaurès et

1. Yala KISUDIKI, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique


de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, pp. 245-265.
2. David AMALRIC, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des
Deux sources », BP, pp. 267-296.
3. Y. KISUDIKI, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique
de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion », BP, p. 264.
4. Ibidem.
5. V. DUCLERT, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie », BP,
p. 116.
6. Ibidem, p. 117.
7. D. AMALRIC, « “Ouvrir le clos” : politique bergsonienne et sens pratique des
Deux sources », BP, p. 273.

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qui marqua profondément Bergson, est à la croisée de ces deux chemi-


nements politiques et intellectuels, qui sont aussi deux méthodes. Il y a
une prudence exploratoire chez Bergson, comme il y a une indignation
1
fondamentale chez Jaurès, qui est le sentiment de l’intolérable . La chose
n’a rien d’une évidence qu’il serait superflu d’énoncer. Car au-delà des
questions de méthode ou de tempérament, elle souligne très sûrement les
visions du monde dont procèdent deux actions et deux pensées. « Je
cherche la vérité en dehors de toute arrière-pensée d’application immé-
2
diate » , déclare ainsi Bergson à Ferdinand Buisson pour expliquer son
refus d’associer son nom à ce qui semble être la Ligue française
d’éducation morale, dans une lettre inédite présentée par Gilles Candar
en début de volume.
« En accomplissant, pour la première fois de ma vie, une démarche
publique qui ne me serait pas commandée, imposée, par la suite même
de mes réflexions et de mes recherches, en me jetant brusquement dans
l’action ou en laissant croire que j’ai l’intention de m’y jeter, je risque de
compromettre l’œuvre à laquelle je travaille depuis bientôt trente ans,
sans qu’il en puisse résulter grand avantage pour la cause de l’éducation
morale : je crois au contraire qu’il est nécessaire […] que je continue à
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travailler dans le domaine de la spéculation pure, jusqu’à ce que cette
3
spéculation soit mûre pour la pratique. »
L’« universalisme conséquent » de Bergson, à rebours de
l’universalisme conquérant de Jaurès, procède de cette exigence fonda-
mentale, qui entend diriger toute action selon une ontologie qui en éta-
blit la vérité.
Fonder en conséquence l’action sur l’œuvre, investir résolument
4
l’œuvre (et l’écriture, et la parole) comme action : on ne peut guère à la
fin imaginer deux aventures intellectuelles aux prémices plus différents.
Enracinées au même terreau – celui de l’excellence scolaire républicaine –
les deux œuvres originales et puissantes qu’elles nous lèguent ont néan-
moins quelque chose d’essentiel en partage, que l’on oublie peut-être un
peu parfois : le sentiment d’une dignité incoercible de l’humain, condi-

1. Jean JAURES, L’Intolérable. Anthologie présentée et commentée par G. CANDAR,


Paris, Les Éditions ouvrières, 1984.
2. Lettre d’Henri Bergson à Ferdinand Buisson. Villa Montmorency, 5 juin 1912,
publiée dans : BP, p. 42.
3. Ibidem, pp. 42-43.
4. Madeleine REBÉRIOUX, Jean Jaurès : la parole et l’acte, Paris, Gallimard, 1994.

132
LECTURES

tion d’une société rendue aux potentialités de la création (Bergson) et de


l’émancipation (Jaurès), de la philosophie et du socialisme.

Frédéric WORMS (dir.). Annales bergsoniennes, tome V, Bergson et la


politique : de Jaurès à aujourd’hui, préface de Vincent PEILLON. Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 2012, 531 p.
Amaury CATEL

Sociologie et politique en Roumanie


Sous le titre « Sociologie et politique en Roumanie (1918-1948) » la
revue Les Études Sociales consacre un dossier à la fois consistant et pas-
sionnant à ce que fut la manifestation par excellence de la sociologie
roumaine pendant l’entre-deux-guerres – l’« École sociologique de Buca-
rest ». Une entreprise originale dominée par la figure de son initiateur –
le professeur Dimitrie Gusti (1880-1955) – au point où l’on parle cou-
ramment en Roumanie aujourd’hui de « l’école de Gusti » pour désigner
ce projet – à la fois intellectuel, sociétal et politique – qui ambitionna de
faire de la sociologie – discipline naissante dans le pays – une « science de
la nation ». On doit au professeur Zoltan Rostàs la redécouverte, dans la
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Roumanie d’après 1989, de la figure de Gusti et la reconstitution du
portrait collectif de son « école ». Ce spécialiste reconnu de l’histoire de
l’entreprise gustienne signe d’ailleurs, dans ce dossier, plusieurs contribu-
tions dont un portrait de Gusti en organisateur de la recherche sociologi-
que et auteur de son institutionnalisation par le double biais de la justifi-
cation idéologique et des rapports précoces et profitables avec le pouvoir
politique. La nouveauté que représente dans le paysage roumain – à par-
tir de 1925 – les campagnes d’enquêtes de l’« école sociologique de Buca-
rest » ressort de plusieurs études dont celui de David Mihai Gaita sur la
cristallisation du cadre théorique de la recherche ou celui de Theodora-
Eliza Vacarescu sur la composante féminine de l’ « école » – singulière
dans l’Europe de l’époque – et sur la place des femmes dans les enquêtes
monographiques menées en milieu rural et l’intervention sociale déve-
loppée – dans leur sillage – pendant la deuxième moitié des années 1930.
Zoltan Rostàs résume aussi l’histoire, peu connue, d’un événement qui
e
n’a pas eu lieu – le XIV Congrès international de sociologie de 1939 –
dont le déroulement était prévu à Bucarest (Marc Bloch était une des
personnalités françaises qui devait s’y rendre comme l’atteste sa corres-
pondance avec Lucien Febvre) et qui devait signaler à la fois la reconnais-
sance internationale de l’« école » de Gusti et celle de la « nouvelle Rou-

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CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

manie » que le protecteur de ce dernier, le roi Charles II, voulait bâtir y


compris avec l’aide d’une « sociologie militante ».
Les prémisses du « militantisme sociologique » que Dimitrie Gusti a
imprimé au projet incarné dans son « école » résident dans ce que note
Rose-Marie Lagrave au début du recueil d’articles : ancien étudiant de
Georg Simmel, Gusti qui « aurait pu… devenir le précurseur des études
urbaines en Roumanie » à une époque de modernisation en marche choi-
sit, par contre, de se tourner vers le rural grâce au poids, encore très im-
portant, du monde paysan dans la société roumaine et en suivant une
tendance très importante dans les différentes manifestations de la culture
nationale depuis l’époque romantique. L’originalité de Gusti réside dans
la ténacité avec laquelle il projeta dans ce monde rural non pas la nostal-
gie des littérateurs et des philosophes de la culture mais un penchant
pour la recherche empirique doublé et progressivement phagocyté par
une utopie volontariste d’ingénierie sociale qui poussera sa démarche sur
le terrain des allégeances politiques et, notamment, des rapports étroits
avec un pouvoir monarchique autoritaire. Auteur d’un important livre,
récemment publié, sur l’imbrication entre sociologie et politique dans la
Roumanie de l’entre-deux-guerres, Antonio Momoc propose une ré-
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flexion à la fois synthétique et utile qui implique une comparaison –
surtout pertinente pour la seconde moitié des années 1930 – entre la
« sociologie militante » de Gusti et le projet « régénérateur » de type fas-
ciste. Une comparaison d’autant plus utile que l’entreprise sociologique
gustienne finit par devenir – sous la forme d’un ample projet
d’intervention sociale – l’instrument politique d’un régime de « dictature
royale » (1938-1940) qui cultive ostensiblement le style fasciste comme
une marque extérieure de dynamisme et de renouveau. Il est, toutefois,
difficile de considérer « l’école » de Gusti, comme le fait Rose-Marie La-
grave, « une des matrice de la version roumaine du fascisme ». La version
roumaine du fascisme porte un nom : La Légion de l’Archange Michel,
fondée en 1927 et mieux connue comme la Garde de Fer – mouvement
antisystème dont le farouche et sanglant volontarisme « régénérateur » est
d’ordre éthique et mystique-orthodoxe. Gusti fut toujours un homme de
l’« establishment » politique et intellectuel roumain même lorsque celui-
ci choisit, en s’installant dans le régime du roi-dictateur Charles II,
d’adopter certaines apparences du style « dynamique » du fascisme inter-
national. Sauf à considérer le régime dictatorial de Charles II comme une
deuxième version, distincte, de fascisme roumain – les manifestations –
importantes et indéniables – de mimétisme fascisant que ce régime affi-

134
LECTURES

che furent – tout comme l’instrumentalisation du projet de Gusti dans sa


dernière phase – des éléments d’une riposte autoritaire face à un fascisme
autrement « authentique », celui de la Garde de Fer à laquelle Charles II
livra, dans les années 1938-1939, une guerre sanglante.

« Sociologie et politique en Roumanie (1918-1948) », Les Études so-


ciales, dossier coordonné par David MIHAI GAITA et Zoltan ROSTAS,
n° 153-154, 2011, 244 p.
Florin TURCANU

Rêver et faire rêver


Il y a plus de vingt-cinq ans déjà, au détour d’un paragraphe sur le
secret de l’individu contenu dans le tome IV de l’Histoire de la vie privée,
Alain Corbin émettait « l’hypothèse anti-freudienne » d’une possible
1
« historicité du rêve » . Une histoire inédite demeurait à construire, la
suggestion étant jusque-là restée lettre morte. C’est cette histoire des
rêves entre 1800 et 1945 que nous offre Jacqueline Carroy dans ce livre
d’une très grande richesse et d’une belle érudition.
L’intention du livre est ambitieuse et étayée : les hommes ne sont pas
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les seuls êtres vivants à faire des rêves, mais ils sont les seuls à se les re-
mémorer, à en témoigner, à les partager, « à les écrire et parfois à les pu-
blier ». Le rêve est donc aussi un phénomène social et culturel qui relève
de l’histoire « mais de quelle histoire ? », se demande l’auteur.
Jacqueline Carroy répond à sa question introductive en multipliant
les regards disciplinaires et en maniant le rêve comme un outil historique
aux multiples fonctions. Un outil qui sert d’abord à interroger le social.
La façon dont on parle de ses rêves, ce qu’on en dit ou ce qu’on en tait,
les lieux pour en parler, les croyances qui y sont attachées, les livres qui
les diffusent – par exemple les succès formidables des clefs des songes au
e
XIX siècle dont l’auteur offre un précieux tableau – sont autant de phé-
nomènes culturels qui renseignent sur les variations du statut du rêve et
des images oniriques dans la société des hommes.
C’est ensuite un outil littéraire. Les savants ou écrivains, parfois les
hommes politiques, tiennent des « mémoriaux » ou des « nocturnaux »,
par lesquels les rêves se transforment en récit. L’historien Alfred Maury,
proche de Napoléon III, ami d’Ernest Renan et de Gustave Flaubert,

1. Alain CORBIN, « Le secret de l’individu », in Michelle PERROT (dir.), Histoire de


la vie privée, t. IV, Paris, Seuil, 1987, p. 473.

135
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

alimente le sien pendant plus de trente ans (1844-1878), celui de Gabriel


Tarde rédigé au jour le jour de mars 1870 à Septembre 1872, semble
« l’ébauche d’un livre » (p. 155) et Marcel Sembat parvient dans son
1
journal à s’affranchir de toute pudeur dans la mise en récit de sa sexuali-
té onirique (p. 341). Ainsi le rêve se raconte et s’écrit ; il devient « genre
littéraire » à part entière pour certains écrivains qui dans la lignée de Jo-
ris-Karl Huysmans tendent, tel Jacques Le Lorrain, à produire des récits
esthétiques à caractère érotique.
Jacqueline Carroy s’empare également du rêve comme un outil qui
permet de renouveler les histoires de l’individu pris dans des configura-
tions singulières. Á titre d’exemple, elle s’intéresse aux rêves en guerre –
ceux d’Etienne Tanty et ceux de Léon Frédéricq entre 1914 et 1918 – et
aux rêves de guerre (ceux de Maurice Halbwach). Ce faisant, elle offre
tout simplement un champ novateur sur la Première Guerre mondiale,
prouesse en soi si l’on considère l’extrême densité de la production histo-
rienne sur la Grande Guerre au cours des trois dernières décennies. Les
hommes en guerre ont une intense vie onirique et leurs rêves semblent
leur permettre de tenir pendant la guerre, mais aussi de tenir après elle.
Elle suggère en effet que le rêve devenant remémoration, offre parfois
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une nouvelle chance de dire la souffrance, comme celle énoncée tardive-
2
ment par Maurice Halbwach dans « Le rêve de mon ami L. » (pp. 399-
407)
Enfin (et surtout ?) le rêve est devenu, au cours de la période étudiée,
un outil savant à fort enjeu scientifique. Il s’agit là d’une des questions
essentielles auxquelles l’ouvrage apporte des réponses : de quoi hérite le
Traumdeutung de Freud, son Interprétation des rêves publiée pour la pre-
mière fois en 1900 ? Qu’est-ce qui fait de ce texte phare de la psychana-
lyse un texte de son temps et qu’est-ce qui en fait une œuvre radicale-
e
ment nouvelle ? Comment Freud a-t-il lu les travaux du XIX siècle et en
retour comment les savants rêveurs ont-ils accueilli son travail ? Ici,
l’auteur se détache de deux postures qu’elle renvoie dos à dos : celle qui
verrait dans la parole freudienne un dogme inamovible et tombé du ciel
pourrait-on dire, et ceux qui par principe, tempère les inventions freu-
diennes au nom de l’existence de catégories ou de notions approchantes
e
dans la littérature psychologique du XIX siècle. L’objectif de replacer

1. Marcel SEMBAT, Les cahiers noirs. Journal 1905-1922 : d’après les manuscrits ori-
ginaux conservés à l’Ours, Christian PHÉLINE (ed.), Paris, Viviane Hamy, 2007.
2. Maurice HALBWACHS, « Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil »,
Journal de psychologie normale et pathologique, vol. 39, 1946, p. 11-64.

136
LECTURES

L’interprétation des rêves dans son temps semble parfaitement atteint.


Freud connaissait parfaitement les travaux déjà publiés sur les rêves. Il lit
et renvoie à la lecture d’Alfred Maury (Le sommeil et les rêves. Études psy-
chologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, 1861) ou
du « subtil » Joseph Delboeuf (Le sommeil et les rêves, 1885). En 1914, il
suggère même que certain de ses concepts, et non des moindres, sont nés
de suggestions d’autres auteurs. Par exemple, les notions de « latent » et
de « manifeste », lui ont été inspirées par un passage d’Hervey de Saint-
Denis (Les rêves et les moyens de les diriger, 1867) « privilégiant l’idée par
rapport à la vision du rêve » (p. 318). Freud a donc des prédécesseurs.
Mais il est aussi un découvreur qui « réenchante […] le monde onirique »
(p. 319) en avançant que le rêve est d’abord la satisfaction d’un dé-
sir inconscient de nature sexuelle. Un novateur qui a mis en avant une
théorie exclusive et un mode de lecture inédit si puissant qu’il domine
encore les lectures contemporaines des rêves occidentaux. Ces derniers
sont en effet toujours saisis par des conceptions et des classifications
principalement freudiennes qui font que nous rêvons, aujourd’hui en-
e e
core, non plus comme au XIX siècle mais comme au début du XX siècle
pourrait-on dire, avec Freud et par Freud.
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Jacqueline CARROY, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-
1945), Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 459 p.
Emmanuel SAINT-FUSCIEN

Le maurrassisme en toutes lettres


Jaurès a prêté une attention certaine aux premiers romans de Léon
Daudet : même après l’article du Figaro contre « l’épave du ghetto »
Dreyfus en janvier 1895, « Le Liseur » consacre encore quelques lignes à
un romancier qui « [l’] effraie un peu », et pour cause ! Méfiant devant
tout décadentisme, qu’il décèle chez lui dès Les Morticoles (1894), Jaurès
se défie aussi de la haine contre le romantisme et le naturalisme qui
anime les « compagnons d’armes » de Barrès, « depuis Maurras jusqu’à
Lasserre », parce qu’il y voit la poursuite de la guerre contre « l’esprit de
1
la révolution appliqué à l’art ». C’est à l’étude de ce combat, finalement
e
très XIX siècle, qu’est consacré le quatrième (et dernier ?) volume de la

1. Formules empruntées au débat du 19 mars 1908 à la Chambre concernant les


crédits pour le transport des cendres de Zola au Panthéon. Jean JAURÈS, Œuvres, tome
16, édition établie par Michel LAUNAY, Camille GROUSSELAS, Françoise LAURENT-
PRIGENT, Paris, Fayard, 2000, pp. 480-483.

137
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

série de colloques consacrés à Maurras par une très large équipe


d’historiens depuis 2008. Dirigé par Michel Leymarie, Olivier Dard et
Jeanyves Guérin, ce nouvel opus consacré aux rapports entre maurras-
sisme et littérature ne déroge pas à la règle fixée au départ : renouveler
par une approche transdisciplinaire et transnationale l’histoire du paysage
politique d’Action française.
L’ouvrage, malgré la diversité de ses interventions, s’ouvre sur un
mystère consubstantiel au maurrassisme : la revendication matricielle,
proclamée par Maurras dans Les Français ne s’aimaient pas (1916), d’un
nationalisme d’origine esthétique. Cette vocation de défense de la France
et des « services et […] hommages rendus à la beauté et à la vérité par les
hommes de sang français » imprègne en profondeur le combat d’Action
française en matière de lettres et de culture : mené au nom du classicisme
contre la dégénérescence romantique et moderne, la culture n’est pas
pour lui un terrain de jeu annexe. Maurras entend au contraire exercer
sur les Lettres françaises une influence pour « déterminer un état
d’esprit » destiné à « suggérer, susciter, seconder […] un coup de force
[…] dirigé contre le régime qui tue la France » (1907). L’historien Mar-
tin Motte, qui livre une passionnante contribution sur Mistral et Maur-
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ras, nous prend même à contrepied lorsqu’il présente un Maurras pri-
sonnier d’une conception politique où « le poème est l’acte par excel-
lence » (p. 34). Sans doute pourrait-on discuter de la portée de cette af-
firmation de Maurras lui-même, qui trahit comme le souligne l’auteur,
un certain romantisme. Toujours est-il qu’à travers la succession des por-
traits d’écrivains et de revues du volume, se recompose l’image d’une
influence intellectuelle majeure, largement oubliée et niée même par la
mémoire collective recomposée après 1945, malgré les Hussards (dont
Marc Dambre livre un portrait de groupe très en nuance) et le travail
d’édition des proscrits de la Libération par les éditions de La Table
ronde, étudiée à travers son fondateur Roland Laudenbach.
Le magistère maurrassien est incontestable, mais il est personnel, à
éclipse et sans véritable postérité. Les circonstances – les deux guerres, en
particulier – lui confèrent ou lui rendent une force indéniable, mais pas-
sagère. Avant 1914, l’AF a besoin de parrains, qu’elle trouve en Paul
Bourget et Jules Lemaitre, dont les itinéraires sont étudiés par Laurent
Joly. Lemaitre, fondateur de la Ligue de la Patrie française, a trouvé en
Maurras un repère qui lui dispensa la « plénitude de sa sécurité morale et
politique » (p. 47) : ce n’est pas rien pour les écrivains inquiets, même si
en retour l’AF l’a usé jusqu’à la corde, en propagandiste itinérant et bon

138
LECTURES

à tout faire. Quant à Bourget, le ralliement à l’AF en 1900 lui permettait


de « porter témoignage d’un monde fatalement perdu » (p. 48). Mais la
notoriété venant, l’AF s’est affranchi de ces tuteurs pour devenir un point
de ralliement d’hommes de lettres estimant ou admirant Maurras. La
question des générations et des relèves est ici centrale : pour les Hussards,
mais aussi pour les intellectuels de la jeune droite des années 1930 étu-
diés par Olivier Dard, parmi lesquels s’ébauche à la guerre un retour
temporaire à Barrès dans un mouvement de balancier qui reflète, jusque
dans leur postérité, les relations complexes entre les deux hommes.
Quelle qu’ait été l’influence de Maurras sur les jeunes générations de
nationalistes, il ne fut jamais le « prince de la jeunesse » auquel Blum ou
Aragon conservèrent une forme d’estime.
Maurras n’a jamais lésiné sur les moyens pour asseoir sa réputation
littéraire, qui est aussi faite du jugement des pairs. Cette stratégie est
couronnée par son élection à l’Académie française en juin 1938, étudiée
par Jean Touzot : l’influence des maurrassiens y a grandi dès 1935, et la
conquête du siège est orchestrée avec une grande habileté par Henry
Bordeaux, malgré les résistances de Mauriac et la haine recuite de Daudet
contre la vénérable institution. Ce prestige personnel a séduit loin et
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beaucoup, mais il ne s’est pas traduit par une production proprement
maurrassienne, c’est-à-dire appliquant les préceptes de l’École romane
imaginée avec Jean Moréas puis plus largement les « idées » d’AF. La
comparaison avec le réalisme socialiste vient immédiatement à l’esprit et
elle est d’ailleurs discutée par la conclusion du volume : en fait,
l’unanimité esthétique dans le mouvement est de « pure façade »
(p. 288). Quant à l’École romane, son influence s’est fanée dès le début
des années 1920. Maurras lui-même s’est défendu de l’esprit de système
en matière de culture, et on se surprend à découvrir chez Daudet et
Maurras des goûts littéraires plus amples que la violence de leur rhétori-
que pouvait laisser deviner. Maurras « flirte » avec Gide jusqu’au premier
après-guerre (Pierre Masson), et Daudet proclame son goût pour Proust,
Bernanos et Céline (Jean El Gammal). Du moins pour le Bernanos du
Soleil de Satan (1926) et le Céline du Voyage (1932) : la fin du flirt sonne
en général l’heure de l’invective.
Ces façons de transiger avec la « ligne » maurrassienne auraient pu
permettre au mouvement de devenir un « foyer de création » (p. 289).
L’AF après tout possède un incontestable pouvoir de consécration, un
lectorat conquis d’avance, des réseaux, des personnalités, toutes choses
qui contribuent au succès littéraire. Mais on aperçoit, à la lecture des

139
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

différentes contributions qui mêlent des figures majeures d’écrivains pro-


et anti-maurrassiens de droite (en particulier Bernanos et Claudel, re-
marquablement étudiés par Denis Labouret et Pascale Alexandre-
Bergues), plusieurs explications à cet échec et à l’absence d’une réelle
postérité. L’une tient au décalage croissant entre le projet maurrassien et
les évolutions du champ littéraire après 1919 (p. 290), et tout particuliè-
rement en matière romanesque. L’autre procède de la puissance mon-
tante de la NRF, surtout après l’arrivée de Jacques Rivière, bien décidé à
contrer l’influence maurrassienne (« je me charge, écrit-il à Gallimard en
août 1918, de river leur clou [à ces gens-là] »). La Revue universelle, étu-
diée par Michel Leymarie, reste au second plan. Et des pans entiers de la
création artistique échappent à l’influence maurrassienne : ses poètes sont
de troisième ordre, et le théâtre pour l’essentiel lui « a échappé ou résis-
té », selon Jeanyves Guérin. Le monarchisme de Maurras, rationnel et
badigeonné de christianisme, est une construction bizarre qui n’en
convainc quelques-uns qu’à moitié, entre les « monarchistes de lassitude »
comme Mistral et des chrétiens monarchistes qui rêvent finalement d’un
royaume étranger à celui de Maurras.
Mais cet échec tient surtout au danger intrinsèque que contient le
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mot d’ordre du « politique d’abord » : parce qu’il heurte bien des intel-
lectuels profondément chrétiens qui ne sauraient s’y résoudre sans renier
leur foi, alors qu’ils sont la clientèle intellectuelle privilégiée du mouve-
ment. Parce qu’il trahit sans doute l’absence d’une politique culturelle à
part entière : il existe bien un « Parti de l’Intelligence », mais ce n’est pas
l’AEAR. La culture selon l’AF est un champ amputé par toute sorte
d’exclusives nationalistes, alors même que le maurrassisme résonne en
Roumanie, en Belgique et au Portugal, par les canaux monarchistes ou de
la « fraternité latine », étudiés par trois fortes contributions en fin de
volume. Parce qu’enfin il heurte le sens même d’une œuvre que son au-
teur conçoit volontiers, même quand elle est inachevée, comme un tout
autonome et original. L’intérêt de ce volume, par le riche questionnaire
qu’il déploie, est au fond de remettre à l’ouvrage cette double illusion :
du pouvoir politique sur l’art, et de l’art sur lui-même.

Michel LEYMARIE, Olivier DARD, Jeanyves GUÉRIN (dir.), Maurras-


sisme et littérature. L’Action française culture, société, politique (IV),
Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 320 p.
Romain DUCOULOMBIER

140
LECTURES

Jacques Decour, l’Allemagne et les nazis


C’est d’un jeune homme précoce qu’il sera ici question, et d’une tra-
jectoire météorique : celle de Daniel Decourdemanche, né en février
1910, qui commença à publier livres et articles sous le pseudonyme de
Jacques Decour à partir de 1930. Deux romans, chez Gallimard où l’a
repéré Jean Paulhan, en 1930 et 1936, une quinzaine de recensions et un
texte de fiction dans les colonnes de la NRF entre les mêmes dates – on
aurait aimé en lire quelques-unes ici, mais sans doute les droits de repro-
duction en sont-ils difficiles à négocier – et en 1932 le remarquable Phi-
listerburg, recueil d’articles sur l’Allemagne tirés d’un séjour comme pro-
fesseur de français à Magdebourg, d’abord publiés au printemps dans
trois livraisons successives des très bourgeoises Annales politiques et litté-
raires de Gérard Baüer et Pierre Brisson. L’année suivante, l’auteur com-
mence une carrière dans l’enseignement, ayant réussi à 22 ans – c’était un
record de précocité – l’agrégation d’allemand. Sa carrière est rapide :
Reims, Tours et dès 1937 un lycée parisien, celui qui porte aujourd’hui
son nom et qui était à l’époque le lycée Rollin. Parallèlement, le jeune
professeur milite au sein des jeunesses puis du Parti communistes, dont il
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devient membre en 1936.
Les articles proposés ici par Pierre Favre, biographe de Decour (Jac-
ques Decour, l’oublié des lettres françaises, Farrago, 2002) et Emmanuel
Bluteau, responsable des éditions La Thébaïde – dont il faut saluer
l’ambition intellectuelle comme le professionalisme éditorial – sont clas-
sés en deux parties d’égal volume : « Avant-guerre » et « Dans la clandes-
tinité », cette dernière présentant les textes (par définition signés de pseu-
donymes autres que celui utilisé par l’auteur en temps de paix) selon leur
vecteur de parution : L’Université libre, La Pensée libre, Les Lettres françai-
ses – tous titres à l’origine desquels fut Jacques Decour, ce qui est assez
dire le rôle considérable qu’il joua dans la structuration de la Résistance
intellectuelle. De cette Résistance il ne devait guère voir les retombées
puisque, arrêté quelques jours avant son trente-deuxième anniversaire, il
fut fusillé au Mont-Valérien le 30 mai 1942, une semaine après ses cama-
rades de parti Georges Politzer et Jacques Solomon, co-fondateurs avec
lui des deux premiers de ces journaux.
Le titre choisi aujourd’hui par l’éditeur de cette quarantaine de tex-
tes, de format et de nature variables, La Faune de la collaboration, est
celui qui sert de chapeau à deux copieux articles publiés, l’un en février
1941 l’autre un an plus tard, dans les deux livraisons successives (il n’y en
aura plus d’autres après l’arrestation du trio Decour-Politzer-Solomon)
141
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

de La Pensée libre. Le premier de ces articles est sous-titré « Écrivains


français en chemise brune », le second « L’Allemagne de Goethe
condamne l’Allemagne de Hitler ». Dans l’un comme dans l’autre De-
cour s’y révèle impeccable analyste – ainsi, dans « Mythes et ersatz en
littérature », met-il en évidence la faiblesse absolue des écrivains de la
Révolution nationale – et pamphlétaire mordant – les pages consacrées à
Alphonse de Chateaubriant, « débris de l’aristocratie réactionnaire », et à
son mysticisme de pacotille sont d’une jubilatoire et dévastatrice ironie –
le second témoignant en outre de ce qui fait sa force et sa spécificité au
sein de la Résistance intellectuelle, à savoir sa connaissance et son amour
de la culture allemande : celle de Goethe, de Heine et de Thomas Mann
– déjà convoqués dans « L’humanisme allemand », magnifique texte pu-
blié en février 1939 dans Commune – non celle d’Alfred Rosenberg que
les écrivaillons ratés de la collaboration entendent inculquer à la France.
Jacques Decour n’a pas eu le temps de devenir un germaniste mar-
quant : sa thèse sur la religion romantique en Allemagne, dont il déposa
le sujet en 1934, n’avança guère, du fait de la multiplicité de ses engage-
ments, littéraire, politique puis résistant. De même n’est-il sans doute pas
Nizan : bien que réédités à quelques reprises depuis la Libération, ses
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romans n’ont pas, ou pas encore, rencontré leur public. En revanche, les
extraits qui en sont présentés ici donnent une envie furieuse de lire l’inté-
gralité de son Philisterburg, témoignage de la montée du nazisme dans
une ville prussienne, à mi-chemin des romans d’Isherwood et les eaux-
fortes de Grosz.
Je suis moins enthousiasmé par les articles ayant pour fonction de
transmettre les consignes du Parti : encore en mars 1941, dans
L’Université libre, Jacques Decour renvoie-t-il dos-à-dos « l’or de la ban-
que d’Angleterre et de la Federal Reserve [et celui] de la Reichsbank, de
la Banque d’Italie ou du Japon », ajoutant même que « M. Hitler crie
bien fort sa foi en la victoire, M. Churchill aussi ; et tous [deux] mettent
en prison ceux qui veulent la paix des peuples ». C’est un beau signe
d’honnêteté de la part des éditeurs de ne pas cacher ce type d’écrits qui,
s’ils n’ajoutent rien à la gloire de leur auteur, sont une pièce de plus à
verser au dossier déjà épais du rapport des intellectuels au communisme
dans la seconde moitié des années 1930.
Mais du coup, par effet de contraste, quelle bonne idée a eue Em-
manuel Bluteau de publier en lever de rideau cette « Note sur la
Culture », adressée en octobre 1935 par Jacques Decour à Paulhan ! On
a envie de citer l’intégralité de ces trois pages, lumineuses d’intelligence et

142
LECTURES

de sensibilité, avec l’espoir qu’elles trouveront ainsi des lecteurs – y com-


pris du côté de la rue de Valois. Je ne le fais pas afin que nombreux
soient, je l’espère, ceux qui, comme moi, auront le plaisir de découvrir ce
livre, de s’y instruire comme de s’y émouvoir au souvenir d’un héros de
trente ans.

Jacques DECOUR, La Faune de la collaboration : articles 1932-1942,


réunis et présentés par Pierre Favre et Emmanuel Bluteau, Le Raincy,
La Thébaïde, 2012, 349 p.
Marc Olivier BARUCH

Une biographie d’une curieuse figure de la presse et de la


politique française
Jean Luchaire est aujourd’hui une figure bien oubliée. Journaliste et
animateur de revues dans les années 1920 et 1930, auteur d’un ouvrage
qui dit l’époque Une génération réaliste en 1929, briandiste et partisan
d’un rapprochement avec l’Allemagne, il fait le choix de la collaboration
en 1940, devient le patron de la presse sous l’Occupation, fuit à Sigma-
ringen et il est finalement fusillé en février 1946. Cédric Meletta en pro-
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pose une biographie à la fois bien informée et parfois un peu trop sur-
prenante dans sa forme. L’auteur avait auparavant écrit une thèse
1
d’histoire inédite sur la Fédération des jeunesses laïques et républicaines .
Le plan du livre, strictement chronologique, insiste surtout sur la
présentation de Luchaire en son milieu social et intellectuel. Héritier
d’une dynastie républicaine de professeurs, fils de Julien Luchaire –
l’homme de l’Institut français de Florence puis de l’Institut international
de coopération intellectuelle –, Jean Luchaire a au départ un parcours
marqué par ce milieu (né à Sienne en Italie, son retour à Paris se caracté-
rise par des soutiens variés dans les milieux intellectuels et artistiques). La
tâche du biographe n’était pas simple car il ne disposait pas de fonds
d’archives constitué autour de Luchaire. Il y a remédié par une recherche
très large qui a porté ses fruits même si les très nombreuses archives col-
lectées (dont des correspondances intéressantes) sont souvent surtout
riches sur l’entourage de Luchaire. Peut-être est-ce pourquoi cette bio-

1. À Paris X-Nanterre sous la direction de Gilles Le Béguec en 2005, thèse inexac-


e
tement présentée comme « de 3 cycle » dans la bibliographie du livre. Il faut noter que si
la bibliographie est assez complète, elle aurait mérité un classement moins étrange et
d’être relue plus attentivement (en particulier beaucoup de directeurs et codirecteurs
d’ouvrages en sont présentés comme les auteurs…).

143
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

graphie ressemble souvent à la manière d’un type particulier d’histoire


des intellectuels à des longues listes de noms, l’influence et les réseaux
étant ici plus supposés que démontrés…
La présentation de l’expérience de Notre Temps est un peu rapide ou
plus exactement elle ne considère pas assez le contenu de la publication,
1
mais il est vrai qu’une thèse récente le fait par contre remarquablement .
Ainsi Meletta s’intéresse peu à la manière dont Luchaire parvient à garder
durant de longs mois les signatures du radical Pierre Mendès France et
du socialiste Pierre Brossolette dans des pages où ses prises de positions
pro-allemandes dépassent un simple pacifisme. Le biographe insiste sur
cette séduction du personnage dont son ami André Sauger disait en
1930 : « Luchaire, girouette charmante qui tourne au gré des vents, est
en vérité des plus joyeux ». Il signale aussi combien Luchaire journaliste
est dépendant des fonds secrets du Quai d’Orsay.
Sur la période de la collaboration, Meletta propose d’intéressants
2
compléments au travail ancien mais important de Claude Lévy . La
proximité de Luchaire avec Otto Abetz depuis l’entre-deux-guerres lui
permet d’un seul coup d’être remis en scène et de retrouver pouvoir et
argent. Il fait en quelques mois des Nouveaux Temps le symbole de la
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presse collaborationniste. L’éphémère titulaire d’un commissariat à
l’Information dans le cabinet de fantômes à Sigmaringen signe sa chute
qui s’achève après son procès face au peloton d’exécution.
Si ce travail est bien informé factuellement, l’auteur semble parfois
3
s’éloigner du savoir historique pour des effets de style trop rhétoriques
dont on peut penser qu’ils ne sont pas tous heureux et parfois même
assez ridicules.

Cédric MELETTA, Jean Luchaire. L’enfant perdu des années sombres,


Paris, Perrin, 2013, 450 p.
Alain CHATRIOT

1. Jean-René MAILLOT, Jean Luchaire et la revue Notre temps (1927-1940), thèse


de doctorat d’histoire sous la dir. d’O. Dard, Université de Lorraine, 2012. Cette thèse
est particulièrement riche sur les prises de position de la revue et de ses différents signa-
taires sur les questions internationales. Le portrait de Luchaire qui s’en dégage est cons-
truit dans un tout autre esprit que dans la biographie recensée ici.
2. Claude LÉVY, Les Nouveaux Temps et l’idéologie de la collaboration, Paris, Presses
de la FNSP, 1974.
3. Les acquis des recherches d’Olivier Dard sur les nouvelles relèves des années
1930 et sur Bertrand de Jouvenel sont bien peu mis en perspective.

144
LECTURES

De l’opportunisme en politique
Il n’y a sans doute pas meilleur exemple d’opportunisme politique
que la trajectoire du « héros » de ce livre. Tour à tour socialiste, nazi
(pourquoi hésiter sur les termes ?) et finalement conservateur bon teint,
Georges Albertini a servi tous les pouvoirs qui lui semblaient combattre
l’hydre communiste. C’est à cette passion de l’anticommunisme que
s’attache Pierre Rigoulot ou, du moins, qu’il aurait dû s’attacher. Car à
quoi à bon produire un récit d’une grande érudition sur un tel person-
nage, si ce n’est pour expliquer les ressorts de son action ?
Fait rare pour un « homme de l’ombre », trois biographies avaient
1
déjà été consacrées à Georges Albertini (1911-1983) . Il faut dire que sa
trajectoire politique détonne dans le paysage intellectuel français. Elle l’a
mené du socialisme au conservatisme (ce qui n’a certes rien d’original),
mais en passant par la collaboration et l’adhésion sincère au « socialisme
national ». Bras droit de Marcel Déat, tant au sein du Rassemblement
national populaire qu’au ministère du Travail, Albertini fait partie de ces
jeunes socialistes, en apparence solidement formés intellectuellement,
qu’un mélange de pacifisme et d’anticommunisme ont jeté dans les bras
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d’Hitler. Sa planche de salut aura été d’avoir partagé durant l’Épuration
la cellule d’Hypolite Worms à Fresnes. Gracié en 1948, il trouve auprès
de cet homme d’affaires un soutien financier pour se lancer dans ce qui
lui semble la grande bataille du moment : la lutte contre le « péril »
communiste. Le patronat, en particulier le GIMM de la Région pari-
sienne, subventionne largement ses activités. On prête à Georges Alberti-
ni une grande influence durant ces années de Guerre froide. Lui-même se
pense volontiers comme le conseiller officieux de la plupart des gouver-
nements français (ce qui ne l’empêche pas d’avoir en horreur certaines
personnalités de premier plan comme Pierre Mendès France). La période
pompidolienne constitue une sorte d’apogée : bénéficiant de l’oreille
attentive de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud, Albertini vit Jac-
ques Chirac s’affirmer comme leader politique et, par l’intermédiaire des
revues et de centres de documentation qu’il animait, entreprit la re-
conversion politique de jeunes militants venus de l’extrême droite (Alain
Madelin, notamment). Son seul objectif : faire barrage à l’union de la

1. Laurent LEMIRE, L’Homme de l’ombre : Georges Albertini : 1911-1983, Paris, Bal-


land, 1990 ; Jean LÉVY, Le Dossier Georges Albertini : une intelligence avec l’ennemi, Paris,
L’Harmattan, 1992 ; Roland GAUCHER, Philippe RANDA, Des rescapés de l’épuration :
Marcel Déat et Georges Albertini, Coulommiers, Dualpha, 2007.

145
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

gauche ; empêcher les communistes d’exercer le pouvoir par tous les


moyens. Comme le note Pierre Rigoulot : « Voilà tout Albertini : le
communisme était tout particulièrement dangereux quand il semblait ne
pas l’être et il était toujours le même lorsqu’il paraissait changer »
(p. 314).
Cette nouvelle biographie de Georges Albertini est certainement la
plus complète publiée jusqu’à présent. Non seulement, parce qu’elle
traite de l’ensemble de sa carrière politique (et pas uniquement de la
phase collaborationniste). Mais aussi, parce qu’elle mobilise une très
abondante documentation collectée en France (principalement à
l’Institut d’histoire sociale, fondée en 1935 par Boris Souvarine, que
Pierre Rigoulot dirige) et aux États-Unis (à la Hoover Institution de
Stanford). Ces sources, complétées par des entretiens et la grande familia-
rité de l’auteur avec « l’empire Albertini », permettent de dépeindre mi-
nutieusement l’homme privé (jusque dans son intimité), de décortiquer
ses réseaux et ses pratiques politiques (financement de campagnes, lob-
bying, fichage de militants communistes, etc.). L’approche biographique,
bien que très classiquement chronologique et descriptive, éclaire tant
l’histoire de la collaboration, que celle des reclassements d’après-guerre.
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L’anticommunisme de Guerre froide fût une lessiveuse idéologique qu’on
peine à se remémorer aujourd’hui. On la voit ici en pleine action.
Georges Albertini met visiblement l’auteur mal à l’aise. Celui-ci qua-
lifie certes sa démarche d’empathique, et non de sympathique, mais en
tant que responsable de l’Institut d’histoire sociale, il ne peut qu’y « per-
cevoir partout l’ombre de Georges Albertini » (p. 11). Difficile de se dire
« antitotalitaire » quand on doit assumer l’héritage d’un sulfureux colla-
borateur antisémite, dont les plus proches ont piloté l’IHS pendant de
longues années, comme Guy Lemonnier (alias Claude Harmel). Tout le
discours d’une instance comme l’IHS s’est construit sur la mise en paral-
lèle des régimes fascistes et du communisme. Aurait-elle bénéficié du
soutien très actif d’un pourfendeur de la « juiverie », prônant
l’interdiction des « mariages juifs-aryens » (p. 119) ? L’enjeu aura été
pour Pierre Rigoulot de comprendre, sans juger, de retracer le parcours
d’Albertini en préservant une certaine distance. Cette posture cathartique
présente cependant d’indiscutables limites. L’auteur ne cache pas
qu’Albertini est indéfendable. Faut-il louer son combat anticommuniste
sans tenir compte de ces diatribes antisémites répugnantes ? Pierre Rigou-
lot tente de rester le plus objectif possible. On a du coup l’impression de
faire face à un néant idéologique et peine à comprendre le cheminement

146
LECTURES

du socialisme national au chiraquisme. Sauf à considérer que sur le plan


économique et social, Albertini faisait siennes les idées de ceux qui lui
apparaissaient comme les opposants les plus farouches au communisme,
ou à tout le moins, ceux qui semblaient capables de l’emporter dans la
bataille électorale. Mais là encore, cet anticommunisme viscéral intrigue :
comment s’effectue (avant le pacte germano-soviétique) le lien entre pa-
cifisme et anticommunisme ?
Autrement dit, le défaut principal de cette biographie est que l’objet
politique Georges Albertini ne semble pas suffisamment construit. On le
présente comme un homme de réseaux. Mais au cœur de « ses réseaux »
se trouve un groupe d’intellectuels plus ou moins affiliés à l’IHS (sa bi-
1
bliothèque conservait la plupart de leurs fonds ) dont les trajectoires pré-
sentent bien des analogies avec la sienne : René Belin, Achille Dauphin-
Meunier, Lucien Laurat, Georges Lefranc ou encore Ludovic Zoretti,
tous socialistes, pacifistes, syndicalistes CGT, ralliés à la collaboration ou
à Vichy et fermement anticommunistes. Comment un étonnant cocktail
d’aveuglement et de préscience leur fit accepter l’inacceptable ? Ou, plus
crûment, pourquoi voulurent-ils toujours être du bon côté du manche ?
C’est sans doute là la limite essentielle de cette biographie : elle apporte
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énormément sur Georges Albertini, mais sans interroger l’objet qui aurait
dû être le sien : un opportunisme, idéologiquement fondé, dont Albertini
n’est qu’un des représentants (certes exemplaire), et dont on comprend
que le moteur reste la volonté de préserver l’ordre social et soi-même.
Evidemment cette thèse n’est pas celle de l’auteur, mais c’est bien ce qui
manque à cette biographie, encore une fois si bien renseignée : une thèse.

Pierre RIGOULOT, Georges Albertini. Socialiste, collaborateur, gaul-


liste, Paris, Perrin, 2012, 410 p.
François DENORD

Faire des sciences sociales


Le lecteur curieux qui ouvrira l’un des trois volumes (disponibles sé-
parément ou en coffret) de Faire des sciences sociales n’y rencontrera pas
forcément ce à quoi il s’attend. Il n’y lira aucun de ces essais ou de ces
expertises dont regorgent les pages des quotidiens ou des think thanks sur
la crise, l’ascenseur social ou la frénésie mémorielle. Il n’y pas trouvera
pas, du moins pas directement, ces concepts étendards que sont par

1 http://archives.hauts-de-seine.net/fileadmin/Bibliotheques/IHS/IHS_Archives.pdf

147
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

exemple le genre, l’histoire connectée, la globalisation, les cultural studies,


etc. Il n’y verra pas de dénonciation, d’appel à sauver les sciences sociales
1
critiques, ni de manifeste visant à retrouver un âge d’or perdu, celui des
années 1960-1970, le temps où ces sciences, autour de quelques grands
« maîtres » (Lévi-Strauss, Braudel, Foucault, Bourdieu), auraient régné
sans partage, à la fois dans l’espace académique et dans la sphère publi-
que. Mais il pourra y observer des chercheurs à l’œuvre, au travail, sou-
cieux à la fois de présenter la singularité de leur objet et de les inscrire
dans une perspective plus générale. Si ces chercheurs sont réunis par leur
commune appartenance à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(EHESS), leurs terrains sont aussi variés que leur discipline d’origine
(histoire, anthropologie, ethnologie, sociologie bien sûr, mais aussi lin-
guistique, économie, géographie, philosophie).
Sans doute en parcourant ces articles dont les thèmes vont de la pré-
sence des servantes – nymphes dans l’art aux catégories linguistiques, de
la gestion des fleuves à l’anthropologie religieuse en passant par les capi-
tales des deux Corée ou les interrelations méditerranéennes à l’époque
moderne, le même lecteur doit-il consentir à une certaine… ascèse. Les
auteurs et les directeurs de l’ouvrage se montrent en effet aussi exigeants
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à son égard qu’ils l’ont sans doute été pour eux-mêmes et certains passa-
ges peuvent paraître difficilement accessibles. Il reste que cette difficulté
même, et l’envie qu’elle donne de la vaincre, entre dans l’indéniable plai-
sir intellectuel que procure l’ensemble. « Aux yeux de quiconque n’est
point un sot, en trois lettres, écrivait Marc Bloch, toutes les sciences sont
intéressantes », même si ajoutait-il « chaque savant n’en trouve pour finir
2
qu’une (un peu plus ?) dont la pratique l’amuse. » Pourquoi pas ne pas
convenir avec lui que, à moins d’être des bureaucrates de la recherche, on
fait aussi des sciences sociales un métier en raison du plaisir et de l’intérêt
qu’elles suscitent ? Cet appétit ou ce désir, les trois volumes le comblent,
à la fois par la pluralité des cas abordés et par la diversité des modes
d’approche. Quelle que soit notre bonne volonté interdisciplinaire en

1. Le lecteur pourra se reporter à : Michel WIEVIORKA, Craig CALHOUN, « Mani-


feste pour les sciences sociales », Socio, n° 1, mars 2013, pp. 3-38 (accessible en ligne :
http://www.msh-paris.fr/news/news/article/manifeste-pour-les-sciences-sociales-par-
michel-wieviorka-et-craig-calhoun) ; Manifeste. La connaissance libérée, Paris, Éditions du
Croquant/ La Dispute, coll. « Champ libre aux sciences sociales », 2013 (le résumé de ce
manifeste est accessible par le lien suivant : http://www.champlibre.org/manifeste-
champ-libre-aux-sciences-sociales).
2. Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire (1949), in M. BLOCH, L’histoire, la guerre,
la Résistance, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 833.

148
LECTURES

effet, dans le cours normal de nos lectures, nous nous cantonnons le plus
souvent à une discipline (la nôtre) et à celles qui sont immédiatement
connexes. Ici, l’occasion est donnée d’aborder des rivages ou des langages
moins connus, tels que par exemple (pour l’historien), ceux de la linguis-
tique ou de la philosophie de l’esprit. Chacun peut trouver au détour
d’un article l’occasion de faire un pas de côté (vers la raison humanitaire,
la question du rapport aux sciences cognitives pour l’analyse des compor-
tements sociaux ou encore une analyse au plus près de la guerre) et en
même temps des ressources pour envisager autrement ses propres objets.
La construction des volumes joue également dans la stimulation
qu’apporte l’ensemble. Le choix a été fait de passer non par des catégo-
ries, des objets ou des échelles mais par la clarification d’un certain nom-
bre d’opérations de l’esprit, considérées comme fondamentales et présen-
tes dans toute démarche de science sociale. En l’occurrence ici elles sont
trois (le rythme ternaire conserve ses droits !), qui correspondent chacune
à un tome : critiquer, comparer, généraliser. Dans tous les cas,
l’introduction vise à ressaisir la signification de chaque opération. Pour le
premier volume, il s’agit de définir l’acte critique non dans le sens mili-
tant (la lutte contre la domination) qui lui est parfois donné (par exemple
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quand on parle d’histoire critique) mais comme une part intrinsèque de
la démarche du chercheur, celle qui consiste à penser autrement un objet
problématique, à ouvrir ou à rouvrir l’enquête à propos d’un cas qui in-
terroge ou d’une situation indéterminée. D’une manière un peu simi-
laire, le but est, dans le deuxième tome, de montrer que la comparaison
n’est pas un accessoire supplémentaire, ou plus prosaïquement un élé-
ment rhétorique presque obligatoire lors de la présentation d’un projet de
recherche, mais qu’elle est consubstantielle au cheminement : on ne défi-
nit pas son objet « dans le vide », on le pose toujours, en le comparant,
implicitement ou explicitement, à d’autres ou à d’autres grilles d’analyse.
Tout n’est cependant pas réglé avec ce constat : à quelles fins comparer ?
Avec quels outils et sous quelles formes ? Comment aborder de la ques-
tion de l’incommensurable ? Le dernier livre enfin s’attaque à ce qui peut
constituer aujourd’hui la visée généraliste des sciences sociales, aux ma-
nières de l’incarner (par quelles méthodes ?) alors que se sont estompées
les grandes grilles de lecture marxistes ou structuralistes.
Le tout n’a certes pas la sage apparence du catalogue des nouveaux
thèmes de la recherche ; il présente en revanche de vrais avantages. La
spécificité (qui n’implique pas de supériorité) du rôle de chercheur par
rapport à celui de journaliste ou d’expert ou d’artiste y éclate beaucoup

149
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

mieux, beaucoup plus concrètement, que dans n’importe quelle procla-


mation théorique (voir par exemple la contribution de Stéphane Breton
sur les différences entre le regard, au sens propre, du journaliste, du ro-
mancier et de l’ethnologue). De plus, si les nouveaux centres d’intérêt des
chercheurs depuis ces trente dernières années apparaissent bel et bien,
qu’il s’agisse de la recherche de nouvelles échelles, transnationales,
d’analyse, de la prise en compte du genre ou du poids du colonial, ils
perdent de leur allure de dogme ou, pire, de phénomène de mode. On
voit, de manière plus transversale et aussi plus apaisée, comment ils peu-
vent être traités pratiquement et comment leur prise en compte peut
1
venir enrichir différents types d’enquête . Ainsi, la question des échelles
d’analyse et du transnational est ici traitée, et à chaque fois sous de nou-
velles facettes, par un philosophe (Olivier Remaud sur la raison cosmo-
polite), par des historiens (Jérôme Baschet à propos d’un Moyen-Age
mondialisé, Jocelyne Dakhlia sur les relations méditerranéennes, Jean-
Frédéric Schaub et Catarina Madeira Santos concernant l’histoire impé-
riale et coloniale d’Ancien Régime) et par une géographe (Valérie Gélé-
zeau pour la/ les Corée dans les sciences sociales).
Au fil des articles sont à nouveau remis sur le métier certains des dé-
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bats et des clivages qui ont traversé et pour beaucoup traversent encore
2
les sciences sociales : comment établir des sciences qui n’ont à faire qu’à
des cas contingents, singuliers, humains et ne peuvent obéir aux mêmes
règles que les sciences de la nature ? Quels défis imposent dans ce do-
maine les tentations hégémoniques des sciences cognitives d’une part
(brutalement dit, le social est-il une affaire de neurones ?), des sciences
économiques revendiquant la perfection de leur modèle mathématique
de l’autre (voir les contributions de Jérôme Dokic et de Sébastien Le
Chevalier) ? Après la fin des illusions naturalistes, mais alors que
s’épuisent aussi les formes les plus radicales de constructivisme (celles qui
disent que tout phénomène social n’est qu’une construction), quels usa-
ges faire des mots et des catégories (ainsi l’article de Jean-Pierre Cavail-

1. Voir également sur ce sujet (ici pour le genre) le livre de Marie-Emmanuelle


CHESSEL, Consommateurs engagés à la Belle Epoque. La Ligue sociale d’acheteurs, Paris,
Presses de Sciences Po, 2012, et le compte rendu qui en avait été fait dans les Cahiers
Jaurès, n° 205-206, juillet-septembre 2012, pp. 69-73.
2. On renverra évidemment à Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique.
Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 (1991). Voir
également les différents numéros de la série Enquêtes (Éditions de l’EHESS) qui font le
point sur un certain nombre de débats épistémologiques (la pensée par cas, le dilemme
naturalisme/ constructivisme, etc.).

150
LECTURES

lé) ? Quel est le rapport de la réalité et de la fiction ? On aurait tort de


faire de ces questions des jeux gratuits d’intellectuels, seulement destinés
à donner un supplément d’âme aux travaux considérés, eux, comme
vraiment sérieux et utiles (ceux des sciences mathématiques, physiques et
biologiques, et économiques). Après tout, comme le remarque Caterina
Guenzi à propos des anthropologues (Comparer, p. 289), les questions
posées ne font que traduire en d’autres termes des questions en apparence
plus simples et qui sont au fondement de nos sociétés : pourquoi certai-
nes personnes sont-elles puissantes ? Comment savons-nous ce qui est
vrai ? Quel individu ou quel collectif parle au nom de qui, en vue de
quelle action à entreprendre de façon individuelle ou commune (Généra-
liser, p. 26) ?
Aucun des chercheurs qui contribuent aux trois volumes ne prétend
pouvoir répondre définitivement à ces questions, et face à elles, ils ne
convoquent pas non plus, ou peu, de grands paradigmes unifiant abrités
sous quelque grande autorité magistrale. On peut ne pas regretter le
temps passé des mandarins, des guides ou des statues du commandeur et
observer au contraire avec une certaine sérénité que ce collectif fait appa-
raître moins une quelconque génération que des profils de chercheurs
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démocratiques. Comme l’ouvrage le montre, cette démocratisation
n’implique pas forcément l’affadissement des individualités savantes ;
celles-ci au contraire transparaissent que ce soit dans le style, l’œuvre déjà
construite ou le rapport à l’objet. Cependant aucune personnalité
n’écrase les autres, ni ne se revendique en chef d’école. On a à faire ici à
des chercheurs moins sûrs de détenir la clef, moins surplombants, plus
conscients aussi des problèmes constants que pose la navigation entre la
sphère académique et la sphère publique, entre les usages savants et les
usages quotidiens. Ainsi nombre d’auteurs se montrent-ils attentifs au
fait que les opérations de l’esprit déployées ici, et parfois les travaux qui
en résultent, se retrouvent également dans les pratiques des acteurs so-
ciaux qui à leur tour comparent, critiquent, généralisent, qui observent
parfois les chercheurs autant qu’ils sont observés par eux. Il n’y a dans
cette situation aucune matière à indignation ou à une quelconque dé-
fense obsidionale, mais il y a là une source de réflexion.
C’est elle que poursuivent les divers contributeurs, en même temps
qu’ils s’interrogent sur l’usage de l’héritage structuraliste (pour les an-
thropologues ou les linguistes), qu’ils poursuivent le questionnement sur
les grammaires de l’action, qu’ils mettent en lumière la plasticité (qui
n’est pas synonyme d’inexistence) des espaces et des catégories. Même si,

151
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

on l’a dit, on ne peut résumer Faire des sciences sociales à aucune théorie, à
aucun cadre de pensée unique, on est tenté, après avoir traversé
l’ensemble, de faire deux remarques. Tous ces chercheurs, les historiens
aussi bien sûr, cherchent à comprendre un présent observé, sinon avec
inquiétude (concernant des risques, perçus comme grandissants, de cor-
ruption, de destruction ou d’entropie), du moins avec le sentiment qu’il
est un temps de transition pour lequel les grands récits ordonnateurs des
périodes précédentes ne valent plus. Simultanément une bonne partie
d’entre eux manifestent, y compris hors du volume consacré spécifique-
ment à ce sujet, la volonté de sortir du relativisme, de trouver de nou-
veaux langages communs aux sciences sociales, de penser de manière plus
générale, de chercher à nouveau des règles universelles pour l’analyse des
sociétés.
Même s’il est trop tôt pour statuer définitivement sur ce point, il y a
1
peut-être ici l’indice d’un changement . Les années 1980-1990 ont été,
pour l’écrire très vite, marquées par la fragmentation, la mise en doute
des grilles de lecture globalisantes, l’insistance sur le micro, le retour de
l’acteur, etc. Elles ont également été caractérisées par toutes les formes
possibles de déconstruction et de critique des catégories et des concepts
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préétablies, considérées comme autant de constructions et à vrai dire
d’illusions masquant la « vraie » nature du réel. Il semble qu’aujourd’hui
les sciences sociales, au moins la partie la plus dynamique et la plus inno-
vante d’entre elles, soient à la recherche, sinon de reconstruction, au
moins de dépassement et d’un nouvel universalisme méthodologique. Le
contexte actuel de globalisation n’est pas forcément une aide : comme le
remarque par exemple Michel de Fornel à propos des catégories linguis-
tiques, il est au moins autant une incitation à la valorisation des particu-
larités et des cas singuliers qu’à la quête de dynamiques générales. Par
ailleurs, et les auteurs de l’ouvrage en sont conscients, l’équilibre est tou-
jours difficile à trouver entre l’attention prêtée précisément aux cas et les
tentatives de généralisation. Il reste que le dépassement, l’ambition de
recherche de l’universel, de ce qui est commun à l’humanité et au fonc-
tionnement des mondes sociaux ne peut être abandonnée. C’est sans
doute dans la réaffirmation de cette ambition, et tout simplement d’une
ambition intellectuelle, que gît tout le prix et toute la portée de l’ouvrage.

Faire des sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 3 vol. :

1. Cette volonté s’exprime déjà dans le livre précédent d’un des coordinateurs de
l’ensemble : Cyril LEMIEUX, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.

152
LECTURES

Pascale HAAG et Cyril LEMIEUX (dir.), Critiquer, 350 p.


Olivier REMAUD, Jean-Frédéric SCHAUB et Isabelle THIREAU (dir.),
Comparer, 317 p.
Emmanuel DÉSVEAUX et Michel DE FORNEL (dir.), Généraliser,
326 p.
Marion FONTAINE

Où en est l’histoire économique ?


L’ouvrage dirigé par Jean-Claude Daumas, L’histoire économique en
mouvement, entre héritage et renouvellements, publié en 2012 aux Presses
Universitaires du Septentrion, constitue un jalon important dans le déve-
loppement de l’histoire économique en France, dont il s’attache à recons-
tituer l’histoire, à proposer une manière de bilan et à préciser les perspec-
tives et les enjeux des développements futurs. Le volume rassemble une
vingtaine de chapitres qui, pour la plupart, ont été produits dans le cadre
d’un Réseau Thématique Pluridisciplinaire d’histoire économique créé
par le CNRS en mai 2007 afin de faire le point sur la situation de
l’histoire économique en France, ainsi que sur l’évolution de ses objets,
de ses problématiques et de ses méthodes. Il est divisé en deux parties
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articulées sur une logique géographique (« L’histoire économique en
France aujourd’hui » et « L’histoire économique vue d’ailleurs »), mais il
est sans doute plus efficace d’y reconnaître six blocs successifs. Les deux
premiers chapitres proposent des bilans généraux du développement de la
discipline depuis la fin des années 1960, avant que ne soient proposés des
bilans plus spécialisés : d’abord, trois chapitres organisés chronologique-
ment (sur l’histoire économique de l’antiquité, du Moyen-Âge et de
l’époque moderne), puis trois chapitres thématiques (sur l’histoire éco-
nomique des campagnes, des institutions et de la finance). Quatre chapi-
tres détaillent ensuite des enjeux attachés à la construction des objets de
l’histoire économique, qu’ils s’articulent autour d’une approche spécifi-
que comme celle de la Business history, autour d’un dialogue interdisci-
plinaire (avec l’économie ou les sciences sociales) ou des liens entre his-
toire économique et histoire sociale. Les deux derniers blocs placent ces
bilans essentiellement centrés sur la France dans une perspective interna-
tionale, d’abord avec deux chapitres présentant l’un la situation de
l’histoire économique en Italie et l’autre la manière dont la recherche
française en histoire économique est reçue à l’étranger, avant que six cha-
pitres ne présentent des travaux marquant produits ailleurs qu’en France

153
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

au cours des vingt dernières années, mobilisant notamment des méthodes


quantitatives ou les problématiques de l’histoire globale.
Au simple énoncé de la liste des chapitres, on comprend la variété
des sujets abordés dans l’ouvrage et l’impossibilité d’en résumer le propos
de manière linéaire. Il est cependant possible d’y repérer des points de
consensus et de baliser quelques-unes des lignes qui semblent structurer
les débats au sein de la communauté des historiens de l’économie. Le
point le plus consensuel de l’ouvrage renvoie à la trajectoire de l’histoire
économique au cours des quarante dernières années, qui serait celle d’une
perte d’hégémonie. La trajectoire de la discipline sur laquelle s’accordent
ses praticiens n’est cependant pas linéairement déclinante. Elle se struc-
ture, sommairement, en trois temps. Celui, tout d’abord, où l’histoire
économique est censée dominer la discipline historique dans son ensem-
ble, d’abord en raison de la place que les programmes de recherche im-
pulsés par F. Braudel et E. Labrousse lui réservent, ensuite parce que la
remontée de la chaîne des causes fait alors classiquement remonter du
politique ou du mental vers le social, et du social vers l’économique. La
domination de l’histoire économique – que J.-C. Daumas s’attache ce-
pendant à la nuancer – est progressivement remise en cause sous l’effet
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d’une série de mouvements qui, pour certains, tiennent à des dynamiques
internes aux sciences sociales, qu’elles soient méthodologiques
(l’essoufflement des programmes de recherche d’histoire quantitative),
théoriques (le développement de perspectives davantage compréhensives
et centrées sur l’acteur) ou disciplinaires (avec l’avènement de la micro-
histoire et le poids croissant de l’anthropologie dans le jeu des alliances
interdisciplinaires) et qui, pour d’autres, semblent relever davantage
d’une forme de Zeitgeist dont la fin de l’influence du marxisme et la
montée du néo-libéralisme semblent constituer les symptômes les plus
tangibles. Cette remise en cause de la position de l’histoire économique
qui la voit céder sa place, dans son articulation privilégiée à l’histoire
sociale, à l’histoire culturelle et à celle des mentalités, ne se traduit ce-
pendant pas par un effacement pur et simple des objets économiques de
l’agenda de l’historien. Les années 1990 et 2000 sont en effet celles d’un
redéploiement des questionnements que l’histoire adresse aux pratiques,
aux formes d’organisation et aux modes de pensée économiques. Selon
les périodes, les objets ou les auteurs, ces interrogations renouvelées sont
présentées en rupture totale avec celles qui les précédaient : c’est le cas de
l’histoire rurale présentée par G. Béaur, qui s’attache par exemple à mon-
trer comment le paysan, loin de s’inscrire dans la logique exclusive d’une

154
LECTURES

économie de subsistance et d’auto-consommation, est désormais replacé


dans des chaînes marchandes plus ou moins longues mais qui interdisent
de reconduire le mythe du « paysan hors-marché » de l’ancienne histo-
riographie. Dans le cas de l’époque moderne au contraire, D. Terrier
insiste sur la manière dont les nouveaux travaux se nourrissent de ceux
qui les ont précédés, comme dans le cas de l’analyse des migrations, dont
ils approfondissent les constats au point de souvent les remettre en cause.
L’histoire économique se renouvelle, donc, et avec ce renouvelle-
ment d’anciennes questions ne manquent pas d’être reformulées, à nou-
veaux frais. Ainsi, par exemple, des alliances interdisciplinaires, qui sem-
blent se jouer sur deux fronts bien distincts. Celui, tout d’abord, des
relations avec la science économique : alors que certains auteurs (J.-C.
Daumas, Y. Cassis) appellent de leurs vœux un rapprochement avec la
science économique (rapprochement dont ils ne discutent pas les condi-
tions épistémologiques de possibilité), il apparaît que cette articulation,
plus que jamais peut-être, promet de se heurter à des obstacles malaisés à
lever. Ainsi, les économistes C. Diebolt et J.-L.Demeulemeester rappel-
lent l’un des enseignements fondamentaux qu’avait en son temps mis en
évidence, après Max Weber, J.-C. Passeron : qu’économistes et historiens
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ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Lorsqu’on les lit énoncer, avec
une suffisance que ne masquent qu’imparfaitement leurs maladresses
d’écriture, que l’économie, dans son rapport à la matière historique, est
du côté de la modernité et de la science en ce qu’elle tente toujours, via le
recours à la modélisation, de généraliser en les décontextualisant ses pro-
positions pour mieux repousser l’histoire sur les rives épistémologique-
ment incertaines de la postmodernité, on ne peut s’empêcher de penser
que si leur caractérisation de la manière scientifique de l’économie sem-
ble bien correspondre au canon de leur discipline, leur compréhension de
l’articulation du comprendre et de l’expliquer qui prévaut dans le reste
des sciences de l’homme reste, pour le dire de manière charitable, rudi-
mentaire. Il n’en reste pas moins – et la césure toujours très nette entre
les travaux « historiens » et ceux des cliométriciens est là pour le rappeler
– qu’au-delà des enjeux de technicité mathématique dans lesquels les
économistes aiment à se draper, le rapprochement de l’histoire avec la
science économique est loin d’aller de soi.
Qu’en est-il alors de l’autre front, le long duquel – si l’on suit tou-
jours Passeron – les tensions épistémologiques propres à l’articulation du
modèle et du récit sont moins fortes, celui de l’histoire et des sciences
sociales ? Plusieurs auteurs rappellent que ce que l’on peut appeler le

155
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

« tournant pragmatiste » des années 1980 a vu l’histoire se rapprocher de


l’anthropologie – mais l’on peut aujourd’hui se demander si le partenaire
le plus fécond pour l’historien des choses économiques ne serait pas, en
un retour aux temps fondateurs des Annales, le sociologue de l’économie.
Les auteurs rappellent de manière quasi-rituelle les importants dévelop-
pements qui, depuis une trentaine d’années, se sont faits jour en sociolo-
gie économique. Les références précises qui y sont faites demeurent ce-
pendant peu nombreuses : ainsi, à l’exception du chapitre d’A. Chatriot
et de C. Lemercier qui se livre à une recension des différentes acceptions
de l’institution en économie, en sociologie et en science politique, les
références à la sociologie économique se contentent très souvent de signa-
ler la compréhension renouvelée, de K. Polanyi à M. Granovetter, de la
question de l’encastrement. Or, c’est pensons-nous sur des questions
beaucoup plus précises – plus techniques, pourrait-on se risquer à écrire –
que sociologues et historiens auraient le plus à apprendre l’un de l’autre :
ainsi, par exemple, de l’analyse de la formation des prix au sein des éco-
nomies médiévales dont les questionnements, les terrains et les résultats
rencontrent directement les intérêts des sociologues des marchés pour qui
la question de la valeur et des prix constituent désormais une interroga-
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1
tion centrale .
Un autre sujet d’interrogations, plus récurrent encore peut-être, tou-
che au rapport que l’histoire économique entretient (ou doit entretenir à
l’avenir) avec le matériau quantitatif. En comprendre les termes suppose
de replacer l’histoire économique (contemporaine) dans un double vis-à-
vis. D’abord, face à ses déclinaisons antérieures, qui avaient fait de la
construction de séries longues d’indicateurs chiffrés – du prix du blé, par
exemple – l’un de ses outils fondamentaux. C’est à l’essoufflement de ces
techniques de recueil et de traitement de données que, nous l’avons vu,
les historiens imputent souvent le grand retournement des années 1970
et 1980. L’enjeu est pour eux de renouer avec une forme d’histoire quan-
titative sans se risquer à explorer de nouveau les impasses qu’ils pensent
avoir arpentées il y a plus de trente ans. Le second vis-à-vis replace
l’historien face à l’économiste – et, une nouvelle fois, C. Diebolt et J.-L.
Demeulemeester permettent de poser les termes du débat avec la clarté
que l’on peut reconnaître à la caricature : l’historien quantitativiste serait
comme sommé de choisir son camp entre les techniques « explicatives »

1. Cf. par exemple J. BECKERT, « Where do prices come from? Sociological ap-
proaches to price formation », Socio-economic review, 9 (4), 2011, pp. 757-786.

156
LECTURES

des économistes (pour simplifier, les analyses de régressions) et celles,


« essentiellement descriptives » (p. 231) et, selon eux, souvent solidaires
d’analyses inspirées de Bourdieu, qui relèvent en particulier de l’analyse
géométrique des données et de l’analyse de réseau – les constats que ces
techniques descriptives permettent de dresser seraient ensuite livrées à
l’imagination interprétative de l’historien. Outre que l’opposition entre
des méthodes « explicatives » et « descriptives » a été, de longue date,
1
discutée et remise en cause , il semble que l’alternative méthodologique
que dessinent nos collègues économistes renvoie à une méconnaissance
de l’éventail des outils statistiques qui s’offrent aux historiens. Ces outils
permettent par exemple de soulever des questions décisives pour les his-
2
toriens, comme l’articulation des niveaux d’analyse micro et macro , ou
encore la prise en compte des dynamiques processuelles – via l’analyse de
3
séquences notamment . Reste la question, qui revient sous la plume de
différents auteurs, de la formation des historiens à ces techniques, qui
trop souvent ferait défaut. On peine à penser, cependant, qu’imposer des
formations efficaces aux techniques quantitatives dans les cursus
d’histoire soit un obstacle à ce point gigantesque qu’il ne puisse être sur-
monté : les techniques statistiques sont identifiées, les outils qui permet-
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tent de les mettre en œuvre sont désormais aisément accessibles, et le
caractère impérieux du recours aux méthodes quantitatives est trop sou-
vent rappelé dans l’ouvrage pour que l’on puisse douter de la volonté des
historiens de voir leurs étudiants s’y former.
Dans cette évocation trop rapide des thèmes qui courent d’une
contribution à l’autre de l’ouvrage, on retiendra un dernier constat,
consensuel lui aussi, mais dont les implications ne sont pas simples à
tirer : que leurs objets soient définis sur une base chronologiques ou
thématiques, les historiens en disent systématiquement l’éclatement et
l’hétérogénéité. L. Feller souligne ainsi plaisamment que peu de ses collè-

1. Sur l’analyse géométrique et la régression, cf. par exemple H. ROUANET, F.


LEBARON, V. LE HAY, W. ACKERMANN, B. LE ROUX, « Régression et analyse géométri-
que des données : réflexions et suggestions », Mathématiques et sciences humaines, 40
(160), 2002, pp. 13-45. Les développements de l’analyse de réseau l’ont depuis long-
temps éloigné de techniques purement descriptives : cf. M. A. J. VAN DUIJN, M.
HUISMAN, « Statistical models for ties and actors », in J. SCOTT, P. J. CARRINGTON,
(dir.), The SAGE handbook of social network analysis, Londres, Sage, 2011, pp. 459-483.
2. Cf. par exemple G. ROBBINS, “Exponential random graph models for social net-
works”, in Ibid., pp. 484-501.
3. Cf. par exemple A. ABBOTT, A. TSAY, « Sequence analysis and optimal matching
methods in sociology », Sociological methods and research, 29 (1), 2000, pp. 3-33.

157
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

gues médiévistes qui travaillent sur les marchés, les échoppes ou le crédit
se diraient spontanément « historien de l’économie » : ils se disent soit
« médiévistes », et c’est l’objet qui disparaît au profit du seul cadre chro-
nologique ; soit « historien du crédit », « de la monnaie » ou « des patri-
moines », et le zoom est alors trop précis pour que l’on puisse se risquer à
discerner un ensemble où ces pratiques viendraient s’insérer. Derrière ce
qui renvoie à la dynamique scissipare qu’engendre l’accroissement de la
division du travail inséparable du développement de toutes les disciplines
scientifiques, se dessine une question délicate : celle des conditions de
possibilité d’agrégation des résultats et de leur mise en cumulativité ou,
pour le dire, autrement, de l’articulation des niveaux d’analyse, entre la
saisie micro de pratiques et de formes d’organisations saisies dans
l’idiosyncrasie d’une indexation spatio-temporelle souvent extrêmement
stricte, et la nécessité d’agencer ces constats pour en faire une voie d’accès
à l’intelligence de séquences historiques plus vastes. C’est tout l’enjeu du
terme même d’« histoire économique » : si l’on admet que les pratiques
économiques ne s’agencent pas de manière aléatoire et désarticulées, mais
qu’elles dessinent des configurations (le plus souvent conflictuelles), alors
l’historien (comme son cousin sociologue) doit trouver les voies d’une
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remontée en généralité qui, trop souvent, fait encore défaut.

Jean-Claude DAUMAS (dir.), L’histoire économique en mouvement.


Entre héritages et renouvellements, Villeneuve d’Ascq, Presses Universi-
taires du Septentrion, 2012, 405 p.
Pierre FRANÇOIS

Relire Furet et le comprendre


Christophe Prochasson signe avec cette biographie intellectuelle un
grand livre. Disons d’emblée que le sujet, l’œuvre scientifique et politi-
que de cet historien de l’alphabétisation sous l’Ancien Régime, de la Ré-
volution française et du communisme, exigeait que l’étude fusse à la hau-
teur, tant François Furet en imposait, humainement et intellectuelle-
ment. Christophe Prochasson a écrit un livre d’inspiration et de pensée
furetiennes, mais avec les outils de l’enquête la plus méticuleuse en terme
d’histoire intellectuelle. Aidé par Élisabeth Dutrartre, la remarquable
documentaliste du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond
Aron, il a exploré les archives Furet ouvertes libéralement par Deborah
Furet. Il a exhumé de nombreux écrits inédits, visionné ou écouté des
émissions de radio et de télévision. Il a lu et relu l’œuvre éditée dont les

158
LECTURES

1
ramifications sont nombreuses . Il n’a pas, en revanche, conduit
d’enquêtes orales auprès des témoins, à la fois parce que « plusieurs
d’entre eux avaient publié leurs témoignages dans des formes suffisam-
ment précis » (p. 15) et parce que, surtout, cette approche plus existen-
tielle ne convenait pas au projet de « biographie intellectuelle » défendu
dans ce livre. Ce concept emprunte aux propositions de l’historien de
l’époque moderne Jean-Claude Perrot vise à sortir de l’altérité d’une vie
pour aborder un itinéraire de pensée qui ne se résume pas aux seules
idées, dont l’histoire peut rendre « patentes et vérifiables des formes
d’interaction entre histoire individuelle, expériences collectives et pro-
gramme de recherche. En poursuivant cet objectif formel, la biographie
cesse d’accumuler pour eux-mêmes les mille faits de hasard que les archi-
2
ves renferment ». On pourrait critiquer Prochasson pour cette pirouette
sémantique un peu facile : comment faire une biographie sans tomber
dans le travers de l’ « illusion biographique » (Pierre Bourdieu) sinon en
accolant « intellectuelle » voire « politique » après « biographie » ?
Pour autant, l’ambition du programme de travail dessiné par Jean-
Claude Perrot a été relevée. L’auteur démontre effectivement comment
une œuvre scientifique d’historien a été façonnée – moins par le vécu de
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la personne qu’à travers des choix idéologiques (le passage au commu-
nisme puis la rupture avec le PCF par exemple), intellectuels et philoso-
phiques venus d’une pensée critique toujours à l’œuvre. Et comment, à
l’inverse, ces choix que l’on pourrait qualifier de « politiques » ont été
construits dans l’expérience de la recherche et l’écriture scientifiques. Ces
croisements porteurs de sens déterminent le plan de l’ouvrage, l’historien
d’une part, le politique de l’autre. Mais on trouve dans l’une et l’autre
des parties autant d’analyses du double absent. La remise en cause de
l’icône révolutionnaire par la critique historienne de la Terreur et des
usages de l’historiographie marxisante a par exemple posé la question
démocratique au communisme français qui l’avait soigneusement évitée.
À l’inverse, Furet politique permet à Christophe Prochasson de dessiner
le portrait d’un « historien internationalisé » avant la lettre, qui avait

1.. On regrettera néanmoins que l’auteur n’ait pas mis en annexe du livre un ta-
bleau des sources consultées ainsi qu’une bibliographie, ceci en cohérence avec son projet
de « biographie intellectuelle » de François Furet.
2. Jean-Claude PERROT, « Quelques préliminaires à l’intelligence des textes éco-
e
nomiques », in J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVII -
e
XVIII siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, pp. 7-60, p. 60.

159
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

compris que l’histoire nationale avait tout à gagner de comparaisons et de


confrontations avec l’histoire monde.
D’où le chapitre central du livre, au croisement des deux parties,
Qu’est-ce qu’un historien français ?, véritable essai dans le livre qui fait
écho à l’ouvrage pionnier du sociologue des savoirs Jean-Louis Fabiani,
Qu’est-ce qu’un philosophe français ? – que Prochasson connaît particuliè-
rement bien puisqu’il l’a édité aux éditions de l’EHESS en 2010. Pour
l’un comme pour l’autre, s’il y a un style français des sciences sociales, ce
serait moins pour des socles épistémologiques distinctifs que par le fait
des pratiques sociales et politiques de recherche – que l’historien décrypte
ici avec précision et intelligence. Pour clore ce chapitre et nommer sa
dernière section, Christophe Prochasson emprunte au titre de la leçon
inaugurale de Pierre Rosanvallon au Collège de France, « une histoire
conceptuelle du politique » (p. 296). Tenant de l’« histoire-problème »,
François Furet l’avait, dans son Atelier de l’histoire, qualifiée d’ « histoire
conceptualisante ». Celle-ci avait trouvé son lieu, où pouvaient se dé-
ployer des pratiques sociales et intellectuelles renouvelées, avec le Centre
Raymond-Aron créé en 1984 par l’École des hautes études en sciences
sociales alors que Furet en était encore président. Ses bases en avaient été
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jetées dès 1977 avec un « groupe informel de lecture », où se côtoyèrent
historiens et philosophes et où se forgèrent « de quasi inusables amitiés
intellectuelles ».
L’histoire de la politique à laquelle François Furet parvint réinstau-
rait l’importance des idées mais ne se réduisait pas à leur simple histoire.
Ce qui intéressait Furet était davantage la manière dont des historiens
réfléchissaient au mouvement historique jusqu’à faire œuvre de philoso-
phe sans toutefois produire une philosophie de l’histoire. C’est ainsi qu’il
contribua fortement, comme Raymond Aron auquel Prochasson l’associe
souvent, à juste raison, à faire redécouvrir l’œuvre de Tocqueville, de
1
Quinet, d’Élie Halévy, et aussi de Jaurès , des historiens-philosophes
auxquels on peut dire qu’il succéda. Il dialogua avec leurs œuvres et sut
en tirer la matière de grands livres, dont Le Passé d’une illusion qui tente
e
de penser les extrémités révolutionnaires du XX siècle avec la pensée
e
critique du XIX siècle. La nostalgie que pourrait révéler une telle appro-
che se fait, avec Furet, « mélancolie », quand un historien s’applique à

1. Christophe Prochasson avait livré en avant-première son étude de la relation in-


tellectuelle entre Furet et Jaurès. Cf. C. PROCHASSON, « Sur une réception de l’Histoire
socialiste de la Révolution française : François Furet lecteur de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès,
n° 200, avril-juin 2011, pp. 49-67.

160
LECTURES

comprendre comment la pensée des classiques, si elle s’est révélée incapa-


ble de résister à « l’ère des tyrannies » (Élie Halévy) avait tout au moins
défini les armes intellectuelles pour s’y opposer. Ramener vers le présent,
dans un monde déchiré, ce corpus historique et philosophique de la li-
berté classique définit profondément la vie de François Furet. Et donc sa
biographie, forcément « intellectuelle ».

Christophe PROCHASSON, François Furet. Les chemins de la mélan-


colie, Paris, Stock, coll. « Biographies », 2013, 564 p.
Vincent DUCLERT

Les souvenirs de Pierre Lévêque


Les Souvenirs du vingtième siècle publiés par Pierre Lévêque chez
L’Harmattan ressemblent à leur auteur et sont bien attachants : deux
tomes précis, documentés, à la fois emplis de la plus grande modestie et
utiles à l’histoire. Pierre Lévêque, né le 3 juillet 1927, est l’enfant unique,
aimé et choyé d’un couple d’instituteurs bourguignons. Les premiers
chapitres font revivre un monde qui peut sembler très lointain, voué au
travail, rude mais solidaire, dans le cadre du village d’Izeure, dans la
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plaine de la Saône, à une vingtaine de kilomètres de Dijon. Le lecteur se
souvient des études de Jacques et Mona Ozouf, ou songe aux films de
Georges Rouquier ou dans un autre genre de René Féret. Le récit pour-
rait parfois paraître idyllique, et le lecteur se laisser gagner par la nostalgie
des « présents de cochon » aux enseignants, mais historien rigoureux,
l’auteur ne dissimule pas les drames qui affleurent, tel celui vécu par sa
tante Germaine. Ce n’était pas l’âge d’or.
La vie bascule au cours des années 1930 : la famille s’installe à Ta-
lant dans un cadre plus urbain, l’actualité politique et sociale se fait plus
pressante avec la crise, le Front populaire et la guerre. Pourtant, Pierre
Lévêque affronte personnellement des épreuves plus cruelles dans les
premières années de l’après-guerre. Alors que, somme toute, il est bien
parti pour entrer à l’École Normale Supérieure, il est frappé par la mala-
die et doit vivre alité au sanatorium des étudiants de Saint-Hilaire-du-
Touvet. Les pages qu’il consacre à sa vie et à celle de ses camarades, à
leurs relations politiques, culturelles et sociales, entre 1946 et 1951, cons-
tituent sans doute l’acmé du livre. On est impressionné par son discret
courage, par son ouverture d’esprit qui n’exclut pas une forte capacité à
prendre ses responsabilités et par la précision de ses souvenirs. Dans tou-
tes les occasions, l’auteur a dû d’ailleurs écrire des notes ou tenir des

161
CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013

journaux qui s’avèrent ainsi précieux au moment du témoignage. Il sait


aussi faire revivre la foule des personnes rencontrées, futurs universitaires
ou politiques, ou plus anonymes : rien de ce qui est humain ne lui reste
étranger. Et la vie est parfois surprenante : on retrouve ainsi François
Furet en jeune secrétaire de cellule consciencieux ou critique des dévia-
tions hétérodoxes des premiers travaux d’Albert Soboul.
Pierre Lévêque relate avec minutie sa vie personnelle comme sa car-
rière professionnelle : diplômes et concours, l’enseignement aux lycées de
Colmar et de Dijon, puis à l’Université, la faculté de Dijon et les contacts
avec Paris, la recherche, la thèse et les livres, le mariage et les enfants, les
destins de la famille, des amis et des anciens élèves. On peut estimer trop
précis et détaillés les indications données, à la façon des tableaux des maî-
tres flamands, mais c’est la manière de l’auteur et on en comprend la
logique : apporter des éléments concrets et vérifiables à une histoire des
e
évolutions et des pratiques sociales, culturelles et politiques du XX siècle.
Aimable et modeste, Pierre Lévêque est en effet aussi un militant. Son
itinéraire est à la fois un peu singulier et typique : sympathisant socialiste
mais anticolonialiste, réticent devant les alliances à droite, il évolue de la
gauche indépendante et neutraliste vers un compagnonnage avec le Parti
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Communiste qui le conduit à adhérer en 1952. La suite se laisse deviner :
e
éloignement progressif après le XX congrès, départ discret en 1961, ré-
investissement dans le syndicalisme (le SNES après l’UNEF des années
1950), puis les clubs, la Convention des institutions républicaines, les
espérances du Programme commun et des candidatures de François Mit-
terrand. Toujours militant socialiste, Pierre Lévêque se souvient, avec un
regard bienveillant mais lucide et jamais sectaire, de ces engagements
successifs et des batailles perdues et gagnées. Il finit par brosser un por-
e
trait assez convaincant et exemplaire de l’homme de gauche au XX siè-
cle, du moins d’une de ses incarnations possibles.

Pierre LÉVÊQUE, Souvenirs du vingtième siècle, Paris, L’Harmattan,


2012, 2 tomes, 246 et 224 p.
Gilles CANDAR

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