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MANIFESTES CYBERNÉTIQUES

Donna Haraway, les cyborgs et les espèces de compagnie


Christian Indermuhle

Editions Lignes | « Lignes »

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2013/1 n° 40 | pages 116 à 132
ISSN 0988-5226
ISBN 9782355261183
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Pour citer cet article :


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Christian Indermuhle, « Manifestes cybernétiques. Donna Haraway, les cyborgs et
les espèces de compagnie », Lignes 2013/1 (n° 40), p. 116-132.
DOI 10.3917/lignes.040.0116
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Manifestes cybernétiques.
Donna Haraway, les cyborgs et les espèces de compagnie

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Christian Indermuhle

1.
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La pratique du manifeste évoque l’idée d’une action inaugu-


rale. Une manière de poser, de fonder, de produire du discours
et des pratiques, qui permette à son tour une certaine forme
de reproduction politique. Le manifeste est un geste public qui
viendrait inscrire une sorte de sillage, qui lancerait une trajec-
toire pour orienter la réflexion dans la difficile question poli-
tique de la communauté. Or les deux textes publiés par Donna
Haraway qui portent ce nom, le Manifeste cyborg  et le Manifeste
des espèces de compagnie , viennent enrayer la propagation des
échos genrés et la logique même de cette évocation.
Le Manifeste Cyborg, publié une première fois en 1985, fut
commandé pour une édition spéciale de la Socialist Review,
revue de la gauche étasunienne de la côte ouest, fondée à San
Francisco dans les années 1970. L’édition visait à faire le point
sur l’orientation à prendre pour les mouvements d’émanci-
pation après l’élection en 1981 de l’ancien gouverneur de
Californie, Ronald Reagan, à la présidence des États-Unis .

1. Cf. D. J. Haraway, « A Cyborg Manifesto : Science, Technology, and


Socialism-Feminism in the Late Twentieth Century » in : Id., Simians, Cyborgs,
and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991 p. 149-182.
Il a été traduit en français par M.-H. Dumas, Ch. Gould et N. Magnan dans D.
Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Paris,
Exils, 2007, p. 29-106 ; et par Oristelle Bonis dans D. Haraway, Des singes, des
cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Arles, Actes Sud (Jacqueline
Chambon), 2009, p. 267-321.
2. D. Haraway, The Companion Species Manifesto : Dogs, People, and Significant
Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003. Sa traduction française, par
Jérôme Hansen, est parue sous le titre de D. Haraway, Manifeste des espèces de
compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, Paris, Éditions de l’éclat, 2010.
3. D. Haraway et Nicholas Gane, « When We Have Never Been Human,
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L’écriture du Manifeste, intitulé ainsi en référence parodique au


Manifeste du parti communiste de Marx et Engels , prenait place,
dans le travail de Haraway, après un autre texte important : la

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commande d’un article de dictionnaire consacré au « genre »
pour la traduction allemande augmentée du Dictionnaire critique
du marxisme de Georges Labica et Gérard Bensussan de 1982.
L’article sur le genre construit une topographie des mouve-
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ments féministes en repensant de manière critique l’imaginaire


politique marxiste. Pourtant, lors de sa réimpression en version
anglaise, Haraway prenait ses distances avec le genre de l’article
de dictionnaire, en soulignant les difficultés suivantes : « Les
sauts et les bords rêches, de même que la forme générique d’une
entrée d’encyclopédie, devraient attirer l’attention sur les processus
politiques et conventionnels de la standardisation. C’est probable-
ment les passages les plus lisses qui sont les plus révélateurs de tous.
Peut-être avais-je seulement besoin d’une leçon concrète sur combien
une entrée sur n’importe quel “mot-clé” est problématique. Mais je
soupçonne que mes sœurs et autres camarades ont aussi parfois cédé
à la tendance de simplement croire ce qu’elles cherchaient dans un
ouvrage de référence, au lieu de se rappeler que cette forme d’écriture
n’est qu’un procédé de plus visant à habiter des mondes possibles – de
manière provisoire, optimiste, polyvoque et finie.  »

Faire « fleurir  » et « proliférer  » les « nombreux  » mondes  :


voici l’une des tâches politiques de l’écriture chez Haraway,
une écriture qui vise également à les « habiter ». L’écriture signe
une alliance provisoire en marge des mondes, elle négocie les

What Is to Be Done ? Interview with Donna Haraway », Theory, Culture and


Society 23/7-8, 2006, p. 135. Haraway souligne aussi qu’une autre impulsion
lui fut donnée par une rencontre internationale, en Yougoslavie (à Cavtat,
dans l’actuelle Croatie), de différents mouvements de la New Left, orientant
immédiatement sa réflexion sur un horizon transnational.
1. Ibid.
2. D. Haraway, « “Gender” for a Marxist Dictionary : The Sexual Politics of a
Word » in : Id., Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, New
York, Routledge, 1991, p. 129 (traduction de l’auteur).
3. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, p. 70.
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frontières pour pouvoir circuler entre les territoires et semer


ses hybridations innombrables. Avec ce rapport généreux à la
lecture et à l’écriture, il n’est pas étonnant que le Manifeste cyborg

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ait suscité les réceptions et les réactions les plus contradictoires.
Pour autant, son influence culturelle n’a cessé de s’affirmer, ses
fécondations discursives et imaginatives de proliférer. En mobi-
lisant la figure science-fictive et militaro-industrielle du cyborg,
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le manifeste de Haraway a d’une certaine manière produit les


réceptions héroïques qui ont transformé la figure du cyborg en
figure d’appropriation et de proclamation des corps hybrides,
célébrant tout un régime de performance du genre et de l’espèce
dans des figures composites et transversales. Pourtant, si le texte
du Manifeste (et au-delà : tous les textes de Haraway) regorge de
figures mythographiques (comme des amazones, des centaures,
des souris de laboratoire, des vampires, un président des États-
Unis, des mitochondries, etc.) encourageant la diffraction des
genres héroïsés, Haraway ne cesse d’ironiser sur cette figure
héroïque, proprement capitaliste et androcentrée, qui prétend
conquérir de nouveaux espaces de pensée et d’action. Le cyborg
en est d’ailleurs le texte privilégié, il en est en son corps l’ins-
cription matérialisée.
Le terme de cyborg, ou « organisme cybernétique », se rapporte
à un article célèbre de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline,
« Cyborgs and Space », publié en 1960 dans Astronautics, et
qui était lui-même chargé d’un imaginaire androcentré lié à la
conquête par l’espèce humaine des espaces vierges de l’espace
céleste. « Le voyage spatial », précisent Clynes et Kline « met au
défi l’humanité non seulement sur le plan technologique, mais aussi
spirituel, dans la mesure où il invite l’homme à prendre une part
active dans sa propre évolution biologique. Les avancées scientifiques
du futur peuvent être utilisées pour permettre l’existence de l’homme
dans des environnements qui diffèrent radicalement de ceux fournis
par la nature telle que nous la connaissons. La tâche d’adapter le
corps humain à tout environnement que celui-ci pourrait choisir sera
rendue plus facile par la connaissance augmentée du fonctionnement
homéostatique, et dont les aspects cybernétiques commencent tout juste
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à être compris et objets d’investigations. Dans le passé, l’évolution a


provoqué l’altération des fonctions corporelles pour correspondre à
différents environnements. En commençant dès maintenant, il sera

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possible d’accomplir cela à certain degré sans altérer l’hérédité par des
modifications biochimiques, physiologiques et électroniques adéquates
du mode de vie existant de l’homme.  » L’article de Clynes et
Kline s’accompagnait d’une photo présentant « l’un des premiers
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cyborgs » : un rat de laboratoire « de 220 grammes » qui avait « sous


sa peau une pompe osmotique », « élaborée de manière à permettre des
injections continues de produits chimiques à un taux lent et contrôlé
dans un organisme, sans aucune attention spécifique de la part de
cet organisme ». Le cyborg « incorpore délibérément des composants
exogènes qui étendent la fonction de contrôle autorégulé de l’organisme
de manière à ce que celui-ci s’adapte à son nouvel environnement  ».
Clynes et Kline conçoivent un corps qui s’encapacite d’un
« organe » technologique supplémentaire pour se « renaturaliser »
dans un environnement transformé. À partir de là, l’imaginaire
du cyborg est lui-même devenu une prothèse pour imaginer la
transformation technique des corps au contact d’un monde en
mutation. Dès l’origine de cet imaginaire prolifique, l’humain se
trouvait soudain confronté au fait que ses partenaires animaux,
sous sa propre responsabilité, l’avaient devancé sur la voie de la
cybernétisation. Et que la cybernétique posait dès son origine
une question tout à la fois écologique et politique : si l’environ-
nement détermine l’évolution de nos corps qui s’y sont adaptés,
comment vivre avec un environnement en profonde mutation ?
Comment muter avec des partenaires humains et non-humains
eux-mêmes soumis à la requalification, partielle ou complète, de
leurs propres corps ? « Linguistiquement et matériellement hybride
d’appareil cybernétique et d’organisme, un cyborg est une chimère de
science-fiction issue des années 1950 et de celles qui ont suivi ; mais
un cyborg est également une réalité sociale et scientifique puissante

1. M. E. Clynes et N. S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, sept. 1960,


p. 26 (traduction de l’auteur).
2. Ibid., p. 27 (traduction de l’auteur).
120 Manifestes cybernétiques....

venant de la même période. Comme n’importe quelle technologie, un


cyborg est simultanément un mythe et un outil, une représentation et
un instrument, un moment figé et un moteur de la réalité sociale et

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imaginaire. Un cyborg existe lorsque deux sortes de frontières devien-
nent simultanément problématiques : 1. celle entre les animaux (et
autres organismes) et les humains, et 2. celle entre des machines qui
se contrôlent et se gouvernent elles-mêmes (des automates) et des
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organismes, plus spécialement des humains (modèles d’autonomie).


Le cyborg est la figure née à l’interface de l’automate et de l’au-
tonomie. Il ne pourrait y avoir de figure plus emblématique d’un
cyborg qu’un chimpanzé implanté par télémétrie, objet de savoir pour
l’homme, envoyé depuis la terre dans un programme spatial, tandis
que son compagnon d’espèce dans la jungle, “dans un geste spontané
de confiance”, embrasse la main d’une scientifique femme nommée
Jane dans une publicité de Gulf Oil montrant “la place de l’homme
dans la structure écologique”. D’un côté du temps et de l’espace, le
chimpanzé dans l’espace sauvage modélise une forme de communica-
tion pour l’humain civilisé stressé, écologiquement en danger et source
de menace. D’un autre côté, le chimpanzé extra-terrestre modélise des
systèmes de communication cybernétique sociaux et techniques, qui
permettent à l’“homme” d’échapper à la fois à la jungle et à la ville,
dans une poussée brusque vers le futur rendue possible par les systèmes
technico-sociaux de l’“âge de l’information” dans un contexte global
de guerre nucléaire imminente.  »
Le cyborg est le signe de cette composition hybride entre
nature et culture, entre réalité technique et création mythico-
textuelle. Mais il est également le signe de cette écologie techno-
naturelle, de cette boucle cybernétique qui donne à la pensée
de Haraway les codes d’une nouvelle ontologie : le cyborg est
le lieu de passage, l’intermédiaire, l’outil de relation entre les
sujets, qui ne sont plus ni des subjects ni des objects, mais toujours,
pour ainsi dire, des withjects. Le cyborg est cette figure de miroir,
1. D. Haraway, « Apes in Eden, Apes in Space : Mothering as a Scientist for
National Geographic », in : Id., Primate Visions. Gender, Race, and Nature in the
World of Modern Science, New York, Routledge, 1989, p. 138-139 (traduction de
l’auteur).
Christian Indermuhle 121

d’intermédialité et de circulation sémantique qui naît entre la


figure du chimpanzé spatial objet d’expérimentation et celle du
chimpanzé « sauvage » représenté dans une publicité : il inscrit

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leur compagnonnage, leur partenariat, leur entre-signification
réciproque pour construire ensemble la difficile figure de ce
que Haraway a appelé la « natureculture ». Le feedback entre
nature et culture est si serré, si coproducteur d’une seule réalité
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artificiellement partagée dans le langage, qu’il faut le penser


en un seul geste clivé : celui de la nature qui ne cesse d’être
construite et produite artificiellement dans une représentation,
et de la culture qui ne cesse d’être informée par cette « nature »
qui la produit.
Lorsque les frontières des identités d’espèce, la barrière qui
sépare l’humain de la machine et celle qui le sépare de l’animal,
deviennent poreuses, le politique se peuple sur ses bords de
figures d’hybridations, d’entrecodages. Dans un entretien paru
en 2006, Haraway souligne la parenté profonde qui unit le
Manifeste cyborg au Manifeste des espèces de compagnie, publié en
2003, en les liant tous les deux à la tâche politique d’« habiter
les espaces méprisés  ». Le manifeste des espèces de compagnie
précise ainsi la tâche éthico-politique que Haraway lie à l’exer-
cice de la pensée. « Vivre avec les animaux, investir leurs histoires et
les nôtres, essayer de dire la vérité au sujet de ces relations, cohabiter
au sein d’une histoire active : voilà la tâche des espèces de compa-
gnie, pour qui la “relation” est toujours la plus petite unité d’analyse
possible.  » La « relation » est chez Haraway le concept central
qui marque le début du jeu « techno-biopolitique » et ontologique
qui oriente la tâche de la réflexion.

1. « Mes ami-e-s féministes et d’autres personnes, en 1980, pensaient que le cyborg


était entièrement mauvais. […] Le Manifeste [cyborg] argumentait que l’on peut,
et même que l’on doit habiter les espaces méprisés. L’espace méprisé d’alors était le
cyborg, ce qui n’est plus vrai aujourd’hui. D’une certaine manière, l’espace méprisé
aujourd’hui, c’est la vieille femme et son chien dans le chapitre de Deleuze et Guattari
sur le “Devenir-animal” ». D. Haraway et N. Gane, « When We Have Never Been
Human, What Is to Be Done ? », p. 156.
2. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, p. 27.
122 Manifestes cybernétiques....

Dessinant une analogie éthique avec la pratique du « dog


sport agility », un jeu sérieux qui suppose l’engagement d’un
compagnonnage interspécifique entre un chien et son parte-

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naire humain, Haraway formule « la tâche » qui guide son travail
comme une manière de « devenir suffisamment cohérent-e-s dans
un monde incohérent pour s’impliquer dans une danse conjointe des
êtres, qui cultive le respect et la réciprocité dans la chair, durant la
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course, sur le terrain. Et d’ensuite se rappeler comment étendre cette


relation à tous les niveaux, avec tous les partenaires  ».
La pensée se vit et se diffracte comme une forme de proli-
fération ontologique. Fondé sur un jeu, le type d’action qui
guide Haraway dans son travail réflexif est dès l’origine une
ré-action, comprise comme un processus biochimique. React
enacts. Le « respect », la « réciprocité » et la « réponse », supposant
chacun un savoir et un discours situés, sont cultivés par une
« danse conjointe » qui joue avec les règles, les lois et les lignes
imposées par nos mondes historiquement, socialement, et cultu-
rellement situés. Haraway tente de jouer avec l’espace de liberté
permanente qui caractérise une humanité générée par le tissu
de ses conditions matérialistes . Cette danse conjointe fournit
un chemin qui est un objet de « remémoration ». Écrire l’histoire,
écrire la science, écrire l’interaction des corps, c’est conserver
fraîchement dans la chair l’inscription de ce mouvement. En ne
signifiant rien d’autre que trouver comment vivre avec, l’éthique
est cultivé « dans la chair, durant la course, sur le terrain », produite
par cette confiance matérialiste dans le fait que, dès l’origine,
tout commence avec une relation, ce qui inclut des partenaires
et des compagnons.
Les textes de Haraway ne cessent de répéter la question de
la communauté, de ce qui forme communauté, pour défaire ce
qu’il convient d’appeler une certaine mythologie, politique, de

1. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, p. 70.


2. Pour plus de détails sur le matérialisme de Haraway, cf. Christian Indermuhle,
« Une xénogenèse de la nature et des corps ? Donna Haraway ou la science
comme pratique de diffraction » in Le corps, lieu de ce qui nous arrive (Pierre
Gisel éd.), Genève, Labor et Fides, 2008 p. 275-284.
Christian Indermuhle 123

l’unité . La communauté est une forme d’économie et d’éco-


logie politiques : elle est une prolifération des multitudes, des
parasitages et des fécondations, des vies co-existentes pour-

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suivant chacune leurs finalités convergentes et divergentes,
sans point métaphysique, à l’infini ou à l’origine, susceptible
de les rassembler toutes en un seul horizon d’existence. Les
textes de Haraway ne cessent surtout d’interroger la mythologie
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du retrait, par lequel les trajectoires de chacun-e, dans un œil


libéré de ses conditions matérielles, pourraient devenir visibles.
Illustrant leur condition propre de savoir situé, ils mobilisent
en permanence leur propre engagement, leur implication, dans
la construction même des réalités qu’ils décrivent. Committed,
engaged : les mots qui incorporent le fait d’une implication prio-
ritaire, d’un engagement situé, d’une responsabilité  en-active
ne cessent de proliférer à l’ornière de chaque paragraphe, pour
montrer comment la réflexion est engagée de toujours, malgré
elle et avec elle, par les situations dans lesquelles elle émerge.
La pensée « n’est pas un jeu où il s’agit d’attraper ou de chasser.
Non, c’est une chorégraphie ontologique, laquelle est cette sorte vitale
de jeu que les participants inventent à partir des histoires du corps et
de l’esprit, des histoires qu’ils héritent et qu’ils retravaillent dans les
verbes de chair qui les font tels qu’ils sont. Ils ont inventé ce jeu ; ce
jeu les a remodelés.  »
En ce sens, convoquer la « nature » est une opération discur-
sive, une manière de mobiliser, dans un régime de pouvoir, un
acteur idéologique sous la forme d’un discours, une manière
d’opérer un partage significatif dans l’ordre des mots et des
pratiques. Or convoquer la culture en la séparant de toute

1. Le Manifeste cyborg double ainsi son titre d’un sous-titre qui le qualifie comme
« un rêve ironique d’un langage commun pour les femmes dans le circuit intégré »
(je souligne). D. Haraway, « A Cyborg Manifesto », p. 149.
2. Le concept de responsabilité, noué à celui de plaisir, est ainsi au cœur de
ce qui forme le projet politique du Manifeste cyborg, lequel vise à articuler un
certain « plaisir dans la confusion des frontières » à une certaine « responsabilité
dans leur construction » : D. Haraway, « A Cyborg Manifesto », p. 150.
3. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, p. 110.
124 Manifestes cybernétiques....

dimension ontologique, en la sauvant d’une « nature » qu’elle


viendrait remodeler, procède du même jeu. En inventant le
concept de « natureculture », Haraway ne souhaite indiquer

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qu’une seule et même chose : il n’y a pas de nature qui précède
la culture, la culture est le nom d’une forme d’ontobiologie
générale , d’un matérialisme cohérent, d’un monisme : les acti-
vités culturelles sont des formes prises par la nature. Il n’y a
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pas de culture qui ne soit, simplement, un jeu de la nature sur


elle-même, une natura naturans et naturata dans le même nœud.

2.
La philosophie de Donna Haraway se présente ainsi comme
une danse matérialiste, sous la forme clamée d’un manifeste.
Manifestes de la matière, manières de manifester ce que dit la
matière, la façon dont elle (in)forme les humains en les recodant
en permanence. La nature dont il est ici question n’est pas exac-
tement la nature reconstruite par la science : elle est cet élan qui
sans cesse « renaturalise » les ordres et les opérations de pouvoir
en les « dénaturalisant », dans une forme de danse qui les prive
de toute ontologisation, de toute naturalisation sous la forme
d’une culture imposée, de rapports de pouvoirs invisibilisés.
Pour donner chair aux mots qu’elle utilise et pour penser
les pratiques qu’elle interroge, Haraway recourt plus d’une fois
à une technique scolaire : ouvrir et laisser d’abord parler le
dictionnaire . Celui-ci lui donne un accès au langage et ouvre
des sens oubliés, inscrits dans la chair des mots, qu’elle fait
soudain revivre. Le dictionnaire fait apparaître des multitudes
politiques, des coexistences complexes sous l’apparence d’un

1. En suivant Cary Wolfe, Haraway mobilise parfois son concept de


« zoontologies ». Cf. Cary Wolfe, Zoontologies : The Question of the Animal,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
2. C’est par exemple le cas pour sa manière d’utiliser le concept « interpeller »
(cf. D. Haraway, « FemaleMan©_Meets_OncoMouse™. Mice into Wormholes : A
Technoscience Fugue in Two Parts » in : Id., Modest_Witness@Second_Millenium.
FemaleMan©_Meets_OncoMouse™. Feminism and Technoscience, New York,
Routledge, 1997, p. 49) ou celui de « figuration », comme on le verra plus loin.
Christian Indermuhle 125

corps unique, de la même manière qu’un microscope optique


détaille les organismes composites déposés sur la lame qui est
le support de son observation. La description des multiplicités

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en relation les unes avec les autres contribue à leur donner un
certain droit à l’existence, et participe de leur prolifération. Le
dictionnaire n’isole un élément, le mot, que pour ouvrir sur
les compositions remarquables, sur les usages composites sans
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lesquels cet élément n’aurait ni d’histoire ni de vie propres.


Pour comprendre le sens que Haraway donne au « mani-
feste », j’ai reproduit sa technique, singé sa manière : ainsi, selon
l’Oxford English Dictionary, le mot manifesto a le sens courant
de « déclaration publique », de « proclamation », et par extension il
désigne une œuvre qui « soutient une cause, soumet une théorie, un
argument, promeut un style de vie ». Toutefois, la langue anglaise a
laissé avec le temps mourir un usage du terme manifesto encore
en vie au xviie siècle : une « preuve », un témoignage matériel
permettant d’accréditer un fait, une manière juridique de dire le
réel, selon l’étymologie latine du manifestum. Or c’est en ce sens
qu’il faut comprendre les propositions que Haraway formule
dans ses manifestes : ceux-ci ne se présentent pas avant tout
comme des revendications, des manières d’annoncer ou de
simplement proclamer l’unité symbolique d’un groupe sous la
forme d’un discours. Il s’agit bien plutôt de protocoles d’ob-
servation qui tentent de reformuler l’organisation politique du
monde selon ce qu’on peut en voir. Une manière de faire voir
les choses telles qu’elles sont déjà en acte. Et de signer le rapport
d’une expérience, de créditer la production d’un laboratoire.
Les espèces de compagnie, et le cyborg qui en est un exemple
parmi d’autres, sont les produits d’une expérience, le résultat
d’un laboratoire, une expérimentation de vie mêlant réalité
sociale et fiction ; cette production culturelle qu’on appelle la
nature, et qui est le nom même de cette nature insistante qui
parle sous le nom de culture. Si le manifeste n’est pas exacte-
ment un protocole scientifique, dans le sens où il insiste sur la
situation à partir de laquelle son discours est formulé, c’est que
le manifeste, contrairement au protocole, n’a pas la prétention
126 Manifestes cybernétiques....

de produire de l’unité autour de son témoignage : il laisse vivante


la circulation des conflits à l’intérieur de son massif textuel.
Pour autant, il n’a pas non plus l’ambition d’être une simple

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proclamation, au sens où il s’autoriserait de la signature qu’on
lui attache. Le manifeste est un protocole d’observation qui tout
à la fois atteste la possibilité et rend possible la nécessité d’un
savoir situé ; il est poétique, au sens où il ne colle pas simple-
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ment à la réalité qu’il décrit : il n’en valide aucune organisation


hiérarchique. Il prétend montrer et faire voir la production du
pouvoir par lequel il est affecté.
La figure du témoin se lie, chez Haraway, à la figure de la
modestie. La modestie est, au xviie siècle, à la fois ce qui est
socialement exigé des femmes dans le processus de leur invisi-
bilisation sociale, et ce qui est socialement exigé des hommes
pour que leur activité scientifique gagne du crédit. « Je m’inté-
resse [au témoignage qui permet dans la science expérimen-
tale d’accorder du crédit à une expérience] parce qu’il y est
question de voir ; d’attester ; de rendre compte publiquement de ses
propres visions et représentations et d’en être mentalement vulné-
rable. Témoigner est une pratique collective et limitée qui dépend de
la crédibilité construite et jamais finie de ceux qui témoignent, qui
tous sont mortels, faillibles, et lourds des conséquences de peurs et
de désirs inconscients et inavoués. Fille de la Société Royale fondée
par Robert Boyle sous la Restauration anglaise et de l’expérimental
comme manière de vivre, je reste attachée à la figure du témoin
modeste. Ce que j’entends par témoin modes, c’est dire la vérité –
donner un témoignage auquel on puisse se fier – tout en évitant le
narcotique des fondations transcendantales, qui engendre de l’addic-
tion. C’est refigurer les sujets, les objets et le commerce communicatif
de la technoscience en différents types de nœuds.  »
Haraway se fait ainsi l’héritière cybernétique d’une figure
de modestie, qui est le témoin accrédité des expériences de
Boyle, figure socialement héritée de l’objectivité mâle, du corps

1. D. Haraway, How Like a Leaf. An Interview with Thyrza Nichols Goodeve, New
York, Routledge, 1998, p. 158 (traduction de l’auteur).
Christian Indermuhle 127

qui s’invisibilise pour gagner en crédit expérimental, en figure


capable de devenir transparente pour faire voir l’objet qu’elle
isole et produit ; or, comme le souligne Haraway, ce témoin

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modeste est la figure d’un partage genré du pouvoir et du savoir :
il fait disparaître le corps des mâles modestes en rendant plus
épais le corps des femmes qu’il exclut de sa pratique et de son
pouvoir ; il constitue tout en le rendant invisible l’œil voyeur
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et discret qui constitue l’objet de sa vision en corps de désir


féminisé. Il impose une autre figure de « modestie » au corps
social féminin, qui doit transformer son expulsion des espaces
de savoir-pouvoir en dignité sociale d’un chaste retrait. La figure
cybernétique du savoir, chez Haraway, est d’abord une diffrac-
tion : elle fait apparaître toute la complexité de ce faisceau de
savoir-pouvoir en suivant la circulation des faits de pouvoir.
Comme à travers un cristal, la lumière s’isole en rais divergents
des éléments qui la composaient. Mais le regard est cybernétisé,
parce qu’il est lui-même constitué par les effets de retour, par
le feedback permanent qui informe les codes de sa vision. En
d’autres termes, Haraway constitue son savoir « situé » selon les
codes de cette figure de « modestie » qu’elle a identifiée : elle
s’encapacite elle-même en témoin modeste, dans tout le régime
complexe des gammes de pouvoir que cette figure à la fois
mobilise et neutralise, et qui pose la construction de son savoir
historique, philosophique et littéraire dans le régime judiciaire
et justicier du témoignage. Or un témoin n’est jamais seul. La
validité de son témoignage – non sa valeur – dépend du regard
d’un autre. Le témoin ne vient pas simplement témoigner pour
quelque chose qui n’est pas lui : il n’est témoin que si d’autres
accordent à sa parole un certain crédit. Le témoignage suppose,
même de manière partielle, la circulation partenaire et tempo-
raire d’un bout d’économie communautaire, la performance
d’une forme de communauté. La relation co-constructrice des
partenaires préexiste au témoin, pour qu’il puisse pleinement
témoigner, c’est-à-dire dire pour qu’il puisse dire ce qui précède
cette relation, ce qui existe en deçà d’elle, pour que l’objectivité
de son regard puisse être construite et réalisée.
128 Manifestes cybernétiques....

Le fait de suivre un chemin dansé qualifie l’implication poli-


tique, philosophique et scientifique comme la tâche de (ré)agir en
« témoin modeste ». La modestie est la qualification de re-mémo-

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risation de ce qui désigne un témoin. Comme le chemin d’une
« danse conjointe », la modestie suit le témoin à la trace. Le témoin
témoigne de ce qui est dansé dans le tissu du réel, sa modestie
n’est « que » le redoublement de ce qui guide ensemble son regard
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et sa voix. Cette restriction sur une voix seule nourrit par écho
des mondes innombrables. Et c’est par elle que nous sommes
reliés aux « mondes innombrables que nous devons faire proliférer ».

3.
Dans les mondes de Haraway surabonde, entre laboratoires
et écritures de fictions, toute une ménagerie de « monstres » qui
ne cessent de « montrer » l’espace politique en le traçant. Ce sont
des figures discursives, des tropes tout autant que des résultats
d’expérience et des histoires à raconter.
Mais qu’est-ce qu’une « figure » dans une proposition maté-
rialiste ? Non « simplement » un signe, un symbole ou une repré-
sentation. Dans When Species Meet, Haraway a relevé les échos
qu’elle entend dans la résonance de ce mot spécifique : « Les
figures m’aident à être aux prises avec la chair de ces enchevêtrements
mortels, façonneurs de mondes, que j’appelle des zones de contact. The
Oxford English Dictionnary rappelle la signification d’une “vision
chimérique” pour le mot “figuration” dans une source du xviiie siècle,
et cette signification est encore implicite dans le sens que je donne au
mot figure. Les figures recueillent les gens en les invitant à habiter
l’histoire corporelle racontée dans leurs entrefilages. Les figures ne sont
pas des représentations ou des illustrations didactiques, mais plutôt
des nœuds ou des nouages sémiotiques matériels dans lesquels divers
corps et significations s’entreforment réciproquement. Pour moi, les
figures ont toujours été là où le biologique et le littéraire ou l’artistique
viennent ensemble avec toute la force d’une réalité vécue. Mon corps
lui-même n’est rien d’autre qu’une telle figure, littéralement.  »

1. D. Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press,


Christian Indermuhle 129

La science, par ses descriptions, construit des figures qui


pourraient nous aider à habiter le monde d’une meilleure
manière. C’est une fiction au sens où elle nous aide à créer

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notre implication dans la réalité, mais elle est littéralement une
description de ce que la réalité est déjà, comme processus de
co-création de nos implications individuelles.
Par ses textes, Haraway introduit par exemple le cyborg
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comme une ressource langagière qui permet de décrire les corps,


et spécialement les corps des femmes, « dans le circuit intégré  »
des dépossessions capitalistes. Née dans la boucle rétroac-
tive de créatures organiques et inorganiques destinées à vivre
ensemble et à partager un destin commun, la cybernétique est
devenue un virus dans la logique capitaliste de production et de
reproduction, transformant corps et esprits sur l’horizon d’un
monde de pures réplications. Dans le Manifeste de Haraway,
transformées en cyborgs par la puissance affirmative et répli-
cative d’une fiction qui les fait apparaître ainsi, les femmes ne
peuvent plus être sans fin capturées et produites socialement
par l’économie libidinale d’un pouvoir masculinisé. Elles cessent
d’être ces figures wasp que sont les muses, les déesses, ou les
nymphes. En même temps, elles sont inscrites et incorporées
dans le complexe militaro-industriel du capitalisme tardif. Elles
échappent au signe de l’homme dans le jeu même du capital.
Insistons néanmoins par provision sur la première partie de la
proposition. Leur natureculture cybernétique les disjoint au
commencement même du mythe commun, efficace, souverain
et dévastateur qui les produit par le désir d’un autre, et qui les
invisibilise dans le régime marchand d’une fétichisation de leur
« nature » et de leur corps. Cette transformation radicale déna-
turalise et rend visible les étranges « technologies du genre  » qui
les inscrivent dans les patterns identitaires des relations sociales

2008, p. 4 (trad. de l’auteur).


1. Ibid.
2. Selon le concept élaboré par Teresa de Lauretis dans « Technologie du genre »
in : Id., Théories queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, trad. de
M.-H. Bourcier, Paris, La Dispute, 2007.
130 Manifestes cybernétiques....

genrées. En devenant cyborgs, les femmes échappent au piège


discursif qui les assigne à être « femmes », qui les identifie à une
figure qui n’est qu’une figure miroir du pattern dominant de

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l’humanité, une figure socialement et culturellement décrite
comme « naturelle » et authentifiée par le « sexe ».
Le cyborg, comme l’animal de compagnie, est une figure
politique clivée. Avec Haraway, les deux Manifestes qui les
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mettent en scène se fendent dans leur propre discours parce


qu’ils ne cessent sans fin d’affirmer ironiquement, et de manière
jubilatoire, le mythe politique ironique qui les a produits. Pour
fendre la question du politique, pour diffracter la question de
l’unité , Haraway construit un trope politique, en soulignant
combien elle aime le fait que « le génome humain ne peut être
trouvé que dans environ 10 % de toutes les cellules qui occupent l’es-
pace mondain que j’appelle mon corps ; les autres 90 % des cellules
sont remplies par les génomes de bactéries, de mycètes, de protistes et
autres, dont certains d’entre eux jouent une symphonie nécessaire au
fait même que je sois en vie, et dont les autres empruntent un bout de
route et composent le reste de ce que je suis, sans danger pour ma vie. Je
suis largement surpassée en nombre par mes minuscules compagnons ;
pour le dire mieux, je deviens un être humain adulte en compagnie de
ces minuscules compagnons de table. Être un, c’est toujours devenir
avec plusieurs.  »
Les multiplicités dissolvent la forteresse politique du soi :
le soi est dès le commencement outnumbered, « surpassé en
nombre ». « Nous » sommes beaucoup. Les collaborations et la
coexistence font disparaître la signification originale du corps
comme métaphore politique, et le transforment radicalement.
Même l’identité du soi est composée de nombreux êtres vivants,
qui jouent ensemble même après la mort. « J’aime le fait que
lorsque “je” meurs, toutes ces symbiotes bénignes et dangereuses vont
prendre le dessus et utiliser ce qui reste de “mon” corps, ne serait-ce
1. Pour une explicitation plus complète du concept de diffraction chez Haraway
et son lien avec la question de la « densification optique », cf. Christian Indermuhle,
« Une xénogenèse de la nature et des corps ? », p. 281-284.
2. D. Haraway, When Species Meet, p. 3-4 (traduction de l’auteur).
Christian Indermuhle 131

que pour un temps, du moment que “nous” sommes nécessairement


les uns aux autres en temps réel.  »
L’originalité de la technique philosophique de Haraway

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consiste à suivre la voie d’une renaturalisation des métaphores
par le truchement desquelles nous essayons de penser le monde
dont nous faisons partie. Les sciences sociales ont acquis leur
tranchant critique en interrogeant la mobilisation de la nature
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comme un appareil de pouvoir exerçant des formes des discri-


minations sociales et culturelles dans la construction du discours
scientifique. Elles ont mis en lumière la nature construite de la
réalité : leur critique a fait disparaître toute possibilité de reposer
le discours scientifique sur une quelconque forme de « nature ».
Cet instrument critique leur a permis une critique rétroactive
sur les constructions dominantes dans le champ des sciences
contemporaines.
Or, pour Haraway, ce qu’on appelle communément la nature,
comme horizon de recherche des sciences de la vie, procure
elle-même des formes de « prophylaxies organiques » contre toute
forme de discours de pouvoir. La nature est le nom d’une sorte
de feedback ironique agissant sur les descriptions scientifiques
que nous faisons du monde qui nous entoure, fournissant une
infinité de matériaux qui nous force à modifier la grammaire elle-
même de notre pensée, et que nous essayons de reformer dans la
grammaire de nos expériences anciennes. Deux communautés
sont construites par ce procédé : deux types de « nous » dans le
même corps symbolique de discours : l’un d’eux est déconstruit
et affirmé dans le processus de la description elle-même, et
l’autre est rendu visible dans le processus comme un dispo-
sitif de reproduction politique et de conservatisme social. Des
mondes émergent de ce processus, dont la description incorpore
des manières complexes de repenser nos politiques.
Le manifeste, le cyborg, l’espèce de compagnie sont des
figures, des tropes de ce politique sans cesse réouvert et réin-
terrogé, mis en histoire, diffracté. Et ainsi le manifeste se prive

1. Ibid., p. 4 (traduction de l’auteur).


132 Manifestes cybernétiques....

d’évidence. Il devient le langage d’une nature qui se réinvente.


« Toute histoire est un trafic de tropes, c’est-à-dire de figures de style
sans lesquelles il est impossible d’exprimer quoi que ce soit. Trope, du

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grec tropos, signifie tourner ou trébucher ; il n’y a jamais de sens
direct ; seuls les dogmatiques pensent que la communication vidée de
ses tropes est à notre portée.  »
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1. D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, p. 27.

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