Vous êtes sur la page 1sur 7

Le cinéma iranien

Le cinéma iranien rythme l’actualité à intervalles réguliers, tant sur un plan artistique que politique.
En témoignent le succès du film Une séparation, la popularité de la réalisatrice franco-iranienne
Marjane Satrapi (Persepolis ; Poulet aux Prunes) ou la médiatisation du cas de Jafar Panahi,
cinéaste iranien emprisonné en raison d’un de ses projets cinématographiques. Il constitue un
objet d’étude d’actualité, qui nous éclaire sur la place de la culture au sein de la société iranienne,
et sur l’importance que lui accorde le régime.

L’histoire du cinéma iranien


L’Iran fut un pays pionnier en matière de cinéma. La première caméra (Gaumont), est apportée
dans le pays en 1900 sous le règne du roi Mozaffareddin Shâh. La première salle de cinéma
ouvre en 1904 à Téhéran. A l’origine, seules des « scènes de rue » et de l’actualité sont projetées
en salle. L’enregistrement dans la durée suffit néanmoins à séduire le public – le cinéma français
en est alors au même point. Loin du cinéma d’auteur actuel, le cinéma de l’époque se borne alors
à divertir et constitue l’un des premiers loisirs  de la population ; il deviendra ensuite par la suite un
loisir de masse en Iran. Le film muet Avi va Rabi, réalisé en 1929 par Ovanes Oganians,
constitue la première production cinématographique iranienne. Il connaît un grand succès mais ne
rivalise pas encore avec les productions européennes.
Le cinéma iranien connaît ensuite de nombreuses évolutions, suivant les phases de l’histoire
politique du pays. Il commence par copier le modèle européen et ne possède pas de caractère
propre. Il gagne en intérêt avec l’apparition de la formule du film farsi (film-e fârsi). Le film farsi,
persan par excellence, est considéré comme du cinéma « grand public ». Il est l’équivalent
du blockbuster où se retrouvent inévitablement les mêmes scènes et clichés : danses, chants,
bagarres, etc. Ce genre dominera le cinéma jusqu’à la Révolution islamique de 1979. Le cinéma
iranien devient une véritable industrie en Iran dans les années 1950, à l’époque du film farsi. Le
premier festival du film iranien a lieu en 1949 en Iran. C’est également à cette époque que la
censure apparaît, les films devant passer par un comité spécial avant d’être diffusés -ou non.
En 1963, le cinéaste Ghaffari adapte un des Contes des mille et une nuits en réalisant La
nuit du bossu, une comédie sur la peur dans les différents milieux de la société de
Téhéran. Le film est présenté au Festival de Cannes. A partir de 1970, les films iraniens sont
régulièrement présentés aux festivals internationaux. Leur présence est favorisée par l’apparition
d’une nouvelle formule, dite « cinéma Motefâvet », cinéma progressiste caractéristique du
mouvement désigné sous le nom de Nouvelle Vague iranienne. Ce mouvement débuta en 1969
avec le tournage du long métrage Gav (la vache) de Dariush Mehrjui et initie une période de
dynamisme culturel et intellectuel du cinéma iranien. Lorsqu’arrive la Révolution de 1979,
l’Ayatollah Khomeiny, guide spirituel de la Révolution, déclare qu’il n’a « rien contre le cinéma »
mais se prononce « contre la corruption dans le cinéma ». Le cinéma doit désormais être
utile à la société : la Révolution annonce la mort d’un cinéma et la naissance d’un autre.
Le cinéma doit ainsi se conformer à de nombreuses règles, et se met au service des valeurs
révolutionnaires. La formule de film Defâ’-e moghadas (« Défense sacrée ») oppose ainsi les
héros iraniens aux Irakiens (dans le cadre de la guerre de 1980-1988 entre l’Iran et l’Irak). On
observe également le développement d’un « cinéma islamique » avec des réalisateurs
prérévolutionnaires. L’un des plus célèbres est Nâderi, réalisateur deDavandeh (Le
coureur). En dépit des nombreuses règles et contraintes du cinéma islamique, ce film,
diffusé à partir de 1985, participe à la reconnaissance du cinéma iranien au niveau
international. Dans le même temps, le cinéma de jeunes réalisateurs comme Kâmbuziâ Partovi,
1
Majid Majidi, Alirezâ Dâvoudnejâd, Kiânoush Ayyâri ou Siâmak Shâyeghi, dont certains sont post-
révolutionnaires comme Jafar Panahi, contribue à la richesse de la production iranienne, que les
films soient censurés ou non. La société iranienne constitue le principal sujet de ces films : celle-ci
est la seule thématique permettant d’exprimer, de transmettre un message en contournant
l’obstacle de la censure.

La politique culturelle de l’Etat iranien : entre encouragements et censure


La fécondité du cinéma iranien peut également s’expliquer par la politique culturelle de l’Etat
iranien. Celle-ci oscille entre encouragement par la puissance publique (politique d’aide publique
aux cinéastes selon certains critères), indifférence relative et censure. Quatre périodes se
distinguent dans la politique culturelle iranienne.

Sous le règne du Shah


Sous le règne du Shah (1941-1979), période d’occidentalisation forcée de l’Iran, la censure est
présente mais l’Etat ne s’intéresse pas particulièrement au cinéma. Le pouvoir en place ne
mesure pas véritablement l’importance du médium cinématographique. L’émergence du cinéma
progressif après 1969 (cinémaMotefavet) introduit une nouvelle étape dans la relation avec la
censure, avec l’apparition d’une nouvelle génération de cinéastes. L’un des premiers films du
cinéma Motefavet s’intitule Gāv (« La vache », 1969). Ce film, initialement interdit par les
censeurs, sera autorisé par la commission de projection après son succès au festival du film de
Venise : la censure préfère ne pas interdire un film acclamé internationalement.

La Révolution islamique 
Avec la Révolution de 1979 et la prise de pouvoir par les islamistes, le cinéma iranien doit évoluer
pour continuer à exister. L’islam interdit toute représentation de Dieu et nombre de religieux
abhorrent le cinéma, considéré comme « contraire aux bonnes mœurs ». L’industrie
cinématographique iranienne n’est pas supprimée pour autant. Au contraire le nouveau régime
protège le cinéma et instaure même « une véritable politique publique de la culture, définie
comme « islamique » ». Les dirigeants entendent utiliser le cinéma «pour projeter de manière
visible et exemplaire la société islamique à laquelle le régime prétend aboutir ». Pour Khomeiny, il
est possible d’adopter une technique occidentale sans pour autant en importer l’idéologie. La
révolution qui a détrôné le Shah reste néanmoins antioccidentale : de nombreux cinémas sont
détruits, et une partie du monde du cinéma quitte le pays. Les débuts du régime (1980-1982) ne
permettent pas de distinguer une politique culturelle cohérente, les nouveaux détenteurs du
pouvoir (nationalistes, communistes, islamistes) ayant des positions divergentes. Mais dès 1982
un Ministère de la culture et de l’orientation islamique est créé sous la houlette de Mohamad
Khatami, le futur Président de la République. Celui-ci initie une politique d’institutionnalisation du
cinéma iranien : soutien aux producteurs et aux exploitants et forme de protectionnisme en
matière culturelle, soutenant la production nationale par la taxation des importations de films
étrangers.
La même année un festival des films (Fajr) est créé. L’objectif est double : il s’agit à la fois de
commémorer la Révolution et de chercher à l’exporter dans le monde entier par le biais du
cinéma. Mais les textes de loi restent flous et font référence à une « morale islamique » à laquelle
les films doivent se conformer. En conséquence le pouvoir peut agir de manière discrétionnaire.
Néanmoins, une loi votée en 1996 détaille plus clairement ces exigences. Si la censure se
maintient de 1979 à 1997, date de l’élection d’un président « réformateur », l’Etat, loin d’étouffer
totalement le cinéma, l’encourage fortement. Cette politique culturelle étatique concourt à
expliquer la fécondité du cinéma iranien.

2
Quatrième période : retour de la censure
Depuis 2005 et l’élection de Mahmoud Ahmadinejad, la censure s’est nettement renforcée,
processus doublé d’un désengagement de l’Etat de toute politique culturelle. Du point de vue de la
censure, cela se traduit par l’arrestation de nombreux cinéastes, par la création d’une Haute
Instance du cinéma présidée par Mahmoud Ahmadinejad lui-même. Cette instance contrôle toutes
les institutions cinématographiques du pays, ce qui limite considérablement la diffusion du cinéma
indépendant iranien, si elle ne l’étouffe pas. De plus, l’accès aux salles est devenu beaucoup plus
difficile et la production de films « commerciaux » se multiplie.

Critères d’exercice de la censure


La censure étatique s’exerce d’abord sur le contenu des films, qui doit respecter un certain
nombre de préceptes essentiels officialisés sous Khomeiny : la sympathie du spectateur ne doit
jamais aller au pécheur ; absence de trafic de drogue ; respect du mariage et de la famille ;
interdiction de mettre en scène ou même de suggérer l’adultère ; absence de contact entre une
femme et un homme, même mariés ; absence de critiques concernant la religion (sauf s’il s’agit de
condamner ces pratiques). De même, le corps doit être couvert, le cinéaste ayant interdiction
d’utiliser des vêtements soulignant le corps des femmes ou un quelconque objet faisant référence
au modèle occidental (notamment la cravate). Il est également interdit de montrer un visage de
femme maquillée. Toutes ces contraintes mènent parfois à des situations ubuesques. Ces normes
de l’espace public s’appliquant aussi à l’espace privé, une femme doit en théorie garder son voile
en permanence, y compris lorsqu’elle dort. Chercheuse au CNRS et auteure d’un ouvrage sur le
cinéma iranien, Agnès Devictor estime qu’on peut, avec beaucoup de prudence, comparer cette
politique de censure au code Hays aux Etats-Unis entre 1934 et 1966 (le Motion Picture
Production Code est un code de censure rédigé par deux ecclésiastiques régissant la production
des films).
La censure s’exerce également sur la structure du film, c’est-à-dire sur la lumière, la musique, le
cadrage. Jusqu’en 1997 les lumières tamisées étaient ainsi interdites. De même les gros plans sur
les visages féminins restent proscrits. L’élaboration même du film est sujette à la censure  : les
lieux de tournages ne peuvent être mixtes et la vie privée des acteurs doit être conforme à la
morale islamique. Dans le cas contraire ils peuvent être empêchés de tourner (création d’une «
liste noire »).Enfin l’Etat contrôle jusqu’à la production et la distribution du film (notamment les
affiches). Pour parachever ce système de censure totalitaire, au sens propre du terme, le contrôle
étatique s’exerce même durant la projection (des gardiens sont chargés d’assister aux séances
pour s’assurer que le public n’enfreint pas la loi). Par exemple, les salles de cinéma doivent
comporter une salle de prière et n’étaient pas mixtes jusqu’en 2000.

Etre cinéaste en Iran


La sentence d’octobre 2011, condamnant Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof à plus de six ans
de prison pour avoir osé réaliser plusieurs films jugés contraires à l’éthique prônée par le régime
iranien, illustre le dilemme qui se pose aux cinéastes : l’exil ou le silence. Dès lors on différencie
deux types de cinéastes iraniens : les « insiders» et les « outsiders ». Stephan Zweig rappelle
dans Le monde d’hier que le plus souvent, « la contrainte stimule plus qu’elle n’étouffe ». Il
semble que cela soit le cas pour le cinéma iranien. Le réalisateur iranien Kiarostami, notamment
connu en Europe pour son film Le goût de la cerise (1996), déclare qu’il est «un arbre qui ne
donne pas de fruits hors de sa terre » et qu’en quittant l’Iran, il renoncerait non seulement à sa

3
carrière de cinéaste mais surtout à sa source d’inspiration principale : son pays. Il s’agit également
du point de vue des cinéastes iraniens ayant, comme Jafar Panahi, décidé de rester et ce au prix
de leur liberté. Mais quelles sont leurs motivations ?

Présenter un autre visage de l’Iran


L’habituel réflexe de nos sociétés démocratiques reste d’associer l’Iran à la répression et à la
dictature. L’objectif principal des cinéastes iraniens indépendants devient alors la promotion d’une
image positive de l’Iran, avec une volonté d’affirmer l’existence d’une vie culturelle iranienne, de
faire de l’Iran un pays mondialement connu pour son cinéma et non pour son gouvernement.
L’ambassadeur du cinéma iranien, Mamad Haghighat, évoque ainsi le souhait des cinéastes
iraniens de mettre en place une « résistance culturelle » en Iran. Cet objectif connaît des succès
concrets. Les nombreuses récompenses décernées par la scène internationale au cinéma iranien
témoignent de l’engouement, notamment européen, pour ce cinéma. La reconnaissance
internationale a débuté avec Le coureur d’Amir Nâderi (1985) et s’est poursuivie avec l’obtention
de la Palme d’Or pour Le goût de la cerise et de la Caméra d’Or décernée à Bahman Ghobadi en
2000 pour son premier long-métrage, Un temps pour l’ivresse des chevaux.

Délivrer un témoignage sur la scène internationale


A la différence des cinéastes exilés, les cinéastes résidant en Iran sont les témoins directs de
l’évolution de la société iranienne, et ne se limitent pas au souvenir de la situation précédant la
révolution. Faisant partie intégrante de la société, ils sont en mesure de l’observer et la
comprendre. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter l’image d’Epinal décrivant l’ensemble des
cinéastes iraniens comme des résistants. La plupart des cinéastes résidant en Iran suivent les
consignes du gouvernement afin de pouvoir produire leurs films sans tracasserie de la part des
autorités. Les cinéastes « résistants », choisissant de faire du cinéma un art libre en Iran, en dépit
des menaces de mort ou de détention, ne constituent qu’une faible minorité. En réalisant leurs
films à l’intérieur de l’Iran, ils visent en priorité le public iranien : le cinéma apparaît comme un
moyen efficace de porter un message différant de l’idéologie du régime, pouvant parfois faire
réagir la population. Au contraire, les films produits par des cinéastes ayant quitté l’Iran ne seront
jamais diffusés au sein du pays : leurs réalisateurs se concentrent sur l’impact de leurs œuvres à
l’étranger.

Les « outsiders »
Il existe une véritable solidarité entre les cinéastes exilés et ceux restés en Iran, comme en
témoigne la pétition pour la libération de Jafar Panahi largement soutenue à l’extérieur comme à
l’intérieur de l’Iran. Ayant choisi la liberté d’expression, une garantie de la diffusion de leurs films
et une plus large rémunération, les « outsiders» se tournent vers un cinéma plus politique. Ainsi,
le film autobiographique Persepolis de Marjane Satrapi (2007) dénonce le régime islamiste et sa
politique de répression à travers les yeux d’une jeune iranienne. Ce thème est récurrent chez les
cinéastes iraniens ayant fait ce choix. Marjane Satrapi l’évoque également dans Poulet aux
prunes (2011), où elle semble avoir voulu symboliser son pays d’origine sous les traits d’un des
personnages clés du scénario, Irâne. Les cinéastes en exil se veulent les témoins de la situation
iranienne, en tente de faire réagir en interpelant la scène internationale sur la situation de leur
pays

La société iranienne face à la censure


La société iranienne ne peut accéder aux films censurés par le régime que par le biais du marché
noir (la distribution sous le manteau de Persepolis donne un exemple récent de cette situation).

4
La population ne prend que rarement connaissance des films réalisés par le cinéma indépendant
iranien. Le régime la surveille mais garde également la haute main sur le monde des arts, par le
biais de de la Maison du cinéma et de la Haute Instance du cinéma. Sur deux cent films produits
en Iran chaque année (seuil fixé par la Haute Instance du cinéma), seuls vingt ne sont pas pro-
gouvernementaux ou pro-islamiques. Ces vingt films passés au travers des mailles de la censure,
ils restent peu susceptibles d’être vus par la population iranienne puisque seules 40 des 255
salles de cinéma en Iran ont officiellement le droit de diffuser des films. Peu de productions
indépendantes iraniennes sont donc connues de la population, à moins qu’elles ne suscitent un
succès international comme le film d’Asghar Farhadi Une Séparation (2011), vu par plus de 10%
de la société iranienne — ce qui constitue paradoxalement un pourcentage très important.  De
manière générale, les Iraniens se sont toujours avérés doués pour contourner la censure  : Patrice
Carré, journaliste à Cinécourt, parle d’une véritable « culture de la ruse » chez les Iraniens, qui
sont confrontés depuis longtemps à l’oppression et à la censure.

Les moyens utilisés par les cinéastes de l’intérieur


Etre subventionné par l’État ou passer à travers les mailles de la censure constitue un défi pour
les cinéastes indépendants et la plupart sont rattrapés un jour ou l’autre. Après la diffusion de son
film Hors-jeu, récompensé de l’Ours d’argent à Berlin en 2006, Jafar Panahi a ainsi été assigné à
résidence puis condamné à plusieurs années de prison et à vingt ans d’interdiction de travailler.
Ce film avait été dénoncé comme contraire à la morale islamique.
Les cinéastes doivent dès lors ruser pour donner une chance à leurs œuvres d’être diffusées.
Pour les films ouvertement critiques à l’égard du gouvernement, Jafar Panahi avait ainsi mis au
point une « double équipe de tournage ». La première équipe était un leurre et prenait, en cas de
danger, la place de la seconde équipe de tournage. Celle-ci tournait secrètement le film pouvant
être jugé contraire à l’éthique gouvernementale. La sémiologie, véritable grammaire
cinématographique qui codifie les relations humaines, est un autre outil utilisé par les cinéastes.
Elle permet de rendre plus explicite l’intrigue par l’usage de symboles et de sous-entendus. Ces
techniques se répartissent en trois ensembles de gestes.
Les gestes les plus utilisés comprennent le regard, le geste avorté et la scène de retour,
notamment afin d’éviter tout contact entre une femme et un homme. Par exemple, dans Le
Chant du cygne de Saeed Asadi (2001), le cinéaste a recours à cette technique pour éviter
tout contact entre le couple marié. Ainsi, l’homme fait mine de prendre sa femme par la
taille mais ne la touche pas. Le même procédé est utilisé dans Le Foulard bleu de
Rakhshân Bani-Etemad (1994). A deux reprises, la fille se penche vers son père mais recule
au dernier moment avant de l’embrasser : ce geste avorté laisse place au vide, à une action
en suspens.
Les éléments intermédiaires, qui comprennent le truchement de sens, l’objet inanimé et le
symbole, à nouveau dans le but d’éviter le contact physique entre la femme et l’homme. Le Chant
du cygne utilise cette technique lors de l’adieu d’un fils à sa mère, qui soulève son poignet et
l’embrasse avant de la quitter. En réalité, le fils ne soulève pas directement le bras de sa mère, il
le soulève par l’intermédiaire du manteau. Par conséquent, le jeune garçon n’embrasse pas
véritablement le poignet de sa mère mais le manteau : il y a eu certes contact mais par
l’intermédiaire d’un matériau, le tissu.
Les éléments de mise en scène au travers de la musique, des transitions et des hors champs
restent des procédés stylistiques privilégiés du cinéma iranien. Lorsque les personnages du
film Siâvash de Sâmân Moghadam (1998) sont attablés, une mélodie se fait brusquement
entendre, marquant un changement de rapport entre les personnages qui passent dès lors du
statut d’amis à celui d’amants.

5
Au-delà de ces codes, la suggestion joue également un rôle important. Elle s’observe dans A
propos d’Ellyd’Asghar Farhadi (2009), par les non-dits des personnages, ou dans Une
séparation qui ne dévoile pas la fin des événements, laissant le spectateur libre de toute
interprétation et réflexion. Pour les films ne parvenant pas à contourner la censure, le festival
annuel du cinéma iranien en exil reste une option non négligeable puisqu’il permet leur diffusion,
même restreinte.

Cinéma iranien, cinéma d’auteur


Il importe donc de distinguer le cinéma iranien auquel accède la population, c’est-à-dire le cinéma
islamique et les documentaires (cinéma lent, contemplatif, peu connu à l’étranger et très différent
des productions occidentales actuelles), du cinéma iranien visible à l’étranger. Peu de films
appartiennent aux deux catégories- les plus célèbres sont Une Séparation et À propos d’Elly- car
il est difficile pour les réalisateurs d’être assez habile pour respecter tous les codes imposés par
l’Etat, sans produire une simple œuvre de propagande. Leurs films sur la société iranienne
montrent à quel point elle est étouffante. Ces cinéastes connaissent néanmoins les limites à ne
pas dépasser et se gardent de suggérer que cet étouffement serait causé par l’Etat. Asghar
Farhadi, lors d’une interview donnée durant le festival de Berlin, explique à propos de son
film Une séparation : « mon boulot consiste à montrer une situation dans le moindre détail, mais
le « sale boulot » de juger, je le laisse au spectateur ». Les sujets de prédilection du cinéma
iranien contemporain sont le divorce, les enfants, et en général, tout phénomène de
société. Le thème du mensonge occupe néanmoins une place prépondérante et son traitement
est une constante du cinéma iranien. Golshifteh Farahani souligne son importance en déclarant  :
«depuis notre plus tendre enfance, dès le début, nous apprenons à mentir   ». Le mensonge
semble ici marquer la séparation entre les deux mondes où évolue la société iranienne : la vie
publique et la vie privée.

La profusion de la production cinématographique iranienne peut d’abord s’expliquer par la


politique de soutien de l’Etat, qui produit entre quarante et cinquante films par an. Le régime est
conscient que le cinéma est un loisir de masse et l’instrumentalise. Une large part de la population
iranienne est cinéphile, en particulier la classe moyenne regroupée dans les villes. Beaucoup de
capitaux étant consacrés au cinéma, il peut sembler logique que les études dans le domaine
soient longues et poussées. Les étudiants en cinéma consacrent un temps important à se former
à la photo et à l’image. Cette culture iconographique -c’est-à-dire l’interprétation de textes et de
concepts à travers les arts visuels- fait partie du riche héritage perse, comme le théâtre et la
poésie. Le cinéma se place dans la continuité de cette tradition plutôt orale, très axée sur l’image
et l’esthétique. Tous ces éléments participent à la qualité du cinéma iranien. Les réalisateurs
iraniens ne se situent pas nécessairement dans une logique marchande. Attachés à l’écriture, à
l’importance de montrer, ils développent un esprit d’urgence face aux contraintes posées par le
gouvernement, La société iranienne étant l’un des seuls thèmes abordables par les cinéastes, les
sujets traités par les films sont souvent très « humains » et intimes (le couple, la famille, l’amour,
l’amitié, l’attitude à adopter face à la société etc.). Ils possèdent une résonnance universelle,
traitant de questions auxquelles chaque être humain, de quelque nationalité qu’il soit, peut être
confronté, mais conservent des codes esthétiques et culturels proprement iraniens. Cette
combinaison entre exigence de l’esthétique, de la forme et profondeur des thèmes fait du cinéma
iranien un cinéma d’auteur invitant à la réflexion (en utilisant des symboles, en laissant une libre-
interprétation…). Ses codes de suggestion, la sémiologie, les fins en suspens constituent sa
principale spécificité et le distinguent du reste du cinéma mondial.

6
Les films parvenant à cet équilibre sont généralement ceux qui bénéficient d’un succès
international : le public occidental se sent touché par les thèmes traités et se montre curieux de
découvrir des codes esthétiques et éthiques différents des siens. Certains auteurs parlent même
d’une « mission universelle » du cinéma iranien. Le cinéma iranien s’exporte essentiellement en
Europe. Français et Allemands en sont friands et les films iraniens sont régulièrement présents
aux Festivals de Cannes et de Berlin. Ce cinéma s’exporte également là où les diasporas
iraniennes sont conséquentes, comme au Canada. Il s’exporte aussi en Inde, où Indiens et
Iraniens échangent techniques et conseils. Nombre d’Occidentaux se retrouvent dans les films
iraniens du fait du caractère contemporain, moderne, urbain des productions. La grande majorité
des films sont tournés à Téhéran. Contrairement au reste du pays, qui demeure très rural, les
immeubles ou la circulation dense de Téhéran rappellent les grandes villes occidentales. De
manière plus pragmatique, la couverture médiatique de l’Iran peut expliquer l’écho du cinéma
iranien en Occident. La censure, l’islamisme, la question nucléaire, les déclarations de Mahmoud
Ahmadinejad, les répressions, manifestations et emprisonnements des cinéastes mettent
régulièrement en lumière l’actualité iranienne, ce qui bénéficie également à ses productions
culturelles. L’intérêt pour l’Iran se traduit par une attention à la culture iranienne, qui passe
notamment par le cinéma. L’indignation face au traitement des cinéastes par le régime peut
également renforcer l’intérêt pour leurs réalisations. Poussé par la curiosité suscitée par le
« sensationnel », le spectateur occidental aurait presque la sensation de résister en allant voir un
film iranien.
Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi conclut de manière éloquente cet aperçu du cinéma
iranien. Ce film, qui n’en est pas un, illustre les contraintes auxquelles sont confrontés les
cinéastes la population. Panahi se filme ou est filmé par un de ses amis, cinéaste également,
dans son appartement où il est assigné à résidence en attendant que la justice rende son
jugement. Troublant, peu esthétique, le film voit le réalisateur errer dans son luxueux
appartement. Visible par les fenêtres, Téhéran ressemble à n’importe quelle ville de pays
développé : un MacBook air, un iPhone et d’autres produits typiquement occidentaux figurent
dans le décor, signe que la fermeture des frontières et la propagande anti-occidentale n’ont
qu’une efficacité limitée. Panahi caresse son iguane domestique, regarde des films, téléphone à
son avocate qui lui explique que les réactions internationales (pétitions et chaise vide au Festival
de Cannes) ne suffiront pas à le sauver : seules les réactions nationales peuvent influer sur son
jugement car il ne relève pas d’une « question de justice mais d’une question de politique ». On
voit le réalisateur discuter avec l’étudiant qui s’occupe des poubelles de l‘immeuble, parallèlement
à ses études. Celui-ci explique qu’il fait des études d’art mais qu’il est conscient, malgré son
implication et ses efforts, qu’il ne trouvera jamais de travail. Jafar Panahi reçoit l’appel d’un ami
pendant la fête du feu (nouvel an persan, considéré comme contre-révolutionnaire). Ce dernier se
fait arrêter en plein milieu de la conversation par la police : il détenait une caméra. Panahi
souligne le poids étouffant de la société, l’angoisse constante de la population et la résistance de
la population, qui participe à la fête du feu en dépit des contraintes des autorités.) En dépit de la
mobilisation internationale en faveur du cinéaste, une cour d’appel iranienne a confirmé la
condamnation de Jafar Panahi pour atteinte à la morale à six ans de prison et vingt ans
d’interdiction de filmer, de voyager ou de s’exprimer Ce film permet de rendre compte des
difficultés de la société iranienne, soumise à un enfermement physique (frontières) mais surtout
psychologique et intellectuel. Nous verrons  dans le prochain rapport de ce cycle d’étude consacré
à l’Iran que le football y constitue l’un des derniers espaces de liberté, où se mêlent slogans
religieux, mots grossiers et combat pour le droit des femmes.
 

Vous aimerez peut-être aussi