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LA PRATIQUE DE L’ENQUÊTE-INTERVENTION : QUELLES INFLEXIONS

DANS LE CONTEXTE D’AUJOURD’HUI ?

Christophe Dejours
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Martin Média | « Travailler »

2019/1 n° 41 | pages 87 à 95
ISSN 1620-5340
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-travailler-2019-1-page-87.htm
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La pratique de l’enquête-intervention :
quelles inflexions dans le contexte
d’aujourd’hui ?
Christophe DEJOURS
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Résumé : Dans ce texte sont d’abord récapitulées les modifications
apparues ces dernières années dans la symptomatologie et l’étiolo-
gie de la souffrance au travail. Sont ensuite examinées les évolutions
les plus caractéristiques dans la demande adressée au clinicien et au
chercheur par les entreprises. Ces modifications dans la symptoma-
tologie et surtout dans la demande exigent en retour que le clinicien
développe des habiletés et des compétences nouvelles. C’est sur l’ana-
lyse de ces dernières que porte particulièrement l’article.

La clinique du travail continue de venir


essentiellement par les enquêtes de terrain

L
’enquête-intervention reste et continuera d’être le truchement
par lequel sont produites les connaissances cliniques en psy-
chodynamique du travail. Si, un jour, cette pratique de l’en-
quête n’est plus possible ou si elle est interdite, il n’y aura plus de
progrès dans la discipline. Les connaissances accumulées avant cette
interruption pourront encore servir, mais elles seront insuffisantes
pour faire face aux questions pratiques soulevées par la souffrance au
travail. Dans d’autres champs disciplinaires, par exemple en sciences
de l’ingénieur ou en pharmacologie, l’évolution des pratiques rend
souvent caduques des connaissances plus anciennes qui sont parfois
récusées, parfois considérées comme inutiles. Dans le domaine de
la clinique du travail, la situation est un peu différente. Beaucoup de

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connaissances sur les stratégies de défense, sur l’intelligence au travail,


tant individuelle que collective, sur les réquisits de la sublimation et sur la
servitude volontaire..., resteront valides. Et elles continueront à servir de
référence pour comprendre ce qui adviendra des hommes et des femmes
dans leur rapport au travail. En revanche, la clinique de la souffrance et du
plaisir au travail continuera d’évoluer, mais, en l’absence d’enquêtes de
terrain, on sera dans l’incapacité de comprendre l’étiologie des tableaux
cliniques nouveaux qui apparaîtront.
Nous n’en sommes pas là. Nous pouvons aujourd’hui continuer
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d’aller sur le terrain et d’y recueillir des données empiriques significatives
sur l’évolution des formes cliniques de la souffrance au travail.

L’évolution des formes cliniques dans la période


actuelle
Étant en effet essentiellement déterminée par les contraintes impo-
sées au fonctionnement psychique par l’organisation du travail, la clinique,
de facto, se transforme à la suite des transformations de l’organisation du
travail.
−−La souffrance éthique, identifiée il y a 20 ans, est passée au premier plan
de la clinique en psychodynamique du travail.
−−Les tentatives de suicide et les suicides sur les lieux du travail continuent
de frapper les populations qui œuvrent dans de nombreuses branches
d’activité, en France comme à l’étranger (Duarte, Dejours, 2018).
−−L’épuisement professionnel s’est aussi transformé. Il n’est pas seule-
ment plus fréquent. Il a aussi changé de forme parce qu’il apparaît
non plus seulement comme un effet direct de l’intensification des
contraintes de temps et de cadences, mais souvent aussi comme un
effet secondaire de la souffrance éthique : en effet, c’est quand les tra-
vailleurs s’efforcent de ne pas céder sur la qualité de leur travail, qu’ils
cherchent par un surtravail, et par des efforts toujours plus importants,
à compenser la dégradation de la qualité imposée par la pression du
chiffre et de la « gouvernance par les nombres (Supiot, 2015) », jusqu’à
ce qu’ils soient arrêtés par des symptômes physiques et psychiques
d’épuisement professionnel.
−−Le harcèlement professionnel a aussi changé. Alors qu’il faisait l’objet
dans les années 2000 de formations spécialisées réservées aux cadres qui
le mettaient en œuvre sur ordre de leur hiérarchie, il se produit désormais

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« spontanément ». Comment ? Le management, entièrement polarisé par


la performance quantitative d’une part, de plus en plus indifférent aux
difficultés rencontrées dans leur travail par les subordonnés d’autre part,
n’accorde plus de temps ni de valeur à la fonction d’assistance et de
transmission du savoir aux subordonnés. Les fonctions du management
se réduisent à la transmission des ordres et des objectifs aux subordonnés
et à l’encodage des activités pour répondre aux demandes de chiffres
venant de leur hiérarchie. Rivé à ses tableaux sur l’écran de l’ordinateur,
le manager recourt prioritairement à la menace sur les subordonnés, pour
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tenter de faire gonfler la performance quantitative. Et, s’il a des espoirs
de carrière, il recourt progressivement, pour faire monter les chiffres
de son service, au harcèlement de ses subordonnés sans qu’on ait eu
besoin de lui en donner l’ordre. La plupart des managers, nolens volens,
recourent progressivement au harcèlement comme méthode privilégiée
de commandement ; ce que montre de façon particulièrement pertinente
le film de Nicolas Silhol : Corporate (Silhol, 2017).
−−Les stratégies collectives de défense se fissurent, ne se renouvellent plus
et tendent même à s’effacer, sous l’effet de l’évaluation individuelle des
performances qui, en exaltant la concurrence généralisée, tend à détruire
les collectifs et la coopération, ce qui accroît significativement le coût
psychique de la souffrance pour chaque individu.

L’évolution de la demande
La demande d’enquête, d’expertise ou d’intervention dans le champ
de la santé mentale au travail, relève à part entière de l’investigation cli-
nique stricto sensu. La demande, en effet, est la forme primordiale dans
laquelle s’exprime la souffrance. C’est la forme dans laquelle elle devient
appel à l’aide, c’est la forme dans laquelle elle s’adresse à l’autre. Dans
les années 1970-1980, la demande était essentiellement portée par des
groupes syndicaux. Dans les années 1980-2000, la demande a commencé
à être médiatisée, c’est-à-dire portée par une instance tierce : les services
de médecine du travail, les chsct. À partir des années 2000, la médiation
a monté d’un degré : elle se sert de plus en plus du droit et des juristes
comme bras de levier. Enfin, depuis quelques années, des demandes sont
formulées directement par certaines directions d’entreprises, essentielle-
ment dans les pme, les petites institutions, certaines unités de collectivités
territoriales.

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Depuis une quinzaine d’années, les syndicats formulent des


demandes étroitement associées à la volonté de donner plus de force à la
dénonciation du malaise ou de la souffrance au travail. Mais ils ne sont plus
capables de s’emparer des résultats de l’enquête, dont ils ont, non sans dif-
ficulté, obtenu le financement pour organiser la lutte et obtenir les transfor-
mations de l’organisation du travail qu’ils estiment justes. Dans la plupart
des cas, les organisations syndicales sont une force capable d’élaborer une
demande. Mais elles ont perdu beaucoup de leur force d’action et de leur
pouvoir d’obtenir des transformations des conditions et de l’organisation
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du travail. La conséquence directe, c’est une détérioration significative de
la condition des salariés de la base, et une forte tendance à la résignation,
voire à l’accablement ou à la capitulation, ce qui, du point de vue de la
santé, a des conséquences encore plus délétères.

L’action
Les conditions de possibilité de l’action se sont transformées en
profondeur. D’abord, en raison de l’affaiblissement du pouvoir syndical
à lutter et de la tendance de ces derniers à abandonner la lutte, au profit
d’un syndicalisme gestionnaire ou d’accompagnement. Ensuite, en rai-
son du tournant gestionnaire, qui ne signifie pas seulement le passage
du gouvernement par les lois à « la gouvernance par les nombres ». Le
tournant gestionnaire, c’est aussi l’éviction des ingénieurs et des gens de
métier des fonctions de direction des entreprises et des institutions. Et
c’est la prise du pouvoir par des gestionnaires qui n’ont pas de forma-
tion dans les sciences du travail. De ce fait, ces derniers sont incapables
de discuter l’organisation du travail, et ne savent pas comment analyser
ni négocier des transformations dans l’organisation du travail. Cela est
particulièrement sensible dans les pme, lorsque les directions n’ont plus
confiance dans le modèle gestionnaire et économique dominant. C’est
le cas, en particulier, des entreprises qui ont besoin de personnels tech-
niquement compétents et surtout de personnels fiables et stables à leurs
postes dans la durée. Pour obtenir cette stabilité du personnel technique-
ment qualifié, il faut que le travail soit compatible avec la santé. Et les
directions en question, formées de gestionnaires, ne savent pas comment
procéder pour améliorer l’organisation du travail. C’est la raison pour
laquelle émergent des demandes, désormais formulées par des directions
d’entreprises et de services en direction des chercheurs et des cliniciens
ayant des compétences en psychodynamique du travail.

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L’intervention en psychodynamique du travail, pour y répondre, est


obligée d’inventer des habiletés nouvelles. Car la demande prend souvent
la forme d’une demande de service et d’action, commanditée par la direc-
tion de l’entreprise à des consultants spécialisés, selon la formule d’un
service sous-traité. Or, l’intervention en psychodynamique du travail est
en tout point différente des interventions proposées par les cabinets de
consultants. Ces derniers, en effet, acceptent d’honorer les commandes
émanant de directions, et interviennent comme des sous-traitants. Ces
consultants sont généralement partisans du tournant gestionnaire, et
ignorent ou méprisent les sciences du travail. Ils ne traitent pas les ques-
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tions d’organisation du travail et leur intervention se solde souvent par
une aggravation de la situation des salariés et de la souffrance au travail.
Même lorsqu’elle s’adresse explicitement à des cliniciens, la
demande des directions a souvent la forme d’une demande de service
en sous-traitance pour réformer ou « améliorer » le management. Telles
quelles, ces demandes sont irrecevables en psychodynamique du travail.
La volonté d’une direction de transformer le management, en vue d’amé-
liorer le rapport entre santé mentale et organisation du travail dans leur
entreprise, n’est acceptable que si elle peut être pensée, conçue et portée
dans l’entreprise par les personnes ayant elles-mêmes des responsabilités
de management.
La demande initiale de mission sous-traitée doit donc être travail-
lée en sorte que les dirigeants et les managers acceptent une intervention
qui va, d’abord et avant toute chose, les mettre au travail. Il va leur falloir
apprendre à analyser l’organisation du travail, c’est-à-dire apprendre à
écouter les difficultés que rencontrent les personnels qu’ils dirigent, dans
les efforts que ces derniers fournissent pour essayer de traiter le décalage
entre organisation du travail prescrite et organisation du travail effec-
tive. Il arrive, parfois, que cette étape de travail de la demande aboutisse
à un résultat satisfaisant, mais c’est au décours d’une négociation qui
est toujours longue. Lorsque c’est le cas, c’est maintenant du côté des
chercheurs ou des cliniciens qu’il faut procéder à des remaniements des
modalités ou de la méthode de l’intervention, par rapport à ce qu’elle
était lorsqu’il s’agissait de répondre à une demande émanant des sala-
riés, de leurs représentants, du service de santé au travail ou du chsct.
L’intervention en psychodynamique du travail doit s’étoffer : les clini-
ciens, comme toujours, doivent conduire l’enquête sur le travail vivant
non plus des salariés seulement, mais aussi des managers. Cette enquête
repose toujours, comme à l’habitude, sur le volontariat, en l’occurrence
le volontariat des managers qui s’engagent avec les cliniciens dans

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l’­investigation. Mais il devient nécessaire que les cliniciens soient en


mesure de transmettre des connaissances sur l’intelligence au travail au
niveau individuel, et sur l’intelligence collective, c’est-à-dire sur ce qu’il
faut mobiliser comme compétences collectives pour traiter le décalage
entre coordination et coopération parmi les personnels qu’ils dirigent.
Le principe est le suivant : sur la base des données recueillies sur
le travail effectif des équipes grâce à l’enquête, il s’agit d’organiser des
séminaires de formation des dirigeants volontaires sur le travail vivant
et les principes sur lesquels peuvent se reconstruire les éléments consti-
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tutifs de la coopération, de la confiance et de la solidarité dans le travail.
Cette transmission des connaissances théoriques et conceptuelles n’est
rationnelle que si elle se réfère constamment à l’expérience du travail
individuel et collectif de cette entreprise et si elle repose sur l’analyse
du travail des dirigeants eux-mêmes. C’est la condition pour que les
participants à ces séminaires puissent :
– s’approprier les concepts,
– et les utiliser pour analyser et transformer l’organisation du travail.
C’est un changement important dans la pratique de l’intervention
dont je vais souligner quatre caractéristiques :
1 – Le clinicien ne peut plus s’en tenir à l’enquête proprement dite. Il
doit développer des habiletés très poussées en matière de transmission
des connaissances.
2 – Lorsque l’intervention progresse convenablement, de nombreuses
pistes d’action de transformation de l’organisation apparaissent. Mais
on arrive tôt ou tard à rendre visibles des contradictions entre les condi-
tions de possibilité d’amélioration de la santé mentale au travail, fondées
sur la qualité de la coopération dans les équipes d’un côté, et l’accroisse-
ment de la compétitivité de l’entreprise référant au modèle économique
standard et à la gouvernance par les nombres de l’autre. En effet, ce
modèle et cette gouvernance prônent l’utilisation de nombreux dispo-
sitifs visant précisément la neutralisation de la coopération, parce que
l’individualisation absolue y est posée comme le principe essentiel de
la montée en compétitivité. L’identification de la coopération et de ses
composants comme un capital particulier – le capital immatériel –, qu’il
s’agit précisément de développer, implique à la suite de faire évoluer le
modèle économique de l’entreprise. Or, ces questions de modèle écono-
mique seront tôt ou tard adressées au clinicien. Même si ce dernier ne
peut pas toujours devenir un spécialiste de l’économie entrepreneuriale
et du travail, il doit en connaître les principes et les bases. Ce sont donc,

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là encore, de nouvelles habiletés que le clinicien doit acquérir. Dans la


pratique actuelle, l’intervention en psychodynamique du travail auprès
des directions passe le plus souvent par la formation d’une équipe d’in-
tervention associant un économiste connaissant la psychodynamique du
travail à une équipe de cliniciens qui savent ce qu’est l’économie du
travail.
3 – Cette pratique de l’intervention a d’abord été expérimentée pour
répondre à des demandes formulées par des directions d’entreprise.
Mais elle n’est pas réservée aux directions. En effet, quand la demande
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vient d’un groupe syndical, ce sont les syndicalistes cette fois qui sont
confrontés à la question de la rationalité de l’action, quand ils veulent
s’emparer des questions d’organisation du travail. C’est pourquoi il
arrive maintenant que, dans des interventions demandées par des syn-
dicalistes, il faille, là aussi, à côté du temps spécifique de l’enquête
faite avec eux sur le travail vivant des salariés, consacrer du temps à la
transmission des connaissances sur l’intelligence au travail au niveau
individuel, et au niveau collectif de la coopération. Les syndicats, eux
aussi, ont besoin de formation aux sciences du travail et à la clinique du
travail pour pouvoir agir dans les chsct et dans l’action militante.
4 – Lorsqu’il s’agit d’une enquête-intervention portant sur les salariés et
non sur la direction de l’entreprise, les modalités de la restitution doivent
aussi évoluer en fonction des transformations des rapports de travail sous
l’effet du tournant gestionnaire. Jusqu’à une période récente, l’enquête
portant sur les équipes de travail faisait l’objet d’une transmission à
la direction de l’entreprise ou de l’institution, soit directement par les
chercheurs ou cliniciens, soit par l’intermédiaire du chsct. Mais cette
restitution était exactement identique à celle qui était faite dans un pre-
mier temps aux salariés ayant participé à l’enquête, et éventuellement
dans un deuxième temps au chsct. Pourquoi ? Parce que les actions, qui
pouvaient être initiées à partir de la restitution du rapport d’enquête en
matière de transformation de l’organisation du travail, étaient l’affaire
de négociations entre les partenaires sociaux de l’entreprise. Mais, dans
les entreprises où l’on intervient actuellement, à la suite des demandes
portant sur les rapports entre organisation du travail et santé mentale,
ou plus fréquemment à la suite des demandes formulées initialement en
termes de « prévention des risques psychosociaux », ou d’« améliora-
tion de la qualité de vie au travail », la situation est souvent assez dégra-
dée et le « dialogue social » ne fonctionne plus. En d’autres termes,
souvent depuis longtemps déjà, il n’y a plus d’espaces de délibération
dans l’entreprise. De sorte que la direction a perdu le rapport avec les

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questions soulevées par les difficultés que rencontrent les salariés dans
leur travail concret. Et il arrive alors que la direction ne comprenne pas
bien le contenu du rapport de restitution, ou plus fréquemment ne sache
pas quoi faire de ce qui figure dans le rapport, même lorsque la validité
de ce dernier a été reconnue par les membres de cette direction. C’est
pourquoi, il faut souvent modifier les modalités de cette restitution : il
s’agit alors non seulement de procéder à la restitution proprement dite,
mais de l’accompagner d’explications et de commentaires qui n’au-
raient pas été nécessaires si le dialogue social avait fonctionné convena-
blement jusque-là. Lorsque cette restitution se déroule de façon idoine,
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elle devient une première étape dans la reconstitution d’un espace de
délibération entre salariés et dirigeants de l’entreprise. Cette possibilité
d’action exige en retour de la part du clinicien l’acquisition d’habiletés
qui, jadis, n’étaient pas nécessaires.

Conclusion
Cette présentation est bien sûr sommaire. La base de connais-
sances nécessaires au clinicien, pour mener convenablement une inter-
vention dans le contexte actuel, est significativement plus importante
que par le passé. En particulier, elle suppose des connaissances appro-
fondies sur les trois dimensions de la coopération : coopération hori-
zontale, coopération verticale et coopération transverse. De surcroît, ces
connaissances ne doivent plus seulement être assimilées par le clinicien.
Ce dernier doit, en effet, pouvoir les mettre en forme de manière à en
assurer la transmission aux salariés et aux dirigeants. De la qualité de
cette transmission dépend l’amélioration de la coopération qui est un
chaînon intermédiaire fondamental en matière de santé mentale au tra-
vail et de prévention des pathologies en rapport avec l’organisation du
travail.
Christophe Dejours
Professeur émérite au Cnam,
Directeur de recherche à l’université Paris-Descartes,
Directeur scientifique de l’Institut de psychodynamique du travail

Bibliographie
Duarte A., Dejours C., 2018, « Le harcèlement au travail et ses conséquences
psycho­pathologiques : une clinique qui se transforme », L’Évolution psy-
chiatrique, (sous presse).

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Silhol N., 2017, Corporate, Film réalisé par Nicolas Silhol avec Céline Salette,
Violaine Fumeau, Lambert Wilson, Stéphane de Groodt, Jacques C ­ hambon.
Supiot A., 2015, La Gouvernance par les nombres, Paris, Éditions Fayard.

Mots clés : Clinique. Souffrance au travail. Symptoma­


tologie.
Demande. Enquête. Intervention. Action. Transmission des
­connaissances.
The practice of inquiry-intervention: what inflections in today’s
context?
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Abstract: This article first summarizes changes in recent years
regarding the symptomatology and etiology of suffering at work.
We then examine the most characteristic changes in the request
addressed to clinicians and researchers by business organizations.
In turn, changes in the symptomatology and above all in the request
call for the development of new skills and competences by clinicians.
This article is particularly concerned with an analysis of the latter.
Keywords: Clinical. Suffering at work. Symptomatology. Request.
Inquiry. Intervention. Action. Passing on knowledge.
La práctica de la investigación-intervención: ¿cuáles son las
inflexiones en el contexto actual?
Resumen : En este texto, primeramente se resumen los cambios que
han aparecido en los últimos años en la sintomatología y en la etio-
logía del sufrimiento en el trabajo.
Luego se examina las evolución de la demanda de las empresas diri-
gida al clínico y al investigador.
Estos cambios en la sintomatología y especialmente en la
demanda requieren que el clínico desarrolle nuevas habilidades y
­competencias.
Es sobre el análisis de estas últimas que se centrara el artículo.
Palabras clave: Clínica. Sufrimiento laboral. Sintomatología.
Demanda. Investigación. Intervención. Acción. Transmisión de
conocimientos.

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