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«Le changement climatique est lié à des enjeux de pouvoir, de dette... https://www.liberation.fr/debats/2020/10/07/le-changement-climat...

L E S R E N D E Z- V O U S D E L' H I S T O I R E D E B L O I S

«Le changement
climatique est lié à des
enjeux de pouvoir, de
dette, de conquête»
Par Thibaut Sardier(https://www.liberation.fr/auteur/13881-thibaut-
sardier) et Nicolas Celnik(https://www.liberation.fr/auteur/19850-
nicolas-celnik) — 7 octobre 2020 à 17:06

«Christophe Colomb dans les Caraïbes, les Anglais et les Français en Amérique du Nord
expliquent qu’en défrichant, ils amélioreront le climat.» Illustration Hulton Archive. Getty
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«Le changement climatique est lié à des enjeux de pouvoir, de dette... https://www.liberation.fr/debats/2020/10/07/le-changement-climat...

Pour Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, cela fait


cinq siècles que l’évolution des climats préoccupe
les humains et que, au-delà du cercle scientifique,
le sujet est central dans les débats politiques
et sociaux.

C’est un fait : dans le Connecticut comme dans de nombreuses contrées du


globe, la température augmente. Ce constat, cité dans les Révoltes du ciel. Une
histoire du changement climatique XVe-XXe siècle par Jean-Baptiste Fressoz
et Fabien Locher, remonte à… 1662. Winthrop, gouverneur de la province du
Nouveau Monde, espère convaincre Charles II que la colonisation a adouci le
climat grâce aux défrichements. Les deux historiens de l’environnement et
chercheurs au CNRS retracent dans cet essai l’intérêt ancien et constant pour
le changement climatique et le rôle qu’y jouent les humains, de la découverte
de l’Amérique à l’ère industrielle, en passant par la Révolution française. Seul
un «interlude», quelque part entre le XIXe siècle et la fin du XXe, fait
exception : le progrès technique permet à l’humanité d’oublier le climat
pendant quelques décennies. Autrement dit, alors que l’ampleur des
bouleversements actuels est immense, le regard que nous portons aux
changements climatiques n’est pas si inédit, ce qui influence la façon dont
nous nous attaquons au problème.

Vous montrez que le changement climatique préoccupe les


sociétés occidentales depuis la colonisation de l’Amérique.
Comment expliquer notre impression d’être confrontés à
des interrogations inédites ?
Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher : Une des raisons importantes
est qu’à partir de la fin du XIXe siècle, dans les pays riches, la vulnérabilité aux
aléas climatiques diminue beaucoup. Grâce au chemin de fer et à la
globalisation du marché des céréales, l’enchaînement entre mauvaise saison,
disette et émeutes, voire révolution, est cassé. Le climat n’a plus le caractère
politiquement explosif qu’il avait cinquante ans auparavant. Un interlude
s’ouvre peu à peu, qui prend fin aujourd’hui, durant lequel le climat a été

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délogé de nos consciences…

Votre livre parle beaucoup du cycle de l’eau et de la forêt.


Pourquoi est-ce central dans l’appréhension des
changements climatiques ?
J.-B.F. : Il faut se replacer dans le cadre de la théologie naturelle, du
créationnisme si vous voulez. La Terre y est vue comme une création parfaite,
habitable grâce à l’existence de grands cycles de matières, dont celui de l’eau
qui est pensé à toutes les échelles, du champ au globe. Or, à partir du XVIIIe,
on sait avec certitude que les forêts jouent un rôle important via les
phénomènes d’évapotranspiration. D’où l’idée qu’elles seraient garantes des
pluies et donc de la production agricole. Par ailleurs, les forêts ont à l’époque
une immense importance, que ce soit stratégique ou financière : elles servent à
fabriquer des bateaux de guerre et fournissent 40 % des revenus de
l’aristocratie dans certaines régions.

À L I R E AU SSI
Gouverner l'air du temps(https://www.liberation.fr/debats/2020/10/07/gouverner-l-air-du-
temps_1801693)

F.L. : Les forêts étaient aussi vitales pour les communautés paysannes, en
tant que ressources indispensables pour le bois, le pâturage, l’engrais, le
gibier… Or l’Etat moderne s’est en partie construit à travers la mainmise qu’il
a acquise sur les forêts, et notamment sur celles qui étaient des «communs»
des populations rurales. D’où des conflits incessants, qui se transforment
parfois en insurrections. En France, la technocratie forestière - bras armé de
l’Etat dans les campagnes - accuse sans cesse les populations de mal gérer
leurs bois, et donc de dégrader le climat.

J.-B.F. : Ce prisme des forêts est aussi une façon de montrer l’importance de
la période révolutionnaire pour la question climatique. De nombreux débats à
l’Assemblée nationale concernent alors les forêts «nationales» confisquées à la
noblesse et au clergé. Ces bois fournissent à l’Etat français un gage stable pour
ses emprunts, mais il est aussi tentant de les vendre pour renflouer les caisses.
Sous la Révolution et dans les décennies suivantes, la question ressurgit sans
cesse au Parlement : et à chaque fois, on débat du changement climatique qui

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pourrait menacer la France si elle dilapidait son patrimoine naturel. Par


ailleurs, avec la Révolution, triomphe une conception neuve et radicale de la
propriété individuelle : pour les élites parisiennes de la Révolution, il est aussi
essentiel d’expliquer aux paysans de l’an II que la nouvelle «liberté» ne
consiste pas à envoyer paître ses animaux dans les forêts privées, ni d’aller y
couper du bois. Ici aussi on les accuse de risquer de changer le climat pour le
pire.

La découverte d’une enquête sur le changement climatique


lancée en France en 1821 est à l’origine de votre livre.
Pourquoi vous a-t-elle semblé importante ?
F.L. : Ce carton d’archives était une rencontre avec l’étrangeté : nous y avons
découvert qu’au début du XIXe, un ministre de l’Intérieur écrit à ses préfets
pour leur demander si les climats de la France changent et si l’Homme est
responsable. En lisant les réponses, on voit que la question ne surprend pas
ses interlocuteurs : elle est déjà partie prenante de leur univers mental. Cela a
été une surprise qui a amorcé notre enquête.

J.-B.F. : A la fin des années 2000, quand nous sommes tombés sur ces
cartons, l’ambiance était plutôt optimiste. On s’émerveillait des COP et de la
gouvernance globale du climat. Des intellectuels comme Ulrich Beck
défendaient l’idée que nous étions entrés dans une nouvelle époque, la
«modernité réflexive», avec des sociétés enfin aptes à placer les questions de
risque et d’environnement au cœur du politique. Tout cela nous paraissait un
petit peu naïf au regard de la réflexivité climatique globale que nous
découvrions deux siècles avant.

F.L. : Nous avons alors cherché à faire deux choses. D’abord, exhumer
l’histoire de longue durée des débats, des savoirs et des luttes prenant pour
objet le changement climatique. Ensuite et en même temps, montrer comment
l’agir humain sur le climat a été, dans de nombreux contextes, au cœur
d’enjeux de pouvoir, d’affrontements politiques, de rapports de domination.
Dans le livre, nous analysons ainsi la place qu’occupe cette question dans toute
l’histoire de l’impérialisme européen. Entre le XVe et le XVIIIe siècle, cela
prend la forme d’une promesse : Christophe Colomb dans les Caraïbes, les

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Anglais et les Français en Amérique du Nord expliquent qu’en défrichant, ils


amélioreront le climat - ce qui sanctifie leur entreprise et popularise la cause
de la colonisation en métropole. C’est aussi un discours de souveraineté.
L’homme blanc est légitime à s’approprier ces terres car les autochtones n’en
ont rien fait : ils n’ont pas su améliorer leur climat qui, comme eux, est resté
sauvage. Au XIXe et au début du XXe, les colons britanniques en Inde, les
Français dans le Maghreb, iront plus loin en accusant les populations d’avoir
détruit les écosystèmes et donc les climats de leurs lieux de vie. C’est que,
comme l’écrit un colon algérien, l’arabe serait «l’ennemi de l’arbre».
L’entreprise impériale se présente alors comme une œuvre de restauration
forestière et climatique !

La colonisation d’îles comme Maurice a été longtemps été


analysée comme un moment d’émergence de la conscience
environnementale. Dans votre livre, vous relativisez ce point.
Pourquoi ce choix ?
J.-B.F. : L’action de l’administrateur Pierre Poivre à l’île de France (Maurice)
à la fin du XVIIIe siècle a en effet été érigée dans un livre important de
l’historien Richard Grove (1) comme un moment clé, avec une vision de l’île
comme territoire sentinelle de l’effondrement écologique, où les changements
se voient très vite. Or cela n’a rien d’évident : les inquiétudes sur la disparition
de la forêt, que l’on pensait indispensable au maintien des pluies, n’étaient pas
fondées car ce sont les océans qui fournissent une grande partie de l’humidité
de ce territoire insulaire. C’est bien plus ce qui s’amorce en France à compter
de la Révolution qui nous semble important. Nous montrons qu’il s’y passe
quelque chose de spécifique, comparé à tous les contextes nationaux que nous
avons étudiés : une politisation extrême de la question de l’agir climatique
humain qui marque les années 1790-1860. Dans ces décennies, chaque camp
politique lutte pour imposer sa vision de l’ordre social - et écologique. Pour les
partisans de la Restauration, la noblesse, par son enracinement historique, est
celle qui peut par excellence penser le temps long : elle est donc vouée à gérer
les forêts et donc le climat. Une question centrale est aussi la place que le
marché doit occuper dans la vie du pays : les libéraux veulent un Etat minimal,
qui ne se mêle pas de réguler les usages de la nature. En face, on invoque la

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dégradation du climat qui viendrait avec la dérégulation…

Le changement climatique sert donc souvent à mettre en


accusation.

J.-B.F. : Oui, et c’est une arme très puissante. Elle permet d’agir au nom
d’intérêts supérieurs : la sauvegarde de l’agriculture, la protection contre les
catastrophes que provoquerait un dérèglement du cycle de l’eau…

F.L. : C’est effectivement un fil rouge : celui d’un «orientalisme climatique»,


c’est-à-dire d’une façon de caractériser «les autres» - les pauvres, les colonisés,
les ruraux - en référence à leur incapacité (supposée) à conserver ou à
«améliorer» leurs climats. C’est depuis longtemps un critère de
hiérarchisation des groupes humains, à côté des références à la race ou à
l’arriération culturelle. Aujourd’hui, on accuse les populations des pays
pauvres de mal gérer leurs ressources, leurs écosystèmes. Ce discours n’est pas
neuf.

La production scientifique aboutit pourtant à une impasse, à


un moment donné, sur la question du changement
climatique.
F.L. : La première chose que nous soulignons, c’est la prise en charge
scientifique très ancienne du problème : dès le XVIIe siècle en Angleterre, et
au XVIIIe siècle avec la naissance de la climatologie historique. Puis au
XIXe siècle, les débats font rage entre savants sur une possible action humaine
sur le climat. Mais aucune conclusion nette ne se dessine, faute de preuves
irréfutables. La climatologie va alors se construire, à la fin du XIXe siècle, en
faisant le pari d’une fixité du climat à l’échelle des temps historiques : le climat
change (comme en témoignent les âges glaciaires) mais à des rythmes si lents
qu’histoire humaine et histoire climatique sont déconnectées. Au même
moment, le spectre des disettes reflue. Et on assiste à un glissement progressif
dans l’échelle des menaces : la dégradation des sols causée par l’homme
s’impose peu à peu comme péril écologique majeur. Cette évolution s’amorce
d’abord en Europe, puis elle s’accélère avec le dust bowl, cette érosion à

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grande échelle des plaines de l’Ouest, qui frappe les Etats-Unis dans l’entre-
deux-guerres. Cette catastrophe a une grande influence sur les politiques
environnementales étasuniennes, qui donnent le la après 1945 en plaçant au
centre la question des sols. Au total la menace d’un changement climatique
causé par les humains s’éclipse peu à peu des consciences entre la fin
du XIXe et les premières décennies du siècle suivant. L’interlude sera bref…

Vous évoquez peu dans le livre ces quarante dernières


années. Quels sont pour vous les enjeux théoriques qui se
posent ?
J.-B.F. et F.L. : Ce livre ne parle pas directement de la situation présente,
même s’il nous aide à mieux comprendre notre apathie face au changement et
à relativiser la nouveauté de nos savoirs et de nos inquiétudes écologiques.
Mais il montre comment la question du changement climatique a été
intimement liée, historiquement, à des enjeux de pouvoir, de capital, d’Etat,
de dette, de conquête… Alors comment faire face aux menaces du présent ?
Sans doute en reconnaissant que la crise que nous affrontons est moins une
affaire de savoirs, de valeurs ou de «vivre-ensemble» avec les «non-humains»,
que de rapports de force, de processus économiques, de réalités
géostratégiques.

(1) Green Imperialism. Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of
Environmentalism, 1600-1860.

Thibaut Sardier (https://www.liberation.fr/auteur/13881-thibaut-sardier) , Nicolas Celnik


(https://www.liberation.fr/auteur/19850-nicolas-celnik)

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