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CHAPITRE I

L’État
« On ne peut pas arriver à une connaissance scientifique convenable
du droit administratif sans prendre appui sur une théorie du droit
et de l’État ».
R. BONNARD
Précis de droit administratif,
3e ÉD., Paris, LGDJ, 1940, p. 21.
Traité de droit administratif

Les lignes qui suivent vont nécessairement revêtir un aspect un peu « décalé » par
rapport aux autres chapitres du présent livre dans la mesure où elles sont de la plume
non pas d’un administrativiste, mais d’un constitutionnaliste. De cette circonstance,
qui pourrait représenter un inconvénient non négligeable à l’heure de la spécialisa-
tion accélérée des savoirs juridiques, peut néanmoins surgir un avantage, celui du
regard toujours un peu neuf apporté par le non-spécialiste sur un domaine cultivé
par des spécialistes qui pourraient en oublier l’originalité à force de l’avoir labouré.
Un tel regard décalé pourrait aussi invoquer la caution de Gaston Jèze, écrivant dans
son grand ouvrage : « La séparation du droit constitutionnel et du droit administratif,
constamment faite en France, est tout à fait factice. Elle ne répond pas aux faits poli-
tiques et sociaux. » (Principes généraux du droit administratif, 3e éd., tome II, Giard,
1930, p. 213, note 1). Certes, aujourd’hui l’enseignement du droit administratif est
très séparé de celui du droit constitutionnel. Mais ne devrait-on pas tenter de réduire
la distance qui s’est instaurée entre les deux ? D’une certaine manière, ce chapitre
entend contribuer à cette opération.
La difficulté est évidemment de savoir comment l’on doit procéder. L’interro-
gation qui a guidé nos brèves réflexions sur ce thème de l’État apparaît comme
rétrospectivement double. On peut se demander d’abord : Que nous enseigne le
droit administratif sur l’État ? Mais on peut se poser aussi la question inverse : Que
nous enseigne la théorie de l’État sur le droit administratif ? Évidemment, les admi-
nistrativistes se préoccupent surtout de la première question, ou plus exactement,
ils entendent décrire l’État du point de vue du droit administratif. Le risque d’une
telle entreprise est de faire varier la vision de l’État dans chaque discipline. N’a-
t-on pas appris depuis quelque temps qu’il existait une conception de l’État selon
le droit européen ? Ce qui risque alors d’être perdu de vue dans cette diffraction
du concept d’État selon chacune des disciplines du droit public, c’est son unité.
C’est pourquoi il faut toujours avoir un peu en vue une certaine théorie de l’État
pour conserver à ce concept son unité qui fait son intérêt. Bref, il s’agit de conci-
lier le plus possible ces deux exigences contradictoires : tenir compte de la spéci-
ficité du droit administratif quand il est confronté à la question de l’État et rendre
justice ici au caractère transversal de l’État qui existe aussi, indépendamment du
droit administratif.
La lecture ici proposée entend mettre l’accent sur le fait que l’État, vu sous l’angle
du droit administratif, se caractérise comme l’État en action. L’État, qui agit, entre
en contact par l’intermédiaire de son Administration avec les individus, les parti-
culiers et les groupements. C’est la différence majeure avec le droit constitutionnel
qui ne touche pas directement tous les individus puisqu’il concerne essentiellement
les rapports entre les gouvernants et les gouvernés, – du moins le droit constitu-
tionnel institutionnel, celui qui ne concerne pas les droits et libertés. En revanche,
le droit administratif régit et organise l’action de l’État dans la société grâce à cet
appareil qu’on appelle l’Administration. Si l’on prend cette action de l’État comme
clé de lecture principale du droit administratif, alors le regard que l’on porte sur la
discipline est modifié. Ce n’est pas le contrôle du juge, le contentieux administratif,
qui doit se situer au premier plan, mais bien plutôt les modalités d’action de l’État

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L’État

(c’est-à-dire de l’Administration)1. Cette action peut prendre deux formes très diffé-
rentes : la police et le service public. Autrement dit, le droit administratif porte sur
l’activité juridique de l’État saisie à travers son bras séculier qui est l’Administration.
Un des avantages de prendre pour fil directeur l’État en action, c’est qu’il oblige à
s’interroger sur ses moyens d’agir. C’est ici qu’a lieu la rencontre douloureuse entre le
droit et l’économie par l’intermédiaire de la question centrale du financement de l’ac-
tion de l’État. On sait aujourd’hui que « même en social-démocratie, les États, endettés,
ne peuvent plus assumer seuls leurs missions d’intérêt général »2. Ainsi le droit admi-
nistratif est-il frontalement remis en cause par le simple fait que l’État a perdu de plus
en plus le monopole d’accomplir les missions d’intérêt général et qu’il est contraint,
pour des raisons financières, d’inventer des moyens de « faire faire » par des opéra-
teurs relevant du secteur privé au moyen de différentes formes contractuelles3. La
mode est de ne plus parler de l’État qui « administre », mais de l’État qui « régule »
l’action (sorte d’État postmoderne). Mais si l’État ne s’occupe plus directement de la
« chose publique », il perd alors l’essentiel de sa légitimité à agir.
Comme ce chapitre voudrait surtout inciter le lecteur à comprendre le droit
administratif comme un droit éminemment politique, il ne contient pas tous les
thèmes obligés qui figurent dans les manuels de droit administratif : la personna-
lité juridique de l’État, la décentralisation et la déconcentration, les services minis-
tériels et les services déconcentrés de l’État, la production des sources norma-
tives du droit administratif (le pouvoir réglementaire notamment) qui concerne au
premier chef le Gouvernement. Ainsi, le chapitre sur « Les structures administra-
tives » du manuel de René Chapus commence par une section intitulée « l’État »
(Droit administratif général, tome I, 15e éd., Montchrestien, 2001, p. 201 s.) et le
présent Traité contient des chapitres très précieux sur des thèmes connexes à des
questions ici étudiées (par ex, « L’administration et l’élaboration des normes » :
v. infra, Chapitre V, Titre II de cette Partie, et « Les personnes publiques spécia-
lisées » : v. infra, Chapitre III, Titre II de cette partie). L’étude ici menée voudrait
d’abord mettre en évidence la progressive disparition de l’objet étatique dans la

1. On doit ici être bref sur les raisons pour lesquelles le droit administratif français, à partir de Lafer-
rière, a été bâti à partir du contrôle et non de l’action. V. ici les remarques de P. Gonod (s’appuyant
aussi sur les travaux de P. Legendre et J.-J. Gleizal), « La réforme du droit administratif : bref aperçus du
système juridique français », in M. Ruffert [dir.], The transformation of administrative law in Europe. La
mutation du droit administratif en Europe, Seiller, Munich, 2007, p. 72-73.
2. Entretien avec F. Picard, « Alter Equity », Le Monde du 5 mars 2011.
3. En réalité, quelle que soit l’ingéniosité des nouveaux agencements ou mécanismes juridiques et finan-
ciers (partenariat public privé, par exemple) visant à régler l’action de l’État, le recours à ces diverses tech-
niques est non seulement un artifice juridico-comptable permettant de dissimuler l’accroissement de la
dette de l’État et les collectivités publiques (« Le partenariat public/privé, un cache dette ? », Le Monde du
28 avril 2011) mais aussi le fait que la facture finale de la délégation est acquittée, non plus par les contri-
buables, mais par les usagers. Ce transfert des contribuables aux usagers a une signification précise : les
usagers qui ont le plus besoin des services publics sont les gens modestes et pauvres et donc ce sont eux
qui sont les principales victimes de ces mutations du droit administratif. La doctrine contemporaine garde,
le plus souvent, un silence pudique sur la question de savoir qui paie l’addition, mais on verra en analysant
les écrits de Maurice Hauriou que la doctrine classique était parfaitement consciente des enjeux politiques
et sociaux du droit administratif (v. infra, Section 1, § 2, B)

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Traité de droit administratif

science contemporaine du droit administratif et s’interroger sur les raisons et la


portée d’un tel phénomène, surprenant à maints égards (1). Un tel constat conduit
à proposer, ensuite, un court plaidoyer en faveur d’une reprise en considération de
l’État pour la compréhension du droit administratif (2).

SECTION 1
RÉFLEXIONS SUR « L’OUBLI DE L’ÉTAT »
DANS LA DOCTRINE ADMINISTRATIVISTE
CONTEMPORAINE

Quand on consulte les nombreux manuels contemporains de droit adminis-


tratif, on observe, non sans surprise, qu’il n’y a pas de mise en relation expli-
cite entre l’État et le droit administratif. Plus exactement, on a l’impression que
l’État n’est pas « théorisé » par la doctrine administrativiste contemporaine. De
cet étonnement initial résulte le sens de notre interrogation : Pourquoi cet oubli
de l’État alors que celui-ci est au cœur du droit administratif ? Mais cette première
question est peut-être naïve et surtout anachronique si l’on ose alors soulever une
question bien plus radicale : Si l’État n’est plus, de nos jours, au cœur du droit admi-
nistratif, n’est-ce pas parce qu’il n’y aurait plus d’État ? Mais alors s’il n’y avait plus
d’État, pourrait-il y avoir encore un droit administratif ? Ces dernières questions
sont un peu vertigineuses, même si le diagnostic de la mort ou de la péremp-
tion de l’État a déjà été posé par d’éminents juristes. On n’essaiera pas ici d’y
répondre intégralement, se contentant plus modestement de creuser cette hypo-
thèse d’un oubli de l’État dans la doctrine contemporaine. On voudrait plutôt, dans
un premier temps, dresser brièvement ce constat de l’élision de l’État. Il s’agira,
ensuite de contraster cette situation avec la prépondérance — voire l’omnipré-
sence même — de l’État dans la doctrine administrativiste classique. Enfin, on
voudrait, pour finir, rendre compte des raisons qui ont rendu possible ce passage
de l’ancienne situation à l’actuelle situation, de ce « trop-plein d’État » à ce « vide
sidéral d’État » pour exagérer le contraste.

§ 1 Le constat initial : l’oubli de l’État


dans la science contemporaine
du droit administratif
De nos jours, l’État n’est plus un concept pensé par la doctrine administrati-
viste. Tel est le constat de départ que l’on peut faire sans intention polémique en

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L’État

se contentant de parcourir la littérature existante, sans viser à une quelconque


exhaustivité. Commençons par les manuels et par celui qui a incontestable-
ment dominé la littérature de droit administratif depuis trois décennies : le grand
manuel de René Chapus (Droit administratif général, op. cit.). La lecture de l’intro-
duction générale réserve une surprise : le mot d’État n’y apparaît pas même une
seule fois (sauf dans l’expression Conseil d’État, et une autre fois pour les « États
étrangers »). On y apprend que le droit administratif est constitué des « règles de
droit public » qui régissent l’activité de l’administration et que les questions que
se pose la doctrine en la matière sont celles de savoir comment définir ce droit
(critère du service public ou de la puissance publique) et comment comprendre
l’autonomie du droit administratif par rapport au droit commun. Certes, le lecteur
un peu averti sait que nombre de concepts ici employés — l’administration, la
puissance publique, le service public et même le Conseil d’État — ne sont que des
manières indirectes de parler de l’État. Mais le lecteur non prévenu ne peut pas
percevoir le fait qu’il y aurait une liaison de principe entre le droit administratif
français et l’État, alors même que cette introduction est censée présenter le droit
administratif dans toute son ampleur.
Le même constat pourrait être fait à propos des autres manuels contemporains
et de la lecture de leurs introductions où est discuté l’objet de la discipline. L’État
ne figure pas dans la définition du droit administratif qui est tantôt qualifié de
« l’ensemble des règles du droit public français qui s’appliquent à l’activité admi-
nistrative » (D. Truchet, Droit administratif, PUF, 2008, p. 28) — même si le droit
public y est défini comme s’appliquant à l’État et à ses relations avec des tiers
— tantôt comme « l’ensemble des règles spéciales qui régissent l’activité admi-
nistrative » (P.-L. Frier, J. Petit, Précis de droit administratif, 5e éd., Montchrestien,
2008, n° 40, p. 30). Dans certains manuels, le mot même d’État ne figure même
pas dans l’Index (D. Truchet, op. cit. ; J.-L. Autin et C. Ribot, Droit administratif
général, 5e éd., Litec, 2007]). Le plus souvent, il est évoqué indirectement dans les
développements inévitables sur la décentralisation ou la déconcentration, ou bien
encore dans l’exposé des formes d’intervention de l’État. Il faudrait ici évidem-
ment nuancer ce tableau car certains manuels évoquent explicitement la question
de l’État, en s’interrogeant sur son rôle et sa légitimité (G. Dupuis, M.-J. Guédon,
P. Chrétien, Droit administratif, 10e éd., A. Colin, 2010, p. 117-119) tandis que
d’autres auteurs ont fait de l’État le thème privilégié de leurs recherches (J. Cheval-
lier, L’État postmoderne, 3e éd., LGDJ, 2009).
De là à déduire que la disparition de l’État dans les développements qui trai-
tent de l’objet du droit administratif signifie la disparition de l’État en droit admi-
nistratif, il y a un pas à faire, et nous ne le franchirons pas. En effet, l’État est
bien présent dans les manuels, mais seulement à titre d’élément important, et
non exclusif, consacré à « l’organisation administrative » ou aux personnes admi-
nistratives. René Chapus en traite, dans le chapitre précité plus haut et il le décrit
comme une « collectivité publique unique en son genre » (op. cit., n° 201, p. 159 —
dans le même sens, D. de Béchillon, « L’État est-il une personne morale comme les
autres ? », in AFDA, La personnalité publique, Litec, 2007, p. 127-132). Il aurait une

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Traité de droit administratif

triple spécificité : d’abord, il englobe à sa façon les autres collectivités publiques.


Ensuite, il est une institution non seulement administrative, mais aussi politique,
et en cela, il se distingue des collectivités territoriales. Enfin, pris comme une
administration, il se caractérise par sa complexité en raison de sa dualité organi-
sationnelle : l’État peut s’appuyer à la fois sur une « administration centrale » et
sur des « services extérieurs » de l’État. On enseigne alors que l’administration est
subordonnée au Gouvernement (art. 20 Const. 1958), que les plus hautes autorités
politiques (président de la République, Premier ministre et ministres) se compor-
tent comme des autorités administratives quand elles prennent des actes admi-
nistratifs. Le point d’intersection entre le droit constitutionnel et le droit adminis-
tratif est donc constitué par les autorités politiques, exerçant le pouvoir exécutif
et prenant des actes administratifs. Ainsi, le passage obligé de tous les manuels
consiste à décrire les particularités du pouvoir réglementaire, expression normative
du pouvoir qu’a l’État de créer le droit. Par ailleurs, le droit administratif devrait
aussi étudier l’administration territoriale de l’État dont l’institution symbole serait
le préfet, mais ce genre d’études est de plus en plus relégué dans les manuels
portant sur les institutions administratives.
Quelle que soit l’importance des développements (qui varient selon chaque
manuel), une chose est sûre : si l’État est certes encore étudié en tant qu’institu-
tion administrative, il n’est pas — il n’est plus — au centre de la construction du
droit administratif. On ne discute plus de sa nature, ni du sens même de l’expression
d’État alors que celle-ci, comme on le verra, est loin d’être univoque (v. infra, II). Tout
se passe comme si la théorie générale de l’État ou la théorie de l’État ne venait
plus féconder la discipline qu’on appelle le droit administratif, y compris dans ce
qu’on appelle le droit administratif général.
Un phénomène de déréalisation du droit administratif — Cette disparition de l’État
n’est peut-être pas étrangère à la tendance à un certain irréalisme du droit admi-
nistratif au sens d’une coupure de plus en plus forte de ce droit avec la réalité
vivante de son environnement. En raison de son double tropisme contentieux
et normatif (v. infra), il étudie de plus en plus les actes administratifs plutôt que
l’activité juridique de l’administration, tout comme il étudie davantage le Conseil
d’État que les administrations d’État. Ici, la domination de la conception formelle
des fonctions de l’État par rapport à la conception matérielle a joué un rôle décisif.
Quand on parcourt les manuels, on peut croire que tout se passerait de nos jours
comme si derrière les questions de normes, de légalité, de hiérarchie des normes,
d’enchevêtrement des normes — ah le fameux « dialogue des juges » entre Paris,
Luxembourg et Strasbourg ! … —, de services publics, ou de tant d’autres moyens
de technique juridique, etc., le droit administratif pouvait se dispenser d’étudier
l’État, acteur pourtant principal en contact avec les particuliers et les groupements.
De même, au lieu de privilégier l’État, on accorde davantage d’attention aux
acteurs individuels que sont les gouvernants, les fonctionnaires ou agents publics.
Ce phénomène est encore plus marquant pour ce qui concerne le grand cours de
droit administratif (2e année) qui apparaît de plus en plus comme le cours de droit
administratif général par rapport auquel les cours de 3e année de licence et de

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L’État

master 1 (4e année) apparaissent comme des cours de droit administratif spécial.
Ce phénomène de balkanisation de la discipline revient à renvoyer à plus tard, et
pour certains étudiants à jamais — on songe aux étudiants qui deviendront priva-
tistes —, l’étude de la fonction publique ou des services publics de sorte que, de
plus en plus souvent, c’est la partie la plus « normative », la plus formelle, et la
moins matérielle du droit administratif, qui est étudié dans le grand cours de droit
administratif. Or s’il y a bien une matière où l’on doit réfléchir sur ce qu’est l’État
pour comprendre les notions qui sont en jeu, ce sont bien le droit de la fonction
publique, le droit des grands services publics ou le droit public économique.
Résumons : le triomphe du positivisme le plus rigoureux, combiné avec une
sorte d’idolâtrie pour la hiérarchie des normes cultivée à l’excès en raison de la
priorité accordée au principe de légalité et de la découverte, plus récente, des prin-
cipes de constitutionnalité et de conventionnalité, a conduit beaucoup de juristes
à communier dans la foi selon laquelle la science du droit administratif ne serait
qu’une pure et simple technologie des normes — certes une technologie haute-
ment sophistiquée qui fait les délices des commentateurs de ce droit désormais
aussi « européanisé ».
Mais comme si ce premier phénomène ne suffisait pas, il en est un second qui
a encore plus d’impact sur l’absence de prise en considération de l’État. C’est la
progressive autonomisation de la discipline par rapport à ce qui apparaît aujourd’hui
comme des sciences auxiliaires du droit administratif. Deux faits convergents ont
accéléré l’Isolierung (courant doctrinal allemand qui à la fin du XIXe siècle, a voulu
« isoler » la science du droit de toute autre considération historique, politique et
philosophique) normatif du droit administratif. Le premier, le plus ancien dans le
temps, est la coupure institutionnelle entre le droit administratif et la science admi-
nistrative. Celle-là était censée vivifier celui-ci en étudiant les acteurs et en rappe-
lant aux étudiants que le contentieux n’était que la « pathologie du droit » pour
reprendre l’expression si parlante de Jean Carbonnier. Mais les deux disciplines
ne sont plus en contact ; l’enseignement du droit administratif est de moins en
moins ouvert aux acteurs, à ceux qui font le droit et à ce qu’on pourrait appeler la
« vie » administrative. De son côté, la science administrative tend à devenir de plus
en plus une sociologie des politiques publiques, voire une « science du gouverne-
ment » (faux nez des politiques publiques) censée réanimer une science politique
française à bout de souffle. On peut craindre qu’une telle évolution de la part de la
sociologie provoque chez les juristes la même réflexion crispée que celle éprouvée
par le constitutionnaliste devant l’évolution de la science politique en une socio-
logie des acteurs dont la caractéristique principale est qu’elle se désintéresse des
institutions politiques. Très rares sont les administrativistes qui mêlent les deux
disciplines ; de ce point de vue, la contribution dans ce Traité de Jacques Caillosse
(supra, Chapitre préliminaire, Titre I de cette Partie) est une heureuse exception.
D’autre part, le droit administratif qui s’intitulait un temps, « droit administratif et
institutions administratives » au même moment où l’on enseignait, parallèlement,
le « droit constitutionnel et institutions politiques », s’est réduit à son enveloppe
purement normative. L’étude des institutions administratives fait l’objet, dans

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Traité de droit administratif

certaines universités, d’un cours à part, et dans d’autres, d’un cours plus large sur
les institutions judiciaires et administratives. Les étudiants perdent ici par cet effet
massif de spécialisation la vue d’ensemble du droit administratif. Or, précisément,
l’un des intérêts d’une analyse du droit administratif centrée sur l’État tient juste-
ment qu’elle donne une unité systématique à ce qui, sinon, apparaît comme un
foisonnement de normes.
Recherche savante sur l’État en droit administratif — Si l’on se tourne cette fois
vers la littérature savante, celle qui est censée indiquer les travaux de recherche
qui se font, le constat est identique, voire plus préoccupant encore. Il suffit de se
demander quelle est la dernière thèse qui s’est attaquée au problème de l’État
Sauf erreur de notre part, la plus récente qui traite explicitement de cette ques-
tion est celle de Bertrand Delcros portant sur l’unité de la personnalité juridique
de l’État (LGDJ). Elle date de 1976… Depuis, il n’y a plus une seule thèse consa-
crée à la question de l’État en droit administratif, ce qui reste étonnant quand on
songe à l’inflation du nombre de thèses depuis cette époque. La seule thèse qui se
rapproche un peu de notre sujet est celle de Charlotte Denizeau qui relie la ques-
tion de la désétatisation de la puissance publique à la construction européenne
(L’idée de puissance publique à l’épreuve de la construction européenne, LGDJ, 2004).
Le même constat vaut pour les articles de droit administratif qui éludent la ques-
tion de l’État. Il est frappant de voir que les écrits des grands maîtres de la disci-
pline de l’immédiat après-guerre de Laubadère, Rivero, Vedel (v. Pages de doctrine,
2 tomes, LGDJ, 1981) ou de la génération suivante comme René Chapus et Paul
Amselek ne contiennent pas d’études majeures consacrées à l’État en droit admi-
nistratif. Dans la littérature encore plus récente, on aurait du mal à trouver un
article conséquent et hautement doctrinal sur la question de l’État en droit admi-
nistratif. Cet oubli de l’État est surprenant quand on y songe car pour les lecteurs
familiers des fondateurs de la discipline de droit public, l’État était évidemment
central, déterminant.

§ 2 L’omniprésence de l’État dans la doctrine


administrativiste classique et sa signification
Les fondateurs de la discipline du droit administratif l’ont bâtie sur le fonde-
ment de l’État. Plutôt que de vouloir être exhaustif, il suffira de démontrer que
les deux maîtres incontestés de la discipline, Maurice Hauriou et Léon Duguit,
ont consacré une grande partie de leurs efforts à penser cette relation entre l’État
et le droit administratif. Alors qu’on les oppose souvent, l’un étant le fondateur
de l’école du service public (Duguit) et l’autre de l’école de la puissance publique
(Hauriou), on voudrait soutenir que, en tout cas, ils partagent l’idée de la « centra-
lité » de l’État pour penser le droit administratif. On trouve dans leurs ouvrages des
questions que l’on ne se pose plus aujourd’hui et qu’ils se sont posés parce qu’ils
estimaient que cela permettait de mieux rendre compte de leur objet. Ainsi, pour

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L’État

Hauriou, il est indispensable de se pencher sur la question de la personnalité juri-


dique de l’État parce qu’elle permet de mieux traiter certains sujets, notamment
les rapports de l’État avec des tiers ou encore les problèmes de responsabilité.

A. Duguit : un théoricien de l’État et du droit administratif


On partira du cas de Duguit car cet « anarchiste de la chaire » — comme l’avait
ironiquement surnommé son ami Hauriou — a été le premier à révolutionner le
droit public français en publiant en 1901 et 1903 ses deux magistrales Études
de droit public qui sont, en réalité, les deux tomes d’un seul et même livre sur
l’État. On mentionne souvent le fait qu’il a voulu proposer une nouvelle théorie de
l’État, débarrassée des doctrines de la souveraineté et de la personnalité morale.
Il a entendu substituer à l’État-puissance l’État conçu comme une coopération de
services publics, conformément à son idée devenue maîtresse : « L’État n’est plus
une puissance souveraine qui commande : il est un groupe d’individus détenant
une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer les services publics. La notion
de service public devient la notion fondamentale du droit public moderne. » (Les
transformations du droit public, Paris, A. Colin, 1913, p. XIX). Dans son esprit, la
souveraineté est remplacée par le service public. On sait aussi que c’est contre
cette thèse que Carré de Malberg s’élève dans sa préface à la Contribution de la
théorie générale de l’État (Sirey, tome I, 1920), affirmant au contraire que l’État est
d’abord et avant tout puissance de domination (Herrschaftsgewalt).
Mais Duguit ne s’est pas contenté de cette thèse qui consiste à faire de l’État
une coopération de services publics. Dans le second tome des Études de droit
public (L’État, les gouvernants, les agents, Fontemoing, 1903, rééd. Dalloz, 2005,
préface F. Moderne), il entend étudier les acteurs de l’État qui sont d’une part,
« les gouvernants » (qui relèvent de ce qu’on appelle de nos jours le droit consti-
tutionnel stricto sensu), et d’autre part, les « agents » que l’on pourrait présenter
comme les fonctionnaires (et les agents publics). Bref, il décrit l’État du point de
vue des acteurs, sans passer par la case de l’État comme personne morale ou
entité collective dont Duguit conteste la pertinence. Gaston Jèze reprendra cette
manière de décrire le droit administratif qui est inséparable d’une vision globale
du droit public dans laquelle le droit constitutionnel et le droit administratif sont
intimement liés (v. O. Beaud, « Duguit, l’État et la reconstruction du droit constitu-
tionnel français », in F. Melleray [dir.], Autour de Léon Duguit, Bruxelles, Bruylant,
2011, p. 29-55).
Toutefois, à décrire seulement ainsi l’apport de Duguit au droit public, on
manquerait l’essentiel de son apport qui est l’intuition selon laquelle le droit admi-
nistratif permet de saisir l’État en action. À la différence du droit constitutionnel,
le droit administratif touche directement les individus car il régit les « activités
extérieures des gouvernants et des agents » (Traité de droit constitutionnel, 3e éd.,
de Boccard, 1927, tome I, p. 706). Un tel droit partage avec le droit international
public le fait que « l’État entre en relations avec une autre personnalité » (op. cit.,
p. 708), ce qui n’est pas le cas du droit constitutionnel qui se meut principalement

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Traité de droit administratif

— à l’époque — entre les organes du même État. Dans sa propre doctrine, Duguit
illustre cette thèse par la description qu’il fait de l’acte administratif « acte indivi-
duel et concret qui doit être fait pour la gestion du service » (Les transformations
du droit public, op. cit., p. 163) et s’opposant ainsi à la loi. L’acte administratif crée
des « situations juridiques subjectives » pour reprendre son propre vocabulaire. Or,
si le droit administratif saisit l’État dans sa relation directe avec des tiers, le plus
souvent des administrés, c’est parce que cet État intervient de plus en plus dans
la vie sociale. Duguit ne cesse de répéter que le domaine du droit administratif ne
cesse de s’étendre « en raison de l’accroissement constant de l’activité étatique »
qui, selon lui, est tout simplement, un « fait irrésistible » (ibid.). Mais ce n’est pas
seulement l’extension du domaine d’intervention de l’État que le droit adminis-
tratif reflète, mais aussi les procédures, les voies par lesquelles il agit. Or, de ce
dernier point de vue, c’est moins l’État, en tant que tel, que ses modes d’action
qui méritent d’être examinés par le juriste.
En d’autres termes, ce dont témoigne l’œuvre de Duguit, c’est la reconnais-
sance du fait que, en France, le droit administratif a domestiqué, maîtrisé, l’État.
Duguit n’a de cesse de louer la fin du « système impérialiste » du droit adminis-
tratif en vertu duquel l’acte administratif est essentiellement une manifestation de
l’autorité » (op. cit., p. 145). Sa lutte incessante et obstinée contre l’État-puissance,
c’est-à-dire contre un droit administratif dominé par la marque de l’autorité unila-
térale de l’État, est en même temps une manière de saluer l’évolution libérale de
la jurisprudence du Conseil d’État qui a permis aux administrés d’avoir des droits
à faire valoir contre l’administration. Il peut même déclarer non sans quelque
fierté lors d’un colloque international des sciences administratives ayant eu lieu à
Bruxelles en 1901 que les participants avaient « pu constater qu’aucun autre droit
public moderne ne protégeait l’administré d’une manière aussi complète que le
droit français » et que cela était dû au Conseil d’État, « haute juridiction, (…) admi-
nistrative par son origine et par sa procédure, judiciaire par l’indépendance et l’im-
partialité de ses membres, (qui) a su créer les éléments d’un contentieux essentiel-
lement protecteur de l’administré » (op. cit., p. 180).
On a d’ailleurs un peu trop tendance à résumer l’apport libéral du droit admi-
nistratif à ce contrôle juridictionnel de l’activité administrative. La lecture du
second tome des Études de droit public (L’État, les gouvernants, les agents, op. cit.)
apprend que Duguit a voulu mettre à jour les principes structurants qui établissent
une constitution libérale de l’administration. Sous couvert de parler du principe de
séparation des « gouvernants » (autorités politiques, en fait) et des « agents » (auto-
rités administratives, en fait), il énonce plusieurs éléments fondamentaux d’une
telle constitution qui relèvent tous de ce qu’on appellerait un « art de la sépara-
tion ». Il y a, d’une part, le « principe moderne de la séparation des gouvernants
et des agents » (op. cit., IV, § 1, p. 369) qui a différentes implications favorables
à la garantie des droits des individus, dont l’une, capitale, est la subordination de
l’Administration au Gouvernement et aux autorités politiques, qui interdit aux fonc-
tionnaires et agents publics de s’affranchir de la règle de droit (moyen de prévenir
l’émergence d’une bureaucratie irresponsable), comme le dit expressément Duguit

10
L’État

qui se réfère à la loi, « règle générale formulée d’une manière abstraite par les
gouvernants » (op. cit., IV, § 1, p. 365). D’un autre côté la seconde règle décou-
lant aussi de la séparation entre gouvernants et agents implique, inversement, que
les « compétences » des « agents » ne doivent pas être exercées par les « gouver-
nants ». Le résultat est donc que le principe de séparation des gouvernants et des
agents aboutit à une répartition organisée entre eux « des fonctions étatiques »
(op. cit., p. 367) qui interdit à toute autorité habilitée de dépasser son domaine de
compétence. Dans la pensée de Duguit, cette distinction est moins organique que
matérielle : les gouvernants agissent dans le « domaine du droit objectif » et les
« agents » dans celui du droit subjectif (op. cit., p. 378).
Il y a, d’autre part, la théorie de la compétence qui, chez Duguit, est pensée
comme « un pouvoir objectif reconnu par la loi à un fonctionnaire déterminé d’ac-
complir régulièrement et efficacement un certain nombre d’actes juridiques déter-
minés » (op. cit., p. 496). La compétence est le moyen pour lui de disqualifier la
notion de droit subjectif et de découvrir une institution de droit objectif qui s’op-
pose à ce que le fonctionnaire se considère comme ayant un droit à être titulaire
de ce pouvoir. Elle est un concept polémique grâce auquel on peut s’opposer à la
conception patrimoniale de l’État. En effet, le fonctionnaire n’est pas propriétaire
de son emploi, et il est censé exercer un pouvoir qui ne lui appartient pas dans
le cadre très réglementé d’une série d’habilitations. La théorie de la compétence
chez Duguit — comme d’ailleurs chez Jèze — apparaît comme une construction
juridique libérale qui vise à ligoter le fonctionnaire dans le respect de la règle
de droit et à dissocier la fonction publique de son titulaire. Bien qu’il critique la
conception de Jellinek, Duguit s’en rapproche par cette dimension fondamentale :
l’État moderne n’est pas un État patrimonial (v. O. Beaud, « Compétence et souve-
raineté », AFDA, La compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32).
Il ressort de l’ensemble de ces notations que, pour Duguit, comme pour tant de
ses contemporains, la reconstruction du droit administratif, sa refondation si l’on
veut, avait pour principal enjeu la formation d’un État de droit. Comme l’a bien vu
Marcel Waline, dans l’hommage qu’il lui a rendu à sa mort, sa grande idée direc-
trice « n’était autre que celle de la soumission de l’État au droit », ou plus exac-
tement « le problème de la limitation des gouvernants par le Droit » (« Les idées
maîtresses de Duguit et d’Hauriou », L’Année politique française et étrangère, 1929,
tome IV, p. 387). Telle est l’ambition qui anime ses écrits, le souffle qui inspire ces
innombrables pages dans lesquelles il a entendu magnifier les services publics par
opposition à la puissance publique, expression qui lui semblait symboliser terrible-
ment l’ancien droit administratif de la monarchie, ce « système impérialiste » qui
fait de l’État une autorité potentiellement autoritaire et négatrice des droits des
individus. C’est en cela que sa théorie de l’État et du droit est « normative » au
sens où elle est axiologiquement déterminée par un idéal de limitation du pouvoir
par le droit et, appliqué au domaine du droit administratif, un idéal de limitation
du pouvoir administratif par le droit administratif.
De ce qui précède, il ressort que Duguit n’a jamais voulu limiter la question de
l’État au seul domaine de l’organisation administrative. Il étudie l’État aussi bien

11
Traité de droit administratif

dans sa relation avec la création du droit (et pas seulement du droit administratif)
et il insère l’étude du droit administratif dans un cadre bien plus général qui est
celui de l’ensemble du droit public. Il n’a cessé de penser le droit administratif
comme étant « une partie du droit public ». Ainsi, il part de l’idée que sa compré-
hension n’est possible que si l’on a une correcte perception du « Tout », de l’en-
semble du droit public et c’est justement l’État qui y correspond. C’est pour cette
raison — « systématique » — que le présupposé de toute conception du droit admi-
nistratif réside dans la notion d’État et dans l’idée d’une « unité du droit public »
(v. infra, « La Constitution », Titre II, Chapitre I de cette partie). Avec d’autres argu-
ments, une autre méthode, et une autre sensibilité, l’alter ego de Duguit, Maurice
Hauriou a, lui aussi, entendu rebâtir le droit administratif en se fondant sur une
théorie de l’État.

B. Hauriou ou une autre manière de mettre l’État


au centre du droit administratif
Pour presque toute question de droit administratif, le retour à Hauriou s’im-
pose car avec lui, comme l’a écrit Jean Rivero, « commence le droit administratif
qui est toujours le nôtre » (« Maurice Hauriou et le droit administratif », in Pages
de doctrine, tome I, p. 32). Il s’impose aussi parce que, de l’œuvre multiforme de
l’éminent administrativiste, on retient souvent la note sous l’arrêt Canal de Gignac
de 1889 où il s’exclame : « On nous change notre État » parce que le Conseil d’État
a estimé qu’une association syndicale de propriétaires était un établissement
public (La jurisprudence administrative, tome I, p. 419) et aurait ainsi confondu
l’intérêt collectif avec l’intérêt public. On reviendra sur cette note célèbre (v. infra,
Section 2), mais il est plus judicieux de relever — une fois de plus avec Jean Rivero
— que l’une des singularités de l’œuvre de Maurice Hauriou réside dans le double
enracinement du droit administratif « dans une vision globale de l’État » et « dans
l’humble réalité » (op. cit., p. 33). Si la seconde remarque sur le lien que trace
le maître de Toulouse avec les faits économiques et sociaux est profonde, on se
bornera ici à examiner seulement la première : l’enracinement du droit adminis-
tratif dans « une vision globale de l’État ». Un tel ancrage ne doit pas surprendre de
la part d’un juriste qui n’hésite pas à la fin de sa vie, quand il rédige la préface du
recueil de ses notes d’arrêts, à se présenter comme « un théoricien du droit admi-
nistratif » (v. Préface de M. Hauriou, La jurisprudence administrative, tome I, p. VII).
Selon notre hypothèse, il a voulu bâtir une théorie du droit administratif en l’ados-
sant à une théorie de l’État. Plus exactement, il lui est apparu que le droit admi-
nistratif, en tant que droit vivant, était la meilleure manière de rendre compte de
l’évolution de l’État moderne, tel qu’il existait en France. Si à la fin de sa carrière,
Hauriou a commis une infidélité à l’égard du droit administratif en se tournant
vers le droit constitutionnel, c’était probablement en raison des événements poli-
tiques, la guerre de 1914-1918 et la victoire des communistes en Russie, en 1917.
Cette sensibilité aux données politiques et sociales éclaire aussi sa manière de
concevoir son cours de droit administratif.

12
L’État

S’il y a un livre dans lequel cette union étroite entre droit administratif et théorie
de l’État apparaît, c’est bien le Précis de droit administratif, ce Traité qui a fait sa
réputation. Il y opère un lien systématique entre le droit administratif et l’État par
l’intermédiaire de sa notion de « régime administratif de l’État » (Préface, p. XII,
7e éd., Sirey, 1911). L’introduction de cette notion centrale de « régime adminis-
tratif » est une innovation de la 7e édition, celle qui succède immédiatement à l’écri-
ture du grand livre d’Hauriou sur l’État (Les Principes de droit public, 1re éd., 1910,
rééd. Dalloz, 2010). Elle lui a « permis de rattacher le droit administratif à l’organi-
sation générale de l’État moderne en traitant de la centralisation politique, de l’ad-
ministration et de la fonction administrative, des modifications constitutionnelles
qu’entraîne une administration centralisée, spécialement de l’institution d’une juri-
diction administrative ». (Précis de droit administratif, op. cit., préface, p. XII). Ainsi,
le concept de régime administratif est le pont qui relie le droit administratif à la fois
à l’État et aux forces politiques du pays. C’est ce qui ressort de sa définition : il est
« une certaine manière d’être de l’État qui provient de ce que l’administration est
devenue la principale force dans l’État » (op. cit., p. 1). En France, faut-il ajouter, car
ni l’Angleterre, ni les États-Unis ne connaissent un droit administratif autonome. Le
régime administratif de l’État est donc le concept qui, chez Hauriou, vise à décrire
l’imbrication des deux phénomènes que sont, d’une part, l’autonomie de ce droit
et, d’autre part, l’importance politique et sociale de l’administration dans la marche
de l’État français. Le lecteur d’aujourd’hui est frappé par l’association étroite que le
maître de Toulouse effectue entre le droit administratif et le type particulier d’or-
ganisation administrative qui le sous-tend. Il le dit sans ambages : « notre régime
administratif est lié à notre centralisation » (op. cit., p. 105). Le fait massif par lequel
il commence son manuel n’est autre que l’addition de la centralisation adminis-
trative à la centralisation politique en vertu de laquelle, dans l’organisation fran-
çaise, une forte administration centrale se superpose aux administrations locales
(op. cit., p. 3). Cette centralisation a habitué les Français à être non seulement
gouvernés, mais aussi administrés de sorte qu’ils ont été accoutumés à jouir de
services publics, et cela sur tout le territoire français. Hauriou a compris le lien très
puissant qui reliait la centralisation au sentiment d’égalité des Français, ce que
les meilleurs historiens de l’administration n’ont cessé de rappeler (P. Legendre,
Histoire de l’administration en France de 1750 à nos jours, PUF, 1968, rééd. Trésor
historique de l’État en France. L’administration classique, Fayard, 1992). Les services
publics améliorent la vie des individus et Hauriou de façon fort conséquente fait
l’éloge de l’État administratif. Le régime administratif apporte des services aux indi-
vidus, non seulement des facilités d’action, mais encore « la création de nouveaux
biens et l’élargissement de la vie civile » (op. cit., p. 4).
Toutefois, si l’État et le droit administratif sont émancipateurs, c’est parce que
l’administration est devenue publique. Hauriou précise que le fond de l’adminis-
tration, du point de vue matériel, c’est le service rendu aux particuliers. Or, un tel
service peut être assuré aussi bien par une administration féodale (dominée par
le seigneur et effectuée contre redevance) que par une administration privée. Le
progrès réalisé par l’administration publique tient justement à ce que le service

13
Traité de droit administratif

accordé aux particuliers se fait au nom d’une collectivité, l’État le plus souvent,
pour des raisons publiques, et sans but lucratif (op. cit., p. 7-8). La conséquence
concrète est l’expropriation des puissances privées de l’administration et la fin de
la féodalisation du pouvoir, ce que Hauriou appelle « la patrimonialisation indivi-
duelle des pouvoirs » (op. cit., p. 8). Enfin, cette administration publique a aussi
partie liée à l’État parce qu’elle exerce un pouvoir « à base territoriale », sur le
fondement d’une compétence territoriale et non d’une compétence personnelle.
Par conséquent, le seul fait d’être habitant d’une circonscription territoriale donne
droit à l’accès aux services que fournit l’administration. Autre manière de décrire
ce fait d’importance que Jellinek avait établi : l’État moderne est un « État de
sédentaires », et non de nomades.
Avec son langage propre, parfois difficile à saisir, Maurice Hauriou décrit l’État
moderne comme un « État administratif » qui a pour principale qualité de disso-
cier la puissance publique des pouvoirs privés, d’isoler le service public comme
étant non seulement dirigé ou contrôlé par l’État, mais aussi comme gouverné
par une finalité d’intérêt général, par « des raisons d’utilité publique » (op. cit.,
p. 8). Il y a donc dans la fondation du droit administratif une dimension éminem-
ment politique qui consiste à postuler une autonomie de l’intérêt public, irréduc-
tible à l’addition des intérêts individuels. Bien qu’il se défende à maintes reprises
de vouloir un « régime collectiviste », Hauriou conçoit cependant le droit adminis-
tratif en étroite consonance avec le développement de l’État social qu’il interprète,
positivement, comme une extension des biens (et non des richesses) à tous les
individus. Le droit administratif devient alors, par la voie du régime administratif,
un vecteur de progrès social. L’intervention de l’État améliore la situation des plus
pauvres. Celui-ci apparaît comme un instrument d’émancipation des individus et
de concorde sociale.
Certes, nous dira-t-on, une telle conception de l’État chez Hauriou semble
occulter sa thèse la plus connue, à savoir que le droit administratif français est
un droit d’exception par rapport au droit civil, que c’est un droit fondé sur la
« prérogative » (op. cit., p. 102), que les droits de l’administration sont « d’action
directe ». C’est en cela qu’il se distingue du droit commun (du droit privé). Hauriou
a d’ailleurs une formule récurrente pour expliquer ce point : le droit administratif
se préoccupe plus « de l’exercice du droit que de la jouissance du droit », ce qui est
une autre manière de prétendre que ce droit privilégie les moyens exceptionnels
que l’État a d’imposer sa décision aux particuliers. Il est bien connu des spécia-
listes que la marque de fabrique d’Hauriou est d’avoir reconstruit l’ensemble du
droit administratif sur sa théorie de « la décision exécutoire ». Il le dit en termes
admirables dans sa préface de 1929 à son recueil de jurisprudence où il observe
que « la procédure par voie exécutoire » caractérise les actes de puissance publique
et donc le droit administratif (La jurisprudence administrative, tome I, Préface, op.
cit., p. VIII). Certes ! Mais ce serait une grave erreur que de ne pas voir le lien
entre ce moyen et la fin, entre la puissance publique et le service, « l’œuvre à
réaliser, le but » (F.-P. Bénoît, Le droit administratif français, Dalloz, 1968, p. 82,
n° 117). L’État est certes une puissance publique qui agit avec des moyens hors du

14
L’État

commun (ces fameuses « prérogatives de puissance publique »), mais il ne le fait


pas seulement pour le bénéfice des gouvernants, il est censé le faire aussi dans
l’intérêt des administrés.
Par ailleurs, si, à la différence de Léon Duguit, Maurice Hauriou privilégie la préro-
gative de l’administration, il n’est pas moins soucieux de la liberté. Il ne cesse de
traquer dans l’organisation pratique les compensations, les correctifs à cet autorita-
risme potentiel de l’administration. Il en voit deux au moins : le principe de légalité
(« qu’elle fasse la loi, mais qu’elle obéisse à la loi ») et le recours de plein conten-
tieux (« qu’elle fasse, mais qu’elle “paye” le préjudice ») (Précis de droit administratif,
op. cit., p. 102). Son étude du droit administratif le conduit à justifier la supériorité
du système français par rapport au système anglais pour ce qui concerne la garantie
des droits des administrés. Mais Hauriou est trop profondément historien pour ne
pas voir la trace laissée par la construction de l’État monarchique. Politiquement,
cela veut dire que le droit administratif signifie la domination de l’État unitaire sur
tout le pays et la prédominance d’une sujétion des administrés. « La sujétion envers
l’Administration n’est que la forme moderne de la sujétion envers le Gouvernement,
et si du moins, nous sommes persuadés que la véritable fonction de l’État est de
nous créer un bon régime de vie par un bon régime administratif centralisé, nous
ne soumettons que pour notre bien » (op. cit., p. 105). Là où un libéral voit dans ce
système administratif une tutelle insupportable sur les individus en régime démocra-
tique, Hauriou voit plutôt dans cet État protecteur un tuteur bienveillant qui permet
de concilier la nécessaire autorité et l’indispensable liberté.
À le lire ainsi, on ne peut s’empêcher de penser que Maurice Hauriou a entre-
pris de décrire le droit administratif français comme un puissant révélateur, de ce
qu’est l’État français. S’il recourt souvent à l’histoire, au comparatisme juridique et
à une certaine psychosociologie, c’est pour mieux expliquer comment un tel État
vit et évolue. Il explique ce paradoxe d’un État administratif qui, au rebours de la
condamnation prononcée contre lui au nom des principes libéraux par tous les
publicistes du XIXe siècle — Tocqueville le premier parmi tant d’autres (L. Jaume,
L’individu effacé, Fayard, 1998) — réussit ce prodige (ce « miracle » écrira Prosper
Weil) de domestiquer la puissance publique dont l’administration a été dotée.
De cette entreprise grandiose, menée par le duo des professeurs du Sud-Ouest,
il ne reste aujourd’hui plus rien, ou pas grand-chose. On a pu déjà l’affirmer
pour Léon Duguit (P. Gonod, « L’actualité de la pensée de Léon Duguit en droit
administratif ? », in F. Melleray [dir.], Autour de Léon Duguit, p. 332 s.), mais cela
vaut aussi pour Maurice Hauriou. Autrement dit, l’évolution de la discipline a été
de ce point de vue, marquée par un découplage entre théorie de l’État et droit
administratif.

C. La disparition de l’État dans la science du droit administratif ;


jalons et tentatives d’explication
Pour que l’État ait disparu de la science du droit administratif, il a bien fallu
des juristes de doctrine qui l’ont délibérément écarté de leur réflexion sur le droit

15
Traité de droit administratif

administratif1. Selon l’hypothèse que nous proposons ici, les deux principaux
acteurs de ce mouvement d’élision de l’État en droit administratif sont Gaston
Jèze et Marcel Waline, leur travail ayant été poursuivi en ce sens par leur digne
héritier : Georges Vedel.

1. Gaston Jèze, premier auteur du tournant consistant à éluder l’État


Selon notre propre interprétation, c’est Jèze qui fut le premier à faire dispa-
raître l’État du droit administratif tel qu’il est enseigné aux étudiants. Alors que la
première édition de son manuel de droit administratif (Principes généraux du droit
administratif, Berger-Levrault, 1904) contenait une réflexion, en introduction, sur
l’État et la manière de l’étudier, la seconde édition (tome I, Giard, 1914) contient
une préface très différente d’inspiration qui révèle la volonté de son auteur de
donner congé à la théorie de l’État en droit administratif. On y découvre notam-
ment les propos suivants qui résument l’ambition du nouveau livre :

« Je ne viens pas, après tant d’autres, résumer, analyser les


textes des lois et de règlements relatifs, à l’organisation adminis-
trative française générale, régionale, locale ou spéciale. Cette orga-
nisation, je la suppose connue. On ne cherchera donc pas dans ce
livre la description d’aucune institution publique : l’organisation de
l’État, des départements, des communes, des principaux établisse-
ments publics, des tribunaux. J’ai l’ambition de dégager des textes
des lois, des règlements, des pratiques administratives et arrêts des
tribunaux les principes juridiques qui dominent l’ensemble du Droit
administratif français : moyens de la technique juridique (situations
juridiques, actes juridiques, théorie des nullités, retrait des actes juri-
diques, autorité de la chose jugée) ; théorie du procédé du service
public, par opposition au procédé de droit privé ; théorie générale
de la fonction publique, ; théorie générale du domaine) ; moyens
juridiques pour assurer la création, l’organisation, le fonctionne-
ment régulier des services publics (recours, théorie de la responsa-
bilité, etc.) » (Principes généraux du droit administratif, 3e éd., 1925,
tome I, rééd. Dalloz, 2005, p. VII).

Cette citation est extrêmement éclairante : l’organisation de l’État n’est pas


indispensable pour comprendre le droit administratif qui aurait atteint un tel
degré de maturité qu’on peut en décrire les règles — la technique juridique qui
privilégie l’étude des actes — sans passer par une description de l’État lui-même.
Une telle description de l’objet du droit administratif suppose la radicalisation
de deux thèses centrales dans la pensée de Duguit. D’une part, Jèze reprend de
son maître l’idée centrale qui consiste à reconstruire le droit administratif autour

1. On suppose qu’un manuel de droit administratif, comme tout manuel de droit, se veut aussi une
réflexion sur la discipline enseignée…

16
L’État

du service public, même le droit constitutionnel des gouvernants est interprété


à la lumière du service public, ce qui est d’ailleurs un non-sens. Dès lors, l’État
disparaît parce qu’il est remplacé par le service public et par toutes les notions
connexes qui lui sont attachées. Il est gommé ou caché par cette notion qui est
d’ailleurs plus large que l’État stricto sensu car il existe des services publics locaux.
D’autre part, Jèze s’inspire étroitement de Duguit pour étudier le droit public à
partir des actes juridiques. Dès lors, l’organisation administrative est considérée
comme non pertinente pour décrire le droit administratif français : il suffit d’étu-
dier les actes, les procédés, la technique juridique. Une telle opération de purifica-
tion du droit administratif suppose, au préalable, d’expulser de ce droit tout ce qui
gêne l’auteur. Par exemple, ni la personnalité juridique de l’État, ni sa souverai-
neté ne sont considérées comme pertinentes. La personnalité de l’État n’est pas
considérée comme un moyen de technique juridique (Pourquoi ? Mystère !) tandis
que la souveraineté est considérée comme une notion idéologique, exprimant un
nationalisme désuet (op. cit., p. 338-339). L’invention de la distinction des points
de vue « technique » et « politique » permet à Jèze de reléguer les grandes ques-
tions dans le domaine du politique où un juriste positiviste, conséquent, doit s’in-
terdire de pénétrer (D. Maslarski, « La conception de l’État de Jèze », Jus Politicum,
n° 3, http://www.juspoliticum.com/La-conception-de-l-Etat-de-Gaston.html).
Exit donc l’État du droit administratif. C’est pourquoi le lecteur du premier
tome des Principes généraux du droit administratif (op. cit.), significativement inti-
tulé « la technique juridique du droit public français », a la surprise de découvrir
que le mot d’État ne figure même pas dans l’index des matières et, fait encore
plus surprenant, que le mot n’apparaît dans aucun des titres ou des chapitres du
livre. Jèze réussit le prodige de construire un droit administratif sans État, ni même
sans Administration. Toutefois, il serait injuste de nier la cohérence qui sous-tend
cet effacement de l’État. Aux yeux de Jèze, c’est parce que l’État en tant qu’être
collectif n’existe pas qu’il faut privilégier le point de vue des acteurs individuels.
Ce sont les gouvernants et les agents qu’il faut examiner. Le soubassement répu-
blicain n’est pas du tout pas absent de cette inflexion car l’État administratif, l’État
à la Hauriou, est perçu comme le reliquat de l’État monarchique (le système impé-
rialiste dont parle Duguit). Encore un héritage de Duguit. Il faut républicaniser
l’État et le moyen de cette républicanisation consiste à le faire disparaître comme
personne juridique. On a alors jeté le bébé avec l’eau du bain, et avec la personna-
lité juridique de l’État a disparu aussi l’État. Mais on ne se débarrasse pas si faci-
lement de l’État qui réapparaît, quoique camouflé, dans maints passages. L’agent
de l’État est un agent public, l’État acteur, c’est le service public, la continuité du
service public, c’est aussi celle de l’État, Ainsi, c’est un ensemble de procédés
métonymiques qui réussit à faire disparaître l’État du champ du droit administratif
(v. infra).
D’une certaine manière, Jèze est infidèle à l’héritage de Duguit. Son œuvre et
son influence vont éclipser celle de Roger Bonnard, doyen de la faculté de droit
de Bordeaux. Or, celui-ci peut être considéré, du point de vue des idées, comme
le disciple le plus fidèle de Duguit. On signale son existence dans l’histoire des

17
Traité de droit administratif

doctrines parce qu’il a essayé d’introduire l’idée des droits publics subjectifs dans
la doctrine française. Mais si l’on ouvre son manuel, on y découvre aussi l’affir-
mation du lien étroit de connexité entre le droit administratif et l’État. Ses propos
sont vigoureux : « Le droit administratif est une des branches du droit public. (…)
Plus encore que toute autre discipline juridique, le droit administratif se rattache
étroitement à la conception théorique du droit et de l’État. Tout exposé du droit
administratif procède nécessairement d’une certaine conception du droit et de
l’État. On ne peut pas arriver à une connaissance scientifique convenable du droit
administratif sans prendre appui sur une théorie du droit et de l’État » (Précis de
droit administratif, 3e éd., Paris, LGDJ, 1940, p. 21). Plus concrètement, selon l’au-
teur, on ne peut pas exposer correctement le droit administratif si l’on n’a pas
« pris partie (sic) (…) sur les idées de théorie de l’État : cela concerne d’une part,
la personnalité juridique et d’autre part, la souveraineté de l’État » (op. cit., p. 40).
Ce qu’il fait encore, même si c’est de manière cursive.
La doctrine administrativiste ne prendra pas la direction voulue par Bonnard,
mais celle de Jèze. Ce dernier recevra un renfort précieux dans sa mission de
« positivation » du droit administratif en la personne de Marcel Waline, un des plus
importants administrativistes français du XXe siècle qui partage avec Hauriou et
Jèze la qualité d’avoir été un remarquable arrêtiste (v. la préface de D. Labetoulle,
Notes d’arrêts de Marcel Waline, Dalloz, tome I, 2001).

2. Le second agent de disparition de l’État : Marcel Waline


Dans son article sur le fondement constitutionnel du droit administratif, Georges
Vedel rend un hommage appuyé au manuel de Marcel Waline en observant que
« sur ce point comme sur bien d’autres, (il) revenait à une conception du droit
administratif plus réalise et plus fidèle aux données jurisprudentielles ». Il ajoutait
même en note de bas de page ce commentaire intrigant : « À certains égards, le
livre de M. Waline était révolutionnaire, notamment par la primauté donnée dans
le plan à l’étude du contentieux » (« Les bases constitutionnelles du droit admi-
nistratif », Pages de doctrine, tome II, p. 134, et note 22 p. 134). La lecture de
l’avant-propos de la 1re édition de son manuel, de 1936 confirme parfaitement
ces propos et indique l’inflexion que Waline a, très consciemment, fait opérer au
droit administratif français. Le propos reste ambitieux : il s’agit toujours « de traiter
de façon relativement complète les “théories clefs” », celles qui posent des prin-
cipes gouvernant toutes les formes d’activité de l’administration » (Manuel élémen-
taire de droit administratif, Paris, Sirey, 1936, p. VII). Toutefois, son auteur tient à
souligner l’audace relative consistant à entamer le manuel par l’étude du conten-
tieux. : « convaincu que l’on ne peut étudier un droit jurisprudentiel comme l’est
celui-ci, sans connaître au moins les organes qui en ont posé les règles, et sans
savoir comment, à quelle occasion, et sous quelle forme, ces organes sont appelés
à statuer. D’une façon plus concrète, comment citer, à chaque page, à l’appui des
règles jurisprudentielles des arrêts du Conseil d’État, si les lecteurs ne savent ni ce
qu’est le Conseil d’État ni ce que sont ses arrêts, comment à quelle occasion ils
sont rendus ? » (op. cit., p. VIII). Le tournant effectué est donc clair : le droit admi-

18
L’État

nistratif est le droit produit par le Conseil d’État, d’ailleurs en réponse à l’extension
des attributions de l’État (op. cit., p. VII). Non seulement le droit de l’administra-
tion doit être étudié sous l’angle du contentieux, mais dans l’analyse des institu-
tions, des « organes » dit-on, l’élément déterminant n’est plus l’Administration, ni
l’État lato sensu, mais l’organe juridictionnel, à savoir le Conseil d’État.
Un des effets induits par ce changement de perspective est le renversement de
l’ordre des priorités. Désormais, comme on l’apprend en lisant l’introduction géné-
rale du manuel de Marcel Waline, ce n’est plus la question de l’État, qui intéresse
prioritairement les administrativistes, mais celle de l’autonomie du droit admi-
nistratif. Son manuel élémentaire débute par un premier chapitre visant à expli-
quer les « justifications et raisons d’être d’un droit administratif autonome » (op.
cit., p. 1). La grande question ne met plus en scène l’État, mais l’aménagement
interne de l’État : « Pourquoi y a-t-il un droit administratif autonome ? Pourquoi
n’applique-t-on pas le droit civil aux relations des administratifs et des citoyens ? »
(ibid.) Il faut à tout prix justifier la singularité de ce droit qui aurait pu être régi par
le droit commun (le droit civil) alors qu’il est composé de « règles particulières »
portant tant sur l’action de l’administration que sur la responsabilité et les contrats
(op. cit., p. 2). Or, ce qui explique ici la singularité française par rapport à d’autres
nations, et notamment la nation britannique, c’est certes l’existence d’un « régime
administratif », mais en dernière analyse, celui-ci, en tant que régime dérogatoire
au droit commun, n’existe que grâce à la juridiction spécialisée, le Conseil d’État,
qui a produit, historiquement, un droit autonome. Autrement dit, c’est l’existence
en France de deux ordres de juridictions (judiciaire et administratif) qui explique
l’autonomie du droit administratif. Le principe de séparation des deux ordres juri-
dictionnels devient l’alpha et oméga de ce droit. Il l’est même encore plus depuis
qu’on l’a, raffinement suprême, « constitutionnalisé » par la grâce d’une décision
du Conseil constitutionnel (Cons. const. n° 86-224 DC du 23 janv. 1987). Pour
Waline, il est clair que renoncer à ce principe de séparation serait « renoncer à la
juridiction administrative (et ce) serait du même coup renoncer au droit adminis-
tratif » (op. cit., p. 31). Le lien entre la juridiction administrative et le droit admi-
nistratif occupe désormais l’essentiel des considérations « théoriques » des juristes
de droit administratif. On pourrait assez aisément tracer la ligne de cette évolution
qui part de Waline pour aboutir à sa formalisation la plus remarquable qui est celle
du Que sais-je ? si marquant de Prosper Weil.
En outre, la lecture du Manuel révèle que Waline emprunte les pas de Jèze en
excluant l’analyse de l’État de l’examen des personnes morales de droit public.
Quand il évoque les sujets de droit administratif, c’est-à-dire l’organisation adminis-
trative française qui contient les personnes qui vont être soumises « à ses règles » (et
aussi les titulaires de droits et d’obligations résultant de ce droit), il évoque imman-
quablement les personnes morales, au premier rang desquelles figure l’État qualifié
de « principale personne morale de droit public » (Manuel élémentaire de droit admi-
nistratif, n° 399, p. 244). On s’attendrait donc à une description un peu précise
de l’État comme personne morale, mais l’auteur poursuit alors : « mais comme
cette étude fait en grande partie, l’objet des traités de droit constitutionnel, on se

19
Traité de droit administratif

bornera là encore (…) à quelques indications sur les administrations d’État » (ibid.).
Le problème, c’est que, déjà à l’époque où Waline rédigeait son manuel, la science
française du droit constitutionnel, sous l’égide de Joseph Barthélémy, cesse de s’in-
téresser à la théorie de l’État et à la théorie de la personnalité juridique de l’État
(O. Beaud, « Joseph-Barthélémy ou la fin de la doctrine constitutionnelle classique »,
Droits, n° 32, 2000, p. 89-108). Pour employer une métaphore contentieuse, l’État
est victime d’un « conflit négatif » entre les deux disciplines du droit constitutionnel
et du droit administratif. Aucune des deux ne se déclare compétente pour s’en
occuper. L’administrativiste se contente de décrire l’État du point de vue de son
organisation administrative, c’est-à-dire étudier les ministres et les départements
ministériels et également les rapports entre l’État et les autres organes administratifs
en distinguant entre la décentralisation et la déconcentration. Plus personne ne s’oc-
cupe de l’État comme personne publique. Seule l’œuvre de Georges Burdeau dans
la science du droit public continuera à s’intéresser à cette question de l’État comme
institution, mais il le fait dans son Traité de science politique qui est perçu comme un
ouvrage de science politique par ceux qui ne l’ont pas ouvert.
D’une certaine manière, l’œuvre de Waline traduit une radicalisation par rapport
à celle de Jèze. Dans son Avant-Propos de 1936, Marcel Waline se livre à une
profession de foi philosophico-juridique. Il concède que « tout exposé systématique
d’une branche quelconque du droit est nécessairement écrit en partant d’une
certaine conception du droit et de l’attitude du juriste en face du droit établi »
(op. cit., p. IX). S’appuyant explicitement sur l’œuvre de Jèze, il explique que sa
conception du droit est clairement positiviste. Il faut — écrit-il — borner l’office du
juriste de la doctrine à être un « rôle d’interprète, d’exégète et de commentateur »
(ibid.) sans qu’il veuille imposer ses opinions, ses valeurs au droit positif. Mais ce
qui est marquant, c’est moins cette profession de foi positiviste — assez classique
de l’époque — que la disparition, implicite et non justifiée, de la réflexion sur
l’État, cette théorie de l’État comme sorte de présupposé du droit administratif. Ici
la différence est nette entre Waline et Bonnard. On a pu commenter ces propos
en disant, non sans justesse, qu’ils parachevaient « la réduction considérable du
champ réflexif du lieu où se développeront les figures de la doctrine » (J.J. Bien-
venu, « Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine du droit
administratif », Droits, n° 1, 1985 p. 154).

3. Le coup de grâce : la disparition de la notion


de fonction administrative (Georges Vedel)
En réalité, l’auteur qui confirme ce mouvement de disparition de l’État du
champ d’observation du droit administratif n’est autre que Georges Vedel, conti-
nuateur inspiré et influent de la ligne Jèze-Waline. On le prouvera en démontrant
qu’il a contribué à éliminer de la discussion doctrinale la question de l’autonomie
de la notion de « fonction administrative ». Or, ce seul fait conduit à faire dispa-
raître du droit administratif l’ensemble de la réflexion sur les fonctions de l’État.
Ici, un bref retour en arrière s’impose. La doctrine classique a construit sa
théorie du droit administratif en se fondant sur l’autonomie de la fonction admi-

20
L’État

nistrative conçue principalement, mais non exclusivement, comme une fonction


de l’État. En effet, pour penser le droit administratif et son autonomie, il lui a fallu
dissocier la fonction administrative de la fonction exécutive (voire de la « fonc-
tion gouvernementale »). Ici encore, Maurice Hauriou et Léon Duguit sont deux
guides irremplaçables. Dans sa note d’arrêt sur l’affaire des boulangers de Poitiers
(1901), Hauriou observe le fait suivant : « Nous ne sommes pas habitués en France
à scruter le problème de la fonction administrative. Nous vivons sous l’empire
de cette conception un peu superficielle que l’Administration, c’est l’activité de
certains organes qui sont appelés administratifs. L’Administration, c’est l’activité
du pouvoir exécutif. Quant à nous demander si cette activité est conditionnée par
une fonction à remplir qui serait la fonction administrative, c’est une curiosité que
nous n’avons point souvent eue. Cette indifférence étonne à juste titre les auteurs
étrangers, qui ne comprennent pas que nous nous enfermions à ce point dans la
contemplation du principe de la séparation des pouvoirs » (Jurisprudence adminis-
trative, op. cit., p. 163). Ce que veut faire Hauriou, c’est justement réhabiliter cette
notion de fonction administrative car il y voit la notion qui est capable, à elle seule,
de légitimer l’intervention de l’État, celle « de l’administration publique dans les
relations économiques toutes les fois qu’il y a nécessité politique » (Jurisprudence
administrative, op. cit., p. 164). Dans cette affaire des boulangers, il est question
de l’économie. Mais l’État pourrait intervenir dans tout autre domaine, la culture,
l’enseignement, et de nos jours l’environnement, dès lors qu’un intérêt politique
requiert de le faire. Il faut seulement prévoir, ajoute Hauriou, quelques aménage-
ments pour éviter que l’interventionnisme ne dégénère en « collectivisme ».
Quant à Duguit et Bonnard, ils traquent aussi l’autonomie de la fonction admi-
nistrative, mais à la différence de Hauriou, ils le font par rapport à la fonction légis-
lative et à la fonction juridictionnelle. Tel est le sens de la classification matérielle
des actes juridique qui a pour effet de distinguer l’acte d’administration (individuel
par son objet), de l’acte législatif (général par son objet). Il en résulte que Bonnard
peut, à la suite de Duguit, définir la fonction administrative comme « la fonction de
l’État qui consiste à accomplir, en vue du fonctionnement des services publics, des
attributions de situations générales, des créations de situations individuelles et des
effets matériels, et cela au moyen d’actes-conditions, d’actes subjectifs et d’actes
matériels » (Précis de droit administratif, 3e éd., op. cit., p. 65). Or, c’est justement
cette discussion à laquelle fait très largement écho la Contribution à la théorie géné-
rale de l’État de Carré de Malberg. Ce dernier consacre la deuxième partie de l’ou-
vrage aux « Fonctions de l’État ». Or, de façon très instructive, il intercale entre la
« fonction législative » (1er chapitre) et la « fonction juridictionnelle (3e chapitre)
la « fonction administrative », et non pas la « fonction exécutive ». Comme on l’a
souligné, l’originalité du maître de Strasbourg a consisté à différencier la fonction
administrative de la fonction exécutive (O. Jouanjan, « La notion d’exécution dans
l’histoire constitutionnelle française », Revue française d’histoire des idées politiques,
2011, à paraître 2e semestre). Il s’est rendu compte qu’une analyse juridique des
compétences du pouvoir dit « exécutif », tel qu’il résultait de l’art. 3 de la loi consti-
tutionnelle du 25 février 1875, ne correspondait pas à ce qu’on peut appeler une

21
Traité de droit administratif

fonction administrative. En effet, il est difficile de considérer que l’initiative des


lois, le droit de grâce, les relations diplomatiques, le pouvoir militaire entrent dans
la fonction administrative. Et il l’est d’autant plus difficile que les actes ou actions
relevant de ces domaines échappent, pour la plupart, au contentieux adminis-
tratif. À travers l’œuvre de Carré de Malberg, on voit se profiler une distinction
entre fonction gouvernementale et fonction administrative qui n’a pourtant jamais
acquis droit de cité dans la doctrine française. Celle-ci est restée prisonnière de la
notion de pouvoir exécutif qui repose sur une conception extrêmement vague de
l’exécution (O. Jouanjan, op. cit.).
Selon notre interprétation, c’est ce lien entre la fonction administrative et l’État
que rompt Georges Vedel dans son fameux article sur « les bases constitution-
nelles du droit administratif » (Pages de doctrine, op. cit.). Il s’est posé la question
de savoir à quel titre constitutionnel existait une administration. La réponse est
connue : selon lui, c’est le pouvoir exécutif qui représente une telle base consti-
tutionnelle de l’administration et partant du droit administratif. En réalité, son
étude est une réflexion sur des cas limites, ceux dans lesquels il n’y a pas de loi
pour fonder la compétence administrative. Dans ce cas, le juge se tourne vers
la constitution et il tombe sur le pouvoir exécutif qui est défini organiquement
« notamment par l’article 3 de la loi du 25 février 1875 et l’article 47 de la Consti-
tution du 27 octobre 1946 » (op. cit., p. 156-157). Mais, plus loin, Georges Vedel
associe la notion de pouvoir exécutif à celle de puissance publique et à celle de
prérogatives de puissance publique. Il précise que « la mission constitutionnelle
d’“exécution des lois” confiée au Gouvernement comporte l’emploi normal de
la puissance publique. En tant qu’elle comporte des prérogatives, la puissance
publique est conférée à l’exécutif du fait qu’il agit (…) pour le compte de la collec-
tivité souveraine. En tant qu’elle constitue un régime de compétences limitées et
conditionnées, la puissance publique n’est pas moins une des marques de l’exé-
cutif, parce que celui-ci n’agit pas pour son propre compte. » (op. cit., p. 163). Il en
résulte une définition suivante de l’administration stricto sensu et du droit admi-
nistratif : « elle n’est autre chose que l’exercice de la puissance publique par le
pouvoir exécutif. Le droit administratif est le corps de règles spéciales applicables
à l’activité du pouvoir exécutif en tant qu’il use de la puissance publique » (op. cit.,
p. 165). Le paradoxe de cette définition est qu’elle mélange une conception
formelle (le pouvoir exécutif) avec une notion matérielle (la puissance publique),
mais la portée historique de cet article — qui a fait l’objet d’une critique en règle
de Charles Eisenmann — est justement qu’il a donné congé à la doctrine de l’au-
tonomie de la fonction administrative. Celle-ci n’existe plus dans la mesure où
l’activité de l’administration est désormais subsumée sous l’expression, pourtant
très imprécise, de « pouvoir exécutif ». Le résultat est considérable : la doctrine a
perdu l’habitude de traiter du droit administratif en partant de la fonction admi-
nistrative, c’est-à-dire de la fonction spécifique que réalise l’État quand il agit en
tant qu’autorité administrative. C’est une autre façon de découpler le droit admi-
nistratif de l’État.

22
L’État

4. Conclusion
Si les développements ne suffisaient pas à convaincre, on pourrait ajouter une
preuve empirique du fait que la « ligne Jèze Waline-Vedel » a relégué l’État et
doctrine classique dans les oubliettes de l’histoire. Il suffit de lire l’introduction du
Manuel précité de René Chapus pour s’en convaincre. On y apprend que les deux
professeurs auxquels il rend hommage et auquel il emprunte l’essentiel de son
argumentation, sont d’un côté son « maître », Marcel Waline (n° 8, p. 5), et d’un
autre côté, Georges Vedel. Rien de surprenant si l’on y réfléchit bien.
Excursus sur deux dissidents : Charles Eisenmann et Francis-Paul Bénoît — Il serait
exagéré de prétendre que la doctrine a suivi unanimement le courant « jézien »
évoqué plus haut. En effet, il est aux moins deux exceptions. La première est la
figure de Charles Eisenmann, un des auteurs les plus respectés en droit admi-
nistratif, souvent cité mais rarement lu. Quoique pourfendeur du crypto-jusna-
turalisme de Léon Duguit, l’auteur si remarqué des Cours de droit administratif
(LGDJ, 1982, 1983) a une vision de l’État qui se rapproche de celle de Duguit
par le fait qu’elle emprunte deux de ses traits à Émile Durkheim dont on sait le
rôle d’éveilleur qu’il eut pour l’œuvre de Duguit. Le premier trait commun, c’est
l’idée que « loin d’être une menace pour l’individu, le phénomène de croissance
de l’État est une chance pour lui » : tel est le « processus d’individuation de la
société »1. En droit moderne, le développement des libertés individuelles est insé-
parable de l’extension de l’État, de son intrusion, par le droit, dans la vie privée.
Par ailleurs, Eisenmann reprend aussi de Durkheim, cette idée que « l’État doit être
entendu comme une chose concrète, diffuse et complexe à la fois. L’État n’est pas
un concept a priori, une prénotion essentielle, globalisante. L’État, l’Administration,
ce sont d’abord des “hommes”. L’État n’est pas une vision du monde s’appliquant
à des individus, indépendamment d’eux » (N. Chifflot, Le droit administratif de
Charles Eisenmann, Dalloz, 2009). On verra plus loin qu’il a aussi pensé, à la suite
de Kelsen, la plurivocité des termes d’État (v. infra, Section 2).
Quant à Francis-Paul Bénoît, il est un des rares auteurs de la doctrine d’après-
guerre qui entend conceptualiser l’État. Dans son précieux manuel — malheureu-
sement si peu connu —, il considère qu’il existe en réalité « une double person-
nalité de l’État » de sorte que l’État, n’est pas du tout « un » ou « unique » au
regard du droit. Selon qu’on l’analyse du point de vue du droit constitutionnel
ou du point de vue du droit administratif, l’État change de nature. Il est l’État-
Nation quand ses missions correspondent aux « têtes de chapitre du droit consti-
tutionnel » (op. cit., p. 28, n° 32). De telles missions sont, d’une part, « l’émis-
sion des normes juridique primaires — constitution, loi, décret — et (la) concep-
tion et (…) l’action générale touchant aux affaires du pays, tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur (ibid.). À cette description fonctionnelle correspond un ensemble orga-
nique car ces missions sont réalisées par le Parlement et le Gouvernement » (op.
cit., n° 55, p. 43). Par opposition à ce type d’État, il existe l’État-Collectivité dont

1. Léo Hamon, « conclusion du colloque sur Charles Eisenman », in P. Amselek (dir.), La pensée juri-
dique de Charles Eisenmann, Paris, Économica, 1986, p. 413.

23
Traité de droit administratif

les missions correspondent aux « têtes de chapitre du droit administratif » (op. cit.,
p. 28, n° 33). De telles missions sont celles de la police et des services publics
(op. cit., n° 33, p. 29) et correspondent à « tout un ensemble de services rendus
aux habitants » (ibid.). Juridiquement, le point déterminant, c’est que cet ensemble
de missions se caractérise par « sa subordination aux normes et aux directives
émanant des autorités de l’État-Nation » (op. cit., n° 33, p. 29). Ce dernier fixe
le cadre des activités administratives à réaliser par l’État-Collectivité. C’est donc
un principe de séparation fonctionnelle entre le Gouvernement et l’Administration
qui expliquerait cette double personnalité de l’État. L’analyse juridique correcte
devrait se traduire par « la dualité des personnalités, cet état du droit positif »
(op. cit., n° 34, p. 29). Il y a donc une tentative intéressante de décrire non seule-
ment les rapports entre le Gouvernement et l’Administration, mais de rapporter
la hiérarchie classique entre ces deux figures en inventant la double personnalité
de l’État. Celui-ci agit sous des masques différents et le droit administratif comme
objet de science ne décrit qu’une facette de l’État : celle de l’État-Collectivité. Ce
dernier terme est mal choisi, mais l’entreprise consistant à vouloir rebâtir le droit
administratif sur une conception matérielle de la fonction administrative mérite
d’être connue et discutée.
Pour conclure sur cette disparition de l’État de la scène du droit administratif, on
ne peut manquer de revenir sur la façon contemporaine de faire du droit adminis-
tratif. Celui-ci est désormais exclusivement étudié selon le prisme du contentieux,
c’est-à-dire selon la jurisprudence du Conseil d’État. Il est donc conçu comme un
droit largement prétorien. La discipline s’est fixée pour objet de décrire et d’ana-
lyser la jurisprudence administrative, celle principalement du Conseil d’État (v. « La
jurisprudence administrative » infra Chapitre VI, Titre II de cette partie). N’était-ce
pas déjà le cas déjà du droit administratif de Maurice Hauriou ? Ce dernier n’avoue-
t-il pas à la fin de sa carrière qu’il a pu refonder la discipline du droit administratif
grâce à sa lecture des arrêts du Conseil d’État et que sa propre conception est la
« conception contentieuse du droit administratif » empruntée à Édouard Lafer-
rière (v. Préface, La jurisprudence administrative, Tome I, op. cit., p. X) ? Ce n’est
donc pas la prépondérance de la vision contentieuse qui explique, à elle seule
cette déshérence de la notion d’État dans la doctrine administrativiste. On ne peut
manquer de s’interroger sur le lien possible entre disparition de l’État comme
thème de réflexion de la doctrine administrativiste et l’apparition concomitante
de ce que Jean-Jacques Bienvenu a appelé « l’idéal juridictionnel » selon lequel « la
doctrine répète a priori et a posteriori et de manière plus ample le scénario intel-
lectuel de l’acte juridictionnel » (op. cit., p. 154). La doctrine n’est plus en mesure
de penser son objet, le droit administratif, sans la béquille des arrêts du Conseil
d’État ; les notes d’arrêts ont de nos jours profondément changé de sens. Elles
n’ont plus rien à voir avec celles d’un arrêtiste comme Hauriou qui prenait le plus
souvent prétexte d’un arrêt pour éprouver sa pensée personnelle, sa théorie de
l’État par exemple, et la confronter avec les données du droit positif. Sans pouvoir
démontrer un lien de causalité entre les deux faits, on ne peut que constater la
concomitance entre le fait que la doctrine se comporte désormais comme large-

24
L’État

ment dépendante de la jurisprudence du Conseil d’État — inféodée à — et le fait


que l’État n’est plus considéré comme un objet pertinent pour comprendre le droit
administratif.

D. Oubli ou dénégation de l’État ?


L’État est en partie oublié parce qu’il est masqué par le vocabulaire. On ne parle
pas de l’État en droit administratif, mais on utilise des périphrases qui le dési-
gnent. Ainsi est-on surpris de constater que dans l’index consacré aux notes
de jurisprudence de Maurice Hauriou, l’entrée d’État figure certes, mais elle ne
contient qu’une entrée, alors qu’on a vu plus haut le lien étroit entre État et droit
administratif chez le maître de Toulouse. La même remarque pourrait être faite
pour les notes de Marcel Waline où le mot d’État ne figure pas dans les entrées
les plus fournies de l’index. Cela tient en réalité à un fait d’évidence : l’État est
omniprésent dans le droit administratif mais sa présence est cachée, dissimulée
par une multiplication de métonymies, de mots qui en masquent la présence, et
qui prennent la partie pour le tout. Ainsi, on évoque constamment la « puissance
publique » ou « le service public » en lieu et place de l’État, un peu comme en
droit constitutionnel, on parle sans cesse de la République (indivisibilité, unité,
territoire) en lieu et place de l’État. De même, on traite de la responsabilité de la
puissance publique alors qu’il s’agit évidemment de la responsabilité de l’État. Ou
encore, on substitue l’Administration à l’État de sorte que celui-ci disparaît derrière
celle-là, comme si l’Administration n’était pas justement l’État en tant qu’il est
acteur administratif. Ou bien encore, l’État disparaît derrière ses organes. N’est-ce
pas Hauriou lui-même qui, au lieu de parler de l’État, parle de « l’administration
quotidienne des ministres et des préfets » qu’il faut considérer comme « un vaste
exercice de droits doublé d’un vaste contentieux soulevé par cet exercice même »
(préface, Jurisprudence administrative, op. cit., p. VIII) ? De même, faire de l’Ad-
ministration une branche du pouvoir exécutif, c’est bien traiter de l’État. Celui-ci
est donc masqué par des expressions qui décrivent la partie, mais qui cachent le
« tout ». À l’opposé d’une telle démarche réductionniste, le fait de remettre l’État
au premier plan du droit administratif, c’est cesser de ne regarder que les arbres
pour essayer de découvrir, d’en haut, la forêt.
Il y a une autre raison à cet effacement de l’État dans le langage courant des
administratives que l’on découvre par exemple quand Marcel Waline, opposant la
police et le service public, explique qu’il s’agit de « deux modes absolument diffé-
rents, contradictoires entre eux, d’intervention des autorités publiques dans la vie
sociale » (Droit administratif, Sirey, 1960, p. 600-601). Ainsi, l’autorité administra-
tive doit être mise au pluriel — les autorités publiques — car le droit administratif
concerne plusieurs autres autorités : il y a l’État certes, mais aussi les collectivités
territoriales, les établissements publics, etc. L’État n’est donc pas le seul « sujet du
droit administratif », pour reprendre l’expression de Marcel Waline (op. cit., p. 246 s.).
À la différence du droit international — pendant longtemps — ou du droit consti-
tutionnel, où l’État n’avait pas d’autres concurrents en tant que sujet de ce droit,

25
Traité de droit administratif

le droit administratif est une sorte de droit décentralisé dans lequel l’État occupe
une place déterminante, mais pas exclusive.
Le contraste entre le discours de la doctrine administrativiste et le discours officiel
de l’État — Plus que d’un oubli de l’État, ne devrait-on pas en partie parler d’une
sorte de dénégation de l’État ? En effet, on ne voudrait pas conclure ces dévelop-
pements sans marquer un certain étonnement devant le décalage saisissant qui
existe entre, d’un côté, le discours de la doctrine administrativiste qui, comme on
l’a vu, est désormais muette sur la question de l’État et, de l’autre, le discours offi-
ciel d’État, celui tenu par les responsables politiques, qui met l’État au centre du
droit administratif. Prenons par exemple, le discours qu’a tenu, devant l’assemblée
générale du Conseil d’État, le Premier ministre (M. Fillon) le 20 septembre 2010.
C’est un texte qui pourrait figurer dans une anthologie de science administrative1.
On y trouve tous les arguments qui font de l’État le pilier de la société française,
du droit administratif, son socle juridique le plus solide, et du Conseil d’État la
clef de voûte de tout l’édifice. Il condense les thèmes les plus récurrents de l’idéo-
logie étatiste qui sous-tend le droit administratif français et qui, malgré toutes les
évolutions récentes demeure sa marque : l’État est le garant de l’intérêt général,
le gardien des libertés il s’exprime, dans le domaine du droit administratif, par la
voix du Conseil d’État qui est à la fois le conseiller juridique de l’État et le créateur
d’une jurisprudence prétorienne qui fait les délices des commentateurs et l’admi-
ration de nombreux juristes étrangers. Même si l’on fait la part des circonstances
et du genre de ce type de discours, il faut bien convenir qu’il a pu être tenu par le
chef du Gouvernement, celui qui dirige aussi l’Administration de l’État.

E. La vraie question : la perte de centralité de l’État


dans le droit administratif
Il y a une autre interprétation possible : si l’État n’est plus omniprésent dans la
littérature de droit administratif contemporaine, c’est parce qu’il ne serait plus au
cœur du droit administratif moderne. Autrement dit, pourquoi faudrait-il avoir la
nostalgie de ce droit administratif stato-centré ? Le droit évolue, le droit administratif
aussi, et celui-ci s’est aussi bien « européanisé » que« démocratisé ».
Comme le thème de l’européanisation du droit administratif est analysé dans
le présent Traité (v. infra, Chapitre III, Titre II de cette partie), on se bornera à ce
propos à une seule observation. Selon nous, ce n’est pas tant l’européanisation du
droit administratif français qui a modifié sa relation avec l’État que le fait que le
droit européen s’est modifié substantiellement : il est devenu largement dominé
par des principes libéraux hostiles à l’intervention de l’État et favorables à une
application de plus en plus large du droit de la concurrence, y compris dans les
domaines traditionnellement régis par les services publics. Dès lors, quelles que
soient les astuces sémantiques dont certains ont pu faire preuve, la contradiction

1. http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/discours-du-premier-ministre-a-l-assemblee-generale-
du-conseil-d-etat.

26
L’État

entre ce droit européen d’inspiration libérale et le droit administratif stato-centré


et potentiellement interventionniste n’a pu être levée qu’au bénéfice de l’un des
deux principes. Dans les dernières années, le vainqueur fut incontestablement le
droit européen devenu un véhicule du libéralisme intégral. Il nous paraît certain
que ce droit européen (depuis le Traité de Maastricht) a contribué à désétatiser le
droit administratif, voir à le dévitaliser — ce qui expliquerait peut-être une sorte de
désenchantement doctrinal.
La seconde observation porte sur l’autre évolution d’ampleur qui est la démocra-
tisation du droit administratif. Celle-ci ne signifie pas sa désétatisation. On s’aper-
çoit qu’on a entendu promouvoir l’individu au sein du droit administratif. La ques-
tion de la citoyenneté administrative est devenue cruciale de sorte qu’on on pense
plus le droit administratif uniquement sous l’angle de l’État, (qu’il soit puissance
publique ou coopération des services publics) — d’en haut —, mais aussi sous
l’angle des citoyens — d’en bas. On a vu apparaître la thématique des rapports
entre le droit de l’administration et l’administré comme branche autonome de ce
droit (D. Maillard Desgrées du Lou, Droit des relations de l’administration avec ses
usagers, Paris, PUF, 2000). On peut désormais soutenir, avec de bons arguments,
que le droit administratif n’est pas seulement le droit de l’administration, mais
aussi le « droit des administrés » (J.-L. Autin, C. Ribot, op. cit., p. 2) au sens où,
en défendant l’intérêt général contre les intérêts particuliers, ce droit serait « une
garantie essentielle de protection des intérêts de tous face aux intérêts de chacun »
(ibid.). Ainsi, ce dernier manuel, novateur à certains points de vue, consacre la
dernière partie aux « garanties du citoyen », tendant donc à substituer à la caté-
gorie classique de l’administré, plutôt un sujet, celle plus porteuse de citoyen. Pour
passer de cette situation subordonnée, l’administré ou l’usager doit devenir un
justiciable pour faire valoir ses droits comme citoyen. Dans ce cas, le droit admi-
nistratif change d’axe. Il n’est plus orienté vers la défense objective de la légalité,
mais davantage vers la défense des droits subjectifs des administrés. Il n’est pas
surprenant de constater alors que l’on redécouvre les thèses de Joseph Barthélémy
et Bonnard (N. Foulquier, Les droits publics subjectifs des administrés. Émergence
d’un concept en droit administratif français du XIXe au XXe siècle, Dalloz, 2003).
Il ressort de ces premières considérations que si l’État n’est plus beaucoup étudié
par la doctrine administrativiste et que, s’il est menacé dans sa position de centra-
lité politique, il est loin d’avoir disparu de la scène. Ce serait une grave erreur de
croire que l’on peut se dispenser de le connaître pour comprendre le droit admi-
nistratif français. C’est en tout cas ce qu’on voudrait maintenant démontrer.

27
Traité de droit administratif

SECTION 2
FRAGMENTS D’UNE THÉORIE DE L’ÉTAT
APPLIQUÉE AU DROIT ADMINISTRATIF

Il serait irréaliste en quelques pages de vouloir relever le défi consistant à prouver


l’alliance fructueuse entre la théorie de l’État et le droit administratif. On se contentera
ici de quelques coups de sonde destinés, du moins on l’espère, à alimenter la réflexion
des administrativistes. On le fera en montrant que l’État peut être l’objet de différentes
significations (§ 1), que l’organisation interne de l’Administration est passablement
modifiée par l’émergence des autorités administratives indépendantes (§ 2), phéno-
mène qui n’invalide pourtant pas la principale leçon du droit administratif : l’État reste
caractérisé par le double fait qu’il est doué d’unité, car il est souverain (§ 3) et qu’il
jouit de la continuité, car il est une institution (§ 4).

§ 1 La pluralité de significations du mot d’État


On a vu plus haut que Francis-Paul Bénoît distinguait deux sens de l’État
— l’État-Nation et l’État-Collectivité — selon la perspective adoptée : celle du
droit constitutionnel et celles du droit administratif. Il est indéniable que, en droit
public, le mot d’État n’a pas l’unité sémantique que l’on semble lui attribuer. Il y
a notamment une dualité de significations assez forte que, à la suite de Kelsen,
Charles Eisenmann a mise en lumière en distinguant entre « la collectivité étatique
et l’appareil étatique » ou encore entre « État-collectivité » et « État-appareil d’or-
ganes » (Centralisation et décentralisation, LGDJ 1948, p. 19). Il conceptualisera
plus tard cette distinction sous la forme de l’opposition entre l’État-collectivité et
« l’État-appareil gouvernant » (« Les fonctions de l’État », in Écrits de théorie du
droit, éd. Panthéon-Assas, 2002, p. 183). L’État-collectivité désigne « l’État tout
entier », cette collectivité tout entière, dans son unité totale » (op. cit., p. 183) qui
inclut aussi bien les gouvernants que les gouvernés, c’est-à-dire les individus qui
sont eux aussi des membres de l’État. En revanche, « l’État-appareil gouvernant »
a une acception plus restreinte, désignant « un groupe d’hommes qui constituent
l’appareil gouvernant de cette unité sociale, de cette collectivité politique que l’on
appelle l’État » (ibid.). Ce dernier sens est donc bien considéré comme « le sens
étroit » du mot d’État, mais pourtant il est lui-même susceptible d’une double
interprétation puisque l’État-appareil peut aussi bien désigner le pouvoir central
que les « subdivisions de l’État », ou les « organes locaux » (ibid.) qu’on désigne
comme l’administration décentralisée.
Le droit administratif a pour principale vocation de saisir l’État comme un appa-
reil gouvernant dans la mesure où il saisit principalement l’action des agents de

28
L’État

l’administration. C’est seulement de façon marginale qu’il saisit l’État comme


collectivité politique, comme « État tout entier » pour reprendre une expression
d’Eisenmann. On voudrait montrer à partir de la tutelle administrative ou du
contrôle de l’État sur les personnes décentralisées que ce sens restreint du mot
d’État peut lui aussi faire l’objet d’une double interprétation, large et étroite. On
effectuera cette démonstration en se fondant sur les écrits de Maurice Hauriou qui
restent, selon nous, d’une grande pertinence pour notre propos.

A. État-appareil lato sensu


Une première interprétation des rapports régissant les relations entre l’État et
les personnes décentralisées aboutit à une acception large du mot d’État-appareil.
C’est ce qui ressort par exemple de la lecture de la note de Maurice Hauriou sous
l’arrêt Canal de Gignac (T. confl. 9 déc. 1899). Elle est fameuse parce que son
auteur est ulcéré d’apprendre que le Tribunal des Conflits a qualifié cette associa-
tion syndicale de propriétaires d’établissement public. Il y voit une grave confu-
sion entre deux choses très différentes selon lui : l’intérêt collectif et l’intérêt
public. La menace était de transformer le droit administratif en un droit aména-
geant en France un régime collectiviste dès lors que tout intérêt collectif deve-
nait un intérêt public. Le juge n’aurait pas su discerner le caractère corporatif
de l’association syndicale et aurait eu le tort de la précipiter « du côté adminis-
tratif ». Hauriou ajoute alors ce commentaire : « si l’association syndicale, instru-
ment de production agricole, est devenue un membre de l’État, un établissement
d’État, il n’y a pas de raison pour que l’usine, elle aussi, instrument de production
industrielle, ne devienne pas établissement public, et nous disons que c’est grave,
parce qu’on nous change notre État » (Jurisprudence administrative, op. cit., p. 419).
On retient de ce passage célèbre l’idée que le maître de Toulouse s’opposait au
« collectivisme ». Mais on aurait tort de méconnaître la seconde leçon contenue
dans ce passage : l’établissement public est implicitement considéré comme « un
membre de l’État ». Ceci revient à affirmer donc que l’État n’est pas composé
seulement de l’appareil d’État, de l’administration publique rattachée directement
à l’État unitaire (l’administration centrale et les services extérieurs), mais que les
personnes décentralisées de manière fonctionnelle, comme le sont les établisse-
ments publics, relèvent de l’État. Il faut donc bien comprendre par là que Maurice
Hauriou utilise l’expression de l’État dans un sens large. Il distingue en effet la
personnalité morale (personnalité juridique) de l’individualité objective. Ailleurs,
il écrit que la personnalité morale de l’État est en soi indivisible, par conséquent,
les personnalités des départements et des communes ne doivent pas être consi-
dérées comme en constituant des parties » ; le fait de décrire ces collectivités
comme des membres de l’État signifie qu’on vise seulement leur « individualité
objective » (Les principes de droit public, op. cit., p. 688). Lorsqu’Hauriou utilise
l’expression de l’État dans ce sens large, c’est au sens de « l’individualité objective
de la nation », celle-ci pouvant inclure aussi bien les personnes décentralisées que
les simples individus. On doit alors étendre l’observation aux personnes morales

29
Traité de droit administratif

de droit public qui expriment la décentralisation territoriale et fonctionnelle. De


même que les établissements publics sont des « membres de l’État », de même les
communes et départements, et aujourd’hui, les régions sont aussi des « membres
de l’État ». Ainsi, l’État largement entendu contient donc aussi bien l’État central
que tous ses démembrements et toutes les personnes décentralisées.
Le vocabulaire trahit cette volonté de construire la relation entre État et collecti-
vités décentralisées comme formant un grand Tout. Ainsi, Hauriou, qui se félicite
de voir le Conseil d’État reconnaître aux communes le droit d’opposer des droits,
des libertés opposables à l’administration de l’État », qualifie dans le même mouve-
ment celle-ci « d’Administration supérieure » (Note sous CE. 1901, 22 févr. Cne de
Monticello, Jurisprudence administrative, op. cit., p. 276, à propos d’une inscription
d’office au budget par le préfet ; même expression pour désigner l’administration
de l’État sous CE. 2 déc. 1902, Gossoin, ibid., p. 292-293). Le Conseil d’État n’est
pas en reste non plus car lorsqu’il doit examiner la question de savoir si le président
de la République peut, par décret, créer une imposition aux patentés relevant de la
chambre de commerce de Rennes afin de payer une dette de celle-ci, il est obligé de
justifier l’addition, non prévue par la loi, d’une nouvelle dépense obligatoire inscrite
d’office par l’État au budget d’un établissement public. Son interprétation extensive
du texte de la loi est fondée sur l’idée que les chambres de commerce sont, comme
tous les établissements publics, soumises à « un contrôle supérieur du Gouverne-
ment » (CE 20 nov. 1908, in Jurisprudence administrative, op. cit., p. 277). Hauriou est
bien obligé de constater que la tutelle administrative sur de tels établissements peut
exister sans texte, une telle affaire révélant simplement que « la tutelle comporte un
minimum de contrôle du pouvoir central » (ibid., p. 280).
Ainsi, le réseau normatif et institutionnel résultant des liens entre l’adminis-
tration d’État et les administrations décentralisées apparaît comme structuré
par une dépendance de l’ordre juridique partiel, (pour parler comme Kelsen et
Eisenmann) à l’égard de l’ordre juridique supérieur, ou total dans la mesure
où les autorités décentralisées restent soumises, en dernière instance, à un
contrôle potentiel de l’autorité centrale, voire soumises à un changement de la
législation auquel elles ne pourraient pas participer (v. infra). Cette dépendance
témoigne d’une « subordination » des administrations décentralisées à l’égard
de l’administration centrale (reflétée par le vocabulaire que l’on peut distinguer
des administrations « inférieures » et une administration « supérieure »), mais
d’une subordination qui n’est plus synonyme d’une relation hiérarchique entre
deux pouvoirs.

Ainsi, par les liens étroits qui lient l’administration centrale aux administrations
décentralisées (territoriales, spéciales ou spécialisées), on peut soutenir que l’en-
semble constitué du réseau État central/collectivités locales correspond à un État
au sens de l’ordre juridique « global » ou « total » dont parle Kelsen, un peu comme
l’on dit, dans un tout autre domaine, que la fédération et les États-membres consti-
tuent un ensemble qu’on appelle la Fédération (O. Beaud, Théorie de la Fédération,
Paris, 2e éd., PUF, 2009, Chapitre 3).

30
L’État

B. État-appareil stricto sensu


Toutefois, la tendance dominante est d’utiliser une acception plus restreinte de
l’État conçu comme la puissance publique centrale. Ici, Hauriou est encore un bon
sismographe des variations de la doctrine car il conçoit également l’État de façon
stricte quand il décrit les rapports entre l’État et les collectivités locales. Dans son
Précis de droit administratif, il évoque la décentralisation, aussi bien territoriale
que fonctionnelle, en distinguant d’un côté, l’administration de l’État, et de l’autre
les « administrations locales » et les « administrations spéciales ». Il observe que la
décentralisation fait naître des concurrents à l’administration publique centralisée :
« l’administration de l’État n’est plus seule, le monde administratif s’est peuplé de
quantité d’êtres, secondaires certes, mais avec lesquels cependant il faut compter,
l’État entre en relations et par là même apparaît comme une personne juridique,
en même temps que les administrations locales ou spéciales revêtent aussi la
personnalité ; (…) l’administration quotidienne devient en fait une coadministra-
tion juridique » (Précis de droit administratif, 7e éd., op. cit., p. 141). Il y a donc
désormais une pluralité de personnes juridiques, de personnes administratives et
des rapports juridiques s’établissent entre elles. On pourrait croire que l’État dispa-
raît, mais l’État central, ou comme Hauriou l’appelle souvent « le pouvoir central »,
reste dominant : c’est l’être principal auquel sont subordonnés ces « êtres secon-
daires » que sont les personnes décentralisées. De ce point de vue, la note qu’il
rédige sous l’arrêt Mairie de Néris-les-Bains (7 juin 1902) lui permet de dresser une
opposition très stylisée entre la centralisation absolue et la décentralisation admi-
nistrative. Dans le premier cas, « il n’y a pas seulement eu juridiction retenue,
mais aussi si l’on peut ainsi s’exprimer, administration retenue, toute décision étant
prise ou censée être prise par le pouvoir central. Non seulement il s’était établi
une situation juridique qui était que la décision était l’œuvre d’une seule et même
Puissance publique, mais il s’était créé des habitudes d’esprit qui rendaient incon-
cevable l’idée d’un recours contentieux formé par un inférieur hiérarchique contre
un acte de son supérieur ; cela eut paru contraire à ce que les Allemands appel-
lent un devoir d’office » (Jurisprudence administrative, op. cit., p. 249). La décentra-
lisation et la loi de 1884 ont considérablement modifié les choses au point que
le Conseil d’État accepte de déclarer recevable un recours pour excès de pouvoir
effectué par un maire d’une commune (autorité subordonnée) contre un arrêté
préfectoral annulant un de ses actes. L’évolution est considérable selon Hauriou.
Avec l’arrêt Mairie de Néris-les-Bains, on a transposé — écrit-il — au maire la juris-
prudence relative aux assemblées délibérantes des collectivités locales. Or, celles-ci
représentent « les administrations décentralisées (…) qui sont distinctes de l’État ;
elles sont hors hiérarchie ; pour elles, on ne saurait invoquer l’unité de la Puis-
sance publique, qui se trouve brisée dans la mesure de l’autonomie conférée par
la décentralisation, ni le devoir d’office qui se trouve anéanti par le fait que les
autorités procèdent de l’élection populaire et non point de la nomination d’un
supérieur hiérarchique » (ibid., p. 250). La décentralisation suppose de penser
le rapport entre État et collectivités locales non plus sous forme de hiérarchie,

31
Traité de droit administratif

mais de surveillance hiérarchique, et de prendre en considération la pluralité des


personnes juridiques qui sont publiques. L’État stricto sensu doit être pensé par
opposition à ces nouvelles formes de collectivités qui sont sous sa dépendance,
sans être pour autant sous son autorité directe : ce ne sont pas des subdivisions de
cet État. L’État est toujours unitaire (v. infra), mais il est décentralisé.

§ 2 La signification des démembrements intérieurs


à l’État : l’exemple des autorités administratives
indépendantes (AAI)
Quand il conclut sa thèse, Bertrand Delcros observe que « la structure de la
personnalité juridique unique de l’État est de moins en moins monolithique,
centralisée, hiérarchisée » (op. cit., p. 292). Il y a, en effet, au sein de l’État des
services de plus en plus individualisés, de personnalités de plus en plus distinctes
au sein de l’État (les services postaux, mais aussi les assemblées parlementaires)
qui jouissent d’une grande autonomie et d’une sorte de personnalité juridique
« limitée » qui résulte de l’existence d’une autonomie financière et d’une compé-
tence spécialisée. La thèse date de 1976 mais, depuis lors, cette tendance à la
diffraction de l’État s’est largement accrue dans ce qu’on appelle l’évolution des
structures administratives. La preuve en est qu’il a fallu consacrer dans ce Traité
un chapitre entier au thème des « personnes publiques spécialisées » (Chapitre III,
Titre II de cette Partie). Il ne s’agit plus seulement des personnes publiques décen-
tralisées de façon fonctionnelle — les établissements publics — mais d’une série
d’entités nouvelles qui traduisent la multiplication des institutions administratives
au sein de l’État dont la plus marquante est la catégorie des autorités administra-
tives indépendantes. Elles appartiennent bien à cet État stricto sensu, à cet État-
appareil précédemment étudié.
Ces autorités ont un pouvoir de décision, aussi bien réglementaire qu’individuel
et comportant souvent un pouvoir de sanction. Leur particularité institutionnelle
tient au fait que, bien qu’autorités administratives, elles sont indépendantes, orga-
niquement et fonctionnellement, du pouvoir hiérarchique étatique qui est censé
unifier l’appareil administratif sous la responsabilité du Gouvernement. Ainsi,
elles semblent devoir concilier l’inconciliable : l’administration et l’indépendance.
En effet l’administration suppose, théoriquement, au moins la dépendance par
rapport au pouvoir politique (art 20 : le Gouvernement « dispose de l’administra-
tion ») alors que l’indépendance évoquée par le sigle des AAI est justement l’indé-
pendance par rapport au pouvoir politique et notamment à l’égard du Gouverne-
ment (Cons. const. n° 84-173 DC du 26 juill. 1984, consid. 4).
Nées à l’origine dans le domaine des libertés publiques, elles se sont surtout
développées dans le domaine du droit public économique, à tel point qu’on a
désormais une sous-catégorie : les « autorités de régulation » destinées à réguler

32
L’État

l’économie de marché. Certes, l’on sait que le juge administratif, en soumettant


leurs actes à son contrôle, a largement douché les espoirs de ceux qui voyaient
dans ces nouvelles institutions des autorités sui generis (v. pour le détail, la thèse
de M. Collet, Le contrôle juridictionnel des autorités administratives indépendantes,
Paris, LGDJ, 2003) et qui croyaient en voir une catégorie juridique nouvelle. Depuis
l’étude pionnière de Paul Sabourin (« Les autorités administratives indépendantes.
Une catégorie nouvelle ? », AJDA 1983. 275) confirmée par la thèse de Martin
Collet (op. cit., p. 362), on sait qu’il s’agit d’autorités certes dotées d’une indépen-
dance plus grande par rapport au pouvoir politique, mais principalement « admi-
nistratives ». Le Conseil d’État, dans l’arrêt Retail en 1981 (CE, ass., 10 juill. 1981,
Lebon 303), et le Conseil constitutionnel, plus récemment à propos du Défenseur
des droits (décis. n° 2011-626 DC du 29 mars 2011, consid. 2), ont rappelé la
nature administrative de ces AAI qui ne sont donc pas des pouvoirs publics consti-
tutionnels. Dans un autre genre, mais toujours dans le même registre du retour à
une certaine « normalité » administrative, le fait que les grands corps n’ont pas
manqué d’entrer dans la composition et la direction des AAI relativise grandement
l’innovation institutionnelle qui consistait à faire appel à des représentants de la
société civile dans la composition de ces instances.
Il ne s’agit pas ici de décrire par le menu ces institutions car il suffit de renvoyer
à des articles très solides rédigés soir sur leur bilan (RFDA 2010. 875 s., v. notam-
ment les articles de J.-L. Autin, J. Chevallier, J.-B. Auby), sur la progressive juridic-
tionnalisation de certaines de leurs décisions sous l’emprise de la CEDH (CE. ass.,
Didier, 3 déc. 1999, GAJA, n° 104) et sur les effets de l’attribution à certaines
d’entre elles de la personnalité morale (v. notamment D. Labetoulle, « La responsa-
bilité des AAI dotées de la personnalité morale : coup d’arrêt à l’idée de “garantie
de l’État”. À propos de l’avis du Conseil d’État du 8 septembre 2005 », RJEP/CJEG,
n° 635, oct. 2006, p. 359-364). On se bornera ici à tenter de saisir la significa-
tion de ces AAI pour la compréhension de l’État. De ce point de vue, il est soutenu
tantôt que leur émergence mettrait « en cause la conception même de l’État »
(C. Teitgen-Colly, in C.-A. Colliard, G. Timsit [dir.], Les autorités administratives indé-
pendantes, PUF, 1988, p. 25) tantôt qu’il faut y voir « le signe de la spécificité
d’un État en train de naître, (…) porteur d’un droit de type nouveau » (G. Timsit,
« Synthèse », in C.-A. Colliard, G. Timsit [dir.], op. cit., p. 319) — un droit de la régu-
lation, une normativité graduée, un droit du consensus. En réalité, les AAI témoi-
gnent de l’adaptation des modes d’intervention de l’État à de nouvelles missions
(J. Chevallier, RFDA 2010. 900), mais elles ne se situent pas en dehors de l’État.
Elles le représentent, étant investies des pouvoirs régaliens (pouvoir réglementaire,
de décision individuelle et de contrôle) accordés à l’Administration classique d’État
(P. Sabourin, « les autorités administratives indépendantes dans l’État », in C.-A.
Colliard, G. Timsit [dir.], op. cit., p. 94 s.). Ainsi, juridiquement, ce sont des organes
de l’État qui relèvent du pouvoir exécutif. Qu’on soit contraint d’aboutir à une telle
conclusion devrait d’ailleurs faire douter de l’utilisation du concept, bien trop mou,
de « pouvoir exécutif » (v. le colloque organisé par G. Bacot, sur « L’exécution dans
l’histoire constitutionnelle française », à paraître dans la Revue française d’histoire

33
Traité de droit administratif

des idées politiques, 2011) et inciter la doctrine à revisiter la catégorie des fonctions
de l’État (v supra, Section 1). On essaiera, plus modestement, de proposer une
explication, un peu nouvelle, sur la genèse d’un tel changement et de tenter une
évaluation sur un phénomène que l’on peut juger ambivalent.

A. Contenu et sens du changement provoqué


par la naissance des AAI
Pour comprendre l’apparition de ces OVNI administratifs, il faut élargir la focale
et ne pas se contenter d’étudier le domaine de l’Administration. Une brève rétros-
pective historique peut éclairer notre lanterne. Ainsi, à la fin des années 1970,
et au début des années 1980, la France découvre l’idée d’AAI. Ce type d’institu-
tion était connu des spécialistes de droit européen qui avaient dû se pencher sur
la « Haute Autorité », prévue par le Traité CECA et inventée par Paul Reuter qui,
s’étant intéressé à la lutte contre les trusts aux USA, avait découvert l’existence
des agences fédérales américaines (v. Antonin Cohen, Histoire d’un groupe dans
l’institution d’une « communauté » européenne [1940-1950], Paris I, thèse dactyl.,
1999) Celles-ci sont nées à la fin du XIXe siècle par un réflexe de défiance à l’égard
de l’autorité du président des États-Unis et dans le contexte d’un pays largement
sous-administré (ce qu’on tend à oublier quand on parle de l’État fédéral améri-
cain). Par quel hasard ces institutions, nées dans d’autres contextes, et pour des
raisons historiques bien précises (lutte contre le présidentialisme aux USA, dépas-
sement de la souveraineté dans le cas de l’Europe) ont-elles fait subitement leur
apparition en France au tournant des années 1980 ? Les explications historiques
ont déjà été données : de nouveaux besoins mal assurés par les pouvoirs tradi-
tionnels : législation inadéquate pour le droit mou, illégitimité du pouvoir judi-
ciaire et inadéquation de l’Administration classique (C. Teitgen-Colly, « Histoire »,
in C.-A. Colliard, G. Timsit [dir.], op cit,. p. 37-43) ou, plus largement, « la crise de
l’État-providence ». Sans nier forcément la validité de ces explications, on voudrait
proposer une autre explication de cette genèse.
Partons d’un étonnement : on justifie la légitimité de ces AAI par le fait que ses
membres jouiraient de deux qualités complémentaires : la compétence technique
et l’impartialité. Mais si l’on y réfléchit bien, ces qualités n’étaient-elles pas juste-
ment le propre de l’Administration ? Comme l’a dit Jean Rivero dès 1988 : « Pour-
quoi, du jour au lendemain, le législateur et à travers le législateur, le gouverne-
ment, ont-ils éprouvé le besoin d’affirmer que, dans certains domaines, il fallait
assurer à des autorités une indépendance que, semble-t-il a contrario, les struc-
tures habituelles ne pouvaient leur procurer ? C’est tout de même quelque chose
d’assez surprenant que cette auto-défiance. » (« Conclusion », in G. Timsit, op. cit.,
p. 310). « L’auto-défiance » : la formule fait mouche, incontestablement. Les AAI
sont la preuve vivante que, à un moment donné, l’État français — les dirigeants
politiques qui le représentent — n’a plus fait confiance à sa propre administra-
tion, c’est-à-dire aux ministères, en transférant la charge de « réguler » tel ou tel
domaine des fonctionnaires à d’autres membres censés être plus impartiaux, et en

34
L’État

suspectant « des chaînes d’intérêts interférents » (J.-B. Auby, RFDA 2010. 932). La
question primordiale est donc simple : pourquoi cette soudaine défiance à l’égard
de l’administration classique ?
Sans prétendre à l’exhaustivité, on voudrait ici souligner un fait majeur — passé
sous silence par la doctrine administrativiste (sauf exceptions) — qui est la politisa-
tion de la haute fonction publique1. Ce fait peut jeter néanmoins une lumière sur la
naissance et le succès de la formule des AAI. La France avait la chance d’être dotée
d’une haute fonction publique impartiale qui, à l’instar du Civil Service anglais,
restait à l’abri des soubresauts politiques. D’une certaine manière, la Ve République
a profondément modifié ce point. Dans un premier temps, la V e gaulliste, qui est
en partie une « République des fonctionnaires », a vu apparaître des ministres tech-
niciens, non parlementaires, qui étaient souvent des anciens hauts fonctionnaires.
Ce changement a commencé à brouiller la frontière entre l’administration et le poli-
tique. Mais la véritable rupture a eu lieu en 1981 avec la grande alternance lorsque
la gauche arrive au pouvoir après vingt ans de domination exclusive de la droite,
ce qui a conduit à un inévitable renforcement de la politisation de l’administration,
corollaire de la présidentialisation du régime constitutionnel. Un tel phénomène a
été amplifié par la série d’alternances politiques qui a eu lieu entre 1981 et 2002.
Alors que les cabinets ministériels ont pris une importance encore plus grande, les
nominations aux grandes directions des administrations centrales ont été de plus
en plus politiques, en raison notamment de la pression exercée par les partis poli-
tiques (que le général de Gaulle avait voulu en vain mettre à l’écart de son système
institutionnel). On a commencé à parler d’un « spoils system à la française » qui
n’existait pas auparavant et à mettre en doute l’impartialité de la fonction publique.
N’est-ce pas ce phénomène que Jean Rivero, observait en 1988 : « Peut-être ont-ils
[législateur et gouvernements] perçu que la dépendance à l’égard des partis, des
attitudes politiciennes sont mal ressenties par l’ensemble de l’opinion et peuvent
risquer d’aller à l’encontre de l’État de droit » (op. cit., p. 310) ? Le rapport avec
le développement des AAI est évident. Certes, la première AAI concerne l’auto-
rité protégeant les données informatiques et contrôlant les fichiers (la CNIL, loi du
6 janvier 1978), mais le secteur de prédilection de ces AAI a été celui de l’audiovi-
suel. Il fallait sortir de l’ère gaulliste où l’ORTF était la voix de la France. La grande
alternance s’est soldée du point de vue institutionnel par la naissance de la Haute
Autorité de l’Audiovisuel qui, après maintes péripéties, est devenue le Conseil supé-
rieur de l’audiovisuel. La composition de l’institution était le point clé et on a voulu
rétablir dans ces instances une sorte de pluralisme politique qui semblait mis à mal
par la politisation, affichée ou rampante, de la fonction publique. Les AAI sont alors
apparues comme un Sésame institutionnel.
Résumons : en créant des autorités administratives indépendantes, on a voulu
remettre des institutions impartiales dans le système administratif français. Pour-
quoi a-t-on fait « compliqué » alors qu’on faisait « simple » auparavant ? Comme

1. Une autre hypothèse mériterait d’être creusée : la perte de centralité du ministère et du ministre
dans le fonctionnement de l’Administration française.

35
Traité de droit administratif

les autorités politiques ont cessé de croire à l’efficacité de l’État administratif clas-
sique et à l’impartialité de la fonction publique, elles ont promu la mystérieuse
notion de « régulation » aux contours si flous, et confié la gestion de ces affaires à
des « dilettantes » du point de vue administratif, mais censés être indépendants. Il
resterait à vérifier empiriquement si ce pari a été entièrement gagné et si les AAI
gèrent de façon plus neutre et impartiale des affaires sensibles que ne le faisaient
jadis soit l’administration ministérielle soit le juge administratif1. Certaines affaires
récentes en matière de régulation économique laissent penser que la réponse
n’est pas forcément positive (voir l’affaire de l’EADS et de l’AMF judicieusement
rappelée par J.-L. Autin, « Une rationalisation impossible ? Le devenir des autorités
administratives indépendantes », RFDA 2010. 878).

B. Une évaluation ambigüe : progrès ou non de l’État de droit ?


Il est difficile de porter un jugement univoque sur l’action des AAI tant les
thèses en présentes sont opposées. Les uns louent leur autonomie et leur indépen-
dance politique et y voient un progrès de l’État de droit. D’autres auteurs sont plus
sceptiques sur la portée de la novation institutionnelle : ils voient dans la création
des AAI une nouvelle ruse du pouvoir politique qui fait semblant de se prêter au
jeu de la dépolitisation de certains secteurs, mais qui, en coulisses, « fait passer
ses options » et instrumentalise les AAI devenues un « écran commode pour le
pouvoir » (P. Sabourin, op. cit., p. 11). Certaines évolutions récentes témoignent
d’ailleurs d’une reprise en main des AAI par le pouvoir politique (Autin, op. cit.,
p. 882-883). Enfin, certains s’inquiètent de la contrepartie qui est la « diffraction
de l’État » et le fait que l’État n’est plus en mesure de « définir les grandes orienta-
tions » de son action (J. Chevallier, « Réflexions sur l’institution des autorités admi-
nistratives indépendantes », JCP 1986. I. 52-54).
Si l’on prend le critère de l’État de droit, le véritable point problématique n’est
peut-être pas là où on le situe ordinairement, à savoir celui de l’atteinte ou non
au principe de séparation des pouvoirs (v. Collet, op. cit., p. 12-13 ; Q. Epron, « Le
statut des autorités de régulation et la séparation des pouvoirs », RFDA 2011, à
paraître). Mais il touche la question de la responsabilité. Le fait qu’on a cru bon
de soustraire ces corps administratifs à « toute dépendance hiérarchique envers le
pouvoir politique » a pour inconvénient majeur que « l’action des autorités admi-
nistratives indépendantes échappe à toute responsabilité politique, alors qu’elles
jouent un rôle essentiel pour les libertés et la régulation économique » (D. Truchet,
préface à la thèse de M. Collet, op. cit., p. VI). Certes, en théorie, le gouvernement
peut être considéré comme responsable des activités de l’administration de l’État
à laquelle appartiennent les AAI. C’est ce qu’a reconnu le Conseil constitutionnel
en 1986 (Cons. const. n° 86-217 DC du 18 sept. 1986, consid. 23 ; v. C. Teitgen-
Colly, « Les instances de régulation et la Constitution », art. cit., p. 249-252). Mais,
dira-t-on alors — « comment le gouvernement peut-il alors être tenu pour respon-

1. Il manque des monographies scientifiques sur les AAI. Il n’y en aura probablement pas tant on
connaît la tradition du secret dans l’Administration française. Dommage !

36
L’État

sable d’autorités sur lesquelles il n’a pas ou, du moins, n’a que peu de pouvoirs ? Il
semble, en effet, paradoxal que la responsabilité du gouvernement soit complète,
alors que son contrôle est partiel. » (Q. Epron, op. cit.). Laissant ici de côté une
récente décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui a attiré l’atten-
tion de la doctrine française (CJUE, 9 mars 2010, Commission c/ Allemagne, aff.
C-518/07 ; v. J. Ziller, « Les autorités administratives indépendantes entre droit
interne et droit de l’Union européenne », RFDA 2010. 5 et Q. Epron, op. cit.), on
voudrait ici se concentrer sur le droit interne.
Les AAI ont été fondées sur l’idée qu’il fallait donner une « compétence propre »
(v. sur ce point et l’articulation avec l’art. 20 Const., P. Wachsmann, « Sur l’indé-
pendance des autorités administratives d’État », in Mélanges Autin, à paraître) à
des corps collectifs dont on a dit qu’ils devaient être indépendants du pouvoir
politique. Il est alors difficile de prétendre que le Gouvernement peut être déclaré
responsable de décisions sur lesquelles il n’a aucune prise directe. Dès lors, on voit
mal comment une véritable responsabilité politique peut actuellement être mise en
œuvre en cas de dysfonctionnement de ces institutions. Certains rapports critiques
des assemblées parlementaires (Sénat, 2007, AN rapport Dosière et Vanneste,
2010 ; v. Epron op. cit.) témoignent à leur manière de l’inquiétude des parlemen-
taires de voir l’action d’un segment de l’exécutif échapper, de facto, à leur contrôle.
On ne peut pas ignorer la contradiction qui gît au fondement de cette institution :
les AAI ont du pouvoir, mais leurs membres sont, en réalité, irresponsables. Or, ici
comme ailleurs, il est malsain de voir se développer des poches d’irresponsabilité.
En outre et surtout, une institution dont la légitimité repose sur la seule « crédibi-
lité personnelle de leurs membres » (P. Sabourin cité par G. Timsit, op. cit., p. 316)
est fragile. Une telle crédibilité n’est pas si certaine en raison du mode de nomi-
nation discrétionnaire qui peut prêter à discussion. En effet, la multiplication des
personnes nommées à ces postes « indépendants » renforce considérablement le
« pouvoir de patronage » (M. Hauriou) des hommes politiques et accroît le clienté-
lisme. Or, un « client » n’est pas forcément un administrateur compétent et impar-
tial. Il peut être un ancien élu politique auquel on accorde désormais un poste
pour le récompenser des services passés ou le caser après une défaite électorale.
Il peut être un ami, ou un favori, etc. Enfin, le grand perdant de cette évolution
est le citoyen contribuable : le pouvoir de clientèle coûte cher à la collectivité. Le
Parlement n’a pas manqué de s’inquiéter des excès budgétivores de certaines AAI.
Cette prétendue impartialité est désormais acquise à un prix élevé, en raison de la
vieille coutume française selon laquelle on surajoute toujours des institutions aux
autres, sans songer à supprimer les anciennes.
À un moment où une certaine reprise en main autoritaire de certains secteurs
(audiovisuel, Défenseur des droits) par l’Exécutif se fait jour, il est probablement
maladroit de trop jeter le discrédit ou la suspicion à l’égard des AAI d’autant plus
que les spécialistes de la question s’accordent à reconnaître qu’elles ont connu
des « réussites incontestables » (J.-L. Autin, RFDA 2010, op. cit.). Mais le devoir de
lucidité conduit à affirmer que le changement des modes d’action de l’État que
ces autorités reflètent n’est pas sans poser certains problèmes pour la gestion

37
Traité de droit administratif

rationnelle et efficace des affaires publiques. On y voit surtout l’imbrication inévi-


table des problèmes de droit constitutionnel et de droit administratif. La concen-
tration politique des pouvoirs au profit de la présidence de la République a des
effets délétères à tous les niveaux. La sphère administrative n’y échappe pas. Ne
serait-ce que pour cette raison, cette étude décalée des AAI n’est peut-être pas
sans intérêt.

§ 3 L’unité de l’État ou le surgissement


d’une souveraineté enfouie
Depuis Duguit et Jèze, la souveraineté a mauvaise presse dans la doctrine admi-
nistrativiste. Elle n’est plus vraiment thématisée (O. Beaud, « Compétence et souve-
raineté », AFDA, La compétence, op. cit.). Il n’est pas interdit pourtant de recher-
cher quelques exemples où la jurisprudence fait brutalement ressurgir ce fantôme,
qu’on croyait avoir enfoui sous la couche du service public. On n’ira pas chercher
ces exemples-là où l’on pourrait s’attendre les trouver : soit dans les rapports
entre le droit administratif et le droit européen (par ex., G. Lebreton, « Le Conseil
d’État est-il souverainiste » ? in Jean Foyer, In Memoriam, Litec, 2011, p. 162-175)
soit dans les rapports complexes entre le droit administratif et le droit interna-
tional (E. Picard, « Droit international et contentieux administratif : les rapports du
droit international et du droit interne ». Rép. contentieux administratif Dalloz). On
les prendra dans deux grands arrêts qui méritent une certaine relecture étatique :
les arrêts Dehaene (1950) et Popin (2004) de façon à mieux faire ressortir ce qu’on
appelle les virtualités étatiques du droit administratif ordinaire.

A. L’État, condition d’existence de la légalité


ou une relecture étatique de l’arrêt Dehaene
Prenons un grand arrêt, bien connu : l’arrêt Dehaene (CE, ass., 7 juill. 1950,
GAJA, n° 63, p. 395 s.). Alors qu’à l’époque, le parti communiste est le parti élec-
toralement le plus puissant de France, il lance un mouvement de grève nationale
auquel il associe les fonctionnaires. Un chef de bureau de préfecture de l’Indre
et Loire, M. Dehaene, entend y participer, mais son chef de service, le préfet, le
lui interdit en se fondant sur des circulaires ministérielles. Bravant cette interdic-
tion, le fonctionnaire fait grève et il est sanctionné (comme cinq de ses collègues
d’ailleurs). Il est d’abord suspendu par le ministère de l’Intérieur qui a voulu sanc-
tionner tous les fonctionnaires, d’un certain grade, ayant fait grève. Mais cette
suspension est rapportée et il reçoit finalement un blâme. Il attaque cette sanc-
tion disciplinaire et il invoque la violation du droit de grève qui est reconnu par le
Préambule de la Constitution de 1946 (« Le droit de grève s’exerce dans le cadre
des lois qui le réglementent »). La véritable difficulté juridique résultait du fait qu’il
était difficile de trouver une loi ayant concrétisé la disposition constitutionnelle.

38
L’État

On présente le plus souvent cet arrêt comme étant le parfait exemple de la


conciliation effectuée par le juge entre deux exigences contradictoires qui seraient,
d’une part, le respect du droit de grève, droit devenu constitutionnel, et d’autre
part, la nécessité d’assurer la continuité des services publics, légitimée par « la
sauvegarde de l’intérêt général ». En outre, on s’y réfère parfois pour critiquer
l’usage un peu trop extensif du principe de continuité des services publics qui
aboutit, non sans paradoxe, à renforcer la puissance de l’État (comme le note judi-
cieusement J.-F. Lachaume, Grands services publics, Masson, 1989, p. 307). Mais
plutôt que de discuter cet arrêt du point de vue de l’illicéité ou de la licéité du droit
de grève des fonctionnaires, comme on le fait d’ordinaire, et non sans de bonnes
raisons (GAJA, n° 63, p. 365, p. 398 s.), on voudrait l’examiner autrement : du
point de vue de l’État. De ce point de vue, on prendra le contre-pied de l’interpréta-
tion habituelle qui consiste à souligner l’importance du principe de continuité des
services publics. Il nous semble que davantage que sur la continuité de l’État, l’arrêt
porte essentiellement sur la question de l’ordre public, de sa primauté par rapport
à d’autres considérations, et que par là même, il porte sur l’unité de l’État qui
peut être menacée par des forces centripètes émanant de la société. Sans vouloir
manier à l’extrême le paradoxe, il n’est pas interdit de voir dans ce genre de juris-
prudence le reflet de la grande question de la souveraineté de l’État entendue
cette fois au sens de sa supériorité par rapport à la société civile. L’État est juste-
ment l’unité politique qui ne tolère pas de concurrents dans son orbite. Il n’y a
pas de place pour deux souverains dans un ordre politique étatique et un État qui
se verrait concurrencé ou dominé par des partis politiques ou par des syndicats
cesserait d’être souverain. C’est cette vielle leçon enseignée par Hobbes ou Hegel
que, sans avoir nécessairement lu ces philosophes, les membres du Conseil d’État
ont, avec leur savoir insurpassable de légistes français, repris dans cette jurispru-
dence Dehaene. C’est en tout cas ce que l’on voudrait démontrer.
On le fera d’abord en partant d’une fine remarque faite par Marcel Waline dans
sa note sous cet arrêt : « en se tenant à la rigueur des principes juridiques, la thèse
des requérants était fort soutenable (…). L’excès de pouvoir semblait flagrant »
(Notes d’arrêts, tome II, p. 563). Pourtant, le Conseil d’État leur donne tort : malgré
la lettre de la Constitution qui semble exiger une loi, l’autorité exécutive aurait
néanmoins le droit de limiter, d’elle-même, le droit de grève des fonctionnaires,
ce qui lui confère, en l’espèce, la prérogative de l’interdire sous peine de sanction
disciplinaire. Qu’est-ce qui peut donc expliquer une solution a priori si surpre-
nante ? Voyons l’explication en termes de technique juridique, pour parler comme
Jèze. Comme on le sait, faute d’une loi qui était censée « réglementer » le droit de
grève reconnu par la Constitution — et c’est déjà une décision que de trancher
de l’inexistence d’une loi générale (car il existait des lois particulières invoquées
par le requérant) —, le Conseil d’État reconnaît, en l’espèce au Gouvernement
le droit de fixer, sous son contrôle, « la nature et l’étendue » des limitations qui
doivent être apportées à ce droit de grève car il est « responsable du bon fonc-
tionnement des services publics » dont il a la charge. Il impose des limites assez
fermes au droit de grève qui est un moyen de défendre uniquement les intérêts

39
Traité de droit administratif

professionnels », mais qui ne doit pas être dénaturé. Le Conseil d’État veille à ce
que ses limitations en empêchent « un usage abusif ou contraire aux nécessités de
l’ordre public ». Il n’y a d’ailleurs pas de véritable conciliation en l’espèce puisque
le Conseil d’État considère que la grève envisagée, si elle était reconnue, « porterait
une atteinte grave à l’ordre public ». C’est bien, in concreto, l’interdiction, c’est-à-
dire le principe de continuité des services publics, qui prévaut sur le droit de grève
En réalité, derrières ces expressions classiques (« nécessités de l’ordre public »
ou « continuité des services publics »), ce qui est ici en jeu, c’est la défense de l’État
contre un usage du droit de grève des fonctionnaires jugé abusif par le Gouver-
nement (qualification validée par le Conseil d’État). Certes, le mot d’État n’appa-
raît pas une seule fois dans l’arrêt, mais il suffit de lire les conclusions Gazier et la
note de Marcel Waline pour prendre conscience de la forte « densité étatique » de
cette affaire, pour comprendre donc que l’État « sature » littéralement cette déci-
sion. Le commissaire du Gouvernement écarte les deux solutions extrêmes : d’une
part, celle défendue par les syndicats de fonctionnaires qui défendent un droit
de grève sans aucune limitation (droit absolu et non relatif), et, d’autre part, celle
diamétralement opposée de l’illicéité par principe d’un tel droit de grève accordé
aux fonctionnaires (qui était l’état du droit positif avant la guerre). La solution
intermédiaire proposée par M. Gazier, retenue par la décision, s’inspire de l’avis
du Conseil d’État rendu le 12 juin 1948 qui interprète la disposition en cause du
Préambule de la Constitution dans le sens du balancement (vu plus haut), à cette
différence près que la sauvegarde ici envisagée est celle « des intérêts essentiels de
la nation » (cité par Gazier, concl., Dalloz, Notes d’arrêts, op. cit., p. 669).
Le mot « nation », qui a disparu dans la décision juridictionnelle, nous met ainsi
sur la voie de l’État car comme on le sait, la nation, en droit public français, est
souvent employée pour décrire l’État. Il apparaît à la lecture des conclusions que
la défense de l’État est au cœur de l’argumentation du commissaire du gouverne-
ment. Le plus intéressant dans cette décision tient à cette minoration des consi-
dérations juridiques « ordinaires », comme l’avoue M. Gazier avec une franchise
inhabituelle dans ses conclusions : « Ce sont des considérations moins juridiques,
mais plus pressantes, encore que beaucoup plus difficiles à peser, qui vont dicter
notre choix » (op. cit., p. 668). Lesquelles sont-elles ? Il ne s’agit rien de moins que
l’urgence qui est ici accouplée à la nécessité de défendre l’ordre public, l’ensemble
étant avancé pour rejeter la prétention des syndicats de fonctionnaires. Face à
cette revendication d’un droit absolu de grève, le commissaire du gouvernement
use d’un langage d’une parfaite clarté : « il n’est pas possible à l’État de l’accepter.
Ce serait là signer sa démission. Le Gouvernement seul, et non pas les syndicats,
organismes privés qu’ignore la Constitution, est responsable devant les représen-
tants de la Nation de la bonne marche des services publics. Admettre sans restric-
tion la grève des fonctionnaires, ce serait ouvrir des parenthèses dans la vie consti-
tutionnelle et, comme on l’a dit, consacrer officiellement la notion d’un État à
éclipses. Une telle solution est radicalement contraire aux principes les plus fonda-
mentaux de notre droit public. Vous ne sauriez vous arrêter (ibid.). La formule
« d’un État à éclipses » a eu du succès et d’ailleurs à juste titre car elle montrait

40
L’État

bien l’absurdité d’un État qui ne serait plus soumis à la règle de la continuité, dont
l’une des applications est la règle de continuité des services publics. Mais ce qui
est le plus important dans cette argumentation est le fait que la seule autorité qui
est habilitée à représenter l’État est le Gouvernement, et non pas les syndicats.
L’unité de l’État, c’est l’unité de sa représentation, comme l’avait bien vu Hobbes.
Par ailleurs, Marcel Waline a tout à fait raison de voir dans cet arrêt une sorte
de prolongement du fameux arrêt Heyriès sur les circonstances exceptionnelles
qui ont légitimé cette sorte d’aberration juridique par laquelle un décret peut se
substituer à la loi, tordant le principe de légalité au profit de l’urgente nécessité.
En raison du « péril national » engendré par ces grèves à répétition fomentées par
le parti communiste, et au cours desquelles note Waline, une partie de la force
publique faisait cause commune avec les émeutiers, il fallait donc admettre la
« légitime défense de l’État » comme l’a écrit Hauriou dans sa note sous l’arrêt
Heyriès. Mais Waline est encore plus explicite dans sa note sous l’arrêt Dehaene.
Il observe : « On dira qu’il y a là un principe bien dangereux, faisant prévaloir
la raison d’État sur la légalité. Toutefois, réfléchissons-y : toute la légalité tombe-
rait d’un seul coup si l’État disparaissait. Et l’État est dans la conjoncture présente,
menacé de disparition, tout au moins l’État tel que nous le connaissons, c’est-à-
dire l’État national. Et la grève générale, spécialement celle des services publics,
est précisément l’une des armes les plus redoutables des ennemis de l’État. »
(op. cit., p. 664). Ainsi, l’État apparaît tout bonnement comme ce qu’il est : la
condition d’existence de la légalité. Ce système normatif, extrêmement sophis-
tiqué, de la légalité risque de s’effondrer si l’État est divisé, rongé par la guerre
civile. Waline y fait allusion quand il parle de « l’État national » et des « ennemis de
l’État » (qui sont les communistes à l’époque). On retrouve le langage du décision-
nisme : Waline fait du Carl Schmitt sans le savoir, Schmitt étant ce juriste allemand
sulfureux qui a défini la souveraineté comme la décision prise pour instaurer l’état
d’exception (Théologie politique, 1922, traduction française, Gallimard, 1988).
Mais Marcel Waline va encore plus loin dans son raisonnement. Cette préémi-
nence de la défense des intérêts de l’État par rapport aux droits et libertés serait
justement l’un des traits caractéristiques du droit administratif. Plus exactement,
le Conseil d’État en tant que gardien de l’État serait moins soumis que les juridic-
tions judiciaires au respect de « la stricte application des déductions juridiques ».
Waline emprunte, presque naturellement, le langage d’Hauriou et des membres
du Conseil d’État pour justifier cette entorse aux principes juridiques : « si les
procès de droit administratif devaient être jugés selon exactement les mêmes
méthodes et les mêmes habitudes de raisonnement que les procès civils, il n’y
aurait pas besoin de juridictions administratives. Ce qui distingue fondamentale-
ment le droit administratif du droit privé, c’est qu’y intervient à chaque instant, de
façon plus ou moins apparente, mais toujours au moins comme en filigrane, l’idée
de la primauté de l’intérêt public, ou tout au moins des intérêts publics primor-
diaux, comme disait l’arrêt Marc du 3 juin 1908. » (op. cit., p. 664). Comment
peut-on mieux énoncer cette défense de l’État, ou plus exactement cette dépen-
dance du droit administratif par rapport à l’État ? Cette prééminence de l’intérêt

41
Traité de droit administratif

public est toujours latente, prête à être « révélée » par l’événement, par la circons-
tance extraordinaire, ou l’urgence, qui vient bousculer la légalité et qui vient super-
poser à cette légalité ordinaire, cette « légalité supérieure » (« superlégalité » dira
Hauriou, Note sous l’arrêt Heyriès), bouleversant complètement la hiérarchie des
normes). L’État — ou si l’on veut sa légitime défense pour être précis — surgit
ainsi, en deus ex machina, sollicité par les juristes de droit public qui ne raisonnent
pas comme les juristes de droit privé. Ceux-ci sont attachés à la lettre du texte, à
leur Code civil et font des délices de l’exégèse des articles et alinéas du Code. Ils
soupçonnent parfois le droit administratif d’être une sorte de raison d’État mise
en forme par le Conseil d’État. Mais il est rare que les privatistes aient à trancher
le problème juridique posé par une grève générale décidée par un parti politique
qui veut dresser les fonctionnaires, une partie d’entre eux qui lui sont inféodés,
contre l’État lui-même…
Bref, l’arrêt Dehaene permet de faire comprendre que le droit administratif a
partie liée avec l’État, qu’il est même intimement mêlé à sa défense en tant que
l’État est le gardien de l’ordre public. Même si le langage du droit recourt à des
périphrases telles que « la sauvegarde de l’intérêt général » ou « atteinte grave à
l’ordre public », nécessités de l’ordre public » (arrêt Dehaene) ou « intérêts essen-
tiels de la nation » (v. l’avis précédent du Conseil d’État) ou encore « prééminence
de l’intérêt public » (Waline), c’est toujours de l’État qu’on parle. De cet État qui,
quand il est menacé par ses « ennemis », reconquiert ipso facto le droit de défendre
son existence, y compris en tordant la légalité, entorse que le Conseil d’État « régu-
larise », si l’on veut, en invoquant des principes supérieurs qu’il qualifie au gré des
circonstances. Le droit administratif enseigne alors le lien profond qui unit le droit
public moderne à cette finalité qui est le salut public considéré prioritairement
comme la défense de l’ordre public. Pour qu’il y ait du droit, il faut un État, et non
pas un état de nature. Bien que le lien puisse paraître ténu avec l’arrêt Dehaene, il
existe, mais il est simplement voilé par ce processus d’euphémisation du langage,
décrit plus haut, en vertu duquel on n’ose plus mettre derrière des formules appa-
remment neutres (ordre public, salut public), le visage de l’État comme pouvoir
souverain.
Si l’on devait conclure sur ce point, il faudrait souligner la logique de la souve-
raineté qui est sous-jacente à cette idée selon laquelle l’État est le gardien de
l’ordre public. Un moyen d’exprimer cette logique est de réfléchir à la fameuse
formule de Max Weber selon laquelle la puissance publique doit toujours être en
mesure d’exproprier « les puissances privées indépendantes » (Le savant et le poli-
tique, traduction française, Paris, Plon, 1959, p. 107). Selon Weber, l’État moderne
apparaît comme le produit d’un procès qui a vu un certain type de communauté
(consacrée comme la communauté politique par excellence) monopoliser l’exer-
cice de la contrainte légitime au détriment de diverses « communautés de droit »
(Rechtsgemeinschaften), puissances féodales, ordres, Églises, villes, etc… Celles-ci
assuraient jadis à leurs membres la garantie de droits particuliers qui étaient des
privilèges, au sens de droits statutaires. En d’autres termes, l’État moderne a mis
fin à une sorte de pluralisme anarchique puisque ces multiples « communautés de

42
L’État

droit » ne formaient pas un ensemble hiérarchisé. L’État, en expropriant ces puis-


sances et en monopolisant la violence physique légitime, a donc unifié le corps
politique et l’a hiérarchisé. Une fois ce monopole établi, les droits dont un individu
peut jouir du fait de son appartenance à un collectif particulier, quel qu’il soit, sont
supposés n’exister qu’en vertu de l’autorisation, explicite ou implicite, de l’État
— autorisation au sens large qui le plus souvent prend la forme d’une loi.
D’une certaine manière, Max Weber a décrit le résultat obtenu par la mise
en œuvre du programme étatique élaboré par Jean Bodin lorsqu’il examine le
contrôle des « Corps et Collèges » par le souverain dans la République (Six Livres
de la Républiques, III, 6). Ce programme est poursuivi par Hobbes dans le chapitre 26
du Léviathan, « des organisations sujette (politiques et privées) (Lév. XXII, p. 237 s.),
où il décrit autrement la souveraineté comme un mode de domination interne à
l’État. Celui-ci domine toutes les autres organisations « politiques et publiques » et
il exerce le contrôle des « organisations privées ». Une fois établis ces principes,
il suffit à Hobbes d’examiner les moyens de droit qui permettent cet assujettisse-
ment, ce contrôle de l’État sur les corps intermédiaires ou civils. Pour les corps
politiques, il y a un moyen facile qui est de prescrire des limites dans les chartes
ou lettres patentes, qui établissent ces groupements. Sinon, pour les autres grou-
pements, il y a un moyen général, qui est le contrôle par la loi (la loi de l’État) du
Commonwealth, dit Hobbes (op. cit., p. 239). L’État contrôle donc tous les groupe-
ments privés — sociétés, fondations, associations — qui existent sur son territoire.
Revenons à l’arrêt Dehaene qui illustre, à sa façon, cette idée d’une domination
de l’État sur les groupements particuliers. L’interdiction du droit de grève à certains
fonctionnaires est le thème apparent de la décision. Mais le point déterminant est
que le Conseil d’État autorise le Gouvernement à faire respecter la souveraineté
de l’État français. Cette dernière signifie que l’État est et doit rester non seule-
ment indépendant des groupements particuliers, mais supérieur à eux. L’État est
bien le gardien de l’ordre public et de l’unité du pouvoir politique. Il ne peut pas
voir ce monopole de représentation de l’unité politique battu en brèche, soit de
façon directe par des syndicats qui sont des puissances privées, soit de façon indi-
recte par des partis politiques qui sont des organisations mixtes (mi-publiques et
mi-privées). L’extrême concision des décisions du Conseil d’État, qui est l’une des
caractéristiques remarquables de sa jurisprudence, ne doit pas empêcher l’admi-
nistrativiste de relever que, dans certains cas extrêmes, le droit administratif existe
pour défendre l’État (ce qui signifie aussi défendre les citoyens si l’on comprend
que l’État est aussi une communauté de citoyens).

B. L’arrêt Popin ou le surgissement impromptu de l’indivisibilité


de la souveraineté
On a déjà plus haut souligné (Chapitre préliminaire, Titre I de cette Partie) le
contraste entre le discours modernisateur et progressiste qui évoque un effacement
de l’État et le brutal retour de l’État à un moment où l’on s’y attend le moins, pour
des motifs de surcroît assez mineurs. Ainsi, revenons au cas de cet arrêt Popin

43
Traité de droit administratif

(CE, sect., 27 févr. 2004, Popin, GAJA, n° 113, p. 858) dans lequel le Conseil d’État
use sans détour du langage de la souveraineté de l’État. La requérante, professeur
des universités, a été l’objet d’une sanction disciplinaire prononcée en première
instance par le conseil disciplinaire de son université, mais elle a été ensuite
relevée de cette sanction en appel devant la juridiction nationale. Elle se retourne
alors contre son Université qui l’a sanctionnée en lui demandant le versement de
dommages-intérêts. Toutefois, le Conseil d’État rejette sa demande en responsabi-
lité au motif qu’elle est mal dirigée car elle aurait dû se tourner vers l’État qui est
déclaré seul responsable de l’exercice de la fonction juridictionnelle par les juridic-
tions administratives, que celles-ci soient spécialisées ou non. La solution est d’au-
tant plus originale que l’Université a la personnalité juridique depuis la loi Faure
de 1968 et qu’il paraît a priori normal que l’auteur de la sanction disciplinaire,
l’Université, soit sanctionné si sa décision est annulée en appel. Mais à l’encontre
de cette considération organique, qui repose sur l’existence de deux personnalités
morales distinctes (l’Université et l’État), le Conseil d’État se fonde sur une consi-
dération relative aux fonctions de l’État. « Parce que « la justice est rendue de façon
indivisible, au nom de l’État », seul l’État doit répondre « à l’égard des justiciables
des dommages pouvant résulter pour eux de l’exercice de la fonction juridiction-
nelle assurée sous le contrôle du Conseil d’État, par les juridictions administra-
tives ». La décentralisation fonctionnelle par services en vertu de laquelle l’Univer-
sité est autonome ne peut pas remettre en cause le noyau de la souveraineté de
l’État qui réside dans la trilogie fonctionnelle : la fonction législative, la fonction
exécutive et la fonction juridictionnelle. La théorie des droits régaliens est donc
modernisée au profit de la théorie des fonctions juridiques de l’État. Ces fonctions
étatiques ne sont jamais attribuées complètement aux autorités décentralisées ;
elles leur sont seulement concédées, sous réserve de la souveraineté de l’État. On
croirait en partie relire du Jean Bodin qui répète à longueur de pages que la souve-
raineté du Roi ne se « communique » pas aux magistrats. Dans ses conclusions,
Rémy Schwartz justifie ainsi une telle monopolisation de la justice aux mains de
l’État : « notre histoire juridique et politique — écrit-il — a fait de la justice, quel
que soit son organe chargé de la rendre, l’expression de la volonté du peuple,
dans le cadre de l’exercice de la souveraineté nationale par nature indivisible (…).
La République française ne connaît qu’un peuple, qu’une souveraineté et qu’une
justice » (cité in GAJA, p. 860).
Au-delà ce discours qui, à l’image de beaucoup d’autres, confond un peu vite
peuple avec État et république avec État, il faut bien saisir le point nodal de l’ar-
gumentation : la justice, et il faut prendre ce mot dans son sens matériel (et non
organique), c’est-à-dire la fonction juridictionnelle consistant à trancher des litiges
avec l’autorité de l’État, appartient exclusivement à l’État. Depuis la Révolution, on
ajoute que la justice est rendue au nom du peuple français, mais cela n’a pas de
portée juridique réelle ; il s’agit seulement d’un argument de légitimité. Du point
de vue de la théorie de l’État, l’argument central réside dans cette affirmation sans
nuances de l’unicité de la justice. Autrement dit, si l’exercice de la justice « universi-
taire » est attribué aux universités, le pouvoir de rendre la justice en soi appartient

44
L’État

en propre à l’État et à lui seul. Mais l’État unitaire concentre aussi les deux autres
fonctions juridiques (législation, exécution). Ainsi, selon le sens donné à l’indivisi-
bilité de la souveraineté, les trois fonctions hautement régaliennes sont détenues
par l’État et par lui seul, et il ne peut pas en « déléguer » l’exercice à des tiers, ou
si l’on veut, il ne peut en déléguer l’exercice que sous la réserve qu’il conserve
le droit de reprendre le contrôle sur cette fonction déléguée (ici aux juridictions
administratives spécialisées qui agissent sous le contrôle de la justice administra-
tive). C’est à ce titre qu’il est jugé responsable de son mauvais fonctionnement,
même si cette fonction a été exercée par une personne tierce à qui l’État a confié
cette fonction. On pourrait dire aussi que l’État stricto sensu est responsable des
fautes commises par ses « démembrements » (par l’État lato sensu).
Élargissons maintenant le propos. Si l’on veut comprendre le sens de cette
unicité de la justice et de cette indivisibilité de la puissance de l’État, dont la fonc-
tion juridictionnelle est un des éléments, il faut savoir ce qu’est l’État unitaire,
dont la France est un des meilleurs exemples. Georges Burdeau en a donné une
parfaite définition, mais en lui donnant un autre nom : « L’État centralisé est celui
dans lequel aucune des collectivités composantes, qu’elles soient de caractère
géographique, sociologique, professionnel, religieux ou autre, ne peut faire valoir
un droit propre à l’établissement des règles qui la concernent » (G. Burdeau, Traité
de science politique, tome II, L’État, p. 373). C’est donc l’État qui dénie à tout grou-
pement humain le droit à une sorte d’auto-gouvernement et qui revendique avoir
le monopole d’interpréter le bien public. On peut emprunter à Maurice Hauriou
ce qui est probablement la meilleure description juridique de l’État unitaire qui
se caractérise par « la centralisation politique qui, en fait, conduit à l’unité du
droit ou de la loi dans le pays (unité de législation) » (Précis de droit adminis-
tratif, 11e éd., op. cit.). L’unité du droit suppose donc aussi bien l’unité de la loi
que l’unité de la justice. Ainsi, la décentralisation est toujours possible du point
de vue de l’administration car la décentralisation administrative respecte l’unité
de la loi. En revanche, elle est impossible du point de vue politique : les autorités
décentralisées, soit territoriales, soit fonctionnelles, n’ont ni pouvoir législatif, ni
pouvoir juridictionnel.
On ne manquera pas de souligner l’assimilation entre l’unicité de la justice et
l’unicité de la législation, véritables piliers de l’État unitaire qui entend conserver,
malgré tout, un monopole de la production du droit. Alors que la révision consti-
tutionnelle de 2003 a constitutionnalisé le principe de libre administration des
collectivités locales, elle n’a pas rompu avec ce principe de l’unité de législation.
La timide exception que l’article 72 al. 4 ouvre en leur permettant de « déroger,
à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions légis-
latives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences » est très
bien encadrée. Il faut un texte législatif ou réglementaire qui les habilite expres-
sément à entreprendre cette action dérogatoire et cette innovation ne doit pas
porter atteinte aux droits et libertés garantis par le droit national. Comme l’a dit
un commentateur avisé, « pas question naturellement, qu’il existe un Code civil
breton, un Code pénal alsacien, ni horresco referens un Code général des impôts

45
Traité de droit administratif

corse. Contre cela, le bon sens et le quatrième alinéa suffisent à prémunir »


(G. Carcassonne, La Constitution, 9e éd., Seuil, 2009, n° 470, p. 350).
L’équivalent de l’arrêt Popin figure, pour ce qui concerne l’unité de la loi, dans
la jurisprudence constitutionnelle et administrative concernant la décentralisa-
tion. Il s’agit de la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi de 1991
« portant statut de la collectivité territoriale de Corse » (décis. n° 91-290 DC du
9 mai 1991). Cette loi érige la Corse en une collectivité territoriale à statut parti-
culier qui se substitue à la région sans pour autant mettre en cause l’existence
des deux départements. Cette nouvelle entité dispose de compétences plus larges
que celles confiées aux régions par la loi du 2 mars 1982 car elle bénéficie, outre
des compétences régionales, de compétences transférées directement par l’État.
On a souvent retenu de cette décision du Conseil le fait qu’elle a censuré l’expres-
sion de « peuple corse composante du peuple français », ce qui revient à dénier
l’existence d’un peuple spécifique au sein du peuple français, au nom de l’in-
divisibilité de la République française, mais le plus intéressant dans cette déci-
sion nous paraît résider dans le rejet très net de toute coparticipation législative.
Une collectivité locale française décentralisée, même lorsque c’est la Corse (qui
a un statut dérogatoire au droit commun), n’est pas une région espagnole ou un
Land allemand. En effet, si le principe d’une proposition en matière législative est
jugé constitutionnel, en revanche, l’obligation de réponse demandée au Premier
ministre lorsqu’il est saisi d’une « proposition de modification de la législation
ou de la réglementation émanant de l’organe délibérant d’une collectivité territo-
riale » est jugée contraire à la Constitution car c’est un empiètement du législateur
sur les rapports entre le Gouvernement et le Parlement fixés par la Constitution.
Le juge constitutionnel a tout de suite verrouillé la tentative d’introduire, en cati-
mini, une sorte d’initiative législative au profit de l’Assemblée de Corse, de même
qu’il a interdit aux parlementaires corses de jouir de privilège d’information pour
ce qui concerne les projets de loi soumis pour avis à l’Assemblée de Corse. C’est
bien l’idée de l’unicité de la législation qui est ici en cause.
L’État unitaire a donc en France de longs jours devant lui. Son existence révèle
que la souveraineté de l’État signifie notamment la domination de l’État sur les
autres collectivités et groupements. En matière de décentralisation, on pourrait
multiplier les exemples d’une telle domination. Ainsi, la police administrative,
avec notamment la question de l’articulation des pouvoirs de police entre l’État
et les collectivités locales, pourrait constituer un terrain privilégié de l’enquête.
On a pu notamment démontrer que l’existence d’un pouvoir de substitution d’ac-
tion au profit de l’État, en cas de carence de celles-ci (violation de l’obligation
de faire) constituait l’un des exemples les plus nets de la suprématie de l’État
sur les collectivités locales (B. Plessix, « Une prérogative de puissance publique
méconnue : le pouvoir de substitution d’action », RD publ. 2003. 579 s., v. notam-
ment p. 598). On pourrait aussi observer que, par l’intervention de la loi, l’État
multiplie les obligations à la charge des collectivités locales, leur imposant l’exer-
cice des polices spéciales. Ce fut le cas au début du XXe siècle où le législateur est
intervenu vigoureusement pour imposer aux communes des grandes villes l’obli-

46
L’État

gation de mieux assurer la salubrité publique (CE 15 juill. 1902, Marc et chambre
de copropriétaires, concl. Teissier, Hauriou, Jurisprudence administrative tome II,
p. 563 s.). C’est aujourd’hui de plus en plus le cas pour la police de la tranquil-
lité publique (v. pour l’exemple de la réglementation des nomades, des gens du
voyage, Nathalie Wolff, La tranquillité publique et les polices administratives, thèse,
Paris I, 2008, n° 514 s.) ou pour d’autres polices spéciales (environnement). La
supériorité de l’État sur les collectivités locales est ici éclatante. Ce n’est pas la
jurisprudence, mais la loi qui apparaît comme le révélateur d’une telle domination
étatique. Si cet exemple pouvait inciter les administrativistes à étudier de nouveau
la loi, cette source de droit trop méconnue, et si éclairante pour comprendre ce
qu’est un État unitaire, il n’aurait pas été pris en vain.

§ 4 La continuité de l’État ou les leçons étatique


de la jurisprudence Papon/ Hoffman-Glemane
Pour prouver que la théorie générale de l’État est utile au droit administratif, on
voudrait examiner la règle de la continuité de l’État. Le plus souvent, on décrit celle-
ci par la règle de continuité des services publics. Mais on voudrait l’illustrer par un
autre exemple un peu plus décalé : la question de la responsabilité pour les actes
ou agissements commis par le Gouvernement de Vichy. En proposant une relec-
ture du droit en vigueur à partir de catégories de l’État, on voudrait notamment
démontrer que ni la législation, ni la réglementation, ni la jurisprudence adminis-
trative n’accréditent la thèse politico-juridique d’une sorte d’inexistence juridique
de Vichy. Celle-ci tient en deux affirmations complémentaires : d’une part, Vichy
n’était pas un véritable État, n’étant juridiquement qu’une « autorité de fait » (se
prétendant à tort un « gouvernement de fait ») et, d’autre part, la République fran-
çaise n’avait jamais cessé d’exister grâce à l’existence de la France libre. La preuve
juridique serait fournie par l’ordonnance du 9 août 1944 du Gouvernement provi-
soire de la République française rétablissant la légalité républicaine. Dans ce texte,
le régime de Vichy n’accède même pas à la dignité constitutionnelle puisqu’il est
une « autorité de fait, se disant “Gouvernement de l’État français” » (art. 7). En
vertu de cette dernière ordonnance, les actes du pouvoir de Vichy expressément
visés par elle sont « nuls et de nul effet » à l’exception des autres qui ont été impli-
citement validés. L’expression de « nuls et de nul effet » entend qualifier un gouver-
nement considéré comme un gouvernement « usurpateur », n’ayant pas la légiti-
mité d’un « gouvernement de fait » (v. Julien Laferrière, Manuel de droit constitu-
tionnel, 2e éd., Domat-Montchrestien, 1947, p. 843-844 — sur Vichy et aussi l’ord.
du 9 août 1944, v. la thèse de référence de E. Cartier, La transition constitutionnelle
en France [1940-1945], Paris, LGDJ, 2005).
Selon cette conception il y aurait ainsi une discontinuité radicale entre Vichy et les
gouvernements des Républiques ultérieures qui expliquerait la solution consistant à
déclarer rétroactivement nuls les actes les plus infâmes de ce régime. On qualifiera

47
Traité de droit administratif

cette thèse de « gaulliste » ou de « gaullo-miterrandienne » car son origine est poli-


tique, remontant aux déclarations du général de Gaulle et elle a été reprise sous la
Ve par M. Mitterrand. Mais si les actes peuvent être annulés, les faits dommageables
ne peuvent pas disparaître rétroactivement, et c’est bien là tout le problème. N’ou-
blions jamais que, pour les victimes de Vichy — « réfugiés, antifascistes, juifs enregis-
trés soigneusement, puis régulièrement livrés gaullistes ou communistes exécutés,
maçons persécutés —, la rétroactivité n’efface rien des crimes commis » (D. Rémy,
Les lois de Vichy, 2e éd., Paris, Romillat, 1992, p. 12-13). Le juriste se doit de trouver
les moyens de technique juridique pour permettre la réparation aux victimes ou à
leurs proches ou héritiers. C’est la présence des tiers, de ces victimes du régime,
qui impose la nécessité qu’une personne soit responsable des actes dommageables
causés par les gouvernants. L’État est précisément cette figure
On veut suggérer par là que la vulgate gaulliste, qui consiste à ignorer « l’éta-
ticité » de Vichy, est tout bonnement irréaliste, avant même d’être juridique-
ment erronée. La preuve en est que le droit positif, dès la IV e République, avec
les nombreuses lois spéciales de réparation (lois sur les dommages de guerre) et
aussi avec une jurisprudence souvent peu citée, mais bien réelle (CE, ass., 30 janv.
1948, Troptower, Lebon 18 et CE 22 févr. 1950, Dame Duez, Lebon 118), avait
bien reconnu, sans le dire expressément, la responsabilité de l’État à l’égard des
victimes du régime de Vichy. Cela suppose d’admettre, explicitement ou non (peu
importe), le principe de continuité de l’État. C’est ce qu’a fait, plus nettement, la
jurisprudence récente, désormais bien connue, du Conseil d’État composée, d’une
part, de l’arrêt Papon (CE, ass., 12 avr. 2002, Papon, Lebon 139, concl. S. Bois-
sard, RFDA 2002. 582), qui a été élevé au rang des « grands arrêts » (GAJA, n° 111,
p. 837 s.), et d’autre part, de l’avis contentieux, Mme Hoffman-Glemane (CE, ass.,
16 févr. 2009, concl. F. Lenica, RFDA 2009. 316 s.) — jurisprudence dont on a un
peu sous-estimé les virtualités « étatiques ».
Au terme d’un procès fameux, Maurice Papon, l’ancien secrétaire général de la
préfecture de Bordeaux, devenu plusieurs fois ministre sous la Ve République, avait
été condamné en 1998 à dix ans d’emprisonnement pour complicité de crimes
contre l’humanité en raison notamment de sa participation active et personnelle
à la déportation des juifs de sa région. Le lendemain, il fut civilement condamné
à indemniser les victimes. Estimant avoir agi à l’époque en tant que fonctionnaire
de l’État, il se retourna contre l’État français, usant d’une action récursoire, action
classique en matière de responsabilité des fonctionnaires (v. ici « La responsabilité
administrative », Chapitre IV, Titre II, Partie III de ce Traité). Ce n’est pas en tant
qu’il est une contribution à la jurisprudence, fort subtile, de la responsabilité de la
puissance publique et des fonctionnaires que l’arrêt Papon sera examiné, mais en
tant qu’il nous éclaire sur l’une des singularités de l’État : sa continuité.
Le Conseil d’État a d’abord considéré, dans cette affaire, que deux fautes
s’étaient conjuguées : d’une part, la faute personnelle, inexcusable, de M. Papon
qui est considérée comme détachable du service et donc pour laquelle il ne peut
pas appeler en garantie l’État et, d’autre part, la faute de service dans la mesure
où l’action de M. Papon s’est inscrite dans un contexte global où le régime de

48
L’État

Vichy a, indépendamment du IIIe Reich (v. infra, B), organisé la déportation des
juifs, et pour laquelle il peut appeler l’État en garantie. La question juridique-
ment délicate était celle de savoir si l’on pouvait imputer à l’État français les fautes
commises par le régime de Vichy. Délicate parce que l’on estimait qu’une certaine
jurisprudence antérieure du Conseil d’État avait répondu par la négative. Dans un
arrêt souvent cité de 1952 (CE, ass., 4 janv. 1952, Époux Giraud, Lebon 14), celui-
ci avait jugé qu’une assignation à résidence prononcée par un préfet sur le fonde-
ment d’une loi déclarée nulle en application de l’ordonnance de 1944 ne pouvait
ouvrir droit à indemnité « en l’absence d’un texte législatif déterminant les condi-
tions dans lesquelles les victimes de tels actes pourraient prétendre à réparation ».
Depuis lors, on semblait interpréter l’ordonnance de 1944 comme ayant eu pour
effet, sinon pour objet, de rendre l’État irresponsable pour les actes arbitraires
commis par Vichy (tant qu’il n’y avait pas de texte spécifique prévoyant l’indem-
nisation). Plus exactement, le Conseil d’État considérait que les dommages causés
par Vichy ne pouvaient être réparés qu’en vertu du droit spécial de la responsa-
bilité pour dommages de guerres (loi de 1946) — droit très restrictif car il faut
une loi expresse pour déroger au principe d’irresponsabilité de l’État — et que la
responsabilité de droit commun ne leur était pas applicable.
Dès lors, pour arriver à déclarer responsable l’État pour la faute de service
liée à l’organisation de la déportation des juifs en France, la Haute juridiction,
dans l’arrêt Papon, a dû surmonter cette jurisprudence restée énigmatique pour
la doctrine. Elle y est parvenue en donnant une autre interprétation de l’ordon-
nance précitée du 9 août 1944, jugeant que ses dispositions prévoyant la nullité
de certains actes de Vichy, ne « sauraient avoir pour effet de créer un régime d’ir-
responsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis
par l’administration française dans l’application de ces actes, entre le 16 juin 1940
et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ». En
d’autres termes, loin d’infirmer l’idée classique selon laquelle l’illégalité peut être
constitutive d’une faute, l’ordonnance de 1944 ne ferait que la confirmer. Au lieu
d’exclure la responsabilité de la puissance publique, la nullité des actes l’appelle ou
l’implique en raison de sa gravité. C’est cette évidence — curieusement méconnue
en 1952… — que le Conseil d’État rappelle, et qu’il répétera sept ans plus tard,
encore plus fermement (Hoffman Glemane), renforçant le sentiment éprouvé par
Waline selon lequel l’arrêt Époux Giraud était un cas « inexplicable d’irresponsabi-
lité » (in Note d’arrêts, tome II, op. cit., n° 215).
Mais l’intérêt de l’arrêt, pour ce chapitre, se situe plutôt du côté de l’impu-
tabilité de la faute et des faits à l’État. La réponse fournie par l’arrêt Papon ne
souffre d’aucun doute : le Conseil d’État reconnaît que « la faute de service
analysée ci-dessus engage (…) la responsabilité de l’État » de sorte que ce dernier
devra contribuer à prendre à sa charge une partie (la moitié en fait) du montant
des condamnations civiles imposées à M. Papon. Pour autant, la responsabilité
de l’État n’allait pas de soi pour deux raisons. La première tenait à la nature du
Gouvernement de Vichy et la seconde à l’importance du rôle de la puissance occu-
pante dans la déportation.

49
Traité de droit administratif

A. L’arrêt Papon (2002) permet de préciser le sens du concept


de continuité de l’État
Le premier problème d’imputabilité n’a pas manqué d’être soulevé par le
commissaire du Gouvernement, Mme Boissard. Selon elle, il convenait de « déter-
miner — (…) — si l’État républicain peut être condamné à indemniser les consé-
quences des fautes de service commises par l’administration française sous l’égide
du Gouvernement de Vichy, en application d’actes qui ont été déclarés nuls à la
libération. » (RFDA 2002. 590). La réponse n’est pas évidente car, ajoute-t-elle, on
peut avoir « des doutes (…) quant à l’existence d’une continuité juridique entre
le Gouvernement de Vichy et l’État républicain » (RFDA 2002. 589). La formula-
tion très prudente relative à l’auteur des actes — les fautes « commises par l’ad-
ministration française sous l’égide du gouvernement de Vichy » — vise probable-
ment à esquiver le problème de la nature juridique de Vichy (est-il ou non un
État ?). Mais l’important pour la démonstration réside dans la réponse à la ques-
tion cruciale d’une brutale simplicité : les actes et agissements du régime de Vichy
sont-ils susceptibles d’engager la responsabilité de « l’État », c’est-à-dire lui sont-ils
imputables ?
Question de l’imputabilité – La règle classique en matière d’imputabilité ne semble
pas poser de problème particulier : « lorsque l’acte émane d’une autorité publique,
l’État, ou le cas échéant, quelque autre collectivité publique, en est naturellement
responsable » (M. Waline, Droit administratif, 8e éd., Sirey, 1959, n° 1169, p. 687).
Une telle règle postule l’identité entre l’auteur de l’acte et la personne de qui l’on
va rechercher la responsabilité. Mais le cas des agissements de Vichy est singulier,
comme le révèle le cas Papon. En effet, il y a un décalage temporel entre le moment
où les faits ont eu lieu et celui où les victimes ou ayants droit réclament une indem-
nisation. Entre les deux moments, il n’y a eu rien de moins qu’un changement de
régime constitutionnel : le régime de Vichy a disparu et la République est réapparue.
Une première thèse, qu’on a nommée plus haut la vulgate « gaullo-
mitterrandienne » considère qu’il y aurait deux autorités publiques dans la mesure
où Vichy était perçu comme une autorité juridiquement différente de la Répu-
blique (IV e ou V e), tellement différente que le gouvernement de l’un serait irréduc-
tible au gouvernement de l’autre. En effet, au motif que le Gouvernement de Vichy
était une simple « autorité de fait », et non pas un gouvernement légitime, cette
thèse estimait que les républiques lui ayant succédé ne pouvaient pas être tenues
pour responsable de ses actes. Selon les tenants de cette discontinuité principielle,
Vichy ne serait pas même un État de sorte qu’on ne pourrait pas imputer l’acte
d’un non-État (« une autorité de fait ») à un véritable État (« l’État républicain »). En
d’autres termes, le « gouvernement de Vichy » prétendait représenter l’État fran-
çais (il portait d’ailleurs lourdement ce titre « État français »), mais il ne l’était pas
juridiquement parlant. Dès lors, l’État que représentaient les Républiques succes-
sives (IV e et V e) n’avait rien de commun avec Vichy et n’avait donc pas à prendre
en héritage ses dettes et ses infamies. C’est la raison pour laquelle les premiers
présidents de la V e République — le général de Gaulle en tête — n’ont jamais

50
L’État

voulu reconnaître publiquement la responsabilité de la France pour les persécu-


tions commises par le régime de Vichy. On a même entendu un fin juriste (Robert
Badinter) s’exclamer : « La République ne saurait jamais être tenue pour comp-
table des crimes des hommes de Vichy » (cité par M. Verpeaux, « L’affaire Papon, la
République et l’État », RFDC 2003. 519). C’est seulement dans le discours tenu le
16 juillet 1995, commémorant la rafle du Vel’d’Hiv’ de 1942, que, pour la première
fois, l’État français, par la voix de M. Jacques Chirac, reconnaissait officiellement et
symboliquement sa responsabilité pour les actes commis par Vichy (v. avis conten-
tieux, Hoffman-Glémane, préc.).
Pour être complet, il convient d’ajouter le fait que cette thèse gaullo-miterran-
dienne était complétée par une autre idée qui était la continuité de la République.
Cette idée est solennellement énoncée à l’article 1er de l’ordonnance du 9 août
1944 : « la forme du Gouvernement de la France est et demeure la République.
En droit, (la République) n’a pas cessé d’exister ». Ainsi, grâce à l’existence de la
France libre, la République française aurait continué à exister entre 1940 et 1946.
C’est ce qu’on a pu écrire en toutes lettres en 1946 : « le régime du provisoire est
clos. Après plus de six ans, la République française a changé d’institutions consti-
tutionnelles mais est restée la République française. » (P. Tissier, « Le régime de la
France libre », EDCE 1947. 36). Une telle thèse a évidemment une dimension polé-
mique dans la mesure où Vichy a toujours revendiqué le fait de s’appeler « l’État
français » de sorte que le mot d’État a été connoté négativement et qu’on a voulu
faire ressortir l’opposition en magnifiant la « République ». Mais comme on le
montrera, une telle opinion, si répandue, procède d’une grave confusion entre une
forme de gouvernement (la République) et l’État, confusion que le constituant de
1958 effectue plusieurs fois en employant le terme de « République » à la place du
terme, techniquement plus juste, d’État.
À l’encontre de cette opinion juridique qui a été reprise en compte par les
hommes politiques, nous voudrions ici expliquer pourquoi nous paraît plus fondée
la thèse de la continuité de l’État selon laquelle, quels que soient les changements
de gouvernements ayant eu lieu entre 1940 et 1946, une seule et même autorité
publique existe : l’État. En tout cas, c’est elle qui permet d’expliquer pourquoi
dans l’arrêt Papon et dans l’avis Hoffman-Glémane le Conseil d’État a reconnu la
responsabilité de l’État pour les faits délictuels commis par le gouvernement de
Vichy. Solution saluée par d’éminents commentateurs ayant relevé que la thèse
de la discontinuité était viciée notamment parce qu’elle méconnaissait « l’unité et
la continuité de l’État » (GAJA, p. 846, n° 8). Leur commentaire est bref — une
ligne seulement —, ce qui nous donne l’occasion de démontrer plus longuement,
c’est-à-dire d’une façon systématique, pourquoi la question de la continuité de
l’État était centrale (celle de l’unité n’ayant en l’espèce qu’un rôle tout à fait
marginal).
L’arrêt Papon tranche implicitement en faveur de la continuité de l’État. L’arrêt
Papon a pour grand intérêt de réduire à néant la thèse de la discontinuité,
plus politique que juridique et, comme on l’a écrit, de faire voler « en éclats la
fiction gaulliste de l’autorité de fait représentée par le gouvernement de Vichy »

51
Traité de droit administratif

(F. Melleray, « Après les arrêts Pelletier et Papon » AJDA 2002. 838). Comme l’a
rappelé le commissaire du gouvernement, « en droit et en fait, il n’existe pas
moins une continuité entre ces différentes périodes de l’histoire de notre pays.
La République a conservé à son service les agents qui avaient servi Vichy, à l’ex-
ception de ceux, bien sûr, qui ont fait l’objet de mesures d’épuration. Elle s’est
appuyée sur les mêmes structures, notamment au niveau territorial. Elle a même
repris à son compte une large partie du corpus normatif élaboré par le Gouverne-
ment de Vichy après avoir, il est vrai, constaté la nullité des actes contraires aux
principes fondamentaux qui la fondent. (…) Au nom même de cette continuité,
nous pensons que l’État républicain ne peut échapper à l’héritage de Vichy. Il est
tenu d’assumer toutes les conséquences de l’action présente et passée de ses
services, même lorsque ces services, agissant sous la tutelle d’autorités illégitimes,
ont commis de graves illégalités. » (RFDA 2002. 590). Toutefois, on observera que
ni Mme Boissard, ni le Conseil d’État, n’ont usé du mot d’État pour qualifier le
régime de Vichy. Ici encore, les périphrases comme « les services » ou « l’admi-
nistration française » servent à désigner tout autant qu’à masquer la présence de
l’État. On notera également que le commissaire du gouvernement oppose « l’État
républicain » à Vichy, mais constate néanmoins que la continuité les relie puisque
le second ne peut se débarrasser de l’encombrant héritage du premier. On notera
enfin que c’est seulement de façon implicite que le Conseil d’État reconnaît l’im-
putabilité à l’État de la V e République des faits et agissements du régime de Vichy.
En déclarant que les actions commises par Vichy « engage(nt) la responsabilité de
l’État », il a donc implicitement, mais nécessairement, admis la continuité de l’État
et donc rejeté la thèse de la discontinuité.
Si l’arrêt Papon, rendu conformément aux conclusions, tranche ainsi cette
question, il a néanmoins complètement esquivé le problème de fond posé par
une possible imputation à l’État français des « actes de l’autorité de fait se disant
“gouvernement de l’État français” ». D’abord, en éludant l’expression de « conti-
nuité de l’État » alors que cette notion pouvait clairement expliquer que l’État
apparaît comme étant à la fois l’auteur de l’acte ou du fait dommageable et le
débiteur de l’obligation. Pour réduire l’effet produit par le décalage temporel (exis-
tence de deux acteurs, Vichy et la V e République), il faut en passer par le détour de
l’artifice juridique et traiter l’État comme une institution ou comme une personne
juridique, de sorte qu’il jouit de la durée et de la permanence (v. infra). Ensuite et
surtout, davantage que le silence sur la continuité de l’État, c’est l’impasse faite,
dans les conclusions, sur la véritable raison de cette continuité, qui surprend.
Pourquoi l’État républicain doit-il recevoir en héritage — si l’on peut dire — les
« dettes » de Vichy ? La raison est d’ordre constitutionnel, et non administratif. En
effet, derrière cette affaire de la continuité de l’État gît la distinction entre forme
de gouvernement et forme d’État. Cela ressort quelque peu du commentaire des
grands arrêts où l’on apprend que l’arrêt Papon « empêche d’admettre l’irrespon-
sabilité au prétexte de la succession des régimes politiques » (GAJA, n°1, p. 840),
et que la thèse gaullo-mitterrandienne de la discontinuité ignore « l’unité et la
continuité de l’État, quelles que soient les variations de son organisation » (GAJA,

52
L’État

n° 8, p. 846). Il convient d’expliquer un peu plus longuement cette thèse classique


de droit public selon laquelle la variation des régimes politiques est indifférente
à l’État qui jouit d’une identité permanente (la continuité de l’État), — du moins
tant qu’il reste souverain et qu’il est le maître de sa population et de son territoire
(v. infra, B). En l’espèce, dans le cas Papon et tous les cas similaires, il importe
peu, pour trancher la question de l’imputabilité de la responsabilité, de se pencher
sur la nature du régime de Vichy en tant que forme de gouvernement. Il est indif-
férent en l’espèce que ce fut une dictature, ou si l’on veut un gouvernement non
républicain. Or, Mme Boissard, ne dit mot de cette règle pourtant essentielle d’in-
différence des régimes constitutionnels, alors qu’une telle règle lui aurait permis
d’étayer bien plus solidement la thèse de la continuité. Elle se réfère uniquement à
des éléments empiriques : continuité de l’administration, identité des personnels,
des fonctionnaires du personnel, et aussi des normes, d’un régime à l’autre etc.
Mais la continuité de l’État est bien plus que cela : elle exprime notamment l’idée
essentielle selon laquelle l’État est davantage qu’un régime politique, davantage
que les gouvernants qui le représentent à un moment donné.
La règle classique a été posée à propos de la réflexion des juristes sur les
« gouvernements de fait », ces gouvernements qui ont assuré au cours des multiples
révolutions, une sorte d’interrègne, séparant un régime constitutionnel d’un autre.
Le cas est différent de la succession d’États dans la mesure où ce ne sont pas deux
États qui se succèdent, mais deux gouvernements, c’est-à-dire deux régimes poli-
tiques. Dans ce cas particulier, « il n’y a qu’une seule (communauté), toujours la
même, l’État, aux destinées duquel se posent les questions de validité des actes
de gouvernement. L’État, à propos duquel se posent les questions de validité des
actes qui émaneront de lui, des engagements qu’il a pris par l’intermédiaire de
ses organes, n’a pas disparu. Il reste le même. Il ne change pas, malgré la succes-
sion de ses gouvernements ». (F. Larnaude, « Les gouvernements de fait », RGDIP
1921. 460). Or, c’est cette règle de continuité de l’État qu’il faut transposer au cas
de Vichy, qui n’est certes pas un gouvernement de fait, mais qui est un régime
politique différent de celui de la IV e République et de celui de la V e République.
Ainsi peut-on alors mieux discerner la faille conceptuelle de la thèse gaullo-
miterrandienne : pour des raisons extra-juridiques, elle a confondu la forme de
gouvernement avec la forme d’État, identifiant donc à tort le régime politique (la
forme de gouvernement), à l’État. Elle considère que la différence entre les régimes
constitutionnels — Vichy, V e République — impliquerait une différence de nature
juridique en ce qui concerne le statut de l’État. Mais c’est donc confondre deux
choses distinctes : État et gouvernement lato sensu (au sens de forme de gouverne-
ment et de régime politique). La source principale de la confusion conceptuelle gît
incontestablement dans l’emploi immodéré et irréfléchi du mot de « République »
dont le contenu est plus souvent idéologique que juridique. On a trop tendance en
France à confondre la République, qui n’est qu’une forme de gouvernement, avec
l’État et c’est ce qui s’est constamment passé dans l’analyse juridique du régime
de Vichy. Or, comme on le sait, l’État et la République sont distincts, c’est-à-dire
aussi distincts que le sont la forme « État » et la forme de gouvernement. C’est la

53
Traité de droit administratif

raison pour laquelle la formule d’un « État républicain » employée par le commis-
saire du Gouvernement, dans les conclusions sur l’arrêt Papon, est très maladroite.
Du point de vue de l’État, il n’y a pas de différence de nature entre un État républi-
cain et un État non-républicain ou antirépublicain. Les deux sont des États, même
si, du point de vue politique et constitutionnel, la différence est cruciale entre la
République et la dictature. Même si le sens commun peut être choqué par le fait
qu’une République doit payer les dettes d’une dictature ou se voir transmettre
ses obligations, la continuité de l’État l’impose. Et si celle-ci l’impose, c’est pour
permettre de réparer les préjudices causés aux victimes qui, elles, n’ont pas eu
le choix, et ne peuvent pas faire autrement que s’adresser au régime politique
succédant au régime les ayant opprimées. Ce qui vaut pour Vichy valait aussi
au XIXe siècle quand la république succédait à la monarchie, et vice versa. Il est
donc erroné, selon nous, de reprocher au Conseil d’État d’avoir, dans l’arrêt Papon,
« (banalisé) tous les régimes et fait comme si plus aucune différence ne séparait un
régime dictatorial d’un régime démocratique » (M. Verpeaux, op. cit., p. 525). Il ne
pouvait pas faire autrement dès lors qu’il admettait la responsabilité de l’État. Ce
qu’on peut lui reprocher, en revanche, c’est de l’avoir fait si tard et d’avoir donné
l’impression d’emboîter le pas à l’opinion dominante et à la déclaration politique
du président de la République de 1995 (en ce sens, Melleray, op. cit.).
Bref, le fait d’identifier les gouvernants à l’État ou bien la forme de gouverne-
ment à l’État, constitue une grave régression dans la pensée et la technique juri-
diques. Léon Duguit a consacré un livre entier à distinguer l’État des gouvernants,
non sans de bonnes raisons (L’État, les gouvernants, les agents, tome II des Études
de droit public). En d’autres termes, il faut comprendre que c’est un progrès dans
la science constitutionnelle que d’avoir admis que l’État demeure tandis que les
formes de gouvernement passent, changent, et se transforment. On n’entrera pas
dans la discussion détaillée de savoir comment l’on doit expliquer cette continuité
de l’État. La doctrine traditionnelle et dominante le fait en recourant à la personna-
lité juridique de l’État. Celui-ci aurait non seulement des droits et obligations, mais
en outre, il serait en tant que personne collective, personne morale, différente de
ses membres, aussi bien du gouvernement que des gouvernants, et jouirait alors
d’une permanence (L. Michoud, La théorie de la personnalité morale. Son appli-
cation au droit français, tome I, 1906, rééd. LGDJ, 1998, p. 50, note 1 ; R. Carré
de Malberg, Contribution, tome I, p. 11 s.). En d’autres termes, l’intérêt de traiter
l’État comme une personne juridique, qui jouit du privilège de la durée, réside
justement dans le fait qu’on peut imputer à un être abstrait, « l’État », des actes
commis par un régime politique ayant disparu ou ayant changé. Malgré les révolu-
tions et les changements de gouvernement, l’État continue à exister et il n’est pas
affecté par les changements constitutionnels, « continuant à posséder une organi-
sation unifiante » (R. Carré de Malberg, Contribution, tome II, Sirey, 1922, p. 498,
note 11). Cette explication en termes de personnalité morale de l’État a été judi-
cieusement prolongée, dans la doctrine constitutionnelle, par l’œuvre de Georges
Burdeau qui préfère recourir à la notion d’institution et de « pouvoir institutionna-
lisé » qui succède au « pouvoir individualisé ». Il a notamment plaidé avec talent

54
L’État

en faveur de l’idée selon laquelle « les modalités d’exercice du Pouvoir institu-


tionnalisé n’affectent pas son existence. (…) Toutes ces formes du gouvernement
depuis la moins personnalisée — le gouvernement direct du peuple par le peuple
lui-même — jusqu’à celle qui est la plus fortement marquée par la personnalité
de l’agent d’exercice du pouvoir : le césarisme autoritaire, sont autant de moda-
lités techniques dans la mise en œuvre de la puissance publique incorporée dans
l’institution étatique. Les volontés personnelles sont détachées de leur sujet réel
pour être imputées à ce centre unique et objectif de puissance qu’est l’État ; elles
n’ont aucune qualité en tant que telles, mais n’acquièrent leur vertu que par leur
rattachement au mécanisme juridique de l’institution » (Traité de science politique,
1re éd., Paris, LGDJ, 1949, tome I, n° 253, p. 258). Dans ce passage, il salue la
force du droit qui crée des fictions et abstractions en vertu desquelles l’État est une
personne artificielle au sein de laquelle les gouvernants sont « interchangeables »
(op. cit., n° 213, p. 259). Il observe aussi que le grand bénéfice de cette institution
du pouvoir tient à « l’idée que les gouvernants cessent d’exercer le Pouvoir à titre
de prérogative personnelle. Ils sont assujettis à une fonction » (Traité de science
politique, tome II, n° 187, p. 221).
La conséquence majeure de l’institutionnalisation du Pouvoir est sa pérenni-
sation, sa continuité (O. Beaud, « La notion d’État », in Archives de philosophie du
droit, tome 35, 1990, Sirey, p. 119-141). De même que l’État est le centre d’im-
putation de la responsabilité des actes de tous ses agents, de même, il est la
personne responsable, quels que soient les changements de régimes constitution-
nels. Le concept d’institution et celui de personne juridique remplissent les mêmes
fonctions d’imputation à une personne abstraite d’actions entreprises par des
personnes individuelles (les gouvernants et les agents). Ainsi, de même que « les
hommes meurent, l’État est immortel » (Bossuet), on doit dire que les « régimes
politiques meurent, l’État demeure », ce qui rend de grands services aux tiers, aux
victimes, qui peuvent toujours se retourner contre l’État quand le régime politique
qui les a persécutés a disparu. Le droit constitutionnel enseigne, comme l’exprime
parfaitement Burdeau, qu’il y a « transformation du régime politique sans que
l’existence de l’État soit affectée par ces changements en somme superficiels dans
les modalités d’exercice du Pouvoir » (Traité de science politique, tome I, n° 215,
p. 259). On voit ainsi le grand avantage de cette doctrine pour décrire ce qui s’est
passé sous Vichy. On s’étonne d’ailleurs que ces catégories n’aient pas du tout été
mobilisées par le Conseil d’État et par les administrativistes en général (mais ce
n’est guère étonnant en raison de ce qui a été dit plus haut sur la coupure entre
droit constitutionnel et droit administratif, v. supra, § 1)
Il convient cependant de faire deux observations. La première est qu’il existe
un revers à cette médaille de l’institutionnalisation du Pouvoir : elle peut débou-
cher sur une irresponsabilité des agents ou gouvernants. On sait ce que fut la ligne
constante de défense de Papon et de son avocat, Maître Varaut : ce n’est pas le
fonctionnaire qui est coupable, mais l’État, répétaient-ils ad nauseam. L’homme
n’est rien, l’État est tout, ce que semble accréditer la formule de Burdeau pour louer
et saluer le prodige : « l’État bannit l’homme de l’entreprise gouvernementale »

55
Traité de droit administratif

(op. cit., n° 213, p. 259). C’est ce danger qu’ont su éviter la Cour d’assises de
Bordeaux et le Conseil d’État en isolant la faute de M. Papon (son « zèle » intem-
pestif si l’on peut dire) de la faute de l’État. L’autre observation est qu’il existe une
doctrine minoritaire qui refuse d’expliquer la continuité de l’État par la person-
nalité juridique ou par l’institutionnalisation, soit parce que cette doctrine dénie
toute validité à ce qu’elle considère comme un mythe, celui de la personnalité
juridique de l’État (Duguit), soit parce qu’elle estime qu’elle est infondée à expli-
quer la discontinuité constitutionnelle (G. Liet-Veaux, La continuité du droit interne :
essai d’une théorie juridique des révolutions, Sirey, 1943, n° 83 s, p. 121 s.). Ces
derniers arguments ne nous semblent pas convaincants pour la seule et bonne
raison qu’on n’a toujours pas trouvé une explication plus satisfaisante que l’insti-
tutionnalisation du pouvoir pour expliquer la continuité de l’État. Du point de vue
de la technique juridique, la théorie de la personnalité juridique appliquée à l’État
(et donc adaptée) a une valeur explicative (rendre compte du droit positif) qui n’a
pas été dépassée.
Enfin, notre présentation pourrait prêter le flanc à l’objection selon laquelle la
thèse à l’origine strictement gaulliste serait plus radicale que la manière dont on
l’a exposée. Elle revient à soutenir que le régime de Vichy n’était pas un État et
qu’on ne peut pas parler, logiquement, de continuité de l’État si l’on passe d’un
non-État (Vichy est une « autorité de fait ») à un État. Il nous semble que le point
central de la thèse gaulliste réside justement dans la négation de la souveraineté
de Vichy, et donc dans celle de son caractère étatique. Comme la souveraineté est
le critérium de l’État, Vichy, en raison même de sa subordination à l’État nazi, au
IIIe Reich, ne peut être qualifié d’État. N’est-ce pas ce que le général de Gaulle a
prétendu dès sa conférence de Brazzaville (20 oct. 1940) en affirmant : « Il n’existe
plus de gouvernement proprement français. En effet, l’organisme sis à Vichy et
qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur. Dans
son état de servitude, cet organisme ne peut être, et n’est en effet, qu’un instru-
ment utilisé par les ennemis de la France contre l’honneur et l’intérêt du pays »
(Bull. officiel de la France libre, 20 janv. 1941, cité par J Laferrière, op. cit., note
1, p. 863). Le texte le plus clair est la déclaration organique complétant le mani-
feste du 27 octobre 1940 où le général de Gaulle déclare : « Considérant que
tout le territoire de la France métropolitaine est sous le contrôle direct ou indirect
de l’ennemi ; qu’en conséquence, l’organisme dit “Gouvernement de Vichy” qui
prétend remplacer le Gouvernement de la République, ne jouit pas de cette pléni-
tude de liberté qui est indispensable à l’exercice intégral du pouvoir ». L’usurpation
provient bien de ce que Vichy, n’étant plus souverain (il a perdu cette « plénitude
de liberté »), obéit à « l’ennemi » étranger, à l’Allemagne nazie. C’est pour cela que
c’est un gouvernement d’usurpation et que les gouvernants sont des usurpateurs
auxquels on pourra d’ailleurs appliquer un droit d’exception.
Mais cette thèse de la non-existence de l’État de Vichy a rarement convaincu la
doctrine. Pour se limiter au droit public interne, on dira d’abord qu’une telle thèse
est d’un irréalisme excessif. Si Vichy n’était pas un État, comment pourrait-on
expliquer la présence, parmi des centaines d’autres documents d’archives produits

56
L’État

lors du procès criminel de Papon, d’un arrêté préfectoral ordonnant l’internement


d’un juif français ayant omis de se faire recenser et comportant en haut la mention
« Au nom du peuple français » avec les mots « État français » sur le document offi-
ciel qui portait l’en tête de la Préfecture de Gironde (G. Boulanger, Maurice Papon.
Un technocrate français dans la collaboration, Paris, Seuil, 1994, Annexes, p. 285) ?
Apparemment, Vichy était bien un État et il a fait des lois, qui s’appelaient des
« lois de l’État français ». Pour ses victimes et aussi d’ailleurs pour ceux qui en
ont bénéficié, le régime de Vichy avait bien l’apparence d’un État, tout comme
il avait la réalité du pouvoir de police. Par ailleurs, et surtout, il est incontestable
que, jusqu’à novembre 1942 (date d’invasion de la zone libre), le gouvernement
de Vichy a agi avec une véritable marge de manœuvre et que, quoique limitée, sa
liberté d’action existait (G. Vedel, Droit constitutionnel, Sirey 1949, p. 279). Enfin,
le droit positif ultérieur des IV e et V e Républiques n’a cessé de traiter le Gouverne-
ment de Vichy comme s’il était un État pour en tirer les conséquences juridiques
les plus utiles et les plus justes pour les citoyens. D’une certaine manière, on lui a
attribué rétrospectivement la qualité d’État.
La conséquence juridique concrète de la continuité de l’État : la transmission des
droits et obligations – L’arrêt Papon n’a pu retenir la responsabilité de l’État fran-
çais en l’espèce que parce qu’il a su écarter « la position de certains gouverne-
ments selon laquelle les dettes d’un régime n’engagent pas le régime suivant »
(GAJA, op. cit., p. 846, n° 8). Une telle thèse était tout bonnement indéfendable
parce que la règle de la continuité de l’État implique justement le contraire : les
dettes d’un régime politique engagent l’État qu’il représente et donc le régime poli-
tique qui lui succède. Le terme de « dettes » est ici employé au sens large et il
vaudrait mieux parler d’obligations pour éviter la connotation financière du terme
de dettes (la succession des dettes d’État est un des problèmes posés par les révo-
lutions), et pour mieux marquer le lien avec la responsabilité qui est le cœur de
l’affaire Papon.
Selon la règle de droit public classique, la continuité de l’État implique la trans-
mission des droits et obligations d’un gouvernement au gouvernement suivant. Or,
ceux-ci résultent aussi bien de contrats ou traités que de la responsabilité délic-
tuelle. Cela a été admis tout au long du XIXe siècle par la jurisprudence à propos
des nombreuses révolutions que la France a connues (P. Martin, Portée juridique
des révolutions en droit public interne, thèse, Montpellier, 1938, p. 241 s.). La règle
vaut aussi en droit international public, pour les mêmes raisons, pour protéger
les droits des tiers. En effet, les engagements que prennent des gouvernants lient
aussi leurs successeurs car ils sont effectués par des représentants de l’État, et non
pas en tant que représentants de leur gouvernement. Faut-il rappeler à ceux qui
seraient sceptiques que la Russie d’aujourd’hui, après une éclipse due à la révolu-
tion bolchevique et à la naissance de l’URSS (1917-1990), est encore comptable
des actes de l’État russe, tsariste ? À ce titre, il a dû rembourser, même si c’est
à un prix largement symbolique, les emprunts que le tsar avait souscrits avant la
guerre de 1914 auprès des épargnants du monde entier. La même conséquence
vaut en droit public interne. C’est cette règle somme toute classique que l’arrêt

57
Traité de droit administratif

Papon applique. L’État français est responsable des actes délictuels commis par
l’État sous Vichy.

B. Un aspect oublié : l’imputabilité de la déportation


à l’État français et non à l’État allemand
Dans l’affaire Papon, la question de l’imputabilité de la déportation des juifs à
l’État français posait un autre problème que celui de la continuité des obligations
qui semble avoir été passé sous silence par certains commentateurs (GAJA), mais
pas par tous (M. Verpeaux, op. cit., p. 521). Ce problème résultait de l’existence
d’une puissance occupante, l’Allemagne nazie, et de la possible imputation des
faits de déportation à un tel État.
Or, il est de jurisprudence constante que, lorsque l’acte ou l’agissement a été
effectué par une autorité publique étrangère, l’État national n’est pas responsable.
Aussi a-t-il été jugé que l’État français ne saurait répondre des préjudices causés
pendant l’occupation par les Allemands (M. Waline, op. cit., n°1168, p. 687, qui
cite les arrêts suivants : CE 23 mai 1945, Bro, Lebon 137 ; 29 juill. 1945, Veuve
Grandjean, Lebon 408 ; Sté des automobiles Georges Irat, D. 1948. 3. 229, note
M. Waline, 29 févr. 1947, Demoulin, Lebon 88 ; pour une interprétation extensive
selon lui, CE 1er févr. 1952, Gans). De son côté, le commissaire du gouvernement,
Mme Boissard, citait, dans ses conclusions précitées, plusieurs autres arrêts allant
dans le même sens (« Un agissement dommageable, commis sous les ordres et
l’autorité des forces d’occupation allemandes ne pouvait entraîner la responsabi-
lité de l’État français », CE 12 nov. 1948, Sieur Quin, Lebon 427). Ce soupçon d’ex-
tranéité des mesures les plus répressives aurait alors justifié, selon Marcel Waline,
l’intervention de lois pour instituer le statut de l’interné et du déporté « car la juris-
prudence n’aurait pu y suppléer, parce qu’il s’agissait de mesures imputables aux
autorités ennemies, dont on sait mal comment la responsabilité juridique aurait
pu être “endossée” par l’État français » (Note sous époux Giraud, p. 351 ; pour le
détail de ces lois, v. H. Mayras, « La réparation des dommages corporels et maté-
riels causés par la guerre », EDCE 1948. 54 s.).
Dans cette affaire Papon, le Conseil d’État a refusé, implicitement, de raisonner
sous l’empire des lois sur le dommage de guerre — la loi du 20 mai 1946 assimi-
lant à des faits de guerre les déportations politiques ou raciales (art. 3). Comme on
l’a vu plus haut, il a considéré que l’on pouvait appliquer la responsabilité admi-
nistrative de droit commun pour fautes de service. Mais surgit alors un nouveau
problème : si la déportation des Juifs n’est plus un « fait de guerre », dont les
conséquences sont régies par la loi de 1946 relative aux dommages de guerre (la
loi spéciale sur l’indemnisation de tels préjudices), la question se pose de savoir
si l’on ne devait pas considérer de tels faits comme étant imputables à un État
étranger (l’Allemagne) ce qui serait le moyen de rendre irresponsable l’État fran-
çais par défaut d’imputabilité. En d’autres termes, pour admettre qu’il y avait une
faute de service de l’État (de Vichy), il fallait considérer, nécessairement que c’était
une faute de l’État français et démontrer qu’on ne pouvait pas opposer la jurispru-

58
L’État

dence classique selon laquelle on ne peut pas imputer à l’État national des faits
relevant de l’action d’un État étranger (v. les concl. Boissard).
Voilà pourquoi le Conseil d’État prend bien soin de distinguer d’un côté, « la
déportation entre 1942 et 1944 des personnes d’origine juive arrêtées puis inter-
nées en Gironde (…) [qui] a été organisée à la demande et sous l’autorité des
forces d’occupation allemandes », et d’un autre côté, les « actes ou agissements de
l’administration française (…) qui ne résultaient pas directement d’une contrainte de
l’occupant ». Or, la liste de ces derniers actes auxquels le gouvernement de Vichy
et Papon ont participé n’est pas mince. Il s’agit, selon l’arrêt, des faits suivants :
« la mise en place du camp d’internement de Mérignac et le pouvoir donné au
préfet, dès octobre 1940, d’y interner les ressortissants étrangers « de race juive »,
l’existence même d’un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé
notamment d’établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes « de race
juive » ou de confession israélite, l’ordre donné aux forces de police de prêter
leur concours aux opérations d’arrestation et d’internement des personnes figu-
rant dans ce fichier et aux responsables administratifs d’apporter leur assistance à
l’organisation des convois vers Drancy ».
C’est parce qu’il y a eu cette autonomie de l’administration française que la
responsabilité de Vichy et par là même la responsabilité de l’État français peuvent
être recherchées dans la jurisprudence Papon/ Hoffman-Glemane. Il fallait affirmer la
conduite autonome de Vichy pour lui imputer les fautes, et non pas au IIIe Reich, et
donc pour affirmer la responsabilité de l’État français. C’est la raison pour laquelle,
dans l’arrêt Papon, le Conseil d’État distingue au sein de la contrainte globale
que faisait peser l’État allemand sur Vichy deux cas différents. D’un côté, il y a la
contrainte directe et immédiate en vertu de laquelle le régime de Vichy ne peut
être déclaré responsable des torts causés aux victimes. D’un autre côté, il y a une
contrainte seulement « indirecte », ce qui ouvre une sphère dans laquelle le régime
de Vichy avait une certaine autonomie, une marge de manœuvre, grâce à laquelle
il a pu prendre des décisions impliquant sa responsabilité. Cette démonstration,
faite dans l’arrêt Papon, est reprise dans l’avis contentieux de 2009 où il est claire-
ment indiqué que « ces préjudices de toute nature » subis par les juifs sous le régime
de Vichy ont été « causés par les actions de l’État qui ont concouru à la déporta-
tion ». On ne peut donc pas imputer à une autorité du IIIe Reich la responsabilité
unique de la déportation car l’État français, ici représenté par Vichy, a apporté son
« concours ». Dans ses conclusions sur l’avis Hoffman-Glemane, le commissaire du
gouvernement, M. Lénica, souligne ce point de façon très nette en observant que la
« faute de l’État (…), c’est bien d’avoir organisé, en l’absence de contrainte directe
de l’occupant, les opérations qui ont constitué le prélude nécessaire à la déportation.
C’est bien d’avoir sciemment retourné la marche du service contre une fraction de
la population » (RFDA 2009. 317).
Ces développements visaient à démontrer qu’il manquait, dans l’arrêt Papon et
l’avis contentieux Hoffman-Glemane, un adjectif : « la faute de service engage la
responsabilité de l’État » signifie « la responsabilité de l’État français ». Le second
apport de cette jurisprudence réside donc dans l’affirmation selon laquelle la

59
Traité de droit administratif

déportation des juifs n’était pas uniquement imputable à l’État allemand : elle
pouvait désormais l’être à l’État français. Bref, la règle de non-imputabilité pour
des faits d’origine étrangère (v. supra) ne pouvait être invoquée comme moyen
de défense. D’une certaine manière, la jurisprudence récente traduit la prise de
conscience par les juristes de la découverte faite par les historiens, au premier
rang desquels Robert Paxton, selon laquelle Vichy n’a pas seulement « collaboré »
avec Hitler, mais qu’il est même allé parfois au-delà des attentes de la puissance
occupante. Elle montre aussi, in concreto, qu’il est des cas où il est très difficile de
séparer artificiellement le droit administratif et le droit constitutionnel et que l’in-
vocation d’une théorie générale de l’État peut éclairer le cas en question en légi-
timant la solution d’une indemnisation des victimes par l’État français. Quoi qu’il
leur en coûte, les responsables politiques doivent non pas « assumer » les fautes
de leurs prédécesseurs, mais faire endosser à la collectivité étatique qu’ils repré-
sentent cette dette car c’est le seul moyen de réparer le tort infligé à des victimes
par un régime dictatorial.
Ces quelques exemples sont loin d’épuiser la matière de la relation riche entre
l’État et le droit administratif. Ils ont été pris seulement en vue d’illustrer la thèse
selon laquelle celui-ci peut utilement éclairer celui-là et vice-versa. Si ce chapitre
pouvait convaincre le lecteur de la validité de cette double leçon, il n’aurait pas
été écrit pour rien.

BIBLIOGRAPHIE

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