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André CORTEN, La participation et les pauvres : théologie de la libération,

dans Le pentecôtisme au Brésil. Émotion du pauvre et romantisme théologique, Karthala, Paris,1995, pp. 15-44.

« La théologie de la libération restera plusieurs années encore en Amérique latine un élément du
champ éthico-politique. Elle n’est pas morte. » Si elle ne parvient plus à élargir la mobilisation de la
base, si elle n’est plus un mouvement en effervescence, elle demeure un des traits essentiels des
mouvements sociaux.
La théologie de la libération est un mouvement particulièrement fort qui a connu vingt années d’action
effervescente
Mouvement social selon Christian Smith, il ne se range pas simplement à côté des autres. Son action
directe ne s’exprime pas dans une demande sociale déterminée : coût de la vie, transport, santé, terres,
etc. Son action directe est essentiellement expressive, c’est la participation. La nouvelle élite de classe
moyenne qui s’y est formée s’est acquis un statut social en réussissant à faire participer non pas peut-
être les plus pauvres mais ce que le théologien belgo-brésilien José Comblin appelle la classe moyenne
des milieux populaires.

Histoire
La réunion de Petrópolis (Brésil) de mars 1964 organisée par Ivan Illich est la première en date, du
côté catholique.
Les textes écrits, seulement quelques milliers de lecteurs les ont lus. Mais de la théologie de la
libération, on allait beaucoup parler.
Entre beaucoup de possibilités: Qu’était-elle au juste ? Le fondement de l’« option préférentielle pour
les pauvres » ou de ce qu’on appelle « la solidarité́ avec les pauvres » adoptée par l’Église latino-
américaine à Medellin ? par exemple,
Les versions narratives de ce qu’est la théologie de la libération sont nombreuses.
Pour faire la critique de l’économie narrative de toutes ces versions et de celle qui aujourd'hui semble
s’imposer, il ne suffit pas d'interpréter la théologie de la libération dans la théorie des nouveaux
mouvements sociaux, comme le fait Christian Smith, il faut la replacer, comme le suggère Comblin ,
dans les grands mouvements monastiques ou hérétiques qu’a connu le christianisme.

L’hypothèse présentée dans ce chapitre est que l'« hérésie populaire » s'est détachée à un moment
donné de l' « hérésie savante » - ou peut-être inversement que la seconde a lâché (pour des raisons
tactiques) la première, ramenant l' « hérésie savante » sur le terrain de l'arbitrage.

- Les théologiens se soumettent alors d'eux-mêmes à une logique cléricale s'exposant aux
admonestations et condamnations.

- L’« hérésie populaire » telle qu'elle apparaît dans le Renouveau charismatique a même été en
partie récupérée par Rome pour contrer l' « hérésie savante ».

La croisée des chemins du mouvement de la théologie de la libération se situe dans les années 1972-
1978 à un moment ou la hiérarchie commence à manifester clairement un rejet de la théologie de la
libération et au moment où les militants des CEB s'emparent de la Bible pour comprendre leur
situation.

La formule « théologie de la libération »

D’où vient la formule « théologie de la libération » ? Le mot libération appartient au lexique politique
de l'époque : mouvement de libération nationale. Puis il apparaît dans le lexique économique avec le
couple dépendance/libération. Il émerge aussi, on le verra plus loin, dans le lexique pédagogique. Or
voici qu'il surgit dans le discours théologique et devient la formule principale. L'expression « théologie
de la libération » apparaît en 1968, elle surgit de deux côtés indépendamment. Voilà̀ qui est
intéressant.

Gustavo Gutiérrez, vu comme le « père » de la théologie de la libération, est un prêtre diocésain


péruvien. Il fait ses études à Louvain et à Lyon. A Louvain se développe à cette époque un courant
qui, avec François Houtart, insiste sur l' « usage de la sociologie dans le processus de réflexion
théologique »

« Le temps passé à Lyon met Gutiérrez en contact avec ce qui est connu alors comme la nouvelle
théologie, une tentative menée par des penseurs catholiques français pour mettre en relation leur foi
avec le monde du vingtième siècle » .

L'influence du théologien réformé Jürgen Moltmann et de sa « théologie de l'espérance » est forte et à


travers lui l'influence du grand théologien réformé Karl Barth (1886-1968). Elle va marquer toute la
théologie de la libération mais de façon souterraine car, malgré l'œcuménisme, la théologie de la
libération s'affiche volontiers comme catholique et dans la mouvance néo-libérale.

La formule « théologie de la libération » est aussi une antithèse. En effet, théologie suggère, comme le
dit Spinoza, incitation à l'obéissance, donc le contraire de libération. Aussi l'expression connote
libération de la théologie. Le théologien uruguayen Juan Luis Segundo y consacre un livre. Et c'est
bien ainsi que la formule fonctionne dans une topographie triplement marquée. D'abord une
topographie pédagogique où l'antithèse fonctionne à sa manière : pédagogie des opprimés/oppression
de la pédagogie. Ensuite une topographie théologique. L'antithèse joue sur libéral/libération,
polémique parfois forcée avec la théologie europ éenne= . Enfin le marxisme dont la théologie de la
libération serait selon Rome « constitutivement contaminée ». Est-ce le marxisme qui adopte une «
rhétorique religieuse » comme le soutient Lowy ou au contraire le discours théologique qui emploie
une « rhétorique marxiste » ?

Une triple topographie : pédagogique, théologique, marxiste

Une topographie est un plan déterminé de circulation de formules et de discours, découpé a partir des
positions idéologiques de différents acteurs ; Le premier plan : la première topographie est celle de la
pédagogie, Sur un cote de la topographie, la conception de la « nouvelle chrétienté » dont l'Action
catholiques est le fer de lance. C'est justement celle-ci qui est en train d'être subvertie à la fin des
années 50 par la problématique de la conscientisation), Travaillant au départ dans « un département de
service social de type assistentiel », Paulo Freire va faire, et faire faire, malgré lui un cheminement le
conduisant de l'autre côté de la topographie. Initialement, il reprend la recommandation du fondateur
de la JOC, Mgr Cardijn : « voir, juger, agir ». Influencé par le personnalisme chrétien Paulo Freire
donne néanmoins à cette recommandation une inspiration hégélienne. Est ainsi forgé le concept de
conscientisation. Travaillant sur l'alphabétisation depuis 1947, sa méthode est mise en forme en 1961
et aussitôt adoptée par l’action catholique pour faire face à l'influence communiste croissante. Les
premières communautés ecclésiales de base avant la lettre sont des cercles de conscientisation. En
novembre 1960, la CNBB (la Conférence nationale des évêques brésiliens) décide d’organiser l'
« éducation de base » à travers un réseau d'écoles radiophoniques - en 1963, il y en a déjà 1400. Le
Mouvement d'éducation de base (MEB) expérimente la nouvelle pédagogie. En 1961, la méthode
d'alphabétisation intéresse Miguel Arraes, maire de Recife depuis 1958. Puis elle est appuyée par le
gouvernement fédéral en particulier par Joâo Goulart devenu président du Brésil après la démission de
Jânio Quadros en août 1961. La méthode Paulo Freire mise en route au plan national en 1963 est en
effet un instrument idéal de mobilisation pour le populisme. Le coup d'État qui marque le début de
vingt années de dictature militaire (1964-1985) « fait peser un certain silence » sur Paulo Freire qui est
arrêté.
Sa méthode est considérée comme suspecte, l'Église qui appuie le coup d'État met un frein à son
mouvement d'éducation de base. Semiclandestine, la « méthode Freire » devient par elle-même un
moyen de conscientisation. Elle essaime un peu partout. Invité au Chili de Frei immédiatement après
le coup d'État, puis, plusieurs années plus tard, dans la Guinée Bissau d' Amilcar Cabral (1975), Paulo
Freire évolue lui-même. La méthode d'éducation/conscientisation devient universellement connue.
Chez Paulo Freire, la notion de liberté prime d'abord sur celle de libération. Titre de son premier livre
publié en 1967 : L'éducation : pratique de la . liberté, Mais le fonctionnement de l'antithèse affleure
bientôt. Le titre de son deuxième et célèbre livre écrit en 1969: Pédagogie des opprimés pourrait être
lu « pédagogie de l'oppression »... Et pourquoi pas « oppression de la pédagogie » ?

Autre topographie, la théologie européenne et ses deux pôles, l'un dit néo-conservateur, l'autre dit néo-
Iibéral'". La plupart des théologiens latino-américains y sont formés. La « nouvelle théologie »
française est seulement un élément parmi d'autres dans une topographie s'étendant à travers un éventail
de positions idéologiques à l'Allemagne, à la Suisse, à la Hollande. Mentionnons la théologie
anthropologique de Karl Rahner (professeur de Leonardo Boff), la théologie anti- bourgeoise de Karl
Barth qui prétend se dégager du carcan de la philosophie, de la « théologie de l'espérance » de Jürgen
Moltmann (inspirée par Ernst Bloch), de la théologie dite post- moderne de Hans Küng, de la «
nouvelle théologie politique » de Jean-Baptiste Metz.

Pour simplifier, deux courants. Ils se situent aux antipodes dans leur analyse de la modernité. D'un
côté peut-être la première grande critique de la modernité depuis Nietzsche : la théologie de Karl
Barth. En doutant même que la Bible apporte une réponse optimiste, Barth, dans une perspective
kierkegardienne, affronte le constat d'une histoire dépourvue d'espoir, voit la Croix comme expression
de la négation de tout espoir et la Résurrection comme négativité de l'histoire mais « c'est Dieu qui
devient temps ». C'est Moltmann réfléchissant dans son camp de prisonniers (en Angleterre) sur sa
condition d'Allemand appartenant à une nation non seulement vaincue mais coupable de génocide qui
apporte la réponse la plus accessible à la « négation absolue » que constitue le drame de la pauvreté
latino-américaine. A cette insupportable souffrance, Moltmann répond par une théologie de la
promesse (de Dieu) qui ouvre (ex nihilo) à un avenir de justice. C'est dans la critique de Barth et de
Moltmann que Rubem Alvez puise son inspiration.

L'autre courant est plus optimiste. Se centrant sur l'homme, il s'inscrit constitutivement dans la
modernité et rapproche le royaume de Dieu de l'histoire temporelle. Théologie anthropologique qui
permet de placer la défense de la justice dans l'histoire du salut, qui fait de la justice un impératif du
salut. Théologie « libérale » mais à laquelle Jean-Paul II ne tourne pas le dos. Qu'à la limite, il appelle
à la rescousse dans sa manière d'imposer sa « dogmatique moderne » au prophétisme latino-américain.
Cela s'est produit à la IVe Conférence des évêques latino-américains à Santo Domingo d'octobre 1992.
Cette théologie a pourtant profondément inspiré Vatican II. Théologie de la sécularisation dont
l'objectif est de s'ouvrir au monde.

Tout en puisant dans ces nouveaux courants, la théologie de la libération se veut libération de cette
théologie, libération de son européocentrisme, libération aussi de ses catégories abstraites et
métaphysiques, auxquelles elle préfère des catégories sociologiques. A vrai dire, par commodité, on
nomme trop rapidement la théologie européenne, néo-libérale. Manière de forger des antithèses
faciles. Libérale/libération permet d'opposer l'Europe (où les Lumières apportent progrès et
sécularisation) et Amérique latine (où le « progrès » des Lumières apporte au contraire la «
dépendance » mais où par contre le sentiment religieux reste encore très présent). Manière aussi de
mettre entre parenthèse les critiques radicales faites à la modernité par les théologiens protestants.

Troisième plan où circule le discours : le marxisme. La théologie de la libération en serait «


constitutivement contaminée » . Aux débuts des années 60, une sorte de substrat général s'est répandu
partout qui va du mouvement féministe aux formes de parti unique du Tiers monde en passant par les
catégories de l'État providence. Ce substrat emprunte des catégories au marxisme mais il n'est ni
conforme aux textes de Marx, ni à l'orthodoxie des pays du « socialisme réel ». Ce substrat, présent
dans ce que nous avons appelé les « autres marxismes réels » , l'est aussi dans la théologie de la
libération.

Le marxisme remplit également une fonction latente. De censurer le penchant à l'émotion, à la


compassion, face à la scandaleuse misère dont les théologiens sont témoins. La mentalité latine
catholique est compatible avec l'expression d'une « indignation éthique» mais n'autorise pas plus
d'effusion. Le marxisme permet de déplacer l'émotion dans un discours sur les structures, sur la
nécessité des changements structurels.

Le substrat des « autres marxismes réels » affleure en premier lieu dans l'Action catholique en milieu
universitaire. Il est très vivant dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC). En 1959, fondation de
l'Açâo Popular à Sâo Paulo. Avant Vatican II, avant aussi les premiers pas de la théologie de la
libération. Quant aux futurs théologiens de la libération, ils sont très rétifs au marxisme et plutôt en
quête d'une troisième voie. La mort de Camilo Torres en 1966 avive encore cette position moyenne
tandis que dans les milieux étudiants par contre on penche vers le « camilisme ». Si les théologiens de
la libération sympathisent avec le guévarisme c'est en raison de son rêve de l' « homme nouveau » ; ils
restent en général opposés à la lutte armée. On relève plutôt des influences intellectuelles, notamment
celle de l'école de Francfort. De l'école de Francfort d'avant Habermas. Elle donne des armes pour la
critique de la modernité. On puise chez Marcuse et Horkheimer. Les références à Benjamin et à Ernst
Bloch marquent l'influence du romantisme utopique. Puis Gramsci devient l'auteur de prédilection.
Dans les années 80, on se tourne vers l'Amérique centrale - une manière de s'évader de la difficile
construction démocratique, note Comblin. L'échec des sandinistes aux élections de 1990 sonne le
réveil. Dans ce cheminement qui les a conduits de Maritain à Mounier, puis de Mounier à Lebret et au
plan sociologique de Gino Germani à André Gunder Frank, certains restent toujours réticents à un
moule marxiste, Comblin par exemple, d' autres moins : Dussel, Frei Betto, Clodovis Boff ou
Hinkelammert58.

L'entrecroisement des topographies et, dans celui-ci, la circulation de la formule et le jeu des
antithèses, vont produire un effet majeur dans le contenu donné à une catégorie pourtant rejetée par le
marxisme, celle de « pauvres ». « Pauvres » devient une catégorie emblématique sur laquelle plus que
sur toute autre travaille la théologie de la libération. Elle devient son concept central. Mais, on le
verra, c'est sur ce même terrain que la théologie de la libération perd la bataille. Elle la perd d'abord
avec la hiérarchie catholique, ensuite avec le pentecôtisme. Pour comprendre le pentecôtisme en
Amérique latine, il faut avoir en mémoire cette bataille perdue.

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