Le monde a évolué très rapidement ces dernières décennies. À l’origine de ces
bouleversements, Internet a désormais une place centrale dans nos vies. Qui ne l’utilise pas aujourd’hui ? Il a changé nos façons de communiquer, de consommer, de s’organiser, de s’informer… En outre, la dématérialisation a permis des gains de temps considérables en facilitant l’accès à de nombreuses ressources. Assez naturellement, l’idée que les outils numériques puissent être utilisés pour la vie politique et l’exercice de la citoyenneté a donc fait son chemin. Dans un contexte où les enjeux sociétaux sont prégnants, tant sur les plans écologique, économique et social, ils pourraient ainsi renforcer les pratiques démocratiques et la participation citoyenne. Au vu de la défiance institutionnelle et du taux d’abstention qui se cessent d’augmenter à chaque élection, ce ne serait pas du luxe. Toutefois, certains voient en cette transformation des risques susceptibles de porter préjudice à la vie privée et aux libertés. Alors, l’usage du numérique est-il vraiment une opportunité pour nos démocraties ? Ou bien un danger pour celles-ci ?
La transformation numérique en France
Avant d’observer plus en détail les pour et les contre, faisons un point sur les notions qui sont en jeu. La révolution numérique, soit le développement du réseau Internet et du multimédia, est rattachée à ce qu’on appelle les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). En tant qu’innovation majeure de ces dernières décennies, elles ont profondément transformé de nombreux aspects de la société. D’un point de vue politique, elles sont apparues dans un contexte de crise de la représentation : les gens s’intéressent de moins en moins aux affaires publiques car ils ne se sentent plus représentés par les gouvernements. On a alors pu assister à une demande de démocratie participative, intégrant davantage le peuple dans les décisions politiques. Prenant acte des avancées technologiques, une mouvance a émergé, défendant l’idée d’une citoyenneté numérique : il s’agit d’employer les outils digitaux pour permettre à tous de s’engager activement dans la vie publique. Réseaux sociaux, plateformes collaboratives… Les initiatives en ce sens sont regroupées sous le nom de technologies civiques ou Civic Tech. En France, le mouvement est soutenu par le collectif Démocratie Ouverte.
Les promesses d’une innovation démocratique
L’exploitation de l’environnement numérique permettrait d’ouvrir l’espace public à des voix qui peinent à se faire entendre dans les institutions traditionnelles. Avec un accès accru à toutes sortes d’informations, puis des moyens de communication à la portée de tous, les outils connectés pourraient ainsi rendre la vie démocratique plus transparente et plus accessible. Chaque citoyen aurait la possibilité de participer aux débats politiques et d’avoir un véritable poids dans les décisions qui en découlent. La généralisation des Civic Tech aurait, en somme, trois grands intérêts : garantir l’intégrité des décideurs par une meilleure transparence de leur activité, donner davantage de pouvoir aux citoyens et permettre une véritable collaboration entre eux pour l’élaboration des politiques publiques. L’heure est encore aux discussions, mais il existe déjà certaines expérimentations en la matière. Concrètement, le pays qui est le plus en avance sur la citoyenneté numérique aujourd’hui est l’Estonie. En effet, l’Etat balte a fait de la transformation numérique l’une de ses priorités de développement. Le vote électronique y est institué depuis plus de quinze ans et la plupart des services publics y sont désormais dématérialisés. Cette infrastructure digitale repose sur une véritable transparence, qui permet une redevance mutuelle : si le gouvernement peut veiller sur l’activité de la population, cette dernière peut également le contrôler afin de s’assurer du respect de ses droits et de ses libertés. De cette manière, elle redonne du pouvoir aux citoyens et nourrit un sentiment de confiance vis-à-vis de l’administration. Partout dans le monde, l’e-Estonia constitue un modèle de modernité politique. Suivant les résultats de cette expérience unique, les nouvelles technologies pourraient donc servir de support pour inventer une démocratie participative plus effective, favorisant une citoyenneté active.
Les risques liés à l’usage du numérique
Derrière ces belles promesses se cache néanmoins la crainte d’un contrôle systématique des individus et de leur manipulation. Il est vrai que la multiplication des données récoltées, quant aux transactions ou aux communications électroniques par exemple, pourrait conduire à une surveillance généralisée. En ce sens, plutôt qu’une fenêtre de liberté aux vertus démocratiques, les NTIC contiendraient en germe des dérives sécuritaires, voire totalitaires. L’image qui nous vient directement à l’esprit est celle du célèbre roman 1984 écrit par George Orwell. Souvent qualifié de visionnaire, l’auteur y décrit un monde dominé par la figure de Big Brother qui épie, manipule et contrôle la vie privée de tous les citoyens. Le risque de voir le numérique instrumentalisé à des fins liberticides est donc loin d’être nul. Par ailleurs, il semblerait qu’aujourd’hui la réalité ait dépassé la fiction dans certains pays. En effet, il y a quelques années, la série d’anticipation Black Mirror peignait une société orwellienne, dans laquelle chacun se faisait attribuer une note par les autres via un réseau social. Puis, en ce début d’année 2020, le gouvernement chinois a donné corps à cette sombre idée en créant un système dit de crédit social. Le projet consiste à noter publiquement chaque citoyen en fonction de son comportement moral. Un bon score permet de profiter de divers avantages, comme la priorité pour un traitement à l’hôpital. À l’inverse, un mauvais score entraîne des sanctions, le refus d’un crédit bancaire par exemple. Toutes ces informations sont collectées grâce à des caméras de surveillance, aux données présentes sur le Web et aux témoignages de la population. Elles sont ensuite accessibles via une application mobile gouvernementale. Utilisées de la sorte, les nouvelles technologies pourraient finalement présenter de graves dangers pour les libertés individuelles. Conclusion De manière générale, les technologies ne sont pas neutres et ne fonctionnent pas toutes seules. Leurs apports et leurs effets vont dépendre de l’utilisation que l’on en fait. Concernant les NTIC, il y a bel et bien des risques d’instrumentalisation et de surveillance généralisée. L’important est alors de prendre conscience de ces potentielles dérives pour tâcher de les éviter. De plus, contrairement à la Chine, l’Europe s’est bâtie sur le principe de la liberté. Il y a donc peu de chances que nous connaissions les mêmes contraintes ou qu’un Big Brother nous espionne. La transparence est la clé pour pouvoir utiliser Internet sans crainte, et la protection des données personnelles est au centre des préoccupations de nos juristes depuis plusieurs années déjà. Mis au service de nos valeurs, le numérique peut constituer un outil très utile pour renforcer les instances démocratiques, en permettant à tout un chacun de s’exprimer aisément. Les applications mobiles, les réseaux sociaux ou encore les plateformes collaboratives sont tant de leviers susceptibles de remettre le citoyen au centre de l’espace public et des débats politiques. Ces innovations peuvent ainsi être porteuses d’une véritable participation citoyenne pour que nous puissions tous devenir acteurs des nombreux changements que la société connaît aujourd’hui. Les Civic Tech sont sans aucun doute l’avenir de la démocratie. Il ne reste qu’à se saisir de cette opportunité.