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Sebbar Leïla. Isabelle Eberhardt : Isabelle, l'Algérien. In: Les Cahiers du GRIF, n°39, 1988. recluses vagabondes. pp. 97-
102.
doi : 10.3406/grif.1988.1775
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1988_num_39_1_1775
Isabelle. l'Algérien
Leïla Sebbar
Elle est jeune, intrépide, aventureuse. Sans toit ni loi. Elle a vingt ans. Sa
mère vient de mourir à Bône où les a entraînées un photographe ambulant
qui met en images l'Algérie coloniale et la Suisse, son pays natal, celui
d'Isabelle aussi. Mère et fille en fugue. Qu'allaient-elles faire dans la ville
algérienne de Bône, à Test d'Alger en 1897 ?
La mère meurt subitement. A cause du cimetière marin 1 - Si tu vois le
cimetière de Bône envie de mourir il te donne- disent les natifs de Bône,
aujourd'hui encore. Sur la colline, face à la mer, repose la mère d'Isabelle.
Au même endroit, Isabelle Eberhardt, écrivain, enterre une jeune courtisane
de Constantine, à l'ombre d'un figuier. On a écrit une épitaphe en arabe sur
la faïence bleue et blanche de la tombe. Dans ses cahiers, Isabelle évoque le
cimetière de Bône et son désir d'être enterrée près de sa mère. Lorsqu'elle
n'est pas en Algérie, elle épingle une carte routière où figurent Bône et le
cimetière marin, qu'elle marque d'un point précis, sur le mur de la chamb
re.Pour elle, qui dort n'importe où comme les exilés qu'elle rencontre sur
les chemins des montagnes, les pistes des déserts, les hauts plateaux, et
qu'elle met en scène dans ses notes de route et ses nouvelles, elle souhaite
une tombe de sable « n'importe où dans le sable brûlé du désert, loin des
banalités profanatrices de l'Occident envahisseur »... Tel fut son destin. Isa
belle est enterrée dans le cimetière de sable d'Ain Séfra, dans le sud-ouest
de l'Algérie. Sa tombe est une tombe musulmane. Sur la pierre fendue en
plusieurs endroits, on peut lire son nom arabe : Sidi Mahmoud en lettres
arabes et en français Isabelle Eberhardt épouse Ehni Sliman morte à 27
ans catastrophe d'Ain Séfra 21 octobre 1904.
Telle le vagabond heureux de Tune de ses nouvelles, elle aime dormir
seule, sur la terre, sans maison. Isabelle n'a pas habité une maison en Algér
ie,ou si peu : « Il s'abandonnait à la douceur infinie de s'endormir seul,
inconnu parmi des hommes simples et rudes, à même la terre, la bonne 97
terre berceuse, en un coin de désert qui n'avait pas de nom et où il ne
reviendrait jamais ». Isabelle, Si Mahmoud est ce poète errant tourmenté
qui trahit l'épouse endormie, pour la route. Combien de fois a-t-elle dû
quitter Slimène qu'elle aime, pour divaguer à cheval, à travers les pierres,
les roches, le sable, de tribu en tribu, d'un gourbi à une tente de campe
mentnomade ou militaire.
Elle dort sur le sol, près du feu, à El Mérayer,
Elle dort sous les arcades à El Hamel,
Elle dort sur la terre sèche et chaude dans le Hodna,
Elle dort sur une natte devant le café maure saharien de Ben Zireg,
Elle dort sous un grenadier à Ain Séfra,
Elle dort dans le sable blanc d'El Oued.
Le journal, les notes de route, les nouvelles disent l'obsession d'un pay
sage comme révélé, à la fois archaïque et raffiné, le bordj ou le Ksar, les
grands cimetières paisibles, les dunes dorées, les zaouïas blanches, les colli
nes rougeâtres la Koubba, sanctuaire protecteur où de vieilles femmes dé
munies et pieuses offrent encore la branche de myrte, la figue sèche et la
galette aux vagabonds, la mosquée fraîche, lumineuse, « bleue et blonde * où
les voix des hommes et des enfants bouleversent Si Mahmoud, les jardins
sous les palmes, le rouge des fleurs de grenadier, le vert des figuiers et de la
vigne vierge, l'argent de la menthe, des lavandes et de l'absinthe... L'exalta
tion de l'écrivain au moment où il donne dans le texte forme et couleur à ce
paysage, le même, paysage selon son coeur et paysage réel du Sud, d'El
Oued à Bou Saada ou Kenadsa, cette exaltation sent le kif dont Isabelle et
Si Mahmoud sont friands. A cause des effets de l'herbe des poètes et des
musiciens errant à travers les pays d'Islam ? Les couleurs du paysage élu se
lisent dans les ciels du Maghreb, vert doré, jaune orangé, blanc et or, rouge
et or et Isabelle, comme Delacroix lorsqu'il annote ses croquis marocains de
femmes arabes, écrivant en marge avec volupté le nom des couleurs qu'il
devra retrouver dans l'atelier parisien, répète les portraits des femmes enve
loppées dans des étoffes baroques qui ont la couleur des ciels et des paysa
ges inouïs d'Isabelle écrivain, de Si Mahmoud jeune lettré contemplatif,
sensible comme Isabelle à l'habit des jeunes mariées, si semblable à celui
des danseuses rencontrées dans les cafés maures, voile de gaze mauve trans
parente pailletée d'argent, foulard de soie vert tendre, lourde robe de velours
violet à reflets pourpres, tunique de mousseline blanche... Et les femmes que
le cavalier rencontre au point d'eau, oued, fontaine, foggara, rédir, ces fem
mes, jeunes et rieuses, libres pour l'eau qu'il faut aller chercher, portent
elles aussi les couleurs rituelles des mariées et des courtisanes : violet, vert
émeraude, rose vif, jaune citron, grenat, bleu de ciel, orangé rouge... Ces
femmes à la fontaine qui ont la grâce et le charme des ciels du désert et des
paysages, incarnent dans les fictions d'Isabelle Eberhardt les amoureuses 101
clandestines, irrégulières, comme elle. La fontaine devient le lieu magique
de la rencontre et du coup de foudre, le lieu sacré de l'amour et l'eau,
comme le philtre, purifie et éternise le serment d'amour. Mais ces rencont
res, malgré des signes favorables, seront des rencontres tragiques comme
celle d'Isabelle et de Slimène, tragique malgré eux... .
Leila Sebbar
Isabelle Eberhardt, écrivain français d'origine russe, convertie à l'Islam, née à Meyrin, Suisse, en
1877. morte à Ain Séfra, Algérie, en 1904.
102 Une édition des uvres complètes d'Isabelle Eberhardt est prévue pour l'année 1989. *