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Revue théologique de Louvain

Abram et Saraï en Egypte (Gn 12,10-20) ou la place de Saraï


dans l'élection
André Wénin

Abstract
What is the place of Sarah in God's choice of Abraham. The account of the couple' s adventures in Egypt (Gn 12, 10-20)
brings an element of reply to this question. Taken from a narrative point of view, the story has more than one point in
common with the story of Adam and Eve's fail, in so far as Sarai first of all gives in to Abram 's lying and cupidity. But in the
end, things turn out differently and Sarai finds her place in the Chosen One's mission by showing herself able to save him
from himself when he weakens.

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Wénin André. Abram et Saraï en Egypte (Gn 12,10-20) ou la place de Saraï dans l'élection. In: Revue théologique de
Louvain, 29ᵉ année, fasc. 4, 1998. pp. 433-456;

doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1998.2974

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1998_num_29_4_2974

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Revue théologique de Louvain, 29, 1998, 433-456.
André Wénin

Abram et Saraï en Egypte (Gn 12,10-20)

ou la place de Saraï dans l'élection

Dans un article précédent intitulé «Abraham: élection et salut»1,


j'ai tenté de montrer en quoi, dans le chapitre 12 de la Genèse,
l'élection apparaît comme une stratégie divine destinée à réintroduire la
bénédiction dans l'humanité défigurée par la malédiction (cf. Gn 3-
11). L'appel d' Abram (Gn 12,1-4) pose les bases d'une telle
stratégie. Quant au récit des aventures de l'élu en Egypte (12,10-20), il met
en scène le jeu de l'élection en racontant comment il peut dysfonc-
tionner et, par là, être mis en péril. Qu'il me soit permis de reprendre
d'abord l'essentiel de mes conclusions.
D'emblée, l'élection représente une épreuve pour celui qui n'est
pas élu (12,3): va-t-il ou non renoncer à la convoitise et se réjouir de
l'élection d'un autre, condition de sa propre bénédiction? Mais il
n'en va pas autrement de l'élu. Pour que les clans du sol puissent
choisir de renoncer à l'envie et entrer ainsi dans le bienfait de la
bénédiction, il faut d'abord que l'élu s'abstienne de se montrer jaloux
de sa bénédiction. S'il dit non à cette forme de convoitise, le non-élu
sera confronté à son épreuve, mais avec un modèle sous les yeux.
Vue sous cet angle, l'élection apparaît comme un moyen de salut
«homéopathique». Par elle, le Dieu de vie donne aux humains de
retraverser les lieux où l'envie sème discorde et mort, pour qu'ils y
fassent triompher la vie en renonçant chacun à sa manière à la
logique du serpent.
Ainsi en va-t-il du salut: vie et bénédiction sont offertes mais ne
peuvent s'épanouir que là où chacun consent à vivre son désir sans le
vicier, sans le pervertir en envie. La vie peut alors l'emporter, grâce
au Seigneur qui invente l'élection en vue de faire échec à la mort,
grâce aussi aux humains qui acceptent d'entrer dans le jeu. C'est
ainsi que ce salut est alliance: chacun à sa manière et à sa place joue
le même jeu de la vie et collabore à la défaite de la convoitise, de la
violence et de la mort. Chacun coopère en sujet libre au salut que tout

1 A. Wénin, «Abraham: élection et salut. Réflexions exégétiques et théologiques


sur Genèse 12 dans son contexte narratif», dans RTL, t. 27, 1996, p. 3-24.
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à la fois il reçoit de Dieu et d'autrui. Car dans le triangle de


l'alliance, nul n'occupe le centre. Chaque partenaire se décentre au
contraire vers la relation des deux autres: le Seigneur sert la paix
entre humains, l'élu porte le projet de salut de Dieu pour tous, tandis
que le non-élu se réjouit de la chance que représente pour lui la
relation particulière entre Dieu et l'élu.
Bref, dans la stratégie de salut qu'est l'élection, la dynamique
d'alliance est centrale puisque nul n'est privé de sa responsabilité ni
de sa liberté. Celles-ci, au contraire, se trouvent sollicitées pour un
choix crucial. Dès lors, le salut qui en résulte n'a rien de magique:
tous les acteurs y sont respectés, toutes les médiations aussi. Tel est
le chemin de vie que Dieu inaugure avec l'élection.

*
* *

À la fin de ce premier article, j'aborde brièvement l'épisode


égyptien (12,10-20), me limitant à observer ce qui se passe entre Abram
et Pharaon. Mû par la convoitise et la peur, Abram se préoccupe
essentiellement de lui-même. Alors, loin d'être un relais de la
bénédiction pour ce clan du sol qu'est la maison de Pharaon, le patriarche
y sème la mort. Son élection se pervertit en injustice, dans la mesure
où la bénédiction de Dieu - un don de vie - porte la mort à autrui
lorsque l'élu cède au piège de l'envie et arrête à lui ce don comme
s'il était un privilège qui lui serait réservé. Aussi Pharaon a-t-il raison
de se présenter en victime non pas du Seigneur, mais d'Abram
(v. 18b).
Il est possible de relire le récit autrement si l'on se rend attentif à
la place et au rôle de Saraï. Tel est l'objet des pages qui suivent.
Jusqu'à l'arrivée en Egypte, Saraï occupe essentiellement une
position d'objet. Avant 12,11, son nom revient à quatre reprises, dont
trois comme objet du verbe lâqah, «prendre». Ainsi, Saraï est
«prise» pour femme par Abram (11,29), puis «prise» deux fois pour
être emmenée - par Tèrakh d'abord (11,31), par son mari ensuite
(12,5). Chaque fois, son nom est précisé par la mention du lien
familial qui l'attache à un homme: «femme d'Abram» en 11,29, «belle-
fille» de Tèrakh et «femme d'Abraham son fils» en 11,31, et enfin
«sa femme» en 12,5. Paradoxalement, l'unique lieu où elle apparaît
en position de sujet sans qu'il soit question d'un lien à ces hommes,
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c'est là où il est fait état de sa stérilité: «Et Saraï fut stérile: pas pour
elle d'enfant» (ll,30)2.
Lors du départ d'Abram et au cours de la traversée de Canaan,
Saraï ne joue aucun rôle actif. Le Seigneur ne fait aucune allusion à
elle dans l'appel ou les promesses, pas même lorsqu'il évoque la
grande nation qu'Abram doit devenir (12,2a) ou sa descendance qui
recevra la terre (v. 7b). Aussi, d'emblée la question se pose de la
place de Saraï dans l'aventure d'Abram: celle-ci est-elle inscrite ou
non dans le projet divin de la bénédiction? L'élection est-elle aussi
pour Saraï, ou est-ce l'affaire du seul Abram3? Tel me semble l'enjeu
réel de cet épisode qui n'a d'anecdotique que l'apparence.
12,10 Et il y eut une famine dans la terre
et Abram descendit vers l'Egypte pour séjourner là
car lourde était la famine dans la terre.
11 Et comme il approchait pour entrer en Egypte,
il dit à Saraï sa femme:
«Voici, je te prie, ye connais que tu es une femme belle à voir
12 et que, lorsque les Égyptiens te verront,
ils diront: 'c'est sa femme'
et ils tueront moi, mais toi, ils feront vivre.
13 Dis, je te prie, tu es ma sœur
afin que ce soit bien pour moi grâce à toi [ba'abûrék]
et que vive mon être à cause de toi [biglalék].»
14 Et quand Abram entra en Egypte,
les Égyptiens virent la femme, qu'elle était très belle.
15 Et des princes de Pharaon la virent,
et ils la louèrent auprès de Pharaon
et la femme fut prise (dans) la maison de Pharaon.
16 Et à Abram, il fit du bien grâce à elle [ba'abûrâh],
et il y eut pour lui menu et gros bétail et ânes
et serviteurs et servantes et ânesses et chameaux.
17 Et le Seigneur frappa Pharaon de grandes frappes
ainsi que sa maison,
à/sur le propos [ 'al-debaf\ de Saraï, la femme d'Abram.

2 À ce sujet, voir A. Wénin, «Abram, fils de Tèrakh. Une lecture de Gn 11,26-


32», dans Cahiers de l'École des Sciences Philosophiques et Religieuses t. 20, 1996,
135-151. La première fois que Saraï est sollicitée comme sujet, c'est en 12,11,
lorsqu'Abram l'interpelle à leur entrée en Egypte.
3 Voir à ce sujet I.N. Rashkow, «Intertextuality, Transference, and the Reader
in/of Genesis 12 and 20», dans D.N. Fewell, Reading Between Texts. Intertextuality
and the Hebrew Bible (coll. Literary Currents in Biblical Interprétation), Louisville,
1992, p. 57-73, surtout p. 65 et n. 16. Pour elle, la stérilité de Saraï pourrait la rendre
remplaçable aux yeux d'Abram, d'autant que Lot constitue un excellent descendant
de substitution.
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18 Et Pharaon appela Abram et dit:


« Que m 'as-tu fait là ?
Pourquoi ne m'as-tu pas informé qu'elle est ta femme?
19 Pourquoi as-tu dit: 'C'est ma sœur'
- et je l'ai prise pour moi comme femme.
Et maintenant voici ta femme! Prends et va!»
20 Et Pharaon donna à son sujet des ordres à des hommes
et ils le renvoyèrent lui et sa femme et tout ce qui était à lui.
13,1 Et Abram monta hors d'Egypte
lui et sa femme et tout ce qui était à lui
et Lot avec lui, vers le Néguev.

La demande d' Abram

Au moment d'entrer en Egypte, Abram adresse une demande à


Saraï. C'est la première fois qu'il prend la parole dans le récit. Aussi
ce qu'il dit réclame la plus grande attention. En effet, narrativement,
cette requête n'est pas nécessaire. Le narrateur aurait très bien pu
montrer Abram mettant son idée à exécution sans en parler à Saraï,
comme il le fait dans les scènes similaires en 20,2 et en 26,7 avec
Isaac. Le fait qu' Abram parle est donc déjà significatif. La forme de
son discours est également intéressante. Abram exprime son idée
comme une demande, alors qu'il aurait pu faire autrement:
communiquer sa décision, donner un ordre sans le justifier, ou que sais-je
encore? Enfin et surtout, au niveau du fond, Abram évoque
directement sa relation de couple. Mais c'est pour proposer de dissimuler,
voire de modifier en une relation de frère et sœur, son rapport avec
celle que le narrateur a constamment présentée comme «sa femme»
(11,29.31; 12,5 et 11). Quelle est donc la portée profonde de la
proposition d' Abram?

La forme et le fond

Lorsqu'Abram interpelle Saraï, c'est une prière qu'il lui adresse.


Par deux fois, il utilise la particule précative nâ' («je te prie»): au
début de l'exposé de la situation telle qu'il la perçoit et après le
premier impératif. Il ne s'agit donc pas d'informer, ni d'énoncer un
problème en vue de solliciter un avis ou de donner un ordre, mais plutôt
de formuler une requête instante après l'avoir motivée. Ainsi, Abram
expose à Saraï une situation qu'il perçoit comme périlleuse pour lui,
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et il le fait en l'invitant à épouser son point de vue sur l'affaire


(«voici, je te prie») avant d'implorer son secours («dis, je te
prie...»)4. Se sentant menacé de mort, il lui demande de se présenter
comme sa sœur afin d'échapper au danger et dans l'espoir de
retourner la situation à son profit.
Une telle prière traduit certes la confiance profonde qu'Abram met
en Saraï. L'humilité dont il fait preuve en remettant ainsi son sort
entre les mains de sa femme et en en appelant à son bon vouloir a
quelque chose de grand, de beau. Mais est-ce juste pour Abram lui-
même? Et par rapport à Saraï?
À première vue, le stratagème peut sembler habile et faire sourire
le lecteur. C'est du reste ce que les commentaires en disent
couramment5. Mais cette ruse joue sur la structure même des relations de
couple, un point particulièrement sensible dans la Genèse, et surtout
dans l'histoire d'Abram. Aussi la chose est-elle sans doute moins
anodine qu'il n'y paraît.
Ce qu'Abram demande à Saraï est de se nier en tant qu'épouse
pour s'afficher comme sœur. Qu'Abram nourrisse une telle idée
constitue une forme de régression vers la figure paternelle. Car
dissimuler un statut d'épouse, qui implique différence et altérité, pour
présenter Saraï comme une femme issue de la «maison de son père»6
donne à penser que, face au danger, Abram accorde toujours une
valeur protectrice à cette maison que la parole du Seigneur lui a

4 Sur le sens de la particule nâ ' dans ce contexte, voir en particulier J.G. Janzen,
Abraham and Ail the Familles of the Earth. A Commentary on the Book of Genesis
12-50 (coll. ITC), Grand Rapids-Edimbourg, 1993, p. 25.
5 En ce sens, p. ex., H. Gunkel, Genesis, Gôttingen, 91977, p. 169-170, ou
J. Chaîne, Le livre de la Genèse (coll. Lectio Divina, 3), Paris, 1951, p. 118. Mais voir
C. Westermann, Genesis 12-36. A Commentary, Minneapolis, 1985 (original 1981),
p. 167. - Pour une synthèse critique de la recherche sur ce récit, voir P. Beauchamp,
«Abram et Saraï. La sœur épouse, ou l'énigme du couple fondateur», dans C. Coulot,
éd., Exégèse et herméneutique. Comment lire la Bible? (coll. Lectio Divina, 158),
Paris, 1994, p. 11-50, surtout p. 12-25; voir aussi P.D. Miscall, The Workings ofOld
Testament Narrative (coll. SBL Semeia Séries), Philadelphie-Chico, 1983, p. 23-27.
6 Voir en ce sens, Beauchamp, «Abram et Saraï», p. 38-39. Sur Saraï comme
femme-sœur en Gn 20,12, voir Wénin, «Abraham: élection et salut», p. 20, n. 36,
où je rejoins Miscall, Workings ofOld Testament Narrative, p. 15-16, et Rashkow,
«Intertextuality, Transference, and the Reader in/of Genesis 12 and 20», p. 67 (et
n. 25). On sait que, sur la base de textes hurrites, E.A. Speiser, «The Wife-Sister
Motif in the Patriarchal Narratives», dans A. Altman éd., Biblical and Other Stu-
dies, 1963, p. 15-28, défend la thèse d'un statut légal particulier pour Saraï; mais
voir Westermann, Genesis 12-36, p. 164.
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enjoint de quitter (12,1). En proposant de faire passer Saraï pour sa


sœur, Abram renonce en quelque sorte à sa situation propre
d'homme, de mari et d'élu, pour redevenir fils de son père et de sa
mère, par le biais de ou «grâce à» sa femme.
Mais à ce propos, une question se pose: est-ce vraiment la place
d'une sœur qu'Abram assigne ainsi à Saraï? Sa prière est qu'elle le
fasse vivre, ce qui n'est pas précisément le rôle d'une sœur. Dès lors,
la confiance d'Abram ne serait-elle pas plus filiale que fraternelle?
Ce qu'il attend de Saraï, c'est qu'elle prenne les risques pour lui
éviter de devoir en prendre; c'est qu'elle s'expose pour le couvrir en
sorte qu'il vive. Un tel rôle n'est-il pas plutôt celui d'une mère vis-à-
vis d'un enfant incapable de prendre des risques et d'assumer sa
responsabilité propre? La confusion des rôles pourrait donc être plus
grande qu'il n'y paraît, symptôme d'une relation encore bien peu
mature.
S'il y a ainsi confusion, c'est sans doute qu'Abram cède à la
convoitise et à la peur. Dans mon premier article, j'ai pointé les
nombreux indices qui permettent de le penser. Que ce soit la descente en
Egypte loin du pays promis par Dieu en quête de nourriture7, ou
l'envie projetée chez les Égyptiens, ou encore l'idée d'utiliser Saraï
comme bouclier et le désir de se faire du bien personnellement8, tout
indique que la convoitise est à l'œuvre chez Abram. Mais si ses
paroles à sa femme sont ainsi dictées par l'envie, elles ont sans doute
des points communs avec l'attitude de l'humain ('âdâm) au jardin
d'Éden. C'est ce que révèle une comparaison attentive des deux récits.

Abram avec Saraï comme l'humain avec sa femme?

Le rapport entre le récit de Gn 2-3 et la demande d'Abram s'ancre


de façon précise dans les mots mêmes de celui-ci. En effet, selon
2,18, la visée de la création de la femme, c'est le «bien» de l'adam,
puisqu'il n'est «pas-bien» (lo'-tôb) qu'il soit «à lui seul». À
l'inverse, en 12,13, Abram dit que «ce sera bien pour lui» (yîtab-lf)
s'il renonce à sa relation à sa femme. De plus, en 2,24, suite à la
création de la femme, le narrateur précise que l'homme quittera père et

7 En 26,1-3, le Seigneur interdit à Isaac de descendre en Egypte pour fuir la


famine, lui promettant de le bénir dans la terre de Canaan, à Gérar.
8 Voir Wénin, «Abraham: élection et salut», p. 19-21.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 439

mère pour s'attacher à celle-ci. Or ici, Abram «quitte» sa femme


pour en faire sa sœur et retrouver à travers elle un père et une mère
protecteurs9. L'inversion est nette et elle pousse le lecteur à
s'interroger sur ces deux scènes, qui ont en commun de faire entendre la
première parole d'un mari à sa femme, celle-ci «se laissant dire» sans
répondre. Si l'on veut percevoir le rapport avec précision, un détour
est nécessaire pour bien saisir ce qui se passe à la fin de Gn 210.
La scène de la création de la femme (2,18-22) raconte que, pour
pouvoir entrer en relation avec un vis-à-vis qui l'arrachera à un
isolement mortel (v. 18), l'humain subit une double perte sans laquelle
une relation est impossible. Tout d'abord, il «perd connaissance».
Plongé dans la torpeur, il ne voit pas la naissance de sa compagne11.
Quelque chose d'essentiel échappe donc ainsi à son savoir et lui
impose une limite radicale - et c'est sans doute la condition pour que
la relation soit de «vis-à-vis». Puis l'humain perd une côte (un
côté?), et cette blessure ouvre un manque en lui. Mais cet «en-
moins» est en vue d'un «en-plus» sans commune mesure avec lui: la
relation à autrui, à cette femme que le Seigneur-Dieu construit et
qu'il «présente» à l'humain.
La réaction de l'homme à ce divin présent12 a quelque chose
d'étrange. Il situe la femme à partir de sa blessure et de la côte qui lui
a été ôtée, et il affirme que celle qu'il voit est son os et sa chair, prise
de lui, l'homme ('îsh). L'expression a quelque chose de juste en ce
qu'elle souligne qu'homme et femme partagent une même nature
humaine. Mais elle n'en est pas moins réductrice. Car d'une part,
l'affirmation gomme la construction de la femme par Dieu, dont le
travail effectué dans l'in-su de la torpeur ne trouve aucun écho dans
les paroles dites - pas plus du reste que son geste de présent. D'autre
part, elle est fausse au moins en partie puisqu'elle situe la femme
comme «prise de l'homme (mé'îsh)» alors que c'est de l'humain
qu'elle l'a été (2,22a: min-hâ'âdâm). Au demeurant, le fait de la
nommer 'ishâ en miroir du 'îsh d'où elle est censée être prise sou-

9 En ce sens également la suggestion de Beauchamp, «Abram et Saraï», p. 38-39.


10 Je résume ici l'argumentation présentée dans A. Wénin, Pas seulement de pain. . .
Violence et alliance dans la Bible (coll. Lectio Divina, 171), Paris, 1998, p. 47-56.
11 À ce propos, voir P. Beauchamp, L'un et l'autre Testament. 2. Accomplir les
Écritures (coll. Parole de Dieu), Paris, 1990, p. 128-129.
12 Le verbe utilisé pour la présentation de la femme est le Hifïl de bô', qui
signifie «faire venir» mais sert également à évoquer une offrande, un don (voir p. ex.
Dt 26,10 ou, pour une personne, 1 S 1,24).
440 A. WÉNIN

ligne la mêmeté et tend à réduire l'altérité de la femme à une pure


différence de genre.
Mais que fait l'homme au juste en s 'exclamant ainsi? En
définissant la femme à partir de lui-même, fait-il autre chose que «reprendre
connaissance» au sens figuré après l'avoir fait au sens propre? En
tout cas, lorsqu'il situe la nouvelle venue en fonction de lui, lorsqu'il
fait l'impasse sur ce qui s'est produit pendant la torpeur sans se poser
la question de la manière dont sa côte a pu devenir «celle-ci», il fait
comme s'il savait tout, comme si rien ne lui échappait. Mais il y a
plus. Car loin de situer la femme comme un «vis-à-vis» en lui
adressant la parole, l'adam se parle à lui-même, faisant de la femme
l'objet de son discours (trois fois zo't, «celle-ci»). En outre, lorsqu'il
la décrit comme «os de mes os et chair de ma chair, 'ishâ de 'îsh»,
fait-il autre chose que tenter de ramener à lui ce qui a été enlevé,
comme s'il cherchait à le récupérer pour combler le manque et
réduire la fracture, en sorte que l'inconnue ne lui échappe pas par
cette «autreté» qui souligne sa propre limite13? En cela, la réaction
de l'adam est bel et bien le fait de la convoitise. Elle va à rebours du
projet de Dieu où manque et limite s'avèrent essentiels à la vie et à la
relation (2,16-17). Ainsi, le serpent est-il déjà là, tapi dans les paroles
de l'humain, avant même d'entrer en scène.
Pour nous rapprocher d'Abram, il faut ajouter que les mots «os de
mes os et chair de ma chair», par lesquels l'adam cherche à exorciser
la limite, font écho à l'expression biblique «mes os et ma chair» qui
affirme une relation de parenté, plusieurs fois précisée comme un
rapport de fraternité (Gn 29,14-15; Jg 9,2-3; 2 S 19,13-14)14. L'adam
semble donc voir dans la femme une sœur avec qui il a une relation
de parenté, relation que reflète bien le jeu entre 'îsh et 'ishâ, des mots
qui ont l'air de se répondre comme masculin et féminin issus d'une
même racine - ce que sont justement un frère et une sœur. Voilà qui
révèle combien, dans la femme, c'est le familier que l'humain veut
voir, non la différence voire l'étrangeté résultant de l'action de Dieu
cachée dans la nuit.

13 N'est-ce pas cette incapacité à faire le deuil du tout que le narrateur signale
lorsque, par la suite, il continue à l'appeler l'homme (hâ)'âdâm, «l'humain»,
comme s'il était toujours complet, non-manquant, inentamé?
14 Voir aussi 2 S 5,1 (parallèle en 1 Ch 1,11) sans mention explicite de la
fraternité. En Gn 37,27, l'expression courte («notre chair») explicite le terme «notre
frère». Voir aussi Ne 5,5.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 441

C'est la raison pour laquelle («sur quoi»: 'al-kéri) le narrateur


interrompt son récit au verset 24 pour signifier au lecteur que, s'il
veut «s'attacher à sa femme» en vérité, un «homme» Çîsh) doit
accepter d'abandonner père et mère, c'est-à-dire consentir à quitter
son monde familier, faire son deuil de la structuration relationnelle
qu'ont inscrite en lui les premiers rapports familiaux. Car quitter père
et mère, c'est aussi quitter le fils (ou le frère) que l'on a été pour
pouvoir être homme et mari ( 'îsh), et laisser la femme être femme ( 'ishâ)
en cessant de lui faire jouer le rôle de sœur ou de mère.
Sur un tel arrière-plan, la parole d'Abram prend un tout autre
relief. Ainsi, il affiche d'emblée une connaissance (yâda'tî) dont
Saraï est l'objet {kî 'ishâ... 'ai)15: comme l'humain du jardin et il
connaît «sa femme» (sâray 'ishtô, v. 11) tout en lui demandant de
consentir à passer pour sa sœur afin de n'avoir pas à prendre le risque
d'être qui il est, dans sa limite et avec la fragilité qui l' insécurise et
lui fait peur. Bref, il fait comme l'adam qui prend sa femme pour une
sœur dans l'espoir de pouvoir faire l'économie du manque et de la
limite qui font de lui un individu singulier, «différant».

Abram et le serpent: l'envie, la peur et le mensonge

On peut aller plus loin encore dans la comparaison avec le récit de


l'Éden. Pour le dire en quelques mots avant d'expliciter plus
longuement, ce qui pousse Abram à céder à la convoitise et au mensonge,
c'est la peur de la mort et l'envie de «connaître le bien» sans avoir à
risquer le pire, sans avoir à «connaître le mal» en mesurant sa force
à celle de la peur qu'il inspire. Car lorsqu' Abram dit «je connais»,
ne prétend-il pas implicitement connaître bien et mal? À ses yeux, en
effet, les Égyptiens représentent un mal, le bien consistant à échapper
à leur menace. Ainsi déclare-t-il mal ce qui lui fait peur et bien ce qui
peut le sauver de ce péril immédiat mais peut-être illusoire. Bref, il
juge du bien et du mal en fonction de lui-même, plus précisément en
fonction de sa peur et de son envie. À partir de là, il travestit la vérité
et entre dans le mensonge. Il reproduit ainsi le jeu du serpent.
Comme Abram en effet, celui-ci s'adresse à une femme pour
l'entraîner dans une contre-vérité qui, à terme, engendre le dérèglement des

15 Beauchamp, «Abram et Saraï», p. 27, parle de cette «objectivation» comme


d'une «fausse note dans un dialogue amoureux».
442 A. WÉNIN

relations et la mort. Sous couvert d'une volonté de vie, la convoitise


se tapit dans les mots d'Abram comme dans ceux du serpent16. Il faut
donc en revenir au serpent.
Lorsque le serpent prend la parole, c'est pour interpréter - en le
déformant - un ordre du Seigneur-Dieu (2,16-17). Cet ordre a deux
parties. La première invite l'humain à jouir de tous les arbres du
jardin (v. 16); la seconde exclut un arbre qui est ainsi marqué d'une
limite. Cette limite, on peut la comprendre positivement, même à la
surface du récit: s'il peut manger de tout, l'humain ne mangera pas
tout, ce qui est essentiel dans la mesure où prendre tout revient à se
fermer à la relation. Bref, en invitant l'humain à manger pour vivre,
Dieu lui indique aussi une voie pour ne pas mourir: assumer une
limite, condition de l'émergence d'une relation avec autrui, relation
tout aussi vitale pour un humain que le manger17.
Mais quand le serpent reprend cette parole de Dieu, il le fait de
manière à induire le faux sous couvert du vrai. «Ainsi Dieu a dit,
'vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin'?», dit-il (3,1).
Ses mots disent vrai: si Dieu a exclu un arbre, l'humain ne peut pas
manger de tous les arbres. Mais les mêmes mots mettent la femme
sur une autre piste, car ils peuvent s'entendre autrement: «Vous ne
mangerez d'aucun arbre du jardin»18, ce qui donne à penser que la
limite est source de mort. Bref, le serpent dit vrai, mais induit le faux
chez son interlocutrice, de manière à pouvoir suggérer plus tard que
si la limite est abolie, rien ne fera plus obstacle au plein
épanouissement de la vie (v. 5).
Lorsqu'il demande à Saraï de dire aux Égyptiens qu'elle est sa
sœur, Abram suit un chemin analogue à celui du serpent. D'une part,
en effet, il dit quelque chose de vrai, dans la mesure où il traite
effectivement Saraï comme une sœur, une femme que l'on peut donner en

16 De même qu'Eve évoque la peur de mourir que le serpent a instillée chez elle
(3,4: «de peur que vous ne mouriez»), ainsi aussi Abram (12,12: «ils me tueront»).
Et comme le serpent rassure Eve en lui disant «vous ne mourrez pas» (3,5), de
même, mû par la convoitise, Abram demande «que son être vive» (v. 13).
17 Voir le verset suivant: «il n'est pas bien que l'humain soit seul» (v. 18), et
l'explication qu'en donne J.L. Ska, «'Je vais lui faire un allié qui soit son homologue'
(Gn 2,18). À propos du terme 'ezer - 'aide'», cf. Biblica, t. 65, 1984, p. 233-238.
18 Ainsi que traduisent Osty et Dhorme, par exemple. C'est d'ailleurs sûrement
ce sens que la femme entend puisqu'elle réagit pour corriger ce point (v. 2). Déjà en
2,23, la parole de l'humain dit le vrai tout en suggérant quelque chose qui ne l'est
pas. Voir plus haut.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 443

mariage à un étranger en échange de biens, mais aussi un membre de


la maison de son père à l'ombre duquel il cherche à s'abriter. Mais
d'autre part, il induit en erreur son interlocuteur puisque celui-ci ne
peut atteindre ce niveau où la phrase est vraie. Il lui donne à penser
que Saraï est réellement sa sœur, lui laissant croire qu'il n'y a pas de
limite à respecter à son propos.
Or, précisément, le fait qu'Abram et Saraï soient mari et femme
marque celle-ci du signe de la limite pour les autres hommes, et cette
limite doit être respectée pour qu'une relation juste soit possible entre
Abram et eux - chose essentielle, selon 12,3, pour qu'ils «acquièrent
pour eux la bénédiction» par l'élu19. Or ici, Abram propose de
masquer cette limite qu'il ressent comme une menace pour sa vie,
comme une source de mort. Il est donc bel et bien plongé dans la
logique du serpent qui fait percevoir la limite comme un danger
mortel et qui ment à son propos, pensant ainsi sauver la vie20.

Connaître bien et mal?


En Gn 3,4, le serpent fait miroiter comme résultat positif du déni
de la limite la connaissance du bien et du mal qui, d'après ses
allégations, serait l'apanage de Dieu. Selon lui, connaître bien et mal est
ce que l'on obtient en cédant à la convoitise que figure l'acte de
manger. Or, la suite du récit (3,7-21) illustre combien la convoitise est
source d'un connaître mal. Car elle entraîne une expérience
malheureuse de l'autre dans la mesure où, sur cette base, la relation avec lui
ne peut se structurer que sur le mode de la rivalité, de l'appropriation
ou de l'utilisation. Un tel chemin conduit à faire l'expérience du mal,
au sens où l'on empêche la relation d'être un lieu d'épanouissement
en réciprocité et où, de ce fait, on nuit à l'autre et à soi. Bref, en
cherchant un bien immédiat, on connaît le malheur - et le bonheur
comme un bien perdu.

19 Voir Wénin, «Abraham: élection et salut», p. 13-14, ou G.W. Coats, «A


Threat to the Host», dans G.W. Coats (ed), Saga, Legend, Taie, Novella, Fable.
Narrative Forms in Old Testament Literature (coll. JSOTS, 35), Sheffield, 1985,
p. 71-81, surtout p. 75.
20 En réalité, il y a un certain déplacement par rapport à la scène de Gn 3,1-6:
Abram occupe à la fois la place du serpent qui ment en disant vrai, et celle de la
femme qui, à l'instigation du serpent, voit la limite comme lieu de mort. C'est sans
doute un indice qu'en Gn 3, le serpent figure une réalité intérieure à la femme, sa
convoitise, comme le donne à penser Je 1,14-15 («Chacun est tenté par sa propre
convoitise...»).
444 A. WÉNIN

En réalité, selon la logique profonde du récit de Gn 2-3, pour


l'humain, connaître le bien (tôb), ce serait construire une relation
juste source d'épanouissement (cf. 2,18). Et à la réflexion, c'est cela
qui permettrait de faire l'expérience du bien et du mal. En effet, face
au serpent, la femme rencontre d'abord le mal, mais sans le
reconnaître en tant que tel puisqu'elle l'éprouve comme attirant. C'est que
le serpent l'invite à se réaliser en comblant son désir sans y mettre de
limite, pour un bonheur facile, sans restriction, sans frustration. De
plus, la femme fait une expérience complémentaire à la première en
ce qu'elle éprouve que le «bien» fait peur. Car de justes relations
supposent un respect d' autrui et, partant, des limites qui ont toujours
de prime abord un goût de mort et de souffrance21. Aussi, aller vers
une relation «bonne», c'est dire non au mal, tout attrayant qu'il soit;
et c'est choisir le bien en traversant, par la confiance, la peur de la
mort qu'il inspire en raison des limites qui lui sont structurellement
liées22.
S'il opte en ce sens, l'humain fait l'expérience que, lorsqu'il s'agit
des lieux fondamentaux où se joue sa vie, le mal prend souvent les
apparences du bien et vice versa, puisque le mal est perçu comme
faisant du bien alors que le bien ne va pas sans souffrance. Dans ce
contexte, celui qui choisit le bien en déjouant la ruse du mal apprend
peu à peu à connaître bien et mal par-delà les apparences. Il apprend
à connaître que le bien est victoire sur la peur et l'envie, victoire
aussi sur le mensonge qui les épouse et qui joue sur les apparences
pour triompher de l'homme.
J'en reviens maintenant à Abram. Lorsqu'il adresse sa demande à
Saraï, il semble vouloir connaître le bien dans l'immédiat et sans
courir de risque, et cela, parce qu'il redoute de mourir. Il le dit
d'ailleurs explicitement: «afin que ce soit bien pour moi (yîtab-lî)
grâce à toi et que vive mon être à cause de toi» (v. 13). Abram cède
donc à la peur. Il n'ose pas prendre le risque de la limite, ce qui

21 C'est ainsi dans l'expérience du bébé qui rage de ne pas avoir tout pouvoir sur
sa mère et qui envie son pouvoir dès qu'il perçoit la différence entre la mère et lui.
Telle est, du reste, l'origine de l'envie aux yeux de Melanie Klein. C'est aussi
l'expérience œdipienne, quand l'enfant se confronte à l'interdit qui le prive de la
relation fusionnelle avec sa mère.
22 On pourrait également développer cette réflexion à propos de la réaction de
l'homme face à la femme en 2,23: devant le manque et la limite, celui-ci éprouve
comme un mal ce qui doit permettre son bonheur, tandis qu'il cède à la tentation du
mal, croyant qu'il est bien pour lui de s'accaparer son partenaire.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 445

consisterait à être qui il est, l'époux de Saraï, non son frère ou son
fils; il n'ose pas affronter l'angoisse qu'entraînerait inévitablement le
fait de consentir à cette limite.
En réalité, comme je le suggère plus haut, cette peur de la mort
peut servir d'indicateur quant à la force du mal. Car c'est sur la peur
que le mal s'appuie pour se faire passer pour un bien: lui, il ne fait
pas peur! Au contraire, à l'instar du serpent, il rassure («vous ne
mourrez pas»), car il donne l'assurance que l'on peut vivre en vérité
sans avoir à assumer cette limite et à affronter cette mort. Là est le
mensonge de la convoitise et sa force tout à la fois. Et c'est à elle
qu'Abram se fie pour avoir la vie sauve.

Un parallèle instructif
Ce parallèle avec l'histoire de l'Éden n'est sans doute pas un
hasard23. En effet, la tâche de l'élu, je le soulignais dans mon premier
article, est de retraverser les lieux où les humains ont semé la mort
pour les transformer en creusets de vie. Son rôle est de changer la
malédiction en bénédiction. S'il ne le fait pas, quel salut l'humanité
pourrait-elle attendre de lui? Ainsi, la superposition de Gn 12,11-13
avec la relation entre l'humain et sa femme dans le récit de l'Éden a
le mérite de mettre en évidence l'enjeu de cet épisode apparemment
anodin de l'aventure d'Abram. L'élu, sur qui repose l'avenir de la
bénédiction et l'espoir de Dieu, va-t-il échouer, piégé par la convoitise
comme l'adam? Va-t-il au contraire réussir à se sortir du bourbier de
la convoitise où il s'engage d'abord? Et comment va-t-il le faire?
En réalité, une différence fondamentale sépare la parole d'Abram
de celle de l'adam. Là où celui-ci fait d'Eve l'objet de son discours
(«Celle-ci...»), Abram adresse la parole à Saraï. En l'interpellant en
«tu» pour lui présenter sa requête, il en fait son interlocutrice. De ce
fait, il lui ouvre un espace de réponse24. Y a-t-il là un espoir pour la
suite? Pour le savoir, il importe de se tourner vers Saraï pour
envisager sa réaction.

23 Miscall, Workings of Old Testament Narrative, p. 28 et 33, signale un


possible rapprochement entre Gn 12 et Gn 2-3, mais sans approfondir. Voir également
G.W. Coats, Genesis with an Introduction to Narrative Literature I (coll. The Forms
ofthe O.T. Literature, 1), Grand Rapids, 1983, p. 111 et 112.
24 Comme le souligne également Westermann, Genesis 12-36, p. 163, ajoutant
que l'absence de réponse de Saraï correspond à un acquiescement de sa part.
446 A. WÉNIN

Face à Abram, Saraï reste passive

Saraï, Eve rediviva?

Comment Saraï réagit-elle à la prière d' Abram? Le narrateur n'en


dit rien explicitement. Il se contente de raconter comment Saraï est
prise, sans nous faire connaître sa réaction. Plus loin, en interpellant
Abram, Pharaon attribue clairement le mensonge à celui-ci: il a
omis de dire qu'elle était sa femme et a affirmé qu'elle était sa sœur
(v. 19; voir 20,2.5). Dès lors, pour ce qui est de Saraï, deux
solutions sont envisageables: soit elle ne prend pas le mensonge à son
compte et se laisse faire sans rien dire; soit elle ment avec Abram,
et seule la parole de ce dernier est prise en compte par Pharaon.
Même si la différence n'est pas grande, je pense que les données du
récit vont plutôt dans le sens du premier scénario. En tout cas, dans
ce qui est raconté, Saraï reste passive - tout comme Eve après la
parole de l'humain à son sujet. Objet du verbe aux versets 14.15.19
et 20, sujet du verbe «prendre» au passif au verset 15c25, cause de
l'action des autres aux versets 16 et 17 - nulle part Saraï ne
s'implique elle-même dans le jeu imaginé par Abram et où elle
occupe la place d'objet: objet de l'agir d'Abram qui l'utilise pour se
protéger, objet de l'agir des Égyptiens puis de Pharaon qui la
prennent pour sa beauté.
Saraï se laisse donc entraîner dans le mensonge qui, aux yeux
d'Abram, est censé assurer sa survie et son bien. La convoitise
d'Abram et la peur de la mort qui animent sa requête amènent la
femme à se nier elle-même comme sujet, être de désir et de parole.
Certes, son sacrifice a quelque chose de beau et de noble. Elle prend
sur elle le risque et la souffrance, elle tait son désir pour s'en
remettre sans mot dire à celui d'Abram, renonçant ainsi à elle-même
et à sa liberté pour le bien de son mari26. Comme la confiance
d'Abram, ce geste de Saraï n'est pas sans grandeur. Est-il juste pour
autant?

25 Comme en 2,23b dans le discours de l'adam, le verbe «prendre» (lâqah) est


utilisé au passif avec la femme comme sujet. En réalité, Dieu n'a pas «pris» la
femme: il a pris un os qu'il a construit en femme. En tant que femme, loin d'être
«prise», elle est plutôt «présentée», voire offerte à l'humain (voir n. 12 ci-dessus).
26 C. Chalier, Les matriarches. Sarah, Rebecca, Rachel et Léa, Paris, 3 1 99 1 ,
p. 23-35, insiste très fort sur cet aspect éthique de l'agir de Saraï.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 447

Mais comment rendre compte d'une telle passivité chez Saraï? Si


elle ne dit mot et ne fait rien, elle est comme paralysée. Mais par quoi
l'est-elle, si ce n'est par la prière d'Abram dans la mesure où elle en
épouse la logique? Si en effet les Égyptiens sont comme Abram se
les imagine, de deux choses l'une. Ou bien Saraï, restant elle-même,
s'affiche comme épouse. Elle risque alors de voir son mari mourir
avant d'être prise elle-même. Ou bien elle laisse faire. Dans ce cas,
elle sera prise également et perdra son mari, mais ce dernier ne
mourra pas. Là est la différence, l'unique avantage pour Saraï:
Abram vivra grâce à elle. Voilà donc ce qui paralyse la femme: la
peur d'être responsable de la mort de son mari. Cette peur, on l'a vu,
est liée à la convoitise d'Abram qui la lui communique par sa
demande. Et c'est cette convoitise que Saraï soutient sans penser à la
contester.
Ainsi, pour reprendre la «définition» que le Seigneur-Dieu donne
de la femme dans son rapport à l'homme en Gn 2,18, Saraï est un
«secours» pour Abram ('ézèr), puisque son attitude lui permet de
vivre, d'échapper à un péril mortel27. En revanche, elle n'est pas un
«vis-à-vis» pour lui {kfnègdô), un sujet qui, dans le dialogue, lui fait
face et résiste28 de sorte qu'il doive être lui-même. D'ailleurs, on l'a
vu, le discours d'Abram fait écho aux paroles du serpent puisqu'il
propose de céder à la convoitise et au mensonge dans l'espoir de ne
pas mourir. Dès lors, quand elle se laisse dire, tout comme Eve, Saraï
prête l'oreille au serpent dans sa peur de la mort29. Au demeurant, en
se laissant faire de la sorte, elle ne perd sans doute pas tout. En
sauvant Abram par le sacrifice d'elle-même, elle se montre supérieure à
lui et le rend débiteur à son égard. Se faisant passer en second, elle
prend même un certain ascendant sur lui30. Ainsi, au-delà des
apparences, Saraï pourrait être guidée elle aussi par quelque obscure
convoitise...

27 Sur le mot 'ézèr comme secours face à un péril mortel, voir Ska, «À propos
du terme 'ezer - 'aide'», p. 234-237.
28 La préposition nègèd peut prendre une nuance d'opposition (voir HALAT,
p. 629: wider, gegen; BDB, p. 617: opposite to). Quant au verbe issu de la même
racine (higgîd), il induit l'idée de communication, de dialogue.
29 J'ai montré ailleurs comment le serpent est déjà présent dans les paroles de
l'humain et comment, dans son dialogue avec le serpent, la femme répond à ce que
l'humain a dit d'elle en 2,23. Voir Pas seulement de pain..., p. 57-60.
30 Voir en ce sens Gn Rab 40,4: avec sa demande, Abram laisse à Saraï le
premier rôle.
448 A. WÉNIN

Si Saraï s'est laissé gagner par la peur d'Abram, elle aurait


néanmoins pu résister. Imaginons un instant que, dépassant la peur, elle
réponde à son mari en affirmant son désir de rester elle-même au lieu
de passer pour sa sœur. Elle avait la possibilité de le faire, puisqu'en
s 'adressant à elle avec une prière, Abram lui permettait de refuser.
Imaginons donc qu'elle n'entre pas dans son jeu. Son refus dresserait
alors un obstacle devant la convoitise d'Abram; elle l'obligerait ainsi
à adopter une autre attitude devant son angoisse, à y faire face en
homme et non comme un enfant. De cette façon, elle le sauverait,
sinon de la peur, au moins de la convoitise. En d'autres termes, par
sa requête, Abram place Saraï en position de partenaire qui peut le
confirmer dans son choix premier de renoncement à la convoitise, et
cela, au moment où sa peur rend ce choix particulièrement difficile
pour lui. Lorsqu'elle cède à la peur en acceptant passivement le
statut de victime qu'il lui propose, Saraï se rend de facto complice
d'Abram et de sa convoitise31.
Même si, en se sacrifiant, elle manifeste son désir de sauver la vie
de son mari, il reste que, de la sorte, elle entretient sa peur fantasmée
au lieu de la combattre. Certains objecteront que cette peur n'était
pas illusoire, puisque les choses se passent comme Abram le
redoutait32. Mais qu'elles se déroulent de la sorte n'a rien d'étonnant. En
effet, quand il présente Saraï comme sa sœur, Abram lève ce qui peut
faire obstacle au désir des Égyptiens en faisant d'elle une femme
libre qu'il est légitime de désirer et d'épouser. Aussi n'est-ce pas
forcément par convoitise que Pharaon la prend dans sa maison. Le péril
entrevu par Abram reste donc hypothétique parce que celui-ci a tout
fait pour éviter le conflit. Mais en voulant protéger son mari, Saraï le
maintient en réalité dans une attitude bien plus délétère. Car, dans sa
passivité, elle relaie, en les confirmant, le mensonge et la convoitise
dont elle est pourtant le moyen, l'objet et la victime.

Une place pour Saraï dans l'élection

Qu'on n'aille pas se méprendre: mon intention ici n'est pas de


noircir Saraï sous prétexte qu'elle n'aurait pas fait ce qu'il fallait pour sau-

31 Contre Rahkow, «The Reader in/of Genesis 12 and 20», p. 65, qui n'envisage
qu'une complicité active pour en refuser l'idée.
32 La plupart des commentateurs signalent le fait. Ainsi, p. ex., Gunkel, Genesis,
p. 170, ou Westermann, Genesis 12-36, p. 164-165.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 449

ver Abram de la convoitise et de la peur. Il s'agit plutôt d'enregistrer


une donnée nouvelle du récit: la prière d' Abram implique que Saraï
peut avoir un rôle à jouer comme sujet à son côté. En choisissant de
rester elle-même face à son mari, en revendiquant sa place d'épouse,
elle l'aurait obligé à affronter sa peur et à prendre le risque d'être lui-
même. Renonçant à sa convoitise, il se serait alors posé face au désir
des Égyptiens qui se seraient vus à leur tour confrontés à une limite et
auraient dû opter pour ou contre l'envie. Par leur choix face à l'élu, ils
auraient décidé eux-mêmes de leur propre bénédiction, selon la règle
énoncée par le Seigneur en 12,3a («que je bénisse ceux qui te
bénissent, mais qui te méprise, je le maudirai»)33. Le jeu de l'élection en
vue de la bénédiction aurait pu se dérouler normalement.
Bref, dans cette scène, Saraï se voit offrir une place à côté de l'élu,
ou plutôt «en face» de lui. Jusqu'ici, le refus du monde de la
convoitise qui donne accès à la promesse semblait le fait du seul Abram qui
avait quitté son père sur la parole du Seigneur. Mais lorsqu'il prend
peur et propose à Saraï de le sauver, Abram lui fait place, la pose
comme un sujet face à lui. Désormais, elle aussi a la possibilité de
dire non en première personne à la convoitise. Ainsi, quoi qu'il en
soit de son intention, Abram offre à Saraï de prendre sa place dans le
jeu de l'élection et du rejet de la convoitise auquel est lié
l'accomplissement de la bénédiction. Elle peut sauver l'élu de l'envie et donc
de lui-même. Elle peut sauver l'élection.
Ainsi, pour dire les choses autrement, à leur arrivée en Egypte,
Abram a peur d'occuper sa place de mari et préfère celle de frère.
Quant à Saraï, elle se laisse attribuer un rôle de sœur ou de mère qui
sauve la vie de son enfant. Elle semble ainsi montrer son amour pour
lui en allant jusqu'au sacrifice de soi. Mais si dans certaines conditions,
un tel amour peut être juste, peut-on dire que c'est le cas ici34? Non.

33 Voir Wénin, «Abraham: élection et salut», p. 13-14 et 22-24.


34 À ce sujet, voir les pages éclairantes de Chalier, Les matriarches, p. 23-35.
«N'est-ce pas trahir l'éthique que de se résigner, fût-ce par sacrifice, au statut de
pure victime? De renoncer à sa dignité de 'fin' sous prétexte de service et
d'abnégation? [...] La [...] disponibilité à autrui ne peut se retourner en tyrannie de l'autre
sur soi sous peine de se détruire. C'est dire qu'il ne suffit pas d'opposer à l'orgueil
d'un moi affirmant son être aux dépens d'autrui l'humilité de qui se sacrifie, à la
domination des uns la reddition des autres». L'attitude éthique se joue «dans
l'approche, jamais définie une fois pour toutes, de ce seuil où la subjectivité qui se
sait pour l'autre ne néglige pas pour autant la justice due au tiers [. . .] et la présence
en soi d'une dimension de 'fin' [...], ce respect d'elle-même que Sarah, selon les
midrachim, veut préserver» (p. 34-35).
450 A. WÉNIN

L'amour de Saraï aurait été sans doute plus authentique si elle avait
opposé à Abram son désir légitime d'être reconnue pour elle-même, le
poussant ainsi à oser être lui-même. Car lorsque Saraï renonce à elle-
même, elle donne libre cours à l'envie d'Abram, encourage son
mensonge et le soutient dans une relation fausse vis-à-vis de l'étranger. Par
crainte de le perdre, ou peut-être seulement de le décevoir, elle ne
songe pas à réclamer le respect pour elle-même, à moins qu'elle n'ose
pas le faire. Ainsi prive-t-elle Abram d'un vis-à-vis qui lui résiste et le
renvoie à lui-même. Bref, en ne se respectant pas comme sujet, elle ne
respecte pas non plus son mari. Dès lors, ni l'un ni l'autre n'est à sa
place. Le couple est mis en danger, et avec lui la promesse. Mais si
celle-ci est en péril, c'est du fait des époux eux-mêmes, non de Pharaon
qui, au contraire, va faire les frais de l'opération.
Lu de cette manière, le récit suggère par la négative qu'une relation
juste entre Abram et Saraï permettrait de faire échec à la convoitise.
C'est d'ailleurs précisément ce que révèle la crise où le couple se
trouve plongé. Là où l'un se laisse entraîner dans la convoitise et
l'angoisse de l'autre, le couple est menacé. Si en revanche, l'un pouvait
résister à l'autre, il lui offrirait une chance d'ouvrir les yeux sur son
envie et de s'en libérer pour devenir lui-même, avec confiance, par-delà
la peur. Il pourrait alors jouer son rôle dans la stratégie de la
bénédiction. Mais en racontant combien le couple patriarcal est embourbé dans
une relation où peur et convoitise entravent l'épanouissement, le
narrateur fait preuve de sagesse et d'un grand réalisme, en même temps qu'il
prépare un renversement inattendu du drame de l'Éden.

«Sur la parole de Saraï»: le dénouement

Dans le récit, la situation initiale trouve une issue grâce à


l'intervention du Seigneur qui frappe Pharaon et semble ainsi lui ouvrir les
yeux sur son erreur. Mais le narrateur ajoute que les coups sont
envoyés au roi égyptien 'al-debar sâray 'éshèt 'âbrâm, «à cause de»,
ou bien «à propos de», littéralement «sur la parole de Saraï, femme
d'Abram» (v. 17).

Une parole de Saraï?


L'expression peut être comprise de deux manières. Avec la plupart
des modernes, on peut retenir l'un des sens courants de la préposi-
ABRAM ET S ARAÏ EN EGYPTE 45 1

tion, «à cause de», à moins qu'on ne préfère avec la LXX «au sujet
de» (péri Saras). Dans ce cas, seul le Seigneur agit pour faire évoluer
les choses et tirer Abram de la situation difficile où il s'est mis. Et
s'il intervient, c'est parce que Saraï est «la femme d'Abram»35.
Mais une bonne partie de la tradition juive a compris cette
expression à partir de sa littéralité: «sur la parole de». Le sens est possible
en hébreu, même s'il n'est pas habituel36. Cette interprétation, qui fait
de Saraï un sujet de parole, est intéressante à envisager, d'autant qu'en
précisant qu'elle est la «femme d'Abram», le narrateur souligne que
c'est en tant que telle qu'elle parle. Si dans un premier temps, Saraï
n'a pas résisté à Abram pour se laisser faire en silence, une fois chez
Pharaon, elle prend la parole en tant qu'épouse d'Abram, comme si
elle refusait de voir perdurer cette situation de mensonge.
Mais à qui Saraï adresse-t-elle la parole? Le Midrach Rabba
évoque deux possibilités37. Soit Saraï parle au Seigneur pour le
supplier de la libérer, ce qu'il fait en frappant Pharaon. Soit elle parle à
ce dernier pour lui révéler qu'elle est la femme d'Abram; mais
comme Pharaon ne la laisse pas en paix, le Seigneur le châtie. Cette
seconde possibilité, on le constate, suppose que l'on supplée un
élément inconnu du récit biblique: Pharaon se rend coupable en
poursuivant Saraï de ses assiduités en dépit de ce qu'il a appris de son état
de femme mariée. Aussi, même si l'interprétation donne à penser, je
ne la retiendrai pas ici38.

35 Cette précision montre que la visée divine dépasse la seule personne de Saraï:
voir Janzen, Abraham and AU the Familles, p. 26. Je m'explique sur la logique de
ces coups dans le cadre de la relation Abram-Pharaon dans mon précédent article,
«Abraham: élection et salut», p. 21-22. Voir aussi ci-dessous.
36 D'après A.M. Silberman, Pentateuch with Rashi's Commentary. Genesis,
Londres, 1929, p. 51, Rashi commente en se référant, au midrach Tanhuma: «Sur la
bouche de sa parole. Elle dit à l'ange: 'frappe', et il frappe». Voir aussi ci-dessous.
37 GnRab 41,2: «Sarah, étendue face contre terre, cria: Maître du monde,
Abraham a quitté [sa terre] armé de tes promesses, et moi je ne suis partie qu'armée de
ma seule confiance; or lui est maintenant hors de prison, et moi j'y suis encore! Le
Saint béni soit-il lui répondit: Tout ce que je fais, je l'accomplis pour toi, et tous
diront: C'est 'à cause de Saraï la femme d'Abram'. - Rabbi Lévy dit: Toute cette
nuit-là, un ange s'est tenu auprès d'elle, une verge à la main: Ordonne de le frapper,
et je le frapperai, disait-il, ordonne de l'épargner, et je l'épargnerai. Tout cela,
pourquoi? Elle avait révélé à Pharaon qu'elle était mariée, et lui ne la laissait pas en
paix.» Traduction de B. Maruani et A. Cohen- Arazi: Midrach Rabba, t. I. Genèse
Rabba (coll. Les Dix Paroles), Lagrasse, 1986, p. 420.
38 Cette piste a été explorée par Chalier, Les matriarches, p. 31-32, pour qui le
sursaut de Saraï serait dû à la référence à un tiers, caractéristique du comportement
éthique - ce tiers étant la descendance promise par Dieu à Abram. On peut penser
452 A. WÉNIN

Reste l'autre lecture: Saraï s'en remet au Seigneur et lui parle, se


situant en face de lui comme épouse d'Abram. En infligeant des
coups à Pharaon, le Seigneur répond à la prière de Saraï. Lue de cette
manière, la scène acquiert une allure d' «épreuve qualifiante». Car en
prenant la parole pour en appeler au Seigneur, Saraï inverse la
vapeur: elle vainc la peur qui l'avait paralysée lors de la requête
initiale de son mari. Elle fait œuvre de confiance et s'inscrit en faux
contre la logique du serpent. En effet, en se posant face au Seigneur
dans sa vérité d'épouse d'Abram, elle prend le risque que Dieu fasse
bouger les choses, qu'il remette en cause les équilibres imaginés par
la convoitise et la peur d'Abram, une solution qui excluait à jamais
Saraï du plan divin.
On peut ajouter que le risque que prend Saraï à ce moment de
l'histoire est plus important que celui dont Abram se dit menacé au
début du récit. C'est qu'à ce stade du récit, la réaction de Pharaon
contre Abram et sa femme est d'autant plus à craindre que le
souverain a été joué. Néanmoins, Saraï se lance. Et c'est essentiel. Par cette
confiance qui lui fait courir ce risque sans aucune garantie quant à ce
qui adviendra, Saraï fait à sa manière un choix de même nature que
celui d'Abram en 12,4, quand il quittait une situation abritée mais
inconfortable chez son père pour s'embarquer dans une aventure
incertaine, confiant dans le Seigneur. En posant un acte similaire,
Saraï rompt elle aussi avec la convoitise et la peur. Ainsi se montre-
t-elle digne de l'élection et de la promesse, acquérant de ce point de
vue un statut semblable à celui d'Abram.
En 13,1, cette égalité nouvelle entre les époux s'inscrit dans une
variation significative. Jusque là, lorsqu'un déplacement avait lieu,
c'était surtout le fait d'Abram (12,4.6.8.10). Si l'on citait Saraï dans
ce cadre, c'était avec le verbe prendre (cf. v. 5). En 13,1a, lorsque le
couple remonte d'Egypte, après que Pharaon ait dit à Abram:
«prends [ta femme] et va» (12,19), le narrateur enchaîne: «et Abram
monta d'Egypte, lui et sa femme». Il fait de Saraï un sujet à côté
d'Abram, et celui-ci ne la «prend» plus, en dépit de l'invitation
explicite de Pharaon.

également que Saraï refuse de rester encore passive entre Abram et Pharaon, comme
une femme objet. Trouvant le respect d'elle-même, elle s'interpose comme sujet, au
risque que les deux hommes n'y trouvent plus leur compte. En se posant comme
sujet et en affirmant sa vérité, elle oblige les deux autres à entrer dans la vérité, en
prenant le risque qu'un conflit se déclenche entre eux à son sujet.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 453

Si cette lecture est possible, si c'est «à cause de Saraï» que la


situation se débloque (v. 17), son aventure dans cet épisode peut se
résumer à partir des quatre locutions causales utilisées.
(13) «Dis, je te prie, que tu es ma sœur
afin que ce soit bien pour moi grâce à toi [ba'abârék]
et que vive mon être à cause de toi [biglalék].» (...)
(16) Et à Abram, il fit du bien grâce à elle [ba'abûrâh] (...)
(17) Et le Seigneur frappa Pharaon de grandes frappes (...)
à/sur le propos ['al-debar\ de Saraï, la femme d' Abram.
Les premier et troisième «à cause de» sont identiques: une même
préposition composée (ba'abûr) intervient dans une fonction
semblable pour exprimer d'une part le souhait qu' Abram formule qu'on
lui fasse du bien «à cause de» Saraï, d'autre part la réalisation de ce
désir en Egypte. Dans ce contexte, l'expression ba'abûr n'est sans
doute pas retenue au hasard. Si on la décompose, en effet, elle
signifie «par le revenu de»39 et décrit ainsi adéquatement ce qu' Abram
cherche à faire sous l'emprise de la convoitise: tirer un revenu de
Saraï - ce qui se réalise pour lui en Egypte40.
Si les premier et troisième «à cause de Saraï» se répondent, on
peut se demander s'il n'y a pas quelque rapport entre les deuxième et
quatrième locutions de ce genre bien qu'elles ne soient pas identiques
{biglai au v. 13b, et 'al-debar au v. 17b). La deuxième expression fait
penser au verbe gâlal qui signifie «rouler», d'où aussi «tourner,
enlever». Dans l'évocation de ce qui est censé faire vivre Abram, le
choix d'une telle préposition est significatif: il s'agit bien de tourner
et retourner cette femme, d'abord épouse, puis sœur (ou mère), avant
de redevenir épouse, mais d'un autre homme. L'image que la
préposition donne de Saraï est alors celle d'un jouet que l'on manipule à sa
guise.
Dans cette ligne, la quatrième préposition enregistre un
changement radical. Car il y a quelque chose de faux, de vicié, dans la

39 Le terme 'âbûr signifie en effet «produit, revenu» (de la terre en Jos 5,11-12).
Voir BDB, p. 721, qui donne comme sens originaire «for the produce or the gain
of», et HALAT, p. 735, qui, pour Am 2,6 et 8,6, donne le sens de «um den Preis von,
fur».
40 Grâce à l'intervention de Saraï et du Seigneur, Abram tirera un autre profit de
cette aventure qui aura permis à Saraï de trouver sa place à ses côtés dans le
processus d'élection.
454 A. WÉNIN

parole d'Abram, que seule une autre parole pouvait démasquer.


Aussi, lorsque Saraï prend la parole en tant que «femme d'Abram»,
elle pose un acte décisif qui interrompt le jeu dont elle était jusque là
l'objet passif. Fini le rôle de marionnette aux mains de ces hommes.
D'une parole {'al-debar) elle empêche le cercle (cf. biglai) de
devenir vicieux comme le montre la fin du récit.

Suites de la parole de Saraï: le Seigneur et Pharaon

Si le récit laisse dans l'ombre la manière dont Pharaon apprend la


vérité - en 20,3, c'est le Seigneur qui la révèle en songe à Abimèlek -,
en revanche, le narrateur ne laisse planer aucun doute sur le
protagoniste du dénouement suite à la parole de Saraï: après les coups
assénés par le Seigneur au verset 17, en effet, le seul sujet de l'action est
Pharaon. Lorsque, d'une parole, Saraï exprime son désir de mettre fin
à la confusion régnante, le Seigneur intervient à cause d'elle qui s'est
posée devant lui comme la femme d'Abram. Mais la locution 'al-
debar a peut-être encore quelque secret à livrer. En effet, en frappant
Pharaon sur la parole de Saraï femme d'Abram, le Seigneur répond
à la parole de la femme par le signe des coups. Il y a là un langage
non- verbal par lequel Dieu parle à Pharaon de l'injustice faite à Saraï
puisqu'elle est la femme d'Abram. Cette «parole» peut dès lors être
entendue en deux sens. D'une part, elle préciserait à l'adresse du
lecteur le contenu du message que Dieu entend communiquer
indirectement à Pharaon, à savoir que Saraï est la femme d'Abram. D'autre
part, elle peut suggérer l'intention du Seigneur qui entend
reconstituer le couple auquel désormais, suite à la parole de Saraï, est confiée
la promesse.
Pharaon semble comprendre immédiatement le sens de l'action «par-
lante» du Seigneur. Les choses sont racontées comme si l'Egyptien
avait saisi grâce aux plaies quel désordre demandait réparation41. Car il
en vient sans délai à restaurer la vérité qu'Abram avait falsifiée et il
renonce à la convoitise qui consisterait à garder une femme qu'il sait ne
pas être sienne. Son action rétablit une séparation, pose à nouveau une

41 Dans l'antiquité, les coups et autres plaies sont souvent le langage non-verbal
d'une divinité qui cherche à communiquer un message que les hommes doivent
décoder pour pouvoir réagir adéquatement. Voir p. ex. 1 S 5-6 et Jon 1 dans la
Bible, ou la peste à Thèbes dans la légende d'Œdipe. Ici, il ne s'agit donc pas
forcément d'un châtiment, comme le disent la plupart des auteurs.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 455

limite qu'il énonce clairement en parlant à Abram: «elle est ta femme»,


et «voici ta femme, prends et va». Et le roi d'intimer un ordre pour
qu'on «laisse aller» Abram et tout ce qui est à lui42. Ainsi, en
comprenant le message que Dieu lui envoie à travers les coups, Pharaon se
montre sans convoitise et il libère Abram. Comme l'Égyptien est
différent de ce qu'avait cru Abram à son entrée en Egypte! Car en lui
rendant sa femme, il lui offre à nouveau la possibilité de voir la bénédiction
se réaliser pour lui. En ce sens, ce n'est pas un hasard si le dernier mot
de Pharaon répète pour Abram l'ordre initial du Seigneur: lék, «va!»
Ainsi, l'action conjuguée du Seigneur et de Pharaon en réponse à
la parole de Saraï reconstitue le couple et renvoie Abram à sa vérité
de mari de Saraï, une vérité qu'il avait cachée parce qu'elle lui faisait
craindre pour sa vie. Par une subtile ironie, c'est celui-là même dont
il redoutait le pire qui, se montrant juste et sans convoitise, restaure
la vérité dans ses droits. Pouvait-on mieux illustrer que l'élection n'a
rien d'un prix de vertu, mais aussi combien il est difficile de
dépasser l'envie tapie au cœur de tout humain?

Conclusion

Lu dans cette perspective, ce récit reçoit une portée considérable


dans la dynamique narrative du livre de la Genèse. En effet, d'abord
gagnée par la peur et l'envie d' Abram, Saraï ose ensuite s'inscrire en
faux contre la logique du serpent où, telle une nouvelle Eve, elle
avait été entraînée par la parole de son homme. Aussi, après un temps
où le couple connaît l'échec du fait de la convoitise du mari et de
l'incapacité de sa femme à s'opposer à lui, un avenir nouveau
s'ouvre lorsque celle-ci se risque à être elle-même en s 'appuyant sur
le Seigneur. Car elle permet à la vérité d'émerger du mensonge et à
la confiance de l'emporter sur la peur. S'amorce ainsi entre Abram et
Saraï un processus où leur relation va pouvoir s'ajuster peu à peu,
dès lors que l'épouse refuse de s'en tenir simplement à un rôle
d'objet43. En ce sens, le récit montre que, s'il est ardu d'échapper

42 Le verbe utilisé {shâlah Pi.) signifie «renvoyer, raccompagner», mais il est


aussi celui de la libération, de l'exode (cf. Ex 3,20; 4,21.23; 5,1-2.6,1.11 etc).
43 Dans l'épisode suivant, en 16,5, Saraï s'opposera directement à Abram, se
situant alors clairement comme son «vis-à-vis» (Ifnègdô, voir 2,18). Ce sera un pas
de plus dans le même sens.
456 A. WÉNIN

entièrement à la convoitise et à sa logique perverse, il n'est pas fatal


que l'on y succombe sans plus à l'instar d'Adam et Eve.
Par rapport à l'élection, ce récit illustre que les relations de l'élu à
sa femme et à autrui vont de pair. Dans l'une et l'autre, l'exigence
pour l'élu est d'oser être lui-même, c'est-à-dire de dire non à la
convoitise et à ses sœurs, la dissimulation et la peur. Ainsi, pour
pouvoir être juste avec Pharaon, Abram devait l'être aussi avec lui-même
et avec Saraï. Et si celle-ci parvient à résister à sa convoitise et à ses
angoisses, elle lui donne d'être sujet de sa propre existence, vrai et
intègre vis-à-vis d'elle, mais aussi vis-à-vis de Pharaon. Du reste,
lorsqu'elle devient sujet de parole et revendique devant le Seigneur
sa vérité d'épouse, elle lui permet d'intervenir de sorte que la vie ne
périsse pas en restant captive de l'envie.
Ainsi, le rôle crucial joué par Saraï dans cet épisode permet de
cerner avec plus de précision encore le mécanisme de l'élection en vue
de la bénédiction. L'élu n'est pas seul face aux clans du sol. Son
épouse peut être pour lui un «vis-à-vis» à même de le «secourir»
quand il défaille, pour autant qu'elle trouve le moyen de s'opposer à
la convoitise. Sans cela, loin d'en déjouer le piège, elle le renforce
plutôt. Encore faut-il que l'homme y consente. En situant Saraï
comme une interlocutrice, en effet, Abram l'implique directement à
côté de lui, l'invitant de la sorte à répondre à son tour à l'élection.
Ainsi, comme l'écrit Paul Beauchamp, «Abraham représente
l'Unique, les 'familles' des Nations forment le tout et Dieu veut que
le tout soit béni à travers l'Unique». Mais «la femme [...] vient
mettre en question l'Unique. Alors que la bénédiction, en 12,3,
omettait l'épouse, il nous est soudain rappelé que l'opérateur élu de Vunité
future du genre humain est, en réalité, deux. Sara est comme
dissimulée dans l'appel d'Abraham»44. C'est ce que vient dévoiler le bref
mais dense épisode égyptien.

B - 5000 Namur, André Wénin,


boulevard du Nord 56/Bte 10. Professeur à la Faculté
de théologie de VU. CL.

L'un et l'autre Testament. 2, p. 241-242.

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