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Abstract
What is the place of Sarah in God's choice of Abraham. The account of the couple' s adventures in Egypt (Gn 12, 10-20)
brings an element of reply to this question. Taken from a narrative point of view, the story has more than one point in
common with the story of Adam and Eve's fail, in so far as Sarai first of all gives in to Abram 's lying and cupidity. But in the
end, things turn out differently and Sarai finds her place in the Chosen One's mission by showing herself able to save him
from himself when he weakens.
Wénin André. Abram et Saraï en Egypte (Gn 12,10-20) ou la place de Saraï dans l'élection. In: Revue théologique de
Louvain, 29ᵉ année, fasc. 4, 1998. pp. 433-456;
doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1998.2974
https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1998_num_29_4_2974
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* *
c'est là où il est fait état de sa stérilité: «Et Saraï fut stérile: pas pour
elle d'enfant» (ll,30)2.
Lors du départ d'Abram et au cours de la traversée de Canaan,
Saraï ne joue aucun rôle actif. Le Seigneur ne fait aucune allusion à
elle dans l'appel ou les promesses, pas même lorsqu'il évoque la
grande nation qu'Abram doit devenir (12,2a) ou sa descendance qui
recevra la terre (v. 7b). Aussi, d'emblée la question se pose de la
place de Saraï dans l'aventure d'Abram: celle-ci est-elle inscrite ou
non dans le projet divin de la bénédiction? L'élection est-elle aussi
pour Saraï, ou est-ce l'affaire du seul Abram3? Tel me semble l'enjeu
réel de cet épisode qui n'a d'anecdotique que l'apparence.
12,10 Et il y eut une famine dans la terre
et Abram descendit vers l'Egypte pour séjourner là
car lourde était la famine dans la terre.
11 Et comme il approchait pour entrer en Egypte,
il dit à Saraï sa femme:
«Voici, je te prie, ye connais que tu es une femme belle à voir
12 et que, lorsque les Égyptiens te verront,
ils diront: 'c'est sa femme'
et ils tueront moi, mais toi, ils feront vivre.
13 Dis, je te prie, tu es ma sœur
afin que ce soit bien pour moi grâce à toi [ba'abûrék]
et que vive mon être à cause de toi [biglalék].»
14 Et quand Abram entra en Egypte,
les Égyptiens virent la femme, qu'elle était très belle.
15 Et des princes de Pharaon la virent,
et ils la louèrent auprès de Pharaon
et la femme fut prise (dans) la maison de Pharaon.
16 Et à Abram, il fit du bien grâce à elle [ba'abûrâh],
et il y eut pour lui menu et gros bétail et ânes
et serviteurs et servantes et ânesses et chameaux.
17 Et le Seigneur frappa Pharaon de grandes frappes
ainsi que sa maison,
à/sur le propos [ 'al-debaf\ de Saraï, la femme d'Abram.
La forme et le fond
4 Sur le sens de la particule nâ ' dans ce contexte, voir en particulier J.G. Janzen,
Abraham and Ail the Familles of the Earth. A Commentary on the Book of Genesis
12-50 (coll. ITC), Grand Rapids-Edimbourg, 1993, p. 25.
5 En ce sens, p. ex., H. Gunkel, Genesis, Gôttingen, 91977, p. 169-170, ou
J. Chaîne, Le livre de la Genèse (coll. Lectio Divina, 3), Paris, 1951, p. 118. Mais voir
C. Westermann, Genesis 12-36. A Commentary, Minneapolis, 1985 (original 1981),
p. 167. - Pour une synthèse critique de la recherche sur ce récit, voir P. Beauchamp,
«Abram et Saraï. La sœur épouse, ou l'énigme du couple fondateur», dans C. Coulot,
éd., Exégèse et herméneutique. Comment lire la Bible? (coll. Lectio Divina, 158),
Paris, 1994, p. 11-50, surtout p. 12-25; voir aussi P.D. Miscall, The Workings ofOld
Testament Narrative (coll. SBL Semeia Séries), Philadelphie-Chico, 1983, p. 23-27.
6 Voir en ce sens, Beauchamp, «Abram et Saraï», p. 38-39. Sur Saraï comme
femme-sœur en Gn 20,12, voir Wénin, «Abraham: élection et salut», p. 20, n. 36,
où je rejoins Miscall, Workings ofOld Testament Narrative, p. 15-16, et Rashkow,
«Intertextuality, Transference, and the Reader in/of Genesis 12 and 20», p. 67 (et
n. 25). On sait que, sur la base de textes hurrites, E.A. Speiser, «The Wife-Sister
Motif in the Patriarchal Narratives», dans A. Altman éd., Biblical and Other Stu-
dies, 1963, p. 15-28, défend la thèse d'un statut légal particulier pour Saraï; mais
voir Westermann, Genesis 12-36, p. 164.
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13 N'est-ce pas cette incapacité à faire le deuil du tout que le narrateur signale
lorsque, par la suite, il continue à l'appeler l'homme (hâ)'âdâm, «l'humain»,
comme s'il était toujours complet, non-manquant, inentamé?
14 Voir aussi 2 S 5,1 (parallèle en 1 Ch 1,11) sans mention explicite de la
fraternité. En Gn 37,27, l'expression courte («notre chair») explicite le terme «notre
frère». Voir aussi Ne 5,5.
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16 De même qu'Eve évoque la peur de mourir que le serpent a instillée chez elle
(3,4: «de peur que vous ne mouriez»), ainsi aussi Abram (12,12: «ils me tueront»).
Et comme le serpent rassure Eve en lui disant «vous ne mourrez pas» (3,5), de
même, mû par la convoitise, Abram demande «que son être vive» (v. 13).
17 Voir le verset suivant: «il n'est pas bien que l'humain soit seul» (v. 18), et
l'explication qu'en donne J.L. Ska, «'Je vais lui faire un allié qui soit son homologue'
(Gn 2,18). À propos du terme 'ezer - 'aide'», cf. Biblica, t. 65, 1984, p. 233-238.
18 Ainsi que traduisent Osty et Dhorme, par exemple. C'est d'ailleurs sûrement
ce sens que la femme entend puisqu'elle réagit pour corriger ce point (v. 2). Déjà en
2,23, la parole de l'humain dit le vrai tout en suggérant quelque chose qui ne l'est
pas. Voir plus haut.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 443
21 C'est ainsi dans l'expérience du bébé qui rage de ne pas avoir tout pouvoir sur
sa mère et qui envie son pouvoir dès qu'il perçoit la différence entre la mère et lui.
Telle est, du reste, l'origine de l'envie aux yeux de Melanie Klein. C'est aussi
l'expérience œdipienne, quand l'enfant se confronte à l'interdit qui le prive de la
relation fusionnelle avec sa mère.
22 On pourrait également développer cette réflexion à propos de la réaction de
l'homme face à la femme en 2,23: devant le manque et la limite, celui-ci éprouve
comme un mal ce qui doit permettre son bonheur, tandis qu'il cède à la tentation du
mal, croyant qu'il est bien pour lui de s'accaparer son partenaire.
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consisterait à être qui il est, l'époux de Saraï, non son frère ou son
fils; il n'ose pas affronter l'angoisse qu'entraînerait inévitablement le
fait de consentir à cette limite.
En réalité, comme je le suggère plus haut, cette peur de la mort
peut servir d'indicateur quant à la force du mal. Car c'est sur la peur
que le mal s'appuie pour se faire passer pour un bien: lui, il ne fait
pas peur! Au contraire, à l'instar du serpent, il rassure («vous ne
mourrez pas»), car il donne l'assurance que l'on peut vivre en vérité
sans avoir à assumer cette limite et à affronter cette mort. Là est le
mensonge de la convoitise et sa force tout à la fois. Et c'est à elle
qu'Abram se fie pour avoir la vie sauve.
Un parallèle instructif
Ce parallèle avec l'histoire de l'Éden n'est sans doute pas un
hasard23. En effet, la tâche de l'élu, je le soulignais dans mon premier
article, est de retraverser les lieux où les humains ont semé la mort
pour les transformer en creusets de vie. Son rôle est de changer la
malédiction en bénédiction. S'il ne le fait pas, quel salut l'humanité
pourrait-elle attendre de lui? Ainsi, la superposition de Gn 12,11-13
avec la relation entre l'humain et sa femme dans le récit de l'Éden a
le mérite de mettre en évidence l'enjeu de cet épisode apparemment
anodin de l'aventure d'Abram. L'élu, sur qui repose l'avenir de la
bénédiction et l'espoir de Dieu, va-t-il échouer, piégé par la convoitise
comme l'adam? Va-t-il au contraire réussir à se sortir du bourbier de
la convoitise où il s'engage d'abord? Et comment va-t-il le faire?
En réalité, une différence fondamentale sépare la parole d'Abram
de celle de l'adam. Là où celui-ci fait d'Eve l'objet de son discours
(«Celle-ci...»), Abram adresse la parole à Saraï. En l'interpellant en
«tu» pour lui présenter sa requête, il en fait son interlocutrice. De ce
fait, il lui ouvre un espace de réponse24. Y a-t-il là un espoir pour la
suite? Pour le savoir, il importe de se tourner vers Saraï pour
envisager sa réaction.
27 Sur le mot 'ézèr comme secours face à un péril mortel, voir Ska, «À propos
du terme 'ezer - 'aide'», p. 234-237.
28 La préposition nègèd peut prendre une nuance d'opposition (voir HALAT,
p. 629: wider, gegen; BDB, p. 617: opposite to). Quant au verbe issu de la même
racine (higgîd), il induit l'idée de communication, de dialogue.
29 J'ai montré ailleurs comment le serpent est déjà présent dans les paroles de
l'humain et comment, dans son dialogue avec le serpent, la femme répond à ce que
l'humain a dit d'elle en 2,23. Voir Pas seulement de pain..., p. 57-60.
30 Voir en ce sens Gn Rab 40,4: avec sa demande, Abram laisse à Saraï le
premier rôle.
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31 Contre Rahkow, «The Reader in/of Genesis 12 and 20», p. 65, qui n'envisage
qu'une complicité active pour en refuser l'idée.
32 La plupart des commentateurs signalent le fait. Ainsi, p. ex., Gunkel, Genesis,
p. 170, ou Westermann, Genesis 12-36, p. 164-165.
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L'amour de Saraï aurait été sans doute plus authentique si elle avait
opposé à Abram son désir légitime d'être reconnue pour elle-même, le
poussant ainsi à oser être lui-même. Car lorsque Saraï renonce à elle-
même, elle donne libre cours à l'envie d'Abram, encourage son
mensonge et le soutient dans une relation fausse vis-à-vis de l'étranger. Par
crainte de le perdre, ou peut-être seulement de le décevoir, elle ne
songe pas à réclamer le respect pour elle-même, à moins qu'elle n'ose
pas le faire. Ainsi prive-t-elle Abram d'un vis-à-vis qui lui résiste et le
renvoie à lui-même. Bref, en ne se respectant pas comme sujet, elle ne
respecte pas non plus son mari. Dès lors, ni l'un ni l'autre n'est à sa
place. Le couple est mis en danger, et avec lui la promesse. Mais si
celle-ci est en péril, c'est du fait des époux eux-mêmes, non de Pharaon
qui, au contraire, va faire les frais de l'opération.
Lu de cette manière, le récit suggère par la négative qu'une relation
juste entre Abram et Saraï permettrait de faire échec à la convoitise.
C'est d'ailleurs précisément ce que révèle la crise où le couple se
trouve plongé. Là où l'un se laisse entraîner dans la convoitise et
l'angoisse de l'autre, le couple est menacé. Si en revanche, l'un pouvait
résister à l'autre, il lui offrirait une chance d'ouvrir les yeux sur son
envie et de s'en libérer pour devenir lui-même, avec confiance, par-delà
la peur. Il pourrait alors jouer son rôle dans la stratégie de la
bénédiction. Mais en racontant combien le couple patriarcal est embourbé dans
une relation où peur et convoitise entravent l'épanouissement, le
narrateur fait preuve de sagesse et d'un grand réalisme, en même temps qu'il
prépare un renversement inattendu du drame de l'Éden.
tion, «à cause de», à moins qu'on ne préfère avec la LXX «au sujet
de» (péri Saras). Dans ce cas, seul le Seigneur agit pour faire évoluer
les choses et tirer Abram de la situation difficile où il s'est mis. Et
s'il intervient, c'est parce que Saraï est «la femme d'Abram»35.
Mais une bonne partie de la tradition juive a compris cette
expression à partir de sa littéralité: «sur la parole de». Le sens est possible
en hébreu, même s'il n'est pas habituel36. Cette interprétation, qui fait
de Saraï un sujet de parole, est intéressante à envisager, d'autant qu'en
précisant qu'elle est la «femme d'Abram», le narrateur souligne que
c'est en tant que telle qu'elle parle. Si dans un premier temps, Saraï
n'a pas résisté à Abram pour se laisser faire en silence, une fois chez
Pharaon, elle prend la parole en tant qu'épouse d'Abram, comme si
elle refusait de voir perdurer cette situation de mensonge.
Mais à qui Saraï adresse-t-elle la parole? Le Midrach Rabba
évoque deux possibilités37. Soit Saraï parle au Seigneur pour le
supplier de la libérer, ce qu'il fait en frappant Pharaon. Soit elle parle à
ce dernier pour lui révéler qu'elle est la femme d'Abram; mais
comme Pharaon ne la laisse pas en paix, le Seigneur le châtie. Cette
seconde possibilité, on le constate, suppose que l'on supplée un
élément inconnu du récit biblique: Pharaon se rend coupable en
poursuivant Saraï de ses assiduités en dépit de ce qu'il a appris de son état
de femme mariée. Aussi, même si l'interprétation donne à penser, je
ne la retiendrai pas ici38.
35 Cette précision montre que la visée divine dépasse la seule personne de Saraï:
voir Janzen, Abraham and AU the Familles, p. 26. Je m'explique sur la logique de
ces coups dans le cadre de la relation Abram-Pharaon dans mon précédent article,
«Abraham: élection et salut», p. 21-22. Voir aussi ci-dessous.
36 D'après A.M. Silberman, Pentateuch with Rashi's Commentary. Genesis,
Londres, 1929, p. 51, Rashi commente en se référant, au midrach Tanhuma: «Sur la
bouche de sa parole. Elle dit à l'ange: 'frappe', et il frappe». Voir aussi ci-dessous.
37 GnRab 41,2: «Sarah, étendue face contre terre, cria: Maître du monde,
Abraham a quitté [sa terre] armé de tes promesses, et moi je ne suis partie qu'armée de
ma seule confiance; or lui est maintenant hors de prison, et moi j'y suis encore! Le
Saint béni soit-il lui répondit: Tout ce que je fais, je l'accomplis pour toi, et tous
diront: C'est 'à cause de Saraï la femme d'Abram'. - Rabbi Lévy dit: Toute cette
nuit-là, un ange s'est tenu auprès d'elle, une verge à la main: Ordonne de le frapper,
et je le frapperai, disait-il, ordonne de l'épargner, et je l'épargnerai. Tout cela,
pourquoi? Elle avait révélé à Pharaon qu'elle était mariée, et lui ne la laissait pas en
paix.» Traduction de B. Maruani et A. Cohen- Arazi: Midrach Rabba, t. I. Genèse
Rabba (coll. Les Dix Paroles), Lagrasse, 1986, p. 420.
38 Cette piste a été explorée par Chalier, Les matriarches, p. 31-32, pour qui le
sursaut de Saraï serait dû à la référence à un tiers, caractéristique du comportement
éthique - ce tiers étant la descendance promise par Dieu à Abram. On peut penser
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également que Saraï refuse de rester encore passive entre Abram et Pharaon, comme
une femme objet. Trouvant le respect d'elle-même, elle s'interpose comme sujet, au
risque que les deux hommes n'y trouvent plus leur compte. En se posant comme
sujet et en affirmant sa vérité, elle oblige les deux autres à entrer dans la vérité, en
prenant le risque qu'un conflit se déclenche entre eux à son sujet.
ABRAM ET SARAÏ EN EGYPTE 453
39 Le terme 'âbûr signifie en effet «produit, revenu» (de la terre en Jos 5,11-12).
Voir BDB, p. 721, qui donne comme sens originaire «for the produce or the gain
of», et HALAT, p. 735, qui, pour Am 2,6 et 8,6, donne le sens de «um den Preis von,
fur».
40 Grâce à l'intervention de Saraï et du Seigneur, Abram tirera un autre profit de
cette aventure qui aura permis à Saraï de trouver sa place à ses côtés dans le
processus d'élection.
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41 Dans l'antiquité, les coups et autres plaies sont souvent le langage non-verbal
d'une divinité qui cherche à communiquer un message que les hommes doivent
décoder pour pouvoir réagir adéquatement. Voir p. ex. 1 S 5-6 et Jon 1 dans la
Bible, ou la peste à Thèbes dans la légende d'Œdipe. Ici, il ne s'agit donc pas
forcément d'un châtiment, comme le disent la plupart des auteurs.
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Conclusion