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DROIT
Jacques Caillosse
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Jacques Caillosse *
Résumé L’auteur
L’œuvre de Pierre Bourdieu se prête-t-elle à une lecture juridique ? Professeur de droit public,
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Quel usage le juriste peut-il faire d’une sociologie qui affiche son anti- membre du Centre d’Études et
juridisme ? À ces questions, une réponse en deux temps est envisa- de Recherches de Science Admi-
nistrative (CERSA), Université
geable. Il faut reconnaître tout d’abord que la sociologie du champ ju-
Paris II Panthéon-Assas.
ridique que développe Pierre Bourdieu peut fort bien servir l’analyse Ses recherches portent sur les
critique des formes de la pensée juridique dominante. Mais force est mutations en cours du droit de
ensuite de constater que la conception du droit qui sous-tend la dé- l’administration et de l’action
marche du sociologue n’est pas incontestable. Il appartient au juriste publique, ainsi que sur les mo-
d’en faire la critique juridique, car le droit n’est sûrement pas réducti- des de représentation du droit
ble aux représentations qu’en donne l’auteur. dans les sciences sociales.
Parmi ses publications :
– Introduire au droit, Paris,
Champ juridique – Force du droit – Habitus – Juridisme – Pierre Bourdieu –
Montchrestien, 3e éd. 1998 ;
Sociologie du droit. – Droit et modernisation admi-
nistrative (avec J. Hardy), Paris,
La Documentation française,
Summary 2000 ;
– L’analyse des politiques publi-
ques aux prises avec le droit
Law-centered Approaches and Legal Theory according to Pierre (sous la dir., avec D. Renard et
Bourdieu D. de Béchillon), Paris, LGDJ,
Does the work of Pierre Bourdieu lend itself to a legal reading ? How 2000.
can a jurist make use of an anti-legalist sociology ? It is possible to
treat these questions at two levels. First, one has to admit that the so-
ciology of the legal field developed by Pierre Bourdieu could be useful
for the critical analysis of the prevailing legal thinking. But, secondly,
one cannot avoid noticing that the conception of law underlying Bour-
dieu’s approach is not beyond reproach. It is up to the jurist to criti-
cize it from a legal perspective, for the law cannot be reduced to the
representations given by the author.
* Centre d’Études et de Recherches
Enforceability of the rule – Habitus – Law-centered approaches – de Science Administrative (CERSA),
Legal field – Pierre Bourdieu – Sociology of law. UMR 7106 du CNRS,
10 rue Thénard,
F-75005 Paris.
<jacques.caillosse@wanadoo.fr>
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tuelle dont nous sommes largement tributaires, alors, la présente étude
pourrait passer pour désespérée. En vérité, aujourd’hui, des juristes univer-
sitaires affichent leur intérêt pour la sociologie de P. Bourdieu, à un mo-
ment où chez les sociologues on semble remettre en cause de vieilles aver-
sions disciplinaires à l’égard de la juridicité 3.
La volonté de décloisonnement ainsi à l’œuvre n’en reste pas moins
paradoxale. Non seulement parce qu’il n’est jamais simple de faire usage
d’un texte – sauf à le considérer comme hors d’atteinte – qui toujours inter-
pelle le lecteur sur la légitimité même de sa lecture 4, mais parce que pour
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à faire travailler un texte qui ne veut voir dans la juridicité qu’une ruse de
la raison dominante, entendez, celle des dominants ?
Telle est la question préalable à laquelle il va falloir donner une ré-
ponse : un usage juridique du travail de P. Bourdieu sur le droit est-il même
concevable ?
En l’occurrence, c’est l’anti-juridisme même de P. Bourdieu qui me sem-
ble constituer pour la science du droit une possible ressource. Pour arrêter
pareil programme, encore faut-il lever quelques obstacles de taille. Non seu-
lement il convient de se tenir à distance de l’actuelle « doxa » positiviste des
juristes universitaires, mais il importe en outre de faire fonctionner le texte
bourdieusien, au moins pour partie, contre les visées de son auteur. Autant
dire qu’il faut réagir contre deux formes de chantage ou d’intimidation in-
tellectuelle : celle pratiquée par les juristes pour lesquels le droit serait
d’emblée une manière de modèle abouti qu’il faudrait défendre contre la
menace dissolvante des sciences sociales 6, celle d’une sociologie qui se sert
du « juridisme » comme de la maladie honteuse dont serait atteinte toute
forme de critique de son mode d’analyse de la juridicité 7.
Il ne servirait à rien de le cacher : l’intérêt qu’un juriste porte, en cette
qualité, aux travaux de P. Bourdieu suppose un rapport critique aux institu-
tions en charge de la production et de la diffusion de la pensée juridique
analyse généalogique qui la renverra à l’intérêt qui l’anime et qui, on s’en doute, ne sera pas
l’intérêt pour la vérité. »
5. Cf. Pierre BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François CHAZEL et
Jacques COMMAILLE (sous la dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, coll. « Droit
et Société », 1991, p. 95 et suiv.
6. On peut ainsi lire en ce sens la préface de Georges Vedel à la thèse de Jean-Jacques ISRAEL, La
régularisation en droit administratif français, Paris, LGDJ, 1981.
7. Cette posture critique prend appui sur l’expression que put lui donner Michel Foucault décla-
rant : « On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières. La
critique c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles » (« Qu’est-ce que l’Aufklärung ? »,
Les inédits du Magazine littéraire, 309, avril 1993 : Kant et la modernité, p. 70 et suiv.)
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sont ainsi catégoriquement mis en doute : non seulement le Juriste selon
Bourdieu est au service d’une cause, là où le positivisme juridique réclame
son indifférence, mais il le fait encore, le cas échéant, à son insu sinon
contre son gré. Autant dire qu’il est embarqué dans une histoire qui peut
fort bien n’être pas la sienne : immergé dans le champ social dont il relève,
le voilà pris, qu’il le veuille ou non, dans le jeu mouvant de rapports de
force qui contribuent à le constituer. On sait quelle énorme consommation
fait notre culture juridique de la libre volonté du sujet. Comment pourrait-
elle concilier cette présupposition – laquelle fait fonction de structure por-
teuse de quantité de théories juridiques emblématiques, notamment dans le
domaine de la décision 10, du contrat et de la responsabilité – avec l’idée
qu’un agent social ne saurait être libre que dans des limites déterminées
hors desquelles il est bien plus agi qu’acteur 11 ? Confronté à une réflexion
8. Voir tout spécialement Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du
champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3 et suiv.
9. La question pourrait être posée dans les termes que lui donnent François O ST et Michel VAN DE
KERCHOVE : cf. « Rationalité et souveraineté du législateur, “paradigmes” de la dogmatique juridi-
que », in ID., Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-
Louis, 1987, p. 97 et suiv.
10. Pour une critique du « décideur » tel que la pensée juridique conçoit de le faire agir, cf. Lucien
SFEZ, Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 3e
éd., 1981 ; et ID., La décision, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1re éd. 1984.
11. Dans une large mesure, c’est toute la sociologie de Pierre Bourdieu qui vaut dénégation du
sujet du droit, puisque ce dernier sert de support au mythe d’une liberté individuelle auquel
l’auteur oppose son concept d’habitus : que le sujet soit libre de concevoir des stratégies person-
nelles d’action n’est pas contestable, qu’il puisse le faire hors des limites objectives que fixent ses
habitus est une autre histoire, car le social est présent jusque dans le corps de chacun des agents
sociaux, qui commande aussi leurs actions. Sur cette matrice du travail sociologique de Pierre
BOURDIEU, cf. de l’auteur, Méditations pascaliennes, op. cit., spécialement la 4e partie : « La connais-
sance par corps », p. 153 et suiv. ; et in ID., Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil,
1992, le chapitre « Habitus, illusio et rationalité », p. 91 et suiv. Voir encore Bernard LAHIRE (sous
la dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, la 2e partie : « Habitus », Pa-
ris, La Découverte, 2001, p. 95 et suiv.
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faire du texte du sociologue un espace à l’intérieur duquel une réflexion ju-
ridique sur l’identité du droit continue de se développer librement, sans
qu’il lui faille acquitter des « droits de douane » coûteux au point de rendre
totalement dissuasif le passage de la frontière disciplinaire. Il s’agirait en
somme de soumettre P. Bourdieu aux usages auxquels il reconnaissait lui-
même soumettre certains auteurs : « J’ai recours à eux, disait-il, comme à
des “compagnons”, au sens de la tradition artisanale, à qui on peut deman-
der un coup de mains dans les situations difficiles 14. » Dans ces conditions,
rien n’interdit de considérer la sociologie du « champ juridique » comme
une sorte de nouveau « topos » ouvert à l’investigation des juristes. Encore
faut-il bien sûr que ces derniers acceptent la thèse qu’il y a dans le droit
bien autre chose que ce qu’une forte tradition académique y met et qu’elle
fait tenir dans les limites de la « dogmatique » juridique 15 !
12. Il y a à ces guillemets une explication. Le terme ne peut être pris ici que par commodité, et
non dans le but de réaffirmer une notion que la théorie des « champs » vise précisément à
confondre. Avec le concept de « champ » Pierre Bourdieu entend rompre avec « la vision irénique
du monde scientifique » que propage la référence aux communautés savantes. Sur ce déplacement
volontaire du regard vers ce qui fait problème plutôt que consensus, cf. Pierre BOURDIEU, Science
de la science et réflexivité, Cours du Collège de France, Paris, Raisons d’agir éditions, 2001.
13. Le texte de Pierre Bourdieu me semble permettre cet usage de la notion. « L’habitus, écrit-il
notamment, n’est aucunement le sujet isolé, égoïste et calculateur de la tradition utilitariste et
des économistes (avec, à leur suite, les “individualistes méthodologiques”). Il est le lieu des soli-
darités durables, des fidélités incoercibles parce que fondées sur des lois et des liens incorporés,
celles de l’esprit de corps (dont l’esprit de famille est un cas particulier), adhésion viscérale d’un
corps socialisé au corps social qui l’a fait et avec lequel il fait corps. Par là, il est le fondement
d’une collusion implicite entre tous les agents qui sont le produit de conditions et de condition-
nements semblables » (Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 173).
14. Cf. Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 39.
15. En 1986 (« L’interpellation actuelle de la réflexion philosophique par le droit », Droits, 4, 1986,
p. 123 et suiv.), Paul AMSELEK en a résumé le programme dans les termes suivants : « Les théori-
ciens du droit n’ont guère développé jusqu’à une époque récente que des activités de technologie
juridique, des activités de rationalisation de la technique juridique et même plus précisément des
activités de dogmatique juridique consistant à agencer à la manière d’un dogme les différentes
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Reste à tirer de ces quelques considérations méthodologiques l’esquisse
d’une sorte de démarche « expérimentale » ! Autant la théorie juridique me
semble avoir tout intérêt à prendre appui sur la critique sociologique du
droit et des juristes que nous a laissée P. Bourdieu, autant il appartient aux
juristes d’entreprendre comme une critique juridique de la sociologie, non
pas dans le but de se porter en défense d’une communauté agressée 17,
mais parce que la conception du droit que réfléchit l’anti-juridisme du so-
ciologue fait débat. Il s’agit donc, très simplement, de mettre le texte de P.
Bourdieu en tension. D’un côté en l’utilisant comme méthode de mise à
règles adoptées par les pouvoirs publics, à s’efforcer d’en établir une présentation ordonnée, sys-
tématique et cohérente, en tâchant de donner des dispositions juridiques en vigueur des com-
mentaires interprétatifs judicieux et rationnels, explicitant toute leur portée, toutes leurs poten-
tialités, éliminant ou réduisant leurs défauts apparents, leurs obscurités, leurs lacunes, leurs
contradictions, etc. Cette activité de “doctrine juridique” reste très largement dominante au-
jourd’hui encore, notamment au plan universitaire. » Dix ans plus tard le même auteur radicalisait
son propos, en affirmant : « Les facultés juridiques ont pour tâche essentielle de constituer et de
diffuser un savoir de technologie juridique, beaucoup plus accessoirement, je le crains, un savoir
scientifique » (cf. Paul AMSELEK, « La part de la science dans les activités des juristes », Dalloz, 39,
1997, Chronique, p. 337 et suiv.).
16. Cf. Alain SUPIOT, « Rapport de synthèse de l’atelier 6 : Interaction de la recherche juridique et
de la recherche opérée dans les autres sciences sociales », in Brigitte STERN (sous la dir.), Livre
blanc des Assises nationales de la recherche juridique, Paris, LGDJ, 1994, p. 65-66.
17. Posture dont Pierre Legendre se fait l’inlassable défenseur. L’auteur voit dans la sociologie
une discipline managériale dont la promotion passe par l’instrumentalisation du droit et des ju-
ristes, réduits au rôle de régulateurs sociaux. « Je ne m’attarderai pas, observe-t-il, sur les scien-
ces sociales qui, dans les sociétés occidentales, sont devenues un carcan de la pensée et, de par
leurs liens avec les machineries politiques et gestionnaires, ces grands consommateurs de rap-
ports d’évaluation, de conseils d’experts, etc. exercent en fait une fonction de magistère et de
propagande. Le conformisme de la pensée m’a toujours paru redoutable, car les effets sont dévas-
tateurs, surtout quand il sert d’étayage à des États ou à des pouvoirs surpuissants. » Pareille ana-
lyse peut sembler difficilement transposable au cas de Pierre Bourdieu dont on sait quel accueil
lui est réservé par les milieux gestionnaires. Il ne reste pas moins pour Pierre Legendre un de ces
« vigiles de la pensée », représentant emblématique d’une « nouvelle race des théologiens d’État »
(cf. Pierre LEGENDRE, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999, notamment
p. 168 et suiv.).
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pièges qui rendent d’emblée problématique la reconnaissance de ce que,
faute de mieux, on appellera un droit négatif 20. Parmi ceux-ci, il y a, outre
le registre sémantique de P. Bourdieu, les usages personnels qu’il fait du
mot « juridique », l’affectivité dont son texte reste chargé lorsqu’il se saisit
du droit et des juristes.
Dans le lexique de notre auteur, le terme « juridique » est loin d’appar-
tenir au seul champ linguistique du droit. Il retient volontiers ce mot pour
désigner tout ce qui est perçu, ressenti, et vécu comme obligatoire, tout ce
qui discipline et normalise partout où prévalent des rituels et des codes que
l’on observe pour prévenir les risques de la transgression. C’est en ce sens
que P. Bourdieu parle, pour traiter de la grammaire d’une langue, de « codi-
fication juridique » 21. Si pareille mise en rapport n’a rien de discutable, elle
18. D’aucuns trouveront sans doute dans la démarche esquissée au terme de la première étape de
ce parcours introductif la confirmation, involontaire, des thèses de Pierre Bourdieu sur le champ
juridique. La réflexion proposée ici n’échappe évidemment pas à la logique de ce champ : elle est
le produit de dispositions acquises tout au long d’un parcours académique, privilégie des formes
dans lesquelles les juristes finissent par se retrouver comme « naturellement », et participe à sa
manière de cette fonction totémique dont ils investissent le droit. Car parler de l’anti-juridisme de
Pierre Bourdieu du point de vue même de la science du droit n’a rien d’innocent : c’est pour le
juriste l’occasion de donner à voir ce que le sociologue occulte dans l’œuvre sociale du droit.
19. Sont, de ce point de vue, spécialement représentatives les notes en bas de page que Bruno La-
tour réserve à Pierre Bourdieu en tant que chef de file de la sociologie critique. Voir dans son ou-
vrage précité La fabrique du droit, les notes 19 et 20 des pages 152 et 153 ainsi que les notes 33,
page 277, et 47, page 283. Voir aussi les pages que consacre Olivier FAVEREAU à la fonction des rè-
gles de droit dans son « Économie du sociologue ou : penser (l’orthodoxie) à partir de Pierre Bour-
dieu », in Bernard LAHIRE (sous la dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et criti-
ques, op. cit., p. 294 et suiv.
20. Les juristes se souviennent sans doute de la boutade du doyen Vedel s’adressant à Charles
Eisenmann et faisant valoir qu’il professait, lui, le droit positif, là où son interlocuteur avait fait le
choix d’enseigner le droit négatif.
21. Cf. Pierre BOURDIEU, « La codification », in ID., Choses dites, op. cit., p. 98. Cf. encore ces remar-
ques tirées de Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 27 : « Nul n’est censé ignorer la loi
linguistique qui a son corps de juristes, les grammairiens, et ses agents d’imposition et de
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pres à un milieu-repoussoir qui n’est pas le sien 22 s’oppose la volonté rai-
sonnée de proposer une théorie des pratiques sociales où les détermina-
tions juridiques de l’action ne sont pas ignorées. Si l’écriture de P. Bourdieu
n’est pas étrangère au sentiment de répulsion que lui inspirent les milieux
juridiques, elle ne parvient pas à dissimuler la fascination que le droit
exerce, malgré tout, sur son auteur 23.
Dans cette configuration, aussi ingrate soit-elle aux yeux du juriste, P.
Bourdieu n’en aura pas moins jeté sur la production du droit comme sur les
pratiques juridiques des lumières décisives. Du moins, si on veut bien le
suivre là où il nous entraîne, sur cette scène originale que constitue le
« champ juridique ».
Reste la nécessité d’un choix entre deux modes principaux et, à mes
yeux, également légitimes de traitement du sujet. On peut tout d’abord par-
tir de l’œuvre tout entière de P. Bourdieu pour en faire le prisme de lecture
de ce que les juristes appellent – sans même toujours se demander pour-
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24. C’est pour cela d’ailleurs qu’ils peuvent aussi innocemment prêter au droit toutes sortes
d’intentions, heureuses ou désastreuses, en fonction des positions qu’ils occupent eux-mêmes
dans l’espace socio-politique. Ainsi dira-t-on du droit qu’il pense, veut, dit, croit, etc. Ces remar-
ques ne valent évidemment pas disqualification des recherches récentes sur le sujet. Parmi celles-
ci, voir notamment Denys DE BÉCHILLON, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Paris, Odile Jacob, 1997 ;
et les n° 10, 1989 et n° 11, 1990 : Définir le droit, de la revue Droits (PUF).
25. On peut tout au plus esquisser certaines des grandes lignes que pourrait suivre un pareil tra-
vail. Celui-ci ne devrait rien ignorer des principes mêmes de la sociologie réflexive, en ce qu’ils
commandent au juriste parlant de droit de s’interroger sur les conditions sociales de possibilité
de son propre discours. Les concepts de « champ » et d’« habitus », ces deux figures complémen-
taires du social, viendraient sûrement questionner la rhétorique juridique du sujet tandis que la
notion de « violence symbolique » autoriserait la relecture des thématiques convenues de la liber-
té et de l’égalité. L’enquête gagnerait à se poursuivre du côté des travaux sur l’institution univer-
sitaire et le champ intellectuel, dès lors qu’ils offrent aux juristes les moyens d’une réflexion cri-
tique sur les Facultés de droit comme sur la doctrine en tant que lieux de production d’un savoir
juridique officialisé. Le droit se présentant aussi comme une vaste entreprise toujours recom-
mencée de classification, de partage, de délimitation de frontières (voir par exemple en ce sens,
Ce que parler veut dire, op. cit., et spécialement, le chapitre 3 : « La force de la représentation »),
on voit encore quels usages de Pierre Bourdieu les juristes pourraient concevoir. Quant aux publi-
cistes, on les imagine mal ignorer les travaux sur l’État et les hauts fonctionnaires (cf. Pierre
BOURDIEU, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; ID., « Esprits
d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales,
96/97, 1993, p. 49 et suiv. ; et le n° 118 de juin 1997 de la même revue : Genèse de l’État mo-
derne) : ils offrent l’occasion d’une interrogation sur le sens et les fonctions d’institutions que la
tradition juridique se propose trop souvent de décrire, comme s’il s’agissait d’objets toujours dé-
jà là (voir cependant, en réaction contre cette tradition, les travaux de Charles EISENMANN, notam-
ment « Problèmes d’organisation de l’administration », in ID., Cours de droit administratif, tome 1,
Paris, LGDJ, 1982, p. 155 et suiv.).
26. Sur ce débat, voir Jacques CHEVALLIER, « Doctrine juridique et science juridique », Droit et So-
ciété, 50, 2002, p. 103 et suiv. Cf. encore Étienne PICARD, « “Science du droit” ou “doctrine juridi-
que” », in M ÉLANGES DRAGO, L’unité du droit : mélanges en hommage à Roland Drago, Paris, Eco-
nomica, 1996, p. 119 et suiv.
27. Cette mise en situation n’est d’ailleurs qu’une implication directe de la représentation bour-
dieusienne de l’Université : « Comme tout univers social, le monde universitaire est le lieu d’une
lutte à propos de la vérité du monde universitaire et du monde social en général. Le monde social
est le lieu de luttes continuelles à propos du sens de ce monde, mais le monde universitaire a
cette particularité que ses verdicts sont aujourd’hui parmi les plus puissants socialement. Dans
ce monde universitaire, on s’affronte constamment sur la question de savoir qui, dans cet univers,
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préoccupations : ils estiment simplement n’avoir pas à les exprimer en qua-
lité de juristes. À travers cette manière typiquement juridique d’opérer la
division sociale des rôles intellectuels se retrouve l’attitude générale qui
consiste à tenir le droit à l’écart des sciences du social ; celle-là même que
la problématique du sociologue cherche à dé-construire, en examinant ses
raisons et ses incidences, en identifiant les intérêts qu’elle sert, comme ceux
qu’elle dessert. Pas de doute : il s’agit de transformer en objet de recherche
les frontières à l’intérieur desquelles discours et pratiques juridiques pré-
tendent pouvoir se déployer en situation d’apesanteur sociale !
Loin de voir dans le droit un corpus de textes soumis à des opérations
savantes de déchiffrement, P. Bourdieu préfère regarder de l’intérieur le
processus de fabrication sociale du droit, puisque selon lui c’est dans les
pratiques juridiques que le droit prend toute sa signification 28. En procé-
dant à un déplacement du regard, depuis le droit produit et formalisé vers
les conditions sociales de sa production, le sociologue entend priver les ju-
ristes théoriciens – ceux dont le droit de parler du droit avec autorité n’est
pas contesté – de la possibilité d’invoquer l’exterritorialité de l’objet juridi-
est socialement autorisé à dire la vérité du monde social » (cf. Pierre BOURDIEU, Réponses, op. cit.,
p. 49).
28. Ce pourrait être une nouvelle occasion de mettre notre auteur en relation avec Michel Fou-
cault pour qui le droit ne saurait être pensé qu’en termes de pratiques juridiques (voir sur ce
point, François EWALD, « Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la philosophie du
droit », Droits, 3, 1986, p. 137 et suiv. ; et ID., « Droit : systèmes et stratégies », Le Débat, 41,
1986, p. 63 et suiv.) La fabrique du droit dont il est ici question n’est évidemment pas celle dont
Bruno Latour (voir son ouvrage précité) nous donne à voir les mécanismes de fonctionnement in-
ternes. Pour ce dernier, il s’agit, à partir de l’hypothèse que le Conseil d’État serait en quelque
sorte la « boite noire » du droit, d’observer l’Institution dans ses œuvres de règlement des conflits
et de formalisation du discours juridique de l’État. Si le Conseil d’État a toute sa place dans le
« champ juridique » dont Pierre Bourdieu nous propose la topographie, l’auteur n’est guère pré-
occupé par la pratique codée des jeux de langage au cours desquels se fabrique le droit, tel que
l’entend Bruno Latour.
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une autre approche de la doctrine : la voilà située à l’intérieur d’un champ
dont il lui faut partager les lois de fonctionnement ; les auteurs sont aussi
des acteurs dont les jeux et les stratégies reproduisent bien des figures
obligées. Chacun s’employant à améliorer les positions qu’il y occupe, le
champ va se trouver traversé par des lignes de fracture, partagé en territoi-
res, tous soucieux d’afficher une identité intellectuelle propre. Composante
d’un champ, la doctrine des juristes devient une scène où des protagonistes
s’affrontent en vue de l’imposition d’une définition légitime du droit. Le
champ juridique se présente donc comme un espace polarisé par des rela-
tions de pouvoir, ou pour le pouvoir : les controverses théoriques et les dé-
bats académiques ne se réduisent pas à des luttes pour la défense ou la
conquête d’un magistère intellectuel. L’exercice de ce dernier suppose des
allocations de ressources matérielles (des contrats et des crédits de recher-
che, des postes d’enseignement, etc.) et des supports institutionnels. Appli-
quée au cas de la doctrine juridique, cette problématique invite à
s’interroger tant sur le système de classement des disciplines universitaires,
variable dans le temps, que sur l’influence des modèles théoriques dont se
réclament les juristes 29. L’actuelle domination du positivisme technicien ne
29. La structure du champ juridique, elle aussi, évidemment, est changeante. Elle est tributaire
des compétitions auxquelles se livrent les acteurs « pour l’imposition d’une définition du jeu et
des atouts nécessaires pour dominer dans ce jeu » (cf. Pierre BOURDIEU, Choses dites, op. cit.,
p. 117). C’est ainsi que l’analyse de la concurrence qui oppose publicistes et privatistes pour dire
le « vrai droit » et qui demeure l’un des traits marquants du champ juridique en France montre-
rait une forte érosion des positions occupées par les premiers et les changements qui en résultent
dans le « statut » des disciplines. Mais il est d’autres manières de jouer aux jeux de la vérité juri-
dique. L’un des terrains privilégiés de cette rivalité se situe de part et d’autre de la frontière où se
« mesurent » juristes dogmaticiens et théoriciens du droit. Sans qu’il faille parler d’une stratégie
délibérée d’acteurs qui font ensemble, après délibération, le choix d’une action concertée en ce
sens, on assiste bien depuis quelques années à une certaine redistribution des ressources doctri-
nales : dans le champ juridique, les profits attendus d’un positionnement théorique sont en
hausse. Cette (relative) ouverture à la théorie des répertoires juridiques n’a évidemment rien de
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occupée par des élaborations théoriques fait face une interprétation tournée
vers l’évaluation pratique. Bref, d’un côté un droit de professeurs-exégètes,
de l’autre, un droit de magistrats-experts. Or ces divisions socio-profession-
nelles ne peuvent passer pour innocentes : le sens de la loi n’étant pas don-
né par avance, il se détermine dans la confrontation entre les différents
corps d’interprètes, « en fonction de leur position dans la hiérarchie interne
du corps » 31 que P. Bourdieu met en relation avec la place dans la hiérar-
chie sociale de leur clientèle respective 32. Tous ces agents doivent être
pourtant saisis dans leur appartenance à un même champ. Si le capital juri-
dique qu’ils détiennent les séparent, une vraie « complicité, génératrice de
convergences et de cumulativité » 33, les réunit. L’auteur la rattache à la
« posture universalisante » 34 à laquelle les mène l’usage d’une commune
« rhétorique de l’autonomie, de la neutralité et de l’universalité » 35, celle-là
même qui fait des juristes, toutes catégories confondues, les « gardiens de
fortuit. Aujourd’hui, « investir » dans la théorie du droit, c’est tout d’abord se donner les moyens
d’agir sur le ré-agencement des rôles professionnels au sein d’un système disciplinaire en pleine
recomposition : les juristes doivent non seulement faire face à l’inquiétude théorique
qu’entretient la déstabilisation de vieux équilibres universitaires, mais il leur faut encore réagir à
l’investissement juridique de disciplines hier encore parfaitement indifférentes au droit (écono-
mie, sociologie, théorie des politiques publiques, entre autres, à travers la redécouverte des no-
tions d’institution et de contrat, notamment) ; c’est ensuite répondre à des demandes d’expertise
juridique qui s’adressent souvent autant au théoricien qu’au technicien du droit.
30. Cf. Pierre BOURDIEU, « La force du droit », op. cit., p. 6.
31. Ibid.
32. C’est ainsi, écrit Pierre BOURDIEU (« La force du droit », op. cit., p. 7), que : « Le simple juge
d’instance (ou, pour aller jusqu’aux derniers maillons, le policier ou le gardien de prison) est lié
au théoricien du droit et au spécialiste du droit constitutionnel par une chaîne de légitimité qui
arrache ses actes au statut de violence arbitraire. »
33. « La force du droit », op. cit., p. 5.
34. Ibid.
35. Ibid.
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ses conditions originales de fabrication, mais aussi à un mode singulier
d’efficacité. C’est bien pourquoi serait infructueux tout projet d’appréhen-
sion du monde social qui méconnaîtrait le travail juridique dont ce dernier
est en même temps la condition et le produit, car même si les conduites so-
ciales obéissent à des régularités plus qu’à des règles juridiques, elles
s’inscrivent dans des formes données par le droit 40. Mais pour dire en quoi
celui-ci est réellement efficace, mieux vaut commencer par préciser ce qu’on
ne peut utilement attendre de l’efficacité juridique.
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À cette première raison qui concerne les ressorts des conduites humai-
nes, il convient d’en ajouter une autre que P. Bourdieu situe dans l’économie
de la règle juridique, ou si l’on préfère dans la nature des usages sociaux,
ou, mieux encore, dans les jeux auxquels elle se prête, tant il est vrai que
« même au sein de l’univers par excellence de la règle et du règlement, le
jeu avec la règle fait partie de la règle du jeu » 44. Parler de l’efficacité du
droit, ou de son contraire, suppose donc un accord préalable sur le type de
« performance » propre à la juridicité. Sous cet angle la réflexion du socio-
logue – quand bien même il s’en serait défendu – laisse voir, dans une cer-
taine mesure, un droit que les théories les plus radicales de l’interprétation
auraient sérieusement travaillé. Un droit dont il faut même se demander s’il
peut être produit pour être réalisé, tellement la question de son sens est
vouée à rester ouverte 45. On a, c’est vrai, de bonnes raisons de mettre en
doute cette vérité première dont s’accommode un peu facilement la ré-
flexion sur le droit – qu’elle soit profane ou savante, ne se contente-t-elle
pas volontiers de cette conviction fruste que « la loi, c’est la loi », faisant
comme si le sens du droit était toujours en dépôt dans les mots et qu’il suf-
fisait de « faire parler » leurs auteurs pour y accéder une fois pour tou-
42. Voir par exemple, pour illustration concrète de cette problématique, la notation suivante : « Si
les Béarnais ont pu perpétuer leurs traditions successorales malgré deux siècles de Code civil,
c’est qu’ils avaient appris de longue date à jouer avec la règle du jeu » (cf. Choses dites, op. cit.
p. 84).
43. Cf. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 166.
44. Cf. Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en
œuvre des règlements », Actes de la recherche en sciences sociales, 81/82, 1990, p. 89. Pour une
analyse critique de ce texte, cf. Pierre LASCOUMES et Jean-Pierre LE BOURHIS, « Des “passe-droits” aux
passes du droit », Droit et Société, 32, 1996, p. 51 et suiv.
45. Pour une démonstration particulièrement convaincante d’une pareille déconstruction, cf. à
propos de l’article 55 de la Constitution de 1958, Olivier CAYLA, « La chose et son contraire (et son
contraire, etc.) », Les études philosophiques, 3, 1999, p. 291 et suiv.
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tions interprétatives des agents impliqués dans le jeu. Alors tout se passe
ou se trame dans l’épaisseur et l’opacité même du langage juridique.
Il est une autre manière de douter qui consiste cette fois à déchiffrer
dans les figures du droit la ruse du Législateur. C’est alors de certaines des
problématiques de Michel Foucault relatives à la gestion de ce que celui-ci
appelle les « illégalismes » 48 que se rapproche le plus la démarche intellec-
tuelle de P. Bourdieu 49 lorsqu’il en vient au constat que l’inapplication
supposée de la règle juridique ne saurait désigner une quelconque ineffica-
cité sociale du droit, puisque celui-ci organise les conditions de sa propre
mise à l’écart : « Le droit ne va pas sans le passe-droit, la dérogation, la dis-
pense, l’exemption, c’est-à-dire sans toutes les espèces d’autorisation spé-
ciale de transgresser le règlement qui, paradoxalement, ne peuvent être ac-
46. C’est à cette attitude que Ronald DWORKIN réserve l’appellation de « conventionnalisme » : voir
le chapitre 4 de Law’s Empire, Cambridge (Mass.), Belknap Press, Londres, Fontana, 1986.
47. Voir Paul RICOEUR, « L’herméneutique et la méthode des sciences sociales », in Paul AMSELEK
(sous la dir.), Théorie du droit et science, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 18-19. Cf. aussi,
du même auteur, « Interprétation et/ou argumentation », in ID., Le Juste, Paris, éd. Esprit, 1995,
p. 163 et suiv. Voir encore en ce sens ces remarques d’Antoine Jeammaud : « Les règles juridiques
sont plus naturellement exposées à une “lutte pour le sens” que dotées du “sens clair” qu’on leur
prête d’autant plus volontiers que leur libellé paraît sans équivoque » (Antoine JEAMMAUD,
« Normes juridiques et action. Notes sur le rôle du droit dans la régulation sociale », in Michel
MIAILLE [sous la dir.], La régulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 107).
48. Sur ce Foucault-là, celui qui parle de « stratégie globale des illégalismes », cf. Surveiller et pu-
nir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, spécialement p. 261 et suiv.
49. D’autres analogies, plus inattendues, sont toutefois concevables. Écoutons par exemple Jean
Carbonnier : « La phrase banale, que les règles sont faites pour s’appliquer, quoiqu’elle ait l’air
d’un truisme, n’est pas une vérité. Du moins pas une vérité générale. S’il est des règles qui ont
dans leur vocation d’être appliquées, et pour lesquelles, partant, l’inapplication peut être présu-
mée échec, il en est d’autres dont la vocation, paradoxalement, est de ne pas être appliquées, à
tout le moins de ne l’être pas constamment, ni jusqu’au bout » (cf. Jean CARBONNIER, Flexible droit,
Paris, LGDJ, 6e éd. 1988, p. 136), ou Antoine Garapon et Denis Salas : « La réglementation publique
a moins pour but d’être directement appliquée que de constituer un moyen de pression très effi-
cace à la disposition de l’administration » (cf. Antoine GARAPON et Denis SALAS, La République pé-
nalisée, Paris, Hachette, 1996, p. 50).
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de la société. Tout dispositif législatif a ménagé des espaces protégés et
profitables où la loi peut être violée, d’autres où elle peut être ignorée,
d’autres enfin où les infractions sont sanctionnées. À la limite, je dirais vo-
lontiers que la loi n’est pas faite pour empêcher tel ou tel type de compor-
tement, mais pour différencier les manières de tourner la loi elle-même 51. »
Telle est bien la logique du droit et du passe-droit que, de son côté, P. Bour-
dieu s’est employé à décrire comme un seul et même phénomène.
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que 56. Là légistes et juristes modernes retrouvent toute leur place, car, plus
que d’autres, ils sont voués à la production des concepts dans lesquels
l’État se pense et – à travers le réseau des écoles et autres centres de forma-
tion de ses propres serviteurs 57 – nous somme de le penser. Voilà pourquoi
P. Bourdieu parle du droit comme de la démographie, de la statistique ou de
53. L’usage de « la nature des choses » comme argument juridique est spécialement visible dans
la jurisprudence du Tribunal des Conflits. C’est dire qu’on lui doit en particulier le mode de justi-
fication du grand partage entre le droit public et le droit privé. L’œuvre juridique de naturalisa-
tion et de neutralisation du monde social se lit encore fort clairement dans les multiples varia-
tions sémantiques que notre droit fait subir à la catégorie de « l’intérêt général » pour en élargir
le champ d’attraction (intérêt public, national, communautaire, utilité publique ou générale, etc.).
Les publicistes reconnaîtront ainsi sans peine la rhétorique du droit administratif français der-
rière une analyse du type de celle-ci : « Ceux qui, comme Marx, inversent l’image officielle que la
bureaucratie entend donner d’elle-même et décrivent les bureaucrates comme des usurpateurs de
l’universel, agissant en propriétaires privés des ressources publiques, ignorent les effets bien ré-
els de la référence obligée aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public
qui s’impose avec une force croissante aux fonctionnaires d’État à mesure qu’avance l’histoire du
long travail de construction symbolique au terme duquel s’invente et s’impose la représentation
officielle de l’État comme lieu de l’universalité et du service de l’intérêt général » (Pierre BOURDIEU,
« Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 96/97, 1993, p. 61 ; souligné par moi).
54. Sur ce pouvoir du droit de faire changer le monde par les mots qui le nomment, cf. notam-
ment Droits, 18, 1993 : La qualification. Pour une mise en valeur de la fonction politique qui
s’accomplit à travers ce travail classique de qualification juridique des faits, voir les réflexions de
Jacques Derrida concernant la reconnaissance de la notion de « crime contre l’humanité », in Jac-
ques DERRIDA et Élisabeth ROUDINESCO , De quoi demain… : dialogue, Paris, Fayard/Galilée, coll.
« Histoire de la pensée », 2001.
55. Si ces questions sont plus spécialement traitées dans deux des textes précités de Pierre BOUR-
DIEU (« La force du droit », et « De la codification », in Choses dites), on les retrouve, ne serait-ce
que par analogie, dans la matière de son livre Ce que parler veut dire, notamment dans sa 2e par-
tie : « Langage et pouvoir symbolique », Paris, Fayard, 1982.
56. Outre l’article déjà cité de Pierre BOURDIEU, « Esprits d’État », cf. dans la revue Actes de la re-
cherche en sciences sociales le numéro 118, 1997 : Genèse de l’État moderne et le numéro 133,
2000 : Science de l’État.
57. Cf. Pierre BOURDIEU, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, op. cit.
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savantes 59. » Loin d’être ce qu’elle prétend être, l’écriture juridique devient
ainsi dans l’œuvre bourdieusienne l’expression exemplaire de cette violence
symbolique 60 dont on sait qu’elle s’accomplit toujours dans le déni de sa
propre mise en œuvre, pour mieux garantir la reproduction d’un ordre so-
cial qui par le droit peut se revendiquer du naturel et prétendre à l’univer-
sel : « En se réalisant dans des structures sociales et dans des structures
mentales adaptées à ces structures, l’institution instituée fait oublier qu’elle
est issue d’une longue série d’actes d’institution et se présente avec toutes
les apparences du naturel 61. »
58. Aussi paradoxal que puisse paraître le rapprochement, il me semble devoir être fait, sur ce
point, entre Pierre Bourdieu et Pierre Legendre dont les travaux sur la doctrine des légistes font
du droit administratif la vraie science de l’État. Voir notamment Pierre LEGENDRE, « La facture his-
torique des systèmes. Notations pour une histoire comparative du droit administratif français » et
« La royauté du droit administratif. Recherches sur les fondements traditionnels de l’État centra-
liste en France », in ID., Trésor historique de l’État en France, Paris, Fayard, 1992, p. 509 et suiv., et
p. 578 et suiv.
59. Cf. Pierre BOURDIEU, Olivier CHRISTIN et Pierre-Étienne WILL, « Sur la science de l’État », Actes de
la recherche en sciences sociales, 133, 2000, p. 5.
60. Voir, sur ce concept, Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., le chapitre 5.
61. Cf. Pierre BOURDIEU, « Esprits d’État », op. cit., p. 51.
62. Le juriste est bien un agent piégé par le champ dont il relève puisque, comme le dit Pierre
BOURDIEU (Les juristes gardiens de l’hypocrisie collective, op. cit., p. 98) : « D’une certaine manière,
quand on est dans le jeu juridique, on ne peut pas transgresser le droit sans le renforcer. » On ne
peut se soustraire à ce piège que par une sortie du champ juridique !
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tion du juridique qu’il se garde bien de nous faire voir dans tous ses replis.
63. Ce message est clairement énoncé dans « La force du droit. Éléments pour une sociologie du
champ juridique », op. cit.
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qu’ils en jouent. Elle n’est donc écrite que pour être « jouée ». En affirmant :
« j’ai tendance à penser que, en sciences sociales, le langage de la règle est
souvent l’asile de l’ignorance » 64, P. Bourdieu ne méconnaît-il pas les effets
de réalité de l’illusion juridique dont il appelle à se déprendre ? Il sous-
estime ainsi gravement l’aptitude du droit à peser sur le réel, en y inscrivant
tout le poids de l’imaginaire dont il est porteur. Ce que sa sociologie empê-
che de voir à l’œuvre c’est la fonction théâtrale du droit, ce théâtre où
l’humanité, dans sa partie occidentale, s’est transportée pour vivre 65.
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dissimulée qui ne s’avoue jamais. Il y a dans son droit la réaffirmation in-
cessante d’un coup de force qui n’en finit pas de se répéter 68. Cette vio-
lence initiale à laquelle le droit doit sa propre dynamique n’est pas à discu-
ter. Toute la question est de savoir si la juridicisation de la force n’est
qu’une dissimulation cauteleuse de la violence qui ne continue pas moins de
s’affirmer, par d’autres moyens 69, ou si elle n’a pas pour sens profond un
changement de nature dans l’économie des rapports sociaux. Le lent travail
de la sédimentation juridique vient-il masquer une violence persistante, ou
parvient-il à la faire oublier à des acteurs sociaux aptes à concevoir et orga-
niser des échanges libérés de l’emprise de la force ? Faut-il que les sujets du
droit en soient nécessairement les dupes ? Sommes-nous condamnés à ne
jamais pouvoir découvrir dans la mise en ordre juridique du réel la moindre
productivité positive ? Le droit ne serait-il qu’un piège toujours prêt à se re-
fermer, y compris sur ceux qui en ont la manœuvre 70 ? Ce n’est tout de
même pas parce qu’il ne parvient pas à nous faire effacer jusqu’au souvenir
de la violence originaire qu’il en est la manifestation par d’autres moyens !
68. Par là même s’établit une parenté certaine entre la réflexion de Pierre Bourdieu et la décons-
truction du droit à laquelle s’est employé Jacques Derrida (voir surtout Jacques DERRIDA, Force de
loi, Paris, Galilée, 1994 où il est beaucoup question de « violences fondatrices de la loi »), tandis
que se creuse toute l’opposition de l’auteur à l’entreprise de Jürgen Habermas pour qui le droit et
l’État de droit sont surtout pensés comme sortie de la violence (cf. en ce sens, Jürgen HABERMAS,
Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997).
69. Pour Pierre Bourdieu, qui vise plus spécialement Kelsen, sans oublier John Rawls, c’est toute
la philosophie du droit qui fait fonction d’occulter « la violence extra-légale sur laquelle repose
l’ordre légal » (Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 115).
70. Rappelons que pour la sociologie critique le piège n’épargne pas les juristes soucieux de se
démarquer du pouvoir. Cette autonomie relative du champ juridique est d’ailleurs l’une des
conditions de son efficacité symbolique : le pouvoir passera pour d’autant plus légitime que les
juristes invoqueront l’autorité propre du droit contre l’arbitraire de l’État. C’est dire que « quand
on est dans le jeu juridique, on ne peut pas transgresser le droit sans le renforcer » (cf. Pierre
BOURDIEU, Les juristes gardiens de l’hypocrisie collective, op. cit., p. 98).
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scientiste, qui fait obstacle à la prise en compte de la dimension dogmati-
que de l’homme et des sociétés 72. » Il s’agit par ces remarques d’introduire
à l’idée que les enjeux de la question juridique ne se montrent pas simple-
ment sur le plan où la sociologie les installe. Voilà bien une histoire qui dé-
borde de partout celle d’une certaine forme de domination, puisque s’y dé-
ploie « la logique qui préside à la vie et à la reproduction de l’animal parlant
en tant que tel » 73. Là où P. Bourdieu fait du droit quelque chose comme un
enjeu de société, d’autres le font agir sur un registre autrement grave : celui
de l’humanité, dans sa variante occidentale. Encore faut-il bien sûr admettre
avec P. Legendre que « le droit touche à la question dramatique de la Rai-
son, à la problématique du Tabou » 74. Alors la sociologie montre son im-
71. La place fait ici défaut qui permettrait d’en faire la démonstration. Mais on pourrait
l’envisager à partir de l’exemple du droit du travail, ou de celui du droit de l’urbanisme. Les dé-
bats dont ces champs juridiques font l’objet montrent qu’ils renferment bien des ressources pour
résister à certains choix, comme à certaines politiques publiques. Plus généralement, ce sont les
problèmes que pose en France l’importance du droit public, qui donnent aujourd’hui la mesure du
potentiel politique de certaines catégories juridiques. On pense en particulier aux usages réservés
à la notion de service public. En s’en voulant lui-même le défenseur, Pierre Bourdieu montre
d’ailleurs l’irréductibilité du droit à la théorisation qu’il en propose.
72. Cf. Pierre LEGENDRE, « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir », in ID., Sur la question dogmatique en
Occident, Paris, Fayard, 1999, p. 153.
73. Ibid., p. 154.
74. L’auteur désigne plus spécialement ici le droit civil des personnes en tant qu’il est (ou serait)
garant de l’ordre généalogique. Les conclusions personnelles qu’en tire maintenant Pierre Legen-
dre sont pour le moins problématiques (cf. tout particulièrement ses déclarations au journal Le
Monde du 23 octobre 2001, p. 21). Elles sont d’ailleurs au principe d’une très importante contro-
verse dont l’affaire Perruche a été l’occasion. Voir à ce propos l’étude de Denys DE BÉCHILLON,
« Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? », Revue trimestrielle de droit
civil, janvier/mars 2002, et l’ouvrage d’Olivier CAYLA et Yan THOMAS, Du droit de ne pas naître : à
propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2002. Cf. encore les articles de
Stéphane BRETON regroupés sous le titre « Le droit, le sujet et la norme », Esprit, 6, juin 2002,
p. 24-79, et Gilles LHUILIER, « Les juristes sont-ils des clercs ? Sur la dimension anthropologique du
droit », Esprit, 11, novembre 2002, p. 183 et suiv.
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garder le droit présent dans la longue durée de son histoire, P. Bourdieu
peut-il procéder valablement à son identification ? La prise en charge de
cette épaisseur historique conduit à voir différemment la manière dont le
juridique travaille les faits sociaux. Le pouvoir de celui-ci n’est plus alors
réductible à ce que l’auteur appelle « la force du droit » : il ne suffit plus de
constater les effets de réalité de la « formalisation », de l’« homologation »
ou de la « naturalisation », pour reprendre les principales implications pra-
tiques qu’il rattache à la codification juridique. C’est ailleurs que se cons-
truit la vérité du droit, dans le redoublement de l’ordre naturel du vivant –
celui des individus biologiques – par un ordre ou des montages juridiques
grâce auxquels peuvent prospérer de purs sujets de droit. Par les rapports
inédits qu’il rend ainsi possible entre ces deux univers, le droit transforme
irrémédiablement, là où il s’est imposé, jusqu’aux conditions de possibilité
de l’existence humaine.
Il ne s’agit pas par ces ultimes remarques de mobiliser ce qu’il est
convenu d’appeler « les valeurs ». Non seulement parce qu’il n’est au pou-
voir de personne de les désigner, mais parce que, tout simplement, le pro-
blème n’est pas là. Le constat, dépourvu de toute dimension morale, se suf-
fit à lui-même, selon lequel ici la voie juridique plutôt que d’autres a été
empruntée. De cette orientation, nous continuons d’être tributaires. Nous
lui devons de considérer qu’il y a une fonction « humanisante » de la juridi-
cité 76. Il n’est pas vain d’en faire cas lorsque l’on entend parler du droit
avec toute l’autorité du savant.
75. Cf. Yan THOMAS, « Le sujet concret et sa personne », in Olivier CAYLA et Yan THOMAS, Du droit
de ne pas naître, op. cit., p. 92.
76. Nul doute que l’on pourra discuter le flou de cette formulation. Son choix est, en l’occurrence,
purement négatif, et comme contraint par la controverse ouverte sur la fonction anthropologique
du droit, par la réflexion de Denys DE BÉCHILLON, op. cit. Il ne s’agit surtout pas de sous-estimer
l’importance de la dispute en cours, mais de noter qu’il n’est, ici, nul besoin de la poursuivre pour
problématiser une discussion des thèses de Pierre Bourdieu sur la question du droit.