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Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Ecole doctorale 267


Arts du spectacle, Sciences de l’Information et de la Communication (ASSIC)

Thèse de doctorat
Discipline : Etudes théâtrales

Armelle TALBOT

Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien.


Nouvelles économies du visible
dans les dramaturgies des années soixante-dix

Thèse dirigée par Christine HAMON-SIRÉJOLS

Soutenue le 19 novembre 2007

Membres du jury :
Jean-Louis BESSON
Bernadette BOST
Yves CHEVREL
Jean-Pierre SARRAZAC
Remerciements

A Christine Hamon-Siréjols qui a accepté de diriger cette recherche, avec la bienveillance et la


vigilance dont elle avait besoin.

A Jean-Pierre Sarrazac dont les écrits comme le regard ont continûment accompagné ce travail,
ont nourri son inspiration et aiguisé ses exigences.

A Michel Deutsch, Michèle Foucher, Jacques Lassalle et Jean-Paul Wenzel qui m’ont donné accès
à leurs archives personnelles et ont bien voulu me faire partager quelques-uns de leurs souvenirs.

A Lucien et Micheline Attoun qui m’ont chaleureusement accueillie pendant plusieurs mois à
Théâtre Ouvert où est né ce projet.

Aux équipes du Théâtre National de Strasbourg, du Théâtre de l’Aquarium, de l’Institut National


de l’Audiovisuel, de la S.A.C.D. et de la Bibliothèque Gaston Baty qui m’ont guidée dans mes
investigations et m’ont fait profiter de leur documentation.

Aux membres des Groupes de recherche « Poétique du drame moderne et contemporain » (Paris
III-Sorbonne Nouvelle), « Théâtres politiques » (Paris X-Nanterre) et « Lecture et Réception du
Texte Contemporain » (Lyon 2-Université Lumière), aux écrits et aux échanges qui m’ont permis
d’affiner ma méthode d’analyse et d’approfondir mes pistes de recherche.

A Florence Rougerie pour ses éclairages bienvenus sur la langue allemande.

A Guillaume Sibertin-Blanc pour sa lecture attentive, et pour le reste.

2
Sommaire

Introduction 4

Chapitre I. Représentation du pouvoir et pouvoir de la représentation :


critique de la raison politique dans le théâtre des années soixante-dix 26

A. Après Brecht : nouveaux usage du réel 27

B. Politique des auteurs et renouvellement du répertoire :


l’émergence d’un théâtre du pouvoir alternatif 51

C. Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien :


des itinéraires, une tendance 112

Chapitre II. Des hommes illustres aux hommes infâmes 191

A. Présence-absence de la figure de pouvoir 193

B. Les sujets du pouvoir 246

C. Hiérarchies privées, hiérarchies politiques 311

Chapitre III. Théâtres du pouvoir, théâtres de l’impuissance ?


La question de l’action dans les dramaturgies du quotidien 370

A. L’économie politique des gestes quotidiens 373

B. Du quotidien au fait divers 427

C. Résistances 473

Chapitre IV. Ordre et désordre du discours 523

A. Discours du dehors 524

B. La parole des sans-paroles : formes et enjeux d’une recherche 596

Conclusion 645

Bibliographie 654

Index 680

Table des matières détaillée 687

3
Introduction

La juste procédure de découpe du réel me paraît passer par une évaluation de


rapports de pouvoir qui ne se manifestent plus exclusivement au niveau de
l’appareil d’Etat, mais qui nous traversent complètement, qui traversent les
corps. Il faut donc promouvoir, comme dit Foucault, des séries de « micro-
analyses ». Et pour cela, il faut changer d’échelle.

Michel Deutsch, 1976

Le schéma qui veut qu’il y ait d’un côté les appareils de pouvoir et de l’autre
la grande masse des gens qui en serait démunie est un peu trop abstrait. Dans
la famille, dans la vie quotidienne par exemple, il y a une foule de détails
anecdotiques qui permettent de contraindre l’autre, de normaliser ses
rapports. Chacun le sait. Manger pas manger, quoi manger, à quelle heure
manger, dormir pas dormir, être à l’heure ne pas être à l’heure, se laver ne
pas se laver, etc. etc. C’est dans la mesure où nous serions capables de
comprendre ces détails autrement que comme des détails, ou des anecdotes,
de les inscrire dans un imaginaire, que nous pourrions commencer
d’appréhender une mythologie du quotidien.

Dominique Muller, 1976

- Rapport dialectique entre le vie de travail et la vie domestique – publique /


privée – privée / publique.
- Comment la vie de travail (rapport d’oppression et de lutte) est incrustée
dans la vie domestique.
- Comment les commandements bourgeois sont intériorisés par la classe
ouvrière.
- Comment l’idéologie dominante traverse le langage et les comportements.

Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, 1976

Il m’intéresse d’explorer de très près les retombées de la réalité socio-


historique sur un terrain où, traditionnellement, on ne le fait pas. Comment,
par exemple, cela peut s’intérioriser, dans la quotidienneté, sur le terrain de
l’affectif, du sexuel, du domestique. […]
Nous pouvons garder la nostalgie, depuis Brecht, d’un grand Théâtre de
l’Histoire. […] Mais le présent vécu, intériorisé, de tant de formes
d’oppressions, d’inaccomplissements ne nous sollicite pas moins, sur leur
apparente banalité.

Jacques Lassalle, 1977

Le théâtre ancré dans le quotidien, c’est avant tout une capacité de trouver le
plus extrême intérêt à ce qui est le moins intéressant, de porter le quelconque,
le tout-venant, au sommet de ce qui importe. N’est-elle pas quelque part de
ce côté-là, avec des contours à peine encore dessinés, la forme de subversion
adaptée aux formes d’oppression d’aujourd’hui ? […]
Aujourd’hui les voies de la domination nous apparaissent se traçant de tous
les côtés, et face aux systèmes oppressifs qui s’enchevêtrent pour mieux nous
tenir, il ne se dégage pas clairement de vérité qui vaille le combat. Alors la
distanciation, qui plus que jamais importe dans l’acte théâtral, […]
s’intériorise […]. Elle réside, au niveau moléculaire de ce théâtre, dans le
refus de ce qui est attendu.

Michel Vinaver, 1981

4
Placée sous le sceau du quotidien, une part importante de la production théâtrale des
années soixante-dix est marquée par la volonté de rendre visibles ceux qui ne le sont pas, de
faire accéder à la lumière ce qui en est habituellement exclu. Geste doublement paradoxal :
dramatiquement, parce qu’il promeut la vie ordinaire et apparemment insignifiante de gens
sans histoire au rang d’objet théâtral digne d’être représenté ; politiquement, dans la mesure
où, prenant le parti du plus grand éloignement par rapport aux lieux canoniques du pouvoir, il
ne renonce pas pour autant à sa représentation mais s’attache au contraire à en révéler les
modes imperceptibles de fonctionnement. Citées en exergue, les déclarations de Michel
Deutsch, Dominique Muller, Jean-Paul Wenzel, Claudine Fiévet, Jacques Lassalle et Michel
Vinaver montrent en effet que la réévaluation de l’anodin et de l’infime est indissociable
d’une compréhension extensive du pouvoir1. Qu’elles soient maintenues comme horizons
d’analyse ou plus radicalement désavouées, l’opposition massive entre oppresseurs et
opprimés et les formes spectaculaires de conflictualité qu’elle implique ne permettent pas de
cerner des processus de domination anonymes et diffus qui fonctionnent par « incrustation »,
« intériorisation », « traversée »… et s’insinuent dans les recoins les plus obscurs de la vie
quotidienne. Le défi théâtral que suscite la mise en lumière de tels processus s’offre ainsi
comme le point de convergence des différentes recherches qui essaiment pendant la décennie :
comment rendre visible un pouvoir qui a cessé de s’imposer de l’extérieur à ses sujets ? au
prix de quels aménagements – changement d’échelle, découpe du réel, effets moléculaires de
distanciation – la forme dramatique peut-elle représenter les opérations de détail, prescriptions
sans paroles, assujettissements sans maîtres, par lesquelles le pouvoir informe les actes, les
corps et les discours des individus ? Conjuguant ce questionnement esthétique à l’approche
historique du contexte qui l’a vu naître, notre étude se propose d’analyser les formes et les
enjeux de cette nouvelle économie de la visibilité qui engage tout à la fois l’exercice du
pouvoir et ses modes de figuration théâtrale.

Le pouvoir au quotidien : nouvelles économies dramatiques de la visibilité

Certes, le quotidien ne constitue pas une terra incognita du champ théâtral à l’heure
où émergent les dramaturgies qui nous occupent. Depuis le XVIIIe siècle, il n’a cessé au

1
Cf. Michel Deutsch, « Les rapports de pouvoir qui traversent les corps », in Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture
au présent. Nouveaux entretiens », Travail théâtral, n° 24-25, juillet-décembre 1976, p. 94 ; Dominique Muller,
« Fragments », TNS Actualité, n° 21, 17 février 1976 ; Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Théâtre quotidien.
Axes de travail », 1976 [inédit] ; Jacques Lassalle, « Risibles amours », Théâtre/public, n° 16-17, printemps
1977, pp. 54-55 ; Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien » (1981), in Michel Vinaver, Ecrits sur le théâtre,
t. 1, réunis et présentés par Michelle Henry, Paris, L’Arche, 1998, pp. 128-131.

5
contraire de s’offrir comme le moteur d’une vaste révolution optique prônant la conversion de
notre regard pour le diriger vers les franges les moins exposées de l’existence et l’histoire du
théâtre, de Diderot jusqu’à aujourd’hui, pourrait bien être envisagée sous le prisme de ce que
Jean-Pierre Sarrazac appelle sa « quotidiennisation »2. Dès lors que fut contestée la clause des
états et des styles qui régissait la dramaturgie classique et réservait à la bassesse de la
comédie, de ses personnages et de sa prose, le droit de montrer le quotidien pour en rire3, le
théâtre s’employa à « faire apparaître ce qui n’apparaît pas » et à « dire les derniers degrés, et
les plus ténus, du réel »4. Soulignant la dignité des petites choses, exaltant le sens profond des
petits riens, plaidant la valeur des hommes du commun et, quelquefois, celle des hommes de
peu, il partit à la conquête inlassablement renouvelée de l’ordinaire et porta sur la scène « les
détails de notre vie privée » (Mercier), « la banalité de la vie de tous les jours » (Zola), « ce
qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre » (Maeterlinck), en appelant, à chacune de ses
métamorphoses, à une focale un peu plus courte. Par-delà la diversité des esthétiques
sollicitées et des objectifs qu’elles visent, le quotidien apparaît donc comme un vecteur
critique de la représentation. Si sa convocation prend parfois la forme tranchée – et
faussement simple – d’un appel au réel contre le théâtre, il convient de considérer l’un et
l’autre comme des champs de visibilité et de perception dont le quotidien assure précisément
la mise en tension. D’une part, il fonde la contestation des conventions théâtrales existantes en
tant qu’elles déterminent et limitent le champ du visible. D’autre part, il ébranle jusqu’à nos

2
Jean-Pierre Sarrazac, « Le drame selon les moralistes et les philosophes », in Jacqueline de Jomaron (dir.),
Théâtre en France, t. 1, Paris, Armand Colin, 1988, p. 297 : « Si nous avons tendance à considérer qu’un
Tchekhov (ou un Ibsen, un Strindberg) a inauguré ce théâtre du quotidien qui est toujours en faveur en notre fin
de XXe siècle, il ne faut pas pour autant oublier que c’est au XVIIIe siècle que se décide pour la première fois
dans l’histoire, sous la bannière du “naturel” […], la “quotidiennisation” du théâtre ».
3
Sur les rapports du théâtre classique à la vie quotidienne, leur articulation à la hiérarchie antique des genres et
l’impossibilité corrélative de prendre au « sérieux », encore moins au « tragique », les circonstances ordinaires
de la réalité, cf. Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France (1950), Paris, Nizet, 1964, chap. « La vie
quotidienne », pp. 388-392 ; Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature
occidentale (1946), trad. fr. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, chap. XV, pp. 365-394 ;
George Steiner, La Mort de la tragédie (1961), trad. fr. Rose Celli, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1993.
4
Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes » (1977), in Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 3,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 251. Analysant le bouleversement des
rapports du discours, du pouvoir et de la vie quotidienne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, Foucault
s’attarde sur ses répercussions dans le champ littéraire : « L’impossible ou le dérisoire ont cessé d’être la
condition sous laquelle on pourrait raconter l’ordinaire. Naît un art du langage dont la tâche n’est plus de chanter
l’improbable, mais de faire apparaître ce qui n’apparaît pas – et peut ou ne doit pas apparaître : dire les derniers
degrés, et les plus ténus, du réel. Au moment où se met en place un dispositif pour forcer à dire l’“infime”, ce qui
ne se dit pas, ce qui ne mérite aucune gloire, l’“infâme” donc, un nouvel impératif se forme qui va constituer ce
qu’on pourrait appeler l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident : ses fonctions cérémonielles vont
s’effacer peu à peu ; il n’aura plus pour tâche de manifester de façon sensible l’éclat trop visible de la force, de la
grâce, de l’héroïsme, de la puissance ; mais d’aller chercher ce qui est le plus difficile à apercevoir, le plus caché,
le plus malaisé à dire et à montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux. Une sorte d’injonction à
débusquer la part la plus nocturne et la plus quotidienne de l’existence (quitte à y découvrir parfois les figures
solennelles du destin) va dessiner ce qui est la ligne de pente de la littérature depuis le XVIIe siècle ».

6
modes intimes de représentation du réel en en déjouant les hiérarchies et en exigeant du
spectateur qu’il regarde ce à quoi l’œil nu est lui-même enclin à rester indifférent. Parce qu’il
est indissociable d’enjeux optiques eux-mêmes intrinsèquement liés à la spécificité de l’art
théâtral, le quotidien s’offre à échéances régulières comme le moteur historique d’inventions
formelles qui ont participé à la rénovation conjointe du drame et de la scène.
Partant d’un tel constat, le changement d’échelle que prônent avec insistance les
dramaturgies des années soixante-dix prend dûment sa place dans cette histoire au long cours.
Or tout le but de notre recherche sera de voir comment la question du pouvoir telle qu’elle est
posée à l’époque problématise cette réévaluation théâtrale du quotidien pour en spécifier les
formes et les enjeux. Notre territoire d’investigation se situe en effet à l’endroit exact où la
quotidiennisation du théâtre rencontre la quotidiennisation du pouvoir. Car si le quotidien
nous est apparu comme un vecteur critique de la représentation, les déclarations que nous
avons préalablement citées montrent qu’il fonctionne également comme un vecteur critique
dans la compréhension du champ social et de ses rapports de force, ce dont nous aurons
maintes confirmations en considérant les théories et les pratiques d’une décennie marquée par
un double mouvement d’extension et de pluralisation du domaine de la lutte. En s’offrant
comme un lieu privilégié d’exercice du pouvoir là où semblait l’exclure la déclinaison
traditionnelle de ce dernier sous le registre de la grande Histoire et de ses modes attendus de
publicité et d’événementialité, le quotidien met à mal les hiérarchies, les distinctions et les
clivages qui organisaient jusqu’alors l’appréhension du phénomène politique au sein d’une
vie sociale rigoureusement stratifiée. Ce faisant, il exige une conversion du regard à même de
déceler le fonctionnement insinuant du pouvoir dans les replis de la vie domestique et les
régularités de l’emploi du temps, dans les silences des corps et les banalités des conversations.
C’est dire que les nouveaux enjeux optiques soulevés par la conjugaison du pouvoir au
quotidien réactivent sur un mode singulier ceux que nous avons associés à l’évolution
théâtrale depuis le XVIIIe siècle. La façon dont cette conjugaison inédite et apparemment
rétive à la représentation force les frontières du drame en sollicitant des formes qui puissent la
rendre visible, voilà ce qui constitue notre objet.
Nous inscrivant dans le sillage des travaux effectués par le Groupe de recherche sur la
Poétique du drame moderne et contemporain et empruntant bon nombre de nos outils
d’analyse dramaturgique au lexique qu’il a élaboré en 20015, nous nous référons à notre tour à
l’ouvrage déterminant que Peter Szondi a écrit en 1956, Théorie du drame moderne. Adoptant

5
Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Poétique du drame moderne et contemporain. Lexique d’une recherche, Etudes
théâtrales, Louvain-La-Neuve, Centre d’Etudes Théâtrales, n° 22, 2001.

7
une perspective socio-esthétique, Szondi diagnostique la « crise » du drame vers la fin du dix-
neuvième siècle et l’enracine dans la contradiction qui oppose la forme dramatique
traditionnelle et les nouveaux contenus qu’elle se propose. Alors que l’homme se voit infliger
plusieurs « blessures narcissiques » qui affirment son assujettissement à des puissances qui le
dépassent (pulsions inconscientes, poids du milieu social ou forces obscures du cosmos),
l’univers dramatique qui s’est imposé à la Renaissance n’est plus opérant. Voué à la
représentation de relations interpersonnelles qui se déploient dans un pur présent sans autre
extériorité que ce que l’action donne à voir et le dialogue à entendre, le drame tel que Szondi
le définit après Hegel, est grevé par l’intrusion de thèmes qui renvoient aux rapports
problématiques que l’homme entretient désormais avec le monde et remettent radicalement en
cause ses principes formels. Se limitant aux dramaturgies des années soixante-dix et se
focalisant sur le nouveau contenu que constitue le pouvoir au quotidien, notre recherche
entend dégager les différents avatars de cette rencontre critique entre la forme dramatique et
un thème qui résiste obstinément au modèle fourni par l’objectivation des subjectivités ainsi
qu’au régime de visibilité qu’il induit, le drame dans sa forme absolue résidant tout entier
dans ce qu’il manifeste6 : comment la crise conjointe du personnage, de l’action et de la
parole dont le drame moderne et contemporain fournit tant d’exemples se voit-elle rejouée par
les déflagrations qu’entraîne la représentation de « cette chose si énigmatique, à la fois visible
et invisible, présente et cachée, investie partout, qu’on appelle le pouvoir »7 ? Dès lors que le
pouvoir s’absente comme propriété que détiennent ou se disputent des figures nettement
individualisées et nous prive du grand conflit autour duquel se noue et se dénoue la fable,
qu’advient-il du drame ? Que peut-il en rester ? Processus anonyme qui traverse les corps et
les discours, le pouvoir entame l’autarcie de la sphère intersubjective pour l’ouvrir sur des
zones intra- et extra-subjectives où se jouent son intériorisation et son extériorisation. Il

6
Rappelons la façon dont Szondi évoque le drame : « L’homme n’entrait dans le drame, pourrait-on dire, que
dans sa relation à autrui. La sphère de l’“inter” lui apparaissait comme la sphère essentielle de son existence ; la
liberté et le lien, la volonté et la décision ses principales déterminations. Le “lieu” où il parvenait à se réaliser
dramatiquement, c’était l’acte de décider. Cette décision en faveur du monde des relations à autrui révélait son
être intérieur et le rendait présent dans le drame. Mais sa décision d’agir rapportait à lui ce monde relationnel, lui
permettant alors d’accéder à la réalisation dramatique. Tout ce qui était en deçà ou au-delà de cet acte devait
rester étranger au drame : l’inexprimable aussi bien que l’expression, l’âme fermée sur elle-même comme l’idée
déjà aliénée du sujet. Et surtout ce qui ne s’exprime pas, le monde des choses, quand il n’entrait pas dans les
rapports interhumains » – Peter Szondi, Théorie du drame moderne (1956), trad. fr. Sibylle Muller, Belval,
Circé, coll. « Penser le théâtre », 2006, pp. 13-14. A lire la description de ce personnage autonome dont les actes
sont la manifestation directe et transparente d’une volonté et d’une décision, on comprend que la figure de
pouvoir, telle qu’on l’associe traditionnellement à son exercice, constitue un avatar hyperbolique du personnage
et en magnifie la souveraineté. Or un tel modèle est inopérant pour représenter les nouvelles déterminations
induites par l’intériorisation du pouvoir, exigeant du drame qu’il s’ouvre à son « en deçà » et à son « au-delà ».
7
Michel Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze » (1972), Dits et
écrits, t. 2, op. cit., p. 312.

8
entrave dès lors le rapport immédiatement référentiel entre ce que le personnage montre et ce
qu’il est supposé être. S’immiscent ici des écarts subreptices, des conditionnements tacites,
des influences étrangères qui descellent les mots et les gestes de l’exercice supposé impérieux
d’une volonté, bloquent le déroulement de la fable, le ralentissent ou le fragmentent, et nous
obligent surtout à investir les interstices et les lacunes ainsi ménagés pour interroger la nature
des forces qui délestent le drame de sa belle homogénéité.
Comme le laisse deviner notre propos, notre souscription aux théories szondiennes
s’arrête à l’endroit où les contradictions qu’il analyse apparaissent comme des étapes
transitoires qui ne vaudraient que pour le dépassement, nécessairement épique, qu’elles
appellent. Si nous reprenons certains des termes qui lui servent à décrire la crise du drame,
celle-ci n’exige aucune résolution et nous apparaît comme une tension formellement féconde
entre des contenus qui ont continué de se transformer après l’avènement du théâtre brechtien
et une esthétique jadis normative dont les frontières, depuis plus d’un siècle, n’ont cessé et ne
cessent encore d’être interrogées de multiples façons8. Ce point est d’importance concernant
des écritures que l’on pourrait commodément incriminer d’opérer un frileux repli sur les
terres trop familières du drame tout en indexant l’effritement manifeste de ce dernier sur des
hésitations ou des compromis que seules des formes radicalement novatrices auraient permis
d’éviter. Or nous aurons l’occasion de voir que cette indécision et les hybridations qu’elle
génère font précisément la particularité des écritures quotidiennistes et sont au cœur du projet
critique qu’elles portent. A l’heure où la redécouverte des pièces de Horváth ou du jeune
Brecht ouvre les scènes sur un théâtre qui privilégie la déconstruction des formes anciennes
sur les entreprises de table rase et la dissidence sur la révolution, où le Woyzeck de Büchner se
donne comme le parangon d’un drame malade dont les symptômes permettent de donner à
voir la part la plus nocturne de l’aliénation, il semble que la crise soit le seul mode d’accès à
la réalité et, plus particulièrement, à celle du pouvoir. Refusant la formule épique au profit
d’opérations plus ou moins discrètes de démontage de la formule dramatique, les
dramaturgies des années soixante-dix s’emploient à dessaisir le quotidien de sa familiarité au
moyen de procédés qu’il nous reviendra d’analyser et qui nécessiteront de mettre au jour le
dialogue qu’elles tissent avec les formes du passé, qu’il s’agisse de références tutélaires (le

8
Sur les limites de la théorie szondienne, cf. Jean-Pierre Sarrazac, « Crise du drame », Poétique du drame
contemporain, op. cit., pp. 7-15 : « Mais la théorie szondienne s’avère moins convaincante lorsqu’elle plaque un
schéma dialectique quelque peu sommaire sur le déroulement de la crise du drame des années 1880 au milieu du
XXème siècle. Pour Szondi, la crise s’explique par une sorte de lutte historique où le Nouveau, à savoir l’épique,
doit à terme triompher de l’Ancien, c’est-à-dire le dramatique. […] En fait, la Théorie du drame moderne, si
utile à la compréhension des mutations du drame moderne et contemporain, pose problème dès lors qu’elle
statue, explicitement ou implicitement, sur le sens ultime de ses mutations ».

9
Volksstück critique), problématiques (le théâtre épique) ou contrapuntiques (le drame
bourgeois, le drame naturaliste ou encore le mélodrame).

Le pouvoir au quotidien : nouvelles économies politiques de la visibilité

On comprend que la nature de notre questionnement, mais aussi les prétentions


réalistes des auteurs qui ont exploré le territoire du quotidien, exigent d’articuler l’analyse des
formes dramatiques à leur dehors, celui-ci désignant tout à la fois le renouvellement des
modes de compréhension du pouvoir et le réaménagement des visées politiques du théâtre.
Tendues entre des « années 68 »9 placées sous le signe de la contestation et des « années 83 »
marquées par le désenchantement, les unes et les autres constituant moins des bornes
chronologiques que des pôles dont les forces d’aimantation contradictoires travaillent toute la
décennie, les années soixante-dix s’offrent comme une période-charnière, sociale et politique,
culturelle et théâtrale, où se côtoient grandes utopies et descriptions cliniques, interventions
militantes et micro-analyses, optimisme révolutionnaire et pessimisme actif. Légataires
hétérodoxes, polémiques ou réfractaires du marxisme et du brechtisme, les discours qui
occupent le débat public ne laissent alors d’en réviser les grands récits historiques sans pour
autant renoncer à l’idée que le monde est transformable, fût-il nécessaire, là encore, de
changer d’échelle et de privilégier le présent sur un avenir qu’on peine de plus en plus à
indexer sur la téléologie du matérialisme dialectique. Or nous faisons l’hypothèse que les
dramaturgies du quotidien, dans les formes qu’elles ont su créer, les buts qu’elles se sont fixés
et les nombreux commentaires qui ont accompagné leur émergence, leur développement et
leur dissémination, s’inscrivent au cœur de ce débat et de ces tensions : leur étude permet
ainsi de corréler les critiques et les redéploiements dont la raison politique a fait l’objet dans
le champ des représentations et des pratiques, sur la scène du théâtre et sur celle de la société.

9
Cf. Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les
Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Editions Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2000.
Par cette expression, l’ouvrage se propose d’articuler la chronologie courte de que qu’on a appelé « les
événements » et la moyenne durée, celle du phénomène contestataire mais aussi des mutations profondes de la
société tels qu’ils sont apparus au milieu des années soixante pour se déployer bien au-delà de 68. C’est dans une
logique similaire que nous choisissons d’évoquer « le temps du désenchantement » sous le titre des « années 83 »
(1983 marquant le début de la politique de « rigueur » menée sous la présidence Mitterrand), sachant, là encore,
que celui-ci commence à poindre dès les années soixante-dix (la parution de L’Archipel du goulag en 1974
ouvrant la première brèche, la défaite de l’Union de la gauche aux élections législatives de 1978 la creusant, ces
jalons émergeant sur fond d’une crise économique qui n’a cessé de s’aggraver depuis 1973 et qui a bientôt mis
fin aux Trente Glorieuses). Or nous verrons que les écritures quotidiennistes s’inscrivent précisément au
croisement de ces deux temporalités : à travers l’analyse des pièces qui ont marqué leur plein essor sur les scènes
françaises entre 1973 et 1978, mais aussi la prise en compte des trajectoires singulières de leurs auteurs en amont
et en aval de cette période, soit sur une durée qui s’étend peu ou prou de 1968 à 1983, nous pourrons prendre la
mesure des tensions qui travaillent cette tendance théâtrale, depuis son apparition jusqu’à son essoufflement.

10
Concernant spécifiquement le champ théâtral, il sera donc éclairant de relier l’histoire
et les formes de ces dramaturgies aux réflexions du temps sur le devenir et les mutations du
théâtre politique. Sans viser la restitution exhaustive d’un contexte dont la richesse et la
complexité nous éloigneraient de notre objet, il conviendra de pointer les endroits où
l’économie de la visibilité mise en œuvre par notre corpus, la particularité du projet critique
qui la soutient et les difficultés qu’elle est susceptible de poser, s’embranchent sur les
interrogations plus vastes que le théâtre mène alors sur ses propres pouvoirs, sur sa capacité à
représenter la réalité, à l’expliquer et à la transformer. En mettant en question le schème offert
par la lutte des classes pour valoriser la pluralité des foyers d’exercice du pouvoir et sa force
de pénétration aux confins de la chambre et de la psyché, les dramaturgies du quotidien
investissent à nouveaux frais la mission critique du théâtre. Elles abandonnent les pleins-feux
de sa pédagogie pour ne sauver de l’utopie que sa part négative, celle qui nous enjoint de
refuser que le monde tel qu’il est donne la mesure de tout ce qu’il pourrait être. Parce que les
années quatre-vingts sont enfin derrière nous et que l’opposition entre révolution et
résignation, théâtre du monde et théâtre du moi, ne cesse d’être contestée, il devient en effet
possible de revenir sur les étapes d’un « retournement de tendance » souvent caricaturé10.
Aussi choisissons-nous de considérer le moment quotidienniste comme l’un des chaînons,
sinon manquants, du moins mésestimés, de la trajectoire lente et heurtée qui a mené le théâtre
« de l’utopie au désenchantement »11 : de ses enjeux comme de ses contradictions, de ses
ambitions comme de ses limites, nous faisons le pari que se dégagent non seulement le lieu
problématique où s’est scellé tout un pan de ce qui constitue désormais notre histoire, mais
aussi les tensions que le théâtre qui refuse l’alternative de la tribune et du confessionnal est

10
Sur ce retournement de tendance, on se reportera notamment à l’ouvrage de Florence Baillet, L’Utopie en jeu.
Critique de l’utopie dans le théâtre allemand contemporain, Paris, CNRS Editions, coll. « De l’Allemagne »,
2003. Revenant sur le sens de cette Tendenzwende qui constitue un leitmotiv dans les revues allemandes de
l’après-68, l’ouvrage restitue grand nombre de discours critiques qui recourent aux schèmes d’opposition que
nous avons mentionnés : « Le chemin parcouru par le théâtre dans les années 70 : du Pop Art et de la politique à
la psychologie et à la sphère privée. 1970 : la scène, tribune de l’agitation politique – 1980 : la scène :
confessionnal pour révélations individuelles […] 1970 : but de la mise en scène : la clarté, elle propose des
solutions au public – 1980 : but de la mise en scène : un langage codé, elle pose des énigmes au public. 1970 : la
foi dans les utopies – 1980 : la résignation face à la réalité. 1970 : les images expriment des concepts – 1980 : les
images sont une fin en soi ; on n’apprécie guère les concepts » – Georg Hensel, Das Theater der siebziger Jahre.
Kommentar, Kritik, Polemik (1980), cité et traduit in Florence Baillet, L’Utopie en jeu, op. cit., p. 145.
11
Cf. Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, coll. « Penser le
théâtre », 2000, p. 74. Soulignons combien nos cadres d’analyse doivent aux travaux de Jean-Pierre Sarrazac,
notamment à cette Critique du théâtre qui entend dégager une nouvelle idée de théâtre critique qui soit délestée
de toute posture messianique sans pour autant céder au refus, passéiste ou post-moderne, de toute utopie. Or
cette troisième voie qui constituerait désormais notre horizon et ne garderait de l’utopie que sa dimension
contestataire, l’idée que d’autres vies seraient encore possibles, il nous semble en deviner les premiers indices
dans les dramaturgies du quotidien, quand bien même il nous faudra toujours veiller à préserver la singularité des
pistes frayées par tel ou tel de nos auteurs ainsi que les contradictions qui animent parfois leur démarche.

11
aujourd’hui encore conduit à affronter.
Concernant plus largement le champ social, il nous paraît indispensable de prendre
acte de la diffraction des fronts de lutte et du renouvellement de la pensée politique dans les
années soixante-dix, phénomènes d’ailleurs indissociables tant est forte à cette époque la
circulation critique, savante ou militante, des discours :
On ne voit pas de quel côté – à droite ou à gauche – on aurait pu poser ce problème de pouvoir. A
droite, il n’était posé qu’en termes de Constitution, de Souveraineté, etc., en termes juridiques ; du côté
du marxisme, en termes d’appareils de l’Etat. La manière dont il s’exerçait concrètement et dans le
détail, avec sa spécificité, ses techniques et ses tactiques, on ne la cherchait pas […]. On n’a pu
commencer à faire ce travail qu’après 1968, c’est-à-dire à partir de luttes quotidiennes et menées à la
base, avec ceux qui avaient à se débattre dans les maillons les plus fins du réseau du pouvoir. C’est là
où le concret du pouvoir est apparu et, en même temps, la fécondité vraisemblable de ces analyses du
pouvoir pour se rendre compte de ces choses qui étaient restées jusque là hors du champ de l’analyse
politique12.

Mot-carrefour où se croisent des appareils conceptuels fort hétérogènes, mais qui semble
précisément puiser sa force d’impact et de séduction dans sa capacité à englober sous un
même syntagme les mailles enchevêtrées d’un réseau que la réalité conjointe de la domination
sociale et de l’exploitation économique ne pourrait suffire à faire tenir, le pouvoir est partout.
Il devient l’enjeu central d’un questionnement qui ne cesse de réaménager sa définition et
d’en élargir les champs d’exercice. « Tout est politique » : cette formule de Gramsci
redécouverte en mai 68 dessine une nouvelle grille d’interprétation du monde où le politique
ne constitue plus un champ cloisonné de la vie sociale mais le filtre à travers lequel celle-ci
gagne à être envisagée dans son entier, pénétrant des sphères dont la dimension
institutionnelle est désormais mise en valeur (l’école, la famille, le langage…), infiltrant des
zones supposées protégées en vertu de distinctions désormais inopérantes (la vie privée, la vie
psychique, le corps, la sexualité…).
Or ce décloisonnement du pouvoir va de pair avec la politisation du quotidien. Pris en
charge par l’historiographie, la sociologie ou encore la sémiologie13, le quotidien constitue
depuis l’après-guerre un objet d’analyse récurrent qui contribue à mettre à mal les schèmes

12
Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1977), Dits et écrits, t. 3, op. cit., p. 146.
13
Dans ce cadre, notons l’importance tutélaire des travaux de Lefebvre et de Barthes. Le premier a placé la
critique de la vie quotidienne au cœur de son œuvre (à partir de 1960, il anime à Nanterre un Groupe d’études de
sociologie de la vie quotidienne et tente d’en faire une discipline à part entière). Envisagée comme ce qui reste
après soustraction de tous les aspects saillants qui donnent son armature au monde objectif, le quotidien apparaît
sous son analyse comme une matière ductile et ambiguë où se nouent au plus serré des mécanismes d’aliénation
et de désaliénation – cf. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, coll. « Le sens de la
marche », 1947 (vol. 1), 1962 (vol. 2) et 1981 (vol. 3). C’est par ses Mythologies que le second nous a fait entrer,
avec quel impact, dans la « cuisine du sens » que délivrent une automobile, un slogan publicitaire, un péplum ou
un plat cuisiné. Dans une démarche fort brechtienne sinon qu’elle se fixe à l’actualité la plus immédiate et la plus
ténue, Barthes en appelle à l’historicité de la vie quotidienne et s’assigne à sa dénaturalisation : « je voulais
ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché »
– Roland Barthes, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1957, p. 9. Nous aurons l’occasion de
souligner les convergences de cette entreprise avec celle que mènent les dramaturgies du quotidien.

12
d’opposition qui servaient habituellement à sa dévaluation (entre le quotidien et l’historique,
l’insignifiant et le signifiant, l’inauthentique et l’authentique). Or ce nouveau champ
d’investigation prend une importance particulière dans les années soixante-dix pour se voir
directement articulé à la question du pouvoir. Regards désenchantés sur les expériences russes
et chinoises qui conduisent à désolidariser le renversement de l’Etat bourgeois et la
disparition de ses structures, critiques des appareils de parti et de leur fonctionnement
bureaucratique et autoritaire sous l’assaut de nouvelles formes de militantisme (mouvements
féministes, homosexuels, étudiants, groupes d’intervention sur le système pénitentiaire ou la
répression psychiatrique), multiplication des établissements et des enquêtes au sein d’un
monde ouvrier dont on découvre à quel point il déroge aux représentations véhiculées par les
discours de ses porte-parole… Insistant sur le décalage entre les visées systématiques et
totalisatrices de la pensée et les résistances du réel, ces diverses approches invitent à « mettre
en place de nouvelles machines théoriques et pratiques capables de balayer les stratifications
antérieures »14. A l’écart, en-dessous ou à côté du modèle binaire offert par la lutte des classes
et de la problématique téléologique de la prise du pouvoir d’Etat par le prolétariat, nombreux
sont ceux qui promeuvent une analyse des mécanismes de pouvoir susceptible d’étayer leur
subversion, ici et maintenant, dans tous les aspects de la vie. Dans ce cadre, la vie quotidienne
opère comme un embrayeur théorico-pratique : tour à tour slogan et concept, elle constitue un
rappel au concret du pouvoir, à la pluralité de ces modes d’exercice, à sa puissance de
pénétration, mais aussi une invitation à inventer de nouveaux moyens d’action. Aussi cette
réévaluation politique du quotidien s’inscrit-elle dans une transformation qui concerne
indissociablement le pouvoir et ses modes de représentation. Qu’il s’agisse de la méthode
d’analyse promue, du mode de fonctionnement du pouvoir lui-même ou encore des formes de
luttes envisagées, l’approche micro-scalaire est privilégiée.

14
Félix Guattari, « Micropolitique du fascisme » (1974), in Félix Guattari, La Révolution moléculaire, Fontenay-
sous-Bois, Editions Recherches, « Encres », 1977, pp. 45-48 : « On se dit que la psychanalyse concerne ce qui se
passe à une petite échelle, à peine l’échelle de la famille et de la personne, tandis que la politique ne concerne
que de grands ensembles sociaux. Je voudrais montrer, au contraire qu’il y a une politique qui s’adresse aussi
bien au désir de l’individu qu’au désir qui se manifeste dans le champ social le plus large. […] Le problème n’est
donc pas de lancer de ponts entre des domaines déjà tout constitués et séparés les uns des autres, mais de mettre
en place de nouvelles machines théoriques et pratiques capables de balayer les stratifications antérieures et
d’établir les conditions d’un nouvel exercice du désir. Il ne s’agit plus alors simplement de décrire des objets
sociaux préexistants, mais aussi d’intervenir activement contre toutes les machines du pouvoir dominant, qu’il
s’agisse du pouvoir de l’Etat bourgeois, du pouvoir des bureaucraties de toute nature, du pouvoir scolaire, du
pouvoir familial, du pouvoir phallocratique dans le couple et même du pouvoir répressif du surmoi sur
l’individu. […] Une micro-politique du désir […] cesserait de prendre appui sur un objet transcendant pour se
donner de l’assurance : elle ne se centrerait plus sur un seul point : le pouvoir d’Etat – et la construction d’un
parti représentatif capable de le conquérir aux lieux et place des masses. Elle investirait, au contraire, une
multiplicité d’objectifs à la portée immédiate d’ensembles sociaux les plus divers ».

13
Nous étant tenu par souci de synthèse à un degré de généralité inévitablement
surplombant, il convient ici de préciser le statut méthodologique que nous accorderons à cet
arrière-plan historique et théorique dans le cadre de nos futurs développements. Si le nombre
considérable d’entretiens et de paratextes qui a accompagné la production quotidienniste
témoigne de son ancrage dans les réflexions de l’époque15, ne constituent des modèles
opératoires, ni la restitution lâche d’un air du temps dans lequel seraient immergés les auteurs
plus ou moins consciemment, ni l’illusoire velléité de voir en telle pièce l’application concrète
de tel ou tel système conceptuel. Entre l’influence incertaine et la grille de lecture
contraignante, l’une et l’autre dessinant une trajectoire sommaire entre le monde intelligible et
le monde sensible, s’ouvre un champ problématique commun dont nous avons pu constater
qu’il s’offre indissociablement comme un champ de compréhension, de perception et
d’action, à savoir le pouvoir tel qu’il s’exerce, se manifeste et se vit au quotidien. C’est
pourquoi nous solliciterons ces références extra-théâtrales dans l’exacte mesure où les
problèmes qu’elles posent rencontrent ceux que posent les pièces quotidiennistes. Autrement
dit, nous y aurons recours dès lors que les outils avec lesquels philosophes, sociologues,
témoins ou militants ont thématisé tel ou tel de ces problèmes, nous permettront d’éclairer la
réalité que visent les pièces et surtout de mieux cerner comment les formes dramatiques
qu’elles mettent en œuvre l’expérimentent et s’emploient à la capter. Parce qu’ils repèrent les

15
Cela est particulièrement vrai de Michel Deutsch qui convoque de multiples références théoriques (notamment
Foucault) et s’est par ailleurs employé à souligner l’ancrage du « théâtre du quotidien » dans l’esprit du temps :
« Attardons-nous un peu sur cette conjoncture de l’après-Mai 68. […] Le rapport à la politique s’est
complètement modifié. […] Ainsi une des questions soulevées par le maoïsme libertaire à l’époque était, du
point de vue de la lutte anti-autoritaire, celle du parti organe dirigeant, intellectuel collectif, avant-garde de la
classe ouvrière. […] Le “mauvais esprit populaire” était systématisé (par des militants tout de même !) dans des
micro-espaces – ateliers d’usines, quartiers, HLM à forte densité d’immigrés, etc. – et plus du tout au niveau de
la grande échelle, tributaire d’une autre temporalité et davantage orientée par une vision de l’Etat, du pouvoir
d’Etat, comme pouvoir déterminant en dernière instance. Ce “mauvais esprit” populaire devait se transformer,
grâce aux militants maos, en sentiment d’injustice et de révolte qui s’opposerait à tous les petits pouvoirs des
“petits chefs”. L’illégalisme populaire, les luttes anti-autoritaires dans les prisons, dans le mouvement des
femmes, des homos, chez Lip, etc., trameraient le grand mouvement d’émancipation des “gens”. […] On peut
retenir de ce mouvement une violente critique du marxisme autoritaire, sinon du marxisme tout court, une
critique de la fonction de parti comme tributaire du modèle étatique, et la réévaluation gramscienne de la
révolution idéologique au détriment de la transformation de la sphère économique. Quoi qu’il en soit, cette
contestation des appareils et la “révolutionnarisation” de la vie quotidienne ont aidé à imaginer cette tentative de
théâtre alternatif que devait être à ses débuts le théâtre du quotidien » – Michel Deutsch, « Post-scriptum au
“théâtre du quotidien”. Conversation entre A et B », in Michel Deutsch, Inventaire après liquidation. Textes et
entretiens, Paris, L'Arche, 1990, pp. 26-27. Cet extrait est aussitôt suivi par la riposte de B qui infléchit l’esprit
de système de A pour valoriser les écarts entre les artistes engagés dans le projet quotidienniste (concernant
notamment leurs rapports avec le PCF) et insister sur le primat de la réflexion théâtrale (« On aurait tort toutefois
de ne voir dans ces différentes tentatives que la simple traduction sur le terrain du théâtre d’expériences
politiques »). C’est bien cette logique de la « traduction » qu’il s’agit d’éviter, non seulement en raison de ses
effets d’homogénéisation, mais surtout de ce qu’elle empêche de voir en termes d’expérimentation formelle.

14
signes du pouvoir dans « les aspects les plus insignifiants en apparence des choses »16 et
associent son exercice ou son refus à des « opérations quasi microbiennes »17, les concepts de
« violence symbolique » et d’« invention du quotidien » fournis par Pierre Bourdieu et Michel
de Certeau nous aideront ainsi à envisager plus précisément ce qui se joue dans les silences
d’un dialogue ou la longueur inhabituelle d’une pantomime. Loin de vouloir étayer les
reproches de sociologisme auxquels certains pans de notre corpus ont parfois dû prêter le
flanc, le détour par la sociologie nous apparaît au contraire comme un opérateur stimulant
pour faire la part du monde et celle du théâtre.
Parmi toutes ces références, il en est toutefois une qui jouit d’un statut herméneutique
particulier tant elle irrigue notre réflexion, à savoir Michel Foucault et, plus encore, l’analyse
qu’il propose de l’interversion de « l’économie de la visibilité » du pouvoir dans son ouvrage
de 1975, Surveiller et punir :
Traditionnellement le pouvoir, c’est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste, et de façon
paradoxale, trouve le principe de sa force dans le mouvement par lequel il la déploie. Ceux sur qui il
s’exerce peuvent rester dans l’ombre ; ils ne reçoivent de lumière que de cette part de pouvoir qui leur
est concédée, ou du reflet qu’ils en portent un instant. Le pouvoir disciplinaire, lui, s’exerce en se
rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans
la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vus. Leur éclairage assure l’emprise du pouvoir qui
s’exerce sur eux18.

Usant de métaphores théâtrales tout au long de l’ouvrage, Foucault envisage la double


disparition du « pouvoir de spectacle » et du « spectacle du pouvoir » telle qu’elle s’amorce
au XVIIe siècle pour laisser progressivement place au pouvoir disciplinaire dont le XIXe
siècle marque le plein déploiement, dans l’atelier et la caserne, la chambre d’hôpital et la salle
de classe, la prison et le tribunal. Mis en scène au cours de cérémonies qui exhibaient et
renforçaient sa souveraineté depuis le couronnement jusqu’aux funérailles, le corps du roi

16
Pierre Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime » (1982), in Pierre Bourdieu,
Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 2001, p. 79 : « Tout permet de supposer que
les instructions les plus déterminantes pour la construction de l'habitus se transmettent sans passer par le langage
et par la conscience, au travers des suggestions qui sont inscrites dans les aspects les plus insignifiants en
apparence des choses, des situations ou des pratiques de l'existence ordinaire : ainsi, la modalité des pratiques,
les manières de regarder, de se tenir, de garder le silence, ou même de parler (“regards désapprobateurs”, “tons”
ou “airs de reproche”, etc.) sont chargées d'injonctions qui ne sont si puissantes, si difficiles à révoquer, que
parce qu'elles sont silencieuses et insidieuses, insistantes et insinuantes… ».
17
Michel de Certeau, L'Invention du quotidien 1. – Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais »,
1990, p. XL : « Ces “manières de faire” constituent les mille pratiques par lesquelles les utilisateurs se
réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle. […] [Il] s’agit de distinguer
les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le
fonctionnement par une multitude de “tactiques” articulées sur les “détails” du quotidien ».
18
Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, pp. 219-
220. C’est dans le titre de cette section consacrée à la technique de l’examen qu’apparaît l’expression
« économie de la visibilité » : « L’examen intervertit l’économie de la visibilité dans l’exercice du pouvoir ».

15
s’efface de la place publique19. Il cède le pas à des « silhouettes d’ombre », des « voix sans
visage », des « entités impalpables » – « réalité sans corps » d’un pouvoir diffus qui n’a plus
besoin de s’incarner et de représenter son incarnation pour être efficient20. Tandis que les
réformateurs pénaux s’emploient à mettre un terme au « théâtre de terreur » offert par les
supplices, rituel spectaculaire qui marque entre tous la façon dont le pouvoir ancien « s’exalte
et se renforce »21 à mesure qu’il se montre, émerge un réseau de plus en plus fin de
procédures disciplinaires assurant « une distribution infinitésimale des rapports de pouvoir » :
Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; sous la surface des images, on
investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l’échange, se poursuit le dressage
minutieux et concret des forces utiles […]. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans
la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque
nous en sommes un rouage. L’importance, dans la mythologie historique, du personnage napoléonien a
peut-être là une de ses origines : il est au point de jonction de l’exercice monarchique et rituel de la
souveraineté et de l’exercice hiérarchique et permanent de la surveillance. […] La société disciplinaire,
au moment de sa pleine éclosion, prend encore avec l’Empereur le vieil aspect du pouvoir de spectacle.
Comme monarque à la fois usurpateur de l’ancien trône et organisateur du nouvel Etat, il a ramassé en
une figure symbolique et dernière tout le long processus par lequel les fastes de la souveraineté, les
manifestations nécessairement spectaculaires du pouvoir, se sont éteints un à un dans l’exercice
quotidien de la surveillance, dans un panoptisme où la vigilance des regards entrecroisés va bientôt
rendre inutile l’aigle comme le soleil22.

Alors que le rideau tombe peu à peu sur le théâtre du pouvoir, celui-ci connaît une double
mutation : mutation de sa forme et de son fonctionnement à la faveur de dispositifs techniques
qui travaillent dans le détail des comportements individuels et qui produisent leurs effets dans
l’intégralité du champ social ; mutation corrélative de ses points d’application à la faveur de
ce que Foucault appelle « une microphysique du pouvoir » qui permet d’investir le corps de
part en part, d’en contrôler les forces, d’en accroître les aptitudes, mais aussi de connaître et
de sanctionner les pulsions qui l’animent jusque dans les derniers replis d’une âme devenue
elle-même « effet et instrument » d’une anatomie politique.

19
Le spectacle monarchique est l’expression paradigmatique de l’économie de la visibilité qui commande la
compréhension traditionnelle du pouvoir et l’on trouvera confirmation des affinités profondes qui lient spectacle
du pouvoir et pouvoir de spectacle dans les écrits que Jean-Marie Apostolidès consacre à l’âge classique – cf.
Jean-Marie Apostolidès, Le Roi machine : spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Editions de
Minuit, coll. « Arguments », 1981 et Le Prince sacrifié : théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris,
Editions de Minuit, coll. « Arguments », 1985. Pour un panorama des approches classiques du pouvoir, cf.
Céline Spector, Le Pouvoir, Paris, Flammarion, coll. « Corpus », 1997, pp. 9-10 : « Pour faire entrer son pouvoir
dans le domaine de visibilité où il accède à la reconnaissance, celui qui le “détient” doit en produire des signes
artificiels qui sont autant d’“insignes” du pouvoir : les “robes rouges”, “hermines”, “palais” et “fleurs de lys” des
magistrats, les “soutanes” et les “mules” des médecins : afin d’emporter le respect et de subjuguer l’imagination
écrira Pascal, “tout cet appareil auguste était fort nécessaire” […]. Inversement, l’acte s’exerce en retour sur le
pouvoir qui l’a initialement produit. Le médecin ne perdra-t-il pas son pouvoir s’il cesse de l’exercer, de même
qu’une armée qui cesserait de s’entraîner serait en perte de puissance ? […] La logique du pouvoir est celle de
l’accroissement indéfini ; semblable en cela à la renommée, écrit Hobbes, “il s’accroît à mesure qu’il avance”
(Léviathan). L’acte joue donc par rapport au pouvoir une double fonction : il l’entretient et le rend sensible ».
20
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 24.
21
Id., p. 69.
22
Id., pp. 252-253.

16
La conceptualisation foucaldienne du pouvoir s’inscrit ainsi dans un complexe optique
qui place la question de la visibilité et de la représentation au cœur de ses enjeux. Si ses
recherches rencontrent le mouvement conjoint d’extension et d’intensification dont on a vu
qu’il caractérisait les nouvelles approches du pouvoir dans les années soixante-dix, si son
étude des outils du dressage disciplinaire établit d’indéniables connexions avec les différentes
façons dont on pense à l’époque l’intériorisation des normes ou des contraintes sociales, sous
les formes diffractées de la civilisation des mœurs, de l’auto-répression ou de la police
intérieure23, son analyse a en propre d’articuler directement voir et pouvoir. La transformation
de ses modes de manifestation n’est pas un effet collatéral de celle de ses modes d’exercice :
elle en constitue le point nodal. Au-delà de l’influence effective ou supposée que les théories
foucaldiennes sont susceptibles d’avoir exercé sur tel ou tel de nos auteurs, celles-ci nous
permettent donc de prendre la mesure du défi optique et théâtral qui s’impose à eux. En
somme, nous nous proposons de littéraliser le réseau métaphorique dont Foucault se sert très
librement afin de problématiser l’extinction spectaculaire du pouvoir, pour la mettre à
l’épreuve de la scène et en explorer les répercussions dramatiques. Quelle économie de la
visibilité le théâtre peut-il mettre en œuvre pour capter la nouvelle économie de la visibilité
du pouvoir ? Comment continuer de placer le pouvoir au cœur de la représentation théâtrale
tout en prenant acte de la disparition du théâtre du pouvoir ? Enfin, dans quelles mesures ce
geste met-il en crise le théâtre, le drame et leurs régimes habituels de visibilité ? Marqués par
une tension évidente, ces questionnements seront au cœur de notre travail.

Le Théâtre du Quotidien n’existe pas

Arrivé à ce stade de notre introduction, il est nécessaire de nous pencher plus


précisément sur notre corpus, sur ce qu’on appelle communément le « théâtre du quotidien »
et sur ce qui nous pousse à lui privilégier la cohérence moins normative d’un geste, d’un
moment quotidienniste, ou encore l’immédiate polymorphie des dramaturgies du quotidien. A
considérer les guillemets dont on affuble le terme de théâtre du quotidien dès les années
soixante-dix, il semble en effet que cette appellation ne puisse être maniée qu’avec
précaution, exaspération ou scepticisme, soit que les auteurs censément concernés la rejettent,
soit que la critique théâtrale se repente parfois d’avoir pris « trois hirondelles pour un

23
Sur les deux premières notions, cf. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs (1969), trad. fr. Pierre Kamnitzer,
Paris, Calmann-Levy, coll. « Agora/Pocket », 1973 ; Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur
l’idéologie de la société industrielle avancée (1965), trad. fr. Monique Wittig et Herbert Marcuse, Paris, Editions
de Minuit, coll. « Arguments », 1968. La troisième expression relève davantage de la formule et circule dans
bien des textes de l’époque (cohabitant notamment avec « le flic dans la tête »).

17
printemps »24. Signe de reconnaissance pour dramaturges en mal de légitimité ou figure-
repoussoir pour ceux qui craignent l’assimilation, étiquette commode pour se réjouir de
l’arrivée d’une « nouvelle vague » d’auteurs ou taxinomie classificatrice d’autant plus rigide
qu’elle se confond avec la désignation péjorative d’un écueil, le théâtre du quotidien fait très
rapidement l’objet d’usages contrastés faisant varier tout à la fois ses dénotations et ses
connotations, son esthétique et le nombre de ses membres, ses mérites ou ses défauts.
En tant que mouvement auto-proclamé, le théâtre du quotidien ne concerne en fait
qu’un quatuor de jeunes Français : Michel Deutsch, Claudine Fiévet, Michèle Foucher et
Jean-Paul Wenzel. En 1973, ceux-ci trouvent en lui la bannière sous laquelle ranger leur
volonté commune de créer un théâtre alternatif, le quotidien englobant, sous un même vœu de
proximité, les objets que s’assigne la représentation et les rapports de la création avec la
population. Selon les termes de Deutsch, il s’agit de « raconter la vie des “gens” […] en ne
passant pas par-dessus la tête des “gens” »25, projet encore plein de l’esprit de mai dans sa
manière de contester « la Culture avec un grand C »26, ses grands Sujets, ses grandes
Histoires, ses grands Personnages, comme dans son souci de s’adresser à ce « non-public »
que l’on ne trouve ni dans les salles, ni sur les scènes. Entre la promotion des classiques du
répertoire par les tenants du théâtre populaire et le soupçon que le théâtre d’intervention fait
peser sur la figure de l’auteur dramatique, un espace reste donc à conquérir, un théâtre critique
à inventer, d’autant que quelques dramaturges, tels que Franz Xaver Kroetz, Martin Sperr ou
Rainer Werner Fassbinder, en montrent la voie depuis déjà quelques années outre-Rhin. Le
théâtre du quotidien, dans ce cadre, désigne l’exigence partagée d’arrimer le théâtre à la
réalité la plus contemporaine, de relancer une pratique d’écriture et de jeu qui permette
d’assurer une prise sur la vie. Malgré la séparation presque immédiate du groupe et l’absence

24
Matthieu Galey, « Marianne attend le mariage de Claudine Fiévet et Jean-Paul Wenzel. Trois hirondelles pour
un printemps », Le Quotidien de Paris, 7 février 1977 : « Déjà, rapprochant Wenzel de Kroetz et Lassalle, on
annonçait la naissance d’une école néo-réaliste. Quel soulagement pour les critiques universitaires ! Depuis la
disparition programmée du théâtre de l’absurde, nobellisé, académisé, ils n’avaient plus de tiroirs où ranger les
pièces contemporaines. Un peu d’ordre, enfin ! C’était peut-être prendre trois hirondelles pour un printemps ».
25
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 29.
26
Bernard Dort, « Les “nouveaux théâtres” à l’heure du choix » (1966), Théâtre public 1953-1966. Essais de
critique, Paris, Editions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1967, p. 360 : « Le théâtre aurait donc pour mission de
nous transmettre cet “extérieur” universel, soit la Culture avec un grand C. Ne parlons pas ici d’une culture
gaulliste, partisane, mais seulement de cette Culture noble, tragique, sublime, telle que Malraux la conçoit. Peut-
être est-ce à la fois surestimer la valeur d’enseignement du théâtre que d’en faire le dispensateur privilégié de
pareille culture et en même temps appauvrir ou émasculer son contenu réel. […] Il faut en prendre conscience :
maintenant qu’ils ont gagné la première manche de leur combat (celle de l’implantation et de la consolidation de
leur entreprise avec l’aide de l’Etat et pour un public virtuellement le plus large possible), les animateurs de
nouveaux théâtres publics et les tenants d’un théâtre populaire ont à décider du sens de leur action : ou ils
s’orienteront de plus en plus vers un théâtre de célébration culturelle, ou, contre vents et marées (même si la
situation leur est apparemment favorable), ils approfondiront les exigences d’un théâtre d’éveil de la conscience
critique ». Formulée avec force dès 1966 par Dort, cette alternative sera au cœur des débats à partir de 1968.

18
de tout manifeste prétendant à la constitution d’une nouvelle avant-garde, cette injonction
demeure, le terme qui a permis de la formuler continuant de creuser son sillon.
De 1974 à 1978, les pièces que Wenzel et Fiévet écrivent et montent dans le cadre de
leur compagnie « Théâtre Quotidien », comme celles de Deutsch et Foucher depuis qu’ils ont
rejoint le Théâtre National de Strasbourg, ne laissent de mettre en jeu la vie ordinaire des gens
ordinaires. Tandis qu’au Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine et à la Comédie de Caen, les
programmations voulues cohérentes de Jacques Lassalle et Michel Dubois associent Kroetz et
Vinaver dans une même investigation sur le réalisme, que la créativité profuse de ces
différents auteurs circule à travers les tournées, se commente dans les pages de Travail
théâtral ou Théâtre/public et converge au Festival d’Avignon où l’accueille Théâtre Ouvert,
l’idée d’un nouveau courant se cristallise bientôt dans le discours critique dont le quotidien
fournit le trait d’union. Or cette labellisation venant désormais de l’extérieur entraîne presque
aussitôt les démentis et les fins de non-recevoir de la part de dramaturges qui refusent de voir
niveler leur recherche. Dans un article consacré à une rencontre organisée en mars 1978 à
Dijon sur « L’Ecriture au présent » et réunissant un grand nombre d’auteurs dits « du
quotidien », Jean-Pierre Sarrazac constate avec un certain soulagement qu’en fait d’acte de
naissance, c’est un acte de décès que l’on prononce déjà : « l’enfant était mort-né »27. Il en
profite pour établir une ligne de partage entre ceux qui considèrent le quotidien « comme une
substance et ceux qui le considèrent comme une forme », façon de pointer les effets fâcheux
de l’« épigonalisme »28 que suscitent automatiquement les appellations d’origine non
contrôlée, mais aussi l’ambiguïté d’un substantif – le quotidien – qu’il est tentant de réduire à
un statut strictement thématique, loin des vertus critiques que nous avons attribuées à ce
champ de perception étroitement tributaire du regard qui s’emploie à le rendre visible. Un an
plus tard, Michel Deutsch s’en prend à ce qui n’est plus guère qu’une « formule incantatoire »
et déplore que « ce qui devait avoir la violence d’une rupture » ait laissé place au « retour

27
Jean-Pierre Sarrazac, « L’image du quotidien », TNS Actualité, n° 36, janvier 1980.
28
Jean-Pierre Sarrazac, « Eléments d’une poétique théâtrale du quotidien », Théâtre/public, n° 39, 1981, p. 27 :
« Je crains beaucoup […] les effets réducteurs d’un battage publicitaire et journalistique autour d’une prétendue
Ecole du quotidien qui ne serait pas sans rappeler ce pseudo Théâtre de l’absurde qui, dans les années 50,
rapprocha artificiellement dans l’esprit du public, des écrivains – Beckett, Ionesco, Pinter, Adamov – fort
éloignés les uns des autres, et, surtout, suscité un épigonalisme désastreux ». Loin de fonder l’éviction sans
ambages du théâtre du quotidien du champ de l’analyse, cette crainte a conduit Sarrazac, le premier, à interroger
la cohérence des « écritures quotidiennistes », appellation que nous lui empruntons et qui a précisément le
mérite, outre les effets d’uniformisation qu’elle évite, de souligner d’emblée le travail formel où se trouve inscrit
et aussitôt transformé le quotidien (pour ceux, du moins, qui ne procèdent pas à sa naïve hypostase en croyant
porter sur la scène le quotidien « tel qu’en lui-même »). C’est dire à quel point nos analyses sont tributaires du
champ de recherche qu’il a ouvert, dans l’article que nous venons de citer, mais aussi dans deux autres textes de
première importance : Jean-Pierre Sarrazac, « Le Théâtre du quotidien » (1980), in Jean-Pierre Sarrazac,
Théâtres du moi, théâtres du monde, Rouen, Médianes, coll. « Villégiatures/Essais », 1996 et L'Avenir du drame.
Ecritures dramatiques contemporaines (1981), Belfort, Circé/Poche, coll. « Penser le théâtre », 1999.

19
débile d’un naturalisme en veine de recyclage »29. Cette attaque signale la caducité d’un
mouvement qui venait à peine d’être baptisé et scelle malgré elle la charge désormais négative
d’un terme qu’il est fréquent de voir utiliser, aujourd’hui encore, comme la marque
discriminatrice de tout théâtre platement imitatif30.
Ce rapide historique achèverait-il de nous convaincre du nominalisme de la critique
théâtrale et de la relativité des regroupements dont elle use et abuse parfois ? A considérer la
fragilité de cette appellation, les effets fallacieux d’homogénéisation qu’elle génère et les
inflexions mollement polémiques dont elle est porteuse, il pourrait sembler opportun de se
débarrasser une fois pour toutes du quotidien pour privilégier l’unicité de parcours artistiques
auxquels seule l’approche monographique serait susceptible de rendre pleinement justice. Tel
n’est pas notre choix. Prenant acte des difficultés que posent une telle étiquette et un tel
étiquetage, l’utilisant nous-même avec parcimonie et circonspection en raison des griefs qui
viennent d’être exposés, nous estimons pourtant qu’il est nécessaire d’entendre et de réactiver
l’oxymore que recèle la juxtaposition provocante du « théâtre » et du « quotidien » :
En tant que tel, [le quotidien] n’a donc jamais désigné une expérience théâtrale particulière (délimitée
par le label théâtre du quotidien), mais bien une « prise de mesure ». Je le répète : la visée même du
théâtre à l’égard du réel. Le risque de la dimension du théâtre là même où il est dit que celle-ci
s’efface31.

Nous faisons nôtre cette définition de Deutsch. A considérer le quotidien, non comme le titre
normatif d’une Ecole ou un slogan rapidement galvaudé, mais comme une certaine « visée »
du théâtre à l’égard du réel, celui-ci offre un point de focalisation des plus pertinents pour
analyser tout un pan de la production théâtrale des années soixante-dix. Forme-sens
indissociable d’un questionnement sur les modes de représentation dominants et la façon dont
ils organisent et obturent notre accès à la réalité, le quotidien met le théâtre au défi et rejoint
très exactement les enjeux soulevés par l’économie de la visibilité du pouvoir. Aussi permet-il
de réunir, sans les amalgamer, des dramaturgies qui ont en commun d’envisager à nouveaux
frais la dimension politique du théâtre et la représentation théâtrale du politique.
Sous ce prisme, notre corpus s’organise en plusieurs cercles concentriques qui
impliquent un degré croissant d’hétérogénéité à mesure qu’ils s’élargissent.

29
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », in Inventaire après liquidation, op. cit., p. 52.
30
De fait, tout porte à croire que le théâtre du quotidien a désormais rejoint le naturalisme, au titre de ces figures-
repoussoirs qui s’imposent sur le mode de l’évidence et permettent sans s’y attarder de séparer le bon grain de
l’ivraie. Dès qu’on entend valoriser une écriture qui vise la réalité sans se résoudre à en offrir une pâle copie, il
paraît suffisant de la distinguer du théâtre du quotidien, invoquant, ici, un véritable travail littéraire, là, un
réductionnisme sociologique de mauvais aloi. Faisant l’économie de toute référence précise aux auteurs qui ont
motivé cette appellation ainsi qu’à la richesse et à la complexité des questionnements esthétiques qui ont
accompagné la réévaluation théâtrale du quotidien dans les années soixante-dix, une telle opposition évite
souvent d’analyser les procédés que les uns et les autres mettent en œuvre pour appréhender la réalité.
31
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », art. cité, p. 50.

20
- Le premier cercle serait sans doute le seul à pouvoir être placé sous le titre de
« théâtre du quotidien » : les premières pièces de Kroetz jouées en France (Travail à domicile,
Haute-Autriche et Concert à la carte), celles de Deutsch (La Bonne vie et Dimanche) et de
Wenzel (Loin d’Hagondange et Marianne attend le mariage), sont en effet celles qui
semblent avoir durablement fixé les contours de cette tendance telle qu’elle est aujourd’hui
désignée et partagent, toutes nuances à faire par ailleurs, un certain nombre de caractéristiques
communes qui lui confèrent une forte unité (personnel dramatique réduit et issu du monde
ouvrier, présent dramatique strictement contemporain du présent de l’écriture, décentrement
du champ professionnel à la faveur d’un espace domestique pénétré de toutes parts par la
société, inflation du silence, fragmentation de la fable…).
- Tout en continuant d’articuler étroitement pouvoir et quotidien, le deuxième cercle
engage des partis pris esthétiques bien plus contrastés et recouvre l’ensemble de ce qu’à la
suite de Jean-Pierre Sarrazac, nous choisissons d’appeler les écritures quotidiennistes. Il
comprend des pièces d’horizon germanique dont on a vu qu’elles avaient pu nourrir le désir
d’écriture de nos dramaturges français. Nous en tenant délibérément aux seules pièces qui ont
été jouées ou traduites en France pendant la décennie, notre regard se portera tout
particulièrement sur Scènes de chasse en Bavière de Sperr, Liberté à Brême et Le Bouc de
Fassbinder, Olaf et Albert et Les Branlefer de Heinrich Henkel, ainsi que sur des pièces moins
connues de Kroetz – Train de ferme, Une Affaire d’homme, Le Nid, Mensch Meier… – qui
permettront de mesurer la diversité, mais aussi l’évolution de son œuvre32. Ce cercle
comprend également des pièces de Jacques Lassalle (notamment Un Couple pour l’hiver), de
Jean-Pierre Thibaudat (Histoire de dires), mais aussi certaines des pièces de notre quatuor
fondateur qui marquent à quel point leur démarche ne saurait être limitée à une seule et même
« manière » (ainsi, L’Entraînement du champion avant la course et « Germinal » d’après
Emile Zola. Projet sur un roman de Deutsch, Dorénavant 1 de Wenzel et La Table de
Foucher constituent autant de propositions qui obligent à élargir le champ restrictif des
propriétés attribuées au théâtre du quotidien jusqu’à soumettre parfois ces dernières à une très
rigoureuse remise en cause). Enfin, ce cercle accueille les pièces que Vinaver a écrites
pendant la décennie (Par-dessus bord, La Demande d’emploi, Théâtre de chambre, Les
32
Notons d’emblée que cet angle d’approche franco-centriste du corpus germanique connaîtra quelques entorses
concernant précisément l’œuvre kroetzienne. S’agissant d’un auteur particulièrement fécond dont l’écriture a
évolué tout au long de la décennie et qui n’a cessé par ailleurs de commenter et d’analyser les formes et les
enjeux de cette évolution, il nous a semblé pertinent de faire part de certaines inflexions restées inédites en
France dès lors qu’elles avaient directement à voir avec la problématique du pouvoir au quotidien et les
économies de la visibilité qu’elle engage. Ainsi, parce que Geisterbahn – Train fantôme – fait diptyque avec
Train de ferme et permet précisément de voir par quels moyens Kroetz cherche à éviter certains malentendus,
cette pièce sera convoquée à plusieurs reprises dans nos différents chapitres.

21
Travaux et les jours et A la renverse), véritable continent à l’intérieur de notre corpus dont
l’évidente singularité, vivement défendue par Vinaver lui-même, nous permettra de nouer au
plus près la communauté d’un territoire et la variété des expérimentations qu’est susceptible
de générer son exploration.
- Le troisième et dernier cercle recouvre plus largement « ce qui fait théâtre du
quotidien » dans les années soixante-dix. Sans viser à l’exhaustivité, il nous paraît
effectivement indispensable d’ouvrir nos analyses sur des pièces qui, tantôt tissent un
dialogue étroit avec les écritures quotidiennistes, tantôt se proposent des enjeux sensiblement
similaires mais les exploitent de tout autre façon. Parmi les premières, nous comptons à la fois
celles des précurseurs et celles des héritiers : d’une part, les Volksstücke critiques d’Ödön von
Horváth et de Marieluise Fleisser tels qu’on les redécouvre et s’y réfère pendant toute la
période ; d’autre part, les premières pièces de Daniel Besnehard et de Daniel Lemahieu,
pièces qui investissent à leur tour l’ordinaire des petites gens tout en soumettant la poétique
de ce qu’on appelle déjà tendancieusement le théâtre du quotidien à de très nets
infléchissements. Parmi les secondes, nous comptons notamment certaines pièces du Théâtre
de l’Aquarium et de Georges Michel : pour occuper une moindre place dans nos futurs
développements, la geste hyperbolique à laquelle ces pièces recourent bien souvent pour
dénoncer l’intrication du pouvoir au quotidien et les libertés qu’elles prennent par rapport à la
forme dramatique ou au réalisme fournissent des contrepoints utiles pour cerner la spécificité
des distorsions souvent moins ostentatoires que privilégient, pour leur part, les écritures
quotidiennistes33.
Si cette approche pluraliste et attentive au fonctionnement singulier des œuvres permet
de délester notre corpus des soupçons hâtifs que l’on fait parfois peser sur lui au nom d’une
vision réductrice de ses formes et de ses enjeux, il ne saurait pour autant être question d’en
évacuer les tensions, voire les apories. La façon dont nous avons noué notre questionnement
laisse déjà suggérer, en même temps que la gageure, les écueils qui la cernent : ceux-ci
signalent tantôt la menace d’un regard surplombant sur des personnages enserrés dans un
dispositif optique qui redouble à bien des titres l’économie de la visibilité du pouvoir, tantôt
celle d’une description à ras de réalité qui renoncerait à la création de formes ou, du moins,
33
Ce corpus tripartite compte un nombre important de pièces inédites. Nous les avons trouvées auprès de
certains éditeurs (L’Arche dispose ainsi de plusieurs traductions de pièces allemandes non publiées), auprès de
certains théâtres (Théâtre de l’Aquarium et Théâtre National de Strasbourg), dans les archives de la S.A.C.D. ou
auprès des auteurs eux-mêmes (Jean-Paul Wenzel et Jacques Lassalle nous ont en effet permis d’avoir accès à
leurs pièces). Notre recherche ayant aussi une dimension documentaire concernant une décennie dont on
commence tout doucement – et non sans difficultés – à organiser les archives, nous avons parfois choisi de
restituer certains extraits de ces pièces dans leur longueur (de même, pour les pièces ou les textes de Kroetz qui
nous ont semblé indispensables à l’analyse et que nous avons été amené à traduire).

22
échouerait à en assurer la portée critique. En somme, l’abandon des figures spectaculaires du
pouvoir ne risque-t-il pas d’achopper sur la spectacularisation des figures de l’impuissance et
sur la reconduction de l’opposition manichéenne entre le pouvoir et ses sujets, celui-ci
devenant l’avatar moderne d’un fatum intangible et supérieur ? Qu’au contraire on essaie
d’éviter ce surplomb, l’expérimentation dramatique ne cède-t-elle pas la place à la
représentation vériste et certifiée conforme d’une réalité considérée en elle-même comme
saisissante et pittoresque, au risque de mettre à mal le dévoilement des nouvelles modalités
d’exercice du pouvoir ? Tendu entre excès et défaut de distance, démonstration unilatérale et
constat équivoque, le refus de thématiser les enjeux de la critique sociale pour ne laisser
qu’aux déflagrations de la forme la charge de les mettre au jour ouvre sur toute une série
d’ambiguïtés et de malentendus qui feront pleinement partie de notre étude. Aussi serons-
nous régulièrement amené à ménager des pauses à l’intérieur de nos analyses textuelles pour
renouveler ce questionnement à l’aune des pistes de réflexion engagées et des pièces qui nous
auront permis de les développer. Loin de vouloir jouer l’ambition d’un projet contre la
minceur de ses réalisations, il s’agit d’exhausser le statut hautement problématique du champ
de recherche que se sont proposé les dramaturges et de les accompagner dans leurs
interrogations, leurs doutes et la contestation parfois ininterrompue de leur propre démarche.
De fait, nous aurons l’occasion de valoriser le caractère évolutif et profondément dynamique
d’un corpus qui intègre en son sein la remise en cause et le réaménagement des postulats qui
ont présidé à son uniformisation sous le titre de « théâtre du quotidien ».
On l’aura compris, nos analyses privilégient massivement les écritures et leurs modes
internes de fonctionnement. Compte tenu des tensions que nous venons d’évoquer et plus
fondamentalement des enjeux optiques qui sont au cœur de notre recherche, il va de soi que
cette perspective dramaturgique réservera une place non négligeable au « devenir scénique »34
de nos pièces. La prise en compte de la transformation des coordonnées spatiales et
temporelles du pouvoir, les procédés de grossissement ou de ralentissement qui permettent de
l’éclairer, les questions que soulèvent l’enchevêtrement des lieux, la dilatation des silences ou
le surinvestissement de la pantomime, nous conduiront à interroger la façon dont les écritures
quotidiennistes sollicitent la représentation et bien souvent la défient. En revanche, la
« fortune scénique » de nos pièces pendant les années soixante-dix occupera une place plus
marginale, généralement dévolue aux notes. Nous reposant sur les quelques documents qui
permettent d’y avoir très partiellement accès, nous convoquerons témoignages de metteurs en

34
Jean-Pierre Sarrazac, « Devenir scénique », Poétique du drame moderne et contemporain, op. cit., pp. 38-40.

23
scène et d’acteurs, programmes et recensions critiques dès lors qu’ils nous sembleront à
même de confronter les questions que nos textes posent à la scène aux réponses qui leur ont
été données, mais aussi de reformuler sous l’angle de la réception les tensions et les
malentendus que nous avons précédemment mentionnés. Sans faire l’objet d’analyses
circonstanciées, l’iconographie qui accompagne notre propos entend surtout souligner la
variété des partis pris esthétiques qui ont pu présider à la mise en scène des écritures
quotidiennistes. Si celle-ci compte un certain nombre de plantations naturalistes, le lecteur
aura le loisir de constater que « le coin-cuisine-nappe cirée »35 dont on a fait l’apanage du
théâtre du quotidien se trouve au cœur de dispositifs contrastés qui tendent, à leur tour, à
« retrousser le familier pour y débusquer l’insolite », adage d’inspiration brechtienne que bien
des auteurs et des metteurs en scène de l’époque reprennent à leur compte36.
De fait, c’est bien à la richesse et à la fécondité de ce moment quotidienniste que nous
souhaitons faire honneur. A cette fin, notre premier chapitre propose une cartographie des
lieux et des trajectoires où s’est jouée la réévaluation théâtrale et politique du quotidien.
Prenant appui sur une exposition synthétique des débats et des spectacles qui ont participé au
questionnement des missions critiques du théâtre, ce développement historique permettra de
cerner les contours du champ de recherche à l’intérieur duquel ont émergé les dramaturgies
qui nous occupent. Les trois chapitres qui suivent sont consacrés, pour leur part, à l’étude
dramaturgique de notre corpus. Dans le souhait d’approfondir notre réflexion sur les
nouvelles économies du visible sollicitées par la conjugaison du pouvoir au quotidien, nous
sonderons ses manifestations et ses effets en distinguant la question du personnage, celle de
l’action et celle de la parole dramatique. Sous ces trois entrées génériques, nous n’hésiterons
pas à recourir fréquemment à la « micro-analyse » textuelle tant cette échelle de lecture nous
paraît nécessitée par le mode de fonctionnement inhérent aux écritures quotidiennistes et
s’offre comme un détour indispensable pour mesurer la spécificité des pistes qu’elles
explorent, mais aussi la singularité souvent résistante des voies frayées par tel ou tel de nos

35
Jean-Pierre Jatteau, « Sur le réalisme », Théâtre/public, n° 11-12, juillet 1976.
36
A ce titre, nous nous sommes occasionnellement permis de proposer quelques documents « para-
quotidiennistes » qui nous ont semblé utiles pour enrichir la contextualisation de notre étude. Qu’il s’agisse des
adaptations cinématographiques de nos pièces, de certains films de Fassbinder ou encore du film-événement de
Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, rue du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), nous avons trouvé ici tout un
réseau diffracté d’images du quotidien qui ont fortement nourri notre lecture des pièces et qui permettent, à notre
sens, de préciser le territoire esthétique et politique où se déploient nos écritures. Quant aux mises en scène dont
nous avons réussi à trouver quelques traces vidéo ou audio, force est d’avouer que le matériau découvert s’est
avéré difficilement exploitable. La captation de Germinal pour la télévision (spectacle collectif du T.N.S., 1975)
et les quelques extraits que nous avons pu visionner de Travail à domicile (mise en scène de Jacques Lassalle,
1976) et des Travaux et les jours (mise en scène d’Alain Françon, 1979), serviront toutefois d’appuis à certaines
de nos analyses (notre bibliographie restitue par ailleurs l’ensemble des documents audio-visuels auxquels nous
avons pu accéder, notamment via les fonds de l’Institut National de l’Audiovisuel).

24
auteurs. Enfin, précisons que cette séparation massive entre dramaturgie et historiographie,
texte et contexte, est vouée à se voir infléchie au gré de nos développements tant leurs
interactions guideront notre examen. C’est effectivement à cette condition que pourra
apparaître la puissance alternative, selon nous sous-estimée, des dramaturgies du quotidien et
de la politique de la forme qu’elles mettent en œuvre.

25
Chapitre I

Représentation du pouvoir et pouvoir de la représentation :

critique de la raison politique dans le théâtre des années soixante-dix

Avant d’entamer nos analyses dramaturgiques et d’envisager la façon dont les théâtres
du quotidien ont renouvelé les modes de représentation du pouvoir, ce premier chapitre se doit
de restituer le contexte de leur émergence et de retracer les contours historiques qui
permettent de saisir la cohérence de cette tendance ainsi que la diversité qu’elle englobe.
Comme nous l’avons déjà souligné dans notre introduction, la réévaluation du quotidien
s’inscrit dans un vaste mouvement de remise en cause des grilles interprétatives qui
informaient jusqu’à présent la compréhension du champ social et des rapports de force qui
l’animent. Or cette remise en cause dont nous avons trouvé les indices dans les productions
théoriques de l’époque ne se joue pas moins sur les scènes et dans la façon dont metteurs en
scène, dramaturges et critiques ont questionné l’avenir du théâtre politique, les limites des
pouvoirs auxquels il prétend comme celles des territoires qu’il assigne à la représentation.
Aussi le premier temps de ce chapitre devra-t-il articuler l’après-Marx et l’après-Brecht pour
voir comment a pu progressivement se faire jour la nécessité d’investir à nouveaux frais
l’exigence réaliste d’un théâtre au présent qui soit désormais capable de s’ouvrir à la part la
plus nocturne de l’aliénation. Fort de ces prémisses, c’est vers le répertoire mis à l’honneur
durant la décennie que nous nous tournerons, tant la redécouverte des pièces de Georg
Büchner, de celles de Ödön von Horváth, de Marieluise Fleisser ou encore du jeune Brecht a
servi la réflexion et permis de dégager, aux marges du modèle épique, les voies d’un théâtre
politique alternatif capable de déceler les dispositifs de pouvoir dans des lieux de repli
jusqu’ici inexplorés. Enfin, il sera indispensable de revenir sur l’itinéraire de chacun des
auteurs que l’on associe traditionnellement au « théâtre du quotidien » pour dépasser
définitivement les commodités de l’étiquette et prendre la mesure, de collaborations en
rencontres, de désaveux en revirements, de l’élasticité de la « nébuleuse quotidienniste » mais
aussi des lignes de force et des préoccupations communes qui ne laissent de la structurer.

26
A. Après Brecht : nouveaux usages du réel

L’œuvre de Brecht n’est pas un modèle, elle ne s’est jamais voulue telle. Elle
reste plutôt comme une prodigieuse force de questionnement. Dans une
certaine mesure, et à condition qu’on ne lui emprunte pas de façon mécaniste
les réponses qu’elle a données, les questions qu’elle a posées restent pour
nous des hypothèses de travail absolument essentielles. […] Ce qui est grave,
dans une certaine fortune de l’œuvre, c’est qu’elle a pu se constituer en
capital bloqué. Le brechtisme est à réinventer, à réactiver. L’équivoque, c’est
d’enfermer Brecht dans la posture d’un maître à penser dont on a choisi une
fois pour toutes de mettre en œuvre moins les tensions que les acquis. Cela
semble le vouer, une fois pour toutes, au destin d’un classique à l’égard
duquel la première urgence, c’est de se montrer iconoclaste. Il faut
décoloniser Brecht. […] L’enjeu premier, c’est de préserver notre liberté vis-
à-vis de lui, comme il a su préserver la sienne vis-à-vis de l’héritage culturel,
mais également de ne pas céder aux vertiges de la table rase, de garder dans
l’esprit, et sur le terrain même de la pratique quotidienne, tous les apports
contradictoires de cet héritage1.

Sans espérer rendre définitivement à Brecht, au(x) brechtisme(s) et à l’histoire


tumultueuse de la réception de l’un comme de l’autre, ce qui leur appartient respectivement, il
convient d’inscrire l’émergence du geste quotidienniste dans le double rapport, d’héritage et
de rupture, qui le lie à ce qui constitue alors une référence en matière de théâtre politique. Le
terme de « référence » est utilisé à dessein : parce qu’il rend compte des confusions de
l’époque, la référence impliquant d’emblée de multiples strates de discours où le référé est
indissociable des référants2 ; parce qu’il est chargé d’une aura aisément muable en autorité,
sinon en orthodoxie, et que c’est aussi vis-à-vis d’elle qu’il s’agit de se situer, de façon
paradoxale ou polémique ; enfin parce que le registre de la référence signale l’entrée du

1
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable, mais une conquête, toujours fragile et
incertaine… », entretien avec Georges Banu, in Bernard Dort et Jean-François Peyret (dir.), Bertolt Brecht, t. 1,
Cahiers de l’Herne, 1979, pp. 39-40. Notons que cet appel brechtien à un héritage intervenant ne cesse d’être
invoqué depuis quelques années pour tenter de contrer les anathèmes comme les béatifications ; cf. Philippe
Ivernel et Jean-Marc Lachaud, « Brecht aujourd’hui », in Bertolt Brecht, Europe, n° 856-857, août-septembre
2000, p. 7 : « L’objectif […] est […] d’hériter productivement de l’agir et du penser brechtiens. A ce propos, il
n’est pas sans importance de mentionner que, pour Bertolt Brecht, hériter exigeait d’assumer un choix
privilégiant l’efficacité, donc un pillage intervenant / impertinent, permettant le projection des matériaux ainsi
récoltés et redynamisés au cœur des possibles et impossibles du devenir forcément indéterminé. A nous, dès lors,
non de préserver une image immobile et de l’idolâtrer, mais de nous laisser contaminer par le souffle brechtien et
de ranimer la puissance déconstructrice / reconstructrice d’une œuvre à bien des égards contemporaine ».
2
En fait, cet enchevêtrement des discours s’est très rapidement mis en place comme en témoigne l’ouvrage de
Daniel Mortier, Celui qui dit oui, celui qui dit non ou La réception de Brecht en France (1945-1956), Paris-
Genève, Editions Slatkine-Champion, 1986. L’Impromptu de l’Alma ou le caméléon du berger, pièce de Ionesco
jouée en 1956 au studio des Champs-Elysées, a ici valeur de symptôme : « dès cette époque la chaîne des
discours sur Brecht est suffisamment importante pour que désormais ceux-ci se répondent mutuellement et
alimentent un dialogue dont Brecht n’est qu’une lointaine référence ou un prétexte : Ionesco ne critique pas tant
le théâtre épique que les commentaires qu’en avaient donnés les collaborateurs de Théâtre populaire, sans
préciser […] qu’il pouvait y avoir inadéquation entre les deux. Sa cible est moins l’écrivain Brecht que l’écrivain
Adamov, à propos duquel Bernard Dort avait écrit qu’il se rapprochait du dramaturge allemand… Les
intermédiaires ont maintenant une importance considérable » (Daniel Mortier, op. cit., p. 187).

27
corpus brechtien au sein du répertoire classique, promotion dans laquelle certains craignent de
voir une façon commode de désamorcer la force dérangeante de l’œuvre et de la desceller des
réflexions qui n’ont cessé d’accompagner sa rédaction. Ainsi, les discours qui se croisent et se
confrontent sur la question brechtienne dans les années soixante-dix concernent tout à la fois
le « brechtisme fossilisé à la mode RDA »3, le brechtisme édulcoré de « la gauche au grand
cœur »4 et Brecht lui-même, tantôt jugé en même temps et au même titre que ses zélateurs,
tantôt relu et retrouvé contre et malgré eux, tantôt questionné dans le souci d’en réactiver
l’esprit au détriment de la lettre et d’envisager tout à la fois sa contemporanéité et la distance
parcourue. Mais si, dès 1973, le revue L’Arc peut intituler l’un de ses numéros « Après
Brecht »5, c’est bien que les enjeux du débat commencent déjà à échapper à l’alternative de
l’adhésion et du refus et que, progressivement, s’ouvrent la possibilité d’un examen critique
comme celle d’une libre appropriation. Pour reprendre les termes de Bernard Dort, Brecht,
« s’il n’est plus actuel, […] n’est pas pour autant intemporel »6 et c’est précisément dans cet
entre-deux, conscience d’une certaine inactualité brechtienne et refus simultané de classer le
dossier dans le musée de l’histoire théâtrale, que s’inscrit le geste quotidienniste.
Si l’on retrouve, dans certaines déclarations, des reproches sensiblement similaires à
ceux qui marquèrent la première réception de Brecht en France (didactisme, scientisme,
manichéisme…), ces reproches ne s’inscrivent donc aucunement dans l’opposition
traditionnelle d’un théâtre sous tutelle idéologique, asservi au message qu’il entend diffuser,
et d’un théâtre pleinement autonome, dont les sources subjectives d’inspiration, rêves et
angoisses, permettraient d’accéder à l’universel7. « Exemplairement » formulé par Ionesco
dans les années cinquante, régulièrement réactivé dans les années soixante-dix à l’aune du

3
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 29.
4
Jean-Pierre Vincent (Entretiens avec Dominique Darzacq), Le Désordre des vivants. Mes quarante-trois
premières années de théâtre, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2002, p. 28.
5
Cf. Robert Abirached (dir.), Après Brecht, L’Arc, n° 55, dernier trimestre 1973. Rappelons quelques mots du
texte introductif de Robert Abirached : « Que Brecht soit servi à la sauce humaniste, qu’il soit érigé en modèle
intimidant ou qu’on le salue comme l’un des réformateurs du théâtre à l’égal de Craig ou Artaud, voilà autant de
signes que nous sommes entrés dans l’après-brechtisme » (« Brecht relu », p. 1).
6
Bernard Dort, « La traversée du désert : Brecht en France dans les années quatre-vingt » (1986), in Brecht
après la chute. Confessions, mémoires, analyses, Paris, L’Arche, 1994, p. 140.
7
Sinon pour certaines déclarations volontairement polémiques de l’époque, du moins pour nous, l’enjeu ne
saurait être de désigner les manques du théâtre brechtien pour voir comment les dramaturgies du quotidien
seraient éventuellement parvenues à les combler. Nous n’annoncerons pas une nouvelle révolution
copernicienne. Ce que le traitement historiquement déterminé de la question brechtienne permet de mettre au
jour, c’est bien la spécificité des exigences et des préoccupations autour desquelles se cristallise, dans les années
soixante-dix, le renouvellement du théâtre politique. Aussi les confusions et les caricatures font-elles partie de
notre étude en ce qu’elles témoignent des attentes et des recherches de l’époque. Nous ne pointerons pas
systématiquement les excès et les réductions, laissant aux études brechtiennes une tâche dont elles s’acquittent
de plus en plus finement et préférant nous attarder sur les implications d’une réception qui en dit souvent moins
sur son objet que sur ses récepteurs et le théâtre auquel ils aspirent.

28
dégrisement post-soixante-huitard, ce partage ne saurait irriguer une recherche qui entend
précisément aborder politiquement ce qui est habituellement considéré comme l’autre ou l’en
deçà du politique. Dès lors, serait-ce accorder un sens trop lâche à un adjectif théoriquement
problématique que de dire que la critique, ici, se fait « brechtienne » ? Là encore, il nous faut
distinguer entre la cohérence d’un geste commun et la variété des discours comme de leurs
implications dramaturgiques. Brechtienne, la critique de Brecht et du brechtisme l’est ici dans
la stricte mesure où elle entend maintenir bord à bord la critique de la société et celle de ses
modes de représentation tout en se souciant des conditions de possibilité de ce maintien dans
un monde qui a indiscutablement changé, un monde marqué, nous l’avons vu, par des modes
d’exercice et de compréhension du pouvoir qui contestent ou infléchissent les schèmes
d’opposition jusqu’ici privilégiés, un monde marqué tout autant par l’avènement progressif de
ce que Lyotard, en 1979, appellera La Condition postmoderne, désignant, avec l’écho que l’on
sait, la décomposition des grands Récits et, parmi eux, celui d’une Histoire émancipatrice
dont le sens global serait susceptible d’être rationnellement ressaisi et pédagogiquement
accompagné. De ce rapport problématique et plus ou moins assumé de filiation critique
témoigne d’ailleurs tout particulièrement la valorisation du « quotidien ». Ce terme
décidément gigogne renvoie en effet à l’injonction de L’Exception et la règle, très souvent
réinvestie par nos auteurs :
Vous avez vu un événement ordinaire,
Un événement comme il s’en produit chaque jour.
Et cependant, nous vous en prions,
Sous le familier, découvrez l’insolite,
Sous le quotidien, décelez l’inexplicable.
Puisse toute chose dite habituelle vous inquiéter.
Dans la règle, découvrez l’abus
Et partout où l’abus s’est montré,
Trouvez le remède8.

8
Bertolt Brecht, L’Exception et la règle, trad. fr. Geneviève Serreau et Benno Besson, in Bertolt Brecht, Théâtre
complet, vol. 1, Paris, L’Arche, 1956, p. 205 (nous nous reportons ici à la traduction de 1956 dans la mesure où
c’est elle qui a fixé les termes de la dialectique brechtienne telle qu’on la sollicite dans les années soixante-dix).
Précisons que les écrits sur le théâtre de Brecht réservent une place importante à la vie quotidienne, qu’il s’agisse
des nombreux exemples d’événements banals et d’actes apparemment simples que le dramaturge convoque pour
souligner la nécessité d’en dégager la portée historique (une jeune fille quitte sa famille pour prendre un emploi
dans une grande ville, le chômeur Franz Dietz se fait expulser de son logement…), qu’il s’agisse plus encore de
l’élaboration de « la scène de la rue » comme paradigme du théâtre épique – sur ce sujet, voir notamment le
poème extrait de L’Achat de cuivre et intitulé « Du théâtre quotidien », in Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre,
édition établie sous la direction de Jean-Marie Valentin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000,
pp. 669-672. Parce qu’elle semble se donner sur le mode de l’évidence et de la répétition « naturelle » du même,
la vie quotidienne offre un matériau particulièrement opérant pour donner à comprendre les enjeux de la
distanciation et le processus d’historicisation qu’elle vise. Cet aspect du théâtre brechtien a été particulièrement
valorisé par Bernard Dort, considérant la plupart de ses œuvres comme une « chronique historique de la vie
quotidienne » – Bernard Dort, « Un renversement copernicien » (1969), in Bernard Dort, Théâtres, Paris,
Editions du Seuil, coll. « Points », 1986, p. 258.

29
Or, dans le même mouvement, le quotidien signale la nécessité de procéder à une « certaine
réduction du champ »9. A rebours d’un théâtre de l’Histoire telle que les hommes la font et
sont faits par elle, il indique qu’il convient désormais, pour ménager un accès au réel, de
passer par ses plus petites dimensions. Si l’articulation du quotidien et de l’insolite, du
familier et de l’étrange, est au cœur du geste quotidienniste, de ses choix esthétiques et des
effets de sens qu’il vise, le diagnostic souvent inquiétant qu’il livre ne saurait s’accompagner
d’aucune ordonnance et maintient des zones d’ombre vouées à rester « inexplicables ».
En 2000, Jean-Pierre Sarrazac reprenait l’exhortation barthésienne pour évoquer, dans
Critique du théâtre, ce qui pourrait encore constituer « les tâches de la critique brechtienne »
et la place que le réexamen de Brecht devrait y prendre aujourd’hui à la lumière – tremblée,
vacillante… – de notre actualité. Aux procès expéditifs menés régulièrement contre « le soldat
mort » du marxisme dialectique, voire du stalinisme dont Brecht s’offre alors, biographie
incluse, comme la concrétion allégorique, Sarrazac oppose la nécessaire « mise au jour de ce
qui, dans la théorie et les objectifs brechtiens, ne va plus de soi » :
cette façon de considérer la grande forme épique du théâtre comme le « dépassement » inéluctable et
définitif de la forme dramatique, de subordonner systématiquement les rapports – nécessairement
dramatiques – entre les individus à ceux que ces individus entretiennent avec le social, de nier
l’importance de la subjectivité, le rôle de l’inconscient et des rapports dits « privés » entre les êtres10…

Or le geste quotidienniste relève, à bien des titres, de cette mise au jour, qu’il s’agisse de sa
recherche d’un réalisme qui retrouve la forme dramatique pour mieux l’évider et inviter le
spectateur à affronter ses béances ou, plus encore, de son souci d’interroger la réalité à partir
du point du vue désormais exclusif, parcellaire et embué, des sujets qui la vivent. Aussi est-ce
à quelques-uns des paratextes qui consacrent, après Brecht, l’exigence d’un nouvel usage du
réel que nous souhaiterions ici nous intéresser.

1. Premières dissidences : Michel Vinaver et Théâtre populaire

Avant d’insister sur les différents points sur lesquels se concentre la critique dans les
années soixante-dix, nous souhaiterions revenir sur deux articles de Vinaver qui, écrits en
1958 et 1964 dans Théâtre populaire, nous permettent non seulement de restituer la
spécificité – et l’antériorité – de son itinéraire au sein de la nébuleuse quotidienniste, mais
aussi de pointer les linéaments de ce qu’il appellera plus tard « son altérité par rapport à
Brecht »11. Qu’il s’agisse de la réception des Coréens, sa première pièce, par les rédacteurs de

9
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable… », art. cité, p. 40.
10
Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre, op. cit., pp. 97-98.
11
Michel Vinaver, « Etais-je “sous influence” ? Entretien II avec Olivier Ortolani » (1990), Ecrits sur le théâtre,
t. 2, op. cit., p. 188.

30
la revue12 ou de sa participation ponctuelle en tant que collaborateur, les rapports du
dramaturge avec Théâtre populaire et les débats qu’il suscite en ses pages ouvrent sur une
approche de plus en plus polyphonique des problématiques brechtiennes, fournissant les
linéaments de ce réexamen auquel participent Sartre ou Adamov à la même époque13. Mais si
ces derniers interrogent surtout le processus d’objectivation propre au théâtre épique et la part,
trop mince ou trop instrumentale, qu’il semble désormais réserver à la subjectivité, l’intérêt de
Vinaver se porte davantage sur la politique théâtrale des affects et des effets : comment le
théâtre peut-il encore espérer ébranler le spectateur ?

a) Brecht et Stanislavski

En 1958, Vinaver entreprend de confronter les théories de Brecht et de Stanislavski sur


l’acteur14 ; l’enjeu est alors de dissiper les malentendus qui favorisent leur schématique
opposition. Si Brecht comme certains de ses commentateurs ont largement insisté sur ce qui
constituait alors l’altérité radicale du « nouvel usage » promu, il est désormais permis de
rechercher ce qui le relie au passé, ou plutôt de le relier à ce qui, dans le passé, offrait déjà une
alternative au théâtre « fournisseur de phantasmes » érigé par la bourgeoisie en modèle
dominant. Or la Méthode participe, pour Vinaver, de cette tradition subversive et invite à
ressaisir précisément, de Stanislavski à Brecht, les « continuités » et les « modifications »,
façon polémique de suggérer que la révolution n’est pas nécessairement là où elle se proclame

12
Ainsi des avis très contrastés de Gisselbrecht et de Barthes sur la pièce. Le premier reproche à Vinaver sa
réticence à désigner les enjeux politiques du sujet traité ; cf. André Gisselbrecht, « Les Coréens », Théâtre
populaire, n° 23, mars 1957, pp. 84-87 : « Vinaver se sépare de Brecht […] pour considérer la vie et la mort
comme des problèmes en soi. […] Quand on a découvert que tous les hommes sont frères devant la nécessité de
vivre, n’a-t-on pas d’un seul coup balayé tous les antagonismes économiques, idéologiques, raciaux ? Où est
donc la pièce brechtienne qu’on a voulu voir dans Les Coréens ? Jeune auteur “de gauche”, Vinaver a moucheté
la pointe de la dénonciation, par excès de précautions et de ménagements. Il est douteux que cette forme
originale de théâtre engagé fasse école ». Or, dans le même numéro, Barthes loue une pièce qui refuse de faire
des soldats des « émissaires de l’impérialisme » et qui, privilégiant la représentation de leur aveuglement, évite
de tomber dans l’écueil d’un « théâtre manichéiste », par ailleurs refusé par Brecht : « Il est donc inexact de voir
ici une sorte d’humanisme, de libéralisme qui prendrait le monde comme une masse indifférenciée de bien et de
mal : l’univers de Vinaver est profondément, immédiatement orienté. Seulement, cette orientation n’est pas
d’ordre conceptuel, pénal, juridique, disons même : idéologique ; elle n’est pas médiatisée par la biographie ou la
psychologie des soldats, mais plus profondément par leur état, leur façon de se tenir (ou plutôt de se mal tenir) au
milieu du réel » (Roland Barthes, « A propos des Coréens », p. 88).
13
Cf. Jean-Paul Sartre, « Théâtre épique et théâtre dramatique » (1960), in Jean-Paul Sartre, Un théâtre de
situations, textes choisis par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1992 ; cf.
Arthur Adamov, « Où en sommes-nous avec Brecht. Entretien avec Roger Planchon et René Allio » (1960), in
Arthur Adamov, Ici et maintenant, Paris, Gallimard/NRF, coll. « Pratique du théâtre », 1964.
14
Michel Vinaver, « La Fin et les moyens de l’acteur. I. Trois séances de travail à l’Actors Studio. II.
Stanislavski et Brecht » (1958), Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 72. L’article est initialement paru dans le
n° 32 de Théâtre populaire, 4e trimestre 1958. Précisons qu’à cette date, les dernières études de Brecht sur
Stanislavski (1953-1955) ne sont pas encore traduites en français ; or, bien qu’il faille prendre acte de leur
dimension stratégique à une époque où Stanislavski, en Union Soviétique et en R.D.A., fait figure de référence
en matière de jeu réaliste et où il est donc opportun de minorer les divergences, ces études témoignent d’un réel
intérêt pour la Méthode et ses apports.

31
(et où les éditorialistes de Théâtre populaire, cités par Vinaver, l’ont, à leur tour, proclamée et
radicalisée dans le fameux numéro 11 de janvier 1955). De notre point de vue rétrospectif,
l’intérêt d’une telle démarche réside évidemment dans la façon dont Vinaver, revenant
régulièrement sur les rapports de l’art et de « l’existence journalière », amorce son propre
cheminement vers ce qu’il ne nomme pas encore « sa recherche dans le quotidien » et semble
plébisciter, sur un mode parfois sinueux sinon retors, des effets de désaliénation qui résistent
obstinément au projet brechtien.
Selon Vinaver, le malentendu essentiel réside dans la confusion de la participation et
de l’identification. Ayant assisté à quelques séances de cours prodiguées par Lee Strasberg à
l’Actors Studio, Vinaver revient sur son expérience de spectateur et insiste sur la
compatibilité d’une attitude participative et d’une attitude active : « je n’ai sans doute jamais
autant “été moi-même” qu’à l’instant où il m’a été donné de m’engager complètement dans
l’action représentée. Etais-je “subissant” ? Jamais peut-être n’avais-je été aussi “actif”… »15.
Parce que l’acteur n’entend pas substituer à son identité celle du personnage mais explore, à
travers le rôle, de nouveaux rapports à soi et à la réalité, des rapports que la vie pratique, pour
être simplement vivable, oblige normalement à fixer et à circonscrire, l’effet produit sur le
spectateur n’a rien du transport hypnotique. Loin de le faire basculer de la réalité à l’illusion
en le conduisant magiquement d’un régime de conventions à un autre, le jeu stanislavskien lui
ouvre un passage « d’un plan de réalité figée à un plan de réalité en mouvement »16. Une fois
posée la fonction libératrice et performative de cette participation, Vinaver peut souligner les
convergences des projets stanislavskien et brechtien (« changer les hommes », « les libérer du
présent qui les enferme »), montrer ce qui, chez Brecht, en appelle tacitement à la
participation (stratégiquement motivé par la lutte qu’il mène contre le théâtre bourgeois de
son temps, le « silence rusé » de Brecht sur certains aspects du jeu du comédien ne saurait
impliquer leur évacuation) et, sur cette base fondatrice, envisager l’apport que constitue la
distanciation. Ainsi, le jeu brechtien prendrait en charge la problématique de Stanislavski pour
la doter d’un « instrument permanent de contrôle et de rectification » chargé de mettre en
regard le caractère d’évidence du jeu participatif, la vérité « éternelle » et « universelle » que
ce jeu croit innocemment révéler, et la vérité historique et objective du monde où nous vivons
et où ne laisse de s’inscrire l’acteur jusque dans le « voyage » qu’il est invité à faire
« jusqu’au bout de lui-même » et des sources profondes de sa vie psychique :

15
Id., p. 71.
16
Id., p. 69.

32
Aussi, la méthode proposée par Brecht est celle d’un « va-et-vient » continuel entre l’action et la
critique, entre la participation et le distancement, celui-ci ne pouvant s’opérer qu’à partir de celle-là. S’il
en est ainsi, il apparaît que la valeur du contenu de l’enseignement de Stanislavski reste intacte ;
seulement, cet enseignement se faisait dans le cadre d’une sécurité fallacieuse, basée sur la certitude
qu’un geste évident est vrai, éternellement et universellement. Brecht introduit dans cet enseignement la
dimension de l’histoire, et d’un coup, introduit le doute quant à cette éternité et à cette universalité17.

Sous l’analyse de Vinaver, la distanciation intervient donc pour désamorcer la force


potentiellement mystificatrice du jeu participatif, elle-même tributaire d’une confusion entre
l’évidence immédiate à laquelle il donne effectivement accès et la vérité immuable qu’il
prétend fallacieusement lui associer. En sollicitant le contexte social et historique, elle met
aussitôt cette évidence en perspective et empêche que ne se fige à nouveau la réalité mouvante
que la participation a précisément permis de faire surgir.
Pour prendre régulièrement des accents marxisants, le propos de Vinaver n’en vise pas
moins à minorer singulièrement l’ampleur de la révolution brechtienne. D’une part, la
fonction qu’elle assigne au théâtre n’est pas nouvelle : à l’envahissante exception du théâtre
bourgeois qui constitue aujourd’hui la tendance dominante, nombreux sont ceux qui,
« d’Eschyle à Stanislavski », veulent changer les hommes. D’autre part et surtout, les moyens
qu’elle emploie à cette fin libératrice empruntent aux acquis de ses prédécesseurs : « Le plus
grand contresens serait de supposer que Brecht substitue la réflexion à l’émotion. Ce qu’il
apporte est le moyen pour la réflexion de s’insérer dans le “champ neuf” ouvert par
l’émotion »18. Certes, l’analyse vaut pour ce qu’elle souligne de Brecht à une époque où
l’intellectualisme supposé de sa démarche continue d’être souvent dénoncé, négligeant la part
essentielle qu’y prennent les réactions affectives (et le plaisir !) du spectateur19. Mais elle vaut
plus encore pour le coup de force argumentatif qu’elle opère contre Brecht en ne concédant à
la réflexion qu’un statut chronologiquement et hiérarchiquement secondaire par rapport à
l’émotion. De fait, c’est bien à cette dernière et à elle seule qu’est attribué le pouvoir de délier
le spectateur de ses habitudes, de ses réflexes et de ses fidélités, d’ouvrir un « champ neuf »,
proprement désaliéné, dans lequel la réflexion pourra, dans un second temps, parvenir à se

17
Id., p. 74.
18
Id., p. 75.
19
Rédigé par Brecht, le « Petit catalogue des opinions erronées les plus prisées, les plus courantes et les plus
banales sur le théâtre épique » est toujours d’actualité ; cf. Bertolt Brecht, Théâtre épique, théâtre dialectique.
Ecrits sur le théâtre, nouvelle édition révisée et augmentée sous la direction de Jean-Marie Valentin, Paris,
L’Arche, 1999, pp. 46-48 : « 1) C’est une théorie intellectualiste, abstraite et alambiquée, qui n’a rien à voir avec
la vie réelle. […] 3) Le théâtre épique combat toute émotion, alors qu’on ne peut séparer la raison et le
sentiment » – ce à quoi Brecht rétorque : « Le théâtre épique ne combat pas les émotions, mais au lieu de se
borner à les susciter, il les soumet à examen. C’est le théâtre courant qui, en éliminant pratiquement la raison,
commet la faute de séparer la raison et le sentiment. A la moindre tentative d’introduire un brin de raison dans la
pratique théâtrale, les adeptes de ce théâtre se mettent à hurler qu’on veut exterminer les sentiments ».

33
loger et hors duquel celle-ci est dépourvue de toute efficacité20. Evoqué au détour d’une
phrase dont il faut prendre au sérieux le retournement provocateur, ce primat de l’émotion –
d’une émotion à envisager ici dans son sens littéral comme mise en mouvement, comme
ébranlement qui s’oppose à tous égards aux affects confortables et circonscrits que génère
l’identification – tend à déplacer le curseur sur l’histoire des innovations théâtrales pour ne
plus attribuer à la distanciation que la fonction réduite (et réductrice) de garde-fou, aussi
impérative soit-elle.
Par-delà les circonvolutions de l’argumentation, nous intéresse ce que Vinaver nous
suggère de ses prédilections et des effets qu’il entend, pour sa part, explorer. Partagé entre la
séduction déstabilisante de l’expérience américaine et la nécessité d’en appeler à la
responsabilité politique du théâtre, son article fait preuve d’une véritable schizophrénie
stylistique et philosophique dont témoigne particulièrement le motif du temps. De fait, celui-
ci se voit tantôt pris dans une geste marxo-brechtienne qui l’indexe sur « le mouvement de
l’Histoire »21, indispensable contrepoint à apporter au solipsisme susceptible de tenter l’acteur
stanislavskien, tantôt envisagé sous un jour proprement phénoménologique, comme durée
labile et fluctuante, « mouvement » imprévisible, dépourvu de toute orientation, auquel notre
existence journalière nous empêche d’accéder et que l’art théâtral (tout comme la Méthode) a
à charge de mettre au jour. Or c’est indéniablement dans les passages qui relèvent de ce
dernier cadre conceptuel, un cadre dont il faut souligner ici le très fidèle bergsonisme, que
Vinaver est au plus près des exigences qui nourriront son « écriture du quotidien ».
L’acteur, en poussant « jusqu’aux limites du possible » les gestes, les expressions et les paroles que
propose la situation particulière dans laquelle son personnage est placé à un moment donné, libère une
évidence rarement accessible dans le courant de l’existence journalière, qui charrie les habitudes du
corps, du cœur et de l’esprit, flot opaque du « confusément vécu ».
Il n’y a donc pas coexistence de deux réalités qui seraient par essence différentes – celle de la vie et
celle de l’art ; mais il y a deux attitudes de l’homme vis-à-vis de la réalité : l’attitude passive (ou
conservatrice), qui est celle de l’existence journalière, et l’active (ou créatrice), qui est celle de l’art.
Dans l’attitude de l’existence journalière, l’homme est saisi par la réalité, et comme formé par elle…
Mais qu’est cette réalité sinon le tissu des gestes, des idées, des sentiments, des convenances et des
croyances avec lequel l’homme se compose une « personne » ? Cette « personne » à la sédimentation de
laquelle contribuent les répressions infantiles, l’éducation et la contrainte sociale, nous protège du
danger de nous dissoudre dans le flux incessant de l’événement. En nous enfermant dans les limites

20
Avant même d’évoquer explicitement Brecht et la distanciation, Michel Vinaver insiste à plusieurs reprises sur
les pouvoirs limités de la réflexion, cf. « La Fin et les moyens de l’acteur », art. cité, p. 68 (sur la façon dont
l’acteur stanislavskien renonce à la « personne » constituée à laquelle il s’identifie dans la vie pratique pour
explorer des virtualités non explorées) : « A cela, aucun effort de réflexion ne peut mener, mais seul un acte
d’imagination créatrice… » ; cf. p. 69 (sur les moyens qu’a le théâtre de changer les hommes) : « Ses moyens ne
sont pas ceux de la persuasion intellectuelle. L’attitude critique est impuissante à provoquer un tel passage. Seul
un soulèvement des émotions constitutives de la vie psychique, obligeant à la participation et ouvrant la voie à
l’évidence immédiate, est à même de susciter ce mouvement de l’homme entier… ». Notons que la dialectique
vinavérienne préserve ici une singulière étanchéité entre émotion et réflexion quand Brecht, dans de nombreux
textes, souligne leur caractère indissociable et la charge émotive de la pensée elle-même.
21
Id., p. 75.

34
d’un comportement, elle nous permet de ne pas nous mettre en question à chaque instant qui s’écoule –
elle rend possible la vie pratique – mais en revanche, elle arrête l’élan qui nous pousse à saisir « les
choses mêmes, la vie même » dans leur immédiateté. Elle s’interpose comme un écran entre nous et le
réel dans son mouvement.
L’attitude de l’existence journalière consiste à figer la réalité, à faire comme si elle était un « donné »
extérieur, à la considérer définitive […] et à s’organiser en conséquence. Elle est passive en ceci, que
c’est le poids de cette réalité qui en toutes circonstances déterminera la conduite. Dans l’autre attitude,
l’homme, au contraire, cherche à saisir la réalité dans son présent mouvant, et en la saisissant, la forme,
bousculant les formes précédentes et préparant les formes à venir. Cette attitude est active en ce qu’elle
consiste à aller incessamment vers « les choses mêmes, la vie même », telle que le mouvement du temps
incessamment les renouvelle22.

Si le quotidien n’est encore envisagé que sous l’angle négatif d’un mode d’être-au-monde qui
s’avère incapable de saisir la vie dans son flux incessant, ce long passage constitue néanmoins
la matrice du réalisme vinavérien, exploration intervenante et créatrice d’une réalité qu’il
s’agit de délester des médiations, psychologiques, sociales, idéologiques, qui informent
ordinairement son appréhension, l’ordonnent, la hiérarchisent et la figent. L’art est ainsi doté
du pouvoir paradoxal de nous faire accéder au monde dans son immédiateté. Il nous ouvre à
ses multiples virtualités, quand l’existence journalière, loin de tout spontanéisme, l’ajuste à
ses préoccupations et à ses urgences, lui impose ses automatismes et ses grilles pré-établies.
Dans ce cadre, et comme tend à le suggérer l’ensemble de l’article, la révolution promue par
Vinaver est résolument infra-historique23. Mise en branle de nos assises perceptives, de la
réalité qu’elles objectivent et des rapports que nous entretenons habituellement avec elle, elle
paraît même particulièrement hermétique à un effet de distanciation qui, tel qu’il est décrit,
menace à son tour de briser « l’élan » qui nous pousse à saisir la vie en deçà de toute
construction préalable. Nécessaire pour juger l’intemporalité bourgeoise à l’aune de la
22
Id., p. 66. Cf. Henri Bergson, La Pensée et le mouvant. Essais et conférences (1938), Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 1999, « La perception du changement », pp. 151-153 : « la vision que nous avons ordinairement
des objets extérieurs et de nous-mêmes [est] une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin d’agir et
de vivre, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés
à vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de
la vision. […] [Les faits] nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour
limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut
vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en
arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous devons marcher. […] Mais, de loin en loin, par un
accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature
a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient
pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus seulement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir […]
[Ils] sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe de la réalité que
nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il
perçoit un plus grand nombre de choses ». Notons que la thématisation vinavérienne de la « personne »,
concrétion qui prive le « soi » comme le monde où il s’inscrit des « potentialités » qu’ils recèlent fait, elle aussi,
rigoureusement écho à Bergson, à sa critique du « moi superficiel » et à sa valorisation du « virtuel ».
23
On pense à la « révolution » individuelle que connaît Belair dans Les Coréens ; loin de passer d’une vision du
monde à l’autre, de l’impérialisme au communisme, le soldat s’initie à la réalité, déhiérarchisée et mouvante,
qu’habitent spontanément les Coréens : « BELAIR. Il y a des choses qui sont là et que tu ne peux pas déplacer. Et
si tu es vivant, elles te grignotent et elles te démolissent. / LIN-HUAI. Si tu es vivant, tu bouges. A chaque instant,
tout change. / BELAIR. Tout change ? Mais il y a des choses qui sont là. / LIN-HUAI. Elles changent aussi. Quand
toi tu changes, elles changent » – Michel Vinaver, Théâtre Complet, t. 1, Arles, Actes Sud, 1986, p. 104.

35
transformation historique, la distanciation brechtienne le serait-elle encore face à un « présent
mouvant » que l’art théâtral serait parvenu à faire surgir sans nous mystifier ? Inscrivant ce
présent dans une temporalité linéaire qui distingue l’Ancien et le Nouveau, ne risque-t-elle
pas de faire écran au « renouvellement » perpétuel qui constitue son essence ? Fussent-elles
révolutionnaires d’un point de vue ici strictement idéologique, les médiations qu’elle substitue
à celles de l’existence journalière ne tendent-elles pas à transporter le réel « hors de
l’incertitude du devenir »24 ?
Bien plus que dans les textes ultérieurs où Vinaver abordera frontalement la question
de ses rapports à Brecht, cet article dessine les contours d’un nœud de résistance qui s’inscrit
précisément dans son ontologie du temps, ontologie dont La Demande d’emploi offre
l’exploration dramaturgique la plus radicale et au regard de laquelle il nous faudra sans doute
reconsidérer la singularité de cet auteur au sein de la nébuleuse quotidienniste. Bien que
Vinaver reconnaisse encore la nécessité de corriger l’intemporel par le transformable, la
mythologie par l’histoire, c’est l’opposition phénoménologique, au présent, du fixe et du
mouvant qui retient toute son attention et appelle un art qui puisse accueillir le surgissement
de ce dernier et nous faire accéder à son « évidence immédiate ». Ce terme si peu brechtien –
que Vinaver ne cessera de solliciter dans les années soixante-dix25 – marque d’ores et déjà ce
qui, dans sa recherche, relève de l’exploration d’une troisième voie qui refuse les leurres et les
conforts d’un théâtre de la reconnaissance et de l’acceptation mais résiste tout autant au geste

24
Michel Vinaver, « Théâtre et sécurité » (1959), Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 85. Dans cet article,
comme dans l’article « L’usage du théâtre », qu’il a écrit deux ans auparavant (id., pp. 35-36), Vinaver retourne
de façon plus offensive l’opposition entre théâtre révolutionnaire et théâtre conservateur pour distinguer le
théâtre qui apaise et sécurise (que ce soit au nom de l’ordre présent ou d’un ordre à venir, autrement dit d’une
idéologie conservatrice ou d’une idéologie révolutionnaire) et le théâtre qui inquiète et déstabilise (qui, lui, reste
« irrécupérable » par quelque ordre et quelque idéologie que ce soit). Brecht n’est jamais cité et peinerait sans
doute à s’inscrire dans l’un ou l’autre pôle de cette opposition tranchée. Reste que ces deux articles mettent en
cause la capacité du théâtre « qui se présente d’emblée comme révolutionnaire » à ébranler le spectateur,
« d’emblée » sommé de choisir entre refus ou acquiescement (p. 35). A ce titre, ils entrent en écho avec la
réévaluation de la « révolution » brechtienne à laquelle procède l’article de 1958.
25
Cf. Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, p. 133 : « EVIDENCE. Ce que produit ce théâtre
n’est pas de la certitude ; on ne se dit pas : “c’est vrai”. Ce n’est pas non plus de la reconnaissance ; on ne se dit
pas : “c’est comme ça”. Ce qu’il produit, c’est une évidence, plutôt des instants d’évidence qui se relient dans
une durée. C’est le flash du “c’est ça” qui réverbère et se répercute au long de la représentation. Le “c’est ça”
n’est pas une conclusion mais une surprise ». Ces formulations sont indissociables de l’intertexte brechtien – sur
ce sujet, voir notamment Bertolt Brecht, « Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », Théâtre épique, théâtre
dialectique, op. cit., p. 34. A la distinction brechtienne du spectateur dramatique se reconnaissant dans de trop
confortables évidences (« Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela je l’ai éprouvé moi aussi. – C’est
ainsi que je suis. – C’est chose bien naturelle ») et du spectateur épique, surpris et scandalisé (« Le spectateur du
théâtre épique dit : Je n’aurais jamais imaginé chose pareille. […] – Voilà qui est insolite, c’est à n’en pas croire
ses yeux »), Vinaver oppose une troisième voie qui concilie l’évidence et la surprise, l’abandon et la découverte.

36
ostensible de la démystification et à ce qu’à son tour, il nous empêche de voir26. Aussi
l’essayiste Vinaver permet-il d’approcher le dramaturge et les obsessions qui fonderont sa
« méthode » : souci de nouer au plus près le dedans au dehors, l’abandon au questionnement,
dans un va-et-vient qui tend idéalement vers la simultanéité27, promotion d’une « distanciation
moléculaire » – ou effet de « dépaysement » – qui s’inscrit au cœur de l’écriture à l’exclusion
de tout commentaire et de tout surplomb28. Cette volonté de provoquer « un état d’émoi
libérant » infléchit le rapport, dialectique chez Brecht, entre émotion et réflexion pour susciter
un décollement indissociablement jouissif et cognitif par rapport à l’existence journalière et
permettre au spectateur d’« adhérer au réel » que cette existence recouvre et dont ce
décollement rend enfin imaginables toutes les virtualités…

b) A propos de Troïlus et Cressida

Ce n’est toutefois que dans son texte sur Planchon29, paru (symptomatiquement ?)
dans le dernier numéro de Théâtre populaire, que Vinaver conteste directement « la vérité
objective du monde » que Brecht oppose au jeu stanislavskien, s’attaquant donc en 1964 à ce
qui était encore présenté en 1958 comme son apport décisif. Si Vinaver est ici beaucoup
moins nuancé et n’hésite pas à faire de Brecht le héraut caricatural d’un théâtre à « moralité »,
son analyse met au jour de nouveaux points de résistance qui seront au cœur de la critique des
années soixante-dix (particulièrement le privilège du « constat » sur le « procès »). En ce qui
concerne spécifiquement Vinaver, elle confirme la piste précédemment dégagée, à savoir un
éloge du mouvement perpétuel qui implique la plus grande méfiance vis-à-vis de tout
préalable susceptible de le figer et d’en orienter la perception. Cet éloge passe ici par le

26
Nous rejoignons ici la distinction que fait Barthes entre « un théâtre apocalyptique de la démystification »
(Brecht) et un théâtre non mystifiant de la réconciliation (Vinaver) – cf. Roland Barthes, « Note sur
Aujourd’hui », in Roland Barthes, Ecrits sur le théâtre, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002., pp. 189-192.
27
On pense au rêve d’Adamov « d’un théâtre qui serait à la fois Brecht et O’Casey » et qui permettrait de
combiner les plaisirs de l’identification avec ceux du déniaisement critique – cf. Arthur Adamov, « Où en
sommes-nous avec Brecht », art. cité, p. 213 : « On pourrait s’identifier bêtement, comme on dit, à des
personnages, comme on s’identifie, à tel ou tel moment, à des personnages de Tchékhov ; et, à d’autres
moments, il y aurait dans la même pièce des points de rupture tels que toute identification serait impossible et
qu’il y aurait une sorte de leçon – je n’ose pas dire “distanciée”, le mot revient trop souvent, il y aurait plus de
va-et-vient. Une sorte de va-et-vient à l’intérieur de la même pièce ».
28
Outre l’entrée « Distance » de l’article « Une écriture du quotidien » (art. cité, p. 131), cf. Michel Vinaver,
« Entretien avec Michel Vinaver », réalisé par Eugène Durif, Jean-Marie Piemme et Maurice Taszman, in La
Voie Vinaver, Les Cahiers de Prospero, n° 8, juillet 1996, p. 50 : « La distanciation, comme en parlait Brecht et
comme il la pratiquait, ça a été pour moi une découverte capitale. Mais qu’en faire ? Je ne pouvais pas me
l’approprier dans l’état. Après coup, je vois ce qu’il en est advenu une fois digérée. L’effet d’éloignement est, si
l’on peut dire, présent dans mes textes, mais sur un mode distinct du sien. Il est en diffusion, au niveau capillaire
– par l’effet de l’entrelacs et des collisions qu’il suscite – alors que chez Brecht c’est une coupure massive qui
intervient chaque fois qu’il faut briser l’illusion, contrecarrer l’identification ».
29
Michel Vinaver, « Itinéraire de Roger Planchon. A propos de “Troïlus et Cressida” » (1964), Ecrits sur le
théâtre, t. 1, op. cit., pp. 94-108.

37
plébiscite de l’écriture shakespearienne, de son « désordre foisonnant », et d’une mise en
scène qui, vertement critiquée à l’époque pour son opacité, aurait eu précisément le mérite de
ne soumettre la pièce à aucun projet herméneutique extérieur à elle-même et à la multiplicité
proprement « inconcevable » des pistes et des possibilités qu’elle recèle30.
Le point de départ de la réflexion est donc le Troïlus et Cressida donné par Planchon
au Théâtre de la Cité de Villeurbanne et « l’inconsistance » d’une démarche – le terme, pour
Vinaver, s’avère positif – qui promeut continûment l’élargissement du public et en vient
pourtant à proposer ici un spectacle fermé à la communication. Mais l’hermétisme implique-t-
il l’échec ? Le théâtre révolutionnaire peut-il être encore massivement efficace ? Sans devoir
renoncer à sa vocation populaire, celle-ci doit-elle rester prioritaire au point d’assujettir à ses
exigences pédagogiques la vocation expérimentale qu’appelle, aujourd’hui plus qu’hier, la
représentation du monde ? Selon Vinaver, il est temps de prendre acte du caractère
contradictoire de ces deux vocations : loin d’avoir à choisir entre l’une et l’autre, il convient
de se résoudre à l’oscillation, au va-et-vient entre « familiarité » et « dépaysement », et aux
incertitudes que cela implique quant à l’accueil du public et aux effets qui seront produits sur
lui. Or cette mise en cause d’un théâtre directement performatif englobe non seulement
« l’Âge d’Or » athénien d’une participation sans réserve capable d’entraîner l’adhésion du
public à une nouvelle vision de la réalité, mais aussi la distanciation que Brecht lui a
substituée et qui ne relève pas moins d’une conception « excessivement optimiste »31 des
pouvoirs du théâtre sur la société. Deux arguments principaux sont ici convoqués : d’une part,
le caractère illusoire de l’appel à la raison commune des spectateurs (« chaque individu,
chaque groupe social façonne et choisit “sa” raison », celle-ci « est un phénomène historique
plutôt qu’elle n’est inscrite dans la nature humaine »32) ; d’autre part, la confusion croissante
du monde et l’obsolescence corrélative de tout schéma totalisant d’explication. Le marxisme
n’est pas cité mais c’est bien à lui – du moins, à sa vulgate – que se réfère Vinaver pour
contester son historicisme ainsi que le paradigme de la lutte des classes : « s’il a encore été

30
Notons avec un soupçon d’ironie que cette approche rejoint avec une singulière proximité certaines lectures
brechtiennes de Shakespeare ; cf. Bertolt Brecht, « Avant-propos à Macbeth », Théâtre épique, théâtre
dialectique, op. cit., p. 20 : « Dans le désordre des actes de ses pièces, on reconnaît le désordre d’une vie
humaine, telle que la raconte un homme qui n’a aucun intérêt à y mettre de l’ordre dans le seul but de doter d’un
argument non tiré de la vie une idée qui pourrait n’être qu’un préjugé. Il n’y a rien de plus stupide [que] de
représenter Shakespeare de façon à le rendre clair. Il est par nature obscur. Il est matériau à l’état brut ».
31
Michel Vinaver, « Itinéraire de Roger Planchon », art. cité, p. 102. Dans l’article sur Brecht et Stanislavski,
c’était précisément le pessimisme du premier qui venait corriger l’optimisme du second. De même, le « va-et-
vient » quitte ici le territoire brechtien pour définir une voie qui échappe à l’alternative de la participation et de la
distanciation, envisagées désormais comme partis pris sans partage et sans hybridation. C’est dire à quel point
notre lecture doit prendre acte du fait que Brecht constitue simultanément l’enjeu de l’analyse et celui, plus
conjoncturel, d’un positionnement capable de surmonter les oppositions tranchées qui irriguent le débat théâtral.
32
Ibid.

38
possible à Brecht de fonder un théâtre efficace sur l’opposition absolue de deux états de la
société, et sur la promesse d’un passage de l’un à l’autre, il ne pourrait plus en être de même
dans la conjoncture qui est la nôtre. Qui croit encore aux lendemains qui chantent ? Planchon
opère dans une société capitaliste en voie de passage vers des formes technocratiques de
gestion et en voie d’embourgeoisement généralisé… »33.
Passons sur les objections qu’appellent certaines analyses du théâtre brechtien,
objections que les rédacteurs de Théâtre populaire se sont aussitôt chargés d’apporter en
valorisant sa dimension interrogative, la pluralité des formes qu’il recouvre et celle des buts
qu’il s’est fixés34. Au moins nous permettrons-nous d’ajouter que l’hypothèse historique selon
laquelle le marxisme a pu, dans le passé, forcer l’adhésion massive du public paraît on ne peut
plus relative, de même que l’argument corrélatif de la fin des idéologies35 qui, pour désigner
légitimement le reflux de l’utopie communiste, tend à négliger les forces qui lui ont survécu et
qui, extraites de l’opposition binaire qui assurait leur pleine visibilité, continuent néanmoins
de jouer un rôle actif dans l’« embourgeoisement généralisé » de la société et les
mystifications auxquelles elle donne prise. Mais, par-delà le caractère arbitraire de ce qu’il
faut bien appeler des présupposés, Vinaver n’interroge pas moins ce qui, à son époque, résiste
effectivement au projet brechtien. Affirmant peu ou prou notre entrée dans la post-modernité,
il opère une critique de la raison politique qui engage à la fois les rapports de la scène et de la
salle (ce qui, dans la pédagogie brechtienne, relève d’une confiance encore imprégnée de
l’esprit des Lumières dans la capacité du spectateur à « oser penser ») et les rapports de la
scène et du monde (ce que la vision brechtienne doit au marxisme dialectique, les schèmes
d’opposition et l’horizon téléologique qu’un tel cadre impose a priori et surtout l’idée sous-
jacente que la réalité, si complexe soit-elle, est maîtrisable théoriquement et pratiquement). Or
cette complexité a fait place à la plus grande confusion, une confusion sur laquelle ne saurait
se fonder aucune pédagogie unifiée et vis-à-vis de laquelle toute entreprise d’élucidation qui
n’avouerait pas continûment ses incertitudes et ses limites paraîtrait abusive (« Au conflit
succède la bouillie » réaffirmera Vinaver dans « Une écriture du quotidien »36).

33
Id., pp. 105-106.
34
« Remarques de la rédaction », Théâtre populaire, n° 54, avril-mai-juin 1964, pp. 23-25 : « Vinaver semble
confondre la fable et la moralité, alors que le mot “fable”, pour Aristote, comme pour Brecht, n’a jamais signifié
autre chose que “l’assemblage des actions accomplies”. […] D’autre part, l’image simplifiée à l’extrême que
Vinaver nous propose de Brecht conduit à l’opposition d’un théâtre de combat, résolument optimiste et
didactique, et d’un théâtre critique, dialectique – opposition que dément l’ensemble de l’œuvre de Brecht… ».
35
Michel Vinaver, « Itinéraire de Roger Planchon », art. cité, p. 106 : « Rarement société a-t-elle si peu donné
prise aux idéologies […]. Aujourd’hui en France, il n’est pas […] une idéologie, sur laquelle un théâtre pourrait
se fonder et en même temps forcer l’adhésion d’un public large ».
36
Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, p. 131.

39
Loin d’entériner l’impuissance du théâtre révolutionnaire, cette critique cherche à le
régénérer et à en maintenir les exigences contre les attaques qui lui sont de plus en plus
régulièrement portées au nom du modèle hégémonique auquel il est associé. Vinaver ne
plaide donc aucunement pour la « dépolitisation du théâtre » mais tente de définir « la
condition même d’une action politique qui soit en prise sur la situation réelle
d’aujourd’hui »37. Or cette condition réside paradoxalement dans le choix d’une position de
« repli » qui délaisse « la démarche militante » au profit d’« une démarche tâtonnante », la
persuasion au profit de la description. Une telle position ne cherche pas à solliciter la prise de
conscience vis-à-vis d’un problème spécifié, ni à influencer directement la conduite des
hommes. Son action tient à « la “détonation” qui ne peut manquer de se produire au sein de
chaque spectateur, de par le mélange explosif de la réalité décrite et de la réalité vécue »38.
Cette politique théâtrale des effets a en propre d’individualiser « chaque » spectateur au sein
du public et surtout de privilégier le processus de l’expérience sur toute visée extérieure
susceptible de lui attribuer un contenu ou même d’en diriger l’impact. S’il repose en partie sur
le désaveu d’une cause dont la valeur de vérité paraît désormais contestable, le refus du
militantisme et de la persuasion s’ancre plus fondamentalement chez Vinaver dans le discrédit
d’une approche finaliste du théâtre, « outil de combat » assujetti aux buts extrinsèques qui lui
sont assignés, moyen tactique pris dans une ligne droite censée assurer la jonction des
intentions préalables du créateur et des effets produits sur le spectateur. On comprend ici à
quel point ce refus rejoint l’ontologie vinavérienne du temps, la part qu’elle réserve à son
imprévisible contingence et la forme spécifique de désengagement qu’appelle son accueil.
Plus encore, c’est le surplomb du dramaturge ou du metteur en scène sur la représentation et
la réalité qu’elle vise, qui est ici mis en question. Si la raison vacille face aux énigmes de
notre contemporanéité, à quelle aune pourrait-on en instruire le procès ? De quel droit, sur la
scène ou dans la salle, investir la place du juge ? D’où le primat d’« une critique au sens
étymologique du mot », autrement dit d’une critique qui distingue plus qu’elle ne tranche et
qui, se logeant dans l’écart qui sépare l’expérience de la représentation et celle de la vie,
dérange nos critères de jugement sans pour autant leur en substituer de nouveaux. Cédant sans
doute à une nouvelle utopie – phénoménologique – de l’émancipation, Vinaver promeut une
description qu’il imagine vierge de tout réquisit, de tout projet, et qui, partie prenante de ce
qu’elle montre, puisse se maintenir à fleur de réalité, de sa « matière », de son « tissu »… Une
description qui n’entend pas maîtriser le réel, ni même préparer à la conquête de cette

37
Michel Vinaver, « Itinéraire de Roger Planchon », art. cité, p. 107.
38
Id., p. 102.

40
maîtrise, mais qui en explore, à l’aveugle, le tout-venant et cherche à « révéler des éléments
de vérité »39 épars et fragmentaires, au risque de voir le spectateur refuser un travail de
Sisyphe qu’il mène désormais au même rythme que le spectacle et sans l’espoir d’arriver
jamais à bon port.
Ce qui s’énonce dans ces deux articles sur un mode encore indirect ne cessera par la
suite d’être réaffirmé par Vinaver au sujet de Brecht : une « convergence forte » sur l’idée que
« le dramaturge est un agent de dislocation des alibis sur lesquels reposent tous les
conforts »40 ; une série tout aussi forte de divergences qui tiennent aux postulats brechtiens
(l’utopie politique et historique à laquelle il adhère, la confiance qu’il témoigne à l’égard de la
raison) et à leurs implications dramaturgiques (l’homologie du théâtre et du procès, le
surplomb du dramaturge sur le spectateur, le caractère brutal et massif de la distanciation). Si
nous avons valorisé jusqu’ici la singularité de l’approche vinavérienne au regard de sa
conception du temps et de la résistance spécifique qu’elle oppose au projet brechtien
d’historicisation du quotidien, force est de constater que les points d’accroche de son
réexamen sont souvent ceux qui nourriront la critique dans les années soixante-dix. Le
« système fort, cohérent et stable »41 que louait Barthes en 1955, désignant alors la solidarité
de l’œuvre de Brecht, pièces, mises en scène et réflexions théoriques, fait désormais signe
vers une architecture qui pèche par l’excessive fermeté de ses assises et la part trop faible
qu’elle réserve à l’ombre, sinon au vide.

2. Adieux à la pièce didactique

Nous intéressent prioritairement dans cette critique les éléments qui engagent
précisément la question du pouvoir, tant celui qui traverse de part en part les individus que
celui dont peine à se prévaloir le théâtre qui entendrait le contester sans prendre en compte le
maillage de plus en plus serré de son exercice42. Car s’il y va d’une entrée massivement
admise dans « l’ère du soupçon », celle-ci n’achoppe pas sur une déploration généraliste. Elle
s’articule étroitement à une réflexion sur ce qui, dans les modes concrets de manifestation et
d’incorporation du pouvoir, s’avère résolument imperméable aux entreprises pédagogiques
d’émancipation et exige d’être éprouvé par un théâtre qui, malgré cette résistance (et à cause
d’elle), continuerait de se vouloir politique. Encore une fois, il paraît difficile de ne pas
39
Id., p. 107.
40
Michel Vinaver, « Etais-je “sous influence” ? », art. cité, p. 188.
41
Roland Barthes, « Editorial » [non signé], Théâtre populaire, n° 11, février 1955, p. 1.
42
L’articulation de ces deux enjeux est au cœur du passage que Vinaver consacre à la distance dans « Une
écriture du quotidien », art. cité, p. 131 : c’est parce que « les voies de la domination » sont à la fois plus
sinueuses et plus insinuantes que la distanciation doit opérer à une « échelle moléculaire », cet apparent
rétrécissement de son champ d’action constituant la condition d’une efficacité renouvelée.

41
évoquer l’appel précurseur d’Adamov en faveur d’une représentation de l’aliénation qui
prendrait désormais en charge le travail invasif que cette dernière effectue indissociablement
dans les têtes et dans les corps :
Brecht montre des personnages aliénés, mais débarrassés du coefficient le plus lourd de l’aliénation : la
névrose. Or, si l’homme est dur pour l’homme ainsi que le montre Brecht, c’est souvent à travers une
névrose née de la condition qui lui est faite par la société. N’y aurait-il pas moyen de représenter cette
névrose, tout en ne la prenant pas, bien entendu, comme un phénomène fatal, mais en décrivant ses
causes43.

Sans céder sur le terrain de l’élucidation des mécanismes sociaux qui régissent les rapports
intersubjectifs, il s’agit d’ores et déjà d’ouvrir ce processus sur des phénomènes
intrasubjectifs sans doute moins maîtrisables, mouvement auquel Michel Deutsch fait écho en
1975 et qu’il radicalise en signalant, pour sa part, les béances et les cassures qu’une approche
« du côté du sujet » introduit dans l’appréhension dialectique de la réalité :
Le réel selon moi c’est une espèce de trou dans la réalité telle qu’elle est construite dans les grands
discours, dont le marxisme principalement. Il est à rechercher du côté du sujet. C’est ce que le sujet peut
ressentir douloureusement, sous la forme d’angoisse, c’est une chose qui s’atteint finalement dans la
névrose ou la psychose, c’est-à-dire quand la réalité s’effondre. […] Je n’ai pas parlé de conscience
douloureuse, j’ai parlé d’angoisse au sens analytique du terme. C’est-à-dire que ce qui m’intéresse c’est
quand, effectivement, les formes d’oppression s’inscrivent et basculent dans la tête d’un bonhomme,
quand ça casse. L’écriture peut commencer là, tu vois, quand il y a cette inscription douloureuse44.

Loin de prôner les retrouvailles du théâtre politique et de la psychologie traditionnelle du


personnage, le déni de subjectivité que l’on reproche tour à tour à Brecht, au brechtisme et au
marxisme s’associe à la prise en compte des formes extensives de l’oppression et de leur
inscription dans les structures psychiques du sujet. Sous l’influence des réflexions
philosophiques de l’époque et, notamment, de la relecture de Reich qui, en son temps,
interrogeait déjà ce qui se passe « dans la tête de l’homme »45 pour envisager l’irrationalité de
ses pensées et de ses actes au regard d’une situation sociale et économique qui, en toute
logique, aurait dû provoquer sa conversion révolutionnaire, l’attention portée aux processus
d’intériorisation du pouvoir engage un double réexamen des objets et de la méthode assignés,
sous l’égide brechtienne, au théâtre politique. A l’aune de révolutions avortées, récupérées ou

43
Arthur Adamov, « De quelques faits » (1964), Ici et maintenant, op. cit., pp. 162-163.
44
Michel Deutsch, « Sur le réalisme aujourd’hui », table ronde avec Michel Deutsch, Jean Jourdheuil, Jacques
Lassalle, Bernard Sobel et Yvon Davis, Théâtre/public, n° 3, janvier-février 1975, pp. 7-8.
45
Inscrivant l’économie et l’idéologie sur le même plan d’immanence pour faire de l’embourgeoisement du
prolétariat un facteur historique déterminant si l’on veut penser les dysfonctionnements et les lenteurs de la
dialectique matérialiste, La Psychologie de masse du fascisme constitue une référence incontournable des années
soixante-dix : « La thèse de Marx selon laquelle le “matériel” (l’être) se mue dans la tête de l’homme en “idéel”
(conscience) […] laisse deux questions ouvertes : primo : comment cette mutation se fait-elle, que se passe-t-il
dans la tête de l’homme ? Secundo : comment la conscience ainsi produite (nous parlerons désormais de
structure psychologique) agit-elle en retour sur le processus économique ? Cette lacune, c’est la psychologie
issue de l’analyse caractérielle qui la comble […]. C’est ainsi qu’elle appréhende le “facteur subjectif” qui
échappe à l’entendement du marxiste » – Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme (1933), trad. fr.
Pierre Kamnitzer, Paris, Payot, coll. « Science de l’homme », 1972, p. 39.

42
dévoyées, la dialectique matérialiste paraît grippée. C’est ce phénomène qu’il s’agit désormais
d’intégrer à l’analyse et à la représentation, sous peine de voir proclamer l’obsolescence
définitive de toute démarche critique au nom des systèmes sur lesquels elle a pu s’appuyer et
d’abandonner le sujet et les soubresauts qui l’agitent aux tenants du désengagement théâtral46.
Très éclairante, à ce titre, nous paraît la réflexion que proposent, depuis la Belgique,
Philippe Sireuil (directeur du Théâtre du Crépuscule, metteur en scène de Haute-Autriche et
de L’Entraînement du champion avant la course) et Jean-Marie Piemme (qui, à l’époque,
travaille avec l’équipe du Crépuscule) dans le cadre du dossier critique consacré par
Théâtre/public à l’ouvrage de Guy Scarpetta, Brecht ou le soldat mort.
Ce défaut-là [la cécité du marxisme à la question du sujet] marque aussi le théâtre de Bertold Brecht, il
le date (mais pourquoi diable le théâtre de Brecht ne serait-il pas daté ?). Ce faisant, il met les brechtiens
dans le cul-de-sac car il ne suffit pas de compléter Brecht par une « pincée de sujet » pour que les
objections disparaissent. Le scientisme de Brecht ne résiste pas, c’est le cas de le dire, à l’analyse. Est-
ce à dire, avec Scarpetta, que rien du brechtisme n’est compatible avec la problématique du sujet, je ne
m’y risquerai pas. Ce serait faire fi un peu trop rapidement d’une dramaturgie qui travaille sur le
décentrement et sur la discontinuité, ce serait tenir pour rien un théâtre qui parle aussi de la traversée
d’individus par l’ordre du langage et de la culture. Que Brecht et ses Lehrstücks témoignent d’une
impossibilité à sauter par-dessus leur temps, c’est évident. Faut-il en conclure, avec Scarpetta, que cette
collusion avec le totalitarisme « c’est ce qui se passe dès qu’un intellectuel (…) choisit la subordination
à un ordre pour mieux refouler l’inconscient en lui (l’Autre qui le divise) et ses conséquences
possibles » (p. 47) ? En fait, toute l’affaire est dans le « pour ». Et ce « pour » est toute la raison du
combat de Scarpetta : établir comme évidente une exclusion qui est seulement nécessaire pour étayer
des options philosophiques bien précises. C’est toute la question de l’articulation du pulsionnel et du
politique qui se trouve ainsi privée de légitimité puisque la réponse est toujours donnée par
l’assimilation du politique au Mal radical. […]
Brecht est réducteur d’être marxiste. L’affaire, on le voit, n’est plus une question d’analyse, mais de
choix philosophique. D’où le fait que la lecture que Scarpetta donne de la réduction brechtienne dans
certaines pièces soit parfois décevante : trop souvent s’y trouvent réinscrits à titre de preuve les
postulats philosophiques qui ont servi de point de départ à la mise en cause. Or la réduction que Brecht
opère sur les classiques (par exemple), et, d’une manière générale, la notion d’historicisation méritait un
autre type de réflexion. Question : l’historicisation brechtienne n’est-elle rien d’autre que l’adjonction
de coordonnées socio-économiques à des textes qui en comportent peu ? Question encore :
l’historicisation selon Brecht joue, contre l’abstraction bourgeoise, un rôle important d’ancrage du
discours dans la machine sociale : mais, ce faisant, qu’est-ce qu’elle empêche de voir ou de dire ? Tout
dire se paie d’un non-dit, Brecht n’échappe pas à la règle. Par exemple, préoccupé, contre
l’obscurantisme et le réductionnisme bourgeois, d’imposer l’importance des rapports d’exploitation
dans le jeu social, il ne peut pas voir que les rapports de pouvoir ne sont pas nécessairement isomorphes
aux rapports d’exploitation. La question du pouvoir, là où elle conjoint l’inconscient et la structure
sociale, échappe à Brecht, de même que lui échappe la réalité du pouvoir là où l’économique ne
l’articule pas directement. Et il est hors de propos d’objecter que Brecht est allé à l’essentiel, qu’il y
avait des urgences ; on sait aujourd’hui que la question du pouvoir n’est pas un addendum à celle de

46
Cf. Jean-Pierre Vincent, Le Désordre des vivants, op. cit., p. 31 : « On a vécu […] durant les années soixante-
dix, dans le reflux de 68 et du gauchisme, une critique violente de l’Union soviétique et de son hégémonisme
politique et culturel. Même si Brecht était un personnage déviant par rapport aux lois de fer du réalisme
socialiste, il n’échappait pas entièrement à cette critique. Et les grandes pièces de Brecht, Mère Courage, La Vie
de Galilée, par exemple, étaient d’énormes machines à la fois scéniquement et sur le plan du sens. A ce moment-
là, par exemple, Peter Stein parlait de la “flip-flap dialectik” de Brecht, c’est-à-dire une dialectique qui avait l’air
radicale, paradoxale, mais qui n’était que l’habillage d’une idéologie plus convenue. Nous avons donc cherché à
nous appuyer sur d’autres choses ».

43
l’exploitation. Elle est peut-être la question centrale de cette fin de siècle, et s’il n’y a aucune raison de
la laisser aux nouveaux philosophes, il n’y a plus à compter sur le brechtisme pour la résoudre47.

Au moins le pamphlet de Scarpetta oblige-t-il à débrouiller les différents enjeux d’un débat où
Brecht est trop souvent devenu le moyen de régler ses comptes avec l’Histoire, sinon avec
celle de ses propres engagements. Dans ce cadre, Jean-Marie Piemme et Philippe Sireuil
refusent le plaidoyer comme le réquisitoire et en appellent à la nécessité d’explorer
« l’articulation du pulsionnel et du politique », cet impensé du brechtisme que Scarpetta ne
peut que refouler à son tour puisqu’il amalgame le politique et le dogmatisme et qu’il
subordonne tout art qui se réfère au premier à la logique serve et asservissante du second.
Or cette articulation s’ancre précisément ici dans la question du pouvoir telle qu’on ne
cesse de la poser dans les années soixante-dix en tentant de la délester d’une perspective
économiste trop hégémonique. Faisant sensiblement écho aux réflexions de Deleuze et de
Foucault48, le souci de distinguer entre « pouvoir » et « exploitation » conduit à interroger les
exclusions et les manques qu’entraîne inévitablement le processus brechtien d’historicisation.
Pour être éclairante, la subsomption des discours sous les rapports sociaux de production
maintient dans l’ombre la force d’inscription et le degré de pénétration de ces discours dans
les structures conscientes et inconscientes de sujets qui résistent manifestement – sous quelle
emprise ? selon quels modes d’imposition et de diffusion ? en vertu de quels désirs plus
profonds que leurs intérêts ? – aux entreprises de démystification. Il y a là un reste, un
excédent, face auquel la distanciation, sollicitation de la raison spectatrice pour qu’elle
redresse les inversions idéologiques et reconnaisse la lutte des classes qui les fonde, s’avère
incomplète et donc inopérante49. Contre l’opposition (devenue) mécaniste de l’infrastructure
et de la superstructure, la promotion d’un théâtre qui parle « de la traversée d’individus par
l’ordre du langage et de la culture » renvoie à la réévaluation des œuvres de Brecht qui ont

47
Jean-Marie Piemme et Philippe Sireuil, « J’ai peu de ce soleil maman je ne sais rien », Théâtre/public, n° 28-
29, juillet-août-septembre 1979, pp. 52-54.
48
Cf. « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze », art. cité, pp. 306-315 : « M.F.
[…] Après tout il a fallu attendre le XIXe siècle pour savoir ce que c’était que l’exploitation, mais on ne sait
peut-être toujours pas ce qu’est le pouvoir. […] / G.D. [On] voit bien qui exploite, qui profite, qui gouverne,
mais le pouvoir est encore quelque chose de plus diffus […]. Du coup, on se heurte à la question : comment se
fait-il que des gens qui n’y ont pas tellement intérêt suivent, épousent étroitement le pouvoir […] ? C’est peut-
être que, en termes d’investissements, aussi bien économiques qu’inconscients, l’intérêt n’a pas le dernier mot ».
49
La remise en cause de la compréhension restrictive que Brecht a du pouvoir est indissociable de celle des
pouvoirs qu’il assigne à la représentation. Sur ce point, voir également les interventions de Jean-Marie Piemme
dans la table ronde, « Brecht aujourd’hui », Théâtre/public, n° 21, juin 1978, pp. 3-6 : « Vis-à-vis de Brecht
notre position doit donc être extrêmement analytique. Certaines notions me paraissent aujourd’hui d’un
rendement très faible, parmi elles, […] une CERTAINE manière de concevoir toujours déjà un bon spectateur
pour la pratique brechtienne, un spectateur qui, par exemple, saurait toujours déjouer les pièges de l’idéologie.
Or, on sait tout de même que le propre de l’idéologie est justement de nous faire nier l’évidence. Pourtant la
tentation existe chez Brecht de croire à l’existence d’un spectateur sur lequel le mécanisme fonctionnerait de
telle manière que l’idéologie cesserait d’opérer ».

44
fait une place à ce phénomène d’inscription intrasubjective. Mais elle s’accorde tout autant à
la démarche quotidienniste, attestant, à l’heure où les « théâtres du moi » tendent à s’ériger
contre les « théâtres du monde », la possibilité (et l’urgence répétée) d’une approche politique
de la problématique du sujet.
Cette critique engage directement celle des modes de représentation des personnages
populaires. Si leur division ne fait pas de doute, les contradictions qui les travaillent dans les
œuvres brechtiennes ont des arêtes trop vives pour ne pas laisser espérer, sur la scène ou dans
la salle, le moment de leur dépassement, fût-ce à la condition rien moins qu’évidente de créer
un monde nouveau. Or, là encore, ce sont les forces d’inertie entravant cette dynamique qu’il
s’agit de pointer : qu’est-ce qui fait que la contradiction elle-même n’apparaît plus et
comment le montrer ? que reste-t-il du personnage quand ses conditions de vie, de parole, de
pensée… l’empêchent d’être en désaccord avec lui-même sinon sous la forme de collapsus
sans commentaire ? quand elles le privent de cette vitalité – indestructibilité de Schweyk, bon
sens de Mère Courage – qui fait la marque du peuple brechtien et continue, jusque dans
l’aveuglement et la destruction, d’en faire le dépositaire des transformations à venir ? quel
sort théâtral et politique réserver à un sujet qui s’est à ce point retiré de la scène historique que
celle-ci cesse d’agir comme contrepoint et paraît se retirer à son tour ?
Plus qu’ailleurs, ce soupçon qui pèse sur l’optimisme de Brecht et l’inactualité de son
personnel dramatique doit être associé aux modes de sa réception et au succès dont il jouit sur
les scènes françaises depuis les années soixante jusqu’au milieu des années soixante-dix50.
Symptôme sans équivoque du passéisme socio-politique des brechtiens français : leur traitement
stéréotypé de la classe ouvrière. Règne sur les plateaux, lorsque la pièce fait intervenir des personnages
ouvriers, une espèce de prolétariat de théâtre, de figuration prolétarienne en majesté, sans aucune
mesure avec des ouvriers réels. Muséographie brechtienne ; embaumement de la classe ouvrière
allemande ou russe d’antan (via La Mère ou Sainte Jeanne des abattoirs) par les metteurs en scène du
boom économique !51

Souvent « servi à la sauce humaniste »52, ce brechtisme à la française a longtemps valorisé les
pièces dites « de la maturité »53. Faute d’une pratique de jeu toujours adaptée, faute, surtout,

50
Selon l’ATAC, Brecht, en 1972, vient au 3ème rang des auteurs représentés, derrière Molière et Shakespeare.
51
Jean-Pierre Sarrazac, « Le Théâtre du quotidien », art. cité, pp. 185-186.
52
Robert Abirached, « Brecht relu », art. cité, p. 1.
53
Comme l’a montré Daniel Mortier, dès les premières heures de la réception de Brecht en France, son œuvre
fait l’objet d’une tripartition qui plébiscite les pièces de la « troisième phase ». Après les œuvres anarchistes de
jeunesse puis les pièces didactiques liées à la découverte du marxisme, viendraient « les dernières pièces, les plus
humaines, celles qui furent mûries au cours d’un long exil » (Jean-Marie Serreau), à savoir La Vie de Galilée, Le
Cercle de craie caucasien, Maître Puntila et son valet Matti, La Bonne âme de Sé-Tchouan et Mère Courage et
ses enfants. Or les pièces retenues parmi les « dernières » ne sont pas seulement les plus récentes, mais aussi
celles qui « peuvent paraître entretenir le plus de distance avec l’actualité historique » (Daniel Mortier, Celui qui
dit oui, celui qui dit non, op. cit., p. 45) : « Comme il était fort difficile de voir dans les dernières pièces de
Brecht un quelconque renoncement au marxisme, la troisième phase est décrite non pas comme rompant avec la
précédente, mais comme lui apportant des éléments qui manquaient, ou qui jusque là n’étaient que latents. Mais,

45
d’une réflexion critique sur l’articulation du passé et du présent, de l’histoire allemande et de
l’actualité française, réflexion que le genre parabolique exige entre tous tant le jeu du
comparant et du comparé menace de s’y figer, cette tradition brechtienne, « fruit d’un
compromis entre la stylisation française, héritée de Copeau et du Cartel, et l’imitation du
Berliner Ensemble »54, a grandement contribué à la fixation de stéréotypes relatifs à la
représentation de la classe ouvrière et, notamment, de cette « grisaille » – des costumes et du
jeu – censée donner des gages de distanciation. Ceci dit, même les metteurs en scène qui
échappent à l’intimidation exercée par les Modelbücher sont soupçonnés de passéisme et
d’édulcoration. Ainsi, Dort, en 1972, s’en prend à cette « nouvelle vague » brechtienne qui,
jouissant enfin de la « libération » des droits d’auteur, prend le risque de « faire de Brecht un
banal produit de consommation culturelle » en investissant la parabole sur le mode d’une
machine à jouer proprement ludique, gratuite, et surtout dépourvue de « point
d’application »55. La même année, Gilles Sandier s’en prend à la mise en scène de Sainte
Jeanne des abattoirs par Guy Rétoré au Théâtre de l’Est Parisien :
En somme un beau spectacle, un peu désamorcé, qui plaira à tout le monde : la clientèle du Figaro y
verra un bel objet de culture, témoignage historique sur le capitalisme des années trente – très
« dépassé », comme chacun sait au Figaro ; quant au Comité Central du P.C.F., on pourra l’y convier au
grand complet : il applaudira sans réserve une œuvre qui pourtant condamne sans appel toute espèce de
réformisme et n’indique qu’un seul recours : la violence révolutionnaire. Culture d’une part, Renault de
l’autre : deux mondes séparés56.

Un mois après, Sandier écrit une violente « lettre ouverte aux metteurs en scène du P.C.F. »57
dans laquelle il apostrophe Garran et Vitez, coupables, à ses yeux, d’une approche formaliste
et culinaire du théâtre brechtien. A l’origine de son indignation, la représentation du
Commerce du pain au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, fac-similé jugé maladroit de la
mise en scène allemande de Karge et Langhoff : peu rompus au jeu brechtien, les acteurs
français y sont apparus comme « des petits-bourgeois en oripeaux de prolétaires », ouvriers de

retenant en l’occurrence la sagesse et la profondeur, René Wintzen et Jean-Marie Serreau ne se contentent pas de
dégager une troisième période, ils donnent à l’ensemble de l’itinéraire une signification bien particulière. Celui-
ci est orienté dans le sens de l’humanisme littéraire le plus traditionnel, puisque sagesse et profondeur sont les
meilleures clés de notre panthéon esthétique, mais aussi les plus sûrs garants de toute tradition respectée. Pour
avoir évolué dans cette direction et avoir atteint ces qualités, l’œuvre de Brecht se hisse jusqu’aux plus grandes
œuvres et, en même temps, perd toute dimension originale. La théorie des trois phases, soigneusement
aménagée, suggère dès ce moment ce qui sera explicité par d’autres plus tard : Brecht serait un auteur
“classique” » (p. 38). Commencée en 1955, la publication du Théâtre Complet par l’Arche avalise cette
tripartition puisque chaque volume comporte trois pièces dont la première est toujours l’une des « grandes
pièces » écrites entre 1938 et 1945. Notons que c’est de 1974 à 1979, en pleine interrogation sur l’héritage
brechtien, que Robert Voisin procède à une réédition qui respecte l’ordre chronologique de la rédaction des
pièces et renouvelle les traductions existantes en vue d’un respect accru du texte original et de ses aspérités.
54
Bernard Dort, « La traversée du désert : Brecht en France dans les années quatre-vingt », art. cité, p. 127.
55
Bernard Dort, « La “nouvelle vague” brechtienne », Travail théâtral, n° 6, janvier-mars 1972, p. 127.
56
Gilles Sandier, « Un monumental opéra du capitalisme », in Gilles Sandier, Théâtre en crise (des années 70 à
82), Grenoble, Editions « La Pensée Sauvage », 1982, p. 252.
57
Gilles Sandier, « Lettre ouverte aux metteurs en scène du P.C.F », Théâtre en crise, op. cit., pp. 257-260.

46
théâtre directement issus de l’univers folklorique et rétrograde des Misérables et si éloignés
de la réalité que, les projecteurs à peine éteints sur le cadavre du vendeur de journaux, le
public a pu, sans y voir contradiction, huer le militant d’extrême-gauche qui l’invitait à
l’enterrement de Pierre Overney. Domestiquée, la dialectique matérialiste se déploie de façon
harmonieuse et autarcique sur la scène pour s’interrompre aux portes du monde, laissant les
spectateurs rassasiés par quelques heures de communion culturelle reprendre sans heurt leurs
postures et leurs places, droite et gauche confondues. Brecht est devenu digeste.
Si les inquiétudes de Dort et les fureurs de Sandier n’engagent ici aucune remise en
cause de l’efficacité potentielle de l’œuvre brechtienne et visent au contraire à dissocier son
usage de celui que l’on réserve aux classiques, elles permettent de restituer le contexte
figuratif dans lequel émerge le souci d’un théâtre au présent où les membres de la classe
ouvrière échappent aux imageries dans lesquelles on tend à les figer. Comme le montrent ces
témoignages rétrospectifs de Deutsch, Vincent, Lassalle et Wenzel, l’empire de ce brechtisme
« désamorcé » occupe une place importante dans le besoin d’introduire une nouvelle rupture
susceptible d’échapper à l’affadissement du pittoresque « rétro » comme à la récupération
institutionnelle et idéologique :
Le brechtisme français était alors exactement ce que Brecht aurait été susceptible de critiquer très
violemment. Il était figé dans un académisme tout à fait déprimant, à l’image de ce théâtre que Brecht
condamnait dans les années vingt et trente : un théâtre culinaire, clos, fermé58…

Dans la France de l’époque, Brecht avait rencontré d’une certaine façon Victor Hugo et Maurice
Thorez. Il avait été en grande partie avalé par une vision manichéenne et mélodramatique de
l’engagement politique en art ; généreuse certes, mais pleine de la bonne conscience d’être du bon
côté59.

Mon premier accès à Brecht ? […] C’était un Brecht humaniste, c’était un Brecht travesti, réfracté par
ses thuriféraires français, un Brecht trop souvent réduit à certains détails technicistes issus d’une lecture
dogmatique du Petit Organon. Du point de vue de la pratique théâtrale, on est arrivé très vite à un
Brecht menacé d’une indéniable formalisation scénique : le petit rideau, le cyclo, l’historicisation des
costumes, la maîtrise socio-critique des comédiens sur les personnages. Ça devenait une sorte de pure
rhétorique qui risquait de couper le théâtre brechtien d’une relation concrète avec la réalité du monde.
Elle tendait à se figer en bonne conscience d’un théâtre militant, de rupture – c’est vrai – mais qui
n’était pas réactivé par la mise en relation de cette pratique avec les particularités d’une situation
française très différentes de celles que Brecht avait pu envisager60.

Ce trouble-là, cette déchirure, cette difficulté que j’éprouvais à l’époque à m’exprimer dans le milieu
artistique et que je sentais très proche de l’impossibilité de la classe ouvrière à trouver une parole, cette
impossibilité à dire ce malaise qui passe par des « petits riens », les détails de la vie quotidienne, les
émotions simples, tout ceci fut la racine profonde de ce spectacle qui était intitulé Loin d’Hagondange,

58
Michel Deutsch, « “Organiser le scandale” », entretien avec Georges Banu et Denis Guénoun, in Avec Brecht,
Arles, Editions Actes Sud / Académie Expérimentales des Théâtres, coll. « Apprendre », n°11, 1999, p. 92.
59
Jean-Pierre Vincent, « Brins d’histoire », in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Les Pouvoirs du théâtre, Essais pour
Bernard Dort, Paris, Editions Théâtrales, 1994, p. 35.
60
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable… », art. cité, p. 37.

47
ma façon plus ou moins consciente de réagir au théâtre brechtien des années 70 où le monde ouvrier
était toujours représenté par des figures de classe aseptisées61.

Mais si le désaveu du brechtisme s’ancre souvent dans la volonté de retrouver la force


perturbatrice de l’agir brechtien et de la conjuguer au présent, les différents points que nous
avons préalablement évoqués (primat des rapports de pouvoir sur les rapports d’exploitation,
focalisation intrasubjective, effacement de l’individu sur la scène historique…) ne laissent
d’entraîner de notables réaménagements en termes de dramaturgie. Metteur en scène régulier
des pièces de Kroetz, Claude Yersin explique ainsi l’essor des théâtres du quotidien,
synthétisant les différents lieux de la prise d’écart qu’ils opèrent par rapport à Brecht :
Cela dit, je crois qu’après 68, la dramaturgie de Brecht a pu sembler à certains trop optimiste. La
sensibilité actuelle s’intéresse plus à l’ici et au maintenant qu’à des analyses plus globales offrant une
perspective de changement immédiat. Personnellement, j’aime beaucoup Brecht et la Comédie de Caen
l’a beaucoup joué. Il reste que l’efficacité idéologique du théâtre de Brecht est aujourd’hui largement
récupérée. Dans le succès de la dramaturgie du quotidien, on peut voir le signe qu’une génération
recherche quelque chose qui résiste plus à l’institution. Brecht a en effet quelque chose de rassurant.
Tout le réel s’organise, se case dans des architectures cohérentes, logiques. La réalité est peut-être plus
complexe. Les déterminismes que Kroetz donne à ses personnages offrent une part au « ventral », à
l’irrationnel, à des zones d’ombre qui inquiètent. En définitive, les situations choisies par Kroetz, la
trivialité de son théâtre sont plus dérangeantes, plus inquiétantes et par là même plus riches que les
belles constructions et le magnifique fonctionnement du théâtre brechtien62.

A la mise à mal de la geste téléologique dans laquelle s’inscrit l’horizon révolutionnaire,


correspond la contestation d’une forme de rationalisme qui prétendrait envisager à cette aune
exclusive tous les éléments – jusqu’aux plus ténus – qui tissent le réel. Aussi la vie
quotidienne que Brecht place si régulièrement au cœur de ses préoccupations devient-elle
l’enjeu paradoxal d’un repositionnement où le processus d’historicisation, moteur du
décentrement épique, se voit décentré à son tour et se trouve en butte à des forces (le
« ventral », l’« irrationnel », le « vécu ») qui lui font continûment obstruction et dont la
promotion constitue un véritable leitmotiv dans les discours des années soixante-dix63. Ce
processus quitte dès lors sa position tutélaire et organisatrice à la faveur de personnages pris
dans leur isolement et d’espaces-temps qui épousent le resserrement de leurs perspectives.

61
Jean-Paul Wenzel, « Au plus près de ses doutes », in Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, Amiens,
Edition des Trois Cailloux / Maison de la Culture d’Amiens, 1984, p. 103.
62
Claude Yersin, « L’histoire et le vécu », Théâtre/public, n° 10, avril 1976, n° 10, p. 15.
63
Encore une fois, ce leitmotiv s’articule étroitement à la problématique de la post-modernité et à l’humiliation
dont « la raison » fait l’objet à la suite des catastrophes dont elle a assuré la scrupuleuse organisation, dimension
que l’on reproche régulièrement à Brecht de ne pas avoir suffisamment prise en compte (le plus célèbre de ses
détracteurs, sur ce sujet, étant Theodor Adorno). Comme nous l’avons déjà constaté, la spécificité de la
démarche quotidienniste tient toutefois à son refus d’opposer la raison totalisante/totalitaire et les forces qu’elle
chercherait à nier (pulsion, folie, rêve…) pour tenter d’intégrer la part du vide et de la nuit dans un projet
politique qui continue d’en appeler à l’activité critique du spectateur.

48
Le changement d’échelle qui fonde la démarche quotidienniste – passage des grandes
luttes aux « petits riens »64, du « gros rôti » aux « petites saucisses »65 – se donne dès lors
pour le pendant symétriquement inverse du changement d’échelle préconisé par Brecht pour
mettre la forme théâtrale en phase avec les « grands sujets » qu’elle se propose et hors
desquels il n’est pas de représentation réaliste possible de la vie des hommes entre eux :
Dans les années qui ont suivi la grande guerre et la révolution, le théâtre a connu son grand essor en
Allemagne. […] Pourtant, ni la technique hautement développée du théâtre ni celle de la dramaturgie
n’ont permis de porter sur le scène les grands sujets contemporains : l’édification d’une industrie
géante, les luttes de classes, la guerre, le commerce mondial, le combat contre les maladies, etc., n’ont
pu être représentés, en tout cas pas en grand. […] Mettre le théâtre à même de maîtriser les grands
processus a demandé beaucoup de peine66.

Il faut que nos auteurs de pièces reviennent aux grandes dimensions. Situer les conflits exclusivement
dans le sein de la famille ou dans la cellule du Parti d’une seule entreprise, c’est seulement imiter un
schéma bourgeois décadent : celui de la pièce naturaliste. La lutte des classes au cours de laquelle les
ouvriers et paysans construisent la société nouvelle n’est pure affaire ni de famille, ni d’entreprise.
Beaucoup de choses y agissent simultanément, des unités contradictoires y luttent contre des unités
contradictoires et cette lutte est une lutte gigantesque67.

Face aux grandes souffrances des masses, traiter de petites difficultés, ou des difficultés de petits
groupes de personnes, est ressenti comme ridicule, voire méprisable68.

Pour autant, l’entreprise quotidienniste consiste-t-elle en un retour régressif aux petites


dimensions du théâtre dramatique et à ses « atmosphères d’intérieurs » si souvent stigmatisées
par Brecht ? « Ne voyant pas l’ennemi ou ne pouvant pas le rendre visible »69, le dramaturge
désappointé se résoudrait-il à la description minutieuse d’un seul maillon de la chaîne au
risque de surestimer les déterminismes qui en relèvent et de nous faire oublier la chaîne elle-
même ? Le processus de décentrement que nous avons évoqué dément une telle hypothèse. Il
ne s’agit pas d’évincer l’Histoire, encore moins de la naturaliser, mais d’inscrire sur la scène
les conditions de son retrait pour en faire l’objet du questionnement. La réduction du champ
trouve sa justification dans l’émiettement des vastes ensembles sociaux tel que le vivent, « au
quotidien », les individus – un vécu qui ne constitue pas seulement le prisme fallacieux de

64
Voir aussi Michel Deutsch, « Sur le réalisme aujourd’hui », art. cité, pp. 7-8 : « il y a un discours dominant
dans un certain théâtre, qui est le discours brechtien. Ce discours à un moment donné n’a plus considéré comme
dignes les petites choses des gens, et il les a expulsées au nom de l’histoire et d’un phantasme scientifique et
scientiste propre à Brecht ». A noter la riposte immédiate de Sobel : « Mais ça n’a jamais été la préoccupation de
Brecht, il n’a parlé que des petites choses ! Ou alors il s’agit d’un Brecht mal compris ».
65
Franz Xaver Kroetz, « Ich säße lieber in Bonn im Bundestag » (1973), in Franz Xaver Kroetz, Weitere
Aussichten... Ein Lesebuch. Texte für Filme, Hörspiele, Stücke, DDR-Report, Aufsätze, Interviews, Köln,
Kiepenheuer & Witsch, 1976, pp. 585-592.
66
Bertolt Brecht, « [Le théâtre allemand avant Hitler] », Théâtre épique, théâtre dialectique, op. cit., p. 64.
67
Bertolt Brecht, « [Figurer des conflits] », Théâtre épique, théâtre dialectique, op. cit., p. 175.
68
Bertolt Brecht, « Popularité et réalisme », Ecrits sur la littérature et l’art 2. Sur le réalisme, trad. fr. André
Gisselbrecht, Paris, L’Arche, « Travaux 8 », 1970, p. 114.
69
Bertolt Brecht, L’Achat de cuivre. Entretiens à quatre sur une nouvelle manière de faire du théâtre, trad. fr.
Béatrice Perregaux, Jean Jourdheuil et Jean Tailleur, Paris, L’Arche, « Travaux 1 », 1970, p. 92 : « Ce n’est pas
de voir tous les éléments de la chaîne qui est grave, c’est de ne pas voir la chaîne… ».

49
consciences abusées mais qui engage matériellement l’impossibilité de la lutte collective et
oblige à la cantonner désormais dans le hors-scène, qui, nous le verrons, joue un rôle
déterminant dans la dramaturgie et désamorce tout effet de confinement ou d’autosuffisance.
La nouvelle compréhension du pouvoir – un pouvoir qui ne se contente plus
d’exploiter économiquement ses sujets et de les mystifier idéologiquement mais qui les
constitue et grave sur eux son empreinte – conduit ainsi à repenser les modes d’articulation
entre l’individu et la société et à adapter les dimensions de la scène aux opérations de détail et
aux déflagrations psychiques qu’ils engagent. Comme cela nous est d’emblée apparu, un tel
modèle appelle simultanément une remise en cause du pacte pédagogique qui fonde le théâtre
épique et des procédés auxquels il recourt. L’attention portée à la façon dont l’oppression
s’intériorise rejaillit nécessairement sur le rapport scène-salle en infléchissant le schème
binaire d’une désaliénation qui entendrait déchirer la surface mensongère des apparences
idéologiques pour dévoiler la réalité qu’elles recouvrent et nous faire prendre le parti radical
de sa transformation.
Nous ne voulons plus d’un théâtre de la fatalité ou de la diversion, mais nous ne sommes plus sûrs que,
très effectivement articulé sur le monde réel à partir d’un certain nombre d’acquisitions quant aux
processus de l’histoire, le théâtre puisse mettre en œuvre une pédagogie qui assurerait le passage de
l’Ancien au Nouveau. Il nous semble important que le théâtre aussi prenne en charge le désarroi, le
morcellement, les dérives que la condition socio-historique entraîne aujourd’hui chez l’individu privé70.

Nous reviendrons suffisamment sur ce point pour qu’il ne soit pas nécessaire ici de nous y
attarder davantage. Au moins peut-on souligner que le renouvellement des objets que se
propose alors le théâtre et son intérêt pour des territoires où se nouent des enjeux trop
longtemps jugés hétérogènes (le politique et l’irrationnel, la structure sociale et l’inconscient,
le pouvoir et la vie privée…) sont indissociables d’un réaménagement des effets qu’il vise et
qui, à leur tour, engagent des solutions hybrides (entre transparence et opacité, lucidité et
captivité, distanciation et participation, explication et description…). Tributaire des
oppositions tranchées de l’époque mais aussi de celles que l’on choisit de retenir de Brecht au
risque de fixer une pensée qui n’a jamais cessé d’être en mouvement, une troisième voie ne
laisse de s’ouvrir et de s’inventer où, par-delà l’irréductible singularité des propositions des
uns et des autres, converge le souci d’un théâtre critique capable de maintenir des liens entre
la scène et le monde, serait-ce à l’échelle moléculaire d’un sujet morcelé dont il n’est pas
certain qu’il puisse un jour retrouver son unité.

70
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable … », art. cité, pp. 38-39.

50
B. Politique des auteurs et renouvellement du répertoire :

l’émergence d’un théâtre du pouvoir alternatif

Revenant sur son parcours théâtral, Jean-Pierre Vincent y distingue deux périodes. La
première, de 1960 à 1974, se caractérise par un « brechtisme dissident » (« Brecht à
l’envers ») : avec la collaboration de Patrice Chéreau puis celle de Jean Jourdheuil, l’objectif
est de raviver la férocité et l’anti-conformisme de Brecht contre le Brecht populaire promu par
les défenseurs de la première décentralisation1. Dans cette perspective, sont notamment créés
La Noce chez les petits-bourgeois (en 1968, puis en 1973) et Dans la jungle des villes (en
1972). Mais, sous l’effet d’événements lourds d’impact (mort de Pierre Overney, parution de
L’Archipel du goulag, guerre sino-vietnamienne…), s’amorce un « virage politique » qui
scelle la « fin de l’utopie révolutionnaire » et ouvre, de 1975 à 1983, sur une deuxième
période dont « Germinal » d’après Emile Zola. Projet sur un roman est présenté comme le
moment fondateur (« L’envers de Brecht »). Après avoir renouvelé la connaissance du corpus
brechtien pour défaire les stéréotypes qui lui sont associés et qui, chez les épigones comme les
détracteurs, fixent les contours normatifs du théâtre politique, il s’agit plus radicalement
d’explorer les zones que Brecht a laissées en friche et de tenter des hybridations qui touchent
simultanément les limites supposées du politique et celles du théâtre lui-même2.
Concernant la question spécifique du répertoire plébiscité dans les années soixante-
dix, cette double polarité permet d’appréhender synchroniquement bien des mises en scène de
l’époque qui, montant le Brecht méconnu des œuvres de jeunesse, montant parallèlement ses
contemporains (Ödön von Horváth, Karl Valentin…), voire ses parents plus ou moins oubliés
(Georg Büchner, Frank Wedekind…), mènent un dialogue continu avec Brecht, tantôt pour le
faire sortir du cadre sclérosé et sclérosant dans lequel on tend à le maintenir, tantôt pour

1
Jean-Pierre Vincent, « Brins d’histoire », art. cité, p. 35 : « Dans la France de l’époque, Brecht avait rencontré
d’une certaine façon Victor Hugo et Maurice Thorez. […] Nous, sur le plateau, nous nous sommes engagés
vivement dans la correction du tir, arc-boutés sur l’anarchisme et la dialectique humoristique de Brecht lui-
même, sur sa pratique théâtrale résolument opposée aux traditions bourgeoises françaises. Brecht nous aidait à
nous étonner de tout, à prendre les choses à l’envers. C’était aussi une façon de nous concevoir comme nouvelle
génération, polémiquant avec l’héritage déjà en voie d’ossification de la génération précédente ».
2
Pour être plus précis, rappelons que la première période compte elle-même plusieurs moments : collaboration
avec Chéreau dans le cadre du Lycée Louis Le Grand (jusqu’en 1964), puis de la compagnie Patrice Chéreau
(1965-1968), collaboration avec Jean Jourdheuil (1968-1974) avec la fondation, en 1972, du Théâtre de
l’Espérance. Or cette dernière date n’engage pas seulement un changement statutaire mais aussi une réflexion
critique sur les créations précédentes et un renouvellement fondamental des questionnements portés sur scène.
Nous le verrons, la deuxième version de La Noce… témoigne de ce renouvellement, de même que les deux
spectacles qui la précèdent, Dans la jungle des villes (1972) et Woyzeck (1973). Contestant le rationalisme de
leur approche et leur propension à faire un usage mécaniste du matérialisme historique, Vincent et Jourdheuil
s’orientent d’ores et déjà vers « l’envers de Brecht » (fût-ce à travers Brecht lui-même) et la distinction évoquée
ne saurait donc être envisagée comme une coupure massive et exclusive de tout enchevêtrement.

51
questionner les exclusions ou les impasses auxquelles est susceptible de conduire la grande
machine du théâtre épique3.
Comment échapper au Brecht de la maturité et à tout son appareil de signification rigoureuse ? Telle est
la question qui semble préoccuper aujourd’hui la plupart des gens de théâtre qui firent leur
apprentissage sous le signe du brechtisme et de la distanciation.
Dans un premier temps, ils se tournèrent vers le jeune Brecht en qui ils voyaient un précurseur du
Brecht de la maturité (pour commencer par le commencement), mais découvrirent bien vite l’intérêt
qu’il y avait à l’étudier pour lui-même. Cet intérêt pour le jeune Brecht culmina lorsqu’ils s’avisèrent
qu’il était possible d’opposer le discours « anarchiste », plus exactement délinquant, agressivement
poétique et cependant remarquablement cohérent, des pièces de jeunesse au discours marxiste des
pièces de la maturité et ainsi d’émanciper le jeune Brecht de la tutelle des théories du théâtre épique.
Ils se tournèrent ensuite vers les précurseurs du jeune Brecht (pour commencer par le commencement
du commencement) particulièrement Büchner et Wedekind. S’étant aperçu très vite de l’intérêt qu’il y a
à ne pas considérer Büchner seulement comme un précurseur du jeune Brecht, ils opposèrent sans tarder
au refus du tragique qui caractérise le jeune Brecht le tragique büchnerien et ce qu’il implique de sens
du grotesque et de non-pédagogie. Il en alla de même avec Wedekind, bien que d’une manière moins
flagrante. […] Reste […] le troisième précurseur du jeune Brecht : Karl Valentin. […] Valentin, comme
Büchner, se caractérise par un sens aigu du tragique quotidien, du grotesque, de la non-pédagogie4.

Indissociable d’une réflexion visant à confronter des visions du monde pré-marxistes à un


présent brutalement sommé d’entrer dans l’après-Marx, ce dialogue qui motive le choix des
pièces réinvestit logiquement les enjeux critiques précédemment soulignés (rationalisme,
historicisme, économisme, objectivisme…) et engage le renouvellement des représentations
du pouvoir. Du rire glacé que provoquent les marionnettes petites-bourgeoises de Brecht à
l’ironie très sérieuse qui entame la respectabilité des fonctionnaires horváthiens en passant par
l’onirisme désespéré qui nimbe la course criminelle de Woyzeck, se dessinent sur scène les
contours d’un répertoire protéiforme et néanmoins cohérent, théâtre politique alternatif qui
articule étroitement le champ social et le champ de la conscience pour débusquer les rapports
d’oppression dans les réseaux hiérarchiques les plus serrés et conjuguer, en marge de
l’Histoire en train de se faire ou de se défaire, le pouvoir au quotidien.

3
Dans ce cadre, rappelons l’impact et/ou la convergence des questionnements qui proviennent d’Allemagne,
qu’il s’agisse de la mise en valeur des « fragments » par Karge et Langhoff (mise en scène du Commerce de pain
en 1968 au Berliner Ensemble, puis en 1972 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers) et par Heiner Müller
(qui n’a cessé, durant les années soixante-dix, de travailler sur Fatzer et en appelle, lui aussi, à la nécessité de
changer d’échelle – cf. Heiner Müller, « A propos de Fatzer », Théâtre/public, n° 21, juin 1978, p. 8 : « On ne
peut plus intervenir avec la littérature dans les macrostructures. Aujourd’hui, on intervient dans la
microstructure. Et pour cela, seule l’œuvre de jeunesse de Brecht propose des techniques, des formes, des
instruments de travail, ce qui n’est pas le cas de ses “classiques” »), ou de tentatives plus clairement polémiques
comme la mise en scène de La Mère par Peter Stein à la Schaubühne en 1970 (à la pièce de Brecht étaient mêlés
« des textes tirés de l’historiographie officielle fabriquée par le parti communiste stalinien : nous avons confronté
les scènes un peu idylliques du monde du travail avec ces textes qui sont parmi les plus cruels et les plus brutaux
qu’on puisse imaginer. Ce spectacle était donc un pur produit des années soixante-dix où nous entendions, d’une
part, redécouvrir et perpétuer les traditions de la gauche, et critiquer par ailleurs les déformations du
développement du socialisme et du communisme en Europe et dans le monde » – cf. Peter Stein, « Garder ses
distances. Entretien avec Georges Banu », in Avec Brecht, op. cit., p. 20.
4
Jean Jourdheuil, « Karl Valentin, le degré zéro du théâtre », in Jean Jourdheuil, L’Artiste, la politique, la
production, Paris, Editions 10/18, 1976, pp. 249-251.

52
1. Ödön von Horváth et Marieluise Fleisser : naissance et renaissance

Dans l’entre-deux-guerres, Ödön von Horváth et Marieluise Fleisser inventent un


théâtre proprement inclassable qui, empruntant à toutes les formes, ne relève d’aucune d’elles
et qui, référence avouée des auteurs ou convergence des programmations, sera au cœur des
nouvelles dramaturgies du pouvoir promues dans les années soixante-dix. Etranges parcours
que ceux de ces deux auteurs qui n’entretinrent aucune relation directe l’un avec l’autre, ne
subsumèrent jamais leurs œuvres sous une théorie systématique ambitionnant de faire sauter
les conventions obsolètes de l’ancien théâtre, et connurent un succès d’estime aussitôt éclipsé
par le Troisième Reich pour devenir, quarante ans plus tard, les parangons d’un théâtre
politique alternatif dans lequel se retrouvait toute une génération. Avant d’aborder l’intérêt
qui leur fut porté en insistant sur les enjeux de cette filiation « d’aujourd’hui pour
aujourd’hui »5, il semble indispensable d’envisager ces auteurs dans leur contexte pour tenter
de voir ce qui, hier, constituait d’ores et déjà la nouveauté, aussi radicale que mésestimée, de
leur dramaturgie6.

a) Horváth et Fleisser en leur temps

L’émergence d’un objet théâtral non identifié : le Volksstück critique

Les années vingt sont marquées par la multiplication des pièces d’actualité
(Zeitstücke). Tandis que celles-ci donnent une véritable ampleur au théâtre militant et
promeuvent une « Nouvelle Objectivité » destinée à contrer l’essor de l’expressionnisme, les
pièces de Fleisser et Horváth7 proposent des dramaturgies de l’« en creux » où le contexte,

5
Cf. le titre de l’article de Franz Xaver Kroetz, « Horváth d'aujourd'hui pour aujourd'hui » (1971), LEXI/textes 2.
Inédits et commentaires, Paris, L'Arche, Théâtre National de la Colline, 1998.
6
Toute la difficulté consiste ici à ne pas céder aux illusions rétrospectives auxquelles a contribué, peu ou prou, la
relecture de ces dramaturges dans le contexte très politisé de l’après-soixante-huit, relecture qui peut parfois
paraître difficilement compatible avec les déclarations de Fleisser ou de Horváth, qu’il s’agisse de la naïveté
avouée de la première en matière politique ou de la façon dont le second affirme vouloir dévoiler le « combat
éternel » que se livrent le conscient et l’inconscient – Ödön von Horváth, « Mode d’emploi » (1932), trad. fr.
David Gabison, Théâtre/public, n° 8-9, janvier-février 1976, pp. 10-12. D’où la prise de distance légitime
qu’opèrent les travaux les plus récents sur ces auteurs par rapport aux grilles d’interprétation léguées par les
années soixante-dix (cf. Ingrid Haag, Ödön von Horváth. La Dramaturgie de la façade. Description d’une forme
théâtrale, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1991 ; Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser
(1901-1974) et le théâtre populaire critique en Allemagne, Berne, Editions Peter Lang, coll. « Contacts », 1999).
Cela étant dit et par-delà l’intérêt de ces travaux, la circonspection s’impose tout autant vis-à-vis des déclarations
elles-mêmes et la seule étude des pièces ne permet pas, à notre sens, de poser la préséance du combat éternel sur
ses manifestations historiques (Haag) ou de la perspective éthico-humaniste sur la perspective « strictement »
politique (Thiérot) – la spécificité de ces dramaturgies réside précisément dans l’inextricable écheveau que
constituent ces niveaux d’analyse à l’échelle du quotidien où sont envisagés les personnages.
7
Nous intéressent ici prioritairement les pièces d’Ingolstadt de Fleisser (Purgatoire à Ingolstadt et Pionniers à
Ingolstadt) ainsi que les Volksstücke de Horváth (Foi Amour Espérance, Légendes de la forêt viennoise, Casimir
et Caroline), autrement dit celles qui articulent le plus clairement la représentation de la vie quotidienne des
petites gens à une invention formelle susceptible de mettre au jour de nouveaux modes d’exercice du pouvoir.

53
politique et historique, ne se donne qu’à travers les impacts, diffus, confus et néanmoins
violents, qu’il a sur les personnages. Les dysfonctionnements du système judiciaire, la crise
économique et la montée du chômage, l’oppression des femmes et le malaise de la jeunesse,
autant de thèmes récurrents des Zeitstücke, ne font donc aucunement l’objet d’un traitement
frontal qui viserait à convaincre le spectateur de la nécessité de l’action par l’instruction
informée d’un dossier et/ou le parcours exemplaire de personnages confrontés à des
problèmes d’emblée identifiés comme sociaux. Or cette impossible frontalité tient
précisément au privilège accordé à la vie quotidienne envisagée à l’échelle de ceux qui y sont
immergés et qui, en raison même de cette immersion, ne sauraient jouir d’un point de vue
surplombant sur les difficultés qu’ils traversent.
A « la machinerie des paragraphes »8 susceptible de servir la dénonciation d’une
justice de classe, Horváth préfère bientôt les errements d’une jeune fille dont la foi, l’amour et
l’espérance se dissolvent au contact de ceux qui, feignant de lui porter secours, achèvent de la
perdre. Et c’est à l’exclamation fulgurante du directeur du Laboratoire d’Anatomie – « Sa
dépouille ? Encore ?! »9 – que le dramaturge laisse le soin de suggérer, en guise d’exposition,
qu’Elisabeth n’est pas seule, en 1932, à avoir placé ses derniers espoirs de survie dans la
vente de son propre cadavre. De même, dans la version de 1929 de Pionniers à Ingolstadt10,
ce n’est que l’âpreté des relations entre les femmes et les soldats qui suggère le déséquilibre
démographique provoqué par la Première Guerre Mondiale et l’indexation des « affaires » de
cœur sur la loi implacable de l’offre et de la demande11. Dissolution du thème dans la vie telle
qu’elle est vécue, sans hiérarchie entre l’essentiel et l’accessoire, la structure socio-
économique et les accidents privés : ainsi de la grossesse non désirée qu’évoquent Légendes

8
« Dans la machinerie des paragraphes » constitue l’un des premiers titres envisagés de Foi Amour Espérance.
Le fait que la pièce s’inspire d’un fait divers authentique comme un grand nombre de pièces judiciaires de
l’époque (les Juditzstücke font partie intégrante du genre du Zeitstück) permet d’autant mieux de distinguer
l’entreprise horváthienne de celle de ses contemporains.
9
Ödön von Horváth, Foi Amour Espérance. Une petite danse de mort en cinq tableaux, trad. fr. Henri
Christophe, in Théâtre complet, t. 4, Paris, L’Arche, 1996, p. 12.
10
Marieluise Fleisser, Pionniers à Ingolstadt. Comédie en douze tableaux, trad. fr. Sylvie Muller, Paris,
L’Arche, 1982. Cette version est la refonte d’une première version de 1928, remaniée sous l’influence de Brecht
qui l’a mise en scène à Berlin en 1929. Une troisième version – sur laquelle nous reviendrons – a été écrite en
1968 et nous nous y réfèrerons notamment lorsqu’elle se charge d’expliciter ce qui, en 29, reste implicite.
11
Notons l’ajout, en 1968, d’un passage qui souligne l’évolution quantitative des rapports entre les sexes et ses
effets qualitatifs sur la relation de Korl et Berta, thèse macro-structurale à laquelle la jeune femme peine à
opposer l’idiosyncrasie du couple : « KORL. De nos jours, il faut qu’une fille accepte bien des choses, car il y a
trop peu d’hommes. / BERTA. Il y a toi et il y a moi. / KORL. Il te manque la vue d’ensemble, voilà tout. Parce
que l’excédent de femmes, il est trop grand. / BERTA. Il y a toi et il y a moi, on n’a pas besoin des autres »
(Marieluise Fleißer, Pioniere in Ingolstadt, in Gesammelte Werke. Erster Band : Dramen, éd. dirigée par
Günther Rühle, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1972, p. 167 – nous traduisons).

54
de la forêt viennoise12 et Purgatoire à Ingolstadt13, échappant au statut thématique qui la
caractérise dans la pièce de Friedrich Wolf, Cyankali, dont l’enjeu explicite, en 1929, est de
militer pour le contrôle des naissances et l’abrogation du paragraphe 218 qui criminalise
l’avortement. Ici, pas de statistiques sur les dangers de l’avortement clandestin, ni de
comparaison didactique entre les consultations contrastées du médecin avec la grande
bourgeoise et la fille du peuple qui, toutes deux, lui demandent pourtant le même service…
Objet disséminé de conversations où interviennent tout autant l’effritement d’une liaison plus
ou moins amoureuse, la peur de la stigmatisation sociale, les exigences financières de la
faiseuse d’anges et les commandements religieux qui le condamnent, l’avortement s’insère
dans le tissu serré des difficultés, des refus et des jugements auxquels la Fräulein est
quotidiennement confrontée.
Un tel décentrement n’a évidemment rien d’une évacuation : le quotidien millénaire
qu’investit habituellement la pièce populaire (Volksstück) et que l’on tend à opposer à
l’actualité brûlante des pièces politiques se voit soumis aux frottements de la société qui
l’englobe et dont le fonctionnement oppressif paraît d’autant plus tenace qu’il va sans (se)
dire14. Si les personnages manquent effectivement d’une « vue d’ensemble »15, ce manque est
désigné comme tel, invitant le spectateur à solliciter le contexte où le texte ne laisse d’être
pris, en dépit des aveuglements et des entreprises de dénégation. Ainsi, dans Légendes…, le
stand de la buraliste Valérie permet, à côté de la liste des tirages à la loterie qui attire
prioritairement l’attention des personnages, de constituer les journaux qui y sont également
exposés comme la part muette et néanmoins signifiante du décor de la Rue Tranquille. Leur

12
Ödön von Horváth, Légendes de la forêt viennoise. Pièce populaire en trois parties, trad. fr. Sylvie Muller en
coll. avec Henri Christophe, in Théâtre complet, t. 3, Paris, L’Arche, 1995.
13
Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt. Pièce en six tableaux, trad. fr. Sylvie Muller, Paris, L’Arche,
1982. Il s’agit de la version dite « de Wuppertal », remaniée par l’auteur en 1970-71 (une autre version, dite
« d’Ingolstadt » sera d’ailleurs également proposée par Fleisser à la même époque). Les changements restent
toutefois assez modestes par rapport à la première version, qui date de 1924.
14
On notera ici la spécificité germanique des distinctions génériques : « Les Volksstücke sont des pièces de
facture assez simple, assez accessible, qui concernent les classes inférieures de notre société à double titre : en
tant que personnel dramatique et en tant que public. [...] Ils mettent sur scène des problèmes de tous les jours, en
respectant le regard que ces classes sont susceptibles de porter sur eux et les proportions dans lesquelles elles les
rencontrent, de l’avis de l’auteur. Après cela, il est assez indifférent de savoir si ces problèmes sont montrés sous
leur face triste ou gaie ou s’ils sont résolus ou pas. Par ailleurs, les Volksstücke prennent très au sérieux leur
héros en les dotant d’un destin individuel » (Volker Klotz, Dramaturgie des Publikums, München/Wien, Carl
Hanser Verlag, 1976, p. 183). Incluant comédies larmoyantes, farces paysannes, mélodrames et opérettes, le
Volksstück constitue un ensemble particulièrement hétérogène. Il demeure néanmoins un instrument
indispensable pour penser la spécificité des dramaturgies qui nous occupent. Ajoutons que l’opposition massive
entre Volksstück et Zeitstück ne doit pas faire oublier la capacité de certains auteurs de pièces populaires à
intégrer des enjeux du temps, voire une part importante de critique sociale (c’est notamment le cas de Nestroy).
15
Cf. le passage cité, à la note 11, de Pionniers à Ingolstadt (1968), mais aussi le troisième tableau de
Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 31 : « OLGA. Roelle, il doit bien savoir pourquoi il y va pas. / PROTASIUS.
Pour ça, il lui manque la vue d’ensemble ». « Vue d’ensemble » traduit le mot « Übersicht ».

55
feuilletage négligeant vers la fin de la pièce, et la guerre imminente dont ils appellent
fugitivement l’évocation, font coïncider la préparation d’une crise à grande échelle et le
retour, faussement heureux, de la paix sociale dans le microcosme viennois. Présenté sur le
mode de l’intermède ou de l’allusion (on pense aussi aux vindictes bellicistes et racistes
d’Eric, dont les « Heil » laissent tout le monde indifférent), le champ « strictement » politique
est signalé comme un arrière-monde dont l’éloignement, du point de vue de la scène, ne doit
pas duper la salle et qui donne tout son sens au parcours singulier de Marianne, première proie
cathartique d’une frustration collective qui ne cesse de croître.
Plus explicitement que celles de Fleisser, les pièces de Horváth en appellent au
décloisonnement de nos grilles d’interprétation en s’ingéniant à mettre en scène des
personnages dont le goût de la distinction est soumis à de régulières contre-épreuves :
CAROLINE. Pas de politique, messieurs, je vous en prie !
LANCE. Mais ce n’est pas de la politique !16

Caroline s’indigne ainsi qu’on ose expliquer ses velléités de rupture par le récent chômage de
Casimir et semble aspirer au statut d’héroïne d’une pièce qui se jouerait hors du temps, d’une
pièce qui, s’intitulant Casimir et Caroline, s’en tiendrait à la fable sentimentale qu’elle nous
promet. Or le déroulement de la Fête de la bière, censée pourtant assouvir cette soif d’oubli
qui garantit leur succès aux divertissements les plus œcuméniques, la ramène continûment à la
place que lui assignent l’échiquier social et la conjoncture défavorable des années trente :
CAROLINE. Il faut toujours distinguer la crise en général, et la vie privée.

16
Ödön von Horváth, Casimir et Caroline. Théâtre populaire, trad. fr. Henri Christophe, in Théâtre complet,
t. 4, op. cit., p. 189. Cet appel au décloisonnement est au cœur de Nuit italienne, pièce qui se rapproche le plus
du Zeitstück (elle met en scène les réactions du camp républicain face au succès des fascistes) et qui, dans un
mouvement inverse à celui des Volksstücke critiques, ne cesse d’être infiltrée par des enjeux supposés privés
(ceux-ci recouvrant les relations sentimentales des personnages mais aussi le fond pulsionnel qui irrigue
l’ensemble des relations sociales). Confronté à la force d’attraction du nazisme, aux incartades « politico-
érotiques » de ses camarades, au freudisme maladroit de Betz et à ses propres démons, le marxisme intransigeant
de Martin (« Les lois de l’histoire se fichent des destinées privées, elles enjambent inexorablement l’individu et
avancent ») est mis à rude épreuve et l’empêche de saisir toutes les forces que doit se concilier la lutte pour être
efficace : « Je crois que tu ne tiens pas compte, dans tes opinions sur la situation politique mondiale, d’une chose
très importante : la vie amoureuse dans la nature. […] Je crains que sur ce point, tu ne pratiques la politique de
l’autruche » (Nuit italienne, trad. fr. Henri Christophe, in Théâtre complet, t. 3, Paris, L’Arche, 1994, p. 210). On
retrouve ce souci d’articuler des champs jugés hétérogènes dans une version antérieure de Légendes… où Agnès
(future Marianne) demande conseil à Fard (radical-socialiste absent de la version définitive) et revendique un
statut de sujet dont l’autonomie est indissociablement financière, familiale et sexuelle : « AGNÈS. […] Bien sûr,
vous avez tout à fait raison, les femmes doivent être indépendantes et ne pas se livrer aux hommes. Mais moi,
par exemple, vous pouvez me dire ce que je dois faire… Je n’ai rien appris, juste à aider mon père dans la
boutique. En fait, je ne sais rien faire, je n’ai jamais quitté mon père et me voilà fiancée. […] Je sais que ce n’est
pas bien d’en parler, mais je vous le dis tout de même : Oscar, je l’estime et je l’apprécie, humainement, mais
pas comme homme. […] / FARD. Si vous me demandez conseil, rapport aux hommes, je peux difficilement vous
répondre, car je ne me suis pas occupé sérieusement de ces problèmes. Je me suis entièrement concentré sur les
problèmes sociaux. Pour moi, l’économie passe avant l’érotisme » (op. cit., pp. 112-113). Notons la proximité de
ce débat avec les analyses « politiques-sexuelles » que Reich, à la même époque, propose du système patriarcal
dans La Psychologie de masse du fascisme. Si les marqueurs explicites de ce débat ont disparu, c’est que la
dramaturgie seule se charge désormais de donner à voir l’imbrication complexe de ces enjeux.

56
JUPONNARD. A mon avis pourtant, ces deux aspects sont inextricables17.

Cette intrication constitue aussi bien le maître-mot d’une poétique implicite qui prononcerait
la non-pertinence de toute nomenclature dramatique susceptible de préserver la pureté des
genres qu’elle distingue au nom de l’étanchéité des objets qu’ils traitent.
Il est vrai que Horváth montre une attention très vive à la crise particulière que
connaissent l’Allemagne et l’Autriche à la suite du Traité de Versailles puis du Krach de
1929, ainsi qu’à l’humus fécond qu’elle offre à l’essor du national-socialisme. Fleisser, pour
sa part, se dispense d’y faire référence et, préférant Ingolstadt à Vienne (Légendes…) ou
Münich (Casimir et Caroline), paraît nous imposer un retrait qui ne relève plus seulement de
la mauvaise foi ou de la fausse conscience des personnages, mais aussi de leur inscription
géographique et de leur éloignement par rapport aux enjeux critiques auxquels sont
confrontées les métropoles. Pour autant, la petite commune bavaroise ne saurait apparaître
comme l’abri que constituent souvent les espaces plébiscités par le théâtre populaire,
campagnes joyeuses et villages conviviaux protégés – ou devant être protégés – des influences
corruptrices du monde urbain. Certes, les relations exposées (entre camarades de classe, entre
parents et enfants, entre soldats et jeunes femmes…) relèvent d’un cadre qui n’est pas
spécifiquement contemporain. La violence qui les anime traduit toutefois une situation
étouffante et potentiellement explosive qui, elle, s’ancre pleinement dans la réalité du temps et
souligne la dureté d’une oppression transversale que les petites dimensions d’Ingolstadt,
ancienne place forte désormais démantelée, permettent d’observer dans les moindres détails,
en des lieux familiers où l’on ne s’attend pas à la rencontrer. D’où la profonde
indétermination typologique de ces pièces – Volksstück, Komödie, Schauspiel18 – qui
« historicisent » le quotidien et « quotidiennisent » l’histoire, citant les canevas domestiques
du théâtre le plus conventionnel (idylles provinciales, amours contrariées, conflits
familiaux…) pour mieux en subvertir les postulats et dérouter les habitudes des spectateurs.
Avant d’évoquer plus avant cette indécision esthétique qui contribua grandement à la

17
Ödon von Horváth, Casimir et Caroline, op. cit., p. 163.
18
Notons, à ce titre, une nouvelle différence entre les deux auteurs : même s’il ne fournit pas un base théorique
consistante à son projet, Horváth entend délibérément participer à la rénovation critique du Volksstück,
appellation qu’il utilise pour désigner nombre de ses pièces : « très consciemment, j’ai détruit la vieille pièce
populaire, au plan formel et éthique, et, chroniqueur dramatique, j’ai tenté de trouver la forme nouvelle du
théâtre populaire », cf. « Entretien, 1932. Ödon von Horváth – Willi Cronauer », in LEXI/textes 2, op. cit.,
pp. 203-204. Tel n’est pas le cas de Fleisser. Aussi faudra-t-il attendre la fin des années soixante et le regard
rétrospectif des dramaturges de la nouvelle génération allemande pour inscrire son œuvre dans cette entreprise de
rénovation dont ils se veulent les continuateurs et à laquelle Fleisser participe effectivement, malgré les silences,
sur ce point, de ses (rares) déclarations d’intention.

57
séduction exercée par ce corpus dans les années soixante-dix, il convient de s’attarder sur ce
décentrement et la représentation du pouvoir qu’il implique.

Le pouvoir au quotidien

Si le contexte ne se donne à voir qu’indirectement, il en va de même des agents et des


instances du pouvoir officiel. Or l’intérêt porté aux classes moyennes et à la petite-
bourgeoisie ne suffit pas à expliquer la sous-représentation, sur scène, de protagonistes
appartenant aux classes dominantes ou de figures institutionnelles. En ce qui concerne ces
dernières, ce « manque à représenter » paraît d’autant plus étonnant que les propos des
personnages y font régulièrement allusion et suggèrent une autre scène où les confrontations
ont bel et bien lieu (entre Marianne et les juges ou les policiers dans Légendes…, entre les
adolescents et les professeurs ou le révérend dans Purgatoire…). Mais de ces rencontres
riches de promesses théâtrales et politiques, nous ne verrons rien. Leur relégation dans le
hors-scène fait l’objet d’une telle ostentation qu’elle en devient signe, inaugurant ce processus
singulier de présence-absence qui caractérisera le geste quotidienniste. Ce refus manifeste,
sinon d’incarner des figures de pouvoir, du moins de leur donner une place déterminante,
génère un double déplacement : il souligne l’extension psycho-idéologique du pouvoir et ses
modes d’exercice intrasubjectifs (les institutions sont des concrétions visibles et parfois
spectaculaires d’un appareil normatif qui les déborde et dont la collectivité prend discrètement
en charge le bon fonctionnement) ; il marque la polysémie des rapports de pouvoir au sein de
microcosmes où les oppositions de classe ne sont pas structurantes (la relative homogénéité
sociale du personnel dramatique laisse d’autant mieux apparaître le réseau complexe des
micro-hiérarchies qui s’y dessinent en vertu de lignes de partage multiples et parfois
divergentes). Ainsi, ces dramaturgies trouvent dans le quotidien faussement banal des petites
gens le territoire privilégié d’une exploration du pouvoir – et des relations de pouvoir – tel
qu’il s’exerce en deçà et à côté des macro-structures de la domination politique et
économique.
En ce qui concerne le premier point, Ingrid Haag a su mettre en valeur « les
dramaturgies du pouvoir invisible » qui caractérisent Légendes de la forêt viennoise ou Foi
Amour Espérance :
Fait significatif du jeu social tel qu’il se déroule sur la « scène » de la Rue Paisible : les instances
mêmes du Pouvoir restent quasi invisibles dans ces mises en scène du quotidien. Horvath désigne par
là-même le processus d’intériorisation des structures autoritaires transmises et conservées au sein de la
famille patriarcale. […]

58
Si Horvath renonce à mettre en scène l’institution judiciaire, c’est que la Rue Paisible représente en
permanence l’espace judiciaire et ses mécanismes répressifs, pour lesquels le langage s’avère être le
support le plus efficace, un langage mis en place pour se substituer à la procédure juridique19.

La dramaturgie du pouvoir invisible signifie tout d’abord, et très concrètement, l’absence scénique des
agents et instances du pouvoir. Dans la mise en scène de l’univers administratif s’appuyant sur un texte
de la rubrique judiciaire des faits divers, ce procédé frappe davantage encore que dans la représentation
des relations « privées » de la Rue Paisible. L’invisibilité des instances judiciaires ainsi que leur silence
signifient que le « tribunal » est partout (jusque dans les retranchements de l’espace privé de la chambre
meublée) et que le langage tout entier devient sentence (jusque dans ses énoncés les plus intimes, le
discours érotique)20.

Aussi n’assistons-nous ni au procès de Marianne, ni à celui d’Elisabeth. Au mieux nous


précise-t-on que Marianne a fait de la préventive sans qu’il ne soit jamais question du verdict
finalement rendu, encore moins de la possibilité de son innocence (parce qu’il s’inscrit dans la
droite ligne de la « déchéance » amorcée par la rupture des fiançailles, le vol dont un
« gentleman » plus que douteux l’a illégitimement accusée paraît, à tous, incontestable).
Quant à Elisabeth, son procès a déjà lieu, en amont du procès réel, dans le magasin où elle
travaille et où sa collègue, la Femme du juge, la fait « profiter » de sa connaissance indirecte
du code pénal face au Préparateur qui l’accuse (deuxième tableau). Structure mobile, le
tribunal s’exporte aisément21 et il n’est guère que le Juge qui a effectivement condamné la
jeune fille et la croise dans la rue après sa sortie de prison, pour pouvoir se permettre
l’amnésie, creusant le plus grand écart entre l’insignifiance de son cas du point de vue
judiciaire et la chaîne des malheurs où sa condamnation s’insère et qu’elle accélère (troisième
tableau). Personnage falot que l’on surprend, le temps d’une scène, en train d’hésiter entre un
tarot et une séance de cinéma, le juge ne constitue qu’un maillon, d’autant plus secondaire
qu’il apparaît miséricordieux22, au sein du processus collectif de marginalisation dont
Elisabeth fait l’objet.
Or cette confrontation in absentia entre les institutions et leur incorporation dans la vie
quotidienne permet tout autant de rendre compte du fonctionnement de Purgatoire… où le
tribunal, mais aussi le confessionnal et le conseil de discipline, mentionnés par les
personnages en tant que réalités circonscrites, apparaissent comme des dispositifs qui

19
Ingrid Haag, Ödön von Horváth. La Dramaturgie de la façade, op. cit., pp. 107-109.
20
Ibid., p. 197.
21
Dans Foi Amour Espérance, l’espace administratif de l’Assistance Sociale et l’espace médico-légal du
Laboratoire d’Anatomie sont également au cœur du processus de « représentation-dissimulation » analysé par
Haag (leurs façades font partie du décor, leurs activités sont évoquées, mais l’accès nous en est refusé – comme à
Elisabeth). Inversement, la parade finale des policiers fait signe vers un pouvoir spectaculaire qui, laissé dans le
hors-scène, est renvoyé à son statut ornemental par rapport au réseau serré des discriminations quotidiennes.
22
Cf. Ödon von Horváth, Légendes de la forêt viennoise, op. cit., p. 35 : « Que sais-tu de la misère ? A longueur
de jour, on doit condamner de pauvre gens dont le seul crime, finalement, est de ne pas avoir de toit ! ».

59
structurent l’ensemble de la société23. Plus encore, c’est la surveillance accrue que tous
exercent sur tous qui quadrille la petite ville et dissout toute frontière entre espace public et
espace privé, réitérant, à chaque instant, les procédures de l’aveu, du jugement et de la
condamnation. Les critères convoqués sont d’ailleurs beaucoup plus fins que ne sauront
jamais l’être ceux des institutions, judiciaire, religieuse ou scolaire. « Chemise qui dépasse »,
« tête qui penche », génuflexion maladroite, physionomie « pas conforme »24 sont en effet
autant d’anomalies que pointe le regard scrutateur, au même titre que les infractions
pénalement recensées que constituent le vol ou l’avortement. L’« omniscopie » divine, cet Œil
céleste qui observe jusqu’au petit doigt que l’on plie25, fournit ici le relais fantasmatique et la
justification idéologique de ce fonctionnement inquisitorial qui articule le regard à la parole
pour enregistrer et transmettre, dans un mouvement horizontal de propagation qui réduit bon
nombre de personnages au statut de simples passeurs, les « variations individuelles de la
conduite, les hontes et les secrets »26 dont chacun, en l’attente du Jugement Dernier, est
d’abord comptable devant les autres. C’est dire que la dissémination des dispositifs de
pouvoir redouble son efficacité. Son exercice ponctuel et officiel paraît même de peu de poids
vis-à-vis des assauts continus que la collectivité jugeante fait subir à ceux qui enfreignent son
règlement : « Elle a fait quatre semaines de préventive, et maintenant elle n’a plus rien à
bouffer… Mais de la fierté, elle en avait encore ! Maintenant, elle n’en a plus, je la lui ai fait
passer et proprement ! »27. Dont acte : la sanction légale ne garantit pas la dissolution totale de
l’individu ; la communauté s’en chargera.
A cette représentation du pouvoir comme dispositif s’associe étroitement la mise en
valeur des processus d’intériorisation dont ses normes font l’objet et dont la langue constitue
désormais le champ d’observation exclusif. Cette réévaluation de la langue – et de la langue la
plus quotidienne – comme lieu véritable de la relation sans dehors qui se joue, à l’échelle de
la réplique, entre l’individu et la société, constitue l’un des aspects les plus marquants des
écritures horváthienne et fleisserienne. Le carcan social est d’abord prison linguistique. Si les

23
Pour le tribunal, cf. Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 65 : « PEPS. Vous avez été voler ça
dans la caisse de votre maman. / ROELLE. C’est pas du vol. De toute façon, c’est chez moi là-bas. / PEPS. C’est ce
qu’on appelle un vol avec récidive » – et, dans sa version la plus expéditive, p. 57 : « DES VOIX. Menteur.
Escroc. Police. […] / VOIX. Faut éliminer un type comme ça. / DES VOIX. Le lapider. / VOIX. Regardez-moi, je
lance. On lance des pierres » ; pour le confessionnal, cf. p. 23 et suiv. où tout le dialogue repose sur la
publication, par Peps, de la confession de Roelle auprès du révérend ; pour le conseil de discipline, cf. p. 26 :
« HERMINE. Il a avoué. Vous êtes témoins. […] Avec ça, je le balance aux professeurs et il sera vidé de l’école.
Les voilà, les mauvais éléments dont il faut débarrasser l’école ».
24
Id., pp. 7, 8, 24 et 43.
25
Id., p. 61 : « Et le ciel n’ignore rien de ce que je fais, même quand je plie le petit doigt ».
26
Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », art. cité, p. 248.
27
Ödon von Horváth, Légendes de la forêt viennoise, op. cit., p. 83.

60
stratégies diffèrent ici amplement (Horváth privilégie un Hochdeutsch trop soucieux de
donner des gages de sa hauteur pour paraître tout à fait naturel tandis que Fleisser le met aux
prises d’une « diction bavaroise »28 qui en fissure plus radicalement le vernis), il en va
néanmoins, dans les deux cas, d’une même sismologie traquant, sous l’épaisseur d’une
tectonique massivement contraignante, les collisions ou les écarts entre le dire et le vouloir-
dire. Thématisé sous le nom de « jargon de la culture » par Horváth29, utilisé de façon plus
« instinctive » par Fleisser30, le figement de la parole sous l’emprise d’une langue commune
plus ou moins bien assimilée confère aux dialogues leur tonalité singulière (passages brutaux
d’un niveau de langue à un autre, non concaténation des répliques, silences récurrents…) et
marque l’irruption critique d’un discours indirect fait de clichés, de proverbes et de citations
où affleure ce fameux ancrage social qui échappe, comme objet, à la scène et à la conscience
des personnages. Si cette scission entre l’énonciation et les énoncés emprunte très clairement
à l’ironie, elle fragilise néanmoins les assises sur lesquelles celle-ci repose en tant que
procédure de distinction entre ses complices et ses victimes. Certes, on remarque, chez
Horváth, des personnages trop confortablement installés dans leur rôle pour jouir de la
moindre empathie de la part du spectateur, et les invocations bibliques d’Oscar comme les
affectations cultivées du Préparateur sont des écrans trop transparents de leur sadisme ou de
leur veulerie pour plaider la circonstance atténuante de l’aliénation socio-linguistique. Mais
dès qu’interviennent sur scène ceux qui, au sein des « petits », ne peuvent plus s’assurer
d’aucun privilège, c’est toute l’acoustique qui change et permet d’entendre, à travers la
raideur ou la maladresse des usages formatés, la tentative, entravée, sinon impossible, d’une
véritable prise de parole dans la langue. Ainsi des Fräulein, Elisabeth, Marianne ou Berta
dans Pionniers… qui n’ont que des formulations kitsch à leur disposition pour donner corps à
l’ailleurs vers lequel elles tendent de toutes leurs forces (« Tu me rends si grande et si vaste
[…] je sors de moi-même et je me regarde m’éloigner »31, « Toi aussi, ça te fait du bien,

28
Günther Rühle, « Leben und Schreiben der Marieluise Fleißer aus Ingolstadt », in Marieluise Fleißer,
Gesammelte Werke, t. 1, op. cit., p. 39.
29
On retrouvera des références explicites au « Bildungsjargon » dans « Mode d’emploi », art. cité, p. 11 : « A
cause de la petite bourgeoisie et de la formation d’un jargon culturel, il s’est produit un dépérissement des
dialectes. Pour décrire un homme d’aujourd’hui de façon réaliste, je dois lui faire parler cette espèce de jargon
culturel. Celui-ci (et ses causes) provoquent la critique – et ainsi naît le dialogue des nouvelles pièces populaires,
d’où résultent le personnage puis l’action dramatique ».
30
Cf. Marieluise Fleisser, qui répond, en 1972, aux questions de l’étudiant Rainer Roth : « C’est le langage qui
est primordial dans mes travaux. Je dirais cependant que mon écriture était instinctive, féminine [sic !]. Je
n’avais pas conscience, intellectuellement, que par lui seul je critiquais déjà le système qui a besoin de ce
langage » (in Günther Lutz, Marieluise Fleißer, Verdichtes Leben, München, Obalsky & Astor, 1989).
31
Ödon von Horváth, Légendes de la forêt viennoise, op. cit., pp. 39-40.

61
quand l’humain est avec l’humain »32), ou encore Roelle dans Purgatoire…, qui, plus atteint
encore, riposte au harcèlement dont il fait l’objet en « catéchiste » et, son missel trop bien
digéré, s’imagine en figure christique, fréquentant les anges faute d’avoir des amis (« J’étais
nu et vous ne m’avez pas vêtu »33).
Cette attention portée à l’intériorisation des codes, qui viennent jusqu’à informer les
modes de manifestation de la révolte, explique que l’on ait abandonné le champ des grandes
oppositions socio-économiques. Non, bien sûr, que leur existence soit démentie et, au besoin,
certaines répliques se chargent de nous rappeler leur pertinence : « Les petits on les envoie
derrière les barreaux, les gros on n’y touche pas »34, « Les grands voient grand »35… Mais à
l’échelle des personnages où nous maintient (ou feint de nous maintenir) la dramaturgie, ces
oppositions n’offrent pas un schème structurant qui leur permettrait de se reconnaître, encore
moins d’agir et de s’unir, en tant que « classe opprimée »36. Là encore, le privilège accordé au
quotidien, envisagé comme une focale spécifique qui arrime la scène au point de vue des
personnages, à leurs modes de perception et de compréhension de la réalité, permet de rendre
compte de la prévalence des hiérarchies internes qui traversent les groupes représentés sur les
oppositions massives dans lesquelles ils prennent place sans y trouver le lieu de leur
identification. Le prolétariat et le Lumpenproletariat (Casimir et Caroline, Foi Amour
Espérance), la classe moyenne (Légendes…), la domesticité (Pionniers…), la jeunesse elle-
même (Purgatoire…) se désagrègent en tant que corps sociologiquement et/ou
économiquement constitués au profit des scissions et des partages qui les organisent et les
préoccupent prioritairement, qu’ils reproduisent, renforcent, voire renouvellent. Ces lignes
moléculaires de différenciation mettent en jeu une pluralité de dualités qui s’enchevêtrent :
homme/femme, vieux/jeune, parent/enfant, beau/laid, bon/mauvais, employeur/employé,
actif/chômeur, capitaine/adjudant, adjudant/deuxième classe, militaire/civil, inspecteur des
finances/inspecteur d’assurances37… On le voit, les critères qui président à de telles

32
Marieluise Fleisser, Pionniers à Ingolstadt, op. cit., p. 21.
33
Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 74.
34
Ödon von Horváth, Casimir et Caroline, op. cit., p. 154.
35
Marieluise Fleisser, Pionniers à Ingolstadt, op. cit., p. 9.
36
Cf. Ödön von Horváth, « Mode d’emploi », art. cité, p. 11 : « l’Allemagne se compose, comme tous les états
européens d’ailleurs, à quatre-vingt-dix pour cent de petits-bourgeois, parfaits ou non, de toute façon petits
bourgeois ». On pense une nouvelle fois aux analyses reichiennes dans La Psychologie de masse du fascisme,
notamment à celle du « ciseau » qui oppose l’évolution économique (prolétarisation) et l’évolution idéologique
(embourgeoisement) de la société allemande à la suite de la crise de 1929.
37
Cf. la fameuse méprise du Préparateur dans Foi Amour Espérance : « Qu’est-ce qu’un misérable préparateur
en chef par rapport à un inspecteur ?! Mes respects, mademoiselle ! » (op. cit., p. 14) – jusqu’à la découverte du
malentendu : « un misérable préparateur en chef, par rapport à un inspecteur d’assurances, c’est quelqu’un !
Cette dangereuse personne a extorqué mon argent ! » (p. 20). Notons que le Préparateur, pour sa part, n’a aucun
scrupule à usurper son titre de « chef »…

62
distinctions sont multiples : tantôt ils excèdent le champ strictement économique (âge, sexe,
apparence, moralité…), tantôt ils en relèvent pour y opérer des partages beaucoup plus fins
que ceux qu’assure la notion de classe (d’où la fréquente figure du « dominé-dominant » qui
« écrase la pédale » d’autant plus fortement « en bas » qu’il doit, « en haut, courber la
tête »38). C’est pourquoi leur agencement connaît de perpétuelles reconfigurations que
déterminent les variations de la situation d’échange (dans Foi Amour Espérance, le
changement d’interlocuteur permet au Préparateur assujetti à son Chef d’exercer sa
domination sur une Elisabeth complètement démunie), ou encore les fluctuations, plus
imprévisibles, des rapports de force au sein de groupes constitués (ainsi dans Purgatoire à
Ingolstadt, les incessants passages d’Olga de la marge d’où elle défend Roelle à la norme
d’où elle le stigmatise).
Même les pièces qui ont pour particularité de donner à voir un spectre social
particulièrement large se refusent à dramatiser les oppositions latentes qu’il recèle pour leur
préférer ces hiérarchies internes. C’est le cas de Casimir et Caroline : si la pièce trouve dans
la Fête de la bière la justification d’une représentation complète du champ social (« L’homme
de peine coude à coude avec l’homme d’affaires, […] le ministre avec l’ouvrier »39) et
n’hésite pas, via le personnage de Fumée, à solliciter une figure patronale des plus détestables,
elle n’en privilégie pas moins la micro-sociologie dans laquelle Caroline inscrit
systématiquement ses rapports aux hommes pour envisager les possibilités de déclassement
ou de reclassement qu’ils sont susceptibles d’offrir – en tant que chauffeur, chômeur, tailleur-
coupeur, fonctionnaire – à une employée de bureau40. C’est également le cas de Pionniers…
Certes, les tableaux qui se déroulent alternativement sous la tente à bière et dans le ménage
Benke mettent en vis-à-vis la scène de la sujétion militaire et celle de la domesticité, montrant
Karl et Berta pareillement soumis aux brimades de leur supérieur (l’Adjudant et Benke).
Pourtant, il ne s’agit là que d’un arrière-plan par rapport aux dialogues – prépondérants –
entre les soldats et les jeunes femmes. Cela ne signifie pas que l’arrière-plan est sans effet sur
le premier plan (proposant à Karl de s’occuper de son linge, Berta reconduit d’elle-même son

38
Nous empruntons ces termes à Siegfried Kracauer qui évoque, dans Les Employés, ce qu’il appelle le
« principe du cycliste » pour penser les répercussions comportementales de la situation hiérarchique singulière à
laquelle sont confrontés bien des membres de la classe moyenne – Siegfried Kracauer, Schriften I,
Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1971, p. 235.
39
Ödon von Horváth, Casimir et Caroline, op. cit., p. 163.
40
Id., p. 169 : « j’ai fini par croire ce que tu disais : qu’une employée de bureau n’est elle aussi qu’une prolétaire.
Mais, au fond de mon âme, j’ai toujours pensé le contraire. J’avais le cœur et l’esprit obnubilés, parce que je
t’étais soumise, entièrement ! C’est terminé, maintenant ».

63
statut ancillaire41), mais il ne scelle aucunement la solidarité des « petits » et s’articule surtout
à des schèmes d’opposition qui lui sont tout à la fois hétérogènes et indissociables (entre les
hommes et les femmes ; entre ceux qui « gardent la tête froide » et ceux qui ont « le cœur
lourd » ; parmi les femmes, entre celles qui se vendent et celles qui recherchent l’amour ;
parmi les hommes, entre ceux qui courtisent les mêmes femmes…). Encore peut-on
considérer que les grands clivages socio-économiques, sans être actualisés par la dramaturgie,
continuent ici d’être sollicités à titre de contrepoint42. Dans les autres pièces, en revanche, ils
semblent disparaître complètement. Si les lignes de différenciation que nous avons évoquées
trouvent des lieux de fixation qui leur permettent de converger et de dessiner des macro-
hiérarchies, c’est désormais la majorité qui en fournit l’étalon, trouvant sa cohérence et son
unité dans la délimitation de ses propres marges, voire dans la désignation unanime de ses
boucs émissaires (tel est bien le statut de Marianne et de Roelle dans Légendes… et
Purgatoire…). Ainsi, le réalisme se paie au prix d’une certaine lisibilité politique (à
l’exception de quelques Fräulein sacrificielles chez Horváth, il n’est pas de « pure » victime,
ni de « pur » bourreau) et ce n’est qu’à travers l’exploration synthétique des logiques et des
mouvements internes au groupe, au microcosme ou encore à « la bande » (« das Rudel » –
terme de prédilection de Fleisser), que le spectateur peut interroger les rapports qui les lient à
l’ensemble du système social dont ils font partie.

Une esthétique hybride

Mais, par-delà ces quelques lignes de force qui attestent l’originalité des
représentations fleisserienne et horváthienne du quotidien des petites gens, c’est la façon dont
le regard des deux auteurs aiguille et transforme celui du spectateur qui inscrit pleinement
leurs œuvres dans les nouvelles économies de la visibilité que nous tentons de cerner. Car si
nous avons pointé l’arrimage de la scène au point de vue des personnages, celle-ci ne saurait
s’y réduire. La dramaturgie parvient en effet à nous défaire de ce perspectivisme cloisonné
sans jamais lui opposer la clarté d’un point de vue extra-fictionnel. Au frottement que nous
avons observé entre le quotidien privé et l’actualité politique pour envisager l’impureté des

41
Cf. Marieluise Fleisser, Pionniers à Ingolstadt, op. cit., pp. 30-31 : « Si tu as du linge à laver, dis-le moi, et je
me lèverai la nuit pour aller à la buanderie. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? ».
42
Cf. Ödon von Horváth, Casimir et Caroline, op. cit., p. 195 : « GINETTE. Souvent je m’imagine une
révolution… Je vois les pauvres défiler sous l’Arc de Triomphe, et les riches dans les paniers à salade, parce
qu’ils disent du mal des pauvres gens, tous, tant qu’ils sont… Vous voyez, une révolution, je mourrais volontiers
pour ça, le drapeau à la main. / CASIMIR. Moi pas ». Aussitôt récusée, l’imagerie révolutionnaire a la même
irréalité que les désirs ascensionnels de Caroline (dont les tours de Grand-Huit constituent ironiquement la seule
réalisation concrète) et achoppe pareillement sur une phase douloureuse de réveil : tandis que, « les ailes
brisées », Caroline s’associe à Juponnard, Casimir et Ginette s’en tiennent à une règle d’action strictement
négative : « Tant que nous ne nous pendrons pas, nous ne mourrons pas de faim ».

64
thèmes abordés et, plus encore, celle de la temporalité mise en œuvre, fait ainsi pendant le
caractère hybride d’une esthétique qu’on peine à définir sans recourir aux pôles entre lesquels
elle ne cesse de se mouvoir, dramatique et épique. Ou sans doute faut-il postuler la possibilité
d’un épisme résolument non brechtien pour désigner positivement un théâtre qui
« défamiliarise » plus qu’il n’« étrangéifie » – théâtre de l’Unheimlich43 plus que de la
Verfremdung, de la dissonance plus que de la contradiction. Sur le fil, les dramaturgies
fleisserienne et horváthienne préservent l’étanchéité de surface de la fiction théâtrale tout en y
distillant des aspérités, des vides et des silences, qui nous empêchent d’y adhérer pleinement,
générant une distance proprement insituable, sans lieux ni contre-perspectives capables
d’orienter explicitement le questionnement qu’appellent les points aveugles de la scène44.
On l’aura compris, il ne s’agit plus ici seulement de mettre sous les feux de la rampe
les habituels exclus de la représentation, mais aussi de changer d’éclairage. Tandis que le
geste naturaliste tend, sinon dans son programme, du moins dans nombre de ses réalisations, à
intégrer les petites gens à la belle forme du drame pour leur donner le droit de vivre, avec la
même dignité que les aristocrates et les bourgeois, les affres de la tragédie ou du mélodrame,
le Volksstück critique qu’inventent Fleisser et Horváth s’en prend au drame lui-même et lui
impose une fragmentation qui confère à leurs pièces cette facture paradoxale, à la fois
« descriptive »45 et continûment dialoguée. Déconstruit en tant que totalité unitaire, exempt
d’une structure pyramidale qui permettrait de cerner les grandes étapes d’une action, le drame
se dilue pour n’être réinvesti – sous une forme dès lors extrêmement concentrée – qu’à
l’échelle de chaque scène, voire des multiples saynètes qui composent chacune d’elles.

43
Cf. Ödön von Horváth, « Mode d’emploi », art. cité, p. 12 : « Toutes mes pièces sont des tragédies ; elles
deviendront comiques parce qu’elles sont inquiétantes. L’inquiétude doit être là » (« inquiétantes » traduit ici
l’adjectif « unheimlich »). Faute de commentaire explicite sur ce point de la part de Fleisser, nous nous
permettrons de voir dans la réplique de Protasius une sorte de discret manifeste : « C’est de l’étrangement
inquiétant que nous tirons notre précision » (Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 33).
44
Chez Horváth, cette mise à distance de la fiction théâtrale prend la forme spécifique d’une esthétique en
trompe-l’œil qu’a très bien analysée Haag : « La dramaturgie de la façade reproduit donc le modèle du théâtre
illusionniste, mais pour le dénoncer. L’œuvre de dénonciation […] incombe entièrement au spectateur/lecteur
qui doit se détromper par rapport à ce qu’il voit et entend, le reconnaître comme leurre » (Ingrid Haag, Ödön von
Horváth. La Dramaturgie de la façade, op. cit., p. 246). Dans ce cadre, Haag distingue la scène de rue
brechtienne, son refus ostensible de la reproduction naturaliste et de l’« Augenschein » compris comme
« apparence au premier coup d’œil », de la scène de rue horváthienne qui « mime la ressemblance naturelle […]
pour piéger le regard » et « dévoile le tableau scénique comme une construction en trompe-l’œil, comme
“Augen-Schein” précisément » (id., p. 251). S’il s’agit, dans les deux cas, de révéler le caractère insolite du
familier, la théâtralité assumée du dispositif brechtien se dissocie du processus insinuant de dénaturalisation
auquel recourt Horváth. Leur opposition s’inscrit également dans la façon dont le dramaturge autrichien noue les
enjeux socio-économiques à des enjeux pulsionnels et libidinaux, et donne à voir leur refoulement en créant des
rapports dynamiques entre la scène et le hors-scène, espace à la fois inaccessible et perpétuellement sollicité.
45
Cf. « Entretien, 1932 », art. cité, p. 204 : « CRONAUER. Cette “forme nouvelle” du théâtre populaire faut-il la
chercher dans le caractère épique particulièrement frappant de vos pièces ? / HORVÁTH. Oui. Cette forme
nouvelle est plus descriptive que dramatique ».

65
Qu’y a-t-il de dramatique dans Purgatoire ? Uniquement le conflit entre les individus et le groupe,
générateur d’un processus d’exclusion ? Le drame pourtant ne se déploie pas, tout reste à la fin aussi
intriqué qu’au début. Ce n’est pas l’événement dramatique qui est au premier plan, mais le système des
interactions sociales, les réactions en chaîne, les changements de front rapides et discontinus, le
déploiement d’un vaste tableau d’hostilités réciproques ; les comportements et la détermination des
rôles au sein de ce système de nuisance… tout cela est encore épique ; mais tout cela nécessite aussi le
caractère expressif des corps, dans la mesure où le corps constitue l’objet d’expérience de cette praxis
sociale. Ce qui advient aux corps est dramatique, les atteintes physiques, les lésions, le système des
souffrances. Aussi [Fleisser] a-t-elle pu dire plus tard, sans rien savoir du théâtre, qu’elle avait écrit des
rôles intenses46.

Collages de tableaux qui creusent la scène objective des mécanismes sociaux en y faisant
surgir « un tourbillon de contacts blessants, ou plus profondément encore de blessures dues à
l’absence de contact »47, les pièces d’Ingolstadt de Fleisser échouent à se constituer comme
panoramas d’un milieu et proposent, selon l’expression de Philippe Ivernel, une
« juxtaposition de miniatures closes »48 qu’aucun principe, chronologique ou causal, ne vient
lier les unes aux autres. Seul le hasard des arrivées et des départs semble gouverner le
renouvellement de la situation et des rapports de force qui la traversent et, quand les
personnages, désœuvrés, tentent d’introduire dans leur vie chaotique les linéaments d’une
action dramatique de grande envergure (Olga en tentant de se suicider dans Purgatoire…,
Fabian en fomentant le dynamitage du pont dans Pionniers…), leurs tentatives sont aussitôt
désamorcées (Olga, sauvée par Roelle, retourne chez elle ; Fabian, giflé par l’Adjudant, se fait
photographier devant le pont avec sa nouvelle fiancée). Si l’on retrouve semblable
émiettement dans Casimir et Caroline dont les cent-dix-sept scènes font définitivement penser
à l’écriture séquentielle du cinéma, les autres pièces de Horváth recourent à une
déconstruction qui passe davantage par l’ironie à laquelle il soumet les ficelles du Volksstück
traditionnel. L’organisation en grands ensembles y dessine en effet une évolution dramatique
scrupuleusement agencée (dans Légendes…, transgression, chute et réintégration de
Marianne ; dans Foi Amour Espérance, exclusion d’Elisabeth, début et fin de sa relation avec
Klostermeyer et des espoirs de normalisation qu’elle suscite, puis suicide). Or c’est à
l’intérieur de ces grands ensembles renvoyant aux structures de la comédie ou du mélodrame

46
Günther Rühle, « Leben und Schreiben der Marieluise Fleißer aus Ingolstadt », art. cité, p. 14.
47
Philippe Ivernel, « Le petit théâtre du monde de Marieluise Fleisser ou Ingolstadt en nous », postface de
Pionniers à Ingolstadt, op. cit., pp. 62-63.
48
Id., p. 62 : « Tout part chez Marieluise Fleisser de la scène isolée et même, plus intuitivement encore, de
l’image fugitive, de l’instantané. […] Une sorte de fresque se met en place fragment après fragment, mais une
fresque toujours incomplète, la vue d’ensemble se dérobant au profit de détails observés de près, d’une
juxtaposition de miniatures closes ». Voir aussi la façon dont Fleisser relate les conseils de Brecht au sujet de
Pionniers…, pièce dont il a fortement accompagné l’écriture : « Suggestion de Brecht : la pièce ne doit pas avoir
de véritable action, elle doit être faite de bric et de broc comme certaines autos que l’on voit rouler dans Paris,
des autos artisanales que le bricoleur a construites à partir de pièces qu’il a pu rassembler au petit bonheur, mais
bon, ça roule, ça roule ! » – Marieluise Fleißer, Gesammelte Werke, Vierter Band : Aus dem Nachlaß, édition
dirigée par Günther Rühle, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1989, p. 442.

66
que la prolifération des scènes déjoue toute impression d’unité et, avec elle, la possibilité de
se focaliser sur le destin individuel des héroïnes. Le dénouement lui-même se refuse à
dénouer quoi que ce soit et préfère le mouvement circulaire au dépassement dialectique pour
maintenir ouvert le questionnement sur ses conditions de possibilité. Ainsi, le happy end de
Légendes… sonne faux : en promettant Marianne au désir sadique d’Oscar, la restauration de
l’ordre inhibe toute célébration spéculaire de la communauté spectatrice par la communauté
représentée et suggère, derrière le consensus, l’étape ultime d’un chemin de croix auquel
chacun des personnages a apporté sa contribution. De même, la mort d’Elisabeth, différée tout
au long du dernier tableau, est dissociée de son geste suicidaire par l’intervention d’un
« intrépide sauveteur »49 et conserve dès lors une dimension arbitraire que vient seulement
nuancer la victoire effroyablement ironique de la jeune fille, enfin promise à intégrer la
morgue dont elle avait été exclue au début de la pièce.
Cette opération de déliaison qui, par fragmentation, dilution ou profusion, empêche la
grande action d’advenir et invite le lecteur-spectateur à exercer une attention particulière aux
« petites choses » qui convergent traditionnellement vers elle et constituent son arrière-plan,
trouve son point d’exhaussement dans le travail de la langue. Si celle-ci, nous l’avons vu, met
au jour les processus d’intériorisation du pouvoir, elle ne s’en donne les moyens que dans
l’exacte mesure où ses modes de manifestation désamorcent l’« effet de naturel » qui pourrait
découler de l’utilisation du dialecte ou d’expressions courantes. Certes, il est délicat
d’apprécier l’extrême précision de ce travail sans se confronter directement aux textes
originaux et aux torsions qu’ils imposent à la langue allemande dans un contexte géo-
linguistique difficilement transposable dans les traductions françaises. Au moins peut-on
attester un manque délibéré de justesse qui contrevient à tout souci de couleur locale et dont
Fleisser, à propos de son double Cilly Ostermeier, a très bien formulé les effets dans Avant-
garde : « Seulement, les mots n’étaient pas adroitement placés, dans sa quête du style glacial,
mais elle aimait bien mettre un peu à côté du but, tout cela grinçait »50. D’où l’importance,
pour les deux auteurs, d’un jeu stylisé qui permette de faire pleinement entendre ces
grincements et ces fausses notes où se joue désormais l’essentiel du drame :

49
Ödon von Horváth, Foi Amour Espérance, op. cit., p. 48.
50
Marieluise Fleisser, Avant-garde, trad. fr. Henri Plard, Paris, Minuit, 1981, p. 68. Ce grincement qui emprunte
aux tournures dialectales sans en fournir pour autant le décalque trouve son pendant dans la synthèse de réalisme
et d’ironie que vise Horváth en usant d’un Hochdeutsch placé sous surveillance. L’application du locuteur doit
en effet être perçue comme le résultat d’un effort pour brider ses réflexes dialectaux ; cf. « Mode d’emploi », art.
cité, p. 11 : « On ne doit pas parler un mot de dialecte ! Chaque mot doit être parlé en bon Allemand, mais à la
manière d’une personne qui, bien que ne parlant que le dialecte, s’efforcerait de parler en bon Allemand. C’est
très important. Car c’est là que s’accomplit, à chaque mot, la synthèse entre le réalisme et l’ironie ».

67
Naturellement, mes pièces doivent être jouées stylisées, le naturalisme et le réalisme les détruisent, car
ils transforment mes pièces en tableaux d’un milieu. […] Dans le dialogue parlé ainsi stylisé, il y a des
exceptions, parfois une phrase seulement, qui doit être amenée soudain de façon toute réaliste, toute
naturaliste. […] Les situations réalistes dans le dialogue et les monologues sont celles où brusquement
un être surgit, où il est planté là, sans le moindre mensonge, mais ça n’arrive forcément que très
rarement51.

Mœurs et coutumes ne doivent pas être jouées naturellement, c’est-à-dire de manière réductrice, mais
présentées sur un mode élevé, de façon à les rendre typiques, comme si elles étaient frappantes, inédites.
Non pas le milieu, mais déjà Tacite52.

Au phénomène socio-linguistique que constitue l’expropriation de la langue, sa


désolidarisation avec l’idiosyncrasie que l’individu est censé pouvoir exprimer à travers elle,
doit donc correspondre un procédé esthétique de dénaturalisation qui tend à dissocier la
langue de son statut instrumental habituel pour en faire un objet à part entière, un objet que
l’écriture dramatique et le jeu théâtral décrivent, montrent et, ce faisant, rendent observable
pour lui-même par le lecteur-spectateur. Comme l’explique Franz Xaver Kroetz au sujet de
Fleisser : « Bien que ces pièces, à mon sens, puissent être considérées comme réalistes, elles
semblent continuellement munies de sous-titres, qui observent et expliquent le dialogue à
distance »53. Reste précisément que ces sous-titres ne nous sont pas donnés et ne ménagent
aucun débat contradictoire entre ce que disent les personnages et l’ensemble des données
contrapuntiques auquel le dramaturge nous accorderait un accès privilégié. La fiction théâtrale
n’étant jamais rompue, il serait impropre de substituer la langue-gestus à la langue-instrument
quand ces deux modes de manifestation, objectif et subjectif, s’enchevêtrent de façon
simultanée et permettent, en outre, de pointer les efforts des personnages pour se frayer un
chemin dans l’ordre impersonnel du discours, de souligner, par des écarts d’amplitude
variable, les moments où « brusquement un être surgit, où il est planté là »54.

Un théâtre propice aux malentendus

Le point sur lequel nous voudrions conclure concerne les malentendus suscités, à son
époque, par ce théâtre – malentendus dont nous retrouverons des échos parfois extrêmement

51
Ödön von Horváth, « Mode d’emploi », art. cité, pp. 11-12. Dans une autre version de son « Mode d’emploi »,
Horváth souligne l’erreur qui consisterait à faire jouer ses pièces « à la Anzengruber » (Materialen zu Horváths
« Kasimir und Karoline », Frankfurt, Suhrkamp Verlag, n° 611, 1973, p. 111).
52
Marieluise Fleisser, citée in Günther Rühle (dir.), Materialen zum Leben und zum Schreiben der Marieluise
Fleißer, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1973, p. 170.
53
Franz Xaver Kroetz, « Liegt die Dummheit auf der Hand ? Pioniere in Ingolstadt – Überlegungen zu einem
Stück von Marieluise Fleißer » (1971), Weitere Aussichten..., op. cit., p. 526.
54
Au sujet de ces énoncés ponctuels « avec lesquels [Fleisser] se solidarise par affinité avec tel personnage en
telle circonstance », Ivernel déclare : « Ces instants-là sont par excellence ceux où la diction bavaroise révèle la
détresse enfouie jusque sous la férocité des petits rapaces, libère un certain potentiel de rébellion, fait entendre la
voix des identités aléatoires en mal de bonheur et de réalisation de soi. Voix conquise sur les déceptions, les
frustrations, et plus généralement sur la déshumanisation grotesque du corps social, et que module un lyrisme
baigné d’humour » (« Le petit théâtre du monde de Marieluise Fleisser ou Ingolstadt en nous », art. cité, p. 67).

68
précis lorsque nous étudierons la réception des auteurs quotidiennistes. Ni fataliste, ni
révolutionnaire, le théâtre critique de Fleisser et Horváth désigne moins des mécanismes
sociaux que les effets qu’ils ont et les traces qu’ils laissent sur les comportements de
personnages incapables de les percevoir et de les formuler. Encore ces effets et ces traces ne
se repèrent-ils pas en tant que tels, pris dans une approche fondamentalement synthétique qui
envisage le quotidien dans tous ses aspects, sans faire le partage entre l’essentiel et
l’inessentiel, le général et le particulier ou encore le sociologique et le psychologique. Faute
de mise en perspective et de commentaire, c’est donc uniquement l’inquiétante étrangeté de
ce quotidien qui signale l’incomplétude de la scène, son incapacité à nous fournir des schèmes
d’explication susceptibles de justifier ce qui s’y produit (ou ne s’y produit pas), et nous invite
à passer de la synthèse à l’analyse pour tenter de comprendre pourquoi la vie de tous les jours
a cessé d’aller de soi. Mais parce que cette inquiétante étrangeté ne tient qu’aux décrochages
subreptices et aux grincements parasites que ménage l’écriture au sein d’une fiction
superficiellement préservée, ces dramaturgies restent éminemment fragiles et peuvent faire
l’objet de contre-sens dont témoignent les quelques paratextes dans lesquels Fleisser et
Horváth, pourtant peu enclins à la théorisation, ont été amenés à préciser leurs intentions ou,
du moins, à se désolidariser d’un certain nombre de mises en scène de leurs pièces55.
Soucieuses de scruter la société à travers la particularité d’un lieu et d’une culture
précisément identifiables et, dès lors, à même de faire jouer des « effets de méconnaissance »,
les œuvres de Fleisser et Horváth prêtèrent essentiellement au soupçon de la satire. Dès lors
qu’était postulé le registre mimétique de pièces fallacieusement envisagées comme tableaux
d’un milieu, il était aisé de notifier les invraisemblances ou les excès et d’imputer aux
personnages représentés ce qui était initialement destiné à mettre en crise la représentation
elle-même. Démentant la Gemütlichkeit traditionnellement associée aux représentations
folkloristes du bon peuple, Horváth fut souvent considéré comme un caricaturiste méprisant
ses compatriotes quand Fleisser, elle, devait affronter la vindicte de sa ville natale. Aussi
Horváth consacre-t-il tout son texte « Mode d’emploi » à distinguer la parodie, la satire et la
caricature de la « synthèse de réalisme et d’ironie » à laquelle il aspire, et explique cet
amalgame fâcheux par trois facteurs : la relative ambiguïté de ses pièces, les torsions
réductrices que leur imposent systématiquement leurs réalisations scéniques et, plus encore,

55
Au demeurant, les pièces de Fleisser ont été très peu jouées à l’époque de leur rédaction : Purgatoire… n’a été
monté qu’une fois, en 1926 (mise en scène de Paul Bildt et Bertolt Brecht au Deutsches Theater de Berlin) ;
Pionniers… est monté à deux reprises, en 1928 (mise en scène de Renato Mordo à la Komödie de Dresde), puis,
dans une nouvelle version, en 1929 (mise en scène de Jacob Geis et Bertolt Brecht au Theater am
Schiffbauerdamm de Berlin). C’est cette dernière mise en scène qui provoqua un grand scandale.

69
les attentes du public, trop habitué à communier avec la scène pour accepter d’accorder une
valeur typique à des personnages auxquels il ne saurait s’identifier.
Il m’est souvent reproché la parodie, mais naturellement il ne s’agit de cela en aucune façon. Je hais la
parodie ! Satire et caricature – oui de temps à autre. Mais dans mes pièces les passages caricaturaux et
satiriques, on peut les compter sur les doigts d’une main. Je ne suis pas un satiriste. Mesdames et
Messieurs, je n’ai pas d’autre but que celui-ci : dévoiler la conscience. Il ne s’agit pas du dévoilement
d’un homme, d’une ville – ce serait horriblement bon marché ! Pas même du dévoilement des
Allemands du Sud – même si je n’écris qu’en Allemand du Sud, parce que je ne peux pas écrire
autrement. […] Dans toutes mes pièces, il n’y a pas une seule situation parodique ! Vous voyez souvent
dans la vie quelqu’un qui se parodie lui-même, ainsi oui, mais pas autrement !56

Le processus insinuant de dénaturalisation laisse ainsi place au plus grand écart, la dissonance
discrète à la caricature. L’ironie qui ne vaut, répétons-le, que dans la mesure où elle s’agrège
au réalisme et le déstabilise sans le détruire, y laissant – pour reprendre l’image barthésienne
– d’innombrables « épingles à grelots »57, devient la marque d’un regard surplombant qui
transforme les personnages en bêtes de foire.
C’est dans un contexte plus polémique encore que Fleisser eut à se débattre contre ces
dévoiements, confrontée, lors de la mise en scène de Pionniers… en 1929, aux remaniements
imposés par Brecht puis à un vaste scandale qui, parti de Berlin, se déplaça jusqu’à Ingolstadt.
Le texte, ici, on commençait par le mettre en l’air et puis encore le mettre en l’air, jusqu’au moment où
on ne le reconnaissait plus. […] La mise en scène semait encore du poivre rouge dans le finale, faisait
branler la caisse sous sa toile, et dans la caisse, il y avait le couple. On amenait le scandale, et advienne
que pourra, bien plus, on le cherchait. La pièce était trop discrète, si l’on renonçait à lui. […] La pièce
n’était pas si sordide, quand on la regardait de près, ses situations n’étaient même pas grossières. […]
Les acteurs avaient trop peu de choses à faire, ils réclamaient le poivre qui chasserait l’ennui. Deux ou
trois audaces visuelles, on les avait ajoutées pour y remédier. […] Elle n’avait pas voulu porter sur
scène la vertu des soldats, ni des traits typiques de la ville, elle avait cru que tout le monde savait ce qui
se passait entre les soldats et les filles de toutes les villes du monde, elle n’avait pas voulu, en décrivant
deux bonniches, clouer au pilori toute la population féminine de sa ville, ni non plus les bonniches,
prises en tant que classe. Mais après coup, on en faisait des histoires à n’en plus finir. […] Le titre était
beau, car le nom de la ville était beau, elle aimait ce nom. La ville vit les choses tout autrement et se
crut compromise, elle s’imagina que sa fille indigne avait souillé son nom vénérable58.

Assaisonnée au « poivre rouge », la pièce « trop discrète » de Fleisser fut l’objet d’ajouts,
textuels et visuels, qui en firent un événement sulfureux (les représentations qui suivirent ne
furent autorisées par la police qu’après la suppression ou l’édulcoration des passages jugés
obscènes). Plus que les provocations sexuelles, l’anti-militarisme et l’anti-provincialisme
56
Ödön von Horváth, « Mode d’emploi », art. cité, pp. 10-12. Le malentendu n’est pas dissipé lors de la
« première renaissance » de Horváth, après la guerre. Ainsi des réactions lors de la représentation, à Vienne, de
Légendes de la forêt viennoise : « Il y a dix-sept ans, cette pièce a eu un succès fou, paraît-il, à Berlin, justement
à cause de ses sarcasmes empoisonnés sur l’atmosphère viennoise. Mais le public viennois n’acceptera pas qu’on
traîne dans la boue ses traditionnelles excursions en famille sur les bords du Danube » ; « [Voilà] une littérature
de seconde main, ce qui se traduit déjà dans le fait qu’on entend dans la bouche des personnages des mots et des
citations tout à fait hors de propos » ; « Le peuple de Vienne, et précisément le peuple des travailleurs, n’a pas
trouvé dans cette pièce un portrait fidèle de lui-même et l’a donné à entendre » (Materialen zu Horváths
« Geschichten aus dem Wiener Wald », Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, n° 533, 1972, pp. 140-142).
57
Roland Barthes, « Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » (1975), in Ecrits sur le
théâtre, op. cit., p. 342.
58
Marieluise Fleisser, Avant-garde, op. cit., pp. 67-71.

70
supposés de la pièce furent au cœur du tumulte, obligeant Fleisser à préciser la valeur
exemplaire du cadre militaire (sa capacité à montrer, sous un jour moins policé, les rapports
de force qui se déploient dans l’ensemble de la société), tout comme celle d’Ingolstadt
(« Ingolstadt steht für viele Städte » écrivit-elle, en 1930, dans une lettre ouverte à ses
concitoyens59). De fait, il semble que certains des partis pris de Brecht60 aient facilité de telles
réactions, tendant à constituer Ingolstadt en cible d’un démontage burlesque particulièrement
acide. Pastiche de Volksstück plus que Volksstück critique, sa mise en scène n’hésitait pas à
accuser le ridicule des personnages au risque de détourner l’attention d’enjeux plus diffus et
de tonalités plus nuancées. Certains critiques furent néanmoins sensibles à ces aspects et le
malentendu ne relève donc pas seulement de l’approche brechtienne. Toujours est-il que la
ville d’Ingolstadt reçut les échos de ces controverses et les amplifia, par l’intermédiaire de son
maire et de la presse locale, pour stigmatiser une pièce insultante qu’on jugea – sans l’avoir
jamais vue – pleine d’une arrogance toute berlinoise à l’égard de la province bavaroise.
Par-delà l’anecdote et les options singulières de tel ou tel metteur en scène, il y va sans
doute d’une ambiguïté inhérente à ces écritures : « dès lors que l’on ne dit plus explicitement
et démonstrativement les causes du mal et qu’on laisse le public les appréhender
progressivement à partir d’un montage de procédés spécifiques, les mésinterprétations se
multiplient »61. Plus précisément encore que dans un simple partage entre l’explicite et
l’implicite, le démonstratif et le suggestif, cette ambiguïté s’inscrit dans l’économie de la
visibilité que nous avons précédemment évoquée et qui, rappelons-le, désigne tout autant des
modes spécifiques d’exercice du pouvoir que les moyens dramaturgiques mis en œuvre pour
les donner à voir. La façon dont elle déplace les oppositions molaires traditionnelles (entre la
société et l’individu, entre les puissants et les petits, entre la langue officielle et la langue
populaire) pour les faire jouer, sous une forme moléculaire, plurielle et fluctuante, au sein de
l’individu (du personnage), des petits (du groupe) ou de la langue populaire (de la parole
dramatique) permet de mieux comprendre la fragilité indissociablement esthétique et politique
de ces expérimentations théâtrales. Nous le verrons, cette crainte de voir la dénonciation
s’arrêter à la scène, à la bêtise ou à la monstruosité supposées des personnages, faute de
pouvoir s’en prendre à des responsables clairement incriminés, constituera l’une des grandes
59
Précisons que le malentendu était également nourri par la présence d’Ingolstadt dans le titre de la pièce
précédente, Purgatoire…, titre imposé par Moriz Seeler (responsable de la Junge Bühne du Deutsches Theater)
au détriment du titre initialement prévu par Fleisser, Die Fußwaschung (« Le bain de pieds »).
60
Cf. Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser…, op. cit., p. 94 : « Brecht […] fait projeter des photos que lui avait
fournies Fleisser, représentant quelques-uns de ses concitoyens (respectables bourgeois, mariés posant devant le
photographe, jeunes filles, premiers communiants, nageurs, cyclistes), le tout accompagné de l’invitation
“Visitez Ingolstadt et ses habitants !” s’étalant en lettres lumineuses ».
61
Id., p. 101.

71
obsessions kroetziennes et conduira Fleisser à proposer, en 1968, une version beaucoup plus
explicite de Pionniers…62.

b) La renaissance de Horváth : histoire et enjeux

C’est à partir du milieu des années soixante que Ödön von Horváth connaît, outre-
Rhin, une véritable « renaissance »63 dont l’apogée se situe entre 1969 et 1971, période
marquée par la publication des Gesammelte Werke aux éditions Suhrkamp et la présentation
de dizaines de mises en scène différentes de ses pièces par saison. Si l’immédiat après-guerre
avait déjà permis de le faire sortir du purgatoire théâtral auquel le Troisième Reich l’avait
condamné, la réception de son œuvre restait marquée par les malentendus que nous avons
pointés du vivant de l’auteur, malentendus aggravés par le refus du public d’affronter un passé
encore brûlant sur lequel l’Allemagne et l’Autriche maintiendraient un lourd silence pendant
plusieurs années.
On traitait ses pièces de « marécage où sont radicalement niées les valeurs humaines », de « blasphème
contre l’esprit viennois » et le théâtre de Horváth devenait aux yeux de ses censeurs « le tribunal où est
instruit le procès du peuple ». C’est seulement l’intérêt scientifique et littéraire porté aux déformations
de la communication vues dans leur conditionnement par leur environnement historique et social ; ce
sont ensuite les résultats de la recherche historique appliquée aux années qui suivirent la première
guerre mondiale et soucieuse de mettre en évidence les corrélations entre la crise économique mondiale,
la petite-bourgeoisie et le national-socialisme ; c’est enfin la réhabilitation de l’écrivain politique, qui
ont créé les conditions favorables à une redécouverte de Horváth à la fin des années soixante64.

Le passage à l’âge adulte d’une génération qui, née après la guerre, se sent privée de mémoire,
l’émergence corrélative d’un regard nouveau sur le passé totalitaire de l’Allemagne et sur
l’époque de la République de Weimar, la réflexion, hors du champ balisé des grandes
explications politiques, économiques et sociales, sur ce qui a pu favoriser, dans l’imaginaire,
voire les fantasmes des « petites gens », leur complicité plus ou moins active au fascisme

62
Fleisser exprime aussi cette crainte au sujet de Purgatoire… : « C’est à mon avis une erreur de faire de Roelle
quelqu’un de laid ou de répugnant, ça lui aliène les spectateurs. Le garçon dont il est inspiré n’était pas laid non
plus, il avait les cheveux tirant sur le roux et un visage criblé de tâches de rousseur. Il était différent, c’est tout. Il
faut pouvoir comprendre son destin, il ne faudrait pas avoir de prévention contre lui. Il n’y a rien d’ignoble en
lui, ce n’est pas un vil personnage. Il faut toujours sentir que les choses pourraient être différentes si sa timidité
ne l’isolait pas de l’intérieur. Il ne peut briser le mur de sa timidité que par la violence, voilà où il en est. Il n’est
pas méchant par lui-même. Seul le refus le pousse aux dernières extrémités, si bien qu’il ne sait plus comment
s’en sortir. Si Olga ne le rejetait toujours, il ne lui viendrait jamais à l’esprit de porter le couteau sur elle. Le désir
de la tuer devient alors acte d’amour. C’est l’unique possibilité qui lui reste de s’unir à elle, comme elle ne lui
laisse pas d’autre moyen. Si Roelle la menace, ça ne signifie pas qu’il ait des prédispositions criminelles » –
Marieluise Fleißer, « Ich ahnte den Sprengstoff nicht » (1973), Gesammelte Werke, t. 4, op. cit., p. 491.
63
Sur la « renaissance » de Horvàth en Allemagne, voir Jean-Claude François, « Horváth, Brecht et leur temps.
Remarques sur une renaissance fragmentaire », Travail théâtral, n° 23, avril-juin 1976 ; Jean-Claude François,
« Horváth et la critique. Histoire d’une “renaissance” » et Alfred Doppler, « Remarques sur la forme dramatique
des Volksstücke de Horváth », Austriaca, Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, publication de
l’Université de Rouen, n° 2, mai 1976 ; Ingrid Haag, Ödön von Horváth. La Dramaturgie de la façade, op. cit.,
pp. 420-430 (« Autour d’une renaissance »).
64
Alfred Doppler, « Remarques sur la forme dramatique des Volksstücke de Horváth », art. cité, p. 123.

72
hitlérien, le développement de la sociolinguistique et la mise en valeur des liens étroits qui
nouent la langue et l’idéologie… ces différents facteurs suscitent une nouvelle curiosité pour
des pièces qui ne visent pas la représentation de macro-structures de domination, mais
s’attachent à la vie quotidienne de quelques personnages apparemment banals pour exprimer
le travail de sape de l’idéologie sur l’individu isolé, son profond dénuement et la disposition
au pire qu’il peut parfois favoriser.
Il faut préciser ici qu’au sein du corpus, les metteurs en scène privilégient très
nettement les Volksstücke, autrement dit celles des pièces de Horváth qui « ne montrent pas
des manifestations fascistes à proprement parler, mais plutôt une certaine disposition
psychologique […] propice à l’éclosion de l’idéologie nazie »65. Ce ne sont donc pas
seulement les pièces de l’exil que l’on écarte au nom de leur facture parabolique et de
l’universalité potentielle de leurs enjeux (Figaro divorce, Pompéi…), mais aussi les premières
pièces qui, proches du genre du Zeitstück, s’inscrivent dans l’actualité directement politique
de l’époque (Sladek, soldat de l’Armée noire, Nuit italienne…) et donnent à voir l’expansion
du national-socialisme à travers ses premiers protagonistes.
Il est significatif à cet égard que ce ne soient pas Sladek ou le représentant Müller (Hôtel Bellevue) ni
même les fascistes de la Nuit italienne – les personnages donc qui représentent le phénomène
manifestement – que l’on fait renaître sur les scènes des années soixante. Ce sont plutôt le boucher
Oskar ainsi que son voisin le Zauberkönig ; le charmeur Alfred ainsi que le policier Klostermeyer […].
Dans ce même ordre d’idées, il faut ajouter que le succès des Volksstücke de Horváth ne s’explique pas
seulement par leur « objet », à savoir le fascisme montré dans sa banalité, mais en même temps par leur
« méthode », qui découvre les mécanismes de la banalisation66.

En une décennie notamment marquée par le procès Eichmann (1961) et les débats houleux qui
suivent la publication de l’ouvrage de Hannah Arendt « sur la banalité du mal »67 (1963),
l’avantage donné aux pièces populaires de Horváth témoigne de l’intérêt de l’époque pour les
comportements « fascistoïdes » ou « fascisants » d’individus moyens qui se dissocient tout

65
Ingrid Haag, Ödön von Horváth. La Dramaturgie de la façade, op. cit., p. 422.
66
Ibid.
67
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), trad. fr. Anne Guérin, Paris,
Gallimard, coll. « Folio/Histoire », 1991. Notons l’importance du langage dans l’analyse d’Arendt. N’était le fait
qu’à ses yeux, la langue de bois et les maladresses d’Eichmann ne dissimulent ni monstruosité savamment
déguisée, ni pulsions profondément refoulées, cette analyse renvoie aux effets dépersonnalisants du « jargon de
la culture » et à l’écran qu’il institue entre le sujet et le monde ; en outre, elle met en valeur la dimension
(effroyablement) comique de ce langage tissé d’expressions toutes faites : « C’est une mine de renseignements
pour un psychologue – à condition qu’il ait la sagesse de reconnaître que ce qui est horrible peut être ridicule, et
même franchement comique. Une partie de cette comédie échappera malheureusement au lecteur étranger : elle
concerne la lutte héroïque qu’Eichmann mena contre la langue allemande – lutte dont il sortait toujours vaincu.
On ne peut s’empêcher de rire en lisant qu’Eichmann dit “mots ailés” (geflügelte Worte, expression allemande
signifiant citations célèbres de la littérature classique) alors qu’il veut dire des expressions toutes faites,
Redensarten, ou des slogans, Schlagworte. […] Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il
mentait, mais parce qu’il s’entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d’autrui,
la présence d’autrui et, partant, contre la réalité même » (Hannah Arendt, op. cit., pp. 84-86).

73
autant des hauts dignitaires du parti nazi que de la troupe des fanatiques ou des criminels qui
leur ont servi d’exécutants.
A ce retour de Horváth sur les scènes allemandes correspond le plébiscite dont il fait
l’objet chez les auteurs de la nouvelle génération et, plus particulièrement, chez ceux que l’on
associe sous le titre de « néo-réalistes » (Kroetz, Sperr, Fassbinder mais aussi Wolfgang
Bauer, Heinrich Henkel ou Otto Mühl). Qu’il s’agisse de renouer avec son projet de
rénovation du Volksstück critique, de mettre en valeur le rôle du « jargon de la culture » dans
une société sous influence médiatique, de montrer le jeu souterrain des pulsions dans la vie
sociale ou, plus largement, de renverser les mythes relatifs à la représentation du « bon
peuple », nombreux sont ceux qui l’érigent en père fondateur, invoquant régulièrement son
opposition, esthétique et politique, avec Brecht, devenu le parangon d’un théâtre désincarné et
simpliste qui n’aurait saisi l’essor du nazisme qu’à travers le filtre rétrospectif et déréalisant
de la parabole68. Le scepticisme de Horváth à l’encontre de la révolution prolétarienne et des
slogans venus de tous bords, l’impertinence sociologique de sa réévaluation des classes
moyennes au regard de l’axiome de la lutte des classes, son refus d’inscrire ses pièces dans un
projet démonstratif et son expérimentation singulière d’un naturalisme dévoyé qui opère dans
le vif d’une époque entrent alors en écho avec les différentes tentatives pour fournir une
radiographie critique de la société allemande qui entend être au plus près de sa réalité
contemporaine tout en jouant avec les images et les discours qu’elle s’est forgés pour se
défendre contre toute remise en cause69.
De tous ces dramaturges, Kroetz est sans nul doute celui qui a pensé avec le plus
d’acuité non seulement l’importance de Horváth « d’aujourd’hui pour aujourd’hui », mais
aussi les rapports spécifiques, de filiation et de nécessaire distance historique, qui le lient à
son théâtre. Sa contribution, donnée, en 1971, à l’occasion d’un colloque consacré à l’auteur
de Casimir et Caroline et bientôt publiée dans Theater heute, ne se contente pas de relancer

68
Sans compter parmi les néo-réalistes, Handke a contribué au succès de cette opposition par son article
« Horváth est meilleur que Brecht », publié en 1968 dans Theater heute – cf. Peter Handke, « Brecht/Horvath »,
trad. fr. David Gabison, Théâtre/public, n° 8-9, janvier-février 1976, p. 9 : « En tant que pur jeu de forme, je
peux encore supporter les pièces de Brecht comme des contes de Noël irréels, mais émouvants parce qu’ils me
montrent une simplicité et un ordre qui n’existent pas. Je préfère von Horvath et son désordre et sa sentimentalité
non stylisée. Les phrases troubles de ses personnages m’effraient, les personnages qui incarnent la méchanceté,
l’impuissance, le désarroi dans une certaine société sont beaucoup mieux cernés chez von Horvath ».
69
Comme le fait remarquer Jean-Claude François dans son article sur « Horváth et la critique », cela n’empêche
pas certains des « fils spirituels » de Horváth de retomber dans l’ornière du naturalisme et de sous-estimer le rôle
fondamental de l’ironie dans la dramaturgie dont ils disent se réclamer. Reste qu’à notre sens, ce reproche, s’il
s’applique aux pièces éminemment « bavaroises » de Sperr, ne saurait valoir pour celles de Kroetz.

74
l’opposition avec Brecht70. Elle place « l’absence de paroles » (die Sprachlosigkeit) au cœur
de la critique sociale horváthienne et de toute critique actuelle qui prendrait au sérieux les
processus de nivellement et d’aliénation linguistiques qui fondent le maintien de l’ordre
capitaliste et sur lesquels le fascisme, s’il venait à réapparaître, trouverait une partie de ses
appuis. L’articulation de la société et de l’individu dont on a vu qu’elle constitue l’un des
défis majeurs que se propose le théâtre politique des années soixante-dix engage
profondément, chez Kroetz, celle de la langue et de la parole et trouve un relais fondamental
dans les « catastrophes » qui, à chaque réplique ciselée des pièces de Horváth, renvoient la
pauvreté de ce qui est dit à un arrière-monde de paroles entravées à la fois suggérées au
spectateur et inaccessibles au personnage. Cette recherche linguistique est par ailleurs
étroitement associée à l’attitude de Horváth à l’égard de ses personnages, attitude faite de
« droiture », de « compréhension » et, en définitive, d’« amour » que Kroetz valorisera
également chez Fleisser et qui marque tout autant sa prédilection pour un théâtre politique qui
échappe au registre binaire et surplombant du procès auquel on le cantonne trop souvent
(Horváth « ne dénonce pas ses personnages, il ne glorifie pas, il met en acte »71) que son souci
de dissiper les malentendus dont il est alors lui-même en train de faire l’objet à la suite du
succès hautement polémique de ses premières pièces.
Même si elle n’atteint pas les dimensions qu’elle a en Allemagne, cette « renaissance »
se traduit assez rapidement en France et commence en 1967 par la publication, aux éditions
Gallimard, de trois pièces traduites par Renée Saurel (La Nuit italienne, Cent cinquante marks
– premier titre français de l’actuel Foi Amour Espérance – et Don Juan revient de guerre),
bientôt suivie par plusieurs créations, assurées par certains des metteurs en scène qui
participeront plus tard au succès des écritures quotidiennistes : Cent cinquante marks est mis
en scène par Jean-Pierre Dougnac (1969), Don Juan revient de guerre par Michel Hermon
(1970), Cent cinquante marks par Claude Yersin (1971) et Casimir et Caroline par Jean-

70
Franz Xaver Kroetz, « Horváth d’aujourd’hui pour aujourd’hui », art. cité, p. 213 : « Et si les pièces de Brecht
sont, pour le moment du moins, condamnées à ne servir qu’à remplir les caisses de tous les théâtres, tout comme
La Veuve joyeuse et avec autant d’efficacité politique que celle-ci, on a bien vu que le chemin suivi par Horváth
s’est révélé meilleur au moins pour aujourd’hui. Pour le moment, les pièces de Horváth sont plus politiques et
fournissent de bien meilleures orientations pour la dramaturgie nouvelle que celles de Brecht ». Précisons d’ores
et déjà que Kroetz révise cette analyse dès 1972 et place volontiers sa seconde « manière » sous l’influence
brechtienne, infléchissement sur lequel nous reviendrons.
71
Ibid. Michel Deutsch a également mis en valeur cet aspect dans un texte récent ; cf. Michel Deutsch, « La
fenêtre est restée grande ouverte… Notes à propos des Volksstücke d’Ödön von Horváth », LEXI/textes 7.
Inédits et commentaires, Paris, Théâtre National de la Colline, 2003, pp. 239-240 : « Horváth démasque ses
petits-bourgeois de l’intérieur en se tenant pour ainsi dire parmi eux, en observateur impliqué. Il s’intéresse
moins à la dénonciation sociale qu’à une mise à nu de la conscience enkitschisée, […] de l’ensauvagement qui
les gagne dès que les conventions craquent, que la façade s’écroule. […] Il reste solidaire de ses figures jusqu’au
bout à travers ce qu’on pourrait appeler son entreprise d’autopsie sensible du quotidien. […] Si Horváth critique
sans pitié ses personnages, il ne les condamne pas ».

75
Pierre Dougnac (1971). Avec la saison 1975-1976, la connaissance de Horváth en France
franchit un nouveau seuil : La Foi, l’Espérance et la Charité est mis en scène par Yvon Davis
(Ensemble Théâtral de Gennevilliers), Don Juan revient de guerre, par Marcel Bluwal
(Théâtre de l’Est Parisien), et à cette occasion, Théâtre/public et Travail théâtral72 lui
consacrent plusieurs pages auxquelles contribue Jean-Claude François (dont la thèse sur
Horváth, premier travail d’envergure, en France, sur cet auteur, est publiée en 197873). Avec
son décor de carrelage blanc cerné par un cyclorama noir, la mise en scène de Davis fait
particulièrement date et la critique théâtrale y encense alors la sollicitation de formes, à tous
égards, éprouvées qui, combinant le plaisir de leur reconnaissance et celui de leur
déconstruction, trouvent au jeu distancié des comédiens de l’E.T.G. de nouveaux champs
d’application74. Cette saison étant également marquée par le plein essor des créations
quotidiennistes, les correspondances sont régulièrement mises en valeur et concernent à la fois
la démarche qui consiste à ne montrer l’Histoire qu’à travers ses implications quotidiennes et
le travail de déconditionnement auquel est soumise l’esthétique naturaliste :
On est las des grandes machines historiques. Cette pièce d’Horváth se rapproche plutôt, avec bonheur,
par ses dimensions et sa thématique, du théâtre quotidien tel que le propose Jean-Paul Wenzel75.

Sans doute est-ce par l’utilisation très subtile de certains procédés naturalistes à l’intérieur d’une
dramaturgie non naturaliste que Horváth a le plus attiré l’attention des représentants d’un des courants
actuels du théâtre : ce travail de mise en perspective critique et historique du quotidien est également
une des préoccupations d’un Jean-Paul Wenzel ou d’un Michel Deutsch par exemple, ou, au niveau de
la mise en scène, d’un Jean-Pierre Vincent76.

La réflexion psycho-idéologique sur le fascisme continue évidemment de constituer


l’un des moteurs essentiels de cette mise à l’honneur du théâtre horváthien à une époque où la
France revient, elle aussi, sur son histoire et révise la geste gaulliste d’une nation

72
Cf. Théâtre/public, janvier-février 1976, n° 8-9, pp. 4-13 ; Travail théâtral, n° 23, avril-juin 1976.
73
Jean-Claude François, Histoire et fiction dans le théâtre d’Ödön von Horváth, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1978.
74
Cf. Richard Monod, « Théâtral et actuel », Travail théâtral, n° 23, avril-juin 1976, p. 60 : « Tout ce travail met
le spectateur en position jubilatoire : jubilation de se livrer au jeu des formes-modèles – trop parfaites – et
jubilation de ne pas être asservi par elles, d’avoir quelque chose à faire et à penser. Yvon Davis, metteur en
scène, et Alain Girault, dramaturge, n’ont cependant pas eu à se poser ni à nous poser comme plus intelligents ou
plus subtils que leur auteur. De même, les comédiens assument leurs personnages. La distance, la lucidité et le
savoir-faire des acteurs n’aboutissent pas à un rejet insensible de ces figures coincées, durcies par la compétition
et la hiérarchie sociales, mais chez qui perce un vouloir-vivre qui est leur côté positif et légitime » ; Gilles
Sandier, « Visionnaire. La Foi, l’Espérance et la Charité d’Ödön von Horváth, au théâtre de Gennevilliers »
(1975), Théâtre en crise, op. cit., p. 114 : « Ce dévoilement du subconscient révélé dans un langage, la mise en
scène très “sobelienne” d’Yvon Davis l’opère de façon magistrale. C’est une merveille d’intelligence et de
sensibilité. Voilà des acteurs qui ne se réfugient pas dans le bataclan du jeu illusionniste, mais qui décrivent,
cernent, dessinent, racontent avec une impressionnante acuité – et une distanciation effectivement brechtienne –
des comportements, des modes d’être, des gestes et des conduites tels que la société les suscite ; le “toc” du
monde petit-bourgeois avec la distance qu’il installe entre les êtres, apparaît comme dans une leçon d’anatomie.
Effrayante mascarade d’une société traitée pourtant sans recours à la parodie ».
75
Richard Monod, « Théâtral et actuel », art. cité, p. 61.
76
Terje Sinding, « Notes sur l’espace », Travail théâtral, avril-juin 1976, n° 23, p. 64.

76
unanimement résistante à la lumière d’une collaboration polymorphe à laquelle les
fonctionnaires consciencieux de Foi Amour Espérance, après ceux du Chagrin et la Pitié
(1971), renvoient une image à la fois sévère et dépourvue de toute diabolisation. Tandis que
certains attirent l’attention sur les dangers d’une « mode rétro » qui, au théâtre et, plus encore,
au cinéma, dissimule mal, sous le prétexte d’affronter le passé, la séduction ambiguë qu’il
exerce et les nostalgies douteuses qu’il draine parfois77, les Volksstücke du dramaturge
autrichien ont le mérite de poser l’articulation du politique et du pulsionnel sans céder à la
fétichisation des emblèmes nazies et les coupes qu’ils opèrent dans la réalité sont assez
précises, leurs personnages assez individualisés, pour ne pas prêter au nivellement de quelque
culpabilité collective au nom de laquelle chacun se verrait personnellement disculpé. Pour
échapper au dogmatisme et faire vaciller les cadres étroits de nos distinctions politiques et
morales, l’univers horváthien reste profondément orienté et ce sont bien les modalités
historiques d’une « résistible ascension » que le travail de Davis entend mettre en scène deux
ans après le krach pétrolier de 1973, quand bien même il joue rétrospectivement (comment
pourrait-il ne pas le faire ?) de la dimension « prémonitoire » de l’itinéraire d’Elisabeth :
Pièce prémonitoire – « attention : nazisme, danger de morts », nous dit-elle en 1932. […] Le metteur en
scène Yvon Davis et son scénographe, Max Denés, semblent avoir voulu faire de la morgue la
métaphore d’une chambre à gaz : aboutissement ultime d’un processus meurtrier déjà enclenché en
1932 ; voilà, semble-t-on nous dire, le monstre dont une société était grosse. L’histoire d’Elisabeth
victime d’un fascisme quotidien logé dans l’inconscient de la petite bourgeoisie allemande au moment
de l’agonie de la République de Weimar. Cette histoire prend tout simplement l’évidence hallucinante
d’un diagramme, d’une radiographie. […] Elisabeth meurt – puisqu’elle se jettera dans un canal – de la
conjuration des démons petits-bourgeois ; aliénée par ses illusions dans une société aliénée par sa peur,
elle parcourra l’itinéraire d’une prise de conscience tragique, passant des mains « bienfaitrices » d’un
vieux petit fonctionnaire au lit d’un petit schupo sentimental et phallocrate à la moustache hitlérienne ;
elle fait l’expérience d’un monde de cloportes qui vont bientôt trouver leur messie78.

Pas plus qu’il n’est envisagé sous l’angle exceptionnel et potentiellement fascinant de son
dispositif spectaculaire (dans Foi Amour Espérance, la parade policière est laissée dans le
hors-scène), le fascisme n’est soumis à un processus de normalisation qui, sous couvert de
respecter l’angle de vue des personnages, justifierait l’aveuglement de nouveaux Fabrice qui,
après Waterloo, n’auraient pas vu Auschwitz. L’enjeu, souligné par la convocation d’extraits
de La Psychologie de masse du fascisme dans le livret-programme, est bien le « fascisme

77
Sur cette « mode rétro », voir notamment Colette Godard, Le Théâtre depuis 1968, Paris, Editions Jean-Claude
Lattès, 1980, pp. 109-110 et Michel Foucault, « Anti-Rétro », entretien avec Pascal Bonitzer et Serge Toubiana
(1974), Dits et écrits, op. cit., t. 2, pp. 646-660. Sortis en 1973, Portier de nuit de Liliana Cavani et Lacombe
Lucien de Louis Malle sont au cœur du débat. Toutefois, comme le souligne Foucault, c’est surtout « le
phénomène de série » qui importe et la façon dont cette réappropriation du passé, à lutter contre la cécité du
marxisme orthodoxe concernant l’articulation du pouvoir et du désir et contre les reconstructions héroïsantes de
l’histoire officielle par la droite gaulliste, risque d’achopper sur de nouvelles mythologies et de confisquer la
mémoire populaire en passant sous silence les luttes réelles qui ont eu lieu pendant la guerre.
78
Gilles Sandier, « Visionnaire », art. cité, pp. 113-114.

77
quotidien » – ou « fascisme ordinaire » – tel qu’il noue, dans les gestes et les discours de la
petite-bourgeoisie, des structures socio-économiques et des structures inconscientes qui ont
fourni le terreau du nazisme et qui n’ont pas nécessairement disparu avec lui79.

c) Fleisser et ses fils

Concernant Marieluise Fleisser, il faut d’emblée noter un décalage beaucoup plus


grand entre la reconnaissance dont elle fait l’objet outre-Rhin où le diptyque sur Ingolstadt est
régulièrement joué à partir de 1970, et sa découverte étonnamment tardive en France où les
germanistes et germanophiles sont seuls à pouvoir apprécier son œuvre jusqu’au début des
années quatre-vingt80. De fait, son nom, en Allemagne, est indissociable de celui de Horváth
et de la définition d’un nouveau Volksstück critique à laquelle participent les dramaturges de
la jeune génération. Aussi Sperr, Fassbinder et Kroetz lui rendent-ils régulièrement hommage.
Si Sperr s’avoue très impressionné par Der starke Stamm (1950) et valorise ainsi une pièce
qui, explicitement qualifiée de Volksstück par Fleisser, souscrit bien plus conventionnellement
aux règles du genre que ne le faisaient ses deux pièces antérieures81, c’est Pionniers à
Ingolstadt qui focalise toute l’attention de Fassbinder et de Kroetz. Ceux-ci se retrouvent
d’ailleurs, le premier comme metteur en scène, le second comme comédien, sur l’adaptation
de la pièce, montée en 1968 au Büchner-Theater de Munich par la troupe de l’Action
Theater : Par exemple Ingolstadt – montage de scènes d’après des motifs de Marieluise
Fleisser (Zum Beispiel Ingolstadt – eine Szenenmontage nach Motiven von Marieluise

79
Notons que le journal du T.E.P. accompagne la présentation de Don Juan revient de guerre d’un article sur le
« fascisme quotidien » au cinéma, celui-ci constituant l’un des enjeux de la programmation cinématographique
que propose alors le théâtre en parallèle de ses spectacles ; cf. Barthélémy Amengual, « Le fascisme ordinaire et
le fascisme d’exception », TEP Actualité, n° 103, février-mars 1976, pp. 6-8 : sont notamment évoqués Les
Désarrois de l’élève Törless de Volker Schlondorff (1966), Scènes de chasse en Bavière (1969) et Les Cloches
de Silésie (1972) de Peter Fleischmann ou encore L’Enigme de Kaspar Hauser de Werner Herzog (1974). On
retrouve explicitement cette question dans les déclarations de Jean-Louis Martinelli dont le Théâtre du
Réfectoire monte Nuit italienne en 1977 ; cf. « Nuit italienne – fascisme du quotidien », Actuels.
Ecriture/peinture/théâtre, n° 3, été 1977, p. 35 : « En fait, il nous semble très difficile, aujourd’hui, de traiter un
autre thème que celui du pouvoir, des relations que les individus entretiennent avec ce pouvoir. En nous situant
au niveau de ce fascisme du quotidien, en travaillant sur des personnages plus agis qu’agissant, nous montrons
que le fascisme a pris corps sur une structure individu-pouvoir déjà existante. Nous essayons de voir sur quelle
culture peut s’appuyer un mouvement fasciste pour arriver à conquérir le pouvoir, en montrant combien ce
fascisme du quotidien est ancré dans ce qui constitue la mentalité petite-bourgeoise ».
80
N’ayant fait l’objet d’une mise en scène qu’en 1926, Purgatoire à Ingolstadt entre dans le répertoire après les
premières créations des nouvelles versions (mise en scène de la « version de Wuppertal » par Günter Ballhausen
en avril 71 au Wuppertaler Schauspielhaus, mise en scène de la « version d’Ingolstadt » par Heinz Engels en
octobre 71 au Stadttheater d’Ingolstadt). Peter Stein monte la pièce à la Schaubühne en 1972. Pionniers à
Ingolstadt, qui n’a été monté qu’à deux reprises dans les années vingt, connaît le même sort. Fassbinder livre une
adaptation de la première version dès 1968 au Büchner-Theater de Munich. Quant à la dernière version, refondue
en 67-68 à l’initiative d’Helene Weigel, elle n’est finalement pas jouée par le Berliner Ensemble et la première a
lieu en mars 1970 au Residenztheater de Munich, dans une mise en scène de Niels-Peter Rudolph. Cette version
n’évince toutefois pas la première et les deux sont jouées tout au long des années soixante-dix.
81
Cf. Martin Sperr, in Gunther Rühle, Materialen…, op. cit., pp. 403-404.

78
Fleißer). Si ce titre peut laisser croire à une très libre appropriation du texte fleisserien, il
semble qu’il soit essentiellement à mettre au compte d’une ruse juridique destinée à
outrepasser l’interdiction de Fleisser qui, à l’époque, remanie la pièce en vue d’une nouvelle
édition82. En dépit de cette « affaire » et des quelques grains de « poivre rouge » qu’après
Brecht, Fassbinder n’a pu s’empêcher d’ajouter à la pièce, celui-ci ne cesse de dire sa dette
envers la dramaturge, il lui dédie Le Bouc83, sans doute celle de ses pièces qui emprunte le
plus fortement à l’univers fleisserien, et va jusqu’à affirmer qu’il doit son entrée en écriture à
Pionniers84… – pièce dont il propose deux nouvelles adaptations en 1971, au Théâtre de
Brême, puis sur Z.D.F., chaîne de télévision allemande. Kroetz, à son tour, considère la
découverte de Pionniers… comme un moment essentiel de son parcours et lui consacre un
article en 197185 dans lequel il exhorte les éditions Suhrkamp à publier les œuvres complètes
de Fleisser, ce qu’elles font effectivement en 1972.
Comme dans son intervention sur Horvàth, Kroetz met en valeur le travail de Fleisser
sur la langue tout en insistant sur sa « compréhension » des personnages et sur le fait que
ceux-ci ne se laissent pas réduire à la critique sociale qu’ils permettent de véhiculer. Cet angle
d’analyse lui permet de préciser l’importance qu’il accorde aux processus d’aliénation
linguistique et de leur associer un partage très net, au sein du théâtre politique, entre les
dramaturgies irréalistes qui se réclament de l’utopie révolutionnaire (Brecht, Weiss) et celles
qui, par « honnêteté » (Ehrlichkeit), donnent à voir et surtout à entendre ses conditions
concrètes d’impossibilité :
La brutalité est rendue visible par la façon dont la langue fleisserienne expose les caractères. Cette
langue n’a rien à voir avec Brecht. Les prolétaires, chez Brecht, ont toujours à leur disposition un fonds
linguistique dont ils sont privés de facto par les classes dominantes et où il faut donc voir la fiction d’un
avenir utopique, alors que les personnages de Fleisser adhèrent à une langue qui ne leur sert à rien parce
que ce n’est pas la leur.
C’est parce que les personnages de Brecht s’expriment avec tant d’aisance qu’il existe, dans ses pièces,
un chemin praticable vers l’utopie positive, vers la révolution. Si les ouvriers de Siemens avaient le
niveau de langue des ouvriers de Brecht, nous connaîtrions une situation révolutionnaire. C’est son
honnêteté qui amène Fleisser à laisser ses personnages privés de langue et de perspective. Le jargon de
la culture qu’utilisent les personnages de Fleisser dans les moments critiques de leur existence témoigne
de la situation pénible d’hommes qui veulent d’autant moins parler qu’ils ne peuvent pas vivre.
Le personnage fleisserien se trahit donc toujours quand il parle, ce qui conduit à démasquer la société
dans laquelle il vit et non (ce qui est plus juste) à dénoncer le personnage lui-même.
A moins qu’elles ne soient verbalisées, les décisions subjectives du personnage marquent l’impuissance
et la désorientation du prolétariat tandis que, de l’autre côté, leurs manifestations verbales se réfèrent à

82
Sur cette « affaire », cf. Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser…, op. cit., pp. 327-330.
83
Le film que Fassbinder a tiré de sa pièce en 1969 réitère la dédicace et s’ouvre sur un dialogue ajouté qui fait
très clairement écho à Pionniers… : « MARIE. Mais si ça rate… quelle solitude alors… / FRANZ. Pas question
que ça rate. Et d’abord, il y en a d’autres comme moi. / MARIE. Il n’y en a pas d’autres comme toi ».
84
Cf. Günther Rühle, Materialen…, op. cit., pp. 404-405.
85
Franz Xaver Kroetz, « Liegt die Dummheit auf der Hand ? », art. cité, pp. 523-528. Le texte est initialement
paru dans le Süddeutsche Zeitung du 20-21 novembre 1971 et suit donc de très près le colloque sur Horváth,
donné du 21 au 24 octobre 1971.

79
une réalité objective qui n’est pas la leur, mais qui leur a été inculquée. Aujourd’hui comme hier, ce
processus est exécuté et encouragé par ceux qui n’accordent aucune importance au fait que le
prolétariat, en s’approchant, par la parole, de lui-même et de son oppression, apprend à s’informer et,
partant, à se défendre.
[…] Le plus important, dans les pièces de Fleisser, réside dans la compréhension dont elles témoignent
vis-à-vis de […] la masse des sous-privilégiés. […] Le théâtre doit précisément se préoccuper des
possibilités qui sont les leurs en terme de parole et c’est ce à quoi Fleisser, la première, s’est appliquée.
Les personnages de ses pièces parlent une langue qu’ils ne sont pas capables de parler et, plus important
encore, ils sont si profondément abîmés qu’ils ne veulent plus parler la langue qu’ils seraient capables
de parler, parce qu’ils veulent justement avoir part au « progrès » – fût-ce seulement au moyen de fleurs
de rhétorique ineptes ou de bavardages insensés. […]
Cela nous amène au cœur de la dramaturgie fleisserienne : la description des structures de la prétendue
bêtise. Fleisser nous montre que la bêtise en tant que faiblesse humaine universelle n’existe absolument
pas, qu’au contraire, c’est le processus social guidé par la quête de pouvoir et de profit qui a besoin des
uns – « bêtes » – et des autres – « intelligents » – et qui, brutal et criminel, les laisse devenir tels. […]
Les pièces de Marieluise Fleisser sont-elles en fin de compte socialistes ? Oui, car nul autre que le
capitalisme n’a inventé la monopolisation de la langue à des fins d’exploitation. […] Je voudrais
formuler les choses clairement : il ne se joue aucun drame lorsque M. Weiss détermine avec
M. Hölderlin qui, dans une révolution de toute façon utopique, a été le révolutionnaire le plus
convenable, qui, le moins efficace. En revanche, se joue un drame lorsqu’une domestique a pu se libérer
pour une nuit afin d’offrir, comme un dû, sa virginité, ce qui est absurde car notre société est ainsi faite
qu’elle ne laisse que quelques minutes pour des activités aussi improductives. Korl n’a rien d’un
Casanova, c’est le produit de sa condition86.

Si les propos de Kroetz paraissent opérer certains forçages sur l’œuvre fleisserienne
lorsqu’ils stigmatisent à travers elle le capitalisme et la main-mise des classes dominantes (die
Herrschenden) sur un prolétariat assigné au babillage ou au mutisme, il convient de préciser
qu’il se réfère, dans son article, à l’ultime version de Pionniers… dont il cite d’ailleurs de
larges extraits. Or force est de constater que cette version, largement modifiée par rapport à la
précédente, se montre très soucieuse d’inscrire chacun des rapports intersubjectifs entre les
personnages dans une macro-structure sociale dûment hiérarchisée. Sans entrer dans le détail
des remaniements, il semble néanmoins nécessaire de solliciter ceux qui, de toute évidence,
ont rencontré un fort impact chez les jeunes dramaturges allemands et qui tiennent, d’une part,
à l’articulation soulignée de la sphère socio-économique et de la sphère privée, d’autre part et
surtout, à la formulation explicite de la loi de « la pression vers le bas » (der Druck nach
unten). A la misère diffuse et polymorphe que mettait en scène la version de 1929, fait place
une logique implacable dont l’Adjudant énonce précisément le mécanisme :
FABIAN. Les derniers seront les premiers.
L’ADJUDANT. Ça, de là où je suis, j’en ai pas l’impression. Parce qu’on est tous des trous du cul,
parfaitement, et parce qu’il y a la pression vers le bas. Et parce qu’ils m’ont engueulé à cause du bois,
parfaitement. […]
FABIAN. Tout suit son cours.
L’ADJUDANT. J’y perds mon avancement, voilà ce qui suit son cours. On m’a tout mis sur le dos, voilà
ce qui suit son cours. Dans des affaires comme ça, le Général devient un taureau, et le Major devient un
taureau, et le Capitaine devient un taureau encore plus gros. Plus tu vas vers le bas, plus la colère est
féroce et plus ça a de conséquences. La pression, elle va vers le bas.
FABIAN. Et avec ça, tu fais quoi ?
L’ADJUDANT. Je la fais passer, la pression.

86
Ibid. – nous traduisons.

80
FABIAN. Ah tiens !87

Sous l’égide de cet axiome, les rapports de pouvoir qui gangrènent les relations sentimentales-
sexuelles entre les soldats et les domestiques se rapportent sans équivoque à une structure
d’ensemble qui, partiellement visible sur scène, peut être aisément reconstituée par le lecteur-
spectateur. Or cette reproduction descendante de la domination constitue, nous le verrons, un
motif structurant des dramaturgies quotidiennistes. Aussi Kroetz souligne-t-il l’intérêt d’une
pièce qui montre comment les victimes de la société, prises dans un « cercle vicieux » qui
profite aux exploiteurs, s’entredéchirent au lieu de faire corps :
Il y a là un circulus vitiosus : tous les personnages de Fleisser, quelle que soit la situation (mais, point
important, une situation toujours explicable et compréhensible en fonction de leur position sociale), sont
esquintés, détruits et jetés aux chiens. On cherche de nouvelles victimes. Les victimes font naufrage et
dépérissent dans leur bonté. Ou elles en tirent les leçons et se cherchent des victimes pour elles-mêmes.
Pour se venger ? Plutôt pour survivre. […] Ainsi, les dominés sont poussés de catastrophe en
catastrophe en vertu d’une réaction en chaîne88.

Cette « réaction en chaîne » trouve un écho encore plus précis dans les pièces de Fassbinder
(Le Bouc) et de Sperr (Scènes de chasse en Bavière), qui, à la différence des pièces de Kroetz,
portent sur la scène un véritable microcosme et dont le dispositif choral, directement inspiré
de Fleisser, permet de tresser étroitement les rapports de pouvoir les uns aux autres pour en
souligner l’indéfinie reproduction.
C’est dire qu’avant de mourir en 1974, Marieluise Fleisser est partie prenante de sa
propre réévaluation. D’abord, elle soumet ses pièces à un travail systématique de réécriture
qui conduit à des rééditions et les font sortir des circuits professionnels où elles étaient
jusqu’ici cantonnées ; ensuite, elle profite de cette occasion pour commenter, préciser, voire
infléchir les enjeux de sa dramaturgie, en soulignant leur dimension politique et sociale mais
aussi en les articulant aux préoccupations du temps89 ; enfin, elle avalise la filiation dont se
réclament les jeunes dramaturges allemands par un article intitulé « Tous mes fils » qu’elle
consacre précisément à Sperr, Fassbinder et Kroetz90. Peu prolixe sur Sperr, la dramaturge
évoque surtout Fassbinder et Kroetz en distinguant « l’enfant terrible » (das Sorgenkind) et
« le fils préféré » (der liebste Sohn). Outre ses démêlés juridiques avec le premier, la ligne de

87
Marieluise Fleißer, Pioniere in Ingolstadt, in Gesammelte Werke, t. 1, op. cit., p. 146 sq. – nous traduisons.
88
Franz Xaver Kroetz, « Liegt die Dummheit auf der Hand ? », art. cité, p. 524 – nous traduisons.
89
Insistant sur la « loi de la bande » ou « de la meute » qui régit les rapports entre ses personnages, Marieluise
Fleisser s’inscrit dans la problématique du « fascisme ordinaire » et avalise la dimension prospective de ses
pièces, pourtant moins prégnante que dans les pièces de Horváth. Cf. Marieluise Fleißer, « Dreimal Fegefeuer »
(1972), in Gesammelte Werke, t. 4, op. cit., p. 520 : « Dans cet état de perdition, on ressent le besoin ardent d’un
sauveur et c’est sur ce besoin que s’appuiera plus tard un faux sauveur ».
90
Marieluise Fleißer, « Alle meine Söhne. Über Martin Sperr, Rainer Werner Fassbinder und Franz Xaver
Kroetz », in Gesammelte Werke, t. 4, op. cit., pp. 508-513. L’article est initialement paru dans Theater heute, en
septembre 1972.

81
partage semble essentiellement tenir au regard porté par les deux auteurs sur leurs
personnages et au fait que chez Kroetz, la mise au jour des mécanismes sociaux qui
déterminent les comportements des petites gens se dissocie de toute accusation à leur égard et
préserve ainsi la possibilité de l’empathie pour le spectateur. Le propos reste néanmoins assez
anecdotique et Fleisser revient surtout sur les manifestations de protestation qui marquèrent
les premières représentations de Travail à domicile, soulignant et approuvant la pudeur de la
scène de l’avortement alors au cœur du scandale (« Les petites gens qui protestaient dans la
rue ne percevaient pas qu’il était précisément question ici des affaires des petites gens… »).
Toujours est-il que son éloge final de Kroetz a contribué à faire de ce dernier l’héritier le plus
fidèle de la tradition alors en voie de constitution du Volksstück critique, lui reconnaissant une
obsession qui est aussi la sienne : mettre au jour la complexité de ce qui nous paraît simple
(das Einfache) et rendre visible ce que l’on ne soupçonne pas.
Il y a des fils préférés. C’est lui qui a fouillé le plus profond en moi et je crois que c’est lui qui a le plus
trouvé […]. Il a « reconnu » l’essentiel. J’ai influé durablement et profondément sur lui. C’est un
processus qui me ravit. J’observe qu’en ce moment il continue de se déployer de l’intérieur.
Il n’aura pas la partie facile. La probité n’a pas la partie facile, elle mange toute la substance. La
simplicité est la pointe d’un iceberg. Mais l’essentiel ne commence qu’avec la partie immergée qu’on
ne voit pas, et cette partie-là est d’une beaucoup plus grande extension. C’est pourquoi le simple pèse
lourd. Il faut beaucoup d’énergie pour le soulever91.

Pour se montrer très soucieuse de l’avenir de la notion de « théâtre populaire », la


réflexion, en France, se montre assez hermétique à l’horizon très germanique qu’offrent les
débats sur le Volksstück et c’est peut-être l’une des raisons pour laquelle l’œuvre de Fleisser,
outre sa difficulté d’accès jusqu’en 1982, reste assez méconnue. Plus tardive, sa découverte
reste toutefois étroitement liée aux lieux et aux personnalités qui ont participé à l’essor des
dramaturgies du quotidien. Particulièrement curieux du répertoire allemand, le Théâtre
National de Strasbourg s’intéresse à Pionniers… dès 1977 : sous l’égide de Sylvie Muller et
de Dominique Muller (qui a participé à l’écriture de Dimanche et l’a mis en scène en 1976), le
groupe XVII de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique du T.N.S. travaille et joue cette pièce
encore inédite en France. C’est également un grand connaisseur des écritures quotidiennistes,
Daniel Girard, qui monte Purgatoire… en 1981 au Studio-Théâtre de Vitry92. Traduites par

91
Id., p. 513.
92
Cette première création de la pièce en langue française est suivie, en 1982, par la mise en scène de Hans Peter
Cloos au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. C’est évidemment dans un cadre spécifiquement allemand que
Cloos découvre Fleisser – cf. Hans Peter Cloos, « L’antichambre de l’enfer », supplément à TNS Actualité,
février 1983 : « Pour la première fois en 1969, à Munich, je me trouve confronté à Marieluise Fleisser, écrivain.
C’est dans le milieu des nouveaux réalistes : Martin Sperr, Xaver Kroetz, Rainer Werner Fassbinder ne jurent
que par les inventions de sa langue, ses dialogues brefs et concis… […] Mes rapports avec elle s’intensifient. Je
regarde Angela Winkler interpréter l’Olga du Purgatoire… dans la mise en scène de Peter Stein, et Imm
Hermann jouer dans le film de Fassbinder d’après Pionniers… L’automne dernier, le travail sur Susn
d’Achternbusch rappelle Fleisser à ma mémoire. Je relis sa pièce Purgatoire à Ingolstadt ».

82
Sylvie Muller, les deux pièces – plus précisément, la « version de Wuppertal » de
Purgatoire… (1971) et la « version de Berlin » de Pionniers… (1929) – sont publiées à
l’Arche en 1982, une année après la sortie d’Avant-garde aux Editions de Minuit93. Si l’on ne
retrouve pas ici le souci très net des dramaturges allemands de renouer les fils d’un théâtre
politique alternatif capable, espère-t-on, de fonder une nouvelle tradition, Fleisser ne laisse de
s’inscrire dans la nébuleuse quotidienniste et constitue, directement ou indirectement, la
source d’un dialogue dont il nous faudra valoriser ultérieurement les traces et les reflets dans
le détail des écritures.

2. « Brecht à l’envers »

La valorisation du théâtre germanique des années vingt et trente ne se limite pas à la


redécouverte de Horváth et de Fleisser. Comme nous l’avons suggéré, elle est portée par la
réévaluation d’une époque qui paraît propice à l’actualisation (la dissipation progressive des
euphories politiques, économiques et sociales suscitées par la fin de la Grande Guerre à la
faveur d’une réalité marquée par la crise et le conservatisme entre alors en écho avec le
dégrisement post-soixante-huitard), mais aussi par le privilège donné à des formes théâtrales
hybrides qui contestent la tradition de l’intérieur et dont les enjeux critiques ne s’articulent
pas à un discours politique clairement identifiable. A ce double titre, elle fournit un territoire
d’investigation pratique au réexamen de Brecht préalablement évoqué et s’accompagne de la
redécouverte de ses premières pièces.
« Brecht sans Marx » résume un quotidien pour vanter les mérites de la création, par
Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, de Dans la Jungle des villes en 197294.
La formule est hâtive concernant des metteurs en scène qu’intéresse précisément le
cheminement de la dramaturgie brechtienne et qui refusent sa dépolitisation. Elle marque
toutefois l’attrait d’un théâtre, sinon sans Marx, du moins désireux de libérer la scène et la
salle des grilles d’interprétation réductrices fournies par le marxisme hégémonique de
l’époque, un théâtre où l’expérimentation formelle malmène le drame, le dilate, l’évide et
donne à voir l’impossibilité d’une collision intersubjective dont la lutte des classes ne
constitue pas encore l’envers positif, un théâtre, enfin, où le spectateur est souvent bien en

93
Notons enfin qu’Internat, pièce de 1986 écrite par Daniel Besnehard en collaboration avec Daniel Girard, est
librement inspiré par le diptyque d’Ingolstadt de Fleisser et est monté, la même année, dans une mise en scène de
Girard avec le groupe XXII du Théâtre National de Strasbourg. Cf. Daniel Besnehard, Internat. L’Ourse
blanche, Paris, Edilig, coll. « Théâtrales », 1989. De l’aveu inaugural de Besnehard, la pièce a trouvé un
« déclencheur imaginaire » dans les pièces et les romans du début du vingtième siècle qui se sont attardés sur
« le mal de la jeunesse » (Brückner, Fleisser, Wedekind, Walser, Musil…).
94
Cité par Jacqueline Autrusseau, « Un faux combat ; un vrai terrain », Travail théâtral, n° 10, octobre-janvier
1973, p. 98. La pièce a été jouée au XXVIe Festival d’Avignon puis au Théâtre National du Palais de Chaillot.

83
peine de trouver la bonne distance vis-à-vis des personnages, de leurs hésitations et de leurs
aveuglements, et n’a pas nécessairement les moyens de donner sens et cohérence au chaos
auquel, comme eux, il est confronté95. Plus pertinente s’avère l’analyse rétrospective de
Michel Deutsch qui voit dans le plébiscite du « jeune Brecht » dans les années soixante-dix le
reflet inversé de la « coupure épistémologique » instituée par Althusser dans les années
soixante au sein du corpus marxien.
En montant La Noce chez les petits-bourgeois, Vincent et Jourdheuil avaient eu l’idée de réactiver la
lecture de Brecht sur un mode analogue à l’opération qu’Althusser avait tenté avec Marx mais en
l’inversant pour ainsi dire. Pour Althusser il s’agissait de retourner les thèses du Marx du Capital, qui
s’appuyaient sur le matérialisme historique et la critique de l’économie politique, contre les philosophes
idéalistes, contre « le jeune Marx » aussi bien. Pour Vincent et Jourdheuil, il s’agissait de jouer le jeune
Brecht contre le Brecht classique, joué, le Brecht qualifié, un peu hâtivement sans doute, d’anarchiste et
de trublion, le Rimbaud munichois des années de jeunesse contre le Brecht des grandes pièces épiques.
Le spectacle était une espèce de farce, une critique féroce du conformisme petit-bourgeois, de la culture
kitsch et petit-bourgeoise… Vincent et Jourdheuil rompaient avec l’approche traditionnelle de Brecht,
en privilégiant une petite œuvre marginale et en osant la férocité et la drôlerie du jeune Brecht contre les
pesanteurs du Brecht institutionnalisé. Bref, il s’agissait de jouer le gauchisme théorique contre le
dogmatisme brechtien96.

Tandis qu’Althusser – avant de procéder à son auto-critique – a trouvé dans son geste
l’occasion d’affirmer l’avènement, pour la philosophie, d’une ère scientifique débarrassée de
toute rémanence idéologique, la mise en scène d’un jeune Brecht encore adossé à la tradition
qu’il conspue permet justement de jouir de ces scories qui font l’épaisseur du grain théâtral :
ici, les traces de la subjectivité écrivante, de son imaginaire, de ses pulsions destructrices et
sacrilèges ; là, les ambivalences et les lacunes de pièces que Brecht devra sans cesse
« réviser » pour les ajuster à des théories, politiques et théâtrales, qui ne les brident pas
encore… A rebours du geste althussérien, cette « coupure » conteste les aspirations scientistes
des recherches ultérieures et, avec elles, le mouvement dialectique dans lequel serait supposée
s’inscrire l’évolution des formes théâtrales. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’heure est
au soupçon, « la Raison » et « l’Histoire » constituent des concepts à la nocivité avérée et

95
Cf. Colette Godard, Le Théâtre depuis 1968, op. cit., p. 114 : « Au lieu d’offrir un seul espace à transformation
pour simplifier le récit, [le décor] en épouse les incohérences dans un incessant mouvement, comme un puzzle en
train de se faire, et qui ne s’achève pas. La mise en scène ne cherche pas à trouver la logique de la pièce ou à
l’inventer. Elle en garde au contraire toutes les broussailles » – après quoi Godard cite les metteurs en scène :
« A partir du moment où on court après une compréhension globale du spectacle, on se place dans une véritable
ornière. Chaque situation prend une vraisemblance curieuse, illogique, comme celle des rêves, des cauchemars.
Pourquoi les spectateurs connaîtraient-ils ce que les personnages eux-mêmes ignorent. Restent les
comportements équivoques, symboles du désordre des rapports entre les êtres ».
96
Michel Deutsch, « Organiser le scandale. Entretien avec Michel Deutsch, Matthias Langhoff, Georges Banu et
Denis Guénoun », Avec Brecht, op. cit., pp. 92-93. Cette analyse n’est pas seulement le fait d’une reconstruction
rétrospective, cf. André Engel, « Baal à Strasbourg. Entretien avec André Engel et Nicky Rieti », Théâtre/public,
n° 10, avril 1976, p. 17 : « Tout comme je crois les Manuscrits de 44 et la lecture de Hegel par Marx plus riches
de conséquences marxistes que le Capital, je crois le jeune Brecht plus intéressant que le Brecht de la maturité,
de la même façon et pour les mêmes raisons. Baal est la pièce la plus éminemment politique de toute l’œuvre de
Brecht parce que le fait politique en est tellement absent qu’il est ce qui échappe le moins ».

84
c’est notamment dans ce cadre que trouve sens ce renversement qui fait paradoxalement
prévaloir l’avant sur l’après et entend favoriser « une dramaturgie du fait divers qui tienne
compte de l’irrationnel dans les comportements humains »97.
Dans ce cadre, La Noce chez les petits-bourgeois98 occupe une fonction matricielle qui
engage tout autant la question de l’héritage brechtien que l’investissement politique et théâtral
du quotidien :
En choisissant comme premier spectacle de leur compagnie La Noce chez les petits-bourgeois […],
Vincent et Jourdheuil font d’une pierre deux coups : ils révèlent un nouveau Brecht, une dramaturgie
dont l’horizon est moins économique qu’idéologique, une dramaturgie où l’actualisation du passé,
procédure caractéristique des « grandes pièces » cède le pas à l’historicisation du présent et où le
procès-verbal se substitue à la fable toute puissante ; ils inaugurent un théâtre qui, tournant le dos aux
méditations universelles, à la lumière du marxisme, sur l’Histoire, le Pouvoir, l’Etat, s’engage dans la
voie nouvelle d’une critique de la vie quotidienne99.

On retrouve les moteurs de la redécouverte de Horváth : d’une part, le privilège donné à


l’échelle quotidienne et à la science du détail sur le grand angle historique et l’idéal de
totalisation dont il est porteur ; d’autre part, l’importance du facteur idéologique qui, là encore
et bien que la pièce de Brecht ne date que de 1919, s’articule à une lecture attentive, par
Vincent et Jourdheuil, de La Psychologie de masse du fascisme100. En un acte court et
implacable, La Noce… donne à voir les soubresauts non-maîtrisés d’une classe littéralement
« assise entre deux chaises ». En effet, la construction des meubles, pour traduire l’amour
bourgeois du « propre » et du « fait soi-même », ne relève pas moins d’un besoin manifeste de
limiter les dépenses, ce qui fait sensiblement écho à la réévaluation reichienne d’une classe
moyenne amenée à compenser sur le plan idéologique ce qui lui manque sur le plan
économique. Or ce phénomène de compensation, faute de pouvoir réel, ne peut que se

97
Jean Jourdheuil, « Le Théâtre de l’Espérance. Une compagnie impossible et nécessaire », entretien avec Emile
Copfermann, Bernard Dort, Terje Sinding et Jean-Pierre Vincent Travail théâtral, n° 16, juillet-sept. 1974, p. 13.
98
La première création, en 1968, est jouée au Théâtre de Bourgogne à Chalon-sur-Saône, Jean-Pierre Vincent est
le metteur en scène, Jean Jourdheuil, le dramaturge ; la seconde, en 1973, est jouée au Cyrano Théâtre à Paris,
Vincent et Jourdheuil, avec la collaboration d’Engel, sont metteurs en scène. Cette dernière création est reprise
en 1974 au Théâtre Cyrano avec de nouveaux acteurs (dont Michèle Foucher).
99
Jean-Pierre Sarrazac, « Le Théâtre du quotidien », art. cité, p. 186.
100
Cf. Jean-Pierre Vincent, « D’une “Noce” à l’autre. 1968. 1973. », Travail théâtral, n° 16, juillet-septembre
1974, pp. 26-31. Ajoutons qu’on trouve chez Reich une exhortation très claire à mettre la vie quotidienne « sous
les feux de la rampe » : « Le mouvement révolutionnaire avait en outre sous-estimé l’importance des petites
habitudes de la vie de tous les jours, d’apparence insignifiante, ou en avait fait mauvais emploi. La chambre à
coucher petite-bourgeoise que le prolétaire achète – en dépit de sa mentalité révolutionnaire – dès que ses
moyens le lui permettent, la répression de la femme qui en est le corollaire – même s’il est communiste –, l’habit
“correct” du dimanche, les danses guindées et mille autre “détails” exercent, à force de se répéter, une influence
réactionnaire que mille discours et tracts révolutionnaires ne pourront compenser. La vie rétrécie du conservateur
agit sans arrêt, pénètre dans chaque recoin de la vie quotidienne ; le travail d’usine et les tracts révolutionnaires
n’agissent que pendant quelques heures. […] La vie des individus nivelés dans la foule se déroule sous la surface
visible des choses, dans mille petits riens. […] La lutte contre la faim est certainement une lutte primordiale mais
il faut aussi placer brutalement et totalement dans les feux de la rampe les petits événements de la comédie
humaine, dans laquelle nous sommes tout à la fois spectateurs et acteurs » – Wilhelm Reich, La Psychologie de
masse du fascisme, op. cit., pp. 80-81.

85
cristalliser sur la vie familiale, l’aménagement de ses lieux de culte et la célébration de ses
rites, en vertu d’une mise en scène qui échappe rapidement à ses instigateurs pour laisser
place à une farce dévastatrice, « puissante saloperie »101 dont Brecht est l’ordonnateur
omnipotent et dont Vincent et Jourdheuil, empruntant d’abord aux burlesques américains
(Keaton, Laurel et Hardy, les Marx Brothers…), puis au jeu grotesque de Valentin, ont
accentué la dimension délirante. Nous voilà dès lors « conviés à l’ouverture des intérieurs »102
dans le cadre d’une dramaturgie qui, fort éloignée des clairs-obscurs horváthiens, ne laisse de
démonter les apparences pour les retourner contre elles-mêmes et pour indexer le quotidien
domestique sur des enjeux politiques qui entament définitivement son insularité.
De la mise en scène de 1968 à celle de 1973, il est toutefois de notables différences
que Vincent s’est chargé d’expliciter pour Travail théâtral dans un article qui s’avère
particulièrement éclairant pour envisager la question de l’héritage brechtien, mais aussi les
déplacements opérés entre ces deux dates-charnières par la compagnie de Vincent et
Jourdheuil et, peut-être plus largement, par le théâtre politique. Si Vincent prévient qu’il ne
s’agit pas de « se féliciter des “progrès accomplis” »103, on décèle dans son tableau
comparatiste les enjeux d’un double réajustement qui, d’une part, implique une lecture plus
précise du jeune Brecht à la suite du travail effectué sur Dans la Jungle des villes, d’autre
part, accompagne la recherche d’une esthétique moins exubérante, plus réaliste, de sorte qu’au
spectacle « super théâtral » de 1968 succède « l’ascétisme » de celui de 1973. De fait, la
première création a d’abord valeur de manifeste à l’encontre d’une certaine tendance du
théâtre français. Réactivant le « penchant à la délinquance »104 du jeune Brecht, il s’agit de se
situer contre la logique institutionnelle des théâtres publics et ce qui, dans leurs velléités
fédératrices, a pu s’agréger une certaine esthétique et un certain discours brechtiens. Il s’agit
corrélativement de mettre à mal l’esprit de sérieux auquel ils s’astreignent au nom de la
solennité de leur mission et de leur message, pour ancrer la force perturbatrice du théâtre sur
ses vertus intrinsèques, au nombre desquelles celle, essentielle, de faire rire105. La mise à

101
Bertolt Brecht, La Noce chez les petits-bourgeois, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, p. 26 : « LE
JEUNE HOMME. Avez-vous vu aussi la pièce Baal au théâtre ? / L’HOMME. Oui, c’est une saloperie. / LE JEUNE
HOMME. Mais il y a de la puissance dedans. / L’HOMME. C’est donc une puissante saloperie. C’est pire qu’une
faible saloperie. Quand quelqu’un a du talent pour des cochonneries, est-ce que c’est, par hasard, une excuse ?
Une telle pièce n’est absolument pas pour vous ! / Silence. LE PÈRE. Chez les modernes, on traîne tellement la vie
de famille dans la boue. Et c’est pourtant le mieux que nous ayons, nous les Allemands ».
102
Michel Deutsch, « L’espace de la réduction en quelque sorte », Inventaire après liquidation, op. cit., p. 43.
103
Jean-Pierre Vincent, « D’une “Noce” à l’autre. 1968. 1973. », art. cité, p. 26.
104
Jean Jourdheuil, « Situation de la compagnie au début de la saison 1973-1974 », Travail théâtral, n° 16,
juillet-septembre 1974, p. 24.
105
Cf. Jean-Pierre Vincent, cité par Colette Godard, Le Théâtre depuis 1968, op. cit., p. 14 : « L’humour est le
meilleur moyen de raconter des choses sérieuses d’une manière percutante, tout en assurant le plaisir le plus

86
l’honneur d’une pièce qui s’inscrit de façon radicale contre la tradition du théâtre bourgeois et
qui, négligée par le théâtre populaire, est restée indemne de toute tentative d’édulcoration,
vise donc à rappeler la verve polémique de Brecht et à en « repolitiser » le propos. Or le
nouveau cadre fourni par le Théâtre de l’Espérance, fondé en 1972, offre l’occasion d’une
réflexion critique de la compagnie sur son propre travail et l’amène à infléchir notablement sa
démarche106 : plutôt que d’ériger La Noce… en parangon sous-estimé d’une œuvre dont les
metteurs en scène français tendent à élimer les angles, la seconde création entend saisir la
spécificité interne de la pièce sans la subsumer sous des théories anachroniques, ni l’assujettir
à un projet préalable qui en orienterait trop uniment la lecture et la signification. Sur un mode
assez paradoxal, Vincent reconduit au sein de son propre parcours l’opposition entre œuvres
de jeunesse et œuvres de la maturité pour attribuer au premier spectacle des caractéristiques
qui renvoient tout autant au radicalisme « juvénile » d’une équipe résolue à violenter le
théâtre et son public qu’à l’excès de rationalisme et d’objectivisme que l’on reproche
précisément aux « grandes pièces » de Brecht. L’entreprise de 68 relèverait ainsi d’une
approche mécaniste irriguant tout le processus créateur : lecture du corpus brechtien comme
« un phénomène littéraire et politique unitaire », utilisation des « aspects les plus extérieurs »
de l’analyse reichienne sous l’angle univoque de la « fascisation », jeu volontiers
« caricatural » qui aborde les personnages « de l’extérieur », « géométrie » scrupuleuse des
mouvements et des gestes destinée à assurer la pleine visibilité des rapports de force…

constant du spectateur. Il dévoile bien davantage le dessous des cartes, les mécanismes, que les cœurs serrés ou
les prêches des pièces à message, à morale… Nous souhaitons faire passer au spectateur une bonne soirée
distrayante, avec le plaisir de l’œil en même temps. Nous partons du principe inverse de la grande tradition du
théâtre populaire, qui s’intéresse d’abord au contenu. Nous, on part du plaisir que le public doit trouver au
théâtre. L’important est que le public rie et se demande après : “Pourquoi est-ce que je ris ?” ».
106
Cette autocritique figure déjà dans le texte-programme de Woyzeck ; cf. Jean-Pierre Vincent et Dominique
Muller, « Le Théâtre de l’Espérance », in Georg Büchner, Woyzeck. Texte-programme, trad. fr. Jean Jourdheuil
et Sylvie Muller, Paris, Stock/Théâtre Ouvert, 1973, pp. 15-16 : « Les spectacles montés […] avant la fondation
du Théâtre de l’Espérance, allaient dans le sens d’une radicalisation du répertoire des théâtres “populaires” :
repréciser les aspects politiques et théoriques de la démarche de Brecht, assimiler de manière critique la
dramaturgie bourgeoise-révolutionnaire de Goldoni [Le Marquis de Montefosco – 1970], démonter et dénoncer
la dramaturgie réactionnaire de Labiche [La Cagnotte – 1971]. Quelles que soient sa “qualité” et sa “nouveauté”,
ce travail était imprégné d’une conception “rationaliste” du marxisme comme instrument d’analyse des
comportements humains. Cette conception conduisait à privilégier abusivement, au niveau de la mise en scène,
les arrangements comme dépositaires du sens général du spectacle, c’est-à-dire comme donnant la vérité des
rapports et de leur développement, et à limiter le libre jeu des divers éléments constitutifs du spectacle (décor,
jeu d’acteur, musique). Au niveau du jeu d’acteurs, cette conception conduisait à développer la gestuelle,
particulièrement la gestuelle burlesque, mais elle limitait le travail sur le texte, comme si le texte, en tant qu’objet
littéraire, était inévitablement le refuge de l’idéalisme au théâtre. Ce n’est donc pas par hasard que ces critiques
sont formulées par nous et maintenant. En effet, elles ne sont pas sans rapport avec le travail effectué sur Dans la
Jungle des villes et Woyzeck ». Le privilège donné à « des pièces qui ne se laissent pas réduire à une seule
interprétation » à partir de 1972 inaugure véritablement le renversement que nous avons mentionné : Vincent et
Jourdheuil entendent désormais mettre en cause « l’impérialisme » de la mise en scène, les trop grandes
certitudes qui la nourrissent et les effets d’imposition, sinon d’intimidation, qu’elle provoque sur les spectateurs.
Pour être moins polysémique que les deux pièces évoquées, La Noce…de 1973, troisième création du Théâtre de
l’Espérance, ne s’inscrit pas moins dans cette nouvelle perspective.

87
Nuançant la netteté du renversement préalablement souligné, Vincent évoque un spectacle qui
pèche par son excessive clarté et qui, affirmant triomphalement la « possibilité de prise
rationnelle sur tous les phénomènes de la vie », n’est ni en phase avec les préoccupations de
Brecht en 1919, ni avec celles du théâtre en 1973.
Conformément à cette prise de recul, la seconde création valorise une œuvre qui
s’avère politique « sur un mode personnel qui ne relève pas d’une pensée politique
“organisée” » et qui « dénote une attention singulière aux détails de la réalité sur le mode de
l’étude clinique d’un fait divers ». Il est donc moins question de politiser à nouveau la totalité
de l’œuvre brechtienne à travers la violence tapageuse de ses mono-actes que de redéfinir ce
que peut être la politique au théâtre au moyen d’un répertoire pré-marxiste qui oblige à
délaisser les grilles de lecture habituelles. Encore sollicitée, la référence reichienne se recentre
sur les analyses qui mettent l’accent sur les « phénomènes irrationnels » et ce qui, en elles,
s’oppose aux explications strictement « politistes » de l’accession des nazis au pouvoir par le
marxisme orthodoxe. Attentif aux dangers de l’illusion rétrospective que provoque la
sollicitation généraliste de l’horizon fasciste pour envisager une pièce de 1919, cet angle
d’approche s’accompagne de recherches historiques circonscrites aux années qui suivent la
Première Guerre Mondiale ainsi que d’une réflexion sur l’institution moderne de la famille
bourgeoise et les rapports spécifiques qu’elle tisse, depuis son avènement, entre vie publique
et vie privée107. Enfin, le souci d’une lecture internaliste de la pièce conduit à un véritable
changement de focale en ce qui concerne la construction des personnages et le jeu des
comédiens : l’homogénéisation laisse place à la différenciation, les « tics » et « les tares
externes » à des « manies » et à des « maladies effectives », les pantins à des hommes. La
référence à Valentin et à son « comique de l’intérieur » pointe précisément l’émergence d’un
regard à moindre distance qui entend concilier grotesque et réalisme : les dysfonctionnements
de la vie quotidienne s’arriment aux idées fixes de personnages qui ne se départissent pas de
leur sérieux et dont le caractère ridicule et/ou effrayant repose, en dernier lieu, sur un profond
dénuement. D’où, conclut Vincent, l’affirmation, derrière le maquillage encore forcé des
acteurs, « d’un théâtre sans théâtre, ou du moins sans effets de théâtre », d’un théâtre où « le
comique se double sans cesse d’une possibilité de bouleversement du spectateur » et où

107
Aucune référence n’est convoquée, mais le phénomène de « privatisation des rapports » dont parle Vincent
fait précisément écho à l’analyse par Habermas de « l’intimisation de la vie » dans le cadre de la constitution de
la famille patriarcale réduite comme modèle dominant de la bourgeoisie – cf. Jürgen Habermas, L’Espace
public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962). Revenant sur
la mise en scène de La Noce… de 73 (« L’espace de la réduction en quelque sorte », art. cité), Michel Deutsch
insiste particulièrement sur cette dimension et sur une articulation problématique du privé et du public dont nous
verrons l’importance dans les écritures quotidiennistes.

88
« l’individu se trouve pris à partie, piégé en tant que regardant ». A lire les critiques de
l’époque, il n’est pas certain que ces déplacements aient tous été perçus et il semble parfois
que le gain de réalisme, en désamorçant le rire sans partage de la farce, ait rendu plus
prégnante la mécanique minutieuse du spectacle pour en assombrir la férocité. En mettant
ainsi en lumière l’évolution de son travail, le texte de Vincent permet néanmoins d’observer
une recherche en voie de renouvellement. De l’hyper-théâtralité anti-naturaliste de 68 au
minimalisme faussement naturaliste de 73, des « effets grossis à la loupe » à l’observation
clinique des détails, il nous invite à prendre la mesure de la variété des dramaturgies du
quotidien. Il souligne également l’importance, esthétique, politique et, en définitive, éthique,
de la question du regard porté sur la réalité et sur la scène, regard plus ou moins extérieur,
plus ou moins lointain, dont dépendent le(s) sens de la représentation, la place – et la liberté –
du spectateur vis-à-vis d’elle ainsi que son efficacité.
Parmi les pièces représentatives du renouvellement du rapport à Brecht et du théâtre
politique, on note aussi la place importante de Tambours dans la nuit, pièce qu’on pourrait
dire d’actualité si la révolution spartakiste n’y faisait l’objet d’un continuel décentrement de
sorte que ce moment privilégié de la lutte des classes, envisagé ici « à la cantonade », devient
l’enjeu déréalisé d’investissements mythologiques, cristallisant les inquiétudes des bourgeois
et les fantasmes des déclassés pour laisser ostensiblement à la marge le point de vue
prolétarien108. A l’heure où la petite-bourgeoisie soixante-huitarde commence à revenir de ses
émotions révolutionnaires pour les renier ou s’interroger plus douloureusement sur sa capacité
à défendre une classe ouvrière dont elle ne partage pas objectivement les intérêts, l’impossible
transfiguration d’André Klager offre un moyen de sonder l’essoufflement de la contestation et
l’idéalisme qui sous-tendait son apparente cohésion transversale109. Porte-drapeau tout aussi
ridicule que séduisant, Klager constitue toutefois une figure plus ambiguë que contradictoire
(face au succès de sa pièce, Brecht s’était efforcé de clarifier les enjeux d’une œuvre propice
aux malentendus et regrettait notamment que le spectateur pût à si bon compte s’en tenir au
point de vue subjectif de ce « héros » qui, en toute logique révolutionnaire, ne devrait pas

108
Cf. Bertolt Brecht, Tambours dans la nuit, trad. fr. de Sylvie Muller, in Théâtre complet, vol. 1, Paris,
L’Arche, 1974, p. 107 : « UN OUVRIER entre et va au comptoir. ‘Jour Karl. / GLUBB. Pressé ? / L’OUVRIER. Onze
heures, Hausvogteiplatz. / GLUBB. Un tas de rumeurs. / L’OUVRIER. La division de la garde se trouve depuis six
heures à la gare d’Anhalt. Au Vorwärts tout est encore normal. Karl, aujourd’hui, nous pourrions avoir besoin de
ton Paul. Un silence. / MANKE. Ici, d’habitude, on ne parle pas de Paul. / L’OUVRIER paie. Aujourd’hui, c’est pas
comme d’habitude. Il sort ». C’est le seul moment de la pièce où un ouvrier intervient, pour aussitôt disparaître.
109
Dans un ordre d’idées assez similaire, la figure de Baal offre à André Engel un moyen d’interroger la place de
l’intellectuel dans la société (la pièce est jouée en 1976 au T.N.S.). Sans céder à l’exaltation de la marginalité, ni
à la condamnation unilatérale du conservatisme petit-bourgeois qu’elle dissimule, Engel entend valoriser la
quête, dérisoire et insensée, d’un ailleurs qui s’avère proprement u-topique et n’ouvre sur aucune transformation.

89
apparaître comme tel). Or ces hésitations et la place qu’elles ménagent potentiellement aux
angoisses de l’individu Klager au cœur du tumulte politique qui assaille la collectivité
participent grandement à l’attrait de la pièce, comme en témoignent les mises en scène
contrastées de Pierre Spadoni en 1972 (Comédie de l’Ouest), Robert Gironès en 1974
(Théâtre de la Reprise) et Yvon Davis en 1978 (Théâtre de Gennevilliers). Tandis que la
première, respectueuse des commentaires rétrospectifs de l’auteur, engage clairement la
critique d’un petit-bourgeois dont le pathos expressionniste ne constitue qu’un masque de
circonstance et se troque aisément contre le haut-de-forme et la canne à pommeau de sa classe
enfin réintégrée110, la deuxième ne renonce pas à donner à voir et à entendre le désespoir
poétiquement éloquent d’un revenant qui ne reconnaît pas le monde qu’il a quitté et que
Brecht, malgré son ironie, ne dépouille pas entièrement de son aura.
Nous abordions de front, avec toutes les difficultés que cela comportait, un aspect de crise dans le
mouvement et la pensée révolutionnaires. Le personnage de Klager se trouve devant un choix simple en
apparence : participer ou non à la révolution. Il choisit d’aller se coucher, et ce, pour des raisons que
Brecht, dans son écriture, est loin de condamner sommairement, qu’il assume même pour une part au
moment où il écrit la pièce. C’était une chose extrêmement difficile à maîtriser mais qui avait pour nous
l’avantage de soulever un problème qui reste voilé dans le discours politico-théâtral : celui du rapport
entre la vie personnelle d’un individu et ses choix politiques. En définitive, l’alternative qui se trouve
posée devant Klager est la suivante : ou bien sa femme, ou bien la révolution. […] N’est-ce pas Brecht
qui disait qu’on gagnerait beaucoup à ce que le mouvement révolutionnaire ait un peu moins de
réponses et un peu plus de questions ? Quels sont les intérêts profonds d’un individu à être du côté de la
révolution ? C’est à un moment où Brecht n’a pas trouvé de réponse définitive qu’il écrit une pièce qui
nous permet d’en parler avec le plus de sérieux. Dans ses œuvres postérieures, il évacue cette question :
on voit s’affronter des êtres sociaux, on tombe dans un style plus démonstratif111.

Traversé par une langue venue d’ailleurs, « ce frère du Woyzeck de Büchner »112 résiste en
partie au geste démystificateur qui entame ses congénères et c’est cette résistance, constituant
Klager en « corps étranger »113 d’autant plus opaque qu’il est pris en charge par des points de
vue divergents qui l’exaltent ou le dénoncent, qui a manifestement intéressé Gironès au risque
d’éluder parfois l’admonestation brechtienne : « Ne faites donc pas des yeux si romantiques ».
Davis, quant à lui, loue la modernité d’un texte « tâtonnant et radical » qui, refusant tout à la
fois « une vision du monde bien ordonnée » et le « système de représentation homogène et

110
Cf. Jean-Claude François, « “Tambours dans la nuit”, notes sur un travail de mise en scène à la C.D.O. »,
Travail théâtral, n° 10, octobre-janvier 1973.
111
Robert Gironès, cité par Jacques Poulet, « Théâtre de la Reprise : l’itinéraire d’une compagnie »,
Atac/informations, n° 66, mars 1975, pp. 12-13.
112
Bernard Dort, Lecture de Brecht, op. cit., p. 42.
113
Jacqueline Autrusseau, « Un héros trop certain », Travail théâtral, n° 16, juillet-septembre 1974, pp. 119-121.
Cette « étrangeté » nourrit les réserves de Jacqueline Autrusseau vis-à-vis du spectacle. A trop souligner le statut
particulier de Klager sans montrer ce qui, dans sa posture de marginal, facilite finalement sa réintégration,
Gironès cèderait à une excessive fascination et transformerait abusivement le personnage en « héros positif »,
épargnant la mythologie romantico-révolutionnaire dont il est l’éphémère dépositaire. Notons que cette mise en
scène a pour comédiens deux figures du « théâtre du quotidien » : Jean-Paul Wenzel (dans le rôle de Klager) et
Michèle Foucher (dans celui d’Amélie Balicke, la mère d’Anna).

90
totalisant »114 qui en découle, fait sensiblement écho aux recherches actuelles et à leur
défiance vis-à-vis des idéologies et du théâtre lui-même. L’intéresse plus particulièrement le
dialogue polémique que Brecht mène dans la pièce avec les diverses formes de théâtralité
spectaculaire dont sont friands les spectateurs à son époque (théâtralité expressionniste,
mélodramatique, romantique…) pour en appeler – négativement – à un théâtre qui soit en
prise sur le réel115. Notons qu’en 1978, cet impératif a changé de cible et ne se dirige plus
contre l’ossification du théâtre populaire mais contre le devenir-marchandise du théâtre en
général, mouvement exponentiel que Davis relie directement à l’inflation déréalisante du
« spectaculaire ». L’enjeu, ici, est de faire à nouveau de la scène un « lieu dangereux »
prenant le risque de dérouter le public en mettant en crise la rhétorique théâtrale et « la
rationalité rassurante de ses codes » pour laisser place au « chaos », individuel et collectif,
qui, certes rebelle à la représentation, n’en constitue pas moins notre réalité.
C’est donc à l’aune de la complexification du monde et de la faillite des méthodes,
philosophiques et théâtrales, susceptibles d’y assurer leurs prises de façon systématique, que
s’opère la redécouverte du jeune Brecht. On valorise alors des failles interprétatives qui
garantissent la polysémie des pièces et, avec elle, la liberté des réécritures proposées par les
mises en scène116. En ce qui concerne spécifiquement le pouvoir, l’absence ou l’éloignement
de la lutte des classes comme horizon théorique et pratique permet de lui donner toute son
extension pour donner à voir des personnages minés par l’idéologie, qui, loin de seulement la
restituer et la promouvoir, sont travaillés par elle dans leur tête, leur corps et leur langue117.
C’est d’ailleurs sous ce prisme qu’est régulièrement évoquée, par les metteurs en
scène, les dramaturges ou les commentateurs, la séduction atypique de Grand-peur et misère
du IIIe Reich118. S’il ne s’agit pas d’une pièce de jeunesse et si l’ennemi qu’elle vise, pour être

114
Yvon Davis, « L’antithéâtre de Brecht dans “Tambours dans la nuit” », Théâtre/public, n° 21, juin 1978, p. 9.
115
Nous verrons que ce dialogue est au cœur des dramaturgies quotidiennistes où le réel, bien souvent, est
convoqué de façon médiate par la mise en crise des formes théâtrales qui tendent traditionnellement à l’esquiver.
116
Cf. André Engel, « Baal à Strasbourg », art. cité, p. 16 : « C’est une pièce qui n’est pas vraiment construite,
ou dont la construction est telle qu’on peut dire qu’elle ne l’est pas. […] L’écriture en est sauvage, libre. Je veux
dire par là qu’avec Baal on a le sentiment d’un désordre qui rend par conséquent possible un ordre différent. Elle
fait penser à certaines œuvres de Büchner. […] Baal ressemble à un journal dont on n’aurait réussi à conserver
qu’un certain nombre de pages. La pièce présente par moment comme des lacunes. On est libre de les imaginer,
de les repenser formellement, c’est-à-dire de reconstruire complètement un objet théâtral ».
117
Si Galy Gay se place aux antipodes de Klager et de Baal par sa capacité fondamentalement positive à opérer
toutes les métamorphoses et qu’il assure par ailleurs la transition de Brecht vers le théâtre épique, le personnage
d’Homme pour homme, dans son versant sombre et la disponibilité au pire qu’implique sa « transformabilité »,
offre également une figure d’individu « traversé », « agi » et « parlé ». Dans les années soixante-dix et la
perspective obsédante du « fascisme ordinaire », une telle figure fait sensiblement écho au « petit homme »
reichien ou au type du « suiveur » dont Horváth fournit le portrait dans Sladek, soldat de l’Armée noire.
118
La pièce a notamment été mise en scène par Jean-Claude Fall en 1976 au Théâtre Mouffetard (sur ce point,
voir le compte-rendu extrêmement critique de Georges Banu, « Le IIIe Reich ou la terreur maquillée », Travail
théâtral, n° 23, avril-juin 1976), et par Vincent en 1979 (avec l’Ecole du T.N.S.).

91
absent de scène, reste très clairement identifiable, elle participe néanmoins du renversement
qui nous occupe ici en proposant aux paraboles anti-nazies une alternative que l’on serait
tenté de qualifier de quotidienniste. A dissocier trop nettement les angles d’attaque, socio-
économique (Sainte-Jeanne des abattoirs), idéologique (Têtes rondes et têtes pointues) et
politique (La Résistible ascension d’Arturo Ui), la parabole brechtienne aurait en effet
manqué les nœuds de leur articulation, à l’origine de la formation de ces psychoses collectives
sur lesquelles les courants freudo-marxistes font désormais porter toute l’attention119. A
rebours de cette approche analytique et indirecte, les vingt-quatre scènes de Grand-peur…
opèrent dans le vif de l’époque, empruntant aux témoignages et aux extraits de journaux du
temps pour rendre visibles, dans toutes les couches de la société et dans les moindres détails
de sa vie quotidienne, la contagion de la peur, les consentements qu’elle entraîne et le courage
nécessaire pour se libérer de son emprise. Proposant des incursions brèves et redoutablement
efficaces dans des espaces contrastés, institutionnels (palais de justice, institut scientifique,
hôpital, caserne, prison…) et domestiques (appartement petit-bourgeois, logement ouvrier…),
la pièce « passe en revue » les membres de l’armée hitlérienne, « foule confuse, hétérogène »
et « pâle »120 qui s’apprête à partir en guerre au nom d’intérêts qui ne sont pas les siens. Elle
souligne ainsi la force d’une Terreur transversale à laquelle chacun participe selon des modes
divers et à des degrés plus ou moins élevés, véritable politique des affects qui, de grandes
concessions en petites trahisons, assure le maintien de l’ordre fasciste jusque dans les recoins
de la vie privée (la version américaine de la pièce était significativement intitulée The Private
Life of the Master Race). Elle insiste tout particulièrement sur le mélange de souffrance, de
passivité et d’acceptation qui, sur fond de misère économique, a conduit, « par masses
entières », les petites gens à « vot[er] pour leur tortionnaire »121 puis à s’entredéchirer pour
perpétuer en leur propre sein l’oppression dont ils étaient pourtant les premières victimes. Une
telle perspective trouve évidemment des appuis dans l’analyse reichienne qui, on l’a vu, guide
continûment la réflexion sur le pouvoir dans les années soixante-dix, de même qu’elle
converge avec l’atmosphère délatrice des pièces de Fleisser, de Sperr ou de Fassbinder122, et

119
Sur ce point, cf. Jean-Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, op. cit., pp. 120-121.
120
Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich, trad. fr. Maurice Regnaut et André Steiger, Paris,
L’Arche, 1974, p. 7 (« La grande parade allemande »).
121
Id., p. 79.
122
Notons la proximité des scènes de Grand-peur… avec celles qui, dans Preparadise sorry now, sont « relatives
au comportement fascistoïde fondamental dans la vie quotidienne » (Rainer Werner Fassbinder, Preparadise
sorry now, trad. fr. Maurice Regnault, Paris, L’Arche, 1981, p. 8). Juxtaposant des rapports de pouvoir
institutionnels (scolaires, militaires, médicaux…) et des rapports de pouvoir plus labiles (où deux personnes,
selon des critères fluctuants, s’en prennent à une troisième), cette pièce de 1969 insiste sur l’empire de la rumeur,
de la surveillance et, partant, sur la dissolution des frontières entre le public et le privé ; comme Grand-peur…,
elle joue du montage pour montrer l’extension de la chaîne de l’oppression. Préservons toutefois la plus grande

92
la dissolution qu’elle implique de toute enclave susceptible d’offrir refuge. Mais c’est aussi la
forme de la pièce qui explique son intérêt. Comme le reconnaît Brecht lui-même, celle-ci
s’accommode d’éléments « intérieurs » aussi bien que naturalistes et engage une esthétique
hybride que justifie l’urgence des réactions que doivent provoquer ces petites formes
d’intervention directe susceptibles d’être montées à leur guise par les metteurs en scène.
Malgré le caractère épique des vers qui introduisent chaque scène pour rappeler les forces en
présence et les mensonges sur lesquels repose la dictature nazie, Grand-peur… préserve une
grande part au dramatique et envisage le fascisme à travers une collection de micro-gestes qui
permettent de scruter ses effets sur des rapports intersubjectifs redevenus centraux : « le
regard que jette en arrière, par-dessus l’épaule, celui qui est traqué (et le regard de celui qui le
traque) ; le silence soudain ; la main qu’on plaque sur sa propre bouche au moment où elle
allait en dire trop, et la main qui se pose sur l’épaule de celui qu’on attrape ; le mensonge
arraché par la force ; la vérité chuchotante ; la méfiance qui s’installe entre ceux qui s’aiment,
et mille autres choses encore »123. S’insinuant au cœur de dialogues qui, n’étaient leur
juxtaposition fragmentaire et la place importante qu’ils réservent aux silences, continuent de
respecter les préceptes de la dramaturgie traditionnelle, cet épisme minimal – cette
« distanciation moléculaire » dirait Vinaver – renvoie à bien des titres à la recherche
quotidienniste et creuse l’étrangeté, ici proprement menaçante, de relations familières et
familiales dont les enjeux excèdent largement le cadre où elles s’inscrivent.
Enfin, en marge du corpus brechtien mais participant toujours à l’exploration des
pièces de jeunesse et de leurs sources d’inspiration, il convient d’évoquer la découverte en
France de Karl Valentin, à laquelle contribuent notamment le spectacle, en 1975, du Groupe
Régional d’Action Théâtrale de Saône-et-Loire (G.R.A.T.), Tout ça, c’est une destinée
normale124, et la publication, en 1976, des sketchs sélectionnés pour le spectacle125. Associés

différence entre la perspective du fascisme ordinaire (Fassbinder) et celle du fascisme au quotidien (Brecht). Le
premier désigne la présence persistante, dans les régimes démocratiques, de rapports de pouvoir inégalitaires qui
reposent sur l’intériorisation de l’ordre dominant, de ses procédures de hiérarchisation et de contrôle, voire
puisent dans des désirs de soumission ou de domination dont le régime nazi peut alors fournir l’appareil
fantasmatique (c’est le cas pour le couple de criminels dont l’histoire et les dialogues sont imbriqués, dans
Preparadise…, aux scènes préalablement mentionnées) ; en revanche, le second vise les effets, jusque dans la vie
quotidienne et les relations privées entre les individus, de l’accès au pouvoir des nazis et de la politique
spécifique de Terreur sur laquelle s’appuie cet Etat d’exception.
123
Bertolt Brecht, L’Achat de cuivre, op. cit., p. 122.
124
Fondé par Arlette Chosson et Jean-Louis Hourdin (acteurs dans La Noce… par Vincent-Jourdheuil en 1973),
le G.R.A.T. présente Tout ça c’est une destinée normale. Cabaret satirique au T.N.S. en décembre 1975, avant
de le faire tourner dans les principales villes françaises. Il s’agit de la première création de Valentin en langue
française. En 1977, Chosson et Hourdin font travailler le groupe XVI de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique du
T.N.S. sur Valentin et montent avec lui Jadis l’avenir était plus rose qu’aujourd’hui. De nombreux sketchs de
Valentin sont parallèlement joués dans des cafés-théâtres, puis Philippe van Kessel met en scène Karl Valentin
en 1978 (Théâtre de l’Atelier rue Ste Anne – Belgique), spectacle qui tourne en France en 1979 et 1980.

93
à la veine satirique des pièces en un acte de Brecht, les sketchs de Valentin offrent un
nouveau moyen de s’extirper du carcan institutionnel et de sa culture officielle pour proposer
des formes mineures et inédites qui prennent en charge des motifs (les petites choses) et des
individus (les petites gens) souvent négligés par la tradition théâtrale :
Le paradoxe inhérent à l’écriture [sa minutie et sa rigueur alors qu’elle n’est pas initialement destinée à
l’édition] va de pair chez Valentin avec la place tout à fait originale qu’il occupe par rapport à
l’institution littéraire et théâtrale. D’une part, son métier le situe d’emblée dans une position marginale :
ni écrivain, ni comédien, il est « comique populaire »… d’autre part, ses dialogues qui semblent ne
vouloir témoigner que des petites choses et des petites gens fonctionnent mal comme texte de référence
et, de ce fait, ils ne paraissent pas sacralisables. L’univers de Valentin ne l’impose pas comme maître à
penser. Or il apparaît aujourd’hui que ce double décalage par rapport aux institutions et par rapport à ce
que l’on a coutume de considérer comme phénomène culturel nous parle et nous questionne126.

Aussi les sketchs de Valentin sont-ils essentiellement plébiscités pour leur représentation de la
vie quotidienne, qui, soumise à des procédés multiples de dénaturalisation, se constitue en
territoire privilégié d’exploration de l’aliénation moderne. Cette double dimension, esthétique
et politique, est particulièrement mise en valeur dans l’article de Philippe Ivernel qui préface
la première édition française des textes du comique munichois :
La moindre originalité de Karl Valentin n’est pas son ancrage dans un milieu bien circonscrit. […] Et
cette fidélité au milieu autorise à parler d’un certain naturalisme de Karl Valentin, auquel les grands
comiques américains renoncent pour un schématisme accentué.
Mais le gage donné au milieu, garant en retour d’une audience populaire, fournit ici l’occasion d’un
regain de virulence. […] Partant de la banalité munichoise, Karl Valentin pousse d’autant plus son
travail d’étrangéisation. […] Conséquemment, le quotidien se voit infligé une distorsion. Et le
naturalisme tourne à l’abstraction. […]
Cette agressivité, qui ne cesse d’expérimenter jusqu’où on peut aller trop loin, à quoi, à qui s’en prend-
elle ? Disons qu’à travers les riens de la vie quotidienne elle vise et touche, instinctivement, un état
donné de la civilisation : la triple alliance répressive de la culture, de la mécanique et de la marchandise.
Et simultanément elle vise et touche les habitudes, les conventions, les disciplines, bref les mentalités
qui cimentent cette triple alliance : en particulier le bon sens bourgeois, dont la vieillerie renforce
l’aliénation moderne. Karl Valentin s’attaque à l’adversaire par mille travaux minuscules : ici il dévisse
un boulon, là il casse une pièce d’un coup de marteau. Son bricolage négatif s’insère dans les structures,
multiplie les lézardes, desserre les structures. En enfermant les autres, agents volontaires ou non du
système, dans des tourniquets de contradictions, Karl Valentin leur ouvre des zones de liberté. […]
Cela étant, on se gardera de prêter à Karl Valentin une conduite explicitement militante. Il n’affronte
jamais l’adversaire de face, il s’insinue en lui par une fente qu’il élargit progressivement, et le vide de
sa substance, le bouffe. C’est en collant de trop près aux mots et aux situations que Karl Valentin les
décolle, les débite, les retourne. Il détruit leur logique de l’intérieur, en la poussant jusqu’à son terme.
La distanciation vient d’un excès d’imitation. Il y a là quelque chose d’une pensée myope, ou pour
prendre positivement cette donnée, d’une myopie dialectique, qui n’a rien de commun avec la démarche
théorique. A cet égard, il est vrai que Karl Valentin est plus proche de certains personnages de Brecht
que de Brecht lui-même127.

125
Karl Valentin, Cabaret satirique, trad. fr. Jean-Louis Besson, Bernard Chatelier, Sabine Cornille, Camille
Demange, Philippe Ivernel, Jean Jourdheuil, Luc Wagner, Paris, Pierre Jean Oswald, 1976.
126
Jean-Louis Besson, « Qu’est-ce que vous voulez au juste ? ou les drôles de questions de Karl Valentin »,
Alternatives théâtrales, n° 4, janvier 1980, p. 5. Sur ce point, voir aussi Arlette Chosson et Jean-Louis Hourdin,
« Un rêve », TNS Actualité, n° 26, mai 1977 : « Nous aimons Karl Valentin parce qu’il possède quelques qualités
rares : Ses sketches sont drôles, ils parlent de notre vie quotidienne à tous. Tout le monde peut s’y reconnaître ;
pas besoin d’être cultivé ; on entre de plain-pied dans l’univers proposé par Karl Valentin. Un théâtre comique,
direct, populaire (qui efface “le culturel” ?) ! Le rêve ».
127
Philippe Ivernel, « La force comique de Karl Valentin », in Karl Valentin, Cabaret satirique, op. cit., pp. 6-9.

94
Qu’il s’agisse de la proposition d’une critique sociale exclusive de tout commentaire et
opérant « du dedans » ou de la mise en œuvre d’un naturalisme dévoyé où c’est d’une
adhésion première au réel que sourd l’étrangeté, on comprend à quel point le théâtre de Karl
Valentin rencontre les préoccupations du temps et s’inscrit dans ce changement de focale qui
n’impute plus l’aveuglement aux seuls personnages mais intègre à la stratégie de la
représentation elle-même l’impossibilité de tout regard panoptique.
« Le spectateur observe, dérouté. C’est à lui de faire “la distance”. Brecht, spectateur
attentif, regardait. On connaît la suite »128 : à son tour, le texte que fournit le G.R.A.T. dans
cette édition insiste sur le privilège accordé aux sketchs de Valentin « qui traitent de la vie
quotidienne » et qui, délestés d’un « comique trop bavarois ou trop traditionnel », « sont
aujourd’hui encore capables de nous surprendre et de nous inquiéter »129 (« Conversation à la
fontaine », « A la pharmacie », « Le rôti de lièvre », « Maison à vendre »…). Il insiste plus
encore sur la façon dont les personnages, pris au piège du quotidien, s’arment contre lui en se
focalisant sur les détails, les petits riens, enjeu de ratiocinations interminables et complexes
qui leur permettent d’éluder leur incapacité à s’exprimer et avoir prise sur le réel, mais aussi
de faire éclater, sans le savoir, les normes et les codes auxquels ils sont assujettis. A ce titre, le
peuple valentinien conserve une profonde ambivalence que marque la variation des angles
d’approche adoptés au fil des différents spectacles, Tout ça, c’est une destinée normale
(1975), Jadis l’avenir était plus rose qu’aujourd’hui (1977) et Karl Valentin (1978) :
Ce que nous avons essayé avec le premier spectacle présenté en 1975 au TNS […], c’est de « faire
pousser » de « vraies personnes » sur le plateau, plutôt touchantes. Seul le public pouvait opérer une
critique « amicale » de ces petits êtres « témoins » du monde récent et actuel, et qui lui ressemblaient
tant. Deux ans plus tard, avec les élèves sortants de l’Ecole du TNS, l’optique change, peut-être, car
l’époque va vite ; la déshumanisation s’accélère. La tendresse disparaîtrait-elle ?
Témoins de notre monde, les personnages de Karl Valentin ne peuvent peut-être plus prétendre à
émouvoir, à toucher. ILS DOIVENT INQUIETER130.

A Strasbourg, les petites gens dont parle Valentin étaient décrits avec tendresse. Nous les avons traités
dans la violence, d’un point de vue extrémiste, en développant l’agressivité, le côté inquiétant de
certains personnages, le cri, la voix. […] [Leur] peur, leur côté paumé peuvent les rendre dangereux. Ils
ont la plupart voté un certain régime à une époque donnée. Nous ne les rendons pas sympathiques et
travaillons sur la déformation de leurs aspects/comportements négatifs parfois jusqu’à la monstruosité
(un couple qui s’engueule est monstrueux)131.

Dans un ordre chronologiquement inverse, ce changement de perspective d’une mise en scène


à l’autre renvoie directement aux réaménagements envisagés par Vincent au sujet des noceurs

128
Le Groupe Régional d’Action Théâtrale de Saône-et-Loire, « Notes pour un spectacle », in Karl Valentin,
Cabaret satirique, op. cit., p. 11.
129
Id., p. 12.
130
Arlette Chosson et Jean-Louis Hourdin, « Un rêve », art. cité.
131
Philippe van Kessel, « Karl Valentin au théâtre de l’Atelier rue Ste Anne : bilan d’une expérience »,
Alternatives théâtrales, n° 4, juin 1980, pp. 20-21.

95
brechtiens. Objets fluctuants d’un regard tendre qui accuse la proximité ou d’un regard
implacable qui force l’éloignement, les personnages de Valentin sont indissociablement
victimes et bourreaux. De la tranche de vie qui dérape subrepticement au grotesque le plus
outré, ils permettent de solliciter un spectre particulièrement large d’effets dramatiques selon
qu’on les envisage sous le prisme de leur pathétique dénuement ou d’une inquiétante
déshumanisation auréolée par l’horizon nazi. A cet égard et à la condition de ne pas oublier
que l’entreprise quotidienniste intègre à sa démarche quelques détours réguliers vers
l’hyperbole comique (que l’on songe à L’Entraînement du champion avant la course et aux
assertions de Maurice sur le lapin en sauce que lui sert sa maîtresse, expertises méticuleuses
qui ne vont pas sans renvoyer aux récriminations du mari dans le sketch « Le rôti de lièvre »),
la dramaturgie valentinienne offre un nouvel avatar de ces théâtres du quotidien qui
envahissent les scènes tout au long des années soixante-dix et qui cherchent à conjuguer
l’exigence de popularité et celle de la critique sociale en les délestant respectivement de toute
complaisance et de toute certitude surplombante132.

3. « L’envers de Brecht »

Le dernier temps de cette réflexion sur le répertoire portera exclusivement sur Büchner
pour voir comment cet auteur, tel qu’il s’intègre aux discours de l’époque, participe au
dialogue avec Brecht et offre surtout la possibilité d’envisager la réalité sociale « du côté du
sujet ». C’est essentiellement Woyzeck, « première vraie tragédie de la vie ordinaire »133, qui
attire ici l’attention – attention d’autant plus vive que, depuis 1967, l’édition scientifique de

132
Jean-Louis Hourdin et Philippe van Kessel articulent d’ailleurs explicitement leur intérêt pour Valentin aux
enjeux nouvellement soulevés par l’expérience quotidienniste. Cf. Jean-Louis Hourdin, « L’héritage brechtien »,
Théâtre/public, n° 10, avril 1976, p. 13 : « Aujourd’hui, sur la base des recherches menées par de jeunes auteurs
comme Kroetz, Fassbinder en Allemagne et Wenzel en France, se dessine un théâtre nouveau, capable
d’émouvoir et de parler politique autrement, à travers ce que les gens vivent quotidiennement. Ce courant exerce
sur mon travail une influence déterminante. Karl Valentin, observateur du quotidien et grand inventeur de
situations et d’émotions, représente un jalon sur la voie de ce nouveau réalisme ». Van Kessel, quant à lui, insiste
sur les questions socio-linguistiques qui rapprochent Valentin des quotidiennistes ; cf. « Karl Valentin au théâtre
de l’Atelier rue Ste Anne : bilan d’une expérience », art. cité, p. 20 : « A.T. : Au théâtre, le peuple a-t-il son
langage propre ? / P.v.K. : Il ne faut pas oublier un courant plus récent, celui dit du “théâtre quotidien”, dont la
fonction première a été de décrire les difficultés de communication d’une certaine classe sociale. Valentin, un
des premiers, nous parle bien de ces problèmes de langage, à l’aide de lapsus, de détournements de sens, etc.
[…] Il décrit l’incapacité des petites gens à s’exprimer soit parce qu’ils se trouvent confrontés à une situation qui
finit par les dépasser (la spirale : le vertige et l’absurde de certaines situations qui gardent quand même leur part
de logique), soit parce qu’ils sont coincés par leur entourage professionnel ou privé ». Il conclut en annonçant
ses projets de mettre en scène Concert à la carte de Kroetz et Ella d’Achternbusch, pièces qui « parlent
précisément de cette “classe oubliée” au théâtre » sur laquelle Valentin a porté un regard nouveau.
133
George Steiner, La Mort de la tragédie, op. cit., p. 271. Avant Steiner, Duvignaud associe déjà Woyzeck à une
« tragédie épique de la vie quotidienne » (Jean Duvignaud, Büchner dramaturge, Paris, L’Arche, 1954, p. 111).

96
Werner R. Lehmann134 permet d’avoir accès aux manuscrits qui accompagnent, infléchissent,
voire contestent la version « officielle » de la pièce. Comme l’ont montré les travaux fort
précis de Jean-Louis Besson sur le sujet135, les éditions allemandes du début du XXe siècle
tendent à reconstruire abusivement la pièce et lui prêtent une cohésion qui ne fait pas cas des
réaménagements proposés par les quatre strates de travail successives auxquelles
correspondent les différents manuscrits. Ainsi de l’édition de Bergemann de 1922 qui fait
autorité jusque dans les années soixante et sur laquelle s’appuient les premières traductions
françaises, dont la plus connue, celle de Marthe Robert, paraît à L’Arche en 1953 :
La version de Bergemann s’ouvre […] sur la scène dans laquelle Woyzeck rase le Capitaine, et elle
suggère aussi qu’il se noie en tentant de faire disparaître le couteau. En cherchant à donner une unité à
l’ensemble, Bergemann a privilégié une lecture sociologique : Woyzeck est exploité par son capitaine,
par le médecin, il est trompé par sa compagne Marie ; dépourvu de tout, sans espoir, il la tue et se donne
la mort. Soucieux de trouver une logique interne aux matériaux épars, Bergemann en ferme le sens136.

Le matériau fourni par Lehmann vient donc nuancer le sociologisme des versions répertoriées.
Plus fondamentalement, sa richesse et sa complexité ouvrent sur un nouveau mode de lecture
qui valorise l’inachèvement de la pièce et l’impute moins à l’interruption accidentelle de sa
rédaction qu’à l’obsolescence nécessaire du drame et de sa logique interne par rapport à la
réalité visée par Büchner137.
Jean Jourdheuil et Sylvie Muller sont les premiers en France à travailler sur ce
matériau pour élaborer une nouvelle traduction mais aussi un nouveau montage de la pièce138,
mis en scène, en 1973, par Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et Dominique Muller dans le

134
Werner R. Lehmann, Historisch Kritische Ausgabe mit Kommentar, Hamburger Ausgabe, Christian Wegner
Verlag, 4 volumes, 1967.
135
Sur l’histoire des éditions et des interprétations de Woyzeck en Allemagne et en France, cf. Jean-Louis
Besson, Le Théâtre de Georg Büchner. Un jeu de masques, Paris, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2002,
pp. 221-268 ; Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, « Woyzeck, un palimpseste », in Georg Büchner, Woyzeck.
Texte, manuscrits, source, trad. nouvelle Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Paris, Editions Théâtrales, 2004.
136
Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, « Woyzeck, un palimpseste », art. cité, p. 7.
137
Appelée à connaître un long succès, cette approche s’autorisera souvent de cet inachèvement pour procéder à
de libres combinatoires susceptibles de moduler indéfiniment les possibilités d’interprétation et de mise en scène.
Or, selon Besson, cette ouverture interprétative n’est pas moins abusive que la clôture préalablement évoquée :
« Le schéma s’est donc inversé. Alors qu’au début du XXe siècle la reconstitution (fautive) de la pièce occultait
les manuscrits, c’est maintenant la lecture poétique et ontologique de ceux-ci qui occulte la structure dramatique
et proprement théâtrale que l’on peut y lire. […] Traiter les manuscrits comme un matériau brut, susceptible
d’être mis en scène en tant que tel, c’est représenter non la pièce à l’écriture de laquelle Büchner travaillait, mais
le processus mental de l’écriture de cette pièce par Büchner, comme si ces manuscrits étaient un poème, c’est
vouloir se transporter et transporter le théâtre dans le crâne de Büchner en abolissant ce que l’on peut savoir de la
structure narrative qu’il avait élaborée pour sa pièce » (id., p. 13). A rebours de cet éloge de l’inachevé auquel
ont contribué Müller, Karge et Langhoff mais aussi Kroetz lui-même (il monte les ébauches de la pièce au
Schauspielhaus de Hambourg en 1996), les analyses philologiques de Besson mettent en valeur une construction
contraignante qui, malgré certaines incertitudes résiduelles, préserve la progression linéaire de l’action. Loin de
reconduire les effets de clôture inhérents aux premières lectures, il insiste sur l’irréductible tension qui structure
la pièce « entre organique et fragmentaire » et la façon dont celle-ci renouvelle et dépasse le drame traditionnel.
138
Cf. Jean Jourdheuil et Sylvie Muller, « Variations sur les manuscrits de Woyzeck », in Georg Büchner,
Woyzeck. Texte-programme, op. cit., pp. 75-117. En plus de la version scénique de la pièce, le livre restitue le
manuscrit H1, plusieurs lettres de Büchner, et propose une lecture critique des différentes versions.

97
cadre du Théâtre de l’Espérance et des nouvelles orientations dégagées par la compagnie à
partir de Dans la Jungle des villes. Conjuguant la représentation de personnages populaires à
une dramaturgie dont on loue alors le caractère fragmentaire, la pièce s’offre à la fois comme
point de rupture et moment fondateur, référence tutélaire et pourtant non modélisable d’un
« réalisme élargi » où la vie, plus encore que le monde, est saisie sans autre détour que la
manière dont elle est vécue et intègre, partant, les forces du rêve et celles de la folie. A
rebours de toute opposition entre réalisme et romantisme, matérialisme et idéalisme, l’univers
büchnerien, tel qu’il apparaît à travers le jeu kaléidoscopique des différentes versions, propose
une composition hybride où le délire et ses débordements poétiques s’adossent au quotidien le
plus prosaïque et se résolvent dans un fait divers scrupuleusement décrit.
Woyzeck passe d’un état de somnambulisme où il éprouve un sentiment de peu de réalité de lui-même
et du monde environnant à un état éveillé où il revient à lui et découvre un univers qui lui est familier et
qui cependant garde une certaine étrangeté. Pour rendre compte de ce processus de manière idéale, il
faudrait que, dans le rêve lui-même, la réalité tangible, exactement imitée et rendue matériellement
présente, se réintroduise subrepticement jusqu’à venir supplanter totalement l’univers du rêve, quitte à
ce que le monde réel produise alors une impression d’étrangeté telle qu’il semble aussi onirique (sinon
plus) que le monde du rêve. L’enjeu de cette émergence des situations quotidiennes, de cette émergence
du monde réel, est fondamental : il s’agit de montrer que l’aventure de Woyzeck se résout en un fait
divers139.

Or cette hybridation formelle désormais soulignée est indissociable du « problème de la


subjectivité et de l’objectivité » tel que le pose avec insistance le théâtre post-brechtien en lui
associant la question spécifique du pouvoir et de ses modes d’intériorisation :
Une vision un peu mécaniste des choses nous avait entraînés auparavant à dénoncer tout ce qui n’était
pas historique et social (directement concevable politiquement) comme idéaliste. Mais en fait cette
attitude revenait à abandonner l’idéalisme aux idéalistes, dans la mesure où elle nous interdisait
d’analyser sa fonction sociale et les lois selon lesquelles il se développe. […] Comment, selon notre
ancien point de vue, […] aurions-nous pu traiter les rapports de Woyzeck avec lui-même et avec les
autres, dans le cadre de son délire, sans tomber dans le piège de l’interprétation traditionnelle qui
privilégie abusivement le capitaine et le docteur (Woyzeck tuerait sa femme parce qu’il est exploité, un
point c’est tout) ? Comment aurions-nous pu montrer que Woyzeck intériorise les conditions de sa
propre oppression ?140

Nous éprouvons le besoin de remettre sur le métier certaines questions […] : en quoi le romantisme
allemand, particulièrement Büchner, est-il irréductible à la démarche de Brecht ? dans quelle mesure
l’onirisme et le rêve (au sens du romantisme allemand) peuvent-ils être considérés comme une réponse,
évidemment prémarxiste et préfreudienne, à une exigence de compréhension de la réalité sociale et de la
nature humaine ? selon quelles modalités le romantisme allemand (le passé) est-il susceptible de servir
un travail artistique et politique contemporain (le présent) ? Ces questions se fondent sur un
pressentiment : nous pressentons en effet que le romantisme allemand, laissé pour compte aussi bien par
Brecht que par Lukacs au cours de la controverse des années 1936-1938 sur le réalisme, peut constituer
un élément vivace de tradition productive pour des artistes contemporains. Ainsi, à propos de Büchner,
est-on conduit à s’interroger sur la nature de l’oppression intériorisée (En quoi consiste-t-elle ? S’agit-il
seulement de l’intériorisation d’une oppression extérieure ?), sur les modalités de ce que l’on pourrait
appeler la libération dans l’imaginaire, sur la distance qui sépare libération dans l’imaginaire et
libération réelle141…

139
Jean Jourdheuil, « “Woyzeck”. Rêve, folie, fait divers », Travail théâtral, n° 16, juillet-septembre 1974, p. 40.
140
Jean-Pierre Vincent et Dominique Muller, « Le Théâtre de l’Espérance », art. cité, pp. 16-17.
141
Jean Jourdheuil, « Situation de la compagnie au début de la saison 1973-1974 », art. cité, p. 24.

98
Personnage contraint de multiplier les activités laborieuses pour assurer sa survie matérielle,
membre négligeable de l’institution militaire, objet déshumanisé d’expérimentation médicale,
Woyzeck cesse pourtant d’être considéré comme le premier héros prolétarien du théâtre
occidental : « Ni Büchner, ni le prolétaire ne sauraient y trouver leur compte ! »142. Il
constitue désormais bien moins la figure du « malheureux » concentrant sur lui toutes les
exploitations que celle de la créature assujettie, terme qui englobe la façon dont la société
produit les individus (« Friedrich Johann Franz Woyzeck, fusilier assermenté au 2e régiment,
2e bataillon, 4e compagnie… ») et la façon dont les individus, à leur tour, se produisent, se
rêvent et cherchent à s’inventer à travers ce que la société les oblige à être, à faire et à penser.
Il n’est pas indifférent, à cet égard, qu’après s’être nourri des réflexions reichiennes pour
envisager les comportements irrationnels des petits-bourgeois de Brecht, Jourdheuil invoque
« l’hypothèse radicale de David Cooper », figure éminente de l’anti-psychiatrie, pour mieux
cerner l’attitude de Büchner vis-à-vis du « cas Woyzeck » et sa prise d’écart par rapport aux
« interprétations étroitement sociales ou étroitement psychanalytiques »143 :
Mais qui sont les hommes normaux ? Comment se définissent-ils eux-mêmes ? Les définitions de la
santé mentale proposées par les experts se ramènent généralement à cette notion : la conformité à un
ensemble de normes sociales plus ou moins arbitrairement admises ; ou bien elles sont si commodément
générales – du type : « la capacité de tolérance et de développement à travers les conflits » – qu’elles se
privent elles-mêmes de toute signification opératoire. On en vient à cette amère pensée que les hommes
normaux sont peut-être ceux qui n’ont pu se faire admettre dans un service d’observation mentale.
C’est-à-dire qu’ils se définissent eux-mêmes par une certaine absence d’expérience144.

Stigmatisant la violence institutionnelle qui consiste à objectiver la folie sur la base rien
moins qu’objective d’un consensus social dont n’est jamais envisagée la puissance aliénatrice,
Cooper conteste l’indexation de l’analyse psychiatrique sur des systèmes de causalités qui
omettent systématiquement « la réalité personnelle » du patient et négligent ce qui, en elle,
noue des facteurs extérieurs, familiaux, sociaux mais aussi physiologiques et psychologiques,
avec leur expérimentation pratique, voire créatrice et potentiellement libératrice – en d’autres

142
Jean Jourdheuil, « “Woyzeck”. Rêve, folie, fait divers », art. cité, p. 38. Dans plusieurs de ses formulations,
Jourdheuil semble prendre position contre les analyses de Jean Duvignaud dans Büchner dramaturge¸ op. cit.,
chap. III « Woyzeck ou les origines de la tragédie moderne », pp. 109-152. Rare commentaire français qui soit à
l’époque consacré spécifiquement à Büchner, cet ouvrage fait référence et met en valeur le statut de prolétaire de
Woyzeck ainsi que la persécution dont il fait l’objet. Reste que cette insistance se rattache moins à
l’interprétation sociologique alors stigmatisée qu’au souci de valoriser la nouveauté de ce personnage de
« pauvre type » par rapport aux valets de la tradition ainsi que la spécificité du tragique mis en œuvre. Cette
dernière perspective est à nouveau envisagée en 1967 par Jean-Marie Domenach qui prend soin de caractériser le
prolétariat auquel appartient Woyzeck : « Prolétaire pré-marxiste, que ne traverse aucun espoir de révolution
sociale ; mais post-marxiste aussi parce qu’il est passé d’emblée, comme Danton, de l’autre côté du désespoir et
qu’il redoute de trouver au ciel des exploitations et des aliénations inédites […]. Les paradis ne sont pas pour
lui » (Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1967, p. 64).
143
Jean Jourdheuil et Sylvie Muller, « Variations sur les manuscrits de Woyzeck », art. cité, p. 117.
144
Ibid. Ce passage est extrait de David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie (1967), trad. fr. Michel
Braudeau, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1970, p. 31.

99
termes, « ce que le sujet fait avec ce qu’on lui fait, ce qu’il fait de ce dont il est fait »145. Si la
référence n’est pas développée par Jourdheuil, elle témoigne néanmoins du souci d’articuler
l’objet Woyzeck tel que le constituent les discours sociaux, discours internes des autres
personnages et discours externes d’une certaine exégèse médicale, judiciaire et théâtrale, avec
le sujet Woyzeck tel qu’il se constitue dans le cadre contraignant des conditions de vie qui lui
sont imposées, tel qu’il intériorise et extériorise, ressent, déplace et transfigure les différents
rapports d’oppression dans lesquels il est pris tout au long de la pièce.
La version scénique de 1973 traduit explicitement cette focalisation subjective en
remplaçant le dialogue habituellement introductif de Woyzeck et du Capitaine par la scène qui
se déroule à la campagne et qui montre Woyzeck en compagnie d’Andrès. En lieu et place de
la domination sociale et de la complainte des « pauvres gens » qui lui est associée (« Voyez-
vous, nous autres, pauvres gens, on n’a pas de vertu, on cède à la nature ! Mais si j’étais un
monsieur, si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon, et si je savais bien parler, je ne
demanderais pas mieux que d’être vertueux »146), la pièce s’ouvre donc d’emblée sur les
hallucinations visuelles et auditives d’un personnage devenu étranger à lui-même (« Tu vois
ce trait plus clair dans l’herbe où les champignons repoussent : c’est là que la tête roule le
soir »147). Comme l’a souligné Bernard Dort, ce nouveau montage introduit un profond
changement de perspective :
La thématique du spectacle est posée : ce n’est pas le pauvre Woyzeck, premier héros prolétarien du
théâtre occidental, qui en constituera le centre, mais Woyzeck l’aliéné, Woyzeck le visionnaire, celui
qui entend « quelque chose derrière moi, sous moi » […]. Ce Woyzeck-là nous parlera sans doute encore
des « rapports du plébéien avec ses oppresseurs », mais ce qu’il nous dira surtout, ce sont les rapports de
celui-ci « avec sa propre conscience, son propre aveuglement »148.

Processus indissociablement psychique et social, l’aliénation prime sur l’oppression et


s’annexe le déroulement de la pièce jusqu’à en faire le collage rétrospectif des souvenirs du
soldat criminel149. Respectueuse du plan conçu par Büchner, la place inaugurale de
l’aberratio mentalis de Woyzeck tend à décentrer les oppositions de classe et les rapports de
force sociaux au profit de leurs déflagrations intrasubjectives. Il ne saurait pourtant s’agir
d’un simple déplacement privilégiant les effets sur les causes. Dans l’esprit des deux
145
David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie, op. cit., p. 26.
146
Georg Büchner, Woyzeck, trad. fr. Marthe Robert, in Théâtre complet, Paris, L’Arche, 1953, p. 143.
147
Georg Büchner, Woyzeck. Texte-programme, op. cit., p. 23.
148
Bernard Dort, « Un objet nommé “Woyzeck” », Travail théâtral, n° 11, avril-juin 1973, p. 91. Les citations
de Dort sont extraites du feuillet-programme du spectacle.
149
Cf. Jean Jourdheuil, « Le Théâtre de l’Espérance. Une compagnie impossible et nécessaire », art. cité, p. 13 :
« dans Woyzeck, c’est à travers les souvenirs du protagoniste qu’on accède au fait divers ; […] notre première
idée était de montrer Woyzeck dans sa prison, se souvenant de tous les épisodes de sa vie à travers une sorte de
brouillard ». Même si cette idée n’a pas été maintenue, cette dimension rétrospective demeure et implique le
changement de la fin « officielle » de la pièce. Woyzeck, ici, ne se noie pas en allant rechercher son couteau dans
l’étang, mais survit. Empruntée au folio H3, la dernière scène montre Woyzeck jouant avec l’Enfant et le Fou.

100
adaptateurs, une telle focalisation subjective a pour enjeu fondamental de mettre à mal toute
clôture interprétative qui, ramenant la totalité de ce qui se passe sur scène à une cause
première (la fameuse confrontation entre Woyzeck et le Capitaine), obligerait le spectateur à
subsumer les comportements irrationnels du fusilier sous la rationalité hégémonique de
quelque déterminisme social.
Le manuscrit H4 s’ouvre sur la scène « Dans les champs » où Woyzeck a des visions et les expose à
Andrès qui s’inquiète. Placée au début, cette scène est tout à fait étrange ; on pressent que la pièce va
s’attacher à rendre compte, rendre sensible, faire éprouver, une étrangeté inquiétante. En effet, cette
scène présente des événements et des comportements inhabituels ; elle n’a pas son explication en elle-
même. Il n’en va pas de même de la scène « Capitaine, Woyzeck », généralement considérée comme
une très bonne scène d’exposition précisément parce qu’elle a son explication en elle-même ; les
commentateurs disent de la confrontation « Capitaine, Woyzeck » qu’elle définit immédiatement la
« fonction sociale » de Woyzeck et la « situation sociale » du Capitaine. Placée au début, cette scène
imposerait d’emblée une interprétation dont il serait impossible de se libérer. Le Capitaine, représentant
typique d’une société en décomposition, en proie à l’ennui, ferait des misères à Woyzeck pour passer le
temps. Précisément parce que nous refusons le caractère mécaniste d’une telle interprétation, nous
avons placé au début la scène énigmatique « Dans les champs »150.

Ouvrant sur le regard halluciné de Woyzeck, à la fois aveugle et voyant, le spectacle refuse la
clarté pédagogique de la scène habituelle d’exposition et propose une expérience « sensible »
qui, livrée sans préambule, garde toute son étrangeté. Dès lors, le décor unique de la pièce,
jardin à la française dépareillé par une herbe en plastique violet et des étoiles de néon et de
papier, paraît directement soumis à ces effets hallucinogènes et s’inscrit dans cette esthétique
du « paysage mental » que Sarrazac analyse comme l’une des tendances essentielles de la
scénographie des années soixante-dix151. Fort éloigné des ruelles et des mansardes attendues,
ce « parc interdit »152 donne simultanément à voir l’espace stratifié qu’investissent
harmonieusement les classes dominantes et l’espace inhabitable que perçoit Woyzeck. Si
semblable décor souligne l’inadéquation du personnage, sa marginalité et sa difficulté à
s’extraire d’un système dont la reconstruction imaginaire renforce les contraintes, il renvoie
tout autant à sa capacité à créer des mondes dont la logique interne comme la menaçante
beauté excèdent le statut de symptôme que lui réserve l’interprétation sociologique.
Reste que cette création onirique ne prend jamais la forme d’une libération effective ;
elle se retourne contre Marie et contre Woyzeck, amené, par son meurtre, à investir de lui-
même le statut de cas d’école, sinon de bête de foire, que lui assigne la société153. A jouer

150
Jean Jourdheuil et Sylvie Muller, « Variations sur les manuscrits de Woyzeck », art. cité, p. 112.
151
Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre, op. cit., pp. 107-111.
152
Bernard Dort, « Un objet nommé “Woyzeck” », art. cité, p. 94. Le décor est de Lucio Fanti et Patrice
Cauchetier (collaboration au travail préparatoire : Christine Laurent).
153
Cf. l’avant-dernière scène de la version de 1973 in Georg Büchner, Woyzeck. Texte-programme, op. cit.,
p. 73 : « HUISSIER. Un vrai meurtre, un beau meurtre, on ne peut pas rêver mieux, ça fait longtemps qu’on n’en a
pas eu d’aussi beau. / WOYZECK. Je suis un athée dogmatique. Maigre, mauvaise santé, lâche, scientifique ».
Jourdheuil et Muller transforment ici en réplique de Woyzeck la note de travail qui, dans le manuscrit H1, sert à

101
jusqu’au bout l’intrication des « événements extérieurs » et des « motivations intérieures »154
qui conduisent au fait divers tout en refusant de les subordonner à un ordre qui permettrait de
transformer la vie du pauvre hère en « drame » (de la misère ou de la jalousie), la nouvelle
version de la pièce se révèle plus que jamais porteuse d’une dimension tragique proprement
moderne. Descellée de toute transcendance et de toute téléologie, la nécessité se substitue au
destin et s’agrège des forces proprement matérielles : du régime alimentaire à base de pois au
délire à tendance paranoïde, ces forces placent le sujet-personnage « sous influence » sans que
ne soit désamorcée l’imprévisible étrangeté des comportements qu’elles suscitent. Prise dans
une dramaturgie qui renonce à adopter un point de vue surplombant sur la fable et que
domine, sur un mode fondamentalement heurté, « l’implacable succession des minutes, des
heures et des jours »155, cette nécessité qui interpelle Woyzeck sur le mode impératif et
impersonnel du « il faut » fournit une concrétion singulièrement éloquente de « cette chose si
énigmatique, à la fois visible et invisible, présente et cachée, investie partout, qu’on appelle le
pouvoir », concept-talisman dont nous faisons l’hypothèse qu’il doit alors une partie de sa
force de séduction à la résistance qu’il continue d’opposer aux tentatives d’analyse qu’il exige
pourtant. « Qui a dit “il faut” ? Qui ? Qui est-ce qui en nous fornique, ment, vole, tue ? Nous
sommes des pantins manœuvrés par des forces inconnues. Nous ne sommes rien par nous-
mêmes. Nous ne sommes que les glaives avec lesquels les esprits combattent. Seulement, on
ne voit pas les mains… »156 : citée dans le texte-programme par Jourdheuil, cette réplique de
La Mort de Danton amenait déjà Adamov, en 1963, à souligner que « les mains des
hommes », expérimentatrices, laborieuses et criminelles, étaient devenues fort nombreuses
dans Woyzeck et conciliaient la part nocturne de la pièce (la maladie mentale du soldat, « son
amour forcené pour Marie ») avec la pleine lumière portée sur « la situation précise » d’un
homme inscrit dans « une société précise », posant avec acuité la question de leur rapport – et
de leur non-rapport – sans y apporter de « réponse définitive »157. Dix ans plus tard et dans la
droite ligne des dernières préoccupations d’Adamov158, cette association entre « le curable »
et « l’incurable », la nécessité extérieure, transformable, et la nécessité intérieure, irréductible,

décrire le chirurgien associé aux autorités présentes sur le lieu du meurtre. Ce choix surprenant a pour effet
d’annoncer très clairement le procès à venir et prête à Woyzeck un auto-portrait qui souligne une dernière fois
l’intériorisation du regard social dont il fait « l’objet ».
154
Jean Jourdheuil et Sylvie Muller, « Variations sur les manuscrits de Woyzeck », art. cité, p. 102.
155
Bernard Dort, « Un théâtre au présent. Notes sur le temps », Théâtre/public, n° 98, mars-avril 1991, p. 36.
156
Georg Büchner, La Mort de Danton, trad. fr. Arthur Adamov, in Théâtre complet, op. cit., p. 54.
157
Arthur Adamov « “Woyzeck” ou la fatalité mise en cause » (1963), Ici et maintenant, op. cit., pp. 238-239.
158
Notons que les pièces d’Adamov connaissent un certain succès scénique autour de 1975 (A.A. Théâtres
d’Adamov, monté par Roger Planchon au T.N.P., M le modéré par Alain Rais et Le Ping pong par Pierre-Etienne
Heymann au festival d’Avignon…).

102
ou encore les procédures identifiables de pouvoir et de domination et leur opaque
cristallisation névrotique au sein des sujets qu’elles traversent, explique le succès de la pièce,
le défi inlassablement ouvert qu’elle lance à l’adresse de nos grilles de compréhension la
plaçant aux origines, fondatrices et indépassables, du théâtre contemporain.
Evidé de toute référence à des valeurs morales et sociales capables de conserver au
monde ses assises, fût-ce pour montrer les attaques qui leur sont portées, ce tragique
paradoxal qui corrode la belle forme du drame et dont nous observerons quelques nettes
rémanences dans le corpus quotidienniste, trouve également sa source dans la parole du
personnage-éponyme, surface d’inscription privilégiée de l’assujettissement évoqué.
Tandis que, dans le théâtre grec ou shakespearien, tant de personnages semblent parler beaucoup mieux
qu’ils ne sauraient, soulevés qu’ils sont par le vers et la rhétorique, l’esprit torturé de Woyzeck cogne en
vain aux portes du langage. […] Woyzeck est poussé par la souffrance à chercher une clarté
d’expression qui n’est pas innée en lui ; il essaie de rompre son silence et il est sans cesse obligé de
reculer, parce que les mots dont il dispose ne sont pas à la mesure de la force et de la cruauté de ce qu’il
éprouve. […] L’angoisse de Woyzeck afflue à la surface des mots et là elle se trouve en quelque sorte
figée ; seuls des éclairs nerveux, stridents la traversent. Il en est de même dans les rêves noirs : le cri
nous rentre dans la gorge ; les mots qui nous sauveraient sont là, tout près, mais hors d’atteinte. C’est là
la tragédie de Woyzeck et c’était une idée audacieuse d’en faire un drame parlé. C’est comme si un
musicien avait composé un grand opéra sur le thème de la surdité159.

Woyzeck apporte encore un des éléments essentiels du tragique moderne : la difficulté de parler. Ce
pauvre l’est d’abord de langage. Il n’arrive pas à dire, il bredouille, il répète , et lorsqu’il sort une
phrase, on dirait qu’elle vient d’ailleurs et qu’elle le dépasse. Cette agonie du langage, nous la
retrouverons, car c’est elle qui donne si souvent à notre théâtre, à notre cinéma, cette allure inchoative,
ce ton d’étranger parmi nous, qui est bien le témoignage ultime de l’aliénation contemporaine160.

Confrontée à l’emphatique logorrhée du Capitaine et du Docteur, cette parole empêchée qui


oscille entre mots d’emprunt, bredouillements et fulgurances sans origines ni référents,
nourrit, creuse et spécifie le malaise de Woyzeck en ancrant son incapacité à habiter le monde
sur des bases indissociablement sociales et existentielles. Toujours originale en 1973, la
proposition büchnérienne arrime la question de l’aliénation à celle de ses modes linguistiques
de manifestation et s’offre, par son refus de la « parlure populaire » et de son confortable
folklore, comme une référence tutélaire pour les dramaturgies du quotidien.
Ainsi, la façon dont Büchner cherche à rendre compte du réel sans jamais prétendre
avoir prise sur lui rencontre profondément les préoccupations du Théâtre de l’Espérance et,
plus largement, les recherches de ceux qui veulent inventer la voie d’un nouveau réalisme
capable d’aiguiser le regard du spectateur sans pour autant le rendre extérieur à ce qu’il voit.
Cette dimension est également valorisée par Jean-Louis Hourdin qui, après avoir été
comédien dans le Woyzeck de Vincent, monte la pièce avec le G.R.A.T. en 1980 :

159
George Steiner, La Mort de la tragédie, op. cit., pp. 267-279.
160
Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, op. cit., p. 64.

103
Quand je dis que c’est la seule pièce contemporaine du monde occidental, je veux dire qu’à aucun
moment l’écriture n’explique les personnages, n’indique aux spectateurs ce qu’ils doivent penser…
C’est de la poésie matérialiste brute. Chose rare. Bien sûr, les Fassbinder, Kroetz participent un peu de
cela. Ce sont les petits-fils de Büchner161.

Dans Woyzeck, […] la tentation est de faire une mise en scène marxiste ou freudienne alors que l’intérêt
est de permettre à Büchner de montrer en quoi il ne nous console jamais d’aucun sens, au niveau
théâtral. Il faut que le public soit troublé par l’espèce de chair à vif que Büchner met sur le plateau162.

Si Hourdin, conformément à ses propres obsessions, porte un intérêt tout particulier aux
formes mineures auxquelles emprunte la pièce (théâtre de foire, ballades populaires…) et
choisit de mettre en première place la scène des « baraques » et du bonimenteur, il délaisse,
lui aussi, « le thème satanique des méchants (le capitaine, le docteur) qui manipulent, qui
persécutent »163 pour insister sur le devenir-créature de Woyzeck, marqué au corps par le
système et néanmoins porteur d’une vitalité qui le pousse à comprendre et à se révolter tout
aussi nécessairement qu’il échoue à le faire.
On l’aura compris – et d’autres spectacles permettraient assurément de le confirmer –,
il ne s’agit pas seulement ici de jouer des airs anciens « en Marx et Freud » pour adapter « la
clé de la gamme » à « la tonalité de l’époque »164, encore moins d’ajouter « une pincée de
sujet », de corps et de désir, à des thématiques sociales qui auraient fini par lasser le public.
Par-delà les effets de mode inhérents à quelque air du temps mais aussi par-delà la variété des
enjeux visés et des modalités esthétiques convoquées à cette fin, les auteurs et les mises en
scènes que nous avons mentionnés produisent des dramaturgies qui renouvellent
profondément la façon d’envisager, de regarder et de comprendre les rapports du théâtre et du
politique. Recourant à des œuvres souvent négligées du passé pour les confronter au présent et
faire entendre l’actualité de leurs questionnements, ces dramaturgies, au tout début des années
soixante-dix, rendent d’autant plus prégnant le manque d’auteurs et de textes capables d’en
découdre avec notre aujourd’hui et c’est souvent sous l’impact premier de leurs sollicitations,

161
Jean-Louis Hourdin, « Faire de “Woyzeck” une pièce populaire », Théâtre/public, n° 36, novembre 1980,
p. 52. La pièce est présentée au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du Festival d’Automne.
162
Jean-Louis Hourdin, « Büchner ne nous console d’aucun sens », Théâtre/public, n° 48, novembre-décembre
1982, p. 113. Léonce et Léna, mise en scène par Hourdin, se joue alors à Gennevilliers.
163
Jean-Louis Hourdin, « Faire de “Woyzeck” une pièce populaire », art. cité, p. 54.
164
Colette Godard, Le Théâtre depuis 1968, op. cit., p. 143. Ces expressions concernent le spectacle de Bruno
Bayen, La Danse macabre, un rêve de Franck Wedekind (1974 – Théâtre de Gennevilliers). Sans pouvoir
développer davantage, notons que ce spectacle rejoint la démarche de Vincent-Jourdheuil dans son souci de
déroger à l’objectivisme de l’orthodoxie brechtienne et de réintroduire la question de la subjectivité et de
l’imaginaire (de l’auteur, des personnages et de la société à laquelle ils appartiennent) au cœur du théâtre et des
enjeux politiques qu’il continue de viser. Sur ce point, cf. Bruno Bayen, « Wedekind. La Danse macabre »,
Théâtre/public, n° 2, novembre-décembre 1974 ; « Wedekind pourquoi ? », Travail théâtral, n° 18-19, janvier-
juin 1975. Quant à Wedekind lui-même, qui connaît alors un véritable retour sur les scènes, il participe de cette
sollicitation, au présent, d’un répertoire qui ausculte la conscience bourgeoise sans recourir au marxisme et dont
l’intérêt porté à la sexualité, à la répression familiale et sociale, ouvre de nouveaux champs au théâtre critique.

104
puis bientôt avec leur compagnonnage, qu’émergent et se développent les dramaturgies du
quotidien.

105
La renaissance de Ödön von Horváth
Légendes de la forêt viennoise
Mise en scène de Klaus Michael Grüber
Décor de Karl-Ernst Hermann
Schaubühne am Halleschen Ufer
Berlin – 1972

Photo Ilse Buhs

106
150 Marks ou la foi, l’espérance, la charité

Mise en scène de Jean-Pierre Dougnac


Adaptation de Renée Sorel
Décors et costumes de Pierre Simonini
Comédie de l’Ouest
Saison 1968 / 1969
Photos CDO / TNB

107
La renaissance de Marieluise Fleisser
Purgatoire à Ingolstadt
Mise en scène de Peter Stein
Décor de Karl-Ernst Herrmann
Schaubühne am Halleschen Ufer
Berlin – 1972

Photos Ilse Buhs

108
Pionniers à Ingolstadt

Un film de Rainer Werner Fassbinder


1970

109
Brecht à l’envers
La Noce chez les petits-bourgeois
Mise en scène de Jean-Pierre Vincent
Dramaturgie de Jean Jourdheuil
Décor et costumes de Christine Laurent
Théâtre de Bourgogne – 1968

Photo Claude Bricage

110
L’envers de Brecht
Woyzeck
Mise en scène de Jean Jourdheuil, Dominique Muller et Jean-Pierre Vincent
Décor de Lucio Fanti
Costumes de Patrice Cauchetier
Théâtre de l’Espérance – 1973

Photo Claude Bricage

111
C. Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien :

des itinéraires, une tendance

Si nous maintenons notre formulation liminaire en vertu de laquelle le Théâtre du


Quotidien n’existe pas, on aura compris que la suspicion qui pèse sur cette appellation, déjà
nuancée de moult guillemets dans les années soixante-dix, n’oblige aucunement à évacuer les
lignes de force qui structurent autour du quotidien tout un pan de la création théâtrale de cette
époque. Encore faut-il, pour les mettre pleinement en valeur, dépasser la simple précaution
méta-énonciative (le théâtre dit « du quotidien »…), faute de quoi l’on risque d’être
continûment astreint de s’excuser de l’abusive homogénéité qu’on lui prête ou, au contraire,
d’un éclatement si grand qu’il invaliderait toute approche comparatiste sous d’autres critères
que la seule contemporanéité. C’est ici que la démarche historienne s’avère particulièrement
indispensable afin de retracer, dans leur complexité et leurs éventuels revirements, les
itinéraires des auteurs, des compagnies et des lieux qui ont investi le territoire théâtral et
politique du quotidien, ainsi que les différents contextes discursifs dans lesquels ce terme,
avec une indéniable régularité, est apparu. Une fois franchie cette nécessaire étape, il nous
sera véritablement possible de défendre la cohérence d’une tendance, la communauté d’un
geste, dont la pluralité des modes d’apparition, rien moins qu’un signe de fragilité ou qu’un
défaut de conception, constitue l’un des traits distinctifs et atteste la fécondité d’une recherche
qui, luttant contre les codes esthétiques et idéologiques du théâtre majoritaire, s’est toujours
défendue de toute normativité.
Il convient donc ici de restituer précisément la façon dont se sont croisées les
différentes expériences théâtrales qui ont exploré le quotidien tout au long des années
soixante-dix. Celles-ci engagent des chronologies distinctes qui tiennent non seulement à
l’individualité des parcours personnels et artistiques mais aussi aux rapports complexes des
auteurs avec l’écriture dramatique et la pratique théâtrale. A l’exception de Michel Vinaver et,
dans une moindre mesure, de Michel Deutsch1, les auteurs quotidiennistes sont également des
praticiens (acteurs, directeurs de compagnies, de lieux, metteurs en scène), et c’est dans cette
pratique que s’inscrit bien souvent le choix de l’écriture. C’est cette pratique – les rencontres
qu’elle permet, les exigences qu’elle se fixe en termes d’implantation, les limites qui lui sont

1
La situation de Michel Deutsch reste toutefois assez hybride. Si l’impulsion de l’écriture est première pour cet
ancien étudiant en histoire de l’art et en sociologie et qu’il n’aborde véritablement la mise en scène qu’à partir de
1977 (avec Antigone d’Hölderlin), sa fonction d’écrivain-dramaturge au sein du Théâtre de la Reprise (en 1973,
Le Château dans la Tête – premier titre de ce qui deviendra Ruines), puis du T.N.S. (à partir de 1975), et son rôle
au sein de l’équipe formée avec Wenzel, Fiévet et Foucher, le placent au plus près de la fabrication théâtrale.

112
imposées et celles qu’elle refuse – qui oriente l’écriture et explique certains de ses
renouvellements. A une époque-charnière où le statut d’auteur continue d’être mis en cause
tout en connaissant une progressive réévaluation, ce caractère hybride de la création mérite
d’être sérieusement pris en compte, d’autant qu’il permet de mieux comprendre le refus des
dramaturges de voir ériger leurs préoccupations en manifeste. Par ailleurs, ce développement
nous permettra d’envisager plus finement la place spécifique qu’occupent les auteurs
germaniques dans notre corpus et de confronter leur émergence sur les scènes françaises et
allemandes. Si Kroetz est le dramaturge qui s’inscrit le plus nettement dans la perspective
quotidienniste, il conviendra notamment de distinguer entre les circonvolutions de son
écriture et l’effet d’homogénéisation susceptible de ressortir de l’analyse des seules pièces
jouées et traduites en France. Enfin, nous souhaiterions restituer la façon dont le quotidien
s’est vu pris dans un certain nombre de paratextes (discours critiques, déclarations d’intention,
programmations cohérentes de certains théâtres) pour constituer un enjeu récurrent de
positionnement esthétique et politique. Sans viser à l’exhaustivité, il est intéressant d’analyser
l’utilisation de ce terme et ses variations pour mieux cerner les contours particulièrement
extensifs de cette tendance ainsi que les modalités de son évanouissement progressif.

1. Vie et mort du « Théâtre (du) Quotidien »

a) L’Entraînement du champion avant la course : la recherche de nouveaux circuits

Comme nous l’avons déjà souligné dans notre introduction, la réunion de Michel
Deutsch, Jean-Paul Wenzel, Michèle Foucher et Claudine Fiévet autour d’un projet commun
en 1973 s’origine dans la critique du théâtre institutionnel et de la coupure qu’il instruit avec
le monde sous l’emprise conjointe des metteurs en scène et des grands textes du répertoire. La
prise en charge de l’écriture, de la mise en scène et de la diffusion par des jeunes gens qui, à
l’exception de Deutsch, avaient jusqu’ici une pratique de comédiens, est indissociable de la
volonté, déjà pointée à plusieurs reprises chez les membres de la nouvelle génération, de
rénover l’esprit et la lettre de l’ancienne décentralisation et de proposer des démarches
alternatives qui, le plus souvent, engagent simultanément le choix des textes joués, la
théâtralité mise en œuvre, le mode de travail, de structuration et de production des équipes, les
lieux de représentation, les stratégies d’implantation et – enjeu fondateur de tous ces éléments
– les rapports avec les spectateurs. Ce point est d’importance et met d’emblée en garde contre
une utilisation générique du théâtre du quotidien qui enfermerait la démarche des quatre
Français dans un débat intra-littéraire pour oblitérer ce qui, en elle, cherche à nouer

113
l’expérimentation de nouvelles écritures dramatiques et la régénération de la praxis théâtrale,
avec tout ce qu’elle comprend d’enjeux matériels, techniques et organisationnels :
L’Entraînement du champion avant la course est l’exemple d’un vrai travail collectif, sans chef. Nous
voulions « fabriquer », disions-nous avec Michel, des petits spectacles de qualité, qui s’exportent
partout, qui nous permettent d’aller jouer dans les villages2.

[Il] importe de rappeler que le théâtre du quotidien, les pièces et les spectacles qu’il créa, sont
inconcevables sans cette tentative pour imaginer de nouveaux circuits. Les pièces, les spectacles
devaient être légers, nerveux et près des « gens » ; les productions et les circuits devaient être conçus
pour soutenir de tels projets3.

Théâtre du quotidien au quotidien, théâtre des gens pour les gens, le projet initial consacre
l’idée d’une création collective qui trouverait dans les journaux la matière d’une écriture
réactive capable de prendre le pouls de la réalité sociale à travers des faits divers constituant
autant d’histoires mineures « appelées à disparaître »4 et qui, grâce à des structures légères,
pourrait se transporter de salles polyvalentes en gymnases, de maisons de jeunes en locaux
associatifs, pour raconter leur vie et leur histoire à ceux qui, interdits de scène, désertent
logiquement la salle. Sous cet angle et malgré la rapide dissolution du groupe au profit de
trajectoires désormais parallèles, la démarche quotidienniste s’inscrit dans la droite ligne de
l’après-soixante-huit et du souci de repenser les conditions d’une véritable « popularité ».
Au point de départ du théâtre du quotidien, du moins en France : la foi en une socialisation radicale de
l’écrivain de théâtre. L’auteur doit s’immerger dans la masse et se constituer porte-parole des gens qui,
dans notre société, soit par interdiction, soit par inhibition, sont empêchés de parler. Enquête, écoute.
Tels sont les mots-clés, les mots d’ordre5.

Dans ce contexte, il importe de valoriser la seule et unique pièce qui ait marqué
l’histoire de ce groupe éphémère, à savoir L’Entraînement du champion avant la course. Bien
que la pièce ait été finalement très peu jouée dans le cadre alternatif que nous venons
d’évoquer, sa place inaugurale permet de préciser les formes et les enjeux du geste de rupture
souhaité par notre quatuor. En effet, si Loin d’Hagondange servira bientôt d’étalon à la
critique théâtrale pour envisager la spécificité des écritures quotidiennistes, voire pour
incriminer une certaine tentation misérabiliste, il est bon de rappeler que c’est une comédie
particulièrement sanglante et cruelle qui initie cette recherche et ouvre ainsi d’emblée le
spectre des dramaturgies du quotidien. Ecrite par Michel Deutsch sur la base d’un scénario
conçu collectivement, mais aussi du canevas, très librement adapté, d’Une Affaire d’homme

2
Jean-Paul Wenzel, cité in Chantal Boiron, « Sur les chemins de la mémoire », L’Avant-Scène, n° 965, 1er mars
1995, p. 26.
3
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 28.
4
Id., p. 36.
5
Jean-Pierre Sarrazac, « Le Théâtre du quotidien », art. cité, p. 193.

114
de Kroetz6, la pièce mobilise des sources d’influence qui mettent l’accent sur la violence
assignée à cette rupture : « La Noce […] par la liberté critique de la forme, le burlesque
ravageur, le cynisme à la Karl Valentin, par la force de la situation et le peu de sérieux de
l’ensemble »7, « la lecture tout à fait salutaire et polémique des pièces du jeune Brecht par
Vincent-Jourdheuil » et « le théâtre agressif et sarcastique » de Sperr, Fassbinder et Kroetz8.
Ces références multiples, théâtrales et scéniques, marquent bien l’affiliation du groupe à une
jeune génération désireuse de retrousser la tradition théâtrale et de sortir avec ostentation de
son carcan. Effectivement très proche de La Noce…, L’Entraînement… propose moins une
alternative au théâtre bourgeois qu’une reprise « ravageuse » de ses formes destinée, par ses
excès et ses détournements, à en démonter les postulats idéologiques9. Rien moins que
dépouillée, la dramaturgie n’hésite pas à recourir ici à l’hyperbole mélodramatique et si
Maurice, l’impossible « champion » de la pièce, peut légitimement être considéré comme l’un
des premiers avatars français du « petit homme » travaillé au corps par des valeurs et des
discours qui l’empêchent d’avoir prise sur le réel, il ne laisse de constituer la cible explicite
d’une parodie au vitriol qui le montre en tyran débordé, à la fois inquiétant et ridicule, pour le
démettre bientôt de toute prérogative. Empruntant finalement davantage à Fassbinder qu’à
Kroetz (et chez Fassbinder, davantage à l’humour provocateur de la « tragédie bourgeoise »
pour laquelle se donne Liberté à Brême qu’à la sécheresse du constat social fourni par Le
Bouc), Deutsch élabore une fable qui tranche fortement sur le réalisme sociologique et les
6
Publiée en Allemagne en 1970, la pièce de Kroetz est alors inédite en France et c’est Deutsch, excellent
germaniste, qui la découvre et y puise une part de son inspiration ; c’est d’ailleurs à la même époque qu’il
découvre Liberté à Brême de Fassbinder (1971), pièce également inédite en France dont Deutsch a proposé une
traduction – refusée – à Robert Voisin (L’Arche) et avec laquelle L’Entraînement… tisse quelques échos.
D’après nos entretiens avec Wenzel, la dramaturgie kroetzienne lui est toutefois restée inconnue jusqu’aux
premières publications françaises (1976) et la référence, à l’époque de L’Entraînement…, serait donc passée en
contre-bande. Si nous confronterons ultérieurement les dramaturgies et les enjeux d’Une Affaire d’homme et de
L’Entraînement…, soulignons d’emblée que la pièce de Deutsch, loin de tout plagiat, procède à un pillage
interventionniste sur le canevas kroetzien et s’en écarte fortement – cf. infra « Du quotidien au fait divers ».
7
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 25.
8
Id., p. 29. Si les références qui engagent un corpus germanique encore inédit en France sont surtout imputables
à Deutsch, rappelons que Wenzel et Foucher connaissent Scènes de chasse en Bavière de Sperr pour avoir joué
dans la mise en scène de Gironès en 1973, que Wenzel reconnaît le très fort impact, sur lui, des films de
Fassbinder et, plus particulièrement, de Tous les autres s’appellent Ali (leur diffusion en France ne commence
toutefois qu’à partir de 1974), enfin que Foucher s’apprête à jouer dans La Noce… mise en scène par Vincent et
Jourdheuil (dans le cadre de la reprise, en 1974, de la seconde version du spectacle).
9
De même que La Noce… reste muette sur la profession de ses petits-bourgeois, L’Entraînement… ne fait
aucune mention de celle de Maurice (la profession de la bouchère, quant à elle, vaut essentiellement pour les
fantasmes qu’elle génère). Les éléments qui participent à la contextualisation de cette fable inscrite en 1910
relèvent donc en grande part de l’ancrage idéologique, patriarcal et nationaliste, de l’époque. Si cet ancrage est
clairement montré comme fallacieux et inadéquat, cette critique se joue à l’intérieur du système idéologique – et
théâtral – où est enfermé Maurice (et où la pièce elle-même tend à se maintenir) et non, comme c’est le cas dans
un grand nombre des pièces du corpus, par la mise au jour du décalage entre les conditions de vie réelles des
personnages et leurs discours. D’où un surcroît de distance vis-à-vis du personnage masculin, à laquelle
contribuent également l’éloignement historique (procédé, lui aussi, assez rare au sein du corpus) et la dimension,
désormais caricaturale, des discours sollicités.

115
demi-teintes auxquels on associe souvent le théâtre du quotidien – fable dont il assume, avec
la compagnonnage de Claudine Fiévet et de Michèle Foucher qui ont manifestement pesé en
ce sens, la dimension non seulement agressive, mais aussi féministe et militante.
Reste que l’expérience, dans le cadre circonscrit que nous avons défini, fait long feu et
qu’il faut attendre la création « officielle » de la pièce en 1975 par Jean-Paul Wenzel (Centre
Culturel de Corbeil-Essonnes) et sa tournée dans de « véritables » théâtres (dont le T.N.S.)
pour qu’elle connaisse une audience bien moins confidentielle, auréolée par le succès
préalable de Loin d’Hagondange au Festival d’Avignon et la reconnaissance progressive, par
la critique, de l’avènement d’un nouveau mouvement théâtral.
Cela ne signifie pas pour autant que l’expérience se soit soldée par un échec. Les pièces qui ont suivi
ont toujours intégré, d’une façon ou d’une autre, ce mode de production alternatif, « amateur », même
lorsqu’elles furent crées dans l’institution10.

S’il y va partiellement d’une tentative de justification face à ce qui peut apparaître comme une
récupération institutionnelle, Deutsch n’insiste pas moins à juste titre sur l’impact durable du
projet tel qu’il a été initialement conçu sur les créations que prennent en charge les différents
membres du groupe après son éclatement. Outre le fait que les quelques institutions qui
accueillent ou produisent ces créations sont le plus souvent dirigées par de nouveaux arrivants
qui entendent remettre en cause les missions dont ils héritent, la légèreté des dispositifs mis en
œuvre et la liberté qu’elle permet de conquérir vis-à-vis de la rhétorique théâtrale estampillée
« Qualité française » ancrent profondément les recherches à venir.

b) Croisements et bifurcations : la compagnie « Théâtre Quotidien » et la nouvelle


équipe du T.N.S.

Wenzel, Fiévet et la compagnie « Théâtre Quotidien »

C’est en 1975, après la mise en espace de Loin d’Hagondange au Festival d’Avignon


dans le cadre du Théâtre Ouvert dirigé par Lucien Attoun, que naît la compagnie « Théâtre
Quotidien » de Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, bientôt rejoints par Jeanne Champagne à
la dramaturgie11. Si le nom de la compagnie a beaucoup contribué au succès du terme,
désignant bientôt un courant qui excède le nombre de ses seules réalisations, les « axes de
travail » et les « mots d’ordre »12 qu’elle se fixe explicitement à cette époque y ont également
participé en donnant une très forte cohérence aux différents projets menés de front jusqu’en
1978. Malgré les nuances apportées rétrospectivement par Wenzel pour réviser à la baisse les

10
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 30.
11
La compagnie n’est reconnue juridiquement qu’en 1976, date à laquelle elle reçoit ses premières subventions.
12
Ces termes sont extraits de documents qui émanent de la compagnie (« Ecrire aujourd’hui… écrire
d’aujourd’hui », « Théâtre Quotidien ») et que la presse a alors à sa disposition.

116
enjeux du « quotidien » et rappeler l’humilité adjectivale de ce mot que la critique aurait trop
promptement substantivé (« J’ai appelé ma compagnie Théâtre Quotidien, parce que cela
voulait dire faire du théâtre tous les jours »13), les discours alors tenus sont loin d’en
cantonner l’utilisation à l’identification d’une pratique dont le caractère journalier serait la
seule marque distinctive, par opposition aux divertissements d’un soir, vite consommés, vite
oubliés, mais aussi aux grands-messes de la culture officielle et aux effets d’intimidation
qu’elles produisent. Telle que la présente la compagnie dans plusieurs déclarations
d’intention, l’exigence de faire du théâtre quotidiennement et d’intégrer pleinement cette
pratique à la vie des « gens » est indissociable de celle de faire théâtre du quotidien : « parler
du quotidien et faire parler le théâtre du quotidien : historiciser l’actualité », « parler de notre
temps », « analyser notre réel », « décoder les comportements sociaux », « sous le quotidien,
découvrir l’insolite »… La question fondamentale de l’adresse engage donc d’emblée une
réflexion sur l’écriture, textuelle et scénique, sommée de « s’attaquer à la réalité » et de
« mettre sur scène le monde dans lequel nous vivons ». C’est d’ailleurs bien en faveur d’« un
théâtre du quotidien »14 que se prononcent très clairement Wenzel et Fiévet en 1975 dans le
texte qui introduit l’édition, chez Stock, de Loin d’Hagondange et de Marianne attend le
mariage dans la collection « Théâtre Ouvert » :
Loin d’Hagondange et Marianne attend le mariage […] sont une tentative pour mettre en jeu la parole
de ceux qui ne l’ont pas, ou plutôt de ceux à qui elle a été volée, interdite.
Théâtre du quotidien où constamment le « réel » est détourné : s’inscrire dans la banalité – enfouir les
problèmes importants – loin dans la tête. Il ne s’agit pas d’une démonstration claire (les personnages ne
se révoltent pas, ne dénoncent rien) ni de rendre compte du déroulement continu de la vie, mais d’un
choix de moments où rien n’est dit explicitement et où surgissent le mieux l’aliénation et le refoulé de
toute une vie.

Certes, cette déclaration ne vaut que pour la compagnie elle-même et ne se propose


aucunement comme un programme incitatif à l’adresse de quelque avant-garde théâtrale. Mais
par la netteté des orientations qu’elle définit et surtout l’articulation qu’elle propose entre la
valorisation d’un réel occulté et la mise au jour de l’aliénation diffuse qui s’y loge, il s’avère
qu’elle formule précisément certains des enjeux visés par les différentes expérimentations qui,
à la même époque, tentent de se confronter à notre « aujourd’hui » et font porter l’accent sur
la nécessité de remettre l’écriture dramatique au centre de la création contemporaine. Cette

13
Jean-Paul Wenzel in Chantal Boiron, « Sur les chemins de la mémoire », art. cité, p. 26.
14
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Pour un théâtre du quotidien », in Loin d’Hagondange. Marianne
attend le mariage, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1975, p. 9. Nous soulignons tout autant la
substantivation du quotidien (qui bat en brèche certains des propos rétrospectifs et volontairement réducteurs de
Wenzel) que l’utilisation de l’article indéfini (qui refuse de se référer à l’objet supposé identifiable que serait « le
Théâtre du Quotidien », appellation que les majuscules, ici absentes, circonscrivent particulièrement au statut
d’école labellisée quand il s’agit, nous le voyons, de penser une nouvelle façon de théâtraliser le réel en faveur
des habituels exclus de la représentation).

117
convergence s’étaye par ailleurs sur des réseaux de diffusion et d’échange qui, nous le
verrons, ne cessent de s’étoffer (et que marque d’ores et déjà la création de L’Entraînement…
de Deutsch par Wenzel, liant très fortement dans l’esprit des spectateurs les démarches de ces
deux jeunes auteurs au sein d’un paysage théâtral qui en était jusqu’ici singulièrement
dépourvu) : en même temps que la compagnie Théâtre Quotidien, le Théâtre du Quotidien est
donc en train d’advenir comme taxinomie critique.
La compagnie de Wenzel et Fiévet se montre particulièrement productive de 1975 à
1978 : L’Entraînement du champion avant la course est monté à Corbeil en septembre 1975,
puis tourne dans plusieurs villes (Colombes, Forbach, Strasbourg, Lyon et Martigues) ; Loin
d’Hagondange, produit par la Comédie de Caen, est créé en janvier 1976 et tourne en
Normandie, en région parisienne et en Lorraine ; Marianne attend le mariage, co-écrit par
Wenzel et Fiévet, est présenté par ces derniers au Festival d’Avignon de 1976 dans le cadre de
Théâtre Ouvert, puis tourne en 1977 (Centre Georges Pompidou, T.N.S.) ; enfin, un grand
projet de théâtre musical sur le thème de l’urbanisme les conduit à s’implanter à Bobigny
pendant toute une année où leur travail d’enquête et d’animation ouvre finalement sur un
spectacle, Dorénavant 1, donné à la Maison de la Culture de Bobigny puis au Théâtre de l’Est
Parisien dans le cadre du Festival d’Automne (octobre 1977). Dès le départ, ces trois derniers
spectacles sont présentés comme un triptyque offrant « trois manières en une seule de
s’attaquer à la réalité par l’écriture dramatique »15 : « écrire à partir de sa propre réalité »
(exposant quelques fragments de la vie quotidienne d’un ouvrier métallurgiste à la retraite et
de sa femme, Loin d’Hagondange se nourrit de la mémoire personnelle de Wenzel, lui-même
issu de milieu ouvrier et formé au métier de tourneur-fraiseur avant d’entrer, en 1967, à
l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Strasbourg), « écrire sur la réalité à partir d’une
lecture et d’une analyse des supports qui nous la transmettent, les journaux, la radio, la
télévision… » (Marianne attend le mariage trouve sa source dans un fait divers réel, le
suicide de jumelles de seize ans arrêtées pour avoir volé une paire de chaussures, et fait de la
mort de Chantal, la sœur de Marianne, le point de fuite d’une chronique de la vie d’une
famille ouvrière), « écrire à partir de la réalité d’une ville et de sa population » (récit
rétrospectif d’un voyage à Bobigny, Dorénavant 1 emprunte effectivement certains de ses
passages aux entretiens menés avec la population, même si le projet initialement conçu
d’élaborer une « dramaturgie “sur le vif” » qui se passerait des médiations jusqu’ici sollicitées
– souvenirs et discours médiatiques – paraît, nous y reviendrons, fort éloigné de son

15
Théâtre Quotidien, « Ecrire aujourd’hui… Ecrire d’aujourd’hui », texte cité.

118
actualisation dramatique et scénique). En valorisant la place essentielle qu’y occupe l’écriture,
ce programme tripartite souligne d’ores et déjà que « la » réalité avec laquelle le théâtre
entend ici renouer ne fait aucunement l’objet d’une naïve hypostase. Le souci référentiel
s’accompagne d’une conscience aiguë du caractère partiel et partial du référent qui, en fait de
substance, est toujours déjà pris dans les images et les discours qui permettent d’y accéder.
Cet ensemble apparemment unitaire ne doit toutefois pas masquer la dynamique
interne de ce corpus dont les inflexions successives dépendent en large part de la réception
des pièces et d’une réflexion critique ininterrompue sur les difficultés ou les limites
rencontrées. Ainsi, la violence explicite de Marianne… se positionne délibérément contre le
sentimentalisme latent de Loin d’Hagondange. Quant à Dorénavant 1, il s’offre plus
radicalement comme un geste de rupture, sinon de désaveu, par rapport à l’esthétique
quotidienniste dont les deux premières pièces, malgré leurs tonalités contrastées, pouvaient
sembler arrêter les contours. Avant de revenir précisément sur la dramaturgie atypique de
cette pièce dans les chapitres à venir, il convient de la situer dans l’itinéraire personnel et
artistique de Wenzel. Le premier élément à devoir être pris en compte dans ce cadre est
l’étonnant succès, à la fois immédiat et unanime, de Loin d’Hagondange. Si, dès le départ,
l’enjeu de l’installation à Bobigny est d’éprouver la justesse d’une approche qui, pour être
résolument tournée vers les exclus de la représentation théâtrale, ne les intègre pas
directement au processus de création, la volonté de confronter ce processus et les pistes de
recherche qui le structurent à une matière vivante susceptible de lui résister et de l’infléchir se
voit singulièrement avivée par la reconnaissance dont Wenzel jouit très rapidement en tant
qu’auteur dramatique (phénomène rare, Loin d’Hagondange, après que le spectacle caennais a
reçu, en 1976, le Prix de la Critique, est monté dès 1977 par d’autres metteurs en scène,
Patrice Chéreau au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, puis André Steiger au Centre
Théâtral de Franche-Comté, ainsi que traduit et joué dans plusieurs pays – Belgique,
Allemagne, Etats-Unis, Canada…). Or ce succès ne va pas sans poser problème. De fait, à
l’exigence d’une « popularité » à l’adresse spécifique du non-public, il substitue une réussite
« populaire » au sens idéologiquement fédérateur et économiquement rentable du terme :
Quelle que soit l’audience qu’un peu partout on lui accorde, « Loin d’Hagondange » me pose à moi des
problèmes. […] Aussi, quand ma pièce se trouve plaire tout particulièrement à un certain public
d’hommes en complet du soir et de dames en vison, je me sens le voyeur d’une classe sociale et j’ai
honte. J’irai voir, bien sûr, un grand nombre de ces représentations qu’on va proposer de « Loin
d’Hagondange », mais ce n’est pas sans angoisse. […] « Loin d’Hagondange » en effet peut fonctionner
de deux façons. Comme spectacle montré – et j’ai déjà dit là-dessus les réserves qui sont les miennes,
mais aussi comme contact vrai avec des gens, comme elle a fait dans la région de Caen, lorsque je l’ai

119
montée moi-même, et comme elle fera certainement en Franche-Comté où elle sera prise en charge,
avant et pendant les représentations, par un travail d’animation16.

On perçoit une nouvelle fois à quel point le quotidien, dans l’esprit de Wenzel, noue
étroitement la question de l’écriture dramatique et celle de l’adresse théâtrale. Dépossédé
d’une pièce dont il était jusqu’alors l’exclusif metteur en scène et dont il suspecte désormais
les trop grandes vertus conciliatrices, érigé non seulement en auteur mais aussi en figure de
proue d’un nouveau courant théâtral17, Wenzel traverse une phase critique, d’autant que son
fulgurant succès a également pour effet d’accélérer le processus de « déclassement »
inauguré, dix ans plus tôt, par son entrée dans un milieu socio-culturel auquel ses origines
étaient loin de le destiner. Dès lors, l’immersion de la compagnie au cœur de la population de
Bobigny vise un retour aux sources censé désamorcer le figement de la création en un système
assujetti aux attentes du public et de la critique, mais aussi aux fantasmes personnels qui
informent la représentation de la réalité populaire dès lors qu’on a cessé d’en faire pleinement
partie : « c’était ma façon de revenir à ce milieu pour tester la distance qui m’en séparait
désormais » dira plus tard Wenzel18. Or, deuxième élément fondamental pour envisager les
évolutions à venir, ce retour aux sources se solde par une expérience assez douloureuse qui,
sur fond de désolation urbaine et de racisme ordinaire, avalise et renforce la distance
pressentie pour en faire finalement le cœur du spectacle rien moins qu’œcuménique qui
conclut paradoxalement cette année d’implantation.
Cette expérience-limite, elle-même traduite dans un spectacle-limite qui met
volontairement en crise et en question les principes assignés par ses protagonistes et ses
commentateurs à un théâtre du quotidien de plus en plus contesté (comme esthétique et
comme appellation générique), ouvre sur une période de création particulièrement contrastée.
Non que le quotidien disparaisse comme enjeu d’écriture et de représentation : les nouvelles

16
Jean-Paul Wenzel, in Dominique Norès, « “Loin d’Hagondange”… après Wenzel et Chéreau, Steiger à
Besançon », ATAC/informations, n° 88, novembre 1977, pp. 10-11. D’emblée conscient de la possibilité de faire
une interprétation universaliste de sa pièce, Wenzel semble toutefois avoir été particulièrement échaudé par la
mise en scène de Patrice Chéreau, fautive, à ses yeux, d’une valorisation trop unilatérale (et compatissante) de la
vieillesse des personnages, désamorçant dès lors toute critique sociale.
17
Pour n’avoir jamais cessé de mettre en valeur ses préoccupations en termes d’écriture, Wenzel montre une
résistance continue pendant les années soixante-dix à se considérer comme auteur : « Je ne suis pas un écrivain.
Même si je suis reconnu comme tel depuis Loin d’Hagondange, je n’ai pas envie de cette reconnaissance. […]
J’ai écrit pour le théâtre par hasard en me situant sur des terrains très différents les uns des autres et qui ne sont
pas à ranger dans un courant » (Jean-Paul Wenzel, « Ce que vous faites, c’est du vent… », entretien avec Jean-
Louis Hourdin, Olivier Perrier et Jean-Paul Wenzel, Théâtre/public, n° 28, juillet-août-septembre 1979, p. 5).
S’ancrant dans des problématiques personnelles et sociologiques qu’il n’est pas question de développer outre
mesure, ce trait distinctif reste d’importance pour identifier la démarche de Wenzel (« artiste-citoyen »
particulièrement sensible aux écarts susceptibles d’éloigner ces deux pôles), son évolution au sein de la tendance
quotidienniste ainsi que les tensions spécifiques qui traversent ses pièces où le motif du retour (à Hagondange, à
Bobigny, dans sa ville d’origine…) est souvent marqué au sceau du manque et d’une distance irréductible.
18
Jean-Paul Wenzel, « Au plus près de ses doutes », art. cité, p. 104.

120
pièces de Wenzel – Les Incertains (1979), Simple retour (1980), Doublages (1981) et Vater
Land (1983) – continuent d’explorer ce territoire et d’envisager les flux et reflux de l’Histoire
à travers les parcours individuels de leurs personnages (elles réservent toutefois une place
beaucoup plus grande à une parole subjective que le prisme auparavant privilégié de
l’aliénation tendait à refouler aux marges du dialogue). Par ailleurs, le Théâtre Quotidien
intensifie nettement ses rapports avec les compagnies d’Olivier Perrier (L’Accordée) et de
Jean-Louis Hourdin (le G.R.A.T.) – deux anciens acteurs du Théâtre de l’Espérance avec
lesquels Wenzel a joué dans le Timon d’Athènes mis en scène par Peter Brook avec la
collaboration de Jean-Pierre Vincent en 1975. Mises en place dès 1976, les Rencontres
Théâtrales de Hérisson, petit village de l’Allier dont Perrier est originaire, réunissent ces trois
« acteurs-auteurs » autour d’exigences communes : « souci de popularité », « souci de
réalisme » et « exigence biographique »19. Jouant chaque été leurs spectacles respectifs (Loin
d’Hagondange, Tout ça c’est une destinée normale, Les Mémoires d’un bonhomme de
Perrier…), accueillant des spectacles, mises en espace ou mises en voix d’autres compagnies
mues par des préoccupations semblables (le Théâtre Tsaï, théâtre pour enfants animé par
Gilberte Tsaï, le Théâtre de l’Aquarium, le Théâtre de Bourgogne mais aussi Michel Deutsch
et Michèle Foucher qui présentent leurs travaux à plusieurs stades de leur élaboration…),
s’engageant bientôt dans des créations collectives (Ça respire encore en 1978, Honte à
l’humanité en 1980), les trois amis reprennent certains des impératifs de la décentralisation
pour les décentraliser à nouveau et les articuler le plus étroitement possible à une réalité rurale
particulièrement pauvre en structures théâtrales (tournées régionales dans les salles
municipales et sous chapiteau, débats et échanges avec la population, avec les autres
compagnies professionnelles et les troupes locales de théâtre amateur, collaboration avec les
équipes d’animation déjà implantées, stages sur le jeu d’acteur…). C’est sur ce terrain
manifestement beaucoup moins hostile que celui de Bobigny que Wenzel mène désormais sa
réflexion sur la « popularité », s’offrant, dans son travail avec Hourdin et Perrier, des

19
Jean-Louis Hourdin, Olivier Perrier et Jean-Paul Wenzel, « Pour un centre permanent de création – région
Auvergne. A propos de décentralisation », supplément à Théâtre/public, n° 31, janvier 1980, p. 23. Notons
d’ores et déjà que « l’exigence biographique » met en exergue la place accordée à la subjectivité de l’acteur-
auteur, l’affirmation (critique et/ou affective) de sa place par rapport à l’univers qu’il convoque, et cherche
vraisemblablement à désamorcer les leurres objectivistes inhérents au « constat social » pour lequel ont pu se
donner certaines pièces quotidiennistes.

121
incursions dans des tonalités jusqu’ici inédites, comiques et grotesques20, qui renouvellent
l’impératif, toujours défendu, de découvrir l’insolite sous le quotidien. Forts du succès
croissant de ces rencontres, les trois hommes sont bientôt chargés par le Ministère de la
Culture d’une « mission de préfiguration d’un Centre de création pour l’Auvergne »21. En
1980, les trois compagnies se regroupent en une seule structure, Les Fédérés, qui se voit
finalement octroyer le Théâtre des Ilets à Montluçon, Centre National de Création (1985),
puis Centre Dramatique National Région Auvergne (1992). Non sans heurts ni désillusions
sur la possibilité de créer un théâtre « mineur » au sein d’une institution toujours plus
perméable aux impératifs de rentabilité, Wenzel et Perrier le dirigent jusqu’en 2003. Dans le
même temps, Wenzel multiplie les mises en scène et renoue, à intervalles irréguliers, avec
l’écriture dramatique22.

Deutsch, Foucher et le T.N.S.

Dès sa constitution en 1975, Michel Deutsch et Michèle Foucher intègrent la nouvelle


équipe du T.N.S. que dirige désormais Jean-Pierre Vincent et qui comprend dans ses membres
un grand nombre des anciens collaborateurs du Théâtre de l’Espérance (tels, entre autres, que
Philippe Clévenot, Jean Dautremay, André Engel, Yolande Marzolff, Dominique Muller,
Alain Rimoux, Hélène Vincent…). Comme nous avons pu le constater, cette séparation
n’implique aucun schisme au sein du quatuor initialement formé et ouvre sur des échanges
réciproques de diverses natures : d’une part, participation de Claudine Fiévet, en tant
qu’actrice, à la lecture-spectacle de Dimanche présentée par Michel Deutsch et Dominique
Muller au Festival d’Avignon (1974), mise en scène de L’Entraînement… par Jean-Paul
Wenzel (1975), participation de Michèle Foucher à l’expérience balbynienne qui vient
compléter son enquête préparatoire au spectacle La Table (1977), intégration de textes de
Michel Deutsch dans le montage de Ça respire encore (1978) et retrouvailles régulières à
Hérisson où chacun présente travaux en gestation ou nouvelles pièces ; d’autre part, accueil

20
Jean-Paul Wenzel, « Ce qui est écrit n’est plus “le centre du monde” », entretien avec Jean-Paul Wenzel, Jean-
Louis Hourdin et Olivier Perrier, supplément à Théâtre/public, n° 31, janvier 1980, p. 21 : « Sur le plan de
l’écriture, l’expérience a été pour moi passionnante et complètement nouvelle. Je me suis également offert des
libertés extravagantes d’écriture que, seul, je ne me serais pas permises. Le travail d’écriture a été –
contrairement à celui, solitaire, de certaines de mes pièces – complètement heureux. Un travail rapide – souvent
du jour pour le lendemain – le rôle de la commande, tout cela est dynamique et stimulant ».
21
Arlette Namiand, « Ils récidivent… (le trio infernal) », Alternatives théâtrales, n° 5, octobre 1980, p. 32.
22
A partir des années quatre-vingt, cette activité d’écriture tend effectivement à s’espacer de plus en plus au
profit de la mise en scène, mais aussi d’activités pédagogiques (au Théâtre National de Bretagne notamment) :
Boucherie de nuit (1985), Mado (1985), L’Homme de main (1987), La Fin des monstres (1995), « Faire bleu »
(2000). Quant à Claudine Fiévet, elle fonde avec Jean-Luc Paliès sa propre compagnie à Limoges, continue son
activité de comédienne et écrit des pièces sous le nom de Louise Doutreligne à partir de 1981 : Détruire l’image
(1981), Quand Speedoux s’endort (1983), Qui est Lucie Syn’ ? (1983), Petit’pièces intérieures (1986)…

122
fréquent au sein de la programmation du T.N.S. des créations du Théâtre Quotidien
(L’Entraînement… en 1975, Marianne… en 1977), de L’Accordée (Les Mémoires d’un
bonhomme en 1976) et du G.R.A.T. (Tout ça c’est une destinée normale en 1976, Ça respire
encore en 1978) qui monte par ailleurs un atelier Valentin au sein de l’Ecole du T.N.S. (Jadis
l’avenir était plus rose qu’aujourd’hui en 1977).
C’est au double titre de dramaturge, autrement dit de dramaturg et de dramatiker23,
que Deutsch intervient d’abord au Théâtre National de Strasbourg. En 1975 et 1976, son nom
est ainsi successivement associé à « Germinal » d’après Emile Zola. Projet sur un roman
(création collective à laquelle il participe sur plusieurs plans – dramaturgie, réalisation – et
dont il écrit surtout le texte final) et Dimanche (écrit avec la collaboration de Dominique
Muller, puis mis en scène par ce dernier avec la collaboration de Philippe Clévenot), soit deux
spectacles qui marquent profondément la radicalité des choix défendus par la nouvelle équipe
artistique au sein de ce qu’André Gunthert désignera rétrospectivement comme sa « saison la
plus calculée, la plus consciente – en elle-même une “critique pure de la représentation” »24.
De fait, la réflexion sur le quotidien, au cœur des deux projets, franchit ici un seuil en nouant
fermement « la volonté de représenter sur une scène ce qui en temps ordinaires en est exclu et
le manque à représenter cette radicale exclusion »25. Autrement dit, elle semble intégrer la
critique de ce qui, à travers les pièces de Kroetz ou de Sperr, a pu parfois ne se donner que
pour la dernière conquête – « contenutiste » dirait Brecht – d’un énième néo-réalisme qui,
après l’homme de condition moyenne du théâtre bourgeois et le peuple naturaliste, se serait
enquis des petites gens de cette fin de siècle pour leur donner accès à la lumière dont le
théâtre les privait jusqu’alors. Formant presque diptyque à la façon dont ils placent en leur
cœur, invisible et décentré, le soulèvement d’une population ouvrière qui ne se vit pas encore
(Germinal) ou qui ne se vit plus (Dimanche) comme sujet de l’Histoire, les deux spectacles,
par l’écriture et le jeu, mettent le théâtre à l’épreuve d’un réel qu’il s’avoue inapte à
reproduire mais qu’il refuse tout autant de « dramatiser ». Engagé simultanément contre les
séductions du théâtre spectaculaire et les leurres de la reconstitution naturalis(an)te, le

23
La valorisation, sur le modèle allemand, de la fonction de « dramaturg » constitue un aspect important de la
production théâtrale dans les années soixante-dix et, plus encore, du travail spécifique que mène Jean-Pierre
Vincent au sein du Théâtre de l’Espérance (avec Jean Jourdheuil), puis du T.N.S. (avec Michel Deutsch, mais
aussi Dominique Muller, Sylvie Muller, Bernard Chartreux et Bernard Pautrat, collectif déterminant dans le
processus de création auquel s’adjoint d’ailleurs la réflexion dramaturgique qu’est appelé à produire l’ensemble
de l’équipe de réalisation, metteurs en scène, décorateurs, acteurs…). Sur ce point, cf. Bernard Chartreux et
Jean-Pierre Vincent, « Celui qui est dehors tout en étant dedans », Théâtre/public, dossier « Dramaturgie »,
n° 67, janvier-février 1986, pp. 42-47.
24
André Gunthert, Le Voyage du T.N.S. (1975-1983), Paris, Editions Solin, coll. « Didascalies », 1983, p. 19.
25
Michel Deutsch, « Intervalle », TNS Actualité, n° 21, février 1976.

123
quotidien, sans être dessaisi des enjeux politiques et sociaux qui ont motivé son émergence, se
voit donc très fermement articulé à un questionnement, éthique et esthétique, sur les droits, les
devoirs et les limites de la représentation : « De quel droit faire entendre ce qui est donné à
entendre ? de quel droit montrer ce qu’on montre ? et jusqu’à quel point peut-on faire
entendre et montrer ? Et l’exhibition – le plaisir de se produire devant un public – de l’acteur
n’est elle pas simplement obscène ? »26. Lieu minimal d’une rencontre directe entre acteurs et
personnages dans Germinal (« La grande chose qu’on découvre avec ce spectacle, c’est que le
quotidien ne se représente pas »27 explique Muller au sujet des gestes – se laver, boire le
café… – que sont amenés à faire et à vivre les comédiens sur le plateau), point de résistance
d’une fable qui met en scène sa propre incapacité à avoir prise sur lui (« Rendre le quotidien
de la vie imaginable ne peut se concevoir que dans la mesure où il se dérobe à la
représentation »28 insiste Deutsch au sujet de Dimanche), le quotidien apparaît sous des
formes très différentes, tantôt imparablement concrètes, tantôt excessivement fuyantes, mais
s’accorde pleinement dans les deux cas à la définition que donnera Deutsch en 1979 pour
désigner « la visée même du théâtre à l’égard du réel »29.
Inscrits dans « une politique anti-culturelle » qui entend rompre avec la pédagogie
habituellement pratiquée par les institutions de la décentralisation et distingue clairement
entre le pôle de la création et celui de l’animation30, de tels partis pris entraînent
nécessairement un accueil très contrasté. Si les spectacles présentés par Vincent à Strasbourg
avant sa nomination (La Cagnotte d’après Labiche et En R’venant d’l’expo de Jean-Claude
Grumberg) avaient pu laisser attendre la poursuite du travail mené depuis La Noce… sur le
comique théâtral et l’exploration, joyeuse et incisive, des fondements parallèles de la
conscience bourgeoise et de la culture populaire, ces deux nouvelles propositions exigeantes
(d’aucuns les jugent « intellectualistes ») ne laissent de décontenancer une partie du public
jusqu’à provoquer la défection de certains abonnés. Qu’il engage la déconstruction de la fable
sous la forme délibérément déceptive de la « parcellisation »31 de l’épopée zolienne ou de la
« dispersion »32 dans Dimanche, qu’il engage, plus encore, le jeu distancié des acteurs et

26
Michel Deutsch, « Le Voyage à Strasbourg », in Les Pouvoirs du théâtre, op. cit. p. 343.
27
Dominique Muller, « Bandes. Chutes. », Germinal, projet sur un roman, livre préparé par Daniel Lindenberg,
Jean-Pierre Vincent, Michel Deutsch et Jacques Blanc, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1975, p. 127.
28
Michel Deutsch, « Intervalle », art. cité.
29
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », art. cité, p. 50.
30
Jean-Pierre Vincent, « Le Théâtre national de Strasbourg, laboratoire du théâtre public », in Robert Abirached,
La Décentralisation théâtrale. 4. Le Temps des incertitudes 1969-1981, Arles, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 86.
31
Collectif du T.N.S., « Questions de métier », ATAC/informations, n° 73, janvier 1976, p. 14.
32
Jean-Pierre Sarrazac, « L’écriture au présent ou l’art du détour – le présent historique », Travail théâtral,
n° 18-19, janvier-juin 1975, p. 74.

124
l’attention continue qu’il appelle de la part des spectateurs pour produire leur propre spectacle
faute de personnages dûment incarnés et de dialogues linéairement construits, voire
simplement audibles33, le choix de la dédramatisation, poussé à l’extrême, est
particulièrement souligné par la critique théâtrale ainsi que la « rigueur » et l’« austérité » de
la démarche, termes ambivalents qui signalent tantôt ennui et incompréhension, tantôt
curiosité et admiration34.
Cette crise de la représentation ne cessera dès lors d’être au cœur des préoccupations
deutschéennes. Amorçant un travail au long cours auprès de Philippe Lacoue-Labarthe au sein
du T.N.S. (Antigone de Hölderlin – mise en scène d’une première puis d’une deuxième
version en 1977 et 1978, Les Phéniciennes d’Euripide – mise en scène en 1980), Deutsch
engage une réflexion sur le tragique et son devenir où la référence à Hölderlin – via
Heidegger – se fait très présente et à laquelle il intègre Dimanche au moment où la pièce est
montée par Alain Mergnat et Brigitte Pillot au Théâtre de Bourgogne (1978). Tandis que la
pièce était encore présentée en 1974 comme une tentative de « re-marquer la dignité des
choses, des lieux, des récits de la vie de ceux d’en bas »35 et articulait directement
l’occultation du quotidien à celle d’une partie de la population, le nouvel angle d’approche
proposé ne maintient guère cette articulation que dans la contestation des hiérarchies sociales
qui fondent les classifications génériques traditionnelles (« du point de vue du genre tragique,
[Ginette] est tout, sauf un personnage tragique. […] Aristote, en tous les cas, l’aurait classée
comme personnage de comédie »36). Mais une fois descellée de ces classifications devenues
inopérantes, la réflexion délaisse cette perspective socialement distinctive pour envisager la

33
On ne peut résister au plaisir de citer ici une lettre adressée à Jean Dautremay par Claude Bouchery, acteur
dans Germinal, où sont très ironiquement pointées non seulement les difficultés de la mise en œuvre collective
du spectacle, mais aussi l’expérience physique singulière que cherchent à provoquer certains de ses concepteurs
chez les spectateurs : « Nous avons acquis une certitude concernant l’espace […] : tout ce qui est central doit se
passer à la périphérie. […] Plus on est loin, moins on est vu et plus c’est efficace ! De nombreux moments se
répètent déjà dans le foyer et les couloirs mais personne n’a encore osé sortir dans la rue. […] J’ai eu l’idée
simple de monter sur le toit pour dire une réplique mais personne ne s’en est aperçu et l’idée n’a pas été retenue.
[…] Le seul moyen, à mon avis, d’atteindre nos objectifs serait d’introduire une grue sur le plateau. Pendant les
trois ou quatre heures du spectacle on lui ferait combler les dessous en déversant dans le trou du bas des tonnes
de gravats jetés par le trou du haut. Ces gravats seraient fournis par la démolition de la salle attaquée par des
marteaux-piqueurs dès l’ouverture du rideau de fer. Je pense qu’ainsi ouïe et vue seraient perturbées comme il
convient – le texte échapperait à la compréhension directe et la crainte de voir son siège s’effondrer mettrait
chaque spectateur dans un état de tension suffisant pour lui permettre de recomposer lui-même ce qu’il
n’entendrait pas à cause du bruit et ne verrait pas à cause de la poussière. Malheureusement, l’unanimité des
vingt-neuf auteurs du spectacle est encore à faire sur ce point, car je n’ai pas osé proposer ma solution » (cité par
André Gunthert, Le Voyage du T.N.S. (1975-1983), op. cit., pp. 18-19).
34
Sur les différents articles critiques consacrés aux deux spectacles, cf. bibliographie.
35
Michel Deutsch, « Avertissement », in Dimanche. Ruines, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1974, p. 12.
36
Michel Deutsch, « “Dimanche” une tragédie moderne ? », entretien de Jean-Pierre Renault et Alain Mergnat
avec Michel Deutsch, Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978, p. 37.

125
question de l’événement et de sa dissolution dans le cadre bien plus large de « la communauté
désœuvrée » à l’horizon duquel se placerait notre modernité :
Il me semble important de dire alors […] que la lecture de Hölderlin est aussi à l’origine de Dimanche.
Dont l’écriture serait comme en défaut de dialectique.
Par exemple : Hölderlin a une obsession à la fin de sa vie – il ne cesse de le dire : plus rien ne m’arrive,
plus rien n’arrive. Et au fond, il dit presque : rien arrive. Ça pourrait très bien servir de ligne rectrice
pour essayer de comprendre Dimanche, où peut-être il y a rien à comprendre37.

Expurgé de la dialectique hégélienne, de ses collisions et de leur issue réconciliatrice, le


tragique moderne auquel songe Deutsch ne peut que maintenir grande ouverte la scission du
sujet et du monde ; incluant désormais sa propre incapacité à advenir faute d’un sens qui
puisse le fonder, il a pour défi de prendre en charge ce « rien » qui ne fait pas histoire et qui,
échappant à toute détermination, appelle des formes-limites à même d’en préserver
l’évanescence.
Une telle bifurcation peut surprendre d’autant qu’elle s’inscrit ici dans l’élucidation
d’une œuvre écrite quelques années auparavant dans un cadre conceptuel qui semble assez
difficilement conciliable avec les nouvelles pistes dégagées. Sans chercher à invalider ces
dernières, il convient néanmoins de rappeler la pirouette provocatrice par laquelle Deutsch
conclut l’entretien cité et souligne le caractère stratégique d’une réflexion qui a le mérite de
« désencombrer » le territoire alors surinvesti du quotidien :
Maintenant il est entendu qu’il faut nuancer car tout cela est extrêmement hâtif. Penser Dimanche dans
les catégories du tragique, c’est simplement moins ennuyeux que si l’on parlait de théâtre du quotidien.
Il n’est pas dit que cela soit juste. L’avantage c’est qu’on a affaire à une vraie question – et ce n’est pas
rien par les temps qui courent. Et puis il est toujours important de se démarquer du naturalisme38.

Moteur déterminant des guillemets dont beaucoup de nos auteurs commencent à l’affubler, la
fixation thématique du « Théâtre du Quotidien » explique les contorsions parfois
déstabilisantes des déclarations d’intention de cette époque. A l’heure où le « coin-cuisine-
nappe cirée » s’offre de plus en plus régulièrement aux regards voyeurs du public et dote le
quotidien d’une rhétorique théâtrale qu’il était précisément censé mettre à mal, l’axe tragique
permet de placer d’emblée le débat sur le terrain formel et, comme Wenzel – bien que d’une

37
Id., p. 35.
38
Id., p. 37. C’est de manière encore plus directe que Deutsch, dans son « Post-scriptum », revient sur les enjeux
conjoncturels de cette ouverture sur le tragique : « A – Vous avez essayé de situer Dimanche ailleurs que sur le
terrain des réalismes. Le quotidien aurait donc très tôt conduit à une impasse ?… Dans une revue de théâtre,
aujourd’hui disparue, le titre d’un entretien à propos de la pièce posait la question suivante : “Dimanche, une
tragédie moderne ?…” / B – A cette question il n’y avait pas de réponse claire. C’était une manière polémique de
relancer le débat – d’élargir le débat autour de la pièce. De nombreux petits scénarios, dont la médiocrité avérée
n’avait d’autre justification que de se ranger sous la bannière du théâtre du quotidien, sous prétexte qu’ils
étalaient une tranche de vie, étaient venus encombrer les scènes. L’air dans ce contexte était devenu proprement
irrespirable. Il fallait donc trouver un moyen pour se dégager afin de ne pas mourir étouffé sous les
cochonneries. Il me semble, avec la distance, que c’était aller un peu vite en besogne et jeter un peu brutalement
par-dessus bord une vraie question. / A – Et cette question était celle du quotidien ? / B – Peut-être… » (Michel
Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 31-32).

126
manière toute différente, Deustch s’est très tôt préoccupé de se dégager d’un courant dont il
rejette les tentations naturalistes et dont seuls les épigones semblent bientôt se réclamer. La
motivation conjoncturelle de ce revirement ne doit toutefois pas masquer la continuité des
axes de recherche comme certains de leurs réaménagements. Si l’on est effectivement loin du
souci inaugural de « raconter la vie des “gens” en ne passant pas par-dessus la tête des
“gens” »39 et que « la médiation du discours esthétique »40 se veut beaucoup plus affirmée, le
propos n’en reste pas moins tendu vers la mise au jour de ces « résidus » et de ces « chutes »
de réel qu’excluent nos représentations, prises entre le nivellement de nos habitudes
perceptives et les miroirs trompeurs d’un « spectacle » hystérique et incessant qui, sous les
avatars profus de la nouvelle ère médiatique, se substitue progressivement à toute expérience.
Inscrit dès ses origines au cœur du projet quotidienniste, le questionnement des hiérarchies
qui conditionnent notre accès au réel tend à prendre le pas sur l’analyse des conditions
spécifiques d’existence et d’oppression de « ceux d’en bas » pour occuper chez Deutsch une
place de plus en plus importante. C’est en effet sous cet angle prioritaire et volontiers
situationniste – comme réfutation du « spectacle » qui constitue le mode dominant de notre
rapport (ou plutôt de notre absence de rapport) au monde – qu’est désormais envisagée la
tâche politique et critique du théâtre41.

39
Non que la question de l’adresse soit abandonnée mais elle connaît chez Deutsch une très nette réorientation.
En effet, la recherche de la « popularité », restée déterminante dans les préoccupations de Wenzel, est écartée au
profit d’une réflexion sur les conditions de possibilité, au théâtre, d’un véritable « assemblement », distinct du
simple « amassement » d’une foule indifférenciée venue consommer du divertissement culturel (cf. Michel
Deutsch, « Terre étrangère », Inventaire après liquidation, op. cit., pp. 88-93). Se substituant à l’opposition
sociologique du public bourgeois et du public populaire, cette opposition entre la masse des consommateurs et la
communauté des citoyens est tributaire de l’opposition, récurrente chez Deutsch, entre « spectacle » et
« théâtre » (ces deux termes désignant deux modes, dominant et alternatif, de rapport au monde de sorte que sont
exclues du second toutes les manifestations topographiquement théâtrales qui concèdent au spectaculaire et qui,
partant, ne relèvent pas du domaine de l’art) ; elle s’articule par ailleurs à ses nouvelles réflexions sur le théâtre
grec (un théâtre qu’il n’est évidemment pas question de ressusciter tant la communauté qui le fondait et qu’il
fondait en retour a perdu aujourd’hui de son évidence mais dont l’exigence doit être maintenue comme mémoire
et comme horizon, quitte à ne pouvoir représenter que leur éloignement).
40
Cf. Michel Deutsch, « D’un théâtre l’autre », Ecritures, n° 11, juillet 1980, p. 7 : « Aujourd’hui, je vois les
choses de manière moins immédiate. Je pense, en effet, que la médiation du discours esthétique doit être
renforcée par rapport aux autres formations de discours. […] Lorsque je dis que la médiation du discours
esthétique doit être plus forte, je veux dire aussi bien, que la tradition à laquelle nous devons nous adosser coûte
que coûte est celle de l’Art comme mémoire et garantie de liberté ».
41
Cette opposition du « spectacle » et du « théâtre » apparaît avec une particulière insistance dans les textes
critiques écrits à partir de 1979 et rassemblés dans Inventaire après liquidation et Le Théâtre et l’Air du temps :
« Un trait essentiel de l’œuvre d’art serait que celle-ci s’identifie du fait qu’elle entre en contradiction avec la
transparence et la communication, qui sont les caractéristiques déterminantes de la société capitaliste libérale au
stade spectaculaire. […] Le théâtre – et c’est là ma thèse – est précisément le dispositif critique qui s’oppose le
plus radicalement au spectacle, l’analyseur le plus perspicace de la crise de la représentation et de la crise
concomitante de l’espace public. Le théâtre déçoit le spectacle – il le déçoit essentiellement. Il est cet événement
qui met le divertissement en panne » (Michel Deutsch, « De la réalité du virtuel et de la virtualité du réel », Le
Théâtre et l’Air du temps. Inventaire II, Paris, L’Arche, 1999, p. 35).

127
On comprend mieux dès lors que le quotidien puisse finalement revenir sous la plume
de Deutsch dans ce texte éminemment paradoxal – « Encore une fois le quotidien » (1979) –
qui scelle la nullité du concept et l’obsolescence des écritures confusément rassemblées sous
son nom tout en rappelant l’ambition radicale du geste qu’il porte dans la double perspective
du tragique (le quotidien comme « introduction à la finitude ») et de la déroute du
spectaculaire (le quotidien comme « court-circuit au cœur même du toujours déjà-vu »). Enjeu
d’une révolution esthésique qui viserait « ce qui revient chaque jour » et aurait à en
interrompre le flux pour donner à voir ce qu’il recouvre (les prescriptions qu’il recèle, le
mutisme des paroles qu’il véhicule, les frémissements qu’il neutralise, les temporalités qu’il
enchevêtre… mais aussi bien, tant la référence heideggerienne se fait ici insistante42, « l’être-
pour-la-mort » qu’il occulte), le quotidien se voit érigé en condition de possibilité du théâtre
lui-même pour être congédié, dans le même mouvement, au titre des malentendus, des
fantasmes et des facilités qu’il suscite. Conjugué à l’irréel du passé et décliné à la première
personne (« le “quotidien”, en ce qui me concerne… »), ce « manifeste » posthume et pro
domo marque une nouvelle étape dans la dissolution du théâtre du quotidien en même temps
qu’il souligne la singularité de l’approche deustchéenne, les lignes de force comme les
réorientations qui structurent son parcours. Après Dimanche qui, dès 1979, commence à être
traduit et joué à l’étranger, Deutsch participe au spectacle de Vincent – Vichy fictions (1980) –
pour lequel il écrit Convoi et retravaille Ruines, son premier texte (initialement monté par le
Théâtre de la Reprise en 1973). Jouées l’une à la suite de l’autre, les deux pièces constituent le
deuxième volet d’un diptyque par ailleurs composé de Violences à Vichy de Bernard
Chartreux et relèvent de ce « tragique quotidien » qui explore la banalité et les conflagrations

42
Il faut avouer ici un certain désarroi de lecteur face à la bibliophagie de Deutsch et à la façon dont il multiplie
et croise, sans toujours les dire ou les développer, des références philosophiques venant d’horizons très
contrastés. Toujours est-il qu’à partir de sa collaboration avec Philippe Lacoue-Labarthe (auquel il faut lier les
travaux menés parallèlement par ce dernier en collaboration avec Jean-Luc Nancy), son propos emprunte très
fortement aux conceptions heideggeriennes, référence qu’il assume (pour aussitôt la désamorcer) dans son texte
« Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, pp. 33-34 : « A – […] Il est impossible toutefois de faire
comme si l’analyse de la quotidienneté n’avait pas été décisivement menée par Heidegger. […] Je tenais
simplement à vous rappeler quelques motifs développés par Heidegger à propos de “l’être moyen et ordinaire” –
une destitution première de l’être-soi – et de l’énigme de la quotidienneté… La banalité quotidienne, le
ressassement, l’interchangeabilité des rôles, l’habitude, etc. Dans cette perspective, la seule ambition possible du
théâtre du quotidien serait de désigner le mouvement d’une indétermination, le lieu d’une absence… / B –
Certes… Mais je ne vois pas où vous voulez en venir. Si vous voulez dire que beaucoup de questions qu’on peut
se poser à ce sujet sont déterminées sur le fond par le quotidien tel qu’il est pensé par Heidegger, je ne peux
qu’acquiescer. Ce qui ne nous avance en rien… Avouez tout de même que mobiliser un tel questionnement est
un peu disproportionné par rapport avec ce que nous avons essayé de faire avec le théâtre du quotidien !… ».
Suivant les réserves de « B », cette référence rétrospective nous semble effectivement décalée par rapport aux
enjeux énoncés à l’époque et, surtout, à l’attention portée à « ceux d’en bas » et à leur aliénation spécifique,
dimension à laquelle l’ontologie heidegerienne ne peut que se montrer indifférente. Elle permet néanmoins de
mieux cerner l’évolution de la production deutschéenne et, plus particulièrement, le travail continu mené, à
l’intérieur comme à l’extérieur du champ dramatique, sur le poème et le lyrisme.

128
historiques et existentielles qui la creusent au moyen, notamment, d’une écriture lyrique qui
occupera une place croissante dans l’œuvre de Deutsch. C’est en 1983, à la même époque que
Vincent et qu’une grande partie de son équipe, qu’il quitte le T.N.S. tout en continuant une
activité prolifique d’auteur dramatique, de poète, d’essayiste et de metteur en scène.
C’est en tant qu’actrice que Michèle Foucher, quant à elle, participe à la plupart des
créations strasbourgeoises. Après avoir travaillé – auprès de Jean-Pierre Vincent – sous la
direction de Patrice Chéreau au Théâtre de Sartrouville (L’Affaire de la rue de Lourcine de
Labiche en 1965, Les Soldats de Lenz en 1967…), après avoir travaillé – auprès de Jean-Paul
Wenzel – sous celle de Robert Gironès au Théâtre de la Reprise (Tambours dans la nuit de
Brecht en 1972, Scènes de chasse en Bavière de Sperr en 1973…), elle retrouve d’abord
Vincent dans le cadre de La Noce chez les petits-bourgeois (elle incarne la Mariée dans la
troisième version du spectacle, montée en 1974), puis le suit à Strasbourg où elle joue
notamment dans Germinal (dans le rôle de la Maheude) et Dimanche (dans celui de Rose)43.
Au sein de ce travail mené de 1975 à 1983 au T.N.S., nous intéresse particulièrement le
spectacle La Table que Michèle Foucher commence à élaborer dès 1976 et qui, créé en
novembre 1977 avec la collaboration de Yolande Marzolff (à la chorégraphie) et Denise
Péron (à la mise en scène), connaît un très grand succès pendant quatre années consécutives44.
Notre intérêt tient évidemment à la dramaturgie du quotidien qui s’y construit et à la façon
dont l’objet domestique qu’est la table, la parole comme les gestes qu’elle suscite, permettent,
sous le signe fallacieux de la banalité, d’interroger les oppressions spécifiquement féminines
qu’y nouent, s’y cachent et s’y révèlent – points sur lesquels nous reviendrons amplement
dans nos développements ultérieurs. Mais cet intérêt tient tout autant à l’inscription critique
de ce spectacle issu de nombreuses rencontres avec des femmes dans le cadre d’un parcours
d’actrice fortement marqué par les recherches quotidiennistes dont il souligne dès lors
certaines des limites :
En fait, c’est l’aboutissement de toute une démarche. On avait travaillé au T.N.S. sur Germinal, et
étudié ce que c’était que traduire théâtralement un « moment de vie » en temps réel, ce que donnait
l’hypertrophie de détails quotidiens. Et puis, il y a eu les pièces de Deutsch qui prennent en compte tout
le non-dit des femmes (mais perçu par un homme) et je me suis demandée : où est-ce que je suis piégée
dans ma vie quotidienne ou plutôt où est-ce que je ne sais plus que je suis piégée ? […] En tant que
femme, j’avais aussi besoin de sortir des murs de l’institution et d’une pensée masculine. Je voulais

43
Mentionnons les autres spectacles dans lesquels Michèle Foucher joue à cette époque : Le Misanthrope de
Molière (mise en scène de Vincent en 1977), Antigone de Hölderlin (mise en scène de Deutsch et Lacoue-
Labarthe en 1978), Une Livre à vue & Le Palais de guérison de O’Casey (mise en scène de Vincent en 1978) ;
Le Palais de justice (création collective en 1982) ; Dernières Nouvelles de la peste de Chartreux (mise en scène
de Vincent en 1983).
44
Le spectacle tourne non seulement en Alsace et en France, mais aussi à l’étranger – Université de Madison-
Wisconsin, Zurich, Rome… – et aurait comptabilisé 132 représentations et 20 000 spectateurs (cf. André
Gunthert, Le Voyage du T.N.S. (1975-1983), op. cit., p. 49).

129
prendre mes risques, me mettre en danger moi-même (et non plus à travers « quelqu’un »), et à partir de
ces petites choses insignifiantes, banales, qui se passent autour d’une table, interroger tous nos
comportements, ceux qui sont le plus ancrés en nous, dans notre corps, et les plus rigides45.

Ainsi, l’actrice ressent le besoin d’« y aller voir [elle-même] »46, poursuivant ici
plusieurs objectifs : s’extraire d’une institution jugée trop autarcique pour reprendre contact
avec la vie extra-théâtrale et se mettre à son écoute ; se défaire des rapports de subordination
et des différentes strates de délégation qu’implique le jeu pour prendre directement en charge
la création ; se déprendre d’un regard exclusivement masculin, celui des auteurs comme des
metteurs en scène, pour partir à la découverte d’une réalité féminine encore peu explorée du
point de vue de celles qui la font. En somme, il s’agit d’engager la démarche quotidienniste
sur la base d’un nouveau dispositif, décentré et « hors-pouvoir », qui soit susceptible de
désamorcer les mythologies dont semble souvent menacée l’exploration théâtrale du
personnage populaire (et, sans doute plus encore, de « la » personnage populaire),
mythologies auxquelles n’échappent pas nécessairement les créations initialement portées par
le souci de les déconstruire. A l’instar de Dorénavant 1 auquel La Table est structurellement
lié puisque Michèle Foucher a mené une partie de ses entretiens à Bobigny auprès du Théâtre
Quotidien et qu’elle y a également joué sa pièce, cette création procède d’un mouvement de
retour aux sources visant à éprouver la pertinence d’une démarche tournée vers les exclus de
la représentation sans que ceux-ci aient toujours été activement invités à se tourner vers elle,
qu’il s’agisse de son élaboration ou de sa réception47. Aussi conviendra-t-il d’analyser plus
précisément la façon dont chacun de ces spectacles très contrastés non seulement investit le
territoire sous-exposé des aliénations quotidiennes mais aussi interroge, quatre ans après
L’Entraînement du champion avant la course, le statut du regard qui sous-tend le geste de
l’exposition lui-même et la légitimité des interventions qu’il opère sur ce qu’il expose. Enfin,
notons que le groupe constitué par Foucher, Marzolff et Péron poursuit sa quête des paroles
empêchées dans un nouveau spectacle, En Souffrance, créé en mars 1981 à Strasbourg.
Imaginé à l’occasion des débats sur La Table et d’échanges avec un public masculin
particulièrement rétif à l’introspection, il est issu d’entretiens avec des hommes confrontés à
la maladie et souvent contraints, par cette expérience-limite, à faire retour sur eux-mêmes. Si
l’on quitte définitivement ici la perspective des « gens d’en bas », il ne s’agit pas moins de

45
Michèle Foucher, « La Table, dessus, dessous. Paroles de femmes », Autrement (La Culture et ses clients),
n° 18, avril 1979, p. 121.
46
Michèle Foucher, « Entretien avec Michèle Foucher et Denise Péron », TNS Actualité, n° 33, janvier 1979.
47
A ce dernier titre, Michèle Foucher a porté une attention toute particulière à la diffusion du spectacle auprès de
celles qui l’ont directement ou indirectement inspiré, engageant sa tournée dans des lieux multiples, souvent non
théâtraux, l’organisation systématique de débats ainsi que la mise en place de représentations non-mixtes,
d’ailleurs objets de polémique à l’époque.

130
donner place et visibilité à une parole interdite et d’interroger, à travers elle, la distribution
des rôles sexuels, les assignations, les inhibitions et les stratégies d’évitement qu’elle impose,
pour donner sans doute des hommes des représentations moins sévères que celles auxquelles
ont pu prêter les dramaturgies du quotidien sous l’angle parfois restrictif du pouvoir patriarcal
et de la reproduction domestique des rapports de force sociaux.
Concernant plus généralement le T.N.S., il serait impropre de lui imputer, sous la
direction de Vincent, quelque axe de travail unitaire et contraignant qui placerait le quotidien
au cœur de toutes les productions strasbourgeoises. Favorisant la constitution de groupes de
création poursuivant des recherches autonomes (Deutsch/Lacoue-Labarthe, Foucher/Marzolff
/Péron, mais aussi André Engel/Bernard Pautrat/Nicky Rieti, Bernard Chartreux/Dominique et
Sylvie Muller/Jean-Pierre Vincent), la vie de l’équipe permanente se veut polycentrique ;
gageant sur la « liberté des “polyvalents” (titre des “metteurs en scène-dramaturges” du
T.N.S.) de jouer, de mettre en scène ou d’écrire, de traduire ou même… de ne pas participer à
un projet »48, elle entend préserver les cheminements individuels au sein du collectif et des
rencontres, complémentaires ou contrapuntiques, qu’il suscite entre les personnes, entre les
fonctions, entre les spectacles et les pistes dramaturgiques qu’ils explorent. Ce polycentrisme
n’empêche pas toutefois une cohérence de fond profondément liée à la critique de la
représentation précédemment évoquée, critique dont le quotidien, on l’a vu, constitue à
plusieurs reprises le catalyseur49. Confrontant successivement le théâtre à plusieurs sources
d’altérité (le quotidien, mais aussi bien le roman, la peinture, la parole non-artistique des
journaux et des interviews, ou encore les espaces supposés non-théâtraux entre lesquels les
spectateurs, partie prenante des mises en scène d’Engel, sont exhortés à voyager), les
créations de l’époque, via ces hybridations polymorphes, semblent massivement portées par le
souci d’interroger les limites du théâtre50 et ce qui, dans le geste codifié d’une exhibition

48
André Gunthert, Le Voyage du T.N.S. (1975-1983), op. cit., p. 70.
49
Précisons que la vie quotidienne motivait en partie les axes de répertoire privilégiés par Vincent et Jourdheuil
au sein du Théâtre de l’Espérance ; cf. Jean-Pierre Vincent, « Le Théâtre de l’Espérance. Une compagnie
impossible et nécessaire », art. cité, p. 20 : « Les directions dans lesquelles nous voulons maintenant travailler,
mise à part la réflexion sur les classiques, sont […] la dramaturgie du fait divers, que nous avons abordée avec
Woyzeck, La Jungle, La Noce, et qui a été particulièrement développée par certains écrivains allemands des
années vingt et contemporains. Cette dramaturgie exige que coïncident analyse de la vie quotidienne et analyse
politique ; elle permet ainsi la critique d’institutions telles que la famille et réclame une analyse politique telle
qu’elle permette d’appréhender la vie quotidienne, ce que les grandes dramaturgies du passé, et même le théâtre
épique, ont pour l’essentiel laissé de côté ». Cet angle d’approche connaît toutefois une nette inflexion dans le
cadre du T.N.S. : à l’instar de l’évolution observée chez Deutsch, l’insistance porte moins désormais sur la
nécessité de fournir une analyse politique du quotidien et d’élargir le champ de la critique sociale à de nouveaux
objets (la famille, la vie privée, la vie psychique…), que sur celle de confronter le théâtre à des matériaux qui lui
sont réfractaires et d’interroger, partant, nos modes de représentation.
50
Jean-Pierre Vincent, « Le Théâtre national de Strasbourg, laboratoire du théâtre public », art. cité, pp. 86-87 :
« A partir de Germinal, qui était un spectacle limite, nous avons pratiqué ou cherché à pratiquer un certain

131
rarement assumée comme telle, se camoufle et se refoule. D’où ces tentatives, régulièrement
revendiquées par Vincent, « du réel contre le réalisme »51, tentatives qui placent au premier
plan l’acte de représenter lui-même, les apories, les rencontres et les tensions qu’il engage
entre la théâtralité mise en œuvre et la réalité vers laquelle elle tend sans pour autant prétendre
pouvoir l’atteindre. Du « théâtre du minimum » que vise le travail mené en 1975 à la
périphérie du matériau zolien à la doublure, si mimétique qu’elle en devient fantastique,
proposée en 1982 par Le Palais de justice (remake) sans oublier la collaboration
ininterrompue avec des plasticiens – Jean-Paul Chambas, Nicky Rieti, Jean Haas… – qui
renouvellent profondément la scénographie théâtrale, s’élabore donc une réflexion souvent
convergente sur nos conditions d’accès au réel et les moyens de retrousser les représentations
qui, sur scène et hors scène, subjuguent le regard, c’est-à-dire le fascinent et l’aliènent, en lui
donnant l’illusion de la transparence et de l’exhaustivité. Or le quotidien, bien loin de
l’esthétique platement imitative qui lui est parfois associée et de la soumission référentielle
qu’elle est censée impliquer, a pleinement trouvé sa place dans cette réflexion dont nous
considérons qu’elle engage à très long terme la redéfinition des rapports entre théâtre et
réalité, et nous aurons à revenir sur les spectacles du T.N.S. qui ont fait de lui la matrice d’une
nouvelle économie de la visibilité, théâtralement et politiquement dissidente. Enfin, pour
étayer la cohérence des recherches strasbourgeoises, il convient d’évoquer rapidement les
différents travaux de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique : sur Foi Amour Espérance
(groupe XV – sous la direction de Alain Halle-Halle), sur l’appréhension du quotidien par
l’acte théâtral (groupe XVI – qui a notamment travaillé sur Tchekhov et Valentin et joue, en
1977, La Bonne vie de Deutsch sous la direction de Jean Dautremay et Jean-Pierre Vincent),
sur Pionniers à Ingolstadt (groupe XVII – avec la participation de Hervé Cellier, Eric
Michaud, Dominique Muller et Sylvie Muller). Rassemblant non seulement les acteurs mais

nombre d’autres passages à la limite du théâtre pour tester les raisons profondes de son existence : il y a eu la
limite du roman : Germinal n’était pas une adaptation théâtrale d’un roman, c’était une adaptation du théâtre à
l’état d’esprit romanesque, à l’état de lecteur de roman, et cela s’est poursuivi par le travail autour de Bernard
Chartreux, qui était l’abandon du dialogue comme principe fondateur du théâtre, dans des spectacles qui étaient
entièrement structurés à partir de monologues comme Violences à Vichy, Les Dernières Nouvelles de la peste. Il
y a eu une autre ligne qui était le passage du théâtre à la limite du voyage : c’était tout le travail d’André Engel,
Bernard Pautrat et de Nicky Rieti, Baal, Week-end à Yaïck, Kafka-Théâtre complet. Il y a eu la limite de la
tragédie et de sa représentabilité aujourd’hui, c’était la voie Michel Deutsch / Philippe Lacoue-Labarthe, un
théâtre à la limite de la philosophie et à la limite de l’incarnation d’une histoire. Il y a eu encore la limite du réel :
les travaux de Michèle Foucher, à partir des paroles mutilées, malades et utopiques en même temps des femmes
à propos de la table, puis d’hommes très divers à propos de la maladie, pris sur le vif et confrontés au théâtre :
deux spectacles solitaires de Michèle Foucher, La Table et En Souffrance, qui se sont d’une certaine manière
retrouvés dans un spectacle qui nous a réunis de nouveau tous ensemble et qui n’était fait que de paroles venant
du réel : Le Palais de justice (la reproduction exacte d’une audience du palais de justice de Strasbourg, du
tribunal d’instance) ».
51
Jean-Pierre Vincent, Le Désordre des vivants, op. cit., p. 48.

132
aussi les décorateurs et les techniciens de l’Ecole, ouvrant sur des spectacles qui font partie
intégrante de la programmation, ces travaux marquent une préoccupation constante à l’égard
du corpus germanique dont nous avons préalablement indiqué la puissance alternative et
confirment le statut spécifique du quotidien comme piste de recherche permettant, avec
d’autres, de rénover la grammaire théâtrale en la poussant aux limites du représentable, en
l’occurrence « celles de la ‘‘plus petite dimension’’ »52.

2. D’Allemagne : Kroetz, Fassbinder et Sperr

Comme l’attestent non seulement les influences revendiquées par certains de nos
auteurs français mais aussi les revues de l’époque et les nombreux débats qui s’y développent
sur l’avenir du réalisme et du théâtre politique, les écritures quotidiennistes émergent sur fond
d’une recherche très clairement marquée par un tropisme germanique qui associe la question
du post-brechtisme, le renouvellement du répertoire « pré-brechtien » et la découverte des
dramaturgies contemporaines qui semblent réinvestir les enjeux de ce dernier et qu’illustrent
essentiellement Franz Xaver Kroetz, Rainer Werner Fassbinder et Martin Sperr. Si leurs
pièces réservent effectivement une place conséquente à l’ordinaire des petites gens et y
trouvent la matière d’un théâtre de critique sociale dont les innovations ont eu un impact
évident sur la création française, l’association presque systématique de ces trois auteurs
convoqués à titre de précurseurs, sinon expéditivement intégrés à la catégorie, inusitée outre-
Rhin, du « Théâtre du Quotidien », ne doit pas masquer de notables disparités : disparités
relatives à la connaissance que l’on a de chacun d’eux en France, disparités entre le contexte
français de leur diffusion sous le prisme du quotidien et le contexte germanique, disparités
entre les auteurs eux-mêmes, voire entre leurs différentes pièces. Astreint pour la cohérence
de notre propos à nous en tenir à un certain franco-centrisme et laissant par conséquent à
d’autres le soin – et la tâche – de mettre au jour la profonde richesse de la production
dramatique de langue allemande depuis la fin des années soixante, il ne reste pas moins utile
de revenir sur certaines de ces disparités afin de préciser la place de ce corpus dans le paysage
théâtral de l’époque et d’asseoir notre perspectivisme sur une connaissance préliminaire des
entours qui le bordent et qui pourront, au besoin, nous aider à en justifier les limites ou, au
contraire, à en étendre l’horizon.
Respectivement nés en 1944, 1945 et 1946, Sperr, Fassbinder et Kroetz appartiennent
à la même génération et sont originaires de Bavière, ancrage géographique et surtout
linguistique qui marque fortement certaines de leurs œuvres. Formés à l’art dramatique,

52
Collectif du T.N.S., « A propos d’un travail collectif », TNS Actualité, n° 18, octobre 1975, p. 2.

133
combinant les activités de comédien, metteur en scène et bientôt dramaturge, les trois hommes
se connaissent : dans les années soixante, Kroetz et Sperr suivent ensemble le séminaire
« Max Reinhardt » à Vienne ; Kroetz joue le rôle de l’Adjudant dans le montage de
Pioniere… par l’Anti-Theater de Fassbinder (1968) et ce dernier, en 1972, adapte au cinéma
l’une des pièces de Kroetz, Wildwechsel (Gibier de passage), adaptation qui constitue
d’ailleurs aussitôt l’enjeu public de fortes dissensions entre le dramaturge et le réalisateur53.
Les premières mises en scène de leurs pièces – Jagdszenen aus Niederbayern (Scènes de
chasse en Bavière) en 1966 et Landshuter Erzählungen en 1967, Katzelmacher (Le Bouc) en
1969, Heimarbeit (Travail à domicile) et Hartnäckig en 1971 – rencontrent en Allemagne un
succès considérable, assez régulièrement teinté de scandale (c’est notamment le cas de Travail
à domicile, accueilli au Münchner Kammerspiele par de nombreuses manifestations de
protestation qui, sous l’égide de groupes d’extrême-droite, s’en prennent à l’obscénité et à
l’immoralité des scènes de masturbation, d’avortement et d’infanticide). Elles marquent alors
les esprits par la représentation sans concession qu’elles offrent de personnages populaires et,
plus encore, de marginaux dont le statut évident de victime tend habituellement à favoriser
l’idéalisation. Elles surprennent tout autant par leur utilisation novatrice d’un dialecte
bavarois qui, depuis les pièces de Fleisser, n’avait guère été entendu sur scène et trouve place,
loin des effets pittoresques ou comiques qui lui sont ordinairement réservés, dans un
démontage scrupuleux du fonctionnement impersonnel, aliénant et/ou fascisant du langage
social. Enfin, elles ont l’audace de conjuguer leur fable au présent (ou au très actuel passé
dans le cas de Sperr) et se distinguent ainsi d’un théâtre politique enclin au détour parabolique
ou à l’investigation documentaire sur la base de grands événements historiques. Ouvrant sur
une production prolifique, cette reconnaissance est sanctionnée par la publication rapide d’un

53
Dans l’Abendzeitung de Munich du 8 mars 1973, Kroetz proteste contre l’adaptation que Fassbinder a faite de
sa pièce : « Je qualifie d’obscène la dénonciation des êtres humains entreprise par ce film… Car ce film n’est pas
plus que de la pornographie avec une pointe de critique sociale, et comme auteur je ne veux pas me prêter à
cela » (cité in Rainer Werner Fassbinder, Les Films libèrent la tête. Essais et notes de travail choisis et
présentées par Michael Töteberg, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, 1989, p. 174). Fassbinder
répond à Kroetz dans une lettre ouverte publiée le 12 mars 1973 par l’Abendzeitung (id., pp. 157-158). Le litige
juridique impose finalement quelques coupures à Fassbinder (sur ce point, cf. Elke Gösche, Frantz Xaver
Kroetz’ Wildwechsel. Zur Werkgeschichte eines dramatischen Textes in den Medien, Frankfurt/Main, Peter
Lang, 1993). Un tel litige pointe d’ores et déjà de notables divergences entre les deux Allemands qui tiennent
indissociablement au traitement du fait divers (en l’occurrence, un parricide), à son exploitation critique et au
regard qu’il conduit à porter sur les personnages (chez Fassbinder, Hanni se teinte en effet de nuances
machiavéliques qui empruntent clairement aux figures de femme fatale et de garce funeste offertes par le film
noir hollywoodien). Dans le même temps, il scelle l’ambiguïté des premières pièces de Kroetz qui ne cesse alors
d’expliciter sa démarche pour défendre ses personnages contre les attaques que leur portent les metteurs en scène
et en vient à infléchir sa propre dramaturgie dans le but d’éviter définitivement tout malentendu.

134
grand nombre de pièces aux éditions Suhrkamp54 et certaines d’entre elles parviennent à
atteindre un large public grâce à la multiplication des créations ainsi qu’à plusieurs
adaptations cinématographiques et télévisuelles55.
Malgré l’absence de projet unitaire rassemblant les trois auteurs, ces différents points
de convergence, avalisés, en 1972, par l’article de Marieluise Fleisser sur ses « fils » en
écriture, expliquent que ce trio apparaisse rapidement dans le discours critique de cette
époque comme la tête de proue d’un vaste renouvellement du théâtre de langue allemande.
Lui sont alors associés de très nombreux auteurs tels que Wolfgang Bauer, Wolfgang
Deichsel, Heinrich Henkel, Fitzgerald Kusz, Felix Mitterer, Harald Sommer, Thomas
Strittmatter ou encore Peter Turrini qui ont en commun de situer leurs pièces dans des
contextes contemporains, régionalement et socialement délimités, ainsi que de recourir à une
langue fortement mâtinée de colorations dialectales. Placé sous le double signe du Volksstück
critique et du néo-réalisme, ce renouvellement est d’abord valorisé en tant qu’il se démarque
de la démarche militante et totalisante du théâtre documentaire des années soixante (Peter
Weiss, Rolf Hochhuth, Heinar Kipphardt…), puis se voit inscrit dans une nouvelle ligne de
partage qui l’oppose dans la deuxième moitié des années soixante-dix au mouvement de repli
dont certains auteurs dramatiques, regroupés sous le nom de « Nouvelle Subjectivité » ou
« Nouvelle Intériorité », semblent désormais porteurs (Thomas Bernhard, Peter Handke,
Botho Strauss…). Cette ligne de partage constitue en effet un véritable leitmotiv de la critique
théâtrale allemande qui porte un regard insistant sur ce que l’on convient progressivement
d’appeler un « retournement de tendance » – eine Tendenzwende – pour désigner, avec

54
Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1966 et Bayrische Trilogie,
1972 (« trilogie bavaroise » composée de Jagdszenen…, Landshuter Erzählungen et Münchner Freiheit) ; Franz
Xaver Kroetz, Heimarbeit. Hartnäckig. Männersache. Drei Stücke, 1971 et Stallerhof. Geisterbahn. Lieber Fritz.
Wunschkonzert. Vier Stücke, 1972 ; Rainer Werner Fassbinder, Katzelmacher. Preparadise Sorry Now. Die
Bettleroper, 1970 et Das Kaffeehaus. Bremer Freiheit. Blut am Hals der Katze, 1972. Notons que la revue
Theater heute a désigné Travail à domicile comme la meilleure pièce de l’année 1971.
55
Parmi elles, mentionnons Le Bouc (1969), réalisé par Fassbinder et présenté au Festival de cinéma de
Mannheim où le film obtient plusieurs prix, Scènes de chasse en Bavière (1969) réalisé par Peter Fleischmann et
présenté au festival de Cannes dans le cadre de la Semaine de la Critique (Sperr joue le rôle d’Abram), Les
Larmes amères de Petra von Kant (1972) réalisé par Fassbinder et présenté au Festival de Berlin, Gibier de
passage (1972) réalisé par Fassbinder d’après la pièce de Kroetz, Liberté à Brême (1972) réalisé par Fassbinder
d’après sa mise en scène de la pièce et diffusé à la télévision (SDR/SWF/SR), Haute-Autriche (1973) réalisé
d’après la mise en scène de Dieter Braun et diffusé à la télévision (ZDF), Perspectives ultérieures (1974) adapté
pour la télévision par Kroetz lui-même d’après sa propre pièce (Therese Giehse joue le rôle de Frau Ruhsam).
Dès leurs premiers succès, Kroetz et Fassbinder se sont intéressés au médium télévisuel et à la façon dont celui-
ci pouvait pallier l’incapacité des théâtres à attirer un public spécifiquement populaire ; sur ce point, cf. Franz
Xaver Kroetz, « Kritik statt Spaß : Volkstheater im Fernesehen – kritisch Anmerkungen », Frankfurter
Rundschau, 21 août 1971. Enfin, hors du champ strict de l’adaptation, signalons la réalisation par Fassbinder du
feuilleton Huit heures ne font pas un jour (cinq épisodes sont diffusés sur la chaîne ARD d’octobre 1972 à mars
1973), où la représentation du quotidien souvent joyeux, solidaire et combatif d’une famille ouvrière offre un
étonnant contrepoint à l’âpreté de ses pièces et de ses films.

135
nostalgie ou soulagement, le grand retour de l’intime sur les scènes et leur massive
dépolitisation56. Kroetz joue d’ailleurs un rôle non négligeable dans la fixation de cette
opposition en multipliant les attaques contre l’empire croissant de ce nouveau théâtre qui
privilégie « le plus intérieur de l’intérieur vu de l’intérieur » et s’absorbe dans la
contemplation nombriliste et aporétique de « petites catastrophes très privées, réservées à une
douzaine d’initiés »57.
L’auteur de Travail à domicile occupe toutefois une place très singulière au sein de
cette nomenclature nécessairement simplificatrice. Cette singularité tient notamment au cadre
très étroit où tend à se maintenir sa dramaturgie : à rebours des pièces chorales de Sperr ou
Fassbinder et de leur insistance sur les impulsions grégaires de l’individu pris dans son
groupe, son village ou sa bande, Kroetz opte pour des microcosmes souvent circonscrits aux
murs de l’appartement et sa critique de l’oppression sociale repose sur une symptomatologie
qui se tient au plus près de l’individu pris dans son isolement domestique. Sous cet angle, il
participe pleinement au resserrement des perspectives observé sur les scènes allemandes et
l’un des défis majeurs de son écriture sera précisément d’échapper au solipsisme abstrait qu’il
implique en inscrivant la présence phagocytaire du monde – et d’un monde précisément
hiérarchisé – au cœur du huis clos où il ne laisse de confiner ses personnages. Mais cette

56
Cf. Florence Baillet, L’Utopie en jeu, op. cit., chap. IV « Un désintérêt croissant à l’égard de l’utopie et du
politique (dans la revue théâtrale de RFA Theater heute) », pp. 141-168.
57
Franz Xaver Kroetz, « Tagebuch 17.9.1982 », Die Zeit, 24 septembre 1982, cité et traduit in Florence Baillet,
L’Utopie en jeu, op. cit., p. 204. Formulée au début des années 1980, cette attaque est alors nuancée par des
propos où Kroetz, évoquant les virages de son écriture, avoue s’intéresser davantage à ses « propres ruines
existentielles » et dit se sentir beaucoup plus proche de Handke que de Hochhuth (Franz Xaver Kroetz, « Ich
schreibe nicht über Dinge, die ich verachte. Ich bin für mich sehr interessant », Theater heute, juillet 1980,
p. 18). Reste que la Nouvelle Subjectivité a constitué durant la décennie précédente une cible récurrente des
interventions publiques de Kroetz, qu’il s’agisse de sa participation à un débat télévisé hautement polémique
l’opposant précisément à Peter Handke (LiteraTour III, émission animée par Richard Hoffmeister et diffusée sur
ZDF le 5 décembre 1976 – on en trouvera la transcription in Richard W. Blevins, Franz Xaver Kroetz. The
Emergence of a Political Playwright, New York, Peter Lang, 1983, pp. 247-255) ou de ses différentes
allocutions lors des congrès du Parti Communiste allemand (Franz Xaver Kroetz, « “Zur Diskussion” – Beiträge
zum Bonner Parteitag der DKP », kürbiskern 3, 1976 et « Diskussionsbeiträge zur Kulturpolitik auf dem
Mannheimer Parteitag der DKP », kürbiskern 7, 1979). Sur cette opposition, cf. Ingeborg C. Walther, The
Theater of Franz Xaver Kroetz, New York, Peter Lang, « Studies in Modern German Literature », 1990, chap. II
« The contemporary West German theater scene : the “New Realism” and the “New Subjectivity” », pp. 15-33.
Outre le panorama qu’elle offre du paysage théâtral allemand des années 1970, cette étude a l’intérêt de nuancer
les termes de l’opposition entre néo-réalisme et Nouvelle Subjectivité : « Les auteurs qui ont été associés à la
dite “Nouvelle Subjectivité” (Botho Strauss, Thomas Bernard, Peter Handke) partagent non seulement avec les
auteurs “réalistes” […] la réduction des perspectives, le statisme des formes et le scepticisme qui pèse sur la
langue dans leurs pièces, mais aussi ce que l’on peut considérer comme trois thèmes majeurs, d’ailleurs
étroitement liés : la représentation de l’individu comme automate, manipulé par des modes d’interaction sociale
de plus en plus mécanisés ; la métaphore du théâtre comme expression d’une existence réduite à un jeu de rôles
strictement utilitaires ; la subversion du partage entre comportement normal et anormal tel que nos perceptions
ont coutume de l’instituer. […] Du point de vue formel, ces enjeux conduisent nécessairement au renoncement
au dialogue et à l’action dramatique tels qu’on les envisage traditionnellement à la faveur de descriptions
minutieusement détaillées de segments resserrés de la vie quotidienne » (id., pp. 23-25 – nous traduisons).

136
singularité tient tout autant à la durée et à l’évolution de son parcours en tant qu’auteur :
tandis que Sperr, après sa Trilogie bavaroise, s’éclipse comme dramaturge, que Fassbinder
prend rapidement le parti du cinéma pour cesser définitivement toute activité théâtrale à partir
de sa démission, en 1975, du Theater am Turm de Francfort et que bien des néo-réalistes
plébiscités au tout début de la décennie tombent peu à peu dans l’oubli, Kroetz non seulement
continue d’écrire et d’être joué, mais adopte une posture pour le moins « inactuelle » en
militant au sein du D.K.P. de 1972 à 1980 et en infléchissant les orientations de sa
dramaturgie vers plus de lisibilité et d’efficacité politiques :
Si l’on examine mes pièces avec précision, il est très facile d’établir que l’engagement social qui les
sous-tend n’est pas le fruit d’une analyse sociologique faite par l’auteur, mais celui de l’effroi et de la
colère devant les faits tels qu’ils sont. D’ailleurs, ces pièces n’incitent pas non plus le spectateur à
élaborer des analyses, mais l’incitent plutôt à avoir pitié. La pitié est un sentiment a-politique. L’auteur
Kroetz était donc bien un auteur a-politique. Mais si l’on considère son évolution depuis Wildwechsel
jusqu’à Oberösterreich, on pourra constater sans peine qu’il a appris quelque chose, qu’il est à la
recherche d’une expression politiquement fondée et économiquement étayée. […] Aussi ai-je
commencé à me poser des questions : quelle attitude avais-je donc vis-à-vis de mes personnages ? Et
j’en arrivai à la conclusion que je n’aurais pas été en mesure d’offrir une alternative à mes personnages
s’ils m’avaient demandé : Kroetz, nos problèmes, tu les connais parfaitement ! Mais que nous faut-il
faire pour en sortir ?58

Prônant, sous la fraîche paternité de Brecht, la nécessité de passer d’un réalisme « descriptif »
à un réalisme « actif »59, Kroetz entame donc une nouvelle période de création dont sa
trilogie, composée d’Oberösterreich (Haute-Autriche) en 1972, Das Nest (Le Nid) en 1974 et
Mensch Meier en 1977, fournit une manifestation exemplaire60.
Particulièrement attentif aux malentendus provoqués par ses premières pièces qu’il se
met d’ailleurs à retravailler61, le dramaturge multiplie les déclarations d’intention qui insistent
sur les différents déplacements à opérer : abandon des « cas extrêmes » au profit de « cas
moyens » de sorte à favoriser l’identification du spectateur et à désamorcer toute confusion
entre les personnages et la société qui les conditionne ; clarification des rapports de pouvoir,
de leurs causes et de leurs effets, de leurs sources et de leurs destinataires, de sorte à favoriser
la compréhension sur la pitié et à rendre les pièces plus accessibles ; ouverture de perspectives

58
Franz Xaver Kroetz, « Ich säße lieber in Bonn im Bundestag », art. cité, p. 589.
59
Franz Xaver Kroetz, « « Zu Bertolt Brechts 20. Todestag », kürbiskern 1, 1977, pp. 91-100.
60
Nous reprenons peu ou prou ici la périodisation proposée par Gérard Thiérot, Franz Xaver Kroetz et le
nouveau théâtre populaire, Berne, Peter Lang, coll. « Contacts », 1987. Celui-ci distingue entre « le Volksstück
“noir” – de Wildwechsel (1968) à Wunschkonzert (1971) : Kroetz dénonce » et « le Volksstück militant – de
Dolomitenstadt Lienz (1972) à Der Stramme Max (1978) : Kroetz exhorte ». Précisons à sa suite que la nouvelle
manière kroetzienne telle qu’elle se fixe véritablement avec Das Nest sous la forme d’une « dramaturgie du
premier pas » s’accompagne d’expérimentations contrastées, qu’il s’agisse d’incursions du côté de l’agit-prop et
de la pièce didactique (Dolomitenstadt Lienz, Münchner Kindl en 1973) ou d’adaptations de pièces de Friedrich
Hebbel (Maria Magdalena en 1972, Agnes Bernauer en 1975).
61
C’est notamment le cas de Männersache (Une Affaire d’homme) qui donne lieu à deux nouvelles versions
délestées de la charge scandaleuse de la pièce initiale et réservant une place croissante à la parole subjective des
personnages : Ein Mann ein Wörterbuch (1973) et Wer durch Laub geht… (1976).

137
positives – premiers pas vers la prise de conscience, accès progressif à une parole propre – de
sorte à endiguer toute impression de fatalisme et mettre en valeur le caractère transformable
des personnages. Jusque dans les maladresses de sa réalisation et les réaménagements
multiples dont il fera l’objet, un tel programme a pour nous ceci d’intéressant qu’il pointe
certaines des difficultés consubstantielles à l’économie de la visibilité mise en œuvre par les
dramaturgies quotidiennistes : à cantonner la représentation du pouvoir – dont Kroetz ne cesse
d’affirmer qu’elle constitue l’une de ses préoccupations majeures – aux stigmates qu’il laisse
sur ses victimes, comment s’assurer que le spectateur reconnaisse ces stigmates en tant que
tels, prenne en charge le raisonnement déductif nécessaire pour le mener des conséquences
individuelles qui lui sont décrites à l’analyse des mécanismes sociaux qui en sont causes et
parvienne ainsi à faire ce premier pas dont les personnages s’avèrent incapables ?
Semblable questionnement pointe d’autant mieux ces difficultés qu’en dépit de ses
velléités régulières de passer de la « cuisine » à la « cantine » et d’ouvrir la focale à
l’ensemble du spectre social pour donner à voir « ceux qui tirent les ficelles »62, Kroetz ne
quitte que très rarement le cadre domestique de ses premières pièces, faisant de chaque opus
le lieu d’une nouvelle équation rejouant les rapports de l’intime et du monde, de l’implicite et
de l’explicite. Comme on peut d’ores et déjà le constater, la référence brechtienne engage
essentiellement l’impact que Kroetz entend donner à ses pièces et fournit un modèle peu
opérant pour envisager les inflexions de son écriture. En effet, la gageure consiste ici à rendre
pleinement visible l’inscription des individus sur la scène sociale sans pour autant sortir de
l’horizon auquel se borne leur quotidien privé – enjeu d’une pédagogie incertaine qui tend
parfois à substituer l’émancipation des personnages à celle des spectateurs jusqu’à faire dire
aux premiers ce que le dramaturge craint de ne pas avoir su montrer aux seconds. Pour ne pas

62
Cf. Franz Xaver Kroetz, « Über Leute schreiben die ich sehr gut kenne », entretien avec Thomas Thieringer,
Backnanger Kreiszeitung, 9 janvier 1973 : « Mon intention, c’est de montrer une conscience politique, des
mouvements de société de grande envergure ; il faut quitter la cuisine-salle à manger pour aller dans la cantine
d’entreprise » ; cf. Franz Xaver Kroetz, « Ich säße lieber in Bonn im Bundestag », art. cité, pp. 590-591 : « Je
dois trouver la force dramatique de représenter un chef d’entreprise, un commissaire de police, un représentant
du CSU ou un maire du SPD. Si je veux dire quelque chose sur le pouvoir, alors je dois donner la parole aux
puissants. Autrement dit, je dois abandonner les minorités pour, d’une part, m’intéresser aux puissants, d’autre
part, m’intéresser à la moyenne » ; cf. Franz Xaver Kroetz, « Die Lust am Lebendigen », Weitere Aussichten…,
op. cit., pp. 599-600 : « Je veux consacrer mes pièces à la représentation des rapports de pouvoir – des rapports
de pouvoir au sein de la famille, de la société, des rapports d’oppression et de peur. Et je compte toujours
montrer qui établit ces rapports et pourquoi, pour quelles raisons quelqu’un provoque quelque chose chez un
autre et quels en sont les effets. C’est cela que je vise. […] Jusqu’à présent, je ne me suis toujours attaché qu’aux
conséquences, les conséquences sur les petites gens. Mais cela ne me suffit plus. Il faut qu’apparaissent ceux qui
sont à l’autre extrémité, les chefs d’entreprise, ceux qui tirent les ficelles… Reste que se contenter de dénoncer,
de décrire le chef d’entreprise affreux, sale et méchant, cela n’a aucun sens. Non, il faut que ce soit juste. Mais
alors, comment dois-je à l’avenir représenter ce Monsieur Siemens dont je ne ferai jamais la connaissance ? Il
faut que j’abandonne le schème d’écriture auquel je me suis tenu jusqu’à présent – je n’écris que ce que je
connais – et que j’essaie de montrer les choses telles que je me les représente. Il faut donc que j’invente ».

138
apparaître clairement en France en raison du désordre chronologique des publications et des
mises en scène comme du dédain assez net dont pâtissent les œuvres que Kroetz a écrites dans
la deuxième partie des années soixante-dix sous le signe du « réalisme socialiste
occidental »63, cette évolution est d’importance et il sera fécond d’en suivre ponctuellement
les modalités et les enjeux lors de certains de nos développements dramaturgiques. Suivant la
courbe tremblée de ses engagements et bientôt de ses désillusions, les oscillations perpétuelles
du réalisme kroetzien, passé d’une forme résolument fragmentaire et trouée à des tentatives
beaucoup plus articulées, voire conventionnelles, pour s’élargir progressivement à ce qu’il
désigne lui-même comme un « réalisme fantastique »64 ouvert aux images symboliques, aux
rêves comme aux hallucinations des personnages, nous offrent un prisme pertinent pour
envisager certaines des tensions qui travaillent le geste quotidienniste en même temps qu’elles
permettent de prendre définitivement acte de la variété de ses réalisations.
Si l’on ne connaît (toujours) en France qu’une partie très restreinte de l’œuvre
prolifique de Kroetz, force est de constater qu’il occupe une place prédominante au sein de la
nébuleuse allemande que nous venons d’évoquer. Les deux protagonistes essentiels de sa
découverte en France sont Claude Yersin qui met en scène Haute-Autriche et Concert à la
carte en 1973 à la Comédie de Caen et Jacques Lassalle qui met en scène Travail à domicile
en 1976 au Petit T.E.P. à Paris. Parce que leurs créations respectives s’inscrivent alors dans
une programmation cohérente qui, nous y reviendrons, explore explicitement le quotidien et
juxtapose sous ce prisme corpus allemand et français, ces trois spectacles « en chambre »
contribuent fortement à la mise en valeur d’une tendance commune, qui paraît ici nettement
marquée par l’investissement politique et critique de la vie domestique des petites gens.
Publiées et traduites aux Editions de L’Arche en 1976 (avec Train de ferme, Une Affaire
d’homme et Meilleurs Souvenirs de Grado), ces pièces de Kroetz restent, aujourd’hui encore,
parmi les plus connues et Haute-Autriche, œuvre de transition qui échappe à la charge
scandaleuse de la première manière sans céder aux ficelles didactiques qui caractériseront

63
Précisons que la conciliation du réalisme et du socialisme s’offre à Kroetz comme une véritable quadrature du
cercle qui le montre toujours soucieux d’éviter l’écueil de la pièce à thèse et le modèle alors promu en R.D.A. ;
cf. Franz Xaver Kroetz, « Zu Bertolt Brechts 20. Todestag », art. cité, pp. 92-97 : « Comment montrer une
nouvelle perspective sans perdre en justesse dans la représentation des hommes, sans perdre en honnêteté vis-à-
vis des personnages pris individuellement ? [...] Comment faire en sorte que l’auteur puisse se tenir au-dessus
des personnages sans pour autant perdre contact avec eux et s’éloigner de ce qu’ils pensent ? […] La position du
réalisme socialiste sur l’utopie positive et le refus sectaire de toute autre possibilité ne nous mènent pas très loin
et nous empêchent de voir certaines choses. [...] Entre le fatalisme méprisant, le pessimisme, et la position de
fond positive [...], il y a de nombreuses nuances dans le tâtonnement, le dénuement, le désespoir, les attentes, qui
ressortissent tout à fait au réalisme socialiste ».
64
Franz Xaver Kroetz, « Ich meine, wenne, dann phantastischer Realismus… Ein Gespräch über Nicht Fisch
nicht Fleisch », Programmheft : Schauspiel Frankfurt, Frankfurt/Main, Druck E. Imbescheit KG, 6 janvier 1982.

139
bientôt la seconde, est régulièrement jouée pendant la décennie. Notons par ailleurs qu’en
dépit du caractère sélectif des publications de L’Arche, d’autres pièces de Kroetz ne sont pas
moins occasionnellement traduites et jouées, permettant de donner une idée de la variété de
ses expérimentations formelles : Le Nid, mis en scène par Alain Françon (1976 / Théâtre
Eclaté d’Annecy) ; Marie-Madeleine (d’après Hebbel), mis en scène par Gilles Atlan (1976 /
Théâtre du Regard) ; Mensch Meier, mis en scène par Jean-Christian Grinevald (1980) et
Perspectives ultérieures, mis en scène par Gilles Atlan (1981 / Théâtre du Regard) et
interprété par Denise Péron.
De Martin Sperr, il semble en revanche que seule la pièce Scènes de chasse en Bavière
soit véritablement parvenue à passer la frontière, aidée en cela par le très fort impact du film
de Peter Fleischmann (1969), la traduction consécutive de Michel Dubois bientôt parue à
L’Arche (1970), puis la mise en scène de Robert Gironès (1973 / Théâtre de la Reprise).
Refusant le vérisme brutal de Fleischmann et ce qui, en lui, tend à naturaliser le tableau rural
pour en faire le reflet particulier d’une bestialité universellement partagée, Gironès exploite la
très exotique « bavaroisité » du cadre offert par la pièce pour mettre précisément au jour le
fossé qui sépare la représentation mythologique que les personnages se font du monde et la
réalité de leur travail et de leurs besoins quotidiens.
Sperr part délibérément du théâtre paysan bavarois. Il le pousse presque vers l’opérette : nombreux
changements de lieux, lieux exotiques et multiples. Même pour un Allemand, la Bavière, c’est le
folklore, l’exotisme. Sperr reprend une forme ancienne et joue avec elle, de même qu’il utilise au niveau
du langage le dialecte bavarois.
Nous n’allons donc pas fuir l’exotisme mais l’utiliser à fond pour produire l’effet principal de la mise en
scène : manifester clairement la contradiction qui existe entre la situation économique des villageois et
leur structure idéologique, c’est-à-dire montrer l’aveuglement des villageois à l’endroit de leurs
conditions réelles d’existence. Montrer comment les villageois, faute de comprendre que la vie c’est la
lutte des exploiteurs contre les exploités, s’imaginent que c’est le combat du Bien contre le Mal, de la
Vertu contre le Vice. Le décor « typiquement » bavarois, le décor d’opérette qui rappelle les chromos
des peintres du dimanche, toute cette Bavière idyllique qui descend des cintres, c’est la représentation
idéalisée que les gens de Reinöd se font de leur monde. Un monde harmonieux et sans conflit. C’est
pour être dignes de ce monde, pour en préserver l’intégrité, qu’ils vont traquer l’intrus, le personnage
dissonant, l’homosexuel.
Par contre, tout ce qui les situe dans leur réalité économique, leur travail, leur vie quotidienne, sera très
réaliste : les outils et les costumes par exemple65.

Inscrivant le dispositif ironique du Volksstück horváthien dans le cadre d’un projet fermement
nourri par la pédagogie brechtienne (on pense à Mère Courage… mais aussi à Têtes rondes et

65
Robert Gironès, « Scènes de chasse en Bavière… pour préserver le monde idyllique de l’ordre moral », propos
recueillis par René Fugler, Documents 47, supplément à TNS Actualité, 1973. Un tel angle d’approche nécessite
que le jeu désamorce toute possibilité, pour le spectateur, d’en appeler à la monstruosité des personnages ; cf.
Jacqueline Autrusseau, « Du théâtre insolent », Travail théâtral, n° 12, juillet-septembre 1973, p. 123 : « Ces
gens sourds et aveugles, obstinés à défendre les miettes de vie qui leur sont allouées, les comédiens de la Reprise
n’en font pas la caricature apitoyée ou hargneuse. Ils en montrent seulement les comportements successifs,
souvent contradictoires, et que ne lie aucun projet, aucun désir de comprendre et d’avancer. Chacun joue sa
scène, fait les gestes et le bruit qu’exige un instant sa situation, puis revient à son point mort ».

140
têtes pointues en ce qui concerne la substitution d’une lutte à une autre), la proposition de
Gironès est clairement tournée vers l’historicisation du quotidien, quitte à surévaluer quelque
peu la place motrice des rapports économiques d’exploitation au détriment de la dynamique
pulsionnelle qui anime la masse villageoise et de la multiplication des procédures de
discrimination qu’elle met en œuvre avant l’organisation de la chasse et sa récupération par le
Bourgmestre. Quant aux autres opus de la trilogie, ils n’ont manifestement pas joui du même
intérêt et s’il est toujours malaisé de faire des conjectures en matière de diffusion des œuvres,
il nous paraît néanmoins intéressant de préciser que Landshuter Erzählungen et Münchner
Freiheit ont en propre de représenter « ceux qui tirent les ficelles » : la première pièce engage
en effet la rivalité de deux entrepreneurs du bâtiment dans la Bavière de 1958 quand la
deuxième évoque la politique de rénovation d’un quartier de Munich sur fond de manœuvres
spéculatives et politiciennes contre lesquelles des étudiants gauchistes issus de 68 essaient
vainement de lutter. Sous cet angle, Scènes de chasse en Bavière trouve sa place dans une
geste panoramique qui, s’arrêtant en trois lieux (le village, la ville moyenne, la grande ville) à
trois époques différentes (l’immédiat après-guerre, les années du miracle économique,
l’après-68), entend montrer les rapports de pouvoir, d’exploitation et d’oppression, qui
traversent l’ensemble de la société allemande, depuis les tendances fascisantes des petites
gens jusqu’à la collaboration du grand Capital et de l’Etat. Outre le fait que l’incarnation de
« puissants » identifiables comme tels peine ici à ne pas individualiser les modes d’exercice
du pouvoir et prend dès lors le risque de simplifications fautives au regard de la complexité du
réel (comment représenter Monsieur Siemens sans en faire une ordure, autrement dit sans
détourner le spectateur de la critique sociale du système à la faveur de la critique
psychologique de ses protagonistes ? demande Kroetz à la même époque), il semble que
l’élargissement de la focale proposé par Martin Sperr n’ait pas tenté les scènes françaises,
confirmant peu ou prou ce passage à la plus petite dimension dont nous ne cessons de dessiner
les contours66.
En ce qui concerne Rainer Werner Fassbinder, la première création française de l’une
de ses pièces a lieu en 1975 (Liberté à Brême est mis en scène par Michel Dubois à la
Comédie de Caen67) et la publication suivie de son œuvre théâtrale par les Editions de
L’Arche ne commence véritablement qu’à partir de 1977 (Le Bouc, Les Larmes amères de

66
Michel Dubois a néanmoins proposé une traduction de Landshuter Erzählungen (Contes de Landshut),
disponible à L’Arche sous forme manuscrite.
67
La pièce est à nouveau créée en 1982 dans une mise en scène de Jean-Pierre Berthier (La Réplique / Vidéo 13)
et en 1983 dans une mise en scène de Jean-Louis Hourdin (G.R.A.T.). Elle est également jouée en Belgique dans
une mise en scène de Philippe Van Kessel (Théâtre de l’Atelier rue Sainte-Anne) en 1983.

141
Petra von Kant et Liberté à Brême en 1977, Preparadise sorry now et Du Sang sur le cou du
chat en 1980), s’étoffant largement après sa mort en 1982. Placées sous le signe d’une
violence ordinaire qui se déploie dans tous les milieux (populaire, petit-bourgeois,
bourgeois…) et qui repose sur la circulation ininterrompue de relations de domination, de
soumission et de dépendance, indissociablement économiques, sociales, affectives et
érotiques, ces cinq pièces signalent déjà l’étendue des ressources dramatiques exploitées par
le dramaturge : reprise sèche et épurée du Volksstück fleisserien (Le Bouc), « comédie
sensible aux modulations tragiques »68 et teintée de mélodrame (Les Larmes amères de Petra
von Kant), « tragédie bourgeoise » saturée d’humour noir et tendant vers le grotesque (Liberté
à Brême), algorithmes expérimentaux qui franchissent un seuil dans le processus d’abstraction
du réel en renonçant à inscrire les personnages dans un milieu déterminé et en radicalisant les
opérations de montage par l’insertion d’éléments non-dramatiques ou la répétition à
l’identique de scènes et de répliques (Preparadise sorry now69, Du Sang sur le cou du chat70).
Pour être omniprésente, la vie quotidienne se voit soumise ici à des processus très contrastés
de distanciation et de schématisation, depuis le travail opéré de l’intérieur sur le langage
social et ses effets coercitifs de choralité (Le Bouc) jusqu’à l’intrusion d’un personnage
étranger et totalement irréel prenant lui-même en charge leur dévoilement (Du Sang…). Plus
encore que celui de Kroetz, le « réalisme » de Fassbinder doit faire l’objet d’une définition
extensive, beaucoup moins tributaire de sa capacité à adhérer à quelque réalité préexistante
qu’à son souci constant d’en extraire le sens par tous les moyens artistiques possibles, ces
derniers comprenant souvent d’ostensibles détours par des formes théâtrales rigoureusement
codifiées. Ce qu’il dit de son cinéma vaut ici pour son théâtre :

68
Philippe Ivernel, « Théâtre de R. W. Fassbinder », postface, in Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc. Les
Larmes amères de Petra von Kant. Liberté à Brême, op. cit., p. 128.
69
Preparadise sorry now repose sur « quatre groupes de matériaux » : des « scènes relatives au comportement
fascistoïde fondamental dans la vie quotidienne en chacune desquelles deux personnes agissent contre une
troisième » (Preparadise sorry now, op. cit., p. 8), des récits consacrés au couple formé par Ian Brady et Myra
Hinley, nazillons anglais qui se livrèrent à la torture et au meurtre dans les années soixante, des dialogues fictifs
entre les deux amants et des passages liturgiques. Ces groupes s’entrecroisent de façon régulière et les scènes qui
appartiennent au premier d’entre eux sont reprises à partir du milieu de la pièce.
70
Du Sang sur le cou du chat repose sur un postulat clairement science-fictionnel : « Phébé Esprit-du-temps a
été envoyée d’une étoile inconnue sur la terre pour écrire un reportage sur la démocratie des humains » (Rainer
Werner Fassbinder, Du Sang sur le cou du chat, trad. fr. Jean-François Poirier, in Preparadise sorry now. Du
Sang sur le cou du chat, op. cit., p. 64) ; confrontée à des personnages qui constituent autant d’emblèmes de la
société (la Fille, la Femme du soldat mort, le Boucher, le Gigolo, l’Instituteur, le Policier…), Phébé assiste à
leurs dialogues quotidiens, en mémorise certaines paroles et se met à les réutiliser hors-contexte, introduisant le
plus grand désordre dans le groupe jusqu’à le réduire à l’aphasie. N’était la référence persistante à la réalité via
les échanges apparemment banals entre les différents personnages (à l’exception de Phébé), un tel dispositif se
rapproche beaucoup de la pièce de Peter Handke, Gaspard (1968), où l’apprentissage de la langue par un
individu encore extérieur à « l’ordre du discours » se solde par un processus de normalisation qui en vient
rapidement à s’enrayer.

142
Je fais des films qui ont un rapport avec la réalité du spectateur ; de cette addition surgit une nouvelle
réalité qui surgit dans la tête du spectateur. La réalité cinématographique fonctionne d’une façon propre
sur l’écran. Le cinéma réaliste fausse la réalité. Je rejette la tautologie. On rend les gens encore plus
cons si on leur montre la réalité comme on pense qu’ils l’imaginent. Ce qu’il faut, c’est dégager le sens
de la réalité. Or le réalisme, le copiage de la réalité, tend, comme la réalité vécue, à cacher le sens pour
ne nous montrer que l’apparence. Le sens, il se cherche ; le créateur doit le dégager71.

Tout en prenant acte de l’inaltérable liberté de Fassbinder et de sa promptitude à s’écarter


radicalement de la forme du drame, nous privilégierons celles de ses pièces qui s’y inscrivent
– ou feignent de s’y inscrire – pour mieux la démonter. Parce que la nouvelle économie de la
visibilité que nous cherchons à mettre au jour tire une partie de ses effets du maintien
apparent de la fable dramatique et des déflagrations, plus ou moins violentes, plus ou moins
ténues, qu’entraînent sa dessiccation, son morcellement ou sa surcharge, Le Bouc et Liberté à
Brême concentreront l’essentiel de notre intérêt. De la mécanique imparable qui conduit de
jeunes exclus à peine identifiables à procéder à leur tour à de sauvages exclusions au combat
héroï-comique que mène une petite-bourgeoise du XIXe siècle contre ses oppresseurs
domestiques, ces deux pièces proposent des dramaturgies du pouvoir au quotidien à la fois
antagonistes et complémentaires qui donnent une juste mesure des extrêmes entre lesquels se
déploie notre corpus. Enfin, il convient d’insister sur l’impact des films de Fassbinder diffusés
en France (une première rétrospective est organisée par la Cinémathèque Française en 1974)
et sur la force particulière d’interpellation qu’ont pu avoir Pourquoi Monsieur R. est-il atteint
de folie meurtrière ?, Le Marchand des quatre saisons et, plus encore, Tous les autres
s’appellent Ali. Jouant d’un réalisme continûment décalé et stylisé où la lenteur des gestes, la
parcimonie des échanges et la précision du cadrage exacerbent la violence, latente ou
manifeste, des vies opprimées qui nous sont montrées, de tels films nourrissent
indubitablement la recherche quotidienniste dont le cinéma constitue d’ailleurs une source
récurrente d’influence. Topographie glaciale d’appartements confinés où la table en formica
et la toile cirée se détachent comme les signes cruels d’un univers désolé, hiératisme de corps
prisonniers d’eux-mêmes, jeu faussement atonal des comédiens, jusqu’à la mise en question,
résolument ouverte, du regard porté sur les personnages, à l’intérieur comme à l’extérieur de
la fiction… plus encore peut-être que ses pièces, tout un pan de l’œuvre cinématographique de
Fassbinder offre un point de repère extrêmement fécond pour envisager la théâtralité
quotidienniste, qu’il s’agisse de la scène imaginaire sollicitée par les textes eux-mêmes ou de

71
Rainer Werner Fassbinder, « Dégager le sens de la réalité : “Je rejette la tautologie” » (entretien), Cinéma 74,
n° 93, décembre 1974, p. 72. N’était la connotation péjorative que Fassbinder prête ici au « réalisme » auquel il
refuse de se voir affilié, sa distinction entre le copiage de la réalité et le travail formel qui préside à son
élucidation fait très nettement écho à la distinction brechtienne entre « naturalisme » et « réalisme », décidément
opérante pour envisager les dramaturgies qui nous préoccupent.

143
certaines des mises en scène de l’époque. Monsieur R., Hans Epp, Emmi et Salem constituent
ainsi de très proches parents des « petits hommes » qui investissent les scènes françaises dans
les années soixante-dix et il sera utile, le cas échéant, de pointer certaines convergences entre
leurs parcours respectifs.
Pour conclure ce panorama des dramaturgies d’outre-Rhin qui participent à
l’exploration du quotidien, mentionnons aux marges du trio que nous venons d’évoquer la
présence d’auteurs tels que Heinrich Henkel et Herbert Achternbusch. A l’un et l’autre bout
de la décennie mais aussi à l’un et l’autre pôle du réalisme plus ou moins revisité, plus ou
moins expérimental, dans lequel s’inscrit le théâtre critique de l’époque, les pièces de Henkel
(Les Branlefer écrit en 1970, Olaf et Albert écrit en 1973) et d’Achternbusch (Ella écrit en
1978, Susn écrit en 1979) ajoutent de nouveaux personnages à la cohorte des petites gens et
autres « sous-privilégiés » qu’accueillent désormais les scènes (ouvriers, fonctionnaire et
commerçant qui ploient progressivement sous le poids de leur normalité chez Henkel, femmes
sous tutelle dont la parole, intérieure ou extérieure, s’érige en irréductible instance de refus
chez Achternbusch). L’ancien ouvrier Henkel est régulièrement joué en France pendant les
années soixante-dix : la pièce Les Branlefer72 est successivement mise en scène par Gaston
Jung (Théâtre Populaire Romand – création en 1972, tournée en Suisse et en France de 1972 à
1975), Dominique Quehec (Maison de la Culture d’Amiens – création en 1973 et
retransmission sur FR3 en 1974) et Alain Françon (Théâtre Eclaté d’Annecy – 1974) ; Olaf et
Albert73 est mis en scène par Jacques Lassalle en 1978 (Théâtre de l’Athénée). Si ces pièces
sont aujourd’hui négligées au titre vraisemblable de leur facture conventionnelle et de la trop
grande lisibilité de leurs enjeux, elles n’en constituent pas moins des références importantes et
la première, description minutieuse puis tragique des conditions de travail de deux ouvriers
peintres, offre un exemple frontal de théâtre populaire concentrant toute son attention sur
l’acception diffuse dont le pouvoir a besoin pour s’exercer. Les pièces d’Achternbusch, quant
à elles, ont un tout autre statut et nous intéressent davantage pour la façon dont elles tordent le
fil quotidienniste et en attestent l’essoufflement. Aussitôt traduites par Claude Yersin qui met
en scène Ella en 1980 à la Comédie de Caen tandis que Susn est mis en scène l’année suivante
par Hans Peter Cloos au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ces deux récits de vie
totalement éclatés réinvestissent certains enjeux des écritures quotidiennistes tout en en
retournant complètement les structures formelles.

72
La pièce n’a pas été publiée mais la traduction française de Jo van Osselt et de Gaston Jung, utilisée pour les
différentes mises en scène de la pièce, est disponible à L’Arche sous forme manuscrite.
73
Heinrich Henkel, Olaf et Albert, trad. fr. Anne Berger, Paris, L’Arche, coll. « Scène Ouverte », 1978.

144
3. Jacques Lassalle et le Studio-Théâtre de Vitry :

écritures et mises en scène du quotidien

L’itinéraire de Jacques Lassalle et son intérêt de plus en plus marqué, en tant qu’auteur
et metteur en scène, pour « un théâtre de notre quotidienneté »74 sont indissociables de
l’histoire du Studio-Théâtre de la banlieue ouvrière de Vitry-sur-Seine et de la façon dont ses
membres ont pensé et fait évoluer le constant souci de son implantation. Fondé en 1967 sous
l’impulsion de la municipalité communiste, le Studio-Théâtre s’inscrit dans une vaste
politique d’action culturelle et de démocratisation artistique. A cette date, l’atelier d’initiation
théâtrale dont Jacques Lassalle a la charge depuis un an au sein du Centre Culturel devient
une association loi 1901 qui comprend amateurs et professionnels et qui se définit comme
« une équipe de création et d’animation autour de ses créations »75 ; empruntant à Vilar
l’exigence d’un théâtre de service public et à Brecht, celle d’un théâtre critique, elle met
parallèlement en scène des œuvres du répertoire (Marivaux, Goldoni, Shakespeare…), jouées
dans un ancien cinéma aménagé, et des micro-spectacles d’animation, assez mobiles et légers
pour pouvoir se déplacer, à la demande des adhérents (entreprises, amicales de locataires,
clubs de jeunes…), dans des lieux non théâtraux. Si les œuvres classiques alors choisies par
l’équipe entendent déjà renvoyer, par la bande, à la situation française et vitriote de l’époque
en privilégiant « la chronique de l’exploitation de l’homme par l’homme » ou encore celle de
« l’exclusion sociale »76, il faut néanmoins attendre quelques années pour que le Studio-
Théâtre se confronte à la représentation directe de « notre aujourd’hui »77. Or cette évolution,
qui s’amorce en 1972 et se concrétise en 1974 avec le spectacle Un Couple pour l’hiver, écrit
et mis en scène par Lassalle, engage un déplacement, dans la façon dont l’implantation est
envisagée, « de l’extérieur à l’intérieur de la création »78 :
nous pensons aujourd’hui que la façon la plus conséquente d’articuler une pratique sociale sur une
pratique théâtrale, c’est de les penser ensemble au principe du mode de production, dans la
détermination et l’écriture même des spectacles. Car il faut être clair. Si nous travaillons encore en
priorité pour permettre l’accès des théâtres à ceux qui n’y vont pas, nous savons assez que l’avenir de
notre action excède singulièrement le seul avenir du théâtre. Mais nous savons aussi que l’essentiel de
notre relation au spectateur continue de se jouer à l’intérieur du produit théâtral et non en son entour79.

74
Jacques Lassalle, « Lettre aux comédiens », in Boccace, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 10-11, automne 1972.
75
Jean-Pierre Jatteau, « Le Studio-Théâtre de Vitry – I. Une lecture », Travail théâtral, n° 20, juillet-octobre
1975, p. 135. Membre du Studio, Jatteau/Thibaudat est chargé de l’administration, des relations publiques mais
aussi de la dramaturgie. En 1976, il écrit une pièce, Histoire de dires, qui sera mise en scène par Lassalle.
76
Id., p. 137.
77
Jacques Lassalle, « Lettre aux comédiens », art. cité.
78
Jean-Pierre Jatteau, « Le Studio-Théâtre de Vitry », art. cité, p. 137.
79
Jacques Lassalle, « Ecrit dans la marge », in Sur Jonathan, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 12-13, automne
1973, p. 6.

145
Tributaire d’un véritable désenchantement quant à la capacité du Studio à rendre le
théâtre au plus grand nombre80, ce déplacement n’est donc pas destiné à parfaire le processus
d’initiation de nouveaux publics par la constitution de nouveaux objets qui, empruntés à leur
réalité, seraient susceptibles de pleinement leur correspondre et, partant, de gagner en
attractivité et en force d’intervention. Au contraire, il est régulièrement présenté par ses
acteurs comme une tentative palliative pour maintenir l’exigence de l’enracinement dans les
limites qui leur sont imposées et la conscience des pouvoirs spécifiques, sinon divergents,
auxquels peuvent prétendre les différents protagonistes, politiques, socio-culturels et
artistiques, mais aussi locaux et nationaux, qui sont engagés dans l’évolution des rapports
entre le théâtre et la cité. Certes, les activités qui relèvent de l’animation culturelle ne sont pas
complètement abandonnées : les phases d’information et de dialogue, en amont et en aval des
représentations, continuent malgré leur espacement progressif, quelques spectacles
d’intervention sont bientôt montés à partir des préoccupations urgentes de la population (sur
le problème des expulsions et des saisies en 1976, sur la place de la culture dans la vie de la
cité en 1977…) et, surtout, le pôle « Théâtre à l’école », sous la responsabilité de Daniel
Girard, ne cesse de se déployer. Reste que ces activités deviennent secondaires par rapport à
la création proprement dite, soucieuse d’élaborer, sur son seul terrain, des interactions que
l’animation n’a manifestement pas su générer : « après l’étape du théâtre dans la cité, l’étape
de la cité dans le théâtre »81.
Tandis que le projet initialement promu par Deutsch et Wenzel visait à concilier le
souci pratique d’un théâtre capable de s’intégrer à la vie des « gens » et la recherche artistique
d’un théâtre qui puisse la représenter, la démarche de Lassalle fonde donc immédiatement son
intérêt pour le quotidien sur l’impossibilité d’une telle conciliation, ancrant paradoxalement la
nécessité d’un « théâtre de la proximité »82 sur l’ajournement, douloureux, de la question de
l’adresse et le deuil des illusions lyriques qui irriguent, selon lui, l’idée de théâtre populaire,
du moins sous la forme qu’ont défendue les tenants de la première décentralisation (mettre le
théâtre à la disposition du plus grand nombre) ou qu’a relayée la déclaration de Villeurbanne
(produire un théâtre que puissent reconnaître ceux qui en sont habituellement exclus) :
A Vitry pas plus qu’ailleurs, mais pas moins qu’ailleurs, nous n’avons par nos seules forces gagné,
sensibilisé, mobilisé la population, et particulièrement les travailleurs, à ce que nous faisons. Seulement

80
Jacques Lassalle, « Lettre aux comédiens », art. cité : « Nous ne croyons pas au miracle. Le temps du
volontarisme et des illusions est passé. Ce n’est pas à partir de ses seules forces et sur son seul terrain que le
théâtre sera rendu au plus grand nombre ».
81
Jacques Lassalle, « L’écriture contemporaine », Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, op. cit., p. 179.
82
Jacques Lassalle, « Le Studio-Théâtre de Vitry – III. Questions à Jacques Lassalle », entretien avec Jean-Pierre
Jatteau, Travail théâtral, n° cité, p. 142.

146
nous ne nous en consolons pas. J’essaie de ne pas me payer de mots et rattraper sur un autre terrain ce
déficit essentiel, premier83.

[A] un moment donné, nous nous sommes aperçus que ce rêve d’inscrire ce théâtre dans la cité était une
utopie, que cela véhiculait pas mal d’illusions […] : nous ne touchions pas effectivement […] le public
auquel nous prétendions.
On s’est dit à ce moment-là : peut-être ces gens de Vitry, que nous côtoyons chaque jour, partout
ailleurs qu’au théâtre, qui ne viennent pas aux représentations, ou si peu, pas moins qu’ailleurs mais pas
davantage, on va essayer de les inscrire au centre même de la scène, d’en faire, par comédiens
interposés, nos véritables protagonistes84.

En somme, il s’agit ici de raconter la vie des gens faute de pouvoir s’adresser à eux,
mouvement empreint de culpabilité tacite et de mélancolie assumée qui synthétise certaines
des tensions relatives à la convocation du quotidien dans le discours des années soixante-dix,
prise entre la définition de nouvelles pratiques susceptibles de remettre le théâtre sur ses pieds
et l’exigence d’une recherche expérimentale, politique et esthétique, qui se sait (parfois) ou se
découvre (souvent) inapte à s’intégrer dans la réalité qu’elle vise.
Les années 72 et 73 constituent une étape transitoire dans le cadre de cette évolution.
Reconnue depuis 1972 comme jeune compagnie professionnelle, pourvue d’une licence
d’entreprise de spectacles et accueillie, plusieurs semaines par an, dans le théâtre Jean Vilar
dont Vitry vient tout juste de se doter, l’équipe du Studio entend désormais participer à la
production globale de l’œuvre scénique et crée successivement Le Décaméron, libre
adaptation de l’œuvre de Boccace, et Jonathan des années 3085, première pièce écrite par
Lassalle. Ces deux créations initient des modes de production que l’on retrouvera par la suite :
réécriture d’un texte narratif déjà existant, travail individuel d’écriture qui se noue, au jour le
jour, aux répétitions avec les acteurs, aux aménagements proposés par le collectif de
réalisation et à la création proprement scénique. Marquées par la recherche archéologique
d’une mémoire occultée et tissant, par conséquent, des rapports encore indirects entre la
fiction au passé et la réalité au présent, elles inaugurent toutefois le passage à une
implantation interne en valorisant un personnel dramatique d’origine populaire (les narrateurs
élégants de Boccace deviennent des artisans et des journaliers dont les récits, convoquant

83
Jacques Lassalle, « Une seule et même démarche… sur deux pieds », propos recueillis par Jacques Poulet,
Atac/informations, n° 84, mars 1977, p. 14.
84
Jacques Lassalle, « L’écriture contemporaine », art. cité, p. 177.
85
Jonathan des années 30 s’inspire de l’Affaire Stavisky. Après l’assassinat du courtier Jonathan, un ancien
ministre se rend dans le cabaret qui servait de couverture au défunt pour annoncer sa mort à ses employés et à ses
intimes et s’occuper de sa succession. Très proche, dans la démarche, du film Stavisky… d’Alain Resnais (1974),
le spectacle refuse la parabole politique et lui préfère la mise en jeu rétrospective des mythes, des reflets et des
discours qui entourent le héros absent et irriguent tout autant la fausse conscience des personnages (à une époque
où le réel, en dehors de l’espace confiné du cabaret, ne cesse de démentir la fiction d’un éternel après-guerre)
que l’imagerie à travers laquelle auteur, acteurs et spectateurs se représentent, aujourd’hui, les années trente.

147
aristocrates et bourgeois, sont en très net décalage avec leur inscription sociale86 ; le cabaret
« des années 30 » compte entraîneuses, portier et barman…), en explorant des formes qui ont
partie liée avec la culture populaire (commedia dell’arte et théâtre d’ombres dans Le
Décaméron, chansons de cabaret et films noirs dans Jonathan…), enfin en instituant les
comédiens en lieux de rencontre privilégiés entre la réalité sociale et la réalité de la fiction
(issus des classes moyennes ou ouvrières, travaillant ou ayant travaillé dans des cadres extra-
théâtraux, habitants de Vitry et porteurs de l’histoire du Studio, ils constituent la nouvelle
interface entre le théâtre et la cité et disposent, à ce titre, d’une place importante dans
l’élaboration de la dramaturgie).
Où nous mènera un tel projet ? Il est trop tôt pour en juger. Mais notre volonté d’ajuster toujours au plus
près une fiction scénique à la réalité complexe qui sans cesse l’informe et la travaille, devait bien nous
amener à produire enfin le tout de la représentation, à fondre dans une même coulée l’écriture textuelle
et l’écriture scénique… Je souhaite que le Décaméron puisse apparaître comme une étape vers la mise
en œuvre nécessaire et prochaine d’un théâtre de notre quotidienneté, d’un théâtre de notre
aujourd’hui87.

Cette mise en œuvre que diffère encore le recours au passé, proche ou lointain,
intervient véritablement avec Un Couple pour l’hiver, marquant le passage à ce que Lassalle
appellera lui-même « l’écriture d’un “théâtre du quotidien” centré, pour une bonne part, sur la
vie de la cité »88, convoquant sur la scène « ces vies grises, banales et pourtant si riches, “si
peu simples”, lorsqu’on les considère d’un peu près »89. Mêlant des éléments
autobiographiques (les origines auvergnates du personnage principal, sa « montée » à la
capitale, le métier de maîtresse auxiliaire de son hôtesse…) et des éléments issus d’un
processus d’enquête auprès de la population vitriote (participation à des réunions d’amicales
de locataires, entretiens au foyer des travailleurs célibataires…), la pièce raconte l’itinéraire
d’Antoine Chassagne. Découvrant la grande ville, celui-ci est partagé entre le cocon
chaleureux mais étouffant où Emilienne tente de le retenir et la découverte du monde
extérieur qui, sous les traits souvent hostiles des habitants de la cité H.L.M. où il habite ou
ceux du travailleur émigré, Mehdi, dont il se fait bientôt un ami, lui enjoint de trouver sa
place, quitte à devoir quitter la scène pour pouvoir enfin se confronter à la réalité et s’engager

86
Cf. Denise Biscos, « De la peste à la peste », Travail Théâtral, n° 11, avril-juin 1973, p. 98 : « Il y a un
teinturier, un charpentier, une servante d’auberge, un portefaix, un fils de marchand qui étudie le commerce, une
jeune bourgeoise et une aristocrate déclassée par son mariage. […] Il ne peut être question pour ces prolétaires,
artisans et “honnêtes” marchands de se livrer, comme les conteurs de Boccace, à une réflexion sur la marche du
monde. Ils n’en ont pas les moyens. Le vécu réel (hors récit) du groupe se réduit surtout à des gestes esquissés,
reflets d’un conflit latent ou du sentiment naissant d’une nécessaire solidarité ».
87
Jacques Lassalle, « Lettre aux comédiens », art. cité.
88
Jacques Lassalle, « Allegro Moderato », in Robert Abirached (dir.), La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le
tournant (1994), Arles, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 151. La pièce est créée à Vitry en novembre 1974, puis
reprise au Théâtre des Deux Portes ainsi qu’à la Cité Universitaire.
89
Jacques Lassalle, « L’écriture contemporaine », art. cité, p. 178.

148
dans la lutte auprès des travailleurs90. A situer cette pièce dans l’évolution du Studio-Théâtre,
la fable d’Un Couple pour l’hiver et ses passages réguliers du dedans au dehors, de
l’enfermement faussement confortable de l’appartement (et de la conscience) d’Emilienne aux
sollicitations de plus en plus intrusives du champ social, suscitent d’étranges échos avec les
interrogations de la compagnie sur son implantation, mais aussi avec celles, plus singulières,
du jeune auteur Lassalle concernant l’inscription de « la pulsion tout à fait subjective et privée
de l’écriture »91 au sein de la collectivité, théâtrale et sociale, vis-à-vis de laquelle il continue
de se sentir responsable. Cette création est rapidement suivie d’une nouvelle pièce de Jacques
Lassalle, Le Soleil entre les arbres, qui radicalise ce jeu d’échanges et d’interpénétrations
entre le dedans et le dehors en nous plaçant d’emblée dans la conscience hallucinée d’un
jeune chômeur accidenté, Pierrot, qui revoit, tout en la nourrissant de ses fantasmes, la
journée qu’il vient de passer, dans les bois, avec Caty et son entourage, offrant autant de
figures archétypales de la classe dominante qui valent moins pour ce qu’elles font et disent
que pour l’accès qu’elles nous offrent à l’imaginaire de ceux qui n’en font pas partie.
A la suite de ces deux créations, l’équipe entame une nouvelle période de création
particulièrement prolifique qui associe la mise en scène de pièces classiques (L’Amant
militaire de Goldoni, Les Fausses confidences de Marivaux) et celle de pièces
contemporaines, françaises (Théâtre de chambre et A la Renverse de Vinaver) et allemandes
(Travail à domicile de Kroetz, Olaf et Albert de Henkel), écriture personnelle (Un Dimanche
indécis dans la vie d’Anna et Avis de recherche de Lassalle, Histoire de dires de Thibaudat) et
théâtre du récit (Risibles amours d’après Kundera, Remagen d’après la nouvelle de Seghers,
L’excursion des jeunes filles qui ne sont plus). Notamment tributaire d’un gel des subventions
municipales qui invite à multiplier les co-productions (avec le Théâtre de l’Est Parisien, le
Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis ou le Théâtre National de Chaillot), mais aussi du souci
de trouver reconnaissance et audience pour des recherches qui peinent à trouver leur public au
seul sein de Vitry, le Studio joue de plus en plus hors les murs. S’il s’agit toujours, se défend
Jacques Lassalle, de promouvoir « une seule et même démarche… sur deux pieds », cette
pratique de « nomades implantés »92 reste éminemment fragile, économiquement et
statutairement, et tend à dissocier de plus en plus l’enracinement proprement géographique
(par l’occupation du Théâtre Jean Vilar deux à trois mois par ans) et celui du projet théâtral

90
Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, Paris, Pierre Jean Oswald, 1974, p. 88 : « Tu m’as assez protégé,
Emilienne. Maintenant je suis partant avec les autres. Avec les autres, je lutterai depuis mon travail. Je partagerai
leurs échecs, je connaîtrai leurs victoires ».
91
Jacques Lassalle, « L’écriture contemporaine », art. cité, p. 178.
92
Jacques Lassalle, « L’introuvable structure de la création. Jacques Lassalle : “S’ancrer dans le lieu de la
nécessité” », entretien avec Jacques Poulet, Atac/informations, n° 89, décembre 1977, p. 4.

149
lui-même (comme recherche d’un théâtre de notre aujourd’hui et, plus largement, comme
l’atteste la présence du répertoire classique, comme interrogation sur les voies d’un théâtre
réaliste de notre temps)93.
Toujours est-il que jusqu’en 1983, date à laquelle Jacques Lassalle succède à Jean-
Pierre Vincent en tant que directeur du Théâtre National de Strasbourg et accepte finalement
une institutionnalisation qui lui semblait jusqu’ici suspecte, les différents spectacles qu’il crée
trouvent dans le quotidien un important facteur de cohésion qui tient simultanément à
l’exigence d’un théâtre critique qui assumerait ses incertitudes en même temps que ses
révoltes et à l’expérimentation de nouvelles formes capables de représenter le réel sans céder
aux artefacts d’une théâtralité spectaculaire et tapageuse. Il est notable, à ce titre, que
l’entretien que Lassalle accorde à Georges Banu en 1978 au sujet de Brecht et de son héritage
prenne la forme d’une poétique d’un « théâtre au présent » où, sollicitant Kroetz, Fassbinder
ou encore « le courant “néo-réaliste” – multiplions les guillemets – du théâtre quotidien »94,

93
Si Lassalle, dans l’exégèse continue qu’il propose de l’évolution du Studio-Théâtre, manque rarement d’en
souligner les tensions, il est toutefois intéressant de lui opposer la lecture plus radicale de Gérard Astor, ancien
membre de l’équipe qui a consacré son doctorat à cette expérience théâtrale ; cf. Gérard Astor, Le Théâtre et la
Cité. Oscillations. Contribution à une critique du mode de production du discours théâtral. Aristophane à
Athènes. Jacques Lassalle et le Studio-Théâtre de Vitry, doctorat de troisième cycle sous la direction d’Anne
Ubersfeld, I.E.T. Sorbonne Nouvelle, 1982. Or ce dernier affirme sans ambages l’échec de l’implantation et en
décèle les prémices dès Un Couple pour l’hiver. Plus précisément, la dissolution progressive du chœur au fil de
la pièce et l’évacuation des contradictions que permet, selon lui, la scène du délire d’Antoine constituent le
double signe d’un coup de force de l’auteur qui assume sa main-mise sur la création et d’un renoncement à faire
jouer jusqu’au bout les rapports du théâtre et de la cité, des personnages et des comédiens envisagés comme
travailleurs du spectacle. La transformation de la dramaturgie à l’intérieur de la pièce renvoie, sous son analyse,
à la transformation pratique du Studio-Théâtre, de son statut et de ses modes de production : « L’irruption d’un
collectif de comédiens affirmé comme tel dans Un Couple pour l’hiver, support d’un chœur des habitants de la
cité, et propre à jouer dans la dramaturgie un rôle de liaison entre la réalité de la cité et la réalité de la fiction
théâtrale, cette irruption advient au moment où le Studio-Théâtre réalise après l’impossibilité d’un projet
d’implantation de la création théâtrale dans la cité par l’exercice d’un collectif d’individus au double statut
social, celle d’atteindre ce même projet par l’exercice d’un collectif spécialisé plus réduit mais qui assurerait le
va-et-vient entre la scène et le monde en s’appuyant sur des structures sociales et culturelles promues par les élus
locaux. Dans le texte le chœur de la cité s’efface rapidement, puis le collectif des comédiens se dissout. […] Le
Studio-Théâtre de Vitry s’engageait dans la voie de la trajectoire individuelle de celui qui en avait été le maître
d’œuvre ; d’une certaine manière l’institution d’Etat, qui ne reconnaît que la personne à qui elle remet son aide
financière a eu raison de l’aventure collective du Studio-Théâtre ; à l’opposé, la subvention de la ville de Vitry
continue d’être versée à l’association fantôme. Cependant, Lassalle, qui va peu-à-peu créer plus ailleurs qu’à
Vitry désormais, cherche des alliés auprès des théâtres publics subventionnés, comme le T.E.P., le Théâtre
Gérard Philipe de Saint-Denis, le Théâtre National de Chaillot, qui poursuivent ailleurs un chemin proche de
l’activité commune du Studio-Théâtre et de la municipalité de Vitry, le TEP à partir du lieu dans ses relations
avec le public, le Théâtre Gérard Philipe dans l’affirmation de la création sur le territoire d’une commune
ouvrière, Chaillot dans l’héritage de son histoire et l’ouverture sur de nouvelles recherches ; le théâtre Jean-Vilar
de Vitry bénéficiera de ces co-productions les accueillant une fois puis deux dans la saison pendant trois
semaines, offrant en échange à Jacques Lassalle et au Studio-Théâtre pratiquement le seul lien vivant désormais
avec la population de leur ville. Lassalle en 1977 quitte lui-même la rue Louise Aglaé Cretté à Vitry pour habiter
Paris, XIème arrondissement. L’expérience vitriote après s’être faite texte fonctionnera désormais – ainsi que le
revendique encore Lassalle – comme mémoire » (op. cit., pp. 109-110).
94
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable… », art. cité, p. 38.

150
l’auteur et metteur en scène trace les contours d’un pôle de recherche cohérent dans lequel il
trouve pleinement sa place en dépit des distinctions et des réserves ménagées par ailleurs :
Ce n’est pas seulement en passant par Arlequin qu’on peut parler d’Abdallah, ce n’est pas seulement en
passant par Coriolan qu’on peut parler des mécanismes de l’histoire. […] Que le théâtre d’aujourd’hui
ne puisse parler du monde où nous sommes sans intercesseurs, sans détours explicites, me paraît à la
fois exorbitant et suspect. […] Le théâtre dit du « quotidien », n’aurait-il que ce mérite, celui d’oser
s’avancer les mains nues et de regarder en face ce qui crie en silence, ce qui ne cesse de nous étreindre
et de nous poursuivre sous la carapace lénifiante des médias, et des codes de représentation dominante ;
ce serait déjà beaucoup. Si le théâtre ne dérange pas, s’il ne nous met pas en crise, s’il ne renouvelle pas
notre regard sur le monde, s’il n’est pas à l’écoute de ceux qui ne parlent pas, alors qu’il disparaisse !95

Maintenant à distance, par force guillemets, la tentation d’homogénéiser les propositions sous
quelque appellation systématique, soulignant à plusieurs reprises sa différence en évoquant
son rapport serein à Brecht et son souci spécifique d’arrimer le travail sur le présent à un
travail sur le passé et sur des textes classiques qu’il convient, selon lui, de perpétuellement
revisiter, Lassalle n’en dessine pas moins une « démarche » commune dont l’enjeu, à partir
d’une « certaine réduction du champ », d’un « glissement de l’historique au quotidien »96, est
de se confronter directement au présent, « de se compromettre dans notre aujourd’hui »97 sans
recourir aux détours encore massivement utilisés de la parabole ou de la Commedia Dell’Arte.
Il ne saurait pourtant s’agir de supprimer tout détour. De Kroetz à Vinaver, l’enjeu est
bel et bien d’« envisager le quotidien comme une réalité à construire plus qu’à reproduire, et
sa banalité comme l’ultime réserve d’un fantastique familier »98. Parce qu’elle paraît
constituer l’en-dehors du théâtre, ce qui, précisément, lui échappe et que menace de
dissolution toute tentative de formalisation, l’immédiate proximité du vécu que visent les
mises en scène de Lassalle sollicite la mise à l’épreuve minutieuse des codes de la
représentation. Elle appelle le plus souvent un dépouillement, un dénuement, qui, processus
autant qu’effets, puissent favoriser chez le spectateur l’exercice pudique et patient d’un regard
et d’une écoute que le théâtre, à l’instar de certains médias, aurait tendance à vouloir
excessivement diriger et canaliser :
Je suis frappé […] par la violence du rejet que provoquent les premières minutes […] de tous les
derniers spectacles que j’ai présentés. Comme si affirmer d’emblée une espèce de volonté de discrétion,
postuler que l’exercice théâtral ne se situe pas sur le plan du spectaculaire, de l’apostrophe violente,
constituait une provocation, une transgression de cette espèce de règle qui veut que l’on soit d’emblée
« accroché ». Je crois qu’il faut permettre à la représentation d’introduire très progressivement le
spectateur dans une autre durée, un autre type d’écoute, une espèce d’état d’attention flottante, comme

95
Id., p. 41.
96
Id., p. 40.
97
Jacques Lassalle, « Risibles amours », art. cité, p. 55.
98
Jacques Lassalle, « Envoi » (1978), in Jacques Lassalle, Pauses, textes réunis et présentés par Yannic Mancel,
Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1991, p. 25.

151
une invitation à entretenir avec son expérience du monde un autre rapport que celui proposé ici et là
dans la représentation théâtrale99.

Du « théâtre du minimum » promu par Vincent à « l’esthétique de la raréfaction »100 mise en


œuvre par Lassalle, se noue la dynamique cohérente et polymorphe d’une recherche
proprement scénique qui relaie très précisément les expérimentations menées sur le territoire
de l’écriture dramatique. En approchant le réel par ses entours ou par ses creux, en travaillant
sur la dilatation de l’instant, le ralentissement du geste, l’espacement des corps comme celui
des répliques, il s’agit non seulement de critiquer l’inflation médiatique et théâtrale du
« spectaculaire », mais aussi d’inventer une théâtralité paradoxale qui puise la force de ses
effets sur l’économie de son dispositif :
Ce qui me touche par-dessus tout, c’est cet art de la simplification, cet art de la cafetière sur fond bleu à
la Chardin, où l’objet scénique est peu à peu quintessencié, ramené à une charge optimale qui ne
procède pas du tout par emphase, par excès mais qui au contraire, provoque une sorte d’implosion ; et
toute cette énergie accumulée dans des formes les plus strictes, les plus épargnées, les plus économes,
doit produire chez le spectateur, une série de déflagrations légères, un plaisir du sens multiplié par
l’émotion et l’implication personnelle101.

A ce travail dont les maîtres-mots sont « la discrétion » et « l’épargne » et qui


emprunte au récit comme à l’écriture cinématographique les moyens de questionner l’art
théâtral à ses frontières, s’articule le souci constant, que cristallise, là encore, le quotidien,
d’investir le territoire privé de la chambre, du couple ou de la conscience individuelle, pour y
déceler les poussées souterraines de la société et de l’Histoire, passée et présente. Forte d’un
soupçon alors fortement répandu quant à la possibilité d’un théâtre historique qui prétendrait à
la totalisation, cette promotion d’un « théâtre de chambre »102 et le parti pris résolument
fragmentaire qui l’accompagne motivent tout à la fois l’écriture, le choix des pièces et celui
des récits. Qu’il s’agisse d’envisager le fascisme hitlérien à travers la mémoire tremblée d’une
narratrice en exil (Remagen) ou les tensions de moins en moins tacites qui opposent deux
voisins bien après la Seconde Guerre Mondiale (Olaf et Albert), qu’il s’agisse, plus encore,
d’interroger ce qui, des rapports sociaux et des oppressions quotidiennes, traverse sourdement
les relations de deux amants (Un Couple pour l’hiver, Risibles amours, Nina, c’est autre
chose, Un Dimanche indécis dans la vie d’Anna), Lassalle affirme régulièrement vouloir

99
Jacques Lassalle, « A la renverse », entretien avec Bernard Dort, Jacques Lassalle et Michel Vinaver, in
Théâtre/public, n° 32, mars 1980, p. 11.
100
Jacques Kraemer, « La mise en scène au présent – entretiens avec Jacques Lassalle », Pratiques, n° 24, août
1979, p. 67 : « Tu définis là ce qui m’apparaît être une spécificité de ton théâtre, une sorte d’esthétique de la
raréfaction, de la théâtralité optimale par l’élimination du superflu. Sur une scène où rien ne bouge – et je pense
à ta mise en scène de la pièce de Vinaver – il est certain que le geste de lever le petit doigt prend une valeur
théâtrale extraordinaire et la voix donne véritablement un effet d’explosion ».
101
Jacques Lassalle, « La mise en scène au présent – entretien avec Jacques Lassalle », art. cité, p. 67.
102
C’est à Lassalle que l’on doit ce titre générique, rassemblant, dans un même spectacle, les deux pièces
autonomes que sont, chez Vinaver, Dissident, il va sans dire et Nina, c’est autre chose.

152
conjuguer Proust et Brecht103, retrouver le second (le devenir historique dans sa dimension
collective mais aussi ce qui, aujourd’hui, participe à son retrait à la faveur des pouvoirs en
place) à travers le premier (le présent parcellaire tel qu’il est subjectivement perçu par
l’individu traqué dans son intimité, ses affects et sa mémoire).
Avant d’insister davantage sur les convergences, d’ores et déjà manifestes, entre
l’entreprise lassallienne et les autres dramaturgies quotidiennistes, soulignons, pour l’instant,
la particularité d’une démarche qui associe étroitement écriture textuelle et écriture scénique
et pour laquelle le quotidien constitue une préoccupation constante, depuis celui que partagent
le directeur et les membres du Studio-Théâtre à Vitry jusqu’à la scène censée en accueillir les
spasmes et les silences – préoccupation constante au sein de laquelle la réflexion sur le jeu de
l’acteur, son rapport à la parole, aux gestes et aux objets quotidiens, occupe d’ailleurs une
place particulièrement importante. Notons, enfin, la spécificité d’un regard qui, très proche en
cela de Vinaver, prône, tout autant que la mise à distance de nos mythologies quotidiennes,
une « amicalité », première et fondatrice, à l’égard de ceux qu’elles traversent. Dans ce cadre,
l’ordinaire des jours n’est pas seulement le lieu d’extension et de réverbération d’aliénations
plus ou moins diffuses ; c’est aussi un territoire phénoménologique dont il s’agit d’explorer,
sous l’apparente banalité, les tropismes, les mystères et les richesses. Cette dimension, sinon
a-politique, du moins infra-politique, prendra bientôt chez Lassalle une place de plus en plus
importante quitte à assourdir progressivement sa révolte104.

103
Cf. Jacques Lassalle, « La part du secret », in Remagen. Anna Seghers, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 15,
octobre 1978, p. 30 : « nous ne savons pas lire Proust en oubliant Brecht. A moins que ce ne soit l’inverse » ;
« L’effet de distance n’est pas un préalable », art. cité, p. 40 : « D’un certaine façon, Proust autant que Brecht ».
104
Travaillées par le motif insistant de la réconciliation, les pièces de Lassalle, Un Dimanche indécis dans la vie
d’Anna (1979) et Avis de recherche (1982), témoignent déjà de cette évolution. La première a pour héroïne une
attachée de presse à la fois tentée et paralysée par l’écriture, qui s’offre comme le double de l’auteur et le relais
de ses « indécisions ». La deuxième s’attarde sur les relations d’un vieil homme, Théo, et d’une jeune fille,
Claudia, nouveau couple pour l’hiver qui, plutôt que de nier le monde alentour, cherche à se mettre en accord
avec lui et avec eux-mêmes. Cette évolution se traduit également dans le choix des pièces mises en scène :
« peut-être que pour moi servir Tchekhov c’est aussi monter d’autres textes que les siens, mais les monter un peu
dans sa lumière, dans cette espèce d’assentiment au réel (la formule a été utilisée à propos de Michel Vinaver),
assentiment douloureux, sans illusion, mais assentiment quand même. […] Cette réalité-là […], il faut quand
même la célébrer et donc poser sur elle ce regard qui fait que les choses les plus banales, les gestes les plus
quotidiens, les mots les plus simples, les situations les plus usées sont placées dans une certaine lumière
d’éternité. Il s’agit encore et toujours d’arracher les choses à la contingence, à la finitude, au ressassement, et les
inscrire dans une autre durée, dans l’émerveillement d’une première fois, dans la plénitude d’un temps retrouvé
et pourtant à jamais perdu » (Jacques Lassalle, « L’appartenance et le retrait » (1980), Pauses, op. cit., p. 151).

153
4. Michel Vinaver : une recherche « dans le » quotidien

Aux côtés de notre quatuor français (Wenzel, Deutsch, Fiévet, Foucher), du trio
allemand qui lui a servi d’aiguillon (Kroetz, Fassbinder, Sperr) et des créations dramatiques et
scéniques de Lassalle, force est de constater que Michel Vinaver occupe une place tout à fait
singulière et que sa reconnaissance critique, dans les années soixante-dix, sous le prisme du
« théâtre du quotidien », peut paraître rétrospectivement suspecte au regard de la continuité de
sa démarche de 1956 jusqu’à nos jours – une continuité dont nous avons déjà observé certains
indices à travers les articles écrits par Vinaver pour Théâtre populaire et que le dramaturge
s’est lui-même régulièrement chargé de mettre en valeur pour nuancer la pertinence de
l’étiquette qui assurait son retour en grâce105. Aussi le très vif intérêt dont jouissent
aujourd’hui ses œuvres, passées et présentes, chez les metteurs en scène et les commentateurs,
s’exprime-t-il sans plus recourir à cette taxinomie devenue obsolète et plus ou moins
insultante, sinon pour souligner le malentendu dont le dramaturge a jadis été victime et
montrer à quel point il a su éviter les maladresses (sociologistes) ou les tentations
(naturalistes) de ses contemporains. Pour notre part, nous nous sommes délesté des propriétés
génériques du quotidien – et de ses effets, contestés et contestables, d’assimilation – pour ne
rester attentif qu’au territoire qu’il vise et à « l’opération de conversion », esthétique et
politique, qu’implique son exploration. Dans ce cadre, il devient non seulement possible, mais
proprement indispensable d’inscrire la trajectoire de Vinaver au sein des recherches
quotidiennistes et de rendre compte de la proximité tangentielle qui se dessine, pendant la
décennie qui nous occupe, entre la courbe autonome de son écriture et celles que tracent les
différents auteurs que nous avons évoqués jusqu’à présent.
De fait, la découverte scénique de l’œuvre de Vinaver, son propre retour à l’écriture et
l’élaboration réflexive de sa poétique et des rapports étroits qu’elle tisse avec le quotidien se
nouent historiquement dans les années soixante-dix. Ce contexte est déterminant pour saisir
certaines différences entre les dramaturgies : les textes fondamentaux qu’a écrits Vinaver à
cette époque – « Le théâtre et le quotidien » (1978) et « Une écriture du quotidien » (1980) –

105
Sur ce point, cf. Michel Vinaver, « Un comique de découverte. Entretien avec Dominique Chautemps »
(1978), Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 291 : « Il semble que le récent avènement du “théâtre quotidien” ait
attiré l’attention sur ce que je fais depuis 1955… » ; Michel Vinaver, « L’exploration du fonctionnement du
pouvoir du triangle », propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon, Acteurs-Auteurs, n° 75-76, janvier-février
1990, p. 37 : « On m’a désigné comme créateur de ce qu’on appelle le théâtre quotidien par rattrapage,
rétrospectivement. Parce que, au moment où j’écrivais les pièces que l’on a ensuite considérées comme le théâtre
quotidien, ce concept n’existait pas. Il est apparu avec la découverte des œuvres de Kroetz et de Fassbinder en
Allemagne et de Wenzel et de Deutsch en France dans les années 70. Alors que moi, je ne crois pas avoir varié
dans ma façon d’écrire le théâtre depuis le milieu des années 50 ».

154
ne sauraient être lus, malgré l’absence de toute référence explicite, sans envisager l’entreprise
de démarcation qui les sous-tend. Mais ce contexte est tout aussi déterminant pour cerner des
convergences qui excèdent, quoiqu’en dise Vinaver, la seule existence d’un matériau
commun106. Si notre délimitation chronologique ne doit pas faire fi de ce qui relève de « la
politique des auteurs » à la faveur trop commode des effets de mode et des amalgames que
peut favoriser la coupe synchronique, nous ne prêtons pas moins crédit à « la politique des
metteurs en scène » et à la cohérence – hautement revendiquée à cette époque – de leur
répertoire : si Alain Françon, dans le cadre du Théâtre Eclaté d’Annecy, a mis successivement
en scène Les Branlefer (1974), Le Nid (1976) et Les Travaux et les jours (1979), si Jacques
Lassalle, deux ans après Travail à domicile (1976), a monté Dissident, il va sans dire et Nina,
c’est autre chose (1978), si Claude Yersin, à la suite de Haute-Autriche et Concert à la carte
(1973), a choisi La Demande d’emploi (1975) pour la Comédie de Caen, nous gageons que
ces options ne relèvent pas seulement de l’association superficiellement thématique mais
engagent bel et bien la recherche d’un théâtre au présent soucieux d’avoir prise sur les formes
d’oppression contemporaines – un théâtre où « “l’affaire” individuelle de chacun […] se
trouve immédiatement branchée sur le politique », où les petits employés pris dans la
« machine collective et sociale » ont la velléité, comme l’écriture elle-même, de « la faire
fuir » au lieu de la « fuir » ou de la « caresser »107. Ces propos que nous empruntons à
Françon au moment où il fait jouer Les Travaux et les jours doivent l’essentiel de leurs
formulations au Kafka. Pour une littérature mineure de Gilles Deleuze et Félix Guattari108.
L’intérêt d’un tel intertexte réside pour nous dans la façon dont il ouvre une troisième voie
entre révolte et soumission et décèle dans le réalisme non spéculaire d’une écriture en prise
sur les lignes de fuite de la machine sociale une modalité critique qui échappe aux schèmes
molaires de l’affrontement et de la contradiction – ce en quoi nous retrouvons, toutes nuances
106
Cf. Michel Vinaver, « L’exploration du fonctionnement du pouvoir du triangle », art. cité, p. 37 : « Le fait que
le matériau soit quotidien en lui-même n’entraîne pas une communauté dans la façon dont on écrit pour le
théâtre ». Si nos analyses dramaturgiques mettront souvent en valeur la variété des écritures quotidiennistes, la
distinction que fait ici Vinaver entre forme et matière ne nous paraît pas opérante au regard de la « forme-sens »
que constitue le quotidien et des questionnements communs qu’engage sa représentation.
107
Alain Françon, « Etre moins un miroir qu’une montre qui avance… », Ecritures, n° 6, février 1979, p. 5.
108
Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Editions de Minuit, coll.
« Critique », 1975, p. 30 : « Le second caractère des littératures mineures, c’est que tout y est politique. […]
[Son] espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. L’affaire
individuelle devient donc d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une tout autre
histoire s’agite en elle » ; p. 85 : « Peut-on en conclure que, n’étant pas “critique de son temps”, Kafka dirige sa
“critique contre lui-même” et n’a d’autre tribunal qu’un “tribunal intime” ? C’est grotesque, parce qu’on fait de
la critique une dimension de la représentation : si celle-ci n’est pas externe, elle ne peut être qu’interne, dès lors.
Il s’agit pourtant de tout autre chose : Kafka se propose d’extraire des représentations sociales les agencements
d’énonciation, et les agencements machiniques, et de démonter ces agencements. […] [Le] démontage des
agencements fait fuir la représentation sociale, de manière beaucoup plus efficace qu’une “critique”, et opère une
déterritorialisation du monde qui est elle-même politique, et n’a rien à voir avec une opération intimiste ».

155
à faire par ailleurs, les enjeux des nouveaux modes de représentation du pouvoir explorés par
les écritures quotidiennistes.
Michel Vinaver a cessé d’écrire pour le théâtre entre 1960 et 1967. Ne trouvant aucun
metteur en scène pour Les Huissiers (1958), puis Iphigénie Hôtel (1959), et n’ayant jamais
songé – jusqu’en 2006 – à mettre en scène lui-même ses pièces, il se consacre pleinement à
ses nouvelles responsabilités au sein de l’entreprise Gillette (en tant que P.D.G. successif du
pôle belge, italien et français de la multinationale) et ce n’est que plusieurs années plus tard,
tandis que « le terrorisme antitextuel »109 commence à s’apaiser, qu’il se remet à écrire : Par-
dessus bord, écrit entre 1967 et 1969, est publié en 1972, puis mis en scène pour la première
fois par Roger Planchon en 1973 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne dans une
version remaniée par Planchon ; La Demande d’emploi, écrit en 1971, est publié en 1972 et
mis en espace la même année par Jean-Pierre Dougnac au Festival d’Avignon dans le cadre de
Théâtre Ouvert – c’est cette mise en espace qui marque véritablement le retour de Vinaver,
d’autant que la pièce, sinon facile à monter, du moins économe dans ses moyens, donne
bientôt lieu à de nombreuses mises en scène (la première d’entre elles étant celle de Dougnac
au Théâtre 347 à Paris en 1973) ; écrits en 1976, Dissident, il va sans dire et Nina, c’est autre
chose sont publiés sous le titre Théâtre de chambre en 1978 et représentés la même année
dans une mise en scène de Jacques Lassalle au Petit T.E.P. à Paris ; publié en 1979, Les
Travaux et les jours est mis en espace la même année par Alain Françon dans le cadre de
Théâtre Ouvert, puis représenté pour la première fois au Centre Georges-Pompidou en 1980
dans une mise en scène de Françon ; enfin, A la renverse est publié en 1980, date à laquelle
Vinaver quitte Gillette et les affaires, et la pièce est représentée pour la première fois dans une
mise en scène de Jacques Lassalle en 1980 au Théâtre National de Chaillot. Parallèlement
sont montées les pièces que Vinaver a écrites dans les années cinquante et qui n’avaient
jamais été jouées (Iphigénie Hôtel est mis en scène par Antoine Vitez en 1977 au Centre
Georges-Pompidou, Les Huissiers est donné au Théâtre des Ateliers à Lyon dans une mise en
scène de Gilles Chevassieux en 1980).
Si les dispositifs varient d’une pièce à l’autre et que l’on constate notamment un très
grand écart entre les pièces « panoramiques » que sont Par-dessus bord et A la renverse et les
petites formes plébiscitées par ailleurs, ou encore, pour reprendre les métaphores musicales
qu’affectionne Vinaver, entre le « type symphonique » et le « type musique de chambre »110,
ces œuvres ont en commun de porter un intérêt plus ferme que celles qui les ont précédées au

109
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, Paris, Librairie Théâtrale, 1989, p. 39.
110
Michel Vinaver, « Un comique de découverte », art. cité, p. 294.

156
champ économique et à la façon dont s’y définissent les rapports de l’individu au monde, aux
autres et à lui-même. A partir de 1967, l’auteur dramatique décide en effet de se mettre à
l’écoute du P.D.G. ; qu’il ouvre la porte du bureau ou celle de la chambre, Vinaver fait entrer
le monde de l’entreprise dans ses nouvelles pièces :
Plus que concomitance de deux activités, il s’est agi de la symbiose de deux identités. Symbiose qui,
dans une première phase (1955-1967), s’est vécue paradoxalement sur le mode de la dissociation : il
fallait que, dans le monde de l’entreprise, on ne soupçonne pas l’existence de l’auteur dramatique ; il
fallait que l’auteur dramatique se garde d’ouvrir la porte interdite derrière laquelle il y avait le monde de
l’industrie. La deuxième phase (1967-1980) a été celle de la jonction. A partir de Par-dessus bord, tous
tabous levés, l’écriture s’est fait exploratrice de la réalité immédiate dans laquelle le héros baignait.
Quitte à se faire éjecter. Ce qui a fini par se produire111.

Dès lors, « l’empiètement du macrocosme sur le microcosme »112 qui a constitué dès les
premières heures l’un des axes de recherche essentiels du dramaturge se joue moins dans les
frottements jusqu’ici privilégiés entre le quotidien et l’Histoire (via la guerre de Corée, la
guerre d’Algérie ou encore l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, présentes au titre de rumeurs,
d’échos ou de contrepoints dans Les Coréens, Les Huissiers et Iphigénie Hôtel) que dans
l’enchevêtrement désormais nodal de la cellule privée et de la cellule professionnelle – que
cet enchevêtrement soit appréhendé à travers la première (Théâtre de chambre), à travers la
deuxième (Les Travaux et les jours), ou qu’il soit intégralement saisi par l’écriture au moyen
de l’imbrication textuelle de ces deux plans (La Demande d’emploi).
Economes, légères et praticables, les pièces « de chambre » de Vinaver sont celles que
l’on associe le plus spontanément aux démarches de Kroetz, Wenzel ou Deutsch. De fait, le
resserrement des perspectives qu’elles impliquent et le « théâtre minimal » qu’elles proposent
font particulièrement écho aux démarches préalablement dégagées. On y retrouve une même
méfiance à l’égard du spectaculaire, méfiance esthétiquement et politiquement active qui s’en
prend, chez Vinaver, à la suprématie habituelle du regard sur l’écoute et engage des rapports
complexes entre l’« auteur du texte » et les « auteurs de la représentation »113 (indifférence

111
Michel Vinaver, « Mémoire sur mes travaux » (1986), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit. p. 62.
112
Jean-Pierre Sarrazac, « Vers un théâtre minimal », postface de Michel Vinaver, Théâtre de chambre, Paris,
L’Arche, 1978, p. 70.
113
Cf. Michel Vinaver, « Un écriture du quotidien », art. cité, pp. 131-132 : « Le théâtre ancré dans le quotidien
[…] s’anéantit dès lors qu’on entreprend d’en faire un spectacle, dès lors qu’on se met à tenir un discours visuel,
en parallèle ou en complément de ce que les mots disent ». Sur ce point, cf. Michel Vinaver, « Théâtre pour
l’œil, théâtre pour l’oreille » (1983) et « La mise en trop » (1988), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit., pp. 17-22 et
pp. 137-146. Cette distinction entre le regard et l’écoute permet de comprendre les réserves du dramaturge à
l’égard de certaines « mises en trop » de ses pièces, au nombre desquelles celle de Par-dessus bord par Planchon
(sur ce spectacle et son hypertrophie visuelle, voir aussi Jean-Pierre Sarrazac, « La pléthore et la rareté », Travail
théâtral, n° 30, janvier-mars 1978, pp. 61-62 : « De Par-dessus bord dans la mise en scène de Roger Planchon
(1973), on pourrait dire, comme de quantités d’œuvres contemporaines traitées par des metteurs en scène
géomètres, qu’elle a été vue mais non entendue. […] Que notre oreille capte, comme dit Deutsch, ce qu’à chaque
instant, au théâtre ou dans la vie, perd notre regard, c’est affaire non plus d’esthétique mais de politique. Il faut
en finir, pour une investigation plus précise, plus serrée de notre réalité, avec le consensus paralysant qui fait

157
proclamée, collaboration plus ou moins assumée, droit de regard et d’objection) – méfiance
qui s’en prend, dans le même mouvement, aux hiérarchies qui ordonnent notre perception du
réel et à la « croûte » protectrice dont elles le recouvrent en faisant d’emblée le partage entre
l’extraordinaire et l’ordinaire, entre l’exceptionnel et le banal, et en décidant par là même de
l’importance (présupposée) et du sens (préétabli) de ce qui arrive, de « ce qui échoit »114. A
cette première ligne de front s’articule étroitement le refus de toute grille d’interprétation
totalisatrice : « face aux systèmes oppressifs qui s’enchevêtrent pour mieux nous tenir » et à
l’absence de « vérité qui vaille le combat »115, la fonction critique du théâtre passe désormais
par la « micro-description »116, seule capable, par le jeu du montage et de l’ironie, de mettre
en déroute nos attentes, de bousculer nos échelles de valeur et de faire émerger, sous la forme
non-résolutive du questionnement, une forme de lucidité émancipatrice à l’égard du réel.
Attentives au travail du corps social sur le corps individuel, des énonciations
collectives sur les énoncés singuliers et, plus largement, du « Système avec un grand S »117
sur les êtres qu’il mutile en même temps qu’il les constitue, les pièces que Vinaver a écrites
pendant les années soixante-dix participent donc pleinement au mouvement de réévaluation
de l’infime que soutient l’exploration du quotidien et au réaménagement des frontières entre
le privé et le public, le personnel et le politique, qui l’accompagne. Une fois posées ces
convergences, il devient possible de mieux percevoir les différences entre l’approche
vinavérienne et celle de ses contemporains. Or celle qui revient avec le plus d’insistance et
qui semble fonder toutes les autres relève, de notre point de vue, de l’horizon
phénoménologique que nous avons dégagé dans les articles de Théâtre populaire et dont

qu’un dramaturge n’ose proposer aux hommes de métier que des découpes visuelles : l’alternance, plus rarement
la simultanéité. Par-dessus bord situe résolument le montage dans l’auditif […]. Dans ce retrait, cette béance du
visuel, dans ce manque à représenter où les paroles ne constituent plus le phylactère du tableau, s’inscrit une
avancée du montage qu’on reconnaîtra bien un jour »). En revanche, Vinaver plébiscite des mises en scène de
troupes amateurs ou de groupes scolaires, des lectures ou des mises en espace de ses pièces, dont il loue la
précarité, précisément propice à l’écoute du texte. Le metteur en scène idéal, dans ce cadre, apparaît comme un
chef d’orchestre, qui non seulement privilégie l’oreille sur l’œil, mais se garde aussi d’imposer son point de vue.
114
A ce sujet, nous sommes sceptique quant à la distinction que fait Vinaver entre sa dramaturgie et celles de
Kroetz et Deutsch sous le prisme de l’événement : « Que ce soit Kroetz ou Deutsch que je ne compare pas par
ailleurs, ils partent dans le quotidien d’événements extrêmes, exceptionnels, alors que moi, au contraire, je pars
de la banalité, c’est-à-dire d’une absence d’événements exceptionnels déclenchant une mutation, un changement,
un drame » (Michel Vinaver, « L’exploration du fonctionnement du pouvoir du triangle », art. cité, p. 37). Nous
aurons à revenir dans un développement spécifiquement consacré au fait divers sur les rapports complexes que
tissent les dramaturgies quotidiennistes entre l’ordinaire et l’extraordinaire et le statut souvent flottant qu’elles
confèrent à « l’événement exceptionnel », qu’il s’agisse de la « disparition » de Fage (La Demande d’emploi), de
celle de Ginette (Dimanche) ou encore de Mlle Rasch (Concert à la carte). Notons pour l’instant qu’en dépit de
choix formels indubitablement contrastés, nos trois auteurs ont en commun de ne pas tenir pour acquises les
hiérarchies qui informent la perception du quotidien et ne laissent de les soumettre à notre questionnement.
115
Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, p. 131.
116
Michel Vinaver, « Le sens et le plaisir d’écrire. Entretien avec Jean-Pierre Sarrazac » (1976), Ecrits sur le
théâtre, t. 1, op. cit., p. 287.
117
Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, p. 127.

158
Vinaver ne s’est jamais départi. En deçà du quotidien hiérarchisé où se nouent les rapports de
l’individu à la machine sociale et économique et où se tisse le réseau serré de ses adhésions,
de ses conformismes et de ses aveuglements, gît un quotidien « à l’état natif »118, labile et
vibrant, magma originel et indifférencié au sein duquel il n’est plus ni sujet, ni objet. Si le
quotidien désigne bel et bien la « visée » du théâtre à l’égard du réel, l’opération de montage
et de démontage qu’il appelle engage donc tout autant la critique de l’ordre faussement
immuable où nous emprisonnent ses différentes strates de sédimentation que la possibilité
libératrice d’ouvrir un accès au mouvement de création continue qui l’anime, une fois
soustrait de toute forme de construction sociale, psychologique ou idéologique. Or ce
deuxième pôle infléchit nécessairement les modalités et les enjeux de la critique où se joue la
proximité de Vinaver et de nos autres auteurs, plus particulièrement Wenzel et Kroetz.
L’arrière-monde auquel ces derniers arriment la scène quotidienne est en effet
scrupuleusement structuré – s’il y a indifférenciation, elle est à mettre au compte d’une
idéologie dominante stratégiquement dépolitisée ou de procédures d’assujettissement
homogénéisantes – et la dénaturalisation des valeurs, des commandements et des rythmes qui
régissent la vie des personnages vise, en dernier lieu, à questionner les causes, sociales,
psychologiques et idéologiques, de leur pseudo-naturalité. Chez Vinaver, en revanche, cette
dénaturalisation refuse de s’en tenir à une logique strictement causaliste : fût-elle pluraliste et
fondamentalement parcellaire119, une telle logique menace, selon Vinaver, de gommer les
aspérités du réel et ce qui relève en lui de la pure contingence. L’arrière-monde dont il s’agit
de frayer l’accès, pour se voir extrait de son indétermination initiale par le biais de l’écriture
qui lui donne forme et consistance, doit idéalement échapper à toute fixation susceptible d’en
arrêter le flux et d’en orienter l’interprétation, et c’est à ce titre, « toute hiérarchie abolie »,
qu’il peut se voir « reçu comme le lieu-refuge pour la gaîté et l’invention »120. Sous ce prisme,
la posture critique qu’il s’agit de favoriser cher le spectateur est indissociable d’une posture

118
Id., p. 134.
119
Nous insistons sur ce point : forts de la critique brechtienne du brechtisme que nous avons antérieurement
évoquée, les auteurs quotidiennistes ne sauraient invoquer une causalité mécanique renvoyant chacun des gestes,
chacune des paroles des personnages à des clivages sociaux dûment identifiables malgré leur absence sur scène.
Non seulement les causes mentionnées sont multiples et enchevêtrées (la lutte des classes n’offre pas un
paradigme susceptible de les unifier), mais leur élucidation demeure incertaine, tant le quotidien visé ménage de
béances, de trous et de résistances à l’interprétation comme à la représentation. Nous reviendrons évidemment
sur les tensions inhérentes aux écritures quotidiennistes et sur le fait que certaines de ces béances, sous le prisme
de la dépossession et du dénuement, peuvent parfois paraître faciles à combler. Toujours est-il que l’opposition
régulièrement pratiquée – par la critique et par Vinaver lui-même – entre l’auteur de La Demande d’emploi et ses
contemporains tend à reléguer trop promptement ces derniers au rang de dramaturges-sociologues et qu’elle
prend insuffisamment en compte les formes qu’ils expérimentent et les interrogations qui les creusent.
120
Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, p. 134.

159
d’accueil et d’abandon – Vinaver parle également de « clémence »121 – qui paraît tout à fait
étrangère aux démarches d’un Wenzel ou d’un Kroetz.
On ne s’étonne plus, dans ce cadre, que son intervention lors des rencontres de Dijon
organisées, en mars 1978, autour de « L’écriture au présent » et réunissant un grand nombre
d’auteurs quotidiennistes, ait volontairement mis l’accent sur ce deuxième pôle hautement
distinctif en évoquant un rapport « enfantin » – virginal et pré-historique – au quotidien :
Je crois bien qu’enfant j’étais étonné qu’on me permette les choses les plus simples, comme de pousser
une porte, de courir, de m’arrêter de courir, etc… J’étais émerveillé de ces droits qu’on me donnait, et
j’étais toujours à craindre qu’on me les retire, qu’on me repousse dans la non-existence. De la sorte, le
quotidien, c’était quelque chose de vibrant, au bord de l’interdit, en tout cas précaire, immérité122.

Rabattu « sur un problème strictement personnel », sur le moment, commente encore Jean-
Pierre Sarrazac, « où la création littéraire relaie et suture le roman familial »123, l’insolite
quotidien fait ici la part belle à la fascination et à l’émerveillement, laissant ostensiblement de
côté la dialectique de la règle et de l’abus et l’horizon social qui la détermine. Dans la suite du
propos, Vinaver insiste sur l’absence de tout « point de départ » à ses recherches, sinon
« l’informé », « l’indistinct », le « tout-venant » de cette matière profuse et magmatique dans
laquelle nous sommes immergés et souligne que son réalisme ne relève d’aucun programme,
d’aucune « profession de foi ». Par-delà le refus manifeste de faire école ou cause communes,
un refus dont nous avons pointé qu’il était partagé à la même époque par Wenzel et par
Deutsch, cette intervention exhibe la spécificité de la subversion vinavérienne et de l’utopie
littéraire qui la fonde : l’absence de point de vue, l’effacement de l’auteur compris comme
sujet et comme volonté. C’est à l’aune de cette utopie qu’il faut d’ailleurs entendre
l’obstination avec laquelle le dramaturge ancre son théâtre, ses fouilles et ses tâtonnements,
« dans » le quotidien124, préposition où se jouent une part de sa poétique et surtout son refus
de toute posture extérieure supposant une claire délimitation entre le regardant et le regardé.

121
Id., pp. 128-129 : « Le théâtre ancré dans le quotidien, c’est peut-être celui qui propose une démarche
d’adhésion au réel hors des idéologies, des causes, des valeurs constituées ». Il y va là d’une sorte de philosophie
zen que les cours de Roland Barthes sur le Neutre ont très vraisemblablement participé à nourrir : « Un accès
d’incandescence du kairos, du moment dans sa pure exception, sa puissance absolue de mutation = le satori (mot
Zen). […] [Il] dissipe le doute mais pas au profit d’une certitude. […] Le mot du satori = l’exclamation : C’est
ça ! […] Le satori rompt avec la vision courante qui acclimate, apprivoise l’événement en le faisant rentrer dans
une causalité, une généralité qui réduit l’incomparable au comparable. […] Opposer deux formules pourtant
proches, mais les opposer farouchement : “C’est comme ça !” / “C’est ça !” » – Roland Barthes, Le Neutre.
Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Editions du Seuil / IMEC, coll. « Traces écrites », 2002,
pp. 219-221. En tant que « champ polymorphe d’esquive du paradigme, du conflit », le Neutre barthésien offre
de nombreux points de convergence avec l’approche vinavérienne.
122
Michel Vinaver, « Le théâtre et le quotidien », art. cité, p. 123.
123
Jean-Pierre Sarrazac, « L’image du quotidien », art. cité.
124
Ainsi, la communication donnée à Florence en 1980 dans le cadre d’un colloque intitulé « Théâtre et vie
quotidienne, hier et aujourd’hui » et parue dans Théâtre public en 1981 ne cesse de se référer au « théâtre ancré
dans le quotidien » ; cf. Michel Vinaver, « Une écriture du quotidien », art. cité, pp. 126-134. S’il n’est jamais

160
Nous aurons évidemment à voir comment ces lignes de différenciation sont
susceptibles de travailler les dramaturgies dans le détail et d’infléchir les modes de
représentation du pouvoir au quotidien (comme nous le verrons, ces inflexions sont
particulièrement patentes en ce qui concerne les marges de manœuvre et d’invention dont
dispose le personnage par rapport aux dispositifs de pouvoir dans lesquels il est pris). Au
moins peut-on suggérer la nécessité de ne pas tenir pour acquises les différences « de fond »
que Vinaver et la critique à sa suite ont établies « entre ce qu’on appelle théâtre quotidien et
[sa] recherche qui est dans le quotidien »125, entre théâtre qui « montre », « observe » et
« enregistre » la réalité quotidienne et théâtre qui la « cherche », la « capte » et entend la
« faire émettre ». Non qu’il s’agisse simplement d’évacuer cette opposition au titre de la
complexité des écritures quotidiennistes et de leur capacité à expérimenter de nouvelles
formes. Il est vrai que nous jugeons cette distribution des rôles peu convaincante à l’échelle
molaire tant elle s’avère réductrice par rapport aux enjeux poétiques et politiques que permet
d’articuler le quotidien chez la plupart de nos auteurs, tant elle tend simultanément à éluder la
question des points d’application de l’écriture vinavérienne à la faveur de considérations
strictement intra-dramatiques. Ceci étant posé, ce partage nous semble extrêmement fécond, à
une échelle moléculaire, pour envisager les tensions qui animent indubitablement les rapports
du théâtre et du quotidien dans les années soixante-dix et les problèmes spécifiques que
soulève la voie alternative dont nous avons jusqu’ici dessiné les contours : s’il y a privilège
affirmé du constat sur le procès, de la description sur la démonstration, ces distinctions se
rejouent à l’intérieur même de ces différentes écritures, fréquemment tendues entre « le moins
et le trop »126, le défaut et l’excès de distance, de spectacle, de lisibilité… Quittant le registre
de l’opposition externe pour celui de l’oscillation interne, nous aurons donc à discerner les
modes et les effets, les ambiguïtés et les apories, de ce théâtre critique qui n’a cessé, tout au
long de la décennie, de questionner l’avenir du réalisme et la place, sociale et poétique, du
sujet-scripteur par rapport au réel qu’il porte et/ou fait émettre sur la scène.

fait état du « Théâtre du quotidien » tel qu’il est habituellement répertorié et que Vinaver proclame d’emblée son
« refus de toute réflexion générale sur le monde ou sur le théâtre ou sur l’écriture », cette communication a ceci
de particulier qu’elle prend la forme d’une poétique qui excède, dans sa formulation, la seule pratique
vinavérienne et paraît dessiner quelques exigences communes pour « le » théâtre ancré « dans » le quotidien.
125
Michel Vinaver, « Un comique de découverte », art. cité, p. 291.
126
Bernard Dort, « Le Moins et le Trop », Travail théâtral, n° 27, avril-juin 1977, pp. 3-9.

161
5. La nébuleuse quotidienniste

Tels que nous venons de les décrire, les itinéraires souvent croisés des auteurs et
metteurs en scène qui valorisent la représentation du présent et l’articulent à une réflexion
esthétique et politique sur le quotidien contribuent à donner unité et cohérence aux
préoccupations qui animent tout un pan de la production théâtrale. Qu’il s’agisse des
Rencontres de Hérisson, de la programmation du T.N.S. et des liens qu’elle tisse entre les
créations, les spectacles invités et les recherches menées à l’Ecole, ou encore de l’articulation
étroite, chez Lassalle, entre projets d’écriture et découverte d’un nouveau répertoire, les
scènes françaises voient émerger de nombreuses propositions qui ont en commun d’interroger
nos conditions d’accès au réel sans dissocier la question de l’écriture et celle de la
représentation. Dans ce cadre, il convient d’ailleurs d’insister sur l’importance de Théâtre
Ouvert, structure originale qui a en propre, depuis la date de sa création en 1971, de chercher
à remédier à une certaine crise des auteurs en donnant audience à des pièces contemporaines
que les théâtres, par frilosité, rechignent à monter pour la première fois127. Que l’on se
souvienne, à ce titre, de la profession de foi attounienne adressée par Vinaver à ce nouvel
« Hermès » venu providentiellement apporter sa protection au peuple déchu et ostracisé des
écrivains de théâtre pour négocier leur retour en grâce auprès des Apollons de l’institution :
Jadis de rang noble et occupant une place éminente à la Cour, dans la Cité, les écrivains de théâtre, à
l’orée des années 70 (mais ça couvait depuis bientôt une décade) se sont vus marginalisés, expropriés,
déclassés. Il n’y en avait plus que pour les metteurs en scène ! L’institution théâtrale pouvait
fonctionner sans eux ! Déchus de leur fonction, exclus de leur territoire, les auteurs erraient dans une
lande sans repères ni abri, sans souffle d’air non plus. Et voilà qu’Attoun, bébé vagissant (il n’était rien,
il n’avait rien) invente ce qui d’emblée apporte à cette population menacée d’asphyxie tous les éléments
d’une résurgence possible. […] Quinze ans auront bientôt passé. […] Théâtre Ouvert a contribué à
déclencher ce « mouvement subtil » en train de s’opérer dans l’establishment théâtral : l’écrivain de
théâtre s’aperçoit qu’il recommence à être l’objet d’une attente et d’une demande ; qu’il reprend du
poids ; que le retour au texte est « dans l’air »128.

Promouvant des pratiques alors peu utilisées telles que lectures, mises en voix et mises
en espace qui permettent de faire passer l’épreuve du plateau à des textes inédits et de susciter
la curiosité du public à l’égard d’auteurs méconnus au moyen de rencontres et de débats,
l’insertion annuelle de Théâtre Ouvert dans le Festival d’Avignon et son accueil régulier, à
partir de 1976, dans certains théâtres de Paris et de province (au T.N.S., en Savoie auprès de

127
Cf. Lucien Attoun, « Théâtre ouvert et la création : entretien avec Lucien Attoun », Pratiques, n° 24, août
1979, p. 79 : « A l’époque de ses débuts, “68” n’était pas loin et le théâtre était arrivé à un point de rupture. Ce
qui dominait alors c’était le déchaînement, le cri, et nous étions peu nombreux à défendre le texte. De plus,
beaucoup prétendaient qu’il n’y avait pas, en France, d’auteurs dramatiques, qu’il fallait recourir à l’Angleterre
ou à l’Allemagne, alors que d’autres disaient qu’il existait de nouvelles pièces, de nouveaux auteurs, mais que
les monter, c’était courir le risque d’un gros déficit ».
128
Michel Vinaver, « Sur Attoun » (1985), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit., pp. 40-41.

162
Françon, à Hérisson…) ont grandement participé à la découverte des dramaturgies
quotidiennistes129. Rétrospectivement, il semble même que le dépouillement de tels dispositifs
scéniques et leur anti-naturalisme structurel (les pièces sont jouées sans décor ni costumes, les
acteurs ont parfois les brochures à la main et lisent les didascalies…) se soient avérés
particulièrement aptes à valoriser ces écritures et à souligner les décrochages et les
déflagrations qu’elles ménagent « au cœur du toujours-déjà-vu ». Loin d’entraîner
concessions et renoncements sur l’ambition des spectacles proposés, les moyens minimaux
mis à disposition tendent à renforcer l’originalité du théâtre alors en train d’émerger et
l’impression que s’engage ici une voie alternative qui détonne singulièrement sur les fastes et
les séductions déployés par des metteurs en scène trop enclins à assujettir les textes et les
spectateurs à l’impérialisme de leur vision. Jusque dans sa précarité et les effets
d’inachèvement qu’elle produit, cette synthèse de « super-légèreté » et de « super-rigueur »
offre un étalon pour envisager ce que pourrait être une mise en scène idéale de l’une de ces
pièces, comme le suggère ce témoignage de Michel Vinaver au sujet de la mise en espace des
Travaux et les jours par Alain Françon :
Rien ne manquait, et même au contraire : une qualité était là, qu’on trouve si peu au théâtre : celle
d’une adéquation au propos scénique du texte, sans la moindre surcharge ; celle d’une urgence qui ne
laisse passer que l’indispensable, donc une super-légèreté et une super-rigueur ; celle de comédiens se
mettant complètement en danger… Alors, on se demande s’il n’y a pas là quelque chose (dans la
précarité et l’emportement d’un travail rapide et non fixé) que grâce à la formule de Théâtre Ouvert on
découvre, qui n’a pas « droit de cité » dans la conception habituelle du théâtre, et qui est la plus
jouissante épreuve qui puisse arriver à un texte : être transmis en état encore de fusion aux
spectateurs130.

Le travail éditorial mené simultanément chez Stock dans la collection « Théâtre Ouvert » (et
relayé, à partir de 1978, par la diffusion de « tapuscrits » qui font de Théâtre Ouvert l’une des
très rares maisons d’édition théâtrale à publier des pièces qui ne sont pas nécessairement
promises à la mise en scène) complète ce processus de sensibilisation à la création
contemporaine et donne aux pièces de Deutsch et de Wenzel une visibilité inespérée qui
contribue, elle aussi, à leur rapprochement. C’est dire que la tendance quotidienniste se
déploie sur un mode rhizomatique, à travers des lieux, des structures et des personnes qui,
sans s’affilier de façon velléitaire à quelque credo restrictif, ont en commun de vouloir
rénover la pratique théâtrale en l’articulant à des écritures fermement ancrées dans notre
temps. Après nous être concentré sur les acteurs directs de ce renouvellement, nous voudrions

129
Mentionnons, entre autres mises en espace à Avignon, celles de La Demande d’emploi par Jean-Pierre
Dougnac (1973), Dimanche par Michel Deutsch et Dominique Muller (1974), Loin d’Hagondange par Jean-Paul
Wenzel (1975), Histoires de dire par Jacques Lassalle (1976).
130
Michel Vinaver, « Les Travaux et les jours : sur la mise en espace », Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 248.

163
élargir le champ de notre étude à la façon dont « la couleur du quotidien »131, par cercles
concentriques de plus en plus larges et de moins en moins nettement délimités, en est venue à
teinter la création et les discours tenus sur la création dans les années soixante-dix.

a) La Comédie de Caen et « la couleur du quotidien »

Parmi les personnalités et les lieux qui ont contribué à la découverte des dramaturgies
du quotidien mais aussi à la mise en valeur de leur convergence, il convient de souligner le
travail continu de Michel Dubois et de Claude Yersin à la Comédie de Caen. Successeur de Jo
Tréhard en 1973 à la direction de ce qui, depuis 1968, constitue un Centre Dramatique
National, Michel Dubois y mène de front un double combat en faveur de l’implantation
régionale et de l’exploration d’un répertoire contemporain – bipolarité sinon paradoxale, du
moins dérogeant fortement aux impératifs pédagogiques de l’ancienne décentralisation et
s’engageant, comme Lassalle à Vitry ou Vincent à Strasbourg, sur la voie d’un « théâtre
populaire expérimental »132. A ce titre, les spectacles Haute-Autriche et Concert à la carte ont
valeur de programme. Jouées en 1973 dans des mises en scène (et d’après des traductions) de
Claude Yersin, ces pièces inédites d’un dramaturge totalement inconnu en France inaugurent
la mise en place d’un maillage extrêmement serré au sein de la Basse-Normandie et
permettent d’affirmer la conjugaison volontariste de la recherche de nouveaux auteurs et de
celle de nouveaux publics, mais aussi de l’exigence qualitative et des contraintes matérielles
(la pauvreté en équipements des petites villes basses-normandes nécessite en effet des
spectacles légers susceptibles de s’adapter à des lieux non théâtraux, Maisons de la Jeunesse
et de la Culture, halles aux grains, hangars et églises désaffectées…). A l’instar de ce que
nous avons pu observer au sujet de L’Entraînement…, la question des structures de diffusion
fait partie intégrante de la recherche théâtrale : si celles-ci obligent à privilégier des textes qui
sollicitent peu de personnages et de décors, ce minimalisme motivé techniquement et
financièrement fournit leur cadre à des partis pris esthétiques qui, loin de s’excuser de leur
pauvreté, y trouvent le moteur d’une critique de la rhétorique théâtrale, de son inflation

131
Michel Dubois, « Problématique à la mode de Caen », ATAC/informations, n° 88, novembre 1977 : « Quoi
qu’il en soit notre travail a une couleur. Je crois qu’on peut dire que c’est la couleur du quotidien ».
132
Cf. Michel Dubois et Claude Yersin, entretien avec Jean Jourdheuil, Monique Le Roux et Jean-Pierre
Sarrazac, « La fin des certitudes. La politique du répertoire à la Comédie de Caen », Travail théâtral, n° 33, oct.-
déc. 1979, pp. 79-80 : « J.-P. S. – Te sens-tu pour autant héritier de la décentralisation ? / M. D. – Oui et non !
Oui, quant aux choix fondamentaux dans le rapport au public ; je me sens très respectueux de cette “mission”
d’approche d’un public sur une région donnée […]. Par contre, je renie totalement la célèbre plate-forme
commune aux “pionniers” : public et théâtre populaires, et surtout leur politique dans le choix du répertoire. Je
ne nie pas la valeur historique de celle-ci, mais je reste très critique malgré tout à l’égard de l’attitude quasi
démagogique et idéologique suspecte qui consistait à dire : “A telle petite ville ne convient pas tel auteur ; le
public rural est moins apte à recevoir tel spectacle que le public citadin ; formons-y d’abord un public”, etc. ».

164
spectaculaire et des rapports unilatéraux de séduction qu’elle tend à créer entre la scène et la
salle. Ces deux spectacles-manifestes font d’ailleurs l’objet de reprises pendant plusieurs
années : au Théâtre 13 à Paris (1976), à la Comédie de Caen pour Haute-Autriche (1977), au
Festival d’Avignon pour Concert à la carte (1980).
A rebours du « théâtre de célébration culturelle » vers lequel s’engagent trop souvent
les équipes missionnées par l’Etat en régions et de la condescendance politiquement suspecte
qu’il implique à l’égard du public à conquérir, l’enjeu premier est donc de considérer
d’emblée ce public comme adulte et de lui donner accès, sans préambule, à des œuvres
volontairement âpres ou, du moins, déstabilisantes, vis-à-vis desquelles l’équipe caennaise est
elle-même en position de découverte et de questionnement : « nous n’avons rien à enseigner,
nous cherchons, nous produisons »133. Pour garantir la cohérence d’une telle entreprise et faire
partager son souci d’explorer des pistes précisément définies, la Comédie de Caen détermine
des « axes de répertoire » qui se croisent et structurent la création durant quatre saisons :
- sur les attitudes des intellectuels à des périodes charnières de l’histoire : Le
Précepteur de Brecht, Les Estivants d’après Gorki, Lenz de Mike Stott ;
- sur le fonctionnement actuel d’œuvres du passé qui ont eu un grand impact populaire
à l’époque de leur création et l’ont perdu depuis : La Paix d’après Aristophane, Les Jongleurs
d’après Dario Fo et la tradition médiévale ;
- sur la condition féminine : Hedda Gabler d’Ibsen, Haute-Autriche et Concert à la
carte de Kroetz, Liberté à Brême de Fassbinder (première création de cet auteur en France
dans une mise en scène de Michel Dubois en 1975134) ;
- enfin et surtout, sur les rapports entre travail et vie quotidienne : Haute-Autriche,
Concert à la carte, La Demande d’emploi de Vinaver (mise en scène de Claude Yersin en
1975), Loin d’Hagondange de Wenzel (mise en scène de Wenzel en 1976), Histoires de
Croquant de Perrier (mise en scène de Perrier en 1977)135.

133
Id., p. 82.
134
Cf. Claude Yersin, « La place de “Liberté à Brême” dans notre répertoire », Loisir, n° 67, février 1975, p. 4 :
« Après “Hedda Gabler” puis “Concert à la carte” et “Basse-Autriche”, “Liberté à Brême” est le troisième
spectacle d’une série que nous consacrons à la “condition féminine”. Ce domaine de préoccupations et les
multiples questions qu’il soulève sont, en effet, devenus […] des composantes essentielles de la “crise de la
société” et des “mutations” que ce pays connaît, et son influence pénètre de multiples aspects de notre vie
quotidienne. Il est donc normal et nécessaire qu’un théâtre qui se veut inscrit dans la vie de la cité s’en fasse
l’écho et contribue ainsi, non pas à proposer des solutions mais, plus modestement, à accélérer une prise de
conscience indispensable. […] D’autre part, cette exploration d’un thème se conjugue avec une investigation
plus vaste : celle d’un théâtre qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux, d’un théâtre concret tout en
facilitant le recul, l’abstraction, en un mot d’un théâtre réaliste. IBSEN, KROETZ et FASSBINDER se situent
tous trois, à des époques et à des degrés différents, dans une lignée d’auteurs en quête de vérité concrète ».
135
Phénomène assez rare pour être remarqué, le C.D.N. produit des spectacles de troupes indépendantes, comme
c’est la cas pour le « Théâtre Quotidien » de Jean-Paul Wenzel ou « L’Accordée » d’Olivier Perrier, comme

165
A l’heure où la critique théâtrale commence à s’emparer du terme pour y désigner un
mouvement unitaire, « le Théâtre du quotidien » ne constitue pas pour autant le point de
départ de la programmation caennaise : « On s’est inscrit dans ce mouvement du théâtre du
quotidien sans l’avoir cherché, explique Claude Yersin. On a défini les choses en les
pratiquant, d’autres en ont tiré les leçons »136. Plus exactement, c’est du privilège initialement
donné aux écritures contemporaines qui se confrontent à notre aujourd’hui et de l’intérêt
corrélatif porté à l’évolution théâtrale de la notion de réalisme que se dégage la « couleur du
quotidien », dans toutes les nuances chromatiques qu’elle comprend de Fassbinder à Vinaver.
Ce qui intéresse Michel Dubois et son équipe, ce n’est ni de faire circuler un message ni de tirer de
l’étalage du vécu une démonstration claire : ils cherchent une manière de donner à la réalité quotidienne
un éclairage concret et insolite, sous des angles de vue inattendus. A partir de constellations de gestes,
de mots et d’images, ils souhaitent, par le théâtre, montrer sensiblement comment se nouent et se
dénouent, dans la claire conscience ou dans l’obscurité de l’inconscient, idées, attitudes, relations,
préjugés, malentendus, passions : ils ne renieraient sûrement pas le mot d’ordre de Brecht, qui voulait
faire surgir l’insolite du familier et tirer matière à étonnement de tout ce qui paraît aller de soi. D’où un
répertoire, emprunté à divers pays de l’Europe […] qui situe ses fables au plus près de la vie ordinaire et
qui en tire une sorte de fantastique social aux tons assourdis137.

Rappelant l’adage brechtien pour y rallier l’entreprise caennaise, Robert Abirached met en
exergue la cohérence d’une recherche continûment habitée par le « souci d’un nouveau
réalisme scénique ou, plus exactement d’une nouvelle façon de théâtraliser la réalité », souci
indissociable à l’époque, par les effets d’optique qu’il assure, de l’« arpentage du quotidien »
et de la « mise en déroute des certitudes qui lui sont attachées »138. Encore une fois, il est bon
de pointer les échos que de tels constats éclairés tissent entre les expérimentations que
mènent, à Strasbourg, Vitry ou Caen, les metteurs en scène qui ont su lire avec justesse les
écritures quotidiennistes et trouver en elles le moyen d’interroger à nouveaux frais les
rapports du théâtre et de la réalité. A rebours de la dénégation du théâtre qui fonde souvent la
critique indistincte des réalismes et de la naïveté formelle qu’on tend aussitôt à leur prêter au
nom de sa propre ingénuité de spectateur vis-à-vis des contenus qu’ils traitent, les recherches
engagées sur le territoire du quotidien visent bel et bien une nouvelle théâtralité du réel dont
les effets délibérés de proximité n’ont de sens qu’associés à l’altérité sur laquelle ils ouvrent.

c’est bientôt le cas du G.R.A.T. de Jean-Louis Hourdin dont le spectacle Ça respire encore est co-produit par la
Comédie de Caen en 1978. Comme on l’a vu, ces trois troupes sont étroitement liées les unes aux autres et
partagent la même préoccupation vis-à-vis de la « popularité » de leurs spectacles et de leur public. Notons par
ailleurs que ces axes de répertoire déterminent également l’accueil des spectacles en tournée (ainsi, du Germinal
du T.N.S. montré à Caen lors de la saison 75-76, particulièrement axée sur l’axe « travail et vie quotidienne »).
136
Claude Yersin, cité par Françoise Séloron, « La culture à la mode de Caen », Partenaires, mensuel édité par
l’ATAC, n° 4, décembre 1982, p. 24.
137
Robert Abirached, « La Comédie de Caen », Loisir, n° 32 (numéro spécial consacré à la présence de la
Comédie de Caen au Festival d’Avignon), juillet 1980, pp. 31-32.
138
Id., pp. 32-33.

166
A partir de 1978, Yersin et Dubois s’interrogent toutefois sur l’excès de rigueur et de
volontarisme de leur démarche. Craignant de lasser le public par une programmation encore
trop homogénéisante, ils abandonnent progressivement les axes du répertoire. En intégrant à
leur équipe Daniel Besnehard comme écrivain-dramaturge, ils marquent également leur
volonté de confronter leurs pistes de recherche à d’autres influences, notamment durassiennes,
qui tendent, nous y reviendrons, à ajouter de nouvelles nuances à la palette quotidienniste. A
cet égard, l’année 1980 constitue une date importante dans l’histoire de la Comédie de Caen
qui semble revisiter son propre itinéraire avant de renouveler et de diversifier plus
radicalement son approche. D’abord, Michel Dubois met en scène Le Désamour. Scènes de
vie, de mort, et de ménage, montage de textes conçu par Daniel Besnehard, Michel Chaigneau
et Michel Dubois, qui s’offre, à bien des titres, comme une synthèse des réflexions menées
pendant les sept dernières années :
Tous les couples montrés, tout ce qui est joué s’inscrit dans une dimension sociale. Dans les relations
amoureuses s’interpénètrent l’argent, les rapports de travail ; le terrain sensible, même dans ses niveaux
les plus infinitésimaux, n’est pas étanche à la politique. Sans que cela soit une volonté démonstrative,
nous en rendrons compte. Ce n’est pas un hasard si des auteurs comme Feydeau, Courteline ou Ionesco
ont été très vite éliminés alors que Kafka [Conversations avec Kafka de Gustav Janouch], Schnitzler [La
Ronde], Bergman [Scènes de la vie conjugale] et Kroetz [Haute-Autriche] ont été des quelques vingt-
cinq auteurs conservés ; auteurs « réalistes » avec toutes les ambiguïtés que comporte le terme, auteurs
qui par-delà leurs personnalités singulières, forment un ensemble homogène, cohérent avec le répertoire
de la comédie de Caen139.

Le choix des textes, pièces, récits et scénarios, sur le couple est donc motivé par le souci de
mettre en valeur l’interpénétration de la vie privée et de la vie sociale, axe structurant des
recherches théâtrales menées pendant la décennie. Aussi ce montage réserve-t-il une grande
place à la représentation du quotidien, que ce soit à travers des pièces du passé dont nous
avons souligné l’importance (Woyzeck, La Noce chez les petits-bourgeois, La Catastrophe du
ballon gonflable et Le Civet de lièvre de Valentin…) ou des pièces contemporaines dont
certaines ont déjà été montées à Caen (Haute-Autriche, Loin d’Hagondange, mais aussi
L’Entraînement du champion avant la course ou Attention au travail, pièce écrite par le
collectif du Théâtre de la Salamandre…). En confrontant ce corpus fragmenté à des œuvres
aux tonalités fort différentes (Dom Juan et Le Médecin malgré lui de Molière, Quai des
brumes de Prévert, Fin de Partie de Beckett…), le spectacle entend toutefois multiplier les
perspectives (ce à quoi tendent également le dispositif scénographique et les déplacements des
spectateurs d’un lieu à l’autre du théâtre et de ses entours) et ne pas enfermer le couple dans le
carcan de quelque sociologie déterministe de l’intimité amoureuse.

139
Daniel Besnehard, in Daniel Besnehard, Michel Chaigneau et Michel Dubois, « Le désamour, à propos du
spectacle », Loisir, n° 28 (numéro spécial consacré au Désamour), mars 1980, p. 7.

167
Entre un théâtre qui montre que l’amour et l’usine c’est pareil, que les histoires de désir baignent et se
définissent exclusivement dans leur contexte politico-idéologique et un théâtre qui à coups de
psychologisme introspectif et de gluant pathétique, sublime un éternel amoureux, le choix est complexe,
et peut-être faut-il contourner ce choix et ouvrir une brèche entre un « théâtre de sens » et un « théâtre
du sentiment ». Si ça couaque dans le désir, il ne faut peut-être pas incriminer mécaniquement vingt-
cinq siècles de pouvoir patriarcal, inversement une jalousie peut avoir sa cause dans la fatigue des
heures salariées. Le champ amoureux est complexe, les lignes qui le parcourent ténues, il n’y a pas de
filiation simple entre le social et le sensible, et beaucoup d’explications là-dessus sont superflues et
pédantes. Aussi, avec « Le Désamour », le théâtre ne donnera pas d’enseignements. C’est une
représentation qui ne sera pas de l’ordre de la radiographie scientifique. Si elle ausculte le corps sensible
du couple, elle n’en tire aucun diagnostic. Son souci n’est pas de porter remède mais plutôt de donner à
sourire et frémir des crises conjugales, des bouches emportées et des coups de gueule. Un théâtre du
sourire jaune, peut-être140.

A la « radiographie scientifique » pour laquelle a pu se donner parfois un certain théâtre du


quotidien au risque d’inhiber définitivement sous le poids de l’aliénation sociale la capacité
des personnages à aimer et à être deux sur scène, Besnehard substitue une approche qui se
veut plus sensible, à tous les sens du terme, et qui affirme résolument sa polyphonie. Oscillant
entre couples d’hier et d’aujourd’hui, entre « moments vifs où les mots s’entrechoquent et les
corps s’affrontent » et « climats pesants sans haut et bas dramatiques »141, le spectacle élargit
et pluralise le prisme quotidienniste à une époque où le « mouvement », sous les attaques de
la critique et des auteurs eux-mêmes, a déjà très nettement commencé à se disperser et à
contester son unité.
Enfin, deuxième moment important, Claude Yersin, dans le cadre de la plate-forme
offerte à la Comédie de Caen par le Festival d’Avignon142, propose un diptyque comprenant la
reprise de Concert à la carte et la création, inédite en France, d’Ella de Herbert Achternbusch
(dans une traduction de Yersin). Cette nouvelle étape simultanément tournée vers la
rétrospection et la formulation des recherches à venir rappelle la promotion ininterrompue, par
l’équipe caennaise, des dramaturgies allemandes en même temps qu’elle confronte deux
pièces qui, l’une de 1972, l’autre de 1978, permettent de suivre le fil quotidienniste jusqu’à
son point de non-retour, de prendre acte de l’éclatement et de la libération des formes
auxquelles son ascèse contraignante laisse désormais place. D’un côté, la pantomime
silencieuse de Mlle Rasch, parasitée par le flux radiophonique, de l’autre, la logorrhée heurtée
de Joseph, traversée par l’impossible récit maternel : si leur association exacerbe leurs
différences, ces « deux monologues de muettes »143 n’explorent pas moins une nouvelle fois la

140
Daniel Besnehard, « Le Désamour libre. Petits textes désaccordés », in Le Désamour. Scènes de vie, de mort,
et de ménage, Comédie de Caen, coll. « Textes et Documents », n° 8, 1980, pp. 129-130.
141
Id., p. 115.
142
En juillet 1980, le Festival d’Avignon permet à la Comédie de Caen de présenter son travail et sa démarche
par une exposition et vingt-cinq représentations de cinq productions différentes : Concert à la carte, Ella, mais
aussi Le Précepteur de Brecht (1974), Lenz de Mike Stott (1977) et Le Nouveau Mendoza de Lenz (1980).
143
Claude Yersin, « Kroetz-Achternbusch », Loisir, n° 32, juillet 1980, p. 14.

168
privation de parole des sous-privilégié(e)s. Reposant sur des partis pris esthétiques tout aussi
radicaux l’un que l’autre, ils continuent surtout d’en appeler, auprès du public, à cette
hyperesthésie qui constitue l’une des exigences fondamentales de nos metteurs en scène :
Ces deux spectacles […] ont encore ceci en commun de réclamer du spectateur une attitude
particulière : celle de l’attention patiente, de la disponibilité curieuse, dans l’intimité avec la
représentation. Car ici les signes ont été voulus discrets : pas de sollicitations violentes, pas d’effets
spectaculaires, aucune possibilité de vaste déploiement de machinerie ou de mise en scène, aucune
flatterie esthétique, musicale ou visuelle, au sens habituel. Le plaisir est à chercher ailleurs, dans
l’exploration de microcosmes offerts à portée de souffle, la perception aiguë d’une expression juste,
d’une émotion fugitive, la sensation de la sourde montée d’une angoisse, la découverte de langages
différents144.

b) Extension et retournement d’une tendance

Arrivant bientôt au terme de cette cartographie, il nous semble important de signaler


l’existence de territoires ou d’îlots dramaturgiques qui s’inscrivent peu ou prou dans notre
nébuleuse tout en s’écartant de certains des traits jugés caractéristiques du théâtre du
quotidien, du moins tels que les premières pièces de Kroetz, Wenzel et Deutsch ont pu en
fixer momentanément les contours. Qu’il s’agisse de l’intrusion insistante du témoignage, du
« vécu » ou d’enjeux supposés privés dans un théâtre militant qu’on aurait pu croire plus
directement tourné vers la représentation de la grande Histoire et de ses illustres conflits, qu’il
s’agisse encore de l’émergence, vers la fin des années soixante-dix, de nouveaux auteurs qui
connaissent très bien la poétique quotidienniste et décident de nouer avec elle un dialogue
souterrain dans leur propre production, bon nombre de pièces s’essayent à la même époque à
conjuguer le pouvoir au quotidien et, pour quelques-unes d’entre elles, l’analyse des enjeux de
ce dialogue, des points de rencontre ou des divergences qu’il révèle, sera particulièrement
utile pour considérer dans nos prochains chapitres les tensions qui traversent notre corpus et
son articulation aux questionnements qui animent la décennie.

Théâtres en lutte contre le quotidien

A première vue, les créations du théâtre militant s’opposent radicalement aux


recherches quotidiennistes par leurs objets comme par leurs méthodes. Non seulement ces
créations investissent massivement la scène historique des luttes, mais l’émancipation qu’elles

144
Ibid. Sans développer ce point, ajoutons que le Théâtre de Bourgogne dirigé par Alain Mergnat fait également
partie de ces lieux de création, de recherche et de débat qui questionnent le devenir du théâtre politique : sa
programmation articule ainsi un retour interrogatif sur Brecht et son héritage (Pourquoi pas Brecht ? en 1973, Le
Retour de Bertolt Brecht et La Bonne âme de Se Tchouan en 1976) et des pièces moins clairement identifiables
au nombre desquelles certaines pièces quotidiennistes (Dimanche en 1978, Les Incertains et L’Entraînement du
champion avant la course en 1979, mais aussi Les Bonnes en 1975 ou encore L’Autruche et la Salomé d’Anne-
Perry Bouquet en 1977, pièce qui relate l’entretien d’une mère prolétaire avec le professeur de son enfant et qui
insiste sur les enjeux de pouvoir inhérents à la maîtrise inégale de la langue officielle). Sur ce sujet, voir le
dossier « Alain Mergnat au Théâtre de Bourgogne », Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978, pp. 22-27.

169
visent exige de mettre en pleine lumière les rapports de force qui la structurent, d’en
exacerber les clivages, d’en rendre transparents les mécanismes. Autrement dit, elles
sollicitent une économie de « l’hypervisibilité » qu’on devine fort éloignée de celle qui nous
occupe, de la compréhension extensive du pouvoir qui la fonde, de ses effets moléculaires de
distanciation et du maintien (apparent) du drame, de sa forme et de sa fiction, à l’exclusion de
tout commentaire. Pour prendre acte de la variété d’une production à laquelle il serait illusoire
de prêter une esthétique unitaire, Olivier Neveux a analysé certains traits récurrents du théâtre
militant des années soixante-dix et a notamment souligné la place déterminante qu’y occupe
l’allégorie145. S’évadant « de la structure mortifère du naturalisme pour exhiber les signes de
la répression et de la libération »146, la scène érige le personnage en figure et renoue avec l’un
des procédés usuels de l’agit-prop : « Derrière l’homme, le capitaliste, derrière le capitaliste,
le capitalisme »147. Ainsi de l’affrontement de Kamodé – KApitalisme MOnopoliste D’Etat –
et de Peuple dans Le Petit train de Monsieur Kamodé d’André Benedetto (1969), des
forfaitures des patrons-truands sur le corps surexploité de Minette dans Splendeur et misère de
Minette la bonne Lorraine de Jacques Kraemer (1970) ou des exactions banquières de clowns
inquiétants montés sur échasses et arborant gibus et cigares dans Marchands de ville du
Théâtre de l’Aquarium (1972). S’il n’est pas lieu de nous attarder sur ce point, il est
intéressant de garder à l’esprit la présence profuse, à l’époque, de ces figures hyperboliques
de pouvoir pour mieux saisir la particularité de la démarche quotidienniste mais aussi le
dynamisme d’un théâtre politique qui a su donner à l’aliénation d’innombrables avatars.
Or, s’agissant précisément du Théâtre de l’Aquarium, ses créations vont être traversées
au fil des ans par une sorte de tropisme quotidienniste qui se manifeste très furtivement dans
Marchands de ville, se développe dans La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans
ses bras (1976-1977) et gagne son plein essor dans La Sœur de Shakespeare (1978) et Pépé
(1979), spectacles dont le point de départ est fourni par la parole des « gens », celle de
Madame A. dont l’entretien, capté au magnétophone, a été trouvé dans les annexes d’une
thèse de psychologie et celle de personnes âgées rencontrées et entendues par Didier Bezace
dans un hospice de la région parisienne :

145
Cf. Olivier Neveux, Esthétiques et dramaturgies du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France
de 1966 à 1979, thèse de doctorat dirigée par Christian Biet, Paris X-Nanterre, 2003, pp. 439-448.
146
Id., pp. 176-177.
147
Philippe Ivernel, « La problématique des formes dans l’agit-prop allemande ou la politisation radicale de
l’esthétique », in Le Théâtre d’Agit-Prop de 1917 à 1932. Tome III, Allemagne-France-USA-Pologne-Roumanie.
Recherches, Lausanne, La Cité / L’Age d’homme, 1978, p. 67.

170
Dans ces moments de trouble politique, nous avons commencé à aborder « la vie privée » : celle de la
mère au foyer, celle du grand-père à l’hospice. Curieuse et franche expression que « vie privée » où l’on
entend aussi « privation de vie ». […]
Ce jeu trouble, cette superposition des signes, cette voix unique et plurielle, ce mélange d’imitation et
d’intervention montrent que Pépé et La Sœur de Shakespeare sont de la même famille. L’enquête au
magnétophone ne mène pas à un retour au naturalisme. Il y a place pour un théâtre du quotidien épique.
Le comédien donne aux paroles banales une autre intelligibilité. Il ne reproduit pas le réel servilement,
il le provoque avec des indiscrétions. Oui, il est indiscret ! On détruit le quotidien comme on casse une
tirelire, pour prendre toute la monnaie du petit cochon, à la fois la fausse monnaie des habitudes,
clichés, tabous, aliénations qui nous tiennent au ventre, mais aussi la vraie richesse à fleur de peau, une
respiration, un timbre de voix, un mot gentil, un geste, un sourire, la vie, quoi !148

L’épithète « épique » que Jacques Nichet accole au théâtre du quotidien qu’il appelle de ses
vœux et le refus corrélatif d’un naturalisme œuvrant avec discrétion, mais aussi trop occupé à
traquer la misère pour déceler les richesses qui se nichent dans la vie la plus ordinaire,
constituent sans nul doute une façon de se distinguer des dramaturgies quotidiennistes. Pour
notre part, nous estimons que l’opposition massive entre théâtre épique et théâtre naturaliste,
telle que Brecht en a fixé les termes et telle que les discours de l’époque s’y rapportent, ne
permet guère de cerner la spécificité d’un théâtre qui a précisément en propre de s’insinuer
entre ces deux pôles et d’avoir su y créer un nouvel espace. Il est néanmoins indéniable que la
façon dont La Sœur de Shakespeare et Pépé exhibent leur propre théâtralité est tout à fait
étrangère à l’esprit et à la forme de Travail à domicile et de Loin d’Hagondange (que l’on
songe seulement au travestissement farcesque de Jean-Louis Benoît et de Thierry Bosc grimés
en duègnes ou à la « défroque » de vieillard de Didier Bezace portant faux ventre, faux crâne
et fausse barbe149). A rebours des effets de dénaturalisation que ménagent les pièces de Kroetz
ou Wenzel à partir d’un quotidien qu’elles feignent de reproduire, la troupe de l’Aquarium
procède à son dynamitage et chasse aussitôt le naturel au profit de procédés interventionnistes
de transposition théâtrale. Reste qu’en s’attardant sur les « habitudes », les « clichés », les
« tabous » et les « aliénations » diffuses que portent en elles la parole hésitante d’une femme
au foyer essayant d’expliquer son rôle et la faconde pleine de vides d’un grand-père ayant
cessé depuis longtemps de recevoir des visites, la troupe de l’Aquarium investit pleinement le
territoire du pouvoir au quotidien et s’efforce surtout d’en déceler les traces au cœur de la vie,

148
Jacques Nichet, « La mise en pièces du document », Théâtre/public, n° 38, 1981, pp. 22-24.
149
La pantomime qui interrompt le spectacle pour nous ramener aux pleins feux de la réalité théâtrale marque
ostensiblement le refus de faire illusion : « Près de son fauteuil, Pépé se déshabille. Il enlève son gilet de laine,
sa cravate, sa chemise de pyjama, ôte ses lunettes et se débarrasse de la mousse à raser qui lui couvre le visage.
Quelques exercices de décontraction pour chasser de son corps l’empreinte de la vieillesse, l’acteur abandonne
la défroque du vieillard, et réapparaît aux yeux du public en tee-shirt et survêtement ; il avoue sa jeunesse et les
artifices dont il se sert pour jouer au vieux : faux ventre, faux crâne et fausse barbe » (Théâtre de l’Aquarium,
Pépé, texte de Didier Bezace et Jean-Louis Benoît, Paris, publication du Théâtre de l’Aquarium, 1979, p. 16).

171
des gestes et des mots de ceux qui en subissent les conditionnements et les assignations sans
pouvoir clairement se le formuler150.
Au demeurant, les champs d’investigation de la troupe ont toujours témoigné d’une
compréhension extensive du pouvoir non seulement attentive au fonctionnement polymorphe
de ses appareils idéologiques, mais aussi aux conditions de leur efficacité et de leur maintien,
à savoir la peur, la passivité ou l’acceptation de ceux sur lesquels ils exercent leur emprise.
C’est ce qu’attestent les thèmes de ses premiers spectacles : les mécanismes de la distinction
dans le champ universitaire et le rôle qu’y jouent les professeurs comme les étudiants
(L’Héritier ou les étudiants pipés, 1968), les mécanismes de la répression et le rôle qu’y joue
son intériorisation chez un honnête homme « réclamant toujours plus de chaînes et de serrures
pour les autres et pour lui-même »151 (Les Evasions de Monsieur Voisin, 1970), les
mécanismes de la rénovation urbaine et le rôle qu’y joue la résignation d’habitants trop isolés
pour résister à leur propre déportation (Marchands de ville, 1972), les mécanismes de la mise
en spectacle du réel par la presse et le rôle qu’y joue l’isolement démissionnaire du petit-
bourgeois « gobant » tout ce qu’il lit sans plus se soucier du monde (Gob ou le journal d’un
homme normal, 1973)… Encore ces spectacles mettent-ils précisément l’accent sur le
dévoilement de ces mécanismes et privilégient l’élucidation des causes (sociales) sur la
représentation de ses effets (subjectifs). Figure nodale de la pensée et du théâtre politiques de
l’époque, le sujet prenant part à son propre assujettissement apparaît essentiellement ici
comme un rouage. Subissant le même traitement que les instances de pouvoir qui le
manipulent du dehors, il rejoint la foule des allégories sociales qui défilent sur scène pour
permettre de traiter chaque dossier dans ses tenants et ses aboutissants.
La pièce Marchands de ville ménage toutefois quelques incursions nettement
circonscrites vers un style nouveau. Après s’être fait arracher les marionnettes qui les
accompagnent lorsqu’ils sont en présence des relogeurs ou du député Tibéron, les locataires

150
Que l’on en juge, sur le plan de la réception critique, par l’article de Gilles Sandier associant, sous le titre
« Théâtre du quotidien », la mise en scène par Jacques Lassalle d’Olaf et Albert et La Sœur de Shakespeare,
« deux spectacles qui, tous deux, quoique de façon différente, interrogent notre univers quotidien, notre monde
d’aujourd’hui » (Gilles Sandier, « Théâtre du quotidien », La Quinzaine littéraire, 1 novembre 1978). De même,
nous renvoyons à l’article d’Evelyne Ertel, offrant une comparaison circonstanciée de La Table et de La Sœur de
Shakespeare pour valoriser les investissements contrastés dont le quotidien féminin est susceptible de faire
l’objet : « La Table fait fonctionner le jeu théâtral comme révélateur des fantasmes à l’œuvre dans les propos les
plus banals et les gestes les plus quotidiens, tandis que La Sœur de Shakespeare cherche à théâtraliser ce
quotidien par des images et des scènes fantasmatiques » (Evelyne Ertel, « Objets de femmes entre le quotidien et
le fantasme », Travail théâtral, n° 32-33, 4ème trimestre 1979, p. 192).
151
Bernard Faivre, « Petit parcours rétrospectif », Théâtre/public, n° 38, avril 1981, p. 6.

172
se confient directement au public en de longs monologues152. Focalisés sur des micro-récits
qui donnent à voir la perception confuse qu’ils ont des événements à leur échelle individuelle
(une réunion de locataires dont on n’a pas tout entendu, une rencontre avec le député où l’on a
préféré laisser son voisin prendre la parole, une cérémonie d’inauguration à laquelle on a
assisté bon gré mal gré parce qu’on était bloqué dans les embouteillages…), ces monologues
oscillent entre inquiétude et dénégation, fatalisme et petites révoltes, donnant chair à ceux qui
n’étaient jusqu’alors que des pantins entre les mains des promoteurs :
La naïveté de certaines phrases laissait entrevoir les effets des manipulations précédentes dans les têtes :
on comprenait comment les locataires, dupés, se laissaient expulser ou contribuaient même à leur propre
expulsion. Le public voit soudain clairement ce que les locataires vivent et parfois expriment
confusément. […]
L’allégorie permettait de donner un autre nom à la « fatalité » : la banque, et d’expliquer de manière
burlesque et violente le système de la « promotion » immobilière. Les confidences contradictoires des
différents locataires nous donnaient à comprendre les difficultés de l’organisation de la lutte153…

En somme, le spectacle est traversé de quelques incises quotidiennistes, étant entendu qu’elles
changent complètement de statut du fait de leur encadrement, dotant le public des outils
nécessaires pour relier les effets à leurs causes et voir en toute clarté ce que les personnages
ne voient pas ou ne font que deviner. Le changement de focale introduit par les monologues
reste donc temporaire et maintient le privilège du grand angle sur les plans rapprochés.
Quatre ans plus tard, La jeune lune… marque l’extension de cette approche de la
réalité sociale et économique « du côté du sujet ». Alors que son thème – les occupations
d’usine – se montre propice à la constitution d’un nouveau dossier, les comédiens ont préféré
partir à la rencontre de travailleurs, puis témoigner, en leur nom propre, de ces rencontres et
de la réalité diffractée du travail et des luttes tels que les vivent les ouvriers au quotidien154.
Comme l’a souligné Jean-Pierre Sarrazac, ce spectacle atteste l’infléchissement de la
dramaturgie pratiquée par la troupe et scelle la fin du « monopole » dont jouissaient les
détours métaphoriques et satiriques dans leurs premières créations :
Sous l’autorité pointilleuse d’un dossier social, le théâtre doit forcer son appétit de réalité : tout le
terrain que s’annexent la sociologie et la politique, il lui faut, en dépit de son mode spécifique

152
Théâtre de l’Aquarium, Marchands de ville, texte établi par Jacques Nichet, Paris, Théâtre National
Populaire, 1972, pp. 66-72 et pp. 95-98.
153
Jacques Nichet, « Rires en éclat au théâtre de l’Aquarium », Théâtre/public, n° 22-23, juil.-sept. 1978, p. 14.
154
A ce titre, l’ouverture du spectacle fait office de manifeste : « Nicole se lève, et […] nous raconte des bribes
d’histoires de solitude et de chômage. NICOLE. Elle, elle a reçu sa lettre de licenciement. / Pourquoi ça tombe sur
elle ? / Elle ne veut pas y penser. / Demain,… / elle accompagnera son fils à l’école, / elle fera un grand ménage,
/ elle ira au marché, / elle raccommodera les chaussettes qui sont dans le placard, / elle lavera les rideaux, / elle
épluchera les légumes, / elle fera du repassage, / elle… / Ah oui ! l’après-midi elle ira promener Mémé, l’air lui
fera du bien. / Et puis le soir… / Le soir, elle leur servira un bon ragoût parce qu’ils aiment ça, tous ! » (Théâtre
de l’Aquarium, La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras, Paris, publication du Théâtre de
l’Aquarium, 1977). Cet incipit programmatique signale non seulement la place dévolue au vécu quotidien des
travailleurs, mais aussi le refus des membres de la troupe de les incarner, instaurant une modalisation épique
dont nous rencontrerons quelques manifestations plus ou moins discrètes dans les dramaturgies quotidiennistes.

173
d’investigation du réel, le couvrir. Rançon de cette boulimie de documents, la forme […] se trouve
réduite à la portion congrue : une revue, seule structure qui permette d’éclairer uniformément le sujet
dans son entier, qui autorise le défilé – ou le tourniquet – de personnages composés comme de plates
allégories sociales […].
Dans les créations plus récentes, […] [il] n’est plus question de traiter exhaustivement d’un sujet, mais
de multiplier les points de contact entre le spectacle et la réalité qu’il explore. La sociologie ne fait plus
le lit du théâtre. La troupe se départit du regard un peu lointain, en surplomb de la réalité, qu’elle avait
eu jusqu’alors. Le spectacle reste chevillé à l’enquête, faisant fonds sur la complexité, sur la variété de
ses résultats. […]
Certes subsistent dans La jeune lune… des scènes où règnent des personnages allégoriques […], mais
elles n’ont plus le monopole dramaturgique. A leur manière satirique ou métaphorique s’opposent
d’autres scènes, d’autres fragments où les acteurs reportent simplement les propos – débats collectifs ou
confidences individuelles – qu’ils ont recueillis sur les lieux de l’enquête155.

Si un capitaine habillé « à la prussienne » se charge de faire voguer la galère usinière en une


allégorie transparente quand la pantomime des pieds et des mains étaye un apologue saisissant
sur les rapports entre la base et ses délégués syndicaux, ce mode de figuration est vivement
concurrencé par la préparation du couscous, quelques récits de vie lâchés par bribes, la
notation d’un détail ou des échanges polyphoniques ouvrant sur la multiplicité des postures et
des questions suscitées par l’occupation, les conditions de la reprise, l’imminence des
élections législatives… Certes, l’énergie que diffuse le spectacle paraît bien loin de la chape
de plomb qui semble si souvent peser sur les personnages quotidiennistes (si la lutte peut
paraître décentrée, c’est que les acteurs refusent de la singer en lieu et place de ceux qui la
mènent réellement en dehors du théâtre et non pour signifier le retrait d’une telle perspective
d’action). Du moins la couleur du quotidien vient-elle renouveler le nuancier de ce théâtre et
le défaire des oppositions tranchées qui distinguaient jusqu’alors les représentants
théâtralement privilégiés de la classe dominante et un peuple réduit à quelques silhouettes
sans autre fonction que de plier ou de combattre, tantôt marionnette, tantôt Arlequin.
A vrai dire, un tel déplacement se constate dans bien des créations et il semble qu’il
faille prendre acte, comme le fait Sarrazac dès 1975, du nouvel « empire » qu’exerce le
« matériau historique quotidien » dans le théâtre politique de l’époque156. Refusant de

155
Jean-Pierre Sarrazac, « La parole des absents », Travail théâtral, n° 28-29, été-automne 1977, p. 93. Sur ce
spectacle et le changement de focale qu’il engage, voir aussi Evelyne Ertel, « Politique et poésie réconciliées »,
Travail théâtral, n° 26, janvier-mars 1977, p. 104 : « Les points de vue du général et du particulier alternent ou,
mieux, s’engendrent l’un l’autre. […] Mais le plus souvent, le point de vue du particulier domine, contrairement
aux spectacles précédents, où la tentation du général aboutissait trop souvent à un symbolisme assez abstrait
[…]. C’est que, cette fois, les comédiens de l’Aquarium ont moins lu des livres, des dossiers, des analyses qu’ils
n’ont écouté les travailleurs leur parler de ce qu’ils avaient vécu à travers ces occupations d’usines ou au
moment de la reprise du travail. […] Le lieu d’où l’Aquarium choisit de parler est celui du “vécu” des
travailleurs. Point de vue du “vécu” : point de vue de l’intérieur, le contraire même de l’objectivité ».
156
Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au présent ou l’art du détour », Travail théâtral, n° 18-19, janvier-juin
1975, p. 70. Ce dossier est composé d’entretiens avec Georges Michel, André Benedetto, Xavier Pommeret et le
Théâtre de l’Aquarium. Il est complété, l’année suivante, par de nouveaux entretiens avec ces auteurs qu’on ne
dit pas encore quotidiennistes – Michel Vinaver, Jean-Paul Wenzel, Michel Deutsch et Jacques Lassalle – et qui
participent, eux aussi, à « la recherche d’un théâtre réaliste de notre temps » n’hésitant pas, pour dire le monde

174
recourir aux événements déjà connus d’une grande Histoire dont il n’est plus certain qu’elle
puisse être suffisamment maîtrisée pour accoucher d’un sens susceptible d’élucider notre
présent, bon nombre d’auteurs, de troupes ou de pièces se tournent vers l’actualité la plus
immédiate et privilégient, parmi les exhortations brechtiennes, celle qui invite l’artiste à
rechercher ses modèles au coin de la rue, là où, d’un simple accident de voiture, peut surgir ce
« théâtre quotidien, multiple et sans gloire »157 capable de dépasser l’anecdote insignifiante
pour y faire affluer tout un champ de forces et de contradictions :
Le pouvoir, les institutions, l’histoire même vivent maintenant, à travers le récent développement des
luttes politiques et idéologiques, le temps d’une légitime suspicion. Et l’homme de théâtre s’attache
d’autant moins à analyser les grands faits historiques du passé que, chaque jour, l’étude de la réalité qui
l’entoure lui ouvre de nouvelles perspectives.
Rapport nouveau entre des luttes jadis refoulées ou considérées comme « sociales », c’est-à-dire
secondaires, sur les fronts féministe, sexuel, écologique, des prisons, des régions, de la santé, des
hiérarchies, etc., et la lutte – qui eut longtemps le monopole du label « politique » – pour le pouvoir
central. […] Mise en cause du discours et de ses distributeurs patentés, institutions, mass media, et
volonté d’écouter ceux qui, dans notre société, n’ont pas la parole, ceux d’en bas, les exploités, et de les
entendre, transgressant l’interdit du discours, formuler eux-mêmes leurs conditions de travail, de vie,
leur révolte. […] On le voit, l’histoire n’est plus la gigantesque et infaillible mémoire de notre temps et
le quotidien nous laisse regarder en transparence les processus historiques en train de s’accomplir, le
présent et l’histoire commencent à s’ajuster différemment158.

Tandis que les pratiques militantes qui essaiment pendant la décennie remettent brutalement
en cause la hiérarchie traditionnelle entre luttes prioritaires et luttes secondaires, les fronts sur
lesquels l’écriture et la scène choisissent d’intervenir se pluralisent à leur tour et reprennent à
leur compte l’idée gramscienne selon laquelle tout est politique. De La Journée d’une
infirmière d’Armand Gatti (1968) à Une Place au soleil de Georges Michel (1980) en passant
par Jacotte ou les plaisirs de la vie quotidienne de Jacques Kraemer (1974) ou Féminine de
rien par la troupe de La Carmagnole (1976), la guérilla que mène le théâtre contre l’ordre
établi porte régulièrement ses coups contre la vie quotidienne, ses mythologies, ses mots
d’ordre, ses impératifs et ses assujettissements consentis159. L’horloge qui opère
inflexiblement le décompte des heures et des minutes pour la femme astreinte à la double
journée de travail (Gatti) et la radio dont les bulletins météorologiques et les chroniques
sportives tentent de recouvrir les frustrations d’une famille passant ses mornes vacances sur

d’aujourd’hui, à emprunter des « détours », aussi divers soient-ils – Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au
présent. Nouveaux entretiens », n° 24-25, juillet-décembre 1976, pp. 83-102.
157
Bertolt Brecht, « Du théâtre quotidien », in Ecrits sur le théâtre, op. cit., p. 669.
158
Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au présent ou l’art du détour », art. cité, pp. 69-70.
159
L’irruption d’un théâtre de femmes articulant oppression sociale et oppression féminine ou se proposant, de
façon moins directement militante, de donner à entendre une parole longtemps confisquée contribue fortement à
la politisation théâtrale du quotidien (via des questions telles que le travail domestique, les rapports entre
hommes et femmes, les représentations sociales du corps féminin, la sexualité, la maternité ou encore les mots
d’ordre que véhiculent la famille, l’école et la publicité) – sur ce sujet, cf. Monique Surel-Tupin, « La prise de
parole des femmes au théâtre », in Jonny Ebstein et Philippe Ivernel (dir.), Le Théâtre d’intervention depuis
1968, t. 2, Lausanne, L’Age d’Homme, coll. « Théâtre/recherche », 1983, pp. 56-77.

175
une plage surpeuplée (Michel) constituent les nouvelles icônes théâtrales d’une oppression
diffuse et transversale qui investit tous les temps et tous les espaces de la vie sociale160.
On se doute que ces pièces qui font théâtre du quotidien dans les années soixante-dix
mettent en œuvre des dramaturgies – une politique et une poétique de la visibilité – fort
éloignées des dramaturgies quotidiennistes. Alors qu’il met en scène à Chaillot, en 1980, La
Promenade du dimanche, pièce qu’il a écrite en 1967, Georges Michel se défend d’avoir été
le précurseur du « théâtre du quotidien » et affirme la singularité de son approche en des
termes assez proches, bien que plus tranchés, de ceux de Jacques Nichet :
Peut-on dire qu’en dénonçant ce qui se cachait derrière les petites phrases de tous les jours vous faisiez
déjà du « théâtre du quotidien » ?

Sûrement pas. De toute façon, pour moi, le théâtre n’est pas la vie et ne sera jamais la vie. Alors le
prétendu réalisme qu’on essaie de nous concocter sur scène m’exaspère. Je ne supporte plus d’y voir un
acteur boire un café ou écouter la radio. A quoi cela rime-t-il ? Surtout, à quoi cela sert-il ? Si je ne sors
pas modifié d’un spectacle, j’estime que j’ai perdu ma soirée. Revenons à Artaud. Il faut projeter sur le
théâtre des images indestructibles qui soient des chocs, des coups de poing dans la gueule. Tout ce qui
est culturel doit être de l’anti-pouvoir. […] Je veux écrire le quotidien de demain. Je veux une écriture
prospective, prophétique161.

Stigmatisant le vrai café et la vraie radio dont auraient abusé les scènes quotidiennistes,
Michel promeut des images-chocs qui contestent frontalement les pouvoirs en place et vise
une représentation qui puisse faire apparaître le « squelette » du quotidien, tel « un spectre
photographique ». Que ce soit sous les auspices du naturalisme ou du « prétendu réalisme »,
on retrouve donc les accusations illusionnistes auxquelles les pièces de Wenzel ou Kroetz ont
dû souvent prêter le flanc, moyen commode de séparer le grain de l’ivraie au détriment d’une

160
Les déclarations d’Augusto Boal témoignent exemplairement de cette extension du domaine de la lutte. Se
proposant comme objectif l’étude des oppressions qui ont été intériorisées, le Théâtre de l’opprimé fait de
« l’osmose » entre « le macro- et les micro-cosmos » sa première hypothèse de travail : « Dans les plus petites
cellules de l’organisation sociale, (le couple, la famille, le voisinage, l’école, le bureau, l’usine, etc.), aussi bien
que dans les plus grands événements de la vie sociale, (un accident au coin de la rue, le contrôle d’identité du
métro, une visite médicale, etc.), sont contenues toutes les valeurs morales et politiques de la société, toutes les
structures de domination et de pouvoir, tous ses mécanismes d’oppression. Les grands thèmes nationaux sont
inscrits dans les petits thèmes personnels. Selon cette hypothèse, si nous parlons d’un cas strictement individuel,
nous parlons aussi de la généralité des cas semblables, et de la société où ce cas particulier peut avoir lieu. […]
Comment se produit l’osmose ? Par répression, aussi bien que par séduction. Par répulsion, haine, peur, violence,
contrainte, ou, au contraire, par attraction, amour, désir, promesse, etc. Où se produit l’osmose ? Partout. Dans
toutes les cellules de la vie sociale. Dans la famille (par le pouvoir parental légal, l’argent, la dépendance,
l’affectivité…), dans le travail (par le salaire, les primes, les vacances, le chômage, la retraite, etc.), dans l’armée
(le châtiment, la promotion, la hiérarchie, la séduction de l’exercice du pouvoir, etc.), dans l’école (les notes, les
classifications de la fin de l’année, les dossiers…), la publicité (par les fausses associations d’idées : belles
femmes et cigarette, Nigara Falls et whisky, etc., etc., etc.), dans les journaux (la sélection des nouvelles), dans
l’Eglise (l’enfer, le paradis, l’inconnu, la communion, le pardon, la culpabilité, l’espoir…), partout » – Augusto
Boal, « “Le flic dans la tête” ou les trois hypothèses », in Le Théâtre d’intervention depuis 1968, t. 2, op. cit.,
pp. 166-167. Mais s’il faut localiser les flics qui sont dans la tête, il faut aussi localiser les casernes d’où ils
viennent, la mise au jour de cette articulation constituant un enjeu nodal de différenciation avec les dramaturgies
quotidiennistes (ce à quoi il faut évidemment ajouter la remise en cause radicale du rapport scène-salle à laquelle
procèdent des dispositifs tels que la dramaturgie simultanée ou le théâtre-forum).
161
Georges Michel, « Ecrire le quotidien de demain », Atac/informations, n° 113, décembre 1980, pp. 16-17.

176
réflexion sur les formes mises en œuvre, étant entendu une fois pour toutes que le théâtre n’est
pas la vie (nourrirait-il d’ailleurs l’utopie de nous faire oublier cette hétérogénéité
consubstantielle qu’il lui faudrait redoubler d’imagination comme le montrent les recherches
de Zola). Toujours est-il qu’il y a effectivement loin entre « l’horreur risible »162 que
cherchent à provoquer sur le spectateur les prophéties fascisantes de Michel et « la synthèse
de réalisme et d’ironie » vers laquelle tendent bien souvent les œuvres quotidiennistes, sur le
modèle du Volksstück horváthien. C’est précisément en prenant acte de l’existence de ce
carrefour, qui associe le théâtre, le quotidien et le pouvoir, et où se croisent tant de pièces à la
même époque, qu’il devient possible de mieux cerner la spécificité des détours auxquels
chacune d’entre elles recourt pour dire le monde et en opérer la critique.

Daniel Besnehard et Daniel Lemahieu : héritiers critiques

Comme on peut le constater, le théâtre du quotidien a rapidement constitué un enjeu


de positionnement. Dès lors qu’une pièce représentait la vie des petites gens pris dans leurs
activités journalières (dût-elle avoir pour cadre une guérilla urbaine jonchant de cadavres
l’itinéraire de la promenade dominicale comme c’est le cas dans la pièce de Michel), le
dramaturge était invité à dire s’il en était ou pas, question entraînant tantôt des ralliements
inopinés, tantôt des fins de non-recevoir catégoriques, cette dernière réaction se faisant de
plus en plus fréquente vers la fin de la décennie. De fait, l’étiquette est progressivement
devenue synonyme de néo-naturalisme, figure-repoussoir assimilant le naturalisme à une
« maladie esthétique »163 contre laquelle il est absolument nécessaire de s’immuniser et
créditant les dramaturges de l’intention naïve de montrer sur scène le quotidien tel qu’il est.
Outre les opérations douteuses de « recyclage » incriminées par Deutsch, sans doute peut-on
convoquer les effets de l’habitude. Une fois passé le choc de la découverte, le quotidien tel
que le théâtre s’était mis à le représenter a fini par générer sa propre stéréotypie, favorisant
ainsi sa réification. Confronté à une nouvelle pièce, le spectateur (assidu) se voit privé des
effets d’étrangeté suscités par la première fois. Oubliant les interventions d’une forme
devenue familière, il ne voit plus que le reflet d’une réalité qu’il a l’illusion de reconnaître
parce que la scène ressemble aux images que le théâtre lui a désormais léguées. Trop fidèle

162
Ibid.
163
Jean-Pierre Sarrazac, in Itinéraire d’auteur : Daniel Besnehard, entretien avec Jean-Pierre Sarrazac et
Françoise Villaume, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, coll. « Itinéraire d’auteur », 1998,
p. 42. Sarrazac s’est tout particulièrement employé à défaire certaines idées reçues sur le naturalisme en raison
même de ce que ce seul mot nous empêche de penser et des jugements de valeur qui lui sont automatiquement
associés – cf. Jean-Pierre Sarrazac, « Reconstruire le réel et suggérer l’indicible », in Jacqueline Jomaron (dir.),
Théâtre en France, t. 2, op. cit., pp. 191-214 ; « Le mot de naturalisme », in Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres du
moi, théâtres du monde, op. cit., pp. 59-64.

177
aux codes qu’elle a elle-même inventés, la représentation quotidienniste s’efface au profit du
représenté quotidien et ne permet plus d’articuler la part du théâtre et celle du monde.
Dans ce contexte où les plébiscites et les anathèmes ne favorisent guère le débat
critique, il est toutefois deux auteurs qui se dégagent et portent un regard productif sur le
théâtre du quotidien : Daniel Besnehard et Daniel Lemahieu. Né en 1957, Besnehard
revendique clairement l’importance de ces pièces et de leurs metteurs en scène – Claude
Yersin et Jacques Lassalle – dans le cadre de son initiation théâtrale, l’ayant immergé dans un
« bain théorico-sensible »164 dans lequel il s’est aussitôt reconnu. Premier indice de cette
importance, il leur consacre son mémoire de maîtrise d’études théâtrales, significativement
intitulé Le Quotidien et sa représentation. Eléments de réflexion sur la théâtralisation du
quotidien privé à partir de Loin d’Hagondange de J.-P. Wenzel et Haute-Autriche de F. X.
Kroetz (Paris III-Sorbonne Nouvelle, 1976). Dirigée par Jacques Lassalle, cette étude écarte le
soupçon illusionniste qui pèse sur ce théâtre pour valoriser le travail qu’il opère sur les signes
et le placer sous l’égide brechtienne, du moins sous celle de cette « pratique de la secousse »
dont Barthes a élaboré les termes : « la secousse est une re-production : non une imitation,
mais une production décrochée, déplacée : qui fait du bruit »165. Entré deux ans plus tard à la
Comédie de Caen comme écrivain-dramaturge, Besnehard accompagne et nourrit les créations
par ses recherches documentaires, mais aussi par l’écriture de petites formes fictionnelles ; il y
propose sa première pièce, Les Mères grises, que Yersin monte à l’occasion du Festival
d’Avignon de 1978 dans le cadre de Théâtre Ouvert :
J’ai commencé à écrire du théâtre sous une double influence : Duras et Kroetz. Deux univers
antagonistes. Dans ses premières pièces, Kroetz s’attache aux blocages sensibles des milieux
défavorisés. Dans ma première pièce, Les Mères grises, il y a une espèce de combinaison de la ligne
Duras et de la ligne Kroetz, une hybridation un peu maladroite. Cette pièce écrite en 1978 ne raconte
rien de moi, ne raconte rien de mon milieu originel et fait des projections maximales sur une mère
bourgeoise, sorte d’héroïne durassienne confrontée à une famille de mineurs de Liévain. […]
Moi, avec mon petit bagage, avec ce que j’avais appris à la fac, un peu de psychanalyse, de sociologie,
j’apportais des compléments de savoir qui enrichissaient modestement la coloration plutôt « marxo-
brechtienne » du groupe artistique. Tout mon côté durassien était un continent noir pour eux, une terre
inconnue. Je crois que si on s’est bien entendus avec Claude sur le premier travail des Mères grises en
1978, c’est qu’effectivement, il m’amenait tout l’héritage d’un réalisme théâtral – je connaissais assez
mal Brecht – et moi je lui amenais un peu de philosophie, un peu de freudisme, un peu de Duras, un peu
de fantasme néo-mao ; une alliance heureuse166.

Le souhait de combiner « la ligne Kroetz » et « la ligne Duras » fait sensiblement écho


à la volonté de Lassalle de conjuguer Brecht et Proust. Il suggère surtout la singularité d’une
écriture où la sphère de l’intime n’est plus entièrement phagocytée par les processus de la
domination sociale, où le désir ne cesse de sourdre et de circuler en dépit des interdits et des
164
Daniel Besnehard, Itinéraire d’auteur : Daniel Besnehard, op. cit., p. 13.
165
Roland Barthes, « Brecht et le discours », art. cité, p. 342.
166
Daniel Besnehard, Itinéraire d’auteur : Daniel Besnehard, op. cit., pp. 13-17.

178
oppressions, où le drame, dans le même mouvement, s’ouvre à toutes formes d’hybridation,
longs monologues, récits, inserts lyriques qui trouent la prose quotidienne et réservent une
large part à la parole subjective des personnages comme à celle de l’auteur. Dans « la longue
dictée composée par les autres avec ces mots qui étranglent : travail, ponctualité, bonne
tenue »167, les personnages s’efforcent d’insérer leurs propres mots et de se faire une place, ne
serait-ce que celle du rêve. L’énergie qu’ils emploient pour desserrer les mailles du pouvoir et
que permettent de diffuser les fragments lyriques ou narratifs que nous avons évoqués dessine
une ligne de démarcation importante par rapport à la pointe sèche d’un théâtre du quotidien
auquel on reproche de n’avoir jamais donné leurs chances aux petites gens auxquels il
prétendait pourtant rendre leur dignité en les invitant sur scène.
A la suite des Mères grises, pièce décidément étrange qui constitue une sorte de
théâtre du quotidien à la première personne du singulier, Besnehard écrit Les Eaux grises et
L’Etang gris, pièces respectivement montées par Daniel Girard au Festival d’Avignon
(Studio-Théâtre de Vitry, 1979) et par Claude Yersin à la Comédie de Caen (1982). Les trois
pièces composent un triptyque dont l’unité est fournie par la présence forte d’un référent
historique (68 dans Les Mères grises, la prise du Cambodge par les Khmers Rouges dans Les
Eaux grises, l’occupation allemande dans L’Etang gris). Or ce référent est saisi à travers une
multiplicité de prismes (distance temporelle, décentrement géographique, pluralisation des
points de vue et passage d’une focalisation subjective à une autre) qui mettent simultanément
l’accent sur les traces de l’Histoire majusculée sur les vies individuelles et sur son inévitable
retrait comme « objet » de la représentation au profit des reconstructions de la mémoire et du
fantasme. Enfin, il est une dernière pièce qui nous intéressera particulièrement tant elle
reprend les principaux axes des écritures quotidiennistes tout en les infléchissant : Clair
d’usine. Ecrite et jouée en 1983 (dans une mise en scène de Guy Rétoré au Théâtre de l’Est
Parisien), la pièce est issue d’un processus de création de cinq mois pendant lesquels les
différents épisodes de ce que Besnehard appelle un « feuilleton-théâtre » ont été conçus en
relation étroite avec quelques sept cents ouvriers « coproducteurs »168 (qui ont apporté leurs
témoignages, mais aussi assisté, chaque mois, à la représentation d’un épisode et apporté leurs
commentaires). Alors que Kroetz, Wenzel ou Deutsch se sont engagés sur de nouvelles pistes
d’écriture et ont déjà prononcé plusieurs fois l’acte de décès du théâtre dit « du quotidien »,

167
Daniel Besnehard, Les Eaux grises, in Daniel Besnehard, L’Etang gris. Les Mères grises. Les Eaux grises,
Caen, Comédie de Caen, 1982, p. 169.
168
Sur ce sujet, voir les textes qui accompagnent la pièce : Guy Rétoré, Georges Buisson et Alain Grasset,
« D’autres fréquentations pour le théâtre. Notes de travail » et Daniel Besnehard, « Du feuilleton à la pièce de
théâtre » et « D’une critique affectueuse. Notes de travail », in Daniel Besnehard, Clair d’usine. Comédie
ouvrière d’après un feuilleton-théâtre sur le monde de l’usine, Paris, Théâtre de l’Est Parisien, 1983, pp. 5-19.

179
sinon démenti son acte de naissance, cette proposition de « critique affectueuse » de la vie
usinière saisie dans ses temps de pause et de récréation offre une nouvelle conjugaison du
pouvoir au quotidien (le subjonctif y cohabite davantage avec l’impératif, le « je » avec le
« on »…), conjugaison révélatrice de la fin d’une décennie dont la dernière page théâtrale et
politique semble peu ou prou se tourner vers 1983.
Dans le même temps, cette pièce permet à Besnehard de préciser les contours du
territoire esthétique qu’il entend explorer et qu’il intitule « le naturalisme revisité », ce
« département de la grande province du Réalisme »169 que l’on voue habituellement aux
gémonies au nom de son prétendu mimétisme et de son incapacité à prendre en charge les
contradictions historiques. C’est dans un bel article de 1984 qu’il en formalise les enjeux.
Reprenant le fil d’une tradition qu’il expurge de ses soubassements idéologiques, de sa foi
scientiste et de ses velléités totalisatrices, il en exhausse les tensions, les refoulements, voire
les apories, et dégage les termes de ce qui constitue sous son analyse une « esthétique de la
figuration », à mille lieues de l’artificialité inconsciente d’elle-même à laquelle est condamnée
la recherche du « naturel » :
Epuration, modération, justesse, ce serait un peu la triade d’un naturalisme revisité. Il s’agit moins donc
de mimer le réel que de le décomposer pour en reconstruire sur le plateau un ersatz, totalement fictif,
mais cependant complètement fiable. […]
Le rêve d’une totalité organisée a laissé la place au constat de l’effritement et du parcellaire. Le revival
naturaliste se traduit donc par des représentations où l’on ne donne plus à voir de la réalité que des
fragments, des lambeaux. Cette approche dispersée, non coagulée, le théâtre de F. X. Kroëtz l’a très
bien illustrée. On y percevait au plus près l’opacité des vies moyennes, sans repères, ce que sous leur
angoissante banalité elles cristallisaient de misère sociale et d’interdit sexuel. Le naturalisme
d’aujourd’hui s’attache à regarder comment, par-delà la pellicule socio-économique, les petites vies,
l’ordinaires des travaux et des jours sont minés par les stratégies inconscientes et parcourus par les
machineries familialistes. Un tel naturalisme à terme induit moins chez le spectateur la reconnaissance
d’un milieu, qu’il ne suscite chez lui un appel à sa propre scène inconsciente. […]
Ce que le naturalisme historique n’est pas parvenu à refouler, le travail de l’inconscient dans l’écriture,
un naturalisme revisité doit le mettre en jeu. Aussi, le miroir qu’il tend au réel a toutes les
caractéristiques d’une glace sans tain. […] Au naturalisme ancien, qui voulait « éclairer » les actions,
les rendre plus hygiéniques, plus raisonnables, succède un naturalisme qui offre sa représentation du
réel comme un malaise, comme une photographie impossible de l’angoisse. […]
En montrant principalement des corps épars, égarés, terminaux malgré eux des grands circuits
politiques, en laissant percevoir sous la chaîne inaperçue des mots et des gestes quotidiens et répétitifs,
une logique des affects inconscients, les représentations du « naturalisme revisité » aident sans doute à
rendre les spectateurs moins fragiles, moins honteux de leur propres paniques. Car les personnages qui y
parlent leur ratage et agissent leur désarroi leur sont sans doute beaucoup plus proches que les figures
positives, les héros d’un certain théâtre réaliste des décennies précédentes170.

Comme on peut le constater, cette notion que Besnehard dit « fantôme » permet de désigner
avec justesse cette zone hybride que nous ne cessons d’approcher depuis le début de ce
premier chapitre. Nouant dans un même geste l’importance prêtée aux petites vies des petites
gens, les connexions terminales qui font d’elles un lieu d’investissement capillaire des
169
Daniel Besnehard, « Le naturalisme revisité », Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, op. cit., p. 161.
170
Id., p. 157-164.

180
machines de pouvoir – sociales, économiques, familiales, libidinales – et la nécessité d’en
capturer les paniques et les ratés au plus près, sans céder à la tentation de les naturaliser ni à
celle d’y mettre bon ordre, un espace théâtral se dessine – presque une utopie – qui constitue à
nos yeux le territoire quotidienniste, un territoire dans lequel le théâtre, poussé à ses extrêmes
limites, apparaît « comme le lieu d’un jeu dangereux entre le simulacre et la réalité, le montré
et l’irreprésentable »171.
Si le parcours de Daniel Lemahieu jouit également du compagnonnage de la Comédie
de Caen et de Théâtre Ouvert (Michel Dubois propose une mise en espace de La Gangrène au
Festival d’Avignon de 1977 et Claude Yersin, assisté de Besnehard, met en scène Usinage en
1984), ses rapports avec le théâtre du quotidien sont à la fois plus lointains et plus critiques.
Certes, ses premières pièces – La Gangrène (1976), Viols (1977) et surtout la trilogie ouvrière
que composent Entre chien et loup (1979), D’siré (1982) et Usinage (1982) – s’ancrent dans
des milieux populaires et font une large place aux rapports de pouvoir qui les traversent et les
gangrènent, au travail comme à la guerre, dans l’atelier comme dans la chambre. Phénomène
récurrent dans les dramaturgies quotidiennistes, l’interpénétration des sphères professionnelle
et familiale, des lieux mais aussi des temps que nos modes de représentation s’obstinent à
cloisonner, apparaît ici comme un motif structurant. Ainsi de certains titres de tableaux,
« Travail, famille » dans Viols, « Ici, ailleurs » dans La Gangrène, qui suggèrent la
réverbération des différents mots d’ordre auxquels l’individu est assujetti172 : trouver un
emploi et ne pas avorter dans la première pièce, obéir à la contredame ou au capitaine dans la
seconde, ravaler sa parole dans les deux, faire silence sur une histoire, viol, torture, qu’on
n’est pas prêt de pouvoir dire ancienne… Cette interpénétration se manifeste toutefois à
travers des montages de scènes et de répliques particulièrement abrupts – représentations
simultanées ou enchevêtrements d’espaces-temps hétérogènes – que l’on ne trouve guère chez
nos autres auteurs, à l’exception évidente de Vinaver, le seul avec lequel Lemahieu entretient
de profondes affinités en termes d’écriture173.

171
Id., p. 159.
172
Cf. Daniel Lemahieu, Viols, in Daniel Lemahieu, Théâtre II, Pézénas, Editions Domens, 2002, p. 28 (la pièce
est publiée pour la première fois en 1982 aux Editions Théâtrales) ; Daniel Lemahieu, La Gangrène, in Daniel
Lemahieu, Théâtre I, Pézénas, Editions Domens, 1997, p. 344.
173
Lemahieu a consacré à Vinaver deux articles dans lesquels il s’est chargé à chaque fois d’extraire sa
démarche – et son rapport au quotidien – du « théâtre du quotidien » : « Tout notre théâtre dans le quotidien et
pas le théâtre quotidien, pas le théâtre du quotidien. […] Si l’univers est morcelé, pourquoi faudrait-il écrire des
pièces sans ambiguïtés, univoques, complaisantes, qui à trop prendre la réalité à bras-le-corps mentent, ou bien
donnent des leçons du haut de leur vue plongeante sur de pauvres condamnés, aliénés, perdus ? » (Daniel
Lemahieu, « Pour Vinaver », L’Art du théâtre, n° 6, hiver 1986-printemps 1986) ; « Sacrifice au quotidien plutôt
que consommation du quotidien, son écriture est anthropophage des mots, des voix traversantes. L’oreille y voit,
l’œil y écoute. […] Dans le même mouvement, l’auteur transforme le robinet des informations radiophoniques et

181
De fait, plutôt que de faire fond sur l’habituel soupçon illusionniste, les réticences du
dramaturge s’articulent à la question, déjà posée par Vinaver, de l’extériorité et du surplomb.
A réduire le quotidien à un champ d’observation dont on sait d’avance ce qu’il doit prouver,
les pièces de Wenzel, Deutsch ou Kroetz n’échapperaient pas à « la vue plongeante »,
condamnant d’emblée les personnages à l’aliénation qu’elles entendent précisément dénoncer.
Intervenant « dans » le quotidien, le geste ostensible du montage permet dès lors de mettre en
déroute les représentations dominantes et de déjouer le monolithisme apparent des
conversations les plus banales sans préjuger du sens qu’il doit faire advenir, ni soumettre le
spectateur à une grille de lecture exclusive (il est d’ailleurs notable que Lemahieu, comme
Vinaver, emprunte l’essentiel de ses modèles à la musique ou à la peinture lorsqu’il évoque
son rapport à l’écriture, rapport sensible, charnel, qui nécessite de tenir en bride ses exigences
de cohérence et de rationalité). Même dans Usinage, indubitablement celle de ses pièces qui
rencontre le plus d’échos avec les recherches du théâtre du quotidien, qu’il s’agisse de ses
répliques minimales, de l’attention qu’elle porte aux manières de faire de personnages saisis
dans l’accomplissement des rituels de la vie sociale et familiale ou du questionnement qu’elle
mène sur la lutte ouvrière à partir du personnage de l’établi, la dramaturgie – « Ecriture à
destinataires flottants, à questions déportées, à réponses retardées, à adresses a priori non
arrêtées »174 – ménage des effets de perturbation que le prisme de la dépossession linguistique
ne suffit pas à élucider.
Le dialogue que les premiers textes de Lemahieu nouent avec le théâtre du quotidien
trouve ainsi un point d’ancrage déterminant dans la question de la langue et, plus
particulièrement, de la langue populaire :
[Françoise Villaume] : Entre chien et loup et Usinage, ces pièces étaient écrites dans la même période
que Loin d’Hagondange. Est-ce qu’elles font partie de ce qu’on a appelé « théâtre du quotidien » ?
[Daniel Lemahieu] : Entre chien et loup répond, peu ou prou, à Loin d’Hagondange. Dans cette pièce,
Jean-Paul Wenzel ne disait rien de la langue populaire, comme si ses personnes ne parlaient jamais ou
alors de façon laconique, maigre, pauvre. Mais non. « Les gens d’en bas » parlent une langue concrète,
dense, choséifiée, un immense parti pris des mots, charriant des syntaxes tarabiscotées qu’on ne trouve

journalistiques en une petite musique de chambre, quand ce n’est pas un choral en canon qui vous aiguise les
tympans. Tout notre théâtre du quotidien et pas le théâtre du quotidien » (Daniel Lemahieu, « D’une écriture,
quelques figures », Europe, numéro consacré à Michel Vinaver, n° 924, avril 2006, p. 79). Notons toutefois que
l’article que Lemahieu consacre au théâtre du quotidien dans Le Dictionnaire encyclopédique du théâtre ne
dessine aucunement de telles lignes de démarcation et associe Vinaver à une recherche uniment préservée de la
tentation de donner des leçons : « Ce théâtre se situe hors des valeurs constituées et ne délivre ni message, ni
démonstration, ni engagement, ni modèle pour comprendre et transformer le monde. […] Cet univers social est
devenu trop anarchique pour être saisi par un discours plein. […] D’aucun point, la pièce, les personnages ne
s’embrassent d’un seul regard. Tout est saisi au travers du prisme de structures narratives ouvertes, béantes,
composant une marqueterie kaléidoscopique » (Daniel Lemahieu, entrée « Quotidien (théâtre du) » in Michel
Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, t. 1, Paris, Larousse-Bordas, rééd. 1998, pp. 1351-1352).
174
Daniel Lemahieu, Itinéraire d’auteur : Daniel Lemahieu, entretien avec Josanne Rousseau et Françoise
Villaume, La Chartreuse, Edition du centre national des écritures du spectacle, 1999, p. 23.

182
pas dans les dictionnaires ou les grammaires de la langue française. Mais la langue vit et le populaire en
est un des ferments. Bref, le geste de l’écriture s’exerce aussi en réaction à l’écriture et à la pensée des
autres écrivains contemporains175.

Lemahieu ne renierait vraisemblablement pas l’exigence formulée par Wenzel de « mettre en


jeu la parole de ceux qui ne l’ont pas, ou plutôt de ceux à qui elle a été volée, interdite »176.
Reste que cette mise en jeu ne s’aurait s’arrêter à l’exhibition de leurs silences ou de leurs
discours d’emprunt et doit s’ouvrir à la part fondamentalement inventive de la langue
populaire, de ses parlers et de ses paroles. La réinventant à son tour pour en exhausser
l’étrangeté et déjouer toute tentation pittoresque, Lemahieu offre donc une place à la
« parlerie » ou à la « débagoulée » et y recycle toutes sortes de patois, de tournures et de
syntaxes, joual, flamingant, picard, sans oublier les parlers du Nord dont il est originaire,
dunkerquois, valenciennois, tourquennois, lillois, roubaisien… C’est par ce geste
éminemment singulier et poétiquement fécond que son théâtre « réagit » au théâtre du
quotidien et « réactive » des enjeux de parole et de pouvoir que ne saurait circonscrire le seul
recours au laconisme, figure stylistique et politique dont nous aurons l’occasion de voir que
Wenzel, Deutsch et Kroetz ont eux-mêmes très tôt questionné les limites et les pièges.
Là encore, c’est Usinage qui offre le champ d’investigation le plus intéressant dans la
mesure où la construction de la pièce juxtapose précisément ces deux modes d’être-au-monde
et à-la-langue, minimal et maximal. Osons un parallélisme : de même que Les Mères grises de
Besnehard reprend la partition quotidienniste pour la mettre en perspective au moyen d’un
matériau qui lui est complètement étranger (le soliloque lyrique de la bourgeoise Marie), de
même Usinage entrelarde les dialogues économes engagés dans les scènes de « table » avec
une logorrhée qui fait ostensiblement saillie (les monologues autobiographiques de Marie-
Lou, personnage populaire extérieur au groupe familial et amical que forment les autres
personnages et déconnecté de la fable qui se joue en son sein). Phénomène surprenant, tout se
passe dans ces pièces comme si la prise de distance par rapport à une tendance théâtrale que
l’on juge désormais trop univoque ou monophonique s’inscrivait à même la dramaturgie,
reconstruisant délibérément le petit théâtre du quotidien pour le décentrer, l’intégrer à un
dispositif contrapuntique et le mettre au contact de son propre refoulé. Appel à un nouveau
changement de focale ? Après être passé du plan panoramique au plan rapproché, il semble
que le théâtre promeuve une saisie de plus en plus ouvertement kaléidoscopique du réel.

175
Itinéraire d’auteur : Daniel Lemahieu, op. cit., pp. 41-42.
176
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Pour un théâtre du quotidien », texte cité, p. 9.

183
Epilogue

Notre cartographie s’achève donc sur un phénomène de diffraction qui accompagne le


reflux progressif d’une recherche qui aura finalement animé bien plus qu’une « demi-saison »
théâtrale. Tandis que dramaturges et discours critiques interrogent de l’extérieur les limites de
la démarche quotidienniste avec plus ou moins d’aménité, les auteurs qui lui sont directement
associés participent plus vivement encore à sa remise en cause. S’en prenant aux derniers
leurres objectivistes qui irriguent le souci de « raconter la vie des gens », Wenzel et Lassalle
inscrivent en effet dans leurs propres œuvres leur incapacité à dépasser le solipsisme, jusque
dans leur engagement auprès des exclus de la scène sociale et théâtrale. « Voyeur, tu marches
dans les rues, et tu ne vois que toi »177 : cette réplique qu’Anne adresse à Pierre dans Les
Incertains, pièce de Wenzel qui date de 1978, marque bien les désillusions sur lesquelles
achoppe toute velléité de dire le monde à l’orée des années quatre-vingts. Méta-discours
continu, la pièce de Wenzel est une page blanche qui n’en finit pas de commenter sa
blancheur. Le dialogue entre le peintre et l’écrivain, l’homme tourné vers l’extérieur et la
femme repliée dans sa chambre, pointe les dilemmes et les apories qui travaillent les rapports
de la représentation et du réel, la nécessité de passer par sa plus petite dimension prenant
désormais des accents éminemment introspectifs :
PIERRE. […] C’est vrai que je détaille de moins en moins ce qui m’entoure, je me replie vers l’intérieur
de mon âme au poids ridicule de trois grammes et demi. […]
Tu as raison, je ne vois plus rien, ou plutôt je ne vois plus que moi ; sensitivement, de plus en plus
profondément, il n’y a plus que moi qui m’intéresse. Ris maintenant. Plus mes tableaux se vendent, plus
ma propre image s’impose à mon cerveau ramolli ; à ce rythme, je ne vais plus que ME peindre. Pas
seulement l’extérieur, mais l’intérieur aussi, mon foie malade, mon cœur un peu en longueur, mes
poumons enfumés, mes intestins, mes boyaux, ma merde, mes mains te dessinant, mes yeux te
regardant, regardant l’extérieur, et si par hasard on aperçoit quelque chose, ce sera un reflet dans MON
œil178…

Tandis que Pierre cesse d’ironiser sur les rêveries solitaires de sa compagne pour envisager sa
propre myopie de grand voyageur, Anne sort de sa tétanie par de nouveaux projets d’écriture
– « Peut-être écrire une histoire sur nous »179 – qui semblent devoir ouvrir sur de tout autres
investissements du quotidien et sollicitent une première personne appelée à devenir de plus en
plus présente sur les scènes. A ces « incertitudes » font rigoureusement écho les
« indécisions » que Lassalle expose en 1979 dans Un Dimanche indécis dans la vie d’Anna.
De fait, les dialogues d’Anna, femme en panne d’écriture, et de Marc, journaliste épris
d’actualité, sont étonnamment proches, dans leurs enjeux, de ceux d’Anne et de Pierre :

177
Jean-Paul Wenzel, Les Incertains, Paris, Théâtre Ouvert, coll. « Enjeux », 1978, p. 8.
178
Id., pp. 16- 23.
179
Id., p. 34.

184
MARC. Je le trouve pas mal [ton bouquin]. Simplement, ta bonne femme fonctionne trop au sentiment,
pas assez au politique. Tu l’enfermes dans son enfance, tu l’enfermes dans sa province, dans son petit
moi. On dirait que tu ignores le monde autour d’elle, et comment va l’Histoire.
ANNA. Elle ne va pas bien, merci. Mais si je m’intéressais qu’à une petite partie de la réalité, qu’y
aurait-il de si terrible ?
MARC. La question n’est pas là.
ANNA. Si justement. Je te laisse le malheur du monde, je garde mon instinct de conservation. […]
MARC. Attends. « Temps de malheur que ceux où l’homme n’a pas le droit de céder à sa peur ». Tu
connais ça ? Brecht. Me-ti. Le livre des retournements.
ANNA. « L’art est de se débarrasser des sermons ». Virginia Woolf. Journal.
MARC. Dialectise, merde.
ANNA. Et nous, dans tout ça ?180

Comme dans la pièce de Wenzel, le quotidien aliéné des sous-privilégiés fait place au
quotidien intimiste d’un couple dont les tensions amoureuses relaient les tensions d’un projet
d’écriture qui peine manifestement de plus en plus à articuler Brecht et Proust – ou Virginia
Woolf181. Aussi aurons-nous suivi dans quelques-uns de ses replis et de ses coudes la courbe
sinueuse qui mène du grand théâtre historique des années soixante aux théâtres de l’intime qui
prévalent dans les années quatre-vingts – courbe dont le quotidien, domaine d’extension puis
de dissémination de la lutte, constitue un embranchement essentiel. Fort de cette approche
historique et encore surplombante sur les écritures du quotidien, nous pouvons désormais
entrer dans le détail de l’analyse dramaturgique pour voir les chemins que s’y fraye le pouvoir

180
Jacques Lassalle, Un Dimanche indécis dans la vie d’Anna, manuscrit inédit, 1980, p. 34.
181
Ces tensions sont au cœur des interventions de Kroetz à partir des années quatre-vingts et l’ont notamment
conduit à infléchir son jugement sur la Nouvelle Subjectivité : « Quand j’écris (longtemps, je n’ai pas voulu
l’avouer), je parle beaucoup de moi, qu’il s’agisse d’enfants ou de papis. […] Hochhuth est un écrivain politique
au vrai sens du terme. Mais pour ma part, ce sont de plus en plus mes propres ruines existentielles, immanentes à
ma biographie, qui m’intéressent et que je tente de comprendre et de représenter comme des phénomènes de
société. En ce sens, mon écriture est plus proche de celle de Handke » – Franz Xaver Kroetz, « Ich schreibe nur
über Dinge, die ich verachte. Ich bin für mich sehr interessant », art. cité, p. 18. Les matériaux de travail dont le
dramaturge accompagne la publication de sa pièce, Furcht und Hoffnung der BRD, en 1984, sont travaillés de
part en part par ces tensions entre approches objective et subjective. Ainsi de cette saynète particulièrement
sévère où Kroetz confronte un dramaturge soucieux de rendre honneur aux luttes des ouvriers et le producteur
d’une émission de radio qui refuse de diffuser sa pièce tant elle lui paraît invraisemblable : « Vous mentez dans
votre manuscrit, la masse… la masse, en fait, elle est restée à la maison ou alors elle est rentrée chez elle. [...]
Vous n’avez pas écrit sur la réalité, mais plutôt sur votre nostalgie, votre nostalgie de solidarité (amicalement), et
de courage et de combat et de force et de grève et d’occupation d’usine ! – Je crois que vous êtes un petit
“refouleur de vérités”… car ceux à qui l’on reproche toujours de n’écrire que sur eux-mêmes, au moins ils
l’admettent, mais vous… vous… vous vous complaisez dans quelque chose que vous avez vous-même inventé,
vous utilisez la classe labor… les travailleurs pour vos propres rêves, pour exprimer vos peurs, vos frustrations,
vos complexes… vous utilisez les travailleurs pour votre propre compte ! Je ne crois à aucun des mots que vous
avez mis dans ce texte... En revanche, là où je vous crois… c’est sur votre nostalgie, là je vous crois. (Pause) Et,
avec ça, nous nous retrouvons au point de départ, (à voix basse, franchement, sérieusement) comment être
radical… [...] même si cela fait mal, allez-y, montrez vos plaies, écrivez sur vos tentatives infantiles,
désespérées, d’atteindre, dans ce suicide théorique du MOI, le NOUS pratique et libérateur... mais […] cela, je
ne peux pas le diffuser » – Franz Xaver Kroetz, Furcht und Hoffnung der BRD. Das Stück, das Material, das
Tagebuch, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1984, pp. 67-69 (nous traduisons). Stigmatisant ce qu’il considère
désormais comme un simulacre de réalisme dont le caractère fallacieux tient moins aux mythologies
personnelles dans lesquelles il puise qu’au fait que celles-ci ne sont pas assumées comme telles, Kroetz en
appelle à la nécessité de s’exposer davantage et se dégage radicalement de la forme dramatique mise en œuvre
dans ses pièces précédentes, comme l’atteste notamment une pièce comme Terres mortes (1984).

185
et considérer les équilibres précaires par lesquels le théâtre est alors parvenu à nous parler du
monde tout en restant le plus souvent dans la chambre.

186
D’Allemagne

Arbre généalogique proposé par la Comédie de Caen


dans la revue Loisir, n° 6 – février 1975

187
Photo Ilse Buhs Train de ferme de Franz Xaver Kroetz
Mise en scène de Ulrich Heising et Karl Kneidl
Deutsches Schauspielhaus in Hamburg /
Berliner Theatertreffen – 1973

Photo Claude Bricage


Travail à domicile de Franz Xaver Kroetz
Mise en scène de Jacques Lassalle
T.E.P / Studio-Théâtre de Vitry – 1976

188
189
Scènes de chasse en Bavière
Un film de 1969

190
Chapitre II

Des hommes illustres aux hommes infâmes

Dans des sociétés dont le régime féodal n’est qu’un exemple, on peut dire
que l’individualisation est maximale du côté où s’exerce la souveraineté et
dans les régions supérieures du pouvoir. Plus on y est détenteur de puissance
ou de privilège, plus on y est marqué comme individu, par des rituels, des
discours, ou des représentations plastiques. Le « nom » et la généalogie qui
situent à l’intérieur d’un ensemble de parenté, l’accomplissement d’exploits
qui manifestent la supériorité des forces et que les récits immortalisent, les
cérémonies qui marquent, par leur ordonnance, les rapports de puissance, les
monuments ou les donations qui donnent survie après la mort, les fastes et les
excès de la dépense, les liens multiples d’allégeance et de suzeraineté qui
s’entrecroisent, tout cela constitue autant de procédures d’une indivi-
dualisation « ascendante ». Dans un régime disciplinaire, l’individualisation
en revanche est « descendante » : à mesure que le pouvoir devient plus
anonyme et plus fonctionnel, ceux sur qui il s’exerce tendent à être plus
fortement individualisés ; et par des surveillances plutôt que par des
cérémonies, par des observations plutôt que par des récits commémoratifs,
par des mesures comparatives qui ont la « norme » pour référence, et non par
des généalogies qui donnent les ancêtres comme points de repère ; par des
« écarts » plutôt que par des exploits1.

Que le personnage, depuis la fin du XIXe siècle, traverse une crise indissociable de la
crise du drame lui-même, la chose est entendue et il paraît d’ailleurs indubitable que cette
crise s’ancre dès ses origines dans le constat d’une séparation qui conteste précisément au
sujet le pouvoir d’objectiver sa volonté, le mettant aux prises de déterminations exogènes et
d’influences parasitaires qui le démettent de ses prérogatives et le privent de son unité. Une
fois diagnostiquée l’inflation polymorphe de ces forces étrangères qui font souvent primer sur
scène les indices de l’assujettissement sur l’affirmation de la subjectivité, il reste évidemment
à envisager la façon dont notre corpus investit ce territoire critique et en spécifie
dramatiquement et politiquement les enjeux. Si nous citons Foucault en exergue, c’est que le
« renversement de l’axe politique de l’individualisation » analysé dans Surveiller et punir
permet d’emblée d’interroger les différents avatars du personnage quotidienniste à l’aune des
modes d’exercice du pouvoir contemporain, du régime de lumière qu’engage la variété de ces
procédures et du type d’individu qu’il tend à produire. Les cérémonies spectaculaires et les
discours élogieux qui servaient à glorifier les plus hauts détenteurs du pouvoir ont en effet
cédé le pas à des micro-procédures – surveillances, examens, mesures comparatives… – qui
distinguent les individus à seule fin de les contrôler : de « l’individualité de l’homme

1
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., pp. 225-226.

191
mémorable », on passe à celle de « l’homme calculable ». Or cette économie de la visibilité
qui substitue à l’irréductible singularité d’individualités exceptionnelles les spécimens d’une
population soumise aux mêmes normes est au cœur de nos dramaturgies qui exposent sous les
feux de la rampe hommes du commun et petites gens : retraité dans Loin d’Hagondange,
chauffeur-livreur dans Haute-Autriche, ouvrier dans La Bonne vie ou cadre au chômage dans
La Demande d’emploi… Disparition du héros mémorable ; émergence du « petit homme »2
pris dans le regard sérialisant de la société qui le fait exister en même temps qu’elle le mutile
de tout ce qui, en lui, serait susceptible d’échapper, de fuir, de déborder…
Aussi nous faudra-t-il prendre acte du renouvellement du personnel dramatique auquel
procèdent les théâtres du quotidien en considérant les contextes sociaux et le maillage serré de
prescriptions et de règles dans lesquels il s’inscrit, en observant ce qui, dans ce dispositif de
construction du personnage, déroge non seulement à l’autarcie du personnage traditionnel
mais aussi à certaines des vertus spontanément assignées au personnage populaire, en
envisageant enfin ce que, dans chaque pièce, « le sujet fait avec ce qu’on lui fait, ce qu’il fait
de ce dont il est fait »3. Car les procédures de normalisation mises au jour, plutôt que
d’impliquer la stigmatisation sarcastique de quelque « masse molle » ou d’une « majorité
silencieuse » complaisamment complice de l’ordre qui la brime, s’articulent régulièrement à
des complexes socio-pathologiques où l’individu-personnage apparaît malade de sa propre
normalité et aspire, maladroitement, funestement, à sortir du rang. En outre, l’intérêt porté à
ce nouveau régime de lumière ne doit pas recouvrir ce qui, dans la logique interne des pièces
et les rapports des personnages entre eux, continue de convoquer ou de produire de l’altérité,
sociale, économique, sexuelle, générationnelle, culturelle… En dépit de la déqualification
patente qui menace l’ensemble du personnel dramatique sous le prisme d’un regard
panoptique à la fois omniprésent et impossible à localiser, la scène apparaît traversée d’une
multiplicité de relations hiérarchiques et de lignes de différenciation qu’il nous faudra
analyser dans le dernier temps de ce chapitre. Celles-ci font varier les critères
d’individualisation des personnages et les font jouer avec plus ou moins d’intensité en
fonction des places et des statuts que leur assigne chacune des situations d’échange, mais
aussi du degré de docilité avec lequel ils se conforment aux attributions qui leur sont ainsi
fixées. Mais avant que de porter toute notre attention sur ces « gens » qui ont pleinement
motivé le geste quotidienniste, il convient de nuancer le caractère systématique de ce

2
Nous empruntons cette expression à Wilhelm Reich, Ecoute, petit homme !, trad. fr. Pierre Kamnitzer, Petite
Bibliothèque Payot, 1978. Sur le « petit homme » comme avatar du personnage contemporain, cf. Jean-Pierre
Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 99-106.
3
David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie, op. cit., p. 26.

192
déplacement « des hommes illustres aux hommes infâmes » pour rendre compte des différents
contextes dramaturgiques dans lesquels continuent d’apparaître des figures identifiables de
pouvoir. Loin de vouloir répertorier ces occurrences comme autant d’exceptions à la règle que
nous venons de formuler, il s’agit d’analyser la façon dont elles-mêmes expérimentent la
mutation des modes d’exercice et d’apparition du pouvoir.

A. Présence-absence de la figure de pouvoir

Evacuer définitivement la figure de pouvoir au nom de son impossible


individualisation reviendrait en effet à omettre la variété des dispositifs qui participent à la
représentation novatrice du pouvoir dans nos pièces. Si le mouvement généralement
observable consiste bel et bien à transférer la lumière habituellement portée sur les détenteurs
du pouvoir vers les hommes du commun, « sous-privilégiés » et autres « bêtes de somme »
que le pouvoir traverse et informe de façon désormais anonyme, la lecture attentive des
écritures du quotidien conduit à infléchir la portée d’une alternative qui opposerait la présence
circonscrite d’un pouvoir incarné (sous la figure traditionnelle du maître) et l’omniprésence
diffuse d’un pouvoir sans détenteur (sous la figure contemporaine de l’esclave assurant sa
propre sujétion). Entre ces deux voies antagonistes, ces écritures font jouer une pluralité de
formes qui proposent des figures de pouvoir toujours repérables, que celui-ci soit exhibé à
travers la présence emphatique d’un personnage, qu’il circule d’un personnage à l’autre en
vertu d’un dispositif choral soulignant sa labilité ou qu’il s’absente de la scène pour ressurgir
comme objet du discours. Reste qu’à travers ces trois configurations distinctes, son mode de
fonctionnement ne laisse d’être interrogé et de remettre en cause la dialectique du maître et de
l’esclave dont le drame classique n’a cessé de rejouer l’affrontement4. Aussi un parcours
parmi certaines de ces figures semble-t-il indispensable pour distinguer les différents lieux,
scéniques et extra-scéniques, macro- et micro-scalaires, où apparaît le pouvoir, et prendre la
mesure des déplacements et des métamorphoses qu’ils lui font subir.

1. De la figure d’autorité à la figure autorisée

Professeur-employeur qui fait la leçon à son élève-employé dans La Bonne vie (Michel
Deutsch), recruteur qui tient à sa merci le chômeur qui lui propose ses services dans La
Demande d’emploi (Michel Vinaver)… Demeureraient quelques personnages dotés d’un
pouvoir manifeste qui semblent invalider la nouvelle économie de la visibilité dont nous
avons affirmé l’avènement. Nècepas et Wallace s’inscrivent en effet dans des dialogues qui ne

4
Sur ce point, cf. Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 110-111.

193
cessent de pointer la supériorité sans partage dont ils jouissent vis-à-vis de leurs interlocuteurs
respectifs, Jules et Fage, et font émerger une scène duelle où la domination s’exerce de façon
unilatérale et clairement marquée. On perçoit d’ores et déjà ici les écueils potentiels d’une
telle incarnation : n’avons-nous pas antérieurement souligné avec quelles difficultés Kroetz
envisageait de peindre « ceux qui tirent les ficelles », se demandant notamment comment
représenter Monsieur Siemens sans se contenter d’en faire un homme « affreux, sale et
méchant » et risquer dès lors de cristalliser la dénonciation sur des traits de caractère
individuels laissant hors d’atteinte le fonctionnement général du système social et
économique5 ? Un tel questionnement rejoint d’ailleurs très précisément l’un des aspects de la
critique brechtienne du naturalisme, telle que la formulent Brecht dans L’Achat de cuivre et
Jean Jourdheuil à sa suite :
Ce n’est pas de ne pas voir tous les maillons de la chaîne qui est grave, c’est de ne pas voir la chaîne.
[…] Il arrive souvent que, ne voyant pas l’ennemi ou ne pouvant pas le rendre visible, le dramaturge
mette en avant n’importe quoi d’autre qui soit « à portée de main » et serve en quelque sorte à justifier
l’événement. Les traits de caractère de ses héros, la malchance particulière qui pèse sur leur situation, et
caetera. […] D’autre part, même quand les ennemis sont présents sur scène, l’image qui en résulte est
souvent une image fausse, par exemple quand l’antagonisme semble relever d’une nécessité naturelle.
Dans Les Tisserands, […] le chef de fabrique apparaissait simplement comme un avare et l’on pouvait
croire que la misère des tisserands ne cesserait que lorsqu’on aurait fait cesser l’avarice. L’hostilité
entre l’homme qui possède le capital et les hommes qui font le travail apparaissait comme une hostilité
naturelle, aussi naturelle que celle du loup et de l’agneau6.

L’autre tare du naturalisme tient à ce qu’il emprisonne le spectateur dans une vision psychologique des
choses : si les tisserands sont férocement exploités, ce n’est pas parce que le patron tisseur doit, pour
faire face à la concurrence, chercher un maximum de profit, bref parce que le régime capitaliste existe,
mais seulement parce que ce patron tisseur est avare7.

A se placer dans le champ circonscrit de la forme dramatique, la figuration de l’employeur, du


patron ou du chef ne risque-t-elle pas de fonctionner comme un leurre escamotant les enjeux
systémiques des rapports de force ? Or nos deux exemples ont justement ceci d’intéressant
qu’ils persistent à représenter des figures de pouvoir dans le cadre apparemment traditionnel
d’un dialogue interpersonnel tout en s’efforçant de désamorcer « toute vision psychologique
des choses » et de suggérer la chaîne où s’inscrivent les deux maillons mis en présence.
De fait, qu’il s’agisse de la construction des personnages, de l’agencement des
dialogues ou de la composition d’ensemble des pièces, les choix formels de Michel Deutsch et
Michel Vinaver, aussi contrastés soient-ils, tendent pareillement à déplacer la relation de
pouvoir par rapport à l’entre-deux dialogique où elle est censée se jouer et sollicitent toute une
série de présupposés qui en grèvent la dialectique intersubjective pour mettre au jour les

5
Franz Xaver Kroetz, « Die Lust am Lebendigen », art. cité, pp. 599-600.
6
Bertolt Brecht, L’Achat de cuivre, op. cit., pp. 92-93.
7
Jean Jourdheuil, « Expressionnisme, naturalisme, comédie populaire. A propos de la Noce chez les petits-
bourgeois » (1968), in L’Artiste, la politique, la production, op. cit., p. 29.

194
conditions sociales de l’énonciation. Mais si semblable déplacement permet de
désindividualiser la figure de pouvoir et de la décharger de toute responsabilité personnelle,
c’est ici bien moins pour en faire le parangon d’une classe dominante objectivement
identifiable comme « l’ennemi » à combattre, que pour souligner l’intériorisation de la
domination et de l’ordre social qui la fonde chez ceux qui ont à en pâtir. La chaîne que nous
avons évoquée ne désigne donc pas les entités massives – exploiteurs et exploités – qui
s’opposent en régime capitaliste et auxquelles chacun des personnages nous renverrait sur un
mode allégorique, mais le champ symbolique que ceux-ci ont en partage et qui assure, aux
yeux des uns comme des autres, la légitimité d’un rapport de pouvoir dès lors dépourvu de
(presque) toute dimension agonistique. Dans cette perspective, l’articulation bourdieusienne
entre autorité et autorisation fournit des pistes d’analyse éclairantes :
La réussite de ces opérations de magie sociale que sont les actes d’autorité ou, ce qui revient au même,
les actes autorisés, est subordonnée à la conjonction d’un ensemble systématique de conditions
interdépendantes qui composent les rituels sociaux. […] La spécificité du discours d’autorité (cours
professoral, sermon, etc.) réside dans le fait qu’il ne suffit pas qu’il soit compris (il peut même en
certains cas ne pas l’être sans perdre son pouvoir), et qu’il n’exerce son effet propre qu’à condition
d’être reconnu comme tel. […] Les conditions que l’on peut appeler liturgiques, c’est-à-dire l’ensemble
des prescriptions qui régissent la forme de la manifestation publique d’autorité, l’étiquette des
cérémonies, le code des gestes et l’ordonnance officielle des rites ne sont, on le voit, qu’un élément, le
plus visible, d’un système de conditions dont les plus importantes, les plus irremplaçables sont celles
qui produisent la disposition à la reconnaissance comme méconnaissance et croyance, c’est-à-dire la
délégation d’autorité qui confère son autorité au discours autorisé. […] Le langage d’autorité ne
gouverne jamais qu’avec la collaboration de ceux qu’il gouverne8…

Interrogeant les conditions d’exercice du pouvoir, Bourdieu dévalue ses formes ritualisées de
manifestation pour mettre en évidence l’importance, fondamentale bien que moins apparente,
du phénomène de reconnaissance par lequel le dominé participe à sa propre domination. Or
cette nouvelle hiérarchisation du visible et de l’invisible engage un questionnement
proprement dramatique : délestant les signes explicites d’autorité de leur puissance
d’intimidation sur l’interlocuteur, elle permet d’envisager à nouveaux frais la représentation
de la figure de pouvoir et de voir par quelles ruses formelles sa présence peut tout autant jouer
de ce qu’elle montre que de ce qu’elle ne montre pas, des buts expressément formulés qu’elle
vise que des effets tacites qu’elle produit. Loin de nous apparaître comme des formes
résiduelles d’un pouvoir qui tiendrait toute son efficacité de la mise en scène de ses détenteurs
et des menaces coercitives qu’ils feraient peser sur leurs sujets (en l’occurrence, le renvoi ou
le refus d’embaucher), des personnages tels que Nècepas et Wallace contribuent d’ores et déjà
à l’infléchissement de ce paradigme et des modes de présence dramatique qu’il implique.

8
Pierre Bourdieu, « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel » (1975), in
Langage et pouvoir symbolique, op. cit., pp. 165-167.

195
a) Le professeur Nècepas ou la figure-fantoche

Qu’on le compare à l’ensemble du personnel dramatique de La Bonne vie et, plus


largement, aux personnages que mettent habituellement en scène les écritures du quotidien, le
professeur Nècepas, figure non seulement explicite mais encore ostentatoire de pouvoir,
constitue un véritable hapax. Sa seule dénomination souligne déjà cette spécificité : parce
qu’elle inclut et, partant, valorise son statut social, le terme de « professeur » désignant tout à
la fois un métier et un titre distinctif ; parce qu’elle lui assigne un nom quand la plupart des
personnages, seulement dotés d’un prénom, paraissent privés du « droit à une existence
civile »9 ; enfin, parce que le jeu sur l’onomastique indique d’emblée que le traitement de
cette existence civile, loin de solliciter une grille d’interprétation scrupuleusement
sociologique, ressortit pleinement au registre de la farce et de la satire. Motivé par les tics de
langage d’un pédant qui ne demande à ses « interlocuteurs » que de valider la pertinence de
ses affirmations, le nom « Nècepas » fait en effet de notre professeur un nouvel avatar des
Dottore et autres Diafoirus qui, de la commedia dell’arte à la comédie moliéresque, utilisent
leur savoir pour en imposer à ceux qui ne le partagent pas10. Etonnant surgissement du théâtre
le plus hyperbolique dans une dramaturgie à laquelle on a reproché son engluement dans la
réalité et dont nous verrons qu’il introduit de brusques ruptures de ton dans les deux scènes où
intervient le personnage. Sa présentation liminaire achève d’ailleurs de le distinguer
socialement et dramatiquement puisqu’y est précisée son apparence « très 20th century » et

9
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 88.
10
A ces références théâtrales, il faut ajouter le Docteur de Woyzeck dont Jean-Louis Besson a souligné à juste
titre qu’il ne saurait être envisagé comme le représentant de la classe bourgeoise : « dans cette première “tragédie
sociale”, aucune figure n’est investie de la mission de porte-parole ou de porte-drapeau des forces en présence.
Ces personnages [le Docteur et le Capitaine] sont soumis à des déterminations complexes qui excèdent, voire
contredisent leur statut social. […] Le responsable du mal n’est pas directement présent sur le plateau et ne peut
être désigné à la fin. L’élimination du Docteur et du Capitaine n’améliorerait pas le sort des pauvres, pas plus
que la condamnation de Danton n’a pu le faire. […] De plus, le conflit social, politique ou historique ne se
décline plus en termes de conflits intersubjectifs, et c’est là une grande nouveauté apportée par Büchner.
L’opposition entre riches et pauvres ne se présente pas comme un affrontement qui pourrait être résolu au niveau
de relations entre personnes représentatives des valeurs qui sont en jeu » (Jean-Louis Besson, Le Théâtre de
Georg Büchner. Un jeu de masques, op. cit., pp. 290-291). Si le savant rationaliste de Büchner échoue à se
constituer en porte-parole, c’est aussi qu’il est marqué au coin du grotesque et du ridicule, usant à l’envi de
citations latines, arborant un style aussi ampoulé que confus et réduisant Woyzeck au silence par l’opacité de ses
démonstrations, autant de caractéristiques que l’on retrouve chez Nècepas. Michel Deutsch convoque d’ailleurs
explicitement la référence büchnérienne in « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, pp. 35-36 (il ne
renvoie toutefois qu’à la filiation entre Jules et Woyzeck, à leur commune « aberratio mentalis », ainsi qu’au
caractère fragmentaire de sa pièce). Enfin, sans qu’il s’agisse ici d’une référence assumée, mentionnons la figure
de Protasius dans Purgatoire à Ingolstadt de Fleisser. Homme de main et rabatteur du Docteur Hähnle qui
cherche des cobayes pour ses expériences et n’apparaît jamais sur scène, Protasius s’offre comme un personnage
grotesque qui permet de renforcer le maillage dans lequel sont pris les adolescents (et, plus particulièrement,
Roelle dont le corps est décidément l’objet de toutes les attentions), mais ne saurait incarner, là encore, la cause
ultime de leur mal-être en raison même de son traitement dramatique et de son statut d’intermédiaire.

196
« chic »11. D’une part, ces signes extérieurs de richesse et d’élégance l’opposent à l’ensemble,
modeste, du personnel dramatique et accusent la différence sociale en la rehaussant d’un
caractère suranné et exotique qui participe au ridicule ; d’autre part, rejoignant la fascination
de Jules pour « Boggy » et l’Age d’Or du cinéma hollywoodien, ils ajoutent au personnage
une aura proprement fantasmatique qui tend à déréaliser ses apparitions, voire à les inscrire
dans l’univers mental de l’ouvrier (si l’évocation du professeur dans les scènes où il est absent
atteste son existence, le fait que les autres personnages ne le voient jamais contribue à placer
ses interventions sous le signe potentiel d’une focalisation subjective adhérant au point de vue
partial de Jules). Entre le registre de la satire (le professeur comme caricature du dominant) et
celui de l’hallucination (le professeur comme fantasme du dominé), Nècepas se situe au
carrefour de plusieurs représentations, de l’imagerie folklorique du nabab des grands studios
au rôle codé du pédant ravivé à la source plus actuelle du « mandarin » qui constitue la cible
récurrente de la jeunesse étudiante depuis 196812 – représentations qu’on aurait bien du mal à
relier au fonctionnement insinuant que nous avons prêté au pouvoir moderne.
Or les scènes 6 et 9 ne vont cesser, avec la même emphase, de surdéterminer le
personnage comme figure de pouvoir. Se déroulant successivement sur le territoire
économique de l’employeur (le jardin où Jules tond la pelouse) et sur le territoire culturel du
professeur (la bibliothèque où Jules suit ses cours du soir), elles exhibent le caractère
doublement inégal de la situation d’échange. De fait, si Nècepas, dès la scène 6, préfère
asseoir sa supériorité sur ses prérogatives intellectuelles, il retrouve néanmoins
sporadiquement celles du patron pour donner quelques directives hypocritement
impersonnelles (« Il faudra ramasser toutes ces feuilles mortes, n’est-ce pas »13) ou ressourcer
son autorité en en rappelant les fondements économiques (« Je vous paye, n’est-ce pas, pour
entretenir mon jardin »14). La priorité de la scène professionnelle sur la scène professorale

11
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 69.
12
Songeons ici au Professeur Mage imaginé par la troupe de l’Aquarium dans L’Héritier ou les étudiants pipés
en 1968 – in Robert Abirached, La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le tournant, op. cit., pp. 203-243. Le
personnage articule la tradition du théâtre de foire aux enjeux dégagés par Bourdieu et Passeron dans Les
Héritiers. Les étudiants et la culture (1964), transformant le cours magistral en séance d’hypnotisme où les
étudiants en voie d’acculturation sont uniquement chargés de répéter la parole du maître au grand damne du
« Non-héritier » qui, faute de reconnaître les codes utilisés, cherche vainement à les comprendre. Comme nous le
verrons au sujet du Professeur Nécepas, l’exagération comique dégage la figure de pouvoir des contraintes
inhérentes à l’exercice d’une domination strictement personnelle et focalise notre attention sur le dominé et la
façon dont il intègre – ou peine à intégrer – les règles du jeu social.
13
Id., p. 90. Nècepas va jusqu’à utiliser la première personne du pluriel, faisant mine de s’inclure à l’ordre qu’il
donne afin d’en adoucir le caractère injonctif (« Faisons le maximum aujourd’hui »). On perçoit ici ce qu’il y a
de potentiellement honteux à faire valoir sa supériorité en termes strictement économiques. Le savoir, lui, offre
un signe distinctif nettement plus honorable puisqu’il est aisé d’en évincer les conditions sociales de possibilité
et de le transformer en critère « naturel » de hiérarchisation.
14
Ibid.

197
permet ainsi d’articuler l’inégalité culturelle sur l’inégalité sociale qui la sous-tend. Parce que
Jules travaille continûment à l’entretien du jardin tandis que Nècepas multiplie les
considérations philosophiques, poétiques et ornithologiques sur la nature qui l’entoure, la
dramaturgie de la scène 6 récuse le dualisme idéaliste qui opposerait la vie active à la vie
contemplative sans interroger leurs conditions concrètes de possibilité :
LE PROFESSEUR. […] Qu’en pensez-vous ?
JULES. On n’a pas toujours envie de parler. […]
LE PROFESSEUR. Vous transpirez.
JULES. Justement15.

En somme, l’exercice de la pensée et de la parole demande une disponibilité dont Jules,


travaillant de ses « admirables mains », ne saurait jouir ; inversement, c’est parce que Jules
s’occupe du jardinage, pelouse à tondre, tas de feuilles à brûler, que Nècepas peut
alternativement s’émerveiller de la beauté des soirs d’automne, évoquer l’histoire de la notion
de Nature et s’attarder sur l’apparition d’un thécodonte. La dramaturgie se fait ici
matérialiste : si le professeur peut s’abstraire de la pâte concrète du réel pour l’interpréter en
termes de catégories, de notions ou d’espèces, s’il peut, contrairement à Jules, passer de la
désignation déictique (« ces feuilles mortes », « ce tas de feuilles ») à la construction de
grilles d’interprétation philosophiques (« la notion de Nature »), esthétiques (« les prés à la
campagne ») ou scientifiques (« Regardez vite ! dans le taillis : Longiquama insignis, un
thécodonte »), cette élaboration superstructurelle repose sur la distribution des tâches et sur le
fait qu’utilisant Jules, Nècepas a les moyens économiques d’habiter son jardin d’une façon
qui ne soit pas strictement utilitaire.
L’antagonisme des gestuelles se double d’une distribution ostensiblement asymétrique
de la parole. A l’instar du « n’est-ce pas » – presque toujours affirmatif – qui scande sa
logorrhée, le professeur feint de solliciter le dialogue (« Mais parlez donc ! », « Nous en
parlerons… »16) pour mieux laisser libre cours à une parole totalement clôturée où le savoir et
la maîtrise de la langue ne cessent d’être exhibés et de s’affirmer contre l’ignorance et la
maladresse de l’interlocuteur : « Vous ne pouvez évidemment pas savoir, n’est-ce pas »,
« Vous ne savez pas ce que vous dites », « Je pense que vous n’y comprendrez rien, n’est-ce
pas »17. Aussi les interventions de Jules sont-elles réduites au strict minimum informatif
(« Mon travail est terminé », « Je vais rentrer »18). Lui que caractérise une relative prolixité
dans les autres scènes de la pièce, se trouve ici plongé dans l’aphasie, comme en témoignent

15
Id., p. 91.
16
Id., p. 92 et p. 101.
17
Id., p. 90 et p. 101.
18
Id., p. 91 et p. 101.

198
ses marques laconiques d’adhésion (« Certainement », « C’est pour ça », « Sans doute »,
« Oui. Merci »…), les « longs silences entre les répliques »19 et les nombreux points de
suspension. Cette asymétrie est elle-même renforcée par une utilisation inégale des pronoms :
tandis que Jules ne sollicite guère que la première personne du singulier et quelques formules
impersonnelles, la récurrence de la deuxième personne – du singulier ou du pluriel20 – dans
les répliques de Nècepas souligne le monopole qu’il exerce sur la conduite du dialogue et la
prise que la parole lui permet d’opérer sur Jules (« Vous êtes têtu… buté ! », « D’ailleurs vous
avez meilleure mine, n’est-ce pas. […] Et vous allez mieux… si, si, croyez-moi »21).
Or cet excès de sens, chaque signifiant renvoyant indéfectiblement à la relation de
pouvoir unilatérale qui oppose les deux personnages, nous conduit paradoxalement à en
déplacer les enjeux. Parce que son traitement dramatique ne cesse de le discréditer auprès du
spectateur, Nècepas ne saurait constituer le porte-drapeau d’une classe jugée responsable et
coupable du joug qu’elle exercerait tyranniquement sur les couches populaires. La
théâtralisation de son discours, le caractère citationnel de son savoir, le mélange de répulsion
et de fascination érotique qu’il manifeste à l’égard de son élève-employé… tout concourt à la
constitution d’une figure non seulement grotesque, mais également anachronique. En effet, les
signes sont nombreux qui font du professeur un personnage d’un autre temps : évocation
horrifiée de « la plèbe hurlante et ignarde »22 et des « jeunes gens rouges qui tiennent la
rue »23 nous renvoyant à la phraséologie bourgeoise du dix-neuvième siècle, intrusion
d’inflexions et de thèmes directement issus de la poésie romantique (ode prosodique sur les
brouillards d’automne et pastiche baudelairien24) ou du mélodrame (« Vous êtes si pâle, et
votre silence… Mais parlez donc ! Je ne présage rien de bon »25), éloge des grands dignitaires
des sciences naturalistes (Darwin, Linné, Malthus)… autant de références hétérogènes qui
contrarient la fonction représentative du personnage. « Tout ceci n’est plus absolument

19
Cette mention apparaît en didascalie dans les deux scènes, p. 89 et p. 99.
20
De fait, le professeur oscille entre familiarité condescendante et distance respectueuse. Ce dernier terme doit
être compris dans son double sens : la distance qu’instaure le vouvoiement est une marque de respect vis-à-vis de
l’interlocuteur mais elle sert tout autant à le « tenir en respect ». Le tutoiement a d’ailleurs la même
ambivalence : il signale un rapprochement mais, dans la mesure où le professeur est seul à l’utiliser, il signale
tout autant le surplomb et se teinte alors de mépris. Quant à l’utilisation sporadique de la troisième personne,
c’est de façon univoque qu’elle exhibe le mépris puisqu’elle nie le statut d’interlocuteur de celui qu’elle désigne
(« Que dit-il ? », « De quoi il parle ? », « Il a bien fait »). Ces variations perpétuelles de la désignation participent
évidemment au comique des scènes où intervient Nècepas, partagé entre la bienveillance paternaliste de
l’éducateur du peuple, la griserie du bourgeois qui s’encanaille avec les basses franges de la société et
l’arrogance du professeur-employeur assuré de sa supériorité…
21
Id., p. 90 et p. 100.
22
Id., p. 101.
23
Id., p. 91.
24
Ibid. : « Tu t’éloignes de ton semblable… Fais attention frère, tu t’éloignes… ».
25
Id., pp. 91-92.

199
d’actualité » glose lui-même le professeur au sujet de l’évolutionnisme darwinien et de « la
lutte pour l’existence »26. De fait, cette lutte appartient au passé et laisse place à un dialogue
statique au sein duquel la place des forts et des faibles a déjà été assignée. Par le détour de la
caricature, Deutsch désamorce nos attentes dramatiques et politiques d’affrontement. Tout,
ici, est déjà joué d’avance, et l’on comprend, à la vaine emphase de Nècepas, que la
domination qu’il semble exercer sur Jules ne tire sa force contraignante que des dispositions
de ce dernier. Réduite à l’état de fantoche, la figure de pouvoir ne constitue pas son foyer
d’émission ; elle fait partie d’un système qui la précède et qui peut sans mal lui survivre.
Aussi la distribution des rôles n’incombe-t-elle pas à la décision du professeur mais à
l’ordre du discours dans lequel il s’inscrit, un ordre où « nul n’entrera […] s’il ne satisfait pas
à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire »27. La parole de
Nècepas ne peut se faire auctoriale que parce qu’elle est autorisée et que Jules la reconnaît
comme telle. C’est sur cette reconnaissance partagée de la qualification du professeur, de la
disqualification de l’élève et, in fine, de l’autorité que confère le savoir, que reposent
entièrement la mécanique du dialogue et la distribution de la parole. A cet égard, la remarque
de la Mère dans la scène 5 offre un préambule à l’apparition du professeur et invite déjà à
désolidariser l’aura dont il jouit de quelque qualité individuelle :
LA MÈRE. […] Dans une demi-heure il y a ce jeu à la télévision. […] Il y a un jeune homme qui est
incollable depuis des semaines. C’est un jeune docteur ou peut-être un professeur. Il est vraiment pas
intimidé. Il en sait des choses… Il en sait plus que ceux de la télé28…

Si elle marque la maladresse du personnage, la parataxe permet aussi de souligner


l’indissociable lien qui se noue entre savoir et pouvoir. L’absence de connecteur logique
empêche en effet de savoir ce qui, du talent du candidat, de son assurance ou de son titre, est
considéré comme premier. Par ailleurs, les termes de docteur et de professeur peuvent
recouvrir des contenus de savoir très différents qui ne justifient aucunement que l’on soit
« incollable ». L’imprécision du titre et son invocation quasi-incantatoire mettent en valeur la
force impressive qu’il exerce sur la Mère et qu’il est supposé exercer sur l’auditoire ; à l’orée
de la scène 6, elles suggèrent que Jules a été « à bonne école » et a appris à révérer ses maîtres
dès le plus jeune âge et bien avant de rencontrer Nècepas. Ainsi, la relation duelle du
professeur et de l’élève laisse place à une relation à trois termes dont le savoir-pouvoir
constitue le fondement. Si, en bonne logique kantienne, « la faculté de connaître est

26
Id., p. 100.
27
Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1971, p. 39.
28
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 88.

200
législatrice » et « implique la soumission de l’objet au sujet »29, c’est bien ce pouvoir, accordé
par tous sur le mode de l’évidence, dont les deux scènes de La Bonne vie, par la caricature,
exhibent les postulats et les effets sociaux. On comprend dès lors que Jules puisse dire du
livre de Darwin – L’Origine des espèces – qu’« il [lui] inspire le silence »30. C’est là, en effet,
dans cet objet à la fois muet et imposant qui signale un savoir publié et reconnu comme
légitime, que l’on trouve une véritable figure de pouvoir. De façon symptomatique, le seul
moment où Jules dispose d’un long temps de parole lors des scènes avec Nècepas correspond
à la lecture d’un passage de ce livre, c’est-à-dire à une parole qui n’est pas la sienne et qui
participe donc, elle aussi, d’une forme de silence. La réplique du professeur – « Très bien, très
bien !… Darwin ! Charles Robert Darwin ! »31 – vient alors ironiquement sanctionner
l’effacement de Jules, médiateur transparent entre le savoir et son dépositaire habilité.
Ainsi, la présence dramatique du professeur vaut surtout pour les effets
d’intériorisation qu’elle permet de souligner chez Jules, non seulement dans ces deux scènes,
mais, plus encore, dans celles où Nècepas est absent. Atypiques et décentrées, les scènes 6 et
9 doivent en effet être envisagées par rapport aux scènes où, « libéré » du rôle d’élève et
d’employé, Jules demeure pourtant « sous tutelle » – une tutelle dont le professeur n’est que le
titulaire dérisoire et qui renvoie, par son intermédiaire, au savoir livresque, à l’autorité qu’il
confère et à la stratégie distinctive qu’il permet. L’hyperbole deutschéenne assure alors un
retour à la réalité insinuante du pouvoir, retour particulièrement vigilant aux effets de citation
qui caractérisent « la parole de ceux qui ne l’ont pas » :
Tant par sa valeur de répétition que par sa force de référencialisation, la citation s’oppose au caractère
absolu et primaire du drame. […] Quand les citations sont mises dans la bouche des personnages, leur
force d’épicisation est encore largement dissimulée puisque l’origine de la répétition est localisée à
l’intérieur de l’univers dramatique. Mais même dans ce dispositif atténuant, la citation actualise son
contexte initial et le met dans une relation souvent implicite avec le contexte citant. […] Au XXème
siècle, on remarque une tendance à ôter à la citation la fonction de référencialisation, au profit de la
seule valeur de répétition. Cette tendance est particulièrement manifeste quand la source de la citation
fait elle-même partie de l’univers fictif, comme c’est le cas dans la première scène de Place des héros
de Thomas Bernhard où Madame Zittel ressasse inlassablement les paroles du défunt professeur
Schuster. La citation apparaît alors comme gestus social et s’inscrit comme action à part entière dans les
structures de pouvoir de l’univers fictif. Le personnage citant détient un savoir qui fait autorité et qui
peut, à ce titre, devenir une arme dans le rapport de force avec les autres. Mais le recours systématique à
la citation peut aussi être le signe de la dissolution du personnage citant dans la relation fusionnelle qu’il
entretient avec la source citée. La dissolution du personnage citant tend à substituer à la relation avec les
autres personnages sa relation avec le personnage absent qu’il cite32.

29
Id., p. 95. C’est Jules qui parle ici, mais rappelons que la présentation liminaire de Nècepas le décrit comme
« néo-kantien » (p. 69). Jules ne fait donc que réciter sa leçon.
30
Id., p. 101.
31
Id., p. 99.
32
Kerstin Hausbei, « Citation », Poétique du drame moderne et contemporain, op. cit., pp. 27-28.

201
C’est précisément au croisement – paradoxal – de ces deux effets (affirmation du
personnage citant comme détenteur du savoir-pouvoir / dissolution du personnage citant dans
une parole qui n’est pas la sienne) que s’inscrivent les interventions « professorales » de Jules.
Que l’on songe, dès les premières répliques de la pièce, au surgissement de
« l’archéoptéryx »33, « surprise lexicale »34 qui crée une brusque détonation dans le flux des
banalités qu’échangent les deux couples d’amis au cours de leur pique-nique dominical,
assurant à Jules le contrôle d’une parole jusqu’ici monopolisée par Raymond. L’apparition,
nettement postérieure, de cet oiseau préhistorique dans la bouche du professeur valorisant ses
découvertes35, invite à envisager à nouveaux frais le discours d’autorité de Jules et à déceler
les voix étrangères qui pèsent sur le « moi » qu’il revendique fièrement : « Je ne le pense pas.
En tout cas, je peux affirmer moi que ce n’était pas un merle. Ça, je peux l’affirmer. Silence.
C’était un archéoptéryx »36. Instrument de pouvoir totalement déconnecté de la réalité et
exclusivement tributaire de la capacité du langage scientifique à produire ce qu’il désigne
(d’autant que le geste magique de la nomination est ici précédé d’une mise en scène du
discours par lui-même qui en exacerbe la fonction illocutoire), le savoir invoqué par Jules lui
permet d’en imposer à son auditoire et de reproduire à son avantage la ligne ségrégative qui
donnera plus tard de l’efficace à la parole de Nècepas.
JULES. C’est comme je le dis. J’ai lu que cette sorte de volaille dentée avait élu domicile depuis
quelques années dans les buissons qui poussent près des échangeurs d’autoroute. Tu aurais pu le lire
aussi.
MARIE. Tout le monde ne lit pas la même chose.
JULES. Justement37.

MARIE. A la radio ils ont dit que la ville était calme. Je l’ai entendu.
JULES. C’est pas une raison pour le croire. Tu n’es pas obligée de tout répéter.
MARIE. Je ne répète rien du tout.
JULES. Il était une fois une femme qui parlait et parlait des vies entières et cette femme ne savait pas ce
qu’elle disait… Marie, tu devrais lire davantage… crois-moi… c’est dans les livres38.

Dès les deux premières scènes de la pièce, le savoir livresque apparaît comme l’enjeu d’un
micro-conflit qui oppose les deux époux dans des termes sensiblement similaires à ceux qui
apparaîtront dans les scènes avec le professeur (dénonciation du décrochage entre parole et
savoir, utilisation méprisante de la troisième personne, théâtralisation sentencieuse et
condescendante du discours…). L’ironie deutschéenne ne laisse néanmoins de faire saillir
quelques variations au sein de ce processus de répétition. Le savoir professé se voit en effet

33
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 70.
34
Jean-Pierre Ryngaert, Lire le théâtre contemporain, op. cit., p. 14.
35
Miche Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 100.
36
Id., p. 70.
37
Id., pp. 70-71.
38
Id., p. 77.

202
réduit à quelques signes ostentatoires mal maîtrisés où l’affectation (« élire domicile ») se
mêle à la maladresse (parodiant quelque taxinomie zoologique d’origine inconnue, la
« volaille dentée » nous renvoie surtout à l’expression populaire « quand les poules auront des
dents » ainsi qu’à l’hypothèse impossible qu’elle désigne). Quant aux arguments d’autorité
sollicités, ils paraissent bien trop sommaires pour remplir leur fonction d’intimidation (« j’ai
lu… », « c’est dans les livres »). Chantre d’une parole originale et de l’esprit critique, Jules
loue « les livres » sans interroger leurs contenus, leurs auteurs et leur pertinence par rapport à
l’objet de la conversation, accordant aux Saintes Ecritures scientifiques une foi tout aussi
inconditionnelle que celle de Marie dans le discours médiatique.
Défaillance plus handicapante encore, Jules ne dispose pas du titre de professeur qui
suffirait à autoriser son discours et à en faire accepter les coups de force argumentatifs. Faute
de ce skeptron invisible39, notre petit maître se trouve exposé aux contre-attaques et aux
objections d’une épouse de plus en plus indisciplinée. Ainsi, dans la scène 11, suite à un
nouvel exposé de Jules sur l’apocalypse qui menace l’espèce humaine, Marie lui demande s’il
a rendu le livre au professeur. Loin de souligner sa surdité ou son indifférence vis-à-vis des
théories de plus en plus délirantes de son époux, la question n’est décalée qu’en apparence.
Rien à voir ici avec un « coq-à-l’âne » chargé de signaler l’incommunicabilité qui gangrène le
couple. Identifiant le discours de Jules à sa source livresque et à l’influence de son mentor,
cette association d’idées témoigne de la lucidité du personnage féminin face à la leçon que lui
récite son mari. Celui-ci comprend d’ailleurs très bien l’attaque qui lui est portée derrière le
caractère factuel et anodin de la question posée : « Cette histoire me concerne seul »40.
Sursaut d’orgueil du plagiaire démasqué qui refuse de se voir en répétiteur docile et s’affirme
comme seul maître à bord de sa parole et de ses idées au moment même où il affirme pourtant
« la détresse dans les têtes, cette angoisse qui perfore les âmes laissées en panne par des
pensées qui les excèdent »41… C’est là, en effet, dans ce cerveau malade et fiévreux où se
bousculent des savoirs mal assimilés soumis à un processus autonome d’excroissance qui les
décroche définitivement du réel, que se noue véritablement la relation de pouvoir42.

39
Pierre Bourdieu, « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », art. cité,
p. 161 : « l’autorité advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le skeptron que l’on tend,
chez Homère, à l’orateur qui va prendre la parole ». Par extension, le skeptron désigne les attributs symboliques
par lesquels le pouvoir affirme publiquement sa légitimité.
40
Michel Deustch, La Bonne vie, op. cit., p. 108.
41
Ibid. Là encore, un décrochage s’insinue dans le lyrisme de la parole, les « âmes en peine » devenant des âmes
« en panne », expression concrète qui littéralise l’image de la perforation et rappelle le métier d’ouvrier de Jules.
42
Un tel déplacement est également à l’œuvre dans la pièce de Jacques Lassalle, Le Soleil entre les arbres, où les
figures volontairement caricaturales offertes par les couples Hubert-Humbert (« Patron » et « Mathilde ») et
Geoffroy-Hilaire (« Geoffroy » et « Eléonore ») s’articulent à une approche perspectiviste qui les ancre bien
moins dans la réalité sociale que dans l’imaginaire comateux du personnage principal : « Pierrot, lui, est

203
b) Wallace ou la figure-statut

Si la dramaturgie vinavérienne diffère radicalement de celle de Deutsch, nous


percevons néanmoins dans La Demande d’emploi un déplacement similaire à celui que nous
venons d’observer. En effet, le pouvoir de Wallace tient moins à la force contraignante de sa
parole qu’à la place qu’il occupe dans le dispositif de la demande d’emploi. Point de
traitement grotesque ici, ni de multiplication des signes extérieurs de distinction. A la figure-
fantoche succède ce que l’on pourrait appeler une « figure-statut ». S’exprimant très souvent à
la première personne du pluriel, Wallace se réduit au rôle social qu’il est tenu de jouer au
compte de sa société. S’il intervient parfois à titre personnel (lorsqu’il dit avoir arrêté de
fumer ou avoue apprécier Courchevel), cet apparent surgissement de l’« individu » au
détriment du « rôle » ne vise qu’à mettre en confiance le candidat pour le pousser, à son tour,
à quitter son déguisement de cadre idéal. Stratégiques, les confessions de l’homme privé
restent sous le contrôle de l’intervieweur et, à aucun moment, on ne quitte le territoire codifié
de l’entretien d’embauche. La pièce de Vinaver relève ainsi la gageure de donner à voir
l’impersonnalité du pouvoir à travers un dialogue, terrain linguistique traditionnellement
privilégié pour médiatiser la relation interpersonnelle.
WALLACE. L’humanité bée l’individu a de plus en plus de temps il sait de moins en moins quoi en faire
cette béance nous concerne […]
Notre vocation est de l’alimenter […]
Il y a des faims et des soifs encore inassouvies aucun aliment […]
Notre président nous disait l’autre jour en comité de direction messieurs mettez-vous bien dans la tête
que nous vendons au sens plein du terme un produit alimentaire […]
Il ne s’agit pas d’autre chose que de découvrir les voies d’un nouvel humanisme43

Les différentes répliques qui scandent le seizième morceau signalent la totale fusion de
Wallace au groupe qu’il représente. L’apparition explicite du discours rapporté permet en
effet de souligner le caractère citationnel des affirmations qui précèdent et qui suivent.
Evoquant la « béance » à conquérir de la nouvelle humanité issue de l’ère des loisirs, le
personnage s’expose lui-même comme territoire occupé (« mettez-vous bien dans la tête… »),
intériorité creuse dont le vide a été colmaté par les slogans éthico-alimentaires du président et

confronté à des figures qui lui sont radicalement étrangères, à des sortes d’archétypes de la société libérale
avancée. Mon projet était de cerner ce jeu d’“attraction-répulsion” qu’exerce aujourd’hui le système capitaliste
sur un Pierrot… En fait, la pièce, dans sa structure, dispense par avance Pierrot de toute réponse aux
sollicitations de notre société, puisque la pièce est parlée depuis un lieu qui pourrait être le coma de Pierrot
voyageant en ambulance après l’accident de moto qui achève la fable. […] Il reste que […] j’ai tenté d’intégrer
“les autres”, le corps social. Sous la forme, évidemment, non d’une fresque sociale, mais de figures déléguées,
quasi archétypales (peut-être trop exemplaires ?…), puisque ma perspective était, reste à bien des égards, celle
d’un “théâtre de chambre” » (Jacques Lassalle, « Une forme épique pour “théâtre de chambre” », in « L’Ecriture
au présent. Nouveaux entretiens », art. cité, p. 102). Loin de servir la pleine lisibilité des forces qui s’opposent, le
trope allégorique se « subjectivise » et suspend la réflexion concernant le fonctionnement objectif des
mécanismes sociaux pour la mener sur le champ sans dehors de la conscience, de ses affects et de ses fantasmes.
43
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, Paris, L’Arche, 1973, pp. 55-56.

204
qui, à l’instar de chacun des « messieurs » qui composent le comité de direction, connaît sa
leçon et la dispense sans plus distinguer le citant du cité.
Que Wallace en vienne lui-même à préciser que la décision finale n’est pas de son
ressort mais incombe au « chef du département », voire au « président-directeur général »44,
contribue d’ailleurs à minorer son importance individuelle (« Ce n’est pas vous ? » demande
Fage, manifestement déçu d’avoir affaire à un simple intermédiaire). Certes, il y va d’une
stratégie usuelle de DRH pour amadouer son interlocuteur : valorisant son humble statut
d’employé et se dissociant dès lors de ses employeurs, celui que Vinaver présente d’emblée
comme le « directeur du recrutement des cadres CIVA »45 se place habilement sous la tutelle
de cieux dont les voies ultimes, pour lui aussi, demeurent impénétrables. Mais par-delà ce qui
relève de la dénégation tactique de responsabilité, il n’en reste pas moins que l’ensemble des
informations que nous fournit la pièce au sujet de la multinationale inscrit Wallace dans un
vaste organigramme qui se partage entre les sièges de Paris et de New York et qui s’intègre à
son tour dans un réseau économique auquel le tourisme, champ d’activité de CIVA, achève de
donner une dimension planétaire. Le bureau significativement décloisonné où se déroule
l’entretien constitue la part visible d’un maillage particulièrement dense placé sous le contrôle
mystérieux d’une hydre à deux têtes sollicitant nombre d’acteurs étroitement solidaires (les
banques, les hôtels, les compagnies aériennes…) et sujette, en outre, à un processus
tentaculaire d’expansion (« il ne se passe pas de mois ou même de semaines sans que de
nouvelles ramifications… »46). Cette articulation de la scène intersubjective à un champ
économique qui tend à en désindividualiser les enjeux est d’ailleurs renforcée par la
multiplication des candidatures de Fage. Les dialogues familiaux ne cessent en effet de faire
mention des nombreuses entreprises auxquelles le chômeur a simultanément proposé ses
services (ainsi des multinationales telles que Lu, Dim, Philips ou Palmolive dont les courriers
formatés et autres « circulaires ronéotypées » font régulièrement intrusion dans l’espace
domestique47) et, si les réponses sont souvent négatives, il n’est pas moins question à
plusieurs reprises des entretiens que Fage a réussi à obtenir ou qu’il s’apprête à réaliser :
« Mardi quatorze heures à Courbevoie »48, « Ils m’ont fait attendre absolument pour rien […]
c’était un job bidon »49, « Je suis en pleine forme je reviens de chez Colgate Palmolive »50,

44
Id., p. 22.
45
Id., p. 8.
46
Id., p. 25.
47
Id., p. 12.
48
Id., p. 13.
49
Id., pp. 25-26.
50
Id., p. 59.

205
« Il a son interview ce matin à la Générale des Fromage Réunis »51, « Je dois partir pour ce
rendez-vous si important »52. C’est dire que le dialogue auquel nous assistons a valeur
d’exemple : Wallace ne constitue que l’un des innombrables rouages – forme vide, machine à
interviewer – du pouvoir d’exclure et d’intégrer qu’exerce anonymement le système
économique et c’est dans cette stricte mesure qu’il est habilité à mettre Fage à la question.
C’est donc dans cette relation première de l’individu au système que s’inscrit le
dialogue du candidat et du recruteur. On peut gloser indéfiniment sur le caractère plus ou
moins retors de Wallace, sa relative indétermination entrave l’exégèse psychologique et
focalise notre intérêt sur le dispositif ritualisé de l’entretien, sur la façon dont il prédétermine
la situation d’échange. Pour reprendre la terminologie bourdieusienne, le pouvoir ici
représenté est un pouvoir « symbolique » qui défie l’alternative ordinaire de la liberté
(adhésion expressément professée à des valeurs) et de la contrainte (soumission passive à un
joug extérieur).
La relation entre deux personnes peut être telle qu'il suffit à l'une d'apparaître pour imposer à l'autre sans
même avoir besoin de le vouloir, moins encore de l'ordonner, une définition de la situation et de lui-
même (comme intimidé par exemple) qui est d'autant plus absolue et indiscutable qu'elle n'a même pas à
s'affirmer53.

La distribution distinctive des rôles postule en effet la reconnaissance tacite de sa légitimité,


du droit de questionner de Wallace comme de l’obligation de répondre de Fage. Or c’est bien
ce phénomène de reconnaissance que vise Vinaver lorsqu’il évoque le « pacte » qui lie
l’individu au système et qu’il affirme vouloir toujours prendre en compte la force
simultanément « constituante » et « mutilante » de ce dernier :
Autrement dit, l’individu peut se trouver à la fois broyé par un système et en complète communion avec
lui. Telle a été, je crois, au travers des différentes mises en scène, la perception des spectateurs de La
Demande d’emploi, montées par Dougnac, Steiger, Yersin et, plus récemment, en Belgique, par Patrick
Rogiers et le Théâtre Provisoire... Dans cette pièce, il n’y a pas antagonisme d’un individu et d’un
système ; il y a, au contraire, un pacte indéfectible entre les deux54.

La dramaturgie proposée par Vinaver souligne précisément la primauté de ce pacte sur


la relation, tantôt courtoise, tantôt agressive, des deux personnages. Parce qu’elle entrave la
dialectique dialogique, la dislocation de l’enchaînement des répliques permet de dégager les
effets que la situation d’échange provoque sur Fage en dehors de toute formulation explicite
et de toute déclaration d’intention de la part des deux interlocuteurs. Dès lors, le lecteur-
spectateur est invité à quitter le domaine de la relation proprement intersubjective et à
interroger les présupposés sociaux qui la conditionnent.

51
Id., p. 80.
52
Id., p. 88.
53
Pierre Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », art. cité, pp. 78-80.
54
Michel Vinaver, « Le sens et le plaisir d’écrire », art. cité, pp. 286-287.

206
[Le] présupposé qui gouverne ici les actes de langage est que l’enquêteur non seulement a droit
d’interroger, sans que le postulant puisse en principe refuser de lui répondre ; qu’étant maître de la
parole il conduit l’enquête à son gré ; mais il y a des sous-entendus plus subtils : que le postulant
cherche à se montrer, non seulement à son avantage, mais correspondant à l’image qu’il se fait ou que
son enquêteur se fait ou qu’il imagine que son enquêteur se fait de l’emploi postulé et de ses capacités à
l’occuper55.

L’insistance qu’Anne Ubersfeld fait porter sur les présupposés qui gouvernent les actes de
langage rejoint ici les thèses d’Erving Goffman sur « la mise en scène de la vie quotidienne »
et les « lois de convenance » qui régissent les échanges conversationnels. Utilisant le langage
théâtral pour rendre compte de la structure des rencontres sociales, Goffman souligne la
nécessaire « coopération dramaturgique » de tous les équipiers d’une même représentation
pour entretenir une définition donnée de la situation. Cette coopération demande de chacun
une maîtrise des impressions que son jeu doit provoquer sur l’interlocuteur, maîtrise que le
dispositif de l’interview exige tout particulièrement :
L’interviewer doit prendre souvent des décisions d’une portée considérable pour l’interviewé à partir
des seules informations fournies par la représentation du candidat durant l’entretien. L’interviewé risque
de penser, non sans raison, que l’on considère chacune de ses actions comme hautement significative, et
en conséquence il consacre beaucoup de soins et de réflexion à sa représentation. On s’attend donc à ce
que, dans cette situation, l’interviewé accorde une grande attention à son apparence et à ses manières,
non pas simplement pour créer une impression favorable, mais aussi pour se mettre à l’abri et prévenir
les impressions défavorables qu’il pourrait donner sans le vouloir56.

Cette attention exacerbée portée à « la présentation de soi » entraîne une perpétuelle


auto-discipline de la part du candidat que déterminent beaucoup moins les questions posées
que le rôle que la situation (et qu’il imagine que la situation) exige de lui. Or la
déstructuration de l’interview à laquelle procède Vinaver permet précisément d’exhiber la
dimension théâtrale d’un tel dispositif et la profonde coopération sur laquelle repose le bon
déroulement de la représentation. Il n’est qu’à considérer le début du premier morceau :
WALLACE. Vous êtes né le 14 juin 1927 à Madagascar
LOUISE. Chéri
FAGE. J’ai physiquement
WALLACE. C’est évident
LOUISE. Quelle heure est-il ?
NATHALIE. Papa ne me fais pas ça à moi
FAGE. C’est un idéal qu’on se forge en commun je veux dire qu’on ne travaille pas seulement pour le
bulletin de salaire57.

L’absence de linéarité du dialogue et l’éclatement du jeu des questions et des réponses


suggèrent d’emblée que Wallace n’est pas le foyer d’émission du pouvoir. Fage joue sa
partition indépendamment des pressions conjoncturelles qui s’exercent sur lui. Extraite d’un

55
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 155.
56
Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1 – La présentation de soi, trad. fr. Alain Accardo,
Paris, Editions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1973, p. 213.
57
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 9.

207
dialogue continu et cohérent, la jointure de la date de naissance et de la forme physique
expose la première réplique de Fage comme une réaction de défense anticipée. Ayant
complètement intériorisé le discrédit socio-économique qui porte sur les candidats d’âge mûr,
Fage investit sa fiche d’état civil d’une charge agressive à laquelle il se sent sommé de
réagir58. De même, la dernière réplique semble répondre à une remise en cause informulée des
intérêts qu’on pourrait le soupçonner de poursuivre ; détachée de tout questionnement, elle
souligne l’adhésion de principe de Fage aux règles tacites de l’ordre qu’il souhaite réintégrer
(éloge de l’esprit d’entreprise, effacement de l’individu au service de la société, dévaluation
des motivations matérielles…). Parce qu’elle n’est pas sollicitée par la réplique qui précède,
l’intervention de Fage apparaît pour ce qu’elle est : un discours préfabriqué qui peut s’insérer
dans tout entretien, à tout moment, et dont l’exclusif enjeu est de montrer qu’« avec ces gens-
là on parle le même langage »59. « Dénaturalisant » le dialogue familier de l’entretien
d’embauche qui constitue le matériau de base du dramaturge, ce que Jean-Pierre Sarrazac
appelle le « sur-dialogue »60 vinavérien permet de repérer les valeurs qui le sous-tendent sans
se dire. La coopération opère donc à plusieurs niveaux : dramaturgique (reconnaissance de la
distribution des rôles), conversationnelle et linguistique (respect des lois conversationnelles et
utilisation d’une langue commune), et idéologique (partage des mêmes valeurs).
Mais cette « dénaturalisation » ne passe pas seulement par le montage des répliques.
De fait, l’entretien se montre de plus en plus inquisitorial et ménage parfois de brusques
« ruptures de la représentation »61 : « La fissure – d’abord insignifiante, de petits décalages,
lapsus. Et puis elle devient tout »62. Or, si Wallace demande à Fage d’ouvrir grand la bouche
pour élucider la fâcheuse manie qu’il a de constamment « mastiquer »63, si, dans une longue
tirade, les questions s’enchaînent à la manière d’un tir groupé et en viennent à interroger Fage

58
Tronquée, cette réaction fait l’objet d’un développement plus conséquent dans le dixième morceau :
« WALLACE. Vous avez / FAGE. Je savais que vous alliez me parler de l’âge vous savez l’âge c’est une chose tout
à fait relative il y en a qui sont vieux à vingt-cinq ans moi j’ai toujours fait ce qu’il fallait pour rester jeune et
pour commencer une demi-heure de gymnastique tous les matins / WALLACE. Votre âge n’est pas
nécessairement un handicap / FAGE. Du sport beaucoup de sport se coucher tôt suffisamment dormir… » (p. 34).
Encore une fois, Fage devance les questions de Wallace, utilisant un argumentaire dont on pressent qu’il a été
préparé en vue d’attaques éventuelles dont la légitimité n’est pas remise en cause. Wallace n’a guère ici qu’une
fonction maïeutique : il met au jour les présupposés qui conditionnent tacitement la parole de Fage. La
construction de la pièce sur le modèle musical des « thèmes et variations », permet tout particulièrement de
souligner ces obsessions, l’absence de linéarité touchant non seulement l’organisation de chaque morceau, mais
aussi l’organisation d’ensemble de La Demande d’emploi.
59
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 57.
60
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 118.
61
Erwing Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., pp. 20-21.
62
Michel Vinaver, « La Demande d’emploi : notes préparatoires », Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 247.
63
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 87.

208
sur son comportement sexuel64, ces décrochages manifestes ne sont pas imputables à
l’éventuel sadisme du recruteur. S’écartant du référent réel que constitue le rituel codifié de
l’entretien, recourant à l’exagération, Vinaver distille des abus de pouvoir explicites qui
permettent de mettre en lumière la force du pacte qui détermine habituellement le bon
fonctionnement d’une relation entre intimidant et intimidé. Jusqu’où le demandeur est-il
capable d’aller pour voir sa demande satisfaite ? A partir de quel moment, ligne jaune
transgressée par le recruteur, compromissions dégradantes exigées du candidat, la
reconnaissance initiale du pouvoir ne peut-elle plus tenir ? D’une certaine manière, on
retrouve ici la stratégie deutschéenne : le grossissement des prérogatives du recruteur sert de
révélateur aux procédures discrètes d’assujettissement (qualification tacite du dominant,
disqualification tacite du dominé) sur lesquelles repose la relation de pouvoir.
Du reste, Stanley Milgram65 montrera quelques années plus tard que l’irréalisme que
nous imputons ici aux questions de Wallace n’apparaît tel que pour l’observateur extérieur ;
de fait, le cobaye se trouve souvent bien en peine de tracer la moindre limite entre la règle et
l’abus, tant il rejette « spontanément » la possibilité de contester l’autorité à laquelle il est
soumis, de manquer aux obligations auxquelles il se croit tenu et d’ébranler, par là même,
l’ensemble de l’édifice social qu’il reconnaît comme légitime. Toujours est-il que Fage finit
tout de même par tracer cette limite lors d’un échange aussi brutal que fulgurant, qui trouvera
d’ailleurs dûment sa place dans l’expérience menée par Wallace :
WALLACE. Et vous cherchez dans votre sens du devoir un alibi à votre lâcheté ce qui du reste redouble
la lâcheté
FAGE. Monsieur j’ai un autre rendez-vous
WALLACE. Rasseyez-vous
FAGE. Ravalez vos paroles
WALLACE. Allons tais-toi
FAGE. Toi-même boucle-là
WALLACE. Bien je note vos différentes réactions faculté d’encaisser les coups contrôle de soi sursaut de
dignité66.

64
Id., p. 90 : « Etes-vous avec les femmes dans l’intimité acharné après la performance ? Manquez-vous de
patience quelquefois ? De discernement ? Vous souciez-vous de leur plaisir ? Vous repliez-vous sur vous-même
après le plaisir ? Dans quelles choses prenez-vous le plus de plaisir ?… ».
65
Cf. Stanley Milgram, La Soumission à l’autorité (1974), trad. fr. Emy Molinié, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
« L’expérience de Milgram » (qu’Henri Verneuil a mise en scène dans son film I comme Icare en 1979) consiste
à mettre en place un faux protocole de recherche au sein duquel l’expérimentateur demande à une personne (le
moniteur) d’infliger des décharges électriques de plus en plus fortes à une autre personne (l’apprenant) à chacune
de ses mauvaises réponses, dans le but de tester les vertus pédagogiques de la punition. Or l’apprenant est joué
par un acteur qui feint de recevoir ces décharges tandis que le moniteur constitue le véritable sujet de
l’expérience, celle-ci consistant en fait à évaluer son degré d’obéissance à des ordres qu’il réprouve.
66
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 53. Notons l’efficacité avec laquelle la clausule colmate la
brèche introduite par Fage. Le refus de coopérer, seul lieu où l’idiosyncrasie du personnage semblerait pouvoir
affirmer son irréductibilité, entre aussitôt dans les grilles interprétatives de l’intervieweur ; tandis que paraît
émerger un véritable conflit dramatique, Fage s’écartant de son rôle et faisant entendre sa voix (l’échange
stichomythique, marqué par une utilisation enfin symétrique de la deuxième personne, du pluriel, puis du
singulier, redonne au dialogue une dimension intersubjective et semble mettre les personnages sur un pied

209
La joute sur laquelle se conclut le quinzième morceau met clairement à mal les lois
conversationnelles de l’échange : coopération des interlocuteurs, vouvoiement respectueux,
niveau de langue soutenu… Or ce n’est pas tant Wallace qui introduit ici la rupture, que Fage
et la fin de non-recevoir qu’il lui oppose. C’est lui qui, interrompant l’entretien, s’octroie le
pouvoir qu’il s’était refusé et institue des frontières à ne pas franchir (entre curiosité et
acharnement, entre évaluation et stigmatisation). Le conflit surgit avec d’autant plus de
violence (comique) que le rapport de pouvoir des deux personnages faisait, jusqu’ici, l’objet
d’un « ravalement » qui le rendait acceptable et qui, paré de courtoisie et d’intérêt
réciproques, en recouvrait l’asymétrie. Plus que jamais, le pouvoir apparaît comme un jeu
scrupuleusement réglé qui nécessite l’accord de principe de tous les joueurs et leur active
participation. La fissure – momentanément – introduite dans la représentation met en valeur le
consensus sur lequel repose habituellement la distribution des rôles. Sans dominé, pas de
dominant : le théâtre du pouvoir s’effondre.
A la dénaturalisation du dialogue participe enfin son emboîtement au dialogue
familial. Or ce nouveau procédé contribue, lui aussi, au déplacement de la relation de pouvoir.
D’une part, il met en valeur, par des effets contrapuntiques, le conditionnement de Fage et la
façon dont le dispositif de l’entretien informe ses paroles. Au spectateur alors, passant de l’un
à l’autre réseau relationnel, de déceler les écarts qui séparent le personnage de la
représentation valorisante qu’il estime devoir donner de lui-même :
FAGE. Des déchets il faut des déchets pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas de déchets ? Vingt-trois ans
pour devenir un déchet

FAGE. Vingt-trois ans on devrait être mis à la porte tous les deux ans il y a longtemps que je n’ai pas si
bien respiré67…

Par la répétition du même syntagme (« vingt-trois ans ») à la fin et au début de deux


affirmations séparées par plusieurs répliques, le montage pointe le décalage entre la version
officielle (le licenciement comme accès à la liberté) et la version officieuse (le licenciement
comme mise au rebut). D’autre part et surtout, cet emboîtement souligne l’extension de la
relation de pouvoir. Non seulement celle-ci s’exerce en deçà du dialogue effectif entre Fage et
Wallace, mais elle continue de s’exercer au-delà de ce dialogue, dans la relation que Fage
entretient avec sa famille et avec lui-même. C’est dire qu’il ne faudrait pas opposer le

d’égalité), la dernière réplique de Wallace – qui est aussi la dernière réplique du quinzième morceau –
désamorce cette dynamique et la réintroduit dans le processus scrupuleusement hiérarchisé de l’interview.
L’écart fugitif de Fage par rapport au dispositif – son « sursaut de dignité » – est lui-même sous contrôle et fait
finalement partie du dispositif. Le résultat du test est positif : en se rebellant, Fage a fait ce qu’on attendait de lui.
67
Id., p. 60.

210
dialogue professionnel au dialogue familial comme le mensonge à la vérité, la dissimulation à
la spontanéité. Si elle ménage de visibles contrepoints, l’étroite imbrication de l’espace
professionnel et de l’espace domestique souligne plus encore leur solidarité et la façon dont le
rapport du chômeur au système économique le constitue aussi en tant qu’époux et que père,
autrement dit en tant qu’homme qui, « dans son travail dans sa famille », a besoin d’être
« admiré cru suivi »68 et découvre qu’il ne l’est plus :
La Demande d’emploi est une tentative pour faire sourdre l’évidence, tant en ce qui concerne l’individu
que la famille, qu’il n’existe pas un dedans distinct d’un dehors, qu’il n’existe aucune intégrité possible.
L’homme n’atteint, à la limite, à l’intégrité que dans le passage à la folie, au suicide, lorsque la
contradiction devenant insoutenable, il craque, il vole en morceaux69.

Au spectateur de voir alors comment les attaques de Wallace portent en dehors de


l’entretien proprement dit, lors même que Fage a cessé d’être dans une situation clairement
intimidante. Au spectateur de comprendre par exemple que Fage, refusant avec énergie le
gâteau d’anniversaire que lui tend Louise, continue, sur un mode certes moins argumenté, son
plaidoyer en faveur de la relativité de l’âge, de sorte que la petite cérémonie domestique se
voit traversée par un réseau de valeurs et de sommations directement lié au champ
professionnel. Parce que le dispositif mis en place par Vinaver implique la présence continue
du recruteur sur scène, il permet de rendre perceptible le poids qu’à travers lui, le système fait
peser sur Fage et la façon dont son exclusion économique remet en cause tout ce sur quoi il
avait construit sa façon d’habiter le monde. Plus radical que Deutsch dans ses options
formelles, Vinaver propose une mise en regard perpétuelle de l’homme privé et de l’homme
public – dispositif non-réaliste à travers lequel apparaît la réalité insinuante du pouvoir.
Si La Bonne vie et La Demande d’emploi réservent une place conséquente à quelques
figures de pouvoir nettement identifiables, la présence dramatique qu’elles leur accordent
conduit donc à interroger tout à la fois les conditions de possibilité de ce pouvoir, ses sources

68
Id., p. 75. A titre de mise en perspective, on se reportera utilement au texte que le sociologue Louis Pinto
consacre aux « Carrières brisées » ainsi qu’aux entretiens qui suivent avec des cadres au chômage – in Pierre
Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1993, pp. 889-911 : « La perte
d’emploi inflige, entre autres conséquences douloureuses, un démenti au narcissisme que l’entreprise encourage
parfois parmi ses cadres en activité. Pour beaucoup d’entre eux, le travail et l’énergie dépensée avaient pour
condition nécessaire la croyance active dans les espérances associées à l’idée de “carrière”, processus cumulatif
de profits matériels (salaires, primes…) et symboliques (réputation, relations…). C’est cette assurance qui
rendait raisonnable toute une série d’engagements plus ou moins solidaires aussi bien dans le travail (poste en
province, à l’étranger, spécialisation…) que dans la sphère privée (vie de couple, mariage, enfants, loisirs, crédits
immobiliers…). Le licenciement a eu pour effet de mettre en cause tout ce qui est engagé à travers leur personne,
des qualités “individuelles” (comme le “dynamisme”, le zèle et la loyauté), et des aspirations professionnelles
autant que privées. Parce qu’il rend le futur incertain, il oblige à faire une sorte d’inventaire des ressources
utilisables et rend patents, chez certains, des manques jusqu’alors refoulés ou travestis. Et si le regard d’autrui,
du conjoint, des amis, des voisins, devient parfois insupportable, c’est qu’il laisse voir la discordance qui pouvait
exister entre la condition actuelle et des prétentions longtemps confirmées ».
69
Michel Vinaver, « Le sens et le plaisir d’écrire », art. cité, pp. 286-287.

211
et son extension70. Tout se passe en effet comme si le défaut de vraisemblance (Nècepas) ou
d’individualité (Wallace) de ces figures contribuait paradoxalement à renforcer le pouvoir qui
s’exerce à travers elles. Capable de se passer des procédures explicites de la contrainte,
capable surtout de s’affirmer en dehors du cadre strict du dialogue dominant/dominé, le
pouvoir ici mis en scène est bel et bien un « pouvoir symbolique » dont le fonctionnement
contrevient radicalement au modèle du drame absolu où tout est censé se dérouler dans la pure
actualité de l’affrontement intersubjectif. La force d’intimidation que mettent au jour les
dialogues que nous venons d’évoquer semble en effet reposer davantage sur la complicité
tacite et non moins active de l’ouvrier et du chômeur ayant intégré leur propre dévaluation,
que sur les propriétés intrinsèques des paroles qui sont prêtées aux figures de pouvoir. Agents
plus qu’acteurs, celles-ci offrent au dramaturge le moyen d’exhiber ce qui ne se voit pas, de
faire entendre ce que l’ordre établi a intérêt à taire, et de mettre en évidence le consentement
initial sur lequel se déploie la relation de pouvoir. Consentement profond, inscrit dans la chair
et dont l’individu ne peut se libérer qu’au prix de la folie ou du suicide, lorsqu’à la fin de ces
deux pièces, Jules comme Fage en viennent à « craquer » et à « voler en morceaux ».

70
Sans qu’elles engagent semblable articulation entre la scène duelle et les présupposés qui la régissent, d’autres
pièces du corpus font intervenir sporadiquement des figures de pouvoir et marquent à leur tour un souci
manifeste de court-circuiter les conflits que pourrait faire attendre leur apparition. Ainsi du Soleil entre les
arbres de Jacques Lassalle, pièce déjà mentionnée où M. Hubert-Humbert, directeur de l’agence de publicité
Publi-Self et employeur potentiel de Pierrot, s’offre comme un pantin ridicule concentrant tous les signes de
l’autosuffisance bourgeoise et du paternalisme patronal sans que le personnage principal ne conteste jamais une
telle posture. De même, on observe que le travail de réécriture de Germinal par le T.N.S. a conduit au
décentrement progressif des figures bourgeoises et surtout à l’élimination de presque tout dialogue entre ces
dernières et les mineurs : « Très tôt, les scènes de la vie privée des bourgeois sont éliminées : ceux-ci ne restent
que comme témoins de la vie du coron : témoins très présents dans les notes préparatoires (“les bourgeois sont
toujours là, à la périphérie. Ils savent tout. Même dans la scène de la forêt, dans un coin, sur une passerelle”), de
plus en plus “périphériques” à mesure que le travail avance. Ils sont finalement condensés en trois apparitions :
le docteur Vanderhagen qui promène sur le coron et sur Lantier le regard “médical-flic” claude-bernardien de
Zola, l’ingénieur Négrel, condensation des “cadres” de la Compagnie qui intervenaient dans les ébauches
successives (le secrétaire général, Hennebeau) – le seul qui soit en contact avec le coron, que l’on voit, et la
mine, que l’on ne voit pas –, Mme Hennebeau, en visite au coron. Là encore, c’est la forme “minimum” des
scènes de ce “philanthropisme bourgeois” qui, dans le roman, trouve son sommet avec la visite de la Maheude
chez les Grégoire – supprimée alors que les premières notes de travail prévoyaient qu’“il serait criminel de la
couper” » (Christine Fouché, « Une économie de l’hésitation », Travail théâtral, n° 22, janvier-mars 1976,
pp. 87-88). Enfin, la pièce de Heinrich Henkel, Les Branlefer, ne donne les premières répliques au chef de
Lötscher et Volker que pour mieux signifier son évacuation et nous laisser seuls avec les deux ouvriers-peintres
et les dissensions qu’engagent bientôt leurs rapports contrastés au règlement et à la discipline usinière. A travers
le caractère archétypal des figures convoquées, réduites à des caricatures unidimensionnelles ou à des silhouettes
vides, comme à travers l’absence de tout véritable échange entre ces figures et ceux qu’elles dominent de façon
trop évidente, semble implicitement défendue l’idée que ce n’est pas là que les choses se passent.

212
2. Du personnage au chœur : la mise en crise de la figure de pouvoir

Comme nous l’avons observé à propos de Wallace, l’un des procédés qui participent
au décentrement du personnage par rapport au pouvoir qu’il est censé détenir réside dans
l’évocation de figures concurrentes, liées, en l’occurrence, à la hiérarchie de CIVA –
« Communauté Internationale Vacances Animation » – et aux différentes entreprises auprès
desquelles Fage s’est porté candidat. Réduit au statut de simple rouage de la machine
économique, le personnage individualisé se voit dévalué au profit du système impersonnel
qu’il se contente de représenter. Encore cette réduction ne nous apparaît-elle explicitement
que dans quelques répliques permettant d’ouvrir le dialogue sur l’invisible macrocosme dans
lequel il s’insère. Or c’est aux dramaturgies qui donnent à voir ce macrocosme et quittent
définitivement le territoire de la relation duelle que nous souhaitons nous intéresser
désormais. Qu’il s’agisse des pièces « panoramiques »71 de Vinaver (Par-dessus Bord72, A la
renverse73) ou des pièces villageoises de Sperr (Scènes de chasse en Bavière74) ou de
Fassbinder (Le Bouc75), l’intrusion de la multitude sur la scène nous amène en effet à
envisager la mise en crise de la figure de pouvoir comme foyer individualisé de son exercice.
Le dialogue du maître et de l’esclave dont nous avons déjà souligné les infléchissements se
dilue ici complètement au profit d’un dispositif choral qui désolidarise le pouvoir de ses
détenteurs officiels (PDG de l’entreprise, bourgmestre du village) et exhibe la complexité des
circuits à travers lesquels il circule et parvient à s’imposer avec d’autant plus d’efficacité qu’il
échappe à toute identification. C’est à travers les exemples particuliers – et éminemment
contrastés – de Bronzex (A la renverse) et de Reinöd (Scènes de chasse en Bavière), réseaux
de pouvoir dont les personnages sont les points de jonction – presque – indifférenciés, que
nous évoquerons cette représentation chorale du pouvoir.

71
Jean-Pierre Sarrazac, « Le sens et le plaisir d’écrire », art. cité, p. 289.
72
Michel Vinaver, Par-dessus bord (1972), in Théâtre complet, Arles, Actes Sud, 1986, t. 1.
73
Michel Vinaver, A la renverse (1979), in Théâtre complet, op. cit., t. 2.
74
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière (1966), trad. fr. Michel Dubois, Paris, L’Arche, 1970.
75
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc (1969), trad. fr. Philippe Ivernel, in Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc.
Les Larmes amères de Petra von Kant. Liberté à Brême, Paris, L’Arche, 1977.

213
a) « Qui est responsable de quoi ? »76 : la multinationale vinavérienne

A la renverse s’ouvre sur un récit des origines qui retrace la généalogie du capitalisme
moderne à travers l’histoire particulière des Laboratoires du Docteur Sens. Or la
complexification de l’organigramme de ce qui n’était au départ qu’« une petite affaire de
famille »77 annonce d’ores et déjà celle du personnel dramatique. Au commencement était en
effet l’unité : un dirigeant (le Docteur Sens), un produit (les Pommades du Docteur Sens), un
lieu (« le siège et l’usine étaient à Courbevoie »78). La chute de ce paradis économique
s’amorce ironiquement en 1968 lorsque l’« arrière-petit-neveu du fondateur prend une
décision »79, proprement fatale, qui vient endommager l’autarcie familiale : s’adjoindre les
services de Pierre Aubertin, jeune HEC auquel est promise la succession en cas de réussite.
L’effacement de Sens – et du sens, est-on invité à comprendre – devient définitif lorsque
l’intrusion d’un élément extérieur dans l’entreprise laisse place à l’intrusion de l’entreprise
elle-même dans un grand conglomérat américain, dont le nom – Sideral – signale le
changement d’échelle opéré. Les Laboratoires du Docteur Sens sont morts ; vive Bronzex !
Une nouvelle usine est construite, de nouveaux produits sont créés, de nouveaux noms
apparaissent : Dejoux, « propulsé directeur de la fabrication », Girard, « directeur
commercial », Claisse, « directeur financier »… autant de hauts responsables « assimilables
par l’appareil de la société mère […] véritable rouleau compresseur imposant ses
procédures »80. Constituant désormais l’une des innombrables filiales d’une vaste
multinationale, Bronzex se voit doté d’une hiérarchie complexe dont chaque élément est
soumis aux prescriptions, mesures, méthodes… de « l’appareil » américain.
Encore cet appareil est-il aux mains de David Siderman. Resterait une personnalité (un
personnage) capable de donner une unité à l’entreprise (à la pièce) et d’identifier le pouvoir à
son plus haut détenteur. Sideral est en effet la création d’un homme (Siderman) qui lui a
donné son nom (Sideral) et dont l’histoire ressortit au mythe du self-made man parti de rien
(un petit magasin de cravates) et devenu, à force de flair, le magnat excentrique et imposant
d’un grand empire. Or cette dernière figure souveraine de pouvoir n’apparaîtra jamais sur la
scène. De fait, un dialogue entre cadres de Bronzex nous informe rapidement de son
« débarquement » :
- Débarqué ? Siderman ? Pas vrai le vieux Sid ? Ils l’ont viré ? […]

76
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., p. 175.
77
Id., p. 112.
78
Ibid.
79
Id., p. 113.
80
Id., pp. 114-115.

214
- Mais Sideral continue qu’est-ce que ça change pour nous ?
- Siderman ? Un type unique quand je pense que jamais il ne s’est même pointé jusqu’ici […]
- Débarqué ? Mais Sideral c’était à lui c’était lui
- Ce sont les lawyers et les bankers qui l’ont vidé […]
- Sait-on qui va prendre sa place ?
- A la limite peu importe Siderman
- Il les menait au fouet il les excédait avec sa bouffonnerie ses excès il faisait échec à l’appareil
bureaucratique des managers à présent c’est la bureaucratie managériale qui se répartissant les fonctions
par cooptation installera son régime81…

L’homme au cigare, ce « type unique » que personne n’a jamais vu mais dont tous
connaissent l’image légendaire, cette figure tutélaire qui détenait Sideral, qui était Sideral, a
donc disparu et, avec lui, l’énorme potentiel dramatique de ce personnage haut en couleurs,
« bouffon » et « excessif », capable de conjuguer l’universel et le particulier, de fondre « la
généralité abstraite » du pouvoir « dans une identité concrète et cohérente »82. Place,
désormais, à « la bureaucratie managériale », à son règne impersonnel et à ses groupes de
pression anonymes, « lawyers et bankers ». La place du grand chef devenue vacante, la
machine économique continue de tourner (« Sideral continue qu’est-ce que ça change pour
nous ? ») et appelle une nouvelle forme de théâtralité capable de se passer des services du
personnage traditionnel. Dix ans plus tôt, la pièce Par-dessus bord n’avait-elle pas déjà signé
la fin d’une certaine forme de « gaullisme » dramaturgique ?
Avec Par-dessus bord, ce qui a disparu par rapport aux pièces précédentes, c’est le personnage. Il n’y a
pas de Ubu dans Par-dessus bord, il n’y a pas non plus l’équivalent d’Alain, le personnage central dans
Iphigénie Hôtel, qu’on voit prendre le pouvoir, ni de Paidoux, le personnage central des Huissiers qui se
fait bannir de son parti puis réintégrer et accède au pouvoir… Il n’y a pas, dans Par-dessus bord, de
personnage central, sinon l’entreprise elle-même, et, à l’intérieur de l’entreprise, il y a des figures plutôt
que des personnages. Alors je ne sais pas si on peut relier ça à de Gaulle et à l’épisode historique du
gaullisme, mais en tout cas le retour au théâtre pour moi s’est effectué moyennant l’effacement du
personnage. Ce n’est pas un vide qui vient à la place du personnage, mais quelque chose de nouveau
dans mon parcours, de nouveau peut-être même sur un plan plus large, à savoir que la place auparavant
occupée par le ou les personnages est maintenant occupée par un site, et par une population habitant ce
site, une existence plurielle au départ83.

La théâtralité qu’exige le nouvel esprit du capitalisme repose ainsi sur ce que Vinaver
nomme un « a-centrage »84. Celui-ci s’opère de plusieurs façons : par la multiplication des
personnages (qui empêche de distinguer entre personnages principaux et personnages
secondaires), par l’anonymat d’un grand nombre d’entre eux (qui descelle les répliques de
leurs énonciateurs), par le décalage – explicitement souhaité par le dramaturge dans la

81
Id., pp. 122-123.
82
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 84. Sarrazac évoque ici la « défiguration » du personnage
dramatique contemporain par opposition au statut « typique » que Lukàcs, après Goethe, lui confère. Parce que
leur sens courant se double d’une connotation explicitement théâtrale, les expressions « type unique » et
« bouffonnerie » invitent à voir dans l’expulsion de Siderman un adieu au personnage traditionnel et à la
représentation canonique du pouvoir.
83
Michel Vinaver, « Entretien avec Jean-Loup Rivière » (1987), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit., p. 110.
84
Michel Vinaver, « A la renverse : notes en bout d’écriture », Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., p. 263.

215
présentation liminaire – entre le nombre restreint des acteurs et celui des personnages (qui
entrave définitivement l’identification de ces derniers). Le personnage, la parole et l’acteur ne
constituent donc plus un ensemble solidaire susceptible de fournir des foyers individualisés du
drame et de l’action :
Mais c’est dans A la renverse que l’usage du procédé [choral] se fait le plus radical. D’une part, deux
populations de personnages (les ouvrières de l’atelier de remplissage, les membres du Executive
Committee de la Sideral Corporation of Cincinnati) ne s’expriment que par un entremêlement choral de
voix anonymes ; d’autre part, la parole des cadres a un caractère choral nettement marqué, faisant
penser à celle des soldats dans Les Coréens avec ceci en plus que la plupart des répliques ne sont pas
attribuées ; enfin et surtout, au sein de certaines séquences mettant aux prises certains personnages
individualisés : ceux-ci, moyennant une mutation brusque du statut de la parole se constituent en chœur
et leur discours, scandé, est prononcé à l’unisson85.

Le texte comporte des répliques attribuées à des personnages spécifiques, et d’autres, en plus grand
nombre, qui ne le sont pas. En abordant l’écriture de la pièce, je me suis imposé une contrainte : la
représentation devrait n’exiger que six acteurs, qui seraient incessamment de passage d’un rôle à un
autre. D’un point de vue formel, la pièce peut se définir comme une vaste plate-forme symphonique et
chorale, d’où se détachent des duos, des trios, des quatuors… et cela va jusqu’au sextet86.

Ainsi, dès le début de la pièce, des « propos s’insèrent comme des éclats dans le corps du
récit »87. N’ayant pas encore endossé leurs costumes de scène, les comédiens accordent leurs
instruments et répètent leurs différentes partitions. Non que l’entreprise apparaisse ici comme
un grand tout homogène où tous parleraient d’une seule voix : si le modèle antique du chœur
est sporadiquement respecté lorsque tous les personnages prononcent à l’unisson un même
discours ou que les répliques s’enchaînent de sorte que « toutes les voix séparées finiss[ent]
par n’en faire qu’une seule »88, Vinaver privilégie généralement « des structures d’étoilement
et d’éclatement du discours »89. Aussi préférons-nous la notion de « choralité » à celle de
« chœur » : désignant une tendance à la dépersonnalisation des énonciateurs, elle ne signifie
pas pour autant leur fusion dans une entité impersonnelle. Le devenir-collectif de la parole
préserve en effet des espaces relationnels, mais leur délocalisation, leur multiplication et leur

85
Michel Vinaver, « Mémoires sur mes travaux » (1986), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit., pp. 65-66.
86
Id., p. 76. Dans un entretien, Jacques Lassalle explique les problèmes que lui a posés ce dispositif en tant que
metteur en scène : « Avec A la renverse, j’étais donc en face d’un matériau terriblement complexe où la plupart
du temps, il n’y a pas de dialogue articulé au sens habituel du mot : la phrase court au long des différents
protagonistes ou des “proférateurs”, car il y a alternance entre des personnages nommés, précisément situés,
jouant dans la fable un rôle tout à fait repérable et continu, et des figures moins caractérisées, presque
indifférenciées. J’ai gardé la proposition de l’auteur : cinq acteurs et une actrice pour jouer quatre-vingt dix
personnages […] ! […] Mais il a bien fallu revoir un peu la distribution des répliques et travailler à la
redéfinition de chaque figure, remettre un peu d’ordre dans ce manuscrit qui s’enchantait de sa profusion et,
surtout, d’atteindre presque à une seule coulée de langage, répartie de façon quasi aléatoire, arbitraire sur des
proférateurs. […] Mais des questions se posent : est-ce que le théâtre peut à ce point quitter le terrain de la fable
et du point de vue ? » (Jacques Lassalle, « Trancher dans la liberté polyphonique du texte », in Vinaver. Théâtre
aujourd’hui, n° 8, Paris, CNDP, mai 2000, pp. 92-93).
87
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., p. 111.
88
Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre, Paris, Editions Belin, 1996, p. 36.
89
Mireille Losco et Martin Mégevand, « Chœur / Choralité », Poétique du drame moderne et contemporain, op.
cit., pp. 25-26.

216
enchevêtrement entravent l’identification des personnages, tout comme leur fixation au sein
d’une hiérarchie pyramidale où les places et les statuts seraient clairement distribués. Ainsi,
dans le prologue de la pièce, quelques repères linguistiques (vouvoiement/tutoiement, niveau
de langue plus ou moins relâché) permettent de distinguer entre les ordres d’un chef à sa
secrétaire (« Mais relisez et ce paragraphe qui devait être à la ligne », « J’ai dit que ça devait
partir aujourd’hui », « Confidentiel en cinq exemplaires ») et le dialogue amical de collègues
évoquant leurs démêlés avec leurs supérieurs (« Il t’a tendu la perche ça veut dire qu’il
cherche à arranger les choses »). Mais, comme l’une des répliques, ostensiblement méta-
textuelle, le fait remarquer, « on ne peut pas savoir ici à quoi ça correspond ». Tandis que le
narrateur restitue avec surplomb l’histoire mouvementée de Bronzex et l’évolution de son
personnel, les bribes de dialogue qui s’insinuent dans son récit donnent à entendre l’opacité
du réseau hiérarchique à l’échelle de ceux qui le constituent. A ce brouillage des repères,
participe également la récurrence des pronoms personnels représentants (« Vous avez vérifié
auprès de lui ? », « Ce qu’ils veulent c’est du papier », « Lui dire ce que tu penses ? », « je lui
avais demandé l’autorisation »90…), pronoms sans référent pour le lecteur-spectateur, sinon la
supériorité nécessairement relative de ceux qu’ils désignent sur ceux qui les utilisent. Que
l’un de ces proférateurs sans identité demande : « Par la voie hiérarchique tout bêtement ? »91
peut alors être imputé à l’ironie de l’« auteur-rhapsode » qui, par le tressage des répliques,
s’ingénie à montrer la complexité d’une organisation qui se partage en d’innombrables
sections et qui fait elle-même partie d’un conglomérat de stature internationale comprenant
« deux cent quarante et une filiales dans le monde entier »92.
Cette solidarité étroite entre l’infiniment petit (« l’O.S. de base […] la standardiste la
facturière l’employée aux écritures » de Bronzex93) et l’infiniment grand (l’univers de Sideral
qui s’étend de Cincinnati à Singapour en passant par Londres et Paris) est au cœur du
dispositif scénique proposé par Vinaver. Autour de l’aire de jeu sur laquelle les six comédiens
jouent les multiples rôles des employés de Bronzex (dirigeants, cadres, membres du comité
d’entreprise, représentants et ouvriers), trois espaces-satellites montrent respectivement
l’Executive Committee de la Sideral Corporation of Cincinnati (satellite I), une famille
française regardant à la télévision la série des entretiens accordés par Bénédicte de Bourbon-
Beaugency au sujet de son cancer de la peau (satellite II) et des ouvrières au travail dans
l’atelier de remplissage de l’usine Bronzex (satellite III). Concernant la représentation du

90
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., pp. 111-114. Je souligne.
91
Id., p. 114.
92
Id., p. 115.
93
Id., p. 166.

217
pouvoir, un tel dispositif a pour premier effet de mettre en évidence la tutelle américaine et de
relativiser le champ d’action des dirigeants français. Le nombre important de télexs, notes de
procédures, comptes-rendus, bulletins d’information… dont on assiste à la rédaction, la
réception ou la diffusion, celui des coups de téléphone et des récits consacrés aux visites des
uns ou des autres au siège de Cincinnati relient d’ailleurs constamment les décisions de
Bronzex aux prescriptions de Sideral sans que jamais les personnages de l’aire de jeu et ceux
du satellite I ne se rencontrent directement sur la scène. Les relations intersubjectives sont
ainsi cantonnées dans le hors-scène et font place à des dialogues indéfiniment médiatisés, par
les outils de communication, par les formulations codifiées des courriers officiels, par les
secrétaires auxquelles ils sont dictés… A l’échelle des personnages, ce phénomène accuse la
distance entre les interlocuteurs américains et les interlocuteurs français, tandis que leur co-
présence, à l’échelle de la scène, signale le rapport indéfectible qui les lie. Le turn-over des
PDG de l’entreprise française au gré duquel les rares personnages identifiés changent
soudainement d’échelon, quittent brutalement la scène94 ou s’y voient introduits au beau
milieu de la pièce (Brouhot, véritable deus ex machina), achève de minorer leur importance
individuelle et de souligner que le pouvoir n’est pas entre leurs mains.
Encore le Comité Exécutif de Sideral pourrait-il, malgré son impersonnalité, offrir un
nouveau foyer au pouvoir. De fait, tous échelons confondus, les employés de Bronzex
s’accordent pour imputer leur impuissance au joug de « Cincinnati », nouvel Olympe d’où
leur sort est arbitrairement décidé.
- […] mais comprennent-ils seulement là-haut dans leur tour
- Calfeutrés […]
- Air-conditionnés bouffant du chiffre isolés de la réalité vivante bruissante […]
- Cincinnati dans la ouate de ses procédures nous a étouffés […]
- Je me battais tous à vos côtés […] aujourd’hui on rédige des rapports on remplit des états pour
Cincinnati […]
- Des larbins voilà ce qu’on est devenus95

PELLEPAIN. – Et en plus la direction a le culot qui n’étonnera personne de nous dire mais quand je dis la
direction il n’y a pas de direction vous êtes un fantoche Monsieur Dejoux vous êtes aux ordres la CFDT
elle vous dit que les travailleurs n’accepteront pas un retour à l’esclavage du trois-huit ni aucune des
mesures que la multinationale américaine vous impose pour effacer les conquêtes sociales des dix
dernières années […]
- Patron menteur
- Patron voleur96

Qu’il s’agisse des cadres, de la représentante syndicale ou des ouvriers, tous se voient comme
des marionnettes – larbins, fantoches, esclaves – manipulées par un pouvoir démiurgique,

94
« Aubertin c’était quelqu’un » est-il dit nostalgiquement à la suite de son départ (id., p. 171), signalant la
disparition d’un des rares personnages clairement individualisés de la pièce et de l’entreprise.
95
Id., pp. 118-120.
96
Id., pp. 129-130.

218
invisible et malfaisant, qui les surplombe et se joue d’eux du haut de sa tour d’ivoire. Or le
dispositif scénique a pour autre effet d’invalider cette vision binaire soumettant la masse
compacte des travailleurs aux ordres d’un inaccessible Léviathan. L’horizontalité des espaces-
satellites et leur pluralité donnent en effet à voir un cosmos sans transcendance dont tous les
éléments sont connectés et où le pouvoir ne saurait s’exercer de façon unidirectionnelle.
Membres du Comité Exécutif, Tom et Pete constituent à leur tour des dominants-dominés,
obligés, comme les autres, de vivre « la conjonction de l’aléatoire historique et des constantes
économiques »97. Contraints de faire croître leurs bénéfices s’ils ne veulent pas sombrer, ils
sont même d’autant moins maîtres de la situation qu’ils sont haut placés et que les données
avec lesquelles ils doivent composer sont plus nombreuses et plus difficiles à déchiffrer. Ce
qui est dit d’Aubertin (« C’est au sommet qu’on est souvent le moins bien informé / Quand on
est agressé de partout »98) semble donc valoir tout autant pour les dirigeants de la
multinationale, pris entre les aléas du marché et les exigences des actionnaires. De fait, leur
pouvoir économique est tributaire des goûts des consommateurs (satellite II) comme de la
docilité des ouvriers de leurs succursales (satellite III), autant d’impondérables qu’il est
impossible de maîtriser parce qu’ils ressortissent précisément à « la réalité vivante
bruissante » du monde. Aussi le brouillage des repères entame-t-il tout autant le groupe
américain que l’entreprise française ; la destitution des maîtres, figures centralisatrices et
souveraines de pouvoir (Aubertin en France, Siderman aux Etats-Unis), entraîne une
indécision et une instabilité endémiques.
DEJOUX. [à Girard] – Oui qui est le directeur de l’usine ? Lui ou moi ? Qui est responsable de
quoi ? Aujourd’hui ce monsieur vient me dire ce qu’il faut faire je lui ai dit faites-le […] Avec
Aubertin il y avait une direction aujourd’hui on ne sait plus Claisse c’est n’importe quoi […]

CLAISSE (dictant). – Un télex Anne-Marie à l’attention de Pete ou Tom je crois que c’est encore Tom
dont je dépends on ne sait plus ça change tellement souvent et vous mettrez comme titre

DEJOUX. – Qu’est-ce qu’ils peuvent penser de ce gâchis à Cincinnati ? Mais depuis qu’ils ont
débarqué Siderman les choses ne sont plus les mêmes à Cincinnati99

Seul personnage essentiel de la pièce, l’entreprise vinavérienne se présente comme un


organisme dont la survie passe par d’incessantes métamorphoses. Aussi apprend-on par la
voix du narrateur qui ressurgit à la fin de la pièce que « le petit Solderco a avalé le gros
Sideral »100. La métaphore nutritive doit être prise au sérieux101 ; le domaine économique se

97
Anne Ubersfeld, Vinaver dramatuge, op. cit., p. 107.
98
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., p. 132.
99
Id., p. 175.
100
Id., p. 212.
101
La métaphore apparaît également dans les commentaires des grévistes à la suite de la proposition de vente de
Sideral : « Le crocodile retourne dans la rivière / Le ventre plein », p. 205.

219
rapproche en effet d’un milieu naturel où la sélection des entités viables dépend de facteurs
nombreux et fluctuants qui viennent perturber la chaîne alimentaire et motiver la disparition
ou la transformation des espèces fragilisées. « Moteur à renversement » que chaque nouvelle
« catastrophe […] fait avancer »102, le capitalisme prospère sur fond de crises et de
restructurations, trouvant dans sa fragilité croissante le moyen de s’assurer le zèle de ses
interchangeables agents. Dès lors, le pouvoir a définitivement cessé d’avoir un visage et ne
saurait donner prise à une vision unitaire et individualisée.
Puis, c’était l’époque où l’on commençait à prendre conscience que les pouvoirs politiques traditionnels
ne sont peut-être que des illusions face aux pouvoirs économiques : soudain, le monde était
mystérieusement géré, on ne savait pas très bien d’où, ni par qui, mais sûrement pas par ceux qui
avaient l’apparence du pouvoir : tout cela, c’était le « en-creux » de cette pièce103.

La figure de pouvoir laisse donc place à un réseau complexe de relations de pouvoir à la fois
hiérarchisées et réversibles où l’action dramatique cesse d’être en prise avec la volonté d’un
personnage central et entraîne des conséquences multiples, macro- et micro-économiques,
collectives et individuelles, publiques et privées, qu’aucun regard, sinon celui du dramaturge,
ne saurait englober. Fondamentalement « a-centré », le pouvoir n’est assignable à aucune
entité exclusive, ni aux nouveaux dieux de l’économie mondialiste, ni aux héros qui
s’imposeraient en son nom ou lutteraient contre elle. Mais c’est dire aussi que chacun y a sa
part et peut, à son échelle, influer sur le fonctionnement apparemment inébranlable de
l’organisme qui le fait vivre et qu’il fait vivre tout autant. Ainsi du processus d’extension de la
grève, partie d’« une poignée d’éléments incontrôlés »104 avant de paralyser toute l’usine, de
contraindre Sideral à vendre Bronzex et d’aboutir à la constitution d’une coopérative ouvrière.
Point de téléologie marxiste ici. La résolution communiste de la crise est momentanée et
tandis qu’affleurent, au sein du comité de grève, les premiers débats liés à l’attribution
problématique du pouvoir (« Pellepain président », « Je propose un collectif de direction »,

102
Michel Vinaver, « “A la renverse” de Michel Vinaver. D’amont en aval », propos recueillis par Jean-Pierre
Léonardini, Atac/informations, n° 112, novembre 1980, p. 8.
103
Jacques Lassalle, « Trancher dans la liberté polyphonique du texte », art. cité, p. 91. La scénographie de
Yannis Kokkos pour la mise en scène de la pièce en 1980 a maintenu le prisme du pouvoir olympien sous une
forme volontairement parodique : depuis les gradins, les spectateurs avaient effectivement vue sur « d’immenses
vitrines qui couraient en hauteur […] et d’où l’on pouvait deviner en contre-plongée des fragments de bras, de
mains, de gros cigares, de papiers, de cendriers, sculptures surréalistes surdimensionnées, autant de signes
carnavalesques et ludiques du pouvoir omniprésent des patrons de multinationale et autres cadres dirigeants
d’entreprise. Cette parodie d’Olympe me permettait de réintroduire par le sourire cette dimension “grecque
antique” propre à la vision que propose Vinaver de l’entreprise moderne » – cf. Yannis Kokkos, « Eviter l’écueil
du naturalisme », in Vinaver. Théâtre aujourd’hui, op. cit., p. 79.
104
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., p. 177.

220
« Je propose Piau »105), s’ouvre ironiquement l’éventualité d’un rachat imminent par David
Siderman, venu « jeter un coup d’œil sur cette affaire du Docteur Sens »106…

b) « Ce que les gens disent »107 : la circulation de la parole villageoise

Beaucoup plus cruelle et dénonciatrice est la pièce de Martin Sperr, Scènes de chasse
en Bavière. S’attachant à la vie quotidienne d’un petit village allemand au lendemain de la
Seconde Guerre Mondiale, la pièce s’inscrit dans un tout autre horizon que celle de Vinaver :
celui du totalitarisme et de la participation active des masses à leur propre assujettissement.
Permettons-nous toutefois de mettre entre parenthèses cette différence nodale pour nous
intéresser exclusivement à la choralité de la pièce et à la façon dont elle informe la
représentation du pouvoir. Plus que jamais, celui-ci disparaît en effet comme prérogative
d’une figure centrale clairement identifiable et prend la forme d’un réseau dont les
personnages sont les multiples et indissociables maillons. Notons encore qu’à la différence de
la pièce de Vinaver, les répliques sont toutes attribuées et que les personnages sont nettement
moins nombreux. Or, paradoxalement, ces signes apparents d’individualisation se doublent
d’un unanimisme bien plus prononcé. S’il y a choralité par-delà le statut distinctif de chacun
des personnages et des relations particulières qu’ils entretiennent les uns avec les autres, c’est
alors davantage dans le sens que lui donne Jean-Pierre Sarrazac dans L’Avenir du drame,
comme manifestation de « l’hydre rabâcheuse de l’idéologie », incorporation « d’une seule
voix matricielle, totalisante et totalitaire »108. Emergence de voix multiples donc, mais
profondément concordantes. Le chœur ici mis en œuvre est fondamentalement négatif : il ne

105
Id., p. 205.
106
Id., p. 212. Notons que l’utopie communiste trouve sa formulation explicite dans le discours de Bénédicte :
« Mais je crois que Marx a raison le communisme on devrait un jour y arriver il y a des gens travaillant de leurs
mains qui sont plus doués que leurs patrons et vous trouvez ça juste vous que la propriété des machines leur
donne pouvoir sur ces gens ? J’ai souvent remarqué que le pouvoir durcit le cœur des gens qui l’exercent et
puisque le pouvoir découle de la propriété je me pose de graves questions comme Marx s’en est posé mais voilà
je ne les résoudrai pas non plus n’est-ce pas ? » (id., pp. 182-183). Son psychologisme et sa dénégation des
réponses qui « découlent » logiquement de l’association du pouvoir et de la propriété rendent cet éloge du
communisme particulièrement retors, d’autant qu’il est attribué à la condescendance d’une aristocrate qui
affirmera bientôt « qu’il est bon qu’il y ait des riches pour donner aux pauvres l’envie de sortir de leur pauvreté »
(p. 185). Comme souvent, Vinaver renvoie dos-à-dos les modes de pensée et de discours qui se donnent pour
systématiques, de quelque bord qu’ils viennent et quelque but qu’ils visent, et le marxisme, à ses yeux, s’avère
manifestement inapte, par ses oppositions dualistes (entre détenteurs du capital et forces de travail), à penser le
réseau labile des relations de pouvoir. Cette mise à distance des interprétations binaires du monde social apparaît
d’ailleurs également dans Dissident, il va sans dire, in Théâtre de chambre, op. cit., p. 23 : « PHILIPPE. Ah oui,
j’ai vu papa il m’a fait une grande leçon de socialisme il m’a raconté qu’il a fait ta connaissance par le socialisme
/ HÉLÈNE. Il aimerait tant te faire partager ses idées / PHILIPPE. Tu y crois encore au socialisme ? / HÉLÈNE.
Avant j’ai milité je suis pour la lutte contre les privilèges / PHILIPPE. Lesquels ? / HÉLÈNE. Le pouvoir absolu des
patrons / PHILIPPE. Et lui c’est pas un patron qui commande ? ». L’impossible prise de discours politiquement
repérables sur les pièces de Vinaver constitue sans nul doute l’une de ses particularités au sein des écritures du
quotidien. Cette différence apparaîtra avec force dans notre partie consacrée aux résistances (chap. III, partie C).
107
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 22.
108
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 93-94.

221
concrétise plus un spectateur idéalisé censé orienter notre regard et commenter l’action au
nom d’une éthique supérieure ; par ses incessantes et fallacieuses exégèses, par ses jugements
empruntés au glossaire des opinions communes, par ses regards intrusifs, il porte
collectivement l’action tout en refusant d’en endosser la responsabilité. S’il est un véritable
acteur dans la pièce, c’est donc bien la parole villageoise qui circule indéfiniment de bouche
en bouche et qui, de la diffusion de la rumeur concernant l’homosexualité d’Abram à sa
dénonciation auprès des autorités, le conduira au meurtre de Tonka – geste par lequel il en
vient à endosser le statut de « criminel »109 que tous lui attribuent d’emblée en raison de ses
mœurs sexuelles – et à l’emprisonnement à perpétuité.
Subsistent pourtant des personnages explicitement identifiés comme les dépositaires
officiels de l’autorité : autorité politique et économique du bourgmestre (ce riche paysan est à
la fois le maire et le principal employeur de Reinöd), autorité judiciaire de l’inspecteur de
police et, plus encore, autorité religieuse du curé. Or la valorisation du pouvoir de
surveillance, de régulation et d’exclusion, que le groupe exerce sur lui-même s’articule
étroitement à la mise en crise de ces figures de pouvoir censées le gouverner, ce en quoi l’on
retrouve l’un des aspects préalablement dégagés des dramaturgies de Horváth et, plus encore,
de Fleisser. Décentrées par rapport à l’action de la pièce, ces figures y assistent sans y
participer et se contentent d’en officialiser rétroactivement les effets : enterrement de Rovo
par le curé (scène 15) ; enregistrement « rondement mené » des aveux d’Abram par
l’inspecteur de police (scène 16) ; célébration du retour à l’ordre par le bourgmestre à la fin de
la pièce (scène 18). Se déroulant sur la place du village, la première scène de la pièce réunit
presque tout le personnel dramatique et souligne déjà le décalage qui sépare les figures de
pouvoir attitrées de l’ensemble des villageois. Que la scène s’ouvre sur le dialogue de deux
personnages qui n’assistent pas à la messe (Knocherl profite du moment qui sépare le sermon
du bénédicité pour fumer une cigarette), puis s’organise autour de l’arrivée progressive des
autres personnages bien avant la sonnerie des cloches signalant la fin de l’office (Georg doit
préparer la distribution des payes qui suit chaque messe dominicale) suggère d’ailleurs la
désaffection de l’église – et de l’Eglise – et annonce la dévaluation dont le curé ne cessera de
faire l’objet à chacune de ses apparitions.
LA BOUCHÈRE. Seulement cinq « Pater Noster » pour un péché pareil ! Et à moi, il m’en a donné six
pour un simple petit mensonge. On peut même plus compter sur le curé. Tout ça, c’est la faute de la
guerre. Avec l’ancien, j’aurais au plus écopé d’un « Ave ».
Le bourgmestre prend congé du curé.
LE BOURGMESTRE. Pour l’orgue, c’est trop cher. Je pourrais encore faire un effort et tirer quelque chose
de la Mairie, mais payer toute la réparation, pas possible.

109
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 54.

222
LE CURÉ. Et que représenterait cet effort, Monsieur le bourgmestre ?
LE BOURGMESTRE. Je ne peux pas encore le dire exactement. Le bourgmestre se dirige vers la chaise
sur laquelle se trouve la cassette. Ceux qui ont droit à quelque chose, par ici. Tout le monde sur un
rang. Les gens s’alignent. Monsieur le curé !
Le curé s’avance le premier pour toucher sa part, puis s’adresse aux gens.
LE CURÉ. Nous avons grandement besoin de répéter encore le « Gloria ». Aujourd’hui, cela n’était pas
bien beau.
LA BOUCHÈRE. Bien sûr, les gens sont aux champs toute la journée. Le curé s’en va ; la femme d’Anton
touche sa part et sort à son tour avec Konrad. En ce moment, on entend beaucoup parler de l’Abram.
GEORG. Il en court des histoires au village110…

Encadrées par deux dialogues entre villageois, les répliques que s’échangent le curé et
le bourgmestre (au sujet de l’orgue) comme celles que chacun d’eux adresse à l’ensemble des
personnages réunis (au sujet de la distribution des payes et de la répétition du « Gloria ») sont
ostensiblement décalées par rapport aux enjeux des « histoires » qui courent au village et qui
focalisent l’essentiel des préoccupations depuis le début de la pièce. La destitution des figures
de pouvoir apparaît ici clairement. Les pénitences imposées par le curé sont passées au crible
d’une comptabilité critique qui relativise son jugement (« on ne peut plus compter sur le
curé » affirme la bouchère en comparant les prestations de services de l’ancien et du nouvel
officiants) et en vient même à lui opposer une grille d’évaluation concurrente (« un péché
pareil », « un simple petit mensonge »111). De plus, les velléités de répétitions du curé,
impatient de diriger un chœur enfin capable de louer la gloire de Dieu d’une seule voix,
restent lettres mortes face aux impératifs du travail agricole, autrement plus pressants112. Le
pouvoir du bourgmestre, quant à lui, reste sous condition (« pas possible », « je ne peux
pas… »113). Le seul skeptron capable de donner de l’efficace à sa parole réside dans la
cassette devant laquelle tous s’alignent docilement pour recevoir leur dû. Posée sur une chaise

110
Id., p. 10.
111
Cf. Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, in Bayrische Trilogie, Franckfurt/Main, Suhrkamp, 1972 :
« Die hat für ihren Eherbruch nur fünf Vaterunser bekommen. Mir hat er sechs gegeben, aber ich hab bloß
einmal falsches Zeugnis wider meinen Nächstens gehabt und sonst nichts ». Dans le texte allemand, la bouchère
oppose l’adultère de Maria (« ihren Eherbruch ») et son faux témoignage (« einmal falsches Zeugnis »). Cette
expression renvoie, plus explicitement que le « mensonge », au rôle public de la parole et à sa nocivité.
L’absence de culpabilité du personnage signale d’ores et déjà l’inconscience des villageois par rapport au
pouvoir qu’ils exercent à travers leurs discours ainsi que la réévaluation dont la morale sexuelle fait l’objet.
112
La concurrence du champ économique et du champ religieux réapparaît dans une réplique ultérieure de la
bouchère, lorsque le curé tente de la convaincre d’emmener plus régulièrement son fils au catéchisme : « Mais
j’ai besoin de lui aux pommes de terre en ce moment. […] Vous savez, il ne sera jamais qu’un paysan. Pour
travailler la terre, il y a pas besoin de lui bourrer le crâne. Nous autres, on n’a pas été élevés autrement, et
pourtant nous sommes des gens braves, honnêtes. Et mon Franz le sera aussi. Il sera comme nous tous. Dans
l’ordre » (Scènes de chasse…, op. cit., p. 62). Ainsi, la communauté villageoise assure d’elle-même le maintien
de l’ordre moral sans avoir besoin de se référer aux Tables de la Loi et à ses émissaires. C’est dans ce régime
d’immanence que les règles de vie se transmettent, trouvant dans le « nous » de la collectivité un instrument de
régulation d’autant plus efficace qu’il ne s’impose pas de l’extérieur.
113
Cf. Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, op. cit. : « BÜRGERMEISTER. Die Orgel ist zu teuer. Einen
Zuschuß kann ich aus der Gemeindekasse geben, aber die ganze Reparatur kann ich nicht bezahlen. / PFARRER.
Wie hoch wär denn so ein Zuschuß, Herr Bürgermeister? / BÜRGERMEISTER. Ich kann mich da noch nicht
festlegen » (nous soulignons).

223
qui évoque le trône sur le mode de la dérision, cette cassette a même pris symboliquement la
place du bourgmestre. S’il y a encore une autorité capable de provoquer une « mise au rang »
fédératrice, celle-ci est donc exclusivement économique. Or l’unification à laquelle elle
participe momentanément entre, elle aussi, en concurrence avec les multiples critères de
discrimination par lesquels la communauté villageoise s’attache à distinguer ceux qui, parmi
eux, s’écartent de la norme : norme géographique et religieuse (la famille d’Anton est rejetée
parce que silésienne et protestante), norme morale et sexuelle (Barbara est rejetée parce
qu’elle refuse de dire qu’elle est la mère d’Abram mais aussi parce qu’elle est d’ores et déjà
jugée coupable des déviances de son fils supposé, Maria est rejetée parce qu’elle vit avec
Volker alors que son mari est porté disparu et que sa mort n’a pas encore été officiellement
déclarée…). Si Anton, Barbara et Maria entrent économiquement dans le rang, les
conversations collectives qui précèdent et qui suivent la réunion autour de la cassette
amorcent le procès qui conduira à leur mise au ban. Aux discordances du chœur religieux
orchestré par le curé fait écho la rapide dissolution du rassemblement présidé par le
bourgmestre114. Aussi les personnages que nous venons d’évoquer quitteront-ils
successivement la scène avant que celle-ci ne prenne fin. En guise d’exposition, la
dramaturgie s’ingénie donc à déconstruire le tableau qu’elle a mis en place et évacue le
paradigme souverainiste dont l’agencement ordonné des personnages devant le bourgmestre
semblait offrir l’image parfaite. Tandis que le rang se dissémine peu à peu, la parole
villageoise reprend la conversation là où l’arrivée du bourgmestre et du curé l’avait
interrompue115 et s’affirme comme seul lieu véritable du pouvoir.
Cette dévaluation des figures de pouvoir est l’enjeu de toutes les scènes où elles
apparaissent. Ainsi des scènes 8 et 18 où, dans des termes qui se font écho, le curé puis le
bourgmestre refusent de se voir attribuer la responsabilité des troubles qui menacent ou ont
menacé l’ordre du village :
KNOCHERL. […] Non, sérieusement, monsieur le curé, tout bien pesé, qui c’est qui est coupable de nos
péchés en fin de compte ? […]
LE CURÉ. […] Viens donc une fois chez moi, je t’expliquerai cela en détail.

114
Dans la scène 3, le bourgmestre rassure Barbara qui lui demande si elle peut rester : « De bons travailleurs, on
en a toujours besoin. Tu peux rester » (Scènes de chasse…, op. cit., p. 19). Sa tolérance a pour critère exclusif la
productivité de son employée. Or ce n’est pas ce critère qui décidera de l’intégration ou de l’exclusion de
Barbara. Non seulement le jugement des villageois pèse beaucoup plus sur le sort des individus que celui du
bourgmestre, mais son champ d’application est beaucoup plus vaste puisqu’il s’étend à la vie privée.
115
Cf. Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, op. cit. : « PFARRER. Das “Lobet den Herrn” müssen wir
noch probieren mit den Leuten. Das war nicht schön. / METZGERIN. Die Leut sind doch dauernd auf dem Feld.
[...] Die Leut reden jetzt so viel über den Abram » (nous soulignons). Dans le texte allemand, la triple répétition
du syntagme « les gens » dans la bouche du curé (« nous » dans la traduction), puis de la bouchère (« les gens »,
« on »), permet de souligner l’existence distincte de trois communautés : religieuse (désagrégée et discordante),
économique (homogène) et discursive (qui, elle, procède par distinction et par exclusion).

224
KNOCHERL. Vite dit ! Se tournant vers Zenta. On dit toujours : L’homme est là, l’ordre règne dans le
monde. Mais si on y regarde d’un peu plus près pour voir vraiment ce qu’il en est…
LE CURÉ. Quelle est cette attitude, Knocherl ! L’Eglise te donne du travail ; elle te fait vivre. Et toi, tu
mets en doute sa parole. […] Tu dois croire, Knocherl. […] Tu n’as pas le droit de rendre l’Eglise
responsable. […] Je ne peux pas employer un fossoyeur qui n’a pas la foi. C’est une profession où l’on
doit avoir la foi. Si tu ne l’as pas, il faut t’en aller.
KNOCHERL. Je dis plus rien… Ça va, je crois !
ZENTA. Qu’est-ce que tu en dis, monsieur le curé, de cette histoire avec l’Abram ?
LE CURÉ. C’est un problème difficile. Pour l’Eglise aussi… oui… quand certains d’entre nous ne
peuvent pas atteindre, comme les êtres normaux, l’assouvissement de leurs instincts, alors je pense
qu’ils doivent les réprimer.
KNOCHERL. C’est pas possible. […] L’Eglise devrait aider l’Abram.
LE CURÉ. Et pourquoi tu n’as pas secouru Joseph, quand il s’est noyé dans la rivière ?116

LE BOURGMESTRE. […] Je voudrais maintenant vous faire remarquer, et c’est important pour vous de le
savoir, rapport à l’élection prochaine du bourgmestre, que cette regrettable affaire aurait pu se passer
dans n’importe quelle commune. Aussi j’espère que vous n’écouterez pas le Gustave Horst qui prétend
que j’aurais pu l’éviter ! C’est Dieu qui nous a imposé cette épreuve, voilà pourquoi j’aurais pas pu
l’éviter. Et nous remercions Dieu qui nous a permis de la surmonter correctement et sans discussion.
[…] Le bruit court [que Barbara] est à Hamdorf. Elle reviendra certainement pas. De toute façon, si elle
revenait, elle pourrait plus habiter chez nous ! C’est normal. Voilà, c’est tout ce que j’avais à vous dire.
J’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu117.

Au regard surplombant du grand Ordonnateur, Knocherl oppose un regard mondain capable


de déceler dans le détail les écarts qui perturbent l’harmonie supposée préétablie. Comme la
bouchère dans la première scène, il met en balance la Loi et ses propres normes, s’attribuant
le privilège d’un maillage beaucoup plus fin de la réalité. Soumis aux assauts des questions
villageoises, le curé manie l’art du détour, différant sa réponse ou contre-attaquant par une
nouvelle question. Il en vient même à faire valoir l’autorité économique de l’Eglise pour
exiger du fossoyeur la foi sans condition que l’employeur est en droit d’exiger de son
employé. En somme, la foi fait désormais partie du contrat de travail. C’est dire que les
commandements absolus de Dieu (« tu dois », « tu n’as pas le droit », « on doit »118…) ne se
suffisent plus à eux-mêmes pour être respectés ; seule la menace de renvoi permet au curé
d’emporter l’adhésion de façade de son interlocuteur. Contrairement à Nècepas et à Wallace,
la figure de pouvoir est ici amenée à recourir à la force contraignante de la sanction pour
parvenir à s’imposer, ce qui entérine d’ores et déjà sa fragilité. Aussi la soumission des
Fidèles est-elle de courte durée. Bientôt appelé à rendre des comptes sur l’homosexualité
d’Abram, le curé cherche ses mots et hésite, confronté à un « problème difficile » qui l’amène
à énoncer un argumentaire s’écartant, là encore, ostensiblement du Dogme119. Abandonnant

116
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., pp. 51-52.
117
Id., pp. 81-82.
118
Cf. Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, op. cit. : « Du mußt glauben, Knocherl. […] Du darfst nicht
immer alles auf die Kirch schieben. [...] Du hast einen Beruf, wo man Glauben haben muß » (nous soulignons).
119
Id. (« Wenn die Abartigen nicht wie normale Menschen Befriedigung erlangen können, dann müssen sie ihre
Triebe unterdrücken »). Le texte allemand comprend une tautologie que la traduction peine à restituer. Le

225
définitivement le discours de Vérité que l’on attendrait d’un émissaire de l’Eglise, le curé
entre dans le régime spécifique de la parole villageoise, celui de l’opinion, et passe de la Loi à
la norme, du jugement absolu à l’évaluation comparative, autrement dit de l’interdiction de
tout rapport sexuel non reproductif à la promotion de l’autodiscipline en cas d’instincts
déviants (lesquels ? pourquoi ? selon quels critères ? sont autant de questions qui restent
évidemment sans réponse puisque le propre de l’opinion est de ne pas interroger ses
postulats). Dès lors, le curé rejoint le chœur des villageois et ne s’en distingue plus ; son
discours perd ainsi toute autorité et devient, comme les autres, sujet à débat, ce dont
témoignent l’objection de Knocherl (« c’est pas possible ») et l’incapacité du curé à y
répondre (en interrogeant son interlocuteur sur le rôle qu’il a joué dans la noyade de Joseph, il
met la responsabilité de l’Eglise au même rang que celle de l’individu particulier et contribue
à sa dévaluation120).
Quant au bourgmestre, c’est à un mouvement exactement inverse qu’il procède,
invoquant les voies impénétrables de Dieu pour se dédouaner de toute responsabilité politique
dans le déroulement des événements (« j’aurais pas pu l’éviter », « j’ai fait pour vous tout ce
que j’ai pu »). Fêtant, avec l’ensemble – purifié – de la communauté, l’heureuse résolution
d’une épreuve sans responsable, il assume le rôle et le discours auxquels le curé a renoncé :
celui du prêcheur. Encore n’est-ce là que stratégie politicienne ; c’est pourquoi il abandonne
très rapidement la solennité du sermon pour rejoindre, à son tour, le chœur des villageois, en
appelant au « bruit » qui court, à ses informations probables, donc incertaines, et surtout aux
normes impensées qui ont conduit à l’exclusion des marginaux : emprisonnement d’Abram,
meurtre de Tonka, suicide de Rovo et exil de Barbara. C’est au prix de ce conformisme qu’il
peut assurer sa réélection (tous les villageois applaudissent ce discours qui s’offre à eux
comme le reflet officialisé de leurs propres préjugés) et que s’affirme définitivement

substantif Abartigen renvoie en effet déjà à un écart par rapport à la norme ; en somme : quand les anormaux ne
peuvent obtenir satisfaction comme les hommes normaux, ils doivent réprimer leurs instincts.
120
Cette dévaluation franchit une nouvelle étape dans la scène 15 : « LE CURÉ. Je n’ai pas le droit de donner la
bénédiction. […] Je n’y peux rien. Un suicidé n’a pas le droit de reposer en terre bénie. […] / MARIA. Alors à
quoi vous servez ici ? […] Le denier du culte, c’est pour lui que je l’ai payé ! A la messe vous arrêtez pas de
répéter qu’un catholique a droit à la bénédiction, sur lui et sa tombe. Mais une fois descendu de la chaire, vous
tenez plus vos promesses ; tout le monde ici est témoin. Vous aurez plus un sou de moi. […] / VOLKER. Personne
le verra ! On le dira pas. […] Il fait furtivement un minuscule signe de croix » (Scènes de chasse en Bavière, op.
cit., pp. 74-75). Qu’il s’agisse de la convocation impuissante du droit (« Je n’y peux rien » ne rend pas assez
compte de la posture ridicule du curé – « Ich hab die Bestimmungen nicht gemacht » – qui plaide que ce n’est
pas lui qui a fait le règlement), ou de la transaction qui conduit le curé à déroger à la Loi chrétienne (après avoir
monnayé la foi de Knocherl, il se voit logiquement opposer une menace d’ordre économique), le rapport de
pouvoir est définitivement inversé. Réduit au rang d’intrus dès lors qu’il ne sert plus les intérêts de ses ouailles
(« Warum sind Sie dann hinter uns hergelaufen ? » / « à quoi vous servez ici ? »), le curé est contraint d’obéir
aux ordres sous peine de subir la vindicte villageoise. Ironie du sort, la menace de mauvaise publicité s’actualise
malgré les précautions du curé et de Volker puisque la bouchère et Zenta, témoins de la transaction, s’en
indignent aussitôt. L’information n’a pas fini de circuler ; le secret est impossible.

226
l’assujettissement des figures de pouvoir à ceux qu’elles gouvernent et sans l’adhésion
desquels elles perdent toute légitimité. Que, dans cette scène ultime, le spectre de Hitler soit
convoqué (« Et moi je dis que pour de tels salopards, on aurait besoin de Hitler »121) signale
alors moins le manque d’une figure de pouvoir hyperbolique et surplombante (le Führer), que
la capacité de la collectivité à s’en passer et à exercer, de façon diffuse, éclatée et non moins
redoutablement efficace, un pouvoir fascisant dont l’arme essentielle est la parole collective.
Cette parole tient en effet toute son efficace de l’adhésion du plus grand nombre.
Parmi les personnages des villageois, aucun ne fait l’objet d’une mise en valeur qui
permettrait de distinguer parmi eux un chef de file. L’enjeu de la dramaturgie de Sperr est
bien la circulation de la parole, la façon dont elle se diffuse d’un point à un autre, chaque
personnage étant réduit au statut indifférencié d’émetteur-récepteur de l’idéologie qui
s’expose et s’impose à travers lui. Que chacun d’eux autorise son discours en évoquant de
façon très insistante ce que « tout le monde », « tout le village », « on » ou encore « les gens »
disent, entendent, voient ou pensent, contribue à désolidariser la parole de ses énonciateurs
particuliers122. « Il en court des histoires au village… »123 : la formulation impersonnelle tend
à autonomiser les rumeurs par rapport à ceux qui les propagent. Toutefois, à la question :
« qui est responsable de quoi ? » que posait la pièce de Vinaver en exhibant son caractère
insoluble, Sperr, lui, répond explicitement en condamnant la puissance de disculpation et
d’entraînement inhérente aux phénomènes de masse. A ce titre, il est remarquable que les
personnages sur lesquels les conversations s’acharnent tout particulièrement participent, eux
aussi, au flux incessant de la parole discriminatrice. Conscients du caractère injuste des
préjugés lorsqu’ils en sont les cibles (« Si seulement les gens parlaient pas tout le temps de
ces choses qui les regardent pas »124, « Je sais comment je suis décriée dans le village »125,
« J’ai beau parler avec les gens, ils se moquent de moi »126), Barbara, Maria ou Rovo les
relaient pourtant sans les remettre en cause dès qu’ils cessent de les concerner (Barbara traite
Abram de « tapette »127, Maria le considère comme un « criminel »128, Rovo rejette Tonka

121
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 81.
122
On retrouve ce fonctionnement collectif de la rumeur dans Le Bouc de Fassbinder : « Je le tiens d’Eric qui le
tient de Bruno, je crois » (op. cit., p. 14), « Ingrid le sait par Franz et me l’a redit ensuite » (p. 18), « C’est un
criminel, tout le monde le sait » (p. 19), « Si tout le monde en cause, c’est pas sans fondement » (p. 26).
123
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 10. « Es gehen noch ganz andere Geschichten bei uns
am Dorf » : dans le texte allemand, le syntagme « bei uns » met davantage en valeur la prétendue passivité de la
collectivité et son refus de s’assumer comme source énonciative du discours.
124
Id., p. 15.
125
Id., p. 34.
126
Id., p. 32.
127
Ibid.
128
Id., p. 54.

227
parce que c’est une « putain »129…) et les reprennent parfois avec d’autant plus de véhémence
qu’il y va de leur réintégration au groupe (« Les gens verraient qu’on est comme eux et qu’on
pense comme eux »130). L’opposition dualiste des dominants et des dominés se voit ainsi
définitivement entravée, chacun étant susceptible de devenir pour l’autre un tyran et de
reconduire l’oppression dont lui-même est victime. Le pouvoir prend bel et bien ici la forme
d’un circuit non hiérarchisé dont les normes collectives investissent toutes les relations et
s’affirment avec d’autant plus de force qu’elles émergent sur le fond de situations contrastées
et de débats parfois contradictoires.
Nous nous attarderons ultérieurement sur « le fonctionnement impersonnel,
machinique, du langage social »131 et la façon dont l’agencement choral des répliques ménage
un jeu constant entre l’uniformité des jugements et la pluralité des voix comme des situations
d’échange. Contentons-nous ici d’insister sur l’impossible identification du pouvoir et la
diffusion corrélative de son exercice, diffusion qui passe simultanément par la multiplication
de ses agents (ce n’est plus le bourgmestre qui assure le maintien de l’ordre, mais l’ensemble
des villageois) et par l’extension de son champ d’application (cet ordre ne se réduit plus au
champ public, politique et économique, mais régit également la vie privée, mœurs,
sexualité…). Or cette double diffusion que Sperr place au cœur de sa dramaturgie (il n’est
qu’à considérer le nombre de conversations intimes soudainement interrompues par
l’intrusion de villageois qui se chargent aussitôt de les transformer en objets de débat et de
publication…) signale l’éviction définitive du modèle à la fois politique et dramatique que
constitue la joute dialogique du maître et de l’esclave. Chacun, ici, est à la fois l’un et l’autre,
surveillant et surveillé, sujet et objet d’un pouvoir dont les normes ont été préalablement
intériorisées et que le circuit complexe de la parole permet de mettre au jour et d’actualiser.
On reconnaîtra ici la référence foucaldienne. Or, plus qu’à Surveiller et punir, nous pensons
ici à l’article sur « La vie des hommes infâmes » où Foucault évoque, à l’orée du XVIIIe
siècle, une sorte d’étape transitoire entre pouvoir souverain et pouvoir disciplinaire. Invités à
dénoncer leurs comparses aux autorités, les petites gens se sont en effet vu offrir la possibilité
de « devenir pour l’autre un monarque terrible et sans loi », faisant surgir, dans leurs courriers
et leurs témoignages, un « théâtre […] emphatique du quotidien » :
La prise de pouvoir sur l’ordinaire de la vie, le christianisme l’avait, pour une grande part, organisée
autour de la confession : obligation de faire passer régulièrement au fil du langage le monde minuscule
de tous les jours […]. […] Or, à partir d’un moment qu’on peut situer à la fin du XVIIe siècle, ce
mécanisme s’est trouvé encadré et débordé par un autre dont le fonctionnement était très différent.

129
Id., p. 32.
130
Id., p. 68.
131
Philippe Ivernel, « Théâtre de R. W. Fassbinder », art. cité, p. 127.

228
Agencement administratif et non plus religieux ; mécanisme d’enregistrement et non plus de pardon.
[…] Pour ce quadrillage, on utilise, et systématiquement, des procédés anciens, mais jusque là
localisés : la dénonciation, la plainte, l’enquête, le rapport, le mouchardage, l’interrogatoire. […] La
voix unique, instantanée et sans trace de l’aveu pénitentiel qui effaçait le mal en s’effaçant elle-même
est relayée par des voix multiples […]. […] Dans les filets du pouvoir, le long de circuits assez
complexes, viennent se prendre les disputes de voisinage, les querelles des parents et des enfants, les
mésententes des ménages, les excès du vin et du sexe, les chamailleries publiques et bien des passions
secrètes. Il y a eu là comme un immense et omniprésent appel pour la mise en discours de toutes ces
agitations et de chacune de ces petites souffrances. Un murmure commence à monter qui ne s’arrêtera
pas : celui par lequel les variations individuelles de la conduite, les hontes et les secrets sont offerts par
le discours aux prises de pouvoir132.

« Un travail agréable quand les gens avouent »133 s’enorgueillit l’inspecteur de police après
l’interrogatoire d’Abram. De fait, dans l’univers encore archaïque de ce village où les
moindres écarts de la vie intime sont surveillés, publiés et jugés, l’aveu a toujours déjà eu lieu
et la pénalité judiciaire ne vient qu’après-coup lorsque, l’écart devenu trop grand, il faut
adjoindre à l’ostracisme communautaire la force impressive d’une sanction officielle. Placée
vers la fin de la pièce, cette scène entérine le passage d’une mise en discours confidentielle du
quotidien (la confession dont la bouchère, dans la première scène, conteste la pénalité) à une
mise en discours publique (le procès verbal) à laquelle a participé, en amont, toute la
collectivité (circulation et inflation de la rumeur, coup de téléphone à la police, chasse à
l’homme). Aussi la découverte de ce pouvoir intrusif dont la dramaturgie pamphlétaire de
Sperr exhibe la violence nous invite-t-elle à nous intéresser désormais au personnage surpris
dans la solitude de son domicile, gageant que « l’état du monde laisse également sa marque
dans ses golfes abrités »134 et que ce lieu excentré par rapport aux luttes et aux oppressions qui
se jouent dans le domaine public continue néanmoins d’en faire entendre les échos.

132
Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », art. cité, pp. 245-248.
133
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 77.
134
Ernst Bloch, « Entfremdung und verfremdung (aliénation et distanciation) », trad. fr. Philippe Ivernel, Travail
Théâtral, n° 11, printemps 1971, p. 86.

229
3. De la scène au hors-scène : les « voix sans visage » du pouvoir

Le décrochage entre figure de pouvoir et personnage dramatique franchit un seuil


décisif dans le « théâtre de chambre » qui donne exclusivement à voir le quotidien privé des
petites gens. Introduit dans le modeste F4 d’une famille ouvrière ou le pavillon rural d’un
couple de retraités, le lecteur-spectateur est confronté à l’ordinaire d’un personnel dramatique
généralement restreint aux membres de la cellule domestique. Exclue de la scène comme sujet
de la parole et de l’action, la figure de pouvoir réapparaît pourtant comme objet récurrent du
discours. Sollicitant un hors-scène dont les voix plus ou moins identifiables pénètrent l’espace
du « chez-soi », les dramaturgies du quotidien réservent en effet une place conséquente à des
figures d’altérité dont les modes d’apparition, du « chef » libidineux au groupe indifférencié
de « la direction », connaissent de nombreuses variations. C’est à ce procédé qui articule
l’absence scénique des figures de pouvoir à leur présence discursive que nous souhaitons
nous intéresser ici.

a) Chefs, sous-chefs et cols blancs : la figure de pouvoir comme objet du discours

Notre corpus compte un nombre très important d’anecdotes de travail convoquant les
supérieurs hiérarchiques des entreprises où travaillent les personnages présents sur scène.
« Chef » et « patron » deviennent ainsi les protagonistes récurrents de micro-récits qui
s’insèrent dans le tissu des conversations privées :
CHARLES. Moi ça fait la troisième journée de suite que le patron il m’adresse pas la parole même pour
m’engueuler […] Pas vrai Nina ? J’avais bien droit à mes trois engueulades dans la journée
NINA. Bon Dieu de merde Charlie tu t’endors Charlie la cliente suivante Charlie bordel de merde
CHARLES. Bon dieu de merde Charlie les clientes qui attendent et toi espèce de con ça doit tourner les
clientes bordel de merde
SÉBASTIEN. Il dit ça devant les clientes ?
NINA. Bon Dieu de merde il chuchote ça dans l’oreille mais tout le monde entend
CHARLES. Bon Dieu de merde Charlie la finition ça n’en finit pas avec toi espèce de con pas étonnant
qu’avec toi on perde la clientèle bordel de merde […] Mais c’est pas un mauvais cheval
NINA. Il aime bien plaisanter
CHARLES. La main au cul des filles pour plaisanter […] Ça fait partie des conditions normales de travail
comme pour nous autres de nous faire engueuler à tort et à travers […]
NINA. Mais nous qu’est-ce qu’on peut faire ? Vous êtes prêts ?135

LE COPAIN. Il était là j’étais là ça s’est passé ainsi […] Comment ? Comment ? Qu’est-ce que c’est ?
Que se passe-t-il ?
LE PÈRE. Ah ça c’est le chef toujours laisser passer les chefs
L’ONCLE. Les chefs ? Le chef oui Monsieur Pierre qu’on dirait le saint Pierre manque plus qu’un cercle
au-dessus Monsieur le Prince
LE COPAIN. Qu’est-ce qu’il cherche encore ? Pas satisfait ? Il n’en a pas assez le révolutionnaire ?
LA MÈRE. Il il ? Il n’aboie pas comme un chien tout de même ?
L’ONCLE. Le chef il nous parle souvent ainsi on n’est pas ses domestiques.
LE PÈRE. Et quand il nous commande ?
LE COPAIN. C’est pas à moi qu’il faut se plaindre c’est à lui au chef quand il est juste là devant là […]

135
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose (1978), in Théâtre de chambre, op. cit., pp. 46-47.

230
LE PÈRE. Alors qu’est-ce qu’on fabrique ici ? C’est l’heure il n’y a plus rien à dire sauf qu’astheur on
est en retard pour la tombe en retard qu’est-ce qu’elles attendent pour le service ?136

Dans les pièces de Michel Vinaver et de Daniel Lemahieu, le récit se théâtralise et va jusqu’à
réintroduire le dialogue passé dans le dialogue actuel137. L’absence de ponctuation favorisant
le mélange des différents niveaux d’énonciation, la narration associe, dans une même coulée
de langage, les répliques du chef et les commentaires du personnage-narrateur. Redonnant à la
figure de pouvoir la parole que semblait proscrire son absence scénique, lui attribuant même,
dans le cas de « Monsieur Pierre », une auréole qui la distingue entre tous, un tel procédé
témoignerait-il du retour, par la bande, du modèle souverainiste et d’une relation duelle
indépassable, passages obligés de toute représentation du pouvoir ? Il semble au contraire
qu’il participe pleinement à sa transformation. Personnage dramatique (sujet du discours)
devenu personnage narratif (objet du discours), la figure de pouvoir subit un double processus
de délocalisation et de désincarnation qui renvoie d’ores et déjà à l’omniprésence et à
l’anonymat du pouvoir contemporain tel que nous l’avons défini. Reléguée dans le hors-
scène, la figure de pouvoir est réduite à un nom (Monsieur Pierre), voire à un statut (le patron,
le chef) ; plus que jamais, elle s’apparente à un « rôle » préétabli puisque le personnage-
narrateur, s’improvisant acteur, en répète les répliques et se charge de souligner leur caractère
exemplaire : les deux récits se soldent en effet par le passage du « je » au « nous », d’une
situation conjoncturelle (« ça fait la troisième journée », « ça s’est passé ainsi ») à un rapport
de pouvoir structurel (« conditions normales de travail », « il nous parle souvent ainsi »),
passage qui infléchit la singularité de la saynète. L’invisibilité du personnage convoqué par le
récit et, plus encore, sa réduction à quelques signes minimaux de caractérisation ne renvoyant
guère qu’à la supériorité de son statut professionnel (injures idiomatiques du patron du salon
de coiffure, mépris affiché de « Monsieur le Prince ») permettent ainsi de focaliser l’intérêt du
lecteur-spectateur sur la relation de pouvoir telle qu’elle est perçue – et jouée – par celui qui la
subit quotidiennement. La mise à distance de la figure de pouvoir comme personnage incarné
s’articule donc à une mise en présence de la relation purement hiérarchique dans laquelle
s’inscrit le personnage-narrateur, le micro-récit ayant pour essentiel effet d’exhiber la
perméabilité des espaces privé (scène) et professionnel (hors-scène) ainsi que « la force
constituante » de ces paroles venues d’ailleurs sur la vie domestique des personnages.
La représentation du pouvoir délaisse donc définitivement ceux qui assurent son
exercice pour s’intéresser aux effets qu’il produit et à la façon dont il est perçu. Si le récit

136
Daniel Lemahieu, Usinage (1983), in Théâtre I, op. cit., pp. 210-211.
137
Comme l’attestent ces deux exemples, le discours rapporté laisse néanmoins peu de place à l’échange
proprement dialogique et manifeste surtout le monopole de la figure de pouvoir sur la parole.

231
participe formellement à cette dépersonnalisation, c’est surtout sa démultiplication qui achève
de minorer la responsabilité individuelle de l’un ou l’autre chef (encore identifiable à son
idiolecte, sa lubricité ou ses abus). En effet, le hors-scène professionnel ne se réduit jamais à
la figure obsessionnelle et individualisée du grand Patron. Comme nous l’avons déjà constaté
lors de notre développement sur la multinationale vinavérienne, la stratification de plus en
plus détaillée de l’entreprise marque l’émergence d’un organigramme souvent complexe dont
le discours des employés et des ouvriers « de base » se charge alors de refléter l’opacité. Dans
Usinage par exemple, tous les personnages masculins (le Père, l’Oncle, l’Ami, le Copain)
travaillent dans la même usine et sont amenés à évoquer successivement col blanc, médecin
du travail, ingénieur, technicien et gardien, échelons sans individualités d’une hiérarchie qui
se redistribue indéfiniment en fonction des secteurs d’attribution et qui interpose un nombre
considérable de médiations entre le haut et le bas de l’échelle sociale :
L’AMI. Septembre. Me voici donc à l’usine. Pas de diplôme ? Non. Pas même le B.E.P.C. ? Non, non.
La chaîne ne ressemble pas à l’image que j’en avais. Oui, enfin, j’ai le certificat d’études.
Matin. Le 11. Mets-toi là ! Torse nu ! Dépêche-toi ! Signe ici ! Descends de là ! 71 kilos 500. Le
médecin de l’usine a fait quelque croix sur une fiche. Bon pour le service des machines. […]
Le 12. Alors il y arrive ? Il ne peut pas encore continuer le poste tout seul ? Ils vont me virer. C’est sûr.
Je sens comme des aiguilles sur tout le corps138.

LE PÈRE. Un col blanc me chronomètre. Rectification plane. En complet veston il se balade. Ebavurage,
extrusion, burin pneumatique. Le chrono dans la poche, le chef se met derrière moi. Moi ? Moi, je
trime. Clic dans la poche. Matricé, estampé, embouti. Clic-clac à la fin de l'opération. […] Le complet-
veston chef lit le résultat tranquille à l'écart. Sciage, étirage, chanfrein. C'est noté. Il mettra tout ça en
fiches. […] Clic-clac. On vous décompose et on vous recompose à des dixièmes de secondes près. […]
Un beau jour, on vient vous changer le boni par surprise. […] « Eh oui ils ont refait les calculs là-haut,
mon vieux. » Ebarbage, dressage sommaire. « Voici tes nouveaux temps. Allez, vas-y, tape
dedans ! »139.

Le processus de dépersonnalisation du pouvoir apparaît clairement dans ces deux passages,


journal intime de l’Ami et tirade du Père médaillé. Désignées par leur fonction (« le médecin
de l’usine », « le chef »), identifiées à un costume qui caractérise les membres indifférenciés
d’un même ensemble (« un col blanc ») ou qui distingue sommairement le plus élevé d’entre
eux (« le complet-veston chef »), associées à un groupe énigmatique que la troisième
personne du pluriel (« ils ») ou le pronom indéfini (« on ») suffisent à définir, voire réduites à
des voix définitivement coupées de leurs sources énonciatives (« Pas de diplôme ? », « Alors
il y arrive ? »), les figures de pouvoir se multiplient et se confondent jusqu’à s’effacer au
profit des procédures impersonnelles – interrogatoire, examen médical, surveillance et normes
de travail – par lesquelles le pouvoir parvient à s’imposer, informant les gestes de l’ouvrier à
l’usine et continuant d’en travailler le corps lorsqu’il est de retour chez lui (« Je sens comme

138
Id., pp. 189-190.
139
Id., p. 202.

232
des aiguilles sur tout le corps »). Les dirigeants sont désignés métonymiquement par la sphère
inaccessible qu’ils habitent (« là-haut »). Quant à ceux qui interviennent directement auprès
des ouvriers, les voilà réduits au statut de messagers inconsistants chargés de faire circuler
l’information, par fiche et par chronomètre interposés140.
Ce phénomène de multiplication des figures de pouvoir se retrouve donc à toutes les
échelles : celle de l’entreprise (pluralité des agents et des délégués du pouvoir) comme celle
de la direction (passage du « patron » à la troisième personne du pluriel désignant le groupe
anonyme des dirigeants) :
LUCIEN. Ils ont augmenté les cadences, les salauds, elles ne peuvent pas s'en sortir141.

ERIC. […] Moi, on m’a rogné mon salaire. Parce que rien n’est comme avant, qu’ils disent. Et qu’est-ce
que tu fais ? Tu fermes ta gueule142.

MARIE. Dans la boîte ils n’admettront plus de prolongation… Légalement il paraît qu’ils sont obligés,
mais ça les empêchera pas de trouver un moyen pour me virer. De toute façon ils disent qu’ils traversent
une période de récession et d’inflation. Les deux ensemble. J’y comprends rien. Toujours est-il, qu’ils
sont obligés de réduire le personnel. C’est ce qu’ils disent ! Ils foutent les gens à la porte143…

Que la troisième personne du pluriel apparaisse dans le cadre grammaticalement explicite du


discours indirect, structure supposant un énonciateur précisément identifiable, accuse
l’effacement de l’individu au profit de l’entité collective qu’il représente et dont il sert les
intérêts. Encore le pouvoir resterait-il localisable sous la forme, déjà évoquée, de l’Olympe
bureaucratique de l’entreprise. Or la multiplication des figures de pouvoir se limite rarement à
une usine particulière mais investit le monde du travail dans son ensemble.

140
Concernant les multiples modes de pression qui caractérisent le travail à l’usine, nous renvoyons à l’ouvrage
de Robert Linhart, L’Etabli, Paris, Editions de Minuit, 1978. Cf. pp. 66-68 : « La peur fait partie de l’usine, elle
en est un rouage vital. Pour commencer, elle a le visage de tout cet appareil d’autorité, de surveillance et de
répression qui nous entoure : gardiens, chefs d’équipe, contremaîtres, agent de secteur. […] Complet-veston, rien
à voir de près ou de loin avec la production : fonction purement répressive. […] Pourtant, la peur, c’est plus
encore que cela : vous pouvez très bien passer une journée entière sans apercevoir le moindre chef […], et
malgré cela, vous sentez que l’angoisse est toujours présente, dans l’air, dans la façon d’être de ceux qui vous
entourent, en vous même. […] Elle est intimement liée au travail lui-même. La chaîne, le défilé des 2 CV, le
minutage des gestes, tout ce monde de machines où l’on se sent menacé de perdre pied à chaque instant, de
“couler”, de “louper”, d’être débordé, d’être rejeté. Ou blessé. Ou tué. La peur suppure de l’usine parce que
l’usine, au niveau le plus élémentaire, le plus perceptible, menace en permanence les hommes qu’elle utilise ».
Notons par ailleurs que la tirade du Père que nous avons citée a trouvé une source d’inspiration manifeste dans
l’ouvrage de Linhart, cf. p. 179 : « On chronomètre (en douce : la blouse blanche se promène avec le chrono
dans la poche, se met derrière le gars qui travaille, clic dans la poche, le gars fait ses mouvements habituels, clac
à la fin de l’opération, ni vu ni connu ; reste plus qu’à s’éloigner au pas de promenade et à lire le résultat
tranquille, à l’écart ; c’est noté). On met tout ça en fiches, on vous décompose et on vous recompose à des
dixièmes de seconde près et, un beau jour, on vient vous changer le boni par surprise. “Et oui, ils ont refait les
calculs là-haut, mon vieux. Voici tes nouveaux temps. – Mais… – (geste las de la blouse blanche, hypocrite) J’y
suis pour rien, moi”, et il se tire vite fait. Rationalisation ».
141
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 60.
142
Reiner Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 9.
143
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 97.

233
HENRI. M’avaient changé d’atelier, la nouveauté, pas su m’y faire… trois doigts, paraît pas, ça bousille.
MARION. Se reconvertir, ils disaient, au bureau du travail, habile t’étais, tu crois qu’ils en auraient tenu
compte… autant cueillir l’abricot en hiver144.

HENRI. Au Paradise, ils auraient pu te recaser.


MARION. Où veux-tu ? Les places, c’est pour les jeunes, quand ils les suppriment pas145.

ANTOINE. Ce matin à sept heures, j’étais rendu à Clamart. J’ai attendu quatre heures pour un emploi
d’ambulancier. Ils ne m’ont pas pris parce que je n’avais pas le diplôme d’aide-soignant. Ensuite, je me
suis présenté pour un poste d’employé de guichet dans une banque, près de l’Opéra. Ils étaient déjà au
moins soixante là-dedans. Quand mon tour est venu, ils m’ont demandé si j’étais titulaire, attendez, j’ai
noté, du C.F.E.S., du D.U.T., ou bien du B.T.S. Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient dire. Ils ont éclaté
de rire et demandé le suivant. […] Je suis passé devant un magasin de vêtements pour hommes. Ils
demandaient un vendeur. Ils m’ont dit que j’étais trop jeune, que je manquais de références146.

Quels que soient les endroits où Antoine s’est rendu, quelles que soient les personnes qu’il a
rencontrées, le même pronom est utilisé, désignant un groupe indifférencié dont le seul
dénominateur commun est le pouvoir de décision dont il jouit au détriment du personnage. De
même, dans Nina, c’est autre chose, le patron de Charles et de Nina n’est que sporadiquement
mentionné, au même titre que leur patronne, que les supérieurs de Sébastien147, puis que les
fonctionnaires de l’ANPE auxquels Charles s’adresse après son licenciement. La confusion
atteint son paroxysme dans le dixième morceau lorsque Charles évoque successivement les
dirigeants de Sébastien (« ils vont encore te faire virer un ou deux types puis ils te feront chef
d’atelier »), puis ceux de l’entreprise à laquelle il a proposé ses services (« Moi par contre ils
cherchent un jeune […] mais peut-être qu’ils me prendront il faudrait que j’accepte le salaire
qu’ils veulent payer »148) : la répétition de la troisième personne du pluriel et le connecteur
(« moi par contre ») qui relie les deux phrases soulignent l’assimilation des instances
décisionnelles. L’intervention éclatée de ces différentes figures qui se juxtaposent jusqu’à se
confondre inscrit donc les personnages dans un vaste réseau professionnel qui, tout en étant
propre à chacun d’eux (Sébastien jouit d’une position beaucoup plus avantageuse que
Charles), signale surtout une identité de rapport entre les personnages (scène) et le système
auquel ils appartiennent (hors-scène), l’enjeu commun étant de savoir à quel prix –
licenciements télécommandés, baisses de salaires, petites humiliations quotidiennes ou mains
aux fesses – les uns et les autres vont accepter de monnayer leur intégration.
Cet élargissement de la sphère du pouvoir est d’ailleurs parfois souligné par la
convocation de figures qui ne renvoient plus au seul champ professionnel. Ainsi, les

144
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires (1978), in Premier théâtre, Paris, Jean-Claude Lattès, 1980, p. 18.
145
Id., p. 85.
146
Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., p. 50.
147
Si les supérieurs de Sébastien sont souvent désignés par la troisième personne, émerge sporadiquement la
figure de « Leduc », patronyme qui redouble comiquement le privilège attribué à sa position hiérarchique.
148
Michel Vinaver, Nina c’est autre chose, op. cit., pp. 52-53.

234
institutions médicale, religieuse, judiciaire ou policière constituent autant de champs
nouveaux d’où émergent des figures de pouvoir tantôt singulières (le médecin, le curé), tantôt
collectives (la justice, la police), toujours anonymes.
MARIE. […] Il a dit que c’était dangereux parce que la grossesse est déjà trop avancée et que, de toute
façon, ça reviendrait trop cher. Il me méprisait. Il disait : « Gardez-le. » Je ne trouvais rien d’autre à
répondre que : « Je n’en veux pas. Je n’en veux pas. » Et lui, ignoble derrière son bureau et son savoir :
« A ce stade, c’est pas normal. Vous n’êtes pas une vraie femme ! ». Quelle humiliation, Paula !149

BEPPI. Confesser déjà. […] « J’ai commis des actes impudiques. » […]
SEPP. Et il a dit quoi, le curé ?
BEPPI. Six Notre-Père, deux Ave Maria.
SEPP. Tu l’as tout confessé ?
BEPPI fait oui de la tête. Sans ça un péché mortel150…

ROBELLE. Ils nous ont tellement donné la haine… Ça ne peut pas se raconter. Si tu crois épancher tes
misères, écrire pour clamer tes droits, traiter les gardiens de francs-pourris, dénoncer tout leur merdier,
tes lettres n’arrivent jamais. Tu finis ton temps au mitard. Alors nous autres, on s’écrasait. « Oui chef,
bien chef, comme vous voudrez chef. » On fermait sa gueule. On n’en voulait pas de leurs pointes bic.
[…] Vous ferez un exemple, messieurs les jurés. Ce qu’il pouvait brailler, ce con !
CHLOÉ. Pourquoi ils t’ont libéré ?
ROBELLE. Pour bonne conduite, sans compter les mois de prévention. […] Ils parlent de supprimer le
casier judiciaire. Ils en parlent151…

OLAF. S’ils m’embarquent et me mettent à la rue… […] Moi d’abord. Et ensuite d’autres… Pour eux il
s’agit d’autre chose… Comptoir immobilier… Si je m’étais douté de ça, nom de nom. Ici ce sont des
locaux commerciaux, ils misent là-dessus. En réalité, ils ont autre chose en tête152…

HEINZ. […] Seulement, le permis, je ne l’ai plus. […] Parce qu’ils me l’ont retiré. […] Parce que je suis
tombé sur un contrôle. […] Ils m’ont fait souffler. Et puis ils m’ont amené au poste et ils m’ont fait une
prise de sang. […] Y a pas encore de résultat. La médecine. Mais la police dit qu’il n’y a aucune
chance, ils le voient déjà à l’alcootest. […]
HEINZ. Qu’ils me déplacent à l’entrepôt pour les trois mois sans permis, ça je l’aurais pas pensé153.

Dans ce dernier exemple emprunté à Haute-Autriche, la troisième personne du pluriel désigne


d’abord les policiers (scène 5), puis la direction de l’entreprise dans laquelle Heinz travaille
comme livreur (scène 6). L’écho qui se tisse entre le début et la fin des deux scènes permet ici
de mettre clairement en valeur la confusion, dans l’esprit de Heinz, de toutes les instances
auxquelles semble suspendu le cours de sa vie. Dans l’économie générale de chaque pièce,
cette multiplication des sources, groupes et organes de décision renforce l’impression que le
149
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 105.
150
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme (1972), trad. fr. Claude Yersin, in Franz Xaver Kroetz, Travail à
domicile. Une Affaire d’homme. Train de ferme, Paris, L’Arche, 1976, p. 90.
151
Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., pp. 38-39. Dans cet exemple, sont désignés tour à tour les
représentants des systèmes judiciaire, pénitentiaire mais aussi législatif (au sujet de la suppression du casier).
152
Heinrich Henkel, Olaf et Albert, op. cit., pp. 14-15. Olaf ne désignera jamais les promoteurs immobiliers
qu’au moyen de la troisième personne du pluriel.
153
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche (1972), trad. fr. Claude Yersin, in Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche.
Meilleurs souvenirs de Grado. Concert à la carte, Paris, L’Arche, 1976, acte III, scènes 5 et 6, pp. 48-49. Notons
que, dans le texte allemand, la troisième personne du pluriel en vient parfois à disparaître en raison de l’oralité
des échanges, ce qui renforce notablement l’impression d’un pouvoir sans sujet, cf. Oberösterreich, in Franz
Xaver Kroetz, Stücke II, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, « Suhrkamp Taschenbuch », 1989, p. 121 : « Blasn
hams mich lasn. [...] Und dann hams mich aufs Revier verordnet und eine Blutprobe gmacht. [...] Daß mich ins
Lagen versetzen für die drei führerscheinlosen Monat, hätt ich mir ned denkt ».

235
pouvoir n’est assignable ni à un personnage ni à un domaine particuliers et que ses procédures
traversent l’ensemble du champ social. A ce titre, Le Nid offre un passage particulièrement
marquant où le rendez-vous imminent de Kurt et de son chef suscite chez son épouse des
réminiscences rien moins que hors-sujet et invite sur la scène du discours des figures,
professorale et paternelle, qui n’ont d’autre fonction que de désigner un rapport de domination
unilatéral qui se joue pareillement dans les champs professionnel, scolaire ou familial :
MARTHA. Tu veux un schnaps.
KURT. Le chef dirait tout de suite que je suis rond et que je dois commencer par dessoûler. (Il sourit) Je
me dégonfle, hein ?
MARTHA. (Bref silence) Tiens je pense à quelque chose ! A l’école quand j’étais gosse, j’avais un
professeur qu’on craignait. Un professeur de dessin (Elle rit). Un jour il m’a fait venir au tableau et par
inattention j’ai renversé, je sais pas comment, un encrier. Devant toute la classe le maître m’a flanqué
une raclée telle que j’en ai pissé dans ma culotte. J’ai tout mouillé, ma jupe avec et il m’a fallu rester
assise comme ça jusqu’à la fin de la classe (Bref silence) J’étais gênée, comme on peut pas dire !
(Secouant la tête) A la maison j’ai raconté ça à mes parents et mon père m’a flanqué une gifle par
dessus le marché. Je l’oublierai jamais.
(Silence)
KURT. Et alors ?
MARTHA. Rien. Ça m’est revenu comme ça à l’instant.
KURT. Des souvenirs.
MARTHA. Oui154.

Agents disséminés et interchangeables d’un pouvoir anonyme et polymorphe, les


figures de pouvoir sont donc principalement convoquées pour souligner le phénomène
transversal de dépossession et d’exclusion dont les personnages sont les victimes. On
comprend donc qu’à cette perte identitaire ne corresponde aucunement une perte de pouvoir.
Non seulement les fonctions classiques du pouvoir dans le monde professionnel (sorte de droit
de vie et de mort qui prend la forme édulcorée d’un droit de promouvoir, de renvoyer,
d’augmenter ou de diminuer le salaire) s’étendent à la régulation de l’activité au sein de
l’entreprise (augmentation des cadences dans Marianne… et dans Usinage), mais ses
fonctions elles-mêmes débordent le seul monde professionnel : d’abord parce que la voix des
chefs continue de résonner dans la sphère privée et que leurs prescriptions ont des
répercussions illimitées (« nervosité » de Sébastien « depuis qu’il est passé chef d’équipe »155,
corps endolori de l’Ami dans Usinage, implications des baisses de salaire et des licenciements
sur le niveau de vie et, plus particulièrement, sur la possibilité d’avoir ou non un enfant dans
Haute-Autriche et dans La Bonne vie) ; ensuite parce que s’y ajoutent d’autres voix dont le
domaine d’application est précisément privé (prescriptions moins médicales que morales du
médecin, prise en charge de la sexualité par les autorités religieuses…).

154
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, trad. fr. Gilbert Badia [version manuscrite non datée], pp. 36-37.
155
Michel Vinaver, Nina c’est autre chose, op. cit., p. 37.

236
b) Du pouvoir des chefs au pouvoir dans les têtes

Plus encore que les modes de désignation des figures du pouvoir, c’est le décalage qui
s’instaure entre le narrant et le narré, le personnage-narrateur (scène/présent) et le personnage
diégétique (hors-scène/passé), qui marque la spécificité du micro-récit comme mode de
représentation du pouvoir. Or ce décalage produit des effets ambivalents : tout en exacerbant
le caractère asymétrique de la relation de pouvoir, il permet d’y greffer des micro-stratégies
de résistance. Concernant le premier point, on constate que la figure de pouvoir transformée
en objet du discours garde toutes ses prérogatives sur le déroulement de l’action : « ils me
l’ont retiré », « ils m’ont amené au poste », « ils me déplacent à l’entrepôt »… Sujet parlant,
Heinz est aussi l’objet impuissant des procès qu’il décrit et c’est précisément sur cette
réification que permet d’insister le micro-récit. Ainsi, dans la plupart des exemples que nous
avons cités, nous retrouvons cette asymétrie : énonciateurs prolixes de récits qui se donnent
pour autodiégétiques, les personnages brillent paradoxalement par leur absence en tant que
protagonistes et qu’interlocuteurs de la situation qu’ils restituent, et témoignent surtout de leur
passivité sur le territoire professionnel. « Ils vont me virer », « Un col blanc me
chronomètre », « On m’a rogné mon salaire », « Ils ne m’ont pas pris »… l’invasion des chefs
dans les conversations privées de leurs subordonnés renvoie moins aux propriétés
caractérielles des premiers qu’à l’impuissance et au silence auxquels les derniers sont réduits.
Même lorsque les différents avatars du discours rapporté semblent pouvoir faire émerger une
situation dialogique, celle-ci achoppe sur l’exercice solipsiste de la parole du chef et sur
l’impossible intervention de ses interlocuteurs supposés.
ALICE. […] Vous savez je la lui ai demandée finalement hier à M. Jonc
Mon augmentation
Monsieur Jonc ça fait deux ans que mon salaire a pas bougé
Il faut que vous me le disiez si je ne donne pas satisfaction
Alice mais bien sûr Alice il faut que j’y pense
Mais en ce moment M. Jonc ne pense qu’à M. Delorge
A pas bouger je lui ai dit mon salaire n’est plus le même avec l’inflation
Delorge court les ministères Alice seulement il ne sait pas que j’ai moi aussi des amis au ministère […]
Ça n’est pas un salaire de secrétaire de direction que vous me payez Monsieur Jonc […]
Vous m’y faites penser la semaine prochaine Alice mais il ne pense qu’à ses machinations contre M.
Delorge
LAHEU. Fais-lui peur Alice
Je vous claque la porte au nez Monsieur Jonc
BLASON. Je passe chez Delorge
LAHEU. Avec tous vos secrets
ALICE. Il me tuerait156

156
Michel Vinaver, Les Voisins (1984), in Michel Vinaver, Théâtre complet, t. 2, op. cit., p. 464.

237
S’il arrive, comme c’est ici le cas, que le récit fasse place à la parole de l’employé, la
dimension intersubjective du dialogue rapporté n’en est pas moins grevée par les stratégies
dilatoires de l’employeur et par l’intervention obsessionnelle d’un tiers (Delorge), de sorte
que le dialogue cède le pas à deux monologues sans interlocution. La contre-attaque que
proposent Laheu et Blason au dialogue passé s’avère néanmoins plus ambivalente. Si elle se
réduit à une micro-fiction dont Alice a dûment intériorisé l’impossibilité157, elle témoigne
discrètement de la part active que les personnages gagnent par leur propre énonciation.
Certains de nos exemples témoignent ainsi de la capacité des personnages-narrateurs à
prendre leurs distances par rapport aux figures d’autorité qu’ils évoquent. Jouant la partition
de leur patron, Charles et Nina s’inventent une petite fête carnavalesque éminemment
subversive ; sorties de leur contexte et descellées de leur source énonciative, les paroles de
Monsieur Pierre apparaissent dans leur brutale nudité et font sourdre la contestation (« on
n’est pas ses domestiques ») ; traitant ses supérieurs de « salauds », Lucien reconquiert, chez
lui, la véhémence et la stature qui lui sont interdites à l’usine ; parlant d’« humiliation » à
propos de son entretien avec le gynécologue, Marie sort de la torpeur dans laquelle l’avait
plongée le rituel intimidant de la consultation et amorce un début d’analyse… De même,
lorsque celle-ci évoque la réponse que lui a faite la direction à sa demande d’un congé
prolongé, son discours permet clairement de distinguer entre les employeurs et l’employée :
d’une part, lexique savant, euphémismes et formules impersonnelles ; d’autre part, aveu
d’incompréhension et formulation sans détour. Utilisés comme des talismans censés la
dédouaner de toute responsabilité, les termes économiques et volontairement abstraits des
dirigeants (« récession » et « inflation ») n’impressionnent guère Marie qui oppose aux
circonvolutions des communiqués officiels (l’obligation de « réduire le personnel ») sa propre
traduction (« ils foutent les gens à la porte »). A travers cette amorce d’analyse sémiologique
qui repère les coups de force rhétoriques de la parole dominante, affleurent les balbutiements
d’une prise de conscience. En ce sens, le micro-récit constitue bien une étape intermédiaire
entre la joute du maître et de l’esclave et l’intériorisation inconsciente des normes et des
idéologies, entre l’intersubjectif et l’intrasubjectif. Distinguant encore entre ceux qui
détiennent le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas (même lorsque les marqueurs de la citation sont
157
De fait, la menace du meurtre, dans l’expression familière et emphatique qui conclut le passage, ne renvoie
guère qu’à la peur d’Alice de déplaire à son chef en transgressant le contrat de docilité qui sous-tend leurs
relations. Mais c’est surtout le passage du présent au conditionnel et, plus encore, du « je » (désignant Alice dans
la bouche de Blason et Laheu qui s’amusent à interpréter le rôle de la jeune fille) au « il » (désignant monsieur
Jonc dans la bouche d’Alice qui refuse de jouer les répliques qui lui sont soufflées), qui entérine le mouvement
du « virtuel » vers le « fictif » et entérine l’impossibilité de la rébellion. Celle-ci est endiguée en amont de la
relation intersubjective entre l’employeur et l’employée et du rapport de forces conflictuel qui pourrait s’y
déployer. Le drame n’aura pas lieu.

238
absents comme chez Lemahieu ou Vinaver, le repérage des énonciateurs reste possible), la
structure narrative permet l’insertion de commentaires personnels par lesquels les
personnages, interlocuteurs laconiques devenus maîtres de leur parole, peuvent enfin
s’autoriser l’impertinence ou la lucidité158.
Reste que la « lutte » paraît bien dérisoire et que son inscription spatiale et temporelle
entérine l’impossibilité d’un conflit direct. En effet, l’exégèse, ludique ou critique, de la
parole des chefs est fortement entachée par son décentrement dans le seul domaine privé et
par son caractère rétrospectif : « C’est pas à moi qu’il faut se plaindre c’est au chef quand il
est juste là… ». Plus encore, cette résistance tournée vers le passé ne s’articule à aucun futur :
s’épuisant au seul niveau de la parole, elle ne fournit aucun moteur d’action et n’ouvre pas sur
une nouvelle confrontation qui engagerait dès lors un rapport de forces proprement
collisionnel. De fait, l’effacement du personnage-narrateur dans le (non) dialogue passé se
double par le rapide essoufflement de la remise en cause présente : Nina conclut bientôt sur
un constat d’impuissance pour mettre fin à la conversation et amorcer le mouvement de sortie,
séance de cinéma oblige (« Mais nous qu’est-ce qu’on peut faire ? Vous êtes prêts ? ») ; selon
une logique similaire, le Père sanctionne définitivement l’inutilité de la rétrospection en lui
opposant d’autres impératifs, autrement plus urgents, à savoir l’enterrement du
« révolutionnaire » et la préparation du repas (« Alors qu’est-ce qu’on fabrique ici ? […]
qu’est-ce qu’elles attendent pour le service ? »). Sans conséquence, les petites revanches que
le pastiche de Charles et Nina ou la glose méta-textuelle des ouvriers ont conquis sur le
rapport de pouvoir qui s’est joué hors-scène mettent en évidence leur résignation et la
conviction fondatrice que la contestation est vaine, le changement, impossible mais aussi
impensable. Pris dans le flux de préoccupations privées qui renversent l’échelle des priorités,
le récit fait à nouveau place à l’actualité du dialogue. La scène du pouvoir s’évanouit aussi
vite qu’elle a surgi, mais la force d’évocation du petit théâtre qu’a fait momentanément surgir
la parole a néanmoins permis de souligner le poids que le hors-scène ne cesse de faire peser
sur la scène, jusque dans le « choix » faussement anodin et proprement politique du
divertissement cinématographique et de la fête culinaire.

158
On retrouve ce phénomène dans Pépé où le vieillard – qui monologue à l’adresse des spectateurs devenus ses
visiteurs – s’autorise des libertés vis-à-vis de l’infirmière de l’hospice ou de l’assistante sociale dont on devine
qu’il ne les a pas prises et ne les prendrait jamais en situation : « A la dernière inspection d’armoire, / Madame
Blanc, / l’infirmière en chef, la grosse, vous la remettez ?… / Oui ! Madame Blanc m’a dit : / “Pépé, vous
pouvez les garder ! / Ça, ça ne pourrit pas, / c’est pas comme les choux à la crème”… / Ils nous en donnent pas
souvent des choux à la crème ! / Encore heureux que je puisse les garder, c’est mon dessert ! » (Théâtre de
l’Aquarium, Pépé, op. cit., p. 6) ; « Et le jour de la retraite, j’ai étranglé l’assistante sociale ! (Il éteint la
télévision et s’avance dans le couloir au milieu des “enfants”.) / “Monsieur Pépé, / apprenez à jouer à la
pétanque et vous serez sauvé.” / Qu’elle m’avait dit l’assistante sociale, / j’aurais pu l’étrangler… » (p. 14).

239
Ce double geste par lequel le duel social est maintenu à l’horizon de la scène tout en
étant écarté engage une représentation novatrice du pouvoir. En effet, s’il y a lutte, celle-ci se
joue d’abord dans les têtes, comme le montre très bien le personnage de Georges qui, dans
Loin d’Hagondange, reproduit les gestes de l’ouvrier alors même qu’il est à la retraite et qu’il
a cessé d’être soumis aux prescriptions de « monsieur le directeur ». Ce dernier apparaît
d’ailleurs significativement dans le monologue de la scène 7, placé au centre de la pièce :
Saloperie… Jules est passé dans un laminoir monsieur le directeur… […] Cent fois sur le métier
remettez votre ouvrage… Tu as bien retenu ta leçon de morale, Georges. Prenez exemple, il ira loin…
[…] Merci monsieur, merci beaucoup. Arrêtez ce vacarme, nom de Dieu… C'est le pont roulant,
monsieur le directeur, on n'y peut rien… […] Ce n'est rien, monsieur le directeur… on la rattrapera159.

On quitte ici la structure du micro-récit et le partage lucide des voix qu’elle implique pour
entrer au cœur de la subjectivité dévastée de l’ancien métallurgiste. La confrontation du
patron et de l’ouvrier est reléguée dans l’espace mental du personnage, l’intériorisation du
pouvoir prenant la forme radicale du monologue schizophrène : contrairement à Charles ou au
Copain, Georges ne joue pas. Plus encore, la confrontation prend la forme d’un dialogue sans
conflit où le rapport de pouvoir ne fait l’objet d’aucune contestation : au patron sont attribués
le tutoiement paternaliste, la capacité d’ordonner, d’évaluer, de gratifier ; à l’ouvrier, les
signes insistants de déférence, la description des faits, l’exécution des ordres. Loin de
fantasmer quelque revanche, aussi improbable soit-elle, c’est la résurrection de la relation
hiérarchique que sollicite l’imaginaire sclérosé du retraité. Mais, si l’économie générale de la
pièce tend à faire de cet accès de délire le moment paroxystique de l’aliénation de Georges,
nous aurons l’occasion de voir le travail de sape bien plus profond qu’effectuent sur lui la
discipline usinière et les commandements idéologiques, de sorte que l’apparition fulgurante
du directeur fournit bien moins la source et la cause de son assujettissement qu’elle ne s’offre
comme l’un de ses très nombreux symptômes. De fait, le pouvoir s’infuse et se diffuse dans
les corps et dans les consciences ; révoltes et soumissions vont désormais « sans dire » et ne
prennent plus la forme dramatique d’une spectaculaire collision.
Considérons, en guise de conclusion, le double traitement qui nous est proposé de la
figure du chef dans La Bonne vie et Haute-Autriche :
PAULA [à Marie]. L’autre jour, le chef a coincé Anne, alors qu’elle sortait des toilettes. « Vous n’avez
pas le droit d’aller pisser toutes les dix minutes, mademoiselle. Et puis avec cette jupe qui ne cache plus
rien… » Il a passé la main le long de la cuisse d’Anne pendant qu’il l’engueulait ; puis il a essayé de lui
peloter les seins, mais elle ne s’est pas laissé faire, tu penses ! Elle s’est mise à crier et à ameuter tout le
bureau. Tu aurais dû être là !… C’est un véritable salaud, ce type. Les filles ont décidé de lui faire payer
ça. On ne sait pas encore comment, mais après, c’est sûr qu’il y réfléchira à deux fois avant de nous
emmerder.

159
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., pp. 31-32.

240
MARIE. Tu crois qu’il peut me faire des retenues sur le salaire ?160

HEINZ. A la boîte on raconte que le nouveau chef du service des ventes a fourré ses mains sous les jupes
d’une femme de ménage, par derrière, pendant qu’elle nettoyait à quatre pattes.
ANNI. Le nouveau ?
HEINZ. Juste. A la femme de ménage yougoslave, celle qui est encore jeune et pas vilaine. Simplement,
en passant, par derrière, la main directement au bon endroit. Et elle l’a pas dénoncé, il paraît, ni à la
police ni à la direction.
ANNI. […] D’où est-ce qu’on le sait, si la femme de ménage n’a pas porté plainte.
HEINZ. Justement, ça s’est dit de bouche à oreille. […] Moi, c’est Jeannot qui me l’a dit, aux waters.
Des racontars de chiottes, mais véridiques !161

Ces deux récits dessinent une opposition claire entre le chef et l’employé. Se voit
apparemment réinvestie la confrontation du maître et de l’esclave avec ses personnages
typiques (le salaud, la jeune fille revêche, la femme de ménage d’origine étrangère), son
caractère événementiel (« L’autre jour », « Tu aurais dû être là ! ») et sa résolution (la révolte,
individuelle puis collective, ou la soumission). Or il y a précisément détour narratif. Ces
scènes scandaleuses de harcèlement sexuel qui pourraient donner prise à une représentation
facilement dénonciatrice de la tyrannie des chefs sont laissées dans le hors-scène et
médiatisées non seulement par le récit, mais aussi par la source à laquelle il est imputé : dans
le premier exemple, personnage secondaire de Paula s’adressant à Marie qui n’a pas vu la
scène et y reste totalement indifférente, préoccupée qu’elle est par sa situation singulière et les
problèmes financiers que pose sa grossesse ; dans le second, personnage principal de Heinz
qui, lui non plus, n’a pas vu la scène et se contente de relayer le « bouche à oreille » avec une
gourmandise qui, sur un registre très différent, ne signale pas moins le détachement. Or ce
double décentrement produit des effets paradoxaux qui s’ancrent dans la présence-absence de
la figure de pouvoir : tout en inscrivant la petite histoire conjugale des personnages (Marie et
Jules, Anni et Heinz) dans un horizon proprement politique qui engage une lecture socio-
idéologique des rapports de force qui structurent la relation homme/femme, il met à distance
le modèle spectaculaire de la confrontation employeur-harceleur/employée-harcelée pour
mieux suggérer l’écart qui sépare ce théâtre manichéen du pouvoir des enjeux réels de
l’écriture quotidienniste : ici, la prise de pouvoir se manifeste en effet de façon beaucoup plus
ténue et l’opposition de l’homme au corps de la femme gangrène souterrainement les
dialogues sans jamais prendre la forme d’un conflit ouvert. Rien de moins anodin alors que,
dans ces deux mêmes pièces, les chefs refassent leur apparition pour souligner un phénomène
dont ils ne sont pas individuellement responsables.
RAYMOND. Tu n’es pas le premier. C’est un truc qui te tombe dessus et tu sais pas comment. C’est
particulier à la chaîne de montage et aux presses. Un collègue, ça lui est tombé dessus aux presses. Il y a

160
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., pp. 102-103.
161
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 18.

241
laissé la main. Les chefs ont dit qu’il n’a pas respecté les consignes de sécurité. Le problème c’est que
la sécurité elle passe d’abord dans la tête162.

HEINZ. Ou si je suis quelqu’un devant qui les gens comme nous sont bien forcés d’avoir un respect
naturel, alors je peux être père, c’est facile. Des fois quand on va à la boîte et qu’on est en retard, alors
le chef de livraisons se contente de regarder et dit pas un mot. Mais je me fais l’effet d’un moins que
rien. Et alors quand je pense que maintenant je vais devoir être père, moi, un simple livreur, il rit, qui a
mauvaise conscience quand il est en retard – il hoche la tête163.

Fièvre (Jules) et mauvaise conscience (Heinz) sont les symptômes d’une aliénation
profonde dont les causes ne sauraient être imputées aux seuls abus de pouvoir des dirigeants
(économies frauduleuses sur la sécurité, harcèlement moral et réprobations humiliantes).
Comme nous l’avons déjà souligné dans nos développements antérieurs, le rapport de pouvoir
est préalable à l’intervention des chefs et c’est l’intériorisation de ce rapport premier où se
nouent indissociablement l’adhésion et la contrainte (« quelqu’un devant qui les gens […]
sont bien forcés d’avoir un respect naturel »164 !) qui assure l’immédiate efficacité d’un
simple regard sans parole. Intériorisation des gestes automatiques de l’ouvrier qui entraîne
l’accident à force d’oubli de soi. Intériorisation des horaires à suivre, des normes à respecter
et, surtout, de la dévaluation qui porte sur les « simples livreurs ». Intériorisation de son statut
impersonnel d’homme-machine qui, hors de l’usine, vient peser sur la décision hautement
politique de transmettre une part de son identité à l’enfant à naître. Aussi comprend-on que
Kroetz soit rapidement revenu sur ses velléités de représenter les « puissants » :
Alors, qu’est-ce que cela apporterait que le chef apparaisse en personne dans Le Nid ? La seule chose
qui importe, c’est ce que Kurt sait de lui. C’est en Kurt qu’est la contradiction. C’est plus dramatique
que lorsque les personnages, dans la vieille acceptation schillérienne, se jettent les uns sur les autres. Ce
serait un théâtre démodé, avec des porteurs d’idées. Je suis fier de ne pas avoir à personnifier les
contradictions. Si les contradictions ne sont pas déjà dans l’individu, alors la méthode artistique du
théâtre est totalement inutile165.

Peu importe le chef ; le rapport de pouvoir se joue entre l’individu et la chaîne de montage à
laquelle il s’incorpore et, plus encore, entre lui et l’image que la société lui renvoie et à
laquelle il adhère. Après avoir dressé ce panorama des différents procédés qui contribuent à

162
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., scène 3, p. 80.
163
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 35.
164
Franz Xaver Kroetz, Oberösterreich, op. cit., p. 111 : « jemand [...] vor dem unsereiner einen natürlichn
Respekt habn muß... ». Nous soulignons.
165
Franz Xaver Kroetz, « Ich schreibe nich über Dinge, die ich verachte », art. cité, pp. 18-19 – nous traduisons.
Reste que Le Nid peine paradoxalement à dépersonnaliser le pouvoir. Si le chef n’intervient que de façon
médiate, les actes et les propos qui lui sont attribués par la narration n’échappent pas tout à fait à la tentation
d’en faire une figure de « Méchant », au risque de tomber dans les écueils du naturalisme évoqués dans les
premières pages de cette section. Cf. Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., p. 27 : « KURT. (Hurlant) Du vin, du
vin, du vin, pi-qué, qu’il a dit le chef, pas dangereux, qu’il a dit, les poissons ça va les rendre gais, qu’il a dit, ils
seront contents, c’est tout ! […] Le jeter à un endroit que personne connaisse, qu’il a dit le chef, à cause de la loi
sur les produits alimentaires ; jeter du vin piqué c’est punissable, mais pas dangereux. C’est pour ça que je l’ai
jeté à l’endroit que j’étais seul à connaître ; pour le chef, c’était du sûr, on peut compter sur moi, un signe du
chef, moi, confiance ! […] / MARTHA. […] Ton chef, tu peux me croire, c’est un criminel et rien de plus.
Seulement c’est pas avec lui que je suis mariée, mais avec toi ».

242
« défigurer » la figure de pouvoir, il nous faut donc définitivement changer d’échelle. Passer
de la dépersonnalisation du pouvoir à son impersonnalité, oublier les chefs et scruter les
gestes sous contrôle, les paroles sous influence, voir comment l’altérité cesse de prendre le
nom rassurant du patron pour s’insinuer dans la psyché du personnage malade de sa
normalité. Au moins aura-t-on montré qu’entre la représentation d’une figure de pouvoir
explicitement intimidante et celle d’une intimidation larvée à laquelle ne peut être assigné
aucun responsable, les dramaturgies du quotidien font jouer une pluralité de voix et de formes
qui nous ouvrent pleinement sur la nouvelle économie de la visibilité dont le pouvoir et le
théâtre contemporains marquent simultanément l’avènement.

243
Présence-absence de la figure de pouvoir

La Demande d’emploi
Mise en espace de Jean-Pierre Dougnac
Festival d’Avignon / Théâtre Ouvert – 1972

Photo Cie J.-P. Dougnac

« La Demande d’emploi est une tentative pour faire


sourdre l’évidence, tant en ce qui concerne l’individu
que la famille, qu’il n’existe pas un dedans distinct
d’un dehors, qu’il n’existe aucune intégrité possible.
L’homme n’atteint, à la limite, à l’intégrité que dans
le passage à la folie, au suicide, lorsque la
contradiction devenant insoutenable, il craque, il
vole en morceaux. »

Michel Vinaver, « Le sens et le plaisir d’écrire »,


1976

244
A la renverse

Mise en scène de Jacques Lassalle


Théâtre National de Chaillot / Studio-Théâtre de Vitry – 1980

Dessin de Yannis Kokkos,


scénographe du spectacle

« A la renverse est une pièce “musicale” que Jacques Lassalle a voulu réenraciner dans
le concret. J’ai repris l’idée du couloir, mais (mono-)frontal cette fois, et me suis
inspiré d’un certain nombre de matériaux et espaces de l’entreprise moderne :
carrelage, escaliers mécaniques donnant accès au sous-sol, bureaux paysagers, ainsi
que d’immenses vitrines qui couraient en hauteur de part et d’autre des gradins et d’où
l’on pouvait deviner en contre-plongée des fragments de bras, de mains, de gros
cigares, de papiers, de cendriers, sculptures hyperréalistes surdimensionnées, autant de
signes carnavalesques et ludiques du pouvoir omniprésent des patrons de
multinationale ou autres cadres dirigeants d’entreprise. Cette parodie d’Olympe me
permettait de réintroduire par le sourire cette dimension “grecque antique” propre à
la vision que propose Vinaver de l’entreprise moderne. Les pauvres humains, régis par
les caprices hautains des dieux, se débattaient quant à eux au ras du sol,
voire au-dessous. »

Yannis Kokkos, « Eviter l’écueil du naturalisme »


2000

245
B. Les sujets du pouvoir

Les projecteurs ont abandonné les acteurs possesseurs de noms propres et de


blasons sociaux pour se tourner vers le chœur des figurants massés sur le
côté, puis se fixer sur la foule du public. […] C’est une foule souple et
continue, tissée serrée comme une étoffe sans déchirure ni reprise, une
multitude de héros quantifiés qui perdent noms et visages en devenant le
langage mobile de calculs et de rationalités n’appartenant à personne. Fleuves
chiffrés de la rue1.

Comme nous l’avons déjà souligné, les théâtres du quotidien sont marqués par un
double mouvement de réévaluation de l’infime (les petites choses qu’on ne voit pas à force
d’habitude) et de l’infâme (les petites gens que l’Histoire majusculée laisse dans l’ombre). Or
une telle option implique non seulement la marginalisation, sur les scènes, des hommes
illustres et des figures détentrices de pouvoir mais aussi celle du Prolétaire érigé en effigie de
sa classe et destiné, à plus ou moins long terme, à devenir le moteur et le sujet de la
transformation historique. S’il s’agit évidemment de battre en brèche un théâtre bourgeois qui,
toute détermination sociale abolie ou minorée, idéalise l’individualité du personnage et en
exhausse l’insularité, il s’agit tout autant de se délester des taxinomies sur lesquelles le théâtre
contestataire tend à rabattre ses personnages pour en faire des allégories du peuple ou de la
classe ouvrière au risque de faire l’impasse sur les scories qui bloquent le passage de la lettre
à la figure, de l’individu au collectif2. Il convient d’ailleurs de rappeler qu’en dehors de la
scène strictement théâtrale, les années soixante-dix voient émerger toute une série de discours,
de témoignages et d’enquêtes qui entament notablement la pertinence de ces taxinomies
jugées abstraites et surplombantes au regard des positions objectives qu’elles recouvrent

1
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, op. cit., pp. 11-12.
2
Outre ce que nous avons dit dans notre premier chapitre des représentations stéréotypées de la classe ouvrière
par les brechtiens français, on se reportera à l’analyse rétrospective de Bernard Faivre, ancien acteur du Théâtre
de l’Aquarium, et au hiatus qu’elle souligne entre la réalité des couches populaires dans les années soixante-dix
et les détours, historiques ou livresques, auxquels recourent leurs modes de représentation dans le théâtre
« progressiste » de l’époque : « Au début des années 70, l’Ouvrier est par excellence rebelle à tout traitement
théâtral : il n’est pas caricaturable, puisqu’il est l’Opprimé ; il n’est pas naturalisable, puisqu’il est l’Inconnu.
[…] Dès lors, face à cet être inaccessible et pourtant désiré, ou bien l’on revient à une typologie de l’ouvrier qui
a fait ses preuves, à un “cliché” : le Front Populaire, ou bien on noie cet ouvrier dans un concept plus large : ce
sera le Peuple. Politiquement, toute une extrême-gauche usa et abusa du concept, additionnant luttes des taulards
et des petits commerçants, des paysans et des fumeurs de H en une vaste et mythique révolte du Peuple tout
entier. Théâtralement cependant, c’était un moyen de contourner l’obstacle. […] Faute d’avoir pu développer des
modes de représentation de la classe ouvrière satisfaisants, tout un théâtre alla chercher des références dans le
passé. A la suite de Dario Fo, dont l’influence fut grande, chacun puisa chez les jongleurs du Moyen-Age, dans
Ruzante et la commedia dell’arte […]. Ces “personnages populaires” issus de sociétés paysannes préindustrielles
pouvaient-ils, autrement que par métaphore, incarner le prolétariat français actuel ou, de manière plus vague, les
couches populaires d’aujourd’hui ? » – Bernard Faivre, « Sur deux spectacles du Théâtre de l’Aquarium : Et la
morale, Arlequin ? et La jeune lune… », in Jonny Ebstein et Philippe Ivernel (dir.), Le Théâtre d’intervention
depuis 1968, t. 1, op. cit., pp. 104-112.

246
(« classe en soi ») et surtout des représentations subjectives que les individus se font de ces
positions (« classe pour soi »). Que les sociologues valorisent de nouveaux modes de
segmentation du champ social qui prennent acte des transformations du monde du travail et
intègrent des critères ne relevant plus de la seule sphère économique tels que le passé
biographique de l’individu, que d’autres assument la première personne de façon plus
romanesque afin de donner accès à des expériences qui mettent les classes de papier de la
statistique ou des théories marxistes à l’épreuve d’une réalité hétérogène, sinon
kaléidoscopique, nombreux sont ceux qui font valoir la diversité des pratiques, des trajectoires
et des modes d’identification sociale3. Dans le cadre de la critique de la raison politique que
nous avons mentionnée et de la nouvelle attention portée aux dispositifs de pouvoir et à
l’ordre symbolique qu’ils soutiennent, tout se passe comme si l’acte de nomination qui
institue des groupes, les hypostasie et permet de parler en leur nom, serait-ce pour pouvoir en
défendre publiquement les intérêts et lutter contre leur oppression, était en lui-même porteur
de violence et participait, stratégies réactionnaires et progressistes confondues, à la
dépossession de ceux qui s’y trouvent agrégés d’autorité.
C’est dans ce contexte qu’il faut entendre l’insistance avec laquelle Michel Deutsch et
Jean-Paul Wenzel recourent, pour désigner leur personnel dramatique, au terme de « gens »,
signifiant volontairement lâche et « infiniment extensible » qui vaut surtout pour tous ceux

3
Dans ce cadre, mentionnons l’enquête de Philippe Gavi (Philippe Gavi, Les Ouvriers, Paris, Mercure de
France, 1970), ainsi que les différents travaux de Pierre Bourdieu sur la notion de classe, catégorie à la fois
objective et subjective qui exige de prendre en compte d’autres variables que la seule position dans l’appareil de
production : l’âge, le sexe, la répartition du capital global en sous-espèces, économique et culturelle, et la
trajectoire sociale – déclassement, reclassement – qui a conduit à cette répartition (si de nombreux articles sont
consacrées à la question durant la décennie, le premier ouvrage qui en synthétise les enjeux est La Distinction.
Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1979). Au titre des
témoignages littéraires de l’époque, nous renvoyons notamment à ceux de l’ancien ouvrier Jean-Marie Konczyk
(1972) et de l’ancien établi Daniel Linhart (1978) : « Gaston existe. Portez-vous un soir à la sortie d’une usine,
n’importe laquelle, et vous aurez de bonnes chances de le rencontrer. Regardez ceux qui sortent. Regardez-les
bien. Ne les regardez surtout pas comme une masse informe et homogène. Mais regardez-les un à un. Imaginez
que tous les visages que vous observez ne sont pas les membres d’une sorte d’entité que l’on désigne sous le
nom de masse ou de prolétariat, mais que ce sont des individus qui sentent, ressentent, subissent à leur manière.
Comptez, comptez-les. Comme ça : une vie à vivre… deux vies à vivre… trois vies à vivre… quatre vies à
vivre… Etc., etc., etc., direz-vous. C’est facile. Non, car en la matière, “etc” est banni. Il camoufle les choses.
Les vies à vivre ne se confondent pas dans la masse. Elles sont uniques. Quand vous aurez compris cela, vous
trouverez Gaston à la sortie de toutes les usines » (Jean-Marie Konczyk, « Gaston ou l’aventure d’un ouvrier »,
Les Temps modernes, n° 307, février 1972, p. 1238) ; « A l’extérieur, l’“établissement” paraît spectaculaire, les
journaux en font toute une légende. Vu de l’usine, ce n’est finalement pas grand chose. Chacun de ceux qui
travaillent ici a une histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée que celle de
l’étudiant qui s’est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois s’imaginent toujours avoir le monopole des
itinéraires personnels. Quelle farce ! Ils ont le monopole de la parole publique, c’est tout. Ils s’étalent. Les autres
vivent leur histoire, mais en silence. Personne ne naît O.S. ; on le devient. D’ailleurs, ici, à l’usine, il est très rare
qu’on désigne quelqu’un comme “l’ouvrier qui…”. Non. On dit : “La personne qui travaille à la soudure”, “La
personne qui travaille aux pare-chocs”. La personne. Je ne suis ni l’“ouvrier” ni l’“établi”. Je suis “la personne
qui travaille aux balancelles”. Et ma particularité d’“établi” prend sa place anodine dans l’enchevêtrement des
destins et des cas d’espèce » (Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., p. 81).

247
qu’il permet de ne pas utiliser et pour la résistance qu’il oppose à toute entreprise préalable
d’organisation et d’interprétation du monde social.
S’il n’était pas question de développer une ligne politique, il s’agissait bien pourtant de raconter la vie
des « gens », comme nous disions alors, en ne passant pas par-dessus la tête des « gens ». Ce qui […]
avait l’avantage de nous permettre d’oser – oser malgré le poids des institutions, malgré les classiques
de l’émancipation que celles-ci avaient érigés en dogme, et malgré ce qui se disait alors – sous la
pression d’un brechtisme fossilisé à la mode RDA par la décentralisation banlieue rouge – sur le
manque de textes nouveaux et sur le manque d’auteurs de théâtre. « Oser se révolter » était un mot
d’ordre fameux des maos, et la notion infiniment extensible de « gens » nous permettait d’éviter d’avoir
recours à des mots trop lourds parce que trop chargés de sens tels que : peuple, prolétariat, classe
ouvrière, petite-bourgeoisie, etc. Le mot « gens » recouvrait à la fois tout ça, plus le bistrotier et la
fleuriste, et l’instituteur et l’étudiant et le prof4…

A rebours de notions unitaires et unificatrices telles que « peuple » ou « prolétariat »,


des mirages qu’elles favorisent et des réductions qu’elles justifient, « les gens » s’offre
essentiellement comme une a-catégorie qui vise ceux-là mêmes que le regard ne voit pas faute
d’outil de catégorisation5. Pluralité irréductible et maintenue dans l’indétermination, « les
gens » recouvre donc des identités isolées qui peinent tout autant à se constituer comme corps
collectif qu’à émerger séparément en tant qu’individualités nettement distinctes. Or ce sont
précisément les tensions moléculaires que génèrent ces deux mouvements empêchés (le
devenir-collectif et le devenir-personnel) qui intéressent, nous le verrons, les dramaturgies
quotidiennistes. Bien plus qu’un « à-côté » (la masse molle et silencieuse des « gens »
s’opposant à la minorité combative et surexposée de la « classe »), le terme désigne un « en-
deçà » (ce qui, du réel, devient visible – soumissions qui vont sans dire et révoltes
désorientées – lorsque l’on cesse de s’y confronter en préjugeant de ce qu’on va y voir). Aussi
est-il indissociable du changement d’échelle promu et occupe la même fonction, par rapport
au peuple ou à la classe, que le quotidien par rapport à l’Histoire : à ces substantifs en
majesté, nos auteurs préfèrent un lexique « désaimanté » et délibérément insatisfaisant du
point de vue conceptuel, lexique « fourre-tout » comme l’ont souligné certains commentaires
dubitatifs sans nécessairement comprendre les vertus optiques de telles approximations et
l’opération de conversion à laquelle elles nous invitent, à tout prendre sans rien distinguer.

4
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 29.
5
Si nous nous focalisons ici sur la question du personnel dramatique, le terme de « gens » lui associe étroitement
celle de l’adresse et engage également un pas de côté par rapport à la notion de « théâtre populaire » telle qu’elle
a été promue par Vilar et les tenants de la première décentralisation. D’abord critiquée pour son œcuménisme
trompeur dans le contexte du brechtisme français et de la valorisation d’un théâtre populaire de classe, cette
notion a été remise en cause sous un nouveau jour à partir de 1968 à la faveur d’une réflexion sur le « non-
public », entité négative assez proche des « gens » en ce qu’elle désigne ces « énormes quantités d’hommes et de
femmes qui s’acharn[ent] à survivre au sein de notre société mais qui, à bien des égards, en demeur[ent] exclus »
– « La déclaration de Villeurbanne », in Robert Abirached (dir.), La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le
tournant, op. cit., p. 193. On considère alors que le souci de diffuser un patrimoine culturel déjà constitué (donc
bourgeois) auprès d’un public élargi (dit populaire) perpétue l’expropriation des moyens d’expression dont est
victime une immense partie de la population qui ne va pas au théâtre et ne saurait y aller – et s’y reconnaître –
quels que soient les efforts fournis par ailleurs sur le prix des places.

248
Dans le contexte particulier qu’implique la référence critique au Volksstück et à ses
imageries bonhommes et consensuelles (et que travaille aussi très vraisemblablement
l’exaltation nationale et raciale du Volk sous le Troisième Reich), les auteurs allemands
montrent une défiance fort similaire vis-à-vis des discours surplombants, théâtraux, politiques
ou savants, sur le « peuple » – ce mot, dit Brecht, qui, si souvent, « se prononce du haut vers
le bas »6 – et de ce qu’ils empêchent de voir.
Si l’on prend nos soixante millions d’Allemands pour les observer scrupuleusement à la loupe, alors, en
définitive, TOUS finissent par apparaître comme des cas marginaux. Il n’y a pas de masse grise, celle-ci
n’existe que dans la tête de quelques politiciens à court d’idées. Il n’y a pas de peuple. Il n’y a que
l’association, voulue ou forcée, de nombreuses minorités en une masse qui comprend d’innombrables
différences. On doit seulement oser regarder, prendre le temps et avoir de l’amour. Dans la plupart de
mes pièces, les minorités prennent la parole. Cela ne suffit pas encore. Mais celui qui s’est attaché cent
fois aux minorités a finalement davantage représenté le peuple que celui qui, mille fois, a prétendu
parler du « peuple »7.

Si Kroetz est conscient d’avoir essentiellement représenté des « cas marginaux » dans ses
pièces écrites jusqu’en 1972, il tempère aussitôt son auto-critique en pointant l’exemplarité
paradoxale de cette marginalité, dès lors que l’on soumet la réalité à la focale du microscope
pour envisager les individus dans leurs rapports différenciés à la masse, à ses normes et à ses
régularités. Si la moindre unité sociologique est susceptible de se dégager du personnel
dramatique porté sur scène, c’est donc une nouvelle fois une unité par défaut, celle
qu’englobe, chez Kroetz mais aussi Fassbinder, le terme récurrent de « sous-privilégiés » (die
Unterprivigilierten). A l’instar des « gens », il s’agit là d’un ensemble extensible et pluriel
que polarise toutefois un écart déterminant par rapport aux sommets de la hiérarchie sociale8.
Le préfixe importe ici : renvoyant moins à un monde clivé qu’à un monde stratifié, il
désamorce la dialectique de l’opposition et de la lutte et délimite un groupe qu’il dessaisit

6
Bertolt Brecht, « [A propos de] popularité et réalisme », Ecrits sur la littérature et l’art 2, op. cit., p. 124.
7
Franz Xaver Kroetz, « Meine Männersache » (1972), Weitere Aussichten…, op. cit., p. 555 – nous traduisons.
8
On retrouve cette polarisation lorsque l’on passe des « gens » aux « gens d’en bas », à « ceux d’en bas » ou aux
« petites gens », expressions que l’on rencontre parfois chez Deutsch et Wenzel et qui articulent, elles aussi,
plusieurs niveaux de distinction, sur le plan économique et social comme sur celui de la représentation (que l’on
songe à la distinction entre le « haut » et le « bas », le « noble » et le « humble », qui associe, dans la poétique
classique, la hiérarchie des styles et celle des personnages représentés, du point de vue de leur statut social et de
leur valeur morale). Sous ce prisme, rappelons la spécificité de Fassbinder qui, dans son théâtre et dans son
cinéma, explore l’ensemble du spectre social pour y rejouer les rapports de la norme et de la marge, des
privilégiés et des sous-privilégiés ; ainsi des femmes et de leur oppression transversale depuis le milieu populaire
(Le Bouc, Tous les autres s’appellent Ali…) jusqu’à la petite et grande bourgeoisie (Liberté à Brême, Martha…).
Tel n’est pas le cas de Kroetz : si les statuts socioprofessionnels de ses personnages ne sont pas homogènes, il
s’en tient à la représentation des « petites gens », à ceux qu’il appelle aussi des « bêtes de somme » (die
ausgebeuteten Arbeitstieren), des « hommes de peu » (die kleinen Männer), ou encore « le prolétariat des
hommes privés de parole » (das Proletariat der Sprachlosen). Ces expressions marquent encore une fois le souci
de privilégier, en-deçà des grilles sociologiques répertoriées, le sort que réserve la société à une grande partie de
la population en la considérant exclusivement comme une force de production et de consommation et en la
privant des moyens (essentiellement linguistiques) qui lui permettraient de se dégager du regard social et de
contester le nivellement dont elle fait l’objet.

249
d’emblée de toute propriété intrinsèque (non seulement un statut, mais aussi une mémoire,
une culture, une langue…) pour ne le définir que de façon privative par rapport à un ailleurs et
un au-delà – les privilégiés – devenus le seul horizon de référence. C’est dire que cette
identité négative dont nous verrons qu’elle scelle la perméabilité des personnages aux
influences extérieures, aux modèles et aux valeurs de ce qu’ils n’identifient pas comme la
classe dominante, engage un processus indissociablement objectif et subjectif de
déqualification. Dessinant un plafond de verre relativement opaque quant aux critères qui en
fixent la hauteur et aux avantages auxquels il interdit l’accès, le terme de « sous-privilégiés »
désigne tout autant le phénomène de relégation par lequel la société intègre à son organisation
une certaine partie de la population tout en lui déniant le droit à une existence civile
pleinement reconnue que la façon, confuse et dégradante, dont ces hommes sans qualité se
représentent la place qu’ils y occupent : une place économiquement et symboliquement
résiduelle dont les effets se répercutent logiquement dans tous les aspects de leur vie,
professionnelle, domestique et psychique. Aussi est-ce à l’horizon de ce double phénomène
de dispersion (sous l’angle du statut social et des processus d’identification qu’il ne parvient
pas à produire à l’échelle collective) et d’homogénéisation (sous l’angle de la déqualification
et des troubles identitaires qu’elle génère à l’échelle individuelle) qu’il nous faut aborder la
crise du personnage dans les dramaturgies du quotidien ainsi que la façon dont l’exercice sans
extériorité du pouvoir le modèle, l’informe et se donne à voir à travers des effets
d’assujettissement qui font de lui un « sujet » éminemment paradoxal.

1. Regards sociaux, regards sur soi

a) Présentations liminaires

Si la nomenclature que nous avons dégagée – gens et petites gens, sous-privilégiés,


hommes de peu et bêtes de somme – manque de précision, les dramaturgies du quotidien ne
s’inscrivent pas moins dans une perspective réaliste qui dote les personnages de
déterminations concrètes et les éloigne des énonciateurs anonymes ou des silhouettes
évanescentes qui peuplent le théâtre contemporain. A recueillir les informations que nous
fournissent à la fois la présentation liminaire des personnages et les pièces elles-mêmes, ne
sommes-nous pas disposés « à authentifier dès l’abord [leur] appartenance à la réalité sociale
et historique, mais aussi à [les] situer au milieu de la société comme [des] individu[s] »9 ? De
Jules et Marie, la liste inaugurale de La Bonne vie nous annonce en effet d’emblée qu’il s’agit

9
Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne (1978), Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1994, chap. II « L’âge bourgeois : le personnage saisi par la réalité », p. 104.

250
de « l’homme. Ouvrier professionnel. 30 ans » et de « sa femme, employée de bureau. 29
ans »10. Ainsi pourvus d’un prénom, d’une situation professionnelle et familiale et même d’un
âge dont le degré de précision peut surprendre dans la mesure où rien, dans la pièce, ne
viendra le charger de signification, sinon, du coup, celle de garantir l’illusion référentielle à
l’adresse du seul lecteur, les personnages portent l’empreinte du réel et se voient placés au
cœur d’un réseau tout à fait conventionnel de conditions et de relations apparemment propice
à affermir leurs contours et à susciter « l’effet-personne »11 propre à toute dramaturgie du
reflet. Considérant à nouveaux frais cette présentation après avoir pris connaissance de la
pièce, on devient néanmoins plus attentif au léger tremblé qui entoure ces informations :
attentif au caractère commun des noms propres choisis par l’auteur et à l’absence de
patronyme qui, en bonne logique naturaliste, aurait dû compléter l’état civil des personnages,
les inscrire dans une lignée et fixer sur le papier ce nom – Professeur Nècepas, Charles Robert
Darwin, Humphrey Bogart, dit Boggy – qui manque à ce point de visibilité que Jules se refuse
à le transmettre, sinon en contrebande, en gravant ses initiales sur les pièces qu’il usine12 ;
attentif à la légère dissonance introduite par l’article défini – « l’homme » – qui prête au
personnage masculin une identité générique si vaste et indéterminée qu’elle irradie sur les
attributs censés le caractériser, de sorte qu’ils en viennent à sceller son amenuisement quand
on attendrait qu’ils lui donnent du relief13 ; attentif enfin, compte tenu du fait divers qui
conclut la pièce, aux échos que cette liste produit avec le signalement définitif auquel le
couple défunt serait susceptible d’être réduit dans les pages d’un journal et que la pièce et les
personnages eux-mêmes semblent précisément s’employer à démonter, à « faire fuir » (« Près
de Linz, Haute-Autriche, Franz M., trente et un ans, fourreur, a tué son épouse en
l’assommant pendant qu’elle dormait dans le lit conjugal »14).
C’est suggérer déjà que la caractérisation des personnages et la somme des
particularités auxquelles les dramaturges nous donnent accès peuvent échouer à les constituer
en « caractères », voire exacerber leur défaut d’identité. Plutôt que d’opposer la résurgence

10
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 69.
11
Nous empruntons ce terme à Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 109.
12
Notons que l’ablation du patronyme est un procédé distinctif que l’on trouve dans bien des listes inaugurales et
se prête tout particulièrement à une interprétation politique en termes d’économie de la visibilité, qu’il s’agisse
de dissocier les maîtres des domestiques (Dom Juan et Sganarelle, Bois-D’Enghien et Jean) ou les hommes des
femmes (Champbourcy et Léonida, Helmer Torvald et Nora).
13
A ce titre, on peut s’interroger sur le fait qu’« ouvrier professionnel » et « employée de bureau » désignent
moins des métiers que des catégories socioprofessionnelles proches de celles que répertorie l’INSEE dans ses
classifications les plus lâches. Ne pourrait-on considérer dès lors que les personnages sont ici présentés dans le
régime de lumière que leur réserve la société, les excluant comme individualités pleinement distinctes pour les
réintégrer comme agents sociaux dans une quadrillage purement fonctionnel ?
14
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 50.

251
anachronique du personnage tridimensionnel de l’ancien théâtre et les processus de
désubstantialisation auxquels les avant-gardes l’ont soumis, il convient donc, à la suite de
Jean-Pierre Sarrazac, de prendre acte de la « schize » du personnage quotidienniste :
D’où la schize du moi dramatique : le personnage des dramaturgies dites « du quotidien » s’impose à la
fois comme une personne concrète – pourvue, à l’encontre du personnage des dramaturgies dites « de
l’absurde », d’un état civil, d’une existence sociale et d’un métier – et comme un être fantomatique
atomisé et dépersonnalisé15.

S’agit-il seulement d’une tension entre deux pôles dramaturgiques ou faut-il considérer que
cette fissure trouve son origine à l’endroit même où le regard social, fixant des différences
individuelles pour mieux les maîtriser, se voit doté d’un pouvoir d’assignation qui lie
statutairement le sujet à lui-même et ne lui laisse d’autre alternative que l’adhérence ou
l’éclatement ? La façon dont Kroetz en vient parfois à assurer les présentations s’inscrit
encore plus nettement dans ce double mouvement de caractérisation/dépersonnalisation :
MARTHA, la tripière. Elle a entre 30 et 40 ans, cheveux sombres, assez laide, elle porte le plus souvent
un tablier de boucher.
OTTO, un ouvrier (ferronnier), dans les 40 ans, normal, taille moyenne16.

MARTHA. La femme, normale, dans les 40 ans, un peu forte, mais pas laide, très honnête et pratique.
OTTO. L’homme, lui aussi normal et dans les 40 ans, assez grand, maigre, aime fumer et boire, plutôt
nerveux, distrait, dans ses meilleurs moments, il est à peu près élégant17.

Face aux deux couples homonymes d’Une Affaire d’homme et de Mensch Meier, on ne peut
que constater l’étrange insistance que met le dramaturge à caractériser ses personnages par
leur normalité. Le traitement diffère toutefois d’une pièce à l’autre. Fortement individualisée
par sa profession, « la » tripière s’affirme d’abord par opposition à celui qui n’est jamais
qu’« un » ouvrier accessoirement spécialisé et semblerait pouvoir échapper à cette
normalisation si les traits distinctifs dont elle se voit ici pourvue ne lui étaient renvoyés,
durant toute la pièce, comme autant d’écarts et d’irrégularités par rapport à la norme incarnée
par Otto (« Une femme qui est bouchère est pas normale »18, « T’es pas normale, parce que
t’es seule et pas jolie »19). Une fois encore, la lecture rétrospective de ces listes permet de
cerner la fondamentale ambivalence de ce geste liminaire d’identification (et de l’article
défini dont on peine désormais à savoir s’il désigne un être singulier ou toute la classe à

15
Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1989, p. 107.
16
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme (1970), trad. fr. Daniel Girard, in Franz Xaver Kroetz, Travail à
domicile. Une Affaire d’homme. Train de ferme, op. cit., p. 42. Notons que le texte allemand, après avoir qualifié
Otto de « normal », se contente du terme « Durchschnitt » (« la moyenne »), dont il n’est aucunement certain
qu’il s’applique exclusivement à sa taille (Franz Xaver Kroetz, Männersache, in Franz Xaver Kroetz, Stücke I,
Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, « Suhrkamp Taschenbuch », 1989, p. 240).
17
Franz Xaver Kroetz, Mensch Meier, in Franz Xaver Kroetz, Stücke III, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag,
« Suhrkamp Taschenbuch », 1989, p. 350 – nous traduisons.
18
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 50.
19
Id., p. 55. Si nous envisageons ici les rapports de la norme et de la marge sous l’angle générique des « gens »,
ceux-ci devront être reconsidérés à l’aune spécifique de la différence sexuelle.

252
laquelle il appartient) : suggérant déjà l’enfermement du personnage dans un type sur lequel
toutes ses particularités seront susceptibles d’être indexées, le signalement de Martha porte le
sceau de l’interpellation sociale et annonce la dissolution de la scène intersubjective du
couple. Dans le deuxième exemple, en revanche, les deux personnages sont d’emblée associés
au titre de leur égale conformité à une norme commune dont la place inaugurale renforce
l’indétermination et qui a surtout pour inévitable effet de dévaluer la force singularisante des
attributs physiques et psychologiques qui suivent, devenus la somme décousue des petites
différences qui permettent d’élaborer une moyenne et que la moyenne permet en retour de
mesurer (« un peu », « très », « assez », « plutôt »). Précisons d’ailleurs que le patronyme dont
Otto se trouve doté par le titre de la pièce s’avère également inapte à le singulariser tant il est
répandu en Allemagne20. En fait, Mensch Meier offre un jeu de mot très difficilement
traduisible qui combine le recours à une interjection figée (dont les meilleurs équivalents, en
français, compte tenu du trouble de la nomination qu’elle implique, seraient « nom de
nom ! », « nom d’un petit bonhomme ! ») et la désignation du personnage principal
(« Mensch » n’a toutefois pas les mêmes connotations que le « Herr » attendu – « monsieur »,
mais aussi « le maître », « le propriétaire », en l’occurrence de son nom et de son identité – et
renvoie tout à la fois à « l’être humain » et à « la créature »). On le voit, la dialectique du
général et du particulier dont le personnage est habituellement le foyer est mise à mal (« Il lui
faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir
universel » synthétise Alain Robbe-Grillet dans une formule qui vaut tout autant pour la
tradition théâtrale que romanesque21) ; elle fait place au jeu clôturé de la norme et de la marge
sous le prisme unifiant d’un regard social que semble relayer le dramaturge dans ces
paratextes avant d’en suivre les effets déstructurants dans les pièces elles-mêmes.
Au titre de ces présentations liminaires, il convient enfin d’évoquer l’exemple
paroxystique de Concert à la carte et la description que fait Kroetz de Mademoiselle Rasch à
l’orée de la pièce (comme Madame Ruhsam dans Perspectives ultérieures, le personnage a
droit à un patronyme mais il semble que prévale toujours une forme de déséquilibre dans la
nomination qui mutile le sujet d’une part de lui-même et souligne, en ce cas précis, l’absence
d’interlocuteur suffisamment proche pour l’appeler par son prénom).
Mademoiselle Rasch est âgée de 40/45 ans ; cheveux noirs, taille 1, 55 environ, d’encore bonne
apparence, sauf les jambes qui sont assez fortes et font penser qu’elles sont atteintes d’hydropisie. Le
teint est basané, de cette couleur brune qu’on ne trouve ni saine, ni belle, mais qu’on dit être sale.

20
Ainsi la traduction québécoise d’Elizabeth Morf et Alain Fournier propose Mensch Meier – Monsieur Chose,
Montréal, VLB Editeur, 1991.
21
Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées » (1957), Pour un nouveau roman, Paris, Editions de
Minuit, coll. « Critique », 1963, p. 27.

253
Mademoiselle Rasch donne l’impression d’une femme plus soignée que la moyenne, grâce à quoi sa
laideur patente peut, non certes être complètement cachée, mais tout de même atténuée.
Avant tout, sa façon de s’habiller traduit le souci de choisir le classique et la bonne qualité. On voit
qu’elle dépense beaucoup pour cela. Professionnellement, mademoiselle Rasch est employée dans une
fabrique d’articles en papier. Elle est « préposée » aux enveloppes dans la section des fournitures de
bureau. Par ailleurs, nous sommes dans une petite ville et le salaire net mensuel de mademoiselle Rasch
s’élève à 615, 50 DM.
Du fait de sa virginité involontaire ou, ce qui revient au même, d’une longue continence sexuelle
involontaire, suite à une unique expérience amoureuse précoce, pénible et triste, mademoiselle Rasch
est particulièrement vulnérable à la publicité, donc à la consommation ; et dans la mesure où ses
moyens financiers le lui permettent, cela se voit nettement à son installation, sa toilette et au soin qu’elle
prend de sa personne22.

Après que son intérieur domestique a fait l’objet d’une présentation qui n’a eu d’autre effet
que d’en pointer l’impersonnalité et la décoration de catalogue, c’est le personnage lui-même
qui se trouve exposé sous les yeux du lecteur en vertu d’un dispositif narratif qui pousse
jusque dans ses dernières limites l’articulation de l’extrême caractérisation et de l’extrême
dépersonnalisation. Sur le modèle des rapports de police évoqués quelques pages auparavant,
le dramaturge-enquêteur arpente les lieux, scrute indifféremment le corps de la victime, son
habitat, ses papiers, et collecte les indices aptes à élaborer son profil, acculé à une focalisation
externe dont le silence de Mlle Rasch, toujours déjà morte, ne nous permettra pas de sortir
(ainsi des verbes utilisés – « faire penser », « donner l’impression », « traduire », « voir » –
qui donnent l’exacte mesure de la distance étrangement inquiétante que ménage cette
intrusion déceptive au plus près d’une intimité strictement limitée à des effets de surface).
Fournissant pléthore d’informations et de détails qu’un dialogue dramatique ne pourrait
donner, cette description circonstanciée ne laisse donc de nous fermer l’accès à l’intériorité de
Mlle Rasch et de nous signifier son éloignement. Ni Thérèse Raquin, ni Mme Smith, le
personnage de Kroetz s’évide à mesure qu’il s’individualise :
En fait, ce portrait détaillé et même ce nom – Rasch – sont des leurres. Ils ne conspirent pas à
« personnaliser » l’employée kroetzienne et à l’ériger en « caractère » de théâtre. Les nombreux indices
– sociaux, économiques, professionnels, physiques, voire anthropométriques – qu’ils contiennent ne
formeront pas sur la scène ce petit tas de secrets auquel on reconnaît, dit-on, une intériorité humaine
mais, au contraire, ils vont se répandre largement, comme une limaille, afin de dessiner le champ
magnétique d’un personnage pluriel. […] La pièce n’exploite pas la réduction d’un individu à la fiche
signalétique d’un rapport de police ; elle s’interroge sur les conditions qui rendent possible cette
assimilation. […] L’extrême particularité d’un individu et d’un corps – la note de Kroetz sur Mlle Rasch
mêle les informations du médecin légiste à celle du policier – renvoie à la généralité d’une condition
sociale23.

Or l’émergence de ce « personnage pluriel » dont les traits saillants ne paraissent tels qu’à la
lumière des caractéristiques statistiquement pertinentes qui permettent de lui attribuer une
position dans un ensemble plus vaste trouve des échos manifestes dans l’analyse foucaldienne

22
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte (1972), trad. fr. Ruth Henry et Robert Valançay, in Franz Xaver
Kroetz, Haute-Autriche, Meilleurs souvenirs de Grado, Concert à la carte, op. cit., pp. 89-90.
23
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 89-90.

254
des techniques disciplinaires qui ont précisément en propre d’associer la connaissance de plus
en plus fine de l’individualité et la mise en série ordonnée des multiplicités. Ainsi des
procédures essentielles que constituent l’examen et « ces petites techniques de notation,
d’enregistrement, de constitution de dossiers, de mises en colonnes et en tableaux […] qui ont
permis le déblocage épistémologique des sciences de l’individu » :
Grâce à tout cet appareil d’écriture qui l’accompagne, l’examen ouvre deux possibilités qui sont
corrélatives : la constitution de l’individu comme objet descriptible, analysable, non point cependant
pour le réduire en traits « spécifiques » comme le font les naturalistes à propos des êtres vivants ; mais
pour le maintenir dans ses traits singuliers, dans son évolution particulière, dans ses aptitudes et
capacités propres, sous le regard d’un savoir permanent ; et d’autre part la constitution d’un système
comparatif qui permet la mesure de phénomènes globaux, la description de groupes, la caractérisation
de faits collectifs, l’estimation des écarts des individus les uns par rapport aux autres, leur répartition
dans une « population »24.

Feignant de reproduire cet « appareil d’écriture », Kroetz assure la synthèse entre ces deux
pôles pour mieux en questionner les postulats et les effets sur le personnage assujetti.
Précisons ici que, de tous nos auteurs, Michel Vinaver est certainement celui qui se
montre le plus attentif aux nouveaux avatars de cet appareil d’écriture, qu’il s’agisse de
l’envisager à travers l’évolution des stratégies de marketing (enquêtes d’opinion, sondages et
études des cibles de vente dans Par-dessus bord25), à travers celle des techniques de
management et de recrutement (le tableau à entrées multiples, professionnelle et
biographique, psychologique et psychanalytique, comportementaliste et physiognomonique de
La Demande d’emploi26) ou encore le développement des sciences statistiques et de
l’informatique dont le dramaturge explore les répercussions dans le monde du travail comme
dans la vie privée : dans Les Travaux et les jours, les demandes de la clientèle que traite le

24
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 223.
25
Entre autres exemples, cf. Michel Vinaver, Par-dessus bord, op. cit., pp. 470-472 : « PANAFIEU. Nous sommes
partis du postulat que nous pénétrerions en priorité les utilisateurs actuels d’un papier toilette plutôt que les
utilisateurs d’un papier journal […] Ce consommateur a un problème […] C’est que le papier toilette qu’il utilise
est un papier inodore incolore en outre râpeux et par conséquent douloureux […] Nous avons segmenté la
population visée suivant le degré de conscience du problème ce qui nous a conduits à déterminer cinq familles de
consommateurs allant de la non-conscience totale à la conscience totale en passant par la conscience innocente la
conscience coupable et la conscience incomplète […] Pour le non-conscient total […] Il n’y a pas de problème
ergo il n’y a pas d’intérêt pour le produit ergo l’approche créative consistera à créer le problème en affirmant à
notre consommateur qu’il est malheureux et en lui expliquant pourquoi […] Le conscient innocent est celui qui
connaît les limitations du papier qu’il utilise mais qui considère ces limites comme allant de soi donc vis-à-vis de
lui la création devra être épiphanique c’est-à-dire procéder dans le cadre d’une annonciation… ». Soulignons
l’ironie de ce passage qui associe la logique commerciale à celle du propagandiste militant, s’agissant de
segmenter la population en fonction de la conscience plus ou moins grande qu’elle a d’un problème dans le but
d’élaborer des discours susceptibles de la déciller et de la guider vers la solution.
26
Entre autres assertions de Wallace au cours de l’entretien : « Né il y a quarante-trois ans à Madagascar d’un
père médecin militaire et d’une mère sans profession tous deux décédés marié un enfant votre dernier emploi est
directeur des ventes aux établissements Bergognan vous n’avez pas de titres universitaires » (Michel Vinaver, La
Demande d’emploi, op. cit., p. 62), « Vous êtes un être profondément satisfait » (p. 35), « Vous ne vous êtes
jamais consolé de la mort de votre fils » (p. 65), « vous semblez mastiquer quelque chose » (p. 87), « vous êtes
un homme volontaire vous allez de l’avant mâchoire en avant » (p. 35).

255
Service Après-Vente font l’objet d’une analyse qui aboutit à la distinction de « soixante-
quatre situations différentes », renvoyant elles-mêmes à « soixante-quatre lettres pré-
rédigées », de sorte qu’une seule employée reste nécessaire pour répondre au « vingt pour
cent » de « cas particuliers » échappant à cette nomenclature27 ; dans Dissident, il va sans
dire, non seulement Hélène, employée aux statistiques, voit son poste menacé par
l’informatisation de sa fonction, mais c’est aux services eux-mêmes informatisés d’une
agence matrimoniale qu’elle recourt pour trouver un compagnon : « il correspond bien à ce
que j’avais demandé […] Il aime les idées les livres les promenades à pied à la campagne […]
Alors peut-être j’ai mal décrit à l’ordinateur ce qu’il me fallait »28. Dans tous ces exemples,
nous retrouvons la double polarité que nous avons mentionnée : les techniques de « mises en
colonnes et en tableaux » instaurent des distinctions extrêmement fines entre les individus en
même temps qu’elles les agencent les uns aux autres sous un prisme globalisant qui tend à les
ériger en « cas »29 et participe à leur dépersonnalisation. « Ce que » la machine enregistre ne
saurait en effet valoir pour un « qui », comme l’atteste l’échec de la rencontre entre Hélène et
son prétendant anonyme, pourtant rigoureusement conforme au portrait-robot dessiné. Cette
tension entre le « que » et le « qui » se voit thématisée par les personnages eux-mêmes dans le
cadre d’un long dialogue des Voisins, opposant Blason et Laheu :
BLASON. […] Mais je parcours régulièrement une vingtaine de revues professionnelles les publications
de toutes les plus importantes professions ce qui fait que dans mon métier je sais généralement à qui je
parle un inconnu arrive à l’avance je connais son problème
Les statistiques je n’ai pas besoin de les regarder deux fois
[…] Les pourcentages me collent à la peau
[…] Laheu tu vois par exemple
Eh bien pour Laheu les statistiques c’est une plaie il a horreur de ça il dit
Les chiffres sucent la vie des choses
Un silence.
LAHEU. Blason pour lui les choses commencent à vivre quand il les met dans des colonnes
Elles n’ont pas de réalité pour lui autrement
BLASON. Prends Laheu
Laheu ne s’intéresse à une chose que si elle est unique
Mais ça n’existe pas une chose unique
Les choses n’existent que parce qu’elles forment des séries […]
LAHEU. Ah mais ça n’est pas croyable
Pour qu’il s’intéresse à quelque chose il faut que cette chose n’existe plus en elle-même qu’elle soit
dissoute dans la bouillie des grands nombres
BLASON. Un cas particulier n’est qu’un cas particulier
LAHEU. Une moyenne ce n’est plus rien30

27
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, Paris, L’Arche, 1979, pp. 62-63.
28
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, in Michel Vinaver, Théâtre de chambre, op. cit., p. 24.
29
Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 224 : « L’examen, entouré de toutes ces techniques
documentaires, fait de chaque individu un “cas” : un cas qui tout à la fois constitue un objet pour une
connaissance et une prise pour un pouvoir. Le cas, ce n’est plus, comme dans la casuistique ou la jurisprudence,
un ensemble de circonstances qualifiant un acte et pouvant modifier l’application d’une règle, c’est l’individu tel
qu’on peut le décrire, le jauger, le mesurer, le comparer à d’autres et cela dans son individualité même ; et c’est
aussi l’individu qu’on a à dresser ou redresser, qu’on a à classer, à normaliser, à exclure, etc… ».
30
Michel Vinaver, Les Voisins, op. cit., pp. 461-462.

256
Aporétique, le débat achoppe sur des sentences trop creuses pour être contradictoires, d’autant
que Blason, spécialiste ès assurances (et ès certitudes), s’avère obnubilé par ce qui pourrait
échapper à ses prévisions et verra ses thèses douloureusement démenties par le surgissement
du cambriolage, tandis que Laheu, épris d’unicité, abuse de vérités générales et ne laisse
d’évoquer son compère à la troisième personne sur un mode bien peu propice à révéler la
singularité de son caractère. Chacun semble en fait se conformer avec zèle au rôle que l’autre
lui assigne dans le cadre d’un duo bien rôdé où les différences individuelles ne « commencent
à vivre » qu’à partir de leur mise en contact et des effets de symétrie et d’antagonisme qu’elle
génère. Entre le particulier et le général, entre le mémorable et le calculable, Vinaver ne nous
permet pas de choisir, préférant poser la question de l’individu (et du personnage) en termes
d’adhésion et d’écart par rapport aux différents discours qui sont tenus sur lui et qui tentent
d’en fixer les attributions31.

b) Personnages en quête d’emploi

Au moins un tel débat montre-t-il que le réel est indissociable du regard qu’on lui
porte, de l’intérêt qu’on lui prête et des découpes qu’on y opère pour le faire « exister ». Nous
étant tenu jusqu’à présent au seuil des pièces ou, du moins, à distance des personnages, à
l’endroit où ceux-ci sont encore légitimement réductibles à leurs fiches signalétiques ou aux
tableaux typologiques où on tente de les enfermer, il nous faut donc voir comment cette
réduction fonctionne dans le détail des écritures et s’avère subjectivement performative. A cet
égard, La Demande d’emploi s’offre comme une pièce à la fois atypique par son dispositif et
exemplaire par les effets qu’elle pointe : dotée d’une fonction structurante, l’entretien dont
Wallace nous rappelle à juste titre qu’il « se rapproche de l’acte créateur »32 empêche
définitivement d’opérer une nette distinction entre le regardant et le regardé, l’intervieweur et
l’interviewé, et procède, sous nos yeux, à un double processus d’assujettissement qui articule
étroitement la subordination du candidat au pouvoir (à Wallace, à l’entreprise qu’il représente,
au système qu’il incarne) et sa constitution comme sujet par ce pouvoir33. Autorisons-nous,

31
Ajoutons que Vinaver n’a jamais cessé de questionner le fonctionnement, les enjeux et les effets de cet
« appareil d’écriture » comme l’attestent ses pièces plus récentes, Portrait d’une femme (1986) et L’Emission de
télévision (1990), et l’intérêt qu’elles portent aux procédures spécifiques d’enregistrement, d’individualisation et
de dépersonnalisation, des machines judiciaire et médiatique.
32
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 43.
33
Rappelons cette définition foucaldienne : « Il y a deux sens au mot “sujet” : sujet soumis à l’autre par le
contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans
les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit » – Michel Foucault, « Le sujet et le
pouvoir » (1982), Dits et écrits, vol. 4, op. cit., p. 227. En opérant une telle distinction, Foucault n’oppose pas un
sujet dépossédé de lui-même, aliénant sa propre subjectivité au pouvoir discrétionnaire d’un maître, d’une classe

257
sous cet angle, un rapprochement entre le personnage de Woyzeck et celui de Fage, tous deux
pris dans les mailles extrêmement serrées de l’appareil d’écriture que nous avons évoqué :
WOYZECK. (sort un papier) Friedrich Johann Franz Woyzeck, fusilier assermenté au 2e régiment, 2e
bataillon, 4e compagnie, né le jour de l’Annonciation, j’ai aujourd’hui, 20 juillet, 30 ans, 7 mois et 12
jours34.

WALLACE. Vous êtes né le 14 juin 1927 à Madagascar […] Vous pesez


FAGE. Soixante-sept kilos
WALLACE. Pour une taille de
FAGE. Un mètre soixante et onze marié un seul enfant une fille de seize ans dix-sept ans bientôt35

Il est aisé de constater combien les institutions, militaire ou économique, portent un regard
réducteur sur l’individu. Nom, âge, poids, taille… autant de signes qui distinguent sans
personnaliser, qui quantifient sans qualifier. L’identité ainsi constituée passe par le
nivellement ; la différenciation est prise dans un ensemble homogénéisant de dénominateurs
communs : inscription de Woyzeck dans le quadrillage de l’organisation militaire, inscription
de Fage dans les grilles du questionnaire auxquelles le recruteur soumet tous ses candidats.
Mais nous frappe surtout, dans ces deux extraits, la façon dont le personnage participe
activement à sa propre « mise en fiche » : Woyzeck passe sans solution de continuité de la
facture impersonnelle du livret matricule à sa propre voix qui vient le compléter avec le même
souci de précision ; Fage devance les questions de Wallace et se charge d’ajouter à la
description morphologique qui lui est expressément demandée des renseignements sur son
état civil. Moment surprenant où le personnage assure lui-même son identification et fait
corps avec son signalement là où on attendrait que la première personne nous ouvre l’accès
d’un territoire inédit sur lequel la troisième personne aurait échoué à avoir prise : chacun
relaie le discours objectivant qui est porté sur lui jusqu’à se traiter lui-même comme un objet ;
le regard social informe le regard sur soi et s’y incorpore, sans ménager le moindre écart entre
les formes de l’interpellation (« Friedrich Johann Woyzeck », « vous ») et celles de la
présentation de soi (parfaite suture entre le « il » et le « je » chez Büchner, dissolution totale
de la première personne chez Vinaver). Il n’y a donc pas conflit entre un système et un
individu cherchant à faire prévaloir son unicité contre des normes imposées de l’extérieur.

ou d’un ordre, et un sujet autonome redevenu le centre authentique de lui-même dès lors qu’il a quitté la scène
intersubjective ou sociale de la domination. Au contraire, il articule, sous le prisme de la « soumission » et de
l’« attachement », deux formes indissociables d’assujettissement comme subordination du sujet à un pouvoir et
formation du sujet lui-même par ce pouvoir. Or cette articulation nous semble au cœur de La Demande d’emploi.
34
Georg Büchner, Woyzeck, op. cit., p. 43.
35
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 10. Rappelons la liste inaugurale de la pièce : « WALLACE,
directeur de recrutement des cadres CIVA. / FAGE. / LOUISE, sa femme. / NATHALIE, leur fille » (id., p. 8). Outre
le fait qu’elle en dit beaucoup sur le mode de construction de La Demande d’emploi (l’articulation des scènes
publique et privée, l’inscription ubiquiste de Fage au cœur de ces deux réseaux), cette liste a également ceci
d’intéressant qu’elle souligne, en creux, l’état de vacance du personnage principal.

258
C’est à travers ces normes que l’individu se perçoit, faisant émerger un personnage
dramatique radicalement éloigné du personnage traditionnel : personnage traversé, à la fois
sujet et objet de son propre regard, de sa propre parole, à la fois parlant et parlé.
Cette absence de conflictualité externe que rend manifeste la dimension chorale de ces
répliques (avec ou sans interlocuteur, la parole intègre plusieurs voix et les fait concorder)
doit être rapportée à la force intrusive du regard social porté sur ces personnages. De fait, le
pouvoir d’assignation d’un tel fichage ne serait guère compréhensible s’il permettait, comme
cela semble encore le cas ici, d’opposer la caractérisation sérielle de la carte
d’immatriculation et des singularités vouées à échapper à sa sommaire nomenclature. La
réduction opérée par le processus d’objectivation n’est subjectivement efficace que dans
l’exacte mesure où ce processus entend appréhender « l’homme tout entier »36 et cherche à en
cerner les moindres irrégularités. Si nous passons, d’une pièce à l’autre, de l’arsenal des
sciences positivistes du XIXème siècle à celui des techniques de recrutement élaborées à l’orée
des années soixante-dix, Woyzeck et Fage ne se voient pas moins inscrits au cœur de
procédures fort similaires qui visent à consigner dans leurs grilles chacun de leurs
frémissements (rigidité des muscles de la face et aberratio mentalis partialis « très joliment
caractérisée » chez le premier, accidents de parcours professionnel et personnel, tic
masticatoire et « faculté d’encaisser les coups » chez le second) et participent au « devenir-
cas » du personnage37. Une fois ces convergences soulignées, il faut néanmoins pointer la
façon dont Vinaver, dès 1971, a su capter les linéaments de ce que Luc Boltanski et Eve
Chiapello désigneront dans les années quatre-vingt-dix comme Le Nouvel esprit du
capitalisme, opposant l’ère de la robotisation déshumanisante à l’humanisme foncièrement
ambigu d’un système qui entend désormais pénétrer « dans l’intériorité des personnes » pour
en exploiter toutes les ressources :
Plus généralement, en mettant l’accent sur la polyvalence, la flexibilité de l’emploi, l’aptitude à
apprendre et à s’adapter à de nouvelles fonctions plutôt que sur la possession d’un métier et sur les
qualifications acquises, mais aussi sur les capacités d’engagement, de communication, sur les qualités
relationnelles, le néomanagement se tourne vers ce qu’on appelle de plus en plus souvent le « savoir-
être », par opposition au « savoir » et au « savoir-faire ». […] [Ceux] d’entre ces nouveaux dispositifs
qui sont justifiés non seulement par la diminution des coûts salariaux et par les gains de productivité

36
Id., p. 65.
37
Ce « devenir-cas » est mis en valeur dans les deux pièces à travers les formes de l’interlocution : Woyzeck est
régulièrement désigné par la troisième personne dans ses dialogues avec le Docteur et le Capitaine (« Il est un
cas intéressant, sujet Woyzeck, il va avoir une augmentation » in Georg Büchner, Woyzeck, op. cit., p. 33) ;
Fage, lui, est évoqué à la deuxième personne, mais ce mode de désignation marque également l’asymétrie d’une
relation sujet/objet : prérogative presque exclusive du recruteur, le pronom « vous » se voit associé à des énoncés
prédicatifs qui caractérisent Fage ainsi qu’à des commentaires qui court-circuitent toute relation intersubjective
en intégrant immédiatement les répliques de ce dernier dans le processus d’objectivation de l’entretien (« C’est
intéressant chez vous cette passivité […] vous êtes d’un naturel plutôt courageux […] vous avez quelque chose
d’infantile… » in Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., pp. 52-53).

259
qu’ils procurent, mais aussi par l’intention de rompre avec les formes taylorisées du travail, considérées
à juste titre comme inhumaines […] sont, sous ce rapport, particulièrement ambigus. La taylorisation du
travail consiste bien à traiter des hommes comme des machines. Mais le caractère rudimentaire des
méthodes mises en œuvre, précisément parce qu’elles sont de l’ordre de la robotisation des hommes, ne
permet pas de mettre directement au service de la recherche du profit les propriétés les plus humaines
des êtres humains, leur affect, leur sens moral, leur honneur, leur capacité d’invention. A l’inverse, les
nouveaux dispositifs, qui réclament un engagement plus complet et qui prennent appui sur une
ergonomie plus sophistiquée, intégrant les apports de la psychologie postbéhavioriste et des sciences
cognitives, précisément, d’une certaine façon, parce qu’ils sont plus humains, pénètrent aussi plus
profondément dans l’intériorité des personnes, dont on attend qu’elles se « donnent » – comme on dit –
à leur travail et rendent possible une instrumentalisation des hommes dans ce qu’ils ont de proprement
humain38.

De ce privilège du « savoir-être » sur le « savoir-faire », témoigne l’intégralité de l’entretien.


Si nous avons antérieurement pointé le phénomène de pénétration qui place la vie privée de
Fage et ses dialogues avec Louise et Nathalie sous le regard et l’influence de sa situation
professionnelle, il faut en effet leur associer le phénomène de pénétration à la fois inverse et
complémentaire par lequel la vie privée de Fage, ses traumatismes intimes et ses rapports
familiaux, mais aussi ses hobbies, ses manies, les lieux où il part en vacances ou encore
l’heure à laquelle il se lève, trouvent dûment leur place dans l’entretien d’embauche pour
devenir objet de discours et de prise.
WALLACE. Votre vie privée […]
Je veux être bien précis elle ne nous concerne pas […]
Autrement que par l’incidence qu’elle peut avoir sur votre activité professionnelle […]
Si nous tenons à en avoir un aperçu si par exemple il nous importe de savoir que le candidat a une vie
privée turbulente ou au contraire rangée […]
Mais ça n’implique aucune exclusive a priori je ne disqualifie pas le don juan celui qu’on appelle
vulgairement le baiseur […]
Ni l’impuissant ni du reste j’ai embauché le mois dernier un homosexuel […]
Il s’agissait d’un poste de confiance mais son homosexualité déclarée entrait dans une structure
dynamique dans laquelle les tensions s’équilibraient harmoniquement inversement je me méfie souvent
de l’individu normal […]
L’individu normal est souvent un refoulé dont les énergies s’épuisent dans des batailles toujours
recommencées au niveau du subconscient […]
Souvent chez lui se tapissent les angoisses les moins maîtrisables […]
Le névrosé je ne parle pas du psychopathe […]
Vous vous considérez comme un homme normal ?39

« Aucune exclusive a priori » feint de rassurer Wallace : considérées isolément, les


informations recueillies n’ont pas de valeur discriminante et doivent être recoupées les unes
avec les autres pour constituer un « profil »40 permettant de statuer sur la capacité du candidat
à s’insérer dans l’entreprise, son aptitude non tant à exercer son métier qu’à intégrer le
« cadre » qui lui est réservé – terme dont il est certain que Vinaver apprécie la polysémie. Or
ce cadre s’avère particulièrement ambivalent :

38
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 1999,
pp. 151-152.
39
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., pp. 69-71.
40
Id., p. 61 : « J’entre vos choix sur cette grille cela aboutit à un profil qui permet certains recoupements ».

260
WALLACE. Nous cherchons une personnalité qui soit […] particulièrement dynamique […]
La combinaison d’un réel dynamisme et d’une personnalité intensément créatrice
FAGE. Oui vous avez besoin de quelqu’un qui soit une turbine à idées pas un imitateur mais un initiateur
eh bien ça correspond assez à qui je suis
WALLACE. Comprenez-moi bien il ne suffit pas d’engendrer des idées
FAGE. Il faut les réaliser
WALLACE. Pas seulement ça monsieur Fage il faut un sens de l’entreprise à partir de quoi les idées
qu’on peut avoir s’orientent d’une façon spécifique […]
Et s’organisent suivant un certain schéma41.

Wallace ne recherche ni un être d’exception capable de transcender sa fonction, ni un quidam


assez indifférencié pour pouvoir docilement s’y tenir. Entre l’« initiateur » et l’« imitateur »,
l’autonomie directrice de la (trop) forte personnalité et la soumission (excessivement) grégaire
de l’homme du commun, CIVA est en quête d’une individualité sur mesure, d’un cadre
suffisamment modelé pour se conformer aux règles du jeu sans avoir à les lui rappeler,
suffisamment modelable pour pouvoir s’adapter à toute situation, aux fluctuations incessantes
du marché comme à celles du management. Tout l’entretien se place ainsi sous la tutelle de
ces deux injonctions tout à fait cohérentes du point de vue des ressources humaines mais très
difficilement tenables à l’échelle individuelle, enserrant Fage dans un double bind oppressant
que met au jour la question délicate de la démission, signe contradictoire d’« exigence
morale » (défend le candidat) et de « rigidité » (objecte le recruteur), et que synthétise avec
efficacité le questionnaire bipolaire du morceau 17 : « Entre ces deux choses à laquelle vous
identifiez-vous plus volontiers […] Un léopard une abeille […] Un vase un tapis […] Une
foule un désert […] La perversité la médiocrité »42. Entre déviance avouée et normalité
suspecte, Fage a raison de dénoncer le piège que lui tend cette dernière alternative ; encore ne
saura-t-il jamais décoder la place que ses choix fortement encadrés lui attribueront dans le
tableau sans dehors où il consent, somme toute, à se voir épinglé (redressement de l’homme-
léopard par l’homme-foule ? aggravation de l’homme-tapis par l’homme-médiocrité ?).
Mais ce qui nous importe essentiellement dans ce dispositif, c’est la façon dont il
donne une portée vertigineuse au paradoxe que nous avons liminairement exposé pour en faire
le principe « organisateur » de la pièce. En effet, l’émiettement du personnage ne cesse de
s’accroître à mesure que se déploie l’enquête de personnalité dont il fait l’objet. Plus nous
disposons d’informations à son sujet, plus s’éloigne la possibilité de dire « qui » il est : en
vertu d’un processus de transfert qui place chacune de ses particularités sous le faisceau
constituant d’une lumière panoptique, le personnage, loin de gagner en consistance, accède à
la transparence. Il s’amenuise et se disperse sous l’effet d’une force centrifuge que redouble la

41
Id., pp. 14-15.
42
Id., pp. 57-61.

261
fable en « concluant » sur sa disparition, moment auquel Vinaver fait précisément
correspondre la résurgence – bouffée délirante ou effluve remémorative ? – de la partition
codifiée du cadre en exercice jouant pleinement son rôle43. Ce phénomène de désintégration
est d’autant plus fort que les paroles de Fage ne jouissent aucunement d’un statut privilégié
susceptible de nous livrer « sa » vérité. Ni dedans, ni dehors, insiste Vinaver : il n’est aucun
abri, chez soi ou en soi, aucune « intégrité » possible. Comme nous l’avons déjà mentionné, la
construction de la pièce ne permet pas d’opposer terme à terme l’espace domestique
(authentique) et l’espace professionnel (inauthentique). Concernant le personnage principal,
cela empêche de dissocier l’individu privé et l’individu public, Fage tel qu’en lui-même,
inscrit dans l’intimité protectrice d’un cocon familial censé le dispenser de tout effort d’auto-
représentation, et Fage tel que la société le constitue, pris dans les rets d’un entretien
d’embauche l’obligeant à jouer un rôle de composition scrupuleusement réfléchi. Non
seulement « mari » et « père » constituent des rôles aussi contraignants que ceux de « cadre »
et de « demandeur d’emploi » à en juger par les regards scrutateurs et les sollicitations
pressantes de Louise et Nathalie, mais Fage adhère bien trop à ces différents rôles pour qu’on
les considère comme de simples masques dont il pourrait se débarrasser sans y laisser sa peau.
En fait, la parcellisation des dialogues nous prive même de la possibilité de recourir à quelque
schème parasitaire qui continuerait de distinguer l’intérieur et l’extérieur, le propre et
l’étranger, à l’échelle intrasubjective du personnage : l’atomisation de la pièce va de pair avec
celle de Fage et l’impossible élaboration, fût-elle laissée à la création imaginaire du lecteur-
spectateur, d’un noyau dur susceptible de s’extraire des multiples discours qui sont portés sur
lui. D’où l’hypothèse, non avérée, non démentie, mais scéniquement féconde, que nous
serions toujours déjà dans l’espace mental de Fage44, espace-carrefour qui échappe à
l’architecture structurée de la conscience s’exposant par le monologue introspectif et qui
constitue le sujet en zone plus ou moins turbulente, toujours polyphonique, de contact, de
circulation et de friction entre des discours, des lieux et des temps supposés hétérogènes.

43
Id., pp. 98-99 : « FAGE. Ce dossier mademoiselle vite je suis attendu en salle de conférence eh bien mon petit
ça vient ? / […] A cette lettre vous répondrez que non point à la ligne notre société a déjà pris les contacts au
niveau le plus élevé / […] Un risque ? Oui mais qui peut se calculer / […] L’opération pourrait rapporter un
profit non négligeable ». Nous reviendrons sur cette disparition et sur la façon dont elle résiste, malgré tout, aux
entreprises de catégorisation menées tout au long de la pièce dans notre partie consacrée au fait divers.
44
Cf. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III, op. cit., pp. 51-52 : « Le dialogue contemporain n’hésite pas à violer
les lois coutumières de la communication et à juxtaposer des énoncés qui ne se répondent pas, qui sont comme
des aérolithes tombés de bouches sans destinataire ou dont le destinataire n’est pas physiquement présent.
Situation de non-communication, ou présence de voix isolées dans la solitude d’une conscience. Un exemple
parlant : La Demande d’emploi de Vinaver […]. Ici la juxtaposition, irrationnelle, est la figure de l’anarchie
effrayante qui règne dans la conscience du héros : figure parlante d’une intériorité éclatée. L’échange parlé, non
réaliste, impossible, figure comme la métaphore de ce qui ne peut être vu, ni même pensé : un psychisme ».

262
L’assujettissement prend donc ici la forme d’un attachement à soi-même tel que la
société en détermine les attributions et apparaît sous un jour d’autant plus critique qu’il
s’exprime à travers les déflagrations provoquées par une perte d’« emploi » dont il faut
entendre toutes les connotations, professionnelles (un travail), existentielles (une place) et
théâtrales (un rôle). A ce titre, la configuration offerte par le chômage dans La Demande
d’emploi est assez proche de celle de la retraite dans Loin d’Hagondange, si ce n’est que
Georges, définitivement retranché de l’appareil de production, l’est aussi de toute forme de
rapport explicite et immédiat de subordination et se trouve livré à un état de vacance dont on
pourrait attendre qu’il le libère des forces injonctives de l’interpellation sociale et lui
permette, en toute autonomie, d’affirmer ou de réinventer son identité. « Puisque toute
qualification est une limitation, ne peut-on supposer qu’en se disqualifiant l’individu gagne en
ouverture sur le monde ? »45 demande Simone de Beauvoir – avec une feinte ingénuité – dans
l’ouvrage qu’elle consacre à La Vieillesse en 1970. Seconde vie dégagée des impératifs, des
attentes et des sollicitations qui pèsent tout autant sur le travailleur que sur le chômeur, la
retraite est en effet ouverte à tous les théâtres et c’est au personnage que semble échoir le
choix du rôle qu’il y jouera, d’autant que celui de l’ouvrier métallurgiste, à rebours des
marges de manœuvre et d’improvisation réservées au cadre, paraît trop limité pour susciter la
nostalgie ou la crispation identitaire. Reste que de tels présupposés négligent la puissance
dépréciative d’un statut essentiellement négatif – « GEORGES, retraité, 68 ans »46 – qui
s’inscrit dans un réseau binaire d’oppositions, actif/passif, dedans/dehors, et cantonne
l’individu à la place qu’il occupe dans le champ des forces, vives ou inertes, de la production.
C’est ce que souligne d’emblée le titre de la pièce (le lieu qu’habite notre retraité n’est pas
localisable en lui-même et convoque une géographie symbolique hautement ségrégative –
Hagondange / loin d’Hagondange – dont le complexe sidérurgique de la commune lorraine où
Georges a travaillé toute sa vie constitue le seul étalon). C’est ce que souligne également la
citation de Jean-Paul Sartre mise en exergue par Wenzel :
Ce qui fait vieillir les gens, c’est d’une part, bien sûr, la lente dégradation du corps, et d’autre part le fait
que l’on traite les hommes, dans nos sociétés, en fonction de leur puissance de travail, et de rien d’autre.
Un ouvrier, au fond, dès le départ, on prend ses dispositions pour le traiter plus tard en vieux : on ne
s’intéresse qu’à son pouvoir de produire, en dehors de cela rien. […] Un vieillard c’est un type qui a été
déformé depuis l’enfance, et pour le profit, et puis, à la fin de sa vie, il découvre sa mutilation, ce qui
hâte sa mort47.

45
Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1970, p. 472.
46
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 14.
47
Jean-Paul Sartre, in Philippe Gavi, Jean-Paul Sartre et Pierre Victor, On a raison de se révolter, Paris,
Gallimard, coll. « La France sauvage », 1974. Comme la femme, l’enfant et l’étranger, le vieux s’offre comme
une figure superlative de la relégation sociale, ce que semble attester la récurrence de cette figure dans les pièces

263
En fait d’Eden ouvert à la pleine jouissance d’un « repos bien mérité » et à la libre invention
de son emploi du temps, la retraite apparaît comme une anti-chambre de la mort. Privé du
regard social, le personnage ostracisé est privé de lui-même : « Ce n’est pas parce que je suis
à la retraite que je vais m’arrêter – je ne suis pas mort encore… Vous voulez tous m’enterrer,
j’aurai vécu tout cela pour rien… »48. Dans une société qui érige le travail en signe exclusif de
reconnaissance, s’arrêter de travailler revient d’ores et déjà à s’absenter du monde, à vivre
« pour rien » en attendant de ne plus vivre du tout :
Arrachés à leur milieu professionnel, les retraités doivent changer leur emploi du temps et toutes leurs
habitudes. Le sentiment de dévaluation, commun à la plupart des gens âgés, s’exaspère chez eux. En
effet, non seulement ils touchent beaucoup moins d’argent qu’avant ; mais ce qu’ils touchent, ils ne le
gagnent plus. […] C’est par son occupation et son salaire que l’homme définit son identité ; il la perd en
se retirant ; un ancien mécanicien n’est plus un mécanicien : il n’est rien. « Le rôle du retraité, dit
Burgess, c’est de n’en plus avoir. » C’est donc perdre sa place dans la société, perdre sa dignité et
presque sa réalité49.

De nombreux psychiatres insistent sur cette « faiblesse de l’identification » qui domine la personnalité
névrotique. Or, une des difficultés majeures de l’homme âgé, c’est précisément de garder le sentiment
de son identité. Le fait même de se savoir vieux le transforme en un autre dont il n’arrive pas à réaliser
pour soi l’existence. D’autre part, il a perdu sa qualification et son rôle social : il ne se définit plus par
rien, il ne sait plus qui il est50.

Au retour quotidien du même par lequel Marie occupe son temps, en colmate les
brèches et conjure une échéance mortelle à laquelle plusieurs indices – rillettes périmées,
assiettes ébréchées, chauffe-eau en panne – ne laissent de nous renvoyer, Georges oppose le
retour au passé et à la seule activité qui, à ses yeux, puisse donner sens au temps qui passe et
lui permettre de « garder le sentiment de son identité » : le travail. Soulignons toutefois que la
remise en cause de l’horizon émancipateur que la retraite est censée dégager ne saurait être
tributaire de la seule valorisation idéologique d’un travail hypostasié, c’est-à-dire abstrait de
toute détermination concrète. Dans ce cas, il n’y aurait en effet pas lieu de distinguer entre la
déqualification de l’ancien ouvrier et celle de l’ancien professeur et cette indifférenciation,
maintenant la possibilité d’interpréter la pièce sous le registre humaniste d’une vieillesse
universellement partagée, nous laisserait finalement peu de raisons de nous révolter, sinon
contre l’absence d’accompagnement de l’individu brutalement confronté à sa finitude dès lors
qu’il est dépossédé de ses attributs sociaux51. Non seulement la béance identitaire qu’entraîne

des années soixante-dix. Outre Loin d’Hagondange, mentionnons Pépé (Théâtre de l’Aquarium), Perspectives
ultérieures… (Kroetz) et Entre chien et loup (Lemahieu).
48
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 42.
49
Simone de Beauvoir, La Vieillesse, op. cit., pp. 283-284.
50
Id., p. 519.
51
Jean-Paul Wenzel s’est régulièrement défendu contre une telle interprétation. Sur ce sujet, voir Jean-Paul
Wenzel et Claudine Fiévet, « Cette maladie, la normalité », art. cité, p. 89 : « C.F. – On peut donner un exemple :
à Potigny, une petite ville de deux mille habitants, quand un professeur a pris la parole pour dire que, si on avait

264
la retraite trouve son origine dans les mutilations de la vie active comme le souligne Sartre
après Beauvoir (« Si le retraité est désespéré par le non-sens de sa vie présente, c’est que de
tout temps le sens de son existence lui a été volé »52), mais l’activité ouvrière pousse ces
mutilations à leur paroxysme par la puissance coercitive de ses conditionnements, de sorte
que le temps « libre » soudainement offert s’avère proprement inhabitable :
Image fugitive : un vieil oiseau qui a toujours vécu en cage. Un jour, on finit par le lâcher. Il croit
s’élever, ivre, vers la liberté. Mais il ne sait plus. C’est trop fort, trop neuf. Ses ailes atrophiées ne
savent plus voler. Il s’effondre comme une masse et crève en silence, juste devant la porte ouverte de la
cage. Le corps d’Albert avait été programmé pour soixante-cinq ans de vie par tous ceux qui l’avaient
utilisé. Trente-trois ans dans la machine Citroën : le même réveil à la même heure chaque matin, sauf
dans les périodes – toujours les mêmes – de congé. Jamais malade, jamais aux « assurances », disait-il.
Mais un peu plus usé chaque jour. Et la stupeur d’arriver en fin de course : le silence du réveil qui ne
sonnera plus jamais, le vertige de cette oisiveté éternelle… C’était trop53.

Vertige de l’oisiveté et de l’autodétermination dont elle appelle la conquête. Si nous nous


éloignons de la pièce de Vinaver et de l’humanisme retors d’un néo-management qui compte
sur l’engagement total de ses cadres, si l’écriture usinière du sujet, plutôt que de pénétrer son
intimité, participe à sa dissolution en faisant porter l’essentiel de son travail d’information-
déformation sur le corps dressé de l’ouvrier, nous n’assistons pas moins à un phénomène
pareillement explosif d’adhérence entre le personnage et le rôle dont il a été privé.
Libéré de sa cage, Georges va donc consciencieusement s’en reconstruire une et
reprendre les habitudes que « cinquante-cinq ans de bons et loyaux services »54 ont inscrites
en lui jusqu’à la névrose : se lever de bonne heure, endosser son bleu de travail et, chaque

mis un couple de professeurs sur la scène, les problèmes auraient été les mêmes, le public, pour l’essentiel
composé de mineurs et de leurs femmes, a vivement réagi : les femmes ont protesté que leurs maris arrivaient
tellement usés à l’âge de la retraite qu’ils ne peuvent pas en profiter quand ils y arrivent !… Cette usure – du
psychisme aussi bien que du corps –, c’est celle qui se manifeste dans le personnage de Georges ».
52
Simone de Beauvoir, La Vieillesse, op. cit., p. 568. Citons la suite du passage qui fait rigoureusement écho aux
enjeux de la pièce de Wenzel et permet en même temps de mieux cerner la différence entre Loin d’Hagondange
et La Demande d’emploi, pièces contemporaines l’une de l’autre qui semblent pourtant nous renvoyer à deux
âges contrastés du capitalisme tout comme de sa critique (le premier capitalisme déshumanise l’individu quand
le second cherche à avoir prise sur ce qui fait précisément son humanité, différences évidemment accrues par la
nature du métier exercé par les personnages) : « Une loi, aussi implacable que la loi d’airain, lui a permis
seulement de reproduire sa vie et lui a refusé la possibilité d’en inventer des justifications. Quand il échappe aux
contraintes de sa profession, il n’aperçoit plus autour de lui qu’un désert ; il ne lui a pas été donné de s’engager
dans des projets qui auraient peuplé le monde de buts, de valeurs, de raisons d’être. C’est le crime de notre
société. Sa “politique de la vieillesse” est scandaleuse. Mais plus scandaleux encore est le traitement qu’elle
inflige à la majorité des hommes au temps de leur jeunesse et de leur maturité. Elle préfabrique la condition
mutilée et misérable qui est leur lot dans le dernier âge. C’est par sa faute que la déchéance sénile commence
prématurément, qu’elle est rapide, physiquement douloureuse, moralement affreuse parce qu’ils l’abordent les
mains vides. Des individus exploités, aliénés, quand leurs forces les quittent, deviennent fatalement des “rebuts”,
des “déchets”. […] Par le sort qu’elle assigne à ses membres inactifs, la société se démasque ; elle les a toujours
considérés comme du matériel. Elle avoue que pour elle seul le profit compte et que son “humanisme” est de
pure façade. Au XIXe siècle, les classes dominantes assimilaient explicitement le prolétariat à la barbarie. Les
luttes ouvrières ont réussi à l’intégrer à l’humanité. Mais seulement en tant qu’il est productif. Les travailleurs
vieillis, la société s’en détourne comme d’une espèce étrangère » (id., pp. 568-569).
53
Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., p. 120.
54
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 39.

265
jour, rejoindre son atelier pour y battre le fer en invoquant des impératifs qu’il est
apparemment seul à s’imposer et qui n’ont pas moins valeur de nécessité absolue (« Il faut
que je finisse le rangement dans l’atelier », « Il faut que je termine », « Il faut que je
finisse… »55). Placées sous la juridiction impersonnelle du « il faut », les décisions du « je »
se soumettent aux codes disciplinaires et aux urgences productivistes auxquels était astreint
l’ancien ouvrier. « Tu peux penser sans tenir le réveil »56 fait remarquer Marie à son mari
insomniaque attendant dès quatre heures du matin que sonne l’heure de se remettre au travail.
Comme c’est très souvent le cas dans la pièce, Wenzel jouant de tous les niveaux de sens dont
les paroles les plus anodines peuvent être porteuses, cette réplique doit être prise au sérieux.
C’est moins la position conjoncturelle de Georges qu’elle désigne que sa posture intrinsèque :
celle de l’automate sous tutelle dont l’horloge interne est incapable de se caler sur le rythme
de la retraite et qui continue d’être assujetti, corps et âme, aux cadences de la vie usinière57.
C’est dire que le dédoublement du personnage n’est pas réductible à la spectaculaire
schizophrénie que nous avons observée dans le monologue de la scène 7 (« Tu as bien retenu
ta leçon de morale, Georges. Prenez exemple, il ira loin… ») ; il s’étend insidieusement dans
le regard normatif que l’ancien ouvrier porte continûment sur lui-même et sur ses activités,
devenant simultanément surveillant et surveillé, spectateur prescripteur et acteur obéissant, en
vertu d’une distribution intrasubjective des rôles qui fait incontestablement écho au
fonctionnement du Panopticon de Bentham, architecture pénitentiaire que Foucault, dans
Surveiller et punir, érige en paradigme du pouvoir contemporain :

55
Id., p. 21 et p. 26.
56
Id., p. 38.
57
La question des cadences est au cœur d’un grand nombre de nos pièces parmi lesquelles La Bonne vie,
Marianne attend le mariage, La Table, Usinage ou Clair d’usine, et participe à la mise en valeur d’un pouvoir
invisible dont les procédures disciplinaires assujettissent les individus dans le détail de leur corps, les obligeant à
une auto-surveillance beaucoup plus efficace que les contrôles et les sommations des supérieurs hiérarchiques.
Cette auto-surveillance est explicitement évoquée dans la pièce de Michèle Foucher, La Table, L’Avant-Scène,
octobre 1978, n° 636, p. 30 : « Maintenant on travaille à une allure normale tandis que au rendement c’est pas
une allure normale… de plus en plus vite ! / […] Oui, le travail reste répétitif et aliénant mais il n’y a plus là…
dans la tête et dans le cou et dans tout le corps… cette histoire de ticket qui vous dit :“il faut que j’arrive à faire
ma production…” c’est une tension… terrible ! […] Travailler au rendement c’est une aliénation i-ni-ma-gi-na-
ble ! quand on a gagné la lutte et qu’on a été libéré du rendement mais il m’a fallu un an ! pour en enlever une
“bbboule” que j’avais dans le cou ! et quand je l’énerve encore maintenant je l’ai dans le cou, une “bbboule” qui
fait que “oh la la ! j’ai pas fini mon lot !” et puis, “Mince ! aujourd’hui moi je ne suis pas bien ! j’avance pas !
j’travaille, j’travaille, j’travaille, j’avance pas !” ». Comme dans Loin d’Hagondange, on observe un phénomène
de dédoublement dans le discours que l’ouvrière, actrice et spectatrice, porte sur son propre travail : pas de
contre-maître ici, mais une « histoire de ticket » qui s’adresse à « vous » au discours direct en sollicitant la
première personne du singulier (« j’arrive à faire ma production ») et en la plaçant sous la tutelle d’un impératif
tout aussi catégorique qu’impersonnel (« il faut »). Notons également la rémanence de cette discipline
intériorisée dans la mémoire corporelle et la résurgence réflexe de symptômes psychosomatiques, alors même
que le rendement n’est plus exigé. Encore le personnage a-t-il une pleine conscience de son aliénation (qu’il
nomme, contre laquelle il lutte et dont il cherche à se libérer), tandis que Georges en est complètement dépourvu
et que la pièce de Wenzel laisse sa dénonciation à la seule charge de l’évolution névrotique du personnage.

266
De là, l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité
qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses
effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile
l’actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un
rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce ; bref, que les détenus soient pris dans une
situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. […] Celui qui est soumis à un champ de
visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément
sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il
devient le principe de son propre assujettissement58.

Bien évidemment, la force du dispositif mis en œuvre tient ici au fait que le personnage
devenu effectivement « le principe de son propre assujettissement » a depuis longtemps cessé
d’être soumis au champ de visibilité imposé par le pouvoir disciplinaire et reprend à son
compte des contraintes auxquelles plus personne n’a intérêt à ce qu’il se conforme. L’atelier
de Georges offre ainsi l’image aussi minimale qu’efficace d’un Panopticon de substitution où
l’implacable armature conçue par Bentham se trouve remplacée par l’alignement scrupuleux
et dérisoire de pots de yaourts, où l’œil supposé d’un inaccessible surveillant retranché dans
sa tour centrale cède le pas à la solitude hyperactive d’un retraité parlant à des fantômes. La
cellule du prisonnier fait place à l’intérieur confortable d’une maison de campagne dont le
personnage s’ingénie, par lui-même et contre lui-même, à faire la plus oppressante des geôles.
Davantage déstabilisé par l’éventail de possibles qui s’offre à lui pour la première fois
que par la partition sommaire et rigoureuse du travailleur à la chaîne, notre personnage en
quête d’emploi en vient donc à reproduire, par petites touches successives, l’ancien théâtre du
quotidien au sein duquel il jouissait d’un rôle nettement défini. La métaphore théâtrale que
nous nous obstinons à filer n’est aucunement ornementale : si Georges est à la fois sujet et
objet de son propre regard, ce dédoublement optique engage également son statut paradoxal
de machiniste à l’intérieur du spectacle usinier qu’il tente d’élaborer. Metteur en scène et
acteur, le retraité se fait l’instigateur d’une dramaturgie naturaliste qui vise la reconstitution
exacte du temps et de l’espace de l’usine d’Hagondange et qui paraît nécessaire à
l’enclenchement d’un processus d’identification que la retraite a singulièrement affaibli.
Créateur de fiction sous tutelle, le personnage cerné par le désert de la campagne et le vide
d’un quotidien sans projets trouve dans l’atelier un lieu de repli potentiellement sécurisant,
petite Lorraine dont il fait la scène de sa propre recomposition, prenant en charge
l’agencement du décor, la disposition des accessoires et le renouvellement des costumes. De
fait, l’atelier fait l’objet d’une organisation pointilleuse dont la fonctionnalité se réfère
directement au modèle usinier et Georges, depuis les coulisses de la salle à manger, oppose au
gilet tout à fait inapproprié que tricote Marie la nécessité d’une nouvelle blouse qui ne porte

58
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., pp. 235-236.

267
plus les traces du temps écoulé59. Mais c’est peu dire que l’illusion dramatique peine à
fonctionner, non seulement pour le lecteur-spectateur d’emblée attentif au fossé qui sépare la
scène fantasmatique de l’atelier et la réalité de l’usine, mais aussi pour le personnage,
confronté à des effets plus ou moins violents de distanciation qui désamorcent toute confusion
entre l’original et sa copie, le référent et son reflet. Faux raccords, figurants indisponibles,
moyens insuffisants… la fiction du temps retrouvé s’avère cruellement chiche et le bruit que
Georges tâche de faire en martelant le fer de toutes ses forces avec un maillet ne singe que
très approximativement le vacarme du pont roulant60. Tout ceci n’est bel et bien qu’un théâtre,
comme semble le confirmer Marie à chaque fois qu’elle pénètre dans l’atelier et menace de
faire s’effondrer un quatrième mur déjà très fragile. Ainsi des deux intrusions lors desquelles
elle demande à son mari de la rejoindre dans la cuisine pour manger avec elle, puis apporte un
gâteau d’anniversaire afin de fêter l’événement avec lui : « Apporte-moi ma gamelle comme
dans le temps. Je mangerai ici »61, « Ici c'est un lieu sacré… tu aurais dû m'appeler… tu ne
venais pas me déranger à l'usine, pour mon anniversaire… »62. Première fin de non-recevoir
dans la scène 5, atténuée par la proposition, sous condition, d’un contact possible : que
Georges mange sur le lieu de travail le repas que lui aura apporté Marie, qu’elle aussi
participe à la fiction du temps retrouvé, endosse son ancien rôle de femme d’ouvrier et
favorise l’effet de réel par l’intermédiaire d’une pittoresque gamelle permettant de compléter
la panoplie du métallo. Deuxième fin de non-recevoir, catégorique, dans la scène 11 : Marie
est exclue de l’atelier. Plus encore que le jeu des mille francs et les pommes de terre sur le
feu, le gâteau et ses insolentes bougies viennent perturber le dispositif mimétique patiemment
mis en œuvre. Tandis que les premiers ouvraient sur des coulisses marquées par une
quotidienneté domestique hétérogène à la fiction professionnelle, les seconds introduisent
jusque sur la scène les indices discordants et anachroniques d’une temporalité biographique
qui entrave nécessairement la pleine identification de l’acteur à son rôle (« Georges tu as
oublié, soixante-neuf ans aujourd’hui »). Proposant à son époux de lui faire « une petite
place » et de le « regarder travailler », Marie transgresse la limite sacrée qui sépare la salle de
la scène. Non seulement elle ne joue pas le jeu, mais sa seule présence participe à sa
démystification : sous son regard, le fer devient « ferraille », l’atelier, décor de carton pâte
59
Cf. Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 31 : « Où sont les boulons de vingt-cinq ? Troisième
rangée, sixième pot de yaourt. Ah ! c’est bien organisé ici, rien au hasard, de l’ordre… » ; id., p. 33 : « J’aurais
bien besoin d’une blouse pour l’atelier. Mon bleu n’est plus mettable et la grise est déchirée ».
60
Cf. id., p. 32 : « Il n’y a plus de bruit ici… […] C’est vraiment très calme ici… […] Avec un maillet il tape
violemment sur la table. Il n’arrête pas pendant ce qui suit. Arrêtez ce vacarme, nom de dieu. C’est le pont
roulant, monsieur le directeur, on n’y peut rien… ».
61
Id., p. 27.
62
Id., p. 41.

268
(« Tu n’es plus à Hagondange, c’est la campagne partout ici… »), l’urgence productiviste,
convention arbitraire et obsolète (« Tu as tout le temps »). L’illusion dramatique ne tient plus
et Georges, détruisant l’atelier, détruit simultanément la fiction que ce théâtre permettait
d’entretenir et la figure de l’ouvrier qu’il avait semblé pouvoir ressusciter.
Sous cet angle, notons d’ailleurs l’étonnante proximité des scènes en atelier de Loin
d’Hagondange avec les deux scènes de Dimanche qui se déroulent dans la cave (acte I, scène
10), puis dans la resserre (acte II, scène 2). Si la construction de la pièce de Deutsch privilégie
l’espace du gymnase où les majorettes préparent leur défilé et maintient dans le hors-scène
l’univers de la mine qui constitue pourtant un pôle d’activité et de préoccupation important
pour l’essentiel des villageois, ces scènes prêtent à la figure paternelle un relief inhabituel en
montrant son attachement à son ancien statut de mineur et l’arrachement à soi qu’engage
corrélativement la retraite (« Depuis que les houillères ont mis ton père à la retraite, il n’est
plus le même… »63 déclare la Mère). Petit théâtre dans le théâtre, la mine apparaît sur le mode
détourné, parodique et pathétique, d’une tentative impossible de reconstitution : « Sur un tas
de charbon, le père, casque de mineur sur la tête, exécute une sorte de bourrée auvergnate
qui se distingue mal d’une danse du scalp »64 annonce la didascalie de la première de ces
scènes, tandis que la deuxième le montre qui « mange son casse-croûte » et supporte mal
l’intrusion de son épouse au sein de cette remise dont la chaleur et l’obscurité visent
manifestement à retrouver les sensations du passé.
LA MÈRE, ouvrant la porte de la resserre. Tu pourrais répondre quand je t’appelle.
LE PÈRE. Ferme la porte.
LA MÈRE. Comment peux-tu rester dans cette fournaise !… Si au moins, tu laissais la porte ouverte pour
qu’un peu d’air puisse entrer.
LE PÈRE. Ça, ça me regarde… Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
LA MÈRE. Si je le dis, c’est pour ta santé.
LE PÈRE. L’essentiel, c’est que je sois bien comme ça et pas autrement… […]
LA MÈRE. Je ne te vois pas.
LE PÈRE. Ferme la porte.
LA MÈRE. Si je ferme la porte, je ne te verrais plus du tout. Il fait tellement chaud ici qu’on étouffe.
LE PÈRE. Je ne t’ai pas demandé de venir65.

Nostalgique d’une imagerie valorisante que traduisent les chants traditionnels qu’il entonne en
hommage au mineur (« Le mineur est un brave homme […] Le mineur est notre ami »66), le
Père est aussi nostalgique de l’enfer et va jusqu’à reproduire des conditions de travail qu’on
devine intolérables et dont il a pourtant besoin pour se sentir à son aise. Invitant à reconsidérer
l’agacement que provoque chez lui le bruit de la machine à coudre qu’utilise la Mère dans la

63
Michel Deutsch, Dimanche, in Michel Deutsch, Dimanche. La Bonne vie. Convoi, op. cit., p. 34.
64
Id., p. 25.
65
Id., p. 44.
66
Id., p. 43.

269
scène 4 de l’acte I (« A la mine, au moins, j’avais la paix »67), cette scène achève de souligner
les effets perturbateurs de la vie active et de la vie passive sur ce personnage dont les sens en
panique (hyperesthésie dans la chambre à coucher, anesthésie dans la resserre) et les pensées
vagabondes (tendues vers « le noir des profondeurs et la poussière de l’abîme »68) montrent
une subjectivité dévastée69.

c) De l’exception à la règle : la maladie de l’homme normal

Les phénomènes de déqualification que nous avons pointés jusqu’à présent s’articulent
à des configurations sociales, le chômage, la retraite, qui reposent sur une exclusion première
et qui offrent dès lors un cadre particulièrement opérant pour donner à voir l’exercice d’un
pouvoir qui a cessé de s’imposer de l’extérieur à ses sujets, travaillant le détail de leurs
discours et de leurs corps et engendrant, pour le personnage comme pour le lecteur-spectateur,
toute un série de troubles de l’identification (éclatement de Fage, dédoublement de Georges).
Si ces configurations peuvent prétendre à une forme d’exemplarité par-delà leur spécificité,
c’est qu’elles offrent un moyen radical d’interroger des frontières – travail et hors-travail, vie
privée et vie publique, intériorité et extériorité – dont la remise en cause est au cœur des
pièces de notre corpus et fonde précisément l’intérêt qu’elles portent au quotidien. Aussi
comprend-on que ceux de nos personnages qui jouissent d’un emploi et sont « pleinement »
intégrés au système rejouent, derrière les cloisons poreuses de leur domicile, ces rapports
tendus entre dehors et dedans, regard social et regard sur soi.
Nous nous efforçons de produire des figures qui ressemblent, au plus près possible, à l’immense
majorité des Français. Si, toutefois, ces personnages peuvent paraître malades, alors leur maladie ne
porte qu’un nom, elle s’appelle la normalité70.

Paradoxal personnage dramatique que cette figure que Jean-Paul Wenzel appelle de ses vœux,
figure pareille à toutes et qui ne souffre d’aucune hubris sinon de sa conformité excessive et
potentiellement pathogène à des normes communes. Nous rappelant des présentations
liminaires que nous avons citées pour entamer notre réflexion, c’est aux personnages
kroetziens que nous voulons nous intéresser désormais tant ceux-ci offrent des avatars
frappants de cette étrange maladie. Dès lors qu’il a décidé d’abandonner les « cas extrêmes »

67
Id., p. 15.
68
Id., p. 59.
69
Si nous évoquerons ultérieurement le personnage de Ginette dont le délire sportif offre un nouveau type de
cristallisation névrotique, notons néanmoins l’effet de parallélisme que génèrent ces scènes où le Père aspire à
l’engloutissement (« On va descendre au fond du puits… On va s’enfoncer dans la terre. […] Tout au fond de la
plus profonde galerie, là où la voûte est si haute que la flèche de la cathédrale de Strasbourg pourrait y tenir… »
– id., p. 43) avec celles où la jeune fille, dans la solitude et bientôt l’obscurité du gymnase, s’impose un
entraînement intensif dont l’enjeu, bien plus que le concours, est que son « corps refuse la terre » où le Père
voudrait tant s’enfoncer et se dissoudre (p. 36).
70
Jean-Paul Wenzel, « Cette maladie, la normalité », art. cité, p. 92..

270
à la faveur des « cas moyens », les laissés-pour-compte et autres marginaux à la faveur
d’hommes du commun ayant précisément à pâtir d’être comptabilisés et comptabilisables,
Kroetz n’a cessé en effet de problématiser cette appartenance à la moyenne pour en faire le
point névralgique de ses pièces.
Que l’on songe à la valse-hésitation du couple de vacanciers de Meilleurs souvenirs de
Grado confronté à la cérémonie inhabituelle et intimidante d’un concert où les placements
sont laissés à la libre disposition des spectateurs :
ANNA. Et où est-ce qu’on peut s’asseoir alors ?
KARL. Où on veut.
ANNA. Mais là, il y a une séparation entre les chaises, on voit bien.
KARL. On n’a pas besoin de s’asseoir dans les premiers rangs.
ANNA. Oui, ça ferait mauvaise impression.
KARL. C’est mon avis, on va s’asseoir vers le milieu. […] Tu vois bien ?
ANNA. Oui.
Un temps.
Si on était assis devant, on verrait mieux les musiciens.
KARL. Pour un concert, on n’a pas besoin de tout voir.
Un temps.
J’ai pas demandé où on pouvait se mettre avec les billets. J’ai pas envie d’être ridicule si on nous
renvoyait vers l’arrière71.

Sous les cieux hospitaliers d’une Italie censée leur permettre de rompre avec leurs habitudes
et leur milieu, Anna et Karl se voient offrir la possibilité inédite de choisir leur place. Mais à
plus forte raison que la retraite, les vacances offrent le cadre d’un impossible
déconditionnement : « Même en vacances, il n’y a pas d’exception »72 prévient Kroetz par la
bouche d’Anna dans la première scène, synthétisant ainsi l’enjeu essentiel de la pièce. Tandis
que Georges, loin d’Hagondange, réintègre docilement son statut d’ouvrier assujetti, notre
couple, loin de sa maison, se soumet à l’étroite surveillance d’un regard social d’autant plus
contraignant qu’il relève de la seule projection imaginaire et qu’à aucun moment, son régime
hypothétique n’est mis à l’épreuve du réel (« ça ferait mauvaise impression », « j’ai pas envie
d’être ridicule si on nous renvoyait vers l’arrière »). Tendus entre les avantages de premiers
rangs auxquels ils ne sauraient prétendre et les inconvénients de derniers rangs auxquels ils
craignent de se voir reléguer, les personnages optent donc pour les rangs du milieu. Structuré
par une « séparation » que le couple dote aussitôt d’une valeur ségrégative, l’espace scénique
tel qu’il est ici perçu et investi permet de mettre au jour cette « connaissance sans concept »
par laquelle Bourdieu désigne la pratique classificatoire à laquelle se prêtent intuitivement les
individus dans leur vie quotidienne :

71
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado (1971), trad. fr. Gaston Jung, in Haute-Autriche. Meilleurs
souvenirs de Grado. Concert à la carte, op. cit., pp. 73-74.
72
Id., p. 58.

271
Rien n’est plus éloigné d’un acte de connaissance tel que le conçoit la tradition intellectualiste que ce
sens du jeu social […]. Dimension fondamentale du sens de l’orientation sociale, l’hexis corporelle est
une manière pratique d’éprouver et d’exprimer le sens que l’on a, comme on dit, de sa propre valeur
sociale : le rapport que l’on entretient avec le monde social et la place que l’on s’y attribue ne se déclare
jamais aussi bien qu’à travers l’espace et le temps que l’on se sent en droit de prendre aux autres, et,
plus précisément, la place que l’on occupe avec son corps dans l’espace physique, par un maintien et
des gestes assurés ou réservés, amples ou étriqués […] et avec sa parole dans le temps, par la part du
temps d’interaction que l’on s’approprie et par la manière, assurée ou agressive, désinvolte ou
inconscient de se l’approprier73.

Par toute une série de conditionnements, « l’ordre social s’inscrit progressivement dans les
cerveaux », « les limites objectives » deviennent « sens des limites », « sens of one’s place »,
et portent les dominés à s’exclure de ce dont ils sont exclus :
Mettant en œuvre pour apprécier la valeur de leur position et de leurs propriétés un système de schèmes
de perception et d’appréciation qui n’est autre chose que l’incorporation des lois objectives selon
lesquelles se constitue objectivement leur valeur, les dominés tendent d’abord à s’attribuer ce que la
distribution leur attribue, refusant ce qui leur est refusé (« ce n’est pas pour nous »), se contentant de ce
qui leur est octroyé, mesurant leurs espérances à leurs chances, se définissant comme l’ordre établi les
définit, reproduisant dans le verdict qu’ils portent sur eux-mêmes le verdict que porte sur eux
l’économie, se vouant en un mot à ce qui leur revient en tout cas, ta heautou, comme disait Platon,
acceptant d’être ce qu’ils ont à être, « modestes », « humbles » et « obscurs »74.

Le processus d’« incorporation des structures sociales » évoqué par le sociologue est au cœur
de cette saynète et se donne à voir de façon très littérale à travers la place que s’octroient
physiquement les sous-privilégiés et qu’ils refusent de prendre par la parole en demandant
conseil autour d’eux. Il apparaît d’ailleurs avec d’autant plus de cruauté que le monde perçu
semble ici bien plus discriminatoire que le monde réel : si Bourdieu souligne la parfaite suture
entre le regard social et le regard sur soi, Kroetz joue au contraire du décalage entre les
interdits que s’impose le couple et le contexte relativement ouvert du concert en plein air.
Jouissant d’un « laissez-passer de l’hôtel », Anna et Karl auraient en effet tout loisir d’aller où
ils veulent et d’occuper exceptionnellement le devant du parterre, si ce n’est de la scène.
Ce processus d’intériorisation qui s’exprime de manière privilégiée à travers l’hexis
corporelle trouve un lieu de manifestation exemplaire dans la pièce intégralement
didascalique qu’est Concert à la carte. Notre analyse du texte introductif vaut tout autant pour
le texte de la pièce et livre un intérieur sans intériorité où la pantomime du personnage, ses
gestes « réservés » ou « étriqués » dont Bourdieu fait la marque distinctive des classes
moyennes et petites-bourgeoises, traduisent une nouvelle forme d’auto-surveillance :
Bien que les petits-bourgeois n’en aient pas le monopole, l’expérience petite-bourgeoise du monde
social est d’abord la timidité, embarras de celui qui se trouve mal à l’aise dans son corps et dans son
langage, qui, au lieu de faire corps avec eux, les observe en quelque sorte du dehors, avec les yeux des
autres, se surveillant, se corrigeant, se reprenant, et qui, par ses tentatives désespérées pour se

73
Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 552.
74
Id., p. 549.

272
réapproprier un être-pour-autrui aliéné, donne précisément prise à l’appropriation, se trahissant par son
hypercorrection autant que par sa maladresse75…

Aussi la scène de la chambre se voit-elle encore une fois placée sous le regard normatif de la
société. Bien loin du « jardin clos peuplé de rêves »76 que décrivent Michel de Certeau et
Luce Giard dans le chapitre que L’Invention du quotidien consacre aux « Espaces privés »,
l’intérieur de Mlle Rasch ne saurait en aucun cas constituer ce « lieu protégé d’où la pression
du corps social sur le corps individuel est écarté, où le pluriel des stimuli est filtré ou, en tout
cas, idéalement devrait l’être »77. Ni dehors, ni dedans, chez soi ou en soi. Cette emprise des
normes sociales est mise en valeur à travers les obsessions hygiénistes de Mlle Rasch et
surtout la façon dont leur description tend à mettre sur le même plan le regard qu’elle porte
sur son environnement et celui qu’elle porte sur elle-même :
Elle enlève une tache sur le dos du manteau. […]
Elle découvre sur le rebord de la fenêtre quelque chose à enlever, prend un torchon sur le tuyau de
vidange du lavabo et nettoie tout le rebord. […]
Puis elle revient vers le miroir, s’y regarde longuement et se donne un coup de peigne. Elle examine
minutieusement une tache sur sa peau, qui s’est agrandie depuis le matin, et après s’être lavé les mains,
elle applique une crème sur la tache. […]
Elle vide le lavabo de son eau et, se faisant, le nettoie très soigneusement. Puis elle se lave les mains et
se passe de la crème dessus. […]
Elle quitte la chambre pour aller aux toilettes. Cela dure un certain temps jusqu’à ce qu’elle en vienne à
s’essuyer le postérieur. […] Elle tire la chaîne et nettoie méticuleusement la cuvette avec le balai posé à
côté. […]
Elle revient vers le miroir et regarde l’endroit où elle s’est mis de la crème tout à l’heure. Elle le palpe
et se remet de la crème78.

Objet de très régulières inspections et de fréquents nettoyages, la peau de Mlle Rasch a


exactement le même statut que le lavabo qu’elle nettoie ou la cuvette qu’elle récure. Passant
d’une tache à l’autre sans solution de continuité, elle soumet son corps réifié et morcelé à un
contrôle scrupuleux et méthodique lui-même soumis aux règles d’une juridiction sociale qui
stigmatise la saleté, la laideur et la vieillesse. A ce titre, il n’est pas indifférent que le texte
allemand refuse d’utiliser le mot « visage » (« Gesicht ») quand le personnage s’examine dans

75
Id., p. 229. Les pages que La Distinction consacre au petit-bourgeois – ce « prolétaire qui se fait petit pour
devenir bourgeois » (p. 390) – sont particulièrement éclairantes pour aborder le comportement de Mlle Rasch,
sinon petite-bourgeoise, du moins vivant « petit-bourgeoisement » et traversée par d’incontestables tensions liées
au décalage entre ses conditions de vie et les modèles sociaux auxquels elle s’identifie (sur ce point, cf. La
Distinction, op. cit., pp. 391-431). On se reportera notamment au portrait de Madame D., boulangère « juste dans
la moyenne » : « A l’intérieur, tout reluit, tout est astiqué : “ce n’est pas pour me vanter, mais j’aime bien la
propreté, alors j’aime bien bichonner ma maison, faire ma poussière, peut-être trop, parce que finalement, quand
on n’y est tout le temps, on ne ferait que ça”. Le souci de se tenir dans ce qui lui apparaît un juste milieu, d’être
“juste dans la moyenne”, de ne pas trop se faire remarquer, oriente tous ses propos. Ainsi de leur maison, elle
dira qu’elle est un peu “le fruit de notre travail”, “une récompense”, qu’“elle est bien, mais qu’il y a beaucoup
mieux quand même ; disons que c’est pas mal bien sûr (…) ; un petit truc bien moyen, ce n’est pas que je suis
fière, elle serait un peu plus petite, je l’aurais quand même prise. Il faut dire : c’est juste dans la moyenne, c’est
pas du luxe, luxe, mais ce n’est pas non plus tout à fait moyen” » (p. 399).
76
Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’Invention du quotidien 2. habiter, cuisiner, op. cit., p. 209.
77
Id., p. 207.
78
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., pp. 91-94.

273
le miroir. De même qu’il est question de ses mains, de ses cheveux, de ses dents ou encore de
son anus comme autant de segments autonomes (« jusqu’à ce qu’elle en vienne à s’essuyer le
postérieur » constitue la timide traduction de « bis sie sich den After putzen kann »79), le
visage apparaît comme une surface vide pour la tache qui s’y découpe et s’y étend, observable
comme un objet figé dans le miroir là où la perception de sa propre figure pourrait laisser
espérer la reconnaissance d’un sujet par lui-même80.
Enfin, ce processus normalisé de normalisation trouve un mode spécifique
d’apparition dans les troisième et quatrième parties de la pièce lors desquelles le personnage
se consacre à la tapisserie.
Elle dispose le tout et allume la lampe portative. Elle examine l’éclairage et se décide à allumer aussi le
plafonnier. […]
Elle examine le patron en détail mais ne le déploie pas complètement, elle compte les nœuds, enfile les
aiguilles, les dispose toutes près d’elle et commence à faire des nœuds.
Elle travaille avec beaucoup de soin, beaucoup de précision et d’adresse. Puis chaque fois qu’elle a
noué une laine de la couleur correspondant à celle du patron, elle met l’aiguille de côté, ouvre les
boucles avec les ciseaux, puis elle coupe ce qui dépasse. […]
Elle lève très souvent les yeux, elle compare pendant un temps exagérément long le patron à son
ouvrage. […]
Elle sourit, prend le tapis et l’étend provisoirement contre le mur et considère son ouvrage longuement
et d’un œil critique. Elle est satisfaite81.

Cette pantomime articule deux enjeux : d’une part, elle conteste la frontière entre travail et
hors-travail en prêtant au personnage, « “préposée” aux enveloppes dans la section des
fournitures de bureau », des loisirs dont le caractère fastidieux et bien peu créatif ne permet
guère de rompre avec la très vraisemblable monotonie de ses activités professionnelles82 ;
d’autre part, elle offre une mise en abyme du processus de normalisation évoqué par le biais
d’un dispositif triangulaire dont l’objectif, sous la main adroite et le regard critique de Mlle
Rasch, est d’obtenir un ouvrage strictement identique à son modèle. Alors que la dernière

79
Franz Xaver Kroetz, Wunschkonzert, in Franz Xaver Kroetz, Stücke III, op. cit., p. 108.
80
Cf. id., p. 106 : « Eine Verunreinigung der Haut, die seit dem Morgen stärken geworden ist, wird genau
begutachtet, und nachdem sie sich die Hände gewaschen hat, wird diese Stelle mit eine Creme eingeschmiert » ;
p. 108 : « Sie geht zum Spiegel zurück und besieht sich die Stelle, die sie zu Anfang eingeschmiert hat. Sie
fingert daran herum und reibt die Stelle neuerlich mit einer Creme ein ». Nous soulignons la répétition du mot
« Stelle » qui désigne l’emplacement de la tache et participe à la « défiguration » du personnage.
81
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., pp. 95-97.
82
Comme nous l’avons déjà observé, cette contestation est un trait récurrent du corpus qui se déploie selon de
multiples configurations temporelles (vie active/retraite, emploi/chômage, travail à l’année/vacances, semaine de
travail/dimanche, journée de travail/soirée). Profitons-en pour associer cette contestation au champ de réflexion
qu’a ouvert Henri Lefebvre en précurseur lorsqu’il s’est proposé de faire la critique de la vie quotidienne : « Le
rapport entre loisir et quotidienneté n’est pas simple : il y a entre ces deux termes à la fois unité et contradiction
(donc rapport dialectique). On ne peut le réduire au simple rapport dans le temps entre “dimanche” et “tous les
jours”, représentés comme extérieurs et seulement différents. […] Il faut donc concevoir une unité “travail-
loisirs”, parce que cette unité existe, et que chacun tente de programmer sa part de temps disponible en fonction
de ce qu’est son travail – et de ce qu’il n’est pas. La sociologie doit donc étudier comment la vie des travailleurs
comme tels, leur place dans la division du travail, et dans l’ensemble social, se “reflètent” dans les loisirs, ou du
moins dans les exigences concernant les loisirs » (Critique de la vie quotidienne. I. Introduction, op. cit., p. 38).

274
consultation du miroir s’est avérée concluante (« Elle semble satisfaite d’elle-même » note
Kroetz avant de remettre son personnage au travail), la contemplation souriante et elle-même
satisfaite du tapis achevé nous invite à convoquer cette triangulation du regard pour envisager
les rapports rien moins qu’intimes que le personnage entretient avec elle-même et imaginer
les patrons invisibles auxquels, « coup[ant] ce qui dépasse », elle tente avec acharnement de
conformer son reflet83. Cette satisfaction spéculaire ne peut dès lors que paraître étrangement
inquiétante pour le lecteur-spectateur, bientôt amené à voir ses soupçons confirmés par le
dénouement suicidaire, ultime étape d’un déni de soi dont toute la pièce nous montre qu’il est
d’ores et déjà à l’œuvre dans les gestes les plus ordinaires du quotidien84.
De cette maladie de la normalité, Heinz, dans Haute-Autriche, constitue un nouveau
parangon, ayant toutefois pour particularité de se voir accorder la capacité d’en thématiser –
maladroitement mais explicitement – les enjeux de sorte que son cas semble moins incurable
que celui de Mlle Rasch. A rebours de la symptomatologie que nous proposent bien des
pièces en nous invitant à déchiffrer sur la surface des corps et des discours les signes d’une
socio-pathologie d’autant plus lourde que ses causes sont profondes et inaccessibles à la
conscience des personnages, Heinz est en mesure d’élaborer un diagnostic à son propre sujet :
HEINZ. Ou si je suis quelqu’un devant qui les gens comme nous sont bien forcés d’avoir un respect
naturel, alors je peux être père, c’est facile. Des fois quand on va à la boîte et qu’on est en retard, alors
le chef de livraisons se contente de regarder et dit pas un mot. Mais je me fais l’effet d’un moins que
rien. Et alors quand je pense que maintenant je vais devoir être père, moi, un simple livreur, il rit, qui a
mauvaise conscience quand il est en retard – il hoche la tête85.

En d’autres termes, si Heinz rejoint la cohorte des regardants-regardés qui peuple le corpus
quotidienniste, le regard lucide qu’il porte sur lui-même déjoue partiellement les effets de
clôture d’un tel dédoublement et le dote d’un pouvoir potentiellement contestataire qu’il faut
mettre au compte des évolutions de la dramaturgie kroetzienne. Avant de revenir sur ce point,
profitons toutefois des constats éclairés que nous livre ce personnage pour compléter notre
tableau anatomique des pathologies de l’homme normal.
Comme en témoigne ce passage, c’est autour de la perspective de la paternité,
annoncée par Anni dans la scène 1 de l’acte II, que se cristallise le malaise du personnage

83
Les répétitions du texte allemand favorisent clairement la confrontation entre l’épisode du miroir et celui du
tapis : « Dann geht sie zum Spiegel und betrachtet sich darin. Sie scheint mit sich zufrieden zu sein. […] Sie
betrachtet genau die Vorlage […]. Sie geht möglichst weit weg und betrachtet lang und kritisch ihr Werk. Sie ist
zufrieden » (Wunschkonzert, op. cit., pp. 110-111 – nous soulignons).
84
Nous reviendrons sur cette continuité dans notre développement sur le fait divers (chapitre III, partie B).
85
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 35.

275
masculin86. Si la question de l’enfant en vient à être posée en termes économiques et donne
très concrètement à entendre la force de perturbation d’un tel événement dans l’équilibre des
comptes domestiques d’un chauffeur-livreur et d’une employée de bureau (dans l’acte III, le
couple procède à un bilan chiffré des dépenses et des économies qu’exigerait l’accueil du
bébé et conclut – temporairement – à la nécessité de l’avortement), cet angle d’approche
objectif paraît de peu de poids par rapport aux troubles de la subjectivité que l’hypothèse
paternelle révèle chez Heinz, soudainement confronté à l’image difficilement supportable
d’un legs d’identité impossible. « On fait un bilan, et on prononce un verdict pour le gosse. Il
va chercher un crayon et du papier. Faut de la justice »87 : à considérer l’empressement avec
lequel Heinz prend en charge ce calcul pour y trouver d’impartiales justifications et la
résistance obstinée qu’oppose Anni au verdict prononcé, on comprend d’ailleurs que l’enjeu
financier constitue l’effet de surface de crispations bien plus profondes et que la
déstabilisation des comptes traduit précisément ce que Heinz tente de dissimuler à travers elle,
à savoir sa propre instabilité (« T’es tout sens dessus dessous, Heinz »88 fait remarquer Anni).
Ainsi la paternité redouble et exacerbe le complexe optique préalablement dégagé. Le
passage consacré au chef de livraisons témoigne en effet de la force constituante du regard
social sur le regard que le personnage pose sur lui-même : parce qu’il n’est pas respecté,
Heinz ne se respecte pas et peine à s’assigner un rôle (celui de père) qui excède celui auquel
la société ne cesse de le renvoyer et, partant, de le réduire (celui de livreur) ; non seulement la
figure du chef est invisible, mais elle est muette, marquant l’efficacité d’une réprobation qui
tient moins à l’autorité de celui qui la dispense qu’à la reconnaissance de sa propre
disqualification par celui qu’elle vise (« je me fais l’effet d’un moins que rien », « moi, un
simple livreur, qui a mauvaise conscience quand il est en retard »). Or cette objectivation de
soi dont Heinz subit les effets délétères dans l’intimité de sa conscience devient insupportable
dès lors qu’est envisagée l’intrusion d’un nouveau regard, celui de l’enfant, au sein de ce
dispositif réflexif :
Je veux pouvoir me mettre en face de l’enfant et dire : « Voici ton père, regarde, tu peux être fier de lui,
parce qu’il est arrivé à quelque chose dans la vie. » C’est comme ça que ça doit être. Celui-là, c’est
quelqu’un89.

86
Notons que Jules, dans La Bonne vie, s’inscrit dans une situation sensiblement similaire : Marie attend un
enfant qui n’était pas attendu et c’est l’irruption de ce corps étranger dont Jules n’a pas la maîtrise qui exacerbe,
en même temps qu’il la figure, l’aliénation – sociale et mentale – du personnage.
87
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 38.
88
Id., p. 32.
89
Id., p. 36.

276
Je veux pas être obligé de dire : « Voici ton père, qui est livreur. Ton père livre des produits Milka. »
[…] De quoi on a l’air, devant l’enfant ? Quand on est chef de service ou inspecteur, alors l’enfant peut
avoir de la fierté et on est automatiquement respecté90.

Ecce homo… Avivant la dévaluation dont Heinz se sent toujours déjà comptable devant les
autres et devant lui-même, l’épreuve des présentations est proprement impensable pour celui
qui n’a rien (« quelque chose ») ni personne (« quelqu’un ») à offrir au regard. Il est étonnant
de voir à quel point ces deux scènes imaginaires font écho à celle du retardataire repentant :
prenant le relais du chef de livraisons, l’enfant silencieux sert d’embrayeur entre le
personnage-sujet (« je ») et le personnage-objet (« lui », « il », « celui-là »), entre Heinz et
l’identité minimale que lui réserve la société. Reste que l’enfant n’est pas chef de livraisons et
que Heinz n’est pas en retard : en vertu du passage à la limite que nous avons vu à l’œuvre
dans Loin d’Hagondange (via la retraite) ou Meilleurs souvenirs de Grado (via les vacances),
notre personnage est confronté à une configuration inédite et propice à la réinvention des
règles et c’est surtout la dénégation de la liberté qu’elle serait susceptible d’offrir qui permet
de donner pleine visibilité à des conditionnements profondément enfouis dans les têtes.
Construisant une figure enfantine improbable tant elle paraît précocement perméable aux
préjugés sociaux, Heinz projette « automatiquement » sur elle le mépris qu’il se voue et se
prive d’imaginer une relation vierge de tout postulat où le père, s’affranchissant du livreur,
pourrait enfin devenir le regard-référent.
Mais avant même que ces aveux de l’acte III viennent expliciter les causes du malaise
en articulant très directement la scène professionnelle à la scène domestique, Kroetz consacre
une place importante aux troubles identitaires de Heinz et les deux premiers actes de la pièce
se présentent déjà comme une longue complainte de l’homme normal, certes marquée par une
notable gradation d’intensité à partir de l’annonce de la grossesse. Spécimen indifférencié
d’une multitude d’individus à la fois isolés (sans conscience sociale d’appartenance à un
groupe) et identiques (sans personnalité distinctive), « jedermann » qui n’est ni à ce qu’il fait
(« T’es pas du tout à ce que tu fais »91), ni à ce qu’il dit (« C’est pas comme ça que je veux
dire, seulement autrement »92), le personnage kroetzien est coupé d’une action et d’une parole

90
Id., pp. 43-44. Notons la proximité des formulations dans le texte original : « Oder wenn ich jemand bin vor
dem unsereiner einen natürlichn Respekt habn muß, dann kann ich leicht ein Vater sein », « ich komm mir vor
wie ein Würschtl » (Oberösterreich, op. cit., p. 112), « Ich will mich instellen können vor das Kind » (p. 113),
« Wie steht man da vor dem Kind ? » (p. 117). Nous soulignons l’insistante présence de la préposition « vor »
(« devant ») par laquelle se rejoue le même processus d’objectivation quels que soient les acteurs impliqués,
« les gens comme nous » (« unsereiner »), Heinz lui-même (« mir ») ou l’enfant (« das Kind »).
91
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 17.
92
Id., p. 10.

277
dont la stéréotypie ne fait plus signe vers l’affirmation du propre (« Celui-là, c’est
quelqu’un ») mais vers la répétition du même (« c’est […] comme si c’était n’importe qui ») :
HEINZ. J’aimerais avoir quelque chose qui m’appartienne à moi tout seul. […]
Quelque chose de spécial.
Un temps.
Quelque chose d’exceptionnel. […]
Quand je commence de bonne heure à la boîte, que je fais démarrer le camion et que je grimpe la rame
pour aller charger, alors je me dis : en ce moment, y en a trente comme toi. Alors il faudrait qu’il y ait
quelque chose qui m’appartienne à moi tout seul, que personne d’autre aurait. A cause de l’identité, tu
comprends. […]
ANNI. On est dans la bonne moyenne, faut s’en contenter. […]
HEINZ. Des fois, pour moi, quand je suis au volant, ou bien aussi en contact direct avec les clients, un
contact qui doit être personnel, bien sûr, comme on dit, c’est comme si c’était pas du tout moi, comme
si c’était n’importe qui, qui n’a aucune importance. Moi.
Un temps.
ANNI. Quand on rumine autant que toi, c’est déjà un signe distinctif.
HEINZ. Dans le travail, c’est encore compréhensible, parce qu’on ne met pas de cœur à ça.
Un temps.
Mais des fois, quand on est ensemble tous les deux, parce qu’on en vient aux choses intimes, c’est
comme à la boîte. […]
On fait quelque chose, n’importe qui qu’on est soi-même par hasard, pour ainsi dire, et ça, y a déjà des
millions de gens qui l’ont fait avant, exactement comme ça.
Un temps.
Aucune personnalité derrière93.

Telle une gangrène, la réduction du propre au même se diffuse dans tous les domaines :
actions répétitives du livreur, dialogues prétendument personnels avec les clients, relations
sexuelles des époux… Cet extrait est marqué par une progression vers l’intime qui signale
l’extension sans bornes de la crise de l’individualisation.
Encore pourra-t-on arguer à la suite d’Anni qu’une telle conscience de son
indistinction constitue d’ores et déjà « un signe distinctif ». De fait, Heinz est obsédé par cette
singularité qui ne cesse de lui échapper. Le double motif de l’exception et de la règle – « die
Ausnahme » et « die Maßnahme » – traverse toutes ses préoccupations, qu’il considère avec

93
Id., pp. 29-30. Cf. Franz Xaver Kroetz, Oberösterreich, op. cit., pp. 106-107 : « Ich möchte etwas habn, was
mir ganz allein gehört. [...] Etwas Bsonders. Was Außergewöhnliches. [...] Wenn ich in der Früh in der Firma
anfang, den Wagn start und an die Rampn fahr zum Aufladn, dann denk ich mir, da sind jetzt noch dreißig nebn
dir. Da müßt etwas sein, was mir ganz allein gehört, was kein anderer hat. Wegn der Erkennung, verstehst. / [...]
Mir sind der gute Durchschnitt, da muß man sich abfindn. [...] / Mir is manchmal, wenn ich am Steuer sitz, oder
auch im direktn Verkehr mit die Kundn, der ja persönlich sein muß, wie es heißt, als wär das gar ned ich, als wär
das irgendeiner, der keine Bedeutung hat. Ich. / Wenn man so viel nachdenkt wie du, das is auch schon eine
Auszeichnung. / In der Arbeit is das noch verständlich, weil man nicht mit dem Herzn dabei is. Aber manchmal,
wenn wir zwei beinand sind, weil es zu die Intimitäten kommt, is wie in der Firma. [...] Man macht etwas,
irgendeiner der zufällig man selber is, sozusagn, und das ham schon Millionen vorher gmacht, ganz genauso.
Keine Persönlichkeit dahinter ». Tout le passage s’articule autour d’un jeu d’oppositions très marqué : entre
l’exception (Bsonders, Außergewöhnliches, Auszeichnung) et la règle (Durchschnitt), le singulier (allein) et le
pluriel (dreißig, Millionen), le moi (ich) et l’autre (anderer), en somme, le « quelqu’un » (jemand) et le
« n’importe qui » (irgendeiner). En allemand, « Bedeutung », traduit par « importance », désigne également la
« signification » et « Erkennung », traduit par « identité », la « reconnaissance ». A considérer le personnage de
théâtre comme « une somme de signifiants, dont le signifié est à construire par le spectateur » (Robert
Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 30), il semble que nous ayons bel et bien
affaire, en fait de personnage, à des signifiants qui ne font pas somme et ne renvoient dès lors à aucun signifié.

278
dépit sa voiture (la Kadett dont il regrette que ce soit « la voiture de tout le monde », en
allemand « ein Massnauto »94) ou sa rencontre avec Anni, placée sous le signe d’un simple
hasard à l’aune duquel le mari paraît aussi interchangeable que le livreur (« si ç’avait pas été
moi, ça en aurait été un autre »95). Mais ce rêve toujours déçu d’être « le seul et unique »96
(« der einzige ») ne se dissout-il pas à son tour dans le désespérant conformisme de quelque
utopie de masse ? Ne nous renvoie-t-il pas à « l’unanime prétention [des] petits hommes à
l’intégrité humaine, à l’inviolable identité, à une “supériorité” et à une “originalité” »97,
prétention empreinte d’un individualisme directement issu de l’idéologie bourgeoise et ayant
intégré chacun de ses mythes, de ses codes et de ses modes de hiérarchisation ? Se fantasmant
successivement comme « chef de service » ou « inspecteur », comme propriétaire flamboyant
de la nouvelle Manta ou comme figure héroïque de roman sentimental, Heinz se projette en
d’idéales métamorphoses qui se calquent sur l’imaginaire dominant, professionnel,
publicitaire ou culturel, et laissent peu de prise, compte tenu de l’écart entre ses rêves et sa
réalité, à l’hypothèse d’une véritable transformation. Prise dans un cadre binaire qui oppose
l’individu à la masse sans jamais envisager la possibilité d’une interaction dialectique
susceptible d’entraîner le devenir de classe de l’un comme de l’autre, l’aspiration au propre
est donc elle-même sujette au nivellement et menacée d’indifférenciation. Elle exclut surtout
toute espèce d’identification collective qui ne soit pas négative : ainsi des « millions de gens »
auxquels Heinz se compare sans voir les nouvelles lignes de force qu’un tel groupe serait à
même de dessiner dans le champ social ou encore des collègues de travail qu’il s’apprête à
rejoindre pour une partie de quilles mensuelle dont le seul enjeu est, pour une fois, d’être « le
meilleur »98. « Les exceptions sont rares »99 objecte Anni dans un implacable pléonasme

94
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 13 ; Oberösterreich, op. cit., p. 94.
95
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 20 ; Oberösterreich, op. cit., p. 99 : « wenn ich ned gwesn
wär, wär ein anderer gwesn ».
96
Ibid. : « HEINZ sourit. Parce qu’on veut être le seul et unique, quoi d’autre. / ANNI. Parce que t’es pas le seul et
unique. Un temps. T’es le seul et unique, eh ».
97
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 102.
98
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 14 : « HEINZ. T’as pas envie de venir ? / ANNI. A la longue,
c’est barbant de regarder. / HEINZ. Et si je suis le meilleur ? / ANNI. Parce que tu es le meilleur ! Elle fait oui de
la tête. / HEINZ. La dernière fois, j’ai gagné cinq marks ! ». On retrouve le dispositif optique préalablement
analysé, à cette différence près qu’il est ici valorisant. Ce passage suit de près celui où Heinz évoque la Manta de
Jeannot, voiture prestigieuse que son collègue s’est empressé d’exhiber « à la boîte » et qu’il exhibera à nouveau
à l’occasion du jeu de quilles (« Vu qu’il a sa nouvelle voiture, il viendra sûrement. C’est naturel » – id., p. 13).
Aussi la communauté professionnelle qui se dessine dans cette scène (I, 2) se voit-elle animée par une course très
individuelle à la distinction ; rappelant les stratégies patronales pour entretenir la concurrence entre les ouvriers
et court-circuiter les solidarités qui pourraient se nouer contre elles au sein de l’usine, une telle compétition
laisse peu d’espoir quant à la constitution du collectif en classe. Rappelons que l’extrait que nous avons cité dans
notre partie consacrée aux figures de pouvoir au sujet du harcèlement sexuel de la femme de ménage s’inscrit à
son tour dans le désaveu de toute conscience de classe : non seulement l’anecdote ne suscite guère l’indignation
de Heinz, mais sa circulation « de bouche à oreille » montre une collectivité peu encline à faire bloc contre les
chefs de service (« Peut-être que quelqu’un l’a vu et n’a pas détourné les yeux » – p. 18).

279
endiguant tout effort pour sortir du rang. Si Kroetz prête à son personnage les moyens
linguistiques d’exprimer sa propre sérialisation, les accents qu’il lui prête soulignent
l’ambivalence de ce premier geste d’émancipation qui emprunte encore tous ses modèles de
référence aux privilégiés.

2. Le spectacle de la créature

a) Marionnettes du pouvoir, marionnettes du dramaturge

Plaçant le personnage sous une tutelle d’autant plus contraignante qu’elle est
complètement intériorisée, le motif insistant du regard – regard social / regard sur soi – nous
invite à déplacer notre réflexion vers les territoires limitrophes de la scène afin d’interroger
celui que porte le dramaturge sur ses « créatures » et les rapports que son écriture tend à
susciter entre elles et les spectateurs. Que l’on songe aux propos de Kroetz dans le texte qui
introduit Concert à la carte : explicitant les effets qu’il entend produire sur le public, il
précise qu’il ne s’agit aucunement de le provoquer mais « de lui faire comprendre combien est
“misérable” la vie de mademoiselle Rasch »100. Mais en articulant de la sorte l’effort de
compréhension dont nous dispenserait le choc répulsif et éphémère d’une pièce à scandale et
la mesure intensive d’une misère sans dehors qui semble faire davantage appel à nos affects
qu’à notre réflexion, la formulation ne laisse d’être paradoxale. Pour être très clairement
conduit à se désolidariser du tribunal social qui pousse Mlle Rasch au suicide, le public n’en
conserve-t-il pas certaines prérogatives ? N’ayant à sa disposition que le décompte clinique de
ses dernières heures, n’est-il pas enclin à placer sur le même plan la vie du personnage et le
personnage lui-même pour les trouver pareillement « misérables » au risque de s’ériger en
juge, certes compatissant, mais non moins supérieur101 ?

99
Id., p. 18.
100
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 90 (« armselig » est l’adjectif utilisé dans le texte original
de la pièce et est effectivement paré de guillemets peu commodes à interpréter, sinon à y déceler une certaine
difficulté à assumer pleinement un terme doté – comme son équivalent français – de connotations ambiguës).
101
Relevons à ce titre la proposition scénique de Maria Reinhard (1979) qu’évoque Gérard Thiérot dans son
ouvrage consacré à Kroetz : « pour éliminer toute tonalité de désespérance paralysante, c’est-à-dire pour laisser
au personnage (et au public) une possibilité de révolte, dût-elle ne pas être assumée, [elle] a imaginé que l’actrice
mette elle-même en scène une marionnette dans un décor miniaturisé, pendant qu’un haut-parleur diffuse le texte
des indications scéniques. Cela revenait, d’une part, à priver ces dernières de leur coloration naturaliste
excessive, à les hisser au rang de première composante dans la dramaturgie de l’œuvre, d’autre part, à permettre
une certaine distanciation : à la fin, la figurine ayant pris les comprimés de somnifère, l’actrice quittait la scène,
ouvrant ainsi des perspectives nouvelles » (Gérard Thiérot, Franz Xaver Kroetz et le nouveau théâtre populaire,
op. cit., p. 108). Un tel dispositif a ceci d’intéressant qu’il assume sur un mode littéral le devenir-marionnette du
personnage et l’associe à la voix du narrateur kroetzien. Ce faisant, il redouble le dédoublement du personnage
tout en en court-circuitant les effets de clôture, ménage la possibilité de faire émerger sur la scène un autre
regard que celui que Mlle Rasch porte sur elle-même et la confronte à l’itinéraire divergent d’une autre figure
féminine. Dans un autre registre, on pense au choix de mise en scène radical de Chantal Akerman donnant à
Delphine Seyrig le rôle de Jeanne Dielman : forte de ses rôles précédents, femme spectrale dans L’Année

280
En d’autres termes, les écritures du quotidien pourraient bien avoir leur part de
responsabilité dans le devenir-cas du petit homme. Figé dans son impuissance à se
singulariser, pris dans les rets d’une dramaturgie qui fait porter toute la lumière sur son
assujettissement, le personnage quotidienniste semble soumis, à force de paroles vaines et de
comportements automates, à un regard qui le surplombe sous couvert de l’observer. On serait
tenté ici de reprendre les analyses de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron pour voir
poindre l’écueil du misérabilisme dans le souci récurrent de ces écritures de n’envisager la vie
des petites gens qu’à partir des mécanismes de domination qui la constituent. S’intéressant
aux rapports que les discours, sociologique et littéraire, entretiennent avec la réalité populaire,
leur réflexion souligne les ambivalences d’une description qui assujettit nécessairement son
objet à certains postulats théoriques et discerne deux pôles entre lesquels ne cesserait
d’osciller le regard savant : d’une part, un relativisme soucieux de contrer tout
« ethnocentrisme de classe » et dès lors enclin à traiter la culture populaire comme un univers
autonome de significations ; d’autre part, une théorie de la légitimité attentive aux effets
symboliques de la domination sociale et à l’hétéronomie d’une culture populaire
prioritairement envisagée comme culture dominée. Mais dès lors que cesse cette oscillation et
que la description se fige à la faveur exclusive de l’un de ces deux pôles, le regard s’embue et
cède à la plus grande partialité :
De même que les cécités sociologiques du relativisme culturel appliqué aux cultures populaires
encouragent le populisme, pour qui le sens des pratiques populaires s’accomplit intégralement dans le
bonheur monadique de l’autosuffisance symbolique, de même la théorie de la légitimité culturelle
risque toujours, par son intégrisme énonciatif, de conduire au légitimisme qui, en la forme extrême du
misérabilisme, n’a plus qu’à décompter d’un air navré toutes les différences comme autant de manques,
toutes les altérités comme autant de moindre-être – que ce soit sur le ton du récitatif élitiste ou sur celui
du paternalisme102.

Précisément focalisé sur les signes de « moindre-être » qui participent à la


(dé)construction du personnage, notre développement précédent conduit à interroger le statut
ambigu de dramaturgies qui se veulent à la fois descriptives et critiques. En somme, à trop
forcer le trait de la normalisation, le constat ne cède-t-il pas la place au jugement sans appel ?

dernière à Marienbad, bourgeoise lumineuse dans Baisers volés, marraine féministe dans Peau d’âne, l’actrice
permet de déjouer toute tentation misérabiliste et introduit une dissociation aussi discrète que têtue entre le
personnage et ce qui, de lui, nous est donné à voir ; comme l’explique Akerman, une « femme comme elle ne
devrait pas occuper cette place-là et cela expose dans la plus grande clarté ce en quoi consiste cette place-là.
Delphine ne correspond pas au stéréotype de la petite ménagère. Alors elle est toutes les femmes. Et en premier
lieu, celle qu’on voit » (cité par Jean-Marc Lalanne, « 50 heures de la vie d’une femme », Les Inrockuptibles,
n° 594, 17 avril 2007, p. 38). C’est suggérer à quel point la pièce de Kroetz peut changer de tonalité en fonction
des partis pris de la mise au scène, du sort qu’elle réserve aux didascalies, de l’actrice qui joue le personnage, de
son mode de jeu et des effets de naturalisation et/ou de dénaturalisation qu’elle choisira de privilégier.
102
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie
et en littérature, Paris, Editions Gallimard / Le Seuil, coll. « Hautes Etudes », 1989, pp. 36-37.

281
Telles seraient les limites d’un théâtre en équilibre instable où le processus politique
d’objectivation auquel est soumis le personnage menace de se figer en posture dramatique.
Car, si les déclarations d’intention promeuvent toutes une troisième voie théâtrale capable
d’échapper à l’alternative de l’identification (inhibant toute réflexion critique) et du surplomb
(achoppant sur une compassion confortable ou, pire, sur une supériorité moqueuse), l’écriture
peine parfois à l’imposer et il est à craindre que le spectateur, face à la normalité
scrupuleusement épinglée du personnage, préfère y voir le membre authentique et misérable
d’une espèce inconnue, plutôt qu’une image familière et méconnaissable de lui-même tel que
la société le constitue.
Mais la dramaturgie du constat qui, depuis quelques années, semble vouloir occuper le terrain
qu’inquiète d’elle-même lui abandonne la satire, n’est pas exempte non plus, si l’on en croit Bernard
Sobel, de cette contradiction de l’extériorité intériorisée : « Le problème que je me pose, face à des
textes de cette nature, est celui-ci : les masses font l’histoire, et elles la font effectivement, même si dans
le métro, le matin, on peut voir ceux qui les constituent lire en grande majorité Le Parisien libéré plutôt
que L’Humanité. Or, à montrer, à raconter les débris de ces vies, on n’a plus affaire qu’à des objets, pas
à des sujets. On aboutit, me semble-t-il, à une métaphysique »103. Le dilemme, en effet, est bien là : va-
t-on donner à voir l’ouvrier dans son « être-là », dans son présent aliéné ou bien va-t-on le créditer d’un
devenir collectif tel que l’imaginent les marxistes ? Le constat, est-ce une procédure qui ramène
fatalement la dynamique ouvrière aux postures statiques d’individus contaminés par le mal petit-
bourgeois : un regard entomologique dont la fonction serait d’épingler ? un avatar de la satire ?
J’imagine qu’il en ira de la dramaturgie du constat, si toutefois le mot d’ordre en persiste, comme des
œuvres dramatiques naturalistes qui, passé la surprise qu’éprouva le public à découvrir une réalité
nouvelle – misère, prostitution, cas sociologiques ou psychologiques de toute espèce – , apparurent
comme des charges. […] La dramaturgie du constat, elle aussi, ne tardera pas à découvrir ses
soubassements satiriques : le rire supérieur – et son double, l’apitoiement charitable – vont
souterrainement leur chemin et referont bientôt surface104.

Entre la représentation de masses esseulées dont les rêves dérisoires se calquent sur ceux de
leurs exploiteurs et celle d’une classe soudée, vouée à la conquête consciente du pouvoir dont
elle a été dessaisie, comment parvenir à dessiner un chemin de traverse échappant au fixisme
des typologies, sociologiques et théâtrales, dans lesquelles les multitudes toujours fuyantes ne
cessent d’être prises ? Refusant les mythologies qui érigent le prolétaire entré en résistance en
effigie du nouveau héros dramatique, il semble que les écritures du quotidien ne se soient pas
toujours exemptées de tout regard mythifiant, achoppant sur la spectacularisation de
l’aliénation et sur l’exposition de personnages-créatures surdéterminés par leur impuissance à
être les sujets de la parole et de l’action.
Le complexe optique dont nous avons analysé le fonctionnement sur la scène pourrait
donc bien se voir redoublé dans la salle, nous assignant au rôle désagréable du chef de
livraisons contemplant silencieusement le petit homme toujours déjà cantonné dans son
identité sociale et exerçant une deuxième fois sur lui ce pouvoir assujettissant consistant, par

103
Bernard Sobel, « Ces gens-là », Entretien avec Patrice Chéreau, Théâtre/public, n° 15, mars 1977, pp. 31-32.
104
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 176-182.

282
le seul regard, à en fixer les attributions. Tel est d’ailleurs l’un des enjeux de la critique que
Vinaver adresse au « théâtre quotidien » :
Le premier est davantage un théâtre qui observe, enregistre une absence du pouvoir d’utiliser le langage
et par cela même une aliénation. Il se pose à l’extérieur des gens qu’il met en scène, c’est un théâtre
d’observation. Dans l’observation il y a par définition l’enregistreur et l’enregistré. Dans le théâtre de
Kroetz, les personnages sont montrés, observés, enregistrés. Je pense que dans ce que je fais il n’y a pas
cette dualité. […] Il y aurait un danger à monter ces pièces avec un regard extérieur, qui apparaîtrait vite
comme supérieur105.

Si la distinction qu’opère Vinaver prête trop de crédit à ce qui n’est somme toute qu’un effet
d’observation et évacue les procédés de stylisation qui permettent non seulement de le
produire mais aussi d’en opérer la critique, la question du surplomb ne continue pas moins de
se poser tant la symptomatologie que nous avons évoquée tend à accorder aux spectateurs des
pouvoirs dont sont précisément privés les personnages et instaure parfois un étonnant partage
des voix et des corps doublant les mots et les gestes du quotidien d’un commentaire implicite
qui en fige l’interprétation. Notre chapitre historique a déjà largement insisté sur la
complexité d’une démarche soucieuse d’interroger nos modes d’accès au réel ; le geste
spontanéiste dont elle a pu sembler porteuse en se donnant comme mission de « raconter la
vie des “gens” […] en ne passant pas par-dessus la tête des “gens” »106 a aussitôt fait l’objet
du soupçon de la part des auteurs eux-mêmes au titre des ambiguïtés qu’il génère et de
l’artificialité inconsciente d’elle-même qu’il laisse supposer. Dès lors que le dramaturge
donne l’impression de vouloir s’effacer comme sujet écrivant pour pouvoir exposer « la
misère du monde » dans sa transparente nudité, il risque fort en effet de se retrouver dans la
position, naïve ou hypocrite, de l’intervieweur qui prône une impartiale objectivité tandis
qu’il procède à une partielle objectivation : « Je ne veux rien dire monsieur Fage je pose des
questions »107. On pense également aux figures du journaliste ou du juge d’instruction dont
Vinaver, dans L’Emission de télévision, a su montrer combien leur quête de vérité – « la vérité
du vécu »108 que traquent Béatrice et Adèle pour animer un talk show sur les chômeurs de plus
de cinquante ans, « toute le vérité rien que la vérité »109 que le juge Phélypeaux attend de son
enquête sur le meurtre de Blache – ne cesse de s’accommoder de petits arrangements avec la
réalité. Quand l’enquêteur, fort de ses certitudes, devient ventriloque :
BÉATRICE. […] Gros plan sur vos mains tirant sur le bouchon et paf vous versez vous dites
Bon aujourd’hui c’est un jour de fête pour moi
Rose vous dites
Formidable

105
Michel Vinaver, « Un comique de découverte », art. cité, p. 291.
106
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 28.
107
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 83.
108
Michel Vinaver, L’Emission de télévision (1988), in Théâtre complet 6, Arles, Actes Sud, 2002, p. 133.
109
Id., p. 148.

283
Pierre vous attendez un instant et puis vous dites
J’ai enfin retrouvé un emploi ça fait quatre ans que j’attends ça je suis bien content d’arroser ça parce
que ça le mérite […]
On cadre ensuite sur votre bout de jardin et la palissade avec la rue derrière vous venez d’entrer dans
votre voiture
DELILE. Je n’ai plus de voiture
BÉATRICE. Ah
On vous en fournira une110.

« Invité à perdre ce qui fait sa substance pour devenir un objet de spectacle »111, le personnage
populaire est particulièrement menacé de se voir recouvert par un discours typologique qui lui
préexiste et auquel il serait sommé de se conformer. Certes, on objectera que l’enjeu du
discours médiatique ou judiciaire est d’entériner l’ordre établi, tandis que les écritures du
quotidien le contestent112. Mais échappent-elles pour autant au démon de la typologie et à la
constitution de figures exemplaires devenues les marionnettes du dramaturge après avoir été
celles du pouvoir ? Un certain nombre de nos analyses à venir auront à charge de mettre en
valeur les différents modes sous lesquels les pièces de notre corpus échappent à cette grille de
lecture homogénéisante, qu’elles fassent jouer une pluralité de relations sociales et
intersubjectives au sein desquelles les personnages se distinguent les uns des autres (II. C.) ou
qu’elles introduisent des lignes de fuite et des nœuds de résistance qui empêchent de les
considérer sous le prisme unilatéral de la soumission (III. C.). Pour l’heure, nous voudrions
continuer d’explorer la tension que nous venons d’évoquer à travers des pièces précisément
issues de la prise en charge de ses enjeux problématiques et se proposant de mettre à
l’épreuve, de déjouer ou d’assumer le pouvoir du « créateur » sur ses « créatures ».

110
Id., p. 221.
111
Michel Vinaver, « L’Emission de télévision de Michel Vinaver, l’exploration du fonctionnement du pouvoir
du triangle », Acteurs Auteurs, n° 75-76, janvier-février 1990, p. 38.
112
Ecrite par Charles Tordjman en 1977 (et montée la même année par Jacques Kraemer au Théâtre Populaire de
Lorraine), la pièce C’était… offre une configuration symétrique à celle de L’Emission de télévision où le
devenir-marionnette du personnage populaire est placé sous le signe du militantisme gauchiste. Racontant les
illusions et désillusions d’Antoine, fils d’ouvrier qui a bien du mal à rallier sa famille au combat qu’il mène en
leur nom, la pièce souligne l’ambiguïté du geste consistant à porter la parole de ceux qui ne l’ont pas. Ainsi, la
scène 3 propose un petit théâtre domestique où les personnages se rebellent contre les velléités autoritaires de
mise en scène d’Antoine et rechignent à se voir dicter leur rôle, que ce soit celui de l’aliéné ou de l’insurgé :
« ANTOINE (mettant en scène). Suivez-moi. Toi, papa, ici, maman, à côté. Agnès plus à l’avant. Papa, tu es
l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres. Maman, tu es une O.S. Agnès sera une ouvrière de l’usine. La
situation est la suivante. / LE PÈRE. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? / ANTOINE. Moi, je mets en scène et je suis en
même temps le public, la foule… / LE PÈRE. Pas fatigant, ça ! J’échangerai bien mon rôle contre le tien ! /
ANTOINE. Impossible. D’abord c’est moi qui ai eu l’idée le premier. […] Je reprends : papa : tu dois décider tes
camarades de travail à ne plus rester seuls dans leur coin. Tu dois les faire agir, les faire parler. Il faut d’abord
qu’ils s’expriment. Maman et Agnès pourrissent. Elles vivent les cadences infernales imposées par le patron.
Maman pourrit dans son exploitation au foyer… Agnès aliéné par la consommation se promène dans la vie
comme dans une vitrine. / LE PÈRE. Eh ! là doucement, n’abuse pas de la situation. / LA MÈRE. Papa, laisse donc,
laisse faire, c’est un jeu. / ANTOINE. Je reprends. Ton projet, papa, c’est de défendre à l’usine comme à la maison
des idées révolutionnaires. Toi, maman, considère-toi comme utile. Tout-à-coup, tu veux reprendre ce qu’on t’a
volé, ton travail, ton amour, ton désir. […] / LE PÈRE. Mais qu’est-ce que tu nous chantes là. On a tout ce qu’il
nous faut » (Charles Tordjman, C’était…, in L’Avant-scène, n° 623, 1er février 1978, pp. 27-28).

284
b) La mise en jeu du regard

L’aliénation politique trouve son principe dans le fait que les agents isolés – et cela d’autant plus qu’ils
sont plus démunis symboliquement – ne peuvent se constituer en tant que groupe, c’est-à-dire en tant
que force capable de se faire entendre dans le champ politique, qu’en se dépossédant au profit d’un
appareil ; qu’il faut toujours risquer la dépossession politique pour échapper à la dépossession politique.
[…] Le porte-parole est celui qui, en parlant d’un groupe, en parlant à la place d’un groupe, pose,
subrepticement l’existence du groupe en question, institue ce groupe, par l’opération de magie qui est
inhérente à tout acte de nomination. C’est pourquoi il faut procéder à une critique de la raison politique,
intrinsèquement inclinée à des abus de langage qui sont des abus de pouvoir, si l’on veut poser la
question par laquelle toute sociologie devrait commencer, celle de l’existence et du mode d’existence
des collectifs113.

Dans le contexte de la remise en cause des pouvoirs et abus de pouvoir relatifs au fait
de porter la parole des classes dominées et de leur accorder une visibilité qui leur est
habituellement refusée, plusieurs expériences théâtrales témoignent d’une réflexion
esthétique, politique et éthique sur les droits et les devoirs qu’engage leur représentation.
Tributaires des tensions que nous avons évoquées et qu’elles tentent, sinon de résoudre, du
moins de questionner, ces expériences les inscrivent au cœur du processus de création et
proposent une mise en jeu du regard qui nous intéresse d’autant plus qu’elle a un impact
direct sur la construction des personnages. Deux configurations distinctes relèvent de cette
mise en jeu : d’une part, celle qui consiste à faire prendre en charge la dualité mentionnée par
Vinaver par la dramaturgie elle-même (ainsi de Germinal par la troupe du T.N.S. et des Mères
grises par Daniel Besnehard qui mettent respectivement en scène le regard de Zola et celui
d’une bourgeoise militante sur les ouvriers) ; d’autre part, celle qui consiste à placer en amont
de la création un long travail d’enquête auprès des « gens » afin de mettre le théâtre à
l’épreuve de la réalité et de rejouer leurs rapports en toute conscience (c’est notamment le cas
des spectacles de Jean-Paul Wenzel, Dorénavant 1, et de Michèle Foucher, La Table).

Voyages au pays des ouvriers

« Adaptant » Germinal pour la scène en 1975, autrement dit s’attaquant au premier


grand roman où la classe ouvrière fait irruption en tant que protagoniste central, Michel
Deutsch explique comment le projet s’est peu à peu déplacé de l’objet de l’énoncé vers le
sujet de l’énonciation :
[Pour] préparer Germinal, [Zola] va sur le terrain, se laisse glisser dans la mine, serre des mains de
mineurs, va voir Vallès, éprouve la nécessité de rencontrer Guesde, lit les feuilles socialistes… C’est
quelqu’un qui fait sérieusement son travail. Evidemment on peut toujours se demander ce qu’il a vu à
Anzin ; ou plus justement, on peut se poser la question du point de vue qui a commandé son regard. […]
Partant, l’intérêt principal de notre travail ne porte plus seulement sur le sujet de Germinal, du fait
même que notre questionnement s’est déplacé vers le sujet de l’énonciation, c’est-à-dire Emile Zola, il

113
Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” » (1984), Langage et pouvoir symbolique, op. cit.,
pp. 320-321.

285
porte davantage sur les conditions de visibilité du sujet, c’est-à-dire sur le regard de Zola, dans la
mesure où on le croise à un moment, et seulement dans cette mesure là114.

La classe ouvrière telle que le roman zolien la donne à voir ne saurait être envisagée
indépendamment d’une réflexion sur ses « conditions de visibilité » et sur les rapports
qu’elles impliquent entre le regardant et le regardé dans le cadre d’une esthétique naturaliste
fondée sur un idéal panoptique – « que tout soit visible du point de vue du centre »115 – qui
tend précisément à refouler ces rapports. Aussi a-t-il rapidement paru nécessaire de confronter
la réalité visée par le récit et la réalité du récit lui-même :
La question du réalisme servit de révélateur, disons théorique, à toute une série de conflits et de
contradictions. Pour ne parler que du texte, […] il fallait savoir comment utiliser l’extraordinaire
enquête qui est à l’origine du roman et le « désir de transparence » qui sous-tend l’écriture – « les
documents humains donnés dans leur nudité sévère » (Zola). […] On sait que le réalisme, en tant que
convention esthétique, est caractérisé par la priorité donnée au référent, à la production d’un effet de
réel qui lui-même serait un reflet de la réalité, etc. Nous avons finalement retenu (j’ai retenu pour le
texte) plutôt que la fable de Germinal (mais elle est tout de même racontée !) le travail de l’enquête
menée par le bourgeois du XIXe siècle, darwiniste et philanthrope116…

Parce qu’elle nourrit son exigence de transparence et d’exhaustivité au positivisme du XIXème


siècle et qu’elle indexe ses méthodes d’élaboration sur celles de la médecine expérimentale,
l’écriture zolienne redouble les dispositifs de pouvoir auxquels les mineurs sont d’ores et déjà
assujettis. En vertu d’un processus d’exposition qui tend à réduire l’autre et à le cantonner
dans son altérité, elle constitue la classe ouvrière comme objet d’étude et se maintient vis-à-
vis d’elle dans un rapport de pure extériorité.
Germinal, c’est d’abord le document d’un disciple fidèle de Claude Bernard, par qui on remonte à
Auguste Comte. Zola se pose en bourgeois prenant pour objet d’étude – non pas sujet d’une histoire – la
classe ouvrière. […] Zola conduit la classe bourgeoise au zoo ; au mieux, à regarder vivre une tribu
exotique, celle des ouvriers de houillères, pour avertir la bourgeoisie qu’il est temps de donner une
réponse à la « question sociale », si elle ne veut pas sombrer. […] Il revendique ainsi le pouvoir, pour
« l’écrivain moderne », de tout dire, sur toute la réalité de son temps, y compris la « question sociale »,
et tout sur l’objet d’étude qu’il s’est fixé, dans un nouvel esprit encyclopédique venu du positivisme.
C’est, pour l’écrivain, réclamer le pouvoir tout court, dans une troisième République dont le projet
éducatif est l’œuvre maîtresse : lui aussi contribue à « moraliser le peuple », comme le système scolaire,
comme l’architecture117…

On devine qu’un tel pouvoir ne saurait plus être revendiqué ; au contraire, l’ambition
totalisatrice et moralisatrice qui l’anime se doit d’être intégrée à la représentation comme

114
Michel Deutsch, « Bandes. Chutes », art. cité, pp. 107-111.
115
Dominique Muller, « Bandes. Chutes », art. cité, p. 115.
116
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “Théâtre du quotidien” », art. cité, p. 39. Sur la mise en regard du sujet et
de l’objet de l’écriture zolienne, on se reportera utilement à l’article de Claude Grignon, « Composition
romanesque et construction sociologique », in Le Savant et le populaire, op. cit., pp. 205-227. Conformément au
cadre d’analyse préalablement dégagé, Grignon souligne le rapport de classe que le bourgeois Zola entretient
avec l’objet « peuple » et s’attarde notamment sur le statut ambigu des descriptions. Produisant « l’illusion de
l’exactitude et l’impression de la vérité », celles-ci n’assurent pas moins le « passage du réalisme à l’imaginaire,
du constat à l’interprétation », l’analyse se dégageant « pour ainsi dire d’elle-même de l’observation des faits »
grâce aux opérations de sélection et de montage auxquelles procède Zola au sein du matériau de documentation.
117
Christine Fouché, « Une économie de l’hésitation », art. cité, p. 85.

286
enjeu de questionnement de sorte que soit donné au spectateur le moyen d’en opérer la
critique et de prendre la mesure de son éloignement. Aussi Germinal (1885) devient-il
« Germinal » d’après Emile Zola. Projet sur un roman (1975). Conscients des
réductionnismes scientistes et des projections fantasmatiques qui irriguent l’exposition
naturaliste du spécimen ouvrier, Jean-Pierre Vincent et le collectif du T.N.S. lui préfèrent une
mise en regard, sans suture, de la vie quotidienne des mineurs et du récit qui en fraye l’accès.
Plusieurs procédés sont mis en œuvre à cette fin. Le premier d’entre eux consiste à
porter sur la scène le regard du romancier afin de rappeler les guillemets qui bordent la
représentation et d’arrimer les figures ouvrières qui peuplent l’imaginaire du public et
informent son horizon d’attente à la posture surplombante du bourgeois darwiniste et
philanthrope. Le docteur Vanderhagen et l’ingénieur Négrel sont chargés d’assurer cette mise
en perspective. Silhouette à peine esquissée dans le roman qu’elle traverse en courant118, le
docteur occupe le premier plan lors du prologue de la pièce. Accompagnant Etienne Lantier
lors de son entrée sur scène puis se tenant assis parmi les mineurs, le docteur consulte des
photos et des documents qui renvoient manifestement aux fiches de travail qu’élaborait Zola
avant d’entreprendre la rédaction de ses romans, puis il entame une longue tirade à peine
interrompue par les quelques répliques laconiques d’Etienne (on pense ici aux « dialogues »
entre le professeur Nècepas et Jules dans La Bonne vie, mais aussi à ceux du Docteur et de
Woyzeck) :
LE DR. VANDERHAGEN. Si vous trouvez en chemin un homme de taille inférieure à la moyenne, avec
une grosse tête, des cheveux courts et souvent clairsemés – un homme à la face large, épanouie, sans
expression, sans mobilité, d’un teint bistre ou blafard, maculé en une foule d’endroits, surtout sous le
nez, les tempes, et autour des yeux de taches bleuâtres ou noires, les unes irrégulièrement linéaires, les
autres ponctuées – un homme trapu, mais fortement constitué, épaules larges, cou court et gros, narines
ouvertes, mains carrées, bras assez longs et généralement bien conformés, jambes courtes, cambrées de
telle façon que les pointes des pieds regardent en dedans – un homme avec les talons et les mollets en
dehors, genoux rapprochés, hanches plates, bassin évasé vers le bas – si vous trouvez un tel homme en
chemin, vous pouvez déclarer hardiment que vous avez vu un houilleur né.
ETIENNE. …
LE DOCTEUR. […] Je les connais tous. Depuis l’indicible jour de leur naissance jusqu’à l’automne de
leur vie d’habitants industrieux des ténèbres. Je les connais mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.
[…] Les gens qui vivent profondément enfoncés dans la terre, je pourrais, par exemple, inventer leurs
caractères, leurs passés… vous voyez ce que je veux dire : inventer la vie de ces gens… à condition
qu’ils se taisent ! […]
Allons ! Le médecin n’a pas a être arrêté par des cris ou des sanglots ! Il ne doit voir que son idée et le
but de son opération. Son idée ! Sous l’influence d’une idée scientifique, l’anatomiste ne sent pas les
miasmes du charnier. […] Les charbonniers, je les connais tous. Je les connais dans leurs chairs ! Par
exemple : Maheu. Asthme du charbon gras. Des hydrarth[r]oses au genou provoquées par l’eau et le
charbon maigre. Sa femme, la Maheude : se porte bien depuis qu’elle a quitté la fosse. Premières

118
Cf. Emile Zola, Germinal, Paris, Edition « Le Livre de poche », 1954, p. 101 : « la Maheude […] buta dans la
Levaque, qui était sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un médecin de la Compagnie, petit
homme pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses consultations en courant. “Monsieur, disait-elle, je ne dors
plus, j’ai mal partout… Faudrait en causer cependant.” Il les tutoyait toutes, il répondit sans s’arrêter : “Fiche-
moi la paix ! Tu bois trop de café. […]” Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir de dos le docteur ».

287
couches aux forceps. Catherine, leur fille : chlorotique anémique, avec une déviation du bassin ou de
l’épine dorsale : couches à craindre, très peur. Pas réglée. Jeanlin, leur fils : scorfule. Zacharie, l’aîné :
un peu anémique. Bonnemort, l’ancêtre. Rhumatismes dégénérant en hydropisie ou en carie des os. […]
ETIENNE. Etienne Lantier.
LE DOCTEUR. Le recensement n’a pu être mené de manière satisfaisante, scientifiquement parlant. Mais
ne soyez pas incrédule ! Vous avez suivi la route de Marchiennes à Montsou ? Dix kilomètres de pavé
coupant tout droit à travers les champs de betteraves… à pied, sans malle de voyage.
ETIENNE. Je me nomme Etienne Lantier ; je suis machineur et je cherche du travail119.

Sans doute encore inscrit dans bien des mémoires d’écoliers et de lecteurs, le fameux incipit
zolien120 se voit refuser la focalisation zéro pour être placé sous la responsabilité d’un orateur
clairement identifiable dont la profession de foi objectiviste montre un savoir clôturé appelé à
faire l’impasse sur les « miasmes » du réel pour pouvoir aller directement de l’idée à sa
démonstration (« inventer la vie de ces gens… à condition qu’ils se taisent »). Figure explicite
de l’auteur, le docteur sert d’intermédiaire entre la salle et la scène ; après avoir dressé le type
physiologique du « houilleur né », il nous présente chacun des personnages en vertu d’une
classification strictement nosologique et c’est également à travers ses yeux que nous
découvrons Lantier (il en rappelle d’ailleurs l’alcoolisme atavique tout juste avant de
disparaître de la scène). « L’esthétique générale du spectacle doit bien montrer que, quoi
qu’on fasse, on est impliqué par la perspective du toubib »121 explique Dominique Muller : tel
est effectivement l’enjeu de ce prologue, complété, sous ce prisme, par les quelques
interventions de l’ingénieur sortant du rôle intradiégétique que lui assigne le roman pour
prendre en charge le regard du narrateur et assumer des métaphores entomologiques qui,
descellées des parures du texte-source, apparaissent dans toute leur cruauté :
NÉGREL. Vous avez une vie… d’insecte ! Chose remarquable. Des insectes, sans hygiène et sans
moralité, qui murmurent ! Seule la force de la hiérarchie militaire qui du galibot au maître-porion, les
courb[e] les uns sous les autres, les différencie des barbares ! […] Des insectes… Cette fille tout à
l’heure… est-ce seulement une fille ?… boueuse avec ses jambes d’insecte, ses bras d’insecte, pareille à
une ma[i]gre fourmi noire.
DANSAERT. Catherine !
NÉGREL. Ne l’appelez pas. Elle est loin… Je la connais. Je la connais122.

119
Michel Deutsch, Germinal d’après Emile Zola. Projet sur un roman, [manuscrit inédit – archives du Théâtre
National de Strasbourg], octobre 1975, pp. 2-5.
120
Cf. Emile Zola, Germinal, op. cit., p. 7 : « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et
d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de
pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves ».
121
Dominique Muller, « Bandes. Chutes », art. cité, p. 119.
122
Michel Deutsch, Germinal d’après Emile Zola. Projet sur un roman, op. cit., p. 22. Si les interventions de
Négrel au sujet du boisage restituent assez fidèlement les paroles que lui attribue le roman au style direct, les
répliques citées mettent à son compte des formules qui relèvent du seul narrateur : « Le maître porion eut
d’abord un sourire, car le projet d’exclure les femmes du fond répugnait d’ordinaire aux mineurs, qui
s’inquiétaient du placement de leurs filles, peu touchés de la question de moralité et d’hygiène » (Emile Zola,
Germinal, op. cit., p. 32) ; « Le puits dévorateur avait avalé sa ration quotidienne d’hommes, près de sept cents
ouvriers, qui besognaient à cette heure dans cette fourmilière géante, trouant la terre de toutes parts, la criblant
ainsi qu’un vieux bois piqué de vers. Et, au milieu du silence lourd, de l’écrasement des couches profondes, on
aurait pu, l’oreille collée à la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche » (pp. 39-40) ; « Un

288
Si l’extériorité du regard zolien fait ici l’objet d’une évidente mise en abyme et
s’affirme avec assez d’ostentation pour qu’il nous soit impossible d’y adhérer, comment faire
exister les mineurs sur scène sans que cette extériorité fasse insidieusement retour dans la
constitution de tableaux et de dialogues pittoresques en tout point conformes à nos attentes et
à l’imaginaire de la mine que Zola nous a légué ? Pour éviter cet écueil, la dramaturgie du
texte refuse de s’en tenir à une simple adaptation-dramatisation : reprenant certains échanges
écrits en style direct dans le roman, Deutsch les insère dans une geste narrative qui désamorce
l’illusion d’une saisie immédiate et transparente du réel et entraîne une dissociation continue
entre l’acteur-conteur et le personnage-conté. Là, c’est un passage choral assez fidèle au
roman qui raconte la première descente de Lantier dans les entrailles du Voreux et rapporte
les paroles de Maheu :
CHŒUR. Voici venue l’heure pour l’embarquement dans les ténèbres. Déjà tout sombre et autour du
jeune homme les objets s’envolent, tandis que le vertige anxieux de la chute lui tire les entrailles. […]
Etienne Lantier, rudement, se heurte la tête.
Maheu dit : Sans la barrette de cuir ; tu avais le crâne fendu. […]
Le jeune homme souffre du sol glissant, qui se trempe de plus en plus. Il traverse de véritables mares,
que le gâchis boueux des pieds révèle seul. Mais ce qui étonne surtout Etienne Lantier, dans son
inquiétude, ce sont les brusques changements de température.
Maheu dit : En bas du puits, il fait très frais […].
Une nouvelle galerie.
Maheu dit : La veine Guillaume.
C’est la veine où se trouve leur taille. […]
Maheu dit : Il faut monter. Pends ta lampe à une boutonnière, et accroche toi aux bois.
Maheu disparaît par une fissure mince, ouverte devant lui. […]
Maheu dit : la taille Maheu est la sixième voie dans l’enfer123.

Ici, la Maheude – du moins la voix successivement chargée de la montrer et de la jouer, de la


dire et de l’incarner – inaugure une longue scène domestique en passant progressivement d’un
régime énonciatif à l’autre :
LA MAHEUDE. La femme du mineur regarde le plafond, et ensuite vient la réponse, grave et désespérée.
Qui reconnaîtra son empreinte dans la lumière ? Le buffet est vide, le café manque. Il ne reste que le
poids du jour.
La soupe.
Une fois encore tu as accompli le miracle quotidien.
L’eau donne des coliques et tu ne peux pas tromper longtemps la faim du mineur avec des feuilles de
choux bouillies. […]
JEANLIN. Toutes ces choses à manger !
LA MAHEUDE. C’est mon affaire de maintenir ouvert[s] les tombeaux…
La dernière de la lignée a dans ses veines le sang de l’angoisse et pompe à mon sein le lait aigre de la
fatigue.
JEANLIN. Maman.
LA MAHEUDE. Tais toi ! et ne touche pas à la viande du père !124…

sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hiérarchie les retenait seule, cette hiérarchie
militaire qui, du galibot au maître porion, les courbait les uns sous les autres » (pp. 54-55).
123
Michel Deutsch, Germinal d’après Emile Zola. Projet sur un roman, op. cit., pp. 16-17.
124
Id., p. 23.

289
De la troisième personne (« la femme du mineur ») à la deuxième (« tu »), puis la première
(« mon »), « elle » devient imperceptiblement la Maheude, convoquant d’abord des effets de
style dont le lyrisme n’est imputable qu’à la voix du narrateur zolien (« le sang de l’angoisse »
et « le lait aigre de la fatigue ») pour se laisser happer par la situation dramatique et s’inscrire
dans un dialogue quotidien avec Jeanlin. Ailleurs, c’est Maheu qui entame un long monologue
proche de la psalmodie et se dissocie de lui-même à intervalles réguliers pour évoquer
l’itinéraire du « haveur Maheu » :
MAHEU. Lorsque le dernier est né, j’aurais mieux fait d’aller le noyer dans le canal.
Personne n’a le droit de dire que la vie est une bénédiction du ciel. […]
Le haveur Maheu qui ne s’est jamais plaint de son sort a eu un premier cri de désespoir le jour où six
cents charbonniers se sont égorgés entre eux pour obtenir une taille mise aux enchères par la
compagnie. […] Ce jour-là, la Compagnie avait forcé l’ouvrier à manger l’ouvrier.
Personne n’a le droit de dire que la vie est une bénédiction du ciel.
Maheu le haveur ne sait ni lire, ni épeler son nom. Les enfants du haveur Maheu savent lire et épeler
leur nom125.

Au point de vue extérieur du romancier, il ne saurait donc s’agir d’opposer le point de vue
intérieur des mineurs sortant du silence auquel les acculait Zola pour nous livrer une vérité
jusqu’alors interdite et qui, toutes médiations abolies, se verrait enfin offrir les moyens
d’éclater au grand jour. Une telle démarche reviendrait en effet à réinvestir très naïvement le
« désir de transparence » que porte l’esthétique naturaliste et à troquer un effet de réel contre
un autre quand c’est précisément la critique de la représentation, de ses conditions de visibilité
et de subjugation, qu’il est question d’entreprendre. Défiant l’alternative de l’extériorité et de
l’intériorité, la dramaturgie propose un mode d’approche « périphérique » qui assume l’écart,
social, historique et théâtral, qui sépare la scène de la réalité qu’elle vise, les comédiens
d’aujourd’hui et les mineurs d’hier, et déploie sous nos yeux la stratification des voix, des
temps et des lieux qui nous éloignent d’eux depuis Germinal jusqu’aux traces laissées sur
nous par le roman à travers l’épaisseur de tout un siècle126.

125
Id., p. 54.
126
Cette démarche mérite d’être rapprochée de celle du Théâtre de l’Aquarium dans le cadre de La jeune lune
tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras (1977). Issu d’un long travail d’enquête au sein d’usines
occupées, le spectacle est marqué par un refus fort similaire de « jouer » – dans tous les sens du terme – les
ouvriers et recourt, lui aussi, aux effets de distanciation de la voix narrative et au partage qu’elle implique entre
l’acteur-conteur et le personnage-conté : « THIERRY. C’est alors que les portes de l’atelier se sont ouvertes. Et les
premiers invités sont arrivés. C’est Yvonne qui est arrivée la première. (à Martine) “Bonjour Lulu ! Oh ! des
lampions sous les néons !…” (au public) Yvonne n’avait jamais vu son atelier comme ça, jamais ! […] /
MARTINE. “Entrez ! entrez ! entrez !” / THIERRY. (au public) Ah oui ! il y avait aussi des militants de Rouen qui
étaient là. (à Martine) “Salut camarade…” / MARTINE. “Un enfant vient de rentrer…” / THIERRY. Il a piqué un
drapeau rouge, il est sorti dans la rue et s’est mis à jouer le fanfaron » (Théâtre de l’Aquarium,lLa Jeune lune
tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras, op. cit.). Sur ce sujet, cf. Bernard Faivre, « Sur deux spectacles
du Théâtre de l’Aquarium », art. cité, et « Qu’est-ce que ça signifie précisément “le conteur” ? », Travail
théâtral, n° 27, avril-juin 1977 ; Jean-Pierre Sarrazac, « La parole des absents », art. cité.

290
Encore faut-il veiller à articuler la dramaturgie du texte à celle du spectacle, sans quoi
l’on pourrait croire les personnages soumis à un processus unilatéral de dévitalisation. Si
l’approche périphérique favorise des formes de choralité qui désingularisent les caractères
hauts en couleur du roman zolien et implique, au niveau du jeu, des effets de distanciation qui
renvoient clairement à l’art du comédien épique, elle ne cherche pas moins à faire passer « le
sentiment de la vie » qui circule bel et bien dans Germinal malgré les entreprises de
démystification, et investit, pour ce faire, le champ concret de l’existence quotidienne :
Pour montrer que ces gens-là, c’est-à-dire nos pères du XIXe siècle […] avaient à faire à la totalité […],
nous, forcément, nous sommes obligés de passer par une chose aussi bête qu’un mineur s’asseyant sur
les talons plutôt que sur le cul. On ne peut pas en dire plus. On a plus les mêmes illusions ni la même
indécence face à l’autre. Ici notre rapport à la totalité passe par une chose aussi minime (apparemment,
encore faut-il savoir la produire dans toute sa force) et c’est ça qui montre le rapport à cette totalité qui
est en train de s’évacuer. […]
Notre façon de voyager vers la mine, de voyager vers un mineur d’aujourd’hui, de faire voir la difficulté
de ce voyage, c’est essentiellement dire : c’est quelqu’un qui ne s’assoit pas avec le cul par terre, c’est
quelqu’un qui s’assoit sur les talons127.

Objectif premier du travail d’acteur : passer par une action réelle. Cela peut être nettoyer un lino, boire
une bière (une chose à faire), ou bien attendre, être vide (une attitude concrète, qui arrive souvent dans
la vie). Non pas la représentation de ces actions, mais les actions mêmes. Non pas brancher ces actions
sur le texte comme une illustration accompagnant le texte, mais faire cela, et puis parler. Parler n’est pas
encore le mot juste, car il suppose que ce qui est dit, c’est ce qui se dit d’ordinaire quand on accomplit
cette action. Ce qui se dit ici, c’est le récit le roman. […]
Passer par le minimum. Was ist das ? Les personnages et les actions du roman nous sont extérieur[s].
Que pouvons-nous dire honnêtement d’un mineur du XIXème siècle, ou même d’aujourd’hui ?
Chercher la porte minimum pour entrer en contact avec lui : quel type d’activité, de geste pouvons-nous
avoir en commun ? Des choses, des gestes avec ces choses, des pensées qui surgissent à cet instant. Pas
d’interprétation128.

Si cette entrée minimale signifie le retrait de toute geste totalisatrice, elle n’engage pas moins
positivement la possibilité d’un contact fugace mais puissant entre le théâtre et le monde, le
présent et le passé. Dissociant les paroles et les gestes, le texte et les images, le spectacle
ménage des points de rencontre entre les comédiens et les mineurs qui ne relèvent ni de
l’imitation des uns par les autres, ni de l’identification des uns aux autres, mais du partage
d’un « minimum commun » enraciné dans les actions du quotidien, les gestes et les
perceptions qui leur sont liés. Ainsi des longues séquences successivement consacrées à
l’attente des mineurs, au nettoyage du sol (un sol réellement souillé que les femmes lavent à
grandes eaux et qu’elles recouvrent de feuilles de papier journal pour éviter qu’il ne se salisse
à nouveau, la disposition de ces feuilles contraignant les mouvements sur le plateau), à la
préparation du café (un café réellement bouillant qui, là encore, conditionne directement la
façon dont les mains s’emparent de la tasse fumante et la portent à la bouche), ou encore à

127
Michel Deutsch, « Bandes. Chutes », art. cité, pp. 123-125.
128
Texte collectif du TNS, « Questions de métier », Atac/informations, n° 73, janvier 1976, pp. 12-13.

291
l’éventration des matelas dont la laine est méticuleusement extraite, pesée puis entassée129…
Dans l’épaisseur concrète de ce faire où se rejoignent momentanément la réalité de la scène et
celle de la mine, surgissent des nœuds de résistance qui permettent de s’approcher des
personnages sans céder à l’illusion d’avoir prise sur eux. Certes, ce perspectivisme ne résout
pas toutes les difficultés et Dort, louant la force théâtrale de ces pantomimes, a également
souligné combien le motif insistant des « pauvres gens » venait introduire, dans le texte, une
forme appuyée de misérabilisme difficile à concilier avec la « parcimonie figurative » du
spectacle et son refus de recourir à l’interprétation et au commentaire :
Mais était-il besoin encore, pour rendre l’entreprise plus cohérente, de recourir à ce que Jean-Pierre
Vincent appelle « l’identification au malheur » et qu’il définit comme le « terrain sur lequel les
générations ultérieures ont pu s’identifier ou se reconnaître en Germinal » […] ? […] Ce qui compte,
c’est que, ainsi mise au premier plan (dans le texte parlé, du moins), cette thématique des « pauvres
gens » introduise dans ce Germinal comme une fatalité résignée, un enlisement fatal peu compatible à la
fois avec les matériaux zoliens retenus et avec une lecture critique de ces matériaux. Nous retombons
par là dans une interprétation préalable – de surcroît historiquement fort contestable. La dramaturgie du
texte non seulement oriente mais contraint la dramaturgie du spectacle. Elle la bloque aussi. Et l’on
revient à une vision lointaine, presque archéologique du peuple130.

Une telle démarche ouvre néanmoins sur la nécessité d’une esthétique qui assume la force
créatrice de son geste et la porosité du regard qu’elle porte sur le monde. C’est en effet par
l’exhibition de cet interventionnisme que le réalisme cesse d’être un vœu pieu et que le
personnage populaire peut espérer, sinon sortir du cadre dans lequel on cherche si souvent à le
contraindre, du moins parvenir à le rendre visible et à en déborder les limites.
Trois ans après le spectacle du T.N.S., la pièce de Daniel Besnehard, Les Mères grises,
repose la question du regard porté sur les ouvriers en changeant toutefois radicalement de
configuration optique puisque l’on passe des mythologies positivistes du XIXème siècle à
celles bien plus contemporaines d’une intelligentsia nourrie au maoïsme et rêvant de se
dissoudre dans les masses pour pouvoir parler en leur nom et lutter à leurs côtés. D’une
bourgeoisie – et d’un siècle – à l’autre, l’idéal objectiviste fait place à un idéal fusionnel qui
n’achoppe pas moins sur le surplomb et dont la dramaturgie scelle l’impossibilité. La pièce est
en effet partagée en deux espaces-temps radicalement contrastés : d’une part, Marie se
remémore dix ans après mai 68 les événements, historiques et personnels, qui ont marqué ses
années militantes et en profite pour faire revivre son fils décédé, Vincent, en de longues
plages narratives ; d’autre part, une famille ouvrière du Nord, la mère, le fils (Pierre) et sa
fiancée (Maria), échangent en avril 68 quelques bribes de dialogues quotidiens autour d’une
table de cuisine (ces deux espaces-temps finissent toutefois par se croiser puisque Maria

129
Nous nous référons ici au film réalisé par Maté Rabinovky à partir du spectacle du T.N.S., 2 parties,
production FR3 Strasbourg, diffusion sur FR3 le 01.05.1976 et le 08.05.1976 (fonds INA).
130
Bernard Dort, « A la recherche de “Germinal” », Travail théâtral, n° 22, janvier-mars 1976, p. 94.

292
décide à la fin de la pièce de partir pour Paris et que le récit de Marie suggère qu’elle y a
rencontré son fils131). Faisant indissociablement le deuil de Vincent et de l’utopie politique à
laquelle il est lié, Marie revient sur ses voyages en terres ouvrières :
MARIE. Devenu lycéen, Vincent me menait voir dans des régions grises, l’eau glacée des ports
marchands, la brique sombre des fabriques, les toits galvanisés des ateliers. A l’heure des couchers de
soleil, une sirène mugissait sur une mouvance grise. Abandonnés par le martèlement des enclumes
taylorisées, des gens maussades aux muscles encore las déferlaient. Les faisceaux orangés des
réverbères éclairaient dans la brume un théâtre sans prestige, la cour d’usine. La foule ouvrière
distribuait le spectacle. L’attente journalière du souper et du repas était la scène unique, toujours en
répétition. Nous regardions, lui et moi, ces corps qui pointillaient l’histoire de leur chair. Nous
écoutions, lui et moi, ces murmures qui clamaient la vérité du capital, l’exploitation132.

MARIE. Dix ans déjà que nous partions à la découverte de terres étrangères parce que si proches : le
pays des ouvriers. Forêt dont on partait à la conquête, chasse gardée qu’il aurait fallu libérer. Nous
importions nos mirages, la caméra fluide de nos désirs filmait en rêvant de transparence. Vincent avait
cru avec son regard mal assuré que la vérité s’offrait nue. Mais le regard est poreux, il ne boit que ce qui
le hante133.

Qu’il s’agisse du souffle poétique qui traverse le récit ou de la lucidité rétrospective qu’il
autorise, l’observation des ouvriers se voit investie d’une charge fantasmatique considérable
qui place la rencontre des deux mondes, « mains blanches » et « doigts calleux »134,
« chemises de soie » et « bleus de chauffe »135, sous le signe d’un irréductible écart.
Ethnologue de la classe ouvrière en 1968, romancière de sa vie endeuillée en 1978, Marie a
cessé de rêver de transparence et sait le regard « poreux », aujourd’hui comme hier. Or le
montage de ces monologues très écrits avec les saynètes domestiques où se joue la vie
ouvrière, laconique et fragmentaire, creuse ostensiblement cet écart :
LA MÈRE. Déjà là !
PIERRE. J’ai faim.
LA MÈRE. Tu n’as pas mangé chez Maria ? Il n’y a rien.
PIERRE. Putain, j’ai faim.
LA MÈRE. Seulement de la soupe aux choux, un reste.
PIERRE. Je n’ai plus envie de voir le monde. Toi non plus.
Il se met à cirer ses chaussures136.

Cet antagonisme patent semble pourtant infléchi par le scrupuleux « quotidiennisme »


de ces scènes ouvrières. A une époque où cette tendance est déjà clairement répertoriée et se
voit même associée à un appareil stylistique nettement identifiable dont le laconisme et la
table de cuisine constituent sans doute les figures les plus connues, les dialogues de Pierre et

131
Cf. Daniel Besnehard, Les Mères grises, in L’Etang gris. Les Mères grises. Les Eaux grises, op. cit., p. 138 :
« Plus tard, beaucoup plus tard dans la mémoire, Vincent me conta l’histoire de Maria, sa fiancée du Nord : une
enfance blessée à l’ombre des corons, une vie rythmée par les cadences ouvrières, un amour de jeunesse pour
Pierre, un boulanger devenu mineur ».
132
Id., p. 121.
133
Id., p. 125.
134
Id., p. 128.
135
Id., p. 138.
136
Id., p. 135.

293
de sa mère ne pourraient-ils être mis au compte d’un dispositif citationnel qui les placerait
entre guillemets, comme ce fut précédemment le cas du roman zolien ? De l’aveu même de
Besnehard, ces scènes doivent en effet beaucoup au théâtre du quotidien et aux
représentations qui ont nourri son imaginaire de spectateur :
La famille ouvrière, dans la pièce, est complètement empruntée à l’image que le théâtre m’en a donnée.
C’est le Germinal de Vincent, les travaux sur Kroetz de Yersin et Lassalle. Il ne s’agit donc pas d’une
vision objective, directe, de la classe ouvrière. Elle n’existe que par rapport à la médiation des
représentations. Il y a tout un fonctionnement de la mémoire théâtrale qui fait retour dans l’écriture137.

Dès lors, un inévitable trouble saisit le lecteur-spectateur bien en peine de savoir si ces scènes
sont des projections des rêves de Marie ou si elles lui opposent, au contraire, leur
incompressible matérialité. S’agit-il du réel que Marie n’a pas su voir ou de l’effet de réel
dont Marie s’est contentée ? Cette indécision a d’ailleurs été volontairement maintenue par la
mise en scène de Claude Yersin au Festival d’Avignon de 1978 :
contrairement à ce que j’imaginais au départ, je vois maintenant les scènes ouvrières comme des
intrusions de souvenirs impossibles, de fantasmes dans le monde de Marie. Il n’y aura pas deux lieux
antagonistes mais envahissement de l’espace de Marie par des personnages qu’elle a rêvés, imaginés, et
ils resteront ambigus parce qu’ils auront malgré tout un certain poids de réalité138.

Choisissant de distribuer Huguette Cléry, mémorable Mlle Rasch, dans le rôle de Marie, le
metteur en scène de Kroetz et de Vinaver a installé les quatre personnages de la pièce de part
et d’autre d’une longue table rectangulaire où la nappe blanche et la cafetière en fer blanc –
souvenirs du Travail à domicile monté par Lassalle ? – font état d’une ligne de démarcation
ambiguë qui distingue la famille ouvrière et la bourgeoise intellectuelle tout en les plaçant sur
le même plan. A relire sous cet angle le premier extrait que nous avons cité, nous retrouvons
d’ailleurs un certain nombre de motifs propres aux dramaturgies quotidiennistes : monotonie
des gestes, corps-automates et silences éloquents qui « clament » pour celui qui les a toujours
déjà déchiffrés « la vérité du capital » et de « l’exploitation ». Mais en intégrant ces motifs au
récit subjectiviste du personnage principal de la pièce (« Nous regardions, lui et moi… »,
« Nous écoutions, lui et moi… »), Besnehard renoue l’indissociable lien qui attache le regardé
au regardant et souligne le prisme à la fois idéologique, affectif et fantasmatique à travers
lequel la réalité populaire ne laisse d’être envisagée. Si cette mise en perspective assez
vertigineuse des regards portés sur le corps ouvrier engage une lecture critique du
militantisme gauchiste de l’après soixante-huit, elle ménage donc également un dialogue

137
Daniel Besnehard, « Les Mères grises », entretien avec Daniel Besnehard, Huguette Cléry et Claude Yersin,
Théâtre/public, n° 22-23, juillet-septembre 1978, p. 56.
138
Claude Yersin, « Les Mères grises », art. cité, p. 57.

294
souterrain avec le théâtre du quotidien et exhibe, en même temps qu’elle le déjoue, un partage
des voix parfois trop univoque et insuffisamment assumé entre l’auteur et ses personnages139.

De l’enquête à la création : le droit à l’écart

Parallèlement à ces deux créations, Jean-Paul Wenzel et Michèle Foucher ont


également choisi de mettre la question du regard au cœur de leurs recherches en amorçant un
travail d’enquête placé sous le signe du retour au sources comme nous l’avons déjà souligné
dans le cadre de notre chapitre historique. Parce que le théâtre visé se veut arrimé à la réalité
et qu’un tel souci engage la plus grande méfiance vis-à-vis du solipsisme et des projections
mythiques qu’il autorise, il leur paraît alors nécessaire de partir à la rencontre du réel et, sans
idée préconçue sur les orientations du spectacle à venir, de s’y heurter ou de s’y perdre :
« c’était ma façon de revenir à ce milieu pour tester la distance qui m’en séparait
désormais »140 ; « Le meilleur moyen était d’y aller voir moi-même. […] Libérer la parole de
l’autre, mais le faisant jauger aussi la capacité d’écoute »141. Encore une fois, c’est le terme de
mise à l’épreuve qui semble le plus à même de décrire ce mouvement où la rencontre de
l’autre est indissociable d’une réflexion sur soi. Le retour aux sources ne vise pas à apporter
des garanties objectivistes à la création mais s’associe à un questionnement lucide sur la place
que l’on tient et tout ce qui continue inévitablement de la définir, statut social, positionnement
politique, histoire personnelle, parcours artistique…
Wenzel et Foucher entament donc toute une série de rencontres avec les « gens ».
Concernant Bobigny, ces rencontres sont indissociables d’un travail protéiforme d’animation
en collaboration étroite avec les équipes culturelles déjà implantées dans la ville, maison de la
jeunesse et de la culture, bibliothèque, centres de loisirs. Les premiers échanges tournent
autour de cette simple question : « comment se passe une de vos journées ? ». Se dégagent
alors différents thèmes autour desquels se constituent des ateliers de réflexion, sur l’espace
urbain et le rapport au sol, sur la peur dans la ville, sur la notion de confort et d’ordre dans

139
La remise en cause de l’idéal fusionnel que porte le militantisme gauchiste est un enjeu récurrent à partir de la
fin des années soixante-dix. Déjà mentionnée, la pièce C’était… s’inscrit tout à fait dans ce cadre de
questionnement en confrontant l’engagement de Jean, bourgeois qui veut « s’établir » pour se sentir utile au
peuple (« Je ne supporte plus de rester un privilégié. On ne comprend pas la classe ouvrière si on ne l’approche
que du bout des doigts. Je sens comme un besoin physique de me lier aux masses » – Charles Tordjman,
C’était…, op. cit., p. 30), et celui d’Antoine, fils d’ouvrier qui veut précisément échapper à sa condition et
nourrit des rêves bien plus intimes (« Frappez donc aux portes des H.L.M. Demandez-leur : “comment ça va ?”,
“vous avez besoin d’un coup de main ?”. Et si tu vois mon père, Jean, fais-lui donc une bise, ça te fait tellement
plaisir. Frappez donc aux portiers des usines, on vous y attend. Mais prenez un peu d’eau de toilette, parce que,
là-bas, autour des hauts-fourneaux, ça pue. Et moi, ça ne me dit rien, les fumées je connais ça » – p. 31). La
pièce de Lemahieu, Usinage (1983), rejoint également ces enjeux en représentant un établi – l’Ami, personnage
inspiré du roman de Linhart – incapable de se fondre dans le groupe des ouvriers et de les inciter à la lutte.
140
Jean-Paul Wenzel, « Au plus près de ses doutes », art. cité, p. 104.
141
Michèle Foucher, « La Table. Entretien avec Michèle Foucher et Denise Péron », art. cité.

295
l’appartement… Des ateliers de création se mettent également en place et sont l’occasion de
plusieurs événements, expositions, spectacles, dont l’acmé est l’organisation d’un grand
carnaval en juin 1977. Michèle Foucher, quant à elle, organise dès 1976 de nombreux goûters
avec des femmes issues de milieux populaires, en Alsace et à Bobigny, dans des lieux
professionnels, privés ou associatifs. Elle aussi choisit de concentrer les échanges sur un axe
thématique précis, en l’occurrence la table. Ce parti pris a ceci d’intéressant qu’il permet de
minimiser les effets d’asymétrie et d’intimidation inhérents au dispositif de l’enquête. Wenzel
et Foucher refusent d’ailleurs de recourir à ce terme relevant du champ sociologique et
prennent garde de ne pas transformer les discussions en entretiens. En prenant comme point
d’appui des objets à la fois familiers et inédits à force d’évidence (la ville, l’appartement, la
table), il s’agit d’échapper aux discours pré-construits et aux grilles d’interprétation
préétablies qu’auraient sans doute appelés des débats sur « la misère sociale » ou « la
domination masculine » chez ceux qui parlent comme chez ceux qui les écoutent.
Nous voilà donc au moment critique où, de ces rencontres, il faut faire un texte de
théâtre, où de ces gens jailliront – peut-être – des personnages… Si la phase d’écoute et
d’animation « qui, dit Wenzel, va des habitants vers nous et de nous vers les habitants »142, est
destinée à fournir la matière première du spectacle balbynien, elle est nettement distincte du
processus de création. Wenzel revendique d’emblée ce qu’il appelle le « droit à l’écart »143.
Cet écart « entre la sensibilité de l’équipe des créateurs et celle des habitants de Bobigny », il
n’entend pas le « gommer » mais l’« exploiter »144 au profit d’une œuvre personnelle qui,
nourrie des échanges avec une population sensibilisée à la création artistique, se doit de ne pas
lui offrir un reflet plus ou moins complaisant de sa vie. Or cette exigence est redoublée par
l’impact traumatisant de rencontres au gré desquelles la distance qu’il s’agissait de « tester »
n’a cessé de se creuser. Tout se passe en effet comme si le dramaturge, soucieux d’échapper
aux écueils du constat et parti à la recherche de cette dynamique sur laquelle ses précédentes
pièces avaient trop promptement fait l’impasse, s’était vu douloureusement ramené par la
réalité elle-même à l’horizon indépassable du pouvoir :
Je sors de l’aventure la tête pleine de paroles, de paroles douloureuses et qui ne mènent à rien. La
pression sociale est tellement forte et les résistances si minimes ! […] Il faudrait parler d’un désespoir
comme seule forme de résistance, mais d’une résistance elle-même désespérée. « La vie, c’est comme
ça », voilà tout ce que nous entendions dire. Cela m’a complètement miné de l’intérieur, au point que je
ne peux plus montrer que cette réalité désolante : des gens qui ne luttent pas.
[…] Mais faut-il encore dire les gens ? Actuellement, je n’ai plus envie d’écrire une pièce avec des
personnages. Le laminoir est si fort que les personnages, ça n’existe même plus. Si je continue d’écrire

142
Jean-Paul Wenzel, cité par Colette Godard, « Jean-Paul Wenzel à Bobigny », Le Monde, 19 juin 1976.
143
Jean-Paul Wenzel, cité par Thomas Ferenczi, « Le public, des réalités aux fictions. Ces comédiens porte-
parole », Le Monde, 27 avril 1977.
144
Ibid.

296
pour le théâtre […] je crois que ce sera de plus en plus noir et violent. « Loin d’Hagondange », c’était
encore plein de petites sources d’espoir145.

Abasourdi par ce théâtre du quotidien plus noir que « nature », Wenzel entreprend la
rédaction d’une pièce qui se dégage très fortement du matériau collecté146. La crise du
personnage individué dont nous avons cerné les contours n’est même plus de mise face à la
pression unilatérale du « laminoir » et doit laisser place à une nouvelle dramaturgie capable de
traduire l’ampleur d’une désolation qui désigne tout autant la dissolution de tout lien social
entre les habitants de la ville nouvelle que le désespoir de celui qui observe ce processus en
toute impuissance. L’expérience de l’implantation conduit ainsi paradoxalement à délester
l’écriture de ses derniers oripeaux naturalistes et à inscrire la distance qui sépare l’artiste de la
population au cœur de la représentation.
Bien que Michèle Foucher ne soit pas confrontée à si sinistre découverte, le passage de
la phase d’écoute à la phase de création se présente comme une étape délicate : « Ce texte
n’étant pas ma propriété privée, je m’enfermais dans des faux problèmes du genre : je ne suis
pas ces femmes-là, ai-je le droit de faire ça ? »147. Si la comédienne peut affirmer
rétrospectivement qu’il s’agit là de faux problèmes, c’est que le questionnement éthique ouvre
sur une légitimation esthétique : l’épreuve de la distance désamorce le vœu pieux de s’ériger
en simple porte-parole et appelle une prise en charge assumée de ses prérogatives artistiques,
mais aussi de sa propre expérience, individuelle, féminine, théâtrale, de la table. Revendiquant
à son tour une forme de « droit à l’écart », Foucher renonce au projet initial d’un dialogue
entre trois personnages féminins qui risquerait de tomber dans l’ornière du naturalisme et
d’achopper sur des types aux contours arrêtés peu à même de faire entendre les failles et les
hésitations des paroles recueillies – des paroles contrastées et paradoxales d’où se dégagent
simultanément la plus grande énergie et la plus grande aliénation :
A travers les propos tenus ce qui jaillissait était très paradoxal, une sorte d’angoisse joyeuse, une force
incroyable, un désir fou de vivre mais une impossibilité totale à vivre autrement. Ce qui nous troublait
et qui trouble maintenant les spectateurs c’est cette énergie folle pour ce si peu de vie, cette relation
d’un tout et d’un rien. Tout le travail a consisté à le donner à voir sans aucune dérision. Ce n’est pas le
regard du sociologue, ou celui de l’artiste sur le peuple et finalement les propos tenus là ont sans doute
plus de conséquence qu’un discours intelligent sur les femmes et la vie des femmes148.

145
Jean-Paul Wenzel, cité par Dominique Norès, « Loin d’Hagondange… après Wenzel et Chéreau, Steiger à
Besançon », art. cité, p. 10.
146
Cf. Jean-Paul Wenzel, « Au plus près de ses doutes », art. cité, p. 104 : « Il fallait que je trouve un angle, une
fiction qui me permettrait de rendre compte de cette réalité, d’en échapper, de ne pas en mourir. Cette année
passée à Bobigny m’a paradoxalement contraint à créer un spectacle le plus éloigné possible du naturalisme […].
Je pensais alors que la ‘‘fidélité’’ ce n’était pas forcément rapporter la parole des gens mais la transposer dans
des codes esthétiques proches de ma recherche personnelle et laisser le public les traduire, les décrypter et se
reconnaître à travers eux ».
147
Michèle Foucher, « La Table. Entretien avec Michèle Foucher et Denise Péron », art. cité.
148
Ibid.

297
Les deux projets prennent alors des voies radicalement divergentes : tandis que
Wenzel choisit de mettre en valeur le seul « je » dont il pense pouvoir se montrer garant, à
savoir le sien, et élabore un long récit à la première personne destiné à la voix off, Foucher
cherche à maintenir un inextricable va-et-vient entre elle et les femmes rencontrées en
construisant un montage sur la base des échanges réalisés et en prenant en charge, seule sur
scène, l’intégralité de cette partition polyphonique. Dorénavant 1 creuse ainsi de façon
radicale l’écart dont nous avons parlé. D’abord, le dispositif mis en œuvre multiplie les strates
temporelles : le présent de la narration s’inscrit dans un futur de science-fiction que traduit le
décor, faisant de Bobigny une nouvelle Pompéi recouverte par la lave qu’arpentent cinq
acteurs pour y déterrer des vestiges ; malgré les défaillances avouées de sa mémoire, le
narrateur se souvient de son voyage à Bobigny et raconte la journée pénible qu’il y a passée à
la recherche d’une personne dont il n’avait pas l’adresse et qu’il n’a finalement jamais
retrouvée. La ville est donc évoquée au passé mais sa description l’inscrit pourtant, elle aussi,
dans une vision futuriste par rapport au temps réel de l’implantation ; il s’agit d’une ville
déshumanisée et carcérale où règnent le plastique et l’acrylique, les hommes en uniformes et
les écrans de surveillance, une ville qui rappelle les atmosphères sécuritaires et anxiogènes de
Soleil vert ou Fahrenheit 451 et dont la description renvoie au genre littéraire et
cinématographique de la contre-utopie. L’ensevelissement par la lave (futur) est ainsi
redoublé par l’ensevelissement par le béton (futur antérieur) et met le voyageur du récit dans
la même position que les acteurs sur la scène, celle d’archéologues recherchant les indices
d’une vie désormais disparue. Etrange choix que ce dispositif qui transforme en « monde
englouti » le présent que l’enquête devait pourtant permettre de saisir « sur le vif » et dont les
vraisemblables contradictions sont escamotées au profit d’une opposition massive entre le
passé et le futur qui achoppe bien souvent sur une aporétique complainte du progrès149. Mais
cette noirceur proche du nihilisme fait aussi l’intérêt d’une démarche qui cherche de toute
évidence à déplaire : prenant au sérieux le « c’est comme ça » entendu au fil des entretiens,
Wenzel le met volontairement à l’épreuve du pire. Cassandre funeste et provocatrice, le
dramaturge assume le surplomb dont il avait cherché à se débarrasser en s’installant à

149
Que l’on songe à la critique assassine que Jean-Pierre Léonardini a faite du spectacle : « Est-il assez clair, au
point où nous en sommes, que le spectacle de Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet est une concrétion
apocalyptique du réel de Bobigny ? […] De l’Art s’est installé dans le silence. On le voit à l’œuvre, dans sa
variante sombre, comme détaché de toute entreprise, de tout système donné, de toute intervention
transformatrice. […] Sinon, à ce jeu d’ensevelir le réel – qui par définition, pour nous, est en tumulte, jamais figé
– sous un cataclysme symbolique (pour ne plus avoir à se couper les doigts à des angles ?), on piétine dans le
rebours de l’utopie, l’uchronie latente, pour tout dire, synonyme de la nostalgie d’un bon vieux temps illusoire,
soit l’idéologie. Archéologues, encore un effort » (Jean-Pierre Léonardini, « Archéologues, encore un effort. Et
si Bobigny sombrait dans un cataclysme ? », L’Humanité, 10 octobre 1977).

298
Bobigny ; il renvoie la population à sa propension à adhérer aux conditions de vie qui lui sont
imposées et la met face à ses propres responsabilités. La distance se meut ainsi en rupture, ce
qu’a d’ailleurs aussitôt traduit le diagnostic de la municipalité communiste, voyant dans le
spectacle une « tentative de démoralisation de la cité ».
Mais c’est la distribution des rôles qui nous intéresse surtout. Sur la scène, nous avons
évoqué la présence d’acteurs occupés à d’étranges fouilles. Extrayant de la lave des objets,
viande sous cellophane, tubes de calmants, ustensiles ménagers, devenus les dernières traces
de la « ville béton » mais aussi du quotidien de l’ancien théâtre défendu par Wenzel, ces
acteurs font sporadiquement entendre quelques monologues impersonnels qui plébiscitent
l’ordre établi sur le mode du ressassement. Incarnant bien moins des personnages que des
idées fixes, les acteurs-archéologues sont visités par les fantômes des habitants, figures
définitivement évidées – un objet, un slogan, une obsession – et uniquement chargées
d’ajouter leur propre désert mental à celui du paysage. A côté de ces improbables zombis
engagés dans des pantomimes monomaniaques (et l’on ne peut effectivement s’empêcher de
penser au film contemporain de George Romero, Zombie, dont l’illustre métaphore des morts-
vivants permet également de figurer un ordre social déshumanisant), se déploie la litanie du
narrateur qui, loin de montrer la voie d’une sortie de crise ou d’en expliquer doctement les
causes, fait part de façon éminemment subjective de son désarroi et de sa désorientation. Là
encore, la rupture paraît consommée : contre l’illusion « d’un théâtre immanent », « d’une
écriture qui opèrerait une prise phénoménologique sur le réel », la voix de l’écrivain déferle
« pour dire son refus de suturer ces corps d’acteurs et les interviews » ; ce que pointe ainsi le
spectacle, selon Jean-Pierre Sarrazac, « c’est le fait […] qu’il n’existe pas de degré zéro de la
forme théâtrale permettant d’engranger la réalité sans lui conférer un supplément de sens »150.
Or ce subjectivisme assumé par lequel l’auteur en vient à s’exposer engage un regard
sans complaisance sur soi-même. Le récit ne cesse en effet de mettre en scène son propre
solipsisme. La distance éprouvée lors des entretiens avec la population, Wenzel choisit de la
radicaliser en racontant l’histoire d’un homme qui échoue à établir le moindre contact, ne
serait-ce que pour demander son chemin. De fait, la ville est généralement déserte et, les rares
fois où se présente la possibilité d’un échange, celle-ci avorte aussitôt. C’est d’abord un
homme malade que le voyageur rencontre dans la rue et auquel il propose son aide ; or
l’homme prend aussitôt la fuite devant celui qu’il considère d’emblée comme un étranger :
le gars il m’a regardé avec des yeux… il s’est reculé doucement, […] il a bredouillé quelque chose,
toujours en reculant avec ses yeux comme des groseilles à maquereau […] il s’est retourné et il s’est

150
Jean-Pierre Sarrazac, « Eléments d’une poétique théâtrale du quotidien », Théâtre/public, n° 39, 1981, p. 35.

299
sauvé le gus, à toutes jambes ; j’ai essayé de le suivre, il est rentré dans une tour, je n’ai pas pu le
rattraper151.

La parole se perd, inaudible ; l’échange n’a pas lieu. Ce sont ensuite des enfants auxquels le
voyageur fait des signes amicaux, mais qui constituent bientôt une présence menaçante :
quand ils m’ont vu, ils se sont tous arrêtés, les mômes, de chanter, crier, sauter, net. Ils se sont arrêtés et
m’ont regardé d’un drôle d’air, comme s’ils ne comprenaient pas, puis ils sont avancés lentement, très
lentement en rangs bien ordonnés. La trouille m’a pris, mais pas possible de bouger, fasciné par ce
groupe couleur rouille qui m’entourait maintenant […]. J’ai essayé de leur parler – rien – coincé152.

Amorçant une « danse sauvage » autour du voyageur qui s’imagine en « visage pâle » cerné
par les Indiens, les enfants le dépossèdent de tous les objets qui marquent sa différence : « très
lentement ils m’ont tout pris, […] mes plaquettes chlorophiles, mon petit masque de poche,
[…] mes appareils photos automatiques, mes appareils longue écoute – tout »153. A la figure
de l’archéologue se superpose celle de l’ethnologue explorant des terres lointaines et
exotiques. Incapable de se fondre dans la masse, l’enquêteur se fait aussitôt repérer comme
tel ; à rebours du travail d’animation basé sur la rencontre, l’interaction mais aussi le partage,
une année durant, des mêmes conditions de vie, Wenzel choisit de se constituer en intrus
maladroit, « couillon » perdu dans une ville dont il ne connaît pas les règles et qui ne cesse de
le renvoyer à son altérité. Confronté à l’hostilité de la ville muette, le voyageur est pris d’une
peur croissante et veut rentrer chez lui. Perdu dans des cages d’escalier où il se sent épié à
travers les judas, il croise quelques silhouettes patibulaires ou fantomatiques (« je me trouve
nez à nez avec un type […] qui me regarde comme si il ne me voyait pas […] il n’a même pas
bronché en me voyant ; je n’ai pas demandé mon reste, j’ai joué la fille de l’air »154) et achève
son excursion vingt-quatre heures après son commencement, observant « la ville pieuvre »
depuis « la dalle la plus haute » :
On était samedi, les gens que je n’ai jamais rencontré[s] roulaient vers ce qui restait de vraie verdure,
[…] les yeux de la ville froide, me regardaient, me jugeaient, me chassaient. Je n’avais aucune envie de
répliquer […]. J’aurais pu crier au milieu de la ville vide, lui dire ce que je pensais. Je n’ai rien fait, je
me trompais sûrement de toute façon. J’aurais certainement pu m’y habituer, m’habituer à jouer la vie
de mémoire […]. J’ai pensé finir comme dans les vieux films, me faire péter le cigare très fort, après
m’être peint en bleu ou en vert. Je n’ai rien fait de tout cela je suis allé attendre le bus […], rentrer chez
moi, et vous raconter tout ça155.

Comme dans l’ensemble du récit, la ville constitue l’entité privilégiée, monstre froid et
anonyme dont ne se dégage aucune individualité singulière sinon celle du voyageur qui n’en
fait pas partie. Comme dans l’ensemble du récit, la structure négative domine : ne jamais

151
Jean-Paul Wenzel, Dorénavant 1. Négatif balbynien, 1978 [inédit], p. 2.
152
Id., p. 9.
153
Id., p. 10.
154
Id., p. 19.
155
Id., p. 40.

300
rencontrer, n’avoir aucune envie, ne rien faire (qu’il s’agisse de dénoncer, « crier », de se
résigner, « s’habituer », ou de tenter un ultime attentat situationniste, se suicider, sur le
modèle de Pierrot le fou). Litanie de l’échec, chant d’impuissance, le récit-poème trouve dans
la fiction de cet aller-retour éclair le moyen d’exacerber le désenchantement de l’artiste-
citoyen, de l’artiste qui, chassé de la ville et s’en chassant lui-même, n’a jamais eu qu’un
regard extérieur sur la cité. Un tel parti pris ne laisse d’étonner au vu du long travail
d’animation précédemment évoqué, travail dont Wenzel reconnaît d’ailleurs la richesse :
Sur le plan de l’animation, un travail très important a été fait. L’aboutissement en a été une journée de
carnaval, la parole débloquée… Des gens qui ne se rencontraient jamais, même lorsqu’ils logeaient dans
la même maison, sur le même palier, se sont retrouvés ensemble. Mais ces sortes d’expériences restent
ponctuelles. Entre l’efficacité de petits groupes extrêmement militants et l’énorme solitude des
individus et des familles, le trou reste béant156.

C’est précisément ce trou que Wenzel a voulu mettre en scène en choisissant de montrer une
ville fictive dont les derniers militants auraient définitivement disparu, laissant place à un
désert où l’écrivain naïf et velléitaire ne réussit plus qu’à capter ses propres désillusions157.
Tout autre est la démarche de Michèle Foucher. Si, comme Wenzel, elle a ressenti un
véritable embarras par rapport au matériau collecté et compris l’urgence de s’exposer elle-
même, elle continue de vouloir rendre honneur aux personnes qu’elle a rencontrées.
Confrontée à la polyphonie d’entretiens où s’intriquent étroitement la soumission et la révolte,
elle préfère à l’élaboration de personnages dûment caractérisés la construction d’une figure
unique capable de prendre en charge cette pluralité et cette ambivalence. Aussi le texte
définitif est-il un montage volontairement fragmentaire des récits, des anecdotes mais aussi
des dialogues amorcés lors des rencontres, montage où la première personne ne cesse de
changer de référent :
Ça, la brioche, ça se coupe avec les mains. / Si vous voulez, je vous donne un couteau ? / En principe ça
se… ça doit se briser. / Non pas comme le pain, le pain ça se coupe ! / Chez nous, ça dépend. / Les
traditions elles ont perdu beaucoup. / Avant, avant de couper le pain on faisait la croix. / Ah, moi, je la
fais toujours ! / Mais il faut penser ce que l’on fait ! Faut pas faire simplement la croix, sur le pain, faut
le penser : « Dieu le bénisse » ! / Ma mère, elle disait un p’tit mot : « Que Dieu le bénisse » et :
« Merci » ! et elle faisait sa prière avant de déjeuner… ma mère !158

Seule sur scène, Foucher passe donc d’une voix à l’autre, désamorçant la logique de
l’identification et de l’imitation en s’avouant comme actrice, préservant une forme

156
Jean-Paul Wenzel, in « Loin d’Hagondange… après Wenzel et Chéreau, Steiger à Besançon », art. cité, p. 10.
157
On peut d’ailleurs regretter que Wenzel ait eu recours à tant de détours pour oser confier ses doutes et ses
craintes. Tout se passe en effet comme si l’auteur avait eu besoin de multiplier les filtres entre le monde et la
scène pour s’autoriser à dire son entrée dans l’ère du soupçon. Convoquant pour la première fois la grande
machine théâtrale et ses artefacts spectaculaires, créant une ville de science-fiction qui, semblable à tant d’autres,
engage une lecture généralisante sur le malaise dans la civilisation, la première personne continue finalement de
se dérober et, avec elle, la singularité d’une expérience ambivalente et douloureuse.
158
Michèle Foucher, La Table, op. cit., p. 23.

301
d’indécision grâce à laquelle les identités, émergeant pour se dissoudre aussitôt, demeurent
irréductiblement flottantes159. On perçoit d’ores et déjà comment un tel parti pris peut
permettre à un théâtre tendu vers le quotidien d’échapper au soupçon du simple reportage et à
son inavouable revers, la charge univoque :
Cette discontinuité […] témoigne du refus d’un point de vue qui, en face d’une multitude, d’une
pluralité de faits humains, tendrait malgré tout à extraire, abstraire un ou plusieurs personnages
typiques, représentatifs d’une nature de la femme que des discours de sciences humaines, de
journalistes, des stratégies publicitaires et commerciales mettent sur le marché pour quelque temps
comme « sexe à la mode » […]. Ce que La Table oppose à ces discours, c’est une réfutation radicale de
leurs approches : elle montre que « la personnage populaire » est un personnage nombreux que l’on ne
peut résumer en une ou quelques figures qui seraient opposées dans une intrigue (un peu comme au jeu
de cirque jadis) à des faire-valoir schématiques, typiques, dans des conflits exemplaires d’où sa nature
et son vouloir se révèleraient de façon ambiguë ou univoque (peu importe au fond), où il aurait un peu
l’allure d’une trouvaille archéo ou ethnologique à ranger sur un nouveau rayon du Magasin des
Connaissances. […] [Quant] au rapport des figures entre elles et avec nous, on voit fonctionner, souvent
dans l’humour, quelque chose comme une compatibilité, une tolérance, une bienveillance même, qui,
loin de participer d’un populisme démagogique, interdit au public de se croire à un tribunal où il serait
instruit et juge des destins, installé à un poste détaché d’observation d’une variété zoologique
curieuse160.

A rebours de la dualité opposant le créateur à ses créatures et du surplomb qu’elle favorise,


« le personnage nombreux » que porte la comédienne sur la scène ménage un flottement
permanent qui déjoue les contraintes de l’assignation sociale et appelle une forme
d’hospitalité de la part du spectateur. Si les paroles données à entendre mettent en valeur toute
un série de mots d’ordre qui cherchent à fixer le rôle de la femme, la discontinuité énonciative
que ménage ce texte à plusieurs voix pour un seul corps permet précisément de les réfuter en
leur opposant une figure labile et sujette à de perpétuelles métamorphoses161.
Plus généralement, comment représenter des personnages plébéiens sur scène ? […] Pour Michèle
Foucher, un Schweyk au féminin, une Mutter Courage, sont des types héroïques. Or un héros, à partir
du moment où il s’héroïse, où il devient extraordinaire, n’est plus tout un chacun. L’exploit le
singularise en en faisant quelqu'un – quelqu'un d’exceptionnel. La question de tout un chacun, du
jedermann, reste alors posée. La personnage serait donc plutôt une opération moléculaire sur des
segments de vie, des moments jamais extraordinaires, jamais globalisables, sans identité en quelque
sorte… toujours en état de dispersion – en suspens, aléatoires… Dans cette marche autour de la table,
qui n’est pas, on l’aura compris, une gravitation autour de soi […], la personnage révèle qu’il n’y a pas
de bout du compte, de notion assurée du personnage (conscient et maître de soi, même s’il associe
librement sur le divan… d’une pièce de boulevard !). Laisser venir, laisser être… Le personnage

159
On pense une nouvelle fois à la démarche du Théâtre de l’Aquarium dans La Jeune lune… et au refus de la
troupe de combler l’écart entre l’enquête et le théâtre, les acteurs et les ouvriers – cf. Jean-Pierre Sarrazac,
L’Avenir du drame, op. cit., p. 98 : « Pour raconter les luttes qui se déroulaient en 1975 dans une centaine
d’usines occupées, point d’acteurs en bleu de chauffe, nulle atmosphère d’usine, aucun ouvriérisme. Plutôt un
défaut de représentation : le refus délibéré des comédiens de l’Aquarium de mimer les corps prolétaires. Cinq
actrices, cinq acteurs porteurs de paroles d’absents, des témoignages des travailleurs en lutte dont les membres
de l’Aquarium, en amont du spectacle, au moment de l’“enquête”, ont recueilli les interviews, les bribes de
confidences. Choral, tressant plusieurs voix, le jeu d’un de ces acteurs l’était d’ailleurs tout autant que celui des
dix réunis. Car, dans le seul corps, à travers la seule voix de ces récitants kaléidoscopiques, passaient et se
multipliaient les gestes et les contradictions d’un groupe, d’une classe ».
160
Paul Guérin, « “La Table.” Connexions », Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978, p. 15.
161
Ouvrant la pièce, l’extrait cité témoigne particulièrement de ce double mouvement de fixation et d’éclatement
puisqu’il convoque un corpus de règles isolément contraignantes dont la juxtaposition scelle la relativité.

302
plébéien, surtout s’il est féminin, n’est littéralement jamais maître de soi. Retenons ceci : l’actrice de La
Table à la recherche de la personnage populaire n’est pas possédée par un personnage mais, en tout état
de cause, dépossédée de son être individuel162.

Si l’abandon de toute figure héroïque au profit du jedermann rejoint les déplacements


que nous avons préalablement pointés, l’analyse de Deutsch souligne le franchissement d’un
seuil dans le processus d’atomisation et de dépersonnalisation du personnage quotidienniste.
Lieu de rencontre et de friction entre des fragments bien trop disparates pour être unifiés, bien
trop ordinaires pour être singularisants, « la personnage populaire » met en crise la notion
même de personnage. Ni le texte ni le jeu ne permettent en effet de distinguer des types
auxquels le one woman show s’ingénierait à donner successivement consistance (la femme au
foyer conformiste, la travailleuse débordée, la jeune fille rebelle…). Comme l’atteste l’extrait
cité, le passage d’une énonciatrice à l’autre se joue à une échelle moléculaire et court-circuite
d’emblée toute possibilité de recomposition rétrospective. A ce phénomène de dispersion
participent d’ailleurs tout autant les inflexions de la voix de la comédienne, les modulations
de son hexis corporelle et, sans doute plus encore, le fait que ces trois variables – discours,
voix, corps – n’évoluent pas selon la même courbe et se font régulièrement contrepoint163. Là
encore, il semble que la dramaturgie recherche le moyen d’échapper à l’alternative de
l’intériorité et de l’extériorité à la faveur de nouvelles alliances entre l’acteur et des absents –
des absentes – auxquels il ne saurait plus avoir l’indécence de vouloir se substituer :

162
Michel Deutsch, « La Table – Matériaux » (1978), Inventaire après liquidation, op. cit., p. 56. Notons que
cette approche du personnage plébéien entre en étroite résonance avec la thématisation foucaldienne de la plèbe,
cf. Michel Foucault, « Pouvoirs et stratégies » (1977), Dits et écrits, t. 3, op. cit., pp. 421-422 : « Il ne faut sans
doute pas concevoir la “plèbe” comme le fond permanent de l’histoire, l’objectif final de tous les
assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas de réalité
sociologique de la “plèbe”. Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans
les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque
chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge,
l’énergie inverse, l’échappée. “La” plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe. Il y a de la plèbe dans
les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais
avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins
l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond
à toute avancée de pouvoir pour s’en dégager ; c’est donc ce qui motive tout nouveau développement des
réseaux de pouvoir. […] Je ne pense pas que cela puisse se confondre en aucune manière avec un néopopulisme
qui substantifierait la plèbe ou un néolibéralisme qui en chanterait les droits primitifs ».
163
Ainsi la gestuelle soudainement burlesque de la comédienne va mettre à distance le caractère conventionnel
du discours tandis que ses postures rigides et codifiées souligneront les échappées contestataires de la parole :
« quand je parle de traditions, de ce qui se fait, je suis à genoux sur la table dans une position du corps qui n’est
pas normale par rapport à ce qui se dit : dans le regard du spectateur cela enregistre quelque chose qui ne va pas
tout à fait ensemble. La même chose quand, autour d’une tasse de thé, dans une tenue très conventionnelle, les
femmes se racontent qu’il leur arrive de faire l’amour sur la table. Là, la position du corps est normale, mais ce
qui se dit beaucoup moins ! » (Michèle Foucher, « “La Table”. Dessus, dessous. Paroles de femmes », art. cité,
p. 123). Empruntant au clown, ce travail sur le corps valorise, là encore, la multiplicité des postures féminines,
actrice sous la table, écrasée par elle, échouant à la renverser, actrice sur la table, dansant un tango endiablé et
maîtrisant sa monture, actrice-enfant confrontée à une fourchette démesurée et intimidante, actrice vieillissante
économisant chacun de ses gestes et soudainement épuisée…

303
Les « personnages » sont des intensités, des chaleurs, des effusions. Insaisissables, excédés, vrillés vers
les extrêmes – saisis, rattrapés, abandonnés l’espace d’un instant, d’une tristesse, d’un sourire.
Personnages sans unité, sans globalité évidemment – figures. Michèle a beau jouer dix, vingt minutes
avec, par l’une d’elles – (se jouer) – on a toujours comme le sentiment d’une caresse, d’un effleurement
– une sorte de pudeur fantastique par où cependant se donnerait le (un) maximum. Il n’y a aucune prise
dépossédante – par le biais du personnage – des gens avec qui ont eu lieu les entretiens. Il y a au
contraire de la sensualité, un effleurement sensuel des formes de ces gens. […] [L]e seul
« personnage », c’est : « comment une femme, Michèle Foucher, se forme nécessairement avec (par)
toutes ces femmes »164.

Propos auxquels font écho ces paroles de Paul Guérin :


A ce nombre, il n’est plus besoin d’un œil ou d’un doigt de chef pour en organiser la parade ou en
simuler la cohue sur une scène, pour choisir dans un stock de traits ou de tics de quoi composer, à la
manière des portraits-robots, un ou deux personnages typiques ; mais plutôt, c’est le corps d’une
comédienne qui se souvient, on aimerait dire à « haute voix » de celles qu’elle a pu, comme
« personnages » ou personnes réelles, rencontrer, côtoyer165.

C’est bien de pouvoir qu’il continue toujours et encore d’être question. En proposant une
figure indissociablement une et multiple qui « effleure » les femmes rencontrées sans chercher
à avoir prise sur elles, il s’agit de faire du plateau un lieu de résistance par rapport à des
tutelles, des impératifs et des rapports de domination dont la pièce ne laisse par ailleurs de
souligner la force de pénétration jusque dans les manifestations les plus ordinaires de la vie
domestique. Contre le risque, observé ici et là, d’une dramaturgie tentée d’ajouter à la
dépossession des petites gens par le système social celle des personnages par la
représentation, La Table propose une enclave utopique où la scène s’offre précisément comme
l’envers de ce qui s’y dit et des dispositifs de pouvoir qu’elle permet de rendre visibles166.
Si Dorénavant 1 et La Table interrogent avec lucidité les tensions qui traversent le
théâtre lorsqu’il se veut proche des gens, le premier spectacle met violemment en scène leur
exclusion réciproque tandis que le second entend inventer une nouvelle alliance. Réalisés à la
fin des années soixante-dix, à une époque où le désenchantement commence à poindre et où la
socialisation de l’artiste a perdu son caractère d’évidence, ces deux spectacles reposent la
question des rapports entre théâtre et réalité, question à laquelle la phase préalable de
l’enquête donne une particulière densité problématique. D’une part, le refus de croire qu’il est
possible d’opérer une simple restitution qui permettrait, sans médiation, de donner à voir une
réalité déjà donnée à laquelle l’artiste se contenterait d’accorder une pleine visibilité. D’autre

164
Michel Deutsch, « “La Table.” Connexions », art. cité, p. 16.
165
Paul Guérin, « “La Table.” Connexions », art. cité, p. 18.
166
Mentionnons à ce titre la singularité du dispositif scénique mis en œuvre pour les représentations
strasbourgeoises de La Table : le spectacle a en effet lieu dans les coulisses du T.N.S. tandis que les spectateurs
sont installés sur le plateau, lui-même coupé de la salle par le rideau de fer, et l’éclairage est identique côté jeu et
côté public. Comme le constate Paul Guérin, la scène se trouve dès lors interrogée « en tant que machine à
disposer de l’illusion » et « à commander notre regard » (id., p. 21). Etablissant un rapport direct entre la scène et
la salle et sortant l’un et l’autre de leur habituel isolement, un tel dispositif joue d’une proximité qui n’implique
aucune confusion et contribue à faire du théâtre un espace public alternatif.

304
part, la crainte d’opposer à cette réalité l’omnipotence de l’artiste et l’arrogance de son regard,
constituant le matériau de l’enquête en objet de domination ouvert à toute instrumentation.
Par-delà leurs différences, ces deux spectacles s’inscrivent entre ce refus et cette crainte.
Ainsi, nos dramaturges se sont fréquemment interrogés sur la façon de porter sur scène le
personnage populaire sans le figer dans une identité, conquérante ou aliénée, qui conforterait
nos certitudes en le privant de sa part d’indétermination. Certes, ces exemples peuvent
sembler relever d’expériences-limites soulignant par la marge les écueils auxquels auraient
cédé la plupart des pièces de notre corpus. A nos yeux pourtant, ils ne font qu’expérimenter à
l’aide d’outils dramaturgiques nouveaux un certain nombre de tensions qui travaillent depuis
son émergence une tendance théâtrale fondamentalement dynamique au sein de laquelle
chaque opus tente peu ou prou de mettre à l’épreuve les limites de celui qui le précède.
Interrogeant simultanément les moyens de rendre visibles les procédures de pouvoir inscrites
dans le quotidien et les effets de cette visibilité sur les rapports que la scène entretient avec la
réalité qu’elle vise, les objets qu’elle représente et la salle qui les observe, ces expériences
participent donc pleinement au geste quotidienniste et la façon dont elles en exhibent certains
nœuds problématiques nous exhorte en retour à affiner notre lecture des œuvres pour y
déceler des « opérations moléculaires » peut-être moins faciles à percevoir. Si les écritures du
quotidien sont sous tension (et à la mise en scène incombe, plus que jamais, la responsabilité
de la maintenir ou de trancher maladroitement167), le travail qu’elles effectuent sur la forme
dramatique (surexposition des détails, ralentissement du rythme, montage des scènes et des

167
Cf. Jean-Louis Besson, « F. X. Kroetz, une résurgence du naturalisme ? », Travail théâtral, n° 18-19, janvier-
juin 1975, p. 160 : « Aussi pourrait-on considérer son œuvre comme une tentative de conciliation entre l’écriture
naturaliste et certaines conceptions de la dramaturgie brechtienne… Et il va sans dire que cette dualité ne laisse
pas d’entraîner quelques difficultés au niveau de l’interprétation. Ce sera au metteur en scène de trancher, car les
pièces de Kroetz, plus que toutes autres peut-être, sont étroitement dépendantes de la façon dont elles sont
montées. Telle mise en scène qui accentuera trop les aspects naturalistes videra ce théâtre de toute une partie de
sa substance ; telle autre, qui parviendra à ne pas faire oublier au public que le monde où évoluent les
personnages est transformable, mettra en relief toute sa richesse ». Dans ce cadre, notons l’importance cruciale
du jeu, les écritures quotidiennistes exigeant ce que Sarrazac a appelé des « acteurs épiques du minimal » qui
puissent « montrer des gestes » et les citer sans les priver d’une véritable « épaisseur corporelle » (« Autour
d’Hagondange », entretien réalisé par Christine Goémé avec Jean-Paul Wenzel, Colette Godard et Jean-Pierre
Sarrazac, France Culture, 7 janvier 2001). A notre sens, le jeu des acteurs dans certains films de Fassbinder peut
donner une idée de cet épisme minimal ; que l’on songe à El Hedi Ben Salem dans Tous les autres s’appellent
Ali et à la façon dont sa posture et son maintien désamorcent la tentation du vérisme et du misérabilisme,
empêchant dès lors de faire du personnage l’otage d’enjeux critiques qui se joueraient à son insu, sinon contre
lui : « [Ali] transporte un corps comme ralenti, massif, un peu lourd, peu expressif – non pas apathique, mais
magnifiquement tranquille – qui effleure les amorphies et les tétanies sans presque jamais y tomber : étranger à
la désolation, incontrôlable par la terreur. Quelque chose de Keaton domine le jeu de ben Salem, dans son
caractère impassible et une certaine raideur mécanique de la gestuelle ; c’est cette ébauche burlesque qui le
sauve, en lui permettant de créer sa propre échappée corporelle, de rester définitivement autre, exactement
problématique. Dans les scènes de bar, chez Emmanuella, chez la prostituée qui l’accueille lorsqu’il ne veut plus
voir sa femme, tous les moments d’immobilité ne font plus signe pour un gel de la pensée, mais à l’inverse, pour
une hésitation propre à la pensée » – Cyril Béghin, « La désolation, l’emprise », in Dominique Bax (dir.),
Théâtres au cinéma : Rainer Werner Fassbinder, Heinrich von Kleist, Bobigny, Magic Cinéma, 2001, p. 16.

305
répliques, dénaturalisation de la langue…) leur permet souvent de résister à ce que Deutsch,
stigmatisant le suivisme de certains dramaturges, a appelé le « retour débile d’un naturalisme
en veine de recyclage »168, ainsi qu’aux différents dualismes – enregistreur / enregistré,
créateur / créature, pouvoir / impuissance – qui le sous-tendent. En guise de conclusion,
permettons-nous de citer le personnage de Wallace à titre de… poéticien du quotidien :
L’interviewé au départ est comme un champ de neige vierge j’y fais la trace une toile blanche […]
Le peintre devant son chevalet avec son pinceau il commence à ôter le blanc c’est ça l’acte peu à peu
enlever tout ce blanc […]
Et nous ne croyons pas aux tests […]
C’est une façon d’abdiquer son intuition on croit accéder à l’objectivité alors qu’on n’a fait que projeter
ses préjugés sur des gadgets auxquels on fait dire ce qu’on sait déjà […]
Interviewer se rapproche de l’acte créateur […]
Pas en restant extérieur au candidat […]
En engageant sa sympathie en se mettant soi-même entre parenthèses en entrant dans la peau de l’autre
[…] Faire sourdre le vrai les couches profondes169

Si l’ironie est évidente, gageons que Vinaver dévoile un peu des coulisses de son atelier, un
atelier où rien n’est donné d’avance, où sont abdiquées les grilles d’interprétation préétablies
et où, d’une oscillation perpétuelle entre l’omnipotence affirmée du dramaturge et son
effacement devant l’altérité qui résiste à sa prise, peuvent sourdre les couches profondes de
notre quotidienneté. Un atelier qui pourrait bien être celui des écritures quotidiennistes.

168
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », art. cité, p. 52.
169
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., pp. 42-44.

306
« Germinal » d’après Emile Zola. Projet sur un roman
Création collective du T.N.S. – 1975
Texte de Michel Deutsch
Réalisation de Bernard Chartreux, André Engel,
Michel Deutsch, Dominique Muller et Jean-Pierre Vincent
Dramaturgie de Jacques Blanc et Daniel Lindenberg
Décor et costumes de Patrice Cauchetier et Nicky Rieti

Les mineurs face au docteur : Philippe Clévenot, Jean Schmitt et Jean Dautremay
Photo Sabine Strosser

307
Photo Sabine Strosser

308
La Table
Spectacle conçu et interprété par Michèle Foucher
Mise en scène de Denise Perron
Chorégraphie de Yolande Marzolff
T.N.S. – 1977

Photo Sabine Strosser

309
Photos Sabine Strosser

310
C. Hiérarchies privées, hiérarchies politiques

Il n’est pas vrai qu’il n’y en a que quelques-uns qui pensent et d’autres qui ne
pensent pas. Il en est de la pensée comme du pouvoir. Il n’est pas vrai que
dans une société il y a des gens qui ont le pouvoir, et en dessous des gens qui
n’ont pas de pouvoir du tout. Le pouvoir est à analyser en termes de relations
stratégiques complexes et mobiles, où tout le monde n’occupe pas la même
position, et ne garde pas toujours la même1.

Pris dans un quotidien monochrome qui nivelle leurs différences sans pour autant les
constituer en groupe soudé et conscient de lui-même, les personnages de nos pièces sont tous
sous influence. De ce constat initial, il ne faudrait pas pour autant déduire l’homogénéisation
sans nuances d’un personnel dramatique réduit au statut de marionnette manipulée par un
obscur Léviathan dictant les mêmes gestes et les mêmes paroles aux uns comme aux autres.
Ainsi nombre de nos pièces s’articulent autour d’un réseau de relations hiérarchiques, sociales
et familiales, que multiplie, superpose et fait varier le renouvellement des situations
d’échange. C’est ce réseau que nous nous proposons d’analyser pour en questionner les effets.
Loin d’assurer la caractérisation fixe et univoque du personnage, ce jeu de variations met au
jour une pluralité de rapports au pouvoir et de rapports de pouvoir au sein desquels circulent
et se déterminent des individualités plus ou moins fluctuantes. Cessant d’être repérable
comme une entité surplombante qui impose ses lois et ses interdits de l’extérieur, le pouvoir
gagne en plasticité ce qu’il perd en visibilité et apparaît comme un phénomène d’autant plus
polymorphe qu’il investit désormais tous les territoires de la vie : d’une part, ses modes
d’exercice, ses lieux d’inscription et ses effets changent en fonction des individus sur lesquels
il opère ses prises (les pièces ménagent ainsi toute une série de distinctions, sociales,
sexuelles, générationnelles, de sorte que l’ornière idéologique, physique ou linguistique que
trace le pouvoir sur chacun des personnages apparaît différemment creuse et génère des
contrastes dont se nourrit la tension dramatique) ; d’autre part, ces prises sont assumées par
les individus eux-mêmes au gré des attributions que leur octroient les réseaux relationnels où
ils s’inscrivent et des rapports de force qui s’y dessinent, qu’ils appuient ou qu’ils tentent au
contraire de contourner (les distinctions évoquées offrent ainsi la possibilité de multiples
combinatoires où se rejoue la distribution des rôles en prêtant aux personnages des
prérogatives, des marges de manœuvre ou des empêchements qui dépendent étroitement de la
place que leur laissent ou que leur assignent les situations d’échange).

1
Michel Foucault, « Le style de l’histoire » (1984), Dits et écrits, op. cit., t. 4, p. 649.

311
1. Constellations de pouvoir

Quel que soit le microcosme exploré, celui de la bande, de l’entreprise, de la famille


ou du couple, les pièces du corpus proposent des constellations qui infléchissent le dualisme
que nous étions tenté d’y voir sous le prisme de l’assujettissement. Nos développements
consacrés à la choralité ont déjà permis de suggérer la complexité de certaines de ces
constellations, qu’elles prennent la forme de conglomérats mondialisés dont les dirigeants
sont régulièrement jetés par-dessus bord tandis que leurs organigrammes tombent à la
renverse ou celle de communautés villageoises où la définition de la norme et de la marge ne
cesse d’être rejouée au gré des configurations aménagées par la dramaturgie. Or c’est l’espace
intersubjectif que ces constellations contribuent à créer qu’il nous faut désormais considérer
pour analyser les dénivellations, les retournements et les heurts qui traversent la scène
quotidienne du pouvoir.

a) La bande

Les groupes représentés dans Scènes de chasse en Bavière de Sperr et Le Bouc de


Fassbinder résistent tout particulièrement à une distribution unilatérale des rôles et permettent
de souligner avec quelle promptitude l’oppression se développe entre les opprimés eux-
mêmes. Conformément à la loi du Druck nach unten que nous avons vu fonctionner dans les
pièces de Marieluise Fleisser, les rapports de domination sont au cœur d’un processus de
reproduction descendante qui conduit chacun à exercer sur autrui la violence dont il est
victime dans le champ social : violence individualisée des supérieurs hiérarchiques ; violence
structurelle, économique et symbolique, des classes dominantes ; violence institutionnelle des
appareils d’Etat. Or la dynamique interne de ce processus a en propre de renforcer la stabilité
du système en excluant toute remise en cause des agents, des classes et des institutions qui
exercent cette violence. Que l’on songe à la chaîne de punitions et de vengeances autour de
laquelle s’articule la deuxième version de Pionniers à Ingolstadt : réprimandé par ses
supérieurs parce que des provisions de bois ont été pillées, l’Adjudant se venge sur Korl en
l’humiliant publiquement, puis soumet la troupe à une punition collective, laissant les
pionniers se débattre avec une pression qu’ils ne peuvent soulager qu’en s’en prenant à plus
faibles qu’eux (« Toute la journée, je subis des brimades, je me défoule avec les femmes. Faut
comprendre ça »2). Loin de mettre entre parenthèses les astreintes de la vie militaire, les
quartiers libres des soldats s’offrent comme leur caisse de résonance et de réverbération.
Parce que les conflits ne peuvent s’actualiser directement (entre Korl et l’Adjudant, entre la
2
Marieluise Fleißer, Pioniere in Ingolstadt, in Gesammelte Werke, t. 1, op. cit., p. 167 – nous traduisons.

312
troupe et l’institution militaire) et que les mécanismes sociaux qui proscrivent cette
actualisation ne sont jamais contestés3, les antagonismes se déplacent, se transforment et se
démultiplient selon des trajectoires dévoyées par rapport aux enjeux réels des récriminations
et font des relations privées entre les hommes et les femmes le territoire privilégié d’une
résolution agonistique qui ne saurait avoir lieu nulle part ailleurs. De la même manière, la
meute adolescente de Purgatoire à Ingolstadt qu’encadrent depuis le hors-scène parents,
instituteurs et curés trouve en Roelle une idéale victime cathartique sans que Fleisser ne lui
accorde pour autant le statut d’icône christique auquel il prétend : ainsi en va-t-il des dominés,
pris dans un cercle vicieux qui les amène à reprendre l’avantage dès qu’ils en ont la
possibilité, à tyranniser une jeune fille suicidaire déjà conspuée par tous (« Attends, je vais te
sauter à la gorge. Tu vas voir comment je vais te faire crier »4) ou à enfoncer des épingles
dans les yeux d’un chien dont personne ne viendra prendre la défense (« C’est pas facile de
mettre quelque chose dans l’œil d’un chien. Quand il a hurlé, je me suis dit, c’est comme ta
pauvre âme »5 avoue Roelle dans une réplique qui souligne l’identification du tortionnaire à
sa victime et articule les uns aux autres les différents rapports d’oppression qui se jouent sur
scène et hors scène). Or, s’il les prive de toute innocence, ce cercle vicieux nous prive
également de la possibilité réconfortante de les ériger en martyrs :
Vengeurs par délégation ou pénitents par masochisme, les personnages s’affrontent dans des rapports de
bourreau à condamné, mais selon des constellations sans cesse changeantes, tous ou presque étant tour à
tour tortionnaires et victimes6.

Dans le droit fil de la dramaturgie fleisserienne, les pièces en bande de Sperr et de


Fassbinder nous refusent toute déploration victimiste et ne laissent aucun personnage à l’écart
du cercle vicieux. Comme l’indique le titre de la pièce de Sperr, les scènes de chasse sont
multiples (on ne saurait compter les « fous le camp » qui scandent les dialogues) et la traque
collective d’Abram, lors des scènes 13 et 14, scelle de façon éphémère la « solidarité »
villageoise autour d’un gibier commun. Considérons, à titre d’exemple, la scène 5 qui se
déroule dans la salle de séjour de Maria et la mobilité des rapports d’inclusion et d’exclusion
qu’elle instaure au gré des entrées et des sorties des personnages7 :

3
Id., p. 155 : « KORL. Je ne peux pas laisser ce type m’en imposer et je suis obligé de le laisser m’en imposer
[…] ça me rend malade » ; p. 169 : « ALMA. On doit quand même pouvoir faire quelque chose […]. Ils doivent
le savoir. / KORL. […] Ils se retranchent derrière les instructions d’en haut, on peut pas s’en approcher. On peut
seulement se plaindre, ça, on peut » – nous traduisons.
4
Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 85.
5
Id., p. 26.
6
Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser (1901-1974) et le théâtre populaire critique en Allemagne, op. cit., p. 188.
7
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., pp. 28-35.

313
- La première séquence rassemble Maria, Volker et leur nouveau locataire, Abram. Le
couple officieux évoque la vindicte dont il fait l’objet au village et espère que la mort du mari
sera bientôt déclarée pour permettre enfin le mariage et faire taire les commérages (imaginant
le retour du disparu, Maria énonce aussitôt le verdict de son exclusion : « S’il revenait, je le
recevrais comme un étranger »).
- Après le départ de Volker, la deuxième séquence est centrée sur Rovo. Interrompant
le dialogue d’Abram et de sa mère à son sujet, le jeune garçon se voit menacé d’une double
exclusion, exclusion temporaire de l’enfant venu perturber la conversation de « deux grandes
personnes » (« Ouste ! Dehors ! Va me chercher de l’eau et nous dérange pas tout le temps »),
exclusion définitive du malade psychiatrique qui jette l’opprobre sur la maison (« Si tu
continues comme ça, je te garantis que tu retourneras à l’asile »). Rovo constitue par ailleurs
un rappel difficilement supportable de l’illégitimité du couple constitué par Maria et Volker et
n’hésite pas à prendre le relais de la parole villageoise en stigmatisant cette relation.
- La troisième séquence s’articule également autour de l’interruption d’un dialogue :
tandis que Rovo, seul avec Abram, se plaint des soins spartiates que lui dispense sa mère pour
le calmer (en le frottant avec des orties…) et confie souffrir des moqueries des villageois qui
le considèrent tous comme un « idiot », Tonka fait son apparition et demande à parler à
Abram. Son entrée suscite aussitôt la colère du jeune garçon (« On n’a pas besoin de putain,
chez nous ! […] Fous-la dehors ! »), puis les représailles de la « salope » à l’encontre du
« crétin » qu’elle tente de gifler. La séquence augmente en violence lorsque Maria revient sur
scène et met à exécution l’exclusion que prône son fils et que soutient désormais Abram alors
que Tonka lui demande expressément son aide (« Fiche le camp, toi. Tu as rien à faire dans
cette maison. […] Hors d’ici ! […] Elle pousse Tonka dehors et referme la porte derrière elle.
Rovo court à la fenêtre, puis va chercher une bûche près du fourneau, retourne à la fenêtre et
la lance. Tonka pousse un cri »).
- La quatrième séquence de la scène est inaugurée par l’entrée de la bouchère, de
Barbara, de Zenta et de Georg dans la salle de séjour : ils exhortent Maria à chasser Abram de
chez elle, condition sine qua non pour lui faire quitter le village (« Les gens du village veulent
plus qu’il habite ici. Tu dois le chasser, on le veut tous ! Et quand il saura plus où loger, il
faudra bien qu’il s’en aille »), mais ils se font bientôt chasser par Maria qui redevient dès lors
la cible de leurs attaques (« La mère en chaleur et le moutard idiot ! C’est du propre ! »).
- A la suite du départ du quatuor villageois, puis de celui d’Abram, la cinquième et
dernière séquence instaure un dialogue apaisé entre la mère et le fils mangeant les premières
tomates de l’année et semblerait pouvoir redonner au salon son statut rassurant d’intérieur

314
domestique si la curiosité de Rovo au sujet des attaques dont Abram vient de faire l’objet
(« ROVO. Qu’est-ce que c’est une tapette ? / MARIA. Sois heureux de ne pas le savoir »)
n’indiquait une fois encore l’extension transversale du jugement social et n’annonçait par là
même l’imminent ralliement de Maria au chœur des villageois (scène 7).
La porosité des frontières entre espace privé et espace public apparaît avec force dans
cette scène où l’œil de la communauté s’insinue dans tous les dialogues avant de prendre la
forme concrète d’un commando marquant comme sien le territoire de la salle de séjour et
s’arrogeant un droit de regard sur ceux que Maria accueille chez elle (non seulement Abram,
mais aussi Rovo et Volker). Pas plus que les autres, la relation de la mère et du fils n’échappe
à cette tutelle, érigeant chacun d’eux en relais de la stigmatisation collective (que l’on songe
également aux rapports conflictuels de Barbara et d’Abram, mère et fils dont l’exclusion
commune exacerbe la désunion). Reste que cette porosité des frontières n’implique
aucunement leur dissolution et va de pair avec un processus ininterrompu de cloisonnement
de l’espace dont les enjeux ségrégatifs varient en fonction des groupes qui s’y forment, s’y
soudent, s’y divisent puis s’y disséminent (du duo au septuor) et des rapports de force qui les
structurent (un contre un, trois contre un, quatre contre trois). Les cibles de l’ostracisme ne
cessent de changer et, avec elles, le jeu des alliances, des ralliements et des oppositions,
instaurant une réversibilité que souligne la juxtaposition des séquences : de la deuxième à la
troisième séquence, Rovo, de chassé, devient chasseur (si la cohabitation de la mère et du fils
semble d’abord impossible, ceux-ci retrouvent momentanément un « chez nous » en
s’unissant contre Tonka8) ; les troisième et quatrième séquences, elles, engagent un schéma
actantiel similaire, sinon qu’Abram, occupant désormais la place de Tonka, jouit de la
protection qu’il lui avait refusée et peut échapper à l’expulsion grâce au soutien de Maria (une

8
La solidarité de la mère et du fils contre un ennemi commun conserve toutefois un statut ambigu. Parce qu’à
l’instar de la relation de Maria et de Volker, le couple que Tonka cherche à constituer avec Abram menace
également Rovo d’exclusion (« Bien sûr, tu fiches le camp et personne ne parlera plus avec moi »), parce que la
jeune femme, comme Maria, se montre violente, essaie de le frapper et a la réputation d’une femme légère, celle-
ci s’offre à tous égards comme une figure substitutive de la mère. Jouissant d’un rapport de force qui lui est enfin
favorable, Rovo peut se venger sur elle de la domination maternelle, passer du reproche (« Ce qui me rend
mauvais, c’est de te voir toujours coller derrière le Volker ») à l’injure (« Espèce de salope ») et rendre les coups
qui lui sont portés (alors que Tonka a déjà quitté la maison, la pantomime de la bûche est portée par une énergie
vengeresse que souligne l’« anecdote » préalable des orties). Concernant le personnage de Rovo, simultanément
pris dans les mailles de la surveillance villageoise, du discours médical et de l’autorité maternelle, la logique du
Druck nach unten fonctionne à plein, comme le confirment ses expérimentations éthologiques, dans le droit fil
de celles de Roelle (« Dis aujourd’hui, j’ai vu un chat ; je l’ai attrapé par la queue et je l’ai fait tourner, comme
ça. Et après, je l’ai lancé en l’air, et il est retombé par terre, et il était pas mort » – id., pp. 44-45). Testant sur
l’animal ses propres capacités de résistance à la souffrance, Rovo s’avère pourtant moins endurant que lui (la
déclaration officielle de la mort du père puis l’arrestation d’Abram achèvent de le perdre en le privant de ses
dernières raisons d’espérer un monde meilleur) ; aussi finit-il par se pendre, mettant fin à toute pression. Sa
dernière apparition, au tout début de la scène 9, le montre torse nu, fuyant Maria et ses poignées d’orties ; la
scène 15 se déroule devant sa tombe et représente son enterrement.

315
solidarité exceptionnelle s’instaure entre deux personnages stigmatisés à la condition –
suspensive – qu’Abram ne soit pas homosexuel et ne « mérite » pas l’ostracisme).
Le maintien de l’ordre dont la fin de la pièce apporte d’effrayantes garanties passe
donc paradoxalement par une dynamique complexe et continûment évolutive, la plupart des
scènes reposant sur la reconfiguration de la situation de départ au gré des entrées et des sorties
des personnages, des relations sociales et familiales qu’ils y introduisent, des stigmates plus
ou moins discriminants qu’ils portent, des hiérarchies et des rapports de force qu’ils viennent
renforcer ou perturber. Une telle dynamique souligne la puissance du cercle vicieux que nous
avons évoqué comme la force d’entraînement du groupe majoritaire. Elle suggère également
qu’il suffit parfois d’une personne pour transformer des victimes isolées en contre-pouvoir et
court-circuiter la loi unanimiste de la meute. On retrouve cette sinistre dynamique au cœur de
la pièce de Fassbinder où elle revêt des accents d’autant plus cruels que la majorité nocive qui
s’y dessine dès lors qu’apparaît sur scène der Katzelmacher (littéralement, le faiseur de
chatons) unit des laissés-pour-compte qui n’ont rien à faire valoir et qui se distinguent, sous
ce prisme, de la communauté industrieuse de Reinöd dont les plus zélés défenseurs sont « en
place » (vivant de la faim et de la mort des villageois, la bouchère et le fossoyeur font
manifestement autorité, Georg et Zenta travaillent depuis longtemps pour le bourgmestre,
Maria a sa propre ferme…). Si Le Bouc fournit peu d’informations au sujet des personnages,
on comprend qu’il s’agit d’une bande de jeunes Bavarois qui vivent dans un village près de
Munich et y oscillent entre chômage et précarité, triple décentrement, linguistique,
géographique et social que met en valeur l’ouverture de la pièce :
ERIC. J’ai une soif.
MARIE. Je vais chercher de la bière, si tu veux. Tu dois me donner de l’argent.
FRANZ. Tu m’en ramènes une aussi.
PAUL. Et à moi. C’est une bonne fille, faut lui laisser ça. Tu l’as déjà culbutée ?
HELGA. Paulo ! […] Il n’y a pas à causer. Toujours le bavardage. Vous n’avez aucun respect, tous
autant que vous êtes.
PAUL. T’as déjà culbuté avec le respect ? Vraiment pas, hein. […]
MARIE. Quand on n’a rien dans la tête, on se tait.
ERIC. Elle a raison. Moi, on m’a rogné mon salaire. Parce que rien n’est comme avant, qu’ils disent. Et
qu’est-ce que tu fais ? Tu fermes ta gueule.
HELGA. Alors qu’une amie d’école à toi est déjà propriétaire d’une fabrique.
ERIC. La Plattner ? Un ouvrier qu’elle a. Et ils fabriquent quoi ? des pochettes-surprises !
HELGA. Mieux vaut fabriquer des pochettes-surprises que ramasser le fumier d’un autre. […]
FRANZ. S’il y avait un bal ici chaque semaine, ça irait un peu mieux.
ERIC. On en a causé au patron. J’y perdrais sacrément, qu’il a dit avec sa vilaine gueule.
HELGA. Tu crois que tu es plus joli9.

Attendant un train qui tarde à arriver, rêvant d’un improbable bal qui pourrait attirer la
population des environs et égayer leur quotidien, jalousant le sort d’une ancienne amie

9
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., pp. 9-10.

316
devenue propriétaire et patron, les personnages sont mis au ban, de la ville, de l’économie, de
la langue. Les figures invisibles et peu accommodantes d’employeurs qui sont ici convoquées
– les seules durant toute la pièce, à l’exception d’Elisabeth qui constitue un personnage à part
entière, emploie Bruno et Jorgos, mais se refuse précisément à embaucher davantage parmi
les autochtones jugés trop chers – permettent d’articuler le hors-scène professionnel et la
scène extra-professionnelle dans la double perspective de l’intériorisation du jugement social
et de la reproduction des rapports de domination. L’enjeu de parole qui structure cette
séquence et que l’on retrouve tout au long de la pièce souligne cette articulation en associant
le silence auquel Eric est assigné et s’assigne lui-même auprès de ses supérieurs hiérarchiques
(« tu fermes ta gueule »), celui auquel Helga et Marie assignent Paul au nom de son infériorité
intellectuelle (« Quand on n’a rien dans la tête, on se tait »10) et les incessants bavardages
auxquels se livrent les uns et les autres, reprenant ainsi la parole qui leur est habituellement
refusée et jouissant à travers elle du pouvoir de juger et d’exclure dont ils sont socialement
victimes. Proposant une architectonique de la violence ordinaire en quelques répliques
particulièrement efficaces, ce préambule place d’emblée le fonctionnement interne de la
bande sous la tutelle du Druck nach unten et montre des personnages pareillement désœuvrés
(ils boivent, attendent, s’ennuient) qui consacrent l’essentiel de leur énergie à s’agresser
mutuellement. Non que les dialogues prennent une forme ouvertement conflictuelle : si
chaque réplique correspond à une attaque, les cibles en sont trop disséminées, les critères trop
multiples, les arguments trop minces, pour construire une véritable scène d’agôn. L’agression
vaut pour communication, souligne Fassbinder ; l’exception est devenue la règle et ne fait pas
événement. Le seul principe d’organisation qui se dégage de ces échanges relève ici de la
distribution sexuelle des rôles : malgré les couples que l’on devine (Eric et Marie, Paul et
Helga), les attaques se répartissent selon un axe masculin/féminin clairement perceptible,
chaque sexe dévaluant l’autre dans le cadre d’un marché érotique et sentimental faiblement
attractif dont on ne cesse de jauger, comparer, estimer les marchandises.
Fort de ces préparations, le dramaturge peut rapidement introduire le travailleur
immigré sur la scène et nous faire passer de la violence régulière qui traverse les dialogues au
sein du groupe à celle qui unit le groupe contre l’étranger sans plus avoir à démontrer que ces
deux violences sont fondamentalement indissociables :

10
Fournissant une surprenante validation de cet adage discriminant, le récit professionnel d’Eric tend à fonder
les hiérarchies sociales (employeurs / employés) sur des hiérarchies naturelles (ceux qui ont quelque chose dans
la tête / ceux qui n’ont rien dans la tête) et exhibe un processus d’auto-dévaluation sans lequel on ne saurait
comprendre la haine (de soi) que concentre sur lui le travailleur immigré dès sa première apparition.

317
Le travailleur immigré, par sa seule différence, déstabilise le groupe, condense sur sa personne une
haine nourrie de fantasmes et de frustrations, dont la sexualité est le catalyseur : haine du miroir, au
total, plutôt que de l’étranger comme tel. […] La violence se projette explosivement à l’extérieur, sur
l’étranger, parce qu’elle circule sourdement au sein du groupe autochtone. Là, elle ne prend plus la
forme de l’événement dramatique, mais d’une série de réactions en chaîne, d’un système de nuisance
réciproque, de blessures répercutées sans commencement ni fin, les plus significatives étant peut-être
les moins apparentes : celles qui découlent de l’indifférence première, du contact impossible11.

« Haine du miroir » plus que de l’étranger, explique Ivernel : de fait, Jorgos concentre sous
une forme hyperbolique le triple décentrement, linguistique, géographique et social, que nous
avons mentionné. Son étrangeté demeure toutefois l’un des moteurs de la trouble répulsion
qu’il suscite et ce n’est pas la moindre ironie de Fassbinder que de montrer comment le
complexe fantasmatique dans lequel se voit pris ce corps presque muet l’érige en figure
provocatrice de surpuissance, venue perturber les règles de la concurrence sur le marché des
échanges économiques et sexuels. De fait, il est étonnant de constater que l’arrivée de Jorgos
et son silence lui-même sont aussitôt interprétés par le groupe comme des signes de mépris de
la part de l’immigré mais aussi d’Elisabeth, l’employé et l’employeur devenant les alliés
inattendus de ce qui est alors considéré comme une véritable humiliation publique :
FRANZ. Peut-être qu’il ne veut pas causer avec nous. Peut-être qu’on n’est pas assez bien pour lui. […]
HELGA. Il vient chez Elisabeth. Je l’ai toujours dit qu’elle était nymphomane. Regarde un peu.
PAUL. Parce que nous, on n’est pas assez bien12.

Nourrie par la piètre image que les uns et les autres ont d’eux-mêmes, une telle réaction
témoigne également de leur totale méconnaissance des lois qui régissent le marché du travail
et il faut effectivement attendre les dernières pages de la pièce pour que le groupe soit informé
des conditions tout à fait spécifiques de rémunération de Jorgos :
BRUNO. Elle dit que le mieux pour l’entreprise, c’est ça.
ERIC. Qu’il reste ?
BRUNO. Exactement, parce que c’est ainsi. […] Parce que nous produisons plus et qu’elle le paie six
cent cinquante marks. Il couche avec moi dans la chambre, elle lui soustrait encore cent cinquante
marks.
GUNDA. Cent cinquante marks. Ça se peut ?
BRUNO. Exactement. Et cent quatre-vingt de plus pour la nourriture. Soit trois cent trente marks en tout.
Elle lui en verse donc trois cent vingt.
ERIC. Chapeau. […]
HELGA. Elle s’y entend un peu en affaires, Elisabeth, je l’ai toujours dit, moi13.

Bien loin de susciter quelque solidarité de classe au sein de ce Lumpenproletariat enfin


décillé, la nouvelle est accueillie avec une cruelle admiration pour l’ingéniosité de l’exploiteur
et assure la destitution symbolique de l’étranger beaucoup plus efficacement que ne l’a fait sa
mise à tabac. Violence contre violence, les lois du marché sont plus castratrices que ne l’ont
jamais été les fantasmes vengeurs de la bande ; la présence de Jorgos est devenue tolérable.
11
Philippe Ivernel, « Théâtre de R. W. Fassbinder », art. cité, p. 127.
12
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 11.
13
Id., pp. 32-33.

318
Soulignons enfin que la réorganisation des rapports entre les personnages après
l’arrivée de l’intrus ne les fige aucunement autour d’une seule ligne d’opposition. Constituant
l’obscur objet de la haine et du désir collectifs, Jorgos exacerbe la violence des échanges au
sein du groupe tout autant qu’il la canalise. Le montage des séquences ménage ainsi un jeu de
vases communicants qui nous fait inlassablement passer de l’un à l’autre processus
(canalisation / exacerbation), de l’une à l’autre violence (externe / interne) : si le groupe se
soude contre cet ennemi de paille (« On va fonder un gang contre lui »14), s’il trouve dans sa
mise au ban le moyen de revaloriser la place où il est contraint de se tenir (« Nous sommes ici
chez nous »15), ce mouvement unitaire reste très hétérogène et laisse régulièrement affluer des
oppositions entre les personnages féminins et au sein des couples constitués. Tandis que « le
Grec » devient « bouc » et « crevard », Marie devient « traînée », Elisabeth, « pute à nègres »,
et Helga, enceinte de Paul, se voit jetée à l’eau par son amant pendant que se prépare
l’expédition punitive contre Jorgos16. L’intensification de la violence se joue sur plusieurs
fronts et fait circuler la haine de l’un à l’autre, de sorte que le travail de recomposition contre
l’ennemi commun est toujours à recommencer et exige des représailles de plus en plus
lourdes : l’irruption de Helga au sein du dialogue entre Gunda et Ingrid et la rumeur qu’elle
colporte au sujet de l’agression d’Eric mettent un terme au concours d’injures auquel se
livrent les deux femmes et leur trouvent un terrain d’entente – chasser Jorgos – grâce auquel
leurs répliques se font désormais écho17 ; jaloux de l’intérêt de Marie pour Jorgos sans qu’il
puisse (se) formuler cette jalousie sous peine d’être pris en flagrant délit de faiblesse
amoureuse, Eric fait part d’une colère sans cause qui se propage aussitôt parmi ses comparses,
nécessitant une décharge énergétique dont l’arrivée du Grec offre opportunément l’occasion18.
C’est par ailleurs sur la formation d’un nouveau front d’opposition que Fassbinder choisit de
conclure la pièce, suggérant l’irruption imminente d’un nouveau « bouc » et laissant au plus
faible d’entre tous la charge de lui assigner ce statut :

14
Id., p. 22.
15
Id., p. 31.
16
Encore ne s’agit-il que d’un « simple accident » commente Gunda, usant d’un euphémisme qui souligne la
normalisation de la violence et que redouble la dramaturgie en cantonnant l’action dans le hors-scène et en lui
retirant dès lors sa stature événementielle (id., p. 29).
17
Cf. id., pp. 21-22 : « GUNDA. Jamais je ne pourrai puer d’envie aussi fort que toi de la gueule. / INGRID. Si je
pue de la bouche, tu es déjà mangée aux vers. […] Helga. HELGA. Vous avez déjà entendu la nouvelle ? Le bouc,
ce crevard, il a zigouillé Eric à moitié. […] / GUNDA. Mais ça devait arriver. Je l’ai toujours dit : le travailleur
immigré doit décamper. / INGRID. Exactement, parce que ce sont des mauvais hommes, ces étrangers ».
18
Cf. id., p. 30 : « ERIC. Qu’est-ce qu’il a donc de mieux que moi ? / MARIE. Ça ne regarde que ma personne. /
ERIC. Il faudrait t’occire, toi, avec ton caquet. […] / PAUL. Quelqu’un t’a fait quelque chose ? / ERIC. Non,
personne ne m’a rien fait. J’ai un coup de colère, c’est tout. / FRANZ. Qui arrive donc là ? / PAUL. Oui, qui arrive
donc là ? Aïe, aïe. / BRUNO. Le Grec, ça tombe à pic. / ERIC. Truie, salope, pourquoi viens-tu par ici ? Tu crois
peut-être que n’importe qui peut y venir ? ».

319
ELISABETH. En janvier t’arrivera un collègue. Un Turc, qui est trop âgé pour le bâtiment, ou quelque
chose comme ça.
JORGOS. Turc ?
ELISABETH. Un Turc arrive ici. Travail comme toi.
JORGOS. Turc nix bon. Autre nix ?
ELISABETH. Non, il faut que je prenne ce qu’ils m’envoient.
JORGOS. Turc nix. Jorgos et Turc nix travailler ensemble. Jorgos partir autre ville19.

La pression, on le voit, n’a pas fini de circuler20.

b) L’entreprise

A l’instar de ces communautés, le microcosme de l’entreprise est traversé par une


multiplicité de relations intersubjectives qui redoublent, compliquent, voire entravent le
fonctionnement du pouvoir tel qu’il s’exerce à travers les directives venues d’en haut ou les
procédures disciplinaires qui mettent sous contrôle les corps et les discours des salariés.
Concernant précisément notre objet, à savoir l’imbrication de plusieurs formes de rapports au
pouvoir et de rapports de pouvoir, on observe différents opérateurs de distinction et de
variation. La hiérarchie professionnelle est évidemment déterminante : elle engage la relation
que le personnage entretient avec l’entreprise et l’image qu’il se fait de son statut et de lui-
même en son sein, elle influe sur les échanges entre les personnages en fonction de leurs
positions respectives, fait passer un même personnage d’une position à l’autre en fonction de
son interlocuteur et peut se voir elle-même soumise à de vastes réaménagements qui
perturbent et redéfinissent l’ensemble de ces données. Comme notre développement sur la
multinationale vinavérienne l’a montré, ce jeu de chaises musicales est exemplairement mis
en œuvre dans les pièces « panoramiques » que sont Par-dessus bord et A la renverse,
d’autant que l’organigramme des entreprises représentées articule à la structure pyramidale
traditionnelle une organisation en réseaux qui multiplie les rapports (verticaux) de
subordination et leur associe des rapports (horizontaux) de concurrence. Que l’on en juge par
les listes inaugurales de ces deux pièces et le nombre conséquent de figures – plus ou moins –

19
Id., p. 34.
20
Au sujet de la dynamique complexe des rapports de pouvoir chez Fassbinder, mentionnons deux références
complémentaires : d’une part, le film que Fassbinder a réalisé à partir de la pièce et dont la mise en scène permet
de donner une idée très précise du jeu de vases communicants qu’engendre la circulation de la violence ordinaire
(reposant sur de longs plans fixes, montrant par exemple les personnages se tenant contre une rambarde derrière
un immeuble ou assis à la table d’un café, elle souligne la variation des constellations de pouvoir engendrées par
les allées et venues des membres du groupe et la façon dont la parole tend à se focaliser sur celui ou celle qui
vient tout juste de quitter le champ pour changer de cible à chaque nouvelle configuration) ; d’autre part, la pièce
Preparadise sorry now dont les « contres », saynètes quotidiennes imbriquées à l’histoire, narrée et dialoguée, du
couple criminel de néo-nazis, jouent, elles aussi, sur une combinatoire continûment évolutive (le premier – « H +
K – I » – montre deux propriétaires cherchant à déloger leur locataire, le deuxième – « I + L – M » – montre des
représailles contre un homme trop bavard qui finit par être racketté, le troisième – « L + M – K » – montre la
mise à tabac d’un bourgeois par deux amis, le quatrième – « L + M – H » – celle d’une femme par deux
hommes… de sorte que les rôles d’offenseur et d’offensé ne cessent d’être redistribués en fonction des rapports
de force, sociaux, économiques, physiques, sexuels, induits par la situation).

320
dirigeantes qu’elles juxtaposent : dans la première, directeur commercial, directeur
administratif, chef du service administration des ventes, directeur des achats, chef comptable,
chef planning fabrication, chef des ventes, controller, chef du service études de marché, chef
de produit ; dans la seconde, directeur commercial, directeur de l’usine, directeur financier et
administratif, directeur des relations humaines, la présentation des statuts et des grades
s’adjoignant ici à une structuration chronologique – « Dans un premier temps », « Dans un
deuxième temps », « Dans un troisième temps »21 – qui ajoute à la complexité du tableau.
Comme nous l’avons préalablement observé, cette démultiplication des figures
dirigeantes a pour effet de faire éclater toute représentation individualisée et centralisée du
pouvoir pour souligner la labilité de son fonctionnement dans le cadre du capitalisme
contemporain. Mais elle engendre également un écheveau de relations particulièrement
sophistiqué entre les personnages, dominés-dominants soumis à plusieurs instances de
référence et de contrôle qu’ils sont susceptibles de faire jouer les unes contre les autres en
fonction des rapports de force du moment, collègues continûment pris, flexibilité oblige, dans
des rapports de compétition qui entraînent divers jeux d’alliance et d’opposition. En
témoignent Par-dessus bord et la rivalité proprement légendaire entre Mme Alvarez, directeur
administratif, et Mme Bachevski, directeur des achats (c’est effectivement la légende de
Baldr, dieu Ase qu’aucun trait n’est parvenu à tuer jusqu’à ce que Loki élabore une terrible
machination contre lui avec l’aide involontaire de ses plus fidèles soutiens, qui sert de sous-
titre à leurs échanges par la voix du professeur Onde) :
MME ALVAREZ. Je voudrais savoir comment vous avez osé envoyer cette lettre
MME BACHEVSKI. Je voudrais savoir comment vous osez me parler sur ce ton […]
N’oubliez pas que j’ai occupé vos pantoufles il y a quelques années je connais la clientèle
MME ALVAREZ. Si M. Fernand vous a déplacée pour me mettre à votre place il avait de bonnes raisons
MME BACHEVSKI. Oui il voulait me donner une promotion […]
MME ALVAREZ. C’est fini c’est bien fini cette fois Monsieur Cohen avant que je lui adresse à nouveau
la parole mais demandez-lui si vous y tenez […]
Demandez-lui qui l’a autorisée à correspondre avec la clientèle […]
COHEN. Il me semble Madame Bachevski que ceci serait plutôt du ressort de Mme Alvarez sans doute
avez-vous estimé agir au mieux des intérêts de la société mais si chacun se met à empiéter sur le travail
des autres et à ne plus respecter la façon dont se répartissent les responsabilités […]
MME BACHEVSKI. J’avais ce dossier entre les mains quand M. Benoît est entré dans mon bureau excédé
par l’incurie du service administratif et il m’a dit de répondre moi-même et au plus vite […]
MME ALVAREZ. Demandez-lui Monsieur Cohen qui est le patron et depuis quand elle prend ses ordres
de M. Benoît
MME BACHEVSKI. On peut se demander qui est le patron
COHEN. M. Olivier est le patron
MME BACHEVSKI. Mais c’est M. Benoît qui est sur la brèche

21
Michel Vinaver, A la renverse, op. cit., p. 108.

321
MME ALVAREZ. De quoi s’occupe-t-il sur sa brèche ? D’attiser les intrigues d’aggraver les divisions
comme hier au moyen de deux ou trois questions apparemment innocentes il a essayé de savoir de quel
côté penchaient mes chefs de service Passemar qu’est-ce qu’il vous a demandé ?
PASSEMAR. Vous savez je ne me souviens plus bien et puis c’est vous qui l’interprétez ainsi22

Sollicitant l’une de ces singulières « navettes » par lesquelles l’actualité la plus proche entre
en connexion clignotante avec les mythes les plus anciens23, Vinaver articule les nouvelles
concurrences induites par l’instabilité croissante du monde du travail et les luttes ancestrales
des héritiers se disputant la succession du trône. Les deux sœurs ennemies qui ont « gravi les
échelons ensemble dans la société »24 se livrent à des tirs croisés qui jouent de la rivalité entre
les frères Dehaze depuis l’hospitalisation de leur père, PDG de l’entreprise. Ayant choisi le
clan du félon, « M. Benoît », directeur commercial qui intrigue depuis les anti-chambres du
palais pour prendre la place de « M. Olivier », directeur général adjoint, Mme Bachevski tente
d’usurper les prérogatives de Mme Alvarez tandis que cette dernière cherche à trouver appui
sur la loyauté réputée du chef comptable à l’égard du président (dont il dépend directement) et
veut mettre Passemar (qui dépend d’elle) au service de sa cause au moyen de quelques
« questions apparemment innocentes ». Notons d’ailleurs que la stratégie de Mme Bachevski
ne s’avère guère payante puisque le triomphe de M. Benoît scelle sa chute dans les affres de la
pré-retraite quand Mme Alvarez voit son poste préservé par les restructurations ; les lois de
l’efficacité économique ont des raisons que la tactique politique ne connaît pas.
Sans atteindre ce degré de complexité, les configurations offertes par Les Travaux et
les jours, Les Branlefer ou Clair d’usine ménagent toute une série de distinctions entre les
personnages, place hiérarchique, métier, âge, sexe, origine géographique, qui participent à
leur caractérisation et font varier les rapports de pouvoir dans lesquels ils s’inscrivent. Ainsi,
l’âge apparaît comme un critère important qui engage la prise plus ou moins forte de la
discipline professionnelle sur les individus et la nécessité proportionnellement impérative de
les soumettre à un contrôle susceptible d’assurer leur mise au pas. Nouvelles recrues encore
extérieures aux usages et aux exigences de l’entreprise, Yvette (Les Travaux et les jours) et
Volker (Les Branlefer) sont encore des herbes folles au début des deux pièces et appellent une
opération de dressage que prennent en charge les autres personnages, qu’il s’agisse de leur
supérieur hiérarchique (Jaudouard, le chef du Service Après-Vente de la société Cosson, qui
trouve dans son rôle d’éducateur des intérêts économiques, mais aussi libidinaux) ou de leurs
pairs (Anne, la doyenne des employées du Service, ou Lötscher, ouvrier-peintre de 57 ans que
le Chef charge au tout de début de la pièce de la formation de son nouveau collègue avant de
22
Michel Vinaver, Par-dessus bord, in Michel Vinaver, Théâtre complet, op. cit., t. 1, pp. 425-427.
23
Sur ce sujet, cf. Michel Vinaver, « Mémoires sur mes travaux », art. cité, pp. 67-71.
24
Michel Vinaver, Par-dessus bord, op. cit., p. 500.

322
quitter définitivement la scène). Concentrée sur le duo constitué par les deux ouvriers, la pièce
de Henkel souligne durant tout le premier acte le zèle névrotique avec lequel le vétéran
brutalement contraint de partager son territoire assume la mission qui lui a été confiée et relaie
la voix de son maître :
LÖTSCHER. […] Moi en tout cas, jusqu’à maintenant, je n’ai jamais déçu le chef. Ça, tu peux me croire.
(Il jette un coup d’œil sur le travail de Volker) Eh là, tu ne mets pas de la peinture sur les tuyaux bleus !
VOLKER. Non, j’ai juste effleuré.
LÖTSCHER. La grande confiance dont je jouis auprès de mon chef, ne peut s’acquérir qu’avec de longues
années de travail consciencieux. […] Aucun autre ne jouit d’une plus grande confiance que moi auprès
du Chef. Mets-toi ça dans la tête : ici, tu représentes le Chef. L’entreprise. Si tu n’es pas de toute
confiance, on nous fout à la porte. Et c’est une autre entreprise qui viendra nous remplacer. Moi, je
représente ici notre entreprise […].
VOLKER. Moi aussi.
LÖTSCHER. Pas si vite. Quand tu seras au courant25.

Face à ce renfort imposé qui remet en cause sa force de travail et suggère la préparation de
son remplacement, Lötscher défend avec aplomb les privilèges qu’il croit illusoirement devoir
à son ancienneté et fonde sur elle un rapport de domination qui exhibe la puissance de son
assujettissement. Craignant de voir sa réputation ternie et sa place menacée par l’indiscipline
de Volker, il assure à la fois sa surveillance et son endoctrinement. La tension entre les deux
personnages continue pourtant de croître tant Volker reste imperméable à la peur du
licenciement et à l’attrait qu’est censée exercer sur lui la perspective d’entretenir une relation
de confiance privilégiée avec son employeur, peur et attrait qui assurent la pleine docilité de
Lötscher et qu’il convoque par conséquent comme d’imparables arguments dont il ne peut
même pas imaginer qu’ils puissent être contestés. Confronté à ce corps étranger qui refuse
d’accorder à son métier comme à la reconnaissance patronale la valeur et l’importance qu’il
leur a toujours prêtées, Lötscher gagne en nervosité. Le représentant du chef et de l’entreprise
– statut symbolique auquel pouvait encore prétendre Volker au prix de « longues années de
travail consciencieux » – s’octroie bientôt un nouveau grade et devient le chef en personne :
LÖTSCHER. Hé ! Qu’est-ce que tu fais là ?
VOLKER. Quoi ?
LÖTSCHER. T’en mets aussi sur les bleus ! J’ai dit exprès, uniquement les gris. Uniquement les tuyaux
gris. (Il descend jusqu’à terre. Il va et vient, regardant vers le haut. Il montre avec le doigt :) Là ! C’est
pas un tuyau bleu ça ? Et tu l’as peint en gris ! Nom de Dieu de nom de Dieu. […]
VOLKER. Oui, je vois, c’est tout de même pas une raison pour crier. […]
LÖTSCHER. On ne peint que les gris et pas les bleus ! Fais donc attention à ce que je dis. Qu’est-ce que
je fais maintenant ? S’il arrive un contrôle et qu’il voit ça.
VOLKER. C’est quand même pas si grave que ça.
LÖTSCHER. Ça suffit ! C’est ce que tu crois. Maudit et pourri, si on est pas tout le temps sur le qui-vive
avec vous autres ! […] Il faut maintenant que je contrôle chaque mètre, pour voir si tu n’as pas laissé de
loupée. […] Ici, c’est moi qui commande ! Tu n’as que des conneries dans la tête. Ou bien on travaille
comme il faut, ici, ou bien tu pars. […] Ici, c’est moi le chef ! […] Tu ne m’auras pas. Personne ne peut
me remplacer aussi rapidement. Ça serait trop beau ! Vingt-sept ans. Ici, c’est moi qui décide. C’est moi

25
Heinrich Henkel, Les Branlefer (1970), trad. fr. Jo Van Osselt et Gaston Jung, Paris, L’Arche [inédit, non
daté], p. 7.

323
qui ai la responsabilité. Moi uniquement. Pas toi. Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, avant
d’oser seulement songer à devenir mon successeur.
VOLKER. Travaille maintenant.
LÖTSCHER se met debout. Jamais je ne me serais attendu à ça. (Il atteint péniblement sa place dans les
tuyaux.) Il nous faut continuer le travail. On a perdu du temps26.

Syndrome fréquemment dénoncé dans les années soixante-dix27, l’autoritarisme du « petit


chef » s’exprime ici avec d’autant plus de violence que Lötscher se sent fragilisé, ce qui
donne une dimension pathétique à cette prise de pouvoir brouillonne et surtout bien trop
ostentatoire pour être convaincante. Enserré entre le regard d’un contrôleur d’autant plus
contraignant qu’il reste hypothétique et le regard désinvolte du nouveau venu qui risque de
faire s’effondrer la citadelle où il se croit protégé alors que le trichloréthylène y assure depuis
« vingt-sept ans » son travail souterrain de destruction, le vieil ouvrier est soumis à une
double pression qui l’amène à redoubler d’efforts pour donner des gages de maîtrise. Ce
premier acte achoppe sur un conflit ouvert – les personnages hurlent et s’empoignent –
qu’obligent à interrompre l’infériorité physique de Lötscher mais aussi les impératifs de
rendement auxquels tous deux sont pareillement astreints et qui leur imposent efficacement la
plus grande docilité, sans menaces ni esclandres.
La pièce de Daniel Besnehard, Clair d’usine, se montre particulièrement attentive à la
diversité du monde ouvrier, à celle des rapports qu’entretiennent les ouvriers avec leur usine,
leur travail, leurs supérieurs, comme à celle des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les
autres. Issue d’échanges avec les ouvriers de plusieurs usines de l’Est parisien, la pièce
propose un personnel dramatique manifestement destiné à rendre compte de la richesse de ces
échanges au point de prendre la forme un peu trop lisible d’un panel représentatif :

26
Id., pp. 14-17.
27
Ouvriers chargés par leur chef de moucharder ou promus après des années de service au rang de contrôleurs ou
d’agents de maîtrise, les petits chefs sont la cible de très violentes attaques de la part des mouvements ouvriers
autonomes d’obédience maoïste et plus généralement des mouvements anti-autoritaires qui essaiment tout autant
en France qu’en Allemagne (on trouve notamment trace dans plusieurs numéros de La Cause du peuple des
actions menées contre eux par les G.O.A.F. – « Groupes Ouvriers Anti-Flics »). Malgré de très profonds écarts
entre les cadres conceptuels mis en œuvre, nombreuses sont également les entreprises théoriques de l’époque qui
sollicitent la figure du « petit chef » pour envisager les modes de fonctionnement du pouvoir contemporain (sous
l’angle de la dissémination de ses foyers d’exercice chez Michel Foucault, sous celui de la « police intérieure »
et de la « micro-politique du fascisme » chez Félix Guattari, sous celui nettement moins nuancé de l’extension
sans borne des appareils répressifs du « nouveau fascisme » chez André Glucksmann…). Si nous avons choisi de
privilégier les figures les plus ambivalentes de notre corpus, notons que La Gangrène trouve dans le personnage
de la Contredame un avatar assez exemplaire du « flic » d’usine, d’autant que le montage de ses répliques avec
les dialogues qui se jouent sur le front algérien souligne clairement le caractère militaire du contrôle qu’elle
exerce sur les filles de l’atelier : « Interdiction d’apporter de l’aide à la nouvelle ! Je suis là pour ça. […] Non
mais elle exagère ! Troisième fois que je lui montre la manœuvre. En long et en large ! […] Un mot de plus et je
les distribue les avertissements ! […] Ne racontez pas votre vie ! Profitez de la pause pour vos besoins ! Après je
ne donnerai aucune autorisation ! […] On se dépêche ! Et pas d’insolence ! Vous voilà prévenues ! » – Daniel
Lemahieu, La Gangrène, op. cit., pp. 344-348.

324
Rémi MORIN. 37 ans. OP3. Un homme raisonnable : pavillon coquet, deux filles, une femme et un
chien. Il possède aussi un couteau suisse et pratique la lutte.
Kacem SLIMI. 20 ans. OP1. Un immigré de la seconde génération : vindicatif parce que timide. […]
Denis TIFFON. 30 ans. Electricien, dit « le fusible ». Vit seul avec sa mère. Fervent adepte du jogging. Il
prend des cours du soir pour « monter ». […]
Félix GRASSI. 54 ans. Veilleur de nuit, dit « le poète ». Ancien OP3, il a changé de poste après un
accident de travail. C’est le confident de toute la boîte. Marié sans amour.
Paul RETOU. 28 ans. OP3, dit « Pollux ». Dragueur de choc et super-vantard. Toujours en guerre avec
les blouses blanches.
Ginette POIRIER. 34 ans. OS aux emballages. Sans surnom. Un mari jaloux et alcoolique. Deux gosses.
Une femme discrète qui rêvait de devenir dactylo28.

Soucieux de ne pas céder au nivellement que l’on a pu reprocher au « théâtre du quotidien »,


Besnehard déploie un large spectre de différenciations par lequel les personnages se voient à
nouveau octroyer de très repérables caractères, processus qui va de pair avec la valorisation de
leur capacité de résistance plus ou moins prononcée à la sérialisation à laquelle l’usine
pourrait sembler les condamner (le seul fait qu’ils existent en tant que personnages
caractérisés et nettement distincts peut d’ailleurs être considéré comme un signe de cette
résistance, dût-elle être sanctionnée par une dramaturgie conventionnelle qui emprunte
effectivement à l’esthétique feuilletonesque).
Dans ce cadre, la pièce joue notamment de l’opposition entre Rémi et Paul : partageant
le même statut d’OP3, les deux personnages présentent des ethos contrastés qui engagent
leurs rapports avec la direction (au militantisme orthodoxe du premier s’oppose
l’individualisme teinté d’anarchisme du second, distinction qui implique différents modes
d’action comme nous le verrons dans notre troisième chapitre), mais aussi la façon dont ils
conçoivent leur métier (continûment vindicatif avec ses supérieurs, Rémi est très
consciencieux dans son travail tandis que Paul « s’écrase » et se réserve ainsi la possibilité
d’en faire le moins possible sans se faire remarquer). Aussi réagissent-ils très différemment à
l’intrusion de machines numériques :
RÉMI. Plus rentables, peut-être ! Mais nous, on devient des presse-boutons et le métier nous fout le
camp des mains.
PAUL. Avec ma numérique, je suis peinard. Réglage électronique. Il y a juste à contrôler la machine, je
peux rêver29.

Fidèle à l’analyse marxiste de l’évolution machinique de la production usinière, Rémi


envisage cette dernière comme une nouvelle procédure de dépossession le privant de ses
compétences et de son savoir-faire pour le réduire à une simple instance de surveillance,
quand Paul y voit au contraire une occasion de s’émanciper des contraintes de la chaîne et de

28
Daniel Besnehard, Clair d’usine. Comédie ouvrière, d’après un feuilleton-théâtre sur le monde de l’usine,
Paris, Théâtre de l’Est Parisien, 1983, p. 22. La pièce compte quatre autres personnages : Christiane Noiré,
agent-chef de cantine ; Philippe Grasson, directeur des relations humaines ; Gisèle Balet, infirmière-secrétaire
sociale ; Brigitte Copie, secrétaire-facturière.
29
Id., p. 27.

325
livrer son esprit aux joies du vagabondage30. Les personnages ne sont pas égaux face à la
grande machine usinière et Rémi, malgré ses ardeurs revendicatives dès lors qu’il est
confronté à ses dirigeants, se trouve complètement démuni face à sa nouvelle « bécane » au
point de songer à quitter l’entreprise et de faire bientôt une dépression nerveuse.
Ces échanges apparemment anodins soulignent la diffraction des rapports au pouvoir
en distinguant non seulement les individus sur lesquels il s’exerce mais aussi le type de
pouvoir engagé (la subordination aux dirigeants, l’encadrement disciplinaire de la machine
usinière, la valeur symbolique accordé au travail et le degré d’identification du travailleur à
celui-ci). Parce qu’il aspire à son reclassement et parvient au cours de la pièce à être promu
chef d’équipe grâce à l’obtention de son C.A.P., le personnage de Denis permet d’imbriquer
ces rapports contrastés au pouvoir à des rapports de pouvoir complexes qui se distinguent de
ceux que les ouvriers entretiennent avec la direction31 :
PAUL. Monsieur le capitaine a mis sa cravate.
DENIS. Finaud. On est sur le même bateau.
PAUL. La même galère, oui, mais il y en a qui fouette, toi le petit chef, et d’autres qui rament, nous. (Il
lui arrache sa cravate.) Tu te souviens du gang des cravates.
DENIS. Lâche ça ! Rémi, il y a le chef d’atelier qui te demande. […] C’est urgent.
RÉMI. On s’est déjà expliqué hier.
DENIS. Tu sais comment il est. Il va râler.
PAUL. Tu trembles devant Nibard. Si en grimpant dans la hiérarchie, t’es encore plus carpette, pas la
peine !
DENIS. Nibard, il m’accuse de vous soutenir parce que vous êtes mes copains.
PAUL. Nous soutenir ! T’es toujours sur notre dos32.

On retrouve ici la figure du petit chef, « social-traître » pris entre les feux croisés d’ouvriers
d’autant plus enclins à contester son autorité qu’il a longtemps été l’un des « leurs » et de
supérieurs d’autant plus exigeants à son égard qu’ils le soupçonnent de privilégier les intérêts

30
Lötscher et Volker ont un débat assez similaire : « VOLKER. Pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas encore fabriqué
un robot pour peindre ces putains de tuyaux ? / LÖTSCHER. T’es cinglé ? Et nous alors ? / VOLKER. On
regarderait s’il fait le boulot. / LÖTSCHER. Pour ça, ils n’ont pas besoin de nous. Non. On pourrait s’inscrire dès
demain au chômage » (Heinrich Henkel, Les Branlefer, op. cit., p. 5). Pragmatique, Volker considère en priorité
le rapport entre son salaire et la pénibilité du travail demandé, d’autant qu’il est assez jeune et assez formé pour
s’adapter à d’autres situations (« Je sais peindre de l’émail satiné et des vernis. Entoiler. […] Recouvrir de
grandes surfaces. Je sais dessiner des lettres. Peindre du faux-bois… » – id., p. 2) ; Lötscher, pour sa part, semble
d’autant plus attaché à la valeur économique et symbolique de son activité que c’est la seule qu’il ait jamais
exercée et qu’il fait littéralement corps avec elle. Nous reviendrons sur ce point lors de notre prochain chapitre
dans le cadre de notre développement sur « l’économie politique des gestes quotidiens » (chap. III, partie A).
31
Pour être plus précis, les rapports des ouvriers avec la direction sont représentés de deux manières : d’une part,
par l’intermédiaire des dialogues avec Philippe Grasson, le directeur des relations humaines (il s’agit en effet du
seul personnage qui incarne directement sur scène une figure dirigeante, figure dont les méthodes et les avis sont
d’ailleurs parfois contrariés ou dédits par ses supérieurs et vis-à-vis de laquelle les autres personnages ont des
attitudes variables, de la conflictualité systématique introduite par Rémi au moindre sujet à différents modes,
duplices ou sincères, de déférence ou de complicité) ; d’autre part, par l’intermédiaire des nombreux récits dans
lesquels les ouvriers évoquent leurs relations aux blouses blanches et notamment à l’invisible Nibard (récits qui
relèvent des stratégies de décentrement évoquées au sujet des « voix sans visage » du pouvoir).
32
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 61.

326
des « siens » sur ceux de l’entreprise33. Aussi avons-nous affaire une nouvelle fois à une
double pression qui vient simultanément du haut et du bas et qui montre le dominant-dominé
pris dans un nœud coulant qui menace de se resserrer à chacun de ses mouvements pour
complaire à l’une ou à l’autre. La promotion hiérarchique n’implique aucunement le passage
tranquille de la subordination à la domination. Plus tu montes, plus tu plies, synthétise Paul,
désignant un processus que l’on trouve également formulé par le personnage de Sébastien
dans Nina, c’est autre chose : « en me faisant chef d’équipe je deviens responsable d’un
budget de production je commence à faire partie de la direction c’est une méthode que
souvent ils emploient quand il y a un bonhomme qu’il faut neutraliser »34. Une telle
promotion génère des tensions inextricables qui soulignent la complexité des rapports de
pouvoir au sein des groupes (que l’on songe à l’enjeu critique que n’a cessé de constituer la
question du leadership à l’intérieur des organisations militantes qui s’étaient pourtant fixé le
but de lutter contre les structures autoritaires35) comme celle des rapports de classe qu’ils
viennent perturber, entamant la validité d’un clivage binaire et unilatéral entre les exploiteurs
et les exploités qui semble avoir fait long feu.
Enfin, cette complexité dont nous avons observé la mise en œuvre au sein du trio
faussement homogène constitué par Rémi, Paul et Denis, trouve de nouveaux modes de
déploiement dès lors qu’interviennent les personnages de Kacem et de Ginette. L’étranger et
la femme introduisent des lignes de différenciation extra-professionnelles qui engagent à

33
Sur l’appareil de contrôle qui encadre le travail ouvrier et la complexité des rapports de pouvoir et de classe
qu’il implique, cf. Jean-Pierre Barou, « Renaud-Billancourt : quatre actes de contrôle ouvrier », Les Temps
modernes, dossier Nouveau fascisme, nouvelle démocratie, n° 310 bis, 1972, pp. 57-79 : « Une chaîne comporte,
dans l’ordre des tâches, des “monteurs” (les plus nombreux, ils montent les pièces), des “contrôleurs” (les moins
nombreux, ils contrôlent le travail des monteurs) et des “retoucheurs” (qui, suivant les indications des
contrôleurs, retouchent ou non le travail des monteurs). […] Par rapport au monteur et au retoucheur, le
contrôleur a une place à part. Il fait un boulot différent : il contrôle les autres ouvriers. On lui fait croire que c’est
technique, en fait il aide la maîtrise. Jouerait-il un rôle de flic ? Des contrôleurs le ressentent ainsi ; et des
monteurs le pensent. Pourtant, les contrôleurs sont des ouvriers, ouvriers par la chaîne, la paie, les brimades. Eux
aussi font vivre “la pensée collective de la chaîne”, “l’esprit de chaîne” […]. Il n’est pas rare qu’un contrôleur
préfère indiquer de la voix ce qui est à revoir au retoucheur (au lieu, comme il le doit, de l’indiquer sur un carton
à cet effet), de façon à éviter de faire repérer par la maîtrise le monteur concerné ». On pense aussi aux différents
épisodes de la série télévisée de Fassbinder, Huit heures ne font pas un jour, qui sollicite trois figures de
contremaître qui inscrivent clairement le propos dans le cadre de l’utopie anti-autoritaire des années soixante-
dix : premier contremaître, Kretzschmer est la figure exemplaire du « flic », il s’oppose aux revendications de
l’équipe en tant que suppôt diligent de la direction et meurt subitement d’une crise cardiaque ; membre de
l’équipe, Franz aspire à prendre le poste laissé vacant, sa candidature est soutenue par tous mais la direction
refuse de promouvoir un ouvrier formé sur le tas ; venu de l’extérieur, le nouveau contremaître est rejeté par
toute l’équipe mais se fait bientôt accepter : aspirant à un poste plus élevé, il encourage Franz à persévérer, l’aide
à préparer ses examens et soutient sa candidature auprès de la direction.
34
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., p. 37.
35
Le collectif que constitue l’Antitheater de Fassbinder pose cette question avec une redoutable acuité, comme
en témoignent d’ailleurs les enjeux réflexifs d’un film comme Prenez garde à la sainte putain (1970), où une
équipe de tournage préparant un film dénonciateur sur la nature répressive de l’Etat doit faire face à la tyrannie
du metteur en scène et aux jalousies internes qui le minent.

327
nouveau frais les rapports de pouvoir au sein de l’entreprise d’autant que les deux
personnages entament bientôt une relation amoureuse qui attire des critiques unanimes. Dans
un premier temps, c’est le racisme qui introduit de nouveaux critères de distinction qui
prennent ici une valeur hautement discriminante. Il se manifeste de façon spectaculaire lors de
la deuxième séquence qui se déroule dans le réfectoire : Kacem demande des excuses à
l’agent-chef de cantine pour lui avoir servi du porc sans le lui dire ; en guise de réponse, il
reçoit un broc d’eau en pleine figure (« Jamais d’excuses à quelqu’un comme toi »36), cette
réaction épidermique trouvant aussitôt validation dans l’arbitrage voulu raisonné du DRH qui
sollicite un argumentaire aux accents néo-colonialistes (« Monsieur Slimi, dans une entreprise
française moderne, ce type de manifestation liée à des arriérations de coutume alimentaire ne
doit plus exister »37). Mais le racisme ne s’ancre pas seulement dans les réflexes pulsionnels
de Christiane ou l’idéologie civilisatrice de Philippe, il s’inscrit à même le bulletin de salaire
et se voit dès lors institutionnalisé, générant des rivalités d’autant plus difficiles à désamorcer
au sein des ouvriers eux-mêmes :
KACEM. Sur ma fiche de paye, ils m’ont donné moins ce mois-là.
GINETTE. Va réclamer.
KACEM. Ils m’ont envoyé bouler. Ma prime d’assiduité, elle a sauté. Je suis toujours à l’heure.
GINETTE. La pointeuse, elle est électrique. Fiable.
KACEM. Je sais que je suis toujours à l’heure. Et il y en a d’autres, des injustices. Le jeune qu’est arrivé
avec moi, il a déjà 117 francs de plus.
GINETTE. Tu compares ta fiche de paie, toi ?
KACEM. Il m’a nargué avec la sienne. Sa chance à lui, c’est de ne pas être arabe38.

Confronté à l’objectivité supposée imparable de la fiche de paye et de la pointeuse, Kacem


subit le double rejet de la direction et de ses collègues.
Ces limites imposées à la camaraderie ouvrière dont la pièce fait par ailleurs grand cas
apparaissent avec une netteté accrue lorsque le mélodrame s’insinue dans l’usine sous la
forme de l’idylle contrariée, ajoutant à l’ostracisme de l’étranger celui du couple illégitime
qu’il forme avec Ginette. On retrouve ici les motifs de la rumeur et de la surveillance chers
aux dramaturges allemands (auxquels s’ajoutent d’ailleurs des échos plus circonscrits avec le
film Tous les autres s’appellent Ali qui, lui aussi, invite le mélodrame sur la scène du
quotidien par le biais des amours impossibles d’Emmi et de Salem). Placé sous le regard

36
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 38.
37
Ibid.
38
Id., p. 43. Sur ce point, cf. Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., p. 24 : « Il y a six catégories d’ouvriers non
qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M.1, M.2, M.3) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés
(O.S.1, O.S.2, O.S.3). Quant à la répartition, elle se fait d’une façon toute simple : elle est raciste. Les Noirs sont
M.1, tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M.2 ou M.3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés
européens sont en général O.S.1. Les Français sont, d’office, O.S.2. Et on devient O.S.3 à la tête du client, selon
le bon vouloir des chefs. Voilà pourquoi je suis ouvrier spécialisé et Mouloud manœuvre, voilà pourquoi je
gagne quelques centimes de plus par heure, quoique je sois incapable de faire son travail ».

328
contempteur de la « boîte »39, le duo se forme en cachette, il trouve refuge dans un couloir ou
des vestiaires jusqu’à ce qu’un tiers vienne le désunir (« comme je vous l’ai déjà dit, votre
relation au sein de l’entreprise n’est pas possible, tolérable. Beaucoup de vos collègues s’en
sont plaints »40 assène Philippe Grasson dans une réplique qui signale une compréhension
particulièrement extensive de la « direction des relations humaines »), puis il renonce
définitivement à sa propre histoire sous l’effet de la pression collective (« Dans la boîte, si je
vivais avec toi, on me marquerait d’une croix »41 explique Ginette, entraînant bientôt la
demande de mutation puis le départ de Kacem). Or cette chasse combinée à l’étranger et à
l’adultère trouve en Rémi l’un de ses relais les plus actifs :
KACEM. Lui, il n’est pas le dernier à m’enfoncer. Avec le salaud de chef, ils me font toujours sentir que
dans l’équipe, je suis la tache noire42.

RÉMI. Si tu comptes mettre Ginette dans ton harem, tu rêves. On est pas en Algérie. Nos femmes, elles
sont libres.
KACEM. On dirait pas43.

RÉMI. Petit con, allez, viens dans le couloir. Viens, sale arabe, qu’on s’explique. (Ils sortent.)
GINETTE. Ils vont se tuer. […] (Elle sanglote. Kacem revient le visage tuméfié.)
KACEM. Viens Ginette, on se tire, on s’en va. On crève dans cette boîte de merde. (Ils sortent.)
PHILIPPE. Du sang dans les couloirs. Mais qu’est-ce qui se passe ? Ce n’est plus une entreprise, c’est la
jungle !44

Les attaques de plus en plus violentes de Rémi sont placées sous la perspective polymorphe
de sa propre fragilisation, professionnelle, sentimentale et identitaire : si son métier lui « fout
le camp des mains » depuis l’octroi d’une nouvelle machine, il en est de même pour Ginette
avec laquelle il entretenait une relation privilégiée et qui le délaisse désormais. Allant jusqu’à
susciter contre Kacem une surprenante alliance entre l’ouvrier vindicatif et son « salaud de
chef », ces attaques s’inscrivent pleinement dans les phénomènes de circulation que nous
avons observés entre les sphères professionnelle et privée, entre frustrations sociales et
frustrations affectives. Un seuil est néanmoins franchi tant la posture raciste et sexiste du
personnage semble entrer en contradiction avec son militantisme anti-patronal. Il n’est en
effet plus lieu d’articuler son énergie vengeresse à quelque aveuglement originel sur les
mécanismes de l’injustice économique et sociale et c’est sous une forme bien peu propice à la
résolution dialectique que se juxtaposent sa lutte obstinée pour la dignité ouvrière et les

39
Notons que Ginette participe à cette surveillance normalisatrice avant d’en être la victime, mettant en œuvre la
réversibilité que nous avons vu fonctionner chez Sperr et Fassbinder : « T’as pas vu la Brigitte Copie. […] Il
paraît qu’elle change encore d’homme. Celle-là, elle est vraiment trop libre pour ne pas être un peu putain » –
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 42.
40
Id., p. 60.
41
Id., p. 59.
42
Id., p. 49.
43
Id., p. 50.
44
Id., p. 67.

329
réflexes réactionnaires que réactivent la présence de l’étranger (pourtant surexploité par
l’entreprise), l’émancipation de la femme (pourtant battue par son mari) et l’utopie que leur
union aurait permis de concrétiser, ici et maintenant.

c) La famille et le couple

L’exemple de Clair d’usine atteste que les rapports entre vie privée et vie publique ne
sauraient être réduits à une simple mise sous tutelle : si les frontières censées les séparer
tendent indéniablement à se dissoudre, ce mouvement n’implique pas pour autant leur fusion
et ménage toute une série d’interactions, de contrepoints et de résistances qui entravent
l’appréhension du pouvoir comme phénomène unitaire. Rappelons que la concurrence entre
comportements publics progressistes et comportements privés réactionnaires, entre lutte
contre le pouvoir patronal (dehors) et maintien de la domination masculine (dedans), est un
enjeu récurrent dans les années soixante-dix. Portant leur attention sur les décalages entre les
théories et les pratiques pour confronter les organisations gauchistes à leurs propres
contradictions internes, les discours féministes et, parmi eux, ceux du « très embarrassant
mouvement de libération des femmes qui-veulent-faire-la-révolution-culturelle-avant-la-prise-
du-pouvoir »45 ont rapidement pris acte de ce que la lutte des sexes n’était pas tout à fait
soluble dans la lutte des classes et ne pouvait se réduire à un simple addendum appelé à
trouver sa nécessaire résolution dans la future émancipation des travailleurs :
Qui fait la cuisine pendant qu’ils parlent de la révolution ? Qui garde les enfants pendant qu’ils vont à
des réunions politiques ? Qui tape les stens pendant qu’ils rédigent et qu’ils organisent l’avenir ? Qui
prend des notes pendant qu’ils ont le micro ? C’est nous, toujours nous !46

Nous sommes fatiguées de lutter contre nos camarades révolutionnaires pour mettre notre oppression en
avant. Nous ne voulons pas perdre notre énergie et notre force à lutter contre le chauvinisme mâle à
l’intérieur des organisations déjà existantes. Il est fini le temps où nous demandions aux hommes – fût-
ce des militants révolutionnaires – la permission de nous révolter47.

Rien moins qu’anecdotiques, la division sexuelle du travail militant et la figure clivée qu’elle
sollicite – révolutionnaire dehors, patriarche dedans – engagent l’articulation problématique
des différents combats menés pendant la décennie48. Claudine Fiévet revient explicitement sur

45
Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération, t. 2, Les années de poudre, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 334.
46
« Les femmes et les travailleurs ont ceci en commun qu’ils sont exploités », tract d’appel à la réunion publique
de Vincennes, mai 1970, cité in Françoise Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement, Paris, Editions
du Seuil, 1993, p. 31. Sur ce sujet, les chapitres 7 (« Révolution dans la révolution », pp. 87-99) et 18 (« Lutte
des femmes et lutte des classes », pp. 224-234) apportent des développements particulièrement éclairants.
47
Monique Wittig, Gilles Wittig, Marcia Rothenburg, Margaret Stephenson, « Combat pour la libération de la
femme », L’Idiot international, n° 6, mai 1970.
48
Si cette figure clivée est assez rare dans nos pièces tant les personnages y manquent de conscience politique,
mentionnons toutefois deux références qui s’inscrivent peu ou prou dans l’horizon de recherche de notre corpus :
d’une part, Nuit italienne de Horváth où le conseiller municipal Ammetsberger réduit systématiquement son
épouse au silence jusqu’à ce que celle-ci en vienne à se rebeller (« ADÈLE. Je dis seulement ce que je pense. / LE

330
cette figure afin d’évoquer l’enjeu nodal que constitue, dans les créations de la compagnie
Théâtre Quotidien, la représentation des rapports entre l’intérieur et l’extérieur :
Or, c’est vrai que des ouvriers qui ont, dans leur travail, des comportements tout à fait responsables, de
syndicalistes, de militants politiques, se trouvent, également, exercer des rapports tyranniques dans leur
vie familiale, à l’égard de leur femme ou de leurs enfants. Notre souci est de montrer un rapport
dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, de donner à voir à nos spectateurs comment ces deux termes
agissent l’un sur l’autre et, surtout, de supprimer la distinction fallacieuse entre luttes prioritaires et
luttes secondaires. Toutes les luttes sont premières, une grève à mener dans une usine et la libération de
la femme au foyer. Il faut toutes les mener de front49.

Si les personnages de nos pièces sont rarement des « militants politiques », les questions
soulevées par l’imbrication de ces différents fronts de lutte et les interactions qu’elle entraîne
entre des champs certes distincts, mais exigeant pareillement d’être analysés politiquement,
invitent à porter notre regard sur un dernier microcosme, celui de la famille et du couple, pour
cerner les dominations qui s’y jouent et voir comment celles-ci reproduisent, renouvellent ou
infléchissent l’exercice du pouvoir.
Perméable aux influences du dehors, aux brimades du patron, aux mots d’ordre de la
publicité ou aux multiples processus de dépossession, économique, symbolique et linguistique
qui traversent la scène sociale, l’espace domestique est infiltré de toutes parts. Or ce
phénomène d’infiltration s’articule à des phénomènes de diffraction, de reproduction et de
superposition tout aussi importants que ceux que nous avons vu fonctionner dans la bande ou
l’entreprise. Bien que le personnel dramatique des pièces qui investissent le territoire conjugal
et familial soit beaucoup plus restreint que les ensembles choraux auxquels nous avons
régulièrement été confronté jusqu’ici, il ne se présente pas moins comme une constellation de

CONSEILLER. Tu n’as rien à penser. […] Le conseiller la pince. […] Vas-tu te maîtriser, dis ? […] Tu es
impossible. / ADÈLE. C’est toi qui es impossible ! Prolétarien dehors capitaliste dedans ! Ces messieurs ont le
droit de mieux te connaître ! Moi, il m’exploite ! Trente ans, trente ans ! Elle pleure » – Ödön von Horváth, Nuit
italienne, op. cit., p. 249) ; d’autre part, Souvenirs d’Alsace de Bruno Bayen et Yves Reynaud où le personnage
de Michel, gauchiste militant notamment pour l’alphabétisation des immigrés, voit d’un très mauvais œil les
relations que France, sa fiancée, noue avec Ahmed dans ce cadre (« MICHEL. Les immigrés sont différents de
nous et une femme ne peut pas leur parler innocemment. Plus tard, tu pourras faire des cours […] / FRANCE.
Michel, il faut d’abord trouver la camaraderie dans une chambre si l’on veut qu’elle existe dans un groupe » –
nous nous référons ici à la captation radiophonique de la pièce lors de sa mise en espace au Festival d’Avignon
en 1975 cf. Jean-Pierre Colas (réal.), Souvenirs d’Alsace, Radio France, France Culture, coll. « Théâtre Ouvert »,
24. 07. 1975). Enfin, notons que Kroetz propose dans Ni chair ni poisson une figure de syndicaliste qui s’avère
particulièrement hermétique aux demandes d’attention de sa femme et qui permet au dramaturge de régler
quelques comptes avec ses anciennes adhésions communistes. « On se bat pour l’humanité, et on fait avorter sa
femme ! » déplore Helga après avoir annoncé sa grossesse – Franz Xaver Kroetz, Ni chair ni poisson (1981),
trad. fr. Ingeborg Rabenstein, Paris, L’Arche [inédit], 1985, p. 16. Elle annonce enfin s’être résignée à avorter
dans le troisième acte, mais ne reçoit pas la reconnaissance qu’elle attendait d’un tel sacrifice : « HERMANN.
Mais je t’avais dit que je ne voulais pas sacrifier mon enfant aux capitalistes et à leur système. Je te l’ai dit, je
veux un autre système. […] / HELGA. Tu me l’as dit, mais tu as oublié quelque chose. […] Moi. […] Je suis et je
reste une conne à qui on dit ce qu’elle doit faire et ne pas faire. Aujourd’hui comme ça, demain le contraire et
après-demain encore autrement, […] à qui on prend le ventre comme à une bête, que l’on traite comme si c’était
sa chose, sa propriété et qu’on cogne quand sa possession vous échappe » (id., pp. 36-38).
49
Claudine Fiévet, in Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Cette maladie, la normalité », art. cité, pp. 88-89.

331
pouvoir qui associe les rapports de la scène et du hors-scène à ceux qui se nouent, sur la
scène, entre les personnages. L’organigramme domestique est en effet structuré par une
distribution et une hiérarchisation sociales des rôles qui engagent notamment le pouvoir des
parents sur les enfants et celui de l’homme sur la femme. Ici encore, une telle structure
implique bien souvent le réinvestissement de la logique du Druck nach unten et trouve dans la
figure patriarcale qui occupe le sommet de cette double hiérarchie une interface privilégiée
pour faire circuler la pression mais aussi pour assurer la stabilité d’un ordre établi qu’elle
aurait pourtant bien des raisons de contester compte tenu de la place qu’il lui réserve.
Equivalent domestique du « petit chef » que nous avons rencontré dans les bureaux et les
usines, le personnage masculin, amant, mari et père, assure la fonction exemplaire de
dominant-dominé et se montre d’autant plus tyrannique avec les siens qu’il est dessaisi de tout
pouvoir sur le territoire professionnel :
La position autoritaire du père reflète son rôle politique et dévoile la relation de la famille avec l’Etat
autoritaire. En effet, à l’intérieur de la famille, le père adopte l’attitude même que son chef hiérarchique
affiche dans le processus de production, à son égard. Et il s’empresse de transmettre à ses enfants, et
plus spécialement à ses fils, son état de sujétion par rapport à l’autorité établie. […]
Il ne s’agit pas ici de « dispositions innées », mais d’un exemple typique de la reproduction d’un
système social autoritaire au niveau de la structure de ses membres50.

L’approche reichienne de la famille autoritaire et du rôle essentiel qu’y occupe le


patriarche paraît surtout pertinente pour envisager les pièces de Fassbinder et de Deutsch,
Liberté à Brême (1971) et L’Entraînement du champion avant la course (1973) qui ont toutes
deux en propre d’inscrire leur action dans le passé (respectivement 1820 et 1910) et
s’autorisent par ce détour à recourir à des figures masculines volontiers caricaturales :
Les enfants pleurent.
MILTENBERGER. Le journal… Café… Schnaps… Ferme la fenêtre… La paix !… Une tartine de
saindoux… Du sel… le 31.10.1814 sera inhumée notre mère bien aimée, Clara Mathilde Beez, née
Steinbacher que le bon Dieu nous a… Schnaps… La paix !… Ces criailleries me tuent… encore du
café… donc la décapitation aura lieu vendredi prochain, le 3. 11. 1814, Place du Marché… Schnaps…
Quand je dis schnaps, femme, ce n’est pas une goutte, mais la bouteille… Santé… Cigare… Du feu, ah
voilà… Quelle chaleur… Seulement une soirée tranquille dans ce ménage… La paix !51

Dans une chambre cuisine. Liliane repasse du linge. Maurice lit un journal. On entend crier des
enfants.
MAURICE. Les enfants crient. […] Je suis encore fatigué de la course. Ces cris sont insupportables !
LILIANE. La petite a mal aux dents. Je ne peux pas la faire taire.
MAURICE. Le journal appelle à la solidarité de tous les Français, à l’enthousiasme patriotique… il faut
conjurer le défaitisme… l’exécution de l’assassin du brigadier Rivière a encore été remise de huit
jours… donne-moi du café… il manque le sucre. […]
Ces cris ! […]
Comment veux-tu que je lise mon journal ! J’ai travaillé toute la journée.

50
Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme, op. cit., p. 68.
51
Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brême. Madame Geesche Gottfried. Tragédie bourgeoise, trad. fr.
Philippe Ivernel, in Le Bouc. Les Larmes amères de Petra von Kant. Liberté à Brême, op. cit., p. 87.

332
LILIANE. Moi aussi.
MAURICE. T’occuper du foyer et des enfants de ton mari, c’est pas un travail, c’est un devoir sacré. Le
soir quand je rentre chez moi, j’aime avoir la paix !52

Harassé par sa journée de travail, l’homme exige avec grand bruit le silence et la paix, prenant
la tête d’une petite entreprise dont la femme, apportant café, schnaps, sel et sucre, constitue le
factotum tout désigné, contraint par les ordres qui lui sont adressés à d’incessants allers-
retours auprès du personnage masculin confortablement assis et n’ayant pour toute
rémunération que la satisfaction très symbolique d’avoir accompli un « devoir sacré ».
La collusion entre la puissance patriarcale et la puissance étatique est mise en valeur
dans les deux extraits à travers la lecture du journal et la convocation de la scène judiciaire où
doit avoir lieu une exécution capitale. Dans le cas de Maurice, il y a même identification
totale entre ces deux puissances tant ses répliques, sur les scènes familiale et extra-conjugale,
empruntent leurs accents sentencieux au procureur de la République53, qu’il restitue avec une
inquiétante exactitude le réquisitoire du procès de l’assassin du brigadier Rivière auquel il a
assisté en tant que spectateur54 ou qu’il prenne en charge l’instruction et la condamnation des
crimes et délits dont sont présumées coupables son épouse (Liliane) et sa maîtresse (Jeanine)
au regard de « la communauté civique » et de « l’ordre établi ». Reste que les gages de
pouvoir donnés avec trop d’ostentation peuvent être une nouvelle fois considérés comme des
signes de faiblesse : pris dans un carcan idéologique qui lui assigne un rôle excessivement
délimité, notre patriarche est malade du patriarcat. Les figures hyperboliques de puissance
dans lesquelles il se projette – « quelle joie pour le père et pour la France »55, « ton crime

52
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, in La Bonne vie. L’Entraînement du champion
avant la course, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1975, pp. 104-105.
53
Cf. id., p. 99 : « je parle presque aussi bien que le procureur de la République » s’enorgueillit-il à la scène 3.
54
Le sort de l’assassin du brigadier Rivière est un leitmotiv qui circule dans les répliques de Maurice du début
jusqu’à la fin de la pièce : « Ils ont mis la main sur l’assassin du brigadier Rivière. J’étais dans la salle quand la
cour l’a condamné à être guillotiné » (scène 3, p. 99) ; « l’exécution de l’assassin du brigadier Rivière a encore
été remise de huit jours » (scène 4, p. 105) ; « L’assassin du brigadier Rivière n’est toujours pas passé sous
l’échafaud… Qu’est-ce qu’ils attendent pour en finir avec cette canaille… » (scène 11, p. 122) ; « Hier matin à
l’aube, comme il convient, ils ont enfin exécuté l’assassin du brigadier Rivière. Il était temps » (scène 14,
p. 129). A considérer la concomitance entre l’exécution de l’assassin et celle de Maurice, empoisonné par
Liliane, il semble que le personnage masculin s’identifie tout autant au criminel qu’au procureur et appelle de ses
vœux sa propre mise à mort. Notons qu’à ces références à la scène judiciaire s’ajoutent plusieurs références à la
scène militaire et aux tensions entre la France et l’Allemagne à l’orée de la Première Guerre Mondiale : ainsi de
l’appel à « l’enthousiasme patriotique » dans l’extrait cité plus haut, de la convocation de la figure de l’Empereur
dans la lettre que Maurice écrit à son cousin (« Je pense qu’après la présentation de nos troupes et nos succès au
Maroc, virgule, le Kaiser… non mets un petit k à kaiser ! c’est notre plus grand ennemi !… donc, le kaiser
n’aura plus qu’à bien se tenir » – id., p. 110) ou encore du défilé du 14 juillet qu’il évoque juste avant de tuer
Jeanine (« Dans l’illustration il y a une reproduction du nouveau cheval d’escrime adopté par les cavaliers du
troisième dragon de Nantes. Au défilé du 14 juillet, tu te souviens, était présentée la compagnie cycliste du
capitaine Gérard. C’était beau. Maintenant l’armée doit choisir : l’avenir ou la défaite… » – id., p. 126).
55
Id., p. 111.

333
contre le père et contre la France »56 – signalent une pathologie identitaire qui trouve
indissociablement sa source dans les mythologies phallocrates dont Maurice est abreuvé et
dans les menaces que les deux personnages féminins font peser sur elles par la présence
incompressible de leur corps ; qu’il s’agisse de l’appétit sexuel de Jeanine ou du refus de
Liliane de porter son enfant, il est clair que le petit théâtre 1910 implose sous la pression de
1973. Ici comme ailleurs, la pression peut tout autant venir du haut que du bas, entraînant de
redoutables déflagrations pour le petit homme qui se trouve à leur intersection.
Pour sa part, Fassbinder prête moins d’importance au personnage masculin lui-même
qu’au système qu’il incarne et s’ingénie à en démultiplier les clones à mesure que Geesche
croit s’être débarrassée de l’individu qui faisait obstacle à ses désirs : à peine Miltenberger
est-il mis hors d’état de nuire, que Gottfried lui succède, abandonnant son affabilité initiale
pour reprendre les mots d’ordre de celui qu’il remplace et rejouer à l’identique la scène
inaugurale de l’asservissement féminin (« La paix ! Je commence à en avoir assez. La
paix ! »57 s’exclame-t-il en lisant le journal, avant de demander du café). Or bien loin de
s’arrêter aux limites de la relation conjugale, l’idéologie patriarcale gagne d’inépuisables
relais dans les figures du père (Timm), du frère (Johann), mais aussi bien de la mère et de
l’amie (Louisa), trouvant de nouvelles inflexions, paternalistes, machistes, religieuses…, qui
soulignent le caractère sisyphéen de l’entreprise criminelle menée par Geesche pour pouvoir
prétendre à la liberté. Autrement dit, la tragédie domestique cache un drame social.
Bien loin de vouloir offrir un document informé sur des époques lointaines qui
auraient tôt fait de nous rassurer sur les progrès accomplis et le chemin parcouru, ces deux
pièces jouent d’un détour historique volontairement lâche, sinon fantaisiste, pour délester la
conscience petite-bourgeoise de ses oripeaux contemporains et montrer la rémanence de
certains modes structurels de fonctionnement dont les agents répulsifs nous invitent à faire
table rase. A l’heure où l’on traque la domination partout où elle se loge et où la distinction
traditionnelle entre sphère privée et sphère publique paraît définitivement inopérante au
regard de la dissémination de ce qu’Althusser appelle des « Appareils Idéologiques d’Etat »,
le théâtre n’a de cesse que de démonter l’institution familiale où se préparent et se scellent
bien des consentements et s’en prend avec force à l’ordre des pères.
Erigés en hauts-parleurs parodiques du système social et de sa violence légale, les
tyrans domestiques de Deutsch et Fassbinder se distinguent toutefois de la cohorte plus
nuancée des prolétaires auxquels l’espace privé offre une surface de réparation, jouant de

56
Id., p. 122.
57
Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brême, op. cit., p. 99.

334
l’écart manifeste entre leurs conditions de vie délétères et l’ordre familial qu’ils cherchent à
maintenir avec plus ou moins de bonheur. Ainsi de Willy dans Travail à domicile, du Père
dans Dimanche, de Lucien dans Marianne attend le mariage ou encore d’Henri dans Histoire
de dires, autant de personnages qui usent et abusent de la modalité impérative dès lors qu’ils
s’adressent à leur femme (Martha, la Mère, Andrée, Marion) ou à leurs enfants (Monika et
Ursel, Ginette, Marianne et Chantal, Louis et Catherine) : « Fais tes devoirs et tais-toi », « Va
au lit », « Finis d’abord de manger », « Ecoute pas »58, « Reste assise », « Ferme la porte »59,
« Dépêche-toi », « Ferme ça », « Va dans ta chambre », « Amène-moi une bière », « Allume
la télé »60, « Mange », « Ferme ça », « Tais-toi. […] Tais-toi. Tais-toi »61… Autant de
personnages dont sont régulièrement rappelées les mutilations sociales (dans le cas de Willy
et d’Henri, ces mutilations s’inscrivent à même leur corps puisque le premier boîte à la suite
d’un accident de moto tandis que le second a perdu trois doigts dans un accident du travail,
ces stigmates constituant un rappel constant de leur destitution symbolique), autant de
personnages dont les manifestations autoritaires sont indissociables du fond d’impuissance sur
lequel elles émergent62.
De tels effets contrapuntiques désamorcent la possibilité de faire de la figure
individualisée du patriarche la source univoque d’un mal localisable d’autant qu’elle jouit,
comme nous l’avons observé dans Liberté à Brême, d’un nombre de soutiens conséquent que
l’on compte parfois jusque chez ses victimes elles-mêmes. Après avoir souligné dans le
premier temps de ce chapitre la présence de procédés de pluralisation et de dissémination
endiguant l’individualisation du pouvoir patronal et la dramatisation de ses modes de
manifestation, nous constatons la présence de procédés fort similaires concernant la
représentation du pouvoir patriarcal. Qu’il s’agisse de personnages à part entière (la mère, le
fiancé, l’amie…) ou de silhouettes simplement mentionnées par les dialogues (le médecin, le
voisin, « les gens » jusqu’à l’entité définitivement anonyme du « on-dit » qui essaime à
travers tous les clichés que sollicite le discours), les pièces convoquent un certain nombre de

58
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 14, p. 16, p. 32 et p. 33.
59
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 15 et p. 44.
60
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 53, p. 57, p. 58, p. 73 et p. 76.
61
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 43, p. 44 et p. 88.
62
On retrouve ces effets contrapuntiques à l’échelle du seul couple : ainsi d’Otto dans Une Affaire d’homme
(Kroetz), de Jules dans La Bonne vie (Deutsch) et de Georges dans Loin d’Hagondange (Wenzel). Le couple
devient ainsi un enjeu de haute lutte pour asseoir ou conquérir le pouvoir que la société ne laisse de refuser au
« petit homme » : dans les deux premières pièces, la présence menaçante du fusil entre les deux amants ou les
deux époux constitue le symbole évident de cet enjeu de pouvoir et son utilisation finale – le duel chez Kroetz, le
meurtre chez Deutsch – lui fournit une résolution tout aussi absurde que spectaculaire (cf. chap. III, partie B :
« Du quotidien au fait divers ») ; dans la troisième, en revanche, le micro-conflit est privilégié jusqu’au bout,
comme nous le verrons dans notre développement sur le personnage féminin (cf. infra. « Le roman de Marie »).

335
figures-relais qui articulent ce qui pourrait apparaître comme des abus circonstanciels de la
part de nos patriarches affaiblis à un système qui repose structurellement sur la domination, la
distribution cloisonnée des rôles et le respect contraignant de règles sociales qui ont force de
loi malgré les inégalités qu’elles justifient.
Directement tributaire de l’ordre social, l’ordre des pères trouve donc auprès des mères
des alliées non négligeables. Travail à domicile, Histoire de dires et Marianne… accordent en
effet un statut très ambivalent à la mère de famille et, pour avoir à subir à plusieurs reprises
les brimades de l’époux, Martha, Marion et Andrée ne se montrent pas moins solidaires du
père dès lors qu’il s’agit d’assurer la docilité des enfants et, plus encore, celle des filles. Cette
contradiction est particulièrement patente dans la pièce de Kroetz qui ménage un écart béant
entre le comportement conjugal de Martha et son comportement maternel. Ayant entamé sa
propre guerre contre l’autorité masculine, ayant pris travail et amant pour bientôt abandonner
le domicile familial et contraindre Willy à changer d’attitude à son égard, Martha ne laisse
d’apparaître comme la régente intransigeante de la maisonnée et les impératifs qu’elle
dispense à la jeune Monika ne semblent guère à même de briser la chaîne ancillaire à laquelle
elle tente d’échapper pour son propre compte :
Fiche-nous la paix et fais tes devoirs. […]
T’as lavé la vaisselle comme j’ai dit ? […]
Martha en a fini avec Ursel. Elle la passe à Monika, enveloppée d’une grande serviette.
Prends-là. Fais attention qu’elle reste couverte63.

Pose pas de questions idiotes, lave la vaisselle et ne flanque rien par terre. […]
Ecoute pas quand t’y comprends rien64.

Cette délégation montre toute son efficacité après le départ de Martha, constituant Monika en
figure substitutive non seulement opérationnelle mais zélée. Se voyant offrir une dînette et un
pompon grandeur nature, la fillette de dix ans devance les préconisations maternelles et
s’avère suffisamment bien dressée pour s’enorgueillir de ses nouvelles prérogatives :
MONIKA. Elle a rien dit, une commission que t’aurais oublié de me faire ?
WILLY. Que tu laves la vaisselle.
MONIKA. Quand je l’ai déjà faite. […]
WILLY. T’as fait la bouillie pour lui ?
MONIKA. Dans la poêle. Je vais lui donner, sans ça elle sera froide. […]
Hein, je fais aussi bien la cuisine sans maman65.

La boucle semble parfaitement bouclée et l’est à tel point que Martha reprendra bientôt le
chemin du domicile pour mettre fin au désordre qu’elle a elle-même introduit en contestant le
rôle qui lui était assigné et réinvestir avec fierté la place d’honneur de la maîtresse de maison :

63
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., pp. 14-15.
64
Id., pp. 25-26.
65
Id., p. 32.

336
« Si vous n’êtes pas au lit tout de suite, je vais me fâcher. Après sept heures, la place des
enfants, c’est au lit. […] Maintenant de nouveau l’ordre règne »66.
Confrontées aux troubles mutiques de leurs filles, Marion et Andrée s’essaient pour
leur part à ménager dans l’espace domestique quelques enclaves où la parole puisse se
dégager de la tutelle et de la surveillance paternelles : « cause moi, Catherine t’es pas dans un
cercueil »67, « tu peux me parler, je ne dirai rien à ton père… »68. Malgré ces quelques
tentatives dissidentes, aucun front de solidarité ne saurait se construire parmi les femmes de la
maison. Les mères sont tenues à un rôle de messagère qui les constitue en déléguées, certes
diplomates, mais non moins insistantes, des pères et de l’ordre socio-familial : « Qu’est-ce
que va dire ton père, ma petite fille ? »69, « Ça nous inquiète, ton père et moi. […] Ce n’est
pas correct », « Ton père a entendu la moto. […] Il va te supprimer les sorties… Ce n’est pas
un garçon pour toi, il a très mauvais genre », « Qu’est-ce qu’on va penser ? […] Tu as pensé à
ton père, dans l’état où il est en ce moment ? »70. A leur tour, elles dispensent un certain
nombre d’impératifs qui font écho aux impératifs masculins et soulignent la circulation du
pouvoir : « N’oublie pas les coins », « Catherine, débarrasse », « Catherine, mange »71, « Ne
fais pas ton intéressante, Chantal, sinon au travail – comme tout le monde », « Aide-moi à
mettre les couverts, ton père ne va pas tarder »72… Comme le montrent toutefois les répliques
que nous venons de citer, ces impératifs touchent très souvent l’exécution des tâches
domestiques et engagent une délégation qui relève dès lors de l’oppression spécifiquement
féminine, faisant des mères les agents privilégiés d’un dressage dont elles ont précisément à
souffrir et qu’il nous faudra bientôt envisager dans sa particularité73.

66
Id., p. 38. La figure de la femme qui se plaint de la double charge de travail qui lui incombe mais peine à
supporter les incursions de son époux dans la gestion des tâches domestiques constitue une cible récurrente dans
les discours féministes et permet de souligner la camisole mentale dans laquelle les femmes sont enfermées en
dépit des droits que les luttes leur ont permis d’acquérir. Que l’on songe au canevas de ce tableau qui compose la
petite pièce d’agit-prop quotidienniste jouée lors des « Journées de dénonciation des crimes contre les femmes »
qui se sont tenues les 14 et 15 mai 1972 au Palais de la Mutualité : « Septième et dernier tableau : “Elle est
maniaque.” / Elle travaille “à l’extérieur”, mais ni sa famille ni sa maison n’en souffrent. Elle reste “une parfaite
maîtresse de maison”. Elle se fait aider par sa fille “parce qu’avec les hommes c’est toujours mal fait, il faut tout
refaire”. / Lui : – Comme elle est maniaque ! Elle est devenue tout à fait comme sa mère. / Mais qui l’a rendue
ainsi et qui rendra ainsi sa fille ? / L’éducation à la maison, l’éducation à l’école, le qu’en dira-t-on, la publicité.
LA SOCIETE TOUTE ENTIERE » (« Le travail ménager à la Mutualité », Le Torchon brûle, n° 4, cité in
Françoise Picq, Libération des femmes, op. cit., p. 143).
67
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 33.
68
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 58.
69
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 35.
70
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 54, p. 66 et p. 86.
71
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 33, p. 45, p. 68 et p. 69.
72
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 55 et p. 70.
73
Cette souffrance est nettement perceptible dans la pièce de Thibaudat où plusieurs monologues permettent aux
personnages de se dégager partiellement des contraintes relatives à leurs rôles sociaux et familiaux : ainsi Marion
y rêve des métiers qu’elle aurait pu faire et contredit l’adage sexiste qu’elle vient tout juste de prononcer pour

337
Dans le cadre de cet organigramme, on comprend que les enfants occupent le bas de
l’échelle hiérarchique. S’il est fréquent que les adolescents et les adolescentes de nos pièces
entrent en rébellion, de toutes sortes de manières, contre l’ordre familial et social (c’est le cas
des jeunes filles des pièces de Wenzel et de Thibaudat, c’est aussi celui de Nathalie dans La
Demande d’emploi, de Philippe dans Dissident, il va sans dire ou de Ludwig dans Mensch
Meier), le très jeune enfant – l’infans qui n’a pas encore accès à la parole et ne peut contester
d’aucune façon, pas même par le silence – occupe une place singulière à laquelle Kroetz s’est
montré particulièrement attentif : ainsi de Travail à domicile dont le personnel dramatique ne
compte pas moins de trois enfants (le plus jeune d’entre eux dût-il être incarné, « selon toute
vraisemblance »74, par une poupée), de Train de ferme (Beppi), de Train fantôme (Georg) ou
encore du Nid (Stefan). Or cette figure enfantine s’offre comme le lieu de cristallisation et de
réverbération des différents rapports de pouvoir dont nous avons observé l’intrication. Dernier
refuge d’effets pathétiques que les autres personnages sont bien en peine de susciter compte
tenu des fluctuations et des ambivalences que nous avons mises en valeur, cette figure
sacrificielle apparaît comme la victime à la fois collatérale et superlative du système social.
Premièrement, elle subit les effets de ses dysfonctionnements ou de ses discriminations quand
elle n’en porte pas directement les stigmates : handicapée mentale, Beppi ne laisse d’être
cantonnée à son handicap par des parents perméables aux préjugés de la collectivité (Train de
ferme), puis se voit contrainte, une fois mère, d’abandonner son jeune fils par les services
sociaux (Train fantôme) ; quant aux bosses sur la tête du bébé de Martha, elles sont l’effet
direct du § 218 qui interdit l’avortement et le voue à la clandestinité pour devenir aux yeux de
Willy le symbole infamant du déshonneur et de la malédiction qui frappe les enfants
adultérins. Deuxièmement, la figure enfantine s’inscrit dans la logique du Druck nach unten et
constitue le dernier maillon d’une chaîne de violences auxquelles on est sûr qu’elle ne pourra
pas répliquer : Beppi subit les récriminations incessantes de sa mère mais aussi la violence
sexuelle de Sepp, le valet de ses parents, qui doit, comme elle, supporter leurs brimades et ne

justifier les exigences contrastées qui pèsent sur son fils et sur sa fille (« son père lui a dit de passer le C.A.P., un
métier ça commande le respect, un homme sans métier, une femme c’est pas pareil, pourtant si j’avais pu,
mannequin, porter des tas de robes, ou couturière » – Histoire de dires, op. cit., p. 21) ; de même, ces
monologues sont l’occasion privilégiée d’évoquer l’époque où elle « faisait les vitrines », autrement dit se
prostituait pour résorber les dettes familiales, souvenirs rien moins que honteux dont sourd au contraire une
incontestable nostalgie à l’égard des clients « gentils » et « polis » qui l’appelaient « madame » (id., p. 92) et qui
soulignent, en creux, la misère des relations conjugales. Rien de tel, en revanche, dans la pièce de Wenzel où
cette souffrance n’apparaît qu’en filigrane dans les allées et venues perpétuelles d’Andrée entre le père et les
filles qu’elle sert alternativement, dont elle transmet les messages, dont elle essaie d’apaiser les colères,
d’adoucir les récriminations, de contrer les silences : la dévotion familiale qu’elle incarne en se préoccupant tout
autant du drame qui est en train de se nouer que de l’exécution régulière des tâches domestiques implique
manifestement l’interdiction tacite de se plaindre et de porter attention à sa propre situation…
74
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 34.

338
dispose d’autre modèle que la domination pour nouer avec elle une relation75 ; le bébé de
Martha, sous-privilégié parmi les sous-privilégiés, exclu par les exclus eux-mêmes, finit par
être tué par celui qui lui ressemble le plus et que son infirmité assigne lui aussi à résidence.
Troisièmement, l’enfant apparaît comme l’enjeu d’un dressage préparant efficacement les
sujétions à venir, selon un dernier mouvement qui accuse la circularité – vicieuse – des
interactions entre la famille et la société, dedans et dehors. Si c’est exemplairement le cas de
Monika dont nous venons de voir qu’elle était soumise à un apprentissage précoce de ses
devoirs domestiques, on retrouve semblable configuration à travers le personnage de Stefan
dont l’arrivée imminente, dans Le Nid, suscite un long débat conjugal sur les dégâts que
pourrait entraîner l’installation d’un bac à sable dans le jardin :
KURT. […] Faudra lui apprendre que l’ordre ça existe et çà, dès le commencement. Y a pas à tortiller. Il
faut expliquer très tôt et expliquer là où c’est semé, et qu’entre les carrés de légumes, on peut marcher
que sur les planches et expliquer où on peut marcher comme on veut. Parce que ce serait dommage si
tout était piétiné. […] J’ai pensé que peut-être je mettrai une petite barrière autour des carrés de
légumes ; elle a pas besoin d’être très haute ; alors on aurait la paix.
MARTHA. Une barrière, c’est pas joli, et en plus, l’enfant doit se faire à l’ordre naturel et pas seulement
s’habituer à une barrière. Comme ça, plus tard, dans la vie, ce sera plus facile pour lui et il mettra pas
les pieds dans le plat partout76.

Ne se limitant pas aux petites filles appelées à devenir épouses et mères, le dressage touche
aussi les petits garçons appelés à obéir à leur patron et, plus fondamentalement, à accepter la
place que la société leur réserve. Le dialogue érige ainsi les parents en relais diligents de
l’ordre social, de la naturalisation de ses interdits, de l’intériorisation de ses règles, autant
d’enjeux qui seront au cœur du cataclysme familial qui structure la pièce.
Ce panorama des différents types de réseaux relationnels dans lesquels sont pris les
personnages nous a permis de donner corps à l’idée de constellation et de valoriser la diversité
des rapports que la dramaturgie tisse non seulement entre la scène et le hors-scène, mais aussi,
sur la scène elle-même, au sein du personnel dramatique. De l’épouse en position de faiblesse

75
Soulignons la singularité de la constellation mise en œuvre par Train de ferme s’agissant d’un microcosme à la
fois économique et familial : constitué du couple de fermiers (Staller et la Staller), de leur valet (Sepp) et de leur
fille (Beppi), le personnel dramatique articule des rapports de force salariaux (les Staller / Sepp), parentaux (les
Staller / Beppi) et sexuels (Staller / la Staller, Sepp / Beppi). Or chaque scène redistribue ces rapports en fonction
des personnages mis en présence (dans les scènes qui rassemblent tous les personnages, la Staller se met en
retrait pour laisser parler les hommes tandis qu’elle reprend les rênes du dialogue dès qu’elle est seule avec sa
fille ou son mari ; tenue au silence dans les scènes familiales, Beppi devient plus loquace dans ses dialogues avec
Sepp qui suggèrent la possibilité balbutiante d’une écoute réciproque malgré leur violence et leur maladresse).
Mentionnons enfin la présence d’un dernier « personnage », le chien de Sepp, qui, lui aussi, constitue le creuset
cathartique et impuissant des rapports de pouvoir : « interlocuteur » malmené par Sepp qui reconduit sur plus
faible que lui la domination fruste et brutale qu’il a lui-même à subir et ce, en dépit de l’affection manifeste qu’il
lui porte (I, 6) ; victime collatérale des conflits entre Staller et Sepp, le maître empoisonnant le chien pour
signifier son congé au valet qui a engrossé sa fille (II, 9). On retrouve la figure du chien dans Une Affaire
d’homme et L’Entraînement du champion avant la course où elle s’offre comme le lieu de cristallisation absurde
et grotesque d’une conflictualité dont les personnages sont incapables de cerner les enjeux et les causes.
76
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., p. 13.

339
à la mère en position de force, de la solidarité autoritaire des parents à leurs dissensions de
couple, de la soumission silencieuse des enfants dans l’espace sous contrôle du salon à leurs
conciliabules indépendantistes dans le secret de la chambre, les constellations de pouvoir que
nous avons observées font varier les relations intersubjectives, modulent les postures, les
gestes et les discours de chacun et montrent un quotidien traversé de multiples strates de
codification et de hiérarchisation. Ce processus de diffraction engage la construction du
personnage, ses ambivalences, ses éventuelles contradictions, et témoigne de la volonté de nos
dramaturges d’échapper à l’opposition manichéenne du pouvoir et de l’impuissance, des
bourreaux et des victimes. D’une part, il met en œuvre tout un jeu de conditionnements et
d’acceptations, de collaborations et d’alliances, de relais et de délégations, qui souligne la
force contraignante d’une mécanique à laquelle tous participent peu ou prou. D’autre part, il
ménage suffisamment de fluctuations pour montrer que les rôles auxquels les personnages ne
cessent de se conformer, les places qu’ils s’assignent, les statuts qu’ils se reconnaissent, sont
tributaires de normes sociales qui n’ont rien d’immuable. Parce qu’elles permettent
précisément d’identifier les effets d’imposition réversibles et changeants que produit chaque
nouvelle situation d’échange, les pièces nous invitent à les contester, sinon à imaginer de
nouvelles constellations qui, elles, seraient radicalement hors-pouvoir.

2. « La » personnage populaire : entre soumission et révolte

Pour clore définitivement ce chapitre, il semble indispensable d’envisager plus


précisément le personnage féminin tant celui-ci apparaît dans nos pièces comme un enjeu de
pouvoir privilégié. Parce que la relégation sociale s’embranche ici directement sur la
relégation sexuelle, le personnage féminin permet en effet de porter à son plus haut point
critique l’intrication des rapports de pouvoir, des rapports de classe et des rapports de sexe,
des procédures anonymes d’assujettissement et des relations intersubjectives de domination :
« Prenant la mesure exacte de l’époque où ils vivent, nos dramaturges en viennent à constater
que cent cinquante ans après le petit homme büchnérien, le sujet universellement opprimé a
émigré dans le corps de la femme »77. Sans doute peut-on même faire l’hypothèse que la
question du pouvoir au quotidien, telle qu’elle s’est posée avec tant d’insistance dans les
années soixante-dix, a trouvé un lieu déterminant de problématisation dans la libération d’une
parole féminine jusqu’ici occultée ou interdite, qui s’est chargée de mettre au jour la
spécificité de cette oppression qui se joue sur le lieu de travail, mais aussi en des territoires
plus retranchés comme la cuisine et la chambre. Une oppression qui s’en prend directement au

77
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 105.

340
corps des femmes en lui assignant ses tâches (ménagères) et ses devoirs (maternels) et qui les
indexe sur une nature éternelle d’autant plus rétive à l’historicisation qu’elle ne sert plus les
seuls intérêts des propriétaires des instruments de production, mais ceux de la moitié de
l’humanité. Une oppression largement intériorisée par ses victimes, incorporée « de fil en
aiguille et de mères en filles »78, et dont la contestation « n’est pas seulement dirigée […]
contre la société prise dans son ensemble » mais « s’attaque en chacun de nous à ce qui nous
est le plus intime et qui nous paraissait le plus sûr »79.
Si les petites gens et les hommes de peu n’ont guère droit aux honneurs de la
représentation, que dire en effet de ces femmes jusqu’alors tapies dans leur ombre, prolétaires
des prolétaires, « coussins amortisseurs » pour « névrosés des cadences infernales »80 qui, non
seulement fournissent la force de travail, mais participent activement à sa reproduction par la
préparation des repas et celle des biberons ? Avant que les mouvements de libération des
femmes ne s’emparent de la scène publique pour tenter d’obtenir la légalisation de
l’avortement et faire de la libre disposition de son corps l’enjeu d’une bataille politique,
juridique et sociale, quelques médias ont néanmoins ouvert une fenêtre sur le quotidien
féminin. A considérer certains des documentaires qui ont composé l’émission Les Femmes
aussi produite par Eliane Victor et diffusée de 1964 à 1973 sur la première chaîne, Micheline,
six enfants, allée des Jonquilles de Claude Goretta, Celles qui ne parlent pas ou la fragilité de
Marcel Bluwal, D’Audincourt à Novillars. Entre l’usine et la maison de Paul Seban, il est

78
Cf. Evelyne Le Garrec, « De fil en aiguille et de mères en filles », in Les Temps modernes, dossier Petites
filles en éducation, n° 358, mai 1976, pp. 1907-1936. Sous divers angles (analyses historiques, étude
sociocritique de la littérature enfantine, entretiens avec des petites filles, témoignages d’enseignants…), ce
numéro explore les problématiques développées par Du côté des petites filles, grand succès de librairie de
l’époque, en Italie comme en France – cf. Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles. L’influence des
conditionnements sociaux sur la formation du rôle féminin dans la petite enfance (1973), Paris, Editions des
femmes, 1974.
79
Simone de Beauvoir, « Introduction » des Temps modernes, dossier Les Femmes s’entêtent, n° 333-334, avril-
mai 1974, p. 1720 (par cette formule, Beauvoir distingue lutte anticapitaliste et lutte antisexiste). L’ensemble des
articles qui compose ce numéro est particulièrement éclairant pour cerner la façon dont la question de
l’oppression féminine se joue au quotidien depuis l’épluchage des pommes de terre jusqu’à la structuration
politique de l’espace urbain en passant par tous les enjeux liés à l’institution familiale (divorce et mariage,
accouchement et avortement, désir d’enfant et « instinct » maternel…). Il marque par ailleurs la singularité d’un
discours de critique sociale qui se conjugue volontiers à la première personne et réserve une large place au
témoignage, au récit de vie, voire à la fiction et à la poésie. Ajoutons que, pendant les années 74-75, la revue Les
Temps modernes compte une rubrique « Sexisme ordinaire » qui recense les diverses injures faites aux femmes
dans la vie quotidienne, via les journaux, la publicité ou encore les manuels scolaires.
80
Cf. Dario Fo et Francesca Rame, Orgasme adulte échappé du zoo (1977), in Récits de femmes et autres
histoires, trad. fr. Valeria Tasca, Paris, Editions Dramaturgie, 1986, p. 66 : « La famille, la sainte famille, ils
l’ont inventée exprès pour que les névrosés des cadences infernales, comme toi, trouvent en nous des femmes à
tout faire, des coussins amortisseurs. (Elle a fini de laver le baigneur, elle l’essuie, le rhabille.) Nous vous
régénérons pour lui, gratis, et le lendemain vous êtes bien détendus, prêts à produire encore davantage pour lui,
le multinational ». On reconnaîtra ici l’allusion au passage alors devenu célèbre de L’Origine de la famille, de la
propriété et de l’Etat où Engels fait de l’esclavage domestique le fondement de la famille conjugale moderne
(« Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétariat »).

341
difficile de ne pas y voir les prémices de nos dramaturgies, tant l’ordinaire des travaux et des
jours se voit ici capturé avec précision, tant les témoignages qui lui sont associés font émerger
une parole ambivalente, tendue entre l’acceptation et la lucidité :
La structure narrative s’inscrit dans l’épaisseur du temps. Le temps quotidien scande le récit
documentaire : l’organisation de chaque journée, les horaires auxquels sont rattachées des tâches
pratiques et domestiques (préparation de repas, tâches ménagères) ; mais aussi le temps du travail qui
découpe les espaces – dedans/dehors – ; enfin le temps parental – maternel […]. C’est en quelque sorte
le temps et son emploi – les façons dont ces femmes y sont immergées et le gèrent – qui crée la
dynamique filmique. Dans ce temps présent, s’inscrivent les activités, s’observent les pratiques. S’en
dégagent les gestes, les attitudes, les savoir-faire, les fatigues du corps. C’est un « corps en économie ».
Les femmes sont affairées, debout toujours. Signe d’un temps qui ne leur appartient pas.
Dans cette logique narrative, s’insèrent, dans ces documents, les temps inoccupés, créés par les
moments d’entretiens. Ce temps de pause, où les femmes s’asseyent alors, introduit le temps de
l’échange : de la conversation. Un temps réflexif sur le temps de l’existence : entre passé, présent et
avenir. Un temps biographique. C’est là, dans cette brisure du rythme – de l’ordinaire des choses – que
s’immisce le moi – le personnel – de ces femmes. […]
Filmées en gros plans et en plan moyens, en clairs-obscurs, ces séquences articulent discours sur soi et
expressivité du visage – des regards –, des mains. Leur corps, enveloppé par la caméra, parle d’elles,
ces femmes qui se montrent, et dit l’émotion – parfois l’intime d’une pensée qui se retient. Les visages
sont saisis face caméra pour l’adresse directe, en profil ou de trois quarts dans les silences : souvenirs
réveillés, espoirs entrevus81.

Peu à peu, le regard se porte sur le temps, le corps et la parole des femmes, lieux privilégiés
de pouvoir, d’interdit et de contrainte, à qui veut bien pénétrer l’épaisseur des gestes appris et
les silences de la conversation, lieux que l’on retrouve au cœur des théâtres du quotidien.
Assujetties à l’ordre social, mais aussi à celui des pères et des époux, les femmes ont
donc à pâtir doublement de « l’infamie » qui pèse sur les sous-privilégiés et il leur faut
logiquement redoubler d’efforts pour revendiquer le statut de personnage :
GEESCHE. Peux-tu te représenter la vie de notre mère, Michael ? Non ? Père écrit : « dans l’heureuse
harmonie d’un mariage comblé ». Oh non, ce ne fut pas un bonheur à longueur de vie, que mère a
connu. Le bonheur qu’elle avait en vue se trouve au royaume de cieux, car ici-bas, elle était l’animal
domestique de père, elle avait à exécuter ce qu’on lui commandait. […] Voilà ce qu’on appelle ensuite
un mariage comblé. Parce qu’un de ces deux êtres n’avait jamais de volonté propre, et restait suspendu
aux désirs de l’autre, qui pouvait l’aimer ou le battre à son gré. […] Ce n’était pas une vie, Michael, que
mère a menée, la mort est un bonheur pour un être humain, dans ces conditions.
GOTTFRIED. Du café et du pain… Tu penses trop pour une femme82.

MARIE. Tous les matins, pendant vingt ans, maman se levait à cinq heures pour réveiller mon père à
cinq heures et demie, parce qu’il n’entendait pas le réveil. Elle lui faisait le petit déjeuner et lui préparait
la gamelle. A sept heures elle nous réveillait, mon frère et moi pour… […]
C’était pas une vie, la vie de ma mère. Aux yeux des autres, c’était une femme heureuse.
JULES. Ça n’intéresse personne83.

LE PÈRE. Est-ce que je dormais quand j’avais son âge ? J’allais au travail à six heures et ma mère et ma
sœur étaient debout à cinq heures pour préparer la gamelle, et voilà que ma propre fille, à huit heures du
matin, est encore au lit !… C’est son jour de congé, aujourd’hui ?84

81
Marie-Françoise Lévy, « Les femmes du temps présent à la télévision (1960-1975) », in Geneviève Dreyfus-
Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68. Le temps de la
contestation, op. cit., pp. 208-209.
82
Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brême, op. cit., p. 100.
83
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 75.
84
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 19.

342
Ces trois extraits ont en commun de solliciter le passé. A travers lui, surgissent quatre figures
féminines dont les vies resteront condamnées au hors-scène. Ressuscitant des configurations
familiales archétypales dont le présent dramatique montre qu’elles sont en train de vaciller, la
rétrospection engage des points de vue radicalement divergents opposant la parole masculine
et la parole féminine : tandis que Geesche soumet les formules paternelles de la chronique
funèbre à un démontage violemment démystificateur, Marie tente plus fragilement d’ébranler
le chromo de la femme au foyer épanouie et doit faire face à l’indifférence totale de Jules.
Spectatrices privilégiées d’un théâtre inaccessible « aux yeux des autres », ces deux figures de
femmes réfractaires désavouent le cliché dont se contente, à distance, le regard social et
redoublent le geste quotidienniste dans son obstination à faire porter la lumière sur ce qui en
est habituellement exclu85. Soit que les mères et les sœurs aient cessé de se tenir dans l’ombre
de la cuisine où elles préparaient jadis la gamelle de leurs hommes, soit que cette ombre où
elles continuent de se tenir occupe désormais le devant de la scène, les unes et les autres font
l’objet d’une réévaluation dramatique qui est indissociable de celle du quotidien86.
Outre les enjeux liés à l’exploitation domestique et à la nouvelle économie de la
visibilité qu’exige son dévoilement, il convient enfin de souligner les questions de politique
sexuelle auxquelles les personnages féminins sont étroitement liés, leur corps constituant très
souvent le point névralgique des rapports de pouvoir et de domination, des micro-conflits ou
des luttes à mort, qui se jouent sur scène entre les hommes et les femmes. Assumant leur désir

85
Que l’on songe à nouveau au dispositif scénique de La Table et à la façon dont Michèle Foucher le justifie :
« Au TNS les spectateurs n’étaient pas dans la salle, mais sur le plateau, face aux coulisses qui étaient notre aire
de jeu. C’était aussi ce qu’on ne veut pas voir et ce qu’on ne montre pas d’habitude parce que ça n’est pas digne
d’être montré. La chambre, la cuisine, la table sont les coulisses de la vie privée. Un vécu parfois rejeté
violemment » (Michèle Foucher, « La Table. Entretien avec Michèle Foucher et Denise Péron », art. cité).
86
La présence insistante du réveil, objet qui met simultanément en valeur l’organisation disciplinaire de l’emploi
du temps familial, son indexation sur l’emploi du temps professionnel et l’oppression spécifiquement féminine
qui assure leur articulation, participe à la politisation de la vie domestique. Notons que la question de la double
journée de travail et de son timing oppressant est au cœur de La Journée d’une infirmière de Gatti, pièce que
scande du début jusqu’à la fin le décompte des heures (chacune des huit horloges qui structurent l’espace
scénique correspondant à l’un des endroits où Louise a rendez-vous au cours de sa journée, maison, métro,
hôpital, crèche…) : « Le réveille-matin ne va pas tarder à se mettre en branle. Mon premier objectif de la
journée, c’est le métro de 6 h 10. Alors il faut que je sorte du lit une heure avant. C’est un peu juste, mais j’arrive
toujours dans les temps. […] Si tout n’est pas minuté, la journée est foutue d’avance. Tu comprends bien que la
bouillie, la petite ne va pas la prendre en cinq minutes – et lui mettre des chaussures, surtout à cet âge-là (elle
vient à peine d’avoir neuf mois), c’est un drôle de sport » – Armand Gatti, La Journée d’une infirmière ou
pourquoi les animaux domestiques ? (1968), Lagrasse, Editions Verdier, 1993, pp. 16-17. On retrouve cet enjeu
temporel dans le monologue burlesque de Fo et Rame, « Le réveil », où une femme se prête dans la hâte aux
préparatifs matinaux avant de se rendre compte que c’est dimanche : « Quelle heure est-il ? (Elle regarde le
réveil.) Six heures et demi ! (Elle se lève et enfile rapidement pantoufles et robe de chambre.) Il n’a pas sonné, le
salaud ! O maman, qu’il est tard ! (Elle court vers le petit lit.) Vite petit ! C’est notre journée qui commence. […]
Il faut courir à la crèche parce que si on arrive après sept heures la bonne sœur nous renvoie à la maison ! […]
Lavons-nous le museau, chut, ne pleure pas, sinon tu vas réveiller papa… il a de la chance, lui, il peut dormir
encore une petite demi-heure » – Dario Fo et Francesca Rame, Orgasme adulte échappé du zoo, op. cit., p. 61.

343
et leur plaisir (Nina dans Nina, c’est autre chose, Geesche dans Liberté à Brême, Jeanine dans
L’Entraînement…), quittant le foyer familial (Martha dans Mensch Meier, Marianne dans
Marianne attend le mariage), voulant garder leur enfant contre l’avis du mari ou des parents
(Anni dans Haute-Autriche, Beppi dans Train fantôme, Nathalie dans La Demande d’emploi)
ou refusant au contraire de le mettre au monde (Marie dans La Bonne vie, Liliane dans
L’Entraînement…), nombreux sont les personnages féminins de nos pièces que l’on peut
considérer comme des « proto-féministes ». Sans qu’ils prennent la forme de revendications
égalitaristes rigoureusement articulées, nous n’avons pas moins affaire ici à des gestes
émancipateurs par lesquels Anni, Marie et toutes les absentes qu’elles permettent de donner à
voir, tentent, de façon rudimentaire et instinctive, de dégager leur corps de l’emprise sociale et
de la tutelle masculine. Ces gestes offrent un nœud de résistance irréductible, dût-il se payer
au prix d’un dénouement tragique tant les hommes qui les entourent peinent à supporter de
voir en elles les traces d’un élan vital qui les a quittés depuis longtemps et qui les prive
surtout de cet ultime territoire sur lequel ils pouvaient encore affirmer leur supériorité. Nous
aurons largement l’occasion de revenir sur la dimension politique de cette conflictualité et sur
ses modes dramatiques de manifestation. Contentons-nous pour l’heure de rappeler la force
d’interpellation de certaines scènes de nos pièces : alors que la loi Neuwirth autorisant la
contraception est votée en 1967, que son décret d’application ne survient qu’en 1972 et que la
loi Veil légalisant l’I.V.G. est promulguée en 1975 (quand son équivalent en R.F.A. est
aussitôt annulé pour inconstitutionnalité), les séquences du corpus qui évoquent ou
représentent des avortements clandestins provoquent un impact certain auprès d’un public
nécessairement concerné (par l’avortement lui-même ou la somme de peurs et de frustrations
qu’engagent des rapports sexuels placés sous la menace d’une grossesse non désirée). Qu’il
s’agisse du récit de Lucien au sujet du fœtus qui a été retrouvé dans les toilettes de l’usine
(Marianne…), de la tentative d’avortement de Martha manipulant maladroitement une aiguille
à tricoter (Travail à domicile) ou du coup de téléphone désespéré que passe Marie dans le
sous-sol d’un café alors qu’elle se vide de son sang (La Bonne vie), on comprend pleinement
ici en quoi le geste de montrer ce qu’on ne voit, ni ne veut voir, est éminemment subversif87.

87
Cf. Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., scène 5, pp. 64-64 : « Hier, il y en a encore une
qui s’est faut sauter son gosse dans les toilettes de l’usine. On ne sait pas qui sait : la police enquête. […] Le gars
de l’entretien était vert : “Monsieur Lucien, venez voir !” Le gosse était presque formé. Ça n’était pas beau à
voir » ; Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., scène 5, pp. 20-21 : « MARTHA. Faut essayer. Essayer
vaut mieux que d’apprendre. Elle sort une aiguille à tricoter du tiroir. S’assoit sur le sofa, relève sa jupe sur ses
cuisses, fait glisser son slip sur ses jambes. / WILLY. Faut d’abord désinfecter, sans ça t’auras des boutons. Il se
lève, s’approche de Martha, allume son briquet, tient la pointe de l’aiguille dans la flamme… » (la scène dure
« 5 à 6 minutes ») ; Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., scène 12, pp. 109-111 : « UNE VOIX D’HOMME. Ça
fait une demi-heure que vous êtes enfermée dans les toilettes… Il y a d’autres clients ! Vous n’avez pas à rester

344
A elle seule, la lumière portée sur ces drames infâmes qui disent ce que la loi fait au corps
vaut comme dénonciation.
Fort de ce développement, nous souhaiterions entrer dans le détail des écritures pour
étudier plus précisément les différents rapports de pouvoir que permet de mettre en jeu le
personnage féminin. C’est à travers deux analyses circonscrites que nous nous proposons
d’aborder les modalités de cette intrication, ayant volontairement choisi nos exemples au
crépuscule et à l’aube de la vie féminine, là où les mailles du pouvoir sembleraient pouvoir se
relâcher, là où elles se resserrent de façon particulièrement brutale. D’une part, nous nous
attarderons sur le personnage de Marie dans Loin d’Hagondange, figure exemplaire de la
femme au foyer dont la dramaturgie problématise le défaut de visibilité en confrontant son
aliénation à celle bien plus spectaculaire de son époux. D’autre part, nous convoquerons
quelques figures de jeunes filles entrées en dissidence, type récurrent au sein du corpus qui
permet d’articuler avec force plusieurs jougs et de mettre en valeur une double fracture,
générationnelle et sexuelle, dont pourraient bien devoir dépendre les révolutions à venir.

a) Le roman de Marie

Nos développements précédents sur Loin d’Hagondange ont essentiellement insisté


sur le personnage de Georges en tant que figure explicite de l’aliénation, sujet clivé attaché
par des chaînes invisibles à son passé professionnel. Mais si la pièce tend effectivement à
faire converger les regards de la salle et de la scène sur l’évolution névrotique de l’ancien
ouvrier, « MARIE, sa femme, 73 ans »88 ne laisse de raconter une histoire à laquelle un léger
changement de focale attentif à l’arrière-plan où elle s’obstine à se retrancher permet de
redonner toute son importance. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre réussite de Wenzel que de
parvenir, par petites touches pointillistes ou par de fulgurants retours du refoulé féminin, à
esquisser ce roman en filigrane tout en suggérant le scandale de la sous-exposition à laquelle
le vouent tout à la fois la construction de la pièce, le regard social, Georges et Marie elle-

ici si vous êtes malade ! Faites vos saletés ailleurs… Ouvrez ! Marie mord un mouchoir pour ne pas hurler. /
MARIE. Pas tout de suite… Laissez-moi… Non, je m’excuse. Je m’excuse ! Je… J’ai un malaise… Je dois… Je
ne peux pas sortir tout de suite… Je vous en prie, un instant… Laissez-moi un instant encore… Paula !…
maintenant ça tombe… ça saigne… La serviette ne sert à rien… Qu’est-ce que je dois faire… ». Voir aussi Franz
Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., acte III, scène 3, pp. 100-101 ; Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires,
tableau III, pp. 56-57 ; Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., scène 8, pp. 114-
115 ainsi que l’intégralité de La Demande d’emploi de Michel Vinaver où l’avortement de Nathalie et le voyage
en Angleterre auquel il est associé constituent un enjeu récurrent des dialogues. Evidemment, le traitement de ce
motif diffère amplement d’une pièce à l’autre, depuis la crudité apathique des scènes kroetziennes jusqu’aux
atmosphères oniriques ou cauchemardesques de L’Entraînement… (où Liliane, l’épouse, aide Jeanine, la
maîtresse, à avorter) et d’Histoire de dires (où toute la famille entoure Catherine écartelée sur la table de la
cuisine en une sorte de messe satanique qui hésite entre l’accouchement et l’avortement).
88
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 14.

345
même. Femme au foyer que l’on pourrait penser préservée des effets perturbateurs de la
retraite et qui doit pourtant composer avec la réalité inédite d’une cohabitation délicate
(dedans) et d’une campagne peu accueillante (dehors), Marie ne saurait avoir pour unique
fonction de faire valoir le désarroi du prolétaire dessaisi de sa force de production : « nous
sommes à la retraite, enfin mon mari… »89 explique-t-elle dans une formule hésitante qui
trahit tout autant le partage conjugal d’une même exclusion symbolique qu’une certaine
difficulté à se définir sans annexer son statut et son sort à ceux de son époux. Dès lors, il
convient d’inscrire le personnage féminin au sein d’une structure triangulaire complexe –
Marie, Georges et Hagondange – qui scelle le dénuement commun des époux, mais engage
simultanément des rapports au pouvoir contrastés et des rapports de pouvoir conflictuels.
Concernant les rapports au pouvoir, on observe que les personnages, tous deux aliénés,
ne le sont pas de la même manière et en vertu des mêmes codes. Chacun semble en effet se
référer à la mythologie sociale propre à son sexe, Georges à celle du travail libérateur, Marie à
celle du foyer protecteur. A l’atelier-usine vers lequel le personnage masculin ne cesse de
tendre, le personnage féminin oppose l’intérieur-refuge auquel est associée la cuisine-salle à
manger. Si l’on est loin de la bourgeoisie louis-philipparde à laquelle s’intéresse Walter
Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, « les fantasmagories de l’intérieur » qu’il voit
naître à cette époque offrent une formule efficace pour désigner l’investissement spécifique
dont fait ici l’objet l’espace privé. « L’intérieur n’est pas seulement l’univers du particulier, il
est aussi son étui. Habiter signifie laisser des traces »90, les objets les plus quotidiens portant
l’empreinte d’une idiosyncrasie dont le monde extérieur refuse de se faire l’écho et qu’il faut
dès lors préserver. A rebours du parfum de catalogue qui se dégage de la chambre de Mlle
Rasch, l’intérieur de Marie apparaît comme une coquille où se lovent – où devraient
idéalement se lover – ses goûts, ses rêves et ses secrets. Ainsi, tandis que Georges voit dans
ses créatures de métal le reflet sublimé de sa force de production, Marie perçoit dans les
objets qui l’entourent le palimpseste rassurant de son propre roman familial, comme le montre
son euphorique prolixité au moment où, considérant ses assiettes, elle y reconnaît autant de
témoins fidèles et bienveillants d’une histoire au long cours à même de conjurer les heurts
d’une quotidienneté fragmentée (« Des mariages, des baptêmes, des repas de familles… »91).

89
Id., p. 36.
90
Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), trad. fr. Maurice de Gandillac, in Walter
Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 56.
91
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 27. Si des indices de fragilité ne nous étaient pas
régulièrement donnés, nous pourrions donc considérer l’intérieur de Marie comme ce « jardin clos peuplé de
rêves » analysé par de Certeau : « Le jeu des exclusions et des préférences, l’arrangement du mobilier, le choix
des matériaux, la gamme des formes et des couleurs, les sources de lumière, […] tout compose déjà un “récit de

346
Mais c’est surtout la scène 9 de la pièce – où Marie, là encore, fait preuve d’une
volubilité qui ne lui est pas habituelle – qui permet de souligner cette fantasmagorie tout en la
mettant à l’épreuve d’un regard trop extérieur pour pouvoir y adhérer. Pour la seule et unique
fois, intervient en effet un troisième personnage, Françoise, représentante venue faire une
enquête sur l’utilisation des appareils ménagers à la campagne. Or ses velléités toutes
commerciales de repérer les manques du couple en matériel domestique se heurtent aussitôt
aux manques affectifs de Marie92. Au lieu de se focaliser sur les objets utilitaires et
fonctionnels, celle-ci préfère s’attarder sur des objets décoratifs à valeur strictement
sentimentale, fétiches kitsch érigés en trophées dérisoires : gondole offerte par sa fille,
photographies des siens, dessin de son petit-fils, jusqu’aux cassettes qui lui permettent
d’évoquer son goût pour la grande musique et ses espoirs déçus de devenir chanteuse,
ménageant une nouvelle brèche autobiographique qui place les fredonnements très réguliers
du personnage sous une lumière nouvelle et nous invite à y déceler la survivance, au présent,
d’une très ancienne frustration93. Chaque objet fournit ainsi l’occasion d’une exégèse privée
qui ne représente aucun intérêt pour l’entreprise statistique de Françoise : « J’ai d’autres
maisons à voir »94 se défend-elle pour justifier bientôt son départ, sinon sa fuite. Or nous
frappe surtout ici le parallélisme que ménage Wenzel entre cette scène et la scène 7 montrant
Georges dans son atelier. De fait, les remerciements que Marie adresse à la représentante

vie” avant que le maître de céans n’ait prononcé le moindre mot. Le regard averti y reconnaît pêle-mêle des
bribes de “roman familial”, la trace d’une mise en scène destinée à donner de soi une certaine image, mais aussi
l’aveu involontaire d’une manière plus intime de vivre et de rêver. Dans ce lieu propre, il flotte comme un
parfum secret, qui parle du temps perdu, du temps qui ne reviendra jamais, qui parle aussi d’un autre temps à
venir, un jour, peut-être » – L’Invention du quotidien 2. habiter, cuisiner, op. cit., p. 206. On retrouve un rapport
semblable à l’espace privé dans Perspectives ultérieures… où Mme Ruhsam range son appartement avant son
départ pour la maison de retraite et se montre bien en peine d’opérer une sélection fonctionnelle parmi tous ses
objets domestiques qui constituent les dernières traces de son « roman familial » : « Faut aussi emporter quelque
chose d’Hermann, c’est évident. Elle va vers le tiroir et en sort quelques pipes bon marché. Tu lui dois bien ça,
c’était toute sa fierté. […] Faut emporter plus, de lui. Pour que son souvenir reste présent, quand je serai là-bas.
Ici, c’est comme s’il était vivant dans les murs. Mais à la maison de retraite… Je prends le grand cendrier, c’était
le sien ? Et la coupe à fruit qu’il m’a offerte pour nos noces d’argent. Vrai, de l’argent façonné à la main. Pour
une surprise, c’était une surprise. Bref silence. Si Lina guigne dessus, faudra qu’elle patiente encore » – Franz
Xaver Kroetz, Perspectives ultérieures…, op. cit., pp. 21-22. En fait, quelle que soit la configuration adoptée,
l’espace domestique se trouve toujours au cœur de tensions contradictoires, fermeture et ouverture, protection
contre le dehors et infiltration du dehors, claustrophobie et agoraphobie, trop-plein et désolation, qui font de lui
une interface privilégiée et dramatiquement éloquente entre l’individu et la société, le moi et le monde.
92
Cf. Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 35 : « Il ne vous manque rien, je veux dire en appareils
ménagers ». Comme dans la réplique que nous avons préalablement citée (« nous sommes à la retraite, enfin
mon mari… »), la figure stylistique de l’épanorthose favorise le surgissement de ce refoulé que la parole ne
saurait prendre directement en charge.
93
Ne peut-on voir ici un nouveau parallélisme entre Georges et Marie, l’un et l’autre se constituant dans le
présent inhabitable de la retraite un petit théâtre passéiste propice au jeu de rôles ? Le retraité incarnant le
métallo qu’il a cessé d’être et la ménagère devenant la chanteuse qu’elle n’a jamais été s’enferment dans leurs
bulles respectives (pont roulant et service militaire d’un côté, rumba et château de princesse de l’autre) et ont
logiquement beaucoup de mal à se rencontrer sur le territoire pourtant exigu du pavillon conjugal.
94
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, p. 37.

347
(« au revoir mademoiselle… merci… merci beaucoup… ») font clairement écho à ceux que
Georges adresse à son directeur (« Merci monsieur, merci beaucoup »). Si le dialogue entre
les deux femmes est réel quand le dialogue entre les deux hommes est imaginaire, il ne s’agit
pas moins dans les deux cas d’introduire dans le huis clos pavillonnaire une figure sociale
permettant de mettre au jour les rapports problématiques des personnages au monde
extérieur : d’un côté, Georges indexe le dedans sur le dehors, l’atelier sur l’usine, et se plie à
une logique économique hors de laquelle il n’est pas d’existence possible ; de l’autre, Marie
essaie d’emmener Françoise sur le territoire de l’intime et de transformer la rencontre
impersonnelle de l’enquêtrice et de la consommatrice en visite de bon voisinage. Le catalogue
lui-même se voit investi par cette logique affective. Symbole d’une société anonyme de
consommation, il rejoint la cohorte des objets d’intérieur comme souvenir d’un moment
agréable et, sous la promesse d’achat que semble garantir sa consultation, soutient l’espoir
d’une prochaine rencontre placée sous le signe de la courtoisie95. A chaque sexe, sa
mystification, suggère Wenzel par cette symétrie. Marie n’est d’ailleurs pas tout à fait dupe
des illusions dont elle se berce puisque la scène se clôt sur un geste significatif d’extinction
des feux laissant le personnage seul face à l’obscurité et au silence d’un décor désormais
dépouillé de ses artifices : « [elle] éteint toutes les lumières : gondole, cheminée, bougeoirs,
arrête la musique, s’assied sur une chaise et pleure ». Restée indifférente aux signes de
fragilité qui, dès le début de la pièce, indiquent au lecteur-spectateur le caractère fallacieux de
l’intérieur-refuge (vaisselle ébréchée, bris de verre, faux feu de cheminée peinant à
s’allumer…), Marie semble en prendre ici fugitivement conscience. C’est à la fin de la scène
11 et au saccage de l’atelier que ce dernier passage nous renvoie. Dans des registres
dramatiques très contrastés (sentimental et réaliste pour le premier, violent et grotesque pour
le second), ces deux actions muettes et solitaires qui succèdent à une parole prolifique à la fois
adressée (à la représentante, au directeur) et habitée (par les membres de la famille, par les
collègues de l’usine), suggèrent un même afflux de lucidité dans le processus de refoulement
par lequel homme et femme, par des stratégies substitutives concurrentes, tentent pareillement
de combler le vide de leur existence96.

95
Cf. id., p. 38 : « Vous n’avez pas que cela à faire. Je comprends… J’ai tellement pris plaisir à bavarder avec
vous… Repassez nous voir… je vais consulter mon mari… je peux garder le catalogue ».
96
Cette extinction des feux fait également écho à Marianne attend le mariage, où chaque objet, la télé (scène
11), le lit de Chantal (scène 12), le lit de Marianne (scène 13), puis l’ensemble des éléments du décor (scène 14),
est recouvert d’un drap à mesure que l’intérieur domestique se voit déserté par ses habitants. Dans les deux cas,
la coquille domestique apparaît bien vide, comme le souligne Jean-Pierre Sarrazac : « Toute l’évolution du
drame moderne pourrait ainsi être lue, du point de vue de l’espace, comme une crise de l’intérieur. […] Le lieu
domestique s’est évidé. Il n’en reste plus que l’absurde coquille. L’appartement familial est un dépeupleur dont

348
Mais Wenzel ne joue pas seulement de ce parallélisme terme à terme et introduit un
certain nombre de micro-conflits simultanément tributaires de l’incompatibilité des
fantasmagories auxquelles se réfère chacun des personnages et des rapports de pouvoir qui
structurent la relation homme/femme dans le cadre d’une domination patriarcale dont la
retraite exacerbe l’arbitraire. Que l’on songe aux divergences des époux envisageant le
réaménagement de la salle à manger autour de ce feu factice qui fait contradictoirement signe
vers la mythologie vulcanienne du métallo et vers celle du doux foyer :
MARIE. C’est très joli, on dirait vraiment un feu de bois. Ça réchauffe l’atmosphère, ça donne de la
gaieté à la pièce.
GEORGES. Je vais installer mon fauteuil là. C’est très rustique. Je ferai une petite table basse pour aller
dans le coin.
MARIE. Il vaudrait peut-être mieux acheter une petite table en bois, ça serait plus dans le ton de la pièce.
GEORGES. Avec du fer on peut faire quelque chose de style… […]
MARIE. Si tu veux mais il me semble qu’une table en bois…
GEORGES. C’est du gaspillage, d’abord on ne mettrait pas une table en bois près du feu97.

Les divergences touchent ici la matière de la table (le fer contre le bois), son mode
d’acquisition (la création contre l’achat), mais aussi le regard porté sur l’espace : la
perspective analytique de Georges (« là », « dans le coin ») s’oppose à la perspective
synthétique de Marie (« l’atmosphère », « la pièce »). Tandis que le fer s’inscrit dans la geste
démiurgique de Georges et légitime son départ imminent vers l’atelier, le bois participe à
l’imagerie du cocon idéalement partagé par les époux. Le rapport de force s’avère toutefois
foncièrement inégal si l’on en juge par les circonvolutions de plus en plus prudentes du
discours féminin (« Il vaudrait peut-être mieux… », « ça serait plus… », « si tu veux mais il
me semble… ») et la clôture du discours masculin (« Je vais », « je ferai », « c’est du
gaspillage », « d’abord »). Aussi la confrontation se solde-t-elle par la victoire du fer sur le
bois, de l’atelier-usine sur l’intérieur-refuge, du mari sur la femme, mais aussi de l’illusion sur
la réalité : « on ne mettrait pas une table en bois près du feu » conclut Georges, cédant à un
effet d’optique que Marie se montrait encore capable d’identifier comme tel (« on dirait
vraiment un feu de bois ») et laissant apparaître des variations de degré dans les stratégies de
dénégation et d’évitement auxquelles recourt chacun des personnages.
S’articulant à la proposition de Georges de « faire une sieste », la séquence qui suit
renverse le jeu des oppositions spatiales et fait émerger une micro-conflictualité
particulièrement propice au surgissement du refoulé féminin. Au lieu de consommer la
rupture en rejoignant l’atelier, Georges propose un mouvement de repli vers l’intimité de la

les machines à broyer l’humain s’appellent la table, les chaises, la “télé”. Les didascalies des dernières scènes de
Marianne attend le mariage célèbrent ce deuil des objets » (L’Avenir du drame, op. cit., pp. 72-73).
97
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 29.

349
chambre (« viens te reposer », « Viens faire une sieste ») tandis que Marie opère un
mouvement symétriquement inverse d’ouverture cherchant à briser l’étanchéité de l’intérieur
pour contourner une demande sexuelle dont la formulation périphrastique ne permet pas
d’édulcorer la violence (« M. Duneton doit passer pour t’apporter le livre », « M. Duneton
peut arriver d’une minute à l’autre »). Le malaise ne cesse ici de croître et achoppe sur une fin
de non-recevoir qui ménage une fois encore des échos très précis avec les scènes en atelier :
« laisse-moi tranquille », « laisse-moi, je ne peux pas… », « il faut que je termine ton gilet »
rétorque Marie, invoquant de fausses urgences pour esquiver une intimité manifestement
inquiétante avant que Georges ne quitte la salle à manger en claquant la porte. L’initiative de
Georges (la sieste) est aussi déstabilisante que ne le sera bientôt celle de Marie (la fête
d’anniversaire) et toutes deux montrent des personnages décidément bien en peine de vivre
ensemble, dans le même lieu et selon le même rythme : chacun déroge à l’ordre fixé par
l’autre et c’est ce double dérèglement qui met au jour les codes et les illusions de la vie
quotidienne. L’espace pavillonnaire révèle ainsi une territorialité complexe qui infléchit
l’opposition molaire entre Hagondange et la campagne. Objet d’investissements socio-
affectifs contrastés, il est traversé par des tensions internes – entre l’atelier et la cuisine, entre
la salle à manger et la chambre – qui associent l’enjeu ségrégationniste de la retraite à celui,
tout aussi critique, de la conjugalité et des rapports de domination socio-sexuels qui la
structurent. Deux courtes formules de Marie viennent ici en rappeler la force oppressante :
« avec ta maudite campagne, on ne voit plus personne », « je ne suis pas portée sur la chose.
C’est tout. Jamais d’ailleurs… ». Par une simple modulation pronominale, la première de ces
formules reproche explicitement le déménagement à Georges quand les regrets formulés
jusqu’ici suggéraient une décision commune (« Nous n’aurions jamais dû quitter
Hagondange »98) ; par une lapidaire précision rétrospective, la deuxième invoque des années
de vie sexuelle placées sous le signe d’un « devoir conjugal » douloureusement consenti,
impératif auquel Georges, le désir exceptionnellement réveillé, n’hésite pas à avoir à nouveau
recours et dont l’asymétrie, à considérer ses insistantes caresses et sa surdité face à un aveu
dont on aurait pu attendre qu’il le perturbe bien plus profondément, ne pose – et n’a jamais
d’ailleurs posé – problème99.

98
Id., p. 23.
99
Id., p. 30 : « Tu n’as pas le droit de me refuser depuis tant d’années ». Entre chien et loup constituant une
réplique à la pièce de Wenzel, mentionnons la faconde énergique avec laquelle le couple de vieux de Lemahieu
évoque ses difficultés sexuelles, proposant une version « extravertie » de ce qui ne se dit qu’à demi-mots dans
Loin d’Hagondange : « F. T’es un champion toi !… J’avais oublié !… Tu devines tout… sauf ce qui m’aurait
fait plaisir… A toi tu t’en donnes… pis tu souffles… pis que je me lance !… Mais moi ? T’es-tu jamais demandé
si moi j’en avais du plaisir ?… Après sur le dos !… Comme un chien !… Les quatre fers en l’air !… Pendant ce

350
Aussi le personnage féminin est-il doté d’une double fonction. D’une part, il est pris
dans des procédures d’assujettissement qui redoublent l’exclusion d’Hagondange des deux
vieillards mis au rebut par l’exclusion spécifique de l’épouse dont est attendue la plus grande
docilité et dont l’infra-histoire, toujours déjà cantonnée dans l’espace obscur de la maison, ne
nous est livrée que par bribes. Confrontant deux corps malades qui se partagent le même
espace mais ne vivent pas dans le même monde, la pièce de Wenzel met en œuvre une
symptomatologie de l’oppression quotidienne qui se joue simultanément en mode majeur et
en mode mineur, modes complémentaires et contrapuntiques qui engagent tout à la fois le
type de pouvoir exercé, les empreintes qu’il laisse, les réactions qu’il suscite et la nature du
théâtre qui permet de le donner à voir. D’autre part, les micro-conflits que le personnage
féminin permet de ménager assurent le caractère hautement problématique du quotidien et le
délestent de son régime habituel d’évidence. Non que les interventions de Marie soient
politiquement subversives : elles ne renversent aucunement l’ordre établi et les repères
qu’elles sollicitent – jeu des mille francs, tricot à finir – sont tout aussi conventionnels et
normatifs que ceux auxquels Georges a recours. Ceci étant dit, ces interventions ne laissent
d’être dramatiquement disruptives : elles introduisent des brèches, d’infimes secousses, dans
ce qui est censé aller de soi dans les deux ordres concurrents que respectent scrupuleusement
l’un et l’autre époux. Objet de perceptions, de représentations et de mythologies qui se
croisent et s’opposent, le quotidien est traversé de chocs électriques – ces « faux contacts »100
entre prise mâle et prise femelle dont il est question au moment d’allumer le feu de bois – qui
y introduisent du jeu et lui ôtent sa familiarité. Si nous avons observé les effets de tels chocs
sur la construction de l’espace, placé au cœur d’investissement territoriaux divergents qui, de
la même porte, font une frontière infranchissable ou un simple lieu de passage, ils
infléchissent également la construction du temps101 : la monotonie supposée homogène et

temps-là moi je tourne mon dos pour pleurer… Si ! je pleure !… Parce que si c’est ça… valait mieux qu’on
s’arrête là… / H. J’aurais essayé de faire ça pour toi si j’avais su !… […] / F. C’est pour toi aussi que tu le fais
rasoir !… Pis y a pas que ça !… Cette furie qui te prend… pis qui s’arrête tout de suite après dès que tu t’as eu…
Alors moi je fais comme je peux… Pis d’abord je fais rien… / H. Pourquoi tu l’as jamais dit ça ?… Avant ?…
Hein ?… Pourquoi ?… / F. Si !… Si je te l’ai dit !… Je te l’ai dit même cent fois… à l’envers… à l’endroit…
Mais toi !… Toujours pareil… tu te retournes !… Débrouille-toi !… C’est ça !… Débrouille-toi avec ça !… J’ai
mon compte !… Pis bonsoir !… / H. Chus pas libre moi non plus d’être comme je veux !… » – Daniel
Lemahieu, Entre chien et loup (1982), in Théâtre I, Pézenas, Editions Domens, 1997, p. 162.
100
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 29.
101
On retrouve tout au long de la pièce ces micro-collisions temporelles : « MARIE. Quel jour sommes-nous ? /
GEORGES. Jeudi dix-neuf heures trente, le 22 du mois de septembre, les arbres ne vont pas tarder à tourner la
feuille. / MARIE. Il faut descendre en ville pour le repas dimanche. / GEORGES. Rien ne presse. Vendredi…
Samedi… Dimanche tic-tac-tic-tac. Ça passe. Il fredonne. Passe, passe le temps, il n’y en a plus pour très
longtemps. Il y a du fromage ? / MARIE, en le servant. Ils n’ont pas confirmé. J’espère qu’ils viendront. Un mois
sans nouvelles » (id., pp. 24-25). A la désorientation de Marie, s’oppose le calendrier rigoureux de Georges ; à

351
purement itérative du quotidien cède ainsi le pas à des flux contradictoires de dilatation et de
condensation, selon que l’un ou l’autre personnage se réfère aux urgences des préoccupations
domestiques ou à celles du travail usinier, à l’attente d’une visite ou à la vacance de la retraite,
au cycle naturel des saisons ou à l’imminence de la mort. Marqués par un constant défaut de
synchronisation que souligne la non-concaténation des répliques, les rapports des deux
personnages font émerger toute une série de tensions et d’accrocs qui empêchent de réduire la
représentation du quotidien à la reproduction mimétique « du déroulement continu de la
vie »102 : « Preuve faite que l’ambition de ce théâtre nouveau n’est pas de se borner à produire
des répétitions de l’“existence ordinaire” – toujours mystifiante, même et surtout si elles sont
savamment orchestrées – mais bien, par le jeu de la reconstruction théâtrale, de nous rendre
singulier le déroulement de cette “existence” et insupportable l’ordre qui le soutient »103.
Encore Marie se permet-elle quelques propositions moins convenues qu’il n’y paraît :
j'ai envie de te regarder travailler, je n'ai jamais eu l'occasion de le faire avant…[…] j'ai envie d'être un
peu paisible, prendre le temps de vivre autre chose – c'est fini Hagondange… tu m'entends… FINI. Tu
n'es plus à Hagondange, c'est la campagne partout ici… Viens, on va se promener, ramasser des
châtaignes104…

Certes, on pourra trouver dérisoire la résistance qu’elle oppose à Georges. Il n’en reste pas
moins qu’en affirmant son désir de regarder son mari travailler ou de sortir avec lui, Marie ne
recourt ni à la fantasmagorie de l’intérieur ni à celle du travail… C’est bien un mode alternatif
d’investissement du temps et de l’espace qu’elle tente ici de faire advenir. Envisageant une
union sans intermédiaire dont le lieu ne serait plus que le prétexte, cherchant à introduire du
lien (entre elle et son mari, entre le travail et le loisir, entre l'intérieur et l'extérieur) là où
Georges entend rétablir les clivages qui structuraient sa vie active, Marie veut créer « autre
chose ». Tout se passe comme si sa marginalité par rapport au monde du travail à l’époque
d’Hagondange lui conférait aujourd’hui un surcroît de créativité et permettait d’envisager la
retraite comme l’occasion de vivre enfin sans tutelle. Aussi l’effacement du pouvoir comme
propriété assignable à un personnage ne se résout-il pas dans le nivellement d’un personnel
dramatique réduit au statut d’effigies de l’impuissance. La pièce ne cesse de ménager un jeu
savant de parallélismes et de distinctions entre les deux protagonistes principaux, de sorte que
le rapport aliénant au pouvoir s’imbrique à l’agencement protéiforme de rapports de pouvoir
au sein desquels la révolte peut prendre la forme de la plus grande soumission et celle-ci

l’organisation de la semaine structurée par les repas et les courses, la temporalité sans projet de la retraite ; à la
temporalité affective structurée par les nouvelles et les visites des enfants, l’échéance inéluctable de la mort.
102
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Pour un théâtre quotidien », art. cité, p. 9.
103
Jean-Pierre Sarrazac, « La vieillesse, cette lente agonie… », Travail théâtral, n° 21, oct.-déc. 1975, p. 92.
104
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 42.

352
laisser s’échapper parfois de secrètes invitations à la dissidence. C’est dire qu’il faut bien
entendre les paroles de la chanson que Marie fredonne dans la scène 8 et dont une bande
magnétique, défilant pendant les dernières minutes de la pièce, nous invite à titre posthume à
saisir la part de rêve et d’utopie :
La danseuse est créole
Et dessinant ses pas
Sa robe tourne et vole
Au tempo de la Rumba
Sa taille se renverse
Se relève aussitôt
On dirait une liane
Que berce un souffle de vent chaud
Son petit pied se pose ici
Son petit pied se pose là
Comme un furet qui passe et court
C’est un sourire à celui-ci
C’est un clin d’œil à celui-là
Vous êtes pris à votre tour
La danseuse est créole
Oui mais on ne sait pas
Si son cœur est frivole
Et pour qui son cœur bat105.

C’est ici un autoportrait en négatif que Marie semble dessiner dans le cadre inconséquent de
sa ritournelle, substituant au statisme ossifié de sa vie le tempo frivole d’une rumba où le
corps, enfin libéré, se fait liane et où la vie, capricieuse, sensuelle et joueuse106, emporte le
monde dans le mouvement qu’elle crée.

b) Fräulein

La Fräulein est la figure à laquelle Horváth va s’attacher pendant près de dix ans – les années où il écrit
ses Volksstücke. Elle est vulnérable et rêve de grand amour. Son miroir est brisé comme celui de Marie
dans Woyzeck. Aucun lointain dangereux ne viendra plus s’y refléter. […] La Fräulein représente chez
Horváth – qui ne fait confiance ni au communisme ni au socialisme – la figure qui vient prendre la place
de la lutte des classes, la lutte des sexes. Et malgré la domination et l’exploitation que la Fräulein subit
de la part des hommes, son sourire joyeux ou désespéré illumine les pièces de Horváth107.

Tout comme les pièces de Horváth, le corpus quotidienniste réserve une place
considérable à la figure de la jeune fille. Encore enfant, déjà femme, celle-ci constitue l’objet
privilégié de la surveillance familiale et sociale, en même temps qu’elle trouve dans cet entre-
deux l’occasion de faire valoir des forces en devenir sur lesquelles les parents dépassés et les
fiancés mis en attente peinent à avoir prise. Si Ginette (Dimanche) et Marianne (Marianne
attend le mariage) apparaissent comme de lointaines descendantes de l’héroïne de Légendes
de la forêt viennoise, des décennies se sont écoulées depuis les infructueuses tentatives de la

105
Id., p. 48.
106
Ce sont les trois définitions que propose le magazine Sélection de l’adjectif « ludique » sur lequel bute le
couple lorsqu’il s’essaie au test lexical – cf. id., scène 3, p. 22.
107
Michel Deutsch, « La fenêtre est restée grande ouverte… », art. cité, pp. 237-239.

353
Fräulein horváthienne pour échapper à la loi patriarcale et, faute d’avoir appris l’art de la
gymnastique rythmique, celle-ci n’a pu conquérir l’indépendance qui lui aurait permis
d’échapper au sinistre passage de relais que ménage la pièce entre les mains du père
(Roimage) et celles du mari (Oscar). Ginette et Marianne, pour leur part, refusent les unes
comme les autres et s’inscrivent avec obstination dans une période de latence et d’indécision
qu’elles tentent de faire durer le plus longtemps possible.
Sollicitant un enjeu dont nous avons observé l’émergence régulière au fil de nos
analyses, la question du pouvoir se noue étroitement à celle du rythme. Qu’il s’agisse des
cadences du travail ouvrier ou du décompte des heures assignées aux tâches domestiques,
qu’il s’agisse encore de la difficulté de certains de nos personnages à se défaire de ce
chronométrage dès lors qu’ils sont confrontés au temps libre, vacances ou retraite, ou des
paniques qui les assaillent au moment où s’impose la nécessité de passer dans un nouvel âge
de leur vie, la temporalité quotidienne et biographique est assujettie à un tempo contraignant
dont la force oppressante est mise en valeur à travers les multiples dérèglements que les
pièces lui font subir. Or, plus que personne, la jeune fille est soumise au rythme du pouvoir,
celui-ci combinant les horaires de la vie familiale et les impératifs la sommant de devenir
adulte ; elle se voit dès lors engagée dans une lutte transversale contre le temps social dont les
stratégies dilatoires de Marianne et l’entraînement stakhanoviste de Ginette offrent des
représentations particulièrement éloquentes.
Dès son titre, Marianne attend le mariage installe la posture attentiste de la jeune fille
au cœur de la résistance passive et non moins hautement perturbatrice qu’elle oppose au
destin d’épouse auquel son âge exigerait qu’elle se conforme. Parce qu’elle attend un enfant
sans avoir attendu le mariage, Marianne déroge au calendrier fixé par les bienséances et doit
faire face, durant toute la pièce, à la manifestation chorale de l’impatience collective : « Alors
va-t-en et marie-toi », « Pourquoi elle ne se marie pas Marianne. Une vieille fille. Ça fait
rigoler dans le quartier » (Lucien108), « dépêche-toi, je n’attendrai pas cent sept ans » « je ne
passerai pas ma vie à attendre » (Christian109), « tu es fiancée, alors qu’est-ce que tu
attends ? », « Maintenant, tu vas te marier, vite », « Qu’est-ce que tu attends pour te marier
maintenant… » (Andrée110), « Va-t-en et marie-toi » (Chantal111). En vertu du processus de
circulation déjà observé, l’urgence trouve de nombreux relais (jusque dans le quartier où se
situe le F4 et qui « rigole » depuis le hors-scène) et enserre la jeune fille dans une toile de plus

108
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 58 et p. 59.
109
Id., p. 63 et p. 74.
110
Id., p. 54, p. 70 et p. 71.
111
Id., p. 60.

354
en plus compacte qui la somme de devenir femme. Dans ce cadre, la pièce insiste sur les
attitudes parallèles des deux figures masculines, de Lucien à l’égard de sa femme et de ses
filles, et de Christian, à l’égard de sa fiancée. De fait, les premières répliques de la pièce
introduisent d’emblée l’impatience patriarcale au cœur du propos – « LUCIEN. Dépêche-toi. /
ANDRÉE. Je ne peux pas aller plus vite que la musique, le café, il faut que ça passe »112 – et
inscrivent dans la tasse de café, lieu décidément polémique de notre corpus, le premier indice
d’un passage délicat d’un état à un autre auquel les hommes restent aveugles, préférant le
résultat au processus (l’impératif de Lucien est bientôt repris par Christian tandis que les
appels de Marianne à la patience entreront en écho avec ceux d’Andrée113).
Présent dans les scènes 4, 8 et 12, le personnage particulièrement inconsistant de
Christian – « celui qui représente l’alternative du mariage, de la vie en conformité avec les
règles bourgeoises »114 explique Wenzel en des termes qui soulignent le caractère strictement
fonctionnel du fiancé – apparaît comme un clone peu engageant du patriarche. S’il joue
encore au football, pleure « comme un gosse »115 lorsque Marianne rompt avec lui et n’a donc
pas, quoiqu’il en dise, fini sa propre mue, il ne cesse de se déclarer prêt à investir son nouveau
rôle et se réjouit des « responsabilités » auxquelles le voue son double changement d’échelon,
professionnel et civil : « Je vais demander ta main. Je gagne plus à la poste, j’ai réussi mon
concours, je vais avoir des responsabilités, comme ça tu seras toute à moi »116. Ménageant une
place inquiétante à la première personne, le discours multiplie les annonces d’une imminente
mise sous tutelle auxquelles participent également des jeux d’écho entre certaines formules –
« tu seras toute à moi » et « Quand tu étais sous moi »117, « Je vais demander ta main » et
« laisse-moi prendre les choses en main »118 – et que scelle la déclaration qui suit aussitôt
l’aveu de la grossesse : « Ne retourne pas à l’usine, à partir d’aujourd’hui tu es ma femme : je
te prends en charge »119.

112
Id., p. 53.
113
La scène 5 de la pièce, significativement intitulée « PETIT DÉJEUNER II », fonctionne selon le même schéma :
« LUCIEN. Il faut que j’arrive avant les filles… Mon projet, le patron ne l’a même pas regardé, ça irait plus vite
pourtant. / ANDRÉE. Sois patient » (id., p. 64). Deleuze et Guattari ont bien pointé cette relation essentielle de la
« jeune fille » au temps, ou plutôt au rythme, aux rapports de vitesse et de lenteur qui en font par excellence un
« être de fuite » selon l’expression de Proust : « Ce sont de purs rapports de vitesses et de lenteurs, rien d’autre.
Une jeune fille est en retard par vitesse : elle a fait trop de choses, traversé trop d’espaces par rapport au temps
relatif de celui qui l’attendait. Alors la lenteur apparente de la jeune fille se transforme en folle vitesse de notre
attente » – Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 332.
114
Jean-Paul Wenzel, « Cette maladie, la normalité », art. cité, p. 90.
115
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 85.
116
Id., p. 62.
117
Ibid.
118
Id., p. 63.
119
Id., p. 76.

355
On comprend aisément dans ce cadre que Marianne cherche à différer le moment de la
« prise » tout à la fois sexuelle, sociale et économique, à laquelle est associé le mariage et
préfère se maintenir le plus longtemps possible sur le seuil :
Devant la maison, Christian, Marianne qui vient d’arriver.
CHRISTIAN. Il était temps, j’allais partir.
MARIANNE. Je ne pouvais pas faire autrement. […]
CHRISTIAN. Ça va bien ?… Il fait clair de plus en plus tard.
MARIANNE. Oui… je ne peux pas rester longtemps, les parents attendent pour manger.
CHRISTIAN. « Les parents attendent pour manger. » Dis, Marianne, tu te décides. Qu’est-ce qu’on
attend ? Je ne comprends pas. Tous les papiers sont prêts, le logement est retenu. J’ai tout prévu. Nous
allons être heureux. On ne peut pas vivre éternellement comme ça… Tu n’as pas envie d’être un peu
libre, de quitter ton travail, d’avoir un enfant… d’être une femme… on dirait une petite fille dans la
jupe de sa mère… avec des petits rendez-vous nocturnes… c’est stupide. On n’a plus quinze ans,
Marianne… Pourquoi tu fais cette tête, qu’est-ce qu’il te prend ?
MARIANNE, très troublée. Il faut que je m’en aille […]
Il faut que je parte120.

Plus tout à fait dans la maison, pas encore dans le logement qui a été retenu pour elle,
Marianne se place dans l’intervalle, manifestement troublée par le rappel d’un échéancier qui
lui interdit de s’éterniser indéfiniment dans cet entre-deux. Faisant jouer une attente contre
une autre, elle trouve dans les obligations familiales (l’heure de manger) le moyen d’échapper
au programme établi par Christian (l’âge de se marier). Car si Marianne se refuse au « peu »
de liberté que laisse entrevoir l’itinéraire que lui trace son très prévoyant fiancé, elle ne donne
pas de formulation explicite à ce refus : dans sa façon d’échapper à l’affirmation et à la
négation pour ne poser que la volonté de suspendre le moment du choix, son attentisme relève
d’une certaine façon du « je préfèrerais ne pas » melvillien. Que l’on en juge par ses répliques
laconiques, « Je ne pouvais pas faire autrement », « je ne peux pas rester longtemps », « il faut
que je m’en aille », « il faut que je parte », qui renvoient encore indissociablement, à ce stade
de la pièce, aux contraintes qui pèsent sur elle et à la nécessité de s’en libérer121. L’on peut
d’ailleurs regretter que cet art de l’esquive susceptible de rendre ce personnage définitivement
fuyant ne soit réduit à n’être qu’une étape préparatoire avant la décision effective de la
rupture. Conférant une fonction révélatrice au suicide de Chantal, le dénouement de la pièce
lui oppose le choix émancipateur de Marianne quittant non seulement Christian, mais aussi sa
120
Id., pp. 74-76.
121
Soulignons le caractère continûment fuyant du personnage avant la prise de décision, les ruptures de
fiançailles (scène 12) et le départ de la maison familiale (scène 13). Sans jamais entrer ouvertement en conflit
avec ses parents et respectant même assez docilement les impératifs de la vie domestique, Marianne apparaît très
souvent sur le départ et quitte la scène peu après y être entrée : « ANDRÉE. Ce n’est pas une raison, tu es fiancée,
alors qu’est-ce que tu attends ? / MARIANNE. Le pape. Elle sort » (id., p. 55 – scène 1) ; « ANDRÉE. […] Mais
parle. / MARIANNE. Laisse-moi. […] bonsoir, j’y vais aussi, à demain… maman… Elle sort » (p. 59 – scène 2) ;
« ANDRÉE. Mais si tu te mariais, tu pourrais ne plus travailler. Christian gagne assez pour deux. / MARIANNE.
Oui. Il faut que je parte, je vais rater le bus » (p. 66 – scène 5) ; « MARIANNE. Je vais faire un tour. […] Elle
sort » (p. 72 – scène 7) ; « MARIANNE. Je m’en vais à la réunion. / ANDRÉE. Tu pourrais peut-être rester ce
soir… / MARIANNE. C’est important que j’y aille. / ANDRÉE. Quand même… / LUCIEN. Laisse-la partir. /
MARIANNE. Je ne rentrerai pas tard » (p. 80 – scène 11).

356
famille, son travail et sa ville, et met fin à cette indétermination pour confirmer son passage à
l’âge adulte, dût-il ne pas correspondre aux « règles bourgeoises ».
Si ce parcours initiatique manque parfois de l’ironie nécessaire à ébranler les
stéréotypes auxquels il recourt, l’originalité de la pièce de Wenzel tient à la façon dont elle
articule la critique de l’ordre social ici relayé par la famille à bon nombre d’arythmies,
moléculaires ou décentrées, qui soulignent l’importance de l’enjeu temporel dans le cadre de
la représentation du pouvoir et de la nouvelle économie de la visibilité qu’elle exige. Comme
le faisait la temporalité de la retraite dans Loin d’Hagondange, celle à laquelle sont
confrontées les jeunes filles associe dans le même mouvement des surdéterminations et des
indéterminations qui permettent de mettre en lumière le caractère problématique de la vie
quotidienne : aux grandes perturbations introduites par Marianne, tout à la fois en retard et en
avance, « vieille fille » qui attend trop et « fille-mère » qui n’a pas assez attendu, se mêlent en
effet les petites insurrections horaires de Chantal qui entend bien que « jeunesse se passe ».
Préférant se laver après avoir bu son café (scène 1), se faisant rabrouer pour être rentrée trop
tard de l’une de ses escapades en moto (scène 5) ou de sa sortie à la M.J.C. (scène 7), elle
aussi refuse de se mettre à l’heure du père et de la société (« Elle se paye du bon temps, celle-
là. Il va falloir que j’y mette le holà. […] Regarde ta sœur, elle travaille, elle aide ta mère, elle
est toujours à l’heure pour manger, et elle est fiancée »122). Lui opposant des flâneries sans but
dans les allées des magasins ou les aventures erratiques des amants de Pierrot le fou
(« Qu’est-ce que j’peux faire… J’sais pas quoi faire… »), elle s’avère néanmoins bien plus
perméable que son aînée aux mots d’ordre sociaux. « Qui a volé, volera »123 répète-t-elle au
cours de sa chanson-suicide, adage invoquant une logique finalement plus contraignante que
ne le sera le « Qui s’est fiancé, se mariera » auquel Marianne ne cesse d’être implicitement
renvoyée. Destin contre destin, l’adolescente rebelle n’envisage d’autre issue que la mort pour
échapper à la malédiction à laquelle tous la condamnent (« Tu finiras mal », « elle finira
putain »124) quand sa sœur, apparemment plus docile, trouve la force de contester la vocation
conjugale des jeunes filles « comme il faut ». Enfin, il est un autre temps socialement utile
dont de nouvelles jeunes filles vont contrarier le cours : celui de l’usine où travaillent Lucien
et Marianne et qu’ils évoquent à plusieurs reprises au sein des dialogues familiaux. Sommées
à leur tour d’accélérer la cadence et de se conformer à un tempo qu’elles n’ont pas choisi, les
ouvrières se mettent en grève – nouvelle forme de suspension politiquement active du rythme

122
Id., pp. 72-73.
123
Id., p. 78.
124
Id., p. 56 (Andrée) et p. 64 (Lucien).

357
du pouvoir – jusqu’à laisser entrevoir la possibilité de l’autogestion au moment même où
Marianne fait ses valises et s’apprête à élever seule son enfant. Comme l’affirme Andrée dans
la dernière scène, reprenant à son compte le constat inaugural de Chantal, « les temps ont
changé »125, générant une fracture générationnelle que donnent à voir les multiples contre-
temps qui structurent la pièce et suggérant la possibilité d’une ère nouvelle dont les jeunes
filles, objets privilégiés de bien des pouvoirs, pourraient constituer les premières actrices.
Proposant une figure de jeune fille plus opaque, la majorette de Dimanche navigue elle
aussi entre deux âges et les différents réseaux de pouvoir qui leur sont liés. Or, dans cet entre-
deux tendu entre un ne plus (« je ne suis plus cette petite fille », « tu n’es plus une petite
fille », « Gina n’est plus une enfant »126) et un ne pas encore (« Ginette n’a pas dix-huit ans »,
« tu n’es encore qu’une enfant », « tu n’es qu’une gamine »127), Ginette/Gina tente
obstinément de se maintenir, quittant son travail, abandonnant le foyer et fuyant les étreintes
de René, lourdes d’un avenir marital dont sa mère et Rose lui renvoient la triste image, cette
dernière investissant une énergie particulière dans la préparation d’un concours qui constitue
la capitaine de troupe en héroïne procuratrice d’une hypothétique libération féminine128. Face
à la transformation de Ginette et à ses revendications pour être regardée « avec des yeux
neufs » (« Je ne suis plus ta petite fille, ma chère maman »), la mère embraye aussitôt : « Tu
as rencontré un garçon au bal ? » – embrayage automatique qui place l’adolescente au cœur
d’une alternative sans dehors (la fille de / la femme de) dont elle ne veut manifestement pas,
sans parvenir pour autant à trouver les mots susceptibles de désigner positivement le lieu
inédit où elle se trouve (« C’est difficile à dire et je ne sais pas comment m’y prendre… […]
Non !… non et non… Tu ne m’as pas comprise ! »129).
Dans le phalanstère que constitue la communauté des majorettes, Ginette trouve donc
refuge et substitue à un temps social à la fois répétitif et clôturé le rythme de son
entraînement, son échéance (« tenir jusqu’à dimanche »130), les urgences qu’il suscite (« les
heures sont comptées »131), les perspectives d’avenir qu’il ouvre (« habiter en ville », « peut-

125
Id., p. 55 (« CHANTAL. Les temps ont changé maman, nous sommes beaucoup plus évoluées que vous dans le
temps » – scène 1) et p. 89 (« ANDRÉE. Les temps ont changé » – scène 14).
126
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 11, p. 13 et p. 16.
127
Id., p. 15, p. 27 et p. 42.
128
Evoquant ses démarches pour retrouver un travail qu’elle a dû abandonner pour s’occuper de son mari et de
son enfant, Rose inscrit paradoxalement cette quête très concrète dans le domaine du fantasme pour lui opposer
les perspectives pourtant bien plus improbables qu’est censée ouvrir la victoire de Ginette au concours : « Tout
ça, c’est du rêve… Mais toi, si tu gagnes le concours… Ginette, tu dois gagner ! […] Tu peux le gagner… Si tu
veux. Tu peux le gagner ! Pense à nous ! » (id., p. 18).
129
Id., pp. 11-12.
130
Id., p. 17.
131
Ibid.

358
être en Amérique »132) et la cadence des exercices qu’exige sa préparation (« Un deux trois,
deux deux trois, trois deux trois »133). Certes, un tel repli est teinté d’une évidente
ambivalence et, comme nous l’avons déjà observé plusieurs fois, il semble que la force de
refus dont le personnage est porteur par rapport aux pouvoirs qui le tiennent ne puisse souvent
s’exprimer qu’à travers de nouvelles soumissions. Depuis le dispositif du concours où ces
« messieurs du jury »134 auront à comparer les jeunes filles entre elles pour jauger leurs
performances jusqu’aux mythologies U.S. qui nourrissent une discipline dont toute la mise en
scène emprunte à l’esthétique du défilé militaire135, les valeurs et les images dans lesquelles
est pris l’entraînement peinent à faire du gymnase un lieu hors-pouvoir. Si les réunions
nocturnes des majorettes se déroulent « à l’abri des regards »136 et provoquent rumeurs,
inquiétudes et fantasmes auprès des villageois qui n’y ont pas accès, les images préfabriquées
auxquelles elles tentent de conformer leur reflet dans la glace et qui informent également le
regard admiratif ou jaloux qu’elles portent les unes sur les autres suffisent à assurer l’emprise
de la société et des normes auxquelles elle soumet le corps féminin : « Miroir, petit miroir,
dis-moi laquelle d’entre nous est la plus belle ? »137. En attendant le jour du jugement
dominical, les majorettes se rêvent en amoureuses de cinéma ou en effigies publicitaires ; de
ces rêves, les hommes ne sont jamais loin, hantant les dialogues de vestiaires, chargeant
l’atmosphère d’une énergie sexuelle que les exercices échouent à refouler et à convertir,
occupant un hors-scène où ils seront bientôt rejoints138.
Reste que Ginette tend très rapidement à se désolidariser du groupe. Elisant domicile
dans le gymnase, elle en fait son bunker là où les autres jeunes filles ne font que passer et
opèrent des allers-retours grâce auxquels le monde extérieur demeure marqué au sceau du réel
(recherche d’emploi de Rose, intérêt pour les grèves de Françoise). Elle s’indigne ainsi de ce
que ses camarades considèrent la longueur d’une jupe à l’aune de la décence – critère qui
sexualise le corps et préjuge du regard que les hommes porteront sur lui à la sortie de la salle
de sport – quand seul compte le respect du modèle offert par les photos des majorettes
américaines (acte I, scène 14). De même, elle envisage comme une trahison le fait que Liliane

132
Id., p. 15 et p. 36.
133
Id., p. 9.
134
Id., p. 34.
135
Voir, à ce sujet, la scène 8 de l’acte I, tableau kitsch qui montre la troupe des majorettes parées de leurs
uniformes qui « font du surplace » dans la grand-rue sur la musique « Stars et Stripes Forever » (id., pp. 22-23).
136
Id., p. 30.
137
Id., p. 35.
138
Cette intrusion masculine prend une forme particulièrement nette dans la scène 12 de l’acte I où Rose se
maquille en homme : « ROSE. Regarde, si je me mets du noir et puis si je souligne encore les sourcils et encore
un peu de noir sur les cernes, on dirait un mec. Rire de Ginette. / MARIE. Charbonne les yeux – oui, fronce le
sourcil – les beaux yeux noirs ! Oh le beau garçon ! / ROSE. Je te plais ! » (id., p. 30).

359
ait continué à s’entraîner en se sachant observée par un « mec » et puisse déclarer aimer qu’on
la regarde (acte II, scène 1). Après avoir refusé l’autorité du père et celle du patron, c’est celle
de Rose qu’elle conteste, visant une autarcie qui confine à l’abstraction et se lançant dans une
quête de perfection sans intercesseur, sinon l’image inaccessible du corps idéal, quête qui
devient à elle-même sa propre fin jusqu’à faire disparaître les enjeux prospectifs du concours.
Le miroir se casse, la lumière s’éteint… Ginette ne dépend plus d’aucun regard, ni même de
son corps dont elle aspire à ce qu’il « refuse la terre »139 et dont elle finira par s’absenter
totalement, geste d’extinction qui constitue simultanément l’effet ultime et le point de
retournement des mécanismes d’investissement du corps par le pouvoir, phénomène
indissociable de prise et de déprise, de soumission et de résistance :
La maîtrise, la conscience de son corps n’ont pu être acquises que par l’effet de l’investissement du
corps par le pouvoir : la gymnastique, les exercices, le développement musculaire, la nudité, l’exaltation
du beau corps… tout cela est dans la ligne qui conduit au désir de son propre corps par un travail
insistant, obstiné, méticuleux, que le pouvoir a exercé sur le corps des enfants, des soldats, sur le corps
en bonne santé. Mais, dès lors que le pouvoir a produit cet effet, dans la ligne même de ses conquêtes,
émerge inévitablement la revendication de son corps contre le pouvoir […]. Et, du coup, ce par quoi le
pouvoir était fort devient ce par quoi il est attaqué140…

Aussi l’ambivalence que nous avons évoquée se joue-t-elle davantage en ce qui


concerne le personnage de Ginette dans la logique interne de l’entraînement et la rythmique
propre aux exercices que dans le réseau d’espoirs, de projets et de mythes qui encadrent le
concours : « Mon corps doit se soumettre au rythme pour être libre ! »141. De fait, dès la

139
Id., p. 36.
140
Michel Foucault, « Pouvoir et corps », art. cité, pp. 754-755.
141
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 48. Sur le sport, son indexation sur l’idéologie économique de la
performance et de la compétitivité, son mode de fonctionnement disciplinaire, et le rapprochement des
personnages de Maurice et de Ginette, du cycliste et de la majorette, sous l’angle du champion exerçant sa
tyrannie sur son propre corps dans le but illusoire de se libérer, cf. Michel Deutsch, « Post-scriptum au “Théâtre
du Quotidien” », art. cité, pp. 17-19 : « B – […] Simonnot remarque justement que le projet sportif et le projet
économique sont tous deux issus de la même idée de réforme sociale selon laquelle on peut gouverner les
hommes autrement que par la force. […] Par ailleurs, le spectacle du sport glorifie la victoire obtenue grâce à la
discipline, l’obéissance et le contrôle que le champion est capable d’exercer sur ses passions. L’exploit est à ce
prix. Tout comme le corps de la publicité, qui lui emprunte son image, le corps sportif, le corps de l’athlète est
lisse et optimiste. Cette statuaire en mouvement tendue vers l’idéal, produit une image de la liberté là même où
le corps est contraint par un régime alimentaire et sexuel qui ne tolère aucune fantaisie, par une hygiène et une
discipline de vie extrêmement stricte… Le corps athlétique en compétition est le corps parfait du spectacle
télévisé : juste une image. La solennité du combattant, sa souveraineté, est ici remplacée par le champion
travailleur soumis aux sévères obligations de son métier : l’hygiène, la santé et la jeunesse. / A – Réformer le
corps ou le déclarer “apte au service” comme dit le langage militaire. Le corps discipliné et les procédures de
disciplinarisation des corps, des âmes et des comportements, ont été analysés par Michel Foucault à l’époque où
vous écriviez Dimanche » (outre la référence à Surveiller et punir, Deutsch fait référence à Philippe Simonnot,
Homo sportivus : sport, capitalisme et religion, Paris, Gallimard, 1988). Notons que la critique idéologique du
sport et la sociologie du corps dans laquelle elle s’inscrit bien souvent se développent dans les années soixante-
dix à travers les réflexions de Jean-Marie Brohm (Sociologie politique du sport – 1976), Daniel Denis (Le Corps
enseigné – 1974) ou Georges Vigarello (Le Corps redressé : histoire d’un pouvoir pédagogique – 1978). Ce sont
d’ailleurs ces trois auteurs qui ont mené l’entretien cité avec Michel Foucault, « Pouvoir et corps », initialement
paru dans la revue Quel corps ?, créée en 1975.

360
première scène de la pièce, le geste sportif passe par des enchaînements rigoureux qui visent à
discipliner le corps sous prétexte d’en transcender les limites :
Dans le lointain une jeune fille fait un exercice de danse à la barre. […]
Une voix de femme s’élève alors dans le noir. […]
VOIX DE FEMME. […] Extension… Plier… Dégager… Un deux trois, deux deux trois, trois deux trois…
[…] Enchaîne tes mouvements pour combler le vide… Ta pensée doit être ton mouvement – ne doit être
que ton mouvement… […] Tes muscles se déchirent… La vie tumultueuse et incohérente, sens comme
tu l’ordonnes… Tu es rebelle… Mais tu ne dois être que ce mouvement, son ordre, que ce seul
rythme… Tu es ce rythme142…

L’image de Ginette recluse dans le gymnase et agissant sous les seules impulsions d’une voix
sans visage qui la manipule à distance ne rejoint-elle pas celle de Georges usinant ses plaques
dans la solitude de son atelier et se soumettant à d’invisibles prescripteurs ? Cette dimension
disciplinaire s’accentue d’ailleurs à mesure que la pièce avance : la voix désincarnée et
néanmoins caressante de la femme parlant spécifiquement à Ginette passe bientôt sur la bande
d’un magnétophone, où elle s’adresse à l’ensemble homogène des majorettes et délaisse le
« un deux trois » des pliés-chassés de la danse pour une cadence à deux temps qui renvoie
clairement à la marche militaire :
VOIX DE FEMME. C’est la voix de Rose. Un… deux… gauche… gauche… gauche… gauche… demi-
tour à droite ! droite !… gauche… gauche… gauche… Gauche droite, gauche droite gauche…
Ginette se lève, se met en position et commence à exécuter les mouvements qu’indique la voix sur le
magnétophone.
Gauche… gauche… à droite ! droite !… Plus haut les jambes !… Balancez vos bras ! Plus haut ! Mieux
que ça ! Mieux que ça !… Attention ! demi-tour à droite ! droite ! un deux… un deux… […] A angle
droit le demi-tour !… le rang ! Vous ne savez plus ce que c’est qu’une ligne !… […] Si vous vous
imaginez que vous allez gagner le concours en dormant, autant ne pas venir… un deux un deux… pas
de mollesse ! de la rigueur ! de la discipline !… Je ne veux pas voir un numéro, je veux voir un travail.
L’axe, mesdemoiselles ! 143

Après la tapisserie de Mademoiselle Rasch et les séances de bricolage de Georges, le


maniement du twirling s’ajoute à la liste des « distractions laborieuses » qui marquent la
présence transversale du pouvoir dans notre corpus. Mais si le changement de rythme et
d’intonation comme la récurrence de repères orthonormés – « angle droit », « rang »,
« ligne », « axe » – soulignent l’opération de dressage à l’œuvre ici, on est encore plus frappé
par la deuxième phase de la séquence représentant Ginette effaçant la voix de Rose pour lui
substituer la sienne :

142
Id., pp. 9-10.
143
Id., pp. 45-46. Cette dimension disciplinaire est déjà soulignée à travers l’intervention de René faisant des
pompes devant Ginette (I, 11) : « Des hommes font ça tous les matins. Des hommes qui n’ont rien à voir avec
l’armée… cinquante, soixante fois !… Ça te laisse perplexe ?… Il faut une volonté de fer, une discipline qui
interdit toute faiblesse. Je t’annonce le principe… Tiens ! Il rit de joie. Tous les muscles sont de la partie…
presque tous… long fléchisseur des orteils et extenseur commun… jumeau externe jumeau interne… Il rit de
nouveau. Petit fessier, grand fessier, moyen fessier… ligament rotulier, biceps crural… » (id., pp. 28-29). Outre
la promotion d’une discipline capable de mettre le corps au garde-à-vous, l’énumération analytique des muscles
investis par l’exercice signale un processus d’objectivation anatomique du corps qui fait contrepoint – diversion,
dénégation, sublimation – à la tension sexuelle qui anime les échanges de René et Ginette.

361
Ginette arrête le magnétophone. […] On la voit ensuite appuyer résolument sur un bouton. Elle se lève,
et d’une voix ferme, inhabituelle, elle lance des commandements.
GINETTE. Levez la jambe ! Plus haut ! Dépliez au maximum… un deux un deux… […]
Ginette se tait soudain, somme si elle venait d’entendre un bruit. Un silence assez long, pendant lequel
elle ne bouge pas. Elle stoppe le magnétophone, fait revenir la bande en arrière puis la relance.
Bruits, puis voix de Ginette : « Levez la jambe ! plus haut ! etc. » Ginette à genoux à côté de l’appareil
écoute attentivement sa voix enregistrée. Accent, intonation de la voix qui semblent plus autoritaires
encore144.

Parce qu’il montre la jeune fille se faire sous nos yeux le principe de son propre
assujettissement, ce passage offre un exemple éloquent de l’intériorisation du pouvoir et des
dédoublements qu’elle génère jusqu’à suggérer, dans la dernière indication didascalique, que
la voix de Ginette n’ait plus tout à fait les mêmes accents lors de son enregistrement et lors de
son écoute, exacerbant pour l’auditeur-spectateur les effets d’étrangeté de la scène et les
phénomènes d’aliénation qu’elle désigne. Devenue son propre maître, Ginette est devenue sa
propre esclave et, si l’on peut évaluer la force d’un pouvoir au type de résistance qu’il suscite,
on prend ici la mesure de sa puissance destructrice. On est loin dès lors du schème
émancipateur encore présent dans la pièce de Wenzel où le seul fait de rompre les liens
sociaux et familiaux suffisait à entrouvrir la possibilité d’une libération. Cette rupture, Ginette
ne cesse de la consommer tout au long de la pièce, mais avec une telle radicalité qu’elle doit
bientôt rompre avec elle-même. Plutôt que de faire signe vers l’appropriation de soi par-delà
l’aliénation surmontée, la résistance de la jeune fille ne peut passer que par sa propre
abolition, sa ligne de fuite ne s’accomplit qu’en tournant en ligne de mort145.
Cette analyse de quelques figures féminines au sein du corpus nous a conduit à
préciser la diversité des rapports de pouvoir engagés par la représentation du quotidien et a
rapidement ouvert sur un aspect nodal des écritures qui nous occupent, à savoir l’intrication
de la soumission et de la résistance. De fait, nous rencontrerons régulièrement les personnages
féminins au long de notre étude tant leurs gestes (chapitre III) et leurs paroles (chapitre IV)
permettent non seulement de souligner les nœuds du pouvoir, d’en pointer le maillage serré au
gré des travaux et des jours qui font l’ordinaire de la vie domestique, mais aussi d’en opérer,
avec brutalité ou discrétion, le « dénouement »146. C’est en effet dans le détail des corps et des

144
Id., p. 46. Sur ce passage, cf. Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 103 : « Au paroxysme de
son entraînement, [Ginette] n’est plus que la voix, enregistrée sur bande magnétique, qui donne des impulsions à
son corps et l’image, projetée sur un écran, de la majorette qu’elle avait rêvé d’être. Schizophrénie généralisée.
Détour que fait un individu pour s’éviter lui-même. Jusqu’à n’être plus, à l’instar des personnages de George
Segal, que la vague statue de soi-même – bandelettes rigidifiées recouvrant le creux d’un corps ».
145
Nous empruntons ces formules à Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., pp. 251-252.
146
Les exemples que nous avons choisi de développer ne permettent évidemment pas d’épuiser la question du
personnage féminin et il semble que sur ce sujet, plus que sur aucun autre, il faille veiller à la singularité des
univers de chacun de nos auteurs, de leur poétique et de leurs obsessions propres. On pense tout particulièrement
ici aux figures féminines qui peuplent les pièces et surtout les films de Fassbinder et à l’attention qu’il porte à la
façon toute masochiste dont elles jouissent de leur soumission, s’y complaisent ou s’en délectent, y trouvant

362
mots qu’il nous faut désormais ausculter le fonctionnement du pouvoir après avoir observé ses
effets conjoints sur le sujet et sur le personnage.

même parfois une certaine forme de pouvoir : « Les femmes ne m’intéressent pas seulement parce qu’elles sont
opprimées, ça n’est pas si simple. Les conflits à l’intérieur de la société sont plus passionnants à observer chez
les femmes, parce que les femmes, d’un côté, c’est vrai, sont opprimées, mais selon moi elles provoquent aussi
cette oppression du fait de leur situation dans la société et elles s’en servent à leur tour comme d’un instrument
de terreur. Ce sont les figures les plus passionnantes de la société, les conflits ont plus d’évidence chez elles » –
Rainer Werner Fassbinder, « Des images où le spectateur puisse investir sa propre imagination » (1974), in
L’Anarchie de l’imagination. Entretiens et interviews, trad. fr. Christophe Jouanlanne, Paris, L’Arche, 1987,
p. 33. A l’autre pôle de notre corpus, on songe à Vinaver et à ces quelques femmes, Jiji dans Par-dessus bord,
Nina dans Nina, c’est autre chose ou Yvette dans Les Travaux et les jours, qui introduisent un salutaire désordre
dans l’univers cloisonné où vivent les personnages et inventent des constellations affectives hors-cadre et hors-
pouvoir qui inscrivent l’utopie au cœur même des pièces (sur ces « anges du désordre », cf. Anne Ubersfeld,
Vinaver dramaturge, op. cit., p. 132 sq.).

363
Constellations de pouvoir – la bande
Le Bouc de Rainer Werner Fassbinder – 1969

364
Constellations de pouvoir – l’entreprise

Les Travaux et les jours


Mise en scène d’Alain Françon
Centre Georges-Pompidou – 1980
Photo agence Bernand
Photo. N. Treatt

Par-dessus bord
Mise en scène de Roger Planchon
Théâtre de l’Odéon – 1974

365
Constellations de pouvoir – la famille et le couple

L’Entraînement du champion avant la course


Mise en scène de Philippe Sireuil
Théâtre du Crépuscule – 1977
Photo Ilse Buhs

Liberté à Brême
Mise en scène de Rainer Werner Fassbinder
Concordia de Brême – 1972

366
« La » personnage populaire

La Bonne vie
Mise en scène
de Jean-Pierre Vincent
et Jean Dautremay
T.N.S. – 1976

Scène 12
« Le sang pourpre de ton amour »

« Des toilettes
dans le sous-sol d’un café.
Marie, les vêtements défaits, ensanglantés,
essaye de composer un numéro de
téléphone. »

Photo Sabine Strosser

Histoire de dires
Mise en espace de Jacques Lassalle
Festival d’Avignon / Théâtre Ouvert
1976

Fin du troisième tableau

« Lentement Catherine s’allonge sur la table.


[…] Avec des objets de fortune – couteau,
cuiller, serviette, bol – Marion, Henri et Louis
montrent, gestes extrêmes, précis, froide violence,
une scène dont on ne sait encore si c’est un
accouchement ou un avortement.
Henri officie méthodiquement. Louis repousse les
ombres. Marion serre la tête de Catherine contre
son ventre. Elle récite peut-être des prières. »

367
Photos Sabine Strosser
Fräulein

Dimanche
Mise en scène de Dominique Muller
en collaboration avec Philippe Clévenot
T.N.S. – 1976
368
Dimanche – Acte II, scène 3

« Ginette arrête le magnétophone. Elle s’accroupit comme si elle réfléchissait, ou comme si


elle se concentrait fortement. Puis elle fait jaillir des étincelles de la machine. On la voit
ensuite appuyer résolument sur un bouton. Elle se lève, et d’une voix ferme, inhabituelle, elle
lance des commandements. »
Photos Sabine Strosser

Ginette (Laurence Mayor) Ginette et René (Alain Maratrat)


et le gardien (Alain Rimoux) Acte I, scène 11
Acte II, scène 3

369
Chapitre III
Théâtres du pouvoir, théâtres de l’impuissance ?
La question de l’action dans les dramaturgies du quotidien

SEPP. Et alors – ils ont accueilli le capitaine et ont dit, un temps, qu’il devait
s’en choisir une. Un temps. Et alors il a pas voulu. – Et alors, l’Indien ami lui
a dit, celui qui comprenait la langue des Indiens, un temps, que s’il s’en
choisissait pas une, alors ce serait une offense pour le chef, et alors il a été
avec eux dans leur camp, un temps, et après – ils les lui ont toutes montrées.
Là il y en a aucune d’elles qui lui a plu, un temps, parce qu’elles avaient ma
foi toutes des visages si bizarres, et après il en a vu une à la fin qui lui plaisait
quand même. – Mais après le chef des Indiens lui a fait dire, un temps, que
c’en était une qui était bannie de la tribu, et que celle-ci, personne avait le
droit de la toucher, parce que sans ça il tomberait malade. Un temps. Mais
alors il a dit : celle-ci ou personne et il y a simplement été et il l’a embrassée.
Un temps. Après les Indiens sont tous partis en courant et ont dit que
maintenant, il était forcé de mourir, immédiatement, parce qu’il l’avait
touchée. Un long temps. Mais tout ça, c’était de la foutaise, une superstition,
ma foi, et alors naturellement il est pas mort, mais après il l’a épousée, un
temps, et comme la nuit de noces s’est passée et que tous deux étaient encore
vivants, les Indiens ont été convaincus, un temps, ça veut dire, ils se sont dit
que lui, « l’homme blanc » – avait des forces supraterrestres et qu’il avait
anéanti le maléfice. Un temps. Après ils sont tous venus et ils ont voulu qu’il
devienne leur sorcier. Mais parce qu’en réalité c’était un docteur, il était
maintenant le premier Blanc en qui les Indiens avaient eu confiance et
s’étaient laissés soigner. Et alors la femme qu’il avait épousée lui a dit, un
temps, que la tribu forgeait un plan de vengeance en représailles de l’attaque
des Blancs, un temps, et après il a parlé avec eux, et alors ils l’ont nommé
ambassadeur, et après il a arrangé un armistice. C’était comme ça.
Un temps1.

Cette tirade exceptionnellement longue de Sepp ouvre sur un mode d’agir qui fait
précisément défaut au sein des dramaturgies quotidiennistes : un héros souverain affronte
l’adversité, assume ses choix, anéantit les forces qui portent les individus à se rejeter ou à se
combattre. Il réussit à renverser le cours du destin jusqu’au dénouement des intrigues
sentimentales et politiques qui font la trame de ce conte hors d’âge, marqué par la
réconciliation de la tribu et de son intouchable comme par celle des Blancs et des Indiens.
Tout est bien qui finit bien : le capitaine a vaincu. Mais, de cette structure charpentée qui
mène du conflit à sa résolution, le récit chaotique de Sepp sanctionne d’ores et déjà
l’effritement. Bien en peine de restituer cette histoire qui n’est pas de lui et dont il maîtrise
mal le lexique et surtout la syntaxe, Sepp l’émaille de silences, de maladresses et d’accrocs
qui la privent de sa belle fluidité. Dès la deuxième scène de Train de ferme, tout porte donc à
croire qu’il nous faille faire le deuil d’un tel modèle actantiel.

1
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., pp. 78-79.

370
L’abandon de la macro-action structurante au profit de micro-actions plus ou moins
déliées les unes des autres constitue l’une des lignes de force de l’évolution du drame
moderne et contemporain et s’inscrit dans le déplacement architectonique qu’a pointé Jean-
Pierre Sarrazac, montrant comment nous sommes progressivement passés du « drame dans la
vie » au « drame de la vie »2. L’intérêt que porte régulièrement le théâtre à la vie quotidienne
n’est d’ailleurs aucunement étranger à ce déplacement. Par-delà la variété des objectifs
poursuivis et des esthétiques sollicitées, celle-ci apparaît comme un embrayeur thématico-
formel de première importance pour envisager le reflux progressif des coups de théâtre et
« des grandes aventures » et articuler cette apparente désertion à la conquête, ininterrompue
depuis le XVIIIe siècle, de nouveaux champs d’expérimentation (dans la tasse de thé que
Diderot, dès les premières scènes du Fils naturel, fait insolemment boire à Dorval pourtant
aux prises avec le plus cruel des dilemmes, ne se joue-t-il pas déjà les premiers balbutiements
de cette concurrence, vouée à devenir de plus en plus inégale, entre « ce qui se passe » et « ce
qui suit son cours » ?). On le comprend aisément, notre corpus ne saurait échapper à cette
dynamique et le changement d’échelle qu’il prône à son tour avec insistance induit
logiquement l’effacement de la grande action dramatique et des conflits auxquels elle est
habituellement liée. Reste que ce premier constat aurait tout d’une lapalissade s’il n’appelait
aussitôt une prise en compte des enjeux politiques d’un tel changement d’échelle et des
inflexions spécifiques que les nouveaux modes de compréhension et de représentation du
pouvoir impliquent sur la crise de l’action.
De fait, le schème régulièrement convoqué de l’intériorisation nous éloigne d’emblée
de la structure collisionnelle sur laquelle l’Esthétique hégélienne fondait le mouvement
dramatique. Dénié comme attribut repérable susceptible de caractériser les personnages et de
distinguer sur la scène entre ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas, le pouvoir ne saurait
constituer l’enjeu d’une lutte, sociale et théâtrale, supposant l’étanchéité des individus ou des
groupes en présence et les inscrivant au préalable dans des systèmes de valeurs opposés. Ne
représentant ni cause, ni classe, les personnages font corps avec ces ennemis sans visage que
sont, pour reprendre les axes de Wenzel et Fiévet, « les commandements bourgeois »,
« l’idéologie dominante » ou « la vie de travail » – entités impersonnelles qui déforment et
informent les comportements et les discours, les parasitent et les normalisent tout à la fois. En
envahissant la scène sur le mode diffus et indivis de l’aliénation et du dressage, le pouvoir

2
Sur ce sujet, voir notamment Jean-Pierre Sarrazac, « La reprise (réponse au post-dramatique) », in Jean-Pierre
Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), La Réinvention du drame (sous l’influence de la scène), Etudes théâtrales,
n° 38-39, 2007, pp. 7-17.

371
cesse donc de s’articuler au déroulement organique d’une action censée en avérer l’ampleur
ou les limites chez celui qui tente de l’exercer. Refusant de se donner en spectacle, il investit
la sphère sous-exposée des activités, des cérémonies et des gestes quotidiens et appelle une
nouvelle sémiotique à même de révéler « l’économie politique » qui s’y joue à l’insu de ceux
qui les effectuent3. C’est à cette économie politique et aux procédés qui permettent de la
discerner que nous consacrerons notre premier développement. Privilégiant deux procès,
« travailler » et « manger », parmi ceux qui tissent la vie des personnages, nous tâcherons de
les resituer dans les réseaux de signes qui, d’une pièce à l’autre, en assurent à nouveaux frais
la micro-analyse pour voir comment, de la représentation grossissante de ces routines et de
leurs récurrentes perturbations, peuvent sourdre micro-conflits et infra-événements sur
lesquels repose désormais la tension dramatique. Dans le souci de ne pas gommer la diversité
des dramaturgies du quotidien et des détours auxquels elles recourent pour mettre ce dernier à
la question, il nous faudra ensuite rendre compte de deux phénomènes à la fois inverses et
complémentaires : d’une part, le maintien résiduel de l’action spectaculaire sous la forme du
fait divers (meurtre, suicide, infanticide) ; d’autre part, la représentation « moléculaire » de la
résistance. S’il paraît contredire le changement d’échelle promu, le premier phénomène n’en
souligne pas moins la désolidarisation du personnage et de l’action. Référents distancés d’une
tragédie désertée par ses héros, les actions destructrices que les personnages dirigent contre
les autres ou contre eux-mêmes parviennent rarement à solliciter leur plein investissement et
tendent dès lors à entériner leur impuissance. Le second phénomène renvoie au contraire à la
possibilité d’une lutte rien moins qu’utopique qui, se jouant nécessairement dans le pouvoir et
non plus contre lui, ouvre des voies microscopiques à une véritable dissidence.

3
Nous empruntons cette formule à Michel Deutsch qui l’utilise au sujet du spectacle Germinal : « Comment
rendre les gens, en l’occurrence le public de théâtre, attentifs aux choses importantes, pour en revenir à Brecht
une fois de plus, aux comportements et à leurs déchets, à leurs chutes ?… En cours de travail, nous nous sommes
dits que notre visée, c’était l’“économie politique des gestes du quotidien”, explorée grâce à des “micro-
analyses”, tels par exemple la “cérémonie” du café, la toilette des mineurs, le lessivage du plateau par dix, vingt
Maheudes, l’attente de l’étranger chômeur Etienne Lantier… » (Michel Deutsch, « Les rapports de pouvoir qui
traversent les corps », art. cité, p. 95).

372
A. L’économie politique des gestes quotidiens

Ainsi ce fait simple – une femme qui achète une livre de sucre – exige une
analyse. La connaissance atteint ce qui se cache en lui. Pour comprendre ce
simple fait, il ne suffit pas de le décrire ; la recherche découvre une
enchevêtrement de raisons et de causes, d’essences et de « sphères » : la vie
de cette femme, sa biographie, son métier, sa famille, sa classe, son budget,
ses habitudes alimentaires, l’usage qu’elle fait de l’argent, ses opinions et ses
idées, l’état du marché, etc… Finalement, je saisis la société capitaliste dans
son ensemble, la nation et son histoire. Ce que j’atteins, qui devient de plus
en plus profond, est cependant enveloppé dès le petit fait initial. L’humble
événement de la vie quotidienne m’apparaît alors sous un double aspect :
petit fait individuel et accidentel – fait social infiniment complexe, et plus
riche que les « essences » multiples qu’il contient et enveloppe. Le
phénomène social se définit par l’unité de ces deux aspects. Il reste encore à
expliquer pourquoi la complexité infinie de ce fait est voilée, et d’où vient
son apparente humilité, cette apparence qui est aussi une part de sa réalité1.

Comme nous l’avons déjà suggéré, l’étape encore négative qui consiste à pointer la
façon dont les pièces de notre corpus refusent l’action dramatique telle que le drame
traditionnel la modélise reste insuffisante tant ce refus caractérise bon nombre d’écritures
modernes et contemporaines. Importe surtout ce à quoi ce refus permet précisément de rendre
sensible le lecteur-spectateur, la forme singulière d’acuité, sinon d’hyperesthésie, à laquelle il
le prédispose. De même que l’obscurité, pour paraître d’abord totale, sollicite la pupille pour
nous apprendre à discerner bientôt dans le noir des formes et des volumes insoupçonnés,
l’éviction de la grande action ouvre sur la captation de variations d’intensité – « micro-
événements invisibles », « frémissements du rythme de la succession des heures et des
jours »2 – qui, moyennant quelques efforts d’accommodation, se trouvent investies de la plus
haute importance. Ce changement de focale dont on a souligné l’importance est d’autant plus
nécessaire ici que l’action, désormais disséminée en une collection de gestes plus ou moins
automates, d’activités plus ou moins courantes, engage tout particulièrement l’exercice d’un
pouvoir qui travaille les individus dans les moindres détails et qui exige, partant, des modes
de représentation capables d’en exhiber l’imperceptible fonctionnement. Mais la réévaluation
dramatique de ces gestes quotidiens est également tributaire du reflux de la parole, selon un
processus de transfert reversant toute la charge expressive des personnages sur leurs corps,
comme l’a souligné Kroetz dans la « Remarque » introduisant Travail à domicile :
Le moyen élémentaire d’expression n’est pas le dialogue, mais l’action. L’action, c’est ici Willy occupé
au travail à domicile, au jardinage, au bain, etc.
[…] Chez mes personnages, la parole ne fonctionne pas. […] En même temps, ces hommes se sont

1
Henri Lefebvre, « Avant-propos de la 2e édition », Critique de la vie quotidienne. I. Introduction, op. cit., p. 67.
2
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 32.

373
toujours fabriqué une thérapie par le travail, pour surmonter cette condition de sourds-muets. Ils sont
toujours pris par une occupation quelconque. Mais il y a une différence entre Martha lavant sa fille,
Willy se masturbant parce que sa femme est sortie, et une femme « éclairée » qui lave son enfant ou un
étudiant qui se masturbe.
On peut rendre cette différence par le dialogue, mais alors on ment. On est injuste envers ces gens. […]
Ils ne se dévoilent pas, seulement parce que le dialogue l’exigerait.
La primauté du dialogue au théâtre est un préjugé. La façon de marcher, les mouvements d’une
personne expriment également beaucoup. […]
Pour l’interprétation exacte des rôles, il serait judicieux d’observer à leur travail des balayeurs, des
ouvriers du bâtiment, des concierges. Leur lenteur provocante est d’abord une économie de la force dont
ils disposent mais aussi l’expression de leur comportement non-communicatif3.

Travailler, manger, faire le ménage ou l’amour, de la gymnastique ou du jardinage, tisser un


tapis ou débarrasser la table… Rarement les scènes de théâtre n’auront autant montré la
puissance têtue et imposante de ces comportements supposés ordinaires. Car, avant même
d’analyser ce qui, en eux, s’avoue ou se dénonce, force est de constater l’impact incroyable,
pour qui veut bien s’y laisser prendre, de ces longues séquences presque muettes dont
l’hyperréalisme confine au fantastique. Les minutes étrangement dilatées sur lesquelles
commencent des spectacles tels que Travail à domicile mis en scène par Jacques Lassalle ou
encore Les Travaux et les jours par Alain Françon et qui s’attardent respectivement sur
l’ensachage des graines par Willy (Alain Ollivier) et la réparation d’un moulin à café par
Guillermo (Jean-Louis Jacopin) pointent précisément la présence sans partage de micro-
actions où le personnage – et l’acteur aussi bien – adhère à ce point à ce qu’il fait que plus
rien n’existe, ni de lui ni du monde qui l’entoure, en dehors de ce geste, travailler, infinitif
sans sujet ni objet qui agrège un corps à un pur procès. Obligeant le spectateur à une
concentration finalement assez proche de celle du personnage, ces premières minutes visent
aussi à le préparer progressivement à adopter le nouveau mode de perception que nous venons
d’évoquer – chez Françon, la pénombre et le silence sont à peine troublés par la faible lumière
d’une lampe de bureau et le léger cliquetis des outils manipulés – et à retrouver, vis-à-vis de
cette réalité quotidienne désormais impossible à esquiver, l’état d’attention, surprise ou
inquiète, dont il tend habituellement à s’exempter.
L’effet d’étrange familiarité que provoquent ces gestes sur le spectateur s’avère très
souvent propice à souligner le mélange indécidable d’engagement total et d’absence à soi
qu’ils exigent des personnages, en vertu de processus d’aliénation qui n’engagent pas
seulement la présence parasitaire de l’autre en soi-même mais conditionnent le corps dressé
jusque dans ses rythmes, son maintien, son application4. Aussi bon nombre de pièces et de

3
Franz Xaver Kroetz, « Remarque », in Travail à domicile, op. cit., pp. 9-10.
4
Précisons d’emblée que la pantomime de Guillermo échappe peu ou prou à cet enjeu critique, s’agissant d’une
activité hybride qui a en propre d’échapper à la mécanisation et qui se place ainsi au croisement de l’artisanat

374
mises en scène des années soixante-dix réservent-elles une place hyperbolique à la
pantomime, les exemples les plus significatifs étant fournis, sur le plan de l’écriture, par la
dramaturgie kroetzienne qui réserve une place conséquente, voire exclusive, aux didascalies,
sur le plan de la scène, par le travail mené par le collectif du T.N.S. sur Germinal et les
quelques gestes qui permettent d’accéder par la bande au quotidien des mineurs. Encore ne
faudra-t-il pas restreindre notre analyse à cet investissement très localisable de l’action
dramatique pour envisager la façon dont nos pièces convoquent, directement ou
indirectement, l’ensemble des pratiques, des rites et des procès tissant l’ordinaire des jours et
les inscrivent, paroles et gestes indissociablement mêlés, dans des réseaux sémiotiques qui
sollicitent la micro-analyse des dispositifs de pouvoir.

1. Travailler

Le travail constitue l’une des activités nodales de la vie quotidienne et c’est en lui que
se nouent le plus étroitement les rapports de l’individu et du système social. S’agissant
spécifiquement du travail ouvrier, il n’est qu’à lire les pages décisives que lui consacrent Le
Capital mais aussi Surveiller et punir pour comprendre comment la révolution industrielle en
a durablement modifié les coordonnées – introduction du taylorisme, division, rationalisation
et mécanisation des tâches, restructuration architecturale des usines, diffusion du salaire au
rendement qui fait l’objet de calculs de plus en plus précis… – pour invalider définitivement
l’idéal de maîtrise dont il pouvait jusqu’alors paraître porteur. Chez Marx, il s’offre bien sûr
comme le creuset de l’aliénation ; loin du modèle artisanal, de l’action transitive qu’il assure
sur le monde et des compétences multiples qu’il exige, l’ouvrier moderne se trouve inséré
dans un « système de machines » qu’il n’a pas les moyens économiques de posséder et dont
l’organisation d’ensemble lui échappe ; ainsi dessaisi de sa force de travail, il s’avère
incapable d’en reconnaître l’efficace dans les objets qu’il produit et devient le rouage,
excentré et interchangeable, d’un vaste complexe fortement parcellisé. Foucault, quant à lui,
franchit un seuil dans l’analyse de ce processus d’objectivation sans sujet. La notion de
discipline permet en effet de réintégrer pleinement le corps à l’activité productrice tout en
finissant de le desceller de toute conscience agissante. Chaque étape d’une activité, chaque
geste nécessaire à cette étape fait l’objet d’une régularisation interne et d’un contrôle
scrupuleux qui visent à en optimiser le rythme, en réduire les stases, en contrôler la
succession, pénétrant le corps dans ses moindres opérations et exigeant de lui une docilité

(Guillermo a une formation de compagnon ébéniste que ne sollicite guère son actuelle fonction) et de l’usinage
industriel (qui se joue dans le hors-scène menaçant des Vosges).

375
ininterrompue. Aussi les analyses foucaldiennes sur la manufacture permettent-elles d’étayer
l’évolution générale des modes d’exercice du pouvoir qui constitue le cœur du propos : d’un
système de prélèvement et de sanction portant uniquement sur le produit de l’activité, on
passe à une gestion continue des comportements et des automatismes qui constituent l’activité
elle-même ; « le pouvoir disciplinaire […] a pour fonction majeure de “dresser” »5.
Ce très rapide survol est surtout destiné à justifier l’importance du travail dans le cadre
des pièces quotidiennistes et des dramaturgies du pouvoir qu’elles mettent en œuvre, de même
qu’il souligne d’emblée l’hétérogénéité de l’activité laborieuse ainsi envisagée et de l’action
dramatique telle que la conçoit la tradition théâtrale. Soumis aux procédures de dressage du
pouvoir disciplinaire, aux impératifs de rentabilité, aux ordres du patron et aux aléas de la
conjoncture, le travail, on l’aura compris, échappe à la volonté agissante de l’individu ; par sa
durée propre, sa répétition journalière et son insertion dans un réseau de déterminations
techniques, sociales et économiques qui n’a jamais cessé de se densifier, il constitue même
une véritable provocation à l’encontre de l’action dramatique et du tracé linéaire et cohérent
qu’elle est censée dessiner depuis le sujet qui en conçoit le projet jusqu’au monde qui se
transforme sous l’effet de son actualisation. On comprend d’ailleurs sous cet angle que le
travail apparaisse particulièrement rétif à la représentation théâtrale elle-même :
Le travail […] est non seulement une activité sociale, mais il s’insère dans un procès social. A ce titre il
est rarement présent sur une scène de théâtre, où il ne pourrait apparaître que marginal, éliminant l’un
des traits distinctifs de l’activité-travail quelle qu’en soit la nature, la durée. Le travail humain est ce
que le théâtre ne peut guère iconiser, parce que la production sociale est ce qui ne peut s’imiter et que le
travail du temps ne saurait apparaître scéniquement6.

Le travail : pierre d’achoppement de la mimésis ? Déjà en son temps, Louis-Sébastien Mercier


cherchait pourtant à convaincre de l’intérêt qu’aurait le spectacle inédit de la navette, du
marteau et de l’équerre. Encore s’agissait-il essentiellement de désavouer les préjugés
aristocratiques de la nomenclature théâtrale classique pour mettre en valeur les âmes nobles
que secrète indistinctement chaque condition. Le travail faisait ses premières incursions sur
les scènes en tant qu’état et que valeur mais son « procès » continuait d’être esquivé –
« Comme si l’oisiveté était une des conditions pour être un personnage de théâtre. Comme s’il
fallait avoir le temps d’être un personnage de théâtre », ironise Vinaver7.

5
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 200. Pour Marx, voir le fameux chapitre 15 du L. I du Capital,
« Machinisme et grande industrie ».
6
Anne Ubersfeld, « L’objet théâtral et l’activité humaine : le travail », in Anne Ubersfeld, L’Objet théâtral.
Diversité des significations et langages de l’objet théâtral dans la mise en scène contemporaine, Actualité des
arts plastiques, n° 40, CNDP, 1977, p. 43.
7
Michel Vinaver, « Théâtre et champ du travail », entretien avec Jacques-François Marchandise, Ecrits sur le
théâtre, t. 2, op. cit., p. 220.

376
Il serait toutefois abusif d’opposer ce contournement au long cours à l’approche
frontale des auteurs quotidiennistes. Si le « travail du temps » qu’évoque Anne Ubersfeld est
au cœur de certaines de nos pièces et que ses modes d’apparition concentreront notre intérêt
dans les premiers temps de notre étude, il importe d’emblée de souligner qu’un grand nombre
d’entre elles continuent de le placer à la marge de la représentation. Reste que ce
décentrement constitue le moyen privilégié d’exhiber les effets insinuants des heures pointées
sur le temps « hors-travail » des personnages et permet dès lors de mettre au jour la durée
complexe d’une quotidienneté impossible à cloisonner. Montrée, commentée, mimée,
suggérée, l’activité laborieuse « travaille » la scène de part en part et c’est de cette présence
polymorphe – enjeu essentiel des nouvelles économies du visible que nous cherchons à cerner
– qu’il nous faut également rendre compte.

a) Le travail en acte

Parmi les pièces finalement assez rares qui se consacrent frontalement à la


représentation du travail, soulignons d’abord les dispositifs singuliers que mettent en œuvre
Les Branlefer de Heinrich Henkel et Les Travaux et les jours de Michel Vinaver8. Non
seulement ces deux pièces ont en propre de s’inscrire continûment dans le même espace
professionnel (le sous-sol d’une usine pétrochimique, le bureau du Service Après-Vente de la
société Cosson), mais le travail y constitue l’activité essentielle : pendant les deux journées
qui, à cinq mois de distance, donnent leur cadre temporel aux deux actes de la pièce, Lötscher
et Volker peignent effectivement des tuyaux tandis qu’Anne, Nicole et Yvette, au téléphone ou
par courrier, répondent effectivement aux réclamations des clients. Rien moins qu’une toile de
fond destinée à situer les personnages avant que ceux-ci ne s’en émancipent et que puisse
émerger l’action principale, l’activité laborieuse donne aux deux pièces leur cadence, de sorte
que ce sont les dialogues qui ne s’y rapportent pas directement qui semblent se donner comme

8
Les pièces panoramiques de Vinaver telles que Par-dessus bord et A la renverse offrent également des
représentations de la sphère professionnelle. L’activité laborieuse en tant que telle y est toutefois largement
décentrée à la faveur des discours tenus sur l’entreprise (à moins qu’il ne faille considérer que le travail constitue
en lui-même une activité essentiellement discursive dans l’univers fortement « tertiarisé » que privilégie le
dramaturge). Dans A la renverse, le travail n’apparaît ainsi sous sa forme concrète que dans le cadre du Satellite
III figurant l’atelier de remplissage : « Moulées en plâtre blanc, par dessus le plâtre habillées de vêtements non
altérés, trois ouvrières de l’atelier de remplissage de l’usine Bronzex. Elles font fonctionner la machine de
remplissage (flacons en matière plastique). La machine, réelle, est en fonctionnement » (Michel Vinaver, A la
renverse, op. cit., p. 109). Inspiré des sculptures de Georges Segal, le dispositif scénique tend à déréaliser la
pantomime qui n’est jamais plus évoquée dans la pièce et n’interfère pas avec le déroulement des dialogues des
ouvrières (si ce n’est à travers la présence sonore de la machine en fonctionnement). Dans la mise en scène que
Vinaver a proposée de sa pièce en 2006 au Théâtre Artistic Athévains, les éléments figuratifs (machine,
flacons…) ont disparu, de même que les moulages : réduite à quelques gestes des bras dont seule la régularité
rappelle la chaîne, le travail ouvrier devient particulièrement abstrait – au risque d’apparaître définitivement
comme le point aveugle de cette « pièce-paysage ».

377
des excroissances venant se greffer secondairement et sans logique apparente sur la trame
d’abord répétitive et structurée des travaux et des jours.
Dans la pièce de Henkel, le souci du dramaturge de montrer dans le menu détail les
conditions spécifiques de travail de ses personnages passe notamment par le nombre
important de didascalies qui indexent les dialogues à l’espace-temps contraignant que
constituent « le dédale des tuyaux » et la nécessité de les peindre à rythme constant pour ne
pas prendre de retard et s’acquitter des deux-cents « mètres-tuyaux » exigés par jour :
LÖTSCHER s’approche d’un seau et choisit pour Volker un pinceau rond, extensible, avec un manche en
biais. […] Volker grimpe et rampe horizontalement dans le dédale des tuyaux. Quand Lötscher lui tend
la baladeuse, il l’accroche à un tuyau. […] Il lui passe un bidon de peinture et le pinceau. Après quoi il
regrimpe lui-même parmi les tuyaux. […] Le dialogue qui suit se dit pendant que les deux hommes, tels
des limaces, glissent à reculons, couchés sur le dos entre les tuyaux, tout en les peignant […] Ils
travaillent en silence. […] Ils travaillent en silence. […] Ils travaillent en silence9.

La mention récurrente de moments silencieux uniquement consacrés à la peinture dit assez


bien que la pièce, dans son principe, tend à une représentation en temps réel, dimension
essentielle à l’enjeu critique du propos qui engage à la fois l’automatisme d’une activité
aliénante (les personnages peignent et repeignent les mêmes tuyaux sans autre perspective que
la fin de la journée, de la semaine, du mois) et l’ignominie d’une activité pathogène (les
vapeurs corrosives du trichloréthylène font du temps un facteur aggravant et la durée étale des
travaux de peinture se transforme logiquement en compte à rebours mortel à partir de
l’interruption des ventilateurs au début de l’acte II). Avant l’irruption fort dramatique de
l’accident de travail et les dérèglements patents qu’il entraîne sur les comportements des deux
ouvriers, l’activité laborieuse motive donc l’essentiel de leurs gestes en vertu d’un
« système » extrêmement minutieux que Lötscher, chargé de la formation de son nouveau
collègue comme de celle du spectateur, se charge d’exposer :
LÖTSCHER. J’ai développé un système qui permet de peindre les tuyaux parfaitement bien, sans qu’on
s’en mette partout. D’abord, il te faut peindre le dessus du tuyau le plus éloigné, de la largeur du
pinceau. Après, le suivant, vu d’où tu es. Puis le suivant. Et ainsi de suite. Et alors, il faut t’approcher
par le côté opposé. Mais aussi par en-dessous. Jamais plus d’un demi-mètre. Tu comprends ?
VOLKER. Mmm.
LÖTSCHER. Et quand tu arrives sur une rangée d’où tu peux atteindre une rangée supérieure, tu peins ces
tuyaux-là d’abord par en-dessous, avant de te déplacer plus loin. Comme ça tu n’as plus besoin de
passer par la suite entre les tuyaux déjà peints. On peint toujours d’abord la partie inférieure, et par la
suite seulement le dessus. Si l’on commençait par le dessus, des gouttes de peinture tomberaient ici et là
sur les tuyaux de dessous et on pataugerait dedans. Tu comprends ?
VOLKER. Oui.
LÖTSCHER. Et toujours tremper le pinceau d’un centimètre seulement, le tourner dans la main jusqu’à ce
que plus une seule goutte n’en tombe, et alors un coup tout droit et un coup de retour, et puis vérifier si
tu n’as pas laissé de loupée.
VOLKER. Mais pourtant, personne ne va s’en apercevoir.
LÖTSCHER. Ah ! Qu’est-ce que tu en sais ! Avec moi, ces dernières années, ils n’ont plus tellement
contrôlé, car ils n’ont jamais rien trouvé. On peut se fier à mon travail. Mais quand ils verront qu’il y a

9
Heinrich Henkel, Les Branlefer, op. cit., p. 4.

378
un nouveau, ils reviendront contrôler plus souvent. Gare s’ils trouvent un défaut. Tu ne les connais pas
encore. Ils arrivent avec un miroir au bout d’une longue perche et une lampe de poche et ils fouinent
partout10.

Selon un phénomène déjà observé, la présence-absence d’une instance anonyme de contrôle


d’autant plus coercitive qu’il est impossible de prévoir ses interventions place le travail
souterrain des ouvriers sous surveillance et les oblige à relayer avec minutie le regard de leurs
probables inspecteurs. C’est donc sous la lumière intrusive de cette lampe de poche
virtuellement menaçante que Lötscher a progressivement conçu un modus operandi capable
d’adapter très précisément ses mouvements aux détours sinueux de la tuyauterie et à la
liquidité retorse de la peinture. La confrontation du néophyte et du vétéran a ici pour fonction
explicite de souligner ce processus de domestication qui passe à la fois par l’adhésion à un
certain nombre de valeurs (le respect de l’autorité, le goût du travail bien fait…) et par le
dressage du corps (les contorsions nécessaires pour éviter le contact de la peinture fraîche, le
maniement mesuré du pinceau…).
La progression dramatique de la pièce consiste dès lors à faire vaciller ce cadre
idéologique et disciplinaire où semblait pourtant s’inscrire de manière pérenne l’activité
laborieuse. Sa déstabilisation est d’abord assurée par le personnage de Volker. Figure encore
« sauvage » dont le corps maladroit et l’esprit de rébellion constituent autant d’accrocs au
système, il soumet le travail à un regard extérieur au dispositif panoptique dont Lötscher
assure avec zèle le bon fonctionnement et pointe le caractère disproportionné des
responsabilités, des pouvoirs et des devoirs que s’attribue ce dernier au regard de la fonction
dérisoire qui est la sienne. Mais si la fin de l’acte I suggère la possibilité d’exclure l’intrus
perturbateur, le début de l’acte II scelle au contraire sa pleine intégration et c’est alors la
panne des ventilateurs qui se charge d’entamer la régularité de l’activité laborieuse. Les effets
toxiques des produits chimiques libèrent en effet une parole faussement délirante qui permet
une nouvelle fois de mettre le travail à la question :
VOLKER. Quand je réfléchis à ces tuyaux. […] Par exemple, que ce ne sont pas des surfaces planes.
C’est quand même… Je ne sais pas, moi, mais je veux dire ; quand on mesure leur pourtour et leur
longueur, ce sont des surfaces qu’on obtient, et qu’on peint. Pas mal de mètres carrés. […] Pourtant, on
ne les mesure jamais. On les peint. Et par des coups de pinceau sans fin. En longueur et sans fin. On
peint toujours dans le sens de la longueur, jamais en largeur. Au fond, on ne se pose jamais de questions
là-dessus. Jamais. C’est tout simplement comme ça. Toujours dans le sens de la longueur, et après, on
glisse plus loin. […] Tu peins automatiquement. Quel sens ça a ?
LÖTSCHER. Dans ces tuyaux coule quand même quelque chose.
VOLKER. Tu me comprends mal. Quel sens ça a pour nous ! Ces tuyaux. Des centaines de kilomètres de
tuyaux sans fin. Pour nous deux. Quel sens, pour nous !
LÖTSCHER. Pour qu’ils ne rouillent pas.
VOLKER. Allons, Auguste ! La rouille, on pourrait bien nous en foutre. On pourrait tout aussi bien être
pasteur ou reporter pour un journal ou autre chose.

10
Id., pp. 7-8.

379
LÖTSCHER. Et puis après ? Nous sommes ici pour veiller à ce que ces tuyaux ne rouillent pas.
VOLKER. Mais bon sang ! On n’en aurait rien à foutre, de ces tuyaux, si on n’était pas là.
LÖTSCHER. Tu radotes. […] Et à moi ça me donne le vertige. Arrête !
VOLKER. Je voulais dire, que je trouve déjà tout à fait normal… – je veux dire que (il rigole), que nous
peignons toujours des tuyaux. Un coup de brosse après l’autre. Dans le sens de la longueur… […] Voilà
le sens de ces tuyaux, Auguste. C’est ça ! (Il rit.) Maintenant j’ai réfléchi à propos de ces tuyaux ! Et
oui, c’est comme ça. Qu’est-ce que tu en dis ?
LÖTSCHER. Rien, arrête.
VOLKER. Allez ! Sois pas si constipé !…
LÖTSCHER. J’suis pas constipé. Mais ça n’a pas de sens.
VOLKER rit. Sens ou non-sens. C’est comme ça. Les deux en un. Ça dépend des points de vue. Moi je
dis sens. Toi tu dis non-sens.
LÖTSCHER rit de façon continue.
VOLKER. Les deux ont raison. Bon sang, c’est génial ! Je viens de réfléchir à ces tuyaux. Ça, c’est le
sens ! Toi, tu n’y as pas réfléchi. Ça, c’est le non-sens. (Volker rit, se secoue. Lötscher éternue plusieurs
fois de suite. Volker rit de plus belle. Lötscher le regarde bêtement. Volker a le fou-rire. Lötscher lui
fait signe qu’il est fou.) Oui ! Oui !11

Si les rires convulsifs des deux ouvriers et les incohérences du discours constituent les
premiers symptômes de l’intoxication, le propos ne se donne pas moins pour une entreprise
réflexive d’élucidation au moins tout aussi « vertigineuse » que le trichloréthylène – quitte à
conférer à cette entreprise une dimension ici ouvertement existentielle qui exacerbe certaines
des ambiguïtés de la pièce et tend à élever l’extrême particularité du travail représenté à la
hauteur universelle d’un symbole sisyphéen12. Au simple pas de côté auquel invitait la
désinvolture du jeune ouvrier dans le premier acte succède donc un retournement beaucoup
plus radical qui trouve dans le passage à la folie le moyen de contester la rationalité du
système du point de vue de ceux qui le font fonctionner et qui atteint son apogée dans la
pantomime cathartique des personnages laissant dégoutter librement leurs pinceaux,
aspergeant tout l’espace de peinture et frappant bientôt avec fracas contre les tuyaux. De
même que Brecht, cassant les meubles du nid petit-bourgeois, démontait toutes les valeurs
qu’il était supposé refléter, Henkel met littéralement à sac le territoire professionnel de
Lötscher, les vertus industrieuses comme les agencements comportementaux qui en
structurent l’organisation. Sa mort à la fin de la pièce nous détourne néanmoins de la satire

11
Id., pp. 19-20.
12
Dans ce cadre, l’accident de travail a un statut éminemment problématique : il dénonce les conditions
scandaleuses de travail des ouvriers peintres qui manipulent des produits dangereux sans aucune protection
(conditions dont Henkel lui-même a eu à pâtir en tant qu’ouvrier peintre) ; il dévoile les conditions habituelles de
travail d’ouvriers astreints à des activités qui les dépossèdent d’eux-mêmes et la part d’acceptation ou de
résignation qu’elles exigent d’eux ; il dévoile l’absurdité de vies passées en sous-sol et confronte les buts qui les
animent (prévenir l’arrivée de la rouille, arriver à la fin de la semaine, avoir une prime) à une échéance mortelle
qui en exacerbe le caractère dérisoire. Du Zeitstück militant pour l’amélioration des conditions de travail des
ouvriers peintres à la parabole universelle en passant par la mise à distance, proprement quotidienniste, de
l’aliénation physique et psychique des petites gens, la pièce de Henkel oscille entre plusieurs registres qui, à nos
yeux, tendent à se parasiter les uns les autres plus qu’ils n’assurent sa polysémie.

380
brechtienne et achève de constituer le personnage en victime exemplaire13. Le sous-sol de
l’usine pétrochimique se transforme en tombeau, sinon en autel sacrificiel : encastré dans les
tuyaux auxquels s’est toujours borné son horizon, Lötscher ne peindra plus.
Du point de vue sociologique comme du point de vue dramaturgique, le microcosme
professionnel dans lequel nous plonge la pièce de Vinaver s’avère très différent.
Un espace de bureau ouvert, équipé de cloisons métalliques basses qui donnent leur configuration aux
postes de travail, et auxquelles sont accrochés les éléments de classement et de rangement.
Mobilier métallique en équerre pour les trois employées, avec machine à écrire et téléphone. Un
accessoire permet de caler l’écouteur sur l’épaule.
Un établi avec petit outillage pour Guillermo.
Mobilier métallique standard pour le chef de service14.

Pots de peinture et pinceaux font ici place aux machines à écrire et aux téléphones, objets qui
motivent en grande part la gestuelle des trois employées et investissent l’espace dramatique de
leur présence sonore, objets qui justifient surtout la construction si particulière des dialogues,
imbriquant aux échanges entre les personnages des échanges avec des interlocuteurs invisibles
(la clientèle de Cosson), inscrits dans un dehors qui ne cesse d’interférer avec le dedans. En
outre, le spectre des métiers et des tâches ne se réduit pas au seul contact avec la clientèle : le
chef de service, Jaudouard, contrôle le travail du personnel et se charge de faire circuler et
appliquer les directives de ses supérieurs, constituant une nouvelle interface entre la scène et
le hors-scène ; Guillermo, quant à lui, procède au contrôle technique des appareils retournés à
la société pour réparation et introduit dans l’espace bureautique une petite enclave ouvrière –
sans solliciter ses compétences initiales de compagnon ébéniste, son poste s’écarte du travail
mécanisé de la chaîne située dans les Vosges et l’un des enjeux de la pièce, structurée (et
déstructurée) par la restructuration de l’entreprise, sera de suivre les répercussions de cette
dernière sur ce poste marginal et corrélativement sur l’évolution du personnage.
Par-delà ses entrelacs et l’enchevêtrement des discours, des préoccupations et des
itinéraires, la pièce s’agence en effet autour de cette « ligne d’horizon pulvérisée »15 que
constitue le déclin économique de Cosson, société à l’ancienne mode, et les multiples
déflagrations que va provoquer sa reconfiguration, autrement dit la rationalisation de son
organisation et l’informatisation intensive de ses différents départements, sur la cellule de plus
en plus menacée du Service Après-Vente. Qu’il s’agisse des diagnostics auxquels procède
Guillermo sur chacun des appareils ménagers qui lui sont retournés ou des réponses

13
Voici les derniers mots de la pièce : « VOLKER. Viens ! (Il tire le bras de Lötscher des tuyaux et lui serre le
pinceau dans la main.) Prends, Auguste. Il faut qu’on en fasse encore un peu… Au moins un mètre encore. Le
bras de Lötscher retombe inerte à travers les tuyaux, se balance, le pinceau retombe une nouvelle fois jusqu’à
terre. NOIR INSTANTANE » (Heinrich Henkel, Les Branlefer, op. cit., p. 27).
14
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, Paris, L’Arche, 1979, p. 10.
15
Michel Vinaver, « Mémoire sur mes travaux », art. cité, p. 61.

381
personnalisées d’Anne, Nicole et Yvette aux réclamations parfois déroutantes et fantasques
des clients, le travail qui nous est montré préserve encore une certaine marge de manœuvre et
d’inventivité chez ceux qui le font et déroge partiellement au dispositif sérialisant
qu’incriminent si souvent les pièces quotidiennistes. D’une part, l’activité laborieuse sollicite
la capacité des personnages à s’adapter à la particularité des demandes qui leur sont faites, des
demandes de réparation mais aussi des demandes d’écoute, tant les moulins à café servent de
catalyseurs ou de prétextes à l’expression de désarrois intimes de la part de la clientèle :
Dans leur travail dans leurs rapports familiaux il y a tant de choses qui ne vont pas souvent ils nous
téléphonent ce n’est pas tellement pour la réclamation […]
Un sourire au bout du fil un petit coin chaud quelqu’un qui les écoute qui les comprend16…

D’autre part, l’espace professionnel s’ouvre continûment aux préoccupations proprement


privées des personnages : les amours et les amitiés s’y déploient sans cesse, de sorte que le
cadre fonctionnel initialement décrit par Vinaver se voit régulièrement perturbé par des
pantomimes – doigts qui s’enlacent, séances de massage – et des objets – biscuits, carottes et
paire de bas – qui en détournent l’usage.
Certes, ce travail s’effectue sous la surveillance de Jaudouard qui se fait lui-même le
relais de la direction et le secteur tertiaire n’est pas exempt, sous cet angle, des processus de
dressage que nous avons évoqués : « Cette petite a des capacités si seulement on arrive à la
dresser »17. En l’occurrence, c’est Yvette, dans le rôle de la nouvelle recrue, qui doit acquérir
« le style de la maison » et se modeler, « corps et âme », aux us et habitus de « chez
Cosson »18. A l’instar de Volker dans Les Branlefer, ce personnage « imperméable à l’esprit
du service »19 permet d’en souligner les modes tacites de fonctionnement. « On est bref très
personnalisé très attentif et bref »20 : plaçant ironiquement l’exigence de personnalisation sous
la tutelle anonyme d’un pronom indéfini, un tel rappel à l’ordre dit assez bien la présence
contraignante d’un système englobant auquel doit se conformer chacun des mots prononcés
au nom de l’entreprise. Chez Vinaver, la discipline est surtout d’ordre linguistique et nous en
verrons ultérieurement les implications sur le traitement de la parole dramatique. Toujours
est-il que le mouvement d’ensemble de la pièce ne repose aucunement sur le dévoilement des
effets délétères de ce cadre initial de modélisation mais part au contraire du relatif équilibre
qu’il permet (entre différence et répétition, entre individualité et désindividualisation, entre

16
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., p. 66.
17
Id., p. 21.
18
Id., p. 12.
19
Id., p. 20.
20
Id., p. 13.

382
vie privée et vie professionnelle) pour le mettre à l’épreuve de « cel dolereus cop »21 qui, sous
l’office toute parnassienne du Comité de Réduction des Coûts Structurels, va simultanément
décider de la disparition du Service et accompagner l’entrée du monde capitaliste dans une
nouvelle ère.
ANNE. La fonction sera éclatée entre le département Informatique et l’Administration des ventes le gros
du traitement des réclamations sera informatisé pour le traitement des cas particuliers il y aura une
employée intégrée à l’Administration des Ventes oui chez Jaudouard le CRCS a fait l’analyse des cas
traités dans le service sur une période de trois mois ils les ont ventilés en soixante-quatre situations
différentes à chaque situation correspondra une lettre prérédigée qui sortira de l’ordinateur tous les
appels téléphoniques seront aiguillés sur un répondeur automatique qui dira à la cliente d’écrire […] Ils
ont calculé que quatre-vingts pour cent des cas justifieront de l’une ou l’autre des soixante-quatre lettres
prérédigées pour les vingt pour cent restant ils vont garder l’une d’entre nous22…

L’impersonnalité croissante du monde du travail est ici mise en valeur : à travers les outils
utilisés (les calculs statistiques), à travers ceux qui les utilisent (« le CRCS », « ils »), à travers
le nivellement des employés (réduits à leur « fonction »), des clients (réduits à soixante-quatre
réclamations-types) et la mécanisation prochaine de leurs rapports (par « ordinateur »,
« répondeur automatique » et « lettres prérédigées » interposés23).
Face à la menace du chômage, les contraintes de l’activité laborieuse apparaissent
rétrospectivement comme les signes d’un Age d’Or bientôt révolu et Vinaver, de fait, n’a eu
de cesse que de traquer dans ses pièces les indices, les modalités et les effets de ce
changement de régime économique sur les relations des individus entre eux et sur celles des
individus avec leur emploi.
Qu’elles figurent au premier plan ou à la périphérie de l’histoire qui se raconte, les relations de travail
sont motrices de l’action ; elles mettent en tension le tissu inter-personnages. Il s’agit des relations des
gens entre eux dans leur milieu de travail […] comme il s’agit de la relation de chacun avec son
entreprise, son emploi ; il s’agit surtout de la confluence de ces deux courants de relation, propice à
toutes les précipitations passionnelles, émotionnelles, fantasmatiques. Cette façon pour le mouvement
dramatique de s’engendrer est patente dans le cas des pièces dont le lieu est la cellule de travail24…

En fait, le travail n’est pas un sujet, ni même un thème ; il est une situation, ou peut-être mieux, un
champ. C’est le champ dans lequel baignent les personnages. Ce champ a la propriété d’être conducteur.
[…] Choisir le champ du travail pour inscrire un texte de théâtre, cela ne veut pas dire que l’on a une
approche descriptive, documentaire, d’information. Cela veut dire qu’on s’approprie le champ qui est
devenu, plus que tout autre, conducteur de ce qui est théâtralement intéressant : un système de tensions,

21
Ce « coup douloureux » est issu de la citation de La Queste del Saint Graal que Vinaver place en exergue de
sa pièce (id., p. 9) et qu’il accompagne d’une allocution d’André Giraud, ministre de l’Industrie en 1979, ainsi
que de deux extraits des Travaux et les jours d’Hésiode. Partant de l’Age d’Or hésiodique où le travail assure la
richesse des hommes mais aussi leur reconnaissance par les Dieux, ce montage évoque ensuite l’arrivée de temps
beaucoup plus troubles, pour finir sur les tourments d’une race de fer bientôt menacée d’éradication.
22
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., pp. 62-63.
23
Sommé de choisir entre le chômage et son transfert dans les Vosges, Guillermo voit aussi peser sur lui la
menace de cette mécanisation restreignant le champ de ses compétences. La mise en scène d’Alain Françon
recourait d’ailleurs ici à une très éloquente pantomime au cours de laquelle Jean-Louis Jacopin (Guillermo)
enrobait sa main de scotch. Cette amputation symbolique d’un membre voué à n’être plus que le rouage
indifférent d’un vaste système de machines impossible à maîtriser s’opérait selon un rythme régulier – mis en
valeur par le bruit du scotch se déroulant – qui faisait clairement écho à l’automatisme du travail à la chaîne.
24
Michel Vinaver, « Mémoire sur mes travaux », art. cité, p. 60.

383
de conflits entre les personnages, entre le personnage et ce à quoi il appartient, entre le personnage et
lui-même. Chacun est constamment partagé, et de façons diverses, dans son rapport au travail. L’erreur
est peut-être de penser que « le travail, c’est faire quelque chose ». Non : le travail, c’est être dans
quelque chose25.

Désignant moins l’action elle-même que le champ relationnel qui l’engendre, le travail s’offre
comme un mode privilégié d’inscription du sujet dans le monde. Empruntant son lexique à la
physique et à la chimie, le dramaturge-expérimentateur place ses personnages dans un milieu
« conducteur » entre tous et en modifie les coordonnées pour susciter des « précipitations »
capables d’en mettre au jour la puissance déterminante. Reste que ce jeu de déterminations
n’implique aucun déterminisme et nous écarte du modèle naturaliste auquel le terme de milieu
pouvait semblait nous renvoyer. Vinaver s’intéresse moins à l’action objective du milieu
professionnel sur les individus qu’à la façon subjective dont ils l’habitent pour en faire leur
territoire et aux réactions, souvent imprévisibles, qu’entraîne la remise en cause de ces
agencements territoriaux. Ainsi, les personnages des Travaux et les jours, pour se voir
progressivement expulsés de leur « cellule » (cosse ou cocon pour investir les termes sur
lesquels joue le nom de la société), consacrent toute leur énergie à « se refaire un nid »26, que
ce soit à l’intérieur de l’entreprise ou à ses marges. A la menace, de plus en plus tangible, de
la restructuration industrielle et de l’automatisation, répondent paradoxalement une
restructuration affective des relations interpersonnelles ainsi qu’une inflation des enjeux
privés. Loin de la démarche pamphlétaire de Henkel soutenue par l’utilisation exemplaire de
l’accident de travail et une construction bipartite articulant la description de la règle et la
dénonciation des abus qu’elle cache, Vinaver trouve dans la reconfiguration de la société
Cosson le moyen de nouer sans solution de continuité des équilibres précaires et des
déséquilibres potentiellement créateurs. Face à l’enchevêtrement rigide des tuyaux
métalliques dans lesquels sont littéralement piégés Volker et Lötscher, la cloison mobile qui
vient ironiquement délimiter les contours du Service Après-Vente à la veille de sa disparition

25
Michel Vinaver, « Théâtre et champ du travail », art. cité, pp. 219-221.
26
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 114. La diversité des itinéraires marque bien l’absence de
tout déterminisme : sur le plan professionnel, la distinction entre ceux qui restent et ceux qui partent engage elle-
même de multiples nuances qui nous placent en-deçà de tout jugement moral ou politique (forts de leur capacité
d’adaptation, Jaudouard et Yvette passent à l’Administration des ventes tandis qu’Anne, nostalgique de l’esprit
de la « maison », hésite à accepter un poste de secrétaire au Service du Personnel ; déléguée syndicale jugée trop
turbulente, Nicole est licenciée sans ambages tandis que le zélé Guillermo refuse son transfert dans les Vosges et
renoue avec ses anciennes amours artisanales en trouvant un emploi de restaurateur auprès d’un brocanteur) ; les
reconfigurations affectives, quant à elles, introduisent de nouvelles répartitions qui ne correspondent pas
nécessairement aux reconfigurations professionnelles (ainsi du scénario adultérin proposé par Jaudouard à Anne
pour « se changer les idées » après le bureau mais aussi s’assurer des contacts officieux avec un service extérieur
au sien ; ainsi encore du ménage à trois, cinq, six… qui rassemble Yvette, Nicole, Guillermo et leurs ouailles,
phalanstère utopique et famille recomposée qui, elle, s’offre plus radicalement comme une nouvelle maison –
« Ça va être la maison du berger » – destinée à remplacer la cellule détruite et à offrir un point de repère au cœur
de ces temps troublés).

384
fait signe vers un espace modulable dont les réaménagements dépendent aussi bien des
évolutions macro-structurelles de l’économie mondialisée que des stratégies de résistance,
d’adaptation et d’invention de chacun des membres de la race de fer.

b) Travaux à domicile

Insérant l’activité laborieuse au sein même de l’espace domestique, Travail à domicile


offre une configuration tout à fait originale au sein du corpus quotidienniste et la longue
didascalie qui ouvre la pièce vise, plus précisément encore que chez Henkel, à représenter le
travail en temps réel.
Willy est occupé à un travail à domicile. Il met des graines en sachet ; plusieurs gros sacs de graine
sont disposés alentour. Willy verse, à l’aide d’une petite mesure, les graines dans les sachets, tels qu’ils
arrivent ensuite sur le marché. Chaque fois il remplit cinquante sachets et les cachette ensuite.
Willy travaille très régulièrement, c’est-à-dire avant tout sans hâte, sans précipitation. Il travaille avec
des gestes précis, soigneusement calculés. Pendant son travail il ne lève que rarement les yeux.
[…] La succession de ces gestes doit durer aussi longtemps que nécessaire pour qu’elle puisse être
enregistrée comme « tableau » par le spectateur27.

Au sein de la pièce principale qui fait simultanément office de cuisine, de salle à manger et de
salle de bain, le travail de Willy fait émerger un espace-temps hétérogène au rythme, aux
objets et aux enjeux de la vie domestique. Amputé d’une partie de sa force de travail comme
du statut, des droits et des pouvoirs qu’elle fonde habituellement, le personnage masculin est
occupé à ensacher des graines, activité répétitive dont le chiffre donné par Kroetz nous aide à
imaginer la scansion oppressante (Willy remplit cinquante sachets, les cachette, puis remplit à
nouveau cinquante sachets, les cachette… avec un régularité de métronome d’autant plus
frappante qu’elle se joue – et s’entend – sur fond de silence). Portant plus particulièrement sur
la mise en scène de Lassalle, l’analyse d’Anne Ubersfeld permet néanmoins de dégager les
dénotations et les connotations d’une telle pantomime :
Les objets présentés ici sont les outils non de la vie familiale, mais du travail, un travail présenté comme
« vrai », économique, destiné à faire vivre la famille. Travail figuré d’une façon réaliste : de vrais outils,
de vraies graines, et tout au long de la soirée, Alain Ollivier pratique l’ensachage des graines, travail
fastidieux, répétitif, affreusement mécanique, « à domicile », donc supposant la claustration. Loin d’être
une activité musculaire exaltante, ou un corps à corps avec la machine ou un travail dans une
collectivité, c’est un travail minuscule, solitaire, c’est ce que disent la petitesse de la machine, la
mesquine mesure de papier dans la main du comédien, la place réduite sur la table nue (table de
dimensions modestes) la position humble du sac de graines et des cartons au pied de la chaise.
Dans la représentation (ne pas oublier l’importance de la syntaxe diachronique) les objets-travail sont là
quasiment en permanence, et la répétition obsédante, mécanique des mêmes gestes sur ces objets leur
donne une présence hallucinante : puiser les graines, remplir le sac, le tapoter, le fermer, recommencer,
tandis que se déroulent les actes de la vie quotidienne (même des actes violents comme la tentative
d’avortement de la femme) ; les gestes sur ces objets apparaissent comme l’écrasement, minute après
minute, de minuscules graines de temps. […]
Enfin ces objets connotent le sème féminité : travail assis, terrestre et végétal (les graines), l’ensachage
des graines ressemble à une activité traditionnellement réservée à la femme ; ces objets renvoient donc à
la féminité triplement, comme métonymie d’un travail féminin, comme métaphore (la fécondité

27
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 13.

385
végétale, la terre-mère) et comme référence sociale codée. Juxtaposés à la cafetière « phallique » tenue
par la femme […] les objets du travail se mettent à dire une inversion des rôles traditionnels de
l’homme et de la femme (la femme travaille au dehors, l’homme reste à la maison) inversion très mal
supportée par le « héros » de la pièce et qui est à l’origine du drame : la femme abandonne la maison et
laisse les enfants à la garde de l’homme du foyer28.

Au souci d’offrir un « tableau » réaliste des conditions de vie du travailleur à domicile,


s’adjoint le choix d’une activité spécifique qui, d’une part, sollicite des objets miniaturisés
exacerbant les contraintes de la manipulation et resserrant le champ d’action du personnage
rivé à sa table, d’autre part, nous renvoie symboliquement à sa féminisation ainsi – peut-on
ajouter – qu’à ses difficultés à avoir prise sur la fécondité de Martha29.
Une fois ce dispositif précisément mis en place, importent surtout ses modes
d’articulation aux dialogues, aux activités et aux actions qui structurent la pièce : « Willy
toujours à son travail », « Willy est encore à son travail », « Willy est à son travail », « Willy
au travail »… Convoqué par les didascalies introductives de très nombreux tableaux (2, 5, 8,
12, 13, 16 et 20), l’ensachage des graines s’offre comme « une basse continue »30 dont il faut
avoir à l’esprit toutes les coordonnées pour cerner la singularité de la dramaturgie kroetzienne
(parmi ces coordonnées, on pense une nouvelle fois à la scansion sonore qu’implique cette
activité et à la façon particulière dont elle rythme les « temps » et les « grands intervalles »
qui ponctuent les dialogues pour en exhiber la durée). Dessinant des lignes franches de
séparation au sein de l’espace privé, le travail influe sur le déroulement des échanges en
soulignant les difficultés des deux époux à communiquer et en inscrivant ces difficultés sur
les corps des personnages. Dans ce cadre, n’oublions pas que « [p]endant son travail [Willy]
ne lève que rarement les yeux » ; cette précision liminaire renvoie tout autant à la
concentration du travailleur qu’à sa relative imperméabilité à ce qui se passe autour de lui.
Les sollicitations familiales ou conjugales apparaissent dès lors comme des intrusions
parasitaires au cœur de l’agencement laborieux dans lequel s’inscrit et s’enferme le
personnage masculin.
Or cette hiérarchisation qui fait de Willy un étranger dans sa propre maison se voit
dotée d’une fonction hautement critique lorsque les dites sollicitations en viennent à excéder
le cadre de la routine quotidienne et marquent l’incapacité du personnage à affronter les

28
Anne Ubersfeld, « L’objet théâtral et l’activité humaine : le travail », art. cité, pp. 43-45.
29
Cet investissement métaphorique des graines est étayé par les deux scènes qui se déroulent dans le jardin où
Willy, affairé à son potager, évoque la possibilité de l’avortement (tableau 4), puis fait croire à Martha, de retour
au foyer, qu’il a enterré l’enfant dans le jardin (tableau 18). L’ensachage des graines et le jardinage, activités que
maîtrise pleinement Willy, font contre-point aux activités domestiques qu’il est obligé de prendre en charge
après le départ de Martha et surtout à la déstabilisation entraînée par l’irruption de l’enfant, mauvaise graine
qu’il a fallu empêcher d’éclore et de croître moyennant un peu d’eau et de terre…
30
Anne Ubersfeld, « L’objet théâtral et l’activité humaine : le travail », art. cité, p. 44.

386
problèmes et les défis de sa vie la plus intime. C’est le cas dans les tableaux où, loin des
récriminations domestiques habituelles, Martha tente d’avorter (tableau 5), puis annonce son
départ à Willy (tableaux 12 et 13). Occupé à l’ensachage des graines, Willy n’assiste que
lointainement à la tentative d’avortement, opérant quelques allées et venues hésitantes entre la
table de cuisine métamorphosée en établi et le sofa métamorphosé en table d’opération,
prodiguant ses conseils malhabiles à distance tandis que Martha exprime sa douleur et
demande son aide (« Viens, fais-le toi ») après l’avoir pourtant écarté (« Va-t’en, finalement
t’as pas besoin de regarder »). La scission de l’espace privé se trouve ici radicalisée.
Distinctes au point de paraître totalement inconciliables, les deux activités entre lesquelles se
divise la scène – activités ordinaire et extraordinaire, maîtrisée et inédite, inoffensive et
mortelle – sont ironiquement placées sur le même plan (« Un temps, [Martha] continue son
travail »31) ; elles obéissent à un processus de nivellement qui exacerbe l’inconscience des
personnages et scelle la désunion du couple face à une épreuve qui mériterait, entre toutes,
d’être partagée. Si tant est qu’on puisse encore la qualifier comme telle, « la scène de
rupture » se voit pareillement délestée de sa charge émotionnelle en raison du maintien
ininterrompu de l’activité laborieuse lors des dialogues où Martha menace de partir (tableau
12), puis met sa menace à exécution (tableau 13). « Willy est à son travail. Martha lave le
plancher »32 : les répliques peu nombreuses du douzième tableau dont Kroetz précise pourtant
qu’il doit durer quatre à cinq minutes émergent en fait sur le fond de deux pantomimes
séparées, travaux à domicile qui désolidarisent totalement les corps des enjeux évoqués et
désamorcent toute possibilité de confrontation comme d’élucidation des litiges qui opposent
les personnages (d’une certaine façon, cette scène est l’exact revers du « règlement de
comptes » qui donne son dénouement à Maison de poupée et au cours duquel Nora, engageant
pour la première fois une conversation sérieuse avec son mari assis exceptionnellement face à
elle, fait part de la lucidité que les récents événements lui ont permis d’acquérir et renonce

31
Cf. Franz Xaver Kroetz, Heimarbeit, in Stücke I, op. cit., p. 197 : « Pause, sie arbeitet ». Le choix du verbe
« arbeiten » ne doit rien au hasard et vise à désamorcer le potentiel sensationnaliste de la scène en plaçant sur le
même plan les « travaux d’aiguille » de Martha et le travail de Willy. Nous étudierons plus en détail ce processus
de nivellement dans notre développement sur le fait divers et le traitement spécifique de l’infanticide dans
Travail à domicile. Notons toutefois que ce processus n’évacue aucunement la charge scandaleuse de la scène et
tend au contraire à la décupler à une époque où l’article 218 continue en R.F.A. de limiter le droit à l’avortement
à des raisons strictement médicales et où le public féminin, en Allemagne comme en France, partage une
expérience extrêmement douloureuse de ces tentatives clandestines.
32
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 29. Cette didascalie indique que les tâches domestiques
exécutées par les personnages féminins font partie intégrante des travaux à domicile que représentent un grand
nombre des pièces du corpus. Nous reviendrons spécifiquement sur ce point en évoquant les motifs de la cuisine,
des repas et de la nourriture mais, sans pouvoir nous y attarder, il faut leur associer toutes les activités qui
relèvent du nettoyage et du ménage (représentées avec une particulière insistance dans Germinal et Concert à la
carte, mais également présentes dans Marianne attend le mariage ou Histoire de dires).

387
désormais à jouer la comédie33). Le tableau suivant marque alors l’enlisement de la situation :
tandis que Martha, tendue vers l’extérieur, a radicalement changé de posture (elle « arrive
avec une valise » et « porte un manteau »), Willy reste assigné à la pantomime apparemment
immuable de l’ensachage, rivé à une table devenue prothèse, homme-tronc encastré dans un
dispositif qui renvoie simultanément à son handicap physique et à sa mutilation affective.
En tant que retraité, le personnage de Loin d’Hagondange constitue un travailleur à
domicile moins attendu. Plus exactement, la pièce de Wenzel procède à l’alignement
progressif de l’activité bricoleuse sur l’usinage industriel, offrant une représentation d’autant
plus forte des conditionnements générés par le travail ouvrier que ces derniers apparaissent
dans un cadre définitivement délesté de toute pression patronale ou salariale. La première
étape de ce processus d’alignement est fournie dans la deuxième scène de la pièce par la
tentative de réparation du chauffe-eau, activité pleinement utile et potentiellement valorisante
qui sollicite l’expertise et les compétences professionnelles de l’ancien métallurgiste tout en
les mettant directement au service du couple et de la vie domestique qui constitue désormais
l’horizon commun des époux.
Passe-moi un chiffon, s’il te plaît ; ça doit être bouché… Qu’est-ce qu’on peut avaler comme poussière
en un an, tu te rends compte… ? […] Voyons, voyons. Ce n’est pas normal, ça bouge. Et pourtant c’est
sur la notice… Ils pourraient être plus clairs quand même. Ils ne s’en foutent pas mal pourvu qu’ils
vendent ! Plus rien n’est solide maintenant ! avec leurs nouveaux alliages… ça ne vaut rien. Tu as une
aiguille ou une épingle ? Il va peut-être falloir faire venir le réparateur34…

Sous le regard attentif de Marie qui assiste son mari et attend silencieusement qu’il délivre
son diagnostic, l’action réparatrice en cuisine pourrait offrir l’image d’une retraite heureuse et
réconciliatrice : union du couple au chevet de l’objet malade, distribution claire des tâches
maintenant les prérogatives de l’homme sur la femme, triangle actantiel sans obstacle (sujet,
objet et adjuvant). Mais c’est sans compter la résistance qu’oppose à Georges la mécanique
impénétrable du chauffe-eau. Dépassé par les progrès techniques de la métallurgie et le jargon
du mode d’emploi, le personnage fait ici l’expérimentation de sa propre mise à l’écart, jusqu’à

33
Tout en prenant acte des contextes dramaturgiques et sociologiques hautement distincts dans lesquels
s’inscrivent Maison de poupée et Travail à domicile, il nous semble que la confrontation de ces deux pièces
mériterait d’être approfondie sous l’angle de « la crise de l’intérieur » diagnostiquée par Jean-Pierre Sarrazac
dans L’Avenir du drame. De fait, si le cabinet de travail de Torvald constitue une frontière beaucoup plus
tangible entre le gynécée domestique et la sphère professionnelle, la plupart des intrusions du mari dans le salon
le montrent portant stylo et papiers de sorte qu’est nettement soulignée l’étanchéité des univers masculin et
féminin au sein de l’espace supposé commun de la maison. Usant d’innombrables stratégies d’évitement, les
personnages se parlent sans se voir jusqu’au moment où Nora, décillée, opte pour une scénographie radicalement
différente, fait asseoir son mari face à elle pour régler ses comptes puis décide de quitter le foyer. Une telle
épiphanie est évidemment exclue pour les personnages kroetziens et c’est un bien sinistre « prodige » qui justifie
le retour de Martha parmi les siens ; reste un espace privé profondément divisé où les objets et les gestes propres
à chacun des personnages génèrent des frontières socio-sexuelles infranchissables et placent le quotidien au cœur
d’enjeux territoriaux qui en font une réalité éminemment problématique.
34
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 20.

388
envisager – suprême humiliation – de recourir aux services d’un réparateur. A cause d’un
savoir périmé, Georges voit se restreindre violemment le bastion domestique dans lequel il
pouvait encore affirmer son efficacité et est renvoyé à son impuissance.
L’investissement de l’atelier s’offre alors comme moyen de renverser cette exclusion
en autarcie positive : à l’échec de l’action réparatrice menée sur un objet produit et conçu par
d’autres, doit succéder l’action proprement créatrice. En effet, le travail en atelier est
appréhendé par le personnage masculin comme un moyen d’asseoir son pouvoir, de réaffirmer
la maîtrise que la retraite, vie passive, semble lui refuser. « Il faut se donner de la peine, bien
sûr, mais la tôle sous le maillet peut prendre toutes les formes désirées »35, « Petite table je te
fais immortelle »36, « Le métal est réticent, mais moi je le vaincrai… Aucun n’a jamais résisté
sous ma frappe »37 : empruntant à la mythologie du métallo, Georges se rêve en nouvel
Héphaïstos. La main démiurgique informe directement la matière, la soumet et la dompte,
dans un corps à corps spectaculaire qui ne laisse aucun doute sur l’identité du vainqueur et qui
s’oppose aux images dégradées offertes par la réparation incertaine du chauffe-eau comme
par la mise en marche délicate du faux feu de cheminée – opérations symptomatiquement
marquées par la présence, minimale (les allumettes) ou illusionniste (les petites ampoules
rouges), du symbole igné auquel est habituellement associée la métallurgie. Ce mode de
fabrication proprement artisanal pourrait ainsi laisser croire à une double libération : par
rapport à l’exclusion imposée par la retraite, mais aussi par rapport au décentrement jadis
imposé par la rationalisation industrielle. Débarrassé de la machine et de la compartimentation
des tâches qu’elle implique, le travailleur reprendrait possession de sa force de travail,
redevenue le centre de l’activité technique ; plus encore, c’est l’ensemble du processus de
production qu’il semble désormais à même de contrôler en investissant le rôle du maître
d’œuvre, concepteur, producteur et utilisateur d’objets dessaisis de leur statut de marchandise
et portant directement sur eux l’empreinte de sa volonté et de son pouvoir d’agir.
La progression dramatique de la pièce ne cessera pourtant de démentir cette auto-
fiction. « Dans l’atelier, Georges travaille » : figurant dans les trois scènes qui se déroulent
en atelier (scènes 5, 7 et 11), cette didascalie écarte d’ores et déjà l’assimilation des activités
de Georges à quelque loisir destiné à investir à nouveaux frais le temps libéré par la retraite.
L’évolution du travail effectué d’une scène à l’autre confirme d’ailleurs avec force ce
décrochage : occupé dans un premier temps à la fabrication d’un placard à pipes qui « sera

35
Id., p. 29.
36
Id., p. 31.
37
Id., p. 42.

389
très joli dans le salon » (scène 5), Georges se consacre ensuite à une table en fer qu’il destine,
elle aussi, à l’espace commun du couple mais qu’il « cabosse »38 sous nos yeux (scène 7), puis
s’en tient finalement à l’usinage mécanique de plaques métalliques (scène 11), attestant la
disparition du modèle artisanal au profit d’une activité qui est devenue à elle-même sa propre
fin. Un nouvel indice essentiel de l’alignement du bricolage sur le travail parcellisé de
l’ouvrier est fourni par la reproduction de plus en plus intensive des codes disciplinaires de
régularisation temporelle qui organisent la production industrielle. Ce n’est pas seulement le
rythme de la semaine de travail que Georges a dûment intégré, n’imaginant pas d’autre
moment que le dimanche pour se reposer de ses peines39 ; c’est aussi, à l’intérieur même des
horaires qu’il s’est fixés, la nécessité d’investir le temps imparti le plus efficacement possible,
celle de ne pas « prendre de retard »40, de « finir avant la nuit »41, de terminer d’usiner les
cinq plaques qui lui restent avant sept heures42… Ménageant de lui-même les ultimatums
productivistes qui conditionnaient jadis sa vie active, Georges introduit de l’urgence dans la
temporalité non hiérarchisée de la retraite – « repliement douloureux pour remplir le gouffre
du présent par cela-même qui l’a creusé »43. Aux impératifs de rendement que convoque
régulièrement la scène 5 (« il faut que je termine », « il faut que je termine maintenant », « il
faut que je finisse »44), font d’ailleurs pendant les aveux d’impuissance de la scène 11 (« je ne
peux pas m’arrêter, je ne peux pas m’arrêter… »45). Le passage de la formulation positive à
son équivalent négatif souligne l’enfermement du personnage dans une logique qui le dépasse,
en même temps qu’il marque l’amorce d’une démarche réflexive : si l’impératif impersonnel
de rendement (devoir finir) cède le pas à l’aveu personnel d’impuissance (ne pas pouvoir

38
Id., p. 31 : « Dans l’atelier, Georges travaille. Il construit la petite table basse. Il chante. […] Avec un maillet
il tape violemment sur la table. Il n’arrête pas pendant ce qui suit. […] Il chante. […] Il rit… […] Il s’arrête de
taper, regarde la table toute cabossée ». Le décalage entre l’action rêvée, omnipotente, et l’action réelle,
compulsive, permet clairement de démonter la valorisation du travail comme force autonome de production. Les
irrégularités de la main, qui tape frénétiquement sur la table et échappe à la tutelle organisatrice du maître
d’œuvre, renvoient au rythme que « cinquante-cinq ans de bons et loyaux services » ont incrusté jusqu’à la
névrose sur le corps de l’ouvrier. Dans un registre autrement plus comique mais tout aussi critique, ne peut-on
penser ici à la pantomime du personnage de Charlot qui continue, dans Les Temps modernes, de resserrer des
écrous imaginaires après l’interruption de la chaîne, révélant ainsi l’inscription physique de la cadence ouvrière
et son incontrôlable rémanence en dehors des heures pointées ?
39
Cf. id., p. 21. « Marie vérifie le réveil. GEORGES : Ne le fais sonner qu'à 7 heures 30, demain c'est samedi… Il
faut que je finisse le rangement dans l'atelier. Lundi je pourrai commencer sérieusement. ».
40
Id., p. 27.
41
Id., p. 34.
42
Id., p. 41.
43
Jean-Louis Cabert et Jean-Claude Lallias, « Dossier dramaturgique » in Jean-Paul Wenzel, Loin
d’Hagondange, Arles, Actes Sud, coll. « Répliques », 1995, p. 52.
44
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1975, p. 26.
45
Id., p. 42.

390
s’arrêter), c’est que l’un et l’autre sont directement liés et que l’action, sous la forme
intransitive d’un faire sans sujet ni objet, échappe définitivement à toute volonté.
A rebours de la geste héroïque sollicitée par le discours de Georges, la pièce de
Wenzel donne donc à voir la docilité du corps ouvrier et les effets pathologiques que génère
son extraction du système de production dont il a fait si longtemps partie. Réduite à l’usinage
répétitif de plaques métalliques, l’action ne fait plus signe vers l’affirmation de la subjectivité,
mais vers son impossible émergence et son extinction consentie. Comme nous l’avons
observé, ce qui pouvait apparaître comme un simple hobby laisse place à la réitération
scrupuleuse des automatismes générés par l’usine d’Hagondange et à la réintégration par le
retraité de son statut d’ouvrier assujetti aux coordonnées du travail industriel46. Présentée par
le personnage comme l’enjeu d’une réappropriation positive de soi, l’activité laborieuse
signale au spectateur un état maximal d’aliénation – dispositif volontairement contradictoire
que le saccage de l’atelier à l’issue de la scène 11 pousse à son paroxysme (« Mon usine »
déclare Georges tandis qu’il contemple, « seul, devant le désastre », l’effondrement de sa
fiction47). On pense une nouvelle fois au délabrement progressif des meubles que le Marié de
La Noce chez les petits-bourgeois est si fier d’avoir lui-même construits. Ancré sur une solide
défiance vis-à-vis du monde extérieur, l’éloge du « propre » et du « fait soi-même » apparaît
en effet avec la même insistance dans les deux pièces : « Mon mari les a conçus, dessinés, il a
acheté les planches, raboté, tout, et puis collé, donc tout… C’est qu’il fallait tout faire soi-
même »48. Dans l’une et l’autre pièces, la désagrégation du décor met à mal l’idéal de maîtrise
et d’autarcie dont le travail en chambre est supposé être porteur, de même qu’elle entrave le
rapport réflexif du créateur à sa création.
Le jeune époux, en effet, en meublant son futur foyer – en bricolant – , ne se repose pas de son travail. Il
affirme, au contraire, le travail comme valeur – valeur qui est au plus profond de sa conscience de soi.
Que les meubles se brisent et c’est sa capacité de travail qui est alors prise en défaut. […] Par le biais
des meubles il a, posé sous le regard, au repos dans le foyer, du « travail cristallisé », qui pour une fois
ne lui échappera pas. Et cela pourrait être alors le sens de cette « réappropriation » du monde, qui elle-
même serait au fondement de l’esthétique petite-bourgeoise49.

46
Corrélative de la porosité entre vie professionnelle et vie domestique, travail et hors-travail, cet investissement
disciplinaire des activités dites de loisir est un trait récurrent dans nos pièces (on pense notamment à la tapisserie
à laquelle se consacre Mlle Rasch dans Concert à la carte ou à l’entraînement très militaire que s’impose Ginette
dans Dimanche pour préparer le concours de majorettes). Ces activités peuvent également se voir dotées d’un
statut symbolique comme c’est le cas pour Jules qui occupe une partie de son temps « libre » à construire des
cages à oiseaux dans La Bonne vie, piètre distraction qui ne laisse de pointer son propre encagement.
47
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 42.
48
Bertolt Brecht, La Noce chez les petits-bourgeois, op. cit., p. 11.
49
Michel Deutsch, « L’espace de la réduction en quelque sorte… Sur La Noce chez les petits-bourgeois de
Bertolt Brecht, mise en scène par Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil » (1974), in Inventaire après
liquidation, op. cit., p. 48.

391
De façon radicalement non-satirique, c’est bien le leurre de cette réappropriation que
Loin d’Hagondange met en scène. L’atelier est l’espace impossible d’une libération que
Georges est incapable d’envisager en dehors des commandements, des valeurs et des rêves
qui lui ont été inculqués (« Le travail, c’est le travail et je l’ai toujours fait proprement »50).
Reste que ces commandements, ces valeurs et ces rêves ne relèvent pas de la seule idéologie
petite-bourgeoise ; c’est dans la chair de l’ouvrier que la discipline usinière les a gravés, avec
ses rythmes, ses habitudes, ses organisations rigoureuses : « la vie active de Georges est en
quelque sorte incrustée dans sa vie domestique de retraité »51. Or c’est précisément ce
processus d’« incrustation » que met ici au jour la représentation du travail, en même temps
qu’elle rend sensible le constat selon lequel il ne suffit pas de posséder les moyens de
production, ni même de s’extraire du champ économique des rapports de force, pour briser
l’aliénation. Tandis que Brecht fait l’impasse sur le moment du bricolage pour concentrer
l’essentiel de sa farce démystificatrice sur le fossé de plus en plus grand qui oppose les idéaux
d’une société et la réalité incompressible de la matière et des corps, Wenzel trouve dans le
procès de l’activité laborieuse le moyen d’agréger en une même expérience les mythes et les
automatismes qui modèlent et informent le rapport de l’ancien ouvrier à la réalité. Nous
n’assistons donc pas à la dissolution d’un vernis social réduisant les mots d’ordre de
l’idéologie dominante à quelques oripeaux dérisoires ; loin d’être un simple effet de surface,
la fiction industrieuse de Georges pénètre la réalité de part en part et sa destruction passe
nécessairement par celle du personnage (« Quelque chose s’est cassé là-dedans… ça a fait
comme une explosion… » explique-t-il lors de la scène 1252, dans une réplique dont le lexique
et la topographie ambigus marquent bien l’impossibilité de distinguer entre le personnage et
l’agencement fantasmatique et non moins redoutablement concret de l’atelier-usine).

c) Travailler, disent-ils…

L’exemple de Loin d’Hagondange s’inscrit résolument au croisement des


représentations directes et indirectes du travail tant le hors-scène professionnel en vient à
s’actualiser sur la scène du pavillon de campagne. La distance à la fois spatiale et temporelle
qui sépare le retraité de l’usine se renverse dans la proximité la plus grande qui soit :
l’intériorisation, ici et maintenant, des codes et des prescriptions qui organisaient l’ailleurs et
l’autrefois d’Hagondange. Sous cet angle, la pièce de Wenzel se distingue de la plupart des
pièces du corpus où l’activité laborieuse en tant que telle reste inaccessible. Certes, le hors-

50
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 42.
51
Jean-Paul Wenzel, « Cette maladie, la normalité », art. cité, p. 88.
52
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 44.

392
scène professionnel s’infiltre de façon régulière sur la scène domestique en tant qu’objet
explicite du discours ou cause implicite de la fatigue, des susceptibilités ou des angoisses des
personnages, et nous avons déjà envisagé certains de ses modes d’apparition dans le cadre de
nos développements antérieurs sur le personnage. Mais ces processus d’infiltration
maintiennent à distance le travail lui-même ; les personnages sont des travailleurs, mais ne
sont pas représentés en train de travailler. Ce parti pris récurrent s’ancre dans la réévaluation
des effets extensifs du pouvoir sur la vie privée des gens – et notamment du pouvoir tel qu’il
s’exerce, de bien des manières, dans la sphère professionnelle ; il trouve aussi parfois des
motivations indissociablement éthiques et esthétiques, indiquant une réticence à re-présenter
le travail, activité qui semble spécifiquement menacée par l’écueil de la contrefaçon
mimétique. C’est ce souci de « pudeur » et d’« honnêteté » qui motive par exemple
l’exclusion, dans Germinal, de la représentation de la mine, alors que celle-ci fait l’objet de
nombreuses descriptions dans le roman de Zola :
Nous avons cherché nos points de rencontre minimum avec les mineurs que nous avions à décrire, les
points où nous étions sûrs de pouvoir honnêtement montrer des choses : boire du café, nettoyer un lino,
se laver, c’est possible. Le travail au fond, la destruction du Voreux, c’est impossible53.

Ce n’est pas parce que nous avons visité un puits que nous connaissons la mine. Nous ne savons rien de
sa réalité et il nous faudrait manquer singulièrement de pudeur pour tenter une imitation des gestes du
travail54.

La conscience de la distance historique et sociale qui sépare les mineurs des comédiens a
conduit le collectif du T.N.S. à refuser la pantomime attendue des pioches tapant contre des
roches en carton-pâte. Tout au plus perçoit-on dans l’ouverture momentanée d’une trappe les
bruits et les lueurs d’une mine laissée à la seule reconstitution imaginaire à laquelle nous
invitent également quelques récits indiquant à leur tour la nécessité du décentrement. Pour le
reste, c’est la présentation voulue sans détour, non-mimétique, d’activités quotidiennes
réellement effectuées par les comédiens qui permet d’accéder à la « périphérie » du travail
minier (activités au nombre desquelles compte particulièrement le bain, opération de
décrassage nécessairement lente – et insuffisante, nous rappellent les crachats de Bonnemort –
qui donne à voir à même la surface des corps passant peu à peu du noir au blanc l’épaisseur
résistante et compacte d’un monde souterrain à jamais insaisissable).
Une fois posé ce décentrement souvent structurant de la sphère professionnelle et donc
de l’activité laborieuse, nous voudrions mettre en valeur le statut spécifique de certaines
séquences sollicitant très précisément les coordonnées du travail ouvrier afin de dégager les

53
Jean-Pierre Vincent, « Réponse de Jean-Pierre Vincent », TNS Actualités, n° 18, janvier 1976.
54
Jean-Pierre Vincent, cité in « Images pour Germinal », Confluent, décembre 1975.

393
inflexions ménagées par la médiation du discours mais aussi la capacité parfois surprenante de
ce dernier à exhiber le processus usinier sous une forme à la fois concrète et hautement
stylisée. Le dialogue entre Hélène et Philippe lors du huitième morceau de Dissident, il va
sans dire tout comme la tirade du Père qui ouvre la fête du médaillé dans Usinage offrent des
exemples éloquents d’une telle exhibition : aux leurres et aux artifices potentiels de l’imitation
en direct fait ici place la force d’un témoignage, laconique ou disert, qui mime l’activité
laborieuse, qui la cite, la montre et la décompose sous nos yeux.
HÉLÈNE. Ta vie tu la laisses glisser entre tes doigts saisis-là fais-en quelque chose
PHILIPPE. Je vais te la montrer ma vie regarde
HÉLÈNE. Je regarde
PHILIPPE. La pièce arrive devant toi sur la chaîne
HÉLÈNE. Oui
PHILIPPE. Je la pose comme ça je l’introduis
HÉLÈNE. Oui et puis ?
PHILIPPE. Il y a une pédale qu’on actionne du pied la presse descend plomp je retire la pièce la chaîne
amène une autre pièce
HÉLÈNE. Et puis ?
PHILIPPE. Et plomp
HÉLÈNE. Et c’est ta vie ?
PHILIPPE. Tu t’es acheté la robe blanche55

LE PÈRE. Un col blanc me chronomètre. Rectification plane. En complet-veston il se balade. Ebavurage,


extrusion, burin pneumatique. Le chrono dans la poche, le chef se met derrière moi. Moi ? Moi, je
trime. Clic dans la poche. Matricé, estampé, embouti. Clic-clac à la fin de l'opération. Laminé à chaud,
laminé à froid. Ecroui, ressorti, dressé ou plané, écroûté suivant prescriptions, recuit, trempé, trempé et
revenu, trempé et mûri ; sous sable, sous coquille, sous pression, par concréfaction. Je fais les
mouvements habituels. Filé à la presse, tréfilé à froid. Ni vu ni connu il ne lui reste plus au chef du
chronomètre qu’à s’éloigner au pas de promenade. Outil en action au moyen d’un foret hélicoïdal à
deux lèvres, dur, très dur, demi-doux, extra-dur, doux, très doux, demi-dur. Le complet-veston chef lit le
résultat tranquille à l'écart. Sciage, étirage, chanfrein. C'est noté. Il mettra tout ça en fiches. Choisir et
monter la fraise. Avance automatique de la table. Contact outil-pièce. Fraisage en opposition.
Profondeur de passe. Prendre la passe. Contrôle. Pièce. Outil. Mandrin. Broche. Poupée fixe. Banc.
Tourelle. Charioter. Boîte des avances. Contacteur. Moteur. Serrage. Plongée. Copeau. Dressage radial
à l’outil à charioter coudé. Décolleter à l’outil couteau. Rainurage à l’outil à gorge. De face à la fraise à
tourteau. Dépassement de la pièce. Clic-clac. On vous décompose et on vous recompose à des dixièmes
de secondes près. Clic. Meule. Flasque libre. Arbre. Ecrou et contre-écrou. Clac. […] Blanchir,
ébaucher, calibrer. Tailleuse d’engrenages coniques et cylindriques, machines à brocher, à copier, à
commande numérique, à fraiser dite d’opération. Et moulage. Et formage. Et soudage. Et usinage à
l’outil de coupe. Et extrudage. Et calibrage par dressage. Et jet plein. Et jet creux. Et jet plein. Et
j’étouffe. J’étouffe. J’étouffe56.

Les stratégies diffèrent toutefois radicalement. Dans la pièce de Vinaver, l’activité


laborieuse fait l’objet d’une démonstration extrêmement condensée ; articulé à une
pantomime dégagée du poids et de l’épaisseur de la chaîne, la description lapidaire de
Philippe propose un contre-point ironique aux mots d’ordre d’Hélène (ne pas laisser glisser sa
vie entre ses doigts, la saisir, en faire quelque chose) et trouve dans les trois gestes auxquels
se réduit concrètement sa fonction (introduire la pièce, actionner une pédale, retirer la pièce)

55
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., pp. 21-22.
56
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., pp. 202-203.

394
le moyen de démentir la capacité du travail à permettre cette « prise en main » tant souhaitée
par la mère. Aux images sollicitées pour en appeler à une vie pleinement active, matière
préhensible et malléable ouverte à toutes les transformations, s’opposent la réalité dégradée
du faire usinier, sa parcellisation, sa répétition et son automatisme. « Il y a une pédale qu’on
actionne du pied la presse descend plomp je retire la pièce la chaîne amène une autre pièce » :
l’intrusion tout aussi déterminante que dérisoire du pied vient ici perturber les métaphores
manuelles d’Hélène et l’idéal de maîtrise dont elles sont porteuses. Ce premier décentrement
est confirmé par la présence du pronom impersonnel et d’un verbe qui nous éloigne du
modèle triomphant de l’action directement performative : le pied actionne la pédale qui active
la presse qui agit, restreignant à sa part minimale la place du « je » enserré dans la phrase
comme dans le rythme décisoire de la chaîne. L’onomatopée accuse évidemment ce processus
de réduction : réservant à la presse le fin mot de « l’histoire », sa deuxième occurrence
synthétise l’ensemble de la manœuvre et brise les effets de suspense générés par les questions
maternelles (« et puis ? ») et l’attente dont elles témoignent d’un dénouement enfin capable de
donner sens à l’action décrite. Les deux répliques qui encadrent la démonstration soulignent
son efficacité (« Je vais te la montrer ma vie », « Et c’est ta vie ? »). Proprement
quintessencié, l’usinage dénie toute valeur aux impératifs idéologiques momentanément
relayés par le personnage d’Hélène ; à ses métaphores abstraites (travailler sa vie, en faire son
grand Œuvre), il substitue une métonymie écrasante (ce travail est ma vie) dont la robe
blanche – entre autres échappatoires – permet momentanément de s’extraire.
Loin de l’épure vinavérienne, Lemahieu recourt à la logorrhée ; c’est précisément
l’excès de mots, la juxtaposition profuse et heurtée des gestes et des objets, qui se charge de
restituer au présent le rythme oppressant de la chaîne, en même temps qu’il souligne – une
fois n’est pas coutume – ce qu’il faut d’art, de savoir et d’acuité pour parvenir à s’y
conformer. Alors que la division du travail appelle chez Vinaver une synthèse lapidaire
réduisant toute la vie usinière à une structure ternaire qui se donne pour exhaustive, elle ouvre
chez Lemahieu sur une analyse dépliant avec force détails la simultanéité complexe de ce que
le chronomètre enregistre fallacieusement comme une seule et même opération. Au point de
vue extérieur du complet-veston chef (« Clic-clac… »), s’oppose le point de vue intérieur du
travailleur57 (« Clic. Meule. Flasque libre. Arbre. Ecrou et contre-écrou. Clac »). Or ce dernier

57
On pense une nouvelle fois à L’Etabli où le narrateur, confronté à plusieurs postes qu’il peine à assumer, est
rapidement conduit à réviser l’image simplificatrice qu’il a de la chaîne : « Je me figurais une alternance nette de
déplacements et d’arrêts devant chaque poste de travail : une voiture fait quelques mètres, s’arrête, l’ouvrier
opère, la voiture repart, une autre s’arrête , nouvelle opération, etc. » (Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., p. 9) ;
rejoignant le descriptif vinavérien, cette « figuration » est bientôt fortement remise en cause : « Je m’embrouille

395
est perpétuellement astreint à distinguer entre différents outils, entre différentes manœuvres,
et surtout à réaménager à chaque instant leur rigoureuse articulation. L’automatisme
abrutissant dont il continue ici d’être question n’engage aucunement la simplicité répétitive
d’une action sommaire et insensée pour celui qui l’effectue, mais la nécessaire prise en charge
d’une combinatoire sophistiquée dont les « mouvements habituels » du Père ont dû intégrer
chacune des ramifications. Le moindre manquement, la moindre irrégularité entraînerait toute
une série de dérapages que l’engrenage inexorable de la chaîne rendrait bientôt irrattrapables
et ce n’est pas la moindre réussite de ce passage que de faire entendre, sans avoir à la
formuler, la peur de « couler » qui fait partie intrinsèque du travail usinier.
Quand il n’y a pas de chef en vue, et que nous oublions les mouchards, ce sont les voitures qui nous
surveillent par leur marche rythmée, ce sont nos propres outils qui nous menacent à la moindre
inattention, ce sont les engrenages de la chaîne qui nous rappellent brutalement à l’ordre. La dictature
des possédants s’exerce ici d’abord par la toute-puissance des objets58.

Formulé par Robert Linhart, ce dernier axiome trouve dans la tirade d’Usinage un mode
d’expression particulièrement efficace. En effet, la surveillance exercée de loin en loin par le
chef se voit étroitement relayée par la surveillance ininterrompue et bien plus comminatoire
de la chaîne elle-même. La déconstruction syntaxique de la phrase et les effets de syncope et
d’accélération qu’elle génère confèrent une visibilité inédite aux « cadences infernales » des
tracts militants ; de même, la succession elliptique des outils et des opérations qui président à
leur sélection (verbes à l’infinitif, substantifs désignant un processus en cours, participes
passés désignant un processus accompli) témoigne, sans « catéchisme »59, du lien coercitif
entre le corps ouvrier et l’appareil de production comme de la dissolution du sujet pris dans
les rets de l’activité laborieuse. « Moi, je trime », « Je fais les mouvements habituels », « Et
j’étouffe » constituent ainsi les très rares occurrences d’une première personne littéralement

dans l’ordre des opérations : il faut mettre les gants pour le coup de chalumeau, les enlever pour le coup de
palette, ne pas toucher l’étain brûlant à main nue, tenir le bâton de la main gauche, le chalumeau de la main
droite, les gants qu’on vient d’enlever dans la main gauche, avec l’étain. Cela avait l’air évident, quand Mouloud
le faisait, en gestes précis, coordonnés, successifs. Moi, je n’y arrive pas, c’est la panique… » (id., p. 21).
58
Id., pp. 67-68.
59
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 205. Ce passage doit en effet être confronté aux interventions de l’Ami
et à ses vaines tentatives pour promouvoir la dimension intrinsèquement révolutionnaire du travail ouvrier : « Et
tu as déjà tout prévu tes outils et toutes les phases qui vont se succéder c’est ce qu’on appelle une révolution »
(ibid.). Reste que la réalité de l’ouvrier aguerri provoque bien moins de réactions que les mythologies
ouvriéristes de l’établi et qu’il est difficile de savoir s’il faut considérer ce passage comme une tirade adressée à
l’assemblée ou un monologue adressé à soi-même tant cette intervention se voit refuser toute force perturbatrice
(elle est aussitôt suivie d’un Vivat plein d’entrain auquel participe le Père lui-même). Prise dans une cérémonie
aux accents carnavalesques, l’irruption brutale de ce concentré de vie ouvrière, véritable hapax dans la pièce, fait
de ce passage une bulle dramaturgique où le réel le plus concret entre en collision avec la plus grande fantaisie et
semble nous placer dans les tréfonds de l’espace mental du Père qui défend bientôt auprès des autres
personnages la scission (vitale ?) entre les festivités et le quotidien usinier.

396
absorbée par la machine usinière (jusque dans l’homophonie ironique qui juxtapose le « jet
plein » et le « j’étouffe »).
On perçoit ici à quel point la distinction sommaire entre représentations directe et
indirecte du travail peine à rendre compte de la variété de ses convocations. Entre ces deux
pôles impliquant tantôt l’action des personnages inscrits dans la sphère professionnelle (« Ils
travaillent en silence… »), tantôt le récit des personnages inscrits dans la sphère domestique
(« Ils ont augmenté les cadences, les salauds… »60), émerge un spectre large de possibilités –
formes difficilement identifiables d’« action indirecte libre » où gestes et paroles sollicitent le
hors-scène de l’usine sans aucunement procéder à son éloignement, en faisant au contraire le
point de fuite autour duquel s’organise et se structure l’ensemble de la scène. Déjà, dans Loin
d’Hagondange, la reproduction mimétique de l’activité laborieuse ne se jouait qu’au second
degré dans le cadre de la stratégie substitutive de Georges et de son incapacité névrotique à
investir la temporalité ouverte de la retraite ; la citation n’était pas assumée comme telle par le
personnage et c’était précisément la fidélité de sa restitution dans un contexte inadéquat qui
en exhibait le caractère pathologique. Dans les deux derniers exemples évoqués, la parole
instaure une médiation supplémentaire entre le personnage et l’action mais la construction
déstabilisante du récit se refuse à la thématiser et à la réduire à un objet de conversation ; soit
que le geste s’adjoigne à la parole pour montrer le travail au présent (Vinaver), soit que la
parole, par son rythme même, en vienne à le mimer (Lemahieu), la citation préserve la
dimension processive de l’activité laborieuse et lui confère une présence singulière qui oblige
à réajuster la distance focale qui sépare la salle de la scène et à envisager l’intégralité de ce
qui s’y joue à l’aune, décentrée mais structurante, de la chaîne et des corps qu’elle usine.

2. Ce que manger veut dire

Cérémonie incontournable, le repas est un topos des dramaturgies quotidiennistes.


Rien moins qu’un retour aux fonctions vitales qui permettrait d’opposer les réflexes portés par
nos besoins naturels, sinon bestiaux, et les actions hautement signifiantes de l’homme civilisé
(opposition qui sous-tend souvent l’utilisation traditionnellement comique du boire et du
manger au théâtre), le geste alimentaire s’inscrit dans un protocole codifié. Du choix de la
nourriture et de son mode de préparation à la distribution des rôles tenus autour de la table et
aux manières de s’y tenir, il révèle les hiérarchies et les prescriptions sociales qui traversent la
scène privée et dont le corps, qui débarrasse ou se repaît, se prive ou se goinfre, porte les
empreintes, se constituant dès lors en texte à déchiffrer. Mais cette dimension protocolaire fait

60
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 60.

397
tout autant du repas le territoire privilégié pour explorer les déviations qui font offense aux
codes qui l’organisent habituellement. Enjeu sémiologique d’une sociopathologie de la vie
quotidienne, il permet de prendre acte de dysfonctionnements et de malaises dont les
personnages ne sauraient assurer directement le diagnostic, proposant parfois des
changements de régime bien plus qu’alimentaires.

a) Sociologie de la nourriture et économie domestique

Loin de nous renvoyer au sort commun de nos corps animaux, le geste alimentaire
s’associe d’abord à une économie domestique qui permet de situer socialement les
personnages : pot-au-feu et rillettes dans Loin d’Hagondange, soupe en sachet et rosette de
Lyon dans Dissident, il va sans dire, restes des pommes de terre de midi et œuf au plat dans
Travail à domicile, petit pain, beurre et saucisson dans Concert à la carte… Mais si les
nourritures et les plats mentionnés par les didascalies ou les dialogues sont d’importance, leur
investissement excède généralement le simple effet de réel ou de popularité, comme en
témoigne exemplairement ce passage que Kroetz consacre à la description du rituel auquel
Mlle Rasch se livre à chaque repas :
Elle sort du réfrigérateur un certain nombre de choses qu’elle dispose sur la table. Comme elle peut
manger chaud à midi à la cantine de l’entreprise, le repas du soir est moins copieux et composé
seulement de choses froides. […] Elle se tartine un petit pain. Un geste du doigt : elle réalise qu’elle a
oublié quelque chose.
Elle se lève de nouveau et sort du réfrigérateur une bouteille de jus de fruit. Elle sort du buffet un verre,
y verse un peu de jus de fruit et y ajoute de l’eau. Puis elle pose le verre sur la table à côté des autres
choses. Elle remet aussitôt le jus de fruit dans le réfrigérateur. Puis elle s’assoit et commence à manger.
Elle mange posément, se prépare chaque morceau de pain avec amour, le garnit. […] Elle boit le jus de
fruit à petites gorgées.
Après avoir dîné, elle rassemble toutes les choses soigneusement, remballe le beurre et le saucisson,
bouche les bocaux de condiments61.

Quittant la focalisation externe qui caractérise en grande partie son récit didascalique pour
adopter ici la posture du narrateur omniscient, Kroetz inscrit la dînette de Mlle Rasch dans
une temporalité itérative où se succèdent systématiquement les repas chauds et consistants du
midi et les repas froids et frugaux du soir. Apparemment inutile du point de vue du devenir
scénique, l’information « sociologise » notre lecture et indexe le hic et nunc de la situation
dramatique sur un mode, économiquement déterminé, de rationalisation des dépenses en
fonction des besoins. Or la pantomime qui suit se charge précisément d’incarner cette
information extra-théâtrale et de montrer comment le personnage a incorporé cette rationalité
distributive, annexant chaque geste à un calcul immuablement fixé des restrictions nécessaires

61
Franz Xaver Koetz, Concert à la carte, op. cit., pp. 93-94.

398
et des plaisirs autorisés62. Le rituel du repas est en effet structuré par un nombre important de
limites et de limitations qui passent négativement par la modicité des aliments consommés et
leur faible quantité, mais aussi, positivement, par des actions-réflexes et des manières de faire
qui ont intégré ces limites et les présupposent sans plus avoir à les convoquer (le rangement
immédiat de la bouteille de jus d’orange désamorçant toujours déjà la tentation d’un
deuxième service, les « petites gorgées » destinées à faire durer une ration toujours déjà non-
négociable63…).
Aussi le geste alimentaire met-il souvent au jour une double comptabilité : celle,
littérale et objective, des finances domestiques qui détermine le choix des plats et exige,
chaque jour, d’être reconduite, offrant un moyen concret d’appréhender des distinctions
sociales qui, pour être rarement thématisées par les personnages, n’en sont pas moins
quotidiennement vécues ; celle, plus indirecte et néanmoins corrélative, des désirs et des
plaisirs, des fantasmes refoulés depuis longtemps et des « extra » accessibles sous condition,
calcul contraint et contraignant qui s’insère dans le réseau serré des frustrations auxquelles
sont soumis les sous-privilégiés. Ainsi de la plainte des femmes de La Table, ministres du
budget familial obligées à toutes sortes de contorsions et de ruses dont leurs maris ne doivent
surtout rien savoir :
Quand j’ai vu le prix des cafés hier aux Grandes Galeries, j’y étais, 11,00 F et quelque ! – Une demi-
livre de café ! – Mais c’est horrible, hein ?! / Et les pommes de terre ! Ma sœur, elle a eu des problèmes
cet hiver à rentrer des pommes de terre ! […] Le budget ? C’est difficile oui ! Je fais ça par mois ! / Je
n’y arrive pas, le samedi 500,00 F, ça ne me suffit plus ! / Tant de lait dans la journée, tant de pain dans
la semaine, la viande on la déduit du salaire à la fin du mois, j’en ai pour 600,00 à 700,00 F […]. / Une
femme m’a raconté qu’elle n’y arrivait pas avec son budget et à la fin du mois elle n’osait pas dire à son
mari qu’il n’y avait pas assez de… alors elle téléphonait à sa sœur pour qu’elle lui prête de l’argent et…
ça continuait !64

Que l’on songe, plus encore, à la scène 9 de l’acte I de Mensch Meier, scène ironiquement
intitulée « Souvenir » (« Erinnerrung ») dans laquelle Otto et Martha consacrent la totalité de
leur repas à refaire l’addition de leurs consommations lors de leur dernière sortie à la brasserie
pour s’assurer de ne pas s’être faits escroquer par le serveur :

62
Sur ce point, voir les notes de travail de la comédienne Huguette Cléry, prises durant son travail de répétition
avec Claude Yersin dans le cadre de la mise en scène de Concert à la carte, donnée en décembre 1973 à la
Comédie de Caen : « Mlle Rasch pourrait donc, ici, ressembler à un de ces petits rongeurs terrés dans leur trou.
Elle aura des gestes rapides, précis, étriqués. Elle sera toute resserrée sur elle-même, silencieuse et minutieuse.
Au cours du repas, par exemple, cela nous amène à la faire mastiquer en avant, du bout des dents, à effectuer des
déplacements où elle économise sa respiration et l’espace qu’elle définit. […] Claude définit des moments
d’auto-censure, d’interdits, qui préparent normalement la fin de la pièce […] : elle s’interdit de prendre une
deuxième tartine au repas ; […] elle s’interdit de reprendre un biscuit… » (Huguette Cléry, « L’actrice muette a
la parole », in Comédie de Caen II. Cahiers de la production théâtrale, Maspero, n° 8, janvier 1974, pp. 68-71).
63
Ces présupposés sont d’une telle force que le moment du suicide, exceptionnellement accompagné au
mousseux, ne départit pas le personnage de son habituelle parcimonie.
64
Michèle Foucher, La Table, op. cit., pp. 23-27.

399
OTTO. J’y pense tout d’un coup : je me suis fait avoir. […]
La semaine dernière, quand on a été à la brasserie, tu t’en souviens pas ?
MARTHA. Bien sûr que si, c’était bien.
OTTO. J’ai payé 66 marks 20 et j’ai dit 67 à cause du pourboire.
MARTHA. C’était cher, mais c’était bien.
OTTO. Lundi, je me retrouve au travail, je me réjouis encore de la veille et tu sais ce qui me vient à
l’idée tout d’un coup ? […] Je me suis dit tout d’un coup que le garçon m’avait entubé, parce que j’ai
jamais réussi à refaire le calcul des 66 marks 2065.

S’en suit une longue et fastidieuse récapitulation des aliments et des boissons consommés,
récapitulation au fil de laquelle le joyeux souvenir de la sortie dominicale tend
progressivement à se décomposer à la faveur de récriminations contre le serveur présumé
coupable, mais aussi contre les tarifs scandaleusement pratiqués, contre la piètre qualité des
plats et du vin, contre la désinvolture de l’épouse ayant commandé de la bière sans s’être
renseignée au préalable sur son prix ou l’absence de scrupule du fils vivant aux crochets de
ses parents et n’ayant pourtant pas hésité à alourdir la note. Finalement, Otto et Martha
parviennent à élucider cet oppressant mystère et comprennent avec soulagement que c’est
l’oubli des radis qui les a entraînés à se tromper dans leurs calculs :
OTTO. Ce serait, ce serait… ça y est, j’ai compris ! Il rit.
Pause. Tu veux un indice, juste un mot : radis ! […]
La vendeuse de radis est venue à notre table avec les radis et on en a pris trois, parce qu’on est tous à
aimer ça et que c’est égal pour une fois qu’on sort. […]
C’est ça, les 10 marks 50 qui manquent. 3 marks 50 pour chaque. C’est tout à fait ça.
Pause. Il rit de soulagement. Maintenant que ça m’est revenu, ça m’enlève un poids sur le cœur. […]
On a eu de la chance. Il hoche la tête, épuisé. Et maintenant je suis fatigué.
MARTHA. C’est qu’il est tard à présent66.

Cette épuisante anamnèse articule constamment les deux comptabilités que nous avons
mentionnées et fait peser un doute évident sur la possibilité qu’auraient les personnages de
jouir sans entraves à l’occasion des très rares distractions qu’ils s’autorisent (« c’est égal pour
une fois qu’on sort » est teinté d’une incontestable ironie et fournit un exemple de ce partage
des voix dont nous avons souligné les effets de surplomb dans notre précédent chapitre). De
plus, elle rejaillit sur le repas auquel nous sommes en train d’assister, ne laissant guère au
couple la possibilité de « se refaire ». Parasité par le repas passé dont le souvenir est lui-même
parasité par la reconstitution obsessionnelle de l’addition, le repas présent est totalement
escamoté et ne laissera vraisemblablement aucun souvenir aux personnages.
On comprend ici combien le terme de « sous-privilégiés » convient pour désigner le
personnel dramatique. De fait, ceux-ci sont rarement confrontés à la pénurie et à la faim
comme pouvaient l’être les mineurs de Germinal, y trouvant d’ailleurs le ferment de leur

65
Franx Xaver Kroetz, Mensch Meier, in Stücke III, op. cit., p. 366 – nous traduisons.
66
Id., p. 368 – nous traduisons.

400
révolte collective67. Mais nous sommes tout aussi éloignés de ce « franc-manger » qu’analyse
Bourdieu dans La Distinction, opposant l’hédonisme spontané des classes populaires à
l’« habitus d’ordre, de tenue et de retenue » auquel se conforme la bourgeoisie en introduisant
« la rigueur de la règle jusque dans le quotidien »68. Vivant au-dessus du seuil de pauvreté,
nos personnages subissent les affres d’une situation intermédiaire qui leur permet d’être
intégrés socialement sans pour autant pouvoir prétendre au style de vie que la société de
consommation érige fallacieusement en idéal commun. Or c’est ce cadre clivé que donnent
régulièrement à voir le motif du repas et, plus particulièrement, l’opposition récurrente, dans
les dialogues ou sur les tables, du nécessaire et du superflu, des régimes réguliers et des
régimes d’exception. Indépendante de toute confrontation explicite avec des bacchanales
bourgeoises et scandaleusement dispendieuses (que l’on songe, là encore, à la description
zolienne des repas chez les Hennebeau69), cette opposition qui fait rivaliser le « nescafé » de
la semaine avec le « vrai café » du dimanche (La Table70) ou encore la rentabilité d’un

67
Si le spectacle Germinal fait évidemment exception, il passe néanmoins sous silence les passages
particulièrement pathétiques que le roman, à partir de la quatrième partie, consacre à la faim de plus en plus
intolérable des mineurs. Dans la première partie, il s’attarde sur les bricolages quotidiens auxquels les femmes
sont contraintes pour pouvoir nourrir leur famille en dehors des grandes périodes de crise ; dans la seconde
partie, c’est la longue pantomime des matelas – les femmes les éventrent pour en vendre la laine – qui se charge
de signaler très concrètement l’inflation de la misère. Cf. Michel Deutsch, Germinal, op. cit., pp. 23-24 : « LA
MAHEUDE. […] La soupe. Une fois encore tu as accompli le miracle quotidien. L’eau donne des coliques et tu ne
peux pas tromper longtemps la faim du mineur avec des feuilles de choux bouillies. Une fois encore tu as trouvé
deux pains, des pommes de terre, du beurre, de la chicorée, une demi-livre de fromage de cochon et du café. […]
La Maheude met de l’eau sur le poêle et verse avec beaucoup de précaution quelques grains de café dans la
casserole. Encore six jours à attendre la quinzaine. A eux tous, ils apportent neuf francs. Nous sommes sept à la
maison. Le père et Zacharie, trois : ça fait six… Catherine et Bonnemort, deux : ça fait quatre ; quatre et six,
dix… Et Jeanlin, ça fait onze. Mais il y a les dimanches et les jours de chômage. Ce qui fait qu’il n’y a jamais
plus de neuf francs. J’ai réussi à prendre chez l’épicier Maigrat, le beurre, le café, la chicorée et nous avons du
pain jusqu’à samedi… encore sept sous de fromage de cochon et en passant par le coron des Bas-de-Soie j’ai
acheté à la femme d’un surveillant pour dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-
quinze. L’épicier Maigrat m’a prêté cent sous à condition que je lui envoie Catherine… Nous avons de quoi tenir
deux semaines mais après, comment vais-je régler la dette. La Maheude se verse un verre de café et le boit à
petits coups, les deux mains autour du verre pour le réchauffer ». Tandis que Zola racontait chacune des étapes
de la course effrénée de la Maheude à travers Montsou pour obtenir de quoi manger, Deutsch élabore un
monologue rétrospectif qui s’articule à des gestes auxquels le spectacle consacre de longues minutes (nettoyage
du plancher, préparation et consommation du café…) et qui dilatent le moment d’attente précédant le retour des
mineurs. La fatigue du périple effectué se reporte ici sur le corps rompu de la comédienne (Michèle Foucher) et
sur le caractère ressassant de la parole, axée sur un double compte à rebours (l’arrivée imminente des bouches à
nourrir, l’arrivée lointaine de la paye) qui charge la durée de la séquence de tensions contradictoires.
68
Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., pp. 200-222. Inséré dans des cycles temporels qui opposent vie
professionnelle et vie domestique, le repas des classes populaires que décrit Bourdieu est placé sous le signe de
« l’abondance » et surtout de « la liberté » (à l’intérieur des limites économiques auxquelles il reste évidemment
soumis et qui conditionnent notamment le choix des aliments). Marqué par la suspension des contrôles, des
contraintes et des restrictions qui caractérisent le temps de travail, il traduit une forme d’« hédonisme » – « seule
philosophie concevable pour ceux […] qui ont […] peu de choses à attendre de l’avenir » – qui s’oppose à
l’« habitus d’ordre » auquel se conforme la bourgeoisie, mais aussi à la sobriété que s’imposent certaines
fractions des classes moyennes dans leur volonté de « s’arracher au présent commun ».
69
Là encore, il s’agit d’un passage particulièrement éloquent qu’évince le spectacle du T.N.S., même si quelques
allusions aux « ventres d’or » sont ménagées au sein du discours des mineurs.
70
Michèle Foucher, La Table, op. cit., p. 23.

401
saucisson avec la folie gourmande de « truffes au chocolat » (Dissident, il va sans dire71)
souligne le poids des restrictions et des renoncements quotidiens, en même temps qu’elle
réinvestit le champ des distinctions sociales sur le territoire micro-scalaire des manières de
cuisiner, de manger mais aussi d’y prendre plus ou moins goût.
Ainsi, dans Haute-Autriche, les personnages sont conduits à deux reprises à réévaluer
leur repas à l’aune de mets qui leur paraissent, à tous égards, exotiques :
HEINZ. […] Mieux vaut un bon repas qu’un mauvais rêve. […]
ANNI. Juste. Elle lui enlève le prospectus. Maintenant on mange, ou ce sera froid et ça n’aura plus de
goût.
Elle sert des poireaux, du bœuf et des pommes sautées.
HEINZ. Du poireau.
ANNI. C’est aussi bon que des asperges quand c’est beaucoup moins cher.
HEINZ goûte. C’est bon !
ANNI. Et pas cher.
HEINZ. Parce qu’on peut pas s’offrir des asperges !
ANNI. Si le poireau est tout aussi bon et moins cher.
HEINZ. Parce que tu sais faire la cuisine.
ANNI. Une bonne cuisinière économise l’argent de la famille et la comble de délices.
HEINZ. Quelle foutaise72.

ANNI observe une table voisine. On appelle ça le flambage, non ?


HEINZ. Pas si fort, sans ça on va entendre qu’on ne sait pas.
ANNI. Mais on appelle ça le flambage.
HEINZ. Bien sûr. Mais quand on le sait, on n’a pas besoin d’en parler, sans ça les autres se rendent
compte qu’on n’en a pas l’habitude, parce qu’on regarde comme ça.
ANNI. On n’avait qu’à manger nous aussi quelque chose qu’on fait flamber.
HEINZ. Les plats qu’on fait flamber sont les plus chers, c’est connu, parce que la beauté a son prix.
ANNI. Le goulasch était bon aussi.
HEINZ. Justement.
ANNI. Quoique le dimanche de Pâques, on pourrait bien s’offrir une exception, pour une fois73.

Situées dans le premier acte de la pièce, ces saynètes annoncent les déflagrations que la
grossesse d’Anni introduira dans le couple, qu’il s’agisse de la gestion d’ores et déjà serrée
des dépenses domestiques ou, plus encore, du processus d’auto-dévaluation qu’elle nourrit en
vertu d’un amalgame continu entre la valeur marchande des biens consommés et la valeur
éthique de leurs consommateurs. Contre l’utopie douloureusement euphorisante d’un jardin
avec piscine, le premier repas est pourtant censé ramener Heinz et Anni à des contentements
plus fiables et plus immédiats. Or loin d’assurer ce rôle rassasiant, le voilà aussitôt soumis à
une jauge comparatiste qui reconduit le bilan chiffré des désirs qu’avait amorcé la lecture du
prospectus de la Maison du Jardin et que poursuivra bientôt le dialogue, faussement
hétérogène, sur les mérites de la nouvelle Manta par opposition à la désespérante banalité de

71
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit. p. 11 : « PHILIPPE. C’est une surprise eh bien ouvre /
HÉLÈNE. Des truffes au chocolat mais tu es fou ? / PHILIPPE. C’est pas ce que tu aimes le plus au monde ? /
HÉLÈNE. Si » ; pp. 26-27 : « PHILIPPE. […] il reste encore un peu de ce saucisson ? / HÉLÈNE. Juste un dernier
petit bout / PHILIPPE. Ç’aura été un bon achat ».
72
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 12.
73
Id., p. 15.

402
la Kadett que possède le couple. L’opposition rien moins que dérisoire du poireau et de
l’asperge comme, plus tard, celle du goulasch et du flambage constituent le geste alimentaire
en procédure de distinction et de hiérarchisation qui sollicite l’ensemble du champ social et
noue étroitement l’économie domestique et l’économie libidinale, « l’argent de la famille » et
les « délices » – inégaux quoiqu’en dise le proverbe – auxquels il permet de donner accès. Le
deuxième repas traduit d’autant mieux cette fonction distinctive qu’il s’inscrit dans un cadre
public et hautement concurrentiel où les tables voisines alimentent très concrètement les
frustrations74 : à travers le flambage, la distribution économique des richesses n’engage plus
seulement celle des aliments et des saveurs, mais aussi celle des usages linguistiques et des
valeurs esthétiques du bien-manger75. A vrai dire, nous ne saurons rien des mets ni de l’alcool
que l’on fait flamber et la question du goût n’est évoquée qu’au sujet du goulasch, maigre
compensation pour tenter de réévaluer un plat particulièrement dénué de prétention formelle
et qui, n’était son titre hongrois, rappelle fortement l’ordinaire quotidien. A l’instar des glacis
et des nappés de la « cuisine ornementale » dont Barthes analysait les pouvoirs hypnotiques
sur le public populaire du magazine Elle, le flambage fait disparaître « la nature première des
aliments » pour s’adresser à la vue, « sens distingué », et signifier « le rêve même du chic » à
ceux qui n’auront jamais droit qu’à son spectacle76. Encore les personnages n’y trouvent-ils
pas matière à réplétion et les mouvements de la parole et du regard, tendus vers ce festival
pyrotechnique auquel ni leurs mots, ni leurs yeux ne sont habitués, creusent l’espace du
manque au moment même où le repas s’achève. Figure de style intimidante, le flambage

74
La didascalie qui introduit la scène 3 reste allusive concernant la nécessité de représenter sur la scène ces
tables voisines (« Les berges du lac de Starnberg, dans un café au bord de l’eau, sur la terrasse qui domine le
lac. Anni et Heinz, par beau temps, le dimanche de Pâques »). Compte tenu du caractère économique du
dispositif promu par Kroetz et de la continuité entre scènes d’intérieur et scènes d’extérieur en ce qui concerne
les rapports d’inclusion/exclusion du couple et de la société, compte tenu également du fait que le dialogue
n’évoque jamais les autres clients et se focalise exclusivement sur les plats inaccessibles qu’ils consomment et
les signes socio-libidinaux qu’ils véhiculent, il semble plus pertinent de suggérer, en hors-scène, la présence
obsédante de tierces personnes tout en maintenant l’isolement des personnages.
75
L’enjeu linguistique qui associe la difficulté de la nomination à des habitudes alimentaires économiquement
déterminées est également au cœur de la scène du film de Fassbinder, Tous les autres s’appellent Ali, où Emmi
et Salem se retrouvent dans un restaurant chic dont ils ne maîtrisent pas les codes hautement stylisés. Le moment
de la commande se mue dès lors en examen de passage éprouvant où le Garçon occupe la place intimidante de
l’instructeur ; cf. Rainer Werner Fassbinder, La Peur dévore l’âme, trad. fr. Michel Deutsch, Paris, L’Arche,
1992, pp. 30-32 : « EMMI. […] Deux soupes de homard. Deux fois du caviar. Et une fois un chateaubriand pour
deux personnes. / LE GARÇON. Et comment aimeriez-vous le chateaubriand ? / EMMI. Comment ? Cuit, quoi ? /
LE GARÇON. Certainement, chère madame. Cuit. Mais comment ? A l’anglaise ou médium. / EMMI. Comment ?
A l’anglaise ? Ça sonne bien. / LE GARÇON. Alors à l’anglaise. Presque cru. Volontiers. / EMMI. Cru ? Elle
regarde Salem qui secoue la tête. A vrai dire… / LE GARÇON. Oui ? / EMMI. Je pense que cru… Alors on
aimerait quand même mieux… Comment s’appelait l’autre ? / LE GARÇON. Médium. / EMMI. Très juste. Ça c’est
pas cru ? / LE GARÇON. Non. Ça c’est médium. / EMMI. Oui. Ça c’est bon. […] Le garçon s’en va. A Salem.
Houla, il m’a fait transpirer. Eh oui, quand on n’a pas l’expérience de ces choses-là ».
76
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 128-130.

403
souligne la violence symbolique des ségrégations que le geste alimentaire, d’une table à
l’autre, est capable de produire.
Plus que tout autre, les personnages kroetziens sont les sujets d’une monomanie où la
comptabilité des biens consommés, inlassablement comparés à l’univers illimité des biens
consommables, désamorce la possibilité de la moindre jouissance. Le cadre exceptionnel du
restaurant, fêtes de Pâques obligent, met ainsi en valeur le caractère contraignant d’un calcul
qui ne tolère aucune mesure suspensive. De même, quand Anna, dans Meilleurs souvenirs de
Grado, fait à Karl la proposition d’un nouvel ethos adapté à leurs vacances italiennes (« jouir
de tout et ne pas se laisser déranger par rien »), l’imminence du déjeuner signe
paradoxalement l’arrêt précoce de cette trêve hédoniste :
KARL. J’ai pas faim du tout.
ANNA. Mais même si on saute un repas, ils nous rembourseront pas.
KARL. Et plus tard on aura quand même faim.
ANNA. Voilà77.

Triste promesse d’un repas devenu pensum à cause du paiement d’une pension complète qu’il
faut impérativement rentabiliser. Transformé en simple réserve calorique, le corps réifié est
sommé de taire son absence d’appétit et de se soumettre aux horaires fixes des voyages
organisés. Il ne s’agit plus ici de freiner ses désirs d’ascension culinaire, encore moins de
s’interdire l’assouvissement d’un besoin organique ; la faim elle-même se voit prise dans le
solde des débits et des crédits, exigeant de sacrifier la satiété du présent immédiat au profit
d’un geste prévoyant de capitalisation à même de combler les manques à venir sans
déstabiliser l’équilibre des comptes.
Cet enjeu libidinal du geste alimentaire explique la façon singulière dont il investit
parfois le théâtre du couple pour articuler les clivages sociaux qui opposent la scène au hors-
scène, les sous-privilégiés aux privilégiés, et les tensions qui, sur scène, opposent le
personnage masculin au personnage féminin.
Dans l’arrière-boutique, la table est mise avec cérémonie. Martha s’est préparée ; Otto arrive de son
lieu de travail. La scène se passe après la fermeture du magasin.
OTTO. C’est d’un solennel.
MARTHA. Avec moi, je veux que tu sois bien. Alors rien n’est de trop. C’est du caviar, le petit verre
vaut deux marks quatre-vingts.
OTTO. Du caviar. On dirait du poisson.
MARTHA. Ce sont les œufs d’un poisson.

77
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado, op. cit., p. 62. Notons, en amont de cet extrait, le problème
que soulève l’octroi du pourboire : « ANNA. […] J’y pense, est-ce que tu donnes un pourboire au garçon, quand
nous repartons ? / KARL. Pourquoi faire ? / ANNA. Alors que nous avons un bon de pension complète, c’est pas
nécessaire. Tout à fait d’accord. / KARL. Tout est compris. / ANNA. Exactement. Mais je crois que ça se fait
quand même. […] Je crois que c’est mieux, si on veut pas se rendre ridicule, parce qu’alors ils diraient que nous
ne savons pas ce qui se fait ». Ce passage fait sensiblement écho aux enjeux du flambage dans Haute-Autriche et
à la pratique exceptionnelle d’une sortie publique où la méconnaissance des usages et l’intériorisation de la
surveillance sociale constituent chaque micro-action en test d’évaluation.

404
OTTO. De petits œufs.
MARTHA. Un poisson pond des millions d’œufs comme ceux-là. Faut mettre du beurre, c’est meilleur.
OTTO. Comme chez les rois.
MARTHA. C’est rien ça. Au magasin il est impossible de faire la cuisine. Si tu viens à l’appartement un
jour, tu verras ce que je te préparerai.
OTTO. C’est aussi bien ici, si on est simple.
MARTHA. Mange.
OTTO. Tu me gâtes.
MARTHA. Manger, c’est bon pour la santé. […] T’as assez mangé ?
OTTO. Le matin comme un gentilhomme, le midi comme un bourgeois, et le soir comme un mendiant.
C’est comme ça qu’on vit vieux.
MARTHA. Alors je débarrasse.
Pendant que Martha débarrasse, Otto s’allonge sur le canapé. Il sort un magazine de sa serviette78.

L’ouverture d’Une Affaire d’homme souligne d’ores et déjà la dimension asymétrique de la


relation. Ayant mis la table « avec cérémonie », s’étant préparée pour l’occasion, Martha a
acheté du caviar et ce régime d’exception vise très littéralement à exprimer la valeur qu’elle
accorde à Otto ainsi qu’à lui garantir la pertinence de l’intérêt qu’il lui porte. Ce souci de
rendre la vitrine attractive nous inscrit ainsi dans un marché concurrentiel où la tripière,
soumise à une faible demande sexuelle et affective, tente néanmoins de valoriser ses atouts et
d’offrir des prestations de services qui puissent compenser les manques (de beauté, de
féminité, d’expérience, de qualification…) qu’Otto ne cessera de lui rappeler tout au long de
la pièce. Dans ce cadre, le prix de la nourriture et les compétences culinaires servent d’objets
de transaction, mais aussi de médiations concrètes et pudiques pour donner à l’amant des
gages de son importance, autrement dit – et en d’autres termes que ceux dont dispose Martha
– lui prouver son amour. Ainsi des « millions d’œufs » qui, du point de vue argumentatif,
peinent à justifier le prix du caviar et peuvent d’autant mieux être mis au compte d’une
surenchère quantitative destinée, après l’échec des « deux marks quatre-vingts », à dire le
débordement d’un sentiment que ne menace pas la rupture de stocks. Or loin d’être opératoire,
cette stratégie publicitaire de séduction suscite aussitôt de discrètes crispations censées
prouver que l’issue de la transaction reste incertaine : la réplique « On dirait du poisson »
ramène la sophistication du caviar à des saveurs plus familières qui rendent son prix
inexplicable ; « C’est aussi bien ici » fait office de fin de non-recevoir vis-à-vis de la
proposition de rencontres ultérieures dans un cadre proprement privé où le partage d’un repas
cuisiné (mais aussi l’abandon du divan au profit d’un véritable lit) risquerait de conjugaliser
une relation qu’Otto entend réduire à sa dimension sexuelle et épisodique.

78
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., pp. 43-44.

405
Ces premières asymétries entre les personnages s’appuient néanmoins sur une ligne de
fracture plus fondamentale qui les oppose uniment à la cérémonie du « dîner aux chandelles »,
protocole ritualisé dont le caviar, aliment-signe par excellence79, pointe les conditions socio-
économiques de maîtrise. Kroetz joue en effet de l’écart entre le code amoureux et la
maladresse avec laquelle les personnages l’investissent faute de le posséder. Ce processus
singulier d’aliénation est mis en valeur par toute une série de décalages qui grèvent la mise en
scène de Martha et nouent étroitement la méconnaissance socio-gastronomique du caviar
(esturgeon anonyme, beurre sacrilège…) et la méconnaissance socio-rhétorique de la
grammaire amoureuse : décalage avec le cadre professionnel, sinon trivial, de l’arrière-
boutique, décalage avec les tripes et les abats que Martha manipule chaque jour et qui,
officiellement destinés aux animaux, constituent aussi bien des viandes au rabais dont on
apprendra que certains clients, comme Otto, les achètent pour leur consommation personnelle,
décalage plus général avec les habitudes alimentaires des personnages que traduisent ou
trahissent les dialogues en révélant une conception de la nourriture fonctionnelle et
substantielle (« Manger, c’est bon pour la santé », « t’as assez mangé ? »). En somme,
décalage avec une inscription sociale qui ne saurait s’insérer sans heurts et sans accrocs à la
dramaturgie du couple à laquelle nous renvoie la situation stéréotypée du repas en tête-à-tête.
Loin d’offrir un cadre privilégié à l’improvisation contrôlée d’un roman sentimental où le
couple se constituerait comme objet sublimé de son propre discours, le prétexte devient texte ;
étrangers à si « solennelle » mise en scène, les acteurs commentent le décor au lieu d’y jouer
leur partition et se livrent à des considérations prosaïques qui coupent le rapport de séduction,
opposant les personnages à un « amour-caviar » qui pourrait se dire en recourant aux figures
stylistiques du genre comme à autant d’instruments familiers. Convoquant successivement
« roi », « gentilhomme », « bourgeois » et « mendiant », les comparaisons anachroniques et
contradictoires d’Otto font émerger une ronde carnavalesque des statuts sociaux que dément
cruellement le dispositif kroetzien.

79
Songeons, une nouvelle fois, à la scène du restaurant dans Tous les autres s’appellent Ali qui, sur un mode
certes plus tendre, trouve également dans le caviar le moyen de nouer enjeux économique et libidinal. Cf. Rainer
Werner Fassbinder, La Peur dévore l’âme, op. cit., pp. 30-32 : « EMMI, qui a étudié le menu. Tu sais, on va tout
simplement manger ce qu’il y a de plus cher. Comme ça on est sûr que c’est bon, d’accord ? […] 45 marks pour
du caviar ! Ça ne fait rien, aujourd’hui ça n’a pas d’importance. Sais-tu qu’il existe aussi du caviar doré. J’ai lu
ça, une fois, dans un magazine. Vraiment en or. / SALEM. Caviar doré ? / EMMI. Oui ! Vraiment comme de l’or.
Mais celui-là il n’est que pour le shah de Perse. Il n’est pas pour les gens normaux. On dit que le caviar est bon
pour l’amour. / SALEM. Bon pour l’amour ? / EMMI. Oui. Il provoque le désir. Mais j’y crois pas. Enfin je le crois
un tout petit peu ».

406
b) Les tables de la loi

On l’aura compris à travers les exemples sollicités, c’est chez Kroetz que
l’alimentation se constitue le plus exemplairement en gestus où le jeu conjugué des paroles et
des corps nous renvoie continûment à la place qu’occupent les personnages dans la hiérarchie
sociale et à la façon dont celle-ci engage leur être-au-monde. De manière plus générale, le
moment du repas offre un territoire privilégié pour donner à voir les rapports de pouvoir qui
traversent la vie quotidienne ainsi que leur éventuelle perturbation. Dispositif régulier et
régulé où la distribution sexuelle et familiale des rôles fait ordinairement objet de consensus,
il engage non seulement l’inscription de la scène domestique sur la scène plus vaste des
idéologies, des conventions et des codes sociaux qui s’y jouent, s’y transmettent ou s’y
dissolvent, mais aussi la constitution de cette scène en micro-société où la moindre
intervention postule, perpétue, déplace ou conteste les lignes de partage et les hiérarchies
internes qui la structurent et la fondent.
Cette double polarité est au cœur de La Table. Convoquant traditions antiques,
régionales et familiales, autant de legs plus ou moins localisés auxquels s’ajoutent habitudes
tenaces et superstitions lointaines « qui restent » sans qu’on ne sache « plus d’où ça vient »80,
la parole féminine, malgré sa polyphonie, définit tout un corpus de comportements ritualisés
et de prescriptions variablement comminatoires qui, de génération en génération, font de la
table l’enjeu d’un véritable « dressage »81, motif qui circule tout au long du texte :

80
Michèle Foucher, La Table, op. cit., p. 23.
81
Sur ce sujet, on se reportera au chapitre « Comment se tenir à table » in Norbert Elias, La Civilisation des
mœurs, op. cit., pp. 121-183. Ne pas manger avec ses doigts, s’essuyer régulièrement les mains… constituent
autant de comportements quotidiens qui, aussi naturels qu’ils nous paraissent, sont issus d’un long processus de
civilisation et de refoulement qui a profondément transformé les normes de la pudeur et du déplaisir, ces normes
s’étant initialement imposées de l’extérieur pour se muer progressivement en auto-contraintes. La formation
psychique du Surmoi lors de la petite enfance ne fait ainsi que reproduire, à l’échelle individuelle, ce processus
historique et culturel : « Tous ces exemples illustrent bien la ritualisation de notre vie quotidienne. Si on
accumulait les exemples à travers l’histoire jusqu’à notre époque, on constaterait que des détails continuent de se
modifier […]. Mais les normes qu’on exige des rapports humains dans une société civilisée, les tabous et
interdictions, la tenue à table, l’usage qu’il faut faire du couteau, de la fourchette, de la cuiller, de la serviette et
des autres ustensiles, tout cela s’est maintenu pour l’essentiel. […] Rien dans les manières de table ne “va de
soi”, rien ne peut être considéré comme le résultat d’un “sentiment de gêne” naturel » (pp. 153-155). Ajoutons
que le spectacle pour enfants que fait jouer Gilberte Tsaï au T.N.S. au même moment que La Table et intitulé
Une cuiller pour Papa, une cuiller pour Maman réinvestit directement ces enjeux (il a d’ailleurs lui aussi été
élaboré à partir de paroles de femmes et d’enfants « autour de la table ») : « La table, lieu où se réunit
quotidiennement la famille, où se répètent chaque jour les même gestes, les mêmes mots. Malgré leur apparente
banalité et insignifiance, ceux-là ne sont pas innocents : ils véhiculent toute une idéologie et résument des
rapports familiaux. […] Destiné aux enfants, le spectacle utilise des signes simples, immédiatement lisibles. […]
Plus forte qu’un discours sur la famille, sur l’exploitation de la femme par l’homme lui-même exploité, etc., est
l’image de cette ménagère s’affairant dans une cuisine-aquarium, de ce père silencieux, irritable, lisant son
journal. Un quotidien qui ne sera pas pris au premier degré par l’enfant, grâce à la distance qu’apporte, dans la
représentation des personnages, l’utilisation de leurs chaussures, et de marionnettes lointaines et caricaturales » –
Gilberte Tsaï, « Autour de la table », TNS Actualité, n° 27, octobre 1977.

407
Ah oui ! Une belle table bien… bien « dressée » ! C’est joli ! / […] Non, une table il faut toujours
qu’elle soit… qu’on s’y plaise ! / Dresser la table ! Dresser… dresser il faut apprendre ça aux filles ? /
[…] Dresser, c’est tout un art / […] oui il faut « dresser » les enfants !82

Plus encore que dans les lois ancestrales que les différentes énonciatrices reprennent à leur
charge et qui marquent avec clarté leur affiliation idéologique à un ordre établi qui les dessert
(« Le repas ? C’est moi qui le fais, oui c’est la femme ! », « une femme est faite pour servir »,
« L’homme, il faut qu’il compte sur sa femme ! il faut qu’il se repose ! »), ce dressage trouve
à s’effectuer dans la répétition quotidienne du repas, dans son organisation concrète et les
multiples opérations de détail par lesquelles cet ordre s’imprime durablement dans les corps et
dans les têtes : placement inamovible des différents membres de la famille autour de la table
et distribution corrélative des rôles (« j’ai mon mari qui est devant… enfin bon c’est peut-être
du fait que je me lève tout le temps et derrière, j’ai le gaz alors automatiquement… ») ;
scénographie des plats et des couverts dont l’ordonnance voulue chaque jour parfaite atteste et
confirme les responsabilités et les devoirs qui échoient aux femmes pour être à la hauteur de
leur fonction (« que le même personnage soit sur l’assiette creuse, sur l’assiette plate, sur
l’assiette à dessert, sur la tasse, sur la soucoupe tout ! ») ; système de récompenses et de
sanctions qui vient parfaire la formation d’enfants n’ayant pas encore parfaitement intériorisé
les règles (petite fille modèle devant laquelle on s’extasie parce qu’elle se tient bien à table,
adolescent rebelle qu’on pique à la fourchette quand il mange avec les doigts…) et qui
marque son empreinte jusque sur le corps de la fille (prise de hoquet de peur de se faire
gronder pour avoir mal fait le service) ou la « conscience » de la mère (honteuse à la seule
idée qu’on puisse la surprendre en train de manger seule à table). De la pénalité censée assurer
le respect pavlovien des convenances à la symptomatologie qui souligne au contraire leur
totale incorporation, de la répression autoritariste au message subliminal, se dessine ainsi tout
un arsenal disciplinaire qui donne une inquiétante épaisseur au jeu de mot sur le « dressage » :
litanie insistante des rappels à l’ordre (« mange ! dépêche-toi ! Tiens-toi à table ! tes
mains ! »), réprimandes et « raclées », mais aussi « gros yeux » qui suffisent à prévenir les
infractions, ou grande cuiller en plastique qui, d’être seulement posée sur la table, sceptre
symbolique fort de menaces qui n’ont plus besoin d’être mises à exécution, ni même d’être
explicitement formulées, permet d’obtenir immédiatement la plus grande docilité83… Cet

82
Rappelons que si la parole des femmes rechigne à contester ces traditions et le dressage qu’elles impliquent, le
corps de l’actrice, par ses poses incongrues, se charge souvent de le faire et n’est jamais aussi fantasque, voire
inconvenant, que lorsque le discours insiste sur les conventions (cf. supra. chap. II, partie B).
83
Cf. Michèle Foucher, La Table, op. cit., p. 27 : « Moi, alors à table… il faut le voir… moi, j’ai une cuiller en
plastique, une grande comme ça ! en bois ? Si je tape sur la table, elle casse ! alors le matin à 6 h 30, quand ils se
réveillent, j’ai déjà ça, sur la table ! et, ils comprennent ! ils comprennent hein ? ».

408
enjeu éducatif qui combine l’apprentissage des règles du savoir-vivre et la perpétuation de la
domination masculine structure le repas autour de deux lignes d’opposition fondamentales,
parents/enfants et hommes/femmes. Ces lignes d’opposition exacerbent l’ambivalence
statutaire des épouses et mères qui prennent ici la parole et incarnent tout autant le discours de
la loi (socio-parentale) que la subordination à la loi (socio-masculine) ; elles font surtout du
repas un lieu essentiel d’exercice du pouvoir et nous éloignent définitivement des images et
des discours qui insistent sur sa fonction fédératrice pour le constituer en moment privilégié
de communion familiale84.
Les mouvements féministes ont évidemment grandement participé à faire de la cuisine
le théâtre obscur de l’asservissement féminin, trouvant en Jeanne Dielman une nouvelle icône
de ces luttes solitaires menées contre l’emploi du temps domestique, l’épluchage des pommes
de terre et le rangement de la vaisselle85. La même année que Michèle Foucher, le Théâtre de
l’Aquarium propose d’ailleurs de réinvestir ces enjeux dans La Sœur de Shakespeare. Or si le
spectacle s’émancipe bien plus frontalement de la réalité quotidienne en recourant au
travestissement des acteurs, au détournement ludique des objets ménagers ou à des échanges
clairement farcesques, autant de procédés ostensibles de distanciation qui portent en eux la
critique de ce qui est représenté86, il n’insiste pas moins sur la force des consentements plus
ou moins tacites, plus ou moins assumés, qui scellent aux yeux des femmes elles-mêmes
l’immuabilité de l’ordre domestique. Des consentements dont la préparation du repas, tâche
qu’elles s’assignent « tout naturellement », offre l’exemple éloquent. Comme La Table, la
pièce ne compte donc aucun homme, sinon ceux qui hantent la parole féminine et vers

84
Que l’on songe à cette réplique qui juxtapose comiquement un impératif apparemment indiscutable et l’éloge
des discussions familiales et démocratiques qu’il impose de façon toute militaire : « Mon mari, qui ne rentre pas
à midi veut voir, le soir tout le monde à table à sept heures. Oui, la table c’est pour se retrouver pour discuter »
(id., p. 26) – ou encore à cette fausse digression qui, via des exemples significativement empruntés aux rites
médiévaux et aux repas d’affaires, c’est-à-dire à des expériences qui ne concernent pas directement les
énonciatrices, souligne avec lucidité l’égalité de façade qui se joue autour de la table : « La table ? C’est une
surface “plate”, qui se fixe et se surélève au fur et à mesure des civilisations, les gens assis sont au même niveau.
Ils pensent ainsi être à égalité ou ils font semblant de le croire… » (ibid.).
85
Sur ce sujet, cf. Nicole, « Les pommes de terre », Les Temps modernes. Les femmes s’entêtent, op. cit.,
pp. 1732-1743 : « Les femmes, ça pèle les pommes de terre, les carottes, les navets, les poires, les choux, les
oranges. Tout ce qui se pèle, les femmes savent le peler. Ce n’est pas compliqué à faire. On apprend, toute petite,
de mère en fille : “Tu viens m’aider à peler les pommes de terre du dîner, ma chérie.” […] Les femmes pèlent les
pommes de terre, tous les jours, à midi et le soir ; les carottes aussi, les poireaux aussi. Sans problèmes, sans se
poser de problèmes, sans en poser au mari. Les pommes de terre, c’est le problème des femmes ». L’épluchage
des pommes de terre constitue d’ailleurs une séquence très forte – et très longue – du film d’Akerman : tandis
que Jeanne Dielman est obligée d’accomplir cette opération une seconde fois pour avoir oublié sa cocotte sur le
feu, ce sont les heurts introduits dans le rythme propre à cette activité, ralentissements, interruptions, reprises,
qui témoignent silencieusement des premiers dérèglements dans l’emploi du temps, et la vie, du personnage.
86
Pour une comparaison de La Table et de La Sœur de Shakespeare du point de vue du dispositif scénique, de
l’utilisation des objets et, plus généralement, de la théâtralité mise en œuvre, cf. Evelyne Ertel, « Objets de
femmes entre le quotidien et le fantasme », art. cité, pp. 189-191.

409
lesquels se porte une grande partie de leurs préoccupations et de leurs activités – figures
présentes-absentes auxquelles il faut toutefois ajouter « Thierry » (Bosc) et « Jean-Louis »
(Benoît), acteurs significativement chargés d’incarner deux grands-mères qui se montrent
particulièrement attachées à leurs prérogatives culinaires :
THIERRY. Il ne dit jamais rien. Il n’a desserré les lèvres qu’à midi, pour la soupe. Et pourtant on avait
sélectionné les légumes un à un… Je les avais épluchés avec mes doigts de fée… A la passoire je les
avais passés, encore craquants sous la dent… Et avec le fenouil en mijotant… Et il n’a rien dit… […]
Il pourrait toujours essayer de prendre une bonne… Elle n’arriverait pas à nous remplacer…
JEAN-LOUIS. Non mais, il verrait la différence… les yeux de la tête…
THIERRY. On lui profite… c’est normal… c’est naturel87…

THIERRY. Il a un peu trop l’habitude de nous traiter par-dessus la jambe. […]


La prochaine fois, on lui servira une soupe en sachet !
JEAN-LOUIS. (en parlant des légumes) Tiens, laissons tout ça en vrac. Cru ! On n’est pas à ses petits
soins ! Cru !
THIERRY. Cru ! Si ça lui chante, qu’il vienne les éplucher lui-même !
JEAN-LOUIS. Non, non, non… Je ne veux pas le voir dans ma cuisine.
THIERRY. Oui, pour repasser partout derrière son dos, et des ébréchures dans mon service, merci bien !
JEAN-LOUIS. La moindre sauce, monsieur en ferait une affaire d’état.
THIERRY. Le moindre porreau attacherait ! Et impossible de rattraper les casseroles !
JEAN-LOUIS. On ne va pas laisser gâcher la marchandise ! […]
Il mangera tout, tu m’entends, tout, et il a intérêt à ne pas protester si c’est bon…
THIERRY. Dis, tu n’oublieras pas, comme dimanche, le brin de laurier…
JEAN-LOUIS. Mais toi, fais attention : une simple noisette de beurre, pour les artères88…

Si l’absence de reconnaissance masculine fait gronder la contestation, celle-ci reste très


éphémère et ne vient surtout à aucun moment remettre en cause ce qui constitue pourtant le
nerf de cette guerre larvée entre les sexes, à savoir la distribution des rôles autour de la table.
La proposition révolutionnaire ici énoncée – repasser du cuit au cru pour laisser au mari la
charge d’éplucher les légumes « lui-même » et renverser par là le cours de la civilisation –
n’est pas assumée jusqu’au bout tant paraissent infranchissables les frontières mentales qui
séparent la cuisine du reste du monde. Ni la bonne, ni le mari ne sauraient être tolérés en ce
sanctuaire, les femmes assurant avec zèle la pérennité d’un esclavage dont « le brin de
laurier » et la « noisette de beurre » constituent les emblèmes délicats.
Mais l’intériorisation pérenne de ce joug ancillaire apparaît avec une force redoublée
quand interviennent sur scène les toutes jeunes mariées, ces femmes de 1978 qui se trouvent
confrontées pour la première fois de leur vie à l’espace peu familier de la cuisine et qui savent
pourtant d’emblée qu’il s’agit là de leur nouveau « royaume » :
KAREN. Mon royaume !
MARTINE. Ma kitchenette !
KAREN. Ça fait drôle la première fois…
Elle fait apparaître une poêle et la dépose sur un des camping-gaz.
Faire la cuisine après la lune de miel.
Martine et Karen mettent sur leurs robes blanches des tabliers de couleur.

87
Théâtre de l’Aquarium, La Sœur de Shakespeare, publication du Théâtre de l’Aquarium, 1980, pp. 5-6.
88
Id., pp. 18-19.

410
MARTINE. Il n’est pas là pour voir ça !
KAREN. Mais lui il a faim, le pauvre ! C’est normal que je…
MARTINE. Tu as faim, toi ?
KAREN. Je suppose qu’il faut faire ce que fait n’importe quelle maîtresse de maison le premier jour.
MARTINE. C’est normal, c’est naturel…
KAREN. Un premier repas peut retentir sur ta vie entière ! Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’on va lui faire pour
dîner, ce soir ?
MARTINE. Mais tu as appris à faire la cuisine quelque part, toi ?89

La contestation finit à nouveau par gronder, évidant, à mesure que la pièce avance, la portée et
le sens de cette antienne, « c’est naturel », qui circule de réplique en réplique et de personnage
en personnage. Se lançant un œuf que ni l’une ni l’autre ne se résolvent à faire cuire et qui
finit logiquement par terre, Karen et Martine semblent prêtes à abandonner cette partie peu
engageante quand la première se fait rattraper in extremis par l’une des grands-mères qui la
rappelle à l’ordre. Finie, la lune de miel ; ayant pour toute monnaie d’échange symbolique
l’amour que son mari a eu la gratitude de lui donner, Karen assure sa propre formation,
apprend à composer des menus et se promet même d’y trouver bientôt du plaisir :
Karen essuie l’œuf avec un bout de son voile de mariée. […] Puis elle se lève. La poêle – comme une
pendule d’horloge – bat la mesure… Karen essaie de se souvenir…
KAREN. L’œuf au plat c’était un mercredi, jeudi, dimanche… lentilles au naturel, compote de pommes,
pâté, éplucher, é-pépiner, farcir, blanchir… cela deviendra vite un jeu très amusant… vendredi, trois
cent cinquante kilos de frites… dimanche… si amoureux soit-il, un jeune mari c’est avant tout un
estomac. Cuisson : quinze minutes… vendredi, dimanche… nouilles à l’eau jambon, civet de lièvre…
lundi, mari, mercredi90…

Dans les pièces plus strictement dramatiques de la décennie, le cadre contraignant et


très strictement hiérarchisé du repas est régulièrement mis en valeur : il apparaît dans les
slogans qui soulignent le sacerdoce culinaire auquel les femmes sont vouées (« Une bonne
cuisinière économise l’argent de la famille et la comble de délices »91, « Un mari, un enfant et
faire la cuisine tous les jours pour l’homme et l’enfant. J’ai envie de me marier… »92) ; il
apparaît dans la régularité des impératifs masculins dont on a vu qu’ils marquaient – ou
tentaient de marquer – l’emprise du patriarche sur l’ensemble de la maisonnée et qui trouvent
un lieu privilégié d’exercice sur le territoire des usages alimentaires (« Amène-moi une

89
Id., p. 8.
90
Id., pp. 10-11. Toutes ne se conforment pas aussi rapidement à ces commandements socio-sexuels. La pièce ne
cesse en effet d’osciller entre le consentement des femmes à l’ordre domestique tel qu’il s’impose naturellement
à elles et sa remise en cause, tantôt balbutiante, tantôt beaucoup plus affirmative. Aussi en est-il qui refusent de
faire de la cuisine leur territoire et osent enfin la quitter : « NICOLE. Je reviens du marché. Mon mari, mes enfants
n’ont rien vu. Mon couteau sous l’eau froide… ils ne m’ont pas vue. Les mêmes légumes, avec le même cœur…
ils ne m’ont pas vue. Personne. C’est prêt. Je les attends. Ils arrivent : on mange. Un baiser distrait… et par ici la
sortie ! Je ne sais même pas si c’était bon ! Je n’étais qu’un objet de plus à la maison. / J’aurais voulu habiter
près d’une gare ! / Il y a toujours une gare près d’une cuisine… / Et je suis partie. / Au crayon : “débrouillez-
vous les garçons !” / J’ai pris le porte-monnaie du marché… vers les boulevards et vers les vitrines. J’étais enfin
une passante… et personne ne me voyait… enfin, vraiment… Et dans la bousculade… j’étais enfin… vraiment
inutile. Et j’ai respiré ma ville, ma gare, mes canaux, mes rues… Enfin, vraiment chez moi » (id., p. 11).
91
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 12.
92
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 23.

411
bière », « Donne-moi encore une bière », « J’ai déjà dit cent fois que je voulais que tout le
monde soit là quand je rentre ! », « Ne fais pas tant de bruit avec ta bouche quand tu
manges », « Fais chauffer du café »93, « Mange », « je vais t’apprendre à parler à ton père »,
« On t’a permis de sortir de table ? […] Chez ton grand-père, tant qu’il avait pas replié son
couteau, on mouftait pas »94) ; il apparaît enfin dans la répartition volontairement stéréotypée
des fonctions et des gestes qu’engagent les nombreuses scènes qui se déroulent dans la cuisine
et la salle à manger. En effet, La Bonne vie, Loin d’Hagondange, Marianne attend le mariage
ou Histoire de dires placent très souvent à l’arrière-plan de leurs dialogues un contexte
domestique (petit-déjeuner, dîner, fin de repas…) qui accuse les tensions entre les
personnages ou leur difficulté à communiquer en leur prêtant des actions – ou des inactions –
dont les contrastes relèvent directement de la distribution sexuelle et familiale des tâches :
La cuisine, un soir.
Marie lave la vaisselle.
Jules, assis, les coudes sur la table, regarde dans le vague95.

Un lendemain matin.
La cuisine.
Jules, assis dans la même position que dans la scène précédente.
Marie prépare le petit déjeuner96.

Henri, en tenue de jardin, boit une bière. Marion range. […] Marion commence à mettre la table pour
le déjeuner. Elle va et vient. Henri, assis, achève sa bière. […] Catherine entre, le transistor allumé
entre ses mains, elle pose les bières sur la table prête pour le déjeuner. […] Henri débouche une bière
qu’il boit à petites gorgées. […] Catherine et Marion se lèvent, débarrassent, et sortent. […]
Henri finit son verre de bière97.

Dans la grisaille de la cuisine d’un F4, une femme, la mère, prépare du café. C’est le tout petit matin.
Un homme, le père, entre. […] La mère, seule, passe un coup d’éponge sur la table. Marianne entre.
[…] Elle sort. […] La mère débarrasse. Entre Chantal. […] Chantal sort, la mère débarrasse à
nouveau, balaie la pièce, ouvre la radio, se sert un café, regarde droit devant elle98.

Dans la salle à manger-cuisine. Georges mange. Marie le sert, s’assied de temps en temps pour
manger. […] Georges se bourre une pipe, lit le programme de télévision. Marie mange. […] Marie, en
débarrassant la table, casse un verre. […] Georges sort, Marie ramasse le verre cassé99.

93
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 71, p. 73, p. 77 et p. 80.
94
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 42, p. 44 et p. 46.
95
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 92.
96
Id., p. 96.
97
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., pp. 38-46.
98
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., pp. 53-56. Il s’agit de la première scène de la pièce et
la succession des personnages devant la mère qui reste en scène et ne cesse de répéter le même rituel permet
d’accentuer les différences entre les membres de la famille, en même temps qu’elle marque leur isolement les
uns par rapport aux autres. Confrontée successivement à l’impatience de son époux qui exige son café sans
attendre, et au refus de ses filles de « se mettre à table » (Marianne esquive une conversation potentiellement
litigieuse sur son mariage et sort sans toucher à ses tartines tandis que Chantal affirme frontalement son
opposition et dit notamment « non » au pain que sa mère lui propose), Andrée tente vainement de faire respecter
les règles diététiques du petit déjeuner, figure métonymique d’un ordre socio-familial d’ores et déjà fragilisé. Par
sa pantomime, elle incarne aussi un modèle féminin peu engageant à l’aune duquel le lecteur-spectateur est
d’emblée invité à envisager les stratégies dilatoires de Marianne et les rebellions adolescentes de Chantal.
99
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., pp. 23-25.

412
Par le recours à des pantomimes désynchronisées qui redoublent la non-concaténation
des répliques à l’œuvre durant toute la scène comme par l’utilisation critique du verre cassé
qui scelle la désunion du couple, ce dernier exemple emprunté à Loin d’Hagondange montre
que le rituel du repas vaut tout autant pour les règles qui l’informent que pour les irrégularités
ou les dérégulations que ce cadre à la fois protocolaire et familier permet de mettre au jour.
Déjà, dans La Table, quelques interventions suggéraient les bouleversements susceptibles
d’ébranler les principes supposés intangibles qui régissent la vie en cuisine. Sur le fond d’une
évolution culturelle au long cours qui marque l’obsolescence progressive de certains usages
(la bénédiction du pain, l’interdiction pour les enfants de parler à table, celle, pour les
femmes, de faire de la mayonnaise pendant leurs menstruations…) et tend à relativiser
l’importance de ceux que l’on continue de respecter sans savoir pourquoi, deux témoignages
significativement placés à la fin de la pièce, celui d’une femme sans mari et celui d’une
femme avec travail, prennent « du recul » avec la table. Service dépareillé et casse-croûte
improvisé deviennent alors les signes faussement anodins d’une transgression sans tapage ni
culpabilité qui n’indique rien moins que la possibilité d’inventer ses propres règles. S’ils
n’engagent pas nécessairement semblable émancipation, ces rapports problématiques aux
codes sont au cœur de bien des repas dans nos pièces où l’introduction d’une variable ou d’un
écart par rapport à l’ordre établi (mari adultère, épouse insoumise, enfant rebelle, mère ou
père absents, homme au foyer…) entraîne une série de déflagrations dont le geste alimentaire
porte les indices.
Inspiré d’Une Affaire d’homme, L’Entraînement du champion avant la course permet
d’autant mieux de pointer les investissements contrastés dont l’enjeu alimentaire est
susceptible de faire l’objet. La substitution de la dînette au caviar par le partage dominical
d’un lapin en sauce dans la première scène de la pièce évacue la dimension socio-économique
de la scène kroetzienne pour nous inscrire dans un cadre plus conventionnel, n’était la relation
adultère de Maurice et Jeanine : « MAURICE. C’est dimanche. / JEANINE. C’est pas tous les
jours que tu manges ici »100. De fait, ce sont bien les amants qui se prêtent à ce pastiche de
repas familial dont le personnage masculin tente d’importer les règles sur le territoire pourtant
transgressif des relations extra-conjugales. Sous-tendue par l’opposition des sous-privilégiés
et des privilégiés, la dépossession du code analysée chez Kroetz laisse place à un excès de
codification, entièrement tributaire des poses d’un patriarche illégitime qui doit redoubler
d’efforts pour imposer sa loi et ne dispose plus ici d’une reconnaissance institutionnelle qui

100
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 89.

413
puisse fonder son autorité domestique. Ainsi, Maurice dispense ses arbitrages culinaires (« Tu
t’es donné du mal. On peut dire que tu as bien fait les choses »), son savoir diététique
(« comme chacun sait, le lapin ça se digère difficilement »), ses jugements en matière de
savoir-vivre (« Chez les gens chics on ne mange plus de lapin »), de bien-vivre (« avec une
cigarette après le repas, on sent mieux qu’on a bien mangé ») et d’éthique alimentaire (« il ne
faut abuser de rien »). La multiplication des marqueurs impersonnels souligne le caractère
formaté du discours et c’est sur un mode volontairement caricatural que s’exhibe un processus
de ventriloquie qui constitue le personnage masculin en porte-voix de l’ordre établi. Mais ces
rappels insistants des usages et des convenances s’offrent simultanément comme des
tentatives éminemment fragiles pour endiguer les débordements qui caractérisent l’espace
carnivore et charnel de la boucherie et nier la fondamentale altérité de ce qui s’y joue.
Autour de la bouchère et du complexe fantasmatique que suscite l’association aussi
attractive qu’effrayante de la féminité et de l’animalité, s’engage dès lors tout un jeu
d’oppositions entre la mesure et l’excès, la norme et la déviance, censé conférer au
personnage masculin le statut valorisant du législateur et reporter sur autrui les licences dont il
ne saurait s’avouer lui-même coupable – distribution artificielle et encore balbutiante des
rôles que fixeront sur un mode bien plus radical la judiciarisation de la scène privée et l’auto-
institution du « mâle saoul » en Procureur de la République dès la troisième scène de la pièce.
Toujours est-il qu’à ce stade liminaire, cette contradiction entre la posture idéologique de
Maurice et sa place réelle s’insinue dans les territoires alimentaire et sexuel, en vertu d’un
réseau d’échos qui placent clairement sur le même plan la goinfrerie et l’insatiable désir de
Jeanine, l’alimentation raisonnée et la retenue sélective dont se réclame Maurice.
A présent j’ai trop mangé. Toi tu es une bouchère. Tu peux manger énormément. Tu ne dois pas savoir
quand il faut s’arrêter de manger ; mais moi je suis comme les Anglais, je vis avec mon siècle, je mange
pour manger mais quand je n’ai plus faim, je m’arrête. Toi, tu es une bouchère et tu ne peux pas savoir
quand tu n’as plus faim parce qu’avec toute cette viande que tu manipules, que tu tritures toute la
journée, tu ne peux plus savoir101.

Chantre d’un ethos nutritionnel qui emprunte à la fois à l’air hygiéniste du temps et à la
culture ascétique du corps sportif, Maurice « sait » distinguer avec exactitude ses besoins
élémentaires de ses désirs excédentaires et prétend disposer d’un système imparable d’auto-
régulation qui lui permet de faire taire les seconds quand les premiers ont été satisfaits. Aussi
les didascalies le montrent-elles « faisant des manières » et mangeant « avec affectation » ; en
somme, il fait la fine bouche, posture distinguée et distinctive qu’il adopte tout autant vis-à-
vis du civet que de la poitrine de Jeanine (« Elle est grasse et molle »), mets pareillement

101
Id., pp. 91-92.

414
vulgaires pour le client de choix auquel elle a le privilège d’avoir affaire. Or, malgré ses
mines dégoûtées, Maurice ne laisse de se resservir (« tu as mangé bien plus que moi » lui
rétorque Jeanine) et « consommera » sa maîtresse avec assez d’appétit pour mériter bientôt le
titre de « champion ». Placé sous la tutelle d’une morale petite-bourgeoise d’autant plus
soucieuse de donner en spectacle la force impérative de ses règles qu’elle peine à se faire
spontanément respecter, le motif alimentaire joue ici des contrastes entre les gestes et les
discours pour souligner l’inscription problématique du corps masculin dans un espace qui
échappe à sa juridiction et articuler d’emblée la guerre de l’homme contre la femme à celle
que l’homme doit d’abord mener contre lui-même.
Sans même avoir à sortir de chez lui, le retraité de Loin d’Hagondange connaît lui
aussi les angoisses d’une telle expatriation et c’est ici la désorientation de l’ouvrier soumis à
la cessation forcée de ses activités professionnelles qui trouve sur le territoire culinaire un lieu
insistant de cristallisation. Les première et quatrième scènes de la pièce, liées par un double
effet de parallélisme et de gradation, montrent en effet un homme échoué en terre étrangère :
lieu hospitalier pour le travailleur soucieux de « se refaire », la cuisine devient hostile à celui
que l’on a expulsé de sa résidence principale, l’usine, et qui cherche désormais à imposer sa
présence à la femme autochtone. « Je prendrais bien une tasse de thé », « je préfère du thé »,
« à partir d’aujourd’hui je boirai du thé ! »… à voir la gradation des interventions de Georges,
passant d’une requête poliment atténuée par le conditionnel à la formulation péremptoire
d’une règle vouée à la pérennité, le simple fait de boire du thé relève d’une micro-stratégie
insurrectionnelle. Promouvant de nouveaux usages alimentaires et prodiguant de doctes
conseils sur les propriétés du thé et la salaison de la viande102, Georges tente une intrusion
autoritaire sur le bastion des affaires domestiques dont l’échec programmé, symbolisé par le
verre cassé, oblige à la recherche de terres inoccupées et ouvre sur la conquête de l’atelier.
Enjeu d’un conflit territorial lui-même issu des perturbations provoquées par la retraite et la
nouvelle cohabitation qu’elle induit, le repas constitue le lieu symptomal d’une crise
informulable d’identité qui passe également par des modes de somatisation précisément liés à

102
Cf. Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., pp. 16-17 : « GEORGES. A partir d’aujourd’hui je boirai
du thé ! N’oublie pas quand tu feras les courses […] J’ai lu un article sur les propriétés du thé. Il faut en mettre
une petite cuiller par personne et le laisser infuser cinq à six minutes ; ça donne du tonus et cela énerve beaucoup
moins que le café. / MARIE. Tout dépend des personnes » ; id., pp. 23-24 : « GEORGES. […] Je t’ai pourtant dit
cent fois que c’est meilleur quand le sel est mis avant, pendant la cuisson. C’est marqué dans tous les livres de
cuisine. Sauf la viande, c’est un boucher qui me l’a dit. Il faut saler après, au moment de servir. Ça retient le jus.
[…] / MARIE. […] Il vaut mieux rajouter du sel, c’est pire quand on en met trop. On peut toujours rajouter, mais
enlever… ». Notons, dans chacun de ces passages, la même opposition entre l’expertise toute théorique de
Georges (qui recourt à des figures d’autorité, scientifiques et professionnelles, pour donner tout leur poids aux
vérités et aux impératifs qu’il énonce) et l’expérience de Marie (dont les aphorismes, humblement relativistes,
sont directement issus de sa pratique quotidienne).

415
la nourriture et au vide qu’elle refuse de combler (perte d’appétit, aérophagie…). Cette crise
se rejouera bientôt dans les scènes en atelier, à travers l’opposition de la gamelle (scène 5) et
du gâteau d’anniversaire (scène 11), rites socio-alimentaires qui convoquent deux univers (le
travail et la maison) et deux temporalités (le passé et le présent) définitivement
inconciliables103.
A l’instar du retraité, le chômeur et le travailleur à domicile se voient contraints
d’investir à plein temps l’espace domestique et provoquent sa perturbation en même temps
qu’ils en subissent les effets. Si Louise, dans La Demande d’emploi, entend maintenir la
fiction du refuge familial en rassemblant tout son monde autour d’une blanquette de veau, la
petite comptine de Nathalie sur la famille papa-chômeur vient en fissurer la façade
harmonieuse et ajoute au chromo une légende ironique où s’immiscent les effets dévastateurs
d’une perte d’emploi qui désigne tout autant celui du cadre que celui du père.
LOUISE. A table
NATHALIE. J’ai l’impression de vivre un conte de fées
LOUISE. Pourquoi cette grimace ?
NATHALIE. Tu sais la blanquette […] Il était une fois dans une petite chaumière
LOUISE. Le veau était en réclame aujourd’hui
FAGE. Délicieuse
NATHALIE. Un couple de papa-chômeurs il y avait monsieur papa-chômeur madame papa-chômeur et
leur petit bout de fille qui s’appelait mademoiselle papa-chômeur qu’elle était douce leur chaumière
madame revenait du marché où elle avait acheté toutes les bonnes réclames monsieur épluchait son
journal104

Cette première attaque portée contre la cène familiale, son iconographie publicitaire et ses
universels protagonistes, se rejoue de façon beaucoup plus violente dans le douzième
morceau, marqué non seulement par l’irruption, extrêmement rare, d’un accès de colère chez
Fage mais aussi par celle, tout aussi exceptionnelle, d’une didascalie : « FAGE, hurlant. Je te
dis que je ne veux pas de ton gâteau d’anniversaire / LOUISE. Mon chéri il est acheté on va le

103
Autres retraites, autres mœurs ? Dans le cadre de l’hospice où se déroule Pépé, la nourriture constitue un
enjeu de pouvoir important, qu’il s’agisse des horaires contraignants des repas, de leurs menus imposés, des
médicaments qui leur sont systématiquement associés ou du régime sans sucre exigé par le diabète, autant
d’éléments qui font singulièrement obstacle au principe de plaisir. Encore la faconde énergique du vieillard
s’offre-t-elle comme un moyen de résister à cet ordre culinaire, recours qui manque cruellement à la plupart des
personnages quotidiennistes : « (La cloche sonne. Un plat d’argent descend du plafond et vient se poser sur la
table roulante au milieu de la travée.) La soupe ! / J’ai entendu sonner la soupe. (Il soulève le couvercle du plat
et découvre un énorme tas de purée avec une petite cuillère plantée en son sommet.) / Blanche mousseline et
frais laitage onctueux, / Sous la cloche vermeille l’entremet somptueux, / Qu’on me laisse goûter avant qu’il ne
soit froid / Les dernières douceurs de l’ultime repas !… (Il prend une cuillerée de purée et commence à mâcher.
Surpris, il retire une grosse pastille de sa bouche.) / Merde alors ! / Ma petite dragée, merci Madame Blanc. /
Une cuillérée de purée tranquillisante le soir / Pour bien dormir, / Un bol de purée vitaminante le matin / Pour
avoir la pêche, / Une assiette de purée cardio-régularisante le midi, / Pour la tension, / Purée purifiante,
perfusionante, performante, / Vive la pu, vive la ré, vive la purée Jouvence, / Merci Madame Blanc, / Grâce à
vous je ne vieillirai pas cette semaine !… (Il se met la pastille dans le derrière, court au bout de la travée et sort
en faisant des vocalises. Silence.) » – Théâtre de l’Aquarium, Pépé, op. cit., p. 10.
104
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., pp. 21-22.

416
manger / […] Il jette au sol l’assiette avec le gâteau »105. Comme dans Loin d’Hagondange,
le gâteau constitue l’indice inopportun d’un âge qui fonde précisément l’exclusion du champ
professionnel. Tentative dérisoire pour repousser une échéance dont l’anniversaire ne fait
guère que commémorer l’inévitable expiration, le rejet brutal et infantile du gâteau fait porter
l’accent sur les stratégies de dénégation des personnages – reconstitution du temps passé chez
Wenzel, auto-fiction du cadre resté dynamique chez Vinaver – et ce sont elles, finalement, qui
viennent se briser contre lui faute d’un discours à même de contester le système qui autorise
en dernière instance semblable exclusion et surtout les valeurs qui en font une épreuve
proprement insupportable106.
Pour sa part, Travail à domicile noue plus étroitement le motif alimentaire à la
perturbation de l’organigramme familial, dessinant en trois repas la courbe tremblée des
dysfonctionnements qui traversent la scène privée : dans le premier tableau, aménagement
hâtif des restes par Martha qui, astreinte à travailler depuis l’accident de Willy, s’agace du
tranquille maintien de ses exigences en matière d’organisation domestique (« Quand je fais
des ménages, je regarde pas s’il y a quelque chose à manger. Vous avez qu’à le faire vous-
mêmes »107) ; dans le quatorzième tableau, morne dîner du père et des deux filles sur lequel
pèse lourdement l’absence de Martha108 et lors duquel Monika, assignée dès le début de la

105
Id., p. 41. Les didascalies vinavériennes sont d’autant plus disruptives qu’elles sont extrêmement rares (ce qui
est tout particulièrement le cas dans La Demande d’emploi qui n’en compte que trois). Or celles-ci sollicitent sur
la scène du texte des actions et des objets dont la concrète épaisseur enraye le dispositif dramaturgique,
ordinairement basé sur le seul entrelacs des répliques. Dans ce cas précis, la didascalie entame également la
propension de la parole à nier les problèmes et à proposer une mise en scène valorisante de soi.
106
L’intrusion de ces rituels festifs sur le territoire professionnel engage évidemment de tout autres effets. Ainsi,
dans Usinage, l’Ami entame l’euphorie de la fête du médaillé en proposant de la déplacer à l’usine : « Tous avec
le gâteau on y va dans l’usine on met de l’ambiance des pancartes et tout et toi ton accordéon d’accord ? »
(Usinage, op. cit., p. 206). Semblable occupation paraît inenvisageable aux autres convives qui maintiennent une
frontière étanche entre loisir et travail, frontière que démentent pourtant le prétexte de la fête et sa fonction
idéologique de réparation. Dans une perspective qui relève bien moins de la réappropriation militante de l’espace
professionnel que de l’invention bricoleuse du quotidien ouvré, on pense aussi à la transformation d’un coin
impersonnel de self-service en enclave festive in Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., pp. 30-35 (cf. infra.
chap. III, partie C, 3). Quant au couscous joyeux qui réunit les acteurs de l’Aquarium racontant l’occupation
d’IMRO dans La jeune lune…, il a en propre d’investir simultanément ces deux dimensions : « MARTINE. Pour
faire la table, ils avaient mis la table du directeur ici. Et puis, la table de la papeterie où Lucien fait des plis toutes
la journée, normalement… quand l’usine marche. Et lui il a un siège avec un dossier qui bascule. Et derrière, il y
avait la table de la secrétaire où elle tape toute la journée, quand l’usine marche. Elle a un tabouret qui tourne
comme ça… […] Pour faire la nappe, ils avaient pris le papier de la papeterie : le papier kraft. Il est brun mais
bien lisse. Ça faisait comme une nappe. Ils l’ont lissé… lissé… […] / (Ensemble) Et ça formait une table en U
comme U-NI-TE » (Théâtre de l’Aquarium, La jeune lune…, op. cit.).
107
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 14.
108
Sur la mise en scène de Lassalle et la figuration de l’absence maternelle dans ce tableau, nous renvoyons aux
analyses d’Ubersfeld : « Un repas réaliste (où l’on mange) c’est celui du père et des deux petites filles dans
Travail à domicile : celui-ci ne se rapporte qu’à lui-même, il est sans lien avec une autre activité […]. [Ici]
l’énorme soupière a une présence qui précède ou dépasse toute sémantisation, mais en même temps elle est un
substitut de la présence maternelle absente. La mère est partie et la fille aînée sert la soupe. Mais les visages
fermés des trois convives indiquent que si la grosse soupière est un ventre nourricier, elle n’est pas un ventre
maternel : la table est dépourvue de nappe (elle reviendra avec la femme), et l’enveloppement, la féminité du

417
pièce au rôle de suppléante, assume avec zèle ses nouvelles fonctions (« je fais aussi bien la
cuisine sans maman ») ; enfin, dans le dernier tableau, restauration surlignée de l’harmonie et
de la distribution corrélative des rôles qui substitue aux pommes de terre réchauffées d’hier la
promesse appétissante d’un petit salé au chou et passe par la citation distanciée, infanticide
oblige, du chromo familial :
C’est le soir. Tout le monde dans la cuisine. Martha débarrasse la table. Willy au travail. Monika et
Ursel jouent. […]
MONIKA. Tu feras de nouveau la cuisine, maintenant ?
MARTHA. Sûr. Maintenant tout est de nouveau rentré dans l’ordre109.

L’ordre culinaire est consubstantiel de l’ordre domestique mais aussi de l’ordre social qui en
assure la stabilité et dont les injonctions comme les irrésistibles attraits nécessitent parfois
quelques sacrifices… Happy ending.
Qu’au contraire, on nous conte l’ordinaire d’une femme divorcée, conduite, de façon
moins rieuse que celle qui témoignait dans La Table, à « faire la maman et le papa », et le
fumé du petit salé longuement mitonné laisse place à la fade perspective d’une soupe en
sachet qui cantonne la marge créatrice de la cuisinière au choix d’une variété encore inédite110
– sachet dont on comprend rétrospectivement qu’il subit la concurrence d’une poudre
autrement plus attractive, sinon pour l’estomac, du moins pour l’imaginaire. De fait, si le
couple bancal et touchant que forment Hélène et Philippe dans Dissident… voit ses conditions
de vie appauvries par le départ du père, la soupe lyophilisée fait moins signe vers les
restrictions budgétaires induites par la monoparentalité que vers la désincarnation d’un espace
familial et affectif où les échanges – de mets et de mots – peinent à avoir lieu : « La nourriture
comme médiation et comme art est ici réduite à sa plus simple expression : image de la
terrible réduction de l’existence telle qu’elle se manifeste ici dans le couple mère-fils ;
l’amour réel, profond qu’ils se portent, ne trouve pas dans l’existence quotidienne la
médiation du plaisir »111.

linge sont absents. Dans cette image frontale, plate, la volumineuse soupière est placée au centre, très légèrement
décalée, le vrai centre restant vide : image d’un décentrement du groupe familial. L’absence d’expressivité
sentimentale, (ni tristesse, ni ennui sur les visages, rien) empêche la scène de tomber dans l’anecdote
naturaliste » (Anne Ubersfeld, « L’objet utilitaire et sa resémantisation : le repas », in L’Objet théâtral, op. cit.,
p. 41). Rappelons que Lassalle, durant toute la pièce, choisit de faire de la table le signe insistant des
perturbations introduites par le travail à domicile de Willy en confrontant son utilisation professionnelle
(agrafeuse, sachets de graine, instruments de mesure) et domestique (vaisselle, nourriture, effets du bébé).
109
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 38. Dans la mise en scène de Lassalle, la nappe,
partiellement dépliée, recouvre la moitié de la table et instaure une ligne franche de démarcation qui accuse
l’opposition de la vaisselle et des outils de travail qui s’y distribuent de part et d’autre. Si l’une des sources du
conflit – le bébé – a été éliminée, il n’en va pas de même de la présence intrusive de Willy sur un territoire
domestique que Martha marque ici clairement comme sien. Une faille demeure donc dans l’ordre restauré.
110
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., p. 8 : « C’est bon ? Velouté de lentilles une nouvelle
variété je m’étais dit qu’on allait l’essayer ça te plaît ? ».
111
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 118.

418
D’une part, Hélène tente à travers le repas de normaliser un quotidien déconstruit ; elle
cherche tant bien que mal à y incarner une règle parentale défaillante (« tes mains tu peux les
laver […] Toute la vie tu mangeras ta salade avec les doigts »112), à restaurer l’ordre
domestique, en ressusciter les cérémonies, en synchroniser les rythmes (« Une nappe pour nos
dimanches »113). Plus encore, il s’agit d’interrompre les va-et-vient perpétuels et pressentis
toxiques de son fils, de le fixer momentanément pour que les langues, enfin, se délient :
PHILIPPE. J’y vais
HÉLÈNE. Non Philippe d’abord tu vas déjeuner nous allons déjeuner je t’attendais tu sais regarde et
avant de te mettre à table écoute
PHILIPPE. Quoi ?
HÉLÈNE. Enlève ta canadienne tes gants114…

D’autre part, Philippe, les joues de plus en plus creuses, répète inlassablement son refus de se
mettre à table et préfère alimenter son corps et ses rêves à d’autres sources que la nourriture et
la parole maternelles : « J’ai surtout envie de dormir »115, « Non je n’ai pas faim je crois que
je vais aller dormir »116, « Je n’ai pas faim »117… Un tel refus engage d’ailleurs tout autant le
terne éventail des improvisations en cuisine que la liste scrupuleusement mise à jour des
« bons bistrots de quartier » où le père invite régulièrement son fils118. Fragile ou triomphant,
le rappel à l’ordre auquel renvoie toujours peu ou prou le repas, « rendez-vous » dont il faut
entendre la puissance impérative et la connotation de capitulation, est indistinctement esquivé,
au même titre que les différentes sommations, sonnerie du réveil ou heures à pointer, dont la
sourde violence, habituellement consentie, est devenue intolérable à l’adolescent entré en
dissidence. L’anorexie comme micro-politique :
Il ne s’agit pas d’un refus du corps, il s’agit d’un refus de l’organisme, d’un refus de ce que l’organisme
fait subir au corps. […] L’anorexie est une politique, une micro-politique : échapper aux normes de la
consommation, pour ne pas être soi-même objet de consommation. […] L’anorexique […] trahit la
faim, parce que la faim le trahit, en l’asservissant à l’organisme ; il trahit la famille parce que la famille
le trahit en l’asservissant au repas familial et à toute une politique de la famille et de la
consommation119.

112
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., pp. 14-15.
113
Id., p. 24.
114
Id., p. 14.
115
Ibid.
116
Id., p. 18.
117
Id., p. 28.
118
Id., p. 9.
119
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, pp. 132-133.
Mentionnons la figure parallèle de Catherine dans Histoire de dires qui, elle aussi, refuse de manger jusqu’à ce
que son père lui enfourne violemment une banane dans la bouche : « HENRI. […] banane. Marion lui donne une
banane, il l’épluche, la coupe en deux, en mange une moitié, puis présente l’autre moitié devant le visage de
Catherine. Mange. Il s’essuie la bouche, se lève, et écrase la banane contre les lèvres de Catherine. Comme ça
tu la mangeras. Louis rigole. Henri s’approche pour le gifler, Louis recule et se met en garde comme le font les
boxeurs. Catherine vide sa bouche dans un mouchoir » (Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 45).
L’anorexie et la force muette de refus qu’elle oppose au normes sociales se double ici d’un sème sexuel très
fortement présent (dans la pièce de Vinaver, le couple mère-fils fragilise le rapport de force parental quand le
couple père-fille l’accentue dans celle de Thibaudat). Aussi cette scène d’ingestion forcée constitue-t-elle le

419
A vrai dire, toute l’œuvre de Vinaver, depuis l’orange et le riz des Coréens jusqu’au
verre de Pouilly que propose la dernière réplique de L’Emission de télévision en passant par
les francforts-frites qui concluent l’itinéraire social et affectif tracé par les repas tout au long
des Voisins, mériterait d’être envisagée sous l’angle de la nourriture tant celle-ci, « matière du
banal »120 entre toutes, permet de déceler dans l’immédiate proximité du vécu quotidien
l’épaisseur profuse des signes, économiques et sociaux, mais aussi bien anthropologiques et
mythologiques, sensoriels et libidinaux, qu’elle nous adresse implicitement. Excédant
largement le seul corpus des années soixante-dix, ce motif occupe une place obsédante dans
l’univers du dramaturge et ne saurait être limité au dévoilement des rapports de pouvoir, sinon
à étendre ces derniers, comme Vinaver le fait d’ailleurs très souvent lui-même, à l’ensemble
des conditionnements qui imposent une perception figée de la réalité et empêchent d’accéder
à sa fondamentale polysémie. Aussi la nourriture devient-elle, selon la formule d’Anne
Ubersfeld, « la lentille du tout de la vie »121, autrement dit le lieu où se donnent à voir, sur un
mode extrêmement resserré et complexe, tour à tour littéral, métonymique et métaphorique,
les rapports des personnages aux autres et au monde (le rôti de veau aux épinards comme
symptôme d’une fixation sur le souvenir d’un cocon maternel que Charles et Sébastien
peinent à quitter dans Nina, c’est autre chose, le festin anthropophage comme doublure
imagée de la dévoration qui se joue en régime capitaliste dans L’Ordinaire…).
Aux lignes de partage, d’opposition et de fracture qui structurent immanquablement
les repas kroetziens pour les placer sous le signe d’un manque qui se mesure toujours, in fine,
à l’aune du statut social de leurs protagonistes et accuse leur enfermement, Vinaver préfère
des agencements tectoniques mouvants qui engagent l’expérience, tantôt ouverte, tantôt
cloisonnée, le plus souvent évolutive, que les personnages font du réel. De tels agencements
inscrivent la nourriture sur plusieurs strates parfois divergentes qui superposent l’histoire
antédiluvienne des sociétés humaines (le cru contre le cuit, la nature contre la culture…),
celle, plus récente, de la société moderne et des différents modes de vivre-ensemble qui la
caractérisent (recettes faites maison contre « sachets instantanés », dîner bourgeois contre

corps de la jeune fille enceinte en enjeu de pouvoir indissociablement parental et sexuel, dimension que redouble
la fin du tableau sur le mode fantasmatique en transformant la cuisine en salle d’opération (la table sur laquelle
s’allonge Catherine devient billard, les accessoires du petit déjeuner – couteau, cuiller, serviette, bol –
deviennent instruments chirurgicaux) et en montrant Henri, épaulé par sa femme et son fils, qui « officie
méthodiquement » sans qu’on sache encore « si c’est un accouchement ou un avortement » (id., p. 57).
120
Cf. Jean-Pierre Naugrette, « Théâtre de Vinaver : la matière du banal », Critique, n° 478, mars 1987 (l’article
traite essentiellement de la nourriture dans Les Voisins) ; sur ce sujet, et son traitement dans un grand nombre de
pièces vinavériennes, voir aussi Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., pp. 115-124.
121
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 119.

420
casse-croûte improvisé), celle, enfin, des personnages jusqu’à l’instant critique où la
configuration culturelle, sociale, familiale et affective où ils s’inscrivent se brise ou se
recompose et les invite à faire table rase des rites et des usages qu’ils croyaient immuables.
L’itinéraire culinaire des Voisins marque singulièrement l’absence de tout déterminisme
sociologique dans l’approche vinavérienne, sinon l’idéalisation d’une certaine pénurie propice
à l’invention du quotidien et au réaménagement des relations humaines. En effet, la
dégradation des conditions de vie de Laheu et Blason est rendue manifeste par l’opposition
entre le repas cérémonieux qui ouvre le premier acte122 et la dînette sans façon sur laquelle
finit le troisième acte (servis par leurs enfants, les deux hommes se tiennent debout devant
« le capot de la fourgonnette qui sert de table aux mangeurs »123). Or cette dégradation
s’articule non seulement à leur réconciliation, mais aussi à l’émergence d’un véritable partage
que ne permettaient pas les repas précédents et la rivalité démonstrative qui les sous-tendait
dans le cadre éminemment structuré de la terrasse et de ses deux maisons symétriques.
Chaque pièce appelle par conséquent de nouvelles grilles interprétatives tributaires des
rapports spécifiques qu’elle noue entre les corps, l’espace et la société. Au moins aura-t-on
montré que l’acte de manger, par-delà les investissements contrastés dont il est susceptible de
faire l’objet dans notre corpus, participe continûment à la territorialisation d’un quotidien qui,
loin de l’indifférenciation qui justifie son habituelle éviction, offre à qui veut bien s’y attarder
une inépuisable réserve de signes – « cuisine du sens » selon la formule de Barthes124.

122
Michel Vinaver, Les Voisins, op. cit., pp. 460-461 : « Le service vient de mes arrière-arrière-grands-parents et
c’est du Sèvres / Un coup de torchon Alice avant de les mettre à leur place / Le petit couteau à la gauche du
grand / […] Le beurrier à côté du pain grillé c’est plus fort que moi ».
123
Id., p. 495.
124
En termes de mise en scène, la représentation de la nourriture et des repas constitue un lieu intéressant pour
travailler le rapport des pièces à l’esthétique naturaliste. Dans sa mise en scène de Théâtre de chambre, Lassalle
joue des effets de contraste entre les assiettes vides de Dissident… et les assiettes pleines de Nina…(contraste qui
engage aussi les rapports, plus ou moins pleins, des personnages au monde). Dans Germinal, l’authenticité
irréductible du manger et surtout du boire émerge sur fond de silence ou subit le contrepoint d’un texte qui ne
colle pas à ces actions, préservant leur opacité. Dans la mise en scène de L’Entraînement… par Wenzel, on passe
d’un dispositif ostensiblement réaliste (vrai lapin, vrai vin, profusion de détails, couteaux, crochets à viande…) à
son progressif dérèglement (décor de plus en plus dépouillé, utilisation meurtrière du couteau et du café…).

421
Autour de la table

Loin d’Hagondange
Photo Claude Cormier

Mise en scène de Jean-Paul Wenzel


Comédie de Caen – 1976
Andrée Tainsy (Marie)
Maurice Jugnot (Georges)

Dissident,
il va sans dire

Mise en scène de

Photo Claude Bricage


Jacques Lassalle
T.E.P. – 1978
Françoise Lebrun
(Hélène)
Olivier Destrez
(Philippe)

Concert à la carte

Mise en scène de Claude Yersin


Comédie de Caen – 1973
Huguette Cléry (Mlle Rasch)

Photos Claude Cormier


422
Une cuiller pour Papa

Une cuiller pour Maman

TNS Actualité - 1977

423
TNS Actualité – 1977

Illustration pour le spectacle


Une cuiller pour Papa,
une cuiller pour Maman

424
Les pommes de terre

Les femmes, ça pèle les pommes de terre, les


carottes, les navets, les poires, les choux, les
oranges. Tout ce qui se pèle, les femmes savent
le peler. Ce n’est pas compliqué à faire. On
apprend, toute petite, de mère en fille : « Tu
viens m’aider à peler les pommes de terre du
dîner, ma chérie… » […]

Le domaine des femmes est celui de la table, de


la nourriture, de la pomme de terre. C’est le
légume de base, le moins cher. Celui dont on
parle peu, mais que l’on pèle et que l’on
accommode de mille façons. Comment est-ce
que je vais servir les pommes de terre ce soir ?
C’est ce qu’on appelle un problème domestique.
L’intendance. Quelle importance accorder à
l’intendance.
De toute façon, les femmes pèleront. Seule ou à
plusieurs. C’est un travail de femmes, qui ne
demande ni spécialisation, ni réflexion. Rien de
particulier. Un petit apprentissage. Un couteau,
une main. […]

L’oubli. Oubli du rouage parti. Oubli des


centaines de pommes de terre déjà pelées, des
centaines de viandes grillées. Oubli de cette
tâche recommencée dans sa nécessité vitale et
dont on ne peut parler. Car presque toutes les
femmes font ces gestes antiques. Pourquoi parler
de l’humiliante nécessité d’être ? Qu’en dire. La
femme n’en dit rien. Elle fait, humiliée, tragique
et douce. Avec la qualité dominante des
opprimés, le regard droit, elle subit, elle a le
temps. Avoir le temps. Oublier.

Delphine Seyrig, Avoir le temps. Oublier.


dans Jeanne Dielman, 23 rue du Commerce, 1080 Bruxelles
Un film de Chantal Akerman Chaque printemps poussent les légumes.
1975 Les femmes ont le temps d’y réfléchir.

Nicole

Les Temps modernes


n° 333-334
Avril-mai 1974

425
426
B. Du quotidien au fait divers

CASIMIR. A l’heure qu’il est, il me reste un capital d’à peu près quatre marks,
et ce soir je me soûlerai la gueule, et puis après je me pendrai… et demain les
gens diront : il était une fois un pauvre Casimir…
FRANZ MARQUON. Les gens ne diront rien du tout ! Il y en a des milliers qui
meurent chaque jour… et qui sont oubliés avant même de mourir !1

Confronté à des difficultés familiales et financières, un quadragénaire au chômage


bascule dans la folie avant de se suicider (La Demande d’emploi) ; majorette dans le village
de X., une jeune fille s’est trouvée mal à en mourir lors d’une fête populaire (Dimanche) ; un
ouvrier de trente ans tue son épouse avec son fusil avant de retourner l’arme contre lui (La
Bonne vie) ; employée dans une fabrique d’articles en papier, une femme d’une quarantaine
d’années trouve la mort dans son domicile après avoir ingéré un grand nombre de somnifères
(Concert à la carte) ; Mme Gottfried, née Timm, veuve Miltenberger, a été arrêtée à Brême
pour avoir empoisonné quinze personnes de son entourage (Liberté à Brême)… A vouloir
réduire les pièces du corpus à une intrigue identifiable, il semble que le fait divers y occupe
une place déterminante. Face à l’exploration micro-analytique des routines que visent les
écritures du quotidien, quels traitements celles-ci réservent-elles au meurtre conjugal, à
l’infanticide ou au suicide qui ponctuent si souvent leurs pièces ? Par quelles formes, en vertu
de quels rythmes mais aussi de quelles stratégies le fait divers parvient-il à ne pas apparaître –
ou du moins à ne pas apparaître seulement – comme un appel de l’action spectaculaire à l’aide
d’une fable trop ténue ou d’une démonstration trop implicite ?
A première vue, cette présence insistante du fait divers semble paradoxale. De fait, si
l’ordinaire des petites gens est habituellement jugé indigne d’être représenté et trouve dans
ces dramaturgies le lieu d’une visibilité relativement inédite, tel n’est pas le cas du fait divers
qui, de l’émergence des premiers « occasionnels » au développement de la presse à grand
tirage et des archives policières dont elle s’inspire, permet depuis longtemps d’« ouvrir au
quotidien l’accès du récit »2. « Part d’histoire du pauvre, mode unique d’émergence de
l’existence des “sous-privilégiés” à la chronique, à un début de reconnaissance publique »3, le
fait divers est indissociable des formes qui le prennent en charge. Plus encore, il s’inscrit

1
Ödön von Horváth, Casimir et Caroline, op. cit., p. 179.
2
Michel Foucault, « Les meurtres qu’on raconte », in Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et
mon frère… Un cas de parricide au XIXe siècle présenté par Michel Foucault (1973), Paris, Gallimard, coll.
« Folio/Histoire », 1994, p. 326. Notons d’emblée le retentissement qu’a eu, à l’époque, la publication du dossier
« Pierre Rivière » par le Collège de France et les multiples œuvres qu’il inspira aussitôt, au théâtre comme au
cinéma (le film de René Allio date de 1976).
3
Jean-Pierre Sarrazac, « Eléments d’une poétique théâtrale du quotidien », art. cité, p. 36.

427
généralement dans un processus de domestication de l’étrangeté : « jamais vu » soumis à
quelques invariants narratifs qui le rendent aisément reconnaissable, il se situe apparemment
aux antipodes du matériau quotidien, ce « toujours déjà-vu » qu’il s’agit de court-circuiter
pour en débusquer la part insolite. Mais si cette différence nodale implique un nouveau type
de défi en termes d’écriture et de représentation, le fait divers n’en appartient pas moins à
cette Infra-histoire dont nos dramaturges entendent ausculter les conditions de représentation :
« Mais au fait, qu’est-ce qui fait événement ? Qui le décrète ? Qui décide de la dignité de ce
qui se passe ? »4. Comme le quotidien dont il constitue l’indissociable revers, le fait divers
s’inscrit au cœur du questionnement sur les hiérarchies, politiques et esthétiques, qui fondent
toute économie de la visibilité et décident simultanément de l’existence, du statut et du sens
de « ce qui se passe »5. C’est la confrontation entre ces deux miroirs de l’Infra-histoire, vie
quotidienne et fait divers, qu’il s’agit ici d’aborder, tâchant de voir comment leur rencontre
permet d’en interroger politiquement les limites et de les faire jouer théâtralement.

1. Enjeux politiques et esthétiques du fait divers

Dans leurs déclarations d’intention, nos auteurs invoquent régulièrement le traitement


médiatique du fait divers comme contre-référence. Sensationnaliste, singularisant, le fait
divers constitue bien moins un contenu qu’une forme, c’est-à-dire une dramaturgie et un
discours dont l’enjeu est de « camoufler spectaculairement le réel » et d’en occulter les
mécanismes sociaux6. Le fait divers se nourrit effectivement de cette ambiguïté : en mimant la
forme événementielle de la grande histoire officielle, il prétend exhausser à la pleine visibilité

4
Michel Deutsch et Dominique Muller, programme de la lecture-spectacle présentée par Théâtre Ouvert lors du
XXVIIIe Festival d’Avignon (du 14 juillet au 6 août 1974).
5
Tout en mettant en valeur son rôle proprement chimique de révélateur, Zola ironisait déjà en son temps sur la
capacité du fait divers à provoquer dans l’opinion de brutales conversions du regard à même de faire enfin du
quotidien l’objet d’intérêt et de stupéfaction qu’il mérite d’être : « Voilà une histoire bien banale, une histoire
comme il y en a cent mille à Paris : une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme,
dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa paternité, après avoir eu l’idée plus ou moins nette d’un
avortement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à tourner la tête. Mais, attendez, voici
l’expérience qui se pose : Marie Bière […] tire un coup de pistolet sur son amant ; et, dès lors, ce coup de
pistolet est comme la goutte d’acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l’histoire se
décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent. N’est-ce pas merveilleux ? Paris s’étonne
qu’un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas ; Paris s’étonne que l’avortement soit à la porte de tous
les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit pas, il ne s’y arrête pas ; il faut que
l’expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parte, que la goutte d’acide tombe, pour qu’il reste
stupéfait lui-même de sa pourriture en gants blancs. De là, cette grosse émotion, en face d’une aventure tellement
commune, qu’elle en est bête » (Emile Zola, « Les comédiens », in Le Naturalisme au théâtre, Paris, Editions
Complexe, coll. « Le Théâtre en question », 2003, p. 140).
6
Claudine Fiévet et Jean-Paul Wenzel, « Théâtre quotidien. Axes de travail », texte cité. Notons qu’en décembre
1973, le spectacle du Théâtre de l’Aquarium, Gob ou le journal d’un homme normal, entreprend la critique du
discours médiatique à travers le traitement, par la presse, d’un fait divers (l’assassinat d’une jeune fille à Bruay-
en-Artois – un notable de la ville est suspecté, puis relâché). Là encore, il est question de l’écran que les
journaux, empruntant leurs modèles narratifs à la fiction, interposent entre le monde et ses lecteurs.

428
la vie des petites gens ; mais, ce faisant, il déploie un champ de compréhension dépolitisé où
l’événement, parce qu’il ne quitte jamais le territoire privé, est réduit à sa dimension
anecdotique. A peine distingué, le fait, d’être aussitôt qualifié de divers, est renvoyé à
l’indifférenciation. En prenant la forme médiatique du fait divers, l’insolite semble s’auto-
proclamer, c’est-à-dire se justifier du seul fait d’être donné à voir.
C’est par opposition à ce traitement médiatique de l’insolite que les auteurs
quotidiennistes redéfinissent les enjeux politiques du fait divers.
Il nous a semblé qu’un des moyens d’appréhender notre « réel », était de partir du fait divers. C’est
parce que le quotidien est insupportable que les gens en arrivent au fait divers extrême. Le fait divers est
un « aboutissement » qui traduit concrètement ce qui ne va pas dans la société – mais qui se manifeste
aussi ailleurs. Disons que le fait divers cristallise7.

La substance sensationnelle de l’événement (dont s’emparent les mass média pour masquer le réel)
renvoie directement à la substance quotidienne (qu’il s’agit pour nous de montrer). C’est parce que les
gens mènent cette vie-là (aliénation, rapports d’oppression) qu’ils en arrivent à commettre ces actes-là
(crime, suicide…)8.

Depuis quelques semaines, nous avons tous pris connaissance par le journal d’un crime effroyable : une
mère de dix-neuf ans laisse deux de ses enfants mourir de faim. Cela pourrait être tiré de l’une de mes
pièces. Je n’ai pas pour but d’embellir les crimes, mais je veux les comprendre et les faire comprendre.
[…] Si, dans le cas de cette jeune fille, nous voulons faire davantage que pousser des hauts cris, alors
nous pouvons en venir aux questions décisives : c’est-à-dire que nous devons nous demander comment
il est possible qu’une personne de dix-neuf ans soit déjà trois fois mère. Est-ce seulement parce qu’en
République Fédérale, le dangereux paragraphe 218 est toujours en vigueur ? Et parce que l’éducation
sexuelle commence à peine à se mettre en place […] ? Est-ce seulement parce qu’il existe peu de lieux
publics (sinon aucun) auxquels les mineurs puissent avoir facilement accès pour exposer leurs
problèmes ? Mais encore : pourquoi l’assistante sociale qui a rendu visite aux enfants une semaine avant
leur mort ne les a-t-elle pas enlevés à leur mère ? Parce qu’elle n’a pas eu conscience du danger
imminent ? Soit. Et pourquoi n’en a-t-elle pas eu conscience ?! Parce qu’elle a été négligente ?
Sûrement pas. C’est parce qu’elle avait trop peu de temps, parce qu’en République Fédérale, le nombre
de travailleurs sociaux est infime par rapport à celui dont nous aurions besoin. […] Pour finir, on devrait
se demander si cette mère de dix-neuf ans a jamais été informée qu’on pouvait confier ses enfants à une
institution par amour. Ou peut-être était-elle déjà elle-même un enfant que l’on a déplacé, comme un
meuble, d’un coin à un autre […]. Nous voyons ainsi tout ce que l’on peut extraire de la lecture d’un
gros titre quand on essaie d’aller voir ce qui se trouve derrière. Dans toutes mes pièces, j’essaie d’aller
derrière les gros titres […]. On doit rechercher les causes quand on veut vraiment combattre la maladie !
[…] Il ne s’agit pas de banaliser la criminalité et tout criminel n’est pas une victime. Mais la plupart
d’entre eux le sont… […] Ils sont la partie visible d’un iceberg fait de dénuement et d’injustice9.

Contre l’immanence que Barthes place au cœur de son analyse structurelle, définissant le fait
divers comme « un être immédiat total » qui ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même et

7
Claudine Fiévet et Jean-Paul Wenzel, « Théâtre quotidien. Axes de travail », texte cité.
8
Jeanne Champagne, citée par Jacques Poulet, « Trousser le réel pour débusquer l’insolite », ATAC/
informations, n° 73, janvier 1976.
9
Franz Xaver Kroetz, « Meine Männersache » (1972), in Weitere Aussichten..., op. cit., pp. 556-557 (nous
traduisons). Rappelons que cet article s’inscrit dans le cadre général de l’évolution kroetzienne et est écrit à un
moment de retour particulièrement critique sur les premières pièces (dont Une Affaire d’homme). D’où, nous y
reviendrons, le souci très net de Kroetz d’inscrire ici le fait divers dans une dramaturgie didactique susceptible
de remonter des effets aux causes et de contrer, par ce moyen, les ambiguïtés qui lui avaient été précédemment
reprochées (souci dont témoigne Train fantôme, pièce de 1972 qui n’a pas été publiée en France et dont la fable
est très proche du fait divers ici convoqué ; cf. Franz Xaver Kroetz, Geisterbahn in Stücke I, op. cit.).

429
n’exige aucune connaissance du monde pour être consommé10, les dramaturges
quotidiennistes entendent rendre au fait divers « ce que les médias lui enlèvent »11 et le
ressaisir de sa fonction socialement révélatrice.
Comme des bêtes, ces êtres projettent leurs situations misérables dans leur attitude de mutisme qui
renferme une forte propension à l’ordre, à la résignation, à se « déclarer d’accord sans avoir été
questionnés », à se laisser exploiter et à accepter les interdictions jusqu’à la faiblesse et l’effondrement.
Si la force explosive de cette exploitation et de cette oppression massives n’était pas malheureusement
dirigée contre les opprimés et les exploités eux-mêmes, nous aurions la situation révolutionnaire. Ainsi
n’avons-nous que de nombreux cas de petits suicides stupides et de meurtres qui eux-mêmes ne
fonctionnent que d’une façon affirmative : ceux qui en sont arrivés à ce point qu’ils auraient la force et
le courage « de jeter leur propre vie dans le plateau de la balance », se livrent eux-mêmes à la juridiction
de leurs ennemis naturels. C’est ainsi qu’ils épurent involontairement la société qu’ils accusent. A
présent, ce sont eux les accusés et ils disparaissent dans les geôles ou dans les tombes, ce qui revient au
même.
Ce n’est que de cette façon qu’il est possible de maintenir l’ordre inhumain dans lequel nous vivons et
devons continuer à vivre12.

Le fait divers, dans cette perspective, constitue le revers de l’action révolutionnaire, une force
potentiellement émancipatrice qui, aveugle à l’oppression qui la cause et la nourrit, se trompe
de cible au point de se retourner contre elle-même et, dans un même geste éminemment
paradoxal, de se soumettre (sans le vouloir) à l’ordre qu’elle accuse (sans le savoir)13. Cette
erreur d’aiguillage que l’on a déjà vu fonctionner dans la reproduction descendante des
rapports de domination trouve dans le fait divers un point de non-retour qui n’est pas pour
autant synonyme de rupture. Bien souvent, suicides et meurtres s’effectuent sous la tutelle
normalisatrice de la juridiction sociale et s’inscrivent dans la droite ligne d’un déni de soi
toujours déjà accepté. Une fois investi du contexte et de la durée que les médias lui refusent,
le fait divers devient donc effet politique ; tout à la fois passage à la limite et point
d’aboutissement, il met en question l’ordre qui le permet – « ordre inhumain » précise Kroetz
dans un oxymore qui associe la logique du processus de production à sa monstruosité et
renverse volontairement les valeurs en plaçant l’abus du côté de la règle, de cet ordinaire où la
vie, chaque jour, constitue d’ores et déjà « une longue cohabitation avec l’inhabitable »14.

10
Roland Barthes, « Structure du fait divers », in Essais critiques, Paris, Editions du Seuil, 1964, p. 189. A la
même époque, Jean-Paul Sartre appelait les journaux de gauche à l’analyse sociologique de faits divers
révélateurs, ce en quoi il fut suivi par le quotidien Libération comme l’atteste le « manifeste » du journal en
1973 : « Libération ne laissera pas à France-Soir ou au Parisien libéré le monopole des choses de la vie. […]
L’accident de travail, de la route, dans un dancing qui flambe, un soldat qui se pend, une femme inculpée pour
avoir avorté, un homosexuel condamné, tout cela sera continûment mis en question ».
11
Claudine Fiévet et Jean-Paul Wenzel, « Théâtre quotidien. Axes de travail », texte cité.
12
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., pp. 87-88.
13
Cf. Jean-Pierre Peter et Jeanne Favret, « L’animal, le fou, le mort », in Moi, Pierre Rivière…, op. cit., p. 309 :
« Dominés exemplaires, par l’effet même de leur condition d’indigènes ils ne pensent pas à tuer ceux qui
assurent contre eux le pouvoir de la loi – du mensonge. Le terroriste indigène tue des enfants innocents, et
d’abord ceux qu’il aime ; il tue ses frères en servitude, les victimes durables, les désarmés. En eux, tuant au plus
près, tuant quelque chose de lui, c’est lui-même qu’il frappe, et à coups redoublés ».
14
Ibid., p. 294.

430
Les crimes de mes personnages ne sont qu’un développement logique : ils s’accomplissent avec le
caractère contraignant du travail à la chaîne. […] Personne n’est davantage en danger de devenir un
bourreau – son propre bourreau – qu’une victime asservie15.

Cela dit, cette promotion du fait divers au rang de symptôme révélateur n’est pas
nouvelle et les médias eux-mêmes s’essayent, à l’occasion, à quitter le champ de la singularité
pour trouver une portée exemplaire à des actes sordides, alibi parfois commode pour justifier
le prolongement de leur curiosité. De fait, s’il s’agissait seulement d’affirmer que l’acte
destructeur renvoie moins à son auteur supposé qu’à la société qui l’a engendré, nous
n’aurions guère affaire qu’à un retournement de prétoire plaidant les circonstances atténuantes
à grands renforts de pathos ou de démonstrations sociologiques. Si les déclarations d’intention
permettent de lever toute ambiguïté sur les enjeux politiques du fait divers, l’intérêt de ces
dramaturgies réside dans les expérimentations proprement formelles par lesquelles elles
déplacent et renouvellent le partage du quotidien et de l’insolite. En somme, dans la façon
dont elles retroussent le fait divers pour y débusquer le quotidien et l’ordre insupportable qui
le sous-tend.
Dans cette perspective, la réflexion sur la forme médiatique du fait divers et ses
différents avatars spectaculaires se double d’un questionnement spécifiquement théâtral sur la
représentation du crime qui, des morts illustres de la tragédie aux coups de théâtre du drame,
bourgeois ou populaire, offre son acmé à bien des intrigues16. Si, là encore, est contestée la
dimension extraordinaire attribuée aux actions meurtrières, c’est aussi la façon dont celle-ci
transforme immanquablement la fable en destinée, le personnage en héros, qui est interrogée.
Or le fait divers, on l’aura compris, ne saurait être ici l’affirmation d’un choix délibéré, d’une

15
Franz Xaver Kroetz, « Horváth d’aujourd’hui pour aujourd’hui », art. cité, p. 213.
16
Cette réflexion sur les rapports entre fait divers, quotidien et tragédie, est au cœur du travail de René Allio
auquel collabore Jean Jourdheuil peu après sa mise en scène de Woyzeck. Cf. René Allio, « Entretien avec
Danièle Sallenave », Digraphe, n° 12, septembre 1977, p. 90 : « C’est que le transfert dans le genre convenu du
tragique n’irait pas sans évacuer quelque chose. Si la concentration en tragédie d’un événement de la vie de tous
les jours met en évidence la part de passion et d’absolu qui habite le geste du criminel, donnant la mort et
risquant sa vie dans la société, sa loi et ses juges, elle évacue en même temps la quotidienneté et le réel […]. A
l’inverse, quand les tragédies de la vie quotidienne sont reprises par les mass média et deviennent un fait divers,
c’est une réduction contraire qui s’opère, comme le remarquait Jourdheuil pendant notre travail, et c’est la part
de passion, d’absolu, de tragique, qui est évacuée, et aussi, même si quelque chose du quotidien est gardé, tout ce
qui constitue le caractère absolument original, irréductible à d’autres, de ces actes dont M. Foucault dit qu’ils
sont “le grain minuscule de l’histoire”. Voilà qui nous ramène à la quotidienneté, au fourmillement d’actes, de
faits qui la tissent et où tout se racine. Faire un film avec la mémoire de Rivière, avec ce dossier, avec ce livre
c’était pouvoir chercher, à l’aide de tout ce que nous rapporte Rivière de la vie de tous les jours, de la durée, du
travail de la terre, de la vie de la nature, du moindre geste et de la moindre parole de chacun, à n’évacuer rien, ni
du tragique ni du quotidien. Et c’était forcément, aussi, chercher les formes les plus propices pour y parvenir ».
Sur le film d’Allio, voir aussi le très bel article de Jean-Pierre Sarrazac, « L’écriture fautive », dans le même
numéro de Digraphe.

431
démesure exceptionnelle, encore moins d’un châtiment supérieur17. Mais plutôt que
d’invalider ces grilles d’interprétation en leur opposant l’instruction d’un dossier qui
relèverait le réseau des déterminations et des responsabilités véritables, la plupart des pièces
privilégient un dialogue implicite avec ces formes anciennes (qu’elles évident, qu’elles
décentrent, qu’elles surchargent, voire qu’elles parodient…) et comptent sur la mise au jour
de la défection de leurs systèmes de causalités, transcendantes et/ou psychologiques, pour
inviter le spectateur à envisager d’autres pistes d’explication. Ce passage par le négatif qui
constitue les œuvres du corpus en autant de tragédies impossibles est d’ailleurs relayé, dans
les dialogues, par la propension des personnages à recourir au « destin » pour rendre
rétrospectivement compte du fait divers : « Ce n’est pas facile je sais, mais nous ne pouvons
pas aller contre le destin »18, « Le destin s’est acharné contre nous mais la vie doit être plus
forte »19, « Le père, le fils, c’est la loi du destin, c’est comme ancré dans les familles »20,
« C’était le destin »21… autant de répliques par lesquelles les personnages se réfèrent à un
ordre impénétrable et surplombant dont la dramaturgie, fragmentaire et chaotique, ne cesse,
pour sa part et à notre adresse, de démentir l’existence.
A ces contre-modèles dramatiques, il faut ici opposer les références positives, sinon
tutélaires, que constituent les pièces de Horváth (particulièrement Foi Amour Espérance) et,
plus encore, le Woyzeck de Büchner22 : par la place déterminante qu’y occupe le fait divers
dans l’évocation de dominés qui, faute de pouvoir désigner les causes de leur mal, finissent
par s’attaquer à eux-mêmes et à leurs proches, mais aussi par le refus de superposer aux
défaillances interprétatives des personnages la clarté d’un point de vue général sur les

17
Comme l’a rappelé récemment Michel Vinaver, la tragédie peine désormais à se constituer : « Je crois que
nous vivons dans un monde où le mal n’est plus incarné de la même façon qu’avant. […] Et il n’y a plus non
plus de destin […] qui permettrait d’écrire des tragédies. […] Ce n’est pas le choix de ne pas écrire de tragédies
mais le monde nous prive de cette possibilité. Il y a des catastrophes, des choses cosmiquement horribles, mais la
tragédie ne se constitue pas » (Michel Vinaver, « Journée pédagogique avec Michel Vinaver », organisée par
Théâtre Ouvert, 8 mars 2003 <http://www.theatre-contemporain.net/auteurs/vinaver/content.php?rub=17>).
18
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 47.
19
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 91.
20
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 18.
21
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 35.
22
Cf. Jean-Louis Besson, Le Théâtre de Georg Büchner. Un jeu de masques, op. cit., pp. 292-294 : « Si Büchner
insiste sur les circonstances extérieures au crime, ce n’est donc pas tant pour dédouaner son personnage d’une
part de sa culpabilité que pour mettre en évidence la responsabilité de l’organisation sociale dans sa dérive. Ce
qu’il est contraint de faire pour subsister le démolit physiquement et mentalement, et l’infidélité de Marie est
pour lui le choc émotionnel qui le fait basculer du côté des criminels. Mais la société qui le condamne au nom de
la justice et de la morale est implicitement compromise dans ce qui lui arrive. […] Si l’interprétation
sociologique permet de comprendre la psychose de Woyzeck en désignant ses causes, elle ne rend pas compte de
son traitement dramaturgique qui dépasse largement “l’étude de cas”. Le sentiment d’une brisure et l’incapacité
à lui donner un nom sont en effet les deux composantes du tragique de Woyzeck ».

432
conditions de possibilité socio-économiques de la violence23. Certes, nous le verrons, le
maintien simultané de ces deux pôles pose d’évidentes difficultés et le réinvestissement
politique du fait divers peut entrer en contradiction avec le souci d’en préserver la charge
théâtrale d’opacité. Mais avant de rendre compte de ces tensions, il convient de restituer la
variété des formes du fait divers dans les dramaturgies du quotidien, variété au sein de
laquelle l’économie de la visibilité mise en œuvre dessine des lignes de différenciation plus
ou moins franches qui, par étapes graduées, tantôt radicales, tantôt hybrides, vont de la
« déspectacularisation » du fait divers à son « hyper-spectacularisation ».

2. Le refus du spectaculaire

a) Le devenir-quotidien du fait divers

Par la façon tout à fait singulière dont il investit les didascalies, Kroetz propose des
modes de représentation du fait divers particulièrement originaux et c’est à la configuration
dramatique que constitue, dans ce cadre narratif précis, la contamination du fait divers par le
quotidien, ou encore « le devenir-quotidien du fait divers », que nous souhaiterions nous
intéresser. Si le fait divers n’est plus envisagé comme transgression de l’ordre habituel des
choses mais comme son aboutissement, ce déplacement interprétatif se traduit formellement
par un nouveau travail des rythmes et des corps. Substituant un lien de continuité à
l’opposition supposée du quotidien et de l’insolite, passant d’une différence de nature à des
différences de degrés, la dramaturgie recourt à des procédés de nivellement qui cherchent à
déplacer le scandale sur le curseur qui, désormais, mène de l’ordinaire à l’extraordinaire.
Toutefois, annonçons d’emblée que cette réduction critique des formes habituelles de
l’insolite ne saurait être réductible à un simple processus d’homogénéisation mais qu’elle
permet, à la condition expresse de changer de focale, de donner à voir un nouveau mode
d’événementialité propre au quotidien.
Ainsi du seizième tableau de Travail à domicile où la matité silencieuse de
l’infanticide qui nous est décrit offre un étonnant contrepoint aux pleins feux pédagogiques
des paratextes précédemment évoqués :
Willy travaille. Finalement, il se lève, contrôle la température de l’eau avec la main. Puis il va chercher
le baquet dans un petit placard. Il le pose sur la desserte. (Comme dans les tableaux 1 et 2). Il verse de

23
Ne pourrait-on dès lors imputer aux dramaturgies quotidiennistes ce dont Jean-Pierre Sarrazac fait la marque
des écritures plus récentes de Kroetz, Koltès et Bond, à savoir « une volonté de combiner la dramaturgie
brechtienne du “gestus” (fondée sur l’analyse, le commentaire de gestes et de comportements socialement et
historiquement signifiants) à une dramaturgie du raptus – cette “impulsion violente et soudaine pouvant conduire
un sujet délirant à commettre un acte grave (homicide, suicide, mutilation)” » ? Cf. Jean-Pierre Sarrazac,
« Résurgences de l’expressionnisme » in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Actualités du théâtre expressionniste,
Etudes théâtrales, Louvain-la-Neuve, n° 7, 1995, p. 152.

433
l’eau bouillante dans le baquet, puis de la froide. Il contrôle plusieurs fois la température de l’eau. Puis
il sort. Revient avec le landau. Le bébé pleurniche. Il le sort de la voiture (dans la mesure du possible
tout ce qui suit de telle façon que le public ne voit pas le bébé, selon toute vraisemblance une poupée).
Il le met dans un baquet, le lave avec l’éponge, soigneusement et sans maladresse. Puis il noie le bébé
dans le baquet. Il laisse le bébé dans le baquet et s’essuie les mains à la serviette qui pend près de la
cuisinière. Puis il replonge les mains dans le baquet, en sort le bébé, l’essuie, repose le cadavre dans le
landau. Puis il range : il vide le baquet, remet l’éponge à sa place, etc. Puis il ramène la voiture dans la
chambre à coucher. Il revient, se lave les mains avec du savon, au-dessus de l’évier, et retourne au
travail24.

Comme c’est souvent la cas chez Kroetz, la didascalie ne se contente pas de donner des
indications sur les actions à représenter, mais elle en suggère précisément les modes
d’existence et de perception : par sa longueur d’abord, indice rythmique de la lenteur de la
scène, mais aussi par sa neutralité affichée qui passe par l’insistance scrupuleuse du narrateur
à détailler la succession de chaque geste. La didascalie propose ici une véritable contre-
dramaturgie du fait divers, meurtre sans tapage et sans éclat qui se mêle indistinctement au
déroulement des activités quotidiennes. De fait, Kroetz nous le rappelle (« (Comme dans les
tableaux 1 et 2) »), ces activités ont déjà été représentées et il s’agit manifestement de jouer
de l’effet de reconnaissance que peut susciter la répétition25. Dans ce cadre, seuls deux termes
– « noyer » et « cadavre » – semblent nous assurer qu’il ne s’agit pas d’un bain comme les
autres, le second de ces termes fonctionnant presque à la façon d’une piqûre de rappel visant à
confirmer ce qui pouvait encore apparaître comme l’hallucination d’un lecteur dissipé. Encore
ne s’agit-il que d’une précision incidente qui soumet l’instant mortel à une curieuse ellipse :
« il replonge les mains dans le baquet, en sort le bébé, l’essuie, repose le cadavre dans le
landau » ; d’une proposition à l’autre, le « bébé » s’est transformé en « cadavre » sans que
cette métamorphose sollicite la moindre dramatisation. Jamais l’enfant n’est sujet de sa propre

24
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., pp. 34-35. Si nous ne convoquons que le texte français dans
le corps du propos, nos analyses de détail reposent sur des procédés avérés dans le texte allemand ; cf. Franz
Xaver Kroetz, Heimarbeit in Stücke I, op. cit., p. 207 : « Willy arbeitet. Schließlich steht er auf, prüft mit der
Hand das Wasser. Dann holt er aus einem Schränkchen den Bottich zum Waschen. Stellt ihn auf die Anrichte.
(Wie Bild 1 und 2). Er gießt heißes Wasser in den Bottich. Dann kaltes. Prüft mehrmals die Wassertemperatur.
Dann geht er ab. Kommt mit dem Kinderwagen zurück. Das Baby greint. Er nimmt es aus dem Wagen (möglichst
alles folgende so, daß das Publikum das Baby, also vermutlich eine Puppe, nicht sieht), legt es in den Bottich,
wäscht es mit dem Schwamm, gründlich und nicht ungeschickt. Dann ertränkt er das Baby im Bottich. Er läßt
das Baby im Bottich liegen und trocknet sich die Hände am Handtuch am Ofen ab. Dann greift er wieder in den
Bottich, nimmt das Baby heraus, trocknet es ab, legt die Leiche zurück in den Kinderwagen. Dann raümt er auf :
leert den Bottich aus, raümt den Schwamm zurück etc. Dann schiebt er den Wagen zurück ins Schlafzimmer. Er
kommt zurück, wäscht sich mit Seife die Hände am Außguß und geht wieder an die Arbeit ».
25
La répétition vaut toutefois aussi pour les différences qu’elle permet de souligner et les effets de sens que
celles-ci sont susceptibles de produire à l’exclusion de tout discours explicatif : variation du personnel
dramatique (dans le premier tableau, Martha lave Ursel – enfant légitime – conformément à une distribution
sexuelle des tâches traditionnelle), et variation du modus operandi (Martha effectue cette tâche « avec des gestes
rapides, désordonnés » alors que Willy fait preuve d’une méticulosité qui renvoie à sa façon, régulière et
appliquée, d’empaqueter les graines telle qu’elle nous est décrite au début de la pièce). Ces deux variations
permettent, d’une part, d’inscrire la scène dans le bouleversement de la situation familiale, d’autre part, de relier
activité professionnelle et activité domestique en soumettant la seconde aux automatismes de la première.

434
mort, ce que souligne le vœu du dramaturge de ne pas le donner à voir, désamorçant ainsi le
potentiel sensationnel de la scène. Rivé à la pantomime imperturbable de Willy qui lave et tue
aussi minutieusement qu’il ensache ses graines, le récit didascalique en mime le caractère
apathique et envisage l’enfant à la manière du personnage, comme un objet indifféremment
maniable, qu’il soit mort ou vif. A ce titre, la mention de la poupée à ce moment précis plutôt
qu’au seuil de la pièce nous semble excéder le simple conseil technique à l’adresse du metteur
en scène et peut très bien être mise au compte de cette réification dépathétisante26.
Ce qu’assure ainsi la didascalie, au seul niveau stylistique, c’est le nivellement des
actions soumises à un seul et même rythme, à la fois lent et précis : le travail, « puis » le bain,
« puis » le meurtre, « puis » le rangement, « puis » le travail. A ce nivellement participe
également le dispositif sonore puisque, depuis le quinzième tableau, la radio est en marche et
superpose au silence de Willy le flux continu de ses programmes. Entre l’absence d’un
discours personnel qui puisse solenniser ou justifier l’acte meurtrier27 et la présence d’un
discours anonyme et hermétique à ce qui se passe sur scène, le fait divers semble se dissoudre
au contact du quotidien, ce que confirme le retour à la situation de départ à l’échelle de la
didascalie (Willy « retourne au travail »), mais aussi à celle de la pièce entière (« tout est de
nouveau rentré dans l’ordre » affirme Martha dans le dernier tableau avant de demander à
Willy de faire chauffer de l’eau pour se laver). Tout se passe comme si, du point de vue des
personnages, l’infanticide permettait de rétablir un ordre que seule la grossesse illégitime de
Martha aurait troublé. Loin de faire événement, le fait divers apparaît comme sa négation28.
Exempte de tout commentaire, la description clinique de la pantomime s’ingénie
pourtant à invalider certaines pistes d’interprétation, comme celle de l’homicide volontaire

26
La mention du bébé-poupée continue néanmoins d’avoir un statut ambigu au regard des effets que doit (et que
peut) produire la scène. Avouant le théâtre comme théâtre, elle produit un effet brutal de distanciation sur le
lecteur. Mais, dans le même temps, l’injonction à ne pas montrer le bébé-poupée tend à refuser cet effet sur le
spectateur : s’il s’agit d’éviter le sensationnalisme, ne s’agit-il pas aussi de parer à la force intrinsèquement
démystificatrice de toute mort théâtrale et, plus encore, de celle d’un bébé nécessairement postiche, menaçant,
plus que toute autre, de produire des effets involontairement grotesques ? Dans cette perspective, l’invisibilité de
l’infanticide participerait à l’illusion théâtrale ainsi qu’à l’efficacité d’une scène d’autant plus susceptible de
provoquer la pitié et l’effroi qu’elle n’est pas traitée sur le mode pathétique et effrayant.
27
Le mutisme de Willy le distingue des héros tragiques et mélodramatiques, mais aussi des personnages
horváthiens qui, pour être insensibles aux horreurs qu’ils commettent, n’en recourent pas moins à l’emphase du
discours, l’ironie s’insinuant dans l’écart qui sépare l’acte, ses motivations réelles, les pulsions qui l’animent…
et les paroles qui tentent de le recouvrir : « Dans cette mesure, les crimes dans mes pièces ne sont pas non plus
précédés du signe distinctif de la petite bourgeoisie, comme c’est avant tout le cas chez Horváth : la dureté de
cœur […], l’absence de compréhension […], grands discours à la con sur la morale et les mœurs et crispation du
comportement… » (Franz Xaver Kroetz, « Horváth d’aujourd’hui pour aujourd’hui », art. cité, p. 213).
28
Dès les scènes suivantes, l’infanticide fait l’objet de trois versions distinctes qui achèvent de le déréaliser.
Qu’il s’agisse de la pneumonie imputée au « destin », de l’étranglement dont Willy s’avoue momentanément
coupable « pour blaguer » ou de l’homicide par imprudence auquel conclura la police, le meurtre semble
s’effacer aux yeux des personnages (et du meurtrier lui-même), tandis qu’il gagne, pour nous, en étrangeté.

435
(une décision suivie d’une action, cadre dans lequel l’étape préalable du bain serait
incompréhensible et, plus encore, les soins scrupuleux dont font l’objet sa préparation et le
contrôle de la température), ou de l’homicide par imprudence (l’irruption soudaine d’un
accident dans l’ordre quotidien, résultat d’une maladresse que nous pourrions imputer à un
désir de mort inconscient29). Souligné par la parataxe et l’utilisation de connecteurs minimaux
– « puis », « et » – qui se contentent de lier temporellement les différents gestes de Willy sans
leur donner la cohérence unifiante d’une « action », l’automatisme continu de la pantomime
trouble profondément les régimes de causalité auxquels le lecteur-spectateur est habitué à
recourir. En suggérant une chronologie contraignante qui, à l’instar du travail à la chaîne,
paraît tout aussi nécessaire qu’irréfléchie, le style volontairement atonal de Kroetz rend le
passage à l’acte d’autant plus énigmatique. A la contre-référence journalistique s’ajoute ici
une contre-référence théâtrale. Ce qu’impliquent le motif du bain et la symbolique rituelle qui
lui est traditionnellement associée, c’est aussi la convocation/évacuation du modèle tragique.
Comme l’affirme Michel Vinaver, la dramaturgie de Kroetz consiste à :
concevoir des situations proches par leur nature de celles sur lesquelles s’est fondée la tragédie (une
faute est commise, qui entraîne une souillure, celle-ci doit être lavée, au besoin par le meurtre, mais
celui-ci appelle vengeance, etc.) et à laisser se manifester, au niveau de l’écriture, le décalage entre le
« plein » de ces situations (au moins dans ce qui subsiste de notre héritage culturel, de notre imaginaire
collectif) et la façon dont elles peuvent s’être vidées, en fait, de tout contenu30.

Or c’est ce décalage, entre la plénitude virtuelle de la situation et sa vacuité actuelle, ou


encore, du point de vue dramaturgique, entre le potentiel spectaculaire et catastrophique du
meurtre et les déficits de sa représentation, qui est proprement générateur de scandale – et non
celui dont on attendrait qu’il oppose le quotidien et la grande action qui en interrompt le
cours, ou encore la normalité et sa transgression. Car il y a évidemment scandale : évacué de
la scène, celui-ci n’en est que plus fort dans la salle. Le traitement mat du fait divers

29
On note un nouveau déplacement par rapport au traitement horváthien de la violence. Chez Horváth, le
décalage entre l’action et la parole est étroitement lié au décalage entre la pulsion et la conscience sociale (ainsi
de l’infanticide invisible de Légendes…, la dramaturgie singeant ironiquement le processus de dénégation dont le
meurtre fait l’objet). Or ici, pas d’opposition entre la surface et la profondeur, la façade et l’intérieur des
maisons ; tout est à vue, parce que rien, semble-t-il, n’est à cacher. Contrairement aux petits-bourgeois, les sous-
privilégiés ne disposent pas de l’armature psychique, morale et linguistique qui constitue la violence en interdit
et appelle, dès lors, des stratégies permettant de la rendre socialement acceptable (en la dissimulant sous des
actes de substitution ou, dans le cas du meurtre, en la niant par l’invocation du châtiment céleste). Il n’y a donc
pas refoulement des pulsions meurtrières et agressives, contraintes de se déguiser pour se réaliser. Non
seulement celles-ci s’actualisent sans entrave, mais cette absence d’obstacle, en retour, semble les dessaisir de
leur statut pulsionnel. Soit dit en passant, il y va là d’une singulière relativisation de la théorie freudienne de
l’inconscient, ici tributaire des conditions socio-culturelles de formation du psychisme…
30
Michel Vinaver, Ecritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Arles, Actes Sud, 1993, p. 151.
Notons que ce décalage, investi sur un mode beaucoup plus ironique, sinon comique, est au cœur de l’écriture
vinavérienne et qu’il a motivé en partie son intérêt pour une pièce comme Le Suicidé de Nicolaï Erdman (1928)
et pour le personnage de Simon Podsékalnikov à qui manquent précisément « les ressources pour réagir ‘‘à
hauteur’’ de l’événement qui le frappe » – Michel Vinaver, « Notes sur “Le Suicidé” de Nicolaï Erdman »
(1980), in Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit., pp. 139-140.

436
n’implique pas la banalisation de l’insolite mais en redouble l’étrangeté : pourquoi la
catastrophe n’a-t-elle pas lieu ? en vertu de quels processus le potentiel spectaculaire du fait
divers – un potentiel qui repose sur la reconnaissance communément admise du meurtre
comme transgression (et de l’infanticide comme transgression suprême) – en vient-il à être
désamorcé ? C’est dire que le nivellement des actions s’appuie délibérément sur nos échelles
de valeur, cherchant moins à en nier la validité qu’à y introduire du jeu31 : d’une part, pour
nous pousser à interroger les raisons de leur absence sur scène, d’autre part, pour nous amener
à en déplacer les termes et à transférer notre attention, du fait divers, au quotidien qui
contamine ses modes d’apparition.
Ce processus est mené à son paroxysme dans Concert à la carte, pièce intégralement
didascalique qui représente un suicide « dont les préparatifs, dit Kroetz, procèdent sans
transition des activités quotidiennes et par conséquent jugées comme normales » et qui
« s’accomplit comme la vie qui l’a causé, avec le même amour de l’ordre »32 :
Finalement elle a dans son lit un violent sursaut et allume alors la lumière. Elle se lève, enfile de
nouveau son peignoir, ouvre la porte et va aux toilettes. Tout cela sans bruit. Dans les toilettes, elle
ferme la fenêtre. Elle revient dans sa chambre, referme la porte derrière elle, se lave les mains, les
essuie. Puis elle s’approche du tapis, le contemple de nouveau.
Quelques instants plus tard, elle va vers le buffet, en ouvre le haut et y prend une boîte de comprimés.
Elle va à la table, y pose la boîte, prend sur le tabouret le verre d’eau qu’elle pose à côté de la boîte. Elle
s’assoit avec précaution sur la chaise où se trouvent les bas, sans s’y adosser pour ne pas les abîmer.
Elle sort un comprimé, l’avale avec une gorgée d’eau. Elle sort de la boîte la posologie et la lit d’un
bout à l’autre.
Elle ouvre de nouveau le petit tube, en fait rouler tous les comprimés et les compte en faisant deux
rangées ; il en reste neuf sur une boîte de vingt. Elle les avale lentement l’un après l’autre jusqu’à ce que
l’eau, qu’elle boit à chaque fois par petites gorgées, soit épuisée. Elle se lève pour se rendre au lavabo,
s’arrête et va vers le réfrigérateur, y prend un quart de mousseux à demi-plein, revient vers la table,
ouvre la petite bouteille, en verse un peu dans le verre, avale les comprimés qui restent. Puis elle attend
un moment.
Elle verse dans le verre le restant du mousseux ; il déborde sur la nappe. Elle soulève le verre et enlève
la tache avec la manche du peignoir ; elle sirote le mousseux.
Ensuite elle attend, calme et réfléchie, son visage, soudain, exprimant de l’intérêt.
Un temps33.

31
On retrouve ce processus de nivellement dans Geisterbahn, op. cit., pp. 313-314. La pantomime meurtrière de
Beppi déroge à peine au déroulement des activités quotidiennes, en l’occurrence le fait de cajoler son enfant pour
arrêter ses pleurs : « Elle prend Georg, se dirige avec lui vers le landau, s’arrête un moment, met le visage de
l’enfant contre son épaule et appuie sur sa tête de sa main droite qui est libre. Après un certain temps, on
n’entend plus l’enfant crier, parce qu’il est mort » (nous traduisons). Ici, Kroetz va encore plus loin que dans
Travail à domicile puisque même le verbe chargé de signifier l’action criminelle est ambigu (elle « appuie sur sa
tête »), et que seule la proposition suivante permet d’en confirmer les funèbres effets (« On n’entend plus
l’enfant crier, parce qu’il est mort »). Plaçant la conséquence avant la cause, le style didascalique oriente à
nouveau le passage à la scène : c’est seulement par un indice sonore (l’arrêt des cris) que le spectateur est
rétrospectivement amené à identifier l’infanticide sous la gestuelle maternelle.
32
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 87.
33
Id., p. 100 – Franz Xaver Kroetz, Wunschkonzert, in Stücke III, op. cit., pp. 112-113 : « Schließlich macht sie
eine äußerst unruhige Bewegung im Bett und schaltet dann das Licht an. Sie steht auf, zieht wieder den
Morgenmantel an, sperrt ihre Türe auf und geht zur Toilette. Das alles äußerst leise. In der Toilette schließt sie
das Fenster. Sie geht zurück in ihr Zimmer, schließt die Tür hinter sich ab, wäscht sich die Hände, trocknet sie
ab. Dann geht sie zum Teppich, schaut ihn sich wieder an. / Einige Momente später geht sie zur Kredenz, öffnet
den oberen Teil und entnimmt ihm eine Schachtel Tabletten. Sie geht damit zum Tisch, legt sie ihn, nimmt von

437
Outre la description minutieuse de la succession des gestes qui participe au nivellement, on
remarque une insistance accrue sur la parcimonie et l’épargne dont ne cesse de faire preuve le
personnage. Non seulement Mlle Rasch agit, comme Willy, avec lenteur et précaution mais
ses gestes, jusqu’aux objets qu’elle manipule, sont marqués par la petitesse (« petit tube »,
« petites gorgées », « un quart de mousseau à demi-plein », « petite bouteille », « un peu »,
« sirote »). L’éviction du spectaculaire se joue ainsi dans cette microscopie qui investit chaque
notation. Par ailleurs, Kroetz, pendant toute la cinquième partie, a multiplié les gestes qui
démentent l’issue suicidaire : « elle prépare la table pour le petit déjeuner du lendemain »,
« décide de mettre sa culotte au sale […] et d’en sortir une fraîche pour le lendemain »,
« choisit aussi un tailleur pour le jour suivant », « prend le réveil, le remonte et le règle à six
heures », « s’assure qu’il fonctionne et, satisfaite, elle le pose », jusqu’aux bas qu’elle prend
soin de ne pas abîmer en s’asseyant sur la chaise où ils sèchent tandis qu’elle s’est déjà
emparée de la boîte de comprimés… Là encore, sont mis à mal le modèle de la grande action
et ce qu’elle suppose, en amont, de volonté et de projection dans l’avenir. On peut même
trouver une certaine ironie, au début de l’extrait cité, dans la mention du « sursaut » qui
conduit Mlle Rasch à se lever pour satisfaire, comprend-on bientôt, une envie pressante. A
peine la « violence » d’une rupture est-elle évoquée qu’elle se désagrège dans les impératifs
réguliers et dérisoires d’un corps momentanément en panique. Cette amorce qui aurait pu
signaler le début de la fin ne nous permet donc pas d’identifier le moment d’un renversement,
encore moins celui d’une décision. La suite ne le permet d’ailleurs pas plus, et ce alors même
que Mlle Rasch est en train de commettre l’irréparable (la prise du premier somnifère
maintient la possibilité d’une simple insomnie, la lecture de la posologie peut encore relever
d’un souci obsessionnel de vérification…). L’action « suicide » reste insituable. Dès lors, on
perçoit comment la contamination du fait divers par le quotidien peut infléchir, en retour,
notre appréhension du quotidien. Si le suicide s’exécute dans l’ordre, comment cet ordre
pourrait-il renvoyer à quelque état normal des choses ? Court-circuitant le fait divers comme

dem Hocker das Glas Wasser, stellt es daneben. Sie setzt sich vorsichtig auf den Stuhl mit den Strümpfen, ohne
sich anzulehnen, um diese nicht zu verderben. Sie nimmt eine Tablette heraus, nimmt sie mit einem Schluck
Wasser. Sie nimmt aus der Schachtel die Gebrauchsanweisung heraus und liest sie durch. / Sie öffnet das
Röllchen wieder, läßt alle Tabletten herauskullern und zählt sie in Zweierreihen ab, es sind noch 9 Stück einen
20er Packung. Sie nimmt langsam eine nach der anderen, bis das Wasser, das sie jeweils in kleinen Schlückchen
dazu trinkt, alle ist. Sie steht auf, will zum Becken, hält inne, geht zum Kühlschrank, entnimmt ihm eine halbvolle
Piccoloflasche Sekt, geht wieder zum Tisch, öffnet das Fläschchen, schüttet ein wenig in das Glas, nimmt die
restlichen Tabletten. Dann wartet sie einige Zeit. / Sie gießt den restlichen Sekt in das Glas, er sprudelt über und
rinnt auf die Tischdecke. Sie hebt das Glas hoch und putzt mit dem Ärmel des Bademantels den Fleck weg, sie
nippt am Sekt. Dann wartet sie ruhig und bedächtig, aber auf ihrem Gesicht ist plötzlich Interesse festzustellen. /
Pause ».

438
surgissement de l’extraordinaire, la pantomime automate de Mlle Rasch court-circuite tout
autant l’ordinaire quotidien. Réduit à un souci de propreté qui se manifeste tout autant dans la
préparation du repas que dans celle de sa mise à mort, l’ordre devient signe et symptôme d’un
malaise qu’il s’agit désormais d’interroger. C’est dire que les nouveaux rapports du quotidien
et de l’insolite sont éminemment dialectiques : la dissolution du fait divers n’entraîne pas sa
disparition mais sa dissémination ; loin de s’effacer, le fait divers contamine à son tour le
quotidien et invite à en sonder la part insoupçonnée de scandale.
Ce phénomène de contamination réciproque invite toutefois à envisager à nouveaux
frais le processus de nivellement que nous avons décrit. En effet, celui-ci ne concerne que le
fait divers à une échelle molaire, lorsqu’on oppose son traitement quotidienniste à ses avatars
spectaculaires. Car, à une échelle moléculaire, on s’aperçoit rapidement qu’il n’est pas
exclusif de micro-ruptures, laissant apparaître des saillies, des anfractuosités, en somme tout
un relief qui permet de mettre au jour un nouveau mode de perception du quotidien et de
l’insolite. Si le meurtre de Travail à domicile échoue, on l’a vu, à introduire un véritable
décrochage, on note ainsi que Willy s’essuie les mains à la serviette pour aussitôt les
replonger dans le baquet. Kroetz invitant le metteur en scène à ne pas montrer le bébé, tout se
passe comme si l’irruption subreptice et fugitive de cet accident de parcours était seule à
suggérer l’événement. L’insolite potentiellement spectaculaire de l’infanticide se déplace sur
l’insolite, moléculaire mais significatif, de ce geste apparemment immotivé, lapsus corporel
par lequel se donne à voir ce que la parole est incapable de formuler, à savoir la faute, la
souillure et la tentative de s’en débarrasser34.
C’est dire ici le caractère éminemment paradoxal de cet acte manqué : loin d’exprimer
le désir inconscient de transgresser l’interdit, il signale l’avènement de l’interdit lui-même à la
surface sensible d’un corps qui enfreint symptomatiquement la régularité de ses mouvements
impassibles. Récupèrerait-on, à ce niveau capillaire, l’horizon moral dont Kroetz nous avait
semblé vouloir déposséder le personnage, le geste de Willy indiquant un double processus de

34
On retrouve pareil lapsus dans Geisterbahn, op. cit., p. 314 : « Elle le repose alors dans le landau. Elle met
son manteau, s’apprête à partir. Elle s’assoit à son bureau et commence son travail à domicile. Elle travaille
très lentement. Puis elle se lève à nouveau et fait disparaître tous les préparatifs du départ. Tout retourne à sa
place. Le landau aussi. Finalement, elle enlève son manteau, le suspend. Puis elle se remet au travail » (nous
traduisons). Par-delà l’apparente contradiction des mouvements, la gestuelle tend à nier le meurtre par un double
retour en arrière : d’abord, retour au début de la scène par la reprise des préparatifs du départ, puis retour au
début de l’acte, avant l’intervention des services sociaux, par la dissimulation des signes du départ et la reprise
du travail qui occupe habituellement les journées de Beppi. A travers l’incohérence physique de ces deux
tentatives à la fois distinctes et enchevêtrées (soulignée notamment par l’accessoire du manteau que Beppi porte
tout au long de ses rangements), l’entreprise de dénégation s’avoue comme telle au spectateur. Cherchant à
effacer la rupture sans parvenir à rétablir une continuité, la pantomime témoigne de l’événement et de sa force
perturbatrice beaucoup plus précisément que ne le fait l’événement lui-même.

439
reconnaissance et de déni de culpabilité ? Encore faut-il souligner la singulière réduction dont
cet horizon fait l’objet. Comme en témoigne notre exégèse psycho-pathologique, le geste
disruptif de Willy conserve un statut hybride du point de vue sémiotique. Si l’annulation
immédiate de sa motivation pragmatique lui confère une gratuité qui le dote d’un surcroît de
signification, on peine à y reconnaître l’ambitieuse clarté d’un symbole de purification.
Renvoyant tout autant au cas de conscience qu’à son absence, le signe est maintenu en eaux
troubles et tend vers le symbole sans y accéder pleinement. Certes, la piste symbolique est
renforcée, à la fin de la scène, par le lavage des mains au savon. Bien que ce dernier geste soit
conforme aux intentions qui le guident et eût pu avoir lieu si le bain n’était resté qu’un bain, la
répétition-variation l’inscrit dans le processus de déni évoqué et confirme la dimension
rituelle d’une pantomime qui, adjointe au thème de la propreté, constitue un motif récurrent
de la pièce35. Mais en la restreignant à sa part minimale et superficielle de manifestation
(« s’en laver les mains », « avoir les mains propres »), Kroetz insiste à nouveau sur
l’effritement du modèle tragique et des valeurs qui le fondent ; il va même ici jusqu’à en
montrer le mouvement simultané d’affleurement et de retrait, pointant tout autant le
dénuement psychique des personnages que notre incapacité à comprendre leurs actes en
recourant à des schèmes d’interprétation préétablis qui conduiraient unilatéralement à leur
condamnation36.
On retrouve semblables micro-ruptures dans Concert à la carte. Si un grand nombre
de gestes nie totalement l’issue funèbre de la prise de médicaments, certains d’entre eux

35
En effet, ce motif est explicitement convoqué (et préparé) dans la scène de l’avortement où l’enjeu des mains
propres fait signe vers un débat moral qui ne saurait advenir : « MARTHA. Viens, fais-le toi. J’ai rien contre.
C’est pas moi qui ai eu l’idée. / WILLY. J’ai pas les mains propres. Faut avoir les mains propres pour faire ça. /
MARTHA. Je les ai pas propres non plus » (Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 21). Là encore, il y
va du démontage d’un topos tragique : le dilemme reste à la fois en-deçà et au-delà de la parole pour ne trouver
dans la préoccupation hygiénique des mains propres qu’un lieu d’émergence minimal.
36
A considérer les effets complexes que produit la didascalie, on prend la mesure du défi (et des risques)
qu’implique la réalisation scénique de ce tableau. Notons que la mise en scène de Jacques Lassalle en 1976 s’est
montrée particulièrement respectueuse du dispositif kroetzien en sous-exposant le meurtre (une serviette
recouvre la bassine où Willy baigne puis noie le bébé) et en sur-exposant corrélativement certains détails : ainsi,
de cette serviette qui quitte ici son statut d’objet strictement utilitaire pour rappeler l’absence de Martha (c’est
elle qui la manipule dans le premier tableau lorsqu’elle lave Ursel, puis Willy la lui tend dans le deuxième
tableau pour l’aider à s’essuyer, offrant un rare moment de tendresse conjugale), puis devenir linceul à l’issue du
« bain », portant les signes d’une mort restée inaccessible et se chargeant dès lors de ses virtualités pathétiques
(Willy montre en effet un soin particulier à éviter tout contact physique avec le cadavre de l’enfant). Ce
processus de transfert qui investit l’objet-serviette de toutes les données, explicatives et émotionnelles, relatives
à l’infanticide est évidemment indissociable de l’invisibilité du bébé comme de la neutralité expressive du visage
du comédien incarnant Willy (Alain Ollivier). Celle-ci se voit toutefois troublée fugitivement lorsqu’il ouvre
convulsivement la bouche au moment (supposé) du meurtre, traduisant dès lors « une “sympathie” physique pour
l’enfant étouffé » de sorte que « la censure mise sur l’assassinat trouv[e] ici son exutoire » (Anne Ubersfeld, Lire
le théâtre II. L’école du spectateur, Paris, Belin, coll. « Lettres Sup », 1996, p. 190). Cette irruption sporadique
d’un affect et d’une forme – sommaire – d’intersubjectivité que refoulent tout autant le personnage que la mise
en scène s’inscrit pleinement dans le projet kroetzien et redouble, sur le plan émotionnel, la fonction paradoxale
que nous avons attribuée au geste de Willy, s’essuyant les mains pour aussitôt les remouiller.

440
teintent les habitudes réflexes de Mlle Rasch d’une fantaisie ou d’une désinvolture qui
signalent discrètement l’absence de lendemain. C’est d’abord la déviation impromptue de son
itinéraire (« Elle se lève pour se rendre au lavabo, s’arrête et va vers le réfrigérateur »), et le
choix d’une boisson festive – le mousseux – qu’on devine d’autant plus vouée aux occasions
particulières que l’on connaît désormais son souci d’économie37. Puis ramenant Eros et
Thanatos à leurs plus petites dimensions, Kroetz accorde à son personnage sa part minimale
de plaisir et lui autorise le dernier verre du condamné. Cessant d’être subordonné à l’ingestion
des somnifères, celui-ci ne vaut que pour l’agrément qu’il est susceptible d’offrir, dépense
gratuite qui continue néanmoins d’être scrupuleusement contrôlée (en « sirotant », il s’agit de
faire durer ce qui ne constitue, somme toute, qu’un fond de bouteille). Cet « extra » est
d’ailleurs sanctionné par un léger « débordement ». A l’affût continuel de la moindre tache,
Mlle Rasch l’essuie aussitôt… mais c’est « avec la manche [de son] peignoir ». Au geste en
trop de Willy, à son souci excessif de propreté, fait ici écho le geste en moins de Mlle Rasch
(consistant, en l’occurrence, à aller chercher un torchon), abandon tout relatif de ses
obsessions hygiénistes où se niche l’hubris dérisoire de cette héroïne impossible. Enfin, la
pièce se clôt sur une moue d’intérêt du personnage. Après le « violent sursaut », l’adverbe
« soudain » fait ressurgir une temporalité heurtée dont la portée, cette fois-ci, ne sera pas
désamorcée. L’instant mortel étant relégué dans le hors-scène, les inflexions minimalistes
d’un visage – qui n’exprime pas des sentiments exceptionnels (l’effroi, le courage…) mais qui
cesse exceptionnellement d’être inexpressif – suggèrent l’avènement d’un phénomène
réellement nouveau. Si le quotidien se mue de façon extrêmement diffuse en fait divers, le
passage à la limite a donc bel et bien lieu. La pantomime et les micro-ruptures qui la
traversent indiquent en effet que quelque chose est en train de se passer. Mais, précisément,
que se passe-t-il ? qu’est-ce qui arrive et quand cela arrive-t-il ? A l’organisation ternaire d’un
avant, d’un pendant et d’un après que tend à construire la mise en scène de l’événement, la
dramaturgie substitue une série de « craquements » et de « fêlures »38 qui descelle
radicalement l’action de la conscience qu’en a le personnage. En fait, c’est la notion même
d’événement qu’elle interroge et dont elle fait jouer les limites, ouvrant tout à la fois le champ

37
Au début de la pièce, Mlle Rasch accompagne son repas d’un verre de jus d’orange coupé d’eau. Ici, c’est
avec le verre d’eau – qu’elle remplit rituellement tous les soirs – qu’elle commence à avaler les somnifères. Le
mousseux signale donc un véritable changement dans les habitudes du personnage.
38
Sur la fêlure comme mode d’événementialité moléculaire, cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Trois
nouvelles ou “qu’est-ce qui s’est passé ?” », Mille Plateaux, op. cit., p. 243.

441
de visibilité et le champ de compréhension habituellement cloisonnés du fait divers, étant
entendu que l’un et l’autre sont indissociables39.
Il convient ici de quitter la micro-analyse qu’exigent les didascalies kroetziennes pour
envisager l’entour du fait divers et son inscription dans l’économie générale des pièces. En
effet, le retroussage du fait divers est inséparable du travail de déconstruction/reconstruction
auquel le quotidien ne cesse d’être soumis en amont de l’acte criminel. Fragmenté par le
montage de scènes apparemment autonomes qui s’ouvrent et se ferment in medias res, le
quotidien est loin d’être représenté comme un continuum régulier et homogène. D’une
certaine manière, il apparaît d’ores et déjà comme une succession chaotique de « faits
divers », terme à comprendre ici de façon littérale et en le dessaisissant de sa gangue
journalistique ; l’absence d’enchaînement entre les tableaux, entre les répliques, entre la
parole et les gestes…, désamorce toute approche familière de « la vie de tous les jours » et
interroge d’emblée l’ordre qu’elle est censée refléter. Or c’est dans ce cadre général de
désorientation que « le » fait divers, à la faveur d’un effet de seuil, creuse les béances du
quotidien et l’empêche définitivement d’aller de soi.

b) Le fait divers décentré

La construction des pièces joue donc un rôle important dans la déspectacularisation du


fait divers, lui refusant le statut de « nœud » ou de « dénouement » dans le cadre d’une
« intrigue » qui, sous sa forme linéaire et progressive, fait obstinément défaut. D’un tel refus
témoignaient déjà les pièces de Fleisser (Purgatoire à Ingolstadt) et Horváth (Foi Amour
Espérance) qui, toutes deux, pourraient se finir sur le suicide exemplaire de la Fräulein
opprimée si la dramaturgie ne lui déniait ostensiblement ce privilège. Dans les derniers
tableaux de ces deux pièces, la tentative de suicide de la jeune fille est cantonnée dans le hors-
scène (Olga se jette dans le Danube, Elisabeth dans un canal). Plus encore, un sauvetage, lui
aussi laissé dans le hors-scène, vient faire avorter cette tentative ; loin de dénouer le drame par
une action qui solliciterait enfin des figures positives d’adjuvants et ouvrirait la voie d’une

39
Claude Yersin, dans sa mise en scène de 1973, a choisi de renforcer ce passage à la limite en faisant entendre
la voix du personnage – cf. Huguette Cléry, « L’actrice muette a la parole », art. cité, pp. 72-73 : « le seul son
qu’elle émettra, le seul langage qu’elle parviendra à retrouver, sera la berceuse qu’on lui chantait dans son
enfance. Nous sommes à la fin de la pièce, lorsque Mlle Rasch vient d’avaler ses comprimés de barbiturique ;
elle se sent soudain enfin libre, elle retrouve une sorte de goût pour la vie et elle se fredonne cette berceuse. Le
silence est rompu, sa vie est terminée, son calvaire prend fin ». Un tel parti pris tend à constituer le suicide en
moyen d’émancipation par rapport à l’oppression quotidienne, mais aussi à l’emprise des discours médiatiques et
à la dépersonnalisation qu’ils engagent (c’est non seulement la voix du personnage qui surgit pour la première
fois sur scène, mais encore une parcelle très intime de son enfance, de son histoire propre). Le suicide permet
ainsi de faire réapparaître un sujet in extremis quand la didascalie kroetzienne, elle, se fait plus ambiguë, moins
affirmative, et maintient entre le personnage et ce qui lui arrive un écart qui empêche d’interpréter son geste en
termes psychologiques et surtout de choisir entre l’acte de révolte et l’acte de soumission.

442
heureuse résolution, le sauvetage étouffe la force socialement scandaleuse du suicide, permet
sa récupération immédiate par le discours de la communauté qui le commente, le conteste ou
se félicite de son échec, et renforce surtout l’impuissance des personnages féminins en les
privant de leur ultime liberté, celle de se donner la mort. Dans Purgatoire…, la noyade d’Olga
et son sauvetage par Roelle sont d’abord rapportés par Protasius, figure grotesque qui a assisté
à la scène et, ayant « aidé à tirer le dernier morceau »40, s’est aussitôt dirigée vers la page
locale pour publier ses hauts faits, dépossédant Olga de sa propre histoire et nous livrant sur le
tard une hypotypose définitivement délestée des fastes de la tragédie41. Poussée vers la scène
par des écoliers qui la raillent et pour lesquels les rumeurs de sa tentative, après celles de sa
grossesse, offrent le prétexte de nouvelles stigmatisations42, Olga n’explique pas son geste
mais dément, en revanche, toute interprétation héroïco-sentimentale de celui de Roelle (« Il a
été me chercher dans l’eau parce qu’il voulait que j’en subisse davantage »43). Enfin, elle
rentre chez elle (« Ma place est à la maison »44) et réintègre l’ordre auquel elle avait voulu
échapper : le drame n’a pas eu lieu et la société, refusant à Olga le droit d’être l’actrice de sa
propre exclusion, reste maîtresse de la distribution des rôles. Si Elisabeth, elle, finit par
véritablement mourir dans Foi Amour Espérance, cette mort, là encore, n’est pas celle qu’elle
s’était choisie. Son sauvetage permet en effet de transférer la jeune fille du lieu, hors-scène et
hors-pouvoir, que constituait le canal pour inscrire – et circonscrire – sa mort dans l’espace
institutionnel du commissariat où sont significativement réunis les anciens agents de sa perte
(les policiers, Klostermeyer, le Préparateur Adjoint). Ce processus de déplacement et de
réification est également souligné par la place prépondérante que prend l’« intrépide
sauveteur »45 dans les discours de l’assemblée et qu’il espère lui-même pouvoir bientôt
prendre dans les journaux, attendant de sa médiatisation « une publicité inestimable »46.
Comme dans Purgatoire…, la rubrique des faits divers s’offre comme le dernier lieu –
40
Marieluise Fleisser, Purgatoire à Ingolstadt, op. cit., p. 77.
41
Id., p. 78 : « C’est ça justement qu’est beau dans le journalisme, on peut désigner les intéressés sans que les
intéressés puissent faire quoi que ce soit. Le journal, il est déjà sorti ». A considérer le cynisme de Protasius, on
ne peut s’empêcher de penser à la trame de Maman Küster s’en va au ciel (1975), film de Fassbinder tendu entre
deux faits divers remisés dans le hors-champ (la mort de M. Küster au début, celle de Mme Küster à la fin) et
montrant les diverses stratégies par lesquelles le reporter d’un journal à scandale, puis un couple de bourgeois
communistes, enfin un militant gauchiste instrumentent l’héroïne éponyme et la dépossèdent de son histoire.
42
Id., pp. 81-84. Après avoir vagabondé quelques jours, nous informent les didascalies, « la chasse à Olga
s’organise », des écoliers l’interceptent, la poussent vers la scène, « l’y acculent puis l’encerclent ». Aussi le
sauvetage de la jeune fille n’équivaut-il aucunement à son salut. La sortie volontaire d’Olga, de la scène, de la
société et de la vie même, est refusée au profit d’une réintégration forcée sur le devant de la scène théâtrale et
sociale, réintégration violente qui se solde par une nouvelle exclusion désormais initiée par la communauté :
« CRUSIUS. […] Eh bien, qu’est-ce que vous faites encore là ? / OLGA. J’y vais, j’y vais » (p. 90).
43
Id., p. 84.
44
Id., p. 90.
45
Ödön von Horváth, Foi Amour Espérance, op. cit., p. 48.
46
Id., p. 49.

443
fallacieux, dérisoire – où la vie des humbles peut prétendre à l’événement, en même temps
qu’elle fournit un contrepoint pour envisager ce qui se passe (ou ne se passe pas) sur scène.
Mais, plus encore que cet acharnement du discours à s’emparer de la mort d’Elisabeth, c’est la
temporalité paradoxale de son agonie qui nous éloigne de la « scène à faire » et déstabilise la
lecture tragique. Sous les regards désinvoltes des policiers essentiellement soucieux de la
parade à venir, la voilà en effet qui, durant les vingt scènes du cinquième tableau, reprend
connaissance, oscille entre moments d’absence et de lucidité, de faiblesse et de violence,
s’évanouit, revient à elle, puis « meurt en douceur »47 sans qu’on sache, commentent
prosaïquement les observateurs, si c’est l’estomac ou le cœur qui, le premier, a défailli48. « Un
coup pour rien » conclut le sauveteur après la mort de la jeune fille, traduisant son égoïsme
tout comme l’inanité d’une existence à laquelle le « dénouement » n’est pas même parvenu à
donner sens. Laissé dans le hors-scène à la faveur de récits partiels et partiaux qui, dans le
même mouvement, citent, singent et démentent la geste héroïque, dilué, dans le cas de Foi
Amour Espérance, dans une temporalité hétérogène (l’imminence de la parade) qui le relègue
au rang d’accident secondaire, le suicide se mêle, sans le rompre, au tissu hétéroclite des
préoccupations quotidiennes ; il fait l’objet d’un décentrement proportionnel à l’indifférence
que l’on réserve à des personnages eux-mêmes toujours déjà décentrés, marginalisés et
négligés. Reste qu’en leur refusant l’accès au destin, la dramaturgie signale tout autant leur
impuissance et leur destitution que la nécessité, pour le lecteur-spectateur, de se dissocier de
la communauté qui, sur scène, commente cyniquement leur mort, physique ou sociale, pour
affronter l’événement et envisager ce qui, en lui, continue d’accuser la société et d’échapper
aux tentatives de récupération. Si nous avons longuement évoqué ces deux pièces, c’est
qu’elles permettent de cerner le dialogue permanent que nos dramaturgies du fait divers
instituent avec les différents discours qui prennent habituellement en charge sa publicité pour
mieux interroger les intérêts qu’ils servent et ce qui, en eux et par eux, se perd, s’escamote et
se dissimule. C’est aussi parce que, partant d’un même mouvement de décentrement, les deux
pièces offrent deux modes de déspectacularisation contrastés (chez Fleisser, le fait divers est

47
Id., p. 56.
48
A travers les conjectures de l’assistance au sujet des organes défaillants et, partant, responsables de la mort
d’Elisabeth, Horváth souligne l’incapacité du suicide à nourrir la moindre critique sociale chez les personnages
(« L’estomac ou le cœur, c’est du pareil au même ! »), mais aussi l’insuffisance d’une détermination causale
unique (Elisabeth meurt tout autant de faim – l’estomac – que de désespoir – le cœur – et la temporalité
chaotique de sa mort oblige à envisager tout ce qui, depuis le début de la pièce, participe à sa « douce »
disparition). L’autosatisfaction du public qui, sur scène, commente l’agonie enjoint le public réel à s’en dissocier
et à ne pas se sentir quitte avec le régime strictement médical d’une explication que le Préparateur Adjoint se
chargera bientôt d’affiner au détriment de tout enjeu politique et social (cf. p. 57 : « Le cœur, sans doute. Enfin,
on verra ça demain plus précisément… »).

444
totalement désamorcé et le dévoiement burlesque que lui impose la communauté est
hégémonique ; chez Horváth, le fait divers a lieu et continue, malgré sa dispersion, d’offrir un
contrepoint aux stratégies sociales de recouvrement et d’évitement), contrastes qui invitent à
être attentif à la variété des procédés mis en œuvre et des effets de sens qu’ils génèrent.
C’est sur son mode le plus radical que l’on retrouve la figure du décentrement dans
Haute-Autriche de Kroetz puisque le fait divers fait l’objet d’une simple citation qui non
seulement le remise dans le hors-scène, mais sollicite d’autres personnages que ceux de la
pièce. Doublement déplacé, le fait divers permet un dialogue critique avec le traitement
médiatique qui lui est habituellement réservé ainsi – peut-on penser – qu’avec la première
manière kroetzienne.
Anni lit Stern. […]
ANNI. […] Tu as lu ça ?
HEINZ. Quoi ?
ANNI. « Meurtre par désespoir ».
HEINZ. Non, j’ai pas dû le voir.
ANNI. Je te le lis ?
HEINZ. Si c’est intéressant.
ANNI. Intéressant non, mais plein de suspense. Elle lit. « Meurtre par désespoir, point d’interrogation.
Près de Linz, Haute-Autriche, Franz M., trente et un ans, fourreur, a tué son épouse en l’assommant
pendant qu’elle dormait dans le lit conjugal. A la police, l’homme, qui s’est livré lui-même à la suite
d’une crise de nerfs, a déclaré aux agents : “J’ai fait ça parce qu’elle était enceinte et qu’elle refusait de
se faire avorter, bien que c’était contraire à la raison.” Il a ajouté : “Alors les nerfs m’ont lâché. Mais je
ne suis pas un assassin, je le sais, parce qu’il n’y avait pas préméditation.” Le procès débutera
probablement en octobre. »
HEINZ. C’est tout ?
ANNI. Oui.
HEINZ. Y a de ces gens. Vu que ça a une ressemblance avec nous. Alors on peut en parler aussi.
ANNI. Foutaise, voyons, t’es pas un assassin.
HEINZ. C’est la différence.
ANNI. Justement.
Un temps.
Tu sais que j’ai acheté un billet de loterie à la télévision49 ?

A travers cet extrait apparaît clairement ce que la dramaturgie médiatique retranche au fait
divers : par la faiblesse de sa contextualisation, par le privilège donné à la piste passionnelle
qui s’impose comme grille de lecture exclusive en dépit d’un point d’interrogation faussement
circonspect, par l’empire d’une problématique de l’intention – y a-t-il eu, oui ou non,
préméditation ? – qui superpose son manichéisme à l’opposition de la passion et de la raison
et se résout, elle aussi, dans une analyse psychologique totalement hermétique au champ des
déterminations sociales et économiques… « C’est tout ? » demande Heinz : oui, c’est tout.
Inintéressant mais plein de suspense, autrement dit n’ayant de valeur que dans le cadre
éphémère et autarcique du récit qu’il suscite, le fait divers journalistique s’évanouit aussitôt
après sa profération.

49
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 50.

445
Encore Kroetz ménage-t-il quelques contradictions qui invitent le spectateur à ne pas
se sentir quitte avec le régime causal proposé par les médias. Ainsi des aveux de Franz M. qui
donne des raisons de son acte au moment même où il en promeut l’irrationalité50 et qui mêle
deux temporalités dont la collision complique nettement l’interprétation : dans la première
intervention, temporalité longue et linéaire qui inscrit le meurtre dans la continuité de
l’histoire conjugale (la grossesse, le refus d’avorter) ; dans la seconde, temporalité courte et
brisée qui fait du meurtre un point de rupture (une crise nerveuse imprévue et imprévisible).
Dans la même perspective, les réactions du couple, sur scène, paraissent hésitantes. D’abord
suggérée, l’analogie est bientôt récusée au nom d’une catégorisation dont Franz M. vient lui-
même de se refuser l’attribution, « je ne suis pas un assassin » faisant ironiquement écho au
« t’es pas un assassin » par lequel Anni tente de rassurer Heinz. Subsistent donc des points
d’interrogation qui, désormais, ne sont rien moins que rhétoriques. Car, s’il oppose ici deux
dramaturgies, quotidienniste et sensationnaliste, Kroetz n’en questionne pas moins les
rapports qui unissent ces deux couples fictifs distribués de part et d’autre de la scène et
préserve, entre quotidien et fait divers, une continuité virtuelle dont on sait, à l’issue de la
pièce, à quel point les conditions sociales et économiques la déterminent. C’est dire que ce qui
intéressait déjà Kroetz dans Travail à domicile, à savoir la porosité du quotidien et du fait
divers et la façon dont celle-ci met en crise notre appréhension du « cours normal des
choses », continue d’être pleinement à l’œuvre. Mais le décentrement dont le crime fait ici
l’objet a le mérite de maintenir pleinement ouvertes les questions qu’il pose tout en générant
une tension d’autant plus forte qu’elle reste latente : comme l’explique Jean-Pierre Sarrazac,
« [ce] qui importe, en définitive, ce n’est pas la présence du fait divers, mais son inscription
dramaturgique »51. Avant d’y revenir plus précisément, soulignons d’ores et déjà le double
enjeu de cette évolution : d’une part, désamorcer définitivement le potentiel sensationnel du
fait divers (opération déjà consubstantielle aux premières pièces mais trop subtile pour résister
aux choix des metteurs en scène et, peut-être plus encore, aux constructions imaginaires des
spectateurs) ; d’autre part, éviter l’impression de fatalisme à laquelle peut prêter le processus

50
Ajoutons qu’une certaine hésitation pèse sur le rapport entre la subordonnée concessive et le reste de la
phrase : « J’ai fait ça parce qu’elle était enceinte et qu’elle refusait de se faire avorter, bien que c’était contraire à
la raison » (Franz Xaver Kroetz, Oberösterreich in Stücke II, op. cit., p. 122 : « Ich hab es getan, weil sie
schwanger war und einer Abtreibung nicht zustimmte, obwohl es gegen die Vernunft war »). La concessive
porte-t-elle sur la principale (« J’ai fait ça […] bien que c’était contraire à la raison ») ou sur la deuxième
subordonnée causale (« elle refusait de se faire avorter, bien que c’était contraire à la raison ») ? Dans le premier
cas, la contradiction entre justification rationnelle du meurtre et mise en valeur de son irrationalité est
immédiate ; dans le deuxième, elle ne se situe plus au sein de la phrase elle-même, mais entre les deux
interventions de Franz M. qui met d’abord l’irrationalité au seul compte de la victime pour finalement se
l’attribuer (crise de nerfs, absence de préméditation).
51
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 180.

446
de nivellement préalablement dégagé et laisser entrevoir ce qui pourrait arriver derrière ce qui
arrive afin de placer explicitement le questionnement sur le terrain de la critique sociale.
Lorsque le fait divers concerne directement les personnages de la pièce, son
décentrement participe également du refus de clôturer la fable et, partant, d’assurer la satiété
du spectateur. Loin de donner rétrospectivement sens et cohérence au quotidien, il en
exacerbe le caractère fragmenté. C’est notamment le cas dans Loin d’Hagondange. Pour se
donner comme une juxtaposition d’instants autonomes, la pièce de Wenzel est sans doute
l’une des plus fermement construites au sein de notre corpus, reposant sur une armature solide
et tripartite qui met clairement l’accent sur l’évolution du personnage masculin : premiers
symptômes d’un malaise larvé, enclenchement d’une stratégie substitutive qui confine peu à
peu au délire, destruction de l’atelier-usine et retour à la réalité. Sous cet angle, la fable se
déploie de façon assez traditionnelle et accompagne la progression du drame. Or si les
silences qui trouent les dialogues et la perception différenciée qu’ont les deux personnages du
passage du temps contribuent à défaire cette impression d’unité au sein de chaque scène, la
mort de Marie joue, à l’échelle de la pièce, un rôle tout aussi important dans ce processus de
déconstruction. Parce que ni Georges ni le lecteur-spectateur arrimé aux obsessions de
l’ancien métallo n’y ont été préparés, parce que Marie elle-même, en épouse dévouée, focalise
toute son attention sur le trouble de plus en plus manifeste de son mari et s’attache, quant à
elle, à « sauver les apparences », ce fait divers engage, dans les interstices des scènes 13 et 14,
une bifurcation brutale de la fable. Une telle bifurcation met en jeu le travail souterrain de la
fatigue et de l’usure sur le corps féminin et fait porter une étrange lumière sur la place
accordée jusqu’ici à ce personnage socialement et dramatiquement secondaire52. Tandis que
l’alitement de Georges, scène 12, continue de faire dépendre de lui le déroulement de la pièce,
tendue entre la poursuite de son dépérissement et la possibilité d’une ouverture minimale (sur
l’ailleurs des Baléares ou le présent d’Hagondange), le « malaise » de Marie dans la brève
scène qui suit évacue soudainement cette alternative. Littéral, fulgurant et définitif, il
constitue un contrepoint radical au malaise exponentiel et finalement spectaculaire de
Georges. Sollicitant une temporalité paradoxale qui associe l’inévitable et l’imprévisible, il
interrompt le drame sans le dénouer pour reposer dans toute son urgence la nécessité d’une
réflexion critique qui excède le cadre de la pièce et se doit d’intégrer la foule des absents – et

52
Que l’on songe à son intervention posthume dans la dernière scène où la ritournelle de la danseuse créole, par
magnétophone interposé, lui concède le dernier mot et nous invite, face à ce mode particulier de présence-
absence, à envisager à nouveaux frais son statut et sa place, injustement secondaires, tout au long de la pièce.

447
des absentes – qui meurent sans tapage et auxquels renvoie indirectement Marie53.
Jouant, elle aussi, d’une temporalité simultanément linéaire et heurtée, la pièce de
Vinaver, Dissident, il va sans dire, tisse les indices persistants d’une progression vers le pire
aux accrocs répétitifs des relations quotidiennes d’une mère et d’un fils de sorte que le fait
divers à caractère social sur « le drame de la toxicomanie » échappe au traitement thématique.
D’où le refoulement dans le hors-scène de l’arrestation de Philippe qui, si elle était montrée,
tendrait nécessairement à réviser à la hausse la valeur de ces indices pour indexer la fable sur
la chronique d’une décomposition familiale annoncée. Phénomène remarquable, ce geste de
report est imputé aux personnages eux-mêmes :
HÉLÈNE. On les fait encore un peu attendre hein ?
PHILIPPE. Oui un petit moment.
HÉLÈNE. Je te mets un disque ?
Noir54.

Bien loin de créer des effets d’accélération en soumettant le quotidien à la temporalité


contraignante de l’événement, l’intervention policière offre l’occasion paradoxale d’une
pause. En intelligence totale – et exceptionnelle – l’un avec l’autre, les personnages
s’accordent au sens musical du terme et s’aménagent un refuge au moment même où le
monde extérieur, après s’être continuellement infiltré dans leurs dialogues au point, souvent,
de les empêcher, s’apprête à faire une entrée directe et brutale sur scène. Désobéissant à la loi
dramaturgique du fait divers, à la stupeur et aux tremblements qu’il est censé exiger d’eux,
Hélène et Philippe le laissent littéralement à la porte. La pièce s’arrête ainsi sur un temps
suspendu qui déjoue nos attentes et qui, chez Vinaver, indique clairement le privilège de ces
harmoniques affectives ô combien fragiles sur les rappels à l’ordre de la société comme sur
ceux de l’intrigue.
De cette béance introduite par le fait divers, témoignent exemplairement La Demande
d’emploi et Dimanche. Maintenues en eaux troubles, à la limite non seulement de la fable

53
Tous les autres s’appellent Ali joue d’une semblable bifurcation. Le malaise de Salem, dans l’avant dernière-
scène, interrompt brutalement ce qui pourrait constituer un idéal happy end, clôturant la pièce dans le bistrot où
elle avait commencé et laissant les amants à un bonheur enfin accessible : « SALEM. Je veux pas autre femme. Je
t’aime. Toi seule. / EMMI. Je t’aime aussi. Ensemble nous sommes forts. Il s’effondre brusquement et gémit »
(op. cit., p. 60). Tandis que Douglas Sirk, dans Tout ce que le ciel permet, choisissait in extremis de sauver ses
personnages et de satisfaire ainsi les désirs des spectateurs au détriment de tout principe de réalité, Fassbinder
s’écarte définitivement de sa source d’inspiration et nous transporte abruptement à l’hôpital. Le triomphe
mélodramatique des amours interdites y cède le pas à une symptomatologie socio-somatique qui nous renvoie à
la situation générale des « travailleurs étrangers ». Vouant Salem à la mort à plus ou moins long terme, le
diagnostic du médecin redonne toute son importance à un personnage qui, en raison de son âge, de son sexe mais
aussi de son laconisme, avait pu nous paraître moins perméable à son environnement et, partant, moins menacé
qu’Emmi : « Il a un ulcère à l’estomac qui s’est ouvert. A présent on voit ça assez fréquemment chez les
travailleurs étrangers. Le stress très particulier qu’ils ont. C’est assez souvent sans espoir. On ne nous autorise
pas à les envoyer en cure. Il faut toujours les opérer et six mois après ils ont un nouvel ulcère » (op. cit., p. 61).
54
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., p. 30.

448
mais encore du représentable, les « disparitions » de Fage et de Ginette résistent à la prise et
vont jusqu’à compromettre la lisibilité de l’interprétation politique liminairement évoquée.
Peut-on seulement parler de « suicide » à leur propos ? Le mot lui-même, par les contours
trop nets que dessine son accessible définition, nous rend suspect de sur-interprétation. Au
moins Willy noyait-il le bébé, Mlle Rasch avalait-elle les comprimés… S’il nous était
impossible d’arrimer les faits à l’intériorité des personnages, nous disposions encore de
quelques preuves tangibles d’un passage à la limite qui nous exhortaient précisément à mettre
en vis-à-vis le déroulement indéniable de l’action mortelle et les incertitudes relatives à sa
prise en charge par ses acteurs. Dans La Demande d’emploi comme dans Dimanche, le doute
s’accroît et la déspectacularisation du fait divers tend vers son effacement55. Les personnages
ne meurent pas, mais s’évanouissent, pris dans une construction dramatique – spirale
vinavérienne, dispersion deutschéenne – qui renforce notre désorientation.
Aussi le dernier morceau de La Demande d’emploi refuse-t-il ostensiblement les
vertus sécurisantes de ce « théâtre à dénouement » que conspue Vinaver parce qu’il tend à
transporter le public « hors de l’incertitude de l’avenir »56. La rencontre exceptionnelle de
Wallace et de Louise, unique intrusion concrète d’un personnage appartenant à la sphère
privée de Fage dans la sphère professionnelle, indique bien qu’un événement inhabituel s’est
produit mais se garde de nous en fournir toutes les clefs. Avant même que Louise informe
Wallace – et le lecteur-spectateur – de la disparition de Fage depuis son entretien de la veille,
conjurant d’ailleurs aussitôt les menaces dont elle est porteuse (« Il m’en voudra d’être venue
vous déranger »57), les répliques qui sont extérieures à ce dialogue voulu apaisant viennent
peu à peu le contaminer en suggérant avec insistance l’irruption d’un accident.
WALLACE. Treize heures l’interview finale prend toujours la forme d’un déjeuner on est plus détendu
oui que me vaut l’honneur
FAGE. Il n’en avait pas fini de regarder la mer et vous savez c’était le lieutenant favori de l’amiral
Nelson il a coulé sans dire un mot

55
On pense non seulement ici à la temporalité indécise de la mort d’Elisabeth dans Foi Amour Espérance, très
proche de celle qui caractérise le progressif épuisement de Ginette, mais aussi à la séduisante incertitude qui pèse
sur le « dénouement » de Woyzeck et qui fait dire à Bernard Dort : « Woyzeck ne s’arrête pas de courir. Sans
doute ne parvient-il même pas à mourir. Mais sa course sans fin ne fait ni un itinéraire ni une durée » (« Un
théâtre au présent. Notes sur le temps », art. cité, p. 37). Cette incertitude est liée tout à la fois à l’opacité des
manuscrits nouvellement découverts (Woyzeck, conformément au fait divers réel, survivrait et attendrait son
arrestation et son procès) et à la confusion qui nimbe d’ores et déjà sa disparition dans la version officielle (les
dernières paroles de Woyzeck, comme celles des lointains spectateurs qui en prennent le relais, ne permettent
pas de savoir s’il se noie accidentellement, s’il se suicide ou s’il « s’évanouit » simplement dans la nature). On
retrouve semblable incertitude dans La Demande d’emploi et dans Dimanche (non seulement au sujet de la mort
de Ginette, mais aussi de celle de René, suicide, crime ou accident…).
56
Michel Vinaver, « Théâtre et sécurité », art. cité, p. 85.
57
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 98. Il n’y a aucun doute sur le statut de ce futur auto-
persuasif censé prêter vie à Fage, non seulement à cause des indices menaçants qui entourent le dialogue de
Wallace et de Louise, mais aussi des signes patents de l’inquiétude de cette dernière : « WALLACE. […] vous êtes
fatiguée ? / LOUISE. Ça va passer je vous prie de m’excuser » (p. 96).

449
NATHALIE. Je ne le reconnais pas
WALLACE. Il parle de vous comment dirais-je ? On sent que pour lui quand il fend l’eau vous êtes là
pour assurer la stabilité
NATHALIE. Je ne sais plus
FAGE. Il a bu une grande tasse et puis il a fermé les yeux Bodington est un artiste […]
WALLACE. Ce qui est séduisant chez lui c’est qu’on sent un engagement total
LOUISE. Mais nous avons un petit souci avec notre fille
FAGE. Cette Peugeot n’aurait pas dû déboîter
WALLACE. Je sais qu’il y a eu ce petit accident de parcours
LOUISE. Un accident ?58

Ce passage est simultanément marqué par une dispersion croissante des lieux d’énonciation et
par une concentration accélérée des motifs qui, au passé, au présent et au futur, font signe vers
un changement brutal d’itinéraire, sinon vers son interruption définitive. Ainsi du naufrage de
Bodington admirativement évoqué par Fage et de la métaphore maritime qui lui fait
ironiquement écho dans le discours de Wallace en soulignant l’identification du chômeur au
lieutenant sacrifié59. De même, le « petit accident de parcours » se dote ici d’une polysémie
inquiétante sous l’effet de l’entrelacs des répliques et de la question de Louise. Désignant
potentiellement l’accident de voiture qui a provoqué la mort du fils de Fage, la grossesse de
Nathalie, son arrestation, mais aussi bien la disparition de Fage et ses causes ou ses
conséquences supposées, la formule de Wallace se transforme en euphémisme provocateur,
sinon en mauvais présage.
Forte du suspense et des interrogations générés par cette accélération, la suite du
morceau fixe nos attentes sur cette disparition désormais avérée pour aussitôt nous priver des
réponses qu’elle exige et nous laisser dans un état de frustration semblable à celui des
policiers qui cherchent vainement à faire parler Nathalie (« Je ne le reconnais pas », « Je ne
sais plus », « Ne me posez plus de questions ce n’est pas la peine »). Refusant avec insolence
de coopérer, le dramaturge substitue au dialogue jusqu’ici structurant de Louise et Wallace la
reprise déstabilisante des répliques du premier morceau et nous oblige à nous contenter des
effets suggestifs de la répétition-variation. Celle-ci fait porter l’accent sur les inflexions
funèbres de la partition initialement badine de Nathalie (« Papa ne me fais pas ça à moi »,

58
Id., p. 97.
59
La référence à Bodington renvoie au morceau 21 (id., pp. 71-74). Louise y offre à son époux une pipe ayant
appartenu à Bodington et apprend alors qu’il a dilapidé sa collection sur la place publique, événement qui
marque un seuil dans l’aggravation du malaise du personnage. Si les répliques de ce dernier sont ici très difficiles
à situer, cette allusion, inscrite dans une parole adressée (« vous savez »), suggère que Fage est en train de
récidiver et de se débarrasser du dernier vestige de sa collection. Outre le caractère funèbre du naufrage lui-
même, l’entreprise de dépouillement à laquelle le discours de Fage renvoie très discrètement ne laisse d’accroître
la menace et tend à imputer les répliques qui suivent (sur la Peugeot ou les activités du cadre en exercice) au
délire terminal d’un fugueur définitivement déconnecté de la réalité. Evidemment, rien ne garantit avec certitude
la validité de ces déductions précisément sollicitées par les béances du texte.

450
« Papa si tu me fais ça », « Papa réponds-moi »60) et accuse le caractère anomal, hors-lieu et
hors-temps, des interventions inédites de Fage (« Ce dossier mademoiselle vite je suis attendu
en salle de conférence eh bien mon petit ça vient ? », « A cette lettre vous répondrez que non
point à la ligne notre société a déjà pris les contacts au niveau le plus élevé », « Un risque ?
Oui mais qui peut se calculer », « L’opération pourrait rapporter un profit non
négligeable »61). L’événement lui-même, ce « passage à la folie » et « au suicide » que
Vinaver désigne explicitement lorsqu’il évoque sa pièce62, n’apparaît donc que par
l’empreinte négative que dessinent les discours déphasés qui le cernent et qui marquent
formellement le franchissement d’un seuil dans la dislocation de l’univers du personnage
principal. D’où notre difficulté à en juger en termes unilatéralement sociaux ou
psychologiques, en vertu de grilles d’interprétation fixistes que Wallace, Louise et nous-
mêmes serions sans doute tentés d’appliquer à une mort catégorique, donc catégorisable, et le
caractère dès lors irréductible, fondamentalement irrécupérable, de cet éclatement suspendu
en plein vol par lequel Fage échappe enfin aux « petites cases » dans lesquelles on n’a cessé
de vouloir le faire entrer depuis le début de la pièce.
Dans Dimanche, la substitution de la mort par la disparition, de l’événement situable
et spectaculairement transgressif par un processus indistinct, sans début ni fin assignables,
s’appuie chez les auteurs sur la référence à la tragédie et le constat de son actuel retrait :
Il arrive, il arrive la seule « chose » qui arrive encore : le suicide du « héros » tragique – Ginette. Mais,
attention, Ginette se suicide par épuisement. Je veux dire : elle ne meurt pas, elle disparaît. C’est que
précisément – et c’est cela le nœud de l’affaire – on ne meurt plus, on disparaît. Sans faute, en toute
innocence. […] Elle n’accomplit que sa propre répétition, jusqu’à épuisement63.

La seule chose qui m’intéressait c’était le thème de la jeune femme, […] c’était cet être qui recommence
à chaque fois et persiste malgré tout, et qui en dépit de tous ses efforts n’arrive pas à faire une pièce,
n’arrive pas à faire un destin, n’arrive pas à faire une tragédie64.

60
Id., p. 9 et p. 99.
61
Id., pp. 98-99. Notons que ces interventions qui renvoient tout à la fois au passé professionnel de Fage et aux
éventuelles éruptions délirantes qui ponctuent sa fugue actuelle peuvent également se voir investies de
connotations suicidaires en raison de leur inscription à ce moment de la pièce (le dossier à traiter d’urgence, la
fin de non-recevoir opposée aux sollicitations de l’extérieur en raison des engagements déjà pris, le risque à
prendre, jusqu’au gain, existentiel, familial, social, financier ?… d’une telle « opération »).
62
Michel Vinaver, « Le sens et le plaisir d’écrire », art. cité, pp. 286-287 : « L’homme n’atteint, à la limite, à
l’intégrité que dans le passage à la folie, au suicide, lorsque, la contradiction devenant insoutenable, il craque, il
vole en morceaux ».
63
Michel Deutsch, « Dimanche une tragédie moderne ? », entretien de Jean-Pierre Renault et Alain Mergnat,
Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978, pp. 35-36.
64
Dominique Muller, « Entretien avec Jean-Pierre Renault », Programme C.D.N. Bourgogne, 1978. Le motif de
la disparition appliqué au « suicide » de Ginette est inséparable du travail mené, tout au long de la pièce, sur
l’événement : d’une part, les grandes actions se dérobent constamment à la représentation, qu’il s’agisse
d’actions collectives (le concours de majorettes est annulé, le procès qui s’y substitue est remisé dans le hors-
scène) ou d’actions individuelles (le suicide de Ginette est insituable, celui de René n’est pas montré et se voit
disséminé, comme objet du discours, en plusieurs répliques qui mêlent rumeurs et fantasmes, notamment lors du
pèlerinage de Rose et Françoise sur les lieux d’une enquête encore inachevée – « On dirait le négatif d’une
photo », « On ne voit rien »…) ; d’autre part, « tout fonctionne sur un décalage et une dérobade constants entre

451
« Je ne savais pas que la vie pouvait s’éteindre… Sans maladie, sans poison… Simplement je
m’éteins… »65 : à l’instar d’Elisabeth dans Foi Amour Espérance, Ginette meurt en douceur.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? Un accident ? »66 Une insolation ? Un coup de fatigue ? D’aucuns
affirment qu’elle s’est endormie, d’autres se prononcent en faveur de l’évanouissement et, à
l’exception de Rose qui reste continûment à son chevet et pressent la gravité de la situation,
les jeunes gens qui se rassemblent momentanément autour de la majorette paisiblement
agonisante préfèrent manifestement tenir à l’écart l’hypothèse la plus funeste pour ne pas
entamer l’atmosphère de liesse qui accompagne l’organisation du tribunal populaire et
l’ouverture imminente du bal censé en fêter l’issue victorieuse – ces deux événements
focalisant prioritairement leur attention : « Et le bal qui va commencer… Vous entendez la
musique ? », « Le bal va commencer. Dépêchez-vous ! ». Si la parade militaire, dans la pièce
de Horváth, offrait un moyen particulièrement cruel d’adosser l’exclusion sociale de la jeune
fille à son exclusion dramatique, la concurrence que la reprise de séance du tribunal et le
commencement du bal opposent, depuis le hors-scène, à ce qui aurait pu constituer le jour de
gloire de Ginette, qu’il s’agisse d’ailleurs de sa participation au défilé ou de sa mort, paraît
plus ambivalente67. Non qu’il faille renverser radicalement les valeurs de cette concurrence
pour voir dans l’éviction de Ginette et du solipsisme adolescent qu’elle désignerait un
sacrifice nécessaire à la promotion d’une collectivité enfin reconstituée annonçant le retour
imminent du « temps des cerises ». La dramaturgie deutschéenne désamorce tout jugement de
valeur et s’en tient scrupuleusement à la tension générée par la coexistence de ces deux
événements qui, jamais, ne se produiront sur scène et auxquels est pareillement refusée la
fonction d’épiphanie, qu’elle soit tragique (la mort de Ginette) ou politique (le verdict du
tribunal). Une nouvelle fois, nous nous trouvons donc maintenus à la lisière de ce qui arrive

les personnages et leurs paroles, entre leurs actes et leur langage » (Bernard Dort, « L’écart du quotidien »,
Travail théâtral, n° 24-25, juillet-décembre 1976, p. 75), de sorte que personnages et paroles émergent, se
côtoient et se dispersent sans jamais se fixer, obligeant le lecteur-spectateur à créer son propre itinéraire, ses
propres choix pour décider de « ce qui arrive ». Cf. Dominique Muller, « Fragments », TNS Actualité, n° 21 :
« On dirait que tous motifs, thèmes et personnages se sont donnés le mot pour n’obéir qu’à une loi : apparaître,
disparaître. De là, le sentiment qu’ils auraient et que nous partagerions, d’une imminence. Il vient de se passer
quelque chose, il va se passer quelque chose ».
65
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 64.
66
Id., p. 63.
67
Notons que si les versions de 1974 et de 1996 diffèrent assez peu, le suicide fait l’objet d’un décentrement plus
radical dans la première d’entre elles (Michel Deutsch, Dimanche. Ruines, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert »,
1974). Alors que la deuxième version distingue clairement entre un premier moment choral où les
préoccupations festives des uns et des autres font progressivement place à la disparition de Ginette (scène 9) et
un moment nettement centré sur la jeune fille où sa mort subit de loin en loin la concurrence du bal (scène 10),
celle de 1974 traite la fête populaire et la mort de Ginette en une seule scène et joue davantage de l’imbrication
entre les centres d’attention éclatés des différents personnages (les répliques relatives au tribunal populaire y sont
d’ailleurs plus nombreuses) et le pôle d’attraction éminemment fragile et disséminé que constitue Ginette.

452
ou pourrait arriver, sur les franges incertaines d’une quotidienneté que l’on refuse de figer
pour en faire l’anti-chambre d’un destin personnel ou historique en gestation. « Parmi tous les
motifs alors qui s’ébauchent dans cet entre-deux de l’hésitation, le plus fondamental est
certainement celui du fugitif »68 : entre l’horizon téléologique d’un monde transformable et le
déroulement sans issue de vies enkystées, le fugitif et l’indécision qu’il implique se donnent
comme une façon privilégiée d’inscrire encore du possible dans le réel.

3. L’impossible mélodrame des sous-privilégiés

Contrairement aux faits divers que nous venons d’évoquer, il est des actions dans nos
pièces qui ne semblent aucunement renoncer à l’incarnation spectaculaire. Ainsi du « match »
au fusil qui oppose Martha et Otto à la fin d’Une Affaire d’homme, des meurtres qui concluent
L’Entraînement du champion avant la course et La Bonne vie ou encore de l’acharnement
stakhanoviste avec lequel Geesche empoisonne chacun de ses adversaires dans Liberté à
Brême. La critique du fait divers paraît dès lors ne plus s’opérer par défaut, mais par excès et
délaisse le dialogue que nous avons régulièrement pointé avec la tragédie pour renouer avec
les formes d’ores et déjà hyperboliques du mélodrame :
[Le] retour à la réalité des nouvelles dramaturgies s’accompagne fréquemment d’une recrudescence sur
la scène des actes postiches du théâtre. D’un goût prononcé pour le mélodrame dans ses formes
caricaturales et pittoresques. Au défaut de communication que mettent en jeu ces écritures fait pendant
un excès de spectacle69.

Comme le souligne Jean-Pierre Sarrazac, le retour à la réalité peut engager des détours
inattendus et sollicite parfois une théâtralité exacerbée avouant les ficelles auxquelles elle
recourt : loin de tout credo substantialiste cherchant à expurger la scène de ses conventions
pour y porter la vie telle qu’elle est, la « visée » du théâtre « à l’égard du réel » exige la
traversée intervenante des dramaturgies qui en barrent habituellement l’accès. S’obstinant à
investir le huis clos domestique sur lequel repose massivement la tradition du théâtre
bourgeois, les pièces quotidiennistes ne se contentent pas d’en assurer la politisation en
soulignant la présence insinuante de la société dans la sphère privée censée jadis protéger les
personnages contre les troubles et les menaces de l’extérieur ; c’est aussi bien souvent par la
citation distanciée, voire franchement parodique, de la structure, des procédés et des enjeux
propres aux avatars les plus stéréotypés de ce théâtre qu’elles soulignent ses failles, ses abus
et ses dénégations, enrayant le fonctionnement autarcique de ses machinations et en appelant
négativement à la nécessité de nouveaux modes de représentation et de compréhension du
monde. Transféré sur des territoires réfractaires qui mettent en panne son déploiement ou
68
Michel Deutsch, « Intervalle », art. cité.
69
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 179.

453
soumis à une dérive inflationniste qui en exhibe les artifices, « le petit théâtre de la famille »
fait alors l’objet d’un démontage insistant.
L’Entraînement du champion avant la course […] est une comédie. […] Quelque chose comme une
lutte à mort. Avec ses règles et son rythme. Et qui part du triangle attendu, classique : un homme, deux
femmes. Le mari-amant, la femme légitime et la maîtresse. C’est la situation standard, la situation type
qui alimente à longueur de colonnes la presse du cœur, les feuilletons, les sitcoms de la télévision et le
théâtre de boulevard – le théâtre post-labichéen dans son ensemble ! Toute une tradition française mi-
grivoise mi-comédie de mœurs, dont Marcel Pagnol et Sacha Guitry ont constitué, pour le meilleur, la
légende […] ! L’Entraînement du champion travaille sur ce théâtre-là ! La pièce devrait être une sorte
de révélateur chimique de la forme mais aussi de quelques-uns des thèmes du boulevard en partant du
constat que cette forme et ces thèmes nous bouchent l’horizon. Un appel d’air ! Son ambition était de
renverser le petit théâtre de la famille, de l’hypocrisie et des charentaises !… L’Entraînement du
champion reposait sur l’idée que les « gens » allaient prendre du plaisir, un plaisir d’horloger, en
assistant au démontage du mécanisme70…

L’analyse conjuguée de L’Entraînement du champion avant la course et de la pièce


qui en a inspiré la trame, à savoir Une Affaire d’homme de Kroetz, permet de mieux cerner les
modes et les effets de ce dialogue, en même temps qu’elle nous invite à en relever les
variations. A un niveau macro-structurel, il paraît évident que la rivalité fantasmée de
l’homme et du chien sur laquelle se greffe le conflit des amants (Otto et Martha, Maurice et
Jeanine) jusqu’à les faire basculer dans l’horreur du fait divers (le meurtre du chien, puis celui
de sa « maîtresse »), parodie le dispositif triangulaire sur lequel s’appuient bien souvent le
théâtre du couple et les formes mélodramatiques mais aussi vaudevillesques qui en font leur
thème de prédilection. Dans les deux cas, l’émergence de ce trio dénaturé s’origine en effet
très clairement dans le déni des enjeux réels du malaise qui assaille les personnages masculins
alors aux prises avec des schèmes de comportement et de pensée auxquels résistent
obstinément les deux bouchères. A rebours d’une dramaturgie conservatrice qui soulignerait
l’unité d’un monde clos et heureux pour y introduire le traître responsable de sa perturbation
et déployer l’intrigue autour de son identification, de son châtiment et de la restauration de
l’ordre initial, l’intrus apparaît donc comme le produit d’une construction imaginaire. Fauteur
fictif d’un trouble réel, il permet d’instaurer un conflit à trois termes dont les contours
nettement délimités se substituent opportunément aux indécisions, voire au chaos que
génèrent d’emblée les exigences féminines sur cette scène inédite, extra-économique (Kroetz)
ou extra-matrimoniale (Deutsch), qui échoue à se muer en scène amoureuse.
Que l’on se rappelle ici les très belles pages qu’Althusser a consacrées au spectacle El
Nost Milan monté par Strehler en 1962, montrant comment le temps vide de la chronique,
propre à la représentation du quotidien du sous-prolétariat, opère la critique du temps plein du
mélodrame où s’inscrivent le père, la jeune fille et le mauvais garçon, et renvoie tacitement le

70
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, pp. 16-17.

454
spectateur à l’absence d’ancrage d’une dialectique conflictuelle qui ne fonctionne qu’à la
condition expresse d’ignorer la réalité à laquelle elle s’adosse71. Certes, nous n’avons pas
affaire ici à une telle juxtaposition : le huis clos étouffant dans lequel nous enferment les
dramaturgies kroetzienne et deutschéenne ne permet pas d’accéder directement au « monde
réel » et de mettre au jour l’hétérogénéité de ses lois avec celles du « monde
mélodramatique » que convoqueraient les personnages pour s’y « barricader ». Mais si
l’explication de ces deux mondes n’a jamais lieu, instruisant, dans le dénouement de la pièce
de Bertollazi, le désaveu, par la fille, des illusions dont son père l’a trop longtemps nourrie, le
mélodrame ne laisse d’être ici convoqué à titre d’impossible structure, vouée, faute d’assises,
à tourner à vide, sinon pour congédier, après le trouble-fête, le couple que son éviction devait
pourtant permettre de réunir. Recouvrant un malaise qui ne saurait se dire par un conflit qui
semble porter en lui-même les conditions de sa résolution (« Je t’ai dit : ou le chien ou
moi »72, « C’est lui ou moi »73), la figure-écran que constitue le chien et le nœud dramatique
qu’elle suscite très artificiellement apparaissent bien comme des leurres et nous invitent à
envisager la présence, sans nom et sans corps, d’intrus autrement plus déterminants, qu’il
s’agisse de la misère socio-affective d’Otto ou de l’idéologie patriarcale dans laquelle
Maurice est littéralement enferrée.
C’est ici qu’interviennent les différences que nous avons préalablement suggérées : le
processus d’évidement auquel Kroetz soumet son intrigue triangulaire se distingue en effet de
la logique inflationniste qui préside à la construction de la pièce de Deutsch. Aux personnages
kroetziens manque la maîtrise d’un code qui leur permettrait de passer d’un régime
dramatique à un autre et de quitter la durée étale et fragmentée de leurs échanges quotidiens
pour une véritable scène d’agôn organiquement structurée. Faute de cette maîtrise, le
mélodrame ne saurait constituer une armure protectrice contre les assauts de la réalité et ne
traverse la pièce qu’à l’état résiduel, comme autant de recours maladroits pour solenniser une
dramaturgie cruellement chiche qui nous renvoie à ses conditions socio-économiques de
possibilité. C’est d’ailleurs essentiellement le personnage féminin, fort d’un statut où il puise
sa « fierté », qui tente d’insuffler la « mélodramatisation » de la scène. Initialement, la fiction
zoophile à laquelle recourt Otto a pour modeste fonction de contourner les attentes affectives

71
Cf. Louis Althusser, « Le “Piccolo”, Bertollazi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) », in Pour Marx
(1965), Paris, La Découverte, coll. « Poche », 1996, pp. 129-152.
72
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 59.
73
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 118.

455
et sexuelles de Martha74 ; elle ajourne commodément la relation et permet de transformer une
difficulté à aimer en refus volontaire. Or c’est précisément cette prétention à l’amour dont la
bouchère ne se départit jamais, qui amène cette dernière à prendre à son tour les rênes de la
fiction pour se constituer en héroïne de mélodrame et mettre au défi la cohérence des
objections masculines. Elle est en effet la première à se donner le rôle diabolique de l’amante
criminelle et ce n’est qu’après avoir cru à son mensonge, puis découvert la supercherie,
qu’Otto la mettra au défi d’incarner son rôle jusqu’au bout.
MARTHA. […] Le chien est mort, maintenant t’as plus de raison d’être jaloux.
OTTO. Comment ça, il est mort ?
MARTHA. Parce que je l’ai tué, par amour pour toi.
OTTO. T’étais pas obligée.
MARTHA. Ça m’a plu de le faire, pour toi.
OTTO. Tu as une vision de l’amour.
MARTHA. Elle passe avant tout. De toute façon, le chien est crevé. Il est couché dans la décharge, tu
peux le voir.
OTTO. Comment tu l’as tué ?
MARTHA. Avec un couteau, que je lui ai planté dans le corps.
OTTO. Il a souffert ?
MARTHA. Pas du tout. Il est tombé à la renverse, et il a plus rien dit.
OTTO. T’étais pas obligée.
MARTHA. Je me bats pour mon amour.
OTTO. T’étais pas obligée, vu que maintenant j’en ai une autre. […]
MARTHA. Maintenant que le chien est mort à cause de toi, tu peux pas me planter là.
OTTO. J’ai pas dit que tu devais le tuer. […]
MARTHA. Je me suis dit, s’il y a plus le chien, alors plus rien nous sépare.
OTTO. Tu as une vision de l’amour qui frise l’imagination.
MARTHA. Tu dois tenir avec moi. C’est ce que tu as promis. […]
OTTO. J’ai rien promis. C’est même un motif de divorce, un chien.
MARTHA. Les morts, il faut les laisser reposer en paix. J’ai besoin de toi.
OTTO. Qui est allé avec un chien a aucun droit sur l’être humain.
MARTHA. Je suis attachée à toi.
Un temps.
OTTO. Alors je viens demain, si le chien est mort.
MARTHA. J’ai fini ma journée.
OTTO. Demain.
MARTHA. Je t’attends avec ardeur75.

Kroetz n’hésite pas à recourir ici aux procédés du renversement burlesque : le crime
passionnel, action effroyable et pathétique s’il en est, fait l’objet d’une hypotypose minimale
qui en dévalue très nettement la portée ; la substitution actantielle de l’opposant par le chien,
la collision d’une rhétorique amoureuse emphatique (« il faut laisser [les morts] reposer en
paix », « Je t’attends avec ardeur »), d’images triviales (« la décharge », le « divorce ») et
d’un lexique familier (« le chien est crevé », « tu peux pas me planter là »…), les maladresses

74
Cf. Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 53 et 54 : « Vu que tu fréquentes un chien, il est pas
question d’amour avec moi », « Vu que le chien est là, ça marchera jamais ». Ces deux répliques de la scène 3
prennent place tandis que les deux personnages font l’amour et que Martha se plaint des maladresses d’Otto.
C’est dans la scène 4 que Martha, voyant passer Otto à bicyclette devant sa boutique après une séparation
manifestement assez longue, lui annonce la mort du chien pour tenter de le faire revenir.
75
Id., pp. 57-58.

456
linguistiques et les incohérences de l’échange qui, après une longue stagnation, ouvre sur la
capitulation brutale d’Otto et la possibilité – différée – de retrouvailles inégalement
enthousiastes… tous ces éléments participent au dégonflement de la dramaturgie solennelle
que tente d’instituer Martha. Mais si son « imagination » se moule sur des modèles d’emprunt
qui s’intègrent maladroitement au dialogue, il n’y va pas moins d’une tentative pour déclarer
sa flamme et faire exister le couple (« J’ai besoin de toi », « Je suis attachée à toi »). Piégé par
sa propre fiction, Otto cherche à reprendre la main en convoquant un nouveau tiers dont on ne
saura jamais s’il existe vraiment (« j’en ai une autre »), puis en refusant à Martha les droits
que son acte prétendu lui permet désormais de revendiquer explicitement. Prise dans des
stratégies divergentes, la mécanique mélodramatique est grippée et prend la forme d’une
négociation dont l’enjeu, à travers coups de bluff et rétractations, est d’« avoir » l’autre sans
se « faire avoir ».
Les scènes qui suivent rejouent inlassablement cette négociation où les rapports de
force se durcissent et où le mélodrame, d’ores et déjà épuisé, se voit réduit à quelques
rémanences confuses. Ainsi, quand Otto surprend les pleurs du chien, puis le délivre de la
chambre froide où la bouchère l’avait enfermé : « C’est l’esprit de Rolfi qui cherche à te faire
peur » s’amuse Martha76, avant de se faire injurier pour sa cruauté et de se voir imposer un
premier puis un deuxième ultimatum (« Ils doivent le tuer à l’abattoir, avec leur appareil, j’ai
dit, parce qu’il est fini et qu’il faut un châtiment. […] Alors demain je t’apporte mon fusil et
tu le tues, sinon entre nous deux c’est fini »). La convocation blagueuse des spectres
culpabilisants qui hantent le théâtre mélodramatique, le télescopage lointain de l’image de la
victime persécutée découverte dans sa cache et de celle de l’amant pris en flagrant délit dans
le placard, enfin les contradictions d’Otto et l’invention balbutiante de la « scène à faire »…
ces différents détours désamorcent le potentiel sensationnel de la « reconnaissance » et
soulignent le caractère inopérant des modèles convoqués. Mais si le mélodrame semble se
muer en farce, cette dégénérescence s’arrime à un ancrage social qui, rapidement évacué du
discours, ne cesse de faire retour dans la langue des personnages et souligne leur difficulté à
sortir de la fiction qu’ils se sont imposée faute de pouvoir envisager les causes de leur
malaise. De fait, aussi risible et improbable qu’elle puisse paraître, cette fiction s’avère
dramatiquement contraignante ; elle conduit à la mort effective du chien (scène 6), puis à celle

76
Id., p. 58.

457
de Martha (scène 8), de sorte que la terreur et la pitié dont nous croyions avoir été débarrassés
par le dévoiement burlesque se trouvent finalement réinvesties à un second degré77.
Cette combinaison paradoxale d’effets dramatiques concerne particulièrement le
dénouement. Rien moins que résolutive, la mort du chien laisse les personnages seuls face à
l’incompatibilité de leurs attentes ; le dialogue piétine et trouve dans les récriminations
d’ordre sexuel un lieu de fixation qui scelle l’impossibilité de la négociation. Dès lors, le
« match » ne fait guère que rejouer, à balles réelles, la transformation du duo en duel tout en
creusant, une nouvelle fois, les écarts entre la scène et les imageries qui la traversent, crime
passionnel, duel aristocratique mais aussi règlement de comptes à OK Coral (plus encore
qu’au film de John Sturges, c’est à King Vidor que l’on songe et au Duel au soleil qui oppose
Jesse McCanles – Gregory Peck – et Pearl Chavez – Jennifer Jones – à la fin du film après
l’élimination de tous les rivaux). La solennité de ces différentes actions paroxystiques est ici
refusée au profit d’une compétition sportive qui réinvestit le motif concurrentiel mis en œuvre
tout au long de la pièce et qui, déconnectée de son enjeu mortel, demande aux personnages de
s’y prendre à plusieurs fois.
Ils échangent encore chacun un coup de fusil, puis Martha tombe en avant sur le visage et reste
couchée sans bouger. Otto regarde, repose le fusil, s’approche de Martha.
Tu te rends ?78

Pas plus que le couple, le mélodrame ne saurait advenir : prise en étau par la société, la scène
privée se dissout en s’indexant à la loi du plus fort, une loi d’autant plus impérative que le
plus fort, hors de cette surface de réparation, s’avère le plus assujetti.
Si Kroetz montre une barricade mélodramatique en ruines, c’est par l’enflure et la
surcharge d’un genre déjà singulièrement porté sur l’hyperbole que Deustch assure la
déconstruction de sa forme comme des valeurs sur lesquelles il repose. A partir du milieu de
la pièce, l’enchaînement de violences ne connaît en effet plus aucune interruption : croyant
avoir été empoisonné par Jeanine avec les restes du chien qu’elle feint d’avoir tué, Maurice
est pris d’un violent malaise ; il bat sauvagement sa femme, Liliane, qui est enceinte et
affirme ne pas vouloir de leur cinquième enfant ; il découvre le mensonge de Jeanine et la

77
En cela, Une Affaire d’homme se distingue non seulement de pièces telles que Travail à domicile et Concert à
la carte où la dramaturgie du fait divers ne recourt à aucune stratégie parodique et quotidiennise la mort pour
mieux souligner le caractère mortifère du quotidien, mais aussi de pièces telles que Train de ferme et Marie-
Madeleine où la possibilité du fait divers est évoquée (via les menaces de mort de Staller à l’encontre de Sepp, la
tentation des parents de tuer Beppi afin de ne pas assumer une grossesse infamante, l’annonce par Marie de son
propre suicide…) mais se voit aussitôt désamorcée pour faire place à des micro-événements placés sous le signe
du grotesque ou du dérisoire (Sepp retrouve son chien mort et quitte la scène en le tenant dans ses bras, puis il
fait sa valise et décide de partir ; quant à Marie, son annonce ne perturbe aucunement la partie de cartes qui
occupe les autres personnages et sa sortie de scène, très proche de celle d’Olga dans Purgatoire…, la « destine »
simplement à aller chercher des boissons pour les hommes en train de jouer).
78
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 71.

458
défie à nouveau de tuer son chien, ce qu’elle finit par faire avec un couteau de boucher ;
apprenant que sa femme a avorté, il la viole, puis il se rend chez sa maîtresse et la poignarde ;
de retour chez lui dans la dernière scène, il boit la tasse de café que lui présente Liliane et qui,
peut-être, lui sera fatale (« Tu m’as empoisonné » est la dernière réplique de la pièce). La
logique cumulative qui structure la pièce jusqu’à mériter le statut de comédie aux yeux de son
auteur, nous confronte au spectacle volontairement énorme d’une crise qui se résout par
l’expulsion du héros, mari et père, une crise dont on peut se demander si elle ne doit pas
d’emblée être annexée à l’imaginaire en roue libre d’un homme qui, en 1973, se rêve en
patriarche triomphant d’un temps et d’une dramaturgie révolus – rappelons que l’action se
déroule en 1910 – pour finalement se cauchemarder en victime propitiatoire d’une ère
nouvelle où les veuves de l’idéologie et du théâtre bourgeois pourront enfin s’octroyer leurs
places et leurs fonctions. Vaudeville au carré puis hyper-mélodrame, la pièce procède à
l’inventaire et à la liquidation d’un théâtre du couple dont la dialectique paraît d’autant plus
tourner à vide qu’elle marche ici en sur-régime.
La focalisation du propos sur la cuirasse idéologique dans laquelle Maurice est
enfermé et tente d’enfermer ses compagnes explique l’institution du personnage masculin en
metteur en scène. Contrairement à Une Affaire d’homme où c’est Martha qui prend toutes les
initiatives mélodramatiques, c’est de l’homme que dépendent ici le déroulement des actions
les plus spectaculaires et les répliques les plus emphatiques : « Femme, tu m’accules à la
catastrophe »79, « La nature t’a faite mère, tu foules au pied la loi des hommes et l’ordre de
l’univers !… J’ai mis dans ma maison un abîme de luxure »80, « Ta présence, le poids de ton
péché, ton crime contre le père et contre la France est une insulte à l’innocence de ses
enfants »81… Reste que la loi mélodramatique qu’il invoque est soumise à de régulières
contre-épreuves : d’abord, par la façon somptueuse dont sa maîtresse s’y conforme (non
seulement Jeanine sacrifie son chien, mais elle vend sa boucherie puis marque, en se signant,
son avance sur Maurice alors qu’il ne s’est pas encore jeté sur elle pour la poignarder : en
devenant « celle qui dit oui », elle se montre effectivement la plus forte et tue le pouvoir de
l’homme sur elle) ; ensuite, par la résistance têtue que lui oppose sa femme, celle qui, tout en
s’acquittant docilement de ses tâches domestiques, dit lapidairement non à l’enfant puis au
mari, transformant le refuge familial en nouveau champ de bataille (« Je ne pense pas », « Je
ne pense pas », « Cette lettre est inutile », « C’est inutile », « Cet enfant, je n’en veux pas ! »,

79
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 106.
80
Id., p. 113.
81
Id., p. 122.

459
« Il n’y aura pas d’enfant ! », « Il n’y aura pas d’enfant ! », « Ne recommence pas… », « Je ne
veux pas ! ») ; enfin par Maurice lui-même, pris au piège d’un discours légaliste que ses actes
ne cessent de contredire, personnage clivé qui oscille entre différents registres, oratoire et
ordurier, et concentre jusqu’au vertige les figures du redresseur de torts et du traître, de la
victime persécutée et du bourreau, pour laisser finalement s’échapper quelques doléances
pathétiques qui le montrent prisonnier du pouvoir qu’il se croit voué à incarner (« Tu
t’éloignes de moi… Tu me laisses tout seul… tu m’as déjà oublié », « Donne-moi une preuve
d’amour… Une vraie… », « Tu m’as déjà oublié »).
A l’instar de l’idéologie dominante dont il constitue la concrétion formelle, le
mélodrame secoue par saccades le corps habité du personnage masculin. Suivant le cours
exponentiel de sa névrose, il se prête à des déflagrations ostensiblement parodiques et ses
artifices (coups de théâtre, hurlements, sang qui gicle…), d’autant plus grossiers qu’ils
s’intègrent sans s’y fondre dans le cours atone des activités quotidiennes (lecture du journal,
repassage, pliage des draps…), apparaissent comme des greffes sur un cerveau malade parce
que contraint à l’isolement. Notons, à ce titre, que la pièce compte deux scènes dont la tonalité
déroge tout à la fois au prosaïsme quotidienniste et aux boursouflures mélodramatiques : la
prière de Liliane à la scène 6 et son dialogue avec Jeanine qui l’aide à avorter à la scène 8
déchirent le tissu des paroles formatées sur un mode poétique et opposent au délire
hégémonique de Maurice un rêve égalitaire, enclave utopique où l’épouse et la maîtresse,
définitivement libérées des rôles de mère et de putain, proposent un nouveau théâtre du couple
(« LILIANE. Je devrais te haïr… Tout me pousse à te haïr et je ne peux pas. […] J’éprouve le
besoin de partager ta douleur. […] Je te trouve enfin mon amour. / JEANINE. Je t’écoute, parle-
moi. […] Mon regard ne cherchera pas à te soumettre… ma bouche ne te jugera pas… Pleure
sur ma poitrine sœur »82). Encore nimbée d’irréalité, cette évacuation du drame bourgeois et
de ses rôles codifiés semble au cœur de l’ultime fait divers que sollicite l’intrigue et qui en
appelle à l’expulsion du patriarche et de la loi, sociale et théâtrale, qu’il incarne. Certes,
l’empoisonnement au café reste maintenu à l’état de suspicion, potentiellement tributaire de la
paranoïa de Maurice qui s’était déjà auparavant imaginé mourir sous la vengeance cannibale
de la bouchère et qui ne laisse de fantasmer, sinon de désirer, sa propre exécution. Suspendant
le lecteur-spectateur entre deux hypothèses, « délire d’un mâle saoul » et revanche éclairée
d’une femme faisant le choix de l’émancipation, ce non-dénouement nous inscrit dans une
zone d’indécision qui ponctue notre retour à la réalité d’un point d’interrogation en même

82
Id., pp. 114-115.

460
temps qu’il articule la nécessaire libération des opprimés à celle, peut-être plus urgente
encore, des oppresseurs. Toujours est-il que ce meurtre virtuel, hommage à la Geesche de
Liberté à Brême de Fassbinder, met l’accent sur la possible émergence d’une nouvelle héroïne
et d’une nouvelle dramaturgie. Sans cri ni hémoglobine, il suggère que les enjeux réels de la
lutte se jouent dans le service quotidien du café et l’exercice d’une douce et imperceptible
violence qui, scellant la dépendance de l’homme et de la femme, les empêche d’entrer en
rapport l’un avec l’autre.
Il est vrai que L’Entraînement… comme Liberté à Brême ont pour cible essentielle la
mentalité petite-bourgeoise. Aussi les différences dramaturgiques que nous avons pointées en
ce qui concerne le traitement du fait divers sont-elles étroitement liées au type de pouvoir
qu’il s’agit de mettre en valeur et en cause. Tandis que Kroetz entend montrer les effets
collatéraux des rapports sociaux sur une sphère privée difficile à inventer, Deutsch et
Fassbinder s’en prennent surtout au travail vertical de l’idéologie sur des rapports de sexe
placés sous le signe exclusif de la domination patriarcale. Dans le premier cas, le théâtre
bourgeois se voit transféré sur des terres inappropriées et bien peu fécondes qui en empêchent
le déploiement et le vouent à quelques apparitions anémiées ; dans le second, c’est le fait de
mettre à nu la force contraignante de ses présupposés et de leur opposer des sources
inhabituelles de résistance qui le conduit à quelque excroissance monstrueuse, comédie
cauchemardesque pour le pater familias désavoué dans ses fonctions (Deutsch), « tragédie
bourgeoise » malmenée par son héroïne qui décide d’assurer sa propre juridiction et agence
d’elle-même les « stations » improbables de son drame (Fassbinder). Dans le cadre de cette
distinction, nous pourrions d’ailleurs sans doute rallier au piètre duel d’Une Affaire d’homme
le fait divers qui conclut La Bonne vie et le suicide de Marianne attend le mariage. Si
Maurice place ses exactions sous la tutelle du Code Pénal et que Geesche elle-même en
appelle à Dieu et chante un cantique après chacun de ses meurtres, Jules et Chantal ne
sauraient disposer de telles références pour théâtraliser leur vie. Le changement de contexte
social et historique suscite d’autres modes de spectacularisation et c’est au western, au roman-
photo et à la chanson de variété que le fait divers emprunte ici sa forme. Il trouve dans ces
canevas apparemment inadaptés par leur grandiloquence ou leur trivialité un moyen paradoxal
d’échapper à la prise et de ne se laisser réduire ni au sensationnalisme éphémère et dénué
d’enjeux que les médias lui réservent, ni au misérabilisme de quelque chronique sociale
s’apitoyant sur la triste vie des pauvres gens pour s’en détourner aussitôt 83.

83
Cf. Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., scène 13 (« Hollywood »), pp. 111-115 : « JULES. […] Tape sur le
piano Billy ! et toi, Mary, chante plus fort. T’as une belle voix Mary, et de belles jambes… […] Jules pose le

461
4. Kroetz et les ambiguïtés du fait divers

Reste que ces différents modes de retroussage du fait divers ne sont pas toujours
exempts d’ambiguïtés ; à nous laisser seuls avec les personnages reproduisant dans le calme
ou le plus grand chaos les violences qui leur sont faites tout en maintenant ces dernières dans
le hors-scène, la critique sociale que ces actions sont censées porter menace parfois de perdre
en lisibilité. Indissociable des conditions de réception des pièces par les spectateurs, cette
problématique directement pédagogique est au cœur de l’évolution kroetzienne et des
inflexions qui caractérisent son écriture à partir de 1972. Dans le cas de Travail à domicile,
par exemple, la tentation est grande de faire de la dépathétisation du fait divers une pièce à
charge redoublant la monstruosité du personnage, insensible en plus d’être criminel. La matité
du fait divers risque alors de ne plus passer pour le retournement d’une forme mais pour le
signe purement psychologique d’une indifférence coupable. Plus encore que ces processus
provocateurs de nivellement, les inversions burlesques que nous avons décelées dans Une
Affaire d’homme ne tendent-elles pas à se retourner contre les personnages ? A ne prendre en
compte que la fiction absurde dans laquelle s’enferment Otto et Martha sans interroger les
causes de cet enfermement, n’achoppe-t-on pas sur un mode de distanciation qui, loin de nous
faire découvrir l’insolite sous le familier, ne parvient qu’à creuser le plus grand écart entre la
scène et la salle pour faire des personnages un couple d’étrangers ? « Y a de ces gens »
constituerait dès lors la seule réaction possible du spectateur momentanément dépité, à
l’image de la réaction incrédule de Heinz lisant le journal dans Haute-Autriche84. Du moins
est-ce le reproche que certains critiques de gauche se sont empressés d’adresser au jeune
dramaturge, regrettant que les mécanismes sociaux ne soient pas suffisamment mis en lumière
et qu’une telle sous-exposition favorise la dénonciation de personnages hors-norme plutôt que
celle de la société normalisée dans laquelle ils vivent.

fusil sur la table. Il l’observe longuement. Ensuite il barricade la fenêtre, déplace les meubles et fait de la
cuisine une sorte de camp retranché. […] Marie !…Marie !… Marie !… Marie entre chancelante. / MARIE.
Qu’est-ce que tu me veux ? / JULES. Mary. / MARIE. Non. / JULES. Qu’est-ce que tu as ! Mary ?… Mary… Jules
tire sur Marie avec le fusil et la tue. Ensuite Jules pointe la canon dans sa bouche et appuie sur la détente. C’est
la fin » ; cf. Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., scène 10 (« Les chaussures »), pp. 77-79 :
« C’est un coucher de soleil rougeoyant sur le lac de Torcy. Chantal entre, une paire de chaussures à talons
compensés dans la main, un micro dans l’autre. Elle s’adresse au public sur un fond musical. […] Elle chante.
Ces chaussures, je les ai volées / A la ville, au supermarché / La main dans le sac, je me suis fait prendre / C’était
les payer ou les rendre / J’ai payé, mais ça ne suffit pas / Qui a volé, volera / Les flics m’ont emmenée / J’ai
rempli des tas de papiers / Les parents sont avertis / A toutes jambes je me suis enfuie / Mais ça ne suffit pas /
Qui a volé, volera / Je ne pars plus sur ta moto / Je vais me foutre à l’eau / Il ne me reste que ça / Qui a volé,
volera / Je voulais te ressembler / Mais voilà, tout est raté / Patrick, je t’aimais bien / Ne pleurez pas, je ne valais
rien. Chantal disparaît dans le lac, le soleil s’est maintenant couché ».
84
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 50 – Oberösterreich, op. cit., p. 122 : « Menschn gibts ».

462
Du point de vue du spectateur, [Une Affaire d’homme est une] histoire triste, mais c’est une histoire qui,
apparemment, ne le concerne en rien et ne lui révèle rien. [...] Il en vient nécessairement à admettre que
l’échec de [la] relation [d’Otto et Martha] est due à une faillite individuelle et c’est dans le personnage
de l’ouvrier métallurgiste Otto qu’il trouve immédiatement l’incarnation du « coupable » [...]. Aussi
tend-il à mettre le comportement inhumain et le ton grossier au compte de la méchanceté individuelle de
la figure masculine. Deux éléments le confortent dans cette impression : l’impossible identification de
circonstances qui dépassent les individus ou, en tout cas, les précèdent, et la responsabilité, de toute
évidence inégale, que portent ces deux personnages dans l’échec de leur relation. Si tous les liens de
cause à effet sont masqués ou, du moins, dispersés jusqu’à devenir introuvables, alors cela isole
nécessairement le cas. Or ce processus implique une atténuation et nous amène sans le vouloir à la
dénonciation, là où il faudrait de l’analyse85.

Signe patent de la complexité de la dramaturgie kroetzienne et des malentendus qu’est


susceptible de susciter l’économie du visible qu’elle engage, ces critiques sont également
tributaires de mises en scène dont Kroetz a rapidement dénoncé le goût du sensationnalisme et
le parfum gratuitement scandaleux, autant de tentations qui ont pour fâcheux effet de saturer
la représentation et de combler les fissures qu’y ménage l’auteur pour nous contraindre à
chercher en dehors de la scène les raisons de ses dysfonctionnements86.
Prenant toutefois acte de ce que la discrétion du contexte social, seulement présent
dans les gestes automates et le mutisme de ses personnages, fragilise la dialectique entre le
quotidien et le fait divers, Kroetz s’est bientôt attaché à clarifier le rapport entre le huis clos
domestique et la sphère publique.
C’est tout de même un fait que chez nous la violence est le fait de trusts, de tribunaux,
d’administrations, de propriétaires et d’agents immobiliers – et ce n’est pas au couteau qu’ils tuent,
qu’ils assassinent les gens, leur violence est d’une autre nature. Et notre problème, c’est d’arriver à la
représenter87.

D’où l’évolution de la dramaturgie kroetzienne dans une double direction : virtualisation du


fait divers dont témoignent non seulement Haute-Autriche, mais aussi la réécriture d’Une
Affaire d’homme ; explicitation du fait divers et de ses conditions politiques de possibilité, que
traduisent Train fantôme et, de façon plus nette encore, Le Nid, exemple symptomatique de ce
que Kroetz appelle la « dramaturgie du premier pas ».
Nous avons déjà analysé la façon particulièrement efficace dont fonctionne le
décentrement du fait divers dans Haute-Autriche. Concernant Une Affaire d’homme, on

85
Rolf-Peter Carl, Franz Xaver Kroetz, München, C.H. Beck, 1978, p. 59 – nous traduisons.
86
On pense à nouveau ici au litige, juridique et médiatique, qui a opposé Kroetz et Fassbinder autour de
l’adaptation par ce dernier de Gibier de passage. Les griefs que Kroetz formule alors à son encontre sont très
proches des critiques qu’il a lui-même à subir, ce qui explique sans doute la véhémence de sa réaction : « Je
qualifie d’obscène la dénonciation des êtres humains entreprise par ce film. La jeune fille n’est pas une coureuse
précocement nymphomane, elle cherche seulement à échapper à l’étroitesse d’esprit catholique de la maison
familiale et vit en l’occurrence une merveilleuse histoire d’amour. De même, le jeune homme n’est pas un idiot
congénital, mais un être qui est en manque d’amour » (cité par Elke Gösche, Frantz Xaver Kroetz’ Wildwechsel.
Zur Werkgeschichte eines dramatischen Textes in den Medien, op. cit., p. 195 – nous traduisons).
87
Franz Xaver Kroetz, « Die Lust am Lebendigen » (1973), Weitere Aussichten..., op. cit, pp. 592-605 – nous
traduisons.

463
constate un processus relativement similaire dans la nouvelle version qu’en a proposée Kroetz
pour la représentation de la pièce à Darmstadt en 1972 et dans laquelle la possibilité du match
est évoquée pour être aussitôt désamorcée par Martha au nom du principe de réalité :
OTTO. […] Alors on fait un match ?
MARTHA. On est pas des cow-boys.
OTTO. Parce que tu es lâche.
MARTHA. Je suis pas lâche, j’ai le sens des réalités88.

Ainsi, le duel n’a pas lieu. En vertu d’une redistribution des rôles assez énigmatique89, c’est à
Otto qu’est attribuée l’initiative du match et à Martha la fonction d’interrompre ce mauvais
pastiche de western qu’elle identifie lucidement comme tel, affirmant in extremis la non-
adéquation entre les modèles dramaturgiques convoqués et la scène quotidienniste (elle « se
dirige vers l’évier, commence à faire la vaisselle »). Porte-parole du dramaturge, Martha en
appelle à plus de réalisme, quitte à se délester de l’énergie contestataire et des exigences
égalitaristes qui étaient précisément à l’origine du déraillement de l’intrigue. Si le fusil
continue d’exercer sa présence menaçante sur la scène et inscrit la possibilité d’un
dénouement autrement plus sanglant dans le déroulement de la fable, il n’est pas moins
sagement emballé dans sa peau de chamois et quitte sa fonction utilitaire pour n’être plus que
le symbole transparent d’une virilité malmenée, comme l’attestent les ultimes répliques de
cette version : « Un fusil ça s’entretient, voilà ce que c’est. […] Faut le graisser ».
De toute évidence, Kroetz a trouvé dans cette pièce écrite en 1970 un lieu exemplaire
pour redéfinir sa dramaturgie et en questionner les éventuels écueils : son article « Meine

88
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 72.
89
Ni l’édition française ni l’édition allemande ne permettent de savoir exactement à quel moment de la huitième
scène de la pièce intervient cette bifurcation. Or celle-ci ne se contente pas d’évacuer le duel, mais engage un
véritable renversement des rôles : dans la première version, c’est Martha qui s’empare du fusil au moment où
Otto s’apprête à la quitter et c’est elle qui lui propose de faire un match après avoir tiré sur lui sans être parvenu
à le toucher (« MARTHA. Je peux pas te faire peur, c’est ça, alors que je tire mieux que toi. / OTTO. Ça tu peux
être sûre, vu que j’ai une passion pour le tir. / MARTHA. Alors on fait un match. L’expérience dépasse la science.
Je commence parce que je suis une femme. Elle vise et tire dans l’épaule d’Otto », id., p. 69) ; dans la deuxième
version, les répliques qui ouvrent le nouveau finale paraissent sensiblement similaires mais changent pourtant
radicalement la donne puisque c’est Otto qui est désormais à l’initiative de ce jeu dangereux auquel Martha est
trop raisonnable pour se prêter (« MARTHA. Tu peux pas me faire peur, vu que je tire mieux que toi, voilà ce que
c’est. / OTTO. Ça tu peux être sûre, vu que j’ai une passion pour le tir. On fait un match. L’expérience dépasse la
science. T’as qu’à commencer parce que tu es une femme… », id., p. 72). Ainsi, l’homme en mal de virilité
exhibe maladroitement son fusil, tandis que la femme, les deux pieds solidement ancrés dans le réel, s’apprête à
faire la vaisselle. Cette distribution bien plus traditionnelle des rôles ne laisse d’étonner compte tenu de la place
jusqu’ici attribuée à Martha dans la mélodramatisation de l’intrigue et de son acharnement désespéré pour garder
Otto auprès d’elle sans pour autant abdiquer son autonomie, équation impossible qui légitimait tout à fait, à nos
yeux, la cruauté absurde du duel et donnait au personnage féminin le statut d’une activiste involontaire qui en
faisait toute la force. Notons que c’est la version initiale de la pièce qui est utilisée lors de sa première création
en France par Daniel Girard à la Comédie de Caen en 1986, ce dernier s’étant montré particulièrement soucieux
de la façon dont le réalisme kroetzien confine ici au fantastique ; sur ce point, cf. Irène Sadowska-Guillon, « Une
Affaire d’homme. Faire entendre la petite musique », Acteurs/Auteurs, n° 43, décembre 1986, pp. 34-35.

464
Männersache » inaugure en 1972 ses premiers doutes90, il change le dénouement de la pièce,
tente même de proscrire la représentation de la version initiale, et en propose successivement
deux moutures amplement remaniées : Ein Mann ein Wörterbuch en 1973 et Wer durchs Laub
geht… en 1976. Le duel, encore virtuellement présent dans la version de 1972, disparaît
définitivement, de même d’ailleurs que les accusations zoophiles d’Otto et le meurtre du
chien. En somme, il s’agit de tout autres pièces et la normalisation des personnages s’y
accompagne d’une normalisation évidente de la forme dramatique. Si la fin de ces deux pièces
laisse toujours peu de place à la possibilité d’une union harmonieuse entre les deux
personnages, le nouveau statut conféré à Martha à travers l’inflation des extraits de son
journal intime et sa capacité, de plus en plus ferme, à identifier et à contester les rapports de
force qui la lient à Otto permet de clarifier le propos et explique qu’il ne soit plus besoin de
recourir au fait divers pour exprimer la charge explosive d’une situation que la parole est
désormais à même de prendre en charge (« Tu as des complexes d’infériorité »91). Aussi est-
ce autour d’une lampe à bronzer que la pièce se clôt sans se dénouer, suggérant, entre les yeux
clos de Martha et l’aveuglement d’Otto, le caractère aporétique d’une relation qui exigerait
qu’on la regarde « en pleine lumière »92.
Dans les pièces où le fait divers continue d’occuper une place essentielle, on observe
également de notables variations qui tiennent non seulement à la normalisation des
personnages, mais aussi à l’articulation entre la scène (domestique) et le hors-scène (social) et
à l’affermissement de leurs rapports. Ainsi, l’infanticide de Train fantôme que nous avons pu

90
Cf. Franz Xaver Kroetz, « Meine Männersache », art. cité, p. 553 sq. – nous traduisons : « Rétrospectivement,
la pièce me laisse particulièrement insatisfait. […] Tous les ingrédients qui doivent être dans un show porno
prétentieux pour plaire au public y sont : rapports sexuels, sodomie, perversion, mort. […] Si je devais à nouveau
écrire la pièce, je le ferais autrement, en songeant à tous les écueils, peut-être même que je ne l’écrirais plus.
Laisser sortir Martha et Otto de mon salon (où j’écris) dans un tel état de dénuement, sans aucune protection, je
ne le ferais plus désormais pour aucun de mes personnages. […] Le public qui a rempli sans discontinuer le petit
théâtre à Darmstadt jusqu’à la dernière place, s’est bien amusé. On a vu deux rustauds bavarois […] incapables
de s’entraider. […] Une Affaire d’homme est un enfant qui me cause beaucoup de soucis ».
91
Franz Xaver Kroetz, Ein Mann ein Wörterbuch, in Stücke II, op. cit., p. 288 ; Wer durchs Laub geht…, in
Stücke III, op. cit., p. 294 : « Du hast Minderwertigkeitskomplexe ».
92
Cf. Franz Xaver Kroetz, Ein Mann ein Wörterbuch, op. cit., pp. 293-294 – nous traduisons : « OTTO.
Maintenant que tu vois rien, parce que tu as les yeux fermés, il se pourrait que je m’en aille en douce et que tu
me revoies jamais plus. / MARTHA. C’est le risque. Un temps. / OTTO. Est-ce que c’est fini, l’amour entre nous ?
/ MARTHA. Non. Un temps. Mais c’est dans ton caractère de casser tout ce que je construis pour nous. Ça, je le
sais maintenant. / OTTO. Mais c’est pas exprès. / MARTHA. Mais c’est ce que tu fais. / OTTO. Personne peut
changer de peau. Un temps. L’utilisation de la lampe à bronzer sans lunettes est interdite. / MARTHA. Mais, dans
ce cas, je suis pas bronzée au niveau des yeux, et ça me fait des marques blanches. Et ça, c’est affreux. Un temps.
/ OTTO. Du coup, ça t’agresse les yeux. / MARTHA. Tu veux vraiment que je mette les lunettes ? / OTTO. Oui,
parce que j’y vois pas. / MARTHA. Mais quand j’aurai l’air toute vieille, parce que j’aurai des marques, faudra
pas rouspéter. / OTTO. Non, parce que les yeux, ça passe en premier. Un long temps. Martha prend les lunettes
qui sont posées à côté d’elle et les met. Un temps. / MARTHA. Tu peux me voir ? / OTTO. Mal, parce que je
regarde pas en pleine lumière. Un temps ». Ce passage est partiellement repris dans la version de 1976 et s’y
trouve encadré par des passages du journal intime de Martha déplorant l’espacement des visites d’Otto.

465
comparer à celui de Travail à domicile à l’échelle de la didascalie voit ses enjeux
singulièrement infléchis si l’on considère son inscription dans l’ensemble de la pièce. D’une
part, Beppi est continûment montrée comme une mère aimante, ce qui la distingue
radicalement de Willy93 et dote la scène du meurtre d’une charge pathétique évidente (ce n’est
pas à l’automatisme du travail à domicile que le fait divers emprunte sa rythmique
quotidienne, mais à la gestuelle d’une mère qui n’a jamais cessé de multiplier les signes
d’affection vis-à-vis de son enfant94). D’autre part, la lecture à voix haute d’un courrier
administratif scandaleusement impersonnel dans la scène qui précède l’infanticide permet à la
société de faire une irruption très claire dans l’espace privé et d’associer directement violence
sociale et violence criminelle :
BEPPI. Monsieur Madame Mademoiselle Staller. Conformément à la décision du 30. 03. 1972,
l’installation temporaire dans le foyer municipal Saint Emmeran de Münich, 217 rue de l’Eglise, de
votre fils fille Georg Staller né le 10. 01. 1971, entre en vigueur. A cet effet, vous devez vous rendre le
25. 05. 1975 à 7 h 30 au foyer Saint Emmeran avec la personne sus-mentionnée. L’apport d’effets
personnels tels que vêtements, linge, jouets, e. t. c. est recommandé. Ville de Münich. Dépt. Juridiction
des curatelles i point a majuscule point Anton Klein secrétaire.
Silence.
Beppi se remet au travail de plus belle95.

Entre la menace du foyer municipal et la prison où finit la pièce, laissant Beppi à nouveau
muette face aux sollicitations de ses parents, la violence qui s’est jouée entre les quatre murs
de la sous-location apparaît explicitement comme « la partie visible d’un iceberg fait de
dénuement et d’injustice »96 et ne saurait plus être imputée à l’immoralité monstrueuse du
personnage. Mais si le propos gagne indéniablement en lisibilité, on peut néanmoins se
demander si la présence surlignée de cet enchaînement causal entre violence sociale et
violence criminelle ne joue pas ici contre le théâtre en minimisant l’étrangeté des effets de

93
Non seulement Willy éprouve une profonde répulsion pour cet enfant qui n’est pas le sien, mais l’éventualité
de sa mort est suggérée dès le onzième tableau : « MARTHA. […] Rentrons à la maison. Il est à côté de la fenêtre.
S’il s’est découvert, il va prendre froid, après il sera malade. / WILLY. Je finis ma bière. / MARTHA. Personne a
jamais dit que t’as pas le droit de finir ta bière. Grand intervalle. Si tu continues comme ça, Willy, tu le
regretteras. / WILLY. Sûrement que je regretterai rien. / MARTHA. Tu le regretteras, Willy. Tu le regretteras
tellement que tu t’en mordras les doigts. / WILLY. C’est pas parce qu’on veut finir sa bière qu’il y a quelque
chose à regretter » (Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 29).
94
Au besoin, les scènes qui suivent le meurtre se chargent de confirmer cette association paradoxale de l’amour
et de l’horreur, en montrant Beppi qui prépare le cercueil de Georg (scène 7), puis le dépose dans le train
fantôme (scène 8) : « Elle va vers les cartons qu’elle finit d’assembler, en prend un, le pose sur la table. Tire une
paire de ciseaux du tiroir de la table, découpe des trous d’air dans le carton. Elle enlève sa petite veste en tricot
et l’utilise pour capitonner le carton. Puis elle sort Georg du landau et le couche dans le carton. Elle pose sur
lui la petite couverture du landau. Puis elle se dirige vers le landau, cherche la tétine, la trouve et la pose dans
le carton. Puis elle referme le carton. Sort de la ficelle de la commode. Ferme bien le carton avec la ficelle. Puis
elle met son manteau. Prend le paquet, éteint la lumière et sort de la pièce. […] Au parc d’attractions. A côté du
train fantôme. Beppi et son paquet. Elle sort un ticket. Elle fait un tour de train, revient. Sans le paquet. Elle
descend, s’éloigne » (Franz Xaver Kroetz, Geisterbahn, op. cit., p. 314 – nous traduisons).
95
Id., pp. 312-313.
96
Franz Xaver Kroetz, « Meine Männersache », art. cité, p. 557.

466
seuil que nous avons antérieurement décrits et, partant, le rôle actif du spectateur dans leur
élucidation. Comment réinvestir pleinement le fait divers de la dimension politique qui lui est
habituellement refusée tout en en préservant la charge théâtrale d’opacité ? Voulant éviter
toute possibilité de malentendu, Kroetz renonce en partie à l’esthétique fragmentaire qui
faisait l’âpre singularité de ses premières pièces (pièces « en vingt tableaux » ou en huit
scènes, Travail à domicile et Une Affaire d’homme se distinguent de la construction en trois
actes de toutes les pièces ultérieures que nous venons de mentionner) et choisit donc de
combler certaines de leurs béances.
Ecrit deux ans plus tard, Le Nid relève plus nettement encore d’un tel parti pris.
Constituant définitivement le fait divers en cas d’école, la pièce le place au cœur de la fable
pour en faire la matrice d’un double renversement : renversement du bonheur au malheur (la
scène 5 de l’acte II met en scène la catastrophe en montrant successivement Kurt en train de
déverser dans un lac un produit toxique sur l’ordre de son patron, puis Martha et Stefan, sa
femme et son fils, en train de s’y baigner, geste funeste qui provoque aussitôt l’hospitalisation
de l’enfant – scène 6, la désagrégation du couple – scène 7 – et les tentatives suicidaires du
mari criminel – scène 8 de l’acte II et scène 1 de l’acte III) ; renversement de la violence
tournée contre soi à l’action politique dirigée contre les véritables « responsables » (apprenant
que son fils est sauvé et retrouvant la confiance de son épouse, Kurt renonce au suicide,
décide de porter plainte contre son patron et s’apprête même à rencontrer le représentant d’un
syndicat prêt à le soutenir). Au seul énoncé de la fable, on prend la mesure des déplacements
opérés par rapport à la première manière kroetzienne et, plus particulièrement, par rapport à
Travail à domicile. Loin de solliciter la tragédie à titre de rémanence lointaine et
définitivement inopérante, le dramaturge commence par en reprendre fidèlement la structure :
une faute est commise qui entraîne le châtiment et que le personnage tente de rédimer en se
baignant dans les eaux corrompues du lac puis en songeant à se donner la mort (le seul
passage du baquet au lac nous indique un saut qualitatif en terme de régime spectaculaire mais
aussi d’investissement de la symbolique chrétienne de l’eau baptismale dont Kroetz est
décidément friand). Puis c’est par le biais d’un véritable débat entre les deux personnages
principaux, Kurt et Martha, que s’amorce le retournement de la tragédie : l’incrimination du
patron permet en effet de la remettre sur ses pieds, d’en cerner l’origine tout immanente
(l’ordre coupable du chef mais aussi la docilité de son exécutant) et d’interrompre
l’implacable destin qui semblait s’être mis en marche. Le fait divers n’est plus le revers d’une
action politique dont il sanctionnerait l’impossibilité, mais en constitue désormais le
déclencheur. Décillé par les effets délétères de son propre aveuglement, Kurt amorce ce

467
« premier pas » dont les personnages kroetziens s’étaient jusqu’à présent montrés incapables,
il réussit à rallier Martha à sa cause et trouve dans ce premier ferment conjugal de solidarité la
force d’affronter le monde extérieur, d’y trouver une nouvelle place et de contester la loi
mécanique du Druck nach unten. Est-il besoin de préciser qu’un tel enchantement de la fable
peine à toujours convaincre et qu’à montrer ce que les personnages voient, l’économie de la
visibilité mise en œuvre nous semble confiner ici au pléonasme ?
L’abandon du modèle théâtral de la première période, reposant sur le principe du montage, de
correspondances subtiles et implicites, amène Kroetz, il faut bien le dire, à revenir en arrière, à faire
sienne une dramaturgie plus conventionnelle, moins épique, celle des Volksstücke d’un Anzengruber ou
d’un Thoma. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’émotion, le sentimentalisme sont maintenant
fortement accentués (on pleure beaucoup sur scène, dans Das Nest). Si cette pièce est satisfaisante sur le
plan idéologique, étant débarrassée de toute ambiguïté, elle signale, toutes proportions gardées, un
retour aux usages du théâtre populaire traditionnel97.

Nous rejoignons ici l’analyse de Gérard Thiérot. Si la dynamique fatale de la tragédie est
désavouée par les personnages eux-mêmes, Kroetz ne renoue pas moins avec la forme
organique du drame ; le travail des rythmes et des corps cède le pas à une comédie sérieuse
dont les enjeux politiques sont distinctement thématisés sur la scène. Au moins cette
quadrature du cercle à laquelle Kroetz, dramaturge militant, n’a cessé de se confronter
marque-t-elle avec une particulière acuité certaines des tensions inhérentes aux dramaturgies
du quotidien et nous invite à nous intéresser précisément à la place qu’elles réservent aux
actions positives susceptibles de désamorcer le fatalisme que leur a souvent imputé la critique
théâtrale de l’époque.

97
Gérard Thiérot, Franz Xaver Kroetz et le nouveau théâtre populaire, op. cit., p. 162.

468
Faits divers
Photo Sabine Strosser

La Bonne vie

Mise en scène de Jean-Pierre Vincent


469 et Jean Dautremay
T.N.S. – 1976
Scènes de chasse en Bavière
Mise en scène de Robert Gironès
Théâtre de la Reprise – 1973

Photo-montage présenté dans TNS Actualité


Réalisation : Sabine Strosser

Avec Michèle Foucher (Tonka) et Alain Rimoux (Abram)

470
471
Maman Küster s’en va au ciel – un film de Rainer Werner Fassbinder (1975)

Mme Küster (Brigitte Mira) apprend que son mari s’est suicidé à son usine après avoir tué son patron qui
venait de le licencier. Tandis que son fils s’éloigne d’elle par peur pour sa réputation, un reporter réussit à
lui extorquer des confidences qu’il exploite pour écrire un article mensonger dans un journal à sensations.
Couple de communistes, les Tillman (Karlheim Bohm et Margit Carstensen) gagnent sa sympathie et
exploitent l’affaire à leur tour pour s’en désintéresser peu à peu. Finalement, c’est un gauchiste qui lui
promet de l’aider à réhabiliter la mémoire de son mari. Se rendant avec elle au siège du journal, il organise
une prise d’otages pour obtenir la libération de prisonniers politiques. Maman Küster est tuée par la
police au cours de l’opération.

472
C. Résistances

[Le] quotidien peut devenir le terrain sur lequel le sujet individuel, et les
petits groupes qui encadrent ces activités régulières, situent leur débat ou leur
affrontement avec la société globale. C’est en ce sens que la formule usée : la
« bataille du quotidien » retrouve un emploi. Le quotidien apparaît alors
comme le moyen de la dissidence, par exemple sous les formes du
« retraitisme » (repli sur une vie privée close), de la marginalité ou du
radicalisme jeune avec leurs signes de reconnaissance et de refus ; ou comme
le moyen de l’alternative créatrice d’enclaves expérimentales au sein même
de la « grande » société. Au degré supérieur, il délimite un espace de
résistance : nous le savons maintenant, car il fait obstacle à certains
totalitarismes ; à ses frontières s’arrêtent partiellement le conditionnement et
la domination des pouvoirs1.

A l’œuvre dans les gestes quotidiens comme dans l’irruption violente d’actes
destructeurs, la désolidarisation du personnage et de l’action semble réduire les protagonistes
de nos pièces à l’impuissance et explique – sans pour autant le justifier – que la critique ait pu
imputer aux auteurs quotidiennistes une forme de fatalisme apparemment difficile à concilier
avec la dimension politique dont se prévaut leur théâtre. Leur souci partagé de battre en
brèche les imageries héroïsantes relatives à la représentation des milieux populaires et aux
oppositions de classe censées en organiser tous les rapports, leur insistance corrélative sur les
processus d’intériorisation du pouvoir, sur l’enchevêtrement complexe des structures
hiérarchiques et sur l’isolement dans lequel sont maintenus les petites gens, les conduisent en
effet à contester le privilège dramaturgique dont jouissent les luttes collectives entre forces
clairement identifiables, et ce jusqu’à intégrer leur décentrement dans la représentation elle-
même. C’est à ces différentes figures du décentrement qu’il faut ici nous intéresser, tâchant de
voir comment elles travaillent la scène et parfois la dynamisent, soit qu’elles en scellent la
portée critique en désignant l’apolitisme des personnages comme l’effet politique d’un long
travail de dressage efficace mais réversible, soit qu’elles réintroduisent, par-delà la
fragmentation de la fable, une structure évolutive qui ménage la possibilité d’une prise de
conscience, voire d’une action positive. Par ailleurs, si la représentation de personnages très
souvent dépolitisés participe de la mise à distance de l’horizon utopique que constitue
désormais la transformation du monde, la place réservée à l’émergence de résistances
moléculaires continue d’y renvoyer modestement. Se jouant nécessairement dans le pouvoir et
non plus contre lui, la lutte prend des formes inattendues – invention bricoleuse du quotidien,

1
Georges Balandier, « Essai d’identification du quotidien », Cahiers internationaux de sociologie, vol.
LXXXIV : Sociologie des quotidiennetés, 1983, p. 12.

473
tactiques d’appropriation et de subversion des usages, détournements créateurs des rôles et
des fonctions – et ouvre des voies souterraines à une véritable dissidence.

1. La lutte, à-côté du quotidien ?

a) La dénégation de la lutte

Sans être totalement évincé, le champ des luttes s’offre bien souvent comme un
ailleurs que les dramaturgies du quotidien se refusent ostensiblement à représenter pour mieux
signifier leur éloignement et interroger leurs conditions psycho-idéologiques d’impossibilité.
Dans certaines pièces, cet éloignement est poussé à son comble ; grèves ouvrières et
manifestations politiques ne fournissent guère alors que de lointaines rumeurs et des échos
confus, provoquant sur le public de l’époque des effets de décalage entre la scène et le monde
d’autant plus puissants que ces événements, rappelons-le, ne cessent de rythmer l’actualité des
années soixante-dix. Ici encore, il nous faut donc veiller aux effets paradoxaux que suscite la
représentation de l’absence, en l’articulant non seulement aux procédés dramatiques qui
l’exhibent et la creusent mais aussi au contexte de la réception des pièces, aux attentes et aux
effets déceptifs qu’elles produisent en une « décennie rouge » où les entours du théâtre, pour
l’essentiel de ceux qui s’y rendent, sont traversés de combats et de discours qui placent le
politique au premier plan.
Dans Loin d’Hagondange, seules quelques répliques sont allusivement consacrées à
l’action militante, Georges et Marie envisageant avec perplexité et méfiance les luttes
auxquelles participe leur gendre :
MARIE. Ça va faire huit mois qu’ils ne sont pas venus… depuis Pâques. C'est à cause de Marcel… S'il
n'avait pas fait grève, il ne serait pas au laminoir et ils auraient plus de temps… Pauvre Yvonne2.

MARIE. Je l’ai trouvée pâle Yvonne, elle n’a pas l’air heureuse. Il lui fait du mal, c’est sûr, avec sa
politique. Pourtant je l’ai trouvé mieux Marcel.
GEORGES. Elle est mal tombée.
MARIE. Elle n’a pas eu de chance, la pauvre. Ce n’est pas comme moi. Elle est née le treize, ça ne lui a
pas porté bonheur. Ça dépend des personnes. Le mois de la Vierge, c’est sûr que ça a été bénéfique dans
ma vie3.

Pour le lecteur-spectateur déjà confronté au malaise de Georges et aux premiers symptômes


de son délire usinier, ces répliques ont essentiellement valeur d’anti-phrases et l’invitent à
établir des connexions là où les personnages multiplient précisément les lignes de partage.
Attentive aux seuls effets immédiats de la grève (le déclassement de Marcel, les soucis
financiers du jeune couple) et à ses répercussions strictement privées (la mauvaise mine

2
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 25.
3
Id., p. 28.

474
d’Yvonne, son malheur supposé, l’espacement de ses visites chez ses parents), Marie ne prête
aucun intérêt à ses causes, à ses buts et à ses résultats à l’échelle collective de l’entreprise ;
plus encore, elle établit une frontière étanche entre temps contraint et temps libre, travail
(masculin) et loisir (conjugal), quand toute la pièce ne cesse de souligner la contamination du
second par le premier, l’irrésistible rémanence des heures pointées sur la vie domestique de
l’ancien ouvrier assujetti mais aussi ses multiples déflagrations au sein du couple lui-même.
Le second passage laisse poindre d’autant plus d’ironie que le dialogue y étaye une opposition
tranchée entre les deux ménages, le malheur des jeunes et le bonheur des anciens, opposition
que la pièce, à la scène 6, permet déjà largement de mettre à distance. « Il lui fait du mal, c’est
sûr, avec sa politique » : plus que le jugement péjoratif à nouveau porté sur Marcel, c’est le
pronom possessif qui importe, faisant de la politique un champ restreint d’activité qui
s’immisce inutilement entre la vie professionnelle et la vie domestique quand toute la pièce,
encore une fois, tend à montrer l’extension du politique et les effets insinuants de l’aliénation
sur tous les aspects du quotidien. Présenté comme un hobby personnel proche de la toquade,
l’inexplicable engouement de Marcel pour la politique et sa force de nuisance sur l’équilibre
conjugal ont pour inévitables contrepoints les séances de travail de Georges dans son atelier,
les dissensions qu’elles provoquent entre les époux et les incompréhensions comme les
inquiétudes qu’elles suscitent auprès de Marie (« Tu ne te sens pas bien. Tu es tout pâle,
Georges ! »4). Outre la formulation faussement paradoxale par laquelle Marie, sans s’y
attarder, concède quelques impacts positifs à l’action militante (« Pourtant je l’ai trouvé
mieux Marcel »), participe à l’ironie du passage le glissement abruptement ménagé entre les
préoccupations politiques du gendre et la cosmologie capricieuse que convoque le vieux
couple en mêlant les méfaits imprévisibles du hasard (« elle est mal tombée », « elle n’a pas
eu de chance ») et les lois – presque – imparables de l’astrologie et de la numérologie qui, dès
la naissance, décident du sort de chacun. Un seuil est ici franchi qui empêche définitivement
d’imputer le dénigrement du militantisme à quelque position réactionnaire politiquement
situable pour le fonder sur une incapacité, bien plus profonde, à envisager jusqu’à la
possibilité de l’action elle-même. D’où la nécessité impérative de distinguer entre le point de
vue des personnages et la façon dont la pièce le cite et le problématise pour donner à voir leur

4
Id., p. 27. D’où l’importance du montage entre la cinquième scène de la pièce (première scène en atelier qui
montre déjà l’indexation de l’activité bricoleuse de Georges sur le rythme productiviste de l’usine) et la sixième
scène (moment apparent d’accalmie et de communion dans la cuisine-salle à manger). Si leur éloignement dans
le temps fictif de la pièce explique que les inquiétudes de Marie se soient ici totalement dissipées pour laisser
place à une véritable déclaration d’amour, leur juxtaposition dans le temps réel de la représentation soumet cette
déclaration aux effets déstabilisants de la scène précédente et met expressément à distance les propos des
personnages en jouant d’échos et de contrepoints (notamment entre la pâleur de Georges et celle d’Yvonne).

475
aveuglement et le mettre précisément au compte des effets politiques qu’elle dénonce.
Comme l’affirme Jean-Pierre Sarrazac, « la lutte des classes est présente “à la cantonade” »5,
expression dont il faut pleinement entendre les connotations althussériennes pour imputer à ce
décentrement – fût-il ici poussé à l’extrême limite au point de se restreindre à quelque
allusion ponctuelle et prétendument incidente – les fonctions de la « structure latente
dissymétrique-critique »6 identifiée dans les œuvres brechtiennes comme Mère courage et ses
enfants ou La Vie de Galilée :
Ce rapport [entre des consciences de soi aliénées et les conditions réelles de leur existence] est
nécessairement un rapport latent dans la mesure où il ne peut être thématisé exhaustivement par aucun
« personnage » sans ruiner tout projet critique : c’est pourquoi, s’il demeure impliqué dans toute
l’action, dans l’existence et les gestes de tous les personnages, il en est le sens profond, transcendant à
leur conscience, – et de ce fait obscur pour eux ; visible pour le spectateur dans la mesure où il est
invisible pour les acteurs, et de ce fait visible pour le spectateur sur le mode d’une perception qui n’est
pas donnée, mais doit être discernée, conquise, et comme tirée de l’ombre originelle qui l’enveloppe et
pourtant l’engendre7.

C’est de façon plus continue que La Bonne vie joue de telles dissymétries, distillant
des références aussi régulières qu’imprécises aux « événements » qui perturbent à la fois la
ville et le pays au moment de la fable de sorte que la pièce, focalisée sur les deux solitudes de
Jules et de Marie, les inscrit dans une zone de tumultes qui les cerne et accuse leur isolement.
Cet effet de rumeur passe d’abord par les quelques mentions intrigantes faites au calme de la
ville (« A la radio ils ont dit que la ville était calme », « Pour une fois que la ville est
calme »8), puis par les accès de grandiloquence bourgeoise du Professeur qui craint le retour
de la chienlit soixante-huitarde (« J’espère que vous ne vous mêlez pas à ces furieuses bandes
de grévistes et de pédérastes qui déferlent sur la ville. […] Tu t’es mêlé à ces incroyables
jeunes gens rouges qui tiennent la rue ? »9, « Les rues sont à nouveau incertaines, n’est-ce pas.
La ville est redevenue le luna-park obscène des grévistes ! »10). Ayant à se contenter de ces
échos partiels et partiaux tels qu’ils parviennent aux oreilles des deux personnages principaux,
la révolte urbaine restera effectivement ob-scène pour le lecteur-spectateur11. Enferrés dans
des obsessions qui peuvent paraître rigoureusement autocentrées (pour Marie, son ventre,
pour Jules, sa tête), ceux-ci ne semblent prêter qu’une attention distraite aux vastes
mouvements qui agitent la ville : à l’investissement insurrectionnel des rues s’opposent ainsi
la cérémonie plus régulière de la sortie dominicale, pique-nique en forêt (scène 1), café au
5
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 73.
6
Louis Althusser, « Le “Piccolo”, Bertollazi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) », art. cité, p. 143.
7
Id., p. 146.
8
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 77 et p. 88.
9
Id., pp. 90-91.
10
Id., p. 101.
11
Chacune des scènes de la pièce compte au moins l’un des membres du couple comme personnages : rien n’est
entendu ou vu par le lecteur-spectateur qui ne soit perçu par Jules et/ou par Marie.

476
restaurant (scène 5), et, plus encore, les pratiques vagabondes et solitaires de Jules (« Il est
des jours où j’aime descendre la rue sans rien faire. Boire un demi, jouer au flipper… traîner
dans le quartier des bordels d’hommes »12) – et quand le dialogue conjugal semble enfin prêt
à s’ouvrir aux bruits du monde, ceux-ci subissent aussitôt la concurrence parasitaire du Trésor
de la Sierra Madre et de l’odeur des sardines :
MARIE. […] Il y a un débat politique entre un gaulliste et un du parti communiste à la télé. C’est sur les
événements. Ça va commencer tout de suite… C’est idiot, parce que sur la deuxième chaîne, il y a un
western avec cet acteur que tu aimes bien… Je n’arrive plus à me souvenir de son nom.
JULES. Boggy n’a jamais tourné dans un western !
MARIE. Qui ça ?… Non, ce n’est pas lui.
JULES. Boggy, c’est Bogart ! Et il n’a jamais tourné dans un western ! […]
MARIE. Tu vas le rater, le débat… Les O.S. de Renault sont en grève. La grève s’étend partout. Il y a
une usine occupée par des ouvrières qui disent : « A chacune selon son rythme. On produit, on vend, on
se paie : c’est possible. »… Il paraît que dans ton usine…
JULES. Le beurre sent la sardine.
MARIE. Il fallait prendre un autre couteau… Je vais être obligé de prendre un autre congé… demain. Je
vais aussi m’absenter deux ou trois jours… Ecoute-moi. Je ne retrouverai plus mon travail sans doute. Il
faudra renoncer à beaucoup de choses13…

Si le premier moment du dialogue substitue abruptement au débat politique un débat


autrement plus urgent sur la carrière cinématographique d’Humphrey Bogart, le second
introduit davantage d’informations en évoquant les revendications auto-gestionnaires des
grévistes et surtout en suggérant que l’usine de Jules est elle-même concernée par « les
événements ». Le passage de la confrontation lointaine entre des représentants anonymes de
partis aux luttes concrètes des ouvriers jusqu’à celles qui engagent directement l’avenir des
personnages implique une proximité croissante qui accuse l’évitement de la conversation et
creuse, du Grand Ouest mythique à l’horizon borné de la table de cuisine, l’incapacité du
couple à prendre la juste mesure du réel. L’annonce résignée par Marie de son licenciement
imminent pour cause de congés répétés comme, plus tard, la remarque faussement secondaire
de Jules sur le durcissement des cadences ne laissent alors de pointer à quel point les
personnages auraient des raisons de se reconnaître dans les combats actuels pour
l’autodétermination du « rythme » et de trouver dans les « possibilités » qu’ils ouvrent le
moyen de sortir enfin de leur enlisement. C’est dire que l’hétérogénéité de la routine
conjugale et des événements politiques n’est qu’un leurre tributaire de l’aveuglement des
personnages et se trouve désignée comme tel par le dispositif dramatique. Outre la portée
critique de tels dialogues quotidiens, il faut ajouter que le délire exponentiel de Jules nourrit
partiellement ses fantasmes d’embuscade et d’apocalypse à l’emphase inquiétante des médias
comme à celle du Professeur : « Aujourd’hui la nuit est propice aux embuscades. Sans fusil je

12
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 91.
13
Id., pp. 106-107.

477
ne peux pas sortir. La ville a l’air paisible, mais il ne faut pas s’y tromper… »14, « Je songeais
à un projet de paix perpétuelle. A présent, je sais qu’il faut trouver une solution plus radicale à
la crise qui engloutit le monde… »15. Apportant un démenti obvie à l’indifférence qu’il porte
à l’agitation environnante et à son apparente extériorité vis-à-vis d’elle, la scène
insurrectionnelle travaille l’imaginaire de l’ouvrier et trouve sur la scène mentale de son délire
– luttes cosmiques pour la survie de l’espèce, combats des Indiens contre les Cow-boys,
tempêtes sous un crâne – un territoire spectaculaire de cristallisation qui entérine, du point de
vue du personnage, l’impossibilité de toute analyse politique des fièvres qui l’assaillent en
même temps qu’il assure, du point de vue du lecteur-spectateur, un lien des plus étroits entre
les différentes crises qui se jouent de part et d’autre de la scène.
En offrant le récit particulièrement vague d’une manifestation dont il est très difficile
d’identifier les protagonistes et les revendications, la pièce de Henkel, Olaf et Albert, trouve
également le moyen d’introduire la scène de l’action politique dans le huis clos encore
relativement paisible qui unit nos deux voisins autour d’une énième tasse de thé.
ALBERT. Mardi, sur le chemin de la pharmacie, je crois que je l’ai dit, je suis tombé sur une
manifestation. Qu’est-ce que ça grouillait de drapeaux rouges. Je me suis senti soudain tout gêné, mais
d’une certaine façon quand même plus jeune. – Mes nerfs en ont pris un coup. Les jeunes gens, – il y en
avait aussi quelques-uns de plus âgés, mais pas un n’était aussi âgé que moi, – ils m’ont tout
simplement entraîné un bon bout de chemin dans la cohue. J’ai dépassé ma pharmacie de quelques
centaines de mètres. Ça c’était une chose agaçante.
OLAF. Qu’est-ce qu’ils voulaient donc ces communistes, cette fois-ci ?
ALBERT tourne sa cuiller dans son thé. Des communistes ? – Les jeunes gens ? – Tu veux dire à cause
des petits drapeaux rouges ? – Mais ce ne sont pas des communistes pour ça !
OLAF. On devrait interdire une chose pareille.
ALBERT. Quoi ? C’était comme au temps du kaiser. – Et comme après – d’ailleurs. Eh oui.
OLAF. C’est bête ! (Il boit.) – Tu ris d’une chose pareille. A la télé, ça a l’air tout à fait autre chose. Ce
sont des communistes !
ALBERT. Oh, tu parles ! J’y étais ! Ils ont pourtant chanté et ricané. J’ai même vu des couples qui s’y
embrassaient ! – Evidemment, ils ont aussi lancé des slogans, contre le grand capital, les jeunes…
OLAF. Tu vois !
ALBERT. Mais il faisait beau, tu comprends, et ça pousse les gens dans la rue. Si je n’avais pas dû aller à
la pharmacie, j’aurais fait encore un petit bout de chemin avec eux.
OLAF. J’verrais ça ce soir à la télé, s’il s’est passé quelque chose ! – Tu veux maintenant une grande
valise par mon intermédiaire ou tu veux plutôt chercher ailleurs ?16

« Entraîné » par la foule, le retraité parti s’approvisionner en médicaments explique avoir


suivi le mouvement à son corps défendant, d’abord irrité de s’être vu dévier de son itinéraire
programmé puis finalement séduit par ce contre-temps joyeusement dépaysant, bain de
jouvence et parcours de santé auxquels les rires, les chants et « les petits drapeaux rouges »,
accessoires désémantisés au point de devenir ici strictement décoratifs, donnent des allures de
cortège carnavalesque. Olaf, pour sa part, s’en tiendra à la version télévisuelle des journaux

14
Id., p. 76.
15
Id., p. 108.
16
Heinrich Henkel, Olaf et Albert, op. cit., pp. 23-24.

478
du soir, seule à même de valider la stature événementielle de ce qui n’est encore qu’une
anecdote folklorique, et y trouvera matière à nourrir un anticommunisme que les médias se
chargent manifestement d’étayer de façon régulière. Ces deux postures contrastées vis-à-vis
de la manifestation, cohue festive de jeunes gens pour le marcheur immergé dont le récit
rétrospectif fait la part belle aux impressions subjectives, insurrection menaçante de
communistes pour le téléspectateur déjà tout acquis à la propagande officielle et à ses
schèmes binaires d’interprétation, signalent apparemment une même extériorité des
personnages par rapport à l’Histoire en train de se faire. L’opposition entre la disponibilité
d’Albert, ouvert aux déviations impromptues de son itinéraire, et la rigidité d’Olaf, rivé à son
poste de télévision, n’est donc que superficielle. Tandis que le second, en appelant aussitôt à
l’interdiction de la contestation, semble pris dans un réseau circulaire de discours, d’images et
de jugements préétablis qui font obstacle à tout questionnement, le premier déleste
immédiatement l’événement de sa dimension politique, le mettant au compte d’un climat
agréable, toujours propice, « au temps du kaiser […] comme après », aux excursions
enthousiastes de la jeunesse, toutes causes confondues… A l’échelle de la pièce, l’ironie du
passage tient évidemment à la situation d’Olaf, victime patente du grand capital17. Subissant
les affres conjointes de la concurrence commerciale et de la promotion immobilière, il souffre
de se voir partout refuser le moindre prêt et manque précisément d’un réseau de
« camarades » solidaires susceptibles de lui porter secours18. Mais l’ironie, ici
particulièrement grinçante, tient tout autant à la présence capillaire et irradiante du passé
allemand des deux voisins dont l’amnésie comme les associations nostalgiques, les raideurs
idéologiques comme le suivisme de circonstance laissent deviner des aveuglements et des
complicités autrement plus compromettants. Si l’extériorité préalablement évoquée se
retourne encore une fois en son contraire pour intégrer les personnages au mouvement
historique et compter leur inaction au nombre des phénomènes sociaux qui y participent, qu’il
produit et dont il subit les effets en retour, la convocation pointilliste du régime nazi rappelle
l’humus fécond dont il a eu besoin pour se déployer et jette une lumière étrangement

17
Sans recourir à quelque slogan « odieusement communiste », Olaf, dans les quelques pages qui suivent cet
extrait, ne cesse de s’en prendre aux promoteurs sur un mode assez généraliste pour rappeler l’hydre du grand
capital ; cf. id., p. 25-26 : « Ils veulent me coincer. […] Ils ont le capital et veulent construire ! […] C’est comme
ça qu’ils font… ». Comme dans Loin d’Hagondange et La Bonne vie, l’entour du dialogue spécifiquement
consacré au champ politique de la lutte ménage des jeux d’écho qui invitent à relier ses enjeux avec la situation
des personnages, là où ces derniers maintiennent le plus grand écart.
18
Quelques instants plus tôt, Olaf fait le décompte négatif de ceux qu’il pourrait solliciter et convoque une
communauté de créanciers scrupuleux qui s’oppose radicalement au groupe des manifestants ; cf. id., pp. 19-21 :
« Si j’avais déjà remboursé les mille cinq cents à Eric, il pourrait glisser un mot pour moi à Karl… […]
D’Herbert, je ne peux rien attendre non plus. Ni de Hansjörg. […] Lisbeth ? – A entretenu toutes ces années la
tombe des parents. Me souhaite la corde plutôt pour aujourd’hui que pour demain… ».

479
inquiétante sur le petit commerçant uniquement soucieux de la prospérité de ses affaires et
l’ancien fonctionnaire momentanément galvanisé par la foule19. L’ironie cesse ici d’épargner
les personnages – encore unilatéralement victimes de leur cécité chez Wenzel et Deutsch –
pour suggérer qu’à certaines périodes de l’histoire, rester immobile ou suivre le mouvement
revient inévitablement à choisir le camp des bourreaux.

b) L’horizon de la lutte

Par rapport à ces rumeurs encore indistinctes qui valent essentiellement pour le déni
que leur opposent les personnages, des pièces telles que Marianne attend le mariage et
Dimanche instituent entre la scène quotidienne et le hors-scène dévolu aux luttes des
interactions beaucoup plus étroites qui engagent la structure d’ensemble de la fable. En effet,
dans les deux cas, l’organisation d’un mouvement de contestation (dans l’atelier où travaillent
Marianne et Lucien, dans les houillères où sont employés les hommes du village) affleure de
loin en loin dans les dialogues pour prendre une place croissante et ouvrir sur un ailleurs (la
grève, le tribunal populaire) où s’apprêtent à se rendre certains personnages à la fin des deux
pièces : « Je vais rejoindre les filles… en grève » déclare Lucien dans la dernière réplique de
Marianne… quand l’ensemble du personnel dramatique de Dimanche, à l’exception de
Ginette et de Rose, quitte la scène pour le gymnase où doit reprendre la séance de tribunal. Il
ne s’agit donc plus seulement de mettre en œuvre la coexistence épisodique de deux champs
pour souligner l’impossibilité de leur connexion du point de vue des personnages aveuglés ; il
y va ici d’une concurrence autrement plus active qui ménage une tension continue entre le
dedans et le dehors, mais aussi bien entre deux fables, sinon deux dramaturgies, concurrence
qui se solde par la dissolution de la première (mort de Chantal, départ de Marianne et
effacement de l’intérieur domestique dont les meubles sont peu à peu recouverts de draps
dans Marianne…, désagrégation du groupe des majorettes, évanouissement de Ginette et
annulation du défilé dans Dimanche) et fait diminuer graduellement l’amplitude du

19
L’allusion au régime nazi passe ici par l’expression laconique « comme après – d’ailleurs » ; d’autres sont
précisément identifiables : « Au temps des nazis, les gens curieux étaient encore de vrais aventuriers. Là, la
curiosité n’est vraiment pas de mise. Ils prenaient toujours ça tout de suite pour de l’espionnage… » (id., p. 29),
« Tu ne m’as jamais été indifférent, – depuis que nous nous tutoyons, depuis la nuit de cristal. On était contre,
nous deux. Tout à coup on s’est tutoyé » (p. 60), « Il y a trente, ça se serait passé autrement ici » (p. 63). Pour
être très parcimonieuses, ces allusions engagent fortement l’interprétation de la pièce, depuis la surdité que le
fonctionnaire à la retraite oppose aux implorations d’Olaf, la certitude qu’il a d’être dans son bon droit, sa
curiosité inquisitrice, l’esprit de revanche qui accompagne son retour en grâce jusqu’au combat qui finit par
opposer les deux voisins et qui rappelle à bien des titres une séance de torture. En nuançant l’adhésion des
personnages aux aspects les plus noirs du nazisme pour aussitôt circonscrire les effets de leur indignation au
tutoiement entre voisins, la référence à la Kristalnacht souligne leur « passivité » et suggère d’autant plus
cruellement la force performative de leur silence lors des années qui ont suivi cet événement.

480
décentrement de la deuxième pour mettre en valeur la poussée intervenante qu’elle exerce
depuis le hors-scène et suggérer l’imminence de son irruption.
Il ne saurait pourtant s’agir de déceler dans une telle construction les indices d’une
épiphanie militante chez des personnages délaissant le solipsisme ou le grégarisme dans
lequel les enfermaient leurs préoccupations d’intérieur (le mariage) ou leurs loisirs aliénés (le
défilé) au profit d’une réintégration consciente d’elle-même du collectif enfin retrouvé et de
l’horizon, désormais pleinement visible et accessible, de la lutte des classes. L’affleurement
de la temporalité combative de la grève ou du tribunal au sein d’un quotidien massivement
structuré par la répétition des cérémonies domestiques (petit-déjeuner, repas…) ou celle
d’entraînements sportifs eux-mêmes fortement ritualisés (« Et deux et trois et quatre… et
deux et trois et quatre… »20) ne s’opère jamais qu’à la marge et se donne sur un mode trop
parcellaire pour permettre d’identifier un processus de conversion susceptible d’assurer le
resserrement des fragments dispersés de la vie journalière autour d’un ligne de plus en plus
linéaire et cohérente d’organisation. Marianne n’évoque guère les réunions de ses camarades
de travail, sinon pour dire qu’elle s’est sentie trop mal pour s’y rendre ou s’interroger
allusivement sur la possibilité de leur succès au moment même où elle vient d’annoncer sa
décision de quitter l’usine (« Je me demande si elles vont réussir »21), tandis que Lucien,
« mécanicien machine » tendu entre le patron à satisfaire et les surjeteuses à réparer, se voit
exclu, comme il l’est dans sa propre famille, du mouvement qui se fomente « derrière [son]
dos » parmi « les filles » qui échappent à son contrôle (« qu’est-ce qu’elles mijotent, tu sais
quelque chose ? »22). Dans Dimanche, la focalisation de la pièce sur les personnages féminins
exacerbe la médiatisation du soulèvement qui s’étend parmi les hommes de la mine (« ils vont
voter la grève… », « Ils parlaient des ingénieurs qu’ils ont enfermés dans leurs bureaux »,
« Depuis que les gars sont en grève, je ne suis plus retournée à la boîte »23…) et, si Rose et
Françoise s’y montrent régulièrement attentives, si la seconde en vient même à y participer

20
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 9.
21
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 85.
22
Id., p. 71. Utilisé par le personnage de Lucien à chaque fois qu’il désigne les ouvrières et convoqué par
Wenzel dans les titres de scènes 3 et 6 où dialoguent Marianne et Chantal (« Les filles I » et « Les filles II »), le
terme « les filles » souligne le parallélisme entre la scène domestique du F4 et la scène professionnelle de l’usine
(il est d’ailleurs peut-être à regretter que la pièce privilégie ce mode de rapport entre l’une et l’autre de sorte que
« la poussée intervenante » que nous avons attribuée au hors-scène apparaît moindre que dans Dimanche et se
noue surtout dans la dernière scène, au risque de la réduire au statut de compensation allouée, in extremis, au
lecteur-spectateur). Notons qu’Andrée ne parvient guère à obtenir plus d’informations que son époux (« Je me
demande ce qu’elles peuvent bien raconter à leur réunion. Ça ne présage rien de bon » – id. p. 80), Marianne
restant également mutique face à ses deux parents, que ce soit au sujet de la grève ou de ses projets personnels.
23
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 23, p. 50 et p. 55 – nous soulignons.

481
activement et préfère bientôt les assemblées générales aux cours de gymnastique, Ginette se
maintient continûment à l’écart de ce pôle d’attraction pourtant de plus en plus puissant.
En outre, ces phénomènes de résistance trouvent de nouveaux points de tension dans la
confrontation des différents fronts de libération, privé et public, toujours politiques, qui se
superposent, se font écho, se croisent et se disjoignent au long des deux pièces. Les dernières
paroles de Lucien, finalement séduit par la perspective jusqu’alors impensable de
l’autogestion, ne doivent pas faire oublier son désaveu de l’itinéraire émancipateur de
Marianne, ni la fin de non-recevoir qu’il oppose à Andrée lorsque celle-ci se propose de
l’accompagner à l’une des réunions organisées par les ouvrières :
LUCIEN. Je vais passer à la réunion des filles aussi… Si elles veulent… Une grève se prépare je crois…
Si on n’améliore pas les conditions de travail… je vais voir… peut-être que…
ANDRÉE. Je viens avec toi.
LUCIEN. Pas question, ce n’est pas ton affaire24.

Il faut ici entendre la façon dont se heurtent le régime balbutiant de la parole de Lucien
envisageant des solidarités aussi inédites qu’incertaines et le caractère définitif de l’interdit
auquel il soumet son épouse, recourant à un cloisonnement conjugal et sexuel des rôles qui,
lui, ne saurait supporter aucune transgression. Disposé à se démettre de son autorité sur le
territoire professionnel, le personnage masculin reste accroché à des prérogatives patriarcales
qui demeurent immuables sur le territoire domestique. Certes, la bienveillance admirative et
toute paternelle dont jouissent les filles de l’usine depuis qu’elles se sont libérées de la tutelle
patronale paraît difficilement dissociable du combat larvé qu’ont mené les filles de la
maisonnée contre les impératifs sociaux relayés par l’ordre familial. Il n’est donc pas exclu
d’attribuer à la sédition indépendantiste menée dans le F4 une efficacité souterraine sur le
personnage masculin désormais prêt à s’engager auprès des ouvrières autogérées ou
d’imaginer, à l’inverse, que la découverte des possibilités insoupçonnées ouvertes par la grève
et les nouvelles relations – entre les sexes, entre les générations – qu’elle semble à même de
favoriser auront des effets collatéraux excédant les frontières de l’usine : « Elles sont
courageuses les petites, faire fonctionner l’usine, toutes seules. Je ne pensais pas que c’était
possible. Au fond… »25. Reste que le discours très fortement clivé de Lucien à la fin de la
pièce ne nous permet pas de sortir de ce régime très hypothétique et empêche de fixer le
moindre enchaînement causal, comme de conclure sur sa prise de conscience, métamorphose
traditionnellement considérée comme une étape préalable indispensable à l’action militante.

24
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 82.
25
Id., p. 90 – nous soulignons.

482
De son côté, Rose n’aura jamais trouvé dans le sursaut insurrectionnel qui agite le
village la force de dire à son époux gréviste qu’elle entend retrouver le poste de dactylo
qu’elle avait quitté pour s’occuper de leur enfant, laissant dans la plus complète incertitude
l’avenir de cette micro-révolution qui se joue, elle aussi, aux marges de la pièce. Enfin,
l’image de Ginette en jeune vierge sacrifiée et agonisante « étendue au pied d’un cerisier en
fleur »26 vient incontestablement perturber le chromo festif dont on aurait pu attendre qu’il
marque le triomphe du peuple sur « ces beaux messieurs de la direction des charbonnages »27.
L’effervescence brouillonne qui entoure ce « grand jour »28 mêlant chansons à boire et
Internationale, pénurie de saucisses et attente du verdict, bal populaire et tribunal populaire,
ne permet guère de statuer sur la nature, saisonnière ou historique, du printemps qui
s’annonce. Si l’horizon de la lutte ne cesse ici de travailler la scène, la tension entre le dedans
et le dehors ne se voit donc indexée sur aucune téléologie et ménage toute une série de
brèches, de contrepoints et de silences qui maintiennent beaucoup d’hésitations sur son
devenir. Ouvrant sur un ailleurs qui se dégage du quotidien et permet d’en bousculer les
limites en imputant aux personnages un pouvoir d’agir qui leur faisait jusqu’ici cruellement
défaut, cet horizon ne laisse de lui emprunter ses balbutiements, ses ambiguïtés et ses
contradictions, inscrivant l’utopie dans un régime d’immanence qui nous prive de tout
réconfort eschatologique29.
Après avoir représenté la formation d’« un couple pour l’hiver », la pièce de Jacques
Lassalle finit, elle aussi, par ouvrir sur un printemps placé sous le signe du changement, motif
qui scande effectivement tous les dialogues de la quatrième et dernière journée : « J’ai

26
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 62.
27
Id., p. 59.
28
Id., pp. 59-60 : « Je lève mon verre au printemps et à l’avenir du charbon […]. C’est un grand jour » (Le Père),
« C’est une grande victoire ! » (La Mère), « Oui, c’est un grand jour… » (Une Femme).
29
On retrouve ce refus de céder aux artefacts de l’eschatologie dans l’« adaptation » de Germinal : « Il est
absolument évident dans Germinal, que Zola a besoin de la grève. Pas seulement parce que c’est l’illustration
humaine du conflit social, il en a besoin pour des raisons de pure spectacularisation. La grève entraîne le
redoublement de tous les effets qu’il a pu repérer avant la grève. […] Nous, nous considérons la grève comme un
état parmi d’autres et absolument pas comme la chose vers laquelle tout monte et qui marque le début de la fin.
La grève doit être traitée comme : qu’est-ce que ça veut dire de vivre quotidiennement la grève. Ce n’est pas la
rupture radicale dont la fin du XIXe a rêvé. Quelque part la grève ne change rien. Lip c’est pas seulement une
grève. Mais la vie des gens continue. Au XIXe c’était aussi les vacances avant les congés payés. Dans notre
travail on a mis l’accent sur la révolte plutôt que sur la grève » (Dominique Muller, « Chutes. Bandes », art. cité,
p. 127). On peine toutefois à articuler ces déclarations à ce qui constitue bien une rupture radicale à la fin du
spectacle, à savoir le chant choral – et spectaculaire – qu’entonnent tous les personnages pour dire la grève : « La
mort ne pouvait éteindre cette force, cette vérité », « Une armée noire se préparait pour des temps futurs dans les
corons »… Si l’insistance préalablement portée sur l’engourdissement des mineurs et l’effigie du Nautilus qui
apparaît au moment du chœur semblent destinées à placer ce moment combatif entre guillemets pour le placer
sous la tutelle de la fantasmatique zolienne, la solennité inédite de cette oraison unanime tend à désamorcer les
effets de distanciation manifestement visés et nous adhérons ici complètement aux réserves formulées par Dort
sur ce sujet – cf. Bernard Dort, « A la recherche de “Germinal” », art. cité, pp. 94-95.

483
changé, c’est tout » (Chloé), « Moi aussi, je change » (Emilienne), « Il a changé Robelle »,
« Où est l’Antoine des premiers temps ? », « Tu as changé tes cheveux ? » (Antoine à
Emilienne). Mais c’est le personnage d’Antoine qui annonce le changement le plus radical en
renonçant à habiter le cocon protecteur d’Emilienne – mais aussi l’espace impersonnel et
faussement collectif de la cité HLM – pour rejoindre le foyer des travailleurs célibataires et
s’inscrire dans le temps historique des luttes sociales :
Je ne veux plus être à charge. De personne, tu entends. J’ai eu mon tour de faveur. Tu m’as assez
protégé, Emilienne. Maintenant, je suis partant avec les autres. Avec les autres, je lutterai depuis mon
travail. Je partagerai leurs échecs, je connaîtrai leurs victoires30.

Or, jusqu’alors, l’opposition entre le dedans et le dehors se jouait dans l’espace clôturé de
l’idéologie dominante : face aux agressions du monde extérieur (les difficultés d’Antoine à
trouver un emploi, les errances de Mehdi d’un chantier à l’autre, les inquiétudes d’Emilienne
concernant le maintien de son poste), le studio de la maîtresse auxiliaire apparaît en effet
comme un refuge et les quelques échappées permettant de s’en extraire ne sont guère laissées
qu’aux jeux de l’imaginaire (ainsi de la première séquence de la troisième journée où Antoine
et Mehdi, après avoir évoqué avec nostalgie leurs terres d’origine, auvergnates et algériennes,
se déguisent en « rancher texan » et en « cheik d’opérette », puis s’amusent à imiter « les
milliardaires californiens des feuilletons télévisés »31) ; parallèlement, les seuls personnages
qui envisagent « le combat »32, se livrent à une « action commune »33 et marquent leur
empreinte sur l’espace public, sont offerts par le couple comique et inquiétant que constituent
Jobillard et Gruère, petits-bourgeois obsédés par l’absence de places nominatives de parking
et investissant toute leur énergie – peinture de leurs noms, installation de chaînes et de
cadenas, mais aussi pétition et lettre au ministère – dans un vaste projet de rénovation du
« paysage interurbain », utopie très clairement négative qui se fonde sur la peur panique de
l’autre (le délinquant, l’Arabe…) et un goût proportionnellement aigu de la propriété34.
Face à une telle alternative, on peine à voir comment les personnages principaux
pourraient échapper au mythe de l’intérieur-refuge et à l’attrayant « statu-quo » qu’Emilienne

30
Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., p. 88.
31
Id., p. 57.
32
Id., p. 27.
33
Id., p. 30.
34
Cette dimension utopique est mise en valeur à plusieurs reprises : « Nous n’en resterons pas là […]. D’autres
locataires viendront. Ils poursuivront ce que nous entamons. […] Bientôt, dans la cité, s’élèvera comme un
village. Réunis à nouveau par le pot de peinture, ils ébauchent un rêve commun » (id., p. 31) ; « nous
bouleversons de proche en proche le paysage interurbain. […] Imaginez la suite, Jobillard : dépôt du brevet,
conférences en province, fabrication industrielle sur l’ensemble du territoire, adjonction d’une vigie électronique
en liaison avec l’habitat. L’avenir est en marche » (p. 66).

484
a institué « entre le monde et [son] studio »35. Cette difficulté est d’ailleurs accrue par le fait
que les seuls passages consacrés à la démystification de cette illusoire protection ou à
l’urgence d’une lutte proprement positive sont les chansons qui scandent la pièce et où les
personnages devenant choreutes – en l’occurrence Robelle et Mehdi – semblent investis d’une
lucidité toute pédagogique qui cesse de leur être impartie dès lors qu’ils réintègrent la fable :
Combien de peines et combien de semaines
Avant que germe la graine
Avant que les beaux jours reviennent ?
Durement a commencé l’hiver. Durement il se poursuit
Qui en verra la fin ?
Qui saura préparer le printemps ?36

Qui blâmerait la conduite


De ceux qui prennent la fuite ?
Qui mépriserait le refuge
Lorsque menace le déluge ?

Pourtant les ceux qui vous invitent


A partager leurs guérites
Ne sont pas autrement quittes
Que moi qui suis en transit. […]

Rien à faire, pas de tanière


Pour se terrer hors de la ronde.
On n’évacue jamais le monde
Même au cœur des forêts profondes37.

Au moins la chanson de Robelle semble-t-elle annoncer les dernières séquences de la


troisième journée et les événements qui doivent sceller la fin de la période hibernale. De fait,
c’est en prenant parti contre les injures racistes proférées par Gruère à l’encontre de Mehdi
qu’Antoine, rattrapé par le monde dans le sous-sol du parking, amorce sa transformation.
Encore faut-il prendre acte des résistances de la fable à mettre en œuvre une telle dialectique
et des déplacements curieux qu’elle ménage : d’abord, le conflit idéologique opposant
Antoine et Gruère se voit rapidement court-circuité par l’intervention de Robelle et laisse
place à une rixe à caractère vaguement sentimental38 ; ensuite, le règlement de comptes tourne
court et se voit à son tour court-circuité à la faveur d’un improbable accident (« chutant sous
Robelle »39, Antoine se blesse lui-même avec le couteau qu’il vient de lui arracher) ; enfin, la

35
Id., p. 25 : « MEHDI – ROBELLE. “Entre le monde et mon studio, il y a comme on dit statu-quo. Pourquoi se
ronger les sangs avec les misères du temps ?”, tu disais, Emilienne, tu disais… / EMILIENNE. Depuis qu’à cinq
ans, j’ai perdu mon père et ma mère, quelque part en Bavière dans les camps concentrationnaires, je n’ai jamais
gagné la guerre. Vrai, j’ai quitté la ronde, je regarde tourner le monde ».
36
Id., p. 51. C’est Mehdi qui entonne « La chanson de l’hiver » à la fin de la deuxième journée (séquence 4).
37
Id., p. 64. « La chanson de Robelle » intervient au cours de la troisième journée (séquence 2).
38
Id., p. 73 : « Tu fais erreur sur le client, champion. “Embrassez-moi, Félix. Qu’il s’en aille, Robelle, qu’il s’en
aille.” Tu te souviens la petite ? » (il est ici fait référence à la première rencontre d’Antoine et de Robelle dans le
parking – deuxième journée, séquence 1 – et à la façon dont Antoine l’a menacé en prenant la défense de Chloé).
39
Id., p. 74.

485
dernière séquence, entièrement muette, nous inscrit dans l’espace mental d’Antoine et livre un
« délire » post-traumatique mêlant des restes diurnes des journées précédentes à des
fantasmes hétéroclites (partie de cache-cache entre Emilienne et Chloé, postures dominatrices
d’Emilienne fumant la pipe, donnant des ordres à Antoine, puis l’enchaînant, circulation du
couteau de mains en mains et multiplication des corps à corps, entre Chloé et Robelle, entre
Gruère et Mehdi, entre Gruère et Antoine, avant que celui-ci ne vienne à nouveau chuter sur
le couteau et que les personnages ne le recouvrent avec l’ensemble des objets qui ont servi à
la représentation, constituant ainsi « un étrange mausolée-barricade »40). Jouant de
l’intrication étroite d’enjeux sociaux et affectifs dont on a bien du mal à cerner les rapports,
sollicitant un renversement dramatique des plus spectaculaires tout en le faisant reposer sur
une série confuse d’événements dont ni l’enchaînement objectif ni le redéploiement subjectif
ne permettent de dégager la nécessité, Lassalle refuse manifestement de faire de la mue
d’Antoine l’issue d’un processus clairement identifiable de dévoilement et de prise de
conscience. Il est d’ailleurs peut-être à regretter de ne pouvoir trouver d’autres raisons aux
tergiversations de l’intrigue que ce refus et le souci corrélatif de maintenir le mystère d’une
conversion militante pourtant fermement thématisée par le personnage principal au terme de
son itinéraire. Représentant le studio d’Emilienne « dont il ne reste que la moquette » et
qu’« oppresse » la barricade dressée lors de la séquence précédente41, le décor de la dernière
journée symbolise la dissolution de l’intérieur-refuge sous la poussée désormais positive des
forces du dehors, mais le redoublement de ce symbole efficace par le discours d’Antoine ne
laisse de creuser l’écart entre l’opacité de la métamorphose et la clarté de son affirmation
(« Tu m’as assez protégé, Emilienne. Maintenant, je suis partant avec les autres »42).
Les questions que pose la pièce de Lassalle n’ont rien d’anecdotique et engagent des
tensions constitutives aux écritures quotidiennistes, tensions très proches de celles que nous
avons pu observer au sujet du fait divers et de la pédagogie plus ou moins assumée qui
accompagne son traitement dramatique. S’il n’est de meilleur moyen pour éviter la confusion
entre le personnage et la société qui l’accable que de suggérer sa capacité à s’émanciper de
son joug, comment ne pas céder aux artifices d’une suture improbable entre la description
minutieuse de l’exercice insinuant du pouvoir et l’heureux avènement d’une conscience
soudainement décillée ? Dès lors que le pouvoir représenté n’est plus le seul fait du Prince ou

40
Id., p. 76.
41
Id., p. 77.
42
En des termes finalement à peine différents que nous empruntons ici à la postface du dramaturge : quitter
Emilienne « signifie pour Antoine, échapper à l’enfermement de la conscience de soi, en finir avec les prisons de
l’idéalisme » (Jacques Lassalle, « Entre-dire », in Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., p. 92).

486
de l’exploitation économique mais voit son efficacité redoublée par les procédures de détail
qui assurent son emprise sur la langue des personnages, sur leurs représentations du monde,
leurs pensées et leurs corps, il devient nécessairement très difficile de maintenir l’horizon de
la lutte sans lui assujettir la fable et recourir à un événement traumatique susceptible de rendre
plausible une transformation dont tout le dispositif théâtral visait jusqu’alors à montrer qu’elle
était non seulement impossible, mais proprement impensable. Une fois encore, c’est Franz
Xaver Kroetz qui, le plus explicitement, a formulé dans ses déclarations et expérimenté dans
ses pièces les problèmes esthétiques et politiques que pose la représentation de « ce tout
premier pas » (« dieser allererste Schritt ») dont il a estimé, à partir de 1972 et de son
adhésion au DKP, qu’il ne pouvait plus se permettre de faire l’économie.
Ici, dans mon pays, en Bavière, le plus grand problème, c’est le commencement. Ce qui est fascinant,
c’est de se demander où commence la résistance, où commence la pensée. [...] Comment et quand a lieu
ce tout premier pas ? C’est le pas le plus important et il doit être représenté car il a une portée
historique43.

Je crois à la possibilité que quelque chose se modifie chez les spectateurs lorsqu’ils assistent à la
représentation réaliste d’un fait. Mais je me pose toutefois cette question : cela suffit-il ? Ne puis-je pas
faire davantage ? Dans une douzaine de pièces, j’ai proposé un portrait assez net des marges de la
société ouest-allemande. Cela suffit. Je suis au DKP. Je suis politiquement actif ; c’est cela qui me
motive actuellement à fournir des modèles, à montrer des chemins qui mènent plus loin. Des figures
positives doivent être montrées et elles doivent pouvoir s’exprimer. Si elles ne peuvent pas s’exprimer,
il est difficile d’amener d’autres personnes à les suivre. Ceci est mon problème spécifique, c’est le
problème qui se pose à nous, réalistes44.

Aux dénouements aporétiques que proposent Une Affaire d’homme et Travail à


domicile, Kroetz commence par substituer des fins suspensives et ouvertes. Ainsi, dans
Meilleurs souvenirs de Grado, l’assertion catégorique par laquelle Karl aurait pu mettre fin au
dialogue et à la pièce cède le pas à l’interrogation vertigineuse d’Anna :
ANNA. […] Nous aurions pu supporter facilement quelques jours de plus. Tu crois pas ?
KARL. Allons, allons, d’autres gens n’ont jamais de vacances.
ANNA. Mais il y a aussi des gens qui prennent des vacances à la mer, trois, quatre fois l’année.
KARL. Evidemment.
ANNA. Tu vois bien.
KARL. Mais ceux-là, ils ont aussi trois et quatre fois plus d’argent que nous.
ANNA. Exactement.
KARL. Ça fait une différence.
ANNA. Et ils ne travaillent pas plus que toi, ou bien ?
KARL. Sûrement pas. Mais c’est comme ça.
ANNA. Et pourquoi ?45

43
Franz Xaver Kroetz, « “Der lebendige Mensch ist der Mittelpunkt.” Gespräch mit Franz Xaver Kroetz », in
Heinz Ludwig Arnold, Als Schriftsteller leben. Gespräche mit Peter Handke, Franz Xaver Kroetz, Gerhard
Zwerenz, Walter Jens, Peter Rühmkorf, Günter Graß, Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag
GmbH, 1979, pp. 56-57 – nous traduisons.
44
Franz Xaver Kroetz, « Die Lust am Lebendigen », art. cité, p. 601 – nous traduisons.
45
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado, op. cit., pp. 82-83.

487
Si la parole reste emprunte de maladresse, elle ne se voit pas moins réinvestie de certains
pouvoirs maïeutiques et dessine les contours d’une société divisée en classes dont la
contestation n’est plus laissée à la seule charge du lecteur-spectateur, comme c’était le cas
dans les œuvres de la première manière. La pièce s’achève donc sur deux postures
contrastées, statique et dynamique, qui, certes, n’augurent d’aucune conversion politique, ni
d’un quelconque activisme militant, mais préservent une forme de jeu dans les rapports que
les personnages entretiennent avec la réalité, jeu dont on peut estimer, à la suite du
dramaturge, qu’il a effectivement une portée historique. Mais c’est surtout avec Le Nid que
Kroetz franchit un seuil, constituant le parcours de Kurt en cheminement exemplaire
conduisant, dans les toutes dernières pages, vers la lutte syndicale :
KURT. […] Qu’est-ce que tu as ?
MARTHA. Rien.
(Silence)
J’ai peur pour nous.
(Bref silence)
KURT. Quand on a fait le premier pas, faut faire le second.
MARTHA. Si on vient à savoir, et si le chef apprend que c’était un mensonge et qu’il n’y a personne
derrière nous, Kurt, il va nous liquider, tu peux me croire. […]
KURT. C’est plus un mensonge.
MARTHA. Pourquoi ?
KURT. Je sais pas si ça servira à quelque chose, mais hier matin, le délégué du syndicat, tu sais bien, est
venu me trouver avant de quitter le magasin et m’a dit qu’il avait entendu parler de quelque chose. […]
MARTHA. Mais tu n’es pas au syndicat !
KURT. Parce que le chef a toujours dit qu’il voyait pas ça d’un bon œil.
MARTHA. Et qu’est-ce qu’il voulait ?
KURT. Il a dit qu’il a eu des tuyaux et, si c’est bien comme j’ai dit à la police, ils nous aideront.
(Silence)
Samedi après-midi, il viendrait pour discuter de toute l’affaire avec encore un autre.
MARTHA. Et toi tu as dit quoi ?
KURT. Oui, j’ai dit, qu’il vienne.
MARTHA. Ça servira à quelque chose ?
KURT. Le syndicat c’est beaucoup de monde.
(Silence)
MARTHA. Maintenant il est en plein au milieu des carré de légumes.
KURT. Laisse-le46.

« Wer a sagt, muß auch b sagen » explique Kurt47, ouvrant le dialogue sur un enchaînement
spectaculaire de causes et d’effets, appelés à avoir de très heureux prolongements dans le
hors-scène : décision d’aller voir le chef et de porter plainte contre lui, rencontre avec un
syndicaliste que doivent suivre un rendez-vous et une très vraisemblable syndicalisation (le
passage de l’action individuelle à l’action collective – « le délégué », « un autre », « beaucoup
de monde » – est clairement mis en valeur par l’échange) jusqu’aux impacts riches de

46
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., pp. 40-41.
47
Franz Xaver Kroetz, Das Nest, op. cit., p. 82 (dans la traduction française : « Quand on a fait le premier pas,
faut faire le second » ; littéralement : « Qui dit a, doit aussi dire b »).

488
promesses et peut-être plus déterminants qu’a déjà cette transformation sur l’éducation de
Stefan, désormais libre de s’égarer parmi les plates-bandes.
Mais si l’on peut éventuellement concevoir qu’« a » ayant été dit, toutes les lettres de
l’alphabet puissent ainsi défiler, le moment du « tout premier pas » continue de poser
problème. Pour avoir préalablement évoqué les limites de la pièce du point de vue de la
construction dramatique, il convient de souligner ici que le revirement du personnage
masculin, fût-il motivé par un événement d’aussi grande ampleur que l’intoxication de son
enfant, ne laisse d’apparaître comme un coup de force de la part du dramaturge. Il n’est
d’ailleurs pas indifférent qu’entre les velléités suicidaires de Kurt et sa décision de porter
plainte, Kroetz ait besoin de la guérison très opportune de Stefan pour apaiser le courroux de
Martha et doter les dialogues conjugaux de vertus dialectiques qui leur étaient jusqu’ici
complètement refusées. Là encore, il semble qu’il y ait solution de continuité, politique et
formelle, entre des modes de représentation du pouvoir novateurs par l’attention qu’ils portent
à des processus d’assujettissement qui produisent les individus tout autant qu’ils les brident, et
des modes de représentation de l’émancipation beaucoup plus traditionnels qui opposent le
sujet aliéné et le sujet libéré sous l’angle psychologisant d’une prise de conscience qui exige
paradoxalement de recourir à pléthore d’événements extérieurs, péripéties, rencontres
fâcheuses et autres coups de théâtre, pour paraître vraisemblable. De cette tension, découle la
progressive normalisation d’une pièce qui perd paradoxalement de son étrangeté subversive à
mesure que ses personnages gagnent en autonomie et prennent le parti de la lutte48.

48
Cette tension a largement été évoquée par Kroetz lui-même à partir de la fin des années soixante-dix :
« Comment montrer une nouvelle perspective sans perdre en justesse dans la représentation des êtres humains,
sans perdre en honnêteté vis-à-vis des personnages pris individuellement ? [...] La position du réalisme socialiste
sur l’utopie positive et son refus sectaire de toute autre possibilité ne nous mènent pas très loin et nous
empêchent de voir certaines choses. [...] Entre le fatalisme méprisant, le pessimisme, et la position de fond
positive [...], il y a de nombreuses nuances dans le tâtonnement, le dénuement, le désespoir, l’espoir, qui
ressortissent tout à fait au réalisme socialiste » (Franz Xaver Kroetz, « Zu Bertolt Brechts 20. Todestag », art.
cité, pp. 92-97 – notre traduction) ; « Les choses se présentent ainsi : ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est
d’écrire sur des contradictions qui ne sont pas réconciliables, d’opposer des figures qui ne donnent pas, à la fin,
une somme commune, d’établir des équations […] avec de tels extrêmes que les conflits demeurent. De fait, ce
qui m’intéresse, c’est de détecter des conflits que ne peuvent pas résoudre la bonne volonté, les déclarations
d’intention et les négociations salariales. Ces conflits-là m’intéressent, ceux qu’on ne peut dire avec une autre
langue que celle du théâtre. […] Les formules et les déclarations, au théâtre, c’est ennuyeux. Les personnages
doivent rester dans leur entière contradiction » (Franz Xaver Kroetz, « Ich meine, wenn, dann phantastischer
Realismus... », art. cité, p. 78 – notre traduction). Sur ce point, renvoyons enfin à Franz Xaver Kroetz, Furcht
und Hoffnung der BRD. Das Stück, das Material, das Tagebuch, op. cit. – ouvrage où Kroetz adjoint à la pièce
premiers jets, réécritures et journal de bord et s’attarde sur ses difficultés à représenter des perspectives positives
d’action et à articuler « grand-peur » (Furcht) et « espoir » (Hoffnung).

489
c) La dissémination de la lutte

Dans les pièces de Vinaver, Besnehard ou Lemahieu, le décentrement de la grande


action collective change nettement de statut et apparaît d’abord comme l’effet d’une
focalisation subjective rétive aux mythologies ouvriéristes, à la place prioritaire qu’elles
accordent à la lutte des classes et au regard surplombant, partant homogénéisant, qu’elles
portent sur la réalité plurielle et mouvante que constitue la vie des « gens »49.
J’ai eu d’énormes débats avec les syndicalistes, où je me suis fait vraiment insulter, car, affirmaient-ils,
ce n’était pas cela. Et pourquoi ce ne serait pas plus cela qu’autre chose ? […] Ce que j’ai fait, avant
tout, c’est du théâtre, un théâtre qui, plutôt que de s’attaquer à un imaginaire correspondant à la
moyenne nationale, tente une autre démarche. […] Le sentiment d’être exploité, la conscience de classe,
c’est au plan de la réalité laborieuse, mais au plan de l’existence, des rapports entre les gens, cela
occupe finalement peu de place, hormis pour le militant. […] On a souvent considéré que monde
ouvrier égale lutte ouvrière. C’est cela, mais c’est loin d’être tout cela50.

Le sujet que nous voulions traiter n’était pas « la classe ouvrière », au sens sociologique et politique du
terme. Il ne s’agissait donc pas de gérer, une fois de plus, les grands discours sur l’usine, qu’ils soient
politiques, syndicaux ou patronaux. Au contraire, notre intention était d’envisager plutôt la vie
personnelle des femmes et des hommes à l’intérieur de l’usine, c’est-à-dire tout ce qui fait qu’une
entreprise ne se réduit pas à une masse salariale, des machines et des produits fabriqués, mais est aussi
un lieu où des êtres de chair et de sang peinent, s’affrontent, luttent, surmontent leurs peurs, et parfois
éprouvent la solidarité, l’amitié ou l’amour. […] [Le rire contre les patrons] n’est pas absent. […] Mais
je le répète, la règle du jeu que nous nous étions fixée écartait de notre propos la systématisation d’un
discours radicalement antipatronal. Si une telle critique avait dû faire partie de notre projet, j’aurais
choisi de monter Sainte Jeanne des Abattoirs51.

A lire ces déclarations de Daniel Lemahieu et Guy Rétoré (metteur en scène de Clair d’usine
en 1983 au T.E.P.), on comprend que l’angle de vue privilégié – le « plan de l’existence, des
rapports entre les gens » ou encore celui de « la vie personnelle des hommes et des
femmes » – constitue en lui-même le moteur d’un mouvement centripète qui, sans évincer les
luttes anti-patronales, cherche à leur donner leur juste place par rapport à l’ensemble
nécessairement profus des événements, des actes et des affects qui tissent ces « histoires

49
Pour être consubstantielle à l’ensemble des dramaturgies qui investissent le territoire du quotidien dans les
années soixante-dix, cette mise à distance s’articule, rappelons-le, à une mise à distance du « Théâtre du
quotidien » lui-même, alors identifié à des auteurs comme Wenzel et Kroetz. Comme nous l’avons observé, le
décentrement de la lutte des classes, chez ces derniers, est tributaire de l’aveuglement des personnages et tend
par conséquent à maintenir cette lutte comme horizon d’analyse, dût-elle ne plus constituer le télos du
mouvement historique. Par ailleurs, une telle insistance sur l’aveuglement des personnages n’est pas exempte,
selon Vinaver, Lemahieu et Besnehard, d’un surplomb qui risque fort de niveler la réalité du monde du travail en
y traquant exclusivement les indices de l’aliénation. D’où leur souci, non seulement de placer les grands conflits
entre employeurs et employés à la marge de la scène, mais aussi de mettre en valeur la pluralité des points de vue
adoptés à leur sujet, voire la vitalité inhérente à certaines stratégies d’évitement (indifférence, dérision, repli sur
soi et sur la vie privée… jusqu’à la passivité elle-même, élevée, chez Vinaver, au rang d’objection suprême). S’il
est toujours question d’envisager les effets diffus des dispositifs et des rapports de pouvoir sur l’individu, il
importe donc de ne pas l’y réduire, quitte à moucheter parfois la pointe proprement politique de la dénonciation.
50
Daniel Lemahieu, « Daniel Lemahieu. Entretien avec Claudine Amiard-Chevrel », in Claudine Amiard-
Chevrel (dir.), L’Ouvrier au théâtre, de 1871 à nos jours, Cahiers théâtre Louvain, n° 58-59, 1987, pp. 321-322.
51
Guy Rétoré, « Guy Rétoré. Entretien avec Claudine Amiard-Chevrel », in Claudine Amiard-Chevrel (dir.),
L’Ouvrier au théâtre, de 1871 à nos jours, op. cit., pp. 328-331.

490
individuelles », ces parcours « complexes » et « tourmentés » dont « les bourgeois » croient
fallacieusement avoir le « monopole »52. On prend d’ores et déjà ici la mesure du déplacement
que sous-tend semblable perspectivisme par rapport aux extraits analysés dans notre étude
consacrée à la dénégation de la lutte – extraits dont l’enjeu essentiel était de suggérer les
rapports latents qui fondent l’absence manifeste de rapport entre la scène quotidienne et le
champ des luttes. Si ce dernier peut encore jouer le rôle de contrepoint critique, il est toutefois
beaucoup moins question de mettre au jour la dissymétrie entre la conscience des personnages
et les mécanismes socio-économiques auxquels elle s’adosse que de souligner le
polycentrisme de la réalité dès lors qu’on l’envisage du point de vue de ceux qui la vivent et
qui l’informent continûment de leurs priorités, de leurs inquiétudes et de leurs désirs.
Les deux pièces auxquelles se réfèrent les propos cités, à savoir Usinage et Clair
d’usine, soumettent effectivement l’action militante à un décentrement qui permet de mettre
en valeur la polyphonie des discours qui s’y rapportent. Ce décentrement est d’abord motivé
par le dispositif dramaturgique et le choix de territoires extra-professionnels qui, de table de
mariage en table de baptême, de vestiaire en self service, accueillent les préoccupations
disparates du moment, imposant une âpre concurrence aux récits directement liés à la vie
usinière et aux conflits qui opposent les ouvriers à la direction. Or un tel dispositif s’écarte
doublement de celui que mettent en œuvre les pièces déjà évoquées et, plus particulièrement,
celles d’entre elles qui se déroulent exclusivement dans l’espace domestique : d’une part, les
personnages sont souvent partie prenante des conflits qu’ils évoquent et s’avèrent donc
capables de s’organiser pour faire entendre leurs revendications, aussi minimales et
ponctuelles qu’elles puissent paraître ; d’autre part, ces moments hors-travail ne relèvent plus
du quotidien atomisé de petites gens repliés sur le microcosme de leur vie privée, mais
engagent la communauté indissociablement laborieuse et affective telle qu’elle se réunit et se
recompose en dehors des heures chronométrées de la production ouvrière et de l’emploi du
temps tout aussi normatif de la routine domestique. Les cérémonies festives qui rassemblent
parents, amis et collègues sur la longue durée (Usinage) comme les minutes de pause qui
permettent chaque jour de s’extraire du rythme asservissant des machines (Clair d’usine)
constituent autant d’enclaves destinées à suspendre les contraintes de l’usine et à renouer le fil
de relations intersubjectives qui échappent à ses effets dépersonnalisants. Certes, ces moments
continuent de pouvoir être envisagés du point de vue économique en tant que sas de

52
Cf. Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., p. 81 : « Les bourgeois s’imaginent toujours avoir le monopole des
itinéraires personnels. Quelle farce ! Ils ont le monopole de la parole publique, c’est tout. Ils s’étalent. Les autres
vivent leur histoire, mais en silence ».

491
décompression qui participent à la reproduction de la force de travail et à la perpétuation de
l’exploitation et quand Besnehard insiste sur les calculs scrupuleux qui visent à réduire ces
temps vacants à leur stricte utilité fonctionnelle, Lemahieu pointe, à travers la présence
insistante de l’alcool, l’énergie très ambivalente que sollicitent les ouvriers pour « enterrer la
semaine »53 et oublier – sans toujours y parvenir – leurs conditions de travail. Dans la même
perspective, nous sommes invités à identifier les fonctions anesthésiantes ou idéologiquement
réparatrices que sont susceptibles de remplir la nouvelle décoration du réfectoire54 ou l’octroi
solennel d’une médaille récompensant des années de travail à la chaîne55. Reste que ce prisme
d’analyse objectif est nettement insuffisant au regard du perspectivisme préalablement
mentionné et de l’attention que font porter les dramaturges sur les modes d’investissement
différenciés de ces surfaces de réparation ; loin d’être l’indice exclusivement négatif d’une
impossibilité à agir, la dispersion du champ des luttes renvoie d’abord au fait que celui-ci ne
constitue pas le seul horizon d’action des personnages.
Définitivement cantonnée dans le hors-scène, la lutte, chez Lemahieu, trouve son lieu
essentiel de problématisation dans la confrontation des discours ouvriers à ceux de l’Ami,
établi dont l’intrusion déstabilisante au sein du groupe familial et amical déjà constitué permet
précisément de mesurer l’écart entre la théorie militante et les pratiques ouvrières. Le
parcours de ce personnage est symptomatiquement encadré par deux débrayages d’une heure
dont il n’est pas l’initiateur. Visant à obtenir son embauche comme celle du Marié, le premier
débrayage est mené par l’Oncle, le Père et le Copain et son succès, après plusieurs jours de
négociations, fait l’objet, au café, d’un récit ou plutôt d’une devinette où les hommes, fêtant
leur « exploit » à grand renfort de bières, tentent vainement d’impressionner les femmes,
essentiellement préoccupées par l’état dans lequel elles vont devoir récupérer leurs maris
(« C’est encore une histoire à dormir debout », « C’est ça ton histoire ? », « J’en ai assez de
vos contes »56). Mentionné dans la dernière scène par les femmes qui préparent le repas
d’enterrement en attendant que les hommes reviennent du café, le second débrayage succède
au suicide de l’Ami et relève davantage de l’hommage funèbre que de l’action orientée vers
un but (« LA TANTE. […] ils ont fait une heure de grève / LA MÈRE. Oui une heure pas même

53
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 187.
54
Cf. Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 33 : « PHILIPPE. Quelle couleur ce mur ? / GISÈLE. Gris. /
PHILIPPE. Gris, la couleur du brouillard, des villes, des usines. Bientôt, on y posera une grande fresque photo. 5
m sur 4. Belle-Ile en mer. Des vagues, des dunes, du rêve. Dans le travail, si on suscite des désirs chez
l’employé, on dirige mieux. […] Je vais faire repeindre le réfectoire ».
55
Cf. Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 204 : « LA MÈRE. Ça c’est la médaille ça c’est le briquet qu’on a eu
à la réception du maire / LE PÈRE. Et ça une belle enveloppe de quoi voir venir la semaine / L’ONCLE. C’est le
cadeau du saint patron / LA TANTE. Amen ».
56
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 188.

492
le temps de rien »57). Entre ces deux débrayages éphémères qui ont pour échelle affective la
famille élargie soumettant exceptionnellement l’usine aux exigences de son propre rythme
(l’intégration des nouveaux venus, le deuil des siens), s’insinue le spectre de la grande grève
dont l’Ami, par ses tracts et ses discours, n’est jamais parvenu à semer les germes. De la
« douche froide » qu’il évoque à la suite de ses premières tentatives d’approche auprès des
collègues58 aux railleries qui accueillent ses interventions révolutionnaires lors de la fête du
médaillé, la parole militante peine en effet à porter. Tendue vers l’usine et l’urgence de son
occupation (« Ça y est […] On pourra l’occuper […] C’est certain […] Tous avec le gâteau on
y va dans l’usine »), elle échoue à imposer son tempo, se heurtant à la cadence hermétique de
la cérémonie et à la répétition – ad libitum – du « vivat » qui précède l’arrivée de l’Ami et qui
conclut la scène après son départ (« Nous on continue […] il nous empêche de finir tranquille
[…] Alors on reprend ? Ça porte toujours malheur d’arrêter un vivat en route »59).
Si nous mettons en valeur ce défaut de synchronisation, c’est que les divergences se
jouent d’abord à ce niveau rythmique et ne sauraient être hypostasiées sous la forme de
quelque opposition massive et idéologiquement lisible entre le gauchiste pétri de slogans et
d’abstractions et les ouvriers solidement ancrés dans la réalité, pas plus qu’entre le dernier
héraut, sublime et impuissant, de l’utopie du « grand soir » et les tenants aveuglés du statu
quo et du tiercé60. L’ensemble du passage consacré à la fête du médaillé s’ingénie d’ailleurs à
étayer simultanément l’une et l’autre pistes et focalise dès lors notre attention sur
l’insolubilité de l’identité particulièrement trouble de l’établi dans le groupe – un groupe qu’il

57
Id., p. 209.
58
Id., p. 200 : « A partir du trois on doit faire une heure de rattrapage du boulot ils débrayent ou pas ? J’ai parlé à
deux ou trois séparément ça a été la douche froide franchement par où commencer ? Quand je parle sérieusement
ils me prennent pour un malade faudrait pourtant que j’arrive à entrer en contact avec eux je crois que c’est la
peur elle fait partie de l’usine la peur… ».
59
Id., pp. 203-207. La structure de la répétition se retrouve à l’échelle de la scène qui commence et finit par le
vivat, mais aussi à celle du chant lui-même (« Vivat vivat / Semper Semper / In aeternum / Qu’il vive qu’il vive /
Qu’il vive à jamais / Répétons sans cesse sans cesse / Qu’il vive à jamais… »). Cette incantation circulaire dont
les vœux pieux ne visent rien moins que l’éternité s’oppose en tout point à la temporalité linéaire de l’Ami, qu’il
s’agisse de l’occupation voulue imminente de l’usine ou de la révolution que son discours inscrit au cœur du
processus de production (« Et tu as déjà tout prévu tes outils et toutes les phases qui vont se succéder c’est ce
qu’on appelle une révolution »). Si ce travail sur l’hétérogénéité temporelle trouve ici un investissement
politique en mettant en contact deux formes contrastées de révolution (comme mouvement à courbe fermée et
comme changement soudain), il structure la pièce de Lemahieu dès le début et place le déboîtement des répliques
sous le signe d’une arythmie consubstantielle aux rapports des personnages les uns avec les autres (cf. id.,
p. 177 : « Vite canard vite on a du retard sur la note », « Suis-la donc la mesure »…).
60
Que l’on songe, une nouvelle fois, aux réflexions de l’ancien établi Robert Linhart dont tout l’itinéraire, au
contraire de celui de l’Ami, consiste à réajuster son imaginaire militant à la réalité ouvrière qu’il est en train de
découvrir : « Tenir une réunion. Dehors, c’est vraiment la moindre des choses. Mais ici, à l’usine, j’ai
brusquement le sentiment d’une indécence à l’idée de solliciter de quelques camarades de travail deux ou trois
heures sans raison grave, juste pour voir ce qu’on pourrait faire. […] Je me dis, alors, qu’il faut respecter le
rythme de la vie des gens, et qu’on ne peut faire irruption à l’improviste dans un équilibre qui a tant de mal à se
reconstituer chaque soir, à la fin de chaque semaine… » (Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., pp. 64-65).

493
objective d’emblée comme « classe » et dans lequel il peine logiquement à trouver sa place et
à s’inscrire subjectivement comme « ami » :
L’AMI. J’ai trouvé quoi dire un texte fantastique […] Ecoutez écoutez ça écoute on prend la matière et
on la transforme complètement seul sans qu’il y ait l’intervention d’un technicien le technicien n’est là
que pour projeter il fait le projet et nous on exécute et chez les gars de cette catégorie il y a une
conscience de classe élevée pourquoi ?
LA TANTE. Il se prend pour qui ? Le président de la République ?
LA SŒUR. Il est toujours comme ça j’arrive pas à le comprendre […]
L’AMI. Pourquoi ? C’est complexe et c’est simple à la fois c’est une chose que les intellectuels tous ces
gens qui pensent savent bien dans la théorie mais que nous on sent dans la pratique
L’ONCLE. Pour parler pratique on peut pas dire que tu sois très habile
LE COPAIN. Ah en parole il est fort en coup de gueule pardon tu peux encore en verser à ras bord mais
en technique zéro il ne sait même pas lire un schéma […]
L’AMI. Forcément nous on juge mieux parce que rien que le fait que tout doit être synchronisé nous le
fait mieux sentir c’est la nature même de notre travail qui nous apprend à réfléchir […]
LE MARIÉ. Moi je vois qu’il nous mène en barquette et qu’il nous empêche de finir tranquille
L’AMI. Et tu as déjà tout prévu tes outils et toutes les phases qui vont se succéder c’est ce qu’on appelle
une révolution
LE PÈRE. Bravo une révolution et puis quoi encore ?
LE MARIÉ. C’est du catéchisme ça
L’AMI. C’est un ouvrier qui parle […]
LE PÈRE. Si c’est dans un livre je crois qu’il n’était déjà pas beaucoup ouvrier celui qui parle comme ça
dans un livre61.

Contestant le monopole réflexif dont jouiraient techniciens et intellectuels sur le travail pour
mettre en valeur le complexe indissociablement théorique et pratique qu’il sollicite du point
de vue interne des exécutants, le discours de l’Ami souligne les affinités immédiates de ces
derniers avec le processus révolutionnaire et, sur cette base, tente à la fois de faire exister le
collectif ouvrier et de s’y intégrer (« nous on exécute », « nous on sent dans la pratique »,
« nous on juge mieux »…). Du choix de l’établissement à celui de la parole ici portée, à
savoir une parole ouvrière qui se donne pour maïeutique et qui, loin de vouloir imposer d’en
haut l’idéal révolutionnaire, entend fonder sur le partage d’une expérience concrète le passage
de « la classe en soi » à « la classe pour soi », tout semble mis en œuvre pour réduire l’écart
entre eux et lui. Or cet écart ne cesse de faire retour : parce que la parole en question n’est pas
celle de l’Ami et repose sur une identité usurpée que suggèrent d’ores et déjà les multiples
attaques visant sa maladresse et la distance qui sépare son discours (à valeur générale) de sa
pratique (individuelle) ; parce que le degré d’élaboration de cette parole et sa source livresque
la rendent aussitôt suspecte d’inauthenticité aux yeux du groupe et exclut non seulement
l’énonciateur-citant (l’Ami), mais aussi l’énonciateur-cité (l’ouvrier) du collectif auquel elle
est censée donner corps ; enfin, parce que le mode d’énonciation lui-même (la lecture d’un
texte à l’adresse d’un auditoire supposé attentif) tend à instaurer une hiérarchisation à laquelle
le chœur dispersé refuse de se soumettre et qu’il retourne en renvoyant perpétuellement l’Ami

61
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., pp. 204-205.

494
à sa différence (notamment par l’utilisation récurrente de la troisième personne du singulier et
sa dissociation d’un « nous » qui ne désigne plus du tout le collectif révolutionnaire mais la
communauté festive impatiente de reprendre le cours de ses activités : « il nous mène en
barquette et […] nous empêche de finir tranquille »).
L’extraordinaire complexité de ce dispositif en vient à installer discrètement la lutte
des classes au sein du groupe rien moins qu’homogène de « ceux qui travaillent à l’usine » (et
des femmes, sœur, mère, épouse, qui leur sont liées), articulant cette lutte aux procédures de
différenciation et d’exclusion réciproques qui se jouent, de façon comique et non moins
violente, sur le territoire des manières de faire, de se tenir et de prendre la parole : « plus
ouvrier que les ouvriers dans son discours politique », l’Ami est « soudain livré, tel qu'en lui-
même, à son incapacité à s'installer dans la réalité ordinaire des travailleurs, à parler comme
tout le monde, à s'amuser comme il faut et à boire comme on boit dans les banquets »62. Ainsi,
l’immersion a échoué. La monomanie combative du militant l’a maintenu en dehors du
groupe, tandis que le groupe, soucieux de dénier à l’usine le droit de s’immiscer dans ses
loisirs et à l’Ami celui de le diriger63, s’est obstiné à son tour à le marginaliser, quitte à
satisfaire très précisément les intérêts du « saint patron » et à préparer efficacement le
licenciement, voire le suicide, dont il sera bientôt question. Entre celui qui « voulait tout tout
de suite » et ceux qui n’ont « jamais voulu d’histoires »64, la greffe n’a pas pris et nous
laisserait face à une alternative assez désolante si cette friction avec l’autre n’était parvenue à
casser quelques habitudes, à faire émerger quelques interrogations dissidentes (« Il n’en faut
pas des comme lui ? », « Qu’est-ce que je dois faire ? », « Mais qu’est-ce que tu as fait toi en
cinquante ans ? ») et, surtout, si une place conséquente n’était réservée au personnage de
Marie-Lou qui, rétive à tout mot d’ordre, réactionnaire ou révolutionnaire, n’a jamais porté
que sa propre parole et s’est montrée, sa vie durant, imperméable à tout usinage65.
Chez Besnehard, la lutte comme action unitaire et structurante se voit également

62
Jean-Pierre Ryngaert, « Préface », in Daniel Lemahieu, Théâtre I, op. cit., p. 9.
63
Que l’on songe à la réplique du Marié : « Moi je n’ai pas envie de faire grève obéir au doigt et à l’œil à
n’importe qui n’importe comment » – Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 206. A rapporter cette réplique à la
description paternelle du travail usinier, on observe les effets contrapuntiques relevés dans notre développement
sur la dénégation de la lutte, la parole du Marié se prêtant bien plus à ces effets que celle des autres personnages.
64
Id., pp. 214-215.
65
L’approche polyphonique de Lemahieu apparaît avec une force accrue dès lors que l’on replace Usinage dans
la trilogie que compose la pièce avec Entre chien et loup et surtout D’siré, « parlerie ouvrière » qui réserve une
large place à toutes sortes de luttes, manifestations contre l’extrême droite en 1934, grandes luttes de 1936,
résistance contre l’occupation allemande, longues grèves, bagarres avec le chef et petits combats quotidiens :
« ça veut pas dire pour ça que les ouvriers d’astheur y sont embourgeoisés c’est pas parce que j’ai mis mon beau
pantalon du dimanche une belle chemise que chus-t-embourgeoisé c’est qu’astheur c’est plus la même façon
qu’avant bien sûr des fois t’es désespéré parfois tu trouves que ça change pas assez mais le coup des ouvriers
embourgeoisés et tout c’est de la vaste blague là de la propagande là c’est clair et net net-net t’es embourgeoisé
quand tu fais tes huit neuf heures par jour ? » – Daniel Lemahieu, D’siré, in Théâtre I, op. cit., p. 137.

495
écartée, mais c’est au profit de discours, de postures et aussi bien d’actes et de conflits qui en
pluralisent d’emblée les modes de manifestation. Sans nier les divergences, les contradictions,
la persistance des conservatismes ou le caractère dérisoire de certaines victoires, il s’agit de
valoriser la résistance polymorphe et obstinée que la réalité ouvrière, sans tapage, oppose, non
au patronat, mais à son propre assujettissement. Nous reviendrons ultérieurement sur les
multiples pratiques et manières de faire qui échappent au schéma actantiel de la lutte tout en
permettant aux personnages de déjouer les effets de la sérialisation industrielle et d’« inventer
le quotidien ». Contentons-nous pour l’heure de voir quel sort est réservé aux conflits qui
opposent clairement les ouvriers à leur direction. Dans ce cadre, le « premier moment » de la
« quatrième séquence » se révèle important puisqu’il montre un débrayage en acte dont
l’enjeu est d’obtenir l’annulation de la réduction du temps imparti aux douches, réduction
annoncée dans la séquence précédente par le directeur des relations humaines66.
Exceptionnelle au sein du corpus, cette configuration semblerait pouvoir échapper à la
logique du décentrement si le débrayage n’était essentiellement envisagé, depuis les vestiaires
où se déroule la scène, comme une période de vacance et de respiration par rapport à la
marche habituelle de la machine usinière. « Denis, Félix et Paul cassent la croûte »67 informe
la didascalie liminaire : le premier en profite pour réviser les cours du soir qui doivent faciliter
sa promotion, le deuxième s’écarte un moment pour discuter avec Christiane, agent-chef de
cantine, et lui donner un manteau ayant appartenu à sa femme décédée ; les dialogues se
croisent et se dispersent autour de sujets variés (le tournoi d’échecs auquel participent
ouvriers et cadres, la boucle d’oreille de Denis, l’appétit du chat de Félix ou le goût du vin)
tandis que Rémi, en hors-scène, semble seul à être engagé dans l’action, essayant de
« débaucher les autres équipes »68, puis survenant pour annoncer la victoire à ses camarades :
PAUL. Alors, c’est mou dans les autres équipes ?
RÉMI. On aurait eu du mal à tenir.
PAUL. Qu’est-ce que tu veux dire ?
RÉMI. On nous accorde le quart d’heure comme avant. Grasson m’a coincé dans le couloir. Il était
emmerdé. Ils s’envolent pour le Japon ce soir, ils craignaient un conflit larvé qui s’étende. Il a cédé.
Optimiste, je lui avais dit qu’on avait le rapport de force.
PAUL. On a gagné, on a gagné !
DENIS. Gagné, tu parles ! Ils avaient surtout envie de faire du tourisme au Japon.
RÉMI. On inaugure la douche ?69

Réduite à quelque conciliabule hâtif et singulièrement dépourvu de panache, la lutte est


confinée dans les coulisses – le couloir / le récit – et soumise aux points de vue divergents,

66
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 44 : « Avec une seule douche, vous aviez un quart d’heure pour
une équipe de huit. Avec trois douches pour la même équipe de huit, nous vous accordons 10 minutes ».
67
Id., p. 45.
68
Id., p. 46.
69
Id., p. 47.

496
joueur, désabusé, pragmatique, des différents personnages. Elle est également mise en
perspective à travers les réminiscences de grèves passées qu’elle suscite chez Félix, ancien
OP3 devenu veilleur de nuit et proche de la retraite, et chez Paul, OP3 de 28 ans soucieux de
relayer ce roman ouvrier haut en couleurs qu’il est trop jeune pour avoir directement vécu :
PAUL. Votre grève en 1967, c’était aussi pour les douches, non ?
FÉLIX. Une grève dure, sept semaines, l’usine bloquée !
PAUL. Avec des petits débrayages, on n’obtient rien. Ils s’en foutent.
FÉLIX. Ça dépend. Autrefois, on manquait de lumière au-dessus de nos établis. On réclame. Rien. On
débraye une heure, deux heures, trois heures. Toujours rien. Un matin, toutes les équipes, on arrive avec
des bougies. On en allume chacun deux au-dessus de nos bécanes. Le chef, il devient fou, il gueule de
les éteindre. Rien. On est sourds. Il s’excite, il en souffle, une à droite, une à gauche. Les gars, ils les
rallument, en rage, le chef, il commence à piquer les bougies. Aussitôt, les gars en ressortent de leurs
poches. C’était beau, ces bougies allumées sur toute l’allée, une vraie retraite au flambeau endormie.
Douze jours, on a travaillé à la bougie. Le treizième, la direction a cédé. On a installé une rampe de
néon. Une belle lutte, on a gagné et en plus on s’est fait plaisir.

PAUL. On a gagné plus vite qu’en 1967. Quelle fiesta ils avaient fait alors ! Ils réclamaient des douches,
on ne leur en donnait pas ! Un jour, le chef de l’époque, il s’appelait Aigle Noir, il les convoque.
Beurré, il leur tient un discours du XIXe siècle : les ouvriers, ils n’ont pas de soin, ils détériorent tout, ils
se servent de leur baignoire comme soute à charbon. Un tas d’injures. Les gars d’alors, ils se fâchent. Le
soir même, ils font un commando. Direct dans le vestiaire des blouses blanches. Alors là, question
épicerie fine, un sommet. Ils font des traînées de merde sur les murs, ils chient dans la douche. Ils vident
des bouteilles, ils pissent dedans, ils changent des étiquettes : « Cidre de pygmée ». La vraie vengeance,
la bonne ! Pendant des semaines, la maîtrise a cherché qui c’étaient les pygmées. Solidarité totale. Pas
un mouchard…
RÉMI. A l’époque, ils se marraient dans les luttes.
PAUL. On a le cul coincé maintenant. Qui est-ce qui m’a piqué ma serviette ?70

Si l’opposition entre les luttes spectaculaires du passé et les « petits débrayages » qui les ont
remplacées n’est pas exempte de nostalgie, il ne s’agit aucunement de pleurer la dissolution
de la conscience prolétarienne, mais de prendre acte de l’évolution du monde du travail. Une
évolution marquée par la transformation des rapports de force, la mondialisation des réseaux
d’échange (le voyage au Japon) et l’émergence de nouveaux modes de management dont le
DRH affable et stratège fournit l’incarnation, une évolution corrélativement marquée par le
rétrécissement progressif, sous la menace croissante du chômage, des marges de manœuvre et
de négociation laissées aux travailleurs, mais aussi par la vitalité renouvelée qu’il leur faut
convoquer pour contrer les effets d’une rationalisation de plus en plus précise. Or, de cette
vitalité désormais diffractée, chacun témoigne à sa manière, en appelant à la grève (Rémi), en
reprenant ses études (Denis) ou en s’enorgueillissant d’avoir gagné une partie d’échec contre
une « blouse blanche » (Paul). Le passage finit d’ailleurs symptomatiquement par réunir ces
trois personnages qui figurent trois formes contrastées de rapport de classes autour d’une lutte
proprement physique : Paul et Rémi s’empoignent joyeusement dans les vestiaires tandis que
Denis procède à l’arbitrage. Adossée à l’éventail des luttes, longues ou courtes, revendicatives

70
Id., p. 46 et p. 48.

497
ou vengeresses, poétiques ou guerrières, grandioses ou modestes, directes ou indirectes, qui
vient d’être déplié sous nos yeux, cet ultime combat sans enjeux ni ennemis marque la
présence d’une énergie que la machine usinière n’est pas parvenue à éradiquer.
Parce qu’il court-circuite la possibilité de hiérarchiser entre les petites et les grandes
luttes et surtout qu’il empêche de s’en tenir à un schème binaire d’opposition distinguant entre
l’aveuglement et la lucidité, la passivité et l’action, ce processus de diffraction a fortement à
voir avec l’exigence d’« amicalité » ou encore de « clémence » que nous avons valorisée à
plusieurs reprises chez un auteur comme Michel Vinaver. Il permet en effet d’éviter toute
posture surplombante vis-à-vis des personnages et de suspendre, chez le lecteur-spectateur, la
tentation qu’il pourrait avoir de les juger selon des échelles de valeur préalablement définies.
Se déroulant, comme Clair d’usine, au sein du microcosme professionnel, la pièce Les
Travaux et les jours s’ingénie, durant les sixième et septième morceaux, à mettre la bulle du
Service Après-Vente aux prises avec des mouvements sociaux de plus en plus turbulents71.
Les échos pourraient en sembler d’abord très indirects. Non seulement la grève est cantonnée
dans le hors-scène (localisée dans l’usine vosgienne, elle n’est jamais envisagée par les
personnages comme une possibilité d’action), mais un grand nombre des répliques qui la
concernent relèvent de la citation : citation du discours patronal par Jaudouard qui retranscrit
fièrement son entretien avec M. Bataille (« Il suffit d’une poignée d’enragés pour entraîner
une bonne population d’ouvriers… ») ; citation des formules d’usage par les trois personnages
féminins contraints de relayer les mots d’ordre de la direction à l’adresse de la clientèle
mécontente (« la direction est soucieuse du préjudice causé à la clientèle », « Préoccupée des
intérêts de la clientèle la direction ne peut pas se permettre de céder devant les agissements de
quelques forcenés […] Ce qu’on nous fait dire ») ; citation des propos acrimonieux de cette
même clientèle à l’encontre de la grève (« Elle appelait de Deauville je préfère m’en passer le
temps qu’il faudra pourvu que la direction cède pas et ensuite qu’on les pende haut et
court… ») ; citation, in extenso, d’un tract militant par Guillermo (« Devant l’entêtement
démentiel d’une direction absente et lointaine obsédée de superprofits […] le comité de grève
réaffirme son absolue détermination… »). Autant de discours formatés et non moins
redoutablement violents que Vinaver renvoie dos-à-dos – de même qu’il renvoyait dos-à-dos,
dans La Demande d’emploi, la verve de la phraséologie gauchiste et celle, tout aussi
hargneuse, de la phraséologie commerciale72 – préférant s’intéresser à ceux qui sont pris

71
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., pp. 46-57.
72
Séparés par quelques répliques et attribués au même énonciateur, Fage, qui tantôt lit un tract trouvé dans les
affaires de Nathalie, tantôt présente à Wallace les actions qu’il a menées dans son ancienne entreprise, ces deux

498
« entre le marteau et l’enclume » et que l’on tient « la tête dans l’eau »73. Aussi les
personnages ne sont-ils guère enclins à s’exprimer en leur propre nom, à l’exception de
quelques répliques qui ont en commun de suggérer que la grève a paradoxalement toutes les
chances de satisfaire les intérêts de « ces messieurs de Beaumoulin » en légitimant, après
l’acquisition de Cosson, des refontes structurelles permettant, à terme, sa dissolution74.
Entre les mailles de ce processus parasitaire qui menace l’intégrité de Cosson et que
redouble la dramaturgie en montrant l’« infiltration d’éléments étrangers » dans les
dialogues75, les deux morceaux réservent une place à deux autres luttes, celle de Cécile,
collègue invisible à laquelle Anne se réfère très régulièrement et qui occupe une part de son
temps libre au « sauvetage du Parthénon »76, et celle de Nicole qui, après avoir bataillé pour
l’obtention d’une cloison, milite pour modifier sa classification et envisage la création d’une
section syndicale au sein du Service. La pluralisation des luttes est ici marquée au sceau d’une
incontestable ironie tant le processus d’érosion dont pâtit le temple grec fait écho à celui qui
entame peu à peu « la maison » (en vertu d’une logique similaire d’agrégation-désagrégation,
le mélange de l’oxygène et de « l’oxyde de carbone dégagé par les véhicules à moteur et le
soufre des fumées d’usine » provoque la formation de concrétions gypseuses qui se fixent sur

passages d’un volume similaire se font écho par leur dimension citationnelle comme par la violence du lexique
qu’ils convoquent : « Pour faire éclater cette société un seul moyen contre la merde fétide qui nous gouverne
contre le fascisme mou qui étouffe la vraie vie […] la déculotter et la faire chier jusqu’à ce qu’elle éclate… »,
« j’avais mis Petit Bateau dans ma ligne de mire frapper là où ils étaient vulnérables merchandising promotion
stratégie de stimulation de la distribution… » – Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., pp. 75-77.
73
On retrouvera ce partage des voix, poussé à l’extrême, dans 11 septembre 2001 où les discours bipolarisés et
dangereusement systématiques de la guerre des civilisations de Bush et de Ben Laden sont renvoyés dos-à-dos
sous l’effet du montage et contrastent avec les paroles de ceux qui, pris à leur corps défendant dans l’œil du
cyclone, ne comprennent pas ce qui leur arrive et se contentent de décrire la réalité la plus immédiate dans son
incohérence et son éclatement – cf. Michel Vinaver, 11 septembre 2001, Paris, L’Arche, 2002.
74
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., p. 49 : « ça fait le jeu de monsieur Bataille tranquille ce sera
la faute aux anciens il pourra terminer son nettoyage ces messieurs de Beaumoulin entreront dans Cosson
comme dans du fromage » (Guillermo) ; p. 56 : « Ce que je vois c’est que les expéditions sont arrêtées on perd
des ventes tous les jours au profit de qui ? […] Hier Cécile me disait monsieur Bataille était prêt à faire un pas
ces messieurs de Beaumoulin s’y sont opposés » (Anne), « Un Cosson vendu en moins ça fait un Beaumoulin
vendu en plus » (Nicole). Jaudouard fait écho à ces répliques en évoquant avec satisfaction le scénario probable
du « pourrissement » du mouvement (p. 54). S’il y va d’une volonté manifeste de souligner la complexité du réel
en montrant la capacité du capitalisme à récupérer la contestation pour légitimer ses stratégies expansionnistes,
ce sens de la nuance en vient à dessaisir l’action collective de tout pouvoir de blocage et d’inversion face à des
processus dont certaines métaphores organiques tendent à faire des mouvements, sinon naturels, du moins
incompressibles (phénomène déjà observable dans A la renverse où la grève est certes dotée d’une véritable
efficacité mais entraîne des effets qui échappent aux objectifs qui l’ont initialement motivée, l’autogestion
apparaissant comme une simple étape au sein de cycles de transformation – acquisition et restructuration,
expansion et absorption – voués à la répétition). Au risque de recourir ici à des grilles politiques d’interprétation
préétablies, ne pourrait-on faire l’hypothèse d’un fatalisme proprement vinavérien placé sous le signe d’une
évolution créatrice dont la dynamique capitalistique s’accommode fort bien et que n’entame en rien la
possibilité, continûment promue, de constituer des enclaves dissidentes à l’échelle individuelle ?
75
Nous nous référons ici à la réplique d’Anne : « Nos lignes sont congestionnées vous avez essayé plusieurs fois
de nous appeler ? Oui ce sont des éléments étrangers à la maison qui se sont infiltrés » (id., p. 54).
76
Le terme de « lutte » est explicitement utilisé et favorise le parallélisme : « Les pas de deux millions de
visiteurs par an ont creusé des fossés dans le marbre c’est une lutte avant qu’il soit trop tard » (id., p. 49).

499
le marbre puis favorisent son effritement au moment des pluies). Quant à la mise à l’étude
d’un projet de « bulle géante » capable de protéger le temple de la pollution, elle sollicite une
utopie isolationniste à laquelle répond l’image de la cloison venue séparer le Service Après-
Vente et l’Administration des Ventes à la veille de leur fusion. Ne nourrit-elle pas d’ailleurs
également les ultimes revendications de Nicole dont le militantisme, déconnecté des
bouleversements que connaît l’entreprise, accélèrera le licenciement en vertu du renversement
déjà observé au sujet de la grève ?
Il faut avouer ici un certain trouble à l’encontre de ces connexions chimico-sociales
qui, certes, renvoient de façon poétique à l’énergie combative que dépensent les personnages
pour ne pas se laisser submerger et maintenir quelques balises au cœur d’une topographie
continûment changeante, mais ne tendent pas moins à pointer son caractère dérisoire, voire
contre-productif, par rapport à des processus macro-structurels dont il paraît impossible
d’inverser le mouvement. L’abolition des hiérarchies que vise le montage vinavérien
mériterait sans doute d’être questionnée au regard du scepticisme persistant qui porte sur
certains modes d’action répertoriés, politiquement situables et/ou socialement polarisés : la
grève dans Les Travaux et les jours et A la renverse, l’activisme dans La Demande d’emploi,
la lutte « contre le pouvoir absolu des patrons » qu’Hélène dit avoir menée dans sa jeunesse
aux côtés de son ancien mari devenu le parangon de la bonne conscience bourgeoise, cœur à
gauche, porte-feuilles à droite, dans Dissident, il va sans dire77… Ces actes militants qui
visent une cible nettement définie et reposent sur des convictions, sinon un véritable corpus
idéologique, font l’objet d’une ironie volontiers railleuse dont on constate qu’elle épargne
systématiquement les micro-résistances qui se jouent dans les interstices du système
économique – un système manifestement d’autant plus inamovible qu’il est en perpétuelle
transformation et qu’il se voit doté d’une force impressionnante de récupération et
d’absorption, trouvant dans les attaques frontales dont il fait l’objet le moyen de renforcer sa
dynamique78. On le voit, nous quittons définitivement la problématique du premier pas et

77
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., p. 23. Ce décentrement est au cœur de la mise en scène de
Théâtre de chambre par Jacques Lassalle, comme l’a souligné Yvon Lefèvre : « Cette incidence dans la façon
d’aborder la “Grande Histoire” est aussi le mode dominant par lequel le spectateur entre en contact avec Théâtre
de chambre. Légèrement de biais par rapport à l’axe de vision du spectateur et environ trois fois plus large que
profond, le dispositif scénographique imaginé par Yannis Kokkos, en cassant toute appréhension frontale et
directe de la représentation, rend compte de l’intrusion – un tantinet voyeuriste – des spectateurs au sein de la vie
de ces “gens-là” et de leur propre latéralité, marginalité, dans l’approche des phénomènes sociaux et politiques.
Le biais, le travers, gît au cœur de la représentation ; on se glisse, on s’introduit furtivement dans la “petite
histoire” ; le plein fouet est étranger à Théâtre de chambre » – Yvon Lefèvre, « Le travail des équilibres
instables », Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978, p. 129.
78
Ce phénomène est au cœur des analyses de Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel esprit du
capitalisme. Si l’ouvrage a pour ambition « de renforcer la résistance au fatalisme » et de relancer « l’action

500
l’horizon collectif qu’elle appelle au profit d’une approche très strictement localisée,
interstitielle et pluraliste.
JAUDOUARD. Monsieur Bataille a tenu à récompenser le personnel de service qui s’est montré à la
hauteur des circonstances je n’ai rien eu à demander […]
YVETTE. Nos trois cents francs à chacune si on les mettait ensemble on pourrait se faire une petite fête
NICOLE. On pourrait les verser dans la caisse de la section syndicale pour constituer le fonds de
roulement
ANNE. Moi j’ai besoin de m’acheter des torchons79

Le trio constitué par Yvette, Nicole et Anne offre un saisissant parallèle avec celui que
composent Paul, Rémi et Denis dans Clair d’usine. Si les ouvriers de Sénalor se montrent
nettement plus combatifs que les employées de Cosson, récompensées pour avoir plus ou
moins diligemment relayé la position de la direction auprès de la clientèle, la posture
collective qui leur est attribuée, active ou passive, vaut bien moins que la polyphonie que
permettent de ménager leur rencontre et la façon dont chacun habite l’espace que lui octroie le
système depuis le hors-scène (via le DRH ou monsieur Bataille). En ce qui concerne Les
Travaux et les jours, c’est l’utilisation de la cagnotte reçue pour bons et loyaux services qui
introduit cette polyphonie. Les trois voies proposées sont-elles pour autant placées sur le
même plan ? A l’individualisme de la doyenne se retranchant derrière ses besoins
domestiques (Anne) et au collectivisme de la syndicaliste soucieuse de se protéger contre un
avenir incertain (Nicole), nous gageons que Vinaver préfère la piste hédoniste de la nouvelle
recrue (Yvette) et l’enclave festive qu’elle dessine, au présent, au sein d’une micro-
communauté indissociablement professionnelle et affective dont les contours ne sont pas fixés
d’avance et qu’il reste à inventer.

politique entendue comme mise en forme et mise en œuvre d’une volonté collective quant à la façon de vivre »
(op. cit., pp. 30-31), le diagnostic, lui, converge avec celui de Vinaver en soulignant « l’incroyable malléabilité
du processus capitaliste capable de se couler dans des sociétés aux aspirations très différentes […] et de
récupérer les idées de ceux qui étaient ses ennemis à la phase antérieure » (p. 288). Notons l’intérêt de Boltanski
pour l’œuvre de Vinaver – cf. « Le capitalisme et la représentation » (texte) et « Sur le monde du travail et sa
mise en jeu au théâtre » (vidéo), entretiens entre Michel Vinaver, Luc Boltanski, Jacques-François Marchandise
et Catherine Naugrette, 2004, consultables sur le site du Théâtre National de la Colline <http://www.colline.fr>.
79
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., p. 59.

501
2. De la lutte à la dissidence : inventions du quotidien

Tentatives discrètes de Jules pour graver ses initiales avec un tournevis sur les pièces
qui sortent de l’usine et se défendre contre l’expropriation de sa production (« Un jour
quelqu'un retrouvera ces traces fossilisées et les fera dater d’une sordide ère glaciaire »80) ;
espoirs à la fois dérisoires et démesurés que Heinz et Anni projettent sur leur enfant,
métamorphosé in extremis en figure de tous les possibles (« L’enfant est une exception. Lui, il
faut qu’il devienne autre chose que nous, ou tout ça n’aurait aucun sens. Dès le départ. – Plein
de promesses »81) ; enclaves amoureuses où le « bouc » et la « traînée », enfin laissés à eux-
mêmes, proposent des chants amébées d’autant plus touchants qu’ils sont maladroits (JORGOS.
Yeux comme étoiles. / MARIE. Yeux comme étoiles, que c’est beau »82) ; émergence fugitive
et hallucinatoire d’une utopie New Age dans le discours formaté de Fage (« J’aimerais revoir
Madagascar […] Chasser les escargots à Madagascar […] Nager au milieu des bancs de
poissons »83)… Dans « cet espace de terrible surdétermination globale » que décrivent les
dramaturgies du quotidien, place est donc faite à des « interstices individuels »84, des
débordements langagiers et des images hors-cadre où la résistance se fait jour de manière
proprement théâtrale et sans pouvoir être récupérée sous un quelconque mot d’ordre politique.
A l’écart des grandes luttes dont nous avons vu combien nos auteurs s’ingéniaient à les sous-
exposer, leur refusant avec ostentation le régime de visibilité qui leur est réservé
traditionnellement, refus minuscules et dissidences qui vont sans dire, portent sous la lumière
des « gestes émancipateurs » habituellement négligés du regard, et permettent d’introduire du
jeu dans les mécanismes de la domination et les procédures de pouvoir :
J’essaie, dans toutes mes pièces, de montrer le monde dans ses réduits les plus minuscules, c’est-à-dire
dans les plus petits refus, habituellement imperceptibles, de ce monde, de cet ordre. Tous mes
personnages ont ces types de refus ; toutes mes pièces sont traversées de gestes émancipateurs,
d’« invariants communistes ». Dans Dimanche, pour ne pas parler de ce qui agit les personnages, mais
plutôt de la structure de la pièce, il y a un tribunal populaire : il ne s’agissait d’ailleurs pas de juger de la
valeur politique d’un tribunal populaire, mais de montrer qu’une aspiration égalitaire se manifeste
aujourd’hui, une visée antiétatique, qu’il y a critique d’un des appareils principaux de l’Etat bourgeois,
le judiciaire. Dans L’Entraînement du champion avant la course, l’utopie active – quelle que soit la
critique que les femmes puissent adresser à la pièce –, c’est la revendication d’égalité, la revendication
antiégoïste que les deux personnages féminins n’arrivent à forger qu’en se rejoignant, et non en restant
seules face à Maurice, leur époux ou amant. […] Dans La Bonne vie, c’est sans doute plus compliqué :
l’invariant communiste ne passe qu’à travers un personnage, non à travers la structure de la pièce, c’est
la façon dont Marie revendique sa liberté à l’égard de son corps… […] Jules, lui, dans La Bonne vie,
porte des espèces d’utopies kitch… Il porte des ruines en avant. Il propose une nouvelle harmonie. Il
signe ses pièces à l’usine. […] Mais il ne s’agit pas pour autant d’idéologiser ces gestes de révolte, de

80
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 109.
81
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 51.
82
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 16.
83
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., pp. 73-74.
84
Jacques Lassalle, « L’Emission de télévision de Michel Vinaver », art. cité, p. 40.

502
les récupérer dans une idéologie marginalisante. Simplement, c’est là ma manière de montrer le monde
comme transformable. Même chez l’ouvrier le plus incorporé à l’idéologie dominante, étant donné la
place qu’il occupe, il y a toujours des gestes qui ont un contenu émancipateur, il y a toujours des refus
qui peuvent s’accumuler (même le simple fait de ne pas glisser son ticket de métro dans la fente, de
tomber malade pour échapper au travail), des refus qui seront peut-être formalisés par un proche, par un
camarade qui, lui, a une expérience des luttes85.

Si nous avons restitué le réseau des dispositifs, des contraintes et des normes qui
informent les comportements des personnages et travaillent le détail de leurs gestes jusqu’en
des lieux retranchés dont on aurait pu penser qu’ils étaient abrités du pouvoir, si nous avons
pris la mesure de l’extension et de l’intensité de la surveillance qui s’exerce sur eux, là même
où aucun surveillant ne se charge plus de les observer, il convient donc de porter désormais
notre attention sur les forces qui, sur scène, font trembler la rigidité d’un tel étau et en
desserrent les prises. A condition d’ajuster notre focale et d’abandonner un grand angle qui ne
permet guère que de constater le retrait de la scène historique pour lui opposer les répétitions
d’un quotidien voué à l’inertie, il devient possible de cerner les contours discrets d’une « anti-
discipline » qui soumet l’ordre établi à d’infinitésimales métamorphoses :
Ces « manières de faire » constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient
l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle. Elles posent des questions
analogues et contraires à celles que traitait le livre de Foucault [Surveiller et punir] : analogues,
puisqu’il s’agit de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des
structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de « tactiques »
articulées sur les « détails » du quotidien ; contraires, puisqu’il ne s’agit plus de préciser comment la
violence de l’ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d’exhumer les formes subreptices que
prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes et des individus pris désormais dans les
filets de la « surveillance ». Ces procédures et ruses de consommateurs composent, à la limite, le réseau
d’une anti-discipline qui est le sujet de ce livre86.

Dès le milieu des années soixante-dix, Michel de Certeau s’assigne la tâche d’élaborer une
théorie des pratiques quotidiennes qui prenne à revers le tableau sclérosé et sclérosant que
l’on propose alors de la société de consommation. A l’intérieur des stratégies globales,
calculatrices et homogénéisantes de l’ordre économique, social et culturel, se dessinent les

85
Michel Deutsch, « Les rapports de pouvoir qui traversent les corps », art. cité, pp. 96-97.
86
Michel de Certeau, « Introduction générale », in L’Invention du quotidien, op. cit., p. XL. Si la thématisation
foucaldienne des disciplines peut sembler proscrire toute possibilité de résistance dans l’ouvrage de 1975, sa
réflexion ne cesse, dès 1976, d’insister sur la capacité des individus à contrer les investissements dont ils font
l’objet et les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris : « là où il y a pouvoir, il y résistance et […] pourtant,
ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. Faut-il dire qu’on est
nécessairement “dans” le pouvoir, qu’on n’y échappe pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui, d’extérieur absolu,
parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? […] Ce serait méconnaître le caractère strictement
relationnel des rapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de
résistance » (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1976, p. 126). Il s’agit d’ailleurs moins d’une inflexion théorique que d’un changement de perspective : après
avoir considéré le type d’individualité que produit le pouvoir dans le cadre de son fonctionnement disciplinaire,
Foucault porte davantage son attention sur les processus d’assujettissement et de subjectivation par lesquels
l’individu advient comme sujet, attention qui implique un intérêt croissant pour la question des usages.

503
tactiques locales des usagers, « ingéniosités du faible pour tirer parti du fort »87, opérations
inventives et non capitalisables, ruses, bricolages et braconnages grâce auxquels l’homme
ordinaire se réapproprie les règles et les objets qu’on lui impose, grâce auxquels le
consommateur supposé assigné à la passivité devient producteur.
Certes, nous devinons que notre corpus n’est pas toujours traversé par le même
optimisme (la même mystique ?) : si toute syntaxe commune, pour de Certeau, semble vouée
à générer un style chez celui qui l’utilise, si l’espace quadrillé de l’urbaniste ouvre aussitôt au
marcheur qui choisit d’y vagabonder la possibilité d’en faire un lieu habitable, en somme s’il
n’est pas d’usage du quotidien qui ne soit inventif et qui ne creuse un écart libérateur entre les
codes qui le déterminent et la façon singulière dont chacun les intègre, les déjoue ou les tord,
une telle ouverture paraît peu compatible, dans sa rassurante systématicité, avec les carcans
dans lesquels certains de nos personnages se trouvent emprisonnés au point de ne trouver
d’autre issue que la mort. D’une certaine manière, le diptyque que composent Surveiller et
punir et L’Invention du quotidien fournit les deux lignes de force qui travaillent politiquement
et théâtralement le quotidien et en nourrissent l’ambiguïté. Il constitue plus précisément les
deux pôles entre lesquels se déploient nos dramaturgies, étant entendu que l’un et l’autre
exercent une force d’attraction plus ou moins grande selon les scènes, les pièces et les auteurs
(violence maximale d’un ordre disciplinaire ne ménageant guère de marges de manœuvre
chez Kroetz, démultiplication des ruses, des contournements et des déviations chez Vinaver).
Ces pratiques n’ont donc pas la même importance, ni le même statut, dans l’ensemble de
notre corpus et les distinctions opérées au sujet du décentrement de la lutte se voient
nécessairement réinvesties dans la place réservée à cette part résistante de la vie des gens.
Besnehard insiste tout particulièrement sur la capacité des personnages de se
constituer des oasis à l’intérieur des mailles du pouvoir :
Joie ou insouciance, ennui ou résignation, sur l’échiquier d’une petite vie, alternent les pions noirs, les
cases blanches. Dans la grille des emplois du temps, Maria et Pierre, prenaient de longues plages pour
faire l’amour. Amour, leur mot en propre dans la longue dictée composée par les autres avec ces mots
qui étranglent : travail, ponctualité, bonne tenue. Comme les lettres de l’alphabet qu’on reprend sans les
user, ils répétaient comme des choses neuves, les vieilles figures de la passion : amour, abandon, retour,
réamour88.

Comme nous l’avons suggéré, la pièce Clair d’usine propose un riche éventail de ces actions
anomales qui échappent peu ou prou aux structures de la discipline industrielle. « Les ouvriers
viennent successivement pointer à une pointeuse qui se détraque progressivement »89 : la

87
Michel de Certeau, « Introduction générale », texte cité, p. XLIV.
88
Daniel Besnehard, Les Eaux grises, op. cit., p. 169.
89
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 24.

504
pantomime qui fait office de prologue annonce d’emblée que la représentation focalisera toute
son attention sur les grains de sable qui enrayent le fonctionnement tyrannique de la grande
machine usinière. Soucieux de donner à voir et à entendre des « vies qui ne se réduisent pas à
leur seul emploi du temps comme le théâtre du quotidien l’a trop souvent raconté »90,
Besnehard entend faire sortir de l’ombre cette culture populaire qui a toujours excellé dans
l’art de « perruquer » :
Accusé de voler, de récupérer du matériel à son profit et d’utiliser les machines pour son compte, le
travailleur qui « fait la perruque » soustrait à l’usine du temps (plutôt que des biens, car il n’utilise que
des restes) en vue d’un travail libre, créatif et précisément sans profit. Sur les lieux mêmes où règne la
machine qu’il doit servir, il ruse pour le plaisir d’inventer des produits gratuits destinés seulement à
signifier par son œuvre un savoir-faire propre et à répondre par une dépense à des solidarités ouvrières
et familiales. […]
L’ordre effectif des choses est justement ce que les tactiques « populaires » détournent à des fins
propres, sans l’illusion qu’il va changer de sitôt. Alors qu’il est exploité par un pouvoir dominant, ou
simplement dénié par un discours idéologique, ici l’ordre est joué par un art. Dans l’institution à servir,
s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance
morale, c’est-à-dire une économie du « don » (des générosités à charge de revanche), une esthétique de
« coups » (des opérations d’artistes) et une éthique de la ténacité (mille manières de refuser à l’ordre
établi le statut de loi, de sens ou de fatalité)91.

Aussi Rémi oppose-t-il un refus définitif à la proposition du DRH :


PHILIPPE. […] Ah, Monsieur Morin. J’avais justement une demande privée à vous faire. Il paraît que
dans vos creux à l’atelier, vous fabriquez des barbecues très ingénieux.
RÉMI. Elles vous gênent nos perruques.
PHILIPPE. Je ne vous reproche rien. Au contraire. Pour ma maison de Belle-Ile, j’aurais volontiers passé
commande.
RÉMI. Désolé, j’ai arrêté le modèle. Il n’y a que pour le patron que je travaille en série.
PHILIPPE. Si vous le prenez sur ce ton, je m’en passerais92.

Croyant sans doute œuvrer pour la rénovation et la personnalisation des rapports


hiérarchiques, Philippe montre une incompréhension profonde vis-à-vis de ces pratiques
artisanales qui s’inscrivent dans les « creux » de l’activité industrielle et qui perdraient tout
leur sens en réintégrant le circuit mercantile de la production, fût-il parallèle. Mais c’est
surtout la guérilla souterraine que Paul mène contre « les blouses blanches » qui permet
d’articuler les pôles esthétiques et éthiques relevés par de Certeau, sollicitant toute une série
d’attentats dénués de revendication explicite sinon celle d’affirmer sa propre existence :
RÉMI. A propos, Nibard il t’a fait scier les barres d’un mètre cinquante que t’avais soudées à ta chaise.
Tu ne pourras plus te percher pour faire le concierge.
PAUL. « Monsieur Retou, si vous vous prenez pour un arbitre de tennis, il faudra changer de maison. La
Sénalor n’est pas un court de tennis. Ici, on travaille, on ne joue pas à la balle. Vous rendrez votre
chaise à son usage habituel. »
RÉMI. Et alors, t’as exécuté !
PAUL. Il allait m’accuser de sabotage93.

90
Guy Rétoré, Georges Buisson et Alain Grasset, « D’autres fréquentations pour le théâtre. Notes de travail »,
art. cité, p. 5.
91
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., pp. 44-45.
92
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 42.
93
Id., p. 36.

505
PAUL. Le grand con de Nibard, il m’a convoqué hier soir pour mon établi. « Monsieur Retou, il est
interdit de personnaliser les outils de travail ».
RÉMI. Il a peur de se retrouver avec des bécanes jaune canari ou rouge à pois.
PAUL. Ensuite, je lui ai demandé ce qu’il en était au sujet de mon augmentation. Il m’a dit qu’elle n’était
pas envisagée. Je prendrais la taule pour une piste cyclable.
DENIS. Toujours à te balader avec le vélo de service.
PAUL. Tu vas le défendre, toi. Pas ma faute si, avec ma numérique, j’ai moins à faire. J’ai gueulé, il a
sorti les grilles de classifications : dix taux chez les P 2. Je suis au plancher mais je suis dans ma
catégorie.
RÉMI. Alors, comme les autres, tu t’es écrasé.
PAUL. J’ai déjà repris ma revanche. Ce grand con de Nibard, il va raccourcir. […] Hier soir, après la
sortie des chefs, je suis entré dans l’aquarium des blouses blanches. J’ai pris direct la chaise de bureau
du grand Nibard. Hop, hop, hop, hop, les quatre embouts caoutchoutés. Ensuite, direction la scie la plus
proche : pied arrière, pied avant, pied arrière, pied avant. J’en ai enlevé 30 mm. J’ai remis les embouts
caoutchouc. J’ai replacé la chaise au bureau. Ce grand con, aujourd’hui, il n’a rien senti. Mais ce soir, je
recommence et demain soir et toute la semaine. A la fin j’arrive à 120 mm. Et lundi quand il va
s’asseoir à son bureau : la belle surprise. Ce grand con qui veut tout dominer, il aura le tarin au ras de
ses gommes. Le Nibard. Comme un nabot à son grand bureau, un petit nain, le grand Nibard. Pas besoin
d’arbitre pour le zieuter. Belle revanche, non ?
DENIS. La classe, mais pas d’augmentation94.

Avant d’en venir au « sabotage » évident que constitue le raccourcissement symbolique de


Nibard, Paul se singularise par sa façon d’habiter le temps et l’espace disciplinaires de l’usine.
Sans jamais entrer en conflit direct avec ses supérieurs et adoptant même une docilité que
Rémi ne manque pas de lui reprocher, il trouve dans les détournements ludiques auxquels il
soumet les coordonnées du travail ouvrier le moyen efficace de s’échapper de leurs
contraintes et de marquer sa différence. Après s’être réjoui au début de la pièce de sa nouvelle
machine numérique, associant la réduction de son pouvoir productif et l’augmentation de la
part de rêve susceptible de s’y substituer, il retourne contre elle-même la logique productiviste
qui sous-tend les évolutions technologiques en investissant le temps gagné par l’entreprise à
son propre compte et en démontrant publiquement les libertés que permet de s’octroyer
l’automatisation. Significativement baptisé « la taule », le territoire professionnel se
transforme en aire de jeu, court de tennis ou piste cyclable, et la chaise, l’établi comme le vélo
de service s’y voient dévoyés de leurs « usages habituels ». Non seulement ces tactiques
d’appropriation entament l’impersonnalité de l’usine et le fonctionnalisme de son quadrillage,
mais le bricolage de la chaise constitue une offense radicale à la hiérarchisation rigoureuse de
l’espace et des statuts. S’opposant à la hauteur de vue des chefs et au contrôle panoptique
qu’elle leur permet d’assurer sur la surface plane de la production, la chaise surélevée de Paul
fait irrégulièrement saillie et figure une forme à la fois concurrentielle et parodique de
surveillance dont la force de perturbation ne saurait évidemment être tolérée, quand bien
même l’ouvrier prend la peine de s’acquitter, a minima, des taux de rendement que les
statistiques exigent de lui. D’où finalement, la revanche que constitue le sciage de la chaise du

94
Id., p. 51.

506
grand Nibard, contre-attaque scrupuleusement élaborée qui répond, œil pour œil, symbole
pour symbole, à la rétrogradation imposée : à la fois risquée et fondamentalement
improductive, une telle action vaut surtout pour la beauté du geste, les projections imaginaires
qu’il suscite et le plaisir des nouvelles assonances qu’il permet de solliciter à l’adresse de
camarades auprès desquels il importe, plus que tout, de garder sa singularité.
La pièce compte un nombre très important de ces actions. Evoquée avec admiration
par Paul, la « vengeance » des « pygmées » échappait d’ores et déjà au champ stratégique de
la lutte, la dévastation des vestiaires des blouses blanches constituant surtout une réplique aux
« injures » du discours patronal, fondant le refus d’améliorer les conditions sanitaires des
ouvriers sur leur absence supposée d’hygiène (tautologie qui renvoie bien au XIXème siècle et
à la crainte toute philanthrope de voir l’augmentation des salaires sanctionnée par celle de
l’alcoolisme…). Qu’à cela ne tienne ! L’argument est entendu et se voit bientôt accompagné
d’une preuve par l’exemple. A rebours du modèle offert par l’intériorisation de la
disqualification, les ouvriers déjouent le regard que l’on porte sur eux en se conformant à ses
attentes jusqu’à l’excès et sont ainsi dotés du pouvoir de lui répondre. Certes, de tels éclats ne
semblent plus à l’ordre du jour, mais Paul maintient la tradition par ses « opérations
d’artiste » et ses activités de contrebande : ainsi du troc qu’il organise entre les bouteilles –
payées par l’entreprise – que se réservent les « huiles » pour fêter le départ à la retraite des
cadres et celles qu’ont achetées les ouvriers pour celui de Félix95 ; dans ce cadre s’inscrit aussi
le « gang des cravates coupées » auquel il appartient et qui s’en prend non seulement aux
« cadors » qui, dans l’usine, ne portent pas de bleus de travail, mais aussi aux ouvriers qui,
hors de l’usine, aspirent à leur ressembler96.
Parallèlement à ces actions qui continuent d’être polarisées par l’organisation
hiérarchique de l’entreprise, sinon par la lutte des classes, il en est d’autres moins offensives
qui marquent simplement les efforts des personnages pour rester debout et insérer leurs
propres cérémonies au sein de l’ordre ritualisé de l’usine. Alors que la séquence au self-
service montre l’intrusion à la fois comique et inquiétante du management dans l’organisation

95
Id., p. 68 : « Je fais un petit échange. […] C’est Nibard qui l’a mise au frigo à l’atelier […] pour fêter le départ
de ses mercenaires. Ce midi, j’ai acheté ce tord-boyaux. J’échange les étiquettes. C’est pas grand chose, vous
voyez. Et nous, on va boire du champagne et le Nibard, lui, va trinquer avec cette pisse d’âne. Bien joué ? ».
96
Id., p. 40 : « Avec le gang des cravates coupées, vous risquez gros. Si, si, on a tout un magot, une vitrine
pleine de cravates. Des à pois, des rayées, des rouges. Un jour, un gars de notre équipe, il a déboulé dans le
vestiaire : sapé, costard trois pièces, attaché-case et cravate à fleurs. On n’a rien trouvé de mieux que de donner
un coup de ciseaux à ses bégonias. Adieu cravate ! Ensuite, il y a eu une vague comme ça. On se foutait de la
gueule des cadors qui portent des cravates. On en achetait à Monoprix. On les nouait sur notre bleu. Et à la
pause, devant leur nez, on jouait entre copains à se couper la cravate. On se marrait ! ».

507
de la pause-déjeuner pour maximiser l’intérêt économique de ce temps de réparation97,
Ginette et Rémi introduisent une petite enclave festive au cœur de la « maison de verre » :
Rémi Morin recouvre une table d’une petite nappe blanche. Il vide son plateau. Ginette le rejoint. Elle
sort de sa poche une bouteille.
GINETTE. Une nappe comme à une vraie cérémonie.
RÉMI. […] Aujourd’hui c’est anniversaire. Quinze ans de Sénalor.
GINETTE. Tiens.
RÉMI. Bordeaux et du 1973. Tu me gâtes Ginette.
GINETTE. A un anniversaire, on ne boit pas de l’ordinaire. […]
(Il sort de sa sacoche des serviettes.)
GINETTE. Des serviettes blanches.
RÉMI. Le grand service !
GINETTE. […] Du papier à cigarettes, ces escalopes.
RÉMI. La prochaine fois, ils les feront transparentes. […]
(Sort de sa sacoche du fromage.) Du bleu d’Auvergne.
GINETTE. Un vrai repas amélioré. […]
RÉMI. Mon beau-frère de Chamalières me l’envoie l’hiver. L’été je lui donne un coup de main pour
retaper sa maison. Placée superbe près d’un torrent d’eau claire. […]
(Rémi plante des allumettes dans l’écorce d’une orange.) […]
(Rémi élève l’écorce d’orange embrasée comme un gâteau d’anniversaire.)
GINETTE. Un vrai spoutnik.
RÉMI. On s’envole vers la lune. On pénètre dans une crevasse du Mont Vénus. Le septième ciel.
GINETTE. On repart vers la terre, les fumées, les usines et on atterrit dans l’assiette98.

A « la part de rêve » que cherche autoritairement à reconquérir l’entreprise en diffusant de la


musique par haut-parleur, s’oppose celle qu’investissent les personnages en toute discrétion,
se construisant une petite oasis aux proportions de la nappe qui recouvre exceptionnellement
la table. Cette séquence est l’exact revers de la scène 11 de Loin d’Hagondange : tandis que
les bougies d’anniversaire venaient troubler le retraité reconduisant son assujettissement dans
sa propre maison, la métamorphose de l’orange réglementaire en gâteau supersonique insinue
avec bonheur ces repères biographiques dont l’entreprise fait peu de cas et offre un moyen
euphorisant de la quitter en son sein-même. De l’usine à l’usine en passant par Chamalières et
quelques escales galactiques, la petite fête donne singularité, saveur et poésie à ce temps mort
qui, du point de vue de la direction, n’a d’autre sens que la reproduction des forces de travail.
Comme le réfectoire, les vestiaires se présentent comme un espace-temps intercalaire
tout à la fois intégré à la vie usinière et conquis sur elle. Aussi constituent-ils à leur tour un

97
Id., pp. 33-34 : « PHILIPPE. Quelle couleur ce mur ? / GISÈLE. Gris. / PHILIPPE. Gris, la couleur du brouillard,
des villes, des usines. Bientôt, on y posera une grande fresque photo. 5 m sur 4. Belle-Ile en mer. Des vagues,
des dunes, du rêve. Dans le travail, si on suscite des désirs chez l’employé, on dirige mieux. […] (Il consulte sa
montre.) C’est parti. (Une musique sirupeuse monte dans le self. Elle est bientôt recouverte par une annonce :
“Chers employés. Votre entreprise va devenir plus attrayante. Chaque midi, une musique d’ambiance sera
diffusée pour décontracter votre repas et rendre les digestions plus douces. Le décor du self va bientôt changer,
une décoration maritime. Tous les vendredi, un journal parlé sera diffusé. Il sera l’occasion pour vous de vous
exprimer. L’entreprise doit reconquérir sa part de rêve.”) ». L’enchevêtrement des dialogues entre Philippe et
Gisèle d’une part, Ginette et Rémi d’autre part, confronte les rêves de série imaginés pour motiver les employés
et les rêves plus personnels des deux amis (ainsi de l’écho ironique que tisse cet entrelacs entre la « laque bleue
outre-mer » devant servir pour la fresque et le « torrent d’eau claire » où Rémi pêche la truite pendant l’été).
98
Id. pp. 30-35.

508
territoire privilégié pour la manifestation de la résistance, celle-ci passant parfois par le simple
fait de veiller à sa mise : « Quand je sors, je me sape, j’en ai assez de travailler dans le
cambouis toute l’année »99. On comprend dès lors que ce qui avait pu nous paraître
politiquement dérisoire dans les revendications concernant le temps dévolu aux douches
n’engage rien moins que la dignité des ouvriers et leur volonté de préserver ce sas qui permet
d’établir des bornes étanches entre l’usine et son dehors dans une logique qui fait une
nouvelle fois contrepoint aux processus de pénétration observés dans Loin d’Hagondange :
Se tenir droit. Veiller autant que possible à sa mise.
A cet égard, le vestiaire me fascine. Il fonctionne comme un sas et, tous les soirs, une métamorphose
collective spectaculaire s’y produit. En un quart d’heure, dans une agitation fébrile, chacun entreprend
de faire disparaître de son corps et de son allure les marques de la journée de travail. Rituel de nettoyage
et de remise en état. On veut sortir propre. Mieux, élégant.
L’eau des quelques lavabos gicle en tous sens. Décrassage, savon, poudres, frottements énergiques,
produits cosmétiques. Etrange alchimie où s’incorporent encore des relents de sueur, des odeurs d’huile
ou de ferraille. Progressivement, l’odeur des ateliers et de la fatigue s’atténue, cède la place à celle du
nettoyage. Enfin, avec précaution, on déplie et on enfile la tenue civile : chemise immaculée, souvent
une cravate. Oui, c’est un sas, entre l’atmosphère croupissante du despotisme de fabrique et l’air
théoriquement libre de la société civile. D’un côté, l’usine : saleté, vestes usées, combinaisons trop
vastes, bleus tachés, démarche traînante, humiliations d’ordre sans réplique (« Eh, toi ! »). De l’autre, la
ville : complet-veston, chaussures cirées, tenue droite et l’espoir d’être appelé « Monsieur ».
[…] Saisir chaque occasion de montrer qu’on ne se laissera pas couler. Une façon comme une autre
d’afficher le respect de soi.
Plus encore que dans l’analyse politique, c’est là, dans ces infimes manifestations de résistance perçues
chaque jour, que je trouve mes vraies raisons d’espérer. Aux pires moments d’exaspération subsiste une
certitude diffuse, presque inconsciente, d’une force souterraine toute proche qui, un jour, jaillira100.

Sans maintenir comme horizon d’attente ce Germinal enfin capable de transformer autant de
manifestations imperceptibles et dispersées en force jaillissante et unitaire de contestation,
Clair d’usine accorde une grande importance à ces micro-résistances qui attestent l’énergie
réactive des ouvriers, leur capacité à poétiser le quotidien et à tirer parti de ses contraintes101.
Le quotidien serait donc capable d’accueillir une certaine part de jeu et de rêve, ne
s’inscrirait-elle qu’ici et maintenant, sans remettre frontalement en cause le fonctionnement

99
Id., p. 57.
100
Robert Linhart, L’Etabli, op. cit., pp. 69-71.
101
Cette invention du quotidien ouvré apparaît également avec force dans Les Travaux et les jours, avant que la
restructuration de l’entreprise n’oblige à imaginer de nouveaux bricolages, bien plus subversifs. Le territoire
professionnel constitue ainsi le lieu de multiples opérations de détournement, comme le montre notamment le
passage où les personnages jouent avec la nouvelle règle qui interdit l’affichage de toute image supérieure au
format 24 × 36 : « YVETTE. J’affiche côte à côte deux photos 18 × 24 ça occupe la même place qu’une photo
24 × 36 / ANNE. Une image ils disent une / YVETTE. Attends ou huit photos 9 × 12 ça occupe le même espace je
découpe huit photos de mecs à poil je les accole ça fait une image une seule / ANNE. Ça se discute / YVETTE.
Arrive monsieur Pierre / ANNE. Et madame Serge / YVETTE. Voyons Jaudouard hum hum dites donc Jaudouard /
NICOLE. Ne me fais pas rire mon dos / YVETTE. J’affiche huit photos de monsieur Célidon de face de profil de
trois quarts la queue en l’air je découpe la tête de monsieur Célidon / NICOLE. Arrête » – Michel Vinaver, Les
Travaux et les jours, op. cit., p. 35. On retrouve ici les caractéristiques burlesques et ludiques du micro-récit
telles que nous les avons dégagées dans notre développement sur la présence-absence de la figure du pouvoir (cf.
supra. chapitre II, partie A, « De la scène au hors-scène : les “voix sans visage” du pouvoir »). La résistance qui
se manifeste ici reste évidemment placée sous le signe de l’irréel et ne sera pas suivie d’effets.

509
du système lui-même. Aux révolutions de palais font alors parfois place des révolutions de
chambre, comme c’est le cas dans Nina, c’est autre chose où le personnage féminin « détruit
patiemment l’univers de deuil [que Charles et Sébastien] ont construit autour du souvenir de
Maman » et leur rend « l’indépendance en leur apprenant le plaisir »102. Ce sont des tentures
qu’on décroche, des fenêtres qu’on ouvre, des housses qu’on arrache, gestes salutaires qui
libèrent l’espace domestique de ses fantômes, de toutes ces gaines qui faisaient de lui un
intouchable mausolée, et invitent à imaginer de nouvelles façons d’habiter et de vivre103 ;
c’est une baignoire qu’on choisit d’installer au beau milieu du salon contre les règles de
l’usage et les exigences de la fonction, transformant le passage obligé de la toilette en un
moment de jouissance partagé et partageuse qui « ne mène nulle part » et trouve précisément
sa force dans sa rigoureuse inutilité :
CHARLES. Comment est-ce qu’on va la remplir ?
NINA. Avec des cruches […]
CHARLES. Et pour la vider ?
NINA. J’y ai pas pensé Sébastien qui est un technicien va pouvoir nous installer une petite pompe
SÉBASTIEN. Où est-ce qu’on va la mettre ?
NINA. On la laisse ici
CHARLES. Au milieu de la pièce ?
NINA. Une baignoire faut de la place tout autour pour pouvoir circuler
CHARLES. En général elles sont contre le mur
NINA. Notre baignoire va être comme ça […]
CHARLES. Je n’ai pas l’esprit à ça
NINA. Alors déshabille-moi (il la déshabille) tu peux entrer dans l’eau Sébastien Charles va nous
regarder faire ça lui donnera peut-être envie un bain c’est le plus grand plaisir que je connaisse si on fait
ça bien
CHARLES. Je ne vois pas où ça mène
NINA. Ça ne mène nulle part c’est la jouissance vous n’avez aucune idée
SÉBASTIEN. Ça ne me dit rien
NINA. Mais il faut apprendre je ne dis pas que la première fois ça marchera104

Malgré les résistances des deux frères, leur vie « se met à craquer. Mais sans se défaire. Au
contraire, la vie ne cesse, à partir de là, de se faire, puisqu’il y a maintenant les contradictions,
les tensions, un incessant éclatement »105 – un éclatement qui perdure après le départ de Nina
et dont le dernier morceau livre de nombreux indices, qu’il s’agisse des meubles neufs, de
l’escabeau sur lequel Sébastien est juché pour repeindre les murs ou du tablier que porte
Charles pour préparer le dîner, alors que cette tâche constituait jusqu’alors la prérogative

102
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 133.
103
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., morceau VI « Les tentures », pp. 48-51.
104
Id., morceau VIII « La baignoire », pp. 53-55. Que l’on se rappelle des offensives plus discrètes de Chantal
suggérant, elle aussi, la possibilité de déjouer les impératifs hygiéniques de la toilette pour y inscrire une part –
insupportable – de jouissance : « ANDRÉE. […] tu t’es lavée ? / CHANTAL. Je préfère après le café. […]
Maintenant je vais me laver. Frotter mon corps… très fort. Ça fait circuler le sang… C’est bon. / ANDRÉE. Tu
finiras mal » – Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., pp. 55-56.
105
Michel Vinaver, « Présentation des œuvres », in Théâtre complet, t. 1, op. cit., p. 26.

510
exclusive de son aîné : « Et vous refaites la maison mais quelle révolution »106.
A ce complet réaménagement fait écho le grand déménagement annoncé à la fin des
Travaux et les jours et amené à réunir Guillermo, Nicole, Yvette et leurs ouailles dans ce que
cette dernière appelle « la maison du berger »107. Souvent réduits à n’être que de pâles icônes
d’un quotidien standardisé échouant à offrir la moindre protection, le lit et la table deviennent
ici les déclencheurs d’une utopie indistinctement domestique et sociale, sexuelle et politique,
qui résiste insolemment à la déstructuration du Service Après-Vente et à la décomposition des
liens qu’elle est censée engager :
NICOLE. D’abord la table une grande table sur laquelle on pourra tout faire […]
Poser les coudes manger préparer les petits plats écrire repasser […]
Se lire ce qu’on aime à haute voix et eux faire leurs devoirs […]
YVETTE. Un lit d’abord un grand lit où on pourra plonger tous les trois
NICOLE. Et tenir conseil
YVETTE. Où on sera à l’aise pour tenir tous les trois et pour nos ébats
NICOLE. En long et en large […]
YVETTE. Je dormirai entre vous deux
NICOLE. Chacun son tour au milieu108.

« Objet médiumnique de la vie familiale »109 dont on a vu qu’il est au cœur de bien des
asservissements et de bien des batailles quand il ne se voit pas métamorphosé en billard
(l’avortement de Catherine dans Histoire de dires) ou en billot (le meurtre de Jeanine dans
L’Entraînement du champion avant la course), la table apparaît désormais comme une page
blanche ouverte à tous les possibles. C’est sur une image fort semblable que finit le spectacle
de Foucher, laissant aux spectateurs – et aux spectatrices – la charge de prendre possession
des lieux et de la parole afin d’imaginer de nouveaux moyens d’utiliser, ou de ne pas utiliser,
leur table : « J’ai peint ma table de la même couleur que mon mur : en blanc ! pour qu’elle se
confonde, et quand il n’y a rien dessus je l’aime beaucoup ! »110. Avant qu’elle ne lui confère
cette virginité réconciliatrice, l’actrice aura d’ailleurs déployé bien des potentialités de la
table, évoquant les ébats susceptibles de se substituer à l’épluchage des pommes de terre, se
cachant dessous comme un enfant ou montant dessus pour danser :
A partir de là, on a découvert toute la folie potentielle de la femme, sa vitalité, son humour, son pouvoir
de dérision, tout ce qui était caché derrière les paroles enregistrées : parce que, quand tu es mariée, que
tu as des enfants, tu ne racontes pas spécialement que tu as passé un quart d’heure à faire la folle.
Souvent des femmes m’ont dit : « c’est bien », « c’est bien d’être ensemble autour d’une table ».
Effectivement, j’ai préféré montrer la folie bien enfouie, cette folie régénératrice, que « je suis contente
quand la table est bien mise, quand je remplis bien mon rôle social, que je suis bien normalisée… » « et
quand je ne le suis pas je le garde pour moi »… et la parole s’arrête sur un vide.

106
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., p. 65.
107
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., p. 71.
108
Id., pp. 65-68.
109
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 71 – nous renvoyons par ailleurs à l’intégralité des pages
70 et 71, spécifiquement consacrées au motif de la table dans les dramaturgies quotidiennistes.
110
Michèle Foucher, La Table, op. cit., p. 30.

511
Et pour finir, montrer ce potentiel, par exemple quand je danse un tango déchaîné sur la musique du
transistor, cela fait plaisir, les femmes le reçoivent très bien. Elles se disent : « Elle, elle ose ! ». Car il
faut bien voir que c’est une vraie transgression de montrer ça… et aussi de le montrer au théâtre. On
préfère montrer une femme à poil qu’une femme burlesque avec son imagination folle, qui fait exploser
l’image de la femme « d’intérieur » et surgir une autre forme de plaisir que celui délimité pour elle par
le pouvoir social masculin111.

Montrer un potentiel, suggérer des possibles, émettre les indices minimaux d’une
capacité à renoncer à soi-même, d’une aspiration à devenir autre… L’enjeu, une nouvelle fois,
est de ne pas réduire le personnage à ce que la société lui fait, l’autorise ou lui interdit de
faire. Même si elle apparaît souvent sous des formes moins évidentes que celles que nous
avons évoquées jusqu’ici, on retrouve semblables ouvertures dans presque toutes nos pièces.
On pense à la rumba inconséquente de Marie et à la rêverie créole qu’elle insinue au cœur du
pavillon de campagne ou encore à sa proposition plus immédiate d’aller ramasser des
châtaignes dans le jardin. On pense aussi aux rébellions croisées d’Otto et de Martha contre
l’ordre quotidien dans Mensch Meier, aux fantasmes aériens du premier dès lors qu’il s’affaire
à la construction de ses maquettes d’avion, aux combats bien plus concrets de la seconde dès
lors qu’elle a décidé de quitter le domicile familial et doit se livrer à un douloureux corps à
corps avec sa nouvelle cafetière :
Otto seul sur une petite colline, en tenue de loisirs. Il tient un appareil dans la main et regarde son
avion voler dans les airs.
OTTO. Dans ce métier, on n’a pas le droit d’avoir peur. Il rit. C’est sûr, pas d’assurance-vie pour un
pilote d’essai, mais, il rit, on peut aussi bien mourir dans son lit.
Pause. Chut, si quelqu’un t’entend ! Il regarde autour de lui et sourit, il n’y a personne. Au-dessus, on
est libre ! Il rit et hoche la tête112.

Martha seule dans une petite chambre. Elle vient à peine d’arriver. Elle a posé toutes ses affaires au
hasard. Elle est en train de ranger. En même temps, elle se prépare un café, mais cela dure
anormalement longtemps, parce que Martha ne sait pas se servir de la cafetière. On remarque qu’elle
s’en veut de s’en tirer si mal. Elle est épuisée, lutte contre elle-même, essaie de garder son calme. Elle
avale le café, assise là, regarde autour d’elle, pleure.
Silence113.

111
Michèle Foucher, « La Table, dessus, dessous. Paroles de femmes », art. cité, pp. 123-124. De ce quart
d’heure de folie, rapprochons un autre très beau quart d’heure de théâtre, celui que s’octroie Louise alors que la
cadette fait sa sieste et que l’aînée n’est pas encore rentrée de l’école : « Je m’assieds ; je fume une cigarette.
Toute envie de travailler s’en va. En attendant le second souffle, je prends mon quart d’heure. […] / Un quart
d’heure à ne plus être personne / non / tous les visages de la journée / entrent dans la chambre / avec leurs mots,
leurs besoins. / Alors face à cela / je mets une pancarte / fermé pour un quart d’heure. […] / La cigarette se
consume, / a fini de se consumer. / Un peu de fumée / sur de la cendre blanche / c’est fini. / Le quart d’heure est
passé. / Un quart d’heure pour prendre le pouvoir / (le quart d’heure que chacun s’accorde chaque jour pour
prendre le pouvoir) » – Armand Gatti, La Journée d’une infirmière, op. cit., pp. 37-38. Nous nous plaisons à
imaginer qu’une actrice qui jouerait le personnage d’Andrée alors qu’elle « ouvre la radio, se sert un café » et
« regarde droit devant elle » après que toute la famille a pris son petit-déjeuner (Marianne…, op. cit., p. 56) ou
qui incarnerait Mlle Rasch tandis qu’elle « fume sa cigarette lentement et avec application » (Concert à la carte,
op. cit., p. 92) puisse suggérer ce monologue par son seul jeu et son seul corps ; nous serions alors au cœur de la
nouvelle économie politique de la visibilité qui constitue notre objet et que visent les théâtres du quotidien.
112
Franz Xaver Kroetz, Mensch Meier, op. cit., pp. 368-369 – nous traduisons.
113
Id., p. 384 – nous traduisons.

512
Restituées dans leur intégralité, ces deux scènes qui closent respectivement l’acte I et l’acte II
(sous les titres « Gipfelstürmer » et « Aufstand », « A l’assaut des cimes » et « Rébellion »),
montrent des actions ambivalentes qui ont toutefois en commun de proposer un pas de côté
par rapport aux contraintes imposées par la répétition routinière du même : escapade en plein
air scandée par les rires, la première relève de la fuite et se joue à côté du réel ; activité
domestique en huis clos achoppant sur des pleurs, la seconde se joue contre lui et signe les
prémices d’un saut dans l’inconnu beaucoup plus périlleux que celui que projette Otto par
procuration. A rebours des séances de « bricolage » de Georges dans Loin d’Hagondange et
de la tapisserie à laquelle s’applique consciencieusement Mlle Rasch dans Concert à la carte,
l’aéromodélisme auquel Otto consacre son temps libre s’offre comme une échappatoire qui
instaure le plus grand écart entre sa vie rêvée et sa vie constatée et suggère qu’il ne
s’accommode aucunement des limites auxquelles cette dernière le cantonne. Quant à la
pantomime muette de Martha luttant contre elle-même, sa durée exceptionnelle – « das dauert
unheimlich lange » – nous invite à mesurer l’importance de ce qui ne désigne rien moins
qu’une conquête d’indépendance, conquête contrariée et dénuée de triomphalisme qui inscrit
pourtant au cœur de la pièce l’exercice (balbutiant) d’une volonté et la possibilité (incertaine)
de s’approprier le quotidien114.
Les comportements de Philippe dans Dissident, il va sans dire et de Fage dans La
Demande d’emploi échappent davantage à la prise et l’on ne saurait vraiment dire, face aux
chemins buissonniers qu’ils empruntent, s’il s’agit des derniers symptômes de leur mutilation
ou des signes de plus en plus vivaces de la résistance qu’ils lui opposent. Au cœur de la
recherche vinavérienne, cette ambiguïté constitue précisément le nœud d’un rapport dissident
au pouvoir qui échappe à l’alternative de l’adhésion et de l’opposition :
Le réfractaire n’est pas le rebelle.
Il ne vient pas s’opposer au réel ou à l’ordre social.
Mais il se trouve que quelque chose fait que ça ne colle pas et donc son comportement est à l’écart de ce
qu’on attend, et c’est souvent plus intolérable.
C’est l’empêcheur de danser en rond, pas par un mode déclaratif de comportement, mais par une

114
Si Kroetz renonce ici à la piste d’une conversion ménageant l’horizon des luttes sociales et s’il semble déjà
s’engager sur la voie d’un humanisme privilégiant les ressources individuelles de chacun et la capacité des
hommes les plus assujettis à se construire des « nids » à l’intérieur d’une réalité insupportable, la fin de Mensch
Meier ne s’inscrit pas moins dans le cadre de son évolution en ouvrant sur des perspectives positives qui donnent
à penser que l’apprentissage de Martha – comme celui des siens – n’est pas prêt de s’arrêter : « LUDWIG. Là où
je suis pour le moment, je peux pas rester. La boîte garde ça juste pour les travailleurs immigrés et faut avoir dix-
huit ans pour qu’ils fassent une exception. / MARTHA hoche la tête. C’est beau de te voir courageux. / LUDWIG.
Donne-moi un peu ta main. Martha lui donne la main. Ludwig la serre. […] On s’installe ensemble tous les
deux, sinon je donne ta nouvelle adresse au papa. Il rit. / MARTHA. Du chantage ! Pause. Dans un ou deux mois,
peut-être, quand chacun saura voler de ses propres ailes. Sinon je serais pas capable de m’occuper de toi, parce
qu’il faut d’abord que je pense à moi et ça, j’ai pas l’habitude. / LUDWIG. Et papa ? / MARTHA hausse les
épaules, calmement. Va falloir qu’il fasse pareil. / LUDWIG. Quoi ? / MARTHA. Ce qu’on fait, nous. Apprendre »
(id., acte III, scène 9, pp. 399-400 – nous traduisons).

513
opacité. […]
Est-ce de la passivité ? Dans L’Objecteur, s’asseoir c’est un acte de passivité, mais non, pourtant pas…
S’asseoir et poser son arme à côté de soi, c’est peut-être le contraire de la passivité, mais en tout cas
c’est le contraire de la formulation d’une idéologie, d’un dogme, d’une opinion115.

Les deux pièces ménagent d’ailleurs une place à cette alternative comme pour mieux signifier
les lignes de fuite que tracent les deux personnages : d’une part, on trouve les mots d’ordre
d’instances normalisatrices qui ne cessent d’en appeler à la nécessité de réintégrer au plus vite
l’ordre social en faisant quelque chose, en s’y employant faute d’être encore employé
(« HÉLÈNE. Tu me ferais tellement plaisir si tu rangeais tous ces disques qui prennent la
poussière sur le tapis »116, « LOUISE. Mon chéri plutôt que de tourner en rond comme un ours
si tu triais tes illustrés ? »117) ; d’autre part, se dessine l’horizon d’une contestation frontale,
passée (le militantisme de jeunesse d’Hélène), fictive (la grève qui permet à Philippe d’éluder
les questions sur son nouveau travail) ou présente (l’activisme gauchiste de Nathalie). Tendus
entre ces deux pôles, les deux hommes pratiquent l’art de l’esquive et leur seule façon d’être
là, « affalement » de Philippe, « prostration » de Fage118, suffit à déstabiliser ceux qui les
entourent et à nous déstabiliser à notre tour119. Ne pas entendre le réveil, manquer un rendez-
vous et faire « faux bond » à son père, ne pas s’intéresser au Chili, dormir (Dissident…), ne
pas vouloir fêter son anniversaire, ne pas aller chercher son allocation chômage, rester « la
tête enfouie dans l’oreiller » sans répondre aux questions ou s’occuper à suivre le parcours
d’une poussière (La Demande d’emploi)… Ces actes sont « proches du non-acte, de
l’abstention, de l’incapacité de. Comme on est dans l’immotivé, l’injustifiable (il n’y a pas

115
Michel Vinaver, « Le personnage du réfractaire », entretien avec Jean-Claude Lallias (novembre 1999), plage
17 du disc-compact accompagnant Michel Vinaver. Théâtre aujourd’hui, op. cit. Vinaver cite lui-même cet
extrait dans Michel Vinaver, La Visite du chancelier autrichien en Suisse, Paris, L’Arche, 2000, pp. 25-27 (ce
texte est la transcription de l’intervention de Vinaver dans le cadre des Journées littéraires de Soleure ; il y
explique pourquoi il « s’abstien[t] d’être de la fête » suite à l’accueil chaleureux que les autorités suisses ont
réservé à Wolfgang Schuessel – alors que le Parti libéral de Joerg Haider a rejoint la coalition gouvernementale
autrichienne – et revient dans ce cadre sur la façon dont il envisage la responsabilité de l’écrivain, insistant sur le
fait que son geste, « objection » ou « abstention personnelle », ne relève ni du verdict, ni du message, mais de
l’incapacité – « je ne peux pas en être », ibid., p. 39). Sur la posture assise, qui se distingue à la fois, rappelons-
le, de la posture debout et de la posture couchée, on se reportera utilement à ce qu’en dit Barthes dans son cours
sur le Neutre : « Le Wou-wei a sa posture, à la fois symbolique et effective (efficiente) : le s’asseoir. On sait que
c’est l’étymologie même du Zen : zazen : s’asseoir, posture commune du Zen et du Tao […]. En dépit de sa
négativité “forte”, ne pas aplatir le geste (la posture) : s’asseoir est actif = acte, antonymique à “se laisser tomber
sur place” […]. Car l’assis pense, veille […], jouit dans la paresse » – Roland Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 232.
116
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, op. cit., p. 10.
117
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 37.
118
Cf. Michel Vinaver, Dissident il va sans dire, op. cit., p. 8 et p. 21 « Ça me fait mal de te voir affalé là parmi
les disques tu sais ne pas avoir un but dans la vie », « je ne te vois jamais avec un livre […] Il ne suffit pas de
rêvasser » ; cf. Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 47 et p. 86 : « Papa est resté toute la matinée
prostré dans ce fauteuil », « Mon chéri depuis ce matin tu n’as pas bougé […] Fais quelque chose ».
119
On retrouve ce jeu contrapuntique dans le trio que forment Julien, Le Peletier et Pellisson dans L’Objecteur –
cf. Michel Vinaver, « Notes en cours de frappe », in L’Objecteur, Paris, L’Arche, 2001, p. 152 : « Formant un
trio avec Julien, tous trois littéraux : – Le Peletier : l’agissant, le rebelle – Pélisson, le soumis au destin ».

514
d’attendus), l’effet “désordre” sur la Société, sur le Système, est dévastateur plus que ne le
serait une opposition, une protestation, une rébellion »120. On retrouve ici des phénomènes
d’esquive très proches de ceux que nous avons observés au sujet de certaines jeunes filles de
nos pièces, plus proches encore de l’offense opaque et dévastatrice qu’oppose Bartleby à son
supérieur lorsqu’il dit « préférer ne pas » :
La formule est ravageuse parce qu’elle élimine aussi impitoyablement le préférable que n’importe quel
autre non-préféré. Elle abolit le terme sur lequel elle porte, et qu’elle récuse, mais aussi l’autre terme
qu’elle semblait préserver, et qui devient impossible. En fait, elle les rend indistincts : elle creuse une
zone d’indiscernabilité, d’indétermination, qui ne cesse de croître entre des activités non-préférées et
une activité préférable. […] Je préfèrerais rien plutôt que quelque chose : non pas un volonté de néant,
mais la croissance d’un néant de volonté. Bartleby a gagné le droit de survivre, c’est-à-dire de se tenir
immobile et debout face à un mur aveugle. Pure passivité patiente comme dirait Blanchot. Etre en tant
qu’être, et rien de plus. On le presse de dire oui ou non. Mais s’il disait non (collationner, faire des
courses…), s’il disait oui (copier), il serait vaincu, jugé inutile, il n’y survivrait pas. Il ne peut survivre
qu’en tournoyant dans un suspens qui tient tout le monde à distance121.

Apprendre à tirer à l’arc sans cible ni flèche et distribuer au tout-venant sa collection


de pipes : happenings situationnistes, ces deux actions singulièrement anomales surgissent
dans les derniers morceaux de La Demande d’emploi. La première s’inscrit dans la rêverie
malgache du retour aux origines, mêlant dans un même mouvement l’enfance de Fage et celle
de l’humanité. Gratuite et inoffensive, elle fait contrepoint à la sauvagerie stratégique du
monde économique telle que Wallace l’expose au moment même où Fage s’essaye à tirer :
« Vous verrez c’est un monde passablement carnassier », « Vous aurez à affronter des
géants », « Toute la jungle des charters », « Vous découvrirez les points de moindre résistance
où vous pourrez pénétrer »122… De même, elle se distingue de l’ethos sportif que n’a cessé de
valoriser Fage au cours de l’entretien dans le but de faire oublier son âge (« j’ai toujours fait
ce qu’il fallait pour rester jeune et pour commencer une demi-heure de gymnastique tous les
matins »123). La deuxième action s’inscrit elle aussi dans un insituable entre-deux : à rebours
des demandes répétées de rangement de Louise, comme des attaques frondeuses de Nathalie
contre l’ordre bourgeois (l’adolescente vole de l’argent, découpe sa ceinture au canif,

120
Id., p. 151.
121
Gilles Deleuze, « Bartleby, ou la formule », in Critique et clinique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 92.
Que l’on songe à ce passage du morceau 28 de La Demande d’emploi où Fage se refuse précisément à répondre
par oui ou par non : « LOUISE. Je lui ai demandé comment cette interview s’est passée […] Il m’a regardée
comme s’il ne comprenait pas ma question […] Il avait la tête enfouie dans l’oreiller […] Tu es fâché ? Tu n’es
pas content que je travaille ? […] Est-ce qu’il y a un peu d’espoir ? […] Oui ou non tu sais je ne te demande
qu’un tout petit mot / FAGE. Il y a des petits mots qui vous engloutissent » – Michel Vinaver, La Demande
d’emploi, op. cit., pp. 91-92. Dans la même perspective, rappelons ce que dit Vinaver de Philippe dans sa
présentation de Dissident, il va sans dire : « Mais lui passe aussi son temps à se dégager. D’elle. De la société.
Du monde. Dissident, il l’est avec passivité. Une tranquille et formidable passivité. Il parle mais se délie des
paroles qu’il prononce. Disons peut-être que chez lui il n’y a pas adhérence. Il va. Il va sans dire » – Michel
Vinaver, « Présentation des œuvres », texte cité, pp. 26-27.
122
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 94.
123
Id., p. 34.

515
cambriole la Maison du Caviar…), le don se voit doté d’une force éminemment subversive
tant il échappe à tout projet identifiable, provoquant d’ailleurs aussitôt la suspicion des
passants et de la police :
NATHALIE. Il paraît que c’était à mourir de rire les gens n’osaient pas
LOUISE. Quoi ?
NATHALIE. Prendre tendre la main ils pensaient qu’il y avait un truc là-dessous un piège et puis il y a le
commissariat à côté124

FAGE. Avec sa bobonne qui lui tenait bien le bras comme si elle avait peur que tout d’un coup tout d’un
coup il s’est envolé alors j’ai dit mais si prenez-la et il a dit mais de quel droit ? Un régal j’ai répondu
ben c’est mon droit et la bobonne est intervenue en disant on va voir ça c’est un régal […]
C’est alors que les trois flics ont rappliqué […]
Et c’est à vous elles viennent d’où et puis c’est pour quoi faire que ? Vous n’allez pas me les
confisquer ? Et pourquoi vous n’êtes pas au travail aujourd’hui ? Il a voulu voir mon dernier récépissé
d’allocation chômage ils étaient tous les quatre très jolis mais ce qui m’a surpris ils sont théoriciens ils
vous expliquent ils veulent tout de suite tous ensemble vous expliquer125.

D’où viennent ces pipes ? A qui sont-elles ? Pourquoi les donner ? Qu’y perd Fage ? Qu’y
gagne-t-il ? Ce geste qui ne cache rien, dont le seul but assignable est précisément de ne plus
rien cacher (« j’ai décidé de plus rien cacher plus rien avoir »126), met un terme à une
collection qui constituait l’une des grandes passions de Fage et dont il s’apprêtait à élaborer le
catalogue. Loisir que Vinaver prête à nombre de ses personnages (dans Les Travaux et les
jours, Cécile collectionne les nappes brodées de tous les pays et Guillermo, les anciens
modèles de moulins à café, dans Par-dessus bord, Dehaze collectionne les tabatières), la
collection associe le « goût d’être ailleurs »127 et l’impossibilité de s’y rendre effectivement.
Dès lors, si sa dilapidation marque l’état critique du personnage et la dissolution de tous ses
repères, elle montre également sa disposition à entamer de nouveaux voyages bien moins
sécurisants et s’offre comme une étape déterminante de sa métamorphose : « ce hara-kiri
symbolique doit bien être pris comme un adieu au bourgeois louis-philippard qu’il a été, ou a
rêvé d’être, que ses parents ont peut-être été, qu’il ne peut plus être »128.

124
Id., p. 73.
125
Id., pp. 88-89.
126
Id., p. 87.
127
Id., pp. 40-41 : « FAGE. J’ai une collection de pipes de tous les pays / WALLACE. Qu’est-ce qui vous a incité à
l’entreprendre ? / FAGE. Toujours la même chose le goût d’être ailleurs chaque pipe évoque un lieu ». Sous ce
prisme, la collection a les mêmes vertus – et les mêmes limites – que l’aéromodélisme dans Mensch Meier.
128
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 72-73. Voir, à ce sujet, ce que dit Benjamin du
collectionneur dans le cadre de l’intérieur louis-philippard : « Le collectionneur est le véritable occupant de
l’intérieur. La transfiguration des choses, il en fait son affaire. La tâche qui lui incombe est digne de Sisyphe : il
doit, en possédant les choses, les dépouiller de leur caractère de marchandise. Mais au lieu de la valeur d’usage,
il ne leur prête que la valeur qu’elles revêtent pour l’amateur. Le collectionneur se transporte en rêve non
seulement dans un monde lointain ou disparu, mais aussi dans un monde meilleur, où, certes, les hommes sont
tout autant que dans le monde de tous les jours démunis de ce dont ils ont besoin, mais où les choses se trouvent
dispensées de la corvée d’être utiles » – Walter Benjamin, « Paris, capitale du XXe siècle », art. cité, p. 57.

516
Enfin, au compte de ses saillies ou de ces enclaves qui font émerger de nouveaux
modes d’être au monde et suspendent l’exercice du pouvoir, il faut reverser les quelques
répliques de La Demande d’emploi qui échappent à l’interpénétration de la sphère
professionnelle et de la sphère domestique. « Toute cette ville non ce n’est pas la ville c’est
tout l’univers mets ta main ici tu sens comme mon cœur bat »129, « Papa suis-bien la courbe
de la combe »130 : faisant surgir Londres et Courchevel au cœur de l’entrelacs censé marquer
la dissolution des frontières entre dedans et dehors, ces quelques échanges venus d’ailleurs
font résonner des harmoniques inédites, communion du père et de la fille, communion du
cœur et de l’univers, de l’intérieur et de l’extérieur131. Si ces deux espaces constituent des
objets récurrents du discours et apparaissent chargés, dans ce cadre, d’un incontestable poids
de réalité (comme destination d’un voyage scrupuleusement organisé en vue de l’avortement
de Nathalie, comme destination de vacances tout aussi organisées que CIVA projette
d’ajouter à son catalogue), ces irruptions fulgurantes, au présent, d’une parole émise depuis
les hauteurs de Londres ou des Alpes sont protégées des assauts de la société et semblent
relever de ce mode de vie « déconnecté » dont Nathalie fait l’éloge et dont Fage fait peu à peu
l’apprentissage : « Je veux enfin j’essaie de vivre de façon déconnectée on fait une chose
pleinement une autre pleinement on n’essaie pas de relier sinon »132. Cette déconnexion
indissociablement formelle et politique, déconnexion par rapport à l’organisation spatiale de
la pièce et à l’enchevêtrement de ses répliques, déconnexion par rapport aux normes et aux
pressions sociales, déconnexion par rapport au jeu de rôles très codifié auquel se prêtent le
père et la fille sur le territoire domestique, ouvre la possibilité de connexions nouvelles qui
dessinent les contours d’une communauté affective dissidente. Sous la forme du duo filial,
cette communauté minimale rejoint les trios de Nina… et des Travaux et les jours, mais aussi
les couples plus ou moins éphémères formés par Ginette et Kacem (Clair d’usine), Martha et
Ludwig (Mensch Meier), Liliane et Jeanine (L’Entraînement…), Marie et Jorgos (La Bouc),
Rovo et Abram (Scènes de chasse…), Sepp et Beppi (Train fantôme)… Autant de couples
inattendus dont les tendresses fugaces et les répliques momentanément accordées offrent
quelques respirations au sein des théâtres du pouvoir des années soixante-dix et nourrissent,

129
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 54.
130
Id., p. 85.
131
Se laissant aller à la confidence, Fage évoque explicitement cette communion lors de l’entretien : « Le ski
c’est la rupture avec tout ce qui est confus mesquin c’est échapper à la pesanteur on s’envole c’est l’inconnu
qu’on pénètre ce sont tous les muscles qu’on gouverne il y a comme une harmonie entre l’immensité qui vous
entoure et l’intérieur du corps et c’est ma fille avec elle en ski on s’accorde nous formons un couple célèbre à
Courchevel ah le père et la fille Fage » (id., pp. 50-51).
132
Id., p. 35.

517
en creux, l’espoir d’autres mondes possibles, dussent-ils se construire à l’intérieur du monde
existant faute de pouvoir s’y substituer133…
Sur le mode du fantasme ou du jeu, de la suspension ou de la transgression, les
différents exemples que nous avons convoqués en appellent à de nouvelles façons d’habiter le
quotidien et de s’y faire une place. S’agit-il par là de maintenir l’horizon d’un monde
transformable ou de suggérer plus modestement la possibilité de chacun de se construire
quelques niches protectrices, oasis imaginaires, enclaves libertaires, nids familiaux, dans une
réalité décidément trop opaque pour envisager d’autres révolutions que moléculaires ? Les
communautés affectives qui se dessinent de loin en loin dans nos pièces sont-elles le ferment
d’une société nouvelle dont elles chercheraient à aviver l’attente et l’espoir ou tracent-elles au
contraire les limites qui bornent désormais nos marges d’action et d’invention ? Parce qu’elles
reprennent certaines des exigences du théâtre politique telles qu’elles ont été formulées aux
grandes heures du brechtisme tout en assumant une position de repli teintée de scepticisme,
les dramaturgies quotidiennistes sont une nouvelle fois sous tension. Si l’on valorise souvent
celles d’entre elles qui réservent la plus grande part aux forces réactives des petites gens, ne
pourrait-on justement regretter que les voies libératrices qu’elles frayent officialisent le
retournement de tendance en les cantonnant au territoire infra-historique des manières de faire
et de vivre, de rêver et d’aimer ? A déployer avec tant d’attention le spectre des tactiques
bricoleuses sans marquer au sceau du manque l’absence de grandes luttes organisées, la
pointe du propos n’en vient-elle pas à s’émousser ? Donnant la réplique au théâtre du
quotidien, la pièce Clair d’usine en évite les réductions en soulignant précisément ce qui, dans

133
Plus que ses pièces, les films de Fassbinder réservent une place sensible à ces moments de pause et
d’accalmie qui inscrivent au cœur de la réalité la plus noire la possibilité de liens intersubjectifs qui échappent
aux rapports de domination : « Le lien est-il brisé entre l’individu et le groupe, n’y a-t-il aucune force pour
entourer l’individu ? Bref, la cause serait-elle entendue ? Tout ce qui entoure encercle vite : dans Pourquoi
Monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ?, les pousse-au-crime sont la famille, les amis, le voisinage.
L’entourage, synonyme de l’horreur. […] On trouve pourtant dans certains films de Fassbinder la représentation
d’un groupe soudé par un autre lien que le désir négatif de surveillance. C’est la communauté discrète et passive
des victimes. Dans Le Droit du plus fort, ce sont ces personnages secondaires qui n’interviennent qu’une fois,
pour accompagner les fins de séquence de leur regard […]. Le prolétaire Fox est trompé par des homosexuels
grands bourgeois qui n’en veulent qu’à son argent ; des témoins assistent et compatissent : l’employée de
l’agence de voyage, la voisine. Les séquences se terminent sur leur regard horrifié ou désapprobateur. Cette
communauté reste fantomatique et impuissante. Dans Lili Marleen, la chanson chantée par Willie (Hanna
Schygulla) rassemble les soldats, allemands, puis ennemis […]. La communauté existe le temps d’une chanson.
[…] Les moments les plus inoubliables des films de Fassbinder sont des moments d’étreinte, instants de pause
dans la douleur. […] Elles donnent l’espoir d’une communauté possible dont elles seraient la matrice. Dans
Tous les autres s’appellent Ali, l’immense Salem danse avec la petite Brigitte Mira dans l’arrière-salle d’un
café. […] L’image la plus folle de ce suspens se trouve à la fin du Soldat américain où trois corps dansants dont
deux enlacés, au ralenti, esquissent une possible communauté affective. [...] La magnifique chanson écrite par
Fassbinder et interprétée par Günther Kaufman, So much tenderness, dit soudain l’excès de tendresse qui
recouvrait cette chape de plomb et l’effort d’un homme pour relever un ami blessé se transforme en étreinte
infinie » – Stéphane Delorme, « So much tenderness », in Théâtres au cinéma, op. cit., pp. 12-13.

518
le quotidien, ne se laisse pas réduire ; mais ce geste d’évitement lèse inévitablement le constat
de sa charge critique, quand les effets de clôture et d’étouffement produits par des pièces
comme Travail à domicile ou Loin d’Hagondange nourrissent à nos yeux des forces de refus,
de contestation et de questionnement autrement plus déstabilisantes (sous le terme de
fatalisme, se joue une absence de perspectives dont on a vu que le lecteur-spectateur ne
pouvait pas s’accommoder, l’impossibilité de cette accommodation constituant le lieu exact
de l’efficacité politique de ces pièces). Que l’on songe aux objections de Pierre Macherey à
l’encontre des analyses de Michel de Certeau :
Exalter les miracles permanents auxquels le quotidien donne lieu en en effectuant ce que Claude
Grignon et Jean-Claude Passeron appellent perfidement « l’empoétisation » […], n’est-ce pas nourrir
chez le dominé ou chez l’esclave l’inclination à demeurer dans sa position inférieure, en lui offrant,
comme à un enfant, la diversion mirobolante du jeu, et en lui déclarant démagogiquement : « c’est toi
qui as la meilleure part, et tu aurais bien tort de chercher à t’en dessaisir, car elle est ton privilège
inaliénable » ? Suivant de Certeau, on peut toujours prendre des libertés par rapport au système, et la
toute première question qu’on a à se poser face à ses interventions, si oppressantes soient-elles, c’est
justement de savoir jusqu’à quel point il est possible de prendre par rapport à lui de telles libertés. Mais
prendre des libertés, est-ce se libérer ? N’est-ce pas au contraire entretenir avec le système dont on
négocie au plus serré la mise en œuvre, en essayant d’en parasiter les contraintes, une relation de
complicité, et du même coup participer à sa reproduction ?134

Confronté à l’ordinaire des petites gens, le théâtre est décidément sur la corde, voué à
des déséquilibres dont chacun aura à estimer les mérites ou les maladresses – selon ses goûts
esthétiques ? son statut social ? ses convictions politiques ? Idéologisant le quotidien pour en
opérer d’emblée le démontage, le théâtre risque de nous assujettir à ses vues trop unilatérales :
montrant l’inertie de gestes uniformisés, il scelle la passivité des personnages et leur dénie la
possibilité de « se tenir droit » ; introduisant quelques « premiers pas » placés sous le signe
d’une trop lisible prise de conscience, il cède à d’obsolètes naïvetés et menace de lancer
d’insupportables messages. Qu’au contraire, il exalte les virtualités de la vie journalière, se
refusant obstinément à viser une cible, il saura nous « déranger sans invectives »135 et pourra
nous réconcilier avec le réel, mais ce sera alors au risque de nous faire accepter l’ordre à
l’intérieur duquel il a su tracer des chemins de traverse et trouver place pour quelques libertés
réconfortantes. Sans doute s’agit-il d’ailleurs moins de lignes de fracture opposant une partie
du corpus à une autre (Kroetz à Vinaver, Wenzel à Besnehard), que de lignes de tension qui
travaillent l’ensemble des théâtres du quotidien au cours d’une décennie qui semble donner
d’autant plus d’extension au terme « politique » qu’elle en abandonne peu à peu certains

134
Pierre Macherey, « Michel de Certeau : L’Invention du quotidien », in La Philosophie au sens large, actes du
groupe d’études animé par Pierre Macherey, 5ème série (2004-2005), p. 437.
135
Jacques Lassalle, « Envoi », art. cité, p. 25.

519
territoires136. La part de jeu et de rêve que ménagent les dramaturgies quotidiennistes en leur
sein est teintée d’ambivalence, prise entre repli sur soi et ouverture sur d’autres mondes
possibles, dénégation et invention. Réservant une place tout aussi discrète qu’insistante à
l’utopie, toutes se refusent à lui assigner des buts, à l’inscrire dans un projet ou a en fixer la
place, laissant au spectateur la liberté – et la charge – de mener hors du théâtre et dans sa vie
les questionnements que la scène a permis de susciter.

136
Cette « empoétisation » du quotidien apparaît avec de plus en plus d’insistance dans les pièces de Kroetz, au
point qu’il a pu être taxé de conservatisme : « On émet l’hypothèse que le dramaturge Kroetz est un auteur
profondément conservateur, dont les propos humanistes généraux peuvent indifféremment être étiquetés
chrétiens ou communistes. La compétition et la pression de la rentabilité appartiennent au monde du travail ; la
famille, qui représente la plus petite unité de solidarité entre les hommes, est un lieu protecteur et sécurisant.
L’image traditionnelle de la famille, assimilée à un nid et dépeinte chez Kroetz comme une niche de résistance
contre les prétentions de la société (capitaliste), a des résonances conservatrices et patriarcales » – Michael
Töteberg, « Ein konservativ autor – Familie, Kind, Technikfeindlichkeit, Heimat : traditionsgebunde Werte in
den Dramen des Franz Xaver Kroetz », in Otto Riewoldt (dir.), Franz Xaver Kroetz, Frankfurt/Main, Suhrkamp
Verlag, 1985, pp. 284-285 (cité et traduit par Florence Baillet, L’Utopie en jeu, op. cit., p. 234). L’étude que
propose Baillet de Ni chair, ni poisson – pp. 203-235 – met effectivement l’accent sur le reflux de l’utopie, la
critique de ses excès (via les personnages de Hermann et Edgar qui défendent deux utopies antagonistes,
« utopie-dogme » du syndicaliste communiste et « utopie-fuite » de celui qui aspire au retour d’un âge d’or
préindustriel, l’une et l’autre ayant en commun de nier complètement la réalité), et la promotion corrélative
d’une « utopie réduite », pragmatique, qui puise dans la capacité des individus à s’adapter à la réalité pour
assurer leur survie (capacité dont témoignent les personnages féminins, Emmi et Helga, étant manifestement
entendu que les femmes se laissent moins souvent séduire par les grands appareils conceptuels…). Or cette
utopie réduite se manifeste à travers une certaine « idéalisation du quotidien », désormais capable d’offrir
quelques protections contre les assauts de la société, comme le montre la dernière scène de la pièce : « La
cuisine, très éclairée, chaude. Emmi enceinte de plusieurs mois. Helga cuisine, Emmi est assise sur un coin de la
table de la cuisine en dévorant, un enfant pleure (si possible le deuxième enfant est également présent),
Hermann a éloigné un peu sa chaise de la table, de temps en temps il se contorsionne, se tient le ventre. Scène
très longue, libératrice mais douloureuse, les personnages épuisés reprennent haleine. HELGA (tend un bol à
Hermann). Bois ça, c’est chaud. / HERMANN (boit, pause. On frappe) / HELGA (va à la porte, ouvre) / EDGAR
(devant la porte, très nu, trempé et tremblant) / EMMI (le regarde, mais continue de manger) / EDGAR (fait un
pas) J’ai froid. / HELGA (hoche la tête, lui donne une couverture, retourne à son four) / EDGAR (s’enroule dans
sa couverture, regarde les autres, attend, personne ne le regarde, lentement il s’approche. Pause) / HELGA (pose
une assiette de soupe sur la table) Mange. (elle retourne à son four) / EDGAR (regarde, s’assoit) (pause) (ils sont
tous très occupés) » – Franz Xaver Kroetz, Ni chair ni poisson, op. cit., p. 51.

520
Photo Sabine Strosser Se refaire des forces

Le couple Maheu (Michèle Foucher et Bernard Freyd)


dans « Germinal » d’après Emile Zola. Projet sur un roman

521
Clair d’usine
Mise en scène de Guy Rétoré
T.E.P. – 1983

Marie (Hanna Schygulla) et Jorgos (Rainer Werner Fassbinder)


dans Le Bouc

522
Chapitre IV
Ordre et désordre du discours

ANNI. Un rêve, ça serait si quelqu’un s’inventait une île en mer pour lui tout
seul.
HEINZ. Une lagune.
ANNI. Juste1.

ANNA. Partout, c’est la mer, aussi loin qu’on peut voir. Elle rit. Quoi donc
sinon ?
KARL sourit. Justement. Vu que c’est une île.
ANNA, incertaine. Si une route va jusqu’à la terre ferme, ça peut pas être une
île, où on peut aller avec l’auto.
KARL. C’est la civilisation, ça. […]
ANNA. […] Si ça tenait qu’à moi, on habiterait de toute façon seulement sur
une île.
KARL. Peuplade insulaire.
Ils rient.
ANNA. Exactement2.

A travers l’écho singulier que le motif de l’île tisse entre ces deux passages extraits de
Haute-Autriche et Meilleurs souvenirs de Grado, s’affirme l’impossible insularité du
personnage quotidienniste. Or cette prise que « la civilisation » ne cesse d’opérer sur lui, qu’il
jouisse du calme de son appartement après une abrutissante journée de travail ou prenne des
vacances à des kilomètres de chez lui, se manifeste essentiellement dans la langue. Les
répliques citées en exergue en témoignent exemplairement. En effet, la seule nomination y
semble nimbée d’incertitude : au rêve d’Anni d’un territoire protégé qui lui appartiendrait en
propre, Heinz répond par un mot d’emprunt, lexicalement inattendu et sémantiquement
inadéquat (« Une lagune ») ; pour sa part, Anna exprime clairement ses doutes sur la
pertinence du terme que Karl vient d’utiliser mais ce dernier élude d’abord la difficulté par
une explication aussi grandiloquente que vague qui laisse en suspens la question du signifiant
(« C’est la civilisation, ça »), puis il convoque une formule très élaborée dont le rire des époux
corrobore l’étrangeté (« Peuplade insulaire »). Simultanément évincé (par les personnages) et
souligné (par le dramaturge) à travers la récurrence d’adverbes d’approbation qui exacerbent
paradoxalement les dysfonctionnements de l’échange (« juste », « exactement »), ce problème
de justesse et d’ajustement des mots aux choses, mais aussi des répliques entre elles, constitue
le nœud de bien des dialogues de notre corpus – même s’il convient d’emblée de signaler la
place très particulière qu’y occupe Kroetz en raison de la variété des procédés auxquels il
1
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 12.
2
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado, op. cit., p. 55.

523
recourt et de la rigueur de leur utilisation critique. Collage incertain de syntagmes empruntés
et de paroles propres marquées par l’imprécision de la syntaxe et la pauvreté du lexique3, la
langue hétérogène des personnages participe activement à leur enlisement et s’avoue comme
le lieu, le signe et l’agent du pouvoir impersonnel qui s’exerce sur eux. Aussi nous faut-il
relever les indices linguistiques qui renvoient à cette expropriation sans violence apparente
dont sont victimes les sous-privilégiés et prendre la mesure, de la citation inconsciente au
mutisme total en passant par tous les phénomènes hybrides susceptibles de s’inscrire entre ces
deux pôles, de la spécificité du langage dramatique dans les théâtres du quotidien. Conscient
de ce que ce nouvel empire du silence peut avoir de réducteur non seulement pour les
personnages mais aussi pour les écritures qui leur ont donné corps et voix, il nous faudra
également faire une place à la diversité des options choisies et des effets provoqués ainsi
qu’aux interrogations et aux expérimentations dont la parole populaire a pu faire l’objet tout
au long des années soixante-dix.

A. Discours du dehors

Dès ses premiers symptômes, la crise du drame s’est enracinée dans l’idée que les
relations intersubjectives et l’usage pleinement efficace de la parole qui les soutient ne vont
plus de soi. Les fondations éthiques et esthétiques qui légitimaient à l’âge classique la
« suprématie » du verbe en faisant de la parole la « valeur absolue de l’humain » comme celle
du théâtre se sont vues massivement ébranlées4.
Dans le dialogue traditionnel, le dire était en même temps un agir et l’élocution se plaçait sous le
contrôle d’une pensée. Le théâtre contemporain, par la voix de Beckett dans les années cinquante, mais
déjà auparavant par celles de Strindberg, Tchekhov ou Ibsen, marque le déclin de cette dialectique qui
supposait que l’homme – le personnage de théâtre – est le sujet agissant du langage et que chacune de
ses paroles – chacune de ses répliques – est sa propriété inviolable et l’extériorisation – la mise en actes
– de sa pensée. S’il faut désormais enregistrer un assujettissement, c’est bien plutôt celui de l’homme au
langage5.

L’homme ne serait donc plus l’architecte souverain d’un langage maîtrisé qu’il utilise à sa
guise, mais le locataire malhabile, sinon pavlovien, d’un édifice qui s’est construit sans lui. Ce

3
Cette imprécision est nettement renforcée dans les pièces allemandes par la coloration dialectale, dont les
traductions françaises sont bien en peine de rendre compte et sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Cf.
Franz Xaver Kroetz, Oberösterreich, op. cit., p. 93 : « Ein Traum tät sein, wenn sich einer eine eigene Insel im
Meer ausdenkt. / Eine Lagune. / Genau » ; Herzliche Grüße aus Grado, op. cit., p. 127 : « Überall is das Meer,
soweit das Auge reicht. Was denn sonst ? / Ebn. Wo es eine Insel ist. / Wenn eine Straße zum Festland geht,
kann es keine Insel sein, wo man mit dem Auto hinfahrn kann. / Das is die Zivilisation. […] / Wenn es nach mir
gehn tät, tätn mir überhaupts bloß auf einer Insel wohnen. / Insvölker. / Genau ». Dans ces extraits, les
marqueurs du parler issu des provinces du Sud sont les élisions (« is » pour « ist », « ebn » pour « eben »,
« hinfahrn » pour « hinfahren »), l’utilisation de « wo » comme cheville à valeur adversative ou causale (et non
comme pronom interrogatif à valeur spatiale), ou encore la formation du conditionnel à partir de « tät »…
4
Sur ce point, cf. Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à
Maeterlinck, Paris, José Corti, 1996, deuxième partie « Vers une dramaturgie de la parole », pp. 59-116.
5
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., pp. 112-113.

524
renversement spectaculaire se joue tout particulièrement dans la façon dont le théâtre a
progressivement porté sur la scène la parole quotidienne, vains bavardages, phrases passe-
partout, « silences bruyants comme des marchandises »6. La parole arrive désormais du
dehors – ça parle, on parle – de sorte que le processus hégélien d’objectivation des
subjectivités se trouve radicalement subverti : la parole, loin de manifester ce qui est propre
au personnage, loin d’extérioriser son intériorité, signale au contraire une expropriation,
l’intériorisation d’influences extérieures qui lui dictent son discours. Encore faut-il prendre la
mesure du caractère polymorphe de cette inflation massive des paroles du dehors qui rend
bien des personnages de notre théâtre moderne et contemporain si silencieux. « Mettre en jeu
la parole de ceux qui ne l'ont pas, ou plutôt de ceux à qui elle a été volée, interdite »7, « faire
résonner l'indigence apparente et le mutisme têtu des mots et de la langue des “gens” »8,
représenter « le prolétariat des gens privés de parole, cette forme extrême du capitalisme de
l’éducation qui ne se contente plus d’exploiter ses victimes, mais conserve le “silence” qui
revient en propre à ses bêtes de somme »9… De tels axes de recherche impliquent que
l’expropriation de la langue n’est pas un destin unanimement partagé, mais qu’au contraire
elle actualise et maintient des rapports de pouvoir traversant l’ensemble du champ social. La
souveraineté du langage sur le locuteur, son incapacité à exprimer la pensée, à dire le monde
et à porter l’action, ne saurait par conséquent être une donnée structurelle soumettant tout
individu à l’inanité sonore du verbe et à la loi de son impersonnalité, comme c’est par
exemple le cas dans le théâtre de l’après-guerre et, plus particulièrement, chez Ionesco10.
La perspective politique que nos dramaturges adoptent sur la langue s’inscrit dans la
lignée des travaux de la sociolinguistique et de l’essor tout particulier que prend, à partir des
années soixante, la réflexion néo-marxiste sur les idéologies dominantes et la formidable

6
Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre présente “La Promenade du dimanche” », in Georges Michel, La
Promenade du dimanche, Paris, Gallimard, 1967, p. 8.
7
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Pour un théâtre quotidien », art. cité, p. 9.
8
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “Théâtre du Quotidien” », art. cité, p. 32.
9
Franz Xaver Kroetz, « Horvàth d’aujourd’hui pour aujourd’hui », art. cité, p. 211.
10
Sur ce point, cf. Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., pp. 399-401 :
« [Le point de départ des nouveaux dramaturges des années cinquante réside dans cette idée commune :] nous ne
gouvernons pas le langage, mais c’est lui qui nous domine, parce qu’il ne peut se discipliner dans les canaux de
la rationalité où la culture, en Europe, a prétendu le maintenir ; inefficace s’il s’agit de traduire la pensée,
arbitraire lorsqu’il prétend figurer les choses par des mots, il est impuissant à assurer des liaisons un peu
profondes entre les gens, et son impérialisme marque la faillite des hommes à s’approprier le monde, voire à le
comprendre seulement. Mieux, ou pire : l’usage quotidien que nous faisons de la parole sert à perpétuer le plus
bouffon des mensonges, en ce qu’il accrédite cette conviction que le moi est construit conformément à une
norme qui permet de le définir, de pénétrer ses mobiles et de juger son comportement. En réalité, découvre-t-on
maintenant, le langage se produit à travers les hommes – ça parle inlassablement, de bouche en bouche, depuis
que l’univers existe – montant du fond d’eux-mêmes le plus anonyme et le plus obscur, leur procurant de
confortables mirages, mais surtout les déportant où ils ne veulent pas aller, les effilochant dans le vide et leur
dérobant de phrase en phrase le pouvoir qu’il ne cesse de leur promettre ».

525
diffusion que leur assure le développement des moyens de communication. En fait de « trésor
commun », la langue apparaît comme un système normé et normatif qui permet d’entériner
l’ordre établi et les clivages sociaux qui le structurent : d’une part, en se faisant le véhicule
d’une phraséologie mystificatrice « qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature
universelle »11 ; d’autre part, en reproduisant et en légitimant les inégalités économiques par
des répartitions disparates du « capital symbolique »12. Or, ce sont bien ces deux avatars de
l’aliénation linguistique que l’on retrouve conjointement dans nos pièces et dans le jeu
qu’elles ne cessent de ménager entre la multiplication des syntagmes figés, des slogans, des
stéréotypes, et la profonde indigence des paroles propres. C’est cette combinaison qui fonde la
dimension sociocritique des dramaturgies quotidiennistes, à rebours de toute ontologie
absurdisante ; c’est aussi elle qui les distingue de la satire de l’homme sérialisé parlant
complaisamment sous l’autorité de prompteurs invisibles qui le dispensent de toute
responsabilité vis-à-vis du réel (telle est, par exemple, l’approche de Georges Michel). Mais si
cette « politique de la langue » constitue un horizon théorique indispensable pour mieux
cerner les enjeux du traitement de la parole dramatique, elle ne saurait fournir pour autant une
grille de lecture exclusive. Le réalisme que les dramaturges ne laissent de revendiquer est
irréductible à la reproduction mimétique du parler populaire et c’est dans le souci constant de
ne jamais dissocier ces deux approches, politique et poétique, qu’il nous faut envisager la
langue et les multiples façons dont elle engage la représentation d’un pouvoir qui ne s’impose
plus de l’extérieur à ses sujets.

11
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 7.
12
Pierre Bourdieu, « La formation des prix et l’anticipation des profits » (1980), in Langage et pouvoir
symbolique, op. cit., pp. 107-113. Outre les travaux de Bourdieu, il convient de mentionner ici les recherches
déterminantes de Bernstein, dont la diffusion commence précisément dans les années soixante-dix – cf. Basil
Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social (1971), trad. Jean-Claude
Chamboredon, Paris, Editions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1975 : « Mon hypothèse est que les
différences linguistiques entre les couches inférieures de la classe ouvrière et les classes supérieures […] ne sont
pas le reflet direct de différences d’aptitudes, mais qu’elles résultent de la différence des types de discours
dominants caractéristiques de chacune de ces catégories. Deux formes différentes d’utilisation du langage se
constituent parce que l’organisation sociale de ces deux catégories conduit à conférer une importance différente
aux différentes potentialités du langage. Cette insistance ou cette accentuation conduit à des formes de discours
différentes qui, à leur tour, orientent progressivement le locuteur vers des types différents de relations avec les
choses et avec les personnes » (chap. 1 « Développement linguistique et classe sociale : une théorie sociologique
de l’apprentissage », op. cit., p. 29). Distinguant « le langage formel », caractéristique des classes supérieures de
la société, et « le langage commun », caractéristique des couches inférieures de la classe ouvrière, Bernstein
s’attarde surtout sur les conséquences de la « relégation linguistique » à laquelle ces dernières sont réduites, ces
conséquences touchant non seulement la réussite scolaire, mais aussi les modes d’appréhension des relations
logiques, d’expression du moi, de représentation et d’intériorisation de l’ordre social.

526
1. Médias et discours médiatiques : les différents avatars d’une pénétration

Longtemps, le peuple s’est vu attribuer un langage sans affèterie qui aurait échappé à
l’institution normalisatrice des codes officiels et dont les accents dialectaux, les formules
imagées, les proverbes ancestraux, témoigneraient d’une culture encore étroitement solidaire
de la nature. Dans ces enclaves protégées, l’archéologue trouverait les dernières traces d’un
cratylisme sans âge et sans histoire, fréquemment associé aux valeurs positives que
constituent l’authenticité et la spontanéité. Or, à l’instar du mouvement observé chez Horváth,
le renouvellement du personnage populaire dans les pièces quotidiennistes se fonde
massivement sur le refus d’un tel idéalisme sociolinguistique. Mais si le dramaturge des
années trente étayait ce refus sur l’inflation des classes moyennes et leur propension à refouler
leurs pulsions dialectales sous un « jargon de la culture » homogénéisant, les dramaturges des
années soixante-dix lui trouvent désormais des points d’ancrage privilégiés dans l’essor
fulgurant des médias lors des Trente Glorieuses et dans la diffusion corrélative du langage
bourgeois au sein de toutes les couches sociales :
Au temps de Michelet, ce qu’il appelait le Peuple certes n’était pas vide de langage […], mais du moins
ce langage du Peuple […] était situé, faute de communications de masse, faute d’écoles, hors de la
pression des modèles bourgeois et petits-bourgeois ; vouloir parler « populaire » – même si l’on n’y
parvenait pas –, c’était prétendre avec vraisemblance rejoindre une certaine « spontanéité », un état
extra-idéologique du langage […] ; aujourd’hui, cette matière romantique est détruite : le langage
« populaire » n’est rien d’autre que le langage bourgeois abâtardi, généralisé, vulgarisé, embaumé dans
une sorte de « sens commun », dont la presse, la télévision, la radio sont le lieu de diffusion, toutes
classes réunies13.

Cette vision romantique du langage populaire que Barthes décèle chez Michelet – et
qu’exhausse particulièrement le Volksstück, matrice réactive de nos auteurs germaniques –
voit donc son anachronisme renforcé par la propagation égalitaire de discours médiatiques
auxquels les pièces de notre corpus réservent une place conséquente. En effet, la presse, la
télévision et la radio y sont très régulièrement convoquées et apparaissent simultanément dans
l’espace scénique (comme objets) et dans la parole des personnages (comme discours). Loin
de seulement contribuer à l’effet de réel, ces avatars médiatiques s’articulent étroitement au
phénomène de dépossession linguistique que nous avons mentionné. En introduisant le
macrocosme social dans l’espace confiné de l’appartement, ils engagent directement la
nouvelle économie politique du visible qui constitue notre objet ; inscrivant le laconisme des
personnages et leurs difficultés à s’exprimer dans une logosphère qui les inclut et les excède,
dont ils sont pénétrés et dont ils se distinguent tout autant, ils permettent de pointer à la fois

13
Roland Barthes, « Aujourd’hui, Michelet » (1972), in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris,
Editions du Seuil, coll. « Points », 1984, p. 253.

527
leur perméabilité au tout venant des influences extérieures et l’hétérogénéité de ces dernières
par rapport au cadre où elles s’insèrent.
Il faut ici prendre acte de la variété des modes d’apparition des médias dans nos pièces
et distinguer au moins quatre dispositifs. Dans le premier, les médias sont des objets du
décor ; mentionnés par l’auteur (didascalies externes) ou par les personnages (didascalies
internes), ils trouvent logiquement leur place dans le domicile et la vie quotidienne
d’individus supposés représentatifs de la moyenne des « gens » et ont d’abord une fonction
référentielle. Aussi trouve-t-on télévision et radio dans Loin d’Hagondange, Marianne attend
le mariage, La Bonne vie, Histoire de dires, Olaf et Albert, Haute-Autriche ou Concert à la
carte, médias auxquels il faut ajouter un nombre important de magazines, journaux,
prospectus et catalogues. Dans le deuxième dispositif, ces objets interagissent avec la
situation dramatique, la perturbent ou la motivent. D’une part, télévision et radio deviennent
des sources d’émission sonores, elles assurent l’intrusion d’un discours d’origine étrangère
qui demeure plus ou moins hétérogène au déroulement de la scène ou du dialogue mais influe
nécessairement sur la perception que nous en avons en soulignant le silence ou les
maladresses des personnages (ainsi des « reportages sportifs » qui parasitent l’échange
pourtant crucial lors duquel Heinz confesse ses troubles identitaires à Anni dans Haute-
Autriche). D’autre part, les médias sont au cœur des attentions des personnages, aimantent
leurs gestes et leurs conversations (ainsi des lectures conjugales du magazine Sélection dans
Loin d’Hagondange ou du catalogue de la Maison du Jardin dans Haute-Autriche) ; à la fois
sujets et objets de discours, ils constituent alors un lieu de connexion privilégié entre le
dedans et le dehors, la scène domestique et la scène sociale (A la renverse constituant sans
doute l’exemple le plus radical d’une telle connexion puisque la pièce nous donne à entendre
et à voir les entretiens de Michel Beuret et de Bénédicte de Bourbon-Beaugency que diffuse
Antenne 2 tous les samedis soir et leur confère un rôle déterminant dans l’évolution de
Bronzex et, partant, de la fable tout entière). Le troisième dispositif, quant à lui, concerne les
situations où les discours médiatiques circulent uniquement dans les paroles des personnages,
soit que ceux-ci se réfèrent explicitement à leurs sources (ainsi du long passage des Branlefer
où Egon raconte dans le détail le téléfilm passé la veille), soit qu’ils sollicitent différentes
formes de discours indirect libre, dans quel cas c’est au lecteur-spectateur qu’est laissée la
charge de repérer les îlots phrastiques et les citations implicites qui s’insinuent dans les
répliques (configuration que Kroetz exploite tout particulièrement dans Haute-Autriche ou Le
Nid). Enfin, le dernier dispositif, strictement vinavérien, concerne la représentation de la
production du discours médiatique lui-même (on trouve semblable représentation dans Par-

528
dessus bord et A la renverse où l’on assiste aux réunions marketing présidant au lancement
des papiers toilette « Mousse et Bruyère » et de la ligne de produits de bronzage « Corps
Libre ») ; dérogeant au privilège accordé aux petites gens, il nous plonge au cœur de l’univers
publicitaire où se cristallise une grande part de nos mythologies quotidiennes et marque le
souci du dramaturge d’articuler les uns aux autres chacun des maillons d’une chaîne
médiatique redoutablement puissante (chaîne à laquelle Vinaver ne cessera de s’intéresser
comme l’atteste L’Emission de télévision).

a) Bruits médiatiques

C’est au deuxième et au troisième de ces dispositifs que nous allons nous intéresser à
travers quelques exemples – et d’abord à celui qui constitue le discours médiatique en bruit de
fond plus ou moins distinct qui parasite les échanges et sanctionne le caractère dysharmonique
des dialogues familiaux. Ainsi de ces trois vignettes respectivement empruntées à Marianne
attend le mariage (il s’agit de la scène 2, significativement titrée « Solitude »), Histoire de
dires (tableau III) et Travail à domicile (scène 1) :
Dans la pièce centrale du F4, la famille dispersée, tranquille dans sa solitude : le père regarde la télé,
Chantal lit à table, Marianne coud, la mère débarrasse la fin du souper.
ANDRÉE. Bois ton café.
LUCIEN. Fais-le réchauffer, il est froid… Plus ça va, plus les émissions sont abrutissantes.
CHANTAL. Tu n’es pas obligé de rester devant.
LUCIEN. Ferme ça. Je fais encore ce que je veux ici.
CHANTAL. Je n’ai rien dit.
LUCIEN. Va dans ta chambre pour « étudier ». […]
A Marianne.
Toi, tu pourrais aider ta mère pour la vaisselle.
Marianne s’exécute.
La mère et Marianne font la vaisselle.
ANDRÉE. Tu es toute pâle […]. Je suis ta mère, j’ai le droit de savoir… tu peux me parler, je ne dirai
rien à ton père… tu es malheureuse… Mais parle.
LUCIEN. Pas de messes basses derrière mon dos. Quelque chose que je ne devrais pas savoir. […]
Encore de la publicité. Si ça continue, je vais la casser.
Silence14.

La famille au complet dîne. […] Bruits ordinaires de couverts, de bouches. Le transistor, près d’Henri,
bruit indistinct. Catherine ne mange pas. […]
HENRI. Mange.
CATHERINE. Pas faim.
Temps.
HENRI. Mange.
MARION. C’est tous les jours que t’avales plus, qu’est-ce que tu as ?
CATHERINE. Rien.
HENRI. Qu’est-ce que tu as ?
CATHERINE. Rien. […]
LOUIS. Papa, je voulais te demander…
HENRI. Ferme ça… (Henri écoute le transistor) tas de racailles, et je te cause, et je te cause. (Il arrête le
transistor.)
MARION. Celui-là, il était plutôt mieux.

14
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., pp. 57-59.

529
HENRI. Tous des entortilleurs, diplômés en promesses, mais pour le prix du kilo, zéro.
MARION. C’est la crise, on n’y peut rien.
HENRI. Vite dit… banane15.

Pendant toute la scène la radio marche. Musique et commentaires.


La scène dure sept à huit minutes.
WILLY. Qu’est-ce qu’on a à manger ?
MARTHA. T’as qu’à demander à Monika.
WILLY. Monika, qu’est-ce qu’on a à manger ?
MONIKA n’entend pas.
WILLY. Ce qu’on a à manger !
MONIKA. T’as laissé les pommes de terres de midi. Elles sont là. […] Grand intervalle. Elle ânonne
pour elle seule. On appelle envergure l’étendue des ailes déployées d’un oiseau…
WILLY. Alors, qu’est-ce qu’on mange ?
MARTHA. Des pommes de terre et un œuf au plat. […]
MONIKA. Et nous, qu’est qu’on aura ?
MARTHA. Du pudding, s’il y a du lait.
MONIKA. Tu veux que je regarde ?
WILLY. Fais tes devoirs et tais-toi.
MONIKA. Comment on écrit rythme ?
WILLY. Quoi ?
MONIKA. Ryth-me.
WILLY. Dis-lui comment on écrit ça.
MARTHA. Pour le moment je lave Ursel.
WILLY. Pourquoi tu en as besoin ?
MONIKA. On nous l’a fait écrire aujourd’hui à la leçon de chant : R-Y-T-H-M-E !
WILLY. Ce qu’ils apprennent.
MONIKA. Et comment on écrit…
MARTHA. Fiche-nous la paix et fais tes devoirs16.

Nécessitant plus que jamais de convoquer le devenir scénique de nos pièces, ces différents
extraits sont indissociables des « effets de friture » que suscite l’intrusion perturbatrice des
médias dans le déroulement des échanges. Le dispositif sonore fournit en effet un moyen
considérable d’accuser la « dispersion » de la famille, réunion strictement géographique
d’individus isolés cohabitant dans un espace compartimenté et non moins exclusif de toute
intimité, à la fois bruyant et profondément hostile à la libre circulation du discours. Que les
énoncés émis par la télévision ou la radio fassent l’objet d’une attention distraite de la part des
patriarches qui en contestent l’intérêt mais cherchent en eux le moyen de s’imposer comme
les maîtres du flux médiatique et de la distribution de la parole (chez Wenzel et Thibaudat) ou
qu’ils accompagnent les répliques sans s’y inviter (chez Kroetz), ils fournissent une basse
continue qui marque l’impossibilité de toute écoute et exacerbe le défaut ou les défaillances
de la communication : injonctions au silence, phrases répétées plusieurs fois, brusques
changements de sujets, questions sans réponse, réponses déléguées à un tiers, « silence »,
« temps » et « grand intervalle »… En vertu d’un retournement faussement paradoxal,
l’inscription dramaturgique des médias dans les dialogues souligne l’intransitivité de la parole

15
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., pp. 43-45.
16
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., pp. 13-14.

530
et la perte de sa force médiatrice. Dans Marianne… et Travail à domicile, la fragmentation de
l’espace domestique et conversationnel est renforcée par le fait que les personnages se
consacrent à des activités distinctes. A chacun d’eux correspond un territoire scrupuleusement
délimité et la prise de parole, franchissant ces frontières tacites, apparaît bien souvent comme
une sollicitation inopportune. Alors que la situation pourrait déjà se nouer autour de la
révélation plus ou moins attendue de la péripétie (Marianne, Catherine et Martha sont toutes
trois enceintes !), le dialogue ne saurait advenir, comme en témoigne la tentative infructueuse
d’Andrée pour faire parler Marianne sous le sceau d’une impossible confidentialité.
Les soumettant à une concurrence active, la scène se partage dès lors entre deux
partitions contrastées confrontant le babil publicitaire, la faconde des animateurs ou les
arguties politiciennes aux échanges obstrués des personnages, à leurs piétinements, à leurs
formules lapidaires ou triviales17. Les enjeux de parole qui travaillent ces scènes et génèrent
de nombreuses tensions entre les personnages paraissent ainsi étroitement liés aux décalages
linguistiques qui opposent plus massivement leurs discours aux discours médiatiques. Ce sont
ces multiples lignes de fracture et de friction qui font ici sourdre une violence (encore)
contenue et introduisent un léger tremblé par rapport à l’iconographie conventionnelle que ces
tableaux de famille paraissent solliciter18. Ces clivages sont d’ailleurs aiguisés par la
convocation plus ou moins approfondie du champ scolaire : tandis qu’Henri dévalue les
« diplômes » des hommes politiques pour stigmatiser la vacuité de leurs paroles et creuser le
plus grand écart entre ses préoccupations et le discours des élites, c’est sur scène que se joue
le partage inégal du capital scolaire dans Marianne… et dans Travail à domicile. Dans la
pièce de Wenzel, l’opposition se joue entre Chantal et Lucien, entre la lectrice et le
téléspectateur, la lycéenne et l’ouvrier, suscitant une mise en cause très momentanée de
l’autorité paternelle. Kroetz, pour sa part, réserve une place plus importante à Monika et
trouve un moyen d’exacerber la diffraction de la scène entre plusieurs registres linguistiques
dans la posture d’apprenante, puis d’enseignante, de la fillette (la question sur l’orthographe

17
Il revient à la mise en scène de fixer l’importance accordée à cette confrontation. Non seulement le choix du
volume sonore de la télévision ou de la radio est très important pour déterminer le sens qu’on voudra lui attribuer
(plus ce volume sera élevé, plus la difficulté de l’écoute y sera associée, obligeant les acteurs à hausser le ton ou
les spectateurs à tendre l’oreille), mais l’articulation des discours médiatiques et des répliques des personnages
peut elle-même faire l’objet d’une orchestration détaillée qui en valorise les effets contrapuntiques (par le choix
des discours et des musiques émis, leur caractère plus ou moins identifiable, leur registre linguistique, leur
horizon socioculturel, leurs modes d’imbrication avec la parole et les silences des personnages…).
18
A ce titre, on note que ces trois extraits exploitent avec insistance le champ sémantique du discours et nous
invitent à être particulièrement attentifs aux enjeux linguistiques de ces scènes apparemment banales : « Ferme
ça », « Je n’ai rien dit », « tu peux me parler, je ne dirai rien », « parle », « pas de messes basses » (Marianne
attend le mariage) ; « je voulais te demander… », « Ferme ça », « et je te cause, et je te cause », « Vite dit »
(Histoire de dires) ; « T’as qu’à demander à Monika », « On appelle envergure l’étendue des ailes déployées
d’un oiseau », « tais-toi », « Comment on écrit rythme ? », « Dis-lui comment on écrit ça » (Travail à domicile).

531
du mot « rythme » constitue bel et bien un test à en juger bientôt par son épellation
fanfaronne). Entre les deux lignes harmoniques qu’offrent les dialogues troués de la famille et
le monologue ininterrompu de la radio, le discours de Monika pourrait pourtant faire entrevoir
la possibilité alternative d’une langue enfin maîtrisable et susceptible d’assurer la
communication. Les motifs de l’envol et du rythme semblent en effet aptes à nous extraire de
l’horizon limité que constituent tout autant l’obsédant repas du soir que les ritournelles
médiatiques. Reste que la greffe ne prend pas : Monika « ânonne pour elle seule » les phrases
de sa leçon sans entendre les questions qui lui sont posées tandis que ses tentatives pour
exhiber son tout nouveau savoir demeurent lettres mortes. Totalement coupée de la réalité, la
langue apprise se réduit aux règles du bien-dire et à la technicité d’un lexique qui sert
davantage de marque distinctive que d’outil d’expression : au « pourquoi » de Willy s’oppose
le « comment » de Monika soumettant ses parents à un cruel examen et la question du sens se
dissipe au profit de formules normatives – « On appelle… », « On nous l’a fait écrire… » –
qui soulignent l’autarcie d’un système linguistique dans lequel l’enfant ne s’inscrit jamais en
dehors de ses devoirs. Enfin, tout porte à croire que Willy et Martha, se déchargeant de leurs
peines sur leur fille et se montrant incapables de participer à une éducation qu’eux-mêmes
n’ont pas reçue, contribuent, à leur tour, à faire d’elle une « bête de somme » et à la réduire au
silence (aussitôt après l’avoir fait taire, Martha lui demande si elle s’est occupée de faire la
vaisselle). Si les discours médiatiques ne constituent pas une entité homogène et que les
enjeux de leur utilisation varient en fonction de leurs contenus et de la nature des discours qui
leur sont confrontés ou associés, on constate néanmoins dans chacun de ces extraits qu’ils
ménagent des scissions au sein d’un espace supposé commun et pointent, à travers la
démultiplication des sources sonores comme des régimes d’énonciation, un même phénomène
d’appauvrissement de la parole19.
Cet effet contrapuntique atteint son paroxysme dans Concert à la carte, pièce
apparemment silencieuse et qui ne laisse pourtant d’être pénétrée par le discours médiatique,

19
Cet effet contrapuntique est renforcé lorsque cette violence latente s’actualise. Nous renvoyons ici à notre
développement sur l’infanticide de Travail à domicile, où la présence continue du fond sonore offert par la radio,
présence à la fois obsédante et indifférente à ce qui se passe sur scène, participe au nivellement de l’action tout
en renvoyant à la responsabilité non assumée que porte la société dans le devenir-bourreau du personnage.
Notons d’ailleurs que cette association provocatrice entre le brouhaha médiatique et le déroulement mutique
d’un acte meurtrier est au cœur de la scène glaçante qui conclut le film Pourquoi Monsieur R. est-il atteint de
folie meurtrière ? de Fassbinder. Jouant sur la concurrence entre le babil des personnages féminins (la femme du
personnage éponyme et une amie) et l’émission de télévision que Monsieur R. voudrait écouter et dont il
augmente bientôt le volume, le cinéaste crée une tension exponentielle. Si le bruit de la télévision paraît d’abord
parasitaire par rapport au dialogue, la scène se focalise progressivement sur le personnage masculin de sorte que
c’est le dialogue qui se mue bientôt en nuisance sonore indistincte et aboutit (logiquement ?) à sa neutralisation :
s’emparant d’un chandelier, Monsieur R. tue les deux femmes de deux coups secs – et presque silencieux.

532
pièce apparemment solitaire et qui ne laisse pourtant d’être envahie par la société. Avant que
ne soient allumées télévision et radio, avant même l’entrée en scène de Mlle Rasch, la petite
chambre meublée qui fait office de décor nous inscrit dans un système de signes et de codes
socioculturels massivement tributaires de la publicité. « “Le parfum” de “catalogue de vente
par correspondance” et d’artisanat “artistique” est naturellement présent partout »20 insiste
Kroetz dans sa note introductive, dans le souci que soit perceptible, dès le lever du rideau, la
vulnérabilité de notre « sous-locataire » aux appels à la consommation et aux modèles de vie
que véhiculent les médias. Loin d’être le palimpseste où s’impriment les traces de l’habitant et
de nous renvoyer à son style, à sa façon singulière d’investir les lieux et de se les approprier,
l’espace privé se mue en affiche publicitaire grandeur nature ou en quelque appartement-
témoin présenté en exposition. Encore cette opposition peut-elle paraître manichéenne compte
tenu de l’accent que le dramaturge fait porter sur « l’amour » qui a été visiblement investi
dans l’aménagement de cet intérieur et la disposition réfléchie et voulue chaleureuse de
chacun de ses objets. D’une certaine façon, l’effet de standardisation que provoque l’espace
sur le spectateur doit se jouer jusque dans les « notes personnelles » censées le rendre plus
accueillant – de même que les meubles que les catalogues offrent à notre convoitise sont très
souvent placés dans un décor qui se donne pour habité où le bibelot fantaisie, la photo
familiale ou le livre laissé négligemment ouvert promettent la possibilité de les faire nôtres à
notre tour et de ne pas renier en eux notre identité :
[Le] privé, imprégné d’une sociabilité qui lui impose la contrainte du paraître, du social standard, offre
désormais un terrain privilégié au terrorisme de la consommation ; nivellement sans précédent, jusque
dans la « note personnelle », le goût de « nature sans apprêt » que promettent aux individus aliénés les
marques de cigarettes, les variétés de whisky, les séries d’automobiles. De la négation longuement
préméditée des bénéficiaires eux-mêmes découlent sans peine, inoubliables dans l’expérience du petit
bonheur, l’uniformité et la banalité de l’existence générale : cause d’ennui subjectif et objectif. […]
L’ennui authentique reflète sans plus l’ablation radicale de la vie, la disparition conjointe de
l’atmosphère, de l’aura, qui trahit non seulement l’aliénation des personnes, mais encore des choses21.

Autrement dit, la sérialisation de l’espace scénique intègre dans son dispositif les efforts de la
publicité pour désavouer cette dimension sérielle en proposant au consommateur toute un
gamme de choix et de nuances censée lui permettre de se différencier et de « faire son nid ».
Nul objet n’est offert à la consommation en un type unique. Ce qui peut vous être refusé, c’est la
possibilité matérielle de l’acheter. Mais ce qui vous est donné « a priori » dans notre société industrielle
comme une grâce collective et comme le signe d’une liberté formelle, c’est le choix. Sur cette
disponibilité repose la « personnalisation ». C’est dans la mesure où tout un éventail lui est offert que
l’acheteur dépasse la stricte nécessité de l’achat et s’engage personnellement au-delà. […] De gré ou de
force, la liberté que nous avons de choisir nous contraint à entrer dans un système culturel. Ce choix est
donc spécieux : si nous le ressentons comme liberté, nous ressentons moins qu’il nous est imposé
comme tel, et qu’à travers lui c’est la société globale qui s’impose à nous. […] En multipliant les objets,
la société dérive sur eux la faculté de choisir et neutralise ainsi le danger que constitue toujours pour elle

20
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 89.
21
Ernst Bloch, « Entfremdung und Verfremdung (aliénation et distanciation) », art. cité, p. 86.

533
cette exigence personnelle. Il est clair à partir de là que la notion de « personnalisation » est plus qu’un
argument publicitaire : c’est un concept idéologique fondamental d’une société qui vise, en
« personnalisant » les objets et les croyances, à mieux intégrer les personnes22.

La présentation liminaire de l’espace scénique fournit donc un cadre dépourvu


d’« aura » qui suggère d’emblée l’efficacité des stratégies publicitaires sur Mlle Rasch, cadre
au sein duquel les objets médiatiques jouent un rôle important dès son arrivée. En effet, celle-
ci manipule à plusieurs reprises un prospectus dont Kroetz précise qu’il s’agit de son unique
courrier et qu’elle lit bientôt « minutieusement »23, ce qui a pour effet de confirmer les
premières impressions suscitées par le décor en y instaurant un jeu de renvois circulaire (le
décor fait signe vers le prospectus, le prospectus, vers le décor) et en articulant d’ores et déjà
l’isolement du personnage (qui n’a reçu aucune lettre personnelle) et sa propension à trouver
refuge dans le discours médiatique24 (qu’elle lit avec autant d’attention qu’un message qui lui
serait personnellement adressé). Inscrite au cœur du domicile privé, la publicité a une fonction
d’intégration sociale qui engage tout à la fois le conditionnement des achats (la prédilection
pour l’artisanat « artistique » ou le choix de cigarettes « Lord Extra »25), l’adhésion à des
modes de représentation, des normes esthétiques et des valeurs qui permettent de s’identifier à
une classe supérieure à la sienne (le « goût » et l’« ordre » petit-bourgeois qui se dégagent de
la chambre doivent contraster avec l’environnement insalubre de l’immeuble, préconise
également Kroetz dans sa note introductive) et l’investissement affectif de tout un système
d’objets et de messages capable de donner à l’individu isolé l’illusion de faire partie de la
société, d’être sollicité et veillé par elle26.
Dès la première partie, la circularité des signes médiatiques, discours et objets, est
renforcée par la consultation des programmes de télévision (après que Mlle Rasch a allumé
son téléviseur), puis des programmes de radio (avant qu’elle n’éteigne le téléviseur, puis

22
Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, pp. 196-197.
23
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 92.
24
Sur la fonction gratifiante et protectrice du discours publicitaire, on peut à nouveau se reporter à Jean
Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., pp. 233-238 : « Ni le discours rhétorique, ni même le discours
informatif sur les vertus du produit n’ont d’effet décisif sur l’acheteur. Ce à quoi l’individu est sensible, c’est à la
thématique latente de protection et de gratification, c’est au soin qu’“on” prend de le solliciter et de le persuader,
c’est au signe, illisible à la conscience, qu’il y a quelque part une instance […] qui accepte de l’informer sur ses
propres désirs, de les prévenir et de les rationaliser à ses propres yeux. […] Ainsi nous ne sommes pas, dans la
publicité, “aliénés”, “mystifiés” par des thèmes, des mots, des images, mais bien conquis par la sollicitude qu’on
a de nous parler, de nous faire voir, de s’occuper de nous ». Par-delà la variété des systèmes interprétatifs
convoqués, l’analyse critique de la publicité est un leitmotiv des années soixante-dix et participe à l’idée que le
contrôle social s’exerce désormais en s’intériorisant, par le biais d’images et de discours dépolitisés et d’autant
plus actifs politiquement, images et discours qui pénètrent les moindres recoins de la vie quotidienne.
25
Franz Xaver Kroetz, Wunschkonzert, op. cit., p. 307 (la marque n’apparaît pas dans la traduction française).
26
Ce processus de transfert est proche de celui observé dans la scène 9 de Loin d’Hagondange qui confronte
Marie à Françoise et où la première, en manque évident d’attention, transforme l’enquête statistique de la
représentante de commerce en visite de bon voisinage – cf. supra. « Le roman de Marie » (chap. II. C. 2).

534
n’allume la radio). L’ordre de succession de ces différents gestes est en lui-même significatif :
le fait d’ouvrir la vanne du discours médiatique avant de se renseigner sur son contenu
indique l’automatisme d’une telle pantomime (on devine que le personnage procède tous les
jours de la même manière, le champ des possibilités se réduisant au choix de l’un des médias
disponibles). S’appelant les uns les autres, les objets médiatiques enserrent littéralement les
mouvements de Mlle Rasch et constituent autant de discours qui investissent l’espace privé de
l’appartement et, plus encore, l’espace mental de la vieille fille. Mais c’est surtout
l’intervention sonore de la télévision (« programme de publicité » ou « émission “d’avant huit
heures” »), puis de la radio (le « concert à la carte » qui donne son titre à la pièce), qui permet
d’exhiber l’occupation de l’espace par des discours étrangers et d’y associer le mutisme du
personnage comme sa cause tout autant que son effet : ici, les médias sont indissociablement
ce qui comble le manque et ce qui le creuse. Si le décor doit laisser deviner une mer d’arrière-
maisons invivables aux côtés de cette chambre installée avec soin, ce contraste entre la scène
et la coulisse censé marquer l’artificialité de la greffe des idéaux petits-bourgeois du
personnage sur ses conditions de vie réelles, se voit redoublé, au niveau sonore, par la
superposition du discours médiatique et du silence de son auditrice consentante. Ainsi, de la
deuxième jusqu’au début de la cinquième et dernière partie à l’issue de laquelle Mlle Rasch se
donne la mort, l’ensemble de ses gestes se joue sur le fond de la « musique légère », des
« refrains à la mode » et des plaisanteries de l’animateur Fred Rausch qui composent
l’émission « Que souhaitez-vous ? »27. C’est elle qui orchestre une grande partie de la
chorégraphie du personnage, guidant certains de ses déplacements pour « rétablir la tonalité
optimale »28 ou baisser le volume, l’invitant à esquisser deux pas de danse tandis qu’elle
nettoie le lavabo, l’amenant même à esquisser un sourire dans une parodie de dialogue qui,
sous couvert d’interactivité (les auditeurs choisissent les morceaux qu’ils veulent écouter et
les dédicacent), dissimule mal le monopole unilatéral de l’animateur sur la parole.
Ce qui caractérise les media de masse, c’est qu’ils sont anti-médiateurs, intransitifs, qu’ils fabriquent de
la non-communication – si on accepte de définir la communication comme un échange, comme l’espace
réciproque d’une parole et d’une réponse, donc d’une responsabilité, – et non pas une responsabilité
psychique et morale, mais une corrélation personnelle de l’un à l’autre dans l’échange. Autrement dit, si
on la définit comme autre chose que la simple émission/réception d’une information, celle fût-elle
réversibilisée dans le feed-back. Or, toute l’architecture actuelle des media se fonde sur cette dernière
définition : ils sont ce qui interdit à jamais la réponse, ce qui rend impossible tout procès d’échange
(sinon sous des formes de simulation de réponse, elles-mêmes intégrées au procès d’émission, ce qui ne
change rien à l’unilatéralité de la communication). C’est là leur véritable abstraction. Et c’est dans cette
abstraction que se fonde le système de contrôle social et de pouvoir29.

27
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 93.
28
Id., p. 94.
29
Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972,
p. 208. Les analyses de Baudrillard au sein de ce « Requiem pour les media » ont ceci d’intéressant qu’elles

535
Le constat se radicalise par rapport aux phénomènes préalablement mentionnés : le discours
médiatique ne constitue plus seulement cette présence intruse avérant l’émiettement du
dialogue entre les personnages par ses interférences ; il occupe désormais le centre du
dispositif, devenant la source d’une interlocution fallacieuse parce que brutalement inégale
qui « réunit le séparé […] en tant que séparé »30.
Si l’émission mentionnée par Kroetz existe bien à l’époque de la rédaction de la pièce
et doit pouvoir être remplacée par toute autre émission populaire dans le cadre d’une mise en
scène se jouant hors de Bavière, son choix ne doit pas moins être imputé à l’ironie très
singulière de l’auteur. Qu’il s’agisse de son titre (« Sie wünschen ? »31) ou de l’élaboration
participative de sa programmation (« das Wunschkonzert »), elle feint de placer les désirs de
l’auditeur au cœur de toutes les attentions et transforme l’animateur en bon génie.
Euphorisante idéologie selon laquelle les vœux peuvent se voir exhaussés, à condition de se
restreindre au champ privé des loisirs et d’être filtrés, régulés et traduits par un maître de
cérémonie agréé ; éloge du petit bonheur de compensation, gracieusement offert à une
collectivité assignée à résidence sous couvert d’être livrée à domicile et dont la dissémination
se trouve discrètement dissimulée par l’unanimisme de la grand messe radiophonique. Au
croisement paradoxal du référent naturaliste et de la citation épique, à la fois intégrée à la
représentation vériste de la vie quotidienne d’une petite employée et montée, sur le mode
contrapuntique, à une partition silencieuse qui déroge trop à nos habitudes théâtrales pour ne
pas créer une distance critique, l’émission de radio donne à entendre les airs joyeux et les
commentaires bonhommes d’une culture populaire qui cherche à gommer toute trace
polémique de dysfonctionnement ou de misère sociale32. Sur ce concert à la carte saturant

pointent les défaillances du marxisme concernant la théorisation d’un système de signes trop promptement
relégué dans la superstructure et dès lors réduit à des enjeux de propagande au service des classes dominantes.
Contre l’idée que les médias seraient un support neutre du point de vue technologique et pourraient donc être
détournés à des fins révolutionnaires, Baudrillard insiste sur le fait que l’idéologie des médias se situe dans leur
forme même : « A la limite, le pouvoir (s’il n’était lui aussi obsédé par les contenus et convaincu de la force de
“persuasion” idéologique des media, et donc de la nécessité d’un contrôle des messages) offrirait à chaque
citoyen une télévision sans se préoccuper des programmes. Il est inutile en effet de phantasmer le détournement
policier de la TV par le pouvoir (Orwell, 1984) : la TV, c’est, par sa présence même, le contrôle social chez soi.
Pas besoin de l’imaginer comme périscope espion du régime dans la vie privée de chacun, puisqu’elle est mieux
que cela : elle est la certitude que les gens ne se parlent plus, qu’ils sont définitivement isolés face à une parole
sans réponse » (ibid., p. 211). Si nos auteurs sont vigilants à l’égard des contenus idéologiques des médias, la
façon dont ils les exploitent pour briser les dialogues ou montrer l’isolement des personnages témoigne d’une
attention particulière vis-à-vis de la forme médiatique et de ses pouvoirs intrinsèques.
30
Guy Debord, La Société du spectacle (1967), in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 774.
31
Franz Xaver Kroetz, Wunschkonzert, op. cit., p. 307.
32
Rappelons que cette utilisation critique de la musique populaire a beaucoup à voir avec la dramaturgie
horváthienne. Sur ce point, cf. Jean-Claude François, Histoire et fiction dans le théâtre d’Ödön von Horváth, op.
cit., pp. 249-254 : « La musique est partout présente dans les Volksstücke de Horváth. Mais c’est en apparence
seulement que l’on peut y voir la “reprise” d’un élément particulièrement apprécié du divertissement populaire

536
l’espace sonore et censé combler les vides de l’existence finiront pourtant par achopper les
« désirs irréalisés » et les « espérances vouées à l’échec »33 de Mlle Rasch, rendant le silence
sans mélange sur lequel la pièce se conclut d’autant plus assourdissant. De fait, l’interruption
du flux médiatique constitue en elle-même un événement de première importance au sein de
cette pièce qui pourrait en paraître dépourvue et donne à l’absence de parole un poids tout
particulier que renforce évidemment l’ingestion des somnifères : durant toute la dernière
partie, le spectateur entend qu’il n’entend rien ! C’est alors que le silence se mue proprement
en aphasie, contaminant rétroactivement tout le déroulement de la pièce ; l’effet de réel – pas
d’interlocuteur, donc pas de dialogue, encore moins de monologue, convention théâtrale entre
toutes – devient symptôme d’une dépossession, signe scandaleux d’une expropriation.

b) Discours sur le discours médiatique

Il est également des configurations où les objets médiatiques focalisent encore plus
directement l’attention des personnages et constituent la matrice de leurs échanges. Au
demeurant, Kroetz s’est fait une véritable spécialité de ce dispositif et l’on ne saurait compter
les scènes de ses pièces où les membres du couple ou de la famille commentent une émission
de télévision ou les pages d’un journal. Qu’il s’agisse de contempler des photos de femmes
nues dans un magazine érotique (Une Affaire d’homme – scène 1), de s’extasier devant un
catalogue présentant des modèles de voiture inaccessibles (Le Nid – I, 4) ou de s’émouvoir
devant la retransmission en direct du mariage du roi de Suède (Mensch Meier – I, 2), les
personnages se trouvent inscrits dans un réseau d’images et de discours sociaux qui
s’intègrent désormais pleinement dans les dialogues et s’y voient relayés par des témoignages
explicites d’adhésion achevant de signifier leur force de pénétration (et de nuisance). Par ce
procédé très souvent mis en œuvre dès les premières scènes des pièces, le microcosme est

[…] On peut considérer en fait que les musiques de Horváth sont des parties intégrantes du “jargon de la
culture”, des citations au même titre que les citations “littéraires” […]. La critique s’exerce essentiellement par le
moyen de la contradiction entre la situation réelle, concrète du ou des personnage(s) et le contenu de la chanson,
la “tonalité” de la musique. […] Toutes ces musiques d’emprunt […] ne visent surtout pas à l’harmonie : elles
n’ont pas à “rehausser” le texte, comme dans l’opérette : elles ne concourent pas à la formation du “chef-d’œuvre
total”. Bien au contraire, le texte est joué contre elles ». Wenzel, dans Marianne…, fait également une utilisation
critique de la musique populaire et agence une transition volontairement insolite entre les scènes 9 (« La télé »)
et 10 (« Les chaussures ») : tandis que la scène 9 montre toute la famille réunie autour du repas et d’une émission
de variété (« On entend intégralement la chanson d’un chanteur à la mode (style Michel Sardou). Le repas
continue, les têtes rivées sur le poste, on peut entendre de temps en temps des phrases du style : – le sel – il a
l’air malin celui-là – on dirait une fille – vous n’y connaissez rien – taisez-vous, je voudrais écouter les paroles…
– etc… etc… Le tout est assez banal », op. cit., pp. 76-77), la scène 10 laisse place à la chanson de Chantal,
irruption kitsch qui dessaisit son suicide de sa dimension sensationnelle et renvoie aux rêveries de cartes postales
de la jeune fille tout en plaçant le vol des chaussures sous le signe d’une société de consommation dont les
discours et les images médiatiques nourrissent les désirs comme les frustrations (« Ils étaient là / les talons
compensés que je désirais depuis longtemps / … Je les ai regardés, comme fascinée… », id., p. 78).
33
Franz Xaver Kroetz, Concert à la carte, op. cit., p. 87.

537
immédiatement placé sous influence ; il s’offre comme territoire occupé, peuplé de mots
d’ordre et de commandements, de sollicitations consuméristes et de mirages fabuleux, à
l’aune desquels nous sommes enjoints à considérer les comportements et les paroles des
personnages, les normes et les règles qui les régissent, les désirs et les frustrations qui les
traversent, mais aussi leur incapacité à avoir prise directe sur la réalité.
Dans Une Affaire d’homme, il est notable que le magazine d’Otto fasse son apparition
sur scène après les vaines tentatives de Martha pour l’exhorter à lire les pages du journal
qu’elle tient depuis peu. Face à cette volonté balbutiante de faire émerger une parole propre et
d’instaurer une enclave intimiste entièrement dévolue à la découverte de l’autre, les réactions
d’Otto sont sans appel (« Je devine tout »34 affirme-t-il pour se dispenser de cette trop
fastidieuse lecture) ; elles signalent une autosuffisance et une maîtrise que la suite ne va cesser
de démentir et qui appellent surtout le retour en force paradoxal des images et des discours
sociaux. L’abandon du journal intime au profit du magazine érotique, cette « affaire
d’homme » qui donne son titre à la pièce, neutralise en effet définitivement la scène
intersubjective du couple. D’une part, le magazine remplace le rituel déstabilisant du dîner en
amoureux par une sexualité au rabais, onaniste et directement monnayable ; d’autre part, il
destitue Martha de son statut de maître de cérémonie et lui oppose la concurrence d’icônes
muettes et passives qui lui font perdre l’avantage et permettent à Otto de recouvrer ses pleins
pouvoirs (« Seulement toi, personne te prendrait en photo… »). Enfin, le magazine propose
« un test d’intelligence » intitulé « Typiquement masculin ? Typiquement féminin ? » auquel
les personnages se soumettent avec application :
MARTHA. […] Première question : Un couple est en voyage à l’étranger. L’un des deux aimerait manger
dans un restaurant typique du pays, mais l’autre préfère manger exactement comme à la maison.
Lequel ?
OTTO. L’homme.
MARTHA. Exact. Elle lit. Les femmes ont plus l’esprit d’aventure quand il s’agit de nourritures et de
restaurants étrangers. Deuxième question : « Oui », dit le docteur, « vous avez vraiment beaucoup de
petits accidents. Pourquoi n’êtes-vous pas aussi prudent que votre conjoint ?! » Point d’interrogation,
point d’exclamation. A qui parle le docteur ?
OTTO. A la femme.
MARTHA. Juste. Elle lit. Comme on sait les femmes sont plus sujettes aux accidents.
OTTO. Précisément.
MARTHA. Troisième question : Un couple s’est égaré en se promenant. Lequel veut demander son
chemin à quelqu’un, et lequel veut s’en sortir tout seul ?
OTTO. L’homme se débrouille tout seul.
MARTHA. C’est vrai. Elle lit. Les femmes n’ont pas besoin de vaincre d’abord leur fierté et c’est
pourquoi elles demandent plus volontiers, tandis qu’on attend des hommes de savoir s’orienter35.

34
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 44.
35
Id., p. 46.

538
A chaque question correspond une saynète quotidienne. Les rôles sexuels doivent y être
distribués, puis chaque réponse vient sanctionner le caractère exemplaire de l’anecdote en
l’agrémentant d’une vérité générale sur « les hommes » et « les femmes », ces dernières étant,
« comme on sait », « comme chacun le sait » ou comme « l’affirment des scientifiques
américains », plus fragiles, coquettes, intuitives ou menteuses que les premiers. A l’orée de
cette pièce qui se déroule en huis clos, le magazine convoque donc toute une série de couples
fictifs qui ne sont que la concrétion allégorique des représentations collectives et des clichés
sociaux qui conditionnent l’identification et la distinction des genres. Evacuant les dissensions
qui opposent la commerçante (indépendante) et l’ouvrier (salarié) pour leur substituer la
bipolarité opportune des sexes, il place nos deux amants sous la tutelle d’une typologie fixiste
et atemporelle – masculin / féminin – où les descriptions ont valeur de prescriptions :
Dans toutes les sociétés, le classement initial selon le sexe est au commencement d’un processus
durable de triage, par lequel les membres des deux classes sont soumis à une socialisation différentielle.
[…] Chaque société semble se faire sa propre conception de ce qui est « essentiel » et caractéristique de
ces deux classes sexuelles, cette conception comportant tout à la fois des attributs appréciés et des
attributs dépréciés. Il existe des idéaux de la masculinité et de la féminité, des interprétations de la
nature humaine ultime qui procurent des moyens d’identification […] de l’ensemble de la personne et
constituent aussi une source de récits qui peuvent être utilisés de mille manières pour excuser, justifier,
expliquer ou désapprouver le comportement d’un individu ou la façon dont il vit, ces récits pouvant être
livrés tant par l’individu concerné que par ceux ayant des raisons de parler pour lui36.

Si la facilité avec laquelle Otto répond aux questions montre qu’il a totalement intégré
les normes et les jugements qui président à la distribution des rôles sexuels, la facture
particulière du passage du point de vue de l’énonciation joue également un rôle dans la
démonstration en soulignant simultanément l’extériorité et l’intériorisation des codes sociaux.
Ce dialogue est en effet marqué par l’hétérogénéité patente des voix. Qu’il s’agisse de la
gestuelle et de la diction qu’implique la lecture, mais aussi du volume et du niveau de langue
des extraits cités, les questions et les réponses du magazine, scrupuleusement restituées par
Martha, contrastent nettement avec l’économie habituelle des échanges. Les répliques qui
n’appartiennent pas à ce régime citationnel sont d’ailleurs singulièrement elliptiques :
affirmations sommaires et non-justifiées d’Otto (« L’homme », « A la femme », « Plus de

36
Erving Goffman, L’Arrangement des sexes (1977), trad. fr. Hervé Maury, Paris, La Dispute, coll. « Le genre
du monde », 2002, pp. 47-48. Nous renvoyons également à Erwing Goffman, « La ritualisation de la féminité »
(1976), Actes de la recherche en sciences sociales, n° 14, avril 1977, pp. 34-50 – article qui s’intéresse
précisément à la façon dont les médias illustrent et perpétuent les codes qui participent à la différenciation
sociale de ce que Goffman appelle des « classes sexuelles », insistant par ce terme sur le caractère construit
d’une division que les différences physiologiques ne fondent qu’abusivement. A partir d’un corpus de cinq-cents
photographies publicitaires, le sociologue étudie la façon dont les poses extrêmement codées des femmes,
censées représenter des expressions « naturelles » de la féminité, stylisent ce qui l’est déjà dans la vie
quotidienne, à savoir les « parades » de genre qui permettent d’élaborer « le portrait visible de la nature humaine
que nous revendiquons » et de « vendre une certaine version du monde ». Ce type d’études connaît un essor
particulier à partir des années 1970 et trouve des relais dans les discours et les théories féministes de l’époque.

539
femmes »), validations de ces affirmations par Martha (« Exact », « Juste », « C’est vrai »),
marques d’adhésion d’Otto aux explications proposées par le magazine (« Précisément »,
« Exact »). Après l’éviction du journal et de la parole intimes, ce jeu circulaire de renvois
entre la construction sociale des identités sexuelles et son attestation laconique par les
personnages inscrit leur relation dans un cadre impersonnel et englobant (« T’as presque tout
bien répondu, félicite Martha, ça veut dire que tu as une idée précise de l’homme et de la
femme »). Normatif, un tel cadre tend à transformer toute dérogation en déviance et explique
la force perturbatrice de ce qui, chez Martha, peinera à y trouver place (sa fierté, sa franchise,
ses attentes sexuelles…) et qui obligerait, pour être accueilli, d’investir le territoire inédit
d’une relation où les statuts et les fonctions ne sont pas toujours déjà assignés. C’est d’ailleurs
à cette fin augurale que Kroetz semble pousser Otto à la « faute ». S’agissant de l’attribution
d’un surcroît d’exigence à l’un des membres du couple, Otto choisit l’homme tandis que le
magazine le décerne à la femme :
MARTHA. Faux !
OTTO. Comment ça !
MARTHA lit. Les femmes, ainsi l’affirment des scientifiques américains, sont plus exigeantes avec leurs
époux et sont plus prêtes à se plaindre, si elles ne reçoivent pas ce qu’elles veulent.
OTTO. Comme si les Américains savaient ça !
MARTHA. C’est pas grave. On continue37.

Médiatisée par l’impersonnalité du test et rapidement minimisée par Martha, la divergence qui
affleure ici – plaisir vraisemblable de Martha, si l’on en croit le point d’exclamation, à
contredire Otto en se dissimulant derrière l’autorité médiatique (et scientifique !) – permet de
ménager un premier écart entre les stéréotypes sexuels et la réalité, écart qui ne cessera de se
creuser et autour duquel se cristallisera la lutte de plus en plus cruelle que se livreront les deux
amants, Otto, pour asseoir son pouvoir, Martha, pour y résister.
A elle seule, la pièce Haute-Autriche comprend trois passages relevant de ce
dispositif : la pièce s’ouvre sur la fin d’une émission de télévision qui attise quelques rêveries
au sujet de ses animateurs et de Vienne où elle a été tournée (I, 1) ; elle représente ensuite un
dialogue tout aussi rêveur que motive, cette fois, la lecture attentive de longs extraits d’un
prospectus de la Maison du Jardin inscrivant l’illusoire proximité de jets d’eau et de piscines –
« livrable[s] sur demande »38 – au sein du « deux-pièces-cuisine-salle de bains » où sont

37
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 47.
38
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 11. A l’instar du passage analysé dans Une Affaire d’homme,
cette scène comprend de longues citations extraites du prospectus : « Nous vous livrons à domicile cette piscine
d’un diamètre de quatre mètres cinquante, avec l’installation de filtrage et l’échelle d’accès, pour le prix
sensationnel de neuf cent cinquante marks. Emballage cartonné. Montage ultra-simple d’après le mode
d’emploi… » (ibid.). La multiplication des chiffres comme des formules soulignant le caractère accessible du
produit (en termes de prix, de livraison, d’installation) ne laisse de creuser l’écart entre le rêve et la réalité.

540
confinés les personnages (I, 2) ; elle s’achève sur la lecture, déjà mentionnée, de la rubrique
« fait divers » du journal Stern, lecture certes moins euphorisante mais non moins incapable
d’ouvrir le couple sur la réalité, comme l’attestent la convocation, sans transition, du billet
qu’Anni a acheté « à la loterie de la télévision » et la chanson « Wien, Wien, nur du allein »39
qu’entame Heinz à l’accordéon (III, 6). De l’émission de télévision au journal, il est d’ailleurs
intéressant de voir comment les modes de réception se font écho tout en s’inversant.
Confronté aux personnalités d’un show les renvoyant à un univers à tous égards inaccessible
(au besoin, Heinz rappelle que Vienne est à quatre-cents kilomètres de Munich), le couple
s’amuse à imaginer leur vie (« Qu’est-ce qu’ils font maintenant, après l’émission, ça
m’intéresserait. […] Maintenant, ils vont aller manger. […] Une toute grande table dans un
restaurant chic… »40) et embranche aussitôt cette scène fictive sur son propre désir d’aller à
Vienne et de prendre part au scénario qu’il vient d’élaborer (« Nous aussi, une fois, on ira à
Vienne »). Confronté à un événement bien plus réel et bien plus proche de lui, il esquive
rapidement ce que cette proximité peut avoir de dérangeant, privilégie les différences sur les
ressemblances (« Y a de ces gens », « t’es pas un assassin », « C’est la différence »41) et
change de sujet de conversation pour se réfugier une nouvelle fois dans les rêveries viennoises
sur lesquelles la pièce s’était ouverte. Du couple de jeunes premiers de Basse-Autriche au
couple désespéré de Haute-Autriche, de Vienne à Linz, notre couple bavarois est ainsi passé
d’une identification purement fantasmatique à une mise à distance qui relève manifestement
de la dénégation. « Parce que ces deux-là, ils ont quelque chose qui vous en impose et qui
vous emballe. On s’oublie complètement. C’est ça qui est beau là-dedans. C’est ça qui donne
du moral »42 : de toute évidence, la fiction l’emporte sur la réalité et génère une adhésion
d’autant plus forte que cette réalité ne demande qu’à être oubliée. Soulignant la fonction
anesthésique des mirages télévisuels et les stratégies d’évitement que mettent en œuvre les
discours médiatiques, mais aussi ceux qui s’en abreuvent, Kroetz nous invite également, par
cette double mise en abyme de la représentation, à interroger le regard que nous portons sur
Heinz et Anni, à trouver vis-à-vis d’eux le juste équilibre entre identification et distance43.

39
Il s’agit du refrain de la chanson « Wien, du Stadt meiner Träume » – « Vienne, toi, ville de mes rêves » – de
Rudolf Sieczynski (1914) : « Vienne, Vienne, il n’y a que toi / Que j’aie toujours dans mes rêves avec moi ! /
Les plus beaux moments dont je m’souvienne / C’est à Vienne, à Vienne, à Vienne ! ». C’est dire que la
construction de la pièce exhibe sa circularité en nous renvoyant au dialogue initial des époux sur la « ville
impériale ». Entre temps, Heinz et Anni ne sont pas allés à Vienne et nous restons bien, via le billet de loterie et
la chanson, dans le domaine du rêve, seul cadre au sein duquel le changement semble envisageable.
40
Id., pp. 9-10.
41
Id., p. 50.
42
Id., p. 10.
43
Cette dimension méta-théâtrale se trouve à nouveau investie dans Le Nid. Comme Haute-Autriche, la pièce
s’ouvre sur la fin d’un programme télévisé et le dialogue qu’il motive. Or ce programme n’est autre que…

541
Sur un mode certes moins systématique, on retrouve semblable dispositif dans d’autres
pièces du corpus et notamment dans Loin d’Hagondange. Outre quelques références à la
télévision et à la radio (via « le jeu des mille francs »44 qui, pour Marie, détermine l’heure du
repas de façon bien plus injonctive que la faim et marque les premiers heurts entre les horaires
de la retraite et ceux du travail usinier), le magazine Sélection, version française du Reader’s
Digest, constitue un objet récurrent d’attention. C’est de sa lecture que Georges semble tirer
ses connaissances sur les propriétés du thé dans la première scène et c’est l’un de ses encarts
publicitaires qui guide ses velléités de voyage dans la douzième. Entre ces deux ouvertures
sur des ailleurs exotiques (Ceylan, les Baléares) qui échappent à l’attraction massive exercée
par Hagondange tout en se limitant à l’horizon dérisoire d’un sachet de thé et d’une offre
promotionnelle pour paradis de carte postale, Sélection propose un Q.C.M. autour duquel
s’organise une grande partie de la scène 3. Insomniaque, Georges allume la radio puis lit à
Marie la rubrique « Enrichissez votre vocabulaire » qui constitue, aujourd’hui encore, l’un des
traits caractéristiques de ce magazine populaire.
GEORGES. […] Alcoolémie. C’est une médication à base d’alcool, une intolérance à l’alcool ou la
présence d’alcool dans le sang.
MARIE. C’est un médicament.
GEORGES. Non. L’intoxication due à cette présence d’alcool dans le sang commence à 0,50 gramme
pour cent. Entre 0,80 gramme et 1,20 il y a motif à contravention pour un automobiliste. Au-delà de
1,20 gramme il y a délit.
Il y en a beaucoup qui auraient des contraventions s’ils étaient contrôlés ; il ne faut pas grand-chose
pour avoir 0,80 gramme dans le sang, il paraît. Sclérose…
MARIE. Ma sœur est morte de ça, de l’artéro-sclérose. Ce sont les artères qui durcissent.
GEORGES. Oui. Ludique : capricieux, sensuel ou relatif au jeu.
MARIE. Ce doit être quelque chose de sensuel.
GEORGES. Non, ça vient du latin ludus qui veut dire jeu, je ne savais pas non plus. J’aurais pensé

Haute-Autriche et engage, lui aussi, des procédés contradictoires d’identification et de différenciation : « LA


SPEAKERINE. Vous venez d’assister à la représentation de “Haute-Autriche”, de Franz Xaver Kroetz, dramaturge
bavarois, par le Théâtre de Heidelberg. Dans quelques instants, la suite de notre programme : la dernière édition
du magazine d’information “Aujourd’hui”. (Kurt s’est réveillé) / MARTHA. On arrête ? / KURT. Oui, surtout
qu’“Aujourd’hui” on l’a déjà vu. (Martha rit) / KURT (tourne le bouton de la télévision). Pourquoi ris-tu ? /
MARTHA. Parce que dans la pièce on vient juste de dire ça, exactement la même chose. / KURT. Quoi ? /
MARTHA. Sauf que toi tu dormais, et le type de la pièce, non. / KURT. Il a qu’à essayer de faire des heures
supplémentaires que je fais moi au lieu de faire tant de discours, et lui aussi il décrochera tout de suite et
s’endormira. (Silence) / MARTHA. Non, dans la vie, ça se passe pas comme ça. / KURT. Pas du tout. Ça je peux le
dire. / MARTHA. Mon petit Kurti, tu as quand même un peu regardé la pièce, quand j’ai dit : Et vlan ! Ça a porté !
Tu te rappelles ? / KURT. Oui, ça a été une vraie surprise. (Silence) / MARTHA. Moi aussi, je me serais battue
pour le gosse si tu en avais pas voulu, comme le type de la pièce. / KURT. Lui ? Il savait absolument pas ce qu’il
voulait. Quand on est un homme, on doit savoir ce qu’on veut, alors tout va bien. D’ailleurs un type à qui son
propre gosse fait peur, c’est même qu’il est pas normal. / MARTHA. Il avait des complexes d’infériorité. / KURT.
Et pourquoi ? Moi aussi je suis chauffeur et pour sûr que j’en ai pas. / MARTHA. Non, nous on en a pas. / KURT.
Tu vois. (Silence) / MARTHA. En plus ça fait une différence : toi t’es chauffeur de poids lourd et lui simple
livreur, ça se compare pas » – Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., pp. 2-3. Conscient de ce que ses pièces sont
sujettes à bien des malentendus, Kroetz semble exhorter le lecteur-spectateur à ne pas se prêter à ce jeu stérile
des ressemblances et des différences et à prendre de la hauteur par rapport aux particularités sociales et
psychologiques des personnages pour considérer les enjeux structurels qui se dégagent de leur histoire conjugale
– enjeux de pouvoir qui nous concernent tous, quand bien même nous ne serions pas de « simples livreurs ».
44
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 26.

542
comme toi quelque chose de sensuel.
(Il rit.)
Ségrégatif. a) qui crée une séparation ; b) qui provoque un dessèchement ; c) confidentiel.
MARIE. Ça vient de ségrégation. La ségrégation raciale.
GEORGES. Bien. C’est le dérivé moderne de ségrégation : action de séparer les uns des autres, des
groupes humains. Ah ! ce n'est pas forcément une question de race alors… Titane : ça, c’est du métal.
Georges repose son livre45.

Le partage des voix comme celui des registres linguistiques font écho aux procédés observés
dans Une Affaire d’homme, soulignant une nouvelle fois la distance qui sépare la langue
officielle de celle des personnages (la « médication » fait place au « médicament »,
l’artériosclérose à « l’artéro-sclérose »…). Certes, le discours ici importé ne véhicule pas des
énoncés aussi idéologiquement identifiables que ceux du test d’« intelligence » (la réponse à
la première question ne s’autorise pas moins un rappel de la loi qui embranche directement la
logique du code pénal sur celle du dictionnaire). Reste que ce petit questionnaire lexical
remplit dûment sa fonction divertissante en détournant ses participants des troubles qui agitent
leur sommeil et surtout en creusant l’écart entre les mots et les choses. En effet, ceux-ci ne
renvoient pas tant à celles-là qu’à une sommaire définition agrémentée de quelque détail
généalogique (origine étymologique, dérivation adjectivale), ossature abstraite qui ne fait
jaillir la langue que d’elle-même et maintient inévitablement sous silence les réalités qu’elle
serait susceptible de désigner, évinçant la possibilité d’un véritable apprentissage, d’une
véritable appropriation. Le livre se referme et rien n’a changé. Les mots et les choses sont
restés à leur place respective sans que ne s’opère le moindre contact.
A l’heure où Georges est déjà en train de mettre en place sa stratégie substitutive et de
s’enfermer dans une fiction dont Marie est exclue, ce passage fait porter l’accent sur le
dénuement linguistique que partagent les époux et s’ingénie à solliciter des termes qui
s’appliquent cruellement à leur situation et dont on devine qu’ils pourraient les aider à mieux
cerner leur malaise. La logique associative qui leur permet de trouver les bonnes réponses (en
passant de la sclérose à l’artériosclérose, de la ségrégation à la ségrégation raciale) leur
interdit effectivement de formuler de vrais problèmes et de trouver dans l’extension de ces
termes la matrice d’une réflexion susceptible d’engager leur propre vie, sinon, peut-être, d’en
changer le cours, lors d’une scène qui constitue précisément un seuil dans leur itinéraire et
dans la cristallisation du délire usinier de Georges : le questionnaire n’ouvre sur aucun
questionnement. On retrouve ainsi les indices de cette ironie politique propre aux
dramaturgies du quotidien, qui consiste à faire percevoir aux spectateurs des connexions que
les personnages ne sont pas en mesure d’établir. Rabattue sur les problèmes artériels d’une

45
Id., pp. 21-22.

543
sœur défunte, la sclérose ne laisse en effet de faire signe, pour nous, vers le vieillissement du
couple et l’incapacité – mortifère – de Georges à s’adapter avec souplesse à son nouveau
statut, tandis que la ségrégation, indexée par automatisme aux discriminations lointaines des
Noirs-Américains ou des Sud-Africains soumis à l’Apartheid, désigne avec pertinence la mise
à l’écart dont le retraité se sent confusément victime et qu’il vient tout juste de reproduire
devant nos yeux en refusant à Marie l’accès de son atelier (« je ne m’occupe pas de ton
fourneau », « Ce lieu est à moi »46). Encore faudrait-il que l’un et l’autre puissent la nommer
pour en comprendre le scandale et l’arbitraire, souffle ici Wenzel par-dessus l’épaule de ses
personnages. De fait, le dialogue tourne court (« Ah ! ce n’est pas forcément une question de
race alors… ») et la surprise s’en tient à un niveau strictement lexical, laissant dans
l’obscurité les causes et les agents de ces procédures ségrégatives pour retrouver l’horizon
rassurant du « titane » que l’ancien métallo n’a logiquement aucun mal à définir. La précision
de ce vocabulaire perçu comme érudit ne sert ici qu’à valider son érudition dans une logique
circulaire, intransitive, qui prive la langue de ses pouvoirs libérateurs et empêche les
personnages d’introduire, dans leurs paroles et dans leur vie, cette part « ludique », gratuite et
récréative, qui permet de mettre à distance les règles du monde pour inventer les siennes.
Abandonnant momentanément notre période, notons que « Faire bleu », pièce que
Wenzel a écrite en 2000 et qui imagine ce que serait, vingt-cinq ans plus tard, le quotidien
d’un couple de retraités (André et Lucie) très proche de celui de Loin d’Hagondange, réserve
une place bien plus structurante aux médias. L’élaboration de ce diptyque ne relève pas d’un
simple souci d’actualisation technologique (remplaçant, par exemple, le Q.C.M. de Sélection
par un dictionnaire électronique47 ou le vieux poste par un grand écran, avec son
stéréophonique, antenne parabolique et magnétoscope). Elle ménage plutôt ce que Jean-Pierre

46
Id., p. 21.
47
Jean-Paul Wenzel, « Faire bleu », Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2000, scène 6, p. 31 : « ANDRÉ. […]
Avec cet appareil, tu iras trois fois plus vite pour tes mots croisés… tu te rends compte, il contient quatre vingt
mille définitions… il possède même un correcteur d’orthographe… / LUCIE. Je termine toujours mes mots
fléchés trop tôt… et je ne suis pas si mauvaise en orthographe. / ANDRÉ. Donne-moi un mot difficile. / LUCIE. …
hypophyse / ANDRÉ. Je l’écris… n’importe comment… j’appuie… voilà… hypophyse, deux “y”. / LUCIE. Je
sais, il est souvent dans les mots fléchés. / ANDRÉ. “Glande endocrine à la base du crâne qui sécrète des
hormones régulatrices du fonctionnement d’autres glandes endocrines”… On ne comprend rien… voyons
endocrine… “endocrine : glandes dont les sécrétions internes (hormones) passent directement dans le sang et
dans la lymphe… entre parenthèses… liquide organique proche du plasma sanguin”… […] C’est inimaginable
ce que les chercheurs sont en train de découvrir sur le cerveau humain, le siècle prochain verra l’explosion de la
science et non pas du religieux comme disait l’autre ». Pour s’éloigner de l’extrait analysé dans Loin
d’Hagondange en ce qui concerne les termes sollicités et surtout la fascination d’André pour la sophistication
technologique de l’appareil, ce passage n’engage pas moins une nouvelle fois l’intransitivité de la langue : qu’il
s’agisse du quadrillage circonscrit des mots croisés ou de la logique circulaire du dictionnaire, les mots ne
renvoient toujours pas à la réalité et facilitent dès lors l’élaboration fictionnelle (celle-ci s’appuyant désormais
sur une dévotion toute religieuse à la science et aux mots-talismans qu’offre son incompréhensible lexique).

544
Sarrazac appelle « une translation d’axe »48 où le maintien scrupuleux du schéma actantiel et
de la construction dramatique d’une pièce – et d’une époque – à l’autre permet de pointer
avec une précision redoublée l’ampleur du déplacement opéré. Dans ce cadre, les médias ne
constituent plus seulement un arrière-plan qui borne les rapports qu’ont les personnages avec
le monde extérieur et qui scelle, sur fond d’empêchements bien plus profonds, le passage à la
névrose. Ils s’offrent désormais comme le tout de leur vie et c’est sur eux que se cristallise
massivement le « délire techno-masturbatoire »49 d’André pour occuper le temps libéré par la
retraite. Au lieu de récréer son usine dans son atelier, celui-ci se « fabrique » en effet « une
salle de cinéma individuelle »50 et passe ses journées devant l’écran, usant frénétiquement de
sa télécommande et regardant alternativement films de science-fiction, films pornographiques,
émissions scientifiques et documentaires animaliers. « L’ère des loisirs, de l’informatique, du
cathodique a balayé l’ère industrielle… »51 comme en témoigne symboliquement l’installation
d’un parc dévoué aux Schtroumpfs sur le site des anciennes aciéries d’Hagondange : aussi la
reconstitution scrupuleuse du passé, tributaire de la mythologie du métallo et de la
valorisation du travail, fait-elle place à une fantasmagorie high-tech tournée vers l’évolution
(des techniques, des sciences, des espèces, de l’univers…) et nourrissant des rêves futuristes
qui ne servent pas moins d’échappatoire à un présent demeuré inhabitable. Télévision et radio
sont donc devenues omniprésentes, comme sources d’émission, comme objets de la
conversation mais aussi comme discours indistinctement rapportés et transformés. Ces
derniers affleurent dans la fièvre consommatrice du personnage masculin, dans ses éloges
répétés du progrès, puis dans des accès de délire qui l’amènent, sous les auspices troubles de
la science fictionnelle et de la fiction scientifique, David Cronenberg croisant ici les frères
Bogdanov, à voir dans un vieillissement partout dénié les signes rassurants de quelque
métamorphose annonçant l’arrivée de l’homme nouveau :
Mes jambes… rétrécissent… […] Mes doigts… s’allongent… […] Mes muscles… fondent… Mes
petits doigts de pied se racornissent, déjà l’ongle est tombé. […] Je peux penser cent choses à la fois…
très distinctement… Je vois le futur… je suis le futur… […] tu assistes à une étape de l’évolution…
nous ne sommes pas finis… j’ai mal… mes membres s’engourdissent… Lucie, les martiens n’existent
pas… c’est nous… […] Le processus est entamé… qu’on ne me dérange pas… Il faut laisser faire la
nature52.

48
Jean-Pierre Sarrazac, « Autour d’Hagondange », entretien cité.
49
Ibid.
50
Jean-Paul Wenzel, « Faire bleu », op. cit., p. 13.
51
Id., p. 20.
52
Id., scène 9, pp. 47-50. Cette scène est l’exact pendant des scènes 7 et 11 de Loin d’Hagondange.

545
c) Discours indirect et discours indirect libre : du locuteur au speaker

Cette circulation confuse de discours et d’images empruntés à diverses sources n’est


pas sans évoquer le personnage de La Bonne vie, Jules, assailli par des répliques de westerns
inlassablement rediffusés comme par les dogmes évolutionnistes du professeur Nècepas. Les
effets parasitaires que nous avons observés changent alors de nature pour s’inscrire
directement au cœur de la parole des personnages sans passer par la médiation de l’objet
médiatique, ni même parfois par celle de la citation. Sans aller jusqu’au cas extrême de Jules
dont les propos aliénés, nous y reviendrons, se donnent paradoxalement comme une
réinvention poétique et toute büchnérienne des discours et des bruits du dehors, on trouve très
régulièrement dans nos pièces des processus d’infiltration qui permettent, après l’extinction
des machines, des radios et des téléviseurs, d’en faire résonner les échos dans les têtes et les
discours. Dans ce cadre, Les Branlefer offre un dispositif particulier où c’est un programme
télévisé spécifique (le « policier » diffusé la veille) qui s’invite, sur le territoire professionnel,
dans les dialogues des personnages. Cette intrusion est très nettement délimitée et va de pair
avec l’intrusion d’Egon, technicien venu endiguer une fuite, au sein du duo constitué par
Lötscher et Volker. Avant d’intervenir une nouvelle fois dans le second acte pour assurer la
ventilation – tardive – du sous-sol, le personnage d’Egon ménage une première ouverture, un
premier appel d’air, dans l’espace confiné où travaillent les deux ouvriers-peintres. Avant
d’entamer sa soudure, il se livre en effet à une très longue tirade, véritable hapax dans la
pièce, qui raconte dans le menu détail l’intrigue d’un téléfilm face à un auditoire dont le
silence soudain impérieux laisse suggérer qu’il est totalement captivé :
EGON. Toute l’année je suis en route. Dieu soit loué, ça ne risque pas d’augmenter ! A l’avenir, on
n’installera plus que des tuyaux en matière plastique qu’on remplacera tous les vingt ans. Plus rien à
peindre. Liquidé. Qui a vu le policier hier soir sur la deuxième chaîne ?
LÖTSCHER. J’étais trop fatigué.
VOLKER. Je n’ai pas la télé chez moi.
EGON. Il y avait une nana qui jouait dedans. Terrible. A vous faire tomber les couilles par terre. A poil.
Jusqu’à la taille. […] Tiens, c’est celle qui joue le dimanche « une recette pour vous Madame ». Vous
savez, celle qui demande au cuisinier quel plat il a préparé. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite parce
que d’habitude elle est complètement habillée. […] Tiens, elle jouait la femme du patron d’une boîte de
nuit. […] Le patron de la boîte, c’était Peter Schönberg. Vous savez bien. Mais là, il jouait un drôle de
jeu. […] Et elle, je te jure que c’était pas une sœur de charité. Avec sa poitrine en rampe de lancement,
elle était chef d’un syndicat de maîtres chanteurs international. Quand elle s’est aperçue de la
disparition de sa copine, tu parles qu’elle a tout de suite pigé que c’était son Jules qui l’avait trucidée.
Parce que je vous dis, la chef du syndicat qui se baladait tout le temps à poil, elle avait une combine
vachement au point. Avec ça, elle faisait chanter des mecs pour des millions et des millions. […] Tu
parles que la police était sur le coup et qu’ils ont vite repéré la combine. […] Mais au moment de
l’interroger, un coup de feu est parti. Par la fenêtre. Juste entre les deux nichons dis donc. Tu parles,
morte sur le coup. Donc quelqu’un l’a descendue. Pour moi, on a voulu l’empêcher de se mettre à table.
Sûr qu’il y a des huiles là-dessous. Mercredi ils donnent la suite. Il me tarde de savoir ce qui se cache
derrière tout ça. Bon voyons un peu cette fuite.
Il soude l’endroit de la fuite. […] Merde, ce que ça pue votre peinture. […] Allez, en route. Et ce soir, à
11 heures, je me tape les Tiller-girls de Londres.

546
LÖTSCHER. A cette heure, je dors déjà.
EGON. Eh bien mon vieux, tu loupes un truc formidable. Et à 8 heures sur la première chaîne, il y a un
film français. Peut-être avec des scènes pornos. Dis donc, ces derniers temps, on est gâtés à la télé. En
plus que c’est en couleur maintenant. […] Alors pas de blague, hein. Que j’entende pas de plaintes sur
vous les gars. Soyez sages, hein.
LÖTSCHER. C’est plutôt à toi d’être sage.
EGON. Quand tu as la télé, ça craint pas. T’es toujours sage, va. C’est moi qui vous le dis. Allez, salut
les branlefers. […]
VOLKER. Il faut que je regarde la suite mercredi53.

Passant d’une « sagesse » à l’autre, de la docilité industrieuse des ouvriers à la tempérance


libidinale du téléphage, les dernières répliques constituent la légende (excessivement)
transparente de ce passage destiné à montrer la force anesthésiante du spectacle médiatique,
relais efficace du contrôle social auquel se soumettent spontanément les travailleurs pendant
les heures ouvrées. Encadrée par des commentaires qui pourraient servir d’amorce à quelque
conversation portant directement sur leur métier (la possibilité de sa disparition, la puanteur
suspecte de la peinture), l’irruption de la mafia, de la police et des Tiller-girls dans l’écheveau
des tuyaux ouvre momentanément sur un autre monde, « utopie » qui ne génère aucune
aspiration, sinon celle de retrouver cet ailleurs à échéances régulières pour s’y oublier. Les
termes que sollicite le récit d’Egon – « patron », « syndicat » – tout comme son empressement
de voir « ce qui se cache derrière tout ça » et d’apprendre à quelles « huiles » profite le crime
viennent d’ailleurs surligner le décalage entre la sagacité du téléspectateur enquêtant, par
procuration, sur les accointances entre la pègre et les plus hautes couches de la société, et la
somnolence du travailleur, pourtant pris dans des conflits d’intérêt au moins tout aussi
opaques et certainement plus nocifs. Si la critique de ce nouvel « opium du peuple » qu’est la
télévision paraît conventionnelle dans ses enjeux, elle convainc néanmoins par le dispositif
qui la soutient : assurant auprès de deux non-voyants le télétexte d’un film qu’il est seul à
avoir visionné, Egon devient ici un étrange intercesseur entre le monde d’en bas et un dehors
une nouvelle fois placé sous le signe de la fiction, paradis artificiel dont la puissance
d’addiction est proportionnelle à la rigidité de l’étau qu’il permet de desserrer. Au croisement
de la bande-annonce publicitaire, du prêche prosélyte et du trafic de stupéfiants (sans avoir de
télévision, Volker ne saura en effet se contenter de cette première « dose »54…), son discours
s’inscrit significativement entre le moment de la fuite et celui de la soudure, de la brèche et du
colmatage ; il offre un voyage imaginaire qui stigmatise bien moins l’abrutissement des

53
Heinrich Henkel, Les Branlefer, op. cit., pp. 12-13.
54
Le registre métaphorique du deal est d’ailleurs suggéré par quelques répliques antérieures, indiquant qu’Egon
est le fournisseur attitré de Lötscher en photos pornographiques : « LÖTSCHER. Tu as de nouvelles photos ? /
EGON. Pas aujourd’hui. / VOLKER. Des photos-pornos ? / EGON. Toutes vendues » (ibid.).

547
masses laborieuses qu’il n’articule leur dépolitisation à un besoin vital – et potentiellement
révolutionnaire ? – d’échapper à sa condition55.
Sans plus avoir affaire à semblable référence circonscrite à un programme précisément
localisable, nous observons la présence, dans les dialogues, de toute une série de discours
rapportés renvoyant à la logosphère médiatique. Dans les pièces de Kroetz, par exemple, il est
indéniable que les scènes impliquant directement des objets médiatiques aiguisent la vigilance
du lecteur-spectateur à l’égard des discours que leur empruntent indirectement les
personnages en d’autres occasions (c’est particulièrement le cas dans les pièces écrites à partir
de 1972 et privilégiant les cas moyens sur les cas extrêmes). Cernés par les médias, Anni et
Heinz en viennent ainsi à les relayer de façon régulière :
ANNI. Une bonne cuisinière économise l’argent de la famille et la comble de délices.
HEINZ. Quelle foutaise.
ANNI. Si c’est comme ça qu’on dit56.

HEINZ. Le Jeannot a sa nouvelle Manta. […] Jaune citron que ça s’appelle, pourtant j’avais pas cru ça de
lui. […] C’est une voiture, la Manta. Vu qu’il a la 1600, 80 chevaux. On pourrait jamais la suivre, si on
faisait la course. […] Faudrait déjà avoir une Capri pour qu’on suive. La 2000, elle fait le poids 57.

HEINZ. […] Tu veux faire un tour en bateau à vapeur ?


ANNI. Puisque le ciel est « bleu-acier ». […] Mais en tout cas ça pourrait être beau, un trajet comme ça,
en bateau à vapeur. Peut-être une impression inoubliable, quand c’est un dimanche de Pâques avec une
chaleur radieuse et un soleil de printemps.
HEINZ. Avec ça qu’à la télévision ils ont dit qu’on va vers une nouvelle époque glaciaire.
ANNI. Pourquoi ?
HEINZ. On va vers une nouvelle époque glaciaire. C’est un météorologue qui l’a dit58.

55
Le dispositif mis en place dans A la renverse est très différent et moins univoque. Premièrement, nous
assistons à l’émission à laquelle participe Bénédicte (dans la mise en scène de Lassalle en 1980, une quinzaine
d’écrans était disséminée sur scène et diffusait le film tourné par Jean-André Fieschi dans lequel Emmanuelle
Riva jouait le rôle de la princesse cancéreuse). La télévision occupe donc une place tout à fait singulière : le
dialogue qu’elle propose s’inscrit au cœur de la pièce et offre un contrepoint continûment structurant, instruisant
« un décalage entre les conditions réelles dans lesquelles la vie des personnages évolue et l’image de la vie qui
leur est renvoyée par les médias » (David Bradby, « Parcours dans l’œuvre », in Vinaver. Théâtre aujourd’hui,
op. cit., p. 46). Dans ce cadre, le spectacle dans le spectacle souligne les effets psycho-économiques que les
médias de masse sont capables de provoquer toutes échelles confondues (de la désaffection pour la mousse au
chocolat du samedi soir à la désaffection massive pour le bronzage), de même qu’il suggère la puissance
spécifique de captation de la télévision (effet exacerbé dès lors que la mise en scène, comme celle de Lassalle,
choisit de confronter concrètement des modes de jeu et de présence aussi différents que ceux que sollicitent la
scène et l’écran). Mais un tel spectacle met aussi en jeu l’une de ces « navettes mythiques » qu’apprécie Vinaver,
reprenant ici un schéma tragique (emportée par son amour démesuré du soleil, la princesse est vouée à une mort
fatale) pour le confronter au déclin, bien moins linéaire, de l’entreprise. Deuxièmement, les ouvrières qui
évoquent l’émission à de nombreuses reprises témoignent d’une indéniable capacité de résistance à l’emprise des
discours médiatiques et infléchissent l’impression de sujétion aveugle que veut provoquer Henkel : « Ils jettent
une princesse en pâture au peuple le peuple ça l’occupe le nez collé à la télé pendant ce temps le peuple tout ça
c’est lié on lui met la main dans la poche on lui coupe un bout de son pouvoir d’achat il a les yeux embués le bon
peuple et puis ils sortiront de leur manche un remède miracle au dernier moment » (A la renverse, op. cit.,
p. 150), « Eh bien moi je te dis qu’il a pas tort ton Milou ce pingouin nous vend sa soupe un point c’est tout et
tout ça c’est un coup pour nous faire avaler leur soupe et c’est une soupe empoisonnée » (id., p. 167).
56
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 12.
57
Id., pp. 12-13.
58
Id., p. 16.

548
Dans le premier exemple, le décrochage lexical, la fluidité de la phrase et sa prosodie toute
proverbiale signalent clairement la présence d’un intrus linguistique. La faible justification
proposée par Anni pour désamorcer le scepticisme de son époux corrobore aussitôt cette
impression en recourant arbitrairement à l’autorité du on-dit et en scellant dès lors la
dissociation entre parole et réalité. Dans le deuxième exemple, seul l’adjectif « jaune citron »
relève explicitement de la citation, comme l’atteste encore une fois l’ajout d’un commentaire
méta-énonciatif (« que ça s’appelle »). Heinz a ici totalement intégré les jugements de valeur
portant sur les marques de voiture et les relaie en « inventant » ses propres – et pauvres –
slogans à grands renforts d’expressions toutes faites (« C’est une voiture, la Manta », « La
2000, elle fait le poids »). Tous deux situés dans la scène 2 de l’acte I dont on a vu qu’une
grande partie était consacrée à la lecture du prospectus de la Maison du Jardin, ces deux
extraits accusent la vacuité des dialogues et leur perméabilité aux discours du dehors comme
aux impératifs idéologiques que véhicule leur rhétorique (impératif familialiste qui pérennise
la distribution des rôles sexuels, impératif consumériste qui associe la réussite à ses signes
extérieurs…). Quant au dernier exemple, il offre une étape intermédiaire entre la citation
exacte et la « libre » adaptation, forme hybride où l’indigence de la syntaxe s’agrège un
lexique exceptionnellement soutenu, îlots énonciatifs descellés de leurs sources et tout
empreints du lyrisme appauvri d’une agence touristique (« bleu-acier », « impression
inoubliable », « chaleur radieuse »59…). Si nous citons la suite du passage, c’est que
l’association d’idées incongrue qui motive la réplique de Heinz (opposant la « chaleur
radieuse » du jour à l’« époque glaciaire » évoquée par le météorologue comme si ces deux
phénomènes entraient directement en contradiction) permet, en retour, de motiver, chez le
lecteur-spectateur, une association bien moins fantaisiste entre le discours indirect (implicite)
d’Anni et celui (explicite) de son époux60.

59
Après avoir beaucoup insisté sur le mutisme de ses personnages et leur condition de « sourds-muets », Kroetz
en est venu à nuancer cet empire du silence pour valoriser non seulement les décrochages énonciatifs et les
brusques changements de registre qui caractérisent ses pièces, mais aussi les affinités de tels procédés avec la
comédie : « En ce qui concerne le langage, je considère que dans mes pièces réussies il y a trois niveaux de
langage, qui se mêlent les uns aux autres mais qui sont bien distincts. D’abord le langage direct, concret, simple :
il y a comme un borborygme pour dire “J’ai faim”, “On mange”, etc… Il y a un deuxième langage qui est
citationnel, par exemple : “Le printemps, cette année, est exceptionnel”, ce qui est encore relativement simple ;
ou, plus poétique, déjà culturel, comme quand quelqu’un parle du “Ciel bleu acier”, il faut pour comprendre cette
tournure toute faite être assez “chic”. Le troisième langage est celui qui essaye, d’une manière démonstrative, de
montrer qu’il “sait parler”, ce qui donne souvent un effet comique, par le décalage entre la pensée et la réalité.
Quelqu’un dit quelque chose de complètement fou parce qu’il croit que c’est ce qu’il faut dire pour “faire bien”,
et ça tombe à plat. C’est une forme de non-communication totale. C’est donc un langage de comédie, de
technique du rire, mais c’est aussi totalement réaliste » (Franz Xaver Kroetz, « Rencontre avec Franz Xaver
Kroetz », rencontre publique animée par Gaston Jung, Alternatives théâtrales, n°11, avril 1982, p. 18).
60
On note que l’« explication » apportée par Heinz à la question d’Anni repose à nouveau sur l’autorité de la
source énonciative, et non sur le contenu de l’énoncé qui, lui, est simplement répété comme allant de soi. Enfin,

549
On retrouve l’articulation de ces différents procédés dans Le Nid et, plus
particulièrement, dans les scènes de l’acte I où l’inflation du discours médiatique, associée
aux dilemmes budgétaires qu’engage l’arrivée imminente de l’enfant, soumet le couple à une
pression sociale anonyme qui précède celle qu’exercera bientôt le patron de Kurt sur ce
dernier pour lui faire remplir, moyennant une prime officieuse, quelque « mission spéciale ».
L’obéissance à venir du chauffeur – « singe savant » que Martha n’hésitera pas à condamner –
se voit ainsi placée sous le signe d’une adhésion préalable à toutes sortes de commandements
d’origine publicitaire dont la future mère de famille assure la diffusion avec un zèle qui ne
cède en rien à celui dont fera preuve son époux. C’est le cas durant l’intégralité de la
troisième scène – rien moins que six pages ! – où Martha, lisant à Kurt la liste des objets à
acquérir pour accueillir dignement le bébé, propose une synthèse fort hétérogène de la
« littérature » pré-natale dont elle se nourrit depuis sa grossesse. Mêlant les hyperboles des
catalogues, les conseils des magazines, les recommandations du médecin et les avertissements
d’une amie, son propos s’offre comme un montage de discours disparates convoqués de façon
tantôt explicite, tantôt implicite ; il en intègre le lexique comme les sommations, adhère aux
besoins impératifs qu’ils suscitent comme aux jugements de valeur qu’ils dispensent, et
entraîne une comptabilité vertigineuse que Kurt, ici dépourvu de toute compétence sinon celle
d’octroyer les fonds nécessaires, ne peut que valider (ses interventions sont effet beaucoup
plus courtes que celles de Martha, la réplique « Accordé ! » servant de scansion récurrente) :
MARTHA. Primo : landau. Le landau c’est difficile parce qu’il faut choisir. […] J’en prendrais bien un
tout ce qu’il a de moderne parce que, par rapport aux autres, il présente des avantages. […] On peut
ouvrir le côté de la tête comme on ouvre une fenêtre. Comme ça, le bébé peut regarder dehors et le
soleil peut pénétrer dedans et l’intérieur n’est pas sombre. J’ai lu que, pour le bébé, c’était une
importante innovation.
KURT. Des fenêtres, c’est toujours bien.
MARTHA. Mais cher : deux cent soixante dix neuf Marks, qu’il coûterait.
KURT. (Fermement) Accordé !
MARTHA. Puisque tu le veux. Le matelas qui va avec, dix sept Marks quatre-vingt ; il en faut un.
(Kurt fait oui de la tête)
MARTHA. Un « paidi-lit » est indispensable. Toute famille qui se respecte en a un.
KURT. « Paidi-lit » (Il approuve) C’est pas n’importe quoi.
MARTHA. Tout juste. Paidi-lit type babydou. Cent quatre vingt quinze marks. […] Continuons. Voyons
ce qu’il nous faut avoir tout prêt pour que notre petit poussin trouve le monde « accueillant », comme
dit la brochure. (Elle rit) […] Maintenant autre chose : crème spéciale contre les vergetures ! C’est une
crème efficace la preuve est faite, mais qui est très chère.
KURT. Des vergetures ?…

ajoutons qu’après être apparue dans la scène 3 de l’acte I, l’époque glaciaire sera à nouveau convoquée dans la
scène 2 de l’acte II : « HEINZ. En avril, la neige ne tient jamais, c’est une loi. / ANNI. Mais si c’était quand même
vrai, qu’on va vers une nouvelle époque glaciaire. / HEINZ. Pas question cette année. / ANNI. Non » (Franz Xaver
Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 24). Voici bien l’ultime étape d’un processus polymorphe de pénétration du
discours médiatique dans la parole des personnages : d’une part, sa source énonciative cesse d’être citée (le
météorologue a disparu) ; d’autre part, il circule indistinctement (ce n’est plus Heinz mais Anni qui y recourt).
La parole s’homogénéise tandis que la plus grande confusion demeure sur la nature de cette fameuse époque
glaciaire, comiquement confrontée au rythme pérenne des saisons et à l’indéniable arrivée du printemps.

550
MARTHA. Sans ça apparaissent sur la peau des cuisses et du ventre des stries rouges. Cette crème évite
ça, mais elle coûte neuf Marks quatre-vingt-dix le pot.
KURT. C’est pas une fortune.
MARTHA. Mais un pot ne fait que dix jours de traitement et il faudrait commencer le traitement dès
maintenant ; oui, à présent il faudrait commencer tout de suite […] pour que je sois de nouveau jolie
après l’accouchement. […] J’ai lu qu’avoir un bébé, c’est un bain de jouvence pour la femme, surtout si
c’est un garçon61.

Outre la dimension ostensiblement sexiste du dernier adage convoqué, la scène pointe la


logique culpabilisante du discours publicitaire : derrière la profusion des accessoires proposés,
la distinction quantifiée des niveaux de qualité (« moyenne » ou « supérieure ») et la précision
technicienne de certains arguments, se joue une équation symbolique et non moins
contraignante entre bons consommateurs et bons parents. C’est cette équation qui rend
inopérant tout partage entre le nécessaire et le superflu (quand on aime, on peut certes
compter mais il serait inconvenant de lésiner sur les dépenses et de ne pas vouloir le meilleur,
autrement dit le plus cher, pour son enfant…). C’est cette équation qui impose au couple de
renoncer au recyclage du matériel ou des habits que des amis seraient disposés à lui donner et
qui conduit Kurt, décentré par rapport à l’orthodoxie maternelle déployée à grands frais par
Martha, à trouver sa place de pater familias dans la constitution fanfaronne de l’addition
(« Kurt prend un plaisir manifeste à faire le total »).
L’étau se resserre un peu plus dans la scène 5 où le slogan ici explicitement
culpabilisant d’une publicité pour la lessive fait croître la pression sur le personnage masculin
auquel il ne paraît pourtant pas initialement destiné :
MARTHA. Tu remarques quelque chose ?
KURT. Quoi ?
MARTHA. Si tu remarques quelque chose ? (silence) Par exemple que tu serais pas à ton aise ?
KURT. Pourquoi ?
MARTHA. Tu te sens bien dans ta peau ?
KURT. Oui.
MARTHA (souriant). Il faut que je t’avoue une chose : depuis qu’on économise, un peu à cause du bébé,
moi, dans le ménage aussi, je fais des économies.
KURT. Partout on gratte un peu et ça ira.
MARTHA. Justement et c’est pour ça que je mets plus de « Soupline » pour les lain[a]ges (Bref silence)
Tu sais bien, « la femme qui a mauvaise conscience ».

61
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., pp. 6-9. Dans le texte allemand, les références aux discours extérieurs
sont plus approximatives que ne le laisse penser la traduction et renvoient moins à ce que Martha a lu qu’à ce
que l’« on » dit : « Eine wichtige Neuerung für das Baby, heißt es » (Das Nest, in Stücke I, op. cit., p. 54 – nous
soulignons) ; « Was mir fürs Buzile herrichten müssen, daß es die Welt “gastlich” findet, wie es heißt » (p. 55) ;
« Eine Geburt, heißt es, ist ein Reinigungsbad für die Frau, vor allem, wenns ein Bub is » (p. 56). Par ailleurs,
Kroetz s’ingénie à multiplier les noms de marques : « Paidibett », « Paidibett Marke Varietta », « Liegelind »,
« Alete », « Milton », « Frei-Öl » – l’huile « libre », mais aucunement « gratuite », qui doit prévenir l’apparition
des vergetures – et autres « Pampers ». A ces noms, il mêle toute une série de mots complexes dont la
composition constitue en elle-même un mot d’ordre publicitaire et une prescription d’achat, créant autant
d’objets spécifiquement nécessaires à l’accueil du bébé quand certains objets usuels pourraient tout à fait
pourvoir à l’une ou l’autre fonction : « Kinderwagen », « Kinderbadetuch », « Babywaag », « Babyschlafsack »,
« Babywasserthermometer », « Babydecke », « Babyhaarbürste », « Schwangerschaftsstreifen » (traduit par
« vergetures », ce mot est composé sur les mots « Schwangerschaft » – grossesse – et « Streif » – rayure, strie).

551
KURT. Publicité !
MARTHA. Oui. Mais maintenant qu’on économise, je me suis dit, laisse tomber « la douceur moelleuse »
comme on dit sur les affiches et vois un peu ce que ça donne. Ton pull-over, il gratte ?
KURT. Pas du tout.
MARTHA. Alors je suis bien contente (Avec un rire bref) J’ai pas besoin d’avoir mauvaise conscience ?
KURT. Non.
MARTHA. Il y a encore deux ou trois trucs comme ça, qui reviendront moins cher en y réfléchissant : tu
vas voir un peu.
KURT. Je te l’ai déjà dit : je ramène tout ce qu’il faut à la maison. Et pour les lessives on a absolument
pas besoin d’économiser.
MARTHA. Sois gentil avec moi ! N’oublie pas que je suis enceinte.
KURT. Alors que tout ce que je fais c’est uniquement pour toi et pour le gosse !62

On pourrait d’abord croire à un processus d’émancipation par rapport à la force impérative du


discours publicitaire. Privé de la « douceur moelleuse » tant vantée, Kurt ne perçoit pas la
différence. L’expérience invalide le slogan et désamorce la catastrophe annoncée : non
seulement Martha peut cesser de se sentir coupable mais Kurt continue de se sentir « bien
dans sa peau » (par cette expression, Martha fait manifestement obédience à une rhétorique
emphatique annexant à la douceur du pull celle de la vie tout entière pour auréoler le produit
de pouvoirs magiques censés le rendre indispensable sur un plan proprement existentiel63).
Mais s’il paraît objectivement rentable de se passer d’adoucissant, les valeurs fantasmatiques
que concentre sur lui le fameux produit sont bien plus difficiles à évacuer. Certes, l’aveu
cathartique de Martha la libère de sa « mauvaise conscience » mais c’est pour transférer
aussitôt celle-ci sur Kurt, tacitement fautif de ne pas subvenir aux besoins du ménage et, plus
encore, de ne pas être en moyen de faire de sa demeure le nid qu’exige « toute famille qui se
respecte ». Avant que ne surgissent la figure maligne du chef et ses funestes commandements,
ces tableaux de bonheur domestique ne laissent donc d’être traversés de mots d’ordre tout
aussi imperceptibles qu’efficaces qui préparent l’irruption de la très grande faute sur laquelle
se fondera le retournement de l’intrigue dans l’acte suivant.
Comme on peut le constater à travers cet extrait, l’intrusion des discours médiatiques
dans les paroles des personnages excède la stigmatisation du terrorisme de la consommation
et du psittacisme qu’il est supposé engendrer. Par-delà le conditionnement-réflexe que
cherchent à déclencher les slogans ou les messages idéologiquement suspects qu’ils
véhiculent parfois de façon directe et explicite, s’immisce un système signifiant second

62
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., pp. 14-15. Le texte allemand ne mentionne aucune affiche : « Aber jetzt
wo gespart wird, hab ich mir denkt, laßt das “schäfchenweich” wie es heißt, einmal weg und schaust was passiert
mit die Wollsachn. Kratzt der Pullover ? » (Franz Xaver Kroetz, Das Nest, op. cit., p. 61 – nous soulignons).
« Schäfchenweich » signifie littéralement « doux comme l’agneau ».
63
Le texte allemand recourt effectivement à des expressions dont l’extension paraît particulièrement large par
rapport à la dernière formulation, plus prosaïque et littérale, de la question : « Ein Unwolhbefinden vielleicht ? »,
« Fühlst dich wohl in deiner Haut ? », « Kratzt der Pullover ? » (id., pp. 60-61). Autrement dit, sentez-vous bien
dans votre pull (avec « Lenor » / « Soupline »), et vous vous sentirez bien dans votre peau.

552
finalement beaucoup plus persuasif que le premier, réseau diffus de « mythes », selon la
terminologie barthésienne, auquel se greffent tout à la fois les rêves et les frustrations des
personnages, leurs espoirs et leurs craintes. Depuis le chœur des habitants qui accueille
Antoine et synthétise en chansons les fantasmes qui investissent l’opposition de la ville et de
la campagne (Un Couple pour l’hiver64) jusqu’au quintet des employés de la société Cosson
qui, vantant les mérites de l’Aristocrat ou dénigrant Beaumoulin, témoignent de leur adhésion
à la « mystique » de la maison et de sa marque (Les Travaux et les jours65), les dramaturgies
quotidiennistes insistent sur la façon dont les discours médiatiques irriguent les imaginaires.
C’est d’ailleurs sous cet angle que la représentation vinavérienne de la production de ces
discours peut nous intéresser : constituant les publicistes en mythologues chargés de
« capitaliser le nom de marque en exploitant ses plus riches connotations », il met au jour la
capacité de ces dernières à « pincer » et à « faire vibrer » des cordes insoupçonnées et
profondément enfouies66. Pour reprendre le vocable de ces réunions de marketing, la
« pénétration » du marché nécessite celle des « esprits » et des « inconscients », exigeant de la
rhétorique promotionnelle qu’elle soit capable de promettre tout un cosmos à travers chaque
produit : Eden forestier dans une H.L.M. sordide grâce à « Mousse et Bruyère », fusion
extatique avec le Grand Tout grâce à « Corps Libre ».
Comme cela est apparu dans la pièce de Henkel, l’impact du discours médiatique
s’ancre dans sa capacité à générer de l’utopie, aussi dérisoire soit-elle. Aussi nous voilà invité,
une fois passé d’un bout à l’autre de la chaîne médiatique, à décrypter les aspirations et les
désirs qui animent les personnages lorsqu’ils consomment les mots et les images du discours
publicitaire :

64
Cf. Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., pp. 7-9 : « Visitez le Cantal, pays des sources et du bon
air / L’Auvergne à la paresseuse, / La truite, le cèpe et le tripoux, le pays vert. / […] Pour vos achats, vos
placements, / Votre devoir prééminent / Est de placer votre pactole / A notre Crédit Agricole. […] Busto-plante
pour les seins / Citron vert pour le teint / L’autre façon d’être belle, l’autre façon d’être une femme. / […]
Formation assurée, plein emploi pourquoi pas, bon salaire garanti, débouchés pressentis, promotion c’est juré. A
la ville, à la ville, tout devient plus facile… ».
65
Michel Vinaver, « Présentation des œuvres », Théâtre complet, vol. 1, op. cit., p. 27 : « Cosson : une marque
de moulins à café. Il y a des gens qui pour rien au monde ne moudraient leur café avec un appareil autre que
Cosson. C’est plus que la reconnaissance d’une qualité. Un lien affectif existe. Une fidélité. Une mystique. Un
lien de même nature caractérise le rapport entre le personnel et son entreprise ».
66
Michel Vinaver, Par-dessus bord, op. cit., pp. 467-468. Outre les échanges de Jean-Baptiste Peyre, chef de
produit, et de Jack Donohue, conseiller marketing, auxquels renvoient nos citations et qui marquent, via quelques
références à Nietzsche et à Saint-Augustin, la complexité des stratégies mises en œuvre pour pénétrer les esprits,
on se reportera également à la réunion du cinquième mouvement, véritable leçon de sémiologie appliquée, dans
la droite ligne des Mythologies de Barthes : « “MAINTENANT, CHEZ NOUS AUSSI IL Y A MOUSSE ET BRUYÈRE” la
première chose qui frappe évidemment c’est l’extraordinaire simplicité avec laquelle plusieurs thèmes fort
complexes se trouvent ici fusionnés […] Le mot maintenant suivi de la virgule projette sur un temps où il n’en
était pas ainsi le temps où l’on était malheureux […] L’expression chez nous établit d’un coup le lieu sacré le
foyer l’intimité le mot aussi exprime le passage de l’état malheureux à l’état comblé maintenant chez nous aussi
comporte une charge signifiante qui est assez prodigieuse… » (id., p. 476).

553
NICOLE. Des bas ?
YVETTE. Miraculeux ils résistent aux griffes de chat il n’est pas encore onze heures et j’ai faim
NICOLE. Tiens goûte
YVETTE. Biscuiterie Le Paysan oui j’ai vu la pub dans Elle ils ont un petit goût cendré tu feras l’essai tu
verras67

NICOLE. […] il aurait pas fallu qu’avec Guillermo on se paie une DS j’ai pris la peine de lui dire qu’elle
était pas en bon état qu’elle avait plus de cent mille kilomètres on l’a eue pour moins que le prix d’une 2
CV neuve mais lui qui venait de s’acheter une Peugeot 304 pour remplacer sa Simca
ANNE. Même neuve une 304 ça n’est pas une DS […] Il y a dix ans qu’il parle d’une DS t’aurais dû
réfléchir aujourd’hui il parle d’une CX
NICOLE. Pour quand il sera fait cadre
ANNE. Les illusions ça aide à vivre68

PAUL. J’insisterais sur les blousons de cuir. Quand on se met en frais, c’est toujours mieux.
ERIC. Et combien coûtent-ils ? Trois cent marks.
PAUL. C’est fou.
ERIC. Mais il y a aussi les blousons amerlos. Bleus. Et derrière tu peux coller quelque chose. Chicago
Rockers et ainsi de suite.
PAUL. Mieux que rien.
ERIC. Et chacun doit se procurer un coup-de-poing. Avec ça en poche, on se sent un autre. Bruno suivra.
Il me l’a dit.
PAUL. Maintenant on est dix. C’est tout de même mieux, avec des blousons de cuir69.

ROSE. Tu veux voir les nouveaux collants que j’ai ramenés de la ville ?
GINETTE. La couleur est très belle.
ROSE. Ils sont italiens.
GINETTE. Il y a marqué « made in France ».
ROSE. Oui, mais la couleur est italienne… Comme dans la publicité au cinéma, tu sais… Ces filles qui
dansent, qui courent, qui sautent pour faire voir leurs collants… Toutes les couleurs !
GINETTE. Elles sont belles ! Elles n’ont pas la suie du charbon qui colle à la peau… Toutes ces couleurs
heureuses… Je me sens fatiguée, si fatiguée70…

RÉMI. Mets-le à la flotte, ton Maurice.


GINETTE. A la Badoit, « l’eau qui chante et qui danse », si je pouvais71.

KACEM. Lui, il n’est pas le dernier à m’enfoncer. Avec le salaud de chef, ils me font toujours sentir que
dans l’équipe, je suis la tache noire.
GINETTE. « Avec Génie, toutes les taches disparaissent. » Une pub.
KACEM. Tu regardes trop la télé ?
GINETTE. Quand on est marié, on sort plus autrement72.

Guillermo cède au culte désormais nostalgique de ce « nouveau Nautilus » que fut, en son
temps, la Déesse telle qu’elle s’offrait, toutes jointures dehors, à la contemplation collective73
tandis que les garçons, dans Le Bouc, prêtent une importance toute particulière à l’acquisition
de blousons de cuir et cherchent en eux le moyen de transformer leur expédition punitive en

67
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., p. 34.
68
Id., p. 36.
69
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 28.
70
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 16.
71
Daniel Besnehard, Clair d’usine, op. cit., p. 30.
72
Id., p. 49.
73
Roland Barthes, « La nouvelle Citroën », Mythologies, op. cit., pp. 150-152.

554
Equipée sauvage74. De leur côté, les jeunes filles en attente de quelque miracle susceptible de
les extraire de leur milieu – les majorettes dans Dimanche, Marie et Ingrid dans Le Bouc,
Chantal dans Marianne… – rêvent amour, gloire et beauté sur fond de publicités, de films, de
romans-photos et de bluettes populaires. Sans doute Ginette, la femme tristement mariée de
Clair d’usine, est-elle trop âgée pour rêver encore d’Amérique ou songer à devenir une
nouvelle star de la chanson. La télévision sert ici de terne substitut à des sorties improbables
et les slogans publicitaires, formules magiques animant les éléments et recouvrant d’une
blancheur immaculée la noirceur du monde, offrent autant de parades invoquées sans illusion
pour esquiver momentanément les difficultés, mariage moribond, racisme ambiant, jusqu’au
moment où, l’une croisant l’autre (Ginette et Kacem sont amoureux), le personnage ne
trouvera d’autre échappatoire que de se jeter sous un camion.
Si notre analyse a nettement privilégié les modes d’inscription dramaturgique des
médias dans les pièces, on constate que les contenus qui leur sont associés sont très rarement
tournés vers l’actualité sociale et politique. De telles occurrences apparaissent furtivement
dans Olaf et Albert et dans Le Bouc75 où l’anticommunisme dominant que véhiculent les
médias et que reproduisent les personnages se trouve confronté à leur isolement (Henkel) ou à
la piètre communauté qu’ils constituent pour se défendre contre un ennemi qui, de toute
évidence, n’est pas le bon (Fassbinder). Il y va moins ici de leur endoctrinement que de leur
perméabilité à des discours dont les clivages ont finalement la même fonction que
l’œcuménisme publicitaire : bloquer leur accès au réel, dissimuler les rapports de force dans
lesquels ils sont pris et les empêcher d’interroger les causes de leur malaise. Histoire de dires
et La Bonne vie en appellent également à la diffusion de discours proprement politiques, mais,
qu’il s’agisse du « bruit indistinct » du transistor soumis à la concurrence des « bruits
ordinaires de couverts » (Thibaudat) ou du débat télévisé soumis à la concurrence plus vive
encore d’un western (Deutsch), les personnages leur opposent rapidement une fin de non-
recevoir, nous laissant face à quelques rumeurs lointaines qui scellent l’éloignement de la

74
Que l’on songe à cette déclaration de Fassbinder concernant son cinéma et ses rapports avec le cinéma
hollywoodien : « Je ne fais pas des films de gangsters, mais des films sur des gens qui en ont vu beaucoup »
(Rainer Werner Fassbinder, cité par Thomas Elsaesser, R. W. Fassbinder. Un cinéaste d’Allemagne (1996), trad.
fr. Christophe Jouanlanne, Pierre Rusch et Jean Torrent, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2005, p. 72).
75
Cf. Heinrich Henkel, Olaf et Albert, op. cit., pp. 23-24 : « OLAF. Qu’est-ce qu’ils voulaient donc ces
communistes, cette fois-ci ? / ALBERT tourne sa cuiller dans son thé. Des communistes ? – Les jeunes gens ? –
Tu veux dire à cause des petits drapeaux rouges ? – Mais ce ne sont pas des communistes pour ça ! / OLAF. On
devrait interdire une chose pareille. […] Tu ris d’une chose pareille. A la télé, ça a l’air tout à fait autre chose. Ce
sont des communistes ! » ; cf. Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 18 : « FRANZ. Là d’où il vient, il y
a des communistes. / INGRID. Où, en Grèce ? / FRANZ. Je l’ai lu dans le journal. Beaucoup de communistes. /
INGRID. Beaucoup ? / FRANZ. Exactement. La Grèce entière est pleine de communistes ». De même que les
blousons, le discours maladroitement politique de ces personnages fondamentalement dépolitisés sert à donner
du sens et de l’éclat à une chasse à l’homme purement cathartique.

555
scène et du monde. Pour le reste, les contenus massivement privilégiés relèvent de ce que
Bourdieu appelle des « faits omnibus »76 – météo, sport, jardinage, loterie, chansons d’amour
et mariages princiers… – autant d’objets qui sont de nature à intéresser tout le monde sur un
mode tel qu’ils ne touchent à rien d’important et maintiennent obstinément le consensus. Liés
à la sphère privée des loisirs et de la consommation sans que ne soient jamais mentionnées
leurs conditions socio-économiques de possibilité, arrimés tantôt à la petite histoire extraite de
tout contexte, tantôt aux variations d’un monde extérieur exclusivement envisagé sous l’angle
climatique (« C’est que ça m’intéresse, ce qui se passe dans le monde. La neige, le soleil, la
pluie. Faut se tenir au courant »77), ces objets construisent un univers dont sont totalement
exclus les clivages socio-économiques et l’idée de leur possible contestation.
Pour conclure, il nous semble opportun de mettre rapidement notre développement en
perspective. La critique des médias constitue en effet une caractéristique récurrente des pièces
écrites et jouées pendant les années soixante-dix et leur inscription dramaturgique, jouant de
l’articulation entre voix off et voix in, permet alors de souligner leur force de pénétration sur
un mode susceptible de faire écho aux écritures quotidiennistes. C’est notamment le cas chez
Georges Michel où la voix, directe et indirecte, du « speaker » occupe une place importante,
comme l’a souligné Jean-Paul Sartre dans sa préface à La Promenade du dimanche :
Ces échanges se font à différents niveaux : Michel nous fait passer sans transition des trivialités qu’on
échange du bout des lèvres au noble verbiage qu’on apprend dans les journaux ou en écoutant
l’O.R.T.F. C’est que ces âneries pompeuses se sont aussi glissées en nous : il est rare que nous nous
exprimions comme un speaker de la radio mais le speaker est entré au plus profond de notre cœur, il
parle et ses paroles servent de modèle intime à ce que nous appelons nos pensées. […]
Nous sommes piégés : quand nous voulons échapper aux lieux communs de la banalité quotidienne,
nous ne trouvons que d’autres lieux communs, plus prétentieux, qui sont entrés chez nous, eux aussi par
l’oreille78.

De L’Agression (1968) à Une Place au soleil (1980), la vie quotidienne, chez Michel, est
insupportablement bruyante. Dans la première pièce, les vitrines des magasins s’en prennent
physiquement à ceux qui les regardent sans rien pouvoir acheter et leur assènent des slogans
avec une rapidité et un volume croissants qui en font de véritables armes de destruction ; dans
la seconde, la radio participe à la cacophonie de la plage surpeuplée où le trio familial passe
ses mornes vacances mais elle fait ostensiblement silence sur les raisons de la présence de
régiments de C.R.S. venus interdire la baignade. Agents efficaces du système, les médias
76
Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir Editions, 1996, p. 16.
77
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 24. La récurrence de la thématique météorologique dans la
pièce participe clairement au figement de la réalité. Qu’elle soit soumise à d’imprévisibles variations (« Je me
demande si aujourd’hui il va neiger sans arrêt toute la journée ») ou à d’immuables lois (« En avril, la neige ne
tient jamais, c’est une loi »), la météo est l’objet paroxystique du consensus, que ce soit dans les médias ou dans
la conversation quotidienne. Non seulement tout le monde y est pareillement soumis, mais il est impossible
d’agir sur elle, « le temps qu’il fait » s’opposant au temps historique sur lequel les hommes peuvent intervenir.
78
Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre présente “La Promenade du dimanche” », art. cité, pp. 8-9.

556
manipulent, conditionnent, endorment ou frustrent des personnages qui, à quelques exceptions
dissidentes près, leur emboîtent prestement le pas et se conforment avec zèle à des impératifs
consuméristes qui exigent d’eux la plus grande docilité sur le territoire professionnel : sans
obéissance, pas de travail ; sans travail, pas de « concasseur à glace », de « brosse à dents
électrique », de « ventilateur portatif »79… nouveaux fétiches sans la propriété desquels il
n’est pas de bonheur envisageable. A titre d’exemple significatif, considérons ces extraits
empruntés à Tiens le coup jusqu’à la retraite, Léon ! (1976) :
Dans le noir une télé marche, sans le son. C’est une grande boîte. Derrière l’écran, un couple réel
parle80.

LA SPEAKERINE. …c’est du soleil dans la maison, un arc en ciel à votre balcon. (Musique de pub) Avec
les pâtes BOURZANI vous ne ferez plus de bruit la nuit (elle s’aperçoit qu’il y a des poireaux sur la
table, elle sort son bras de l’écran, prend l’assiette de poireaux et met à la place un plat de pâtes) En
toutes circonstances, mangez BOURZANI, c’est le soleil du midi. Et surtout n’oubliez pas avec
BOURZANI vous ne ferez plus de bruit la nuit.
La famille mange les pâtes et regarde l’écran. […]
LÉON. Elles sont bonnes, les pâtes.
LE FILS. C’est une bonne idée d’avoir fait des pâtes.
LA FEMME DE LÉON. Comme ça vous ne ferez plus de bruit la nuit. […]
LÉON. Remarque il y a pâtes et pâtes. Il ne faut pas prendre n’importe quelle marque…
On entend la sirène. Léon se lève, embrasse la speakerine et sort81.

LA SPEAKERINE. …votre patron vous agace, vous traite comme un chien, ne vous révoltez pas : prenez
DECONTRACTIL. DECONTRACTIL. Et youpi ! Tout devient rose. (Musique de pub) Vite, achetez le
tout dernier congélateur à vario-dégivreur thermostatique, vous serez beaucoup plus heureux que votre
voisin qui ne l’a pas encore. (Musique)
Le son s’arrête.
Léon entre, s’assoit et s’écroule la tête contre la table pour dormir.
On entend la sirène de l’usine.
LE FILS. C’est pas un poste, c’est une casserole. Il faudrait le foutre par la fenêtre.
LA FEMME DE LÉON. Ne parle pas comme ça de nos biens de consommation. C’est de la sueur de ton
père qu’il s’agit82.

Comme on peut aisément le constater, Michel va bien plus loin que nos auteurs dans le
grossissement de la réalité et n’hésite pas à recourir ici à un dispositif franchement irréaliste –
l’incarnation, sur scène, du speaker et de la speakerine ainsi que l’abolition de la frontière de
l’écran – pour signifier, sur un mode strictement littéral, l’intrusion des médias dans la vie
domestique et la puissance performative des slogans publicitaires (non seulement la Femme
de Léon vante les pâtes Bourzani en reprenant les mêmes termes que la speakerine, mais
celle-ci s’est elle-même chargée, en amont, de modifier le menu familial). Mais plus encore
que cette différence formelle, de tels extraits étayent la distinction que fait Jean-Pierre
Sarrazac entre « la démonstration implacable d’une emprise totalitaire » que visent les pièces

79
Georges Michel, L’Agression, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1968, p. 207.
80
Georges Michel, Tiens le coup jusqu’à la retraite, Léon !, 1976 [inédit], p. 2.
81
Id., pp. 44-45.
82
Id., p. 57.

557
de Michel et « la description concrète de l’homme dans le langage de l’idéologie » dont
relèvent davantage les dramaturgies quotidiennistes83. Chez Michel, la mise sous tutelle des
personnages est sans partage, elle prend la forme unilatérale d’une domestication qui fonde la
force indissociablement coercitive et persuasive du système sur la combinaison du bâton (le
chômage) et de la carotte (le congélateur), ne laissant d’autre alternative que l’adhésion ou la
révolte84. A l’instar du flic, le speaker est dans la tête. A la charge des « veaux » ou des
« robots »85 auxquels les membres de « la majorité silencieuse » acceptent trop souvent de se
voir réduits de le tuer, de le faire taire, et de redevenir, dès lors, des êtres humains. Or, si les
médias sont pareillement dotés dans nos pièces d’une grande force de pénétration, notre
propos a régulièrement souligné les effets contrapuntiques qui leur sont associés et les
décalages qui ne cessent de s’insinuer entre la logosphère médiatique, sa cosmologie, ses
images, ses fictions, et l’univers linguistique et social où elle prend place. En mettant en
valeur le dénuement des personnages vis-à-vis de ces discours venus du dehors, le silence
dont ils jaillissent, les maladresses des reprises dont ils font l’objet mais aussi les affects, les
mythes et les rêves qui s’y greffent, la critique délaisse le réquisitoire contre le
fonctionnement sérialisant de la machine médiatique au profit de la micro-analyse des
empreintes qu’elle laisse, des questions qu’elle élude et des vides qu’elle comble à l’échelle
de chaque individu. A la logique massive d’une servitude totale où le joug économique du
patron se voit méthodiquement complété par le joug idéologique des médias fait place un
assujettissement moléculaire et souvent contrasté qui, tour à tour, informe, bride et réoriente
les paroles et les désirs, quitte à nous priver de l’opposition finalement rassurante entre

83
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 122. C’est à travers Wenzel que Sarrazac nourrit cette
distinction, en des termes qui valent pour bien des auteurs quotidiennistes : « La revalorisation du milieu concret
de l’action, l’effort pour caractériser le personnage en amont de son rôle de strict récitant de l’idéologie
participent sans doute, dans les pièces de Jean-Paul Wenzel, d’une volonté de canaliser la langue morte de
l’idéologie, d’empêcher que, nappant la pièce, elle ne transforme les personnages en fantoches. Du travail de
sape de l’idéologie sur l’individu, Wenzel entend nous faire apprécier l’aspect souterrain plutôt que les effets
spectaculaires. L’aliénation, ici, n’est plus lisible que dans l’intervalle entre les corps et la parole, dans les
décalages entre les pulsions de vie, les désirs et les actions rituelles, les comportements répétitifs auxquels sont
livrés les personnages. […] Le matériau est le même que celui de Georges Michel, mais ces liens qui unissaient
en un réseau serré toutes ces formules creuses sont brisés » (ibid.). On ajoutera que cette distinction cesse d’être
opérante en ce qui concerne Dorénavant 1 où les rares monologues prêtés aux habitants de Bobigny constituent
une trame compacte de lieux communs et de slogans qui ne ménage plus aucun intervalle : « Le progrès ça vient
des villes. On ne peut pas enrayer le progrès. […] Le progrès c’est la vie la ville crée le progrès. […] On ne peut
pas l’enrayer c’est ça il ne faut pas l’enrayer. On ne peut qu’avancer toujours toujours » (op. cit., p. 18).
84
Cette domestication se donne à voir à travers des images transparentes : lorsque les ouvriers dont Léon fait
partie se retrouvent à quatre pattes face à un patron et un contremaître munis de fouet, de pique et de sifflets, que
les différents espaces que représente la scène (« travail », « dormir », « rencontre » et « loisir ») se voient cernés
de barreaux ou encore que Léon dresse son fils à dire oui et à baisser la tête pour « avancer dans l’existence ».
85
Cf. Georges Michel, Tiens le coup jusqu’à la retraite, Léon !, op. cit., p. 66 : « On est coincé. Fait comme des
rats. […] Tout le monde se laisse faire. On se laisse tous faire. La machine nous a fondus dans ses moules, nous
a broyés dans ses laminoirs, nous a ligotés dans ses chaînes d’assemblages. (Un temps) Des robots, des
machines, des numéros matricules ; rien d’autre. Des veaux. Nous sommes tous des veaux ».

558
esclavage et liberté, masse moutonnière et individualités réfractaires, psittacisme décérébré et
autonomie linguistique86.

2. Phrases-formules et lieux communs : les pouvoirs conservateurs du langage

Comme nous avons pu déjà le constater, la gageure des dramaturgies quotidiennistes


tient bien souvent à la façon dont elles parviennent à faire de l’absence de toute analyse
sociale et politique le signe social et politique d’une aliénation. Au spectateur revient ainsi la
responsabilité d’assumer cette analyse que les sous-privilégiés et les petites gens n’ont pas les
moyens linguistiques de faire, de remonter la chaîne des causes à laquelle les personnages ne
laissent de superposer maximes intemporelles, stéréotypes appris ou raisonnements tronqués,
sinon franchement défectueux. Car, ce qu’engage profondément « la parole des sans-parole »,
c’est sa capacité à figer la réalité, à prendre le monde et l’histoire des hommes dans la glace
de ses syntagmes congelés et à interdire à ses locuteurs toute perspective de changement.
Parole « mythique » à l’instar de celle que Barthes a analysée dans ses Mythologies, parole
que nos auteurs, procédant à un déplacement fondamental, exportent sur un territoire qui n’est
plus celui de la bourgeoisie, celui de Poujade, de Paris-Match ou des affaires africaines, pour
mieux signifier les fausses évidences qu’elle imprime chez ceux-là mêmes qu’elle mystifie et
nous inviter, en « sémioclastes », à les « redresser » :
1. Le mythe, proche de ce que la sociologie durkheimienne appelle une « représentation collective », se
laisse lire dans les énoncés anonymes de la presse, de la publicité, de l’objet de grande consommation ;
c’est un déterminé social, un « reflet ». 2. Ce reflet cependant, conformément à une image célèbre de
Marx, est inversé : le mythe consiste à renverser la culture en nature, ou du moins le social, le culturel,
l’idéologique, l’historique en « naturel » : ce qui n’est qu’un produit de la division des classes et de ses
séquelles morales, culturelles, esthétiques, est présenté (énoncé) comme « allant de soi » ; les
fondements tout contingents de l’énoncé deviennent sous l’effet de l’inversion mythique, le Bon Sens,
le Bon Droit, la Norme, l’Opinion courante, en un mot l’Endoxa (figure laïque de l’Origine). 3. Le
mythe contemporain est discontinu : il ne s’énonce plus en grands récits constitués, mais seulement en
« discours » ; c’est tout au plus une phraséologie, un corpus de phrases (de stéréotypes) ; le mythe
disparaît, mais il reste, d’autant plus insidieux, le mythique. 4. Comme parole (c’est après tout le sens

86
On retrouve la dénonciation de ces effets molaires de conditionnement dans des pièces comme Jacotte ou les
plaisirs de la vie quotidienne de Jacques Kraemer (1974) ou Charcuterie fine de Tilly (1982). Dans cette
dernière, l’intervention récurrente des médias s’accompagne d’un contenu idéologique nettement identifiable. Le
discours sécuritaire que propage la télévision à travers les faits divers ou la chanson nauséabonde de Michel
Sardou prônant la peine de mort (« Je suis pour » prend ici le relais des bluettes de nos pièces) fournit une
ossature qui permet d’accéder directement à l’univers mental des personnages, à l’exception du fils entré en
rébellion contre l’ordre « socio-paternel ». Cf. Tilly, Charcuterie fine, L’Avant-Scène, n° 710, 15 mai 1982,
p. 42 : « Tout le monde mange. Début du journal télévisé. VOIX OFF (le téléviseur étant de dos au public). Les
titres : Aujourd’hui, mercredi, conseil des ministres. Le Pape à Moscou. La nouvelle Citroën. / VOIX DU
JOURNALISTE. Bonjour. Aujourd’hui au conseil des ministres, on aura certainement évoqué l’affaire du lycée
Carnot, dans la banlieue de Marseille, dont nous avons parlé hier soir au journal de 20 heures. Je rappelle les
faits. Deux professeurs et un maître auxiliaire, qui, je cite : “procuraient de la drogue aux élèves de la 3e B et les
incitaient à la débauche.” fin de la citation, ont été arrêtés hier après-midi et déférés au parquet de Marseille. / LA
FEMME DE MÉNAGE. Si ce n’est pas une honte ! […] / LE PÈRE. Je t’enverrais tout ça au bagne ! / LE FILS. Il n’y a
plus de bagne. / LE PÈRE. Alors la guillotine. / LE FILS. Ils n’ont tué personne. / VOIX DU JOURNALISTE. Nous
avons quelques petits problèmes de liaison avec Marseille… / LE FILS. Va savoir si c’est vrai. / LE PÈRE. S’ils le
disent à la télévision ».

559
de muthos), le mythe contemporain relève d’une sémiologie : celle-ci permet de « redresser »
l’inversion mythique, en décomposant le message en deux systèmes sémantiques : un système connoté,
dont le signifié est idéologique (et par conséquent « droit », « non-inversé » ou, pour être plus clair
quitte à parler un langage moral, cynique), et un système dénoté (la littéralité apparente de l’image, de
l’objet, de la phrase), dont la fonction est de naturaliser la proposition de classe en lui donnant la
caution de la plus « innocente » des natures : celle du langage (millénaire, maternelle, scolaire, etc.)87.

Quittant le seul domaine médiatique pour élargir notre champ d’étude à tout ce qui relève du
discours d’emprunt, nous attachant également à la façon dont ses schèmes de fonctionnement
finissent par irriguer l’ensemble des répliques, c’est à la vitrification conjointe de la parole et
du monde que nous allons désormais nous intéresser. Car, dans l’univers dramatique
qu’élaborent nos dramaturges, la parole n’est pas seulement dessaisie de sa capacité à
exprimer la pensée et à conduire l’action, comme c’est le cas chez bon nombre d’auteurs
modernes et contemporains. Plus encore qu’un écran, le langage minimal dont disposent nos
personnages constitue un prisme ; investi d’une forme de positivité, il véhicule une vision du
monde proprement intervenante en ce qu’elle délimite tout à la fois leur champ de
compréhension et leur champ d’action. Se donnant pour « innocentes » cautions la forme
millénaire d’un proverbe ou l’impersonnalité du sens commun, le dire en vient régulièrement
à proclamer l’inutilité du faire et à ordonner efficacement son interdiction. Aussi
l’impuissance des personnages est-elle à la mesure des pouvoirs conservateurs du langage.
L’enjeu politique de ces dramaturgies implique en effet un dédoublement permanent de la
parole, partagée entre ce que les personnages disent et ce que l’auteur montre ou dénonce, la
dénonciation portant bien moins sur les personnages eux-mêmes que sur le sort linguistique
que la société leur réserve.

87
Roland Barthes, « La mythologie aujourd’hui » (1971), Le Bruissement de la langue, op. cit., pp. 81-82.
Barthes reprend ici les grandes lignes de son essai Mythologies.

560
a) Les figures rhétoriques du discours mythologique

Dans ses Mythologies, Barthes élabore un répertoire non-exhaustif des figures


rhétoriques sur lesquelles reposent les phraséologies dominantes. Insistant sur le caractère
indissociable du signifiant et du signifié, il pointe certains des procédés récurrents par lesquels
les mythes parviennent à renverser le monde bourgeois en « pseudo-physis ». Parmi ces
figures, il est notamment question de la « privation d’Histoire » et du « constat » :
Le mythe prive l’objet dont il parle de toute Histoire. En lui, l’histoire s’évapore ; c’est une sorte de
domestique idéale : elle apprête, apporte, dispose, le maître arrive, elle disparaît silencieusement : il n’y
a plus qu’à jouir sans se demander d’où vient ce bel objet. Ou mieux : il ne peut venir que de l’éternité :
de tout temps, il était fait pour l’homme bourgeois […]. On voit tout ce que cette figure heureuse fait
disparaître de gênant : à la fois le déterminisme et la liberté. Rien n’est produit, rien n’est choisi ; il n’y
a plus qu’à posséder ces objets neufs, dont on a fait disparaître toute trace salissante d’origine ou de
choix. Cette évaporation miraculeuse de l’histoire est une autre forme d’un concept commun à la
plupart des mythes bourgeois : l’irresponsabilité de l’homme.

Le mythe tend au proverbe. L’idéologie bourgeoise investit ici ses intérêts essentiels : l’universalisme,
le refus d’explication, une hiérarchie inaltérable du monde. […] Sa forme classique est la maxime. Ici,
le constat n’est plus dirigé vers un monde à faire : il doit couvrir un monde déjà fait, enfouir les traces
de cette production sous une évidence éternelle : c’est une contre-explication […]. Le fondement du
constat bourgeois, c’est le bon sens, c’est-à-dire une vérité qui s’arrête sur l’ordre arbitraire de celui qui
la parle88.

Or les personnages de nos pièces sont fréquemment porteurs de ces tropes destinés à
promouvoir la fixité d’un ordre social qui les dessert et la maxime, forme archétypale du
constat, y occupe une place privilégiée89 :

La nuit, tous les chats sont gris90.


Chacun voit ce que le bon Dieu lui donne à voir91.
Chacun est l’artisan de son bonheur, on dit92.

88
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 239 et 243. Sur la maxime, ses rapports avec la privation d’Histoire et
la « surveillance » que Brecht exerce sur elle, voir également « Brecht et le discours », art. cité, pp. 345-346.
89
Il nous faut constater une nouvelle fois la place particulière qu’occupe Kroetz dans notre corpus tant ses choix
stylistiques font système et organisent au sein de son œuvre un réseau rigoureux de récurrences. Non seulement
le nombre de proverbes et de sentences attribués aux personnages est quantitativement plus important, mais leur
mode d’inscription dans les dialogues et les décalages qu’ils creusent entre parole et réalité permettent d’en
suggérer les coups de force avec une extrême précision. A cet égard, on note que les titres et sous-titres de ses
pièces attestent déjà un intérêt très vif pour les formules toutes faites, pour leur charge potentiellement ironique
ou leur polysémie insoupçonnée : « Männersache » (« affaire d’homme »), « herzlige Grüße » (« meilleurs
souvenirs ») et « weitere Aussichten » (« perspectives ultérieures ») sont autant de locutions figées ; « Wer wagt,
gewinnt ! » (« la Fortune sourit aux audacieux » – « Qui ose, gagne ! » dans la traduction française) constitue le
sous-titre des trois Frauenstücken que constituent Wunschkonzert (Concert à la carte), Reise ins Glück (Voyage
vers le bonheur) et Ausweitere Aussichten… (Perspectives ultérieures) ; Ein Mann ein Wörterbuch, Wer durch
Laub geht…, Mensch Meier et Nicht Fisch nicht Fleisch jouent sur des expressions proverbiales, déformées,
tronquées ou trouvant dans le déroulement de la pièce l’occasion de se voir investies d’un sens littéral.
90
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 82 (« Bei der Nacht sind alle Katzn grau »). Les potentialités
comiques du décalage entre parole et réalité sont ici clairement actualisées : d’une part, Sepp utilise la locution
proverbiale au sens propre (c’est vraiment de chats qu’il s’agit) ; d’autre part, il s’empresse de distinguer le chat
de gauche – roux – et son voisin de droite, ce qui invalide aussitôt la pertinence du proverbe.
91
Ibid. (« Jeder siegt, was ihm der Herrgott zum Sehn gibt »).
92
Id., p. 79 (« Jeder ist seines Glückes Schmied, heißt es »).

561
Alors tu le cherches. « Qui cherche trouve. »93
Si tu veux manger, il faut travailler94.
L’insatisfaction est une maladie, c’est ce qu’on dit95.
Quand on a un gosse, les difficultés s’arrêtent jamais96.
Tout le monde veut avoir un enfant, ça va de soi, voyons97.
C’est en forgeant qu’on devient forgeron98.
L’honnêteté paie toujours99.
Tout a ses limites100.
Qui se ressemble, s’assemble101.
On ne peut pas tout avoir102.
Quand on ne risque rien, on n’a rien103.
Mais il faut le gagner son bonheur, ça ne tombe pas tout cuit du ciel, comme ça104.
A chacun sa part, on change pas ça105.
Vendre sa famille, ça porte malheur106.
Après l’effort le réconfort107.
Quand on veut, on peut108.
Quand y en a plus y en a encore109.

Qu’elles prennent la forme de proverbes clairement identifiables ou de lieux communs plus ou


moins appauvris par leur formulation, toutes ces maximes dispensent des vérités qui se
donnent pour anhistoriques et universelles. Béquilles argumentatives désamorçant tout
questionnement et saturant le champ interprétatif de leur réseau serré de causes et de
conséquences exclusives, elles en appellent au présent gnomique, aux articles de
généralisation, aux marques de l’impersonnel et de l’indéfini pour construire un monde
soumis à d’immuables lois. Des lois paradoxales qui tantôt bloquent tout devenir en arrêtant le
temps ou en produisant du destin, tantôt ouvrent magiquement les perspectives en
assujettissant le futur à la seule force d’une volonté nécessairement abstraite – des lois

93
Id., p. 95 (« Dann suchst ihm. “Wer suchet, der findet” »).
94
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado, op. cit., p. 82 (« Nur wer arbeitet, soll essn »).
95
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 31 (« Unzufriedenheit is eine Krankheit, heißt es »).
96
Id., p. 35 (« Wenn man ein Kind hat, hörn die Schwierigkeiten nimmer auf »).
97
Id., p. 36 (« Jeder will ein Kind habn, das is doch selbstverständlich »).
98
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., p. 3 (« Übung macht den Meister »).
99
Heinrich Henkel, Olaf et Albert, op. cit., p. 47.
100
Id., p. 48.
101
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 26.
102
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 70.
103
Id., p. 86.
104
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 73.
105
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 19.
106
Id., p. 60.
107
Daniel Lemahieu, Usinage, op. cit., p. 181.
108
Ibid.
109
Ibid.

562
auxquelles nul, surtout, ne saurait échapper. Fortes de leurs vertus décontextualisantes, ces
maximes ont en effet pour caractéristique essentielle d’être profondément égalitaires :
désignant une collectivité unanime (« tout le monde ») ou un individu pareil à tous
(« chacun »), elles oblitèrent toute trace de différences sociales. Ainsi, la nécessité proprement
vitale de travailler pour manger évince d’emblée les écarts entre les emplois, entre les salaires
qui les rétribuent, entre les nourritures qu’ils permettent de s’offrir, et soumet l’ensemble de
l’espèce humaine à une malédiction laborieuse qui recouvre opportunément les rapports de
force qui structurent la société. De même, le fait d’avoir un enfant, qu’il soit –
contradictoirement – associé à d’innombrables difficultés ou à un désir naturellement partagé
par tous, se voit dissocié de ses conditions économiques de possibilité. Quant à l’identification
typologique de l’insatisfaction à une maladie, elle renvoie plus explicitement encore à la
procédure de « naturalisation » dénoncée par Barthes et trouve dans ce mot-talisman le moyen
d’éloigner les raisons conjoncturelles du malaise pour lui substituer une morbidité chronique
inscrite dans la complexion physiologique. Sollicitée dans le cadre de situations qui ne
laissent de mettre à l’épreuve la pertinence et la rigueur de ses axiomes, cette langue
formulaire interpose ses automatismes entre le monde et la pensée. A l’instar des « mélodies
connues » dont se réjouissent Karl et Anna lors du concert en plein air offert par leur hôtel
(« C’est ça qui est bien. Alors ça fait penser à des choses qu’on connaît, quand on écoute, et
puis on ne sait même pas quoi »110), proverbes et phrases-formules constituent des refrains
rassurants dont l’usage courant suffit à autoriser la validité sans que les énoncés n’aient plus
besoin d’être interrogés (« c’est ce qu’on dit », « on dit »…).
La tautologie, autre figure rhétorique répertoriée par Barthes, constitue sans nul doute
le procédé qui renvoie le plus nettement aux pouvoirs conservateurs du langage.
La tautologie est ce procédé verbal qui consiste à définir le même par le même […]. […] La carence
accidentelle du langage s’identifie magiquement avec ce que l’on décide d’être une résistance naturelle
de l’objet. Il y a dans la tautologie un double meurtre : on tue le rationnel parce qu’il vous résiste ; on
tue le langage parce qu’il vous trahit. La tautologie est un évanouissement à point venu, une aphasie
salutaire, elle est une mort, ou si l’on veut une comédie, la « représentation » indignée des droits du réel
contre le langage. Magique, elle ne peut, bien entendu, que s’abriter derrière un argument d’autorité :
ainsi les parents à bout répondent-ils à l’enfant quémandeur d’explications : « c’est comme ça, parce
que c’est comme ça », ou mieux encore : « parce que, un point, c’est tout » : acte de magie honteuse,
qui fait le mouvement verbal du rationnel mais l’abandonne aussitôt, et croit en être quitte avec la
causalité parce qu’elle en a proféré le mot introducteur. La tautologie atteste une profonde méfiance à
l’égard du langage : on le rejette parce qu’il vous manque. Or tout refus du langage est une mort. La
tautologie fonde un monde mort, un monde immobile111.

Pour n’en citer que quelques-unes au sein de notre corpus :

110
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs Souvenirs de Grado, op. cit., p. 75.
111
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 240-241.

563
Quand on est fatiguée, on est fatiguée112.
Y avait pas de mauvaise intention là-dessous, parce que j’ai pas voulu ça113.
Je te quitte, Willy, parce que je t’abandonne114.
Si ça sert à rien, ça sert à rien115.
Quinze jours, c’est quinze jours116.
On est comme on est117.
Personne ne peut sortir de sa peau, mais de la bonne volonté, on peut en avoir, si on veut118.
Les exceptions sont rares119.
Un chef de service, c’est un chef de service120.
Les autres, c’est les autres121.
Un enfant est un enfant122.
On n’a rien avec rien123.
Quand on n’a pas de honte, on n’a pas de honte124.
Les choses sont comme elles sont, tu ne peux rien y changer125.
Le travail, c’est le travail et je l’ai toujours fait proprement126.
Sans oublier les formes ultimes de la tautologie que sont « c’est comme ça » ou « voilà ce que
c’est » que l’on trouve dans toutes les pièces et qui apparaissent avec une particulière
régularité dans celles de Kroetz (« das is ebn so », « das is es »), slogans exemplaires de
l’immobilisme que peut soutenir la langue. « Was gewesen ist, das ist gewesen. Das ist » :
« Ce qui a été a été. Ça est »127 – telle est la réponse que fait Bruno à Elisabeth dans Le Bouc
dans le cadre d’un dialogue de six répliques qui la prive de la possibilité de se défendre et qui
offre un bien piètre ersatz à la « scène de jalousie » qui constitue son intertexte lointain. « Was
sein muß, muß sein ! » : « Il faut ce qu’il faut ! »128 – telle est la réponse que se fait Madame
Ruhsam à elle-même dans Perspectives ultérieures… pour faire taire ses craintes à l’idée de
partir en maison de retraite. Quand le présent n’est pas recouvert par une maxime

112
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 18.
113
Ibid.
114
Id., p. 29.
115
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 102.
116
Franz Xaver Kroetz, Meilleurs souvenirs de Grado, op. cit., p. 82.
117
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 17.
118
Ibid.
119
Id., p. 18.
120
Id., p. 19.
121
Id., p. 31.
122
Id., p. 45.
123
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 15 et 24.
124
Id., p. 22.
125
Id., p. 24.
126
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 43.
127
Rainer Werner Fassbinder, Katzelmacher, op. cit., p. 83 ; Le Bouc, op. cit., p. 26.
128
Franz Xaver Kroetz, Weitere Aussichten… Ein Stück für Therese Giehse (Frauenstücke, Wer wagt gewinnt !),
in Franz Xaver Kroetz, Stücke III, op. cit., p. 124 ; Perspectives ultérieures…, op. cit., p. 19.

564
intemporelle, il apparaît donc totalement clôturé, le fait se justifiant par le fait-lui-même, le
constat s’autorisant du constat, sans que ne soit fait appel au droit ou à d’autres possibles :
Répétition de la même chose à l’aide d’une proposition causale : tout est toujours la même chose et cette
chose reste immanquablement la même. Les gens qui parlent ainsi, montrent qu’ils ne discernent pas
pourquoi les choses restent telles qu’elles sont. C’est qu’elles ne peuvent être différentes : voilà l’image
parfaite du monde unidimensionnel. Ces propositions causales spécieuses nous indiquent encore autre
chose si nous en saisissons l’humour sournois. Elles font semblant de fournir une explication. C’est
donc un rituel qu’elles suivent. Un rituel emprunté au « beau monde » comme nous l’avons appelé,
celui qui parle bien et enchaîne logiquement ses idées129.

b) « La casuistique du malheur »130

Concernant spécifiquement l’écriture kroetzienne, l’analyse de Georges Schlocker


nous exhorte à être particulièrement vigilant à l’égard des dispositifs argumentatifs où
s’inscrivent ces phrases-formules, des béances qu’elles feignent de combler, et des effets de
heurt et de discordance par lesquels s’opère leur dénaturalisation, les munissant de ces fameux
« sous-titres »131 dont nous avons vu que Kroetz les considérait comme l’un des signes
distinctifs de l’écriture fleisserienne. De fait, nous n’aurions guère affaire qu’à une
dénonciation assez commune du « parler pour ne rien dire » si la facture chaotique des
dialogues ne renvoyait continûment au dénuement des personnages. Loin de nourrir un flux
ininterrompu dont il s’agirait de stigmatiser la risible vacuité, ces maximes et ces tautologies
sont enserrées par le silence, apposées à des propositions elliptiques, prises dans des bribes
d’échanges mal ajustées qui exhibent la difficulté des personnages à prendre la parole et à
produire un raisonnement. Elles apparaissent dès lors comme autant de recours désespérés
pour tenter de donner une cohérence à une réalité qui, faute des outils nécessaires, paraît en
être totalement dépourvue. Les particules approbatives (« genau », « eben », « freilich ») qui
émaillent les dialogues kroetziens participent déjà – de façon très élémentaire – à cette
« casuistique du malheur » qu’évoque Sarrazac au sujet de Perspectives ultérieures…, la
casuistique renvoyant à l’utilisation cynique de la langue par les privilégiés (arguties,
sophismes et paralogismes permettant au locuteur qui maîtrise la langue de dire le faux avec
toutes les apparences logiques du vrai et de se sortir ainsi « d’une mauvaise passe »), tandis
que le malheur fait signe vers le transfert malhabile de cette langue chez les démunis et la
façon – innocente – dont celle-ci légitime, à leur insu, l’ordre social qui les brime. Or, la
récurrence de ces particules approbatives qui, dans la conversation courante, servent de
scansions censées lier les interventions et marquer l’accord des interlocuteurs, les investit

129
Georges Schlocker, « Le lourd silence de Franz-Xaver Kroetz », Comédie de Caen II, Cahiers de la
production théâtrale, janvier 1974, p. 62.
130
Jean-Pierre Sarrazac, « La casuistique du malheur », Théâtre/public, hors-série n° 3, 1981, pp. 8-10.
131
Franz Xaver Kroetz, « Liegt die Dummheit auf der Hand ? », art. cité, p. 526.

565
d’une étrangeté qui en rehausse dramatiquement la portée et exacerbe l’enfermement des
personnages, leur incapacité à avoir prise sur ce qu’ils vivent, à s’entendre, à débattre et à
mettre en jeu les mots qu’ils font circuler pour y relancer la réflexion. Au lieu de désigner
l’adéquation de la parole au monde et à la pensée, elles accusent son intransitivité.
Parce qu’il sollicite les différentes figures rhétoriques que nous avons répertoriées tout
en les articulant à des énoncés lapidaires ou maladroits qui permettent d’en démonter les
coups de force, cet extrait de Train de ferme, dialogue entre Sepp et les époux Staller, offre un
exemple saisissant de cette casuistique du malheur :
SEPP. Justement, j’ai pas eu de chance dans la vie, voilà ce que c’est. Quand quelqu’un a pas de chance,
il peut rien faire.
STALLER. Chacun est l’artisan de son bonheur, on dit.
SEPP. Pas chacun.
STALLER. Des excuses.
LA STALLER. S’il le dit, ça doit bien être comme ça.
SEPP. C’est ça, je dois bien le savoir. – Dans six ans, je pars à la retraite, et alors les soucis seront finis.
Si j’ai de la chance, je partirai avant.
STALLER. Si j’étais à ta place, je me ferais embaucher ferme.
LA STALLER. Puisqu’il dit que c’est pas facile.
Un temps.
STALLER. On a un miracle économique.
LA STALLER. Quand même.
STALLER. Qui veut travailler trouve aussi un travail. […]
SEPP. Dans le temps en tout cas j’étais embauché ferme.
Un temps.
Ou si j’étais en ville, ça serait mieux aussi. Mais en ville, j’y suis pas.
STALLER. Quand même132.

Cette ouverture de la scène 4 de l’acte I relève de l’entrée in medias res. De toute évidence,
nous sommes déjà arrivé au moment conclusif où Sepp énonce la moralité de sa fable
biographique. L’absence de chance y apparaît comme principe d’unification d’un parcours
personnel, cause explicative elle-même inexplicable, mana permettant de subsumer la petite
histoire sous l’impénétrable loi de la mauvaise étoile qui l’a toujours conditionnée. De fait, la
chance exclut du champ interprétatif la responsabilité de l’individu comme celle de
l’organisation sociale. L’adverbe justificatif (« ebn ») qui assure la transition entre cette
réplique et celle qui l’a précédée hors-scène, tout comme la tautologie (« das is es ») qui
conclut la phrase, ferment le discours sur lui-même et évacuent tout autre type d’explication,
ce que confirme la loi générale qui suit. Associant l’absence de chance à l’impuissance

132
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., pp. 79-80 (« Kein Glück hab ich ebn ghabt im Leben, das is es.
Wenn einer kein Glück hat, kann er nix machen. / Jeder ist seines Glückes Schmied, heißt es. / Ned jeder. /
Ausredn. / Wenn er es sagt, wirds schon so sein. / Genau, das weri schon wissen. – In 6 Jahr geh ich in die
Rente, dann sind die Sorgen vorbei. Wenn ich ein Glück hab, geh ich früher. / Wenn ich deiner Stell wär, tät ich
mich für fest einstelln lassn. / Wo er sagt, daß es ned leicht is. / Wir ham ein Wirschaftswunder. / Trotzdem. /
Wer arbeitn will, findt auch eine Arbeit. […] / Früher war ich eh fest. Oder wenn ich in der Stadt wär, das wär
auch besser. Aber in der Stadt bin ich nicht. / Trotzdem »). Notons que ce dialogue compte un nombre
particulièrement important de tournures et d’élisions dialectales.

566
comme une cause à son effet, Sepp évince toute possibilité d’action et de changement. Sous
les apparences d’une logique totalisante, la division historique des classes s’efface au profit de
la distinction millénaire des chanceux et des malchanceux.
Or, plutôt que de nuancer l’affirmation de Sepp, Staller lui oppose une cause première
tout aussi exclusive : l’individu. Que cette promotion de l’individualisme passe par un
proverbe est évidemment producteur d’ironie, instaurant un décalage entre l’énoncé (qui érige
l’individu en force créatrice) et l’énonciation (qui cite la doxa et marque précisément
l’effacement de l’individu-artisan au profit du consommateur d’idées reçues et pré-usinées)133.
L’extériorité de l’énoncé par rapport au locuteur – son caractère impersonnel et impensé – est
renforcée par la clausule méta-énonciative (« on dit »), mais aussi par la répétition, dans le
texte allemand, du terme « Glück », utilisé successivement dans deux sens différents (la
chance / le bonheur). Le débat d’idées laisse place à une pure association de mots : les clichés
de la langue « s’entrappellent » de façon autonome, à l’écart de la réalité qu’ils feignent de
saisir. A la fatale impuissance de Sepp, Staller oppose donc un volontarisme sans partage et
sans condition : chacun peut diriger sa vie et en devenir le maître d’œuvre, le forgeron
(« Schmied » dans le texte allemand). C’est dire que les différences sociales que refoulent les
sentences utilisées font insidieusement retour dans leurs postulats contradictoires. Au mythe
de la chance contraignante qui permet de rassurer le valet en lui ôtant toute responsabilité
dans son échec se substitue celui de l’effort productif qui permet de valoriser le maître en
imputant sa réussite à sa seule obstination. Le rapport de domination s’actualise dans les
maximes qui viennent justifier fallacieusement l’impuissance du dominé (« c’est la faute à pas
de chance ») et le pouvoir du dominant (« Quand on veut, on peut »). Au spectateur alors
d’établir entre la loi énoncée et le statut social de son énonciateur le lien que la langue se
charge de dissimuler. De fait, parce qu’ils excluent pareillement le champ des déterminations
socio-économiques, fatalisme et individualisme produisent les mêmes effets : avaliser la
distinction des maîtres et des valets, chanceux et malchanceux dans un cas, caractères forts et

133
On retrouve semblable décalage dans La Bonne vie de Michel Deutsch : « C’est ça la vie moderne. On ne peut
pas tout avoir. Moi je dis souvent : le progrès ça a ses bons et ses mauvais côtés. Seulement il faut vivre avec son
époque » (op. cit., p. 70). L’ironie deutschéenne creuse le plus grand écart entre l’affirmation d’un ego pensant
(« Moi ») et le caractère impersonnel de clichés se succédant de façon automatique (« c’est ça », « on », « tout »,
« il faut »). La formule « Moi je dis souvent » dévalue d’ailleurs d’emblée la pertinence de ce qui suit : la pensée
s’efface au profit d’une parole auto-suffisante et répétitive qui, forte de son invariabilité, signale précisément son
incapacité à prendre en compte ce qui, dans la réalité, varie. Dans une logique plus proche de celle de Sepp que
de Staller, Raymond promeut l’immobilisme, mais c’est au mouvement contraignant de l’Histoire en marche
qu’il recourt paradoxalement pour le justifier. « Le progrès » – nouveau mana dont l’existence se donne pour
évidente – sert de principe explicatif tout aussi supérieur et inexplicable que ne l’est « la chance » pour Sepp.

567
caractères faibles dans l’autre134.
La suite du dialogue accuse l’incapacité des personnages à dépasser la contradiction
sur laquelle achoppent ces lieux faussement communs. L’apparente cohérence des phrases
toutes faites laisse en effet place à des propositions elliptiques qui marquent l’impossibilité de
toute argumentation. Une part de vérité affleure pourtant : Sepp a raison de remettre en cause
le caractère systématique de l’adage de Staller (« Pas chacun ») et ce dernier pointe à juste
titre la stratégie auto-justificative que cache l’inégalité des chances (« Des excuses »). Mais,
faute d’un raisonnement personnel, ces objections ne font que réitérer les postulats des deux
répliques précédentes. La pauvreté des moyens linguistiques mis en œuvre entraîne une forme
de « régression dramatique » nous privant de tout agôn. L’action collisionnelle, affrontement
dialogique de deux subjectivités défendant des systèmes de valeurs opposés, tourne court : à
peine les prémisses du débat posées, celui-ci s’épuise pour se dissoudre bientôt (« S’il le dit,
ça doit bien être comme ça. / C’est ça, je dois bien le savoir »). Jouant d’arguments d’autorité
censés prêter à Sepp le privilège de l’expérience, du savoir et de la parole s’y rapportant, ce
dernier échange est marqué par la disparition définitive de tout contenu de sens. Pronoms
impersonnels et adverbes suppléent à toute désignation précise, de sorte que le discours se
déploie de façon totalement circulaire.
Reprenant abruptement le fil de son parcours personnel, Sepp atteste alors
l’impossibilité d’articuler le général au particulier : le dialogue est relancé sans être motivé
par ce qui précède et tourne à vide, sans réquisits ni déductions susceptibles de le structurer et
d’en assurer la progression. Au régime constatif de la parole succède ici le régime
hypothétique, le valet conditionnant la transformation de sa vie à d’autres temps (la retraite), à
d’autres lieux (la ville) et surtout à l’intervention enfin bienveillante de la chance dont la
réapparition scelle le piétinement de la conversation. Tandis que Sepp se réfugie dans l’irréel
(un passé qui n’est plus, un présent qui ne peut pas être, un futur incertain ou un ailleurs
improbable), Staller reste campé sur ses positions et multiplie les déclarations péremptoires :

134
Ne retrouve-t-on pas un dualisme fort approchant dans ce dialogue entre Woyzeck et le Docteur :
« WOYZECK. Mais, Monsieur le Docteur, quand la nature nous pousse. / LE DOCTEUR. La nature pousse, la
nature pousse ! La nature ! N’ai-je pas prouvé que le musculus constrictor vesicae est soumis à la volonté ? La
nature ! Woyzeck, l’homme est libre, en l’homme l’individualité se transfigure en liberté ! Ne pas pouvoir retenir
son urine ! » (Georg Büchner, Woyzeck, trad. fr. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, op. cit., p. 32). A chaque
rang correspondent ses vérités supposées universelles. Loin de remettre en cause l’ordre établi, leur contradiction
permet de le justifier. La domination qu’à force de volonté, le Docteur et les couches supérieures de la société
exercent sur leurs déterminations physiologiques autorise la domination qu’ils exercent sur un peuple soumis à
ses instincts. On a donc bien affaire ici à un reflet inversé : au lieu de déterminer le pouvoir ou l’impuissance des
individus, le statut social, de cause arbitraire, se transforme en conséquence naturelle sous l’effet magique des
phrases-formules. De façon nettement plus sommaire (Staller est dépourvu de l’habileté rhétorique du Docteur, il
continue de faire partie des sous-privilégiés et son pouvoir demeure très relatif), c’est bien ce lien entre la langue
et les signifiés idéologiques auxquels elle renvoie tacitement que Kroetz invite le spectateur à déceler.

568
« miracle économique » emprunté au discours médiatique et éloge aphoristique d’une volonté
tout aussi miraculeuse nous renvoient, comme la chance, à l’exercice d’une parole magique et
contre-explicative. Contradiction minimale et infondée, le mot « trotzdem » marque une
dernière fois l’impossibilité d’argumenter et de relayer avec ses propres mots le prêt-à-penser
formulaire (le fait que cette réplique redouble la réplique de la Staller pourtant chargée de
défendre un parti contraire, pointe la commodité du terme, son imprécision et son ineptie). A
l’instar de la tautologie, ce type de tournure « fait le mouvement verbal du rationnel mais
l’abandonne aussitôt », proférant le mot introducteur de la concession tout en faisant
l’économie des développements qu’il est censé inaugurer. La conjonction (malgré cela,
toujours est-il que…) devient le tout de la phrase (quand même, n’empêche) : au lieu de créer
du lien logique (et social ?), elle constitue une ultime pierre d’achoppement dans le dialogue
et montre des personnages à la fois zélateurs et victimes de l’arbitraire du langage et des lois
qu’il véhicule. On perçoit ici la minutie de l’écriture kroetzienne et la variété des procédés
auxquels elle recourt pour amorcer la critique sociale que les personnages sont incapables de
mener. Répétitions et ressassements, ruptures et décrochages, maladresses et incohérences
sont autant de brèches qui sollicitent l’activité herméneutique du spectateur et l’invitent à
sortir de la chaîne des malheurs dans laquelle la langue enferme les sous-privilégiés.
Comme le montre déjà notre exemple, cette casuistique inconsciente d’elle-même
apparaît avec force lorsque, des phrases-formules, ne subsiste plus que le squelette (« Quand
quelqu’un a pas de chance, il peut rien faire », « Qui veut travailler trouve aussi un travail »).
Cessant de recourir à des maximes existantes, les personnages kroetziens persistent à légiférer
sur le réel et font un usage étonnamment fréquent de la subordination. Que l’on songe, en
effet, au nombre très important de propositions introduites par « weil », « wenn » et « wo »,
conjonctions dont le sens varie au gré de leurs détournements dialectaux, rendant parfois le
choix entre valeur causale, temporelle ou adversative, proprement indécidable – d’autant que
les subordonnées qu’ils introduisent constituent très souvent des phrases indépendantes, de
sorte qu’il devient particulièrement difficile d’en restituer la fonction argumentative et de
savoir à quelle réplique antérieure elles s’articulent. Aussi ces structures syntaxiques
n’offrent-elles souvent qu’un cadre vide : l’énoncé prend la forme d’une vérité absolue, il en
singe la logique totalisante mais achoppe sur la contradiction ou le non-sens.
STALLER. Quand on sait plus comment s’en sortir, parce que tout est fichu, il faut trouver une issue.
LA STALLER. Oui.
Un temps.
Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
STALLER. Ça j’y crois pas.
LA STALLER. Le genre de pensées qu’on arrive à avoir, c’est pas pensable.

569
STALLER. On en parle seulement135.

ANNI. Quoique le dimanche de Pâques, on pourrait bien s’offrir une exception, pour une fois.
HEINZ. Il ne s’agit pas de s’offrir, mais d’économiser. On peut tout s’offrir quand on n’est pas économe.
ANNI. Pas tout.
HEINZ. Mais beaucoup de choses. Et si on est économe, alors on peut s’offrir de temps en temps
quelque chose que normalement on pourrait pas se permettre136.

Dans le premier extrait, les Staller s’entretiennent au sujet de la grossesse de leur fille et
condensent, en une formule comiquement absurde et rétrospectivement effroyable, l’ampleur
de l’aporie et l’urgence de son dépassement. Face à ce qui pourrait se présenter comme un
véritable dilemme tragique (garder l’enfant au risque du déshonneur, avorter Beppi au risque
de commettre un meurtre, la loi sociale s’opposant à la loi juridique et religieuse), le couple
engage un ersatz de débat, où le on-dit rivalise lourdement avec le non-dit (celui-ci allant
jusqu’à la possibilité de tuer Beppi, tacitement inscrite dans la citation des Ecritures et le
contre-sens sur « les pauvres en esprit »). De l’aveu même des personnages, la parole
s’autonomise par rapport à la pensée (l’impensable les traverse sans qu’ils en assument la
responsabilité) et par rapport à l’action (il ne s’agit que de discuter, affirme Staller, entérinant
l’inutilité d’un dialogue qui ne saurait ouvrir sur la moindre décision). Cet empire aveuglant
de la généralité et de l’intemporalité caractérise tout autant le second extrait. Le jeu des
oppositions et l’utilisation des subordonnées font signe vers un raisonnement dont il ne reste
que les ruines, la dernière réplique de Heinz corroborant la proposition d’Anni alors même
qu’elle se présente comme son antithèse. Autotélique, le débat sur l’exception et la règle
achoppe sur les inégalités socio-économiques qui affleurent fugitivement (« Pas tout ») pour
disparaître aussitôt dans le régime formulaire de la parole qui leur superpose des inégalités
strictement caractérielles. Dans l’univers rassurant que construit la phraséologie dominante,
riches et pauvres cèdent leur place aux dépensiers et aux économes, laissant à chacun la
responsabilité de gérer un porte-feuille dont l’épaisseur est prestement évincée. Or le
démontage de cette phraséologie passe précisément par la déconstruction que lui impose la
maladresse linguistique des personnages. En la réduisant à des reliquats mal assimilés dont
l’écriture exacerbe l’incohérence, Kroetz amorce le mouvement de décomposition
sémiologique susceptible de « redresser l’inversion mythique » tout en faisant l’économie de
toute glose explicative.

135
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 99 (« Wenn man sich nimmer zum helfn weiß, weils alles nix
is, muß man ein Ausweg findn. / Ja. Seelig die im Geiste Armen, denn ihrer ist das Himmelreich. / Das glaub ich
ned. / Auf was man für Gedankn kommt, ned zum Ausdenkn. / Man red ja bloß »).
136
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 15 (« Obwohl man sich am Ostersonntag schon einmal eine
Ausnahm leistn könnt. / Es geht ned ums Leistn, sondern ums Sparrn. Leistn kann man sich alles, wenn man
nicht sparsam is. / Alles ned. / Aber viels. Und wenn man sparsam is, dann können mir uns hin wieder etwas
leistn, was man sich eigentlich nicht erlaubn könnt »).

570
S’il arrive toutefois que les personnages s’extraient de ce « monde unidimensionnel »
comme l’atteste la récurrence des propositions conditionnelles, c’est, le plus souvent, pour se
réfugier dans l’irréel du présent ou du passé, convoquant des hypothèses gratuites et
inconséquentes qui entérinent, elles aussi, le statu quo.
ANNI. Maintenant, si on avait un jardin, on s’achèterait une piscine démontable. […] Si on s’achetait
une piscine, parce qu’on aurait un jardin, on aurait aussi besoin d’un chauffage.
HEINZ. Mais il ne doit pas être donné, le chauffage. […]
ANNI. Mais si on avait un été froid, on n’y couperait pas, d’un chauffage.
HEINZ. Dans ce cas, oui. Il y a même un jet d’eau. Regarde !
ANNI. Mais j’aimerais mieux une piscine.
HEINZ. C’est seulement un exemple de tout ce qu’il y a. […]
ANNI. Un phoque, on en voudrait peut-être, mais pas d’un canard.
HEINZ. Non. Il rit. Pas de canard.
ANNI. Maintenant, range ce prospectus, que je puisse mettre la table.
HEINZ. Juste. Mieux vaut un bon repas qu’un mauvais rêve.
ANNI. Une piscine, c’est pas un rêve, vu qu’il y a des tas de gens qui en ont.
HEINZ. Pour ça, on a besoin d’un jardin, voilà ce qu’il y a137.

Tandis que le prospectus de la Maison du Jardin, vantant la modicité des prix, la facilité de
l’installation et la multiplicité des services proposés aux acheteurs, construit un univers
fallacieusement accessible à tous, Anni et Heinz élaborent une micro-fiction où, de la
possession virtuelle d’un jardin, peut enfin émerger le pouvoir de faire des choix. La parole
creuse une enclave d’utopie dans le réel, mais, d’une part, cette utopie se calque docilement
sur l’idéal consumériste logiquement promu par la publicité et se restreint aux possibles
qu’enferme le prospectus, d’autre part, sa réalisation est suspendue à une condition nécessaire
(le jardin) dont l’irréalité est d’emblée admise comme allant de soi. Condition certes
nécessaire, mais non suffisante : Anni et Heinz en restent au dernier chaînon – anecdotique –
des causes qui rendent l’utopie impossible. La multiplication maladroite des propositions
conditionnelles et causales permet en effet d’exhiber la façon dont le statut socio-économique
du couple, facteur structurel de l’inaccessibilité de la piscine, est perpétuellement éludé.
Comme dans l’extrait précédemment cité, Anni nuance le systématisme de l’adage prononcé
par Heinz (« Mieux vaut un bon repas qu’un mauvais rêve ») en contestant ses prémisses
(« Une piscine, c’est pas un rêve, vu qu’il y a tant de gens qui en ont »). Ce faisant, elle fait
affleurer le problème des inégalités dont on attendrait qu’une troisième réplique, réconciliant
les deux propositions et affirmant la scandaleuse variabilité des frontières entre rêve et réalité,

137
Id, pp. 11-12 (« Wenn mir jetz einen Gartn hättn, tät man sich einen schwimming-pool kaufn. [...] Wenn mir
uns ein Schwimmenbecken kaufn tätn, weil mir einen Gartn habn, tät man auch eine Heizung brauchn. / Die
wird aber ned billig sein, die Heizung. [...] / Aber wenn es ein kalt Sommer sein tät, tät man angewiesn sein auf
eine Heizung. / Dann schon. Es gibt sogar einen Springbrunnen. Schau ! / Ein schwimming-pool wär mir aber
lieber. / Nur als Beweis, was es alles gibt. [...] / Einnen Seehund tät man vielleicht wolln, aber eine Ente nicht. /
Nein. Keine Ente. / Jetz tust den Prospekt weg, daß ich anrichtn kann. / Genau. Liber gut gegessn als schlecht
getraümt. / Ein schwimming-pool is kein Traum, wo es viele gibt, die ein habn. / Einen Gartn braucht man dazu,
das is es »). La récurrence du verbe « tun » sous sa forme auxiliaire accroît l’effet de ressassement.

571
vienne sanctionner l’existence. Or, cette réplique reste en suspension dans l’air ; les mots
« sont là, tout près, mais hors d’atteinte »138, texte flottant dans les interstices du dialogue et
auquel seul le lecteur-spectateur est invité à accéder. Par la brèche subrepticement introduite
par Anni, c’est donc un véritable décrochage qui s’opère entre les personnages et les
spectateurs139. A peine amorcée, la critique sociale est aussitôt résorbée par les premiers ;
coupée de la réalité par l’explication définitive que Heinz oppose à sa femme, l’utopie se
referme sur elle-même et n’ouvre sur aucune contestation : « Voilà ce qu’il y a ».
Parallèlement, la brèche ne laisse de se creuser pour les spectateurs, leur enjoignant de ne pas
se sentir « quitte avec la causalité » invoquée par les personnages et de se demander sous
quelles conditions « ce qu’il y a » est advenu et pourrait éventuellement cesser d’être.
Si l’exploration des effets d’inertie et de leurre propres aux phrases-formules et à la
maladresse de leur utilisation n’atteint pas ce degré de précision chez tous nos auteurs, nous
ne relevons pas moins dans leurs pièces un nombre important de lieux communs et de clichés
qui marquent la difficulté d’une prise de parole dans la langue. Ces effets sont
particulièrement prégnants lorsque les personnages s’essaient, comme Sepp, à revenir sur leur
histoire personnelle et recourent, face à cette réalité qu’ils sont pourtant seuls à connaître, à
des phrases toutes faites qui la figent aussitôt. Préférant la rétrospection à l’introspection, le
couple de Loin d’Hagondange se prête régulièrement à cet exercice :
GEORGES. [Yvonne] est mal tombée.
MARIE. Elle n’a pas eu de chance la pauvre. Ce n’est pas comme moi. Elle est née le treize, ça ne lui a
pas porté bonheur. Ça dépend des personnes. Le mois de la Vierge, c’est sûr que ça été bénéfique dans
ma vie. Presque cinquante ans de bonheur, c’est énorme. J’ai toujours été heureuse avec toi, Georges140.

MARIE. […] Je voulais être artiste… J’avais une très belle voix… J’aurais pu réussir si j’avais été
poussée, sûrement. C’est une question de chance… Je chante encore parfois141…

GEORGES. […] Rien n’est effacé. Nous n’avons rien à nous reprocher, une vie propre, sans tache… Tout
aurait pu être différent… C’est comme ça.
MARIE. C’est la destinée.
GEORGES. Je ne regrette rien142.

138
George Steiner, La Mort de la tragédie, op. cit., p. 279.
139
De fait, c’est au personnage féminin qu’est régulièrement dévolue cette fonction disruptive dans les pièces de
Kroetz. Si, pour reprendre les termes de Barthes au sujet du Ping-Pong d’Adamov, chacun des personnages
semble « condamné à son ornière verbale », « chaque ornière est différemment creuse » (art. « Adamov et le
langage », in Mythologies, op. cit., p. 90). Or, chez Kroetz, ces « différences de pression » s’articulent assez
souvent à la différence sexuelle. Cela est particulièrement vrai des personnages d’Anni (Haute-Autriche) et
d’Anna (Meilleurs souvenirs de Grado), cette dernière parvenant à contester les arguties de son mari bien plus
fermement que sa consœur jusqu’à se voir octroyer la dernière réplique de la pièce, réplique qui s’adresse
clairement au spectateur, chargé d’assumer, dans la vie, son questionnement : « KARL. C’est comme ça dans la
vie. Si tu veux manger, il faut travailler. […] [C]’est comme ça. / ANNA. Et pourquoi ? » (op. cit., pp. 82-83).
Tandis que la parole des personnages masculins est plus encline à utiliser maximes et vérités universelles (c’est
pour eux une façon d’asseoir leur pouvoir et de légitimer leurs prérogatives sur leurs épouses), la parole féminine
semble davantage tournée vers le présent et la singularité de la situation.
140
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 28.
141
Id., p. 36.

572
Une grande confusion règne dans ces dialogues qui mêlent hasard et nécessité, soumettent le
chiffre décisoire de nos vies à quelque principe relativiste mystérieux qui permet à la règle de
n’être entamée par aucune exception (« Ça dépend des personnes »), font surgir le spectre
anonyme d’une responsabilité potentiellement coupable pour aussitôt l’évacuer grâce à
l’intervention salvatrice d’une chance qui, elle, ne fait pas question (« J’aurais pu réussir
si… »), associent, sans y voir contradiction, la plus absolue des contingences (« Tout aurait pu
être différent »), le plus clôturé des constats (« C’est comme ça ») et la plus implacable des
fatalités (« C’est la destinée »).
« L’idée que chaque chose est dépendante de beaucoup d’autres, elles-mêmes en
constant changement, est une idée dangereuse pour les dictatures » expliquait Brecht pour
rendre compte de « la phraséologie du destin » dont usent les gouvernements et inviter les
dramaturges épris de vérité à faire usage de la ruse et à inventer des fables faussement
apolitiques racontant, par exemple, la dissolution soudaine d’une malédiction familiale au gré
d’un mariage richement doté143. Nous sommes évidemment loin, ici, de toute dictature et l’on
a cessé de traquer ceux qui voudraient démêler les fils qui tissent l’impérieux destin auquel
sont supposées être soumises les masses opprimées. A elle seule, la langue formulaire se
charge de bloquer toute velléité d’investigation et construit une cosmologie certes capricieuse,
mais non moins continûment cohérente en ce qu’elle empêche de faire Histoire et assure la
disparition de « toute trace salissante d’origine et de choix »144. Qu’il s’agisse de recourir aux
influences astrales ou à la loi impénétrable de la destinée, toute tentative de donner sens à
l’histoire individuelle en train de s’achever achoppe sur un ordre transcendant sous
l’hégémonie duquel la complexité du réel et l’écheveau des mécanismes qui en déterminent
l’évolution s’évaporent par enchantement, faisant logiquement disparaître avec eux la
possibilité d’agir et de transformer le cours des choses. Impuissance réelle et phraséologie de

142
Id., p. 39. Notons la proximité de ce dernier extrait avec ce passage de Haute-Autriche : « HEINZ. Mais si
ç’avait pas été moi, c’en aurait été un autre. / ANNI. C’est toujours comme ça. Un temps. / HEINZ. Le hasard. /
ANNI. C’est pas le hasard, mais la destinée. Un temps » (Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 20).
143
Bertolt Brecht, « Cinq difficultés pour écrire la vérité » (1935), Sur le réalisme, précédé de Art et politique,
Considérations sur les arts plastiques, tr. fr. André Gisselbrecht, Paris, L’Arche, coll. « Travaux », n° 8, p. 28.
144
On retrouve ici les indices de cette « privation d’Histoire » dont Barthes décèle le fonctionnement dans la
phraséologie colonialiste : « C’est au moment même où, l’Histoire témoignant une fois de plus de sa liberté, les
peuples colonisés commencent à démentir la fatalité de leur condition, que le vocabulaire bourgeois fait le plus
grand usage du mot Destin. Comme l’honneur, le destin est un mana où l’on collecte pudiquement les
déterminismes les plus sinistres de la colonisation. Le Destin, c’est pour la bourgeoisie, le truc ou le machin de
l’Histoire » (Mythologies, op. cit., p. 139). Barthes décèle d’ailleurs aussi les signes d’une telle privation dans les
horoscopes des magazines où les astres, « respectueux du statut social et des horaires patronaux », se gardent
d’introduire de trop grands bouleversements dans les vies sur lesquelles ils sont censés influer (id., p. 166).
Répétons que la particularité de nos pièces tient au fait que cette phraséologie bourgeoise se retrouve dans la
bouche de ses victimes et s’avère dès lors dépourvue de tout cynisme.

573
l’impuissance se nourrissent l’une l’autre au plus grand bénéfice d’un ordre social
conjoncturel que les clichés de la langue se chargent de transformer en fatum.
Soulignons une nouvelle fois par un exemple l’écart qui sépare une telle mise en jeu
de la langue formulaire et de ses pouvoirs conservateurs avec celle à laquelle procèdent
d’autres auteurs tels que Georges Michel :
LA FEMME. Tout le monde va bien chez vous ? Je ne vois pas le grand-père… il n’est pas malade au
moins ?
LE PÈRE. Non, il est mort.
LA FEMME. Ce que c’est que de nous tout de même… quand son heure a sonné… on est peu de chose
quand même… On se demande pourquoi on se fait tant de soucis… ce sont les meilleurs qui s’en
vont… faut prendre les choses comme elles viennent… ce qui est pris n’est plus à prendre… nous y
passerons tous un jour… il a fini de souffrir… on est tous mortels (elle s’arrête).
LE PÈRE. Il me semble que vous en oubliez un…
LA FEMME. Oh ! cela m’étonnerait… (Elle cherche.) Je ne vois pas…
LE PÈRE. C’est la vie.
LA FEMME. Vous avez raison… je l’avais oublié effectivement… que je suis bête… c’est la vie… il
m’avait échappé…
LA MÈRE. Oh ! ce sont des oublis qui arrivent à tout le monde145.

Inscrivant la très familière promenade du dimanche dans le contexte turbulent d’un Etat
policier où personne n’est à l’abri d’une balle perdue comme l’atteste la mort du grand-père
dès les premières pages de la pièce, Michel dote ses personnages d’outils très efficaces pour
contrer la force potentiellement perturbatrice des événements, stéréotypes et lieux communs
qui ressortissent à la phraséologie de l’impuissance préalablement mentionnée et refont leur
apparition à chaque fois qu’un nouveau cadavre menace de mettre à mal le bon déroulement
du rituel dominical. « La vie » apparaît bien comme un nouvel avatar de la destinée et offre
une parade opportune pour ne pas interroger l’origine et les causes de la mitraille tirée depuis
le hors-scène. Outre l’utilisation parabolique de cette guerre civile sans référent qui vise à
démontrer les effets politiques de « la démission du langage »146 et les complicités
monstrueuses qu’elle autorise, le dialogue cité permet d’emblée d’identifier comme telles les
phrases-formules, qu’il s’agisse de la litanie sans heurts de La Femme qui les assène ou, plus
encore, du jeu qui lui succède à la recherche de l’adage qui manque à l’appel et dont
l’inexplicable oubli souligne précisément le caractère automatique. C’est dire que les points
de suspension qui abondent dans cet extrait ne désignent guère que le temps nécessaire à une
mémoire sans sujet pour solliciter la bonne série parmi les clichés qui constituent son unique
répertoire et ne font aucunement signe vers quelque tentative infructueuse pour échapper à
leur mainmise. Si les personnages sont inaptes à communiquer, cette inaptitude ne creuse
aucun manque : en parfaite communion les uns avec les autres, ils circulent avec aisance dans
145
Georges Michel, La Promenade du dimanche, op. cit., pp. 54-55.
146
Georges Michel, « Ecrire le quotidien de demain » (entretien avec Fabienne Pascaud), Atac/informations,
n° 113, décembre 1980, p. 16.

574
une logosphère sans dehors qui désamorce avec bonheur la violence de la réalité. Ce seul
exemple permet déjà de comprendre combien une telle dénonciation s’écarte, dans sa forme et
ses enjeux, du geste quotidienniste. Nos analyses ont en effet montré que la langue formulaire
convoquée dans les pièces était indissociable des maladresses et des silences qui encerclent
son émergence, suggérant le chemin que cherche à se frayer la parole avant de retomber sous
l’ornière des phrases toutes faites qui s’y substituent faute de mieux. Comme l’explique Jean-
Pierre Sarrazac, le « matériau est le même que celui de Georges Michel, mais ces liens qui
unissaient en un réseau serré toutes ces formules creuses sont brisés »147. Reste qu’avant
d’envisager plus précisément ce conflit infra-dramatique entre la parole et la langue, il nous
faut encore égrener quelques lieux communs et voir comment certains d’entre eux participent
à la cristallisation des rapports de pouvoir entre les personnages.

c) Lieux communs, intégration et exclusion

Parallèlement aux nombreuses formules par lesquelles le temps s’arrête et se fige, il en


est effectivement d’autres, bien moins généralistes, qui se chargent d’assigner leurs rôles aux
individus en fonction du groupe auquel ils appartiennent (sexe, âge, origine…). Si ces
stéréotypes s’offrent comme une nouvelle façon de produire du destin et jouent, eux aussi, en
faveur de l’indifférenciation sociale et de la dénégation des rapports de classe, ils sont
générateurs de clivages qui organisent sur la scène les rapports entre les personnages.
Enfermant ces derniers dans des grilles de construction et de cloisonnement du réel peu
propices à la prise de conscience politique et à la solidarité entre les dominés, ils autorisent
des processus d’assujettissement, de discrimination et d’exclusion d’une grande violence.
Comme cela nous est déjà apparu, la différence sexuelle est souvent au cœur de ces processus.
Or elle trouve dans les clichés de la langue auxquels recourent les personnages, tous sexes
confondus, un moyen très efficace de légitimation. C’est évidemment chez les plus zélés de
nos patriarches, dans Liberté à Brème et L’Entraînement du champion avant la course, que
l’on observe leur manifestation la plus sentencieuse :
GOTTFRIED. […] Je suis un homme, et un homme a des désirs qu’il est difficile de faire admettre à la
femme148.

TIMM. La femme qui a une opinion personnelle ignore les lois qui le lui interdisent149.

JOHANN. Ah, petite sœur, n’oublie pas que tu es une femme. La femme peut apprendre beaucoup de
choses, jamais elle ne trouvera plaisir à travailler. Tu reprendras vite l’habitude de n’occuper ton esprit

147
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 122.
148
Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brême, op. cit., p. 102.
149
Id., p. 104.

575
qu’aux soins du ménage, de chanter près du foyer, le travail durcit, il détruit la délicatesse féminine, or
tu espères bien encore porter un homme dans ton cœur, Geesche150.

MAURICE. Tu n’es pas une vraie femme. […]


Si tu étais une vraie femme, tu aurais froid. Mais tu es faite comme une bouchère et une bouchère n’est
pas faite comme une vraie femme151.

MAURICE. T’occuper du foyer et des enfants de ton mari, c’est pas un travail, c’est un devoir sacré. […]
L’homme a le droit d’avoir des désirs152.

Mais on rencontre également cette articulation entre le régime formulaire du discours


et la distribution sexuelle des rôles dans les autres pièces. Dans Travail à domicile, chacun
des membres du couple – homme au foyer, femme sur le départ – assène à l’autre les
attributions supposées de son sexe pour rendre les coups qui lui sont portés, parer une attaque
ou suggérer, très indirectement, des vœux de réconciliation : « MARTHA. Un homme, c’est
pas à la maison qu’il travaille »153, « WILLY. Les enfants ont besoin d’une mère »154. Dans La
Table, ce sont les femmes elles-mêmes qui prennent en charge les maximes qui les attachent
à leur cuisine et à leur table :
Le repas ? C’est moi qui le fais, oui c’est la femme ! En Alsace il y a un proverbe qui dit : « Die Liebe
des Mannes geht durch den Magen » « L’amour de l’homme passe par l’estomac ! » / Les parisiens ils
disent : « On tient les hommes par la gueule » […] / Mais quand on a des enfants en bas âge, […] on fait
manger celui-là, on fait manger celle-là, vous arrivez tout est froid ! […] C’est fini ! on mange mal, on
se détracte l’estomac ! on cherche des fois pourquoi, mais j’ai pensé : c’est ça ! c’est les inconvénients !
mais une femme est faite pour servir alors… / […] Il faut penser à tout ! / L’homme, il faut qu’il compte
sur sa femme ! Il faut qu’il se repose !155

Si les hommes sont tenus à l’écart de ces échanges entre femmes, ils n’en sont pas moins
omniprésents. Sans avoir à proférer la moindre menace, ni à formuler de quelconques
exigences, ils jouissent de la tutelle intimidante de proverbes ancestraux et de la force encore
plus coercitive – parce que moins localisable – du « il faut ». L’expérience personnelle se
voit immédiatement indexée sur la loi du genre (« c’est moi qui le fais, oui c’est la femme »)
et, tandis qu’émergent les prémisses d’une contestation face aux désagréments entraînés par
de tels mots d’ordre (« on cherche des fois pourquoi »), la parole recule aussitôt devant
l’évidence (« c’est ça ! ») et retombe sous l’ornière d’un axiome apparemment indiscutable
(« une femme est faite pour servir alors… »).
La Bonne vie prête une place particulièrement importante à cette ontologie sexuelle
que véhiculent les clichés de la langue. Avant que Marie ne se voie assigner le rôle de
« putain » dans un cauchemar de Jules (scène 8), puis celui de chanteuse de saloon dans son

150
Id., pp. 117-118.
151
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 95.
152
Id., pp. 105-106.
153
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 16.
154
Id., p. 30.
155
Michèle Foucher, La Table, op. cit., pp. 24-28.

576
ultime délire (scène 13), c’est le rôle de mère que tous, son époux, mais aussi ses amies, ses
beaux-parents ou son médecin, lui attribuent « naturellement », usant de sentences définitives
qui rendent proprement monstrueux son refus d’avoir un enfant :
FRANÇOISE. […] Ne te fais jamais faire d’enfant… Mais que serait l’amour sans enfant ? […]
MARIE. J’ai un enfant dans le ventre. Et tu y es pour quelque chose. C’est comme ça.
JULES. Ton ventre a gonflé du jour au lendemain… La plus heureuse des femmes. Poitrine à lait. Une
femme est faite pour être mère. Un destin double ton destin dans ton ventre. Marie156.

MARIE. Tu ne veux pas m’écouter. Je ne demande rien.


JULES. La femme est faite pour avoir des enfants, si elle est heureuse…
MARIE. Des discours ! Et moi ?157…

FRANÇOISE. Une femme est faite pour avoir des enfants.


MARIE. Ma mère dit ça.
FRANÇOISE. Dans ce cas ta mère a raison ! Qu’est-ce qu’une femme sans l’amour de ses enfants ?
MARIE. Je ne désire pas d’enfants. Il n’y a rien d’autre, Françoise.
Où est le scandale ?
Je suis tout simplement une femme qui ne désire pas d’enfants. Pourquoi n’aurais-je pas ce droit ?158

A peine modulé par quelques inflexions (« Une femme est faite pour être mère » dans la scène
1, « La femme est faite pour avoir des enfants » dans la scène 2, « Une femme est faite pour
avoir des enfants » dans la scène 4), le même adage réapparaît dans chacun de ces trois
dialogues et circule ainsi de scène en scène, poursuivant littéralement Marie au fil de cette
première étape que constitue « l’annonciation » et renforçant un peu plus à chaque fois sa
détermination à prendre une autre voie que celle qu’il lui trace. Parce qu’il joue d’un
amalgame au long cours entre une aptitude naturelle et une vocation morale, un fait
biologique et un fait culturel, cet adage enserre Marie dans un carcan générique et général
auquel elle tente de plus en plus fermement d’opposer ses propres désirs. Loin de sceller la
coalescence de l’individu et de la-femme-faite-pour, les revendications du « je » cherchent à
contrer la force impérative du discours, elles le renvoient à son abstraction (« Et moi ? ») ou
en proposent de nouvelles conjugaisons qui invalident sa systématicité (« Je suis […] une
femme qui ne désire pas d’enfants »). Militant à sa fruste manière pour la libre disposition de
son corps (« Notre ventre nous appartient » est un grand slogan de l’époque), Marie constitue
un opérateur direct de la critique des lieux communs et sa question – « Où est le scandale ? »
– est une invitation très claire à renverser les termes qui assurent le partage traditionnel de la
règle et de l’abus. De façon plus médiate, cette critique est également portée par les répliques
des autres personnages et leur incapacité, devant celle qui dit non, à défendre cette règle par
d’autres moyens que sa seule incantation (d’où les contradictions de Françoise qui laisse

156
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 72.
157
Id., p. 76.
158
Id., p. 83.

577
d’abord échapper une mise en garde fondée sur son expérience personnelle pour se dédire
aussitôt en retrouvant le régime rassurant des phrases toutes faites, d’où la litanie saccadée des
formules utilisées par Jules, mêlant trivialités et aphorismes grandiloquents sans qu’on n’ait
jamais accès à son intime réaction…).
Dans le souci de mettre en valeur la convergence des territoires explorés dans les
dramaturgies des années soixante-dix et la variété de leurs modes d’exploration, soulignons
comment le Théâtre de l’Aquarium, partant des mêmes adages sexistes, en assure le
démontage et la dénaturalisation en recourant à de tout autres procédés dans La Sœur de
Shakespeare. On pense notamment à l’épisode consacré à la fête des mères et aux
compliments qu’elle sollicite chez le petit enfant. Incarné par Jean-Louis Benoît qui était
jusqu’alors chargé de jouer les grands-mères et offrait par ce travestissement un moyen
ingénieux de souligner le rôle des femmes dans la pérennisation de la domination masculine,
l’enfant apparaît comme un nouveau relais de l’idéologie familiale. Tandis que c’est un acteur
adulte qui lui prête sa voix et son corps, ce sont également des grandes personnes qui lui
prescrivent le contenu de son discours. Récitant successivement trois « petits textes » en
hommage à la « mère modèle » qu’incarne l’une des mariées, il fait entrer dans la maison les
paroles formulaires du maître d’école, du très traditionaliste Henry Bordeaux, puis du
Maréchal Pétain (qui fut à l’initiative de cette fête comme le rappellent très souvent les
féministes à l’époque) :
JEAN-LOUIS (ravi). C’est ma maman !
Maman ! C’est aujourd’hui le jour de la fête des mères et je voudrais te dire un petit texte du maître
d’école :

« Tout peut s’user


mais moi, je connais quelque chose qui ne s’use jamais,
c’est le bonheur d’une maman
qui reçoit les baisers de son enfant ! »

Maman, c’est aujourd’hui le jour de la fête des mères et je voudrais te dire un petit texte d’Henry
Bordeaux :

« Dans la vapeur de la cuisine le lait de la mamelle douce et pleine telle la quenouille dans le pré au
devoir lentement par les tâches quotidiennes de la vache grasse au doux regard soumis à l’exaltation
du foyer brillant vers l’âme sereine des jours onctueux comme le lait chaud et crémeux ».

L’enfant s’approche de sa mère et déguste à la louche du lait comme un alcool.

Maman, c’est aujourd’hui le jour de la fête des mères et je voudrais te dire un petit texte du Maréchal
Pétain :

« Destin suprême de la femme à barbe. Haut devoir, consécration ! chaîne d’amour sans fin, éternelle
histoire… chair de votre chair, tiens, voilà du boudin… dépositaire, vase sacré, urne sainte, matrice…
le ventre est une caserne… claquez tambours, fardeaux de la patrie, enceinte de vos espérances, ciel
étoilé de galons… canons ! »

578
Aussitôt, se servant de la louche comme d’un micro, il lance un discours – dans un sabir italo-
germanique – où l’exaltation des grandes vertus de la « mama » ne sert qu’à enrôler le peuple
dans le fascisme159.

Cette séquence est marquée par un net processus de gradation. Celui-ci engage les références
citées (en remontant dans le temps, les énonciateurs montent en grade et assument de plus en
plus clairement leur fonction d’idéologues), mais il touche également la facture des discours
qui leur sont imputés (ceux-ci gagnent en grandiloquence tout en faisant l’objet de
déconstructions de plus en plus parodiques). Aussi la petite vignette domestique et touchante
du compliment avoue-t-elle rapidement son revers autoritariste et fascisant pour souligner les
collusions des idéologies familiale et politique, de l’enfant épris du giron maternel et du
patriote épris du giron national. En somme, la louche d’hier est le micro de demain (et vice-
versa). Mais l’intérêt premier de cette synthèse théâtralement efficace et argumentativement
sommaire des théories reichiennes réside surtout dans la façon dont elle met en perspective
les paroles sucrées et faussement anodines du petit texte inaugural qui, lui, ne fait l’objet
d’aucune distorsion et pourrait très bien s’inscrire dans un cadre réaliste de représentation.
Elle nous invite en effet à entendre rétroactivement la force coercitive de ces mots d’amour
télécommandés qui enchaînent le bonheur féminin aux baisers de son enfant et rendent
d’emblée coupable toute autre revendication.
Après cette première tentative d’historicisation ludique et volontairement expéditive,
c’est une parabole animalière qui se charge de mettre à l’épreuve la validité de l’adage selon
lequel « une femme est faite pour avoir des enfants » :
Comme pour les plonger encore plus dans la perplexité, de dessous le rideau, est glissé un panier
dans lequel « couve » une poule ! Nicole soulève le panier… […]

FRANÇOISE. Quel travail !


NICOLE. Elle a l’habitude, c’est toujours comme ça ! […]
FRANÇOISE. Ça va, tu es bien ?
NICOLE. Mais naturellement qu’elle est bien ! Sinon elle ne couverait pas !
MARTINE. C’est normal !
NICOLE. C’est la vie ! […]
FRANÇOISE. C’est peut-être une question indiscrète mais : as-tu choisi de les couver tous les six ?
NICOLE. Choisi ? Mais il faut bien couver pour avoir des poussins ! S’il n’y a plus de poussins il n’y a
plus de poules, s’il n’y a plus de poules il n’y a plus d’œufs, s’il n’y a plus d’œufs il n’y a plus de
couvée, et s’il n’y a plus de couvée…
MARTINE. C’est la fin du monde ! (encourageant la poule) Allez, vas-y, couve !
FRANÇOISE. (à la poule). Tu vois, tu es forcée de couver !
NICOLE. Forcée !? Mais elle est faite pour… C’est la nature qui veut ça !
MARTINE. La nature ? Mais il y a des poules qui tuent leur couvée !
NICOLE. Eh bien ces poules ce ne sont pas des poules, tout juste des aberrations de la nature ! […]
MARTINE. La nature ? (à la poule) Mais qu’est-ce que tu en penses, toi, de la nature ? (Elle traduit ce
que lui confie la poule) Y’a pas à sortir de là !… Il faut de la chaleur. C’est immuable. […] A chacun
son métier et les petits cochons seront bien gardés. […]

159
Théâtre de l’Aquarium, La Sœur de Shakespeare, op. cit., pp. 24-25.

579
Françoise ramène en scène un coq magnifique et l’installe dans le panier aux côtés de la poule.

C’est complètement impossible, irréaliste, fou ! On fait l’œuf à deux, d’accord mais le rôle de la mère
est de couver les œufs et le rôle du père est de laisser le panier à la mère ! […]

Pendant ce temps le panier s’en va tout seul vers le fond. Il disparaît derrière les rideaux. Les trois
mariées le rejoignent. Martine revient sur scène… Elle arrive difficilement à parler. Quand elle y
parvient, c’est pour lancer un renversant « c’est possible » !160

A condition qu’on les y pousse un peu, les coqs pourraient donc bien se mettre à couver…
Cette séquence absurde – ne pense-t-on pas à l’effrayante machine à couver inventée par
Ionesco dans L’Avenir est dans les œufs ? – prend pour point de départ la logique normative
qui informe le discours doxal et les assertions du sens commun (« C’est normal », « C’est la
vie », « C’est la nature qui veut ça », « A chacun son métier… »). Partant de ce matériau
quotidien, elle propose une situation fantaisiste qui permet d’en démonter les coups de force
et de leur opposer des « possibles » que les phrases toutes faites empêchent précisément
d’imaginer. On prend ici la mesure de ce qui sépare « le théâtre du quotidien épique » de la
troupe de l’Aquarium par rapport aux entreprises qui lui sont contemporaines : si les lieux
communs soumis à la critique sont rigoureusement les mêmes et qu’il s’agit dans les deux
cas de les dessaisir de leur caractère d’évidence, les modalités de cette critique diffèrent
amplement. En vertu d’une distinction qui n’est pas sans rappeler celle que nous avons
opérée entre le théâtre de Georges Michel et les dramaturgies quotidiennistes, la
déconstruction des mots ordinaires de la tribu est portée avec plus ou moins d’ostentation :
dans La Sœur de Shakespeare, ils sont extraits de leur cadre habituel d’inscription et offrent
le prétexte de sketchs facétieux où leur détournement théâtral est d’emblée assumé comme
tel ; dans nos autres pièces, ils sont pris dans des échanges qui se donnent pour quotidiens et
c’est de l’intérieur, par des répétitions bizarrement insistantes ou des contradictions qui ne
sont pas relevées par les personnages eux-mêmes, que sourd un effet de fausseté qui
contrevient au naturel attendu d’un tel cadre de représentation et invite à interroger les pièges
et les mots d’ordre que contiennent les phrases toutes faites.
Assignant chacun à sa nature supposée, la langue se voit dotée d’une extraordinaire
violence dont la manifestation la plus concentrée et la plus minimale apparaît dans la façon
dont les personnages se désignent les uns les autres : non seulement « femme »161, mais aussi
« paysan », « parisien », « moricaud » (Un Couple pour l’hiver), « silésien », « tapette »,

160
Id., pp. 27-31.
161
Ajoutons que Miltenberger et Maurice utilisent ce terme pour s’adresser à leurs épouses, entraînant une totale
collision entre l’individu et son identité générique : « Elle connaît son seigneur et maître, la femme. Va chercher
du schnaps. […] Ne déraille pas, femme, tu as encore besoin d’apprendre qui est le maître des lieux » (Liberté à
Brême, op. cit., p. 90) ; « Femme, tu m’accules à la catastrophe », « Comment peux-tu parler ainsi femme ; toi,
une mère ! » (L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 106 et p. 111).

580
« putain », « idiot » (Scènes de chasse en Bavière), « grec » c’est-à-dire « communiste »
c’est-à-dire « criminel » c’est-à-dire « crevard » (Le Bouc). Si nous avons pu constater chez
des figures explicites de pouvoir telles que Nècepas et Wallace la propension de leur discours
à assurer leur prise sur les individus en prenant en charge leur caractérisation, celle-ci est
également très présente dans celles de nos pièces qui exacerbent la lutte que les personnages
démunis mènent les uns contre les autres pour asseoir leur domination. On y observe en effet
une inflation de la fonction prédicative du langage qui donne à celui-ci valeur de sentence et
précède l’exécution du verdict – mise à tabac, meurtre – en même temps qu’il la prépare162.
C’est le cas dans les pièces en chambre où se déploie la guerre des sexes : « tu es une bête »,
« tu es bouchère », « Tu es une salope », « Tu es une criminelle » (L’Entraînement163…),
« Une femme qui est bouchère est pas normale », « T’es pas normale, parce que t’es seule et
pas jolie », « Tu es insatiable » (Une Affaire d’homme164). C’est encore plus fortement le cas
dans les pièces chorales où les personnages assurent cette fonction à tour de rôle, ménageant
des effets de répétition-variation qui tissent une toile de plus en plus serrée autour du bouc
soumis à la vindicte et le condamnent à sa marginalité :
MARIE. Quel est cet individu ? […]
Qui es-tu donc ? […]
PAUL. Quelle dégaine, l’abruti ! […]
HELGA. C’est un étranger. […]
FRANZ. Sans doute un Italien.
ERIC. Un Rital.
HELGA. Eh, tu es quoi ? Italien ?
JORGOS. Italie nix.
PAUL. C’est un Italien, c’est tout. C’est un Italien ça. […]
C’est un Italien ça. […]
Un Italien d’Italie. […]

ERIC. De qui cause-t-on ?


PAUL. De l’Italien. […]
GUNDA. Et alors ? Qu’y a-t-il ?
PAUL. C’est un Italien. C’est tout. […]
BRUNO. C’est pas un Italien. […]
C’est un Grec. De Grèce. […]

162
Cette indexation de tout énoncé sur la fonction illocutoire du discours juridique n’est pas sans rappeler les
analyses de Gilles Deleuze et de Félix Guattari sur les « postulats de la linguistique » : « Le langage n’est pas la
vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père
à son fils, il y a une petite sentence de mort – un Verdict, disait Kafka » (Mille plateaux, op. cit., p. 96). Aussi
dire est-ce toujours faire, bien plus qu’informer ou communiquer, de sorte que les « mots d’ordre » deviennent le
tout de la langue : « Nous appelons mots d’ordre, non pas une catégorie particulière d’énoncés explicites (par
exemple à l’impératif), mais le rapport de tout mot et de tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire
avec des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé, et ne peuvent s’accomplir qu’en lui » (id., p. 100).
Comme assignation à une identité et interdiction corrélative à tout autre possible, mais aussi bien à toute
métamorphose, la fonction prédicative du langage, jusque dans les prédicats apparemment les plus descriptifs
(« tu es bouchère », « tu es un Italien »), témoigne de la pertinence de cette compréhension extensive de la
sphère de l’illocutoire : marqués par le pouvoir, les mots sont aussi des marqueurs de pouvoir.
163
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 94, p. 103, p. 106 et p. 117.
164
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 51, p. 55 et p. 64.

581
ERIC. Ah bon ? Mais en Grèce, elle n’a jamais mis les pieds, Elisabeth.
BRUNO. Ça n’a rien à voir, parce que c’est un travailleur immigré, lui.
GUNDA. C’est quoi ?
BRUNO. Comme je le dis. Un travailleur immigré. […]
PAUL. Un Grec de Grèce165.

On prend la mesure de la violence que la langue est susceptible d’exercer. Or cette violence
tient au geste de la caractérisation, plus encore qu’à son contenu : en l’absence d’informations
fiables, l’origine de Jorgos reste incertaine et les stéréotypes relatifs à telle ou telle nationalité
ne sont pas encore sollicités. Que Jorgos soit présent (dans le premier fragment) ou absent
(dans le second), il est toujours déjà l’étranger – « der Ausländer », puis « der
Fremdarbeiter » – et se voit interdit d’occuper toute autre place. Redoublant les répétitions
qui structurent le dialogue à l’échelle de la réplique, plusieurs assertions redondantes, « un
Italien d’Italie », « un Grec de Grèce », exhaussent cette étrangeté en assignant non seulement
Jorgos à son identité nationale mais aussi à des pays lointains d’où il semble ne devoir jamais
cesser d’arriver. Semblables pléonasmes creusent la distance entre eux et lui par
d’infranchissables kilomètres – venant du hors-scène, Jorgos vient toujours de l’étranger, quel
que soit le temps qu’il a déjà passé en Allemagne – et scellent avec un comique proprement
glaçant le pouvoir d’enfermement d’un discours prédicatif qui emprunte lointainement son
rythme à la psalmodie166. Une telle étrangeté suffit d’emblée à éliminer Jorgos comme sujet
et, plus particulièrement, comme sujet du discours : aussi lapidaire soit-elle, sa réplique,
« Italie nix », dit une vérité à laquelle la bande reste sourde et le privilège de la troisième sur
la deuxième personne comme la récurrence de démonstratifs neutres accusent cette surdité, en
même temps qu’ils inaugurent un processus de déshumanisation que les comparaisons
animalières porteront à son comble dans la suite de la pièce (ce processus est également
souligné par les modalités d’un questionnement identitaire qui porte sur le « was » et jamais
sur le « wer »). Une telle étrangeté suffit également à l’ériger en objet privilégié du discours :
présupposant quelque élément nouveau justifiant la relance du dialogue sur le même thème, la

165
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., pp. 11-13 (« Und was ist das für einer ? […] Was bist denn du
für einer ? […] / So eine Schau, ein Blöder ! […] / Das ist ein Ausländer. […] / Wahrscheinlich ein Italiener. /
Ein Ithaker. / Was bist denn du ? Ein Italiener ? / Italien nix. / Das ist ein Italiener, sonst nichts. Ein Italiener ist
das. […] / Ein Italiener ist das. […] / Ein Italiener aus Italien » ; « Von wem ist die Rede ? / Vom Italiener. […] /
Und was ist ? / Ein Italiener ist das. Sonst nichts. […] / Kein Italiener nicht. […] Ein Griech ist es. Von
Griechenland. / So ? Aber in Griechenland ist sie gar nicht gewesen, die Elisabeth. / Das hat auch nichts zu tun
mit dem, weil das ein Fremdarbeiter ist. / Was ist das. / Wie ich es sage. Ein Fremdarbeiter. […] / Ein Griech
von Griechenland »). On notera la récurrence des pronoms neutres ou qui renvoient au non-animé.
166
Celle-ci apparaît explicitement lors des séquences qui se déroulent à l’église et pendant lesquelles la bande se
mue en chœur religieux, l’image sacrificielle de l’agneau pascal annonçant clairement l’expédition punitive qui
se prépare contre le bouc émissaire (Le Bouc, op. cit., pp. 23-24). Ce matériau liturgique est également présent
dans Liberté à Brême et Preparadise sorry now, où il vaut tout autant pour la critique sociale et idéologique qu’il
engage, que pour le rythme répétitif et obsédant qu’il permet de solliciter.

582
question « Qu’y a-t-il ? » achoppe sur la répétition du même – on cause de l’Italien parce que
c’est un Italien et pour dire que c’est un Italien – et souligne la préséance de la cible sur toute
tentative pour motiver sa constitution en tant que cible. La désignation vaut comme
stigmatisation (au besoin, l’équivalence entre « Italien » et « Rital » permet de le confirmer) ;
il sera toujours temps de trouver des arguments.
De fait, cette recherche argumentative survient après quelques séquences et ajoute aux
rumeurs que fait circuler Gunda au sujet de la tentative de viol dont elle aurait été victime, des
ratiocinations permettant de fonder de façon plus « magistrale » la nécessité d’une contre-
offensive pour laquelle tous sont déjà prêts depuis le début de la pièce :
FRANZ. Là d’où il vient, il y a des communistes.
INGRID. Où, en Grèce ?
FRANZ. Je l’ai lu dans le journal. Beaucoup de communistes.
INGRID. Beaucoup ?
FRANZ. Exactement. La Grèce entière est pleine de communistes.

GUNDA. Ingrid le sait par Franz et me l’a redit ensuite.


HELGA. On ne sait jamais tout ce qui peut se passer.
GUNDA. On s’embarque dans ces choses-là et on ne sait pas ce qui va en sortir. Parce qu’avec les
communistes, il y a danger.

ERIC. Il est communiste et mérite l’interdiction.


PAUL. Parce que c’est conforme à ce qui se fait de toute façon.
ERIC. Mérite l’interdiction.
PAUL. Venir par ici, un individu de ce genre.
ERIC. L’interdiction, ça mérite, et on va œuvrer pour167.

S’il y a encore lieu de convoquer le terme de casuistique pour envisager les circonvolutions
du raisonnement, celle-ci préside ici au malheur des autres, l’enjeu étant de donner un nom à
la menace fantasmatique que représente Jorgos et d’apporter une réponse définitive à la
question encore – relativement – ouverte du passage précédent : « Quel est cet individu ? »
demandait Marie (« was ist das für einer ? ») ; « un individu de ce genre » (« ein so einer »)
peut-on désormais lui répliquer, formule d’autant plus rédhibitoire qu’elle est plastique et
mêle commodément diverses strates de on-dit, depuis les allégations de la bande jusqu’à
l’anti-communisme dominant de la R.F.A. de la fin des années soixante en passant par bon
nombre de stéréotypes racistes sur le caractère débridé des « mœurs étrangères »168. Séparés

167
Id., p. 18 (« Da wo der herkommt, da gibt es Kommunisten. / In Griechenland ? / In der Zeitung hab ich es
gelesen. Viele Kommunisten. / Viele ? / Genau. Ganz Griechenland ist voll mit Kommunisten. / Die Ingrid weiß
es vom Franz, und dann hat sie es mir gesagt. / Man weiß nie, was möglich est alles. / Da kommt man in die
Sachen hinein und weiß nicht, was daraus wird. Weil mit Kommunisten ist eine Gefahr. / Ein Kommunist ist das
und gehört verboten. / Weil das paßt zu dem, was sowieso schon ist. / Und gehört verboten. / Traut sich da her
und ist ein so einer. / Verboten gehört es, und da wird gearbeitet dafür »).
168
Id., p. 15. Sans atteindre le degré d’épure et de stylisation des dialogues de Fassbinder, Scènes de chasse…
offre des exemples fort approchants de désignation-stigmatisation et recourt également à ces formules opaques
qui permettent d’agréger rumeurs et présupposés sans avoir à les expliciter, moins encore à les argumenter :
« Tout le village sait ce qu’il en est avec toi » (« Das ganze Dorf weiß, was mit dir los ist »), « Tout le monde

583
les uns des autres par plusieurs lignes blanches qui constituent le seul mode de scansion de
cette pièce sans actes, ni scènes, ces trois fragments sollicitent à chaque fois de nouveaux
personnages et achèvent de placer l’ensemble des échanges sous la tutelle d’un discours
indirect libre sans frontières clairement assignables : parce qu’elles ne ménagent aucun accès
aux paroles d’origine, les quelques sources explicitement référencées, le journal, Ingrid et
Franz, ne permettent pas de sortir du régime approximatif qui caractérise toutes les répliques
(« ce qui peut se passer », « ces choses-là », « ce qui se fait » sans oublier le pronom « on »)
et servent surtout à rendre audibles toutes les voix qui colonisent chaque intervention. Ainsi
sont soulignés le processus d’inflation à l’œuvre dans la circulation du discours, tout comme
les heurts, les ellipses et les défaillances qui le traversent et en exacerbent paradoxalement la
clôture. Prenant appui sur toute une série de clichés dont il n’est même pas besoin de déplier
les postulats tant ils sont partagés par tous, la parole s’essaie au syllogisme : il y a des
communistes en Grèce, or Jorgos est grec, donc Jorgos est communiste (fragments 1 et 2), les
communistes sont dangereux, or Jorgos est communiste, donc Jorgos est dangereux
(fragments 2 et 3) – sophistique aussi hasardeuse qu’efficace dont Gunda fournira bientôt la
clausule : « C’est un criminel, tout le monde le sait »169. De généralisations abusives en
déductions fallacieuses, le discours impersonnel de la bande scelle la nécessité d’agir et érige
un tribunal populaire fort inquiétant, chargé tout à la fois du verdict et de son exécution. Loin
du modèle qu’il a souvent représenté dans les années soixante-dix en termes de contre-
pouvoir, ce tribunal reprend à son compte le fonctionnement du langage social (la référence
implicite au Berufsverbot indique que l’ostracisme constitue d’abord une pratique d’Etat et ne
saurait être réduit à des habitudes tribales susceptibles de maintenir une frontière étanche

sait quel genre de type il est » (« Es ist bekannt, was das für einer ist »), « Un type pareil ! » (« Mit dem »), « Tu
comprends pas quel genre de type c’est ? » (« Fällt dir nichts auf, was mit ihm ist ? ») – Scènes de chasse en
Bavière, op. cit., pp. 26-27 et Jagdszenen aus Niederbayern, op. cit., pp. 21-22. Dans ce cadre, le fait qu’Abram
a fait de la prison se mêle confusément au fait qu’il est homosexuel et conforte l’idée que l’homosexualité est un
crime contre les lois indistinctes de la nature et de la société. Outre le caractère circulaire de la parole villageoise,
plusieurs débats fort maladroits sur le partage de l’inné et de l’acquis, de la détermination et du libre-arbitre,
participent à la critique des apories du discours doxal. Dans la scène 9, les interventions de Volker procèdent
explicitement à son démontage en interrogeant le sens des mots utilisés par Maria et en lui demandant d’assumer
la responsabilité du verdict dont ils sont porteurs alors qu’Abram n’est encore « coupable » que d’avoir embrassé
Rovo : « VOLKER. C’était pas une raison pour le ficher à la porte. / MARIA. Mais puisqu’il est comme ça. /
VOLKER. Comme ça ! Qu’est-ce que ça veut dire : comme ça ! Comme ça ! / MARIA. Tu devrais pas le soutenir.
[…] Pourtant, c’est un criminel. / VOLKER. Pourquoi un criminel ? / MARIA. Il mérite la prison. / VOLKER.
Diable ! Tu peux quand même pas appeler ça un crime ! Si c’était défendu par la loi, il y en aurait des criminels
en liberté ! Ça, ça existe depuis longtemps. Criminel ?… Une tapette ? Pendant la guerre, moi aussi je l’ai fait. /
MARIA. […] Oui, mais toi tu es resté un homme, Volker. / VOLKER. A ton avis, il y en a combien qui ont fait ça
pendant la guerre ?… Je trouve qu’il faut foutre la paix à ces gens-là. Ils ont assez d’ennuis comme ça. […] Tu
veux vraiment que l’Abram soit un criminel ? / MARIA. Oui. / VOLKER. Ecoute, comme je le connais le Rovo, lui
non plus il ne doit pas être innocent. / MARIA. Volker… mais le Rovo est pas normal. / VOLKER. D’après ce que
je croyais, l’Abram non plus… / MARIA. Mais… c’est mon gosse… » (pp. 54-55).
169
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 19.

584
entre nos sauvageons et l’ordre civil). Associant dans le même mouvement « l’autorité de
l’assertion » et « la grégarité de la répétition »170, la langue engage des processus d’intégration
et d’exclusion, d’asservissement et de domination, qui en font un lieu hyperbolique de
pouvoir et laisse peu de place à la fonction expressive qu’on pourrait s’attendre à la voir
exercer sur une scène de théâtre :
Aussi bien, le processus de dégradation ne se limite pas à des phénomènes intra-subjectifs et inter-
subjectifs. Il se développe surtout à travers le fonctionnement impersonnel, machinique, du langage
social. Celui-ci, mélange inquiétant de diction bavaroise et de haut-allemand, passe souvent par des
formes pétrifiées. Il traverse les personnages comme s’il traduisait une sorte d’inconscient collectif,
l’expression personnelle s’y trace un chemin aussi peu facilement que les saxifrages dans la roche171.

Les mouvements indissociables d’intégration et d’exclusion dont la langue devient ici


le lieu privilégié nous conduisent à investir le continent Vinaver. De fait, cette dynamique des
forces – entrer/sortir, dedans/dehors – et les tensions qu’elle implique sont au cœur de son
écriture et de l’attention qu’elle porte au tout-venant de la parole quotidienne, sous des
modalités cependant très sensiblement différentes de celles avisées précédemment. A leur
tour, ses pièces égrènent toute une série de stéréotypes sur les nations, les peuples et les races
– vivacité des Italiens, infantilisme des Américains, cruauté des Espagnols ou solidarité des
Juifs172 – qui engagent, eux aussi, la propension du discours doxal à délimiter des territoires et

170
Roland Barthes, Leçon, op. cit., p. 14. Avant de faire l’éloge de la littérature comme seul lieu permettant
« d’entendre la langue hors-pouvoir », Barthes met en valeur le caractère intrinsèquement fasciste de celle-ci
(« car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » – ibid.). Or ce fascisme linguistique
mêle indissociablement servilité et pouvoir : « D’une part, la langue est immédiatement assertive : la négation, le
doute, la possibilité, la suspension du jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris
dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de
la langue, ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre
part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire
pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je
ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se
rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me
loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète » (id., pp. 14-15).
Si la politique de la langue mise en œuvre par Fassbinder s’inscrit clairement dans la perspective du fascisme,
celle-ci connaît toutefois de nettes inflexions dès lors qu’on l’articule au statut social des énonciateurs et à leur
plus ou moins grande capacité à déjouer les rapports de pouvoir dans lesquels la langue les enferme. De plus,
l’assertion et la répétition engagent ici des énoncés spécifiques, racistes, anti-communistes, qui ont pour effet de
désigner un bouc émissaire et associent la structure de langue à l’histoire allemande, aux dépôts et aux
sédimentations que laissent en elle l’idéologie dominante des années soixante mais aussi la période du IIIe Reich
et ce qui continue inlassablement d’en sourdre faute d’avoir été réfléchi et assumé par la mémoire collective.
171
Philippe Ivernel, « Théâtre de R. W. Fassbinder », art. cité, pp. 127-128. Dans le cadre de ce fascisme
linguistique, soulignons les échos qui tissent de telles recherches avec les courtes pièces que Thomas Bernhard a
écrites entre 1978 et 1981 (Un mort, Le mois de Marie, Match… in Thomas Bernhard, Dramuscules, trad. fr.
Claude Porcell, Paris, L’Arche, 1991). N’était le fait que les personnages de Fassbinder sont des déclassés dont
les frustrations sociales et affectives sont clairement mises en valeur, ces pièces jouent, elles aussi, d’effets de
ressassement et d’inflation qui montrent le passage des lieux communs faussement inoffensifs de la parole
quotidienne à l’explicitation des mots d’ordre, des verdicts et des sentences de mort dont elle est porteuse.
172
Cf. Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., p. 56 : « A l’usine il y en a quelques-uns des Italiens
ceux-là ils deviennent vite qualifiés et même professionnels / […] C’est un peuple vif entreprenant » ; La
Demande d’emploi, op. cit., p. 86 : « Les touristes américains sont de grands enfants » ; Les Travaux et les jours,
op. cit., p. 16 : « Il s’amuse Nicole c’est de la simple cruauté pense que c’est un Espagnol » ; Par-dessus bord,

585
à sceller par la seule force de ses assertions l’identification des individus à la collectivité à
laquelle ils appartiennent. Du moins la compacité inquiétante dont se trouvent parfois dotés
les mots de la tribu en vient-elle à se désagréger tout aussi rapidement qu’elle s’est cristallisée
et ne permet à aucun moment de désigner un ennemi à abattre, ni d’organiser de chasse à
l’homme. Même dans Nina, c’est autre chose où ces stéréotypes abondent jusqu’à exploser
sous forme d’attaques explicitement xénophobes, les dialogues où ils s’insèrent semblent bien
moins s’attarder sur l’ineptie ou la violence de leurs significations immédiates que sur le rôle,
dilatoire, cathartique, voire bienveillant, qu’ils remplissent dans le cadre des relations des trois
personnages et des échanges qui se tissent entre eux sur un plan infra-communicationnel173.
Dans le premier morceau, ces stéréotypes permettent à Sébastien de contourner les demandes
insistantes de Charles concernant l’emménagement de Nina. Balises sécurisantes, ils
suggèrent par de souterraines connexions l’imminence du tremblement de terre qui s’apprête à
dévaster la vie trop bien organisée du vieux garçon, comme le confirment les échos entre les
deux « chez nous » que constituent la France et l’appartement des deux frères :
CHARLES. Moi j’ai peur pour Nina chez nous c’est pas la place qui manque elle se fera toute petite déjà
qu’elle fait pas un mètre soixante
SÉBASTIEN. Chez nous
[…] ils ont eu un gigantesque tremblement de terre les Chinois chez eux t’as vu ? Et c’est le calme si
ç’avait été chez nous par contre si ç’avait été chez les Anglais
[…] ils ont publié un communiqué où ils font savoir qu’ils n’ont besoin d’aucune aide de nulle part
c’est ce que j’appelle de la fierté les Algériens aussi c’est un peuple fier pas comme les Tunisiens chez
les Tunisiens ce qui les caractérise ces gens-là c’est la flexibilité
CHARLES. Alors tu serais d’accord ?
SÉBASTIEN. Ils bossent et font pas d’histoires
CHARLES. Elle vient habiter chez nous elle les aime elle les dattes […]
SÉBASTIEN. Les Chinois ce que j’admire chez eux c’est la combinaison de la tranquillité et de la
résolution les Anglais et les Chinois ils ont ça en commun en 40 et 41 ils n’ont pas flanché les Anglais
si ça s’était passé chez nous […]
En France imagine un tremblement de terre au milieu de Paris […]
Ça serait une pagaille indescriptible
CHARLES. Alors qu’est-ce que tu en dis ?

op. cit., p. 455 : « LUBIN. Enfin il ne reste plus tant de Juifs en France pourquoi est-ce qu’il a fallu qu’elle aille
en dénicher un ? Pour Marguerite c’est difficile à avaler elle a un frère et un oncle curés moi c’est pas tellement
la race à laquelle il appartient qui me turlupine vous comprenez / […] COHEN. Oui vous savez qu’il n’y a pas de
race juive tout au plus peut-on parler d’une communauté et celle-ci comporte des brebis égarées / LUBIN. C’est
justement parce que vous vous tenez au coude à coude que je me suis décidé à venir vous voir… ».
173
Cf. Michel Vinaver, « Iphigénie Hôtel : note à l’usage des comédiens », Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit.,
p. 228 : « Sur un plan, on parle pour véhiculer des idées, des opinions, des faits, des sentiments, etc… Et sur un
autre plan, on parle par peur du silence, par habitude, pour empêcher que certaines situations affleurent, pour
donner de soi une image. Ces dernières raisons sont en général si fortes, si impérieuses, qu’elles interfèrent avec
la bonne transmission des messages émis sur le plan “supérieur” ; elles les brouillent. L’important est de se
rendre compte qu’une communication s’opère entre les gens sur cet “autre” plan du langage, à un niveau “autre”
que celui du rapport entre les idées, les opinions, les faits et les sentiments exprimés. Ceux-ci deviennent un
masque incessamment changeant, s’adaptant à la nécessité de l’instant ; un armement ; mieux encore, un
vêtement puisque sa fonction est en même temps de cacher et de montrer. C’est ainsi que le langage quotidien
présente cette scandaleuse anomalie : il est un lien entre les choses ; en même temps, il est une chose, dont la
couleur, la densité, la consistance, la fluidité, le grain diffèrent et signifient ».

586
SÉBASTIEN. La panique sauve qui peut chacun pour soi174

La progression du dialogue nous livre peu à peu sa cohérence secrète, de sorte que ce qui nous
était d’abord apparu comme une stratégie d’évitement change bientôt de statut. Articulée à la
question expresse de Charles, la dernière réplique du morceau relève moins de l’entreprise de
diversion opposant quelques formules toutes faites sur l’ethos gaulois à la parole personnelle
attendue, qu’elle n’offre une sonde permettant de mesurer le degré de panique dans lequel est
plongé Sébastien. Le lieu commun fraye ici un accès indirect à la singularité de la situation et
aux émois intimes du personnage.
Dans le neuvième morceau, c’est Charles qui recourt à ces stéréotypes de façon bien
plus agressive, empruntant au prêt-à-parler des bistrots pour réagir à la double exclusion dont
il fait l’objet depuis qu’il est au chômage et que Sébastien a trouvé sa place auprès de Nina :
CHARLES. Qu’est-ce qu’on attend pour les renvoyer chez eux tous ces bicots ?
SÉBASTIEN. Je peux pas le voir qu’il foute le camp retourne à ton bistro
CHARLES. Je suis pas chez moi ici ? […]
Des fainéants tous dégénérés qui empestent notre patrie la France […]
On n’est plus chez nous les vrais Français de France n’ont plus de travail (Nina a été chercher un seau
d’eau, elle le renverse sur la tête de Charles) pour une place de coiffeur l’Agence pour l’emploi c’est
zéro le bistro c’est là qu’on obtient des tuyaux il y aurait peut-être quelque chose rue Henri-Barbusse au
coin de l’avenue Victor Hugo je vais aller traîner mes pompes demain matin par là-bas175

Comme on peut le constater, c’est à nouveau autour des frontières problématiques du « chez
soi » que se cristallise l’ensemble des motifs qui circulent au sein du dialogue, « Je ne suis pas
chez moi » faisant écho à « On n’est plus chez nous ». Si l’association des attaques racistes de
Charles à son récent licenciement renvoie dans une certaine mesure au Druck nach unten, ces
attaques n’ont plus le même statut que dans les pièces allemandes. D’une part, elles
s’adressent à la cantonade (lancé dans le vide, le cliché ne prend personne dans ses filets) et
prennent la forme de fulgurances aussitôt dites, aussitôt défaites, qui dénouent les liens
susceptibles d’attacher le locuteur à son discours et à la logique coercitive de ses
généralisations (purificateur, le seau d’eau entraîne la bifurcation immédiate de la parole et
permet à Charles de retrouver simultanément ses esprits et ses mots). D’autre part, l’exclusion
professionnelle s’imbrique de façon trop étroite avec les troubles territoriaux suscités par le
ménage à trois – à deux plus un, plus souvent qu’à trois – pour permettre d’indexer la rage
xénophobe du petit frère sur sa seule dévaluation sociale. Sur le modèle de l’extrait précédent,
les discours d’emprunt se voient conférer une très forte charge affective ; formules-écrans en
surface, ils frayent un accès à « la nécessité de l’instant »176 en profondeur. Pour être

174
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., pp. 33-36.
175
Id., p. 60.
176
Michel Vinaver, « Iphigénie Hôtel : note à l’usage des comédiens », art. cité, p. 228.

587
impersonnels, les énoncés stéréotypés s’inscrivent dans des situations énonciatives contrastées
qui en infléchissent la portée, de sorte que quelque chose, en eux, malgré eux et grâce à eux,
continue de se dire :
Quand Vinaver dit « faire du lieu commun la matière même, excitante », il faut ajouter que le lieu
commun, en tant que tel, disparaît : il devient une arme, un masque, une pièce dans la construction des
fragiles rapports humains. Il est entendu comme contact au-delà de la plate évidence qu’il contient. De
là le bonheur propre aux dialogues de Vinaver : quand ça parle, rien n’est perdu. Cette démarche du
discontinu que Vinaver revendique comme la sienne est aussi une démarche cathartique : la parole n’est
pas la parole dégradée, dérisoire, absurde ou « aliénée » sous la pression de la vie sociale et de
l’idéologie dominante ; elle apparaît réponse aux agressions, réponse vitale, comme est vitale parfois la
névrose, palliatif et suture. La parole est une porte ouverte.
S’il est plus aisé (ou habituel) à l’écrivain et au comédien de dire le poids du social sur la parole, le
discours mis en morceaux (ou « transi », comme dit Barthes), il est autrement difficile de montrer
comment la parole permet à l’être de se refaire au contact des autres177.

Observons que les stéréotypes nationaux refont une ultime apparition dans la dernière page de
Nina, c’est autre chose : « Les Tchécoslovaques c’est un peuple très fin très intelligent »178.
Sous l’angle exclusif des paroles congelées, une telle résurgence n’aurait guère pu que
signifier le triomphe de la langue formulaire sur les personnages. Or, dans le nouveau
contexte induit par le départ de Nina désormais accueillie en simple visiteuse, ces stéréotypes
revêtent une nouvelle couleur, une nouvelle densité, et s’offrent comme une bénédiction
fraternelle donnée à ses nouvelles amours avec un jeune réfugié tchèque. Loin d’enfermer les
deux frères dans une logique circulaire dont la jeune fille aurait échoué à les extraire, les
effets de parallélisme entre le début et la fin de la pièce pointent la « révolution » qui a
traversé leur salon et leur vie pour la rendre finalement perméable au mouvement.
A rebours des ressorts fascisants de la langue formulaire jusqu’ici envisagée, des effets
de clôture et de figement que provoque la circulation ressassante du discours, les bruits du
monde qu’accueille la dramaturgie vinavérienne apparaissent dans un tel état de dispersion et
de volatilité que les personnages cessent de constituer les otages du sens qu’ils véhiculent et
que le lecteur-spectateur est lui-même invité à s’en dégager pour concentrer son écoute sur les
phénomènes de rupture et de fusion que suscite leur mise en contact. C’est dire que si nous
retrouvons dans les pièces de Vinaver un grand nombre de procédés communs à tout notre
corpus, depuis l’utilisation massive de lieux communs jusqu’à l’inflation polymorphe d’un
discours indirect libre qui érige « la parole empruntée »179 en paradigme, si ses dialogues
s’offrent simultanément comme des surfaces d’inscription des mots du dehors et des
marqueurs de pouvoir permettant de tenir l’autre à distance ou de le prendre dans ses rets,
177
Anne Ubersfeld, « Le Téléphone et le Parthénon », Théâtre/public, n° 32, mars-avril 1980, p. 63.
178
Michel Vinaver, Nina, c’est autre chose, op. cit., p. 67.
179
Cf. Eric Eigenmann, La Parole empruntée. Sarraute, Pinget, Vinaver : théâtres du dialogisme, Paris,
L’Arche, 1996. La seule association de ces trois auteurs et les similitudes qu’elle fait effectivement surgir atteste
que Vinaver se trouve à l’intersection de plusieurs territoires dramatiques.

588
force est de constater que ces phénomènes offrent une résistance têtue aux grilles d’analyse
que nous avons élaborées jusqu’à présent. Non qu’il s’agisse d’opposer le plat sociologisme
des uns à l’inventivité formelle de l’autre : nos précédents développements ont déjà permis de
mesurer le travail de déconstruction mis en œuvre par la plupart de nos auteurs – que l’on
songe seulement aux extraits du Bouc que nous venons de citer – et c’est un point sur lequel
nous insisterons tout particulièrement dans le deuxième temps de ce chapitre. Reste un
excédent, une sorte de point aveugle, qui échappe chez Vinaver, sinon à la perspective du
pouvoir et à la dimension sociale de toute énonciation, du moins à la fixation de leurs enjeux,
de leurs sources, de leurs cibles, de leurs effets. Confronté au désordre mental et linguistique
des personnages de Wenzel, de Kroetz ou de Fassbinder, le lecteur-spectateur est appelé à
procéder à des opérations de redressement susceptibles de « ressaisir dans l’exposition
décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui […] s’y trouve caché »180 et de replacer
leurs répliques dans un monde clivé marqué par la domination d’une classe sur une autre. Ces
opérations ne sont pas aisées et ne ménagent guère la possibilité réconfortante d’opposer aux
mensonges d’aujourd’hui les vérités de demain. Du moins désignent-elles des lieux à
décoloniser et des illusions à détruire ; faudrait-il en rester toujours à cette étape strictement
négative, la dialectique entre le réel et ses masques est maintenue et s’avère indissociable de
la dénonciation des procédures spécifiques d’assujettissement dont font l’objet les gens d’en
bas. Or le geste barthésien du redressement – « remettre [le message mythique] à l’endroit,
dénotation en bas et connotation en haut, nature en surface et intérêt de classe en
profondeur »181 – se montre peu opérant pour rendre compte des déflagrations que suscite
l’écriture vinavérienne et c’est sans doute au dernier Barthes qu’il faudrait ici recourir, celui
de Roland Barthes par Roland Barthes (1975) et des cours au Collège de France sur le Neutre
(1977-1978), pour envisager l’obstination de Vinaver à esquiver tout ce qui, dans l’exigence
d’un théâtre critique, peut encore relever d’une macro-conflictualité, dût-elle n’apparaître
qu’en creux : « il ne s’agit plus de retrouver, dans la lecture du monde et du sujet, des
oppositions, mais des débordements, des empiètements, des fuites, des glissements, des
déplacements, des dérapages »182.

180
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 9.
181
Roland Barthes, « La mythologie aujourd’hui », art. cité, pp. 84-85.
182
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), Paris, Editions du Seuil, coll. « Ecrivains de
toujours », 1990, p. 70. Dès la conclusion de ses Mythologies, Barthes souligne la posture difficilement tenable
du mythologue en des termes qui trouvent incontestablement des échos avec le projet vinavérien : « aujourd’hui,
pour le moment encore, il n’y a qu’un choix possible, et ce choix ne peut porter que sur deux méthodes
également excessives : ou bien poser un réel entièrement perméable à l’histoire, et idéologiser ; ou bien, à
l’inverse, poser un réel infiniment impénétrable, irréductible, et, dans ce cas, poétiser. En un mot, je ne vois pas
encore de synthèse entre l’idéologie et la poésie (j’entends par poésie, d’une façon très générale, la recherche du

589
Une telle inflexion explique que nous n’ayons pu intégrer les phrases-formules et les
lieux communs pourtant nombreux des pièces de Vinaver au sein de nos précédents
répertoires, tant le prisme fourni par la dépossession mutilante du langage des sous-privilégiés
nous aurait contraint à d’inévitables forçages interprétatifs négligeant la singularité de son
geste et des effets qu’il suscite. Nous invitant à traquer les imprécisions, les solécismes et les
contre-sens, les exemples antérieurement analysés nous plaçaient peu ou prou dans la position
du correcteur et en appelaient implicitement à l’élaboration d’un ordre juste, linguistique et
social, quitte à nous laisser seul face à l’insurmontable fossé ainsi creusé entre la scène et la
salle, mais aussi bien entre le monde tel qu’il est et celui que nous voudrions qu’il soit. Or
cette posture correctrice est définitivement intenable face à l’écriture vinavérienne et conduit
à distinguer entre plusieurs registres d’ironie en fonction des décalages qu’elle met en œuvre,
des opérations de « recalage » qu’elle sollicite ou qu’au contraire elle nous interdit. Si l’ironie,
comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, constitue bel et bien l’un des traits
récurrents du théâtre critique qui nous occupe et des effets moléculaires de distanciation qu’il
ménage au sein de la représentation réaliste du quotidien, il convient en effet de dissocier les
décrochages qui permettent de suggérer, sinon de donner à voir, ce que les personnages ne
voient pas et d’opposer la réalité à leurs discours (non, chacun n’est pas l’artisan de son
bonheur…) et ceux qui tentent de faire vibrer ces derniers au contact d’associations inédites
qui leur confèrent une nouvelle consistance sans nécessairement leur assigner des référents
clairement identifiables183.

sens inaliénable des choses). […] Il semblerait que nous soyons condamnés pour un certain temps à parler
toujours excessivement du réel. C’est que sans doute l’idéologisme et son contraire sont des conduites encore
magiques, terrorisées, aveuglées et fascinées par la déchirure du monde social. Et pourtant c’est cela que nous
devons chercher : une réconciliation du réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du
savoir » (Mythologies, op. cit., p. 247). Un grand nombre de ses écrits ultérieurs tentent de dépasser cette aporie,
de privilégier l’assentiment sur le choix, et s’en prennent corrélativement à l’« empoissement » qui menace la
posture démystificatrice : « la dénonciation, la démystification (ou démythification) est devenue elle-même
discours, corpus de phrases, énoncé catéchiste, en face de quoi, la science du signifiant ne peut que se déplacer et
s’arrêter (provisoirement) plus loin : non plus à la dissociation (analytique) du signe, mais à sa vacillation
même : ce ne sont plus les mythes qu’il faut démasquer (l’endoxa s’en charge), c’est le signe lui-même qu’il faut
ébranler : non pas révéler le sens (latent) d’un énoncé, d’un trait, d’un récit, mais fissurer la représentation même
du sens » (« La mythologie aujourd’hui », art. cité, pp. 82-83). Cette recherche d’un « sens idéalement
frissonnant » qui ne se laisse pas « prendre » et échappe à la fixation, fût-elle contestataire, rejoint totalement le
souhait de Vinaver d’une écriture qui « fuit » l’interprétation, qui « émet, irradie des choses que d’autres peuvent
capter, mais qui sont d’emblée plurielles, qui ne sont pas réductibles à telle ou telle signification » – Michel
Vinaver, « Entretien avec Jean-Loup Rivière » (1989), Ecrits sur le théâtre, t. 2, op. cit., p. 98.
183
Cf. Michel Vinaver, « Iphigénie Hôtel : note à l’usage des comédiens », art. cité, pp. 228-229 : « Une fonction
reconnue du langage est d’informer. Là, il est peut-être trop communément et trop commodément admis que ce
qu’on dit est vrai ou faux ; et que celui qui ne dit pas la vérité ment ou se trompe. Cette opinion préjuge, dans un
sens optimiste, de l’ordre et de la clarté avec lesquels nous saisissons le réel. Je crois, plutôt, que les “faits” dont
s’opère le commerce dans la conversation usuelle, peuvent rarement être caractérisés en tant que vrais ou faux, et
qu’ils occupent une vaste zone intermédiaire, un “entre-deux” sans limites précises, dans lequel nous puisons
l’essentiel de nos informations et de notre connaissance. […] C’est l’entre-deux qui compte : cette zone de la vie

590
Aussi nous faut-il changer de lentille et cesser de déceler dans le moindre mot l’indice
d’une expropriation scandaleuse. Pour autant, les personnages vinavériens ne sont rien moins
que possesseurs et maîtres de leur discours et les analyses d’Eric Eigenmann ont montré la
place prépondérante qu’occupent chez Vinaver l’énonciation collective et, plus largement,
l’énonciation citationnelle : par le jeu du montage, les jointures qu’il organise et les effets de
choralité qu’il pointe, la source du discours est perpétuellement mise à la question ; « la
responsabilité discursive n’est manifestement jamais que relative et le locuteur, que le
“débiteur” d’une instance locutoire située en amont de la circulation de la parole »184.
WALLACE. […] vous n’avez pas de titres universitaires
FAGE. Non monsieur pas de parchemins tous mes titres c’est à la vie que je les ai arrachés
LOUISE. D’où ça vient ?
NATHALIE. Je ne sais pas185

On perçoit comment l’intrication du dialogue professionnel et du dialogue familial génère des


effets de frottement et de contamination par lesquels l’objet encore non identifié qui motive le
questionnement de Louise, avant de se fixer sur l’arc sans flèches de Fage, irradie sur la
réplique de ce dernier pour souligner la grandiloquence forcée d’un discours préfabriqué qui
vient manifestement d’ailleurs. L’un des signes particuliers du théâtre de Vinaver consiste
vraisemblablement dans la façon amène et joueuse dont il prend acte de ce descellement, sans
nous mettre sur la piste d’un ordre coupable des divisions qui le structurent ni éluder la
violence des adhésions et des bannissements qui se jouent sur le territoire linguistique.
De fait, intégration et exclusion sont bien les mouvements qui animent la parole dans
l’œuvre de Vinaver, montrant Fage se félicitant de parler « le même langage »186 que ses
recruteurs potentiels et conformant son discours aux attentes et au lexique de Wallace –
« merchandising promotion stratégie de stimulation de la distribution »187 – tandis que
Passemar se repent d’avoir prononcé une phrase « qui rend un son vieux jeu et […] pas du
tout marketing »188 et qui témoigne de ses difficultés à prendre le virage voulu par son
entreprise. Loin de reposer sur une relégation linguistique qui trouverait elle-même son
origine dans la relégation sociale du personnage et transformerait dès lors chaque réplique en

quotidienne où la tension est perpétuelle entre la curiosité ouvrant sur le monde et les forces qui nous poussent à
chercher notre plaisir, notre sécurité ». Or l’ironie a un tout autre statut selon qu’elle continue de se référer aux
catégories du vrai et du faux ou qu’elle cesse au contraire de le faire, le geste de dégagement qu’elle propose
n’offrant dès lors aucun lieu, fût-il utopique, où les mots adhèrent à nouveau aux choses.
184
Eric Eigenmann, La Parole empruntée, op. cit., p. 179.
185
Michel Vinaver, La Demande d’emploi, op. cit., p. 62.
186
Id., p. 59.
187
Id., p. 79.
188
Michel Vinaver, Par-dessus bord, op. cit., p. 452 : « j’ai regretté cette dernière phrase qui rend un son vieux
jeu et justement pas du tout marketing je ferai de mon mieux et je vous remercie un homme du marketing aurait
dit OK je vais vous la casser votre baraque et pour commencer vous feriez mieux de vous ranger ». Juste avant,
Benoît fait remarquer à Passemar que son discours « sent un peu son fonctionnaire » (id., p. 451).

591
succédané maladroit d’une parole impossible, le registre formulaire auquel empruntent les
personnages marque leur insertion ou leurs velléités d’insertion dans la société, depuis le
grand corps social que Vinaver appelle le Système jusqu’aux « micro-cellules de travail et de
vie »189 qu’offrent telle entreprise, dans cette entreprise, tel service, dans ce service, tel
bureau… Aussi les mouvements d’intégration et d’exclusion qui traversent le discours sont-ils
pris dans une oscillation permanente, celle-ci changeant d’ailleurs d’amplitude en fonction
des dispositifs mis en œuvre : passages choraux agrégeant tous les énonciateurs dans une
même coulée de langage (ainsi des réunions marketing d’A la renverse) ; dialogues entrelacés
qui soulignent à la fois l’existence d’une grammaire commune et les distorsions qu’y
introduisent ses différents utilisateurs (ainsi de la circulation dans Par-dessus Bord des
nouvelles stratégies de vente de Ravoire et Dehaze depuis leur concepteur grandiloquent,
Jaloux, jusqu’au représentant de commerce, Lubin, bien en peine d’en appliquer les préceptes
auprès d’une Mme Lépine qui ne correspond guère au profil de « l’inconscient total » décrit
par son supérieur) ; bonds, sauts et ruptures au sein d’un même dialogue ou au fil d’échanges
entrecroisés qui introduisent de nouveaux registres, de nouveaux thèmes ou de nouvelles
variations, et qui pointent la capacité du discours à s’adapter aux règles imposées par chaque
situation ou sa résistance à se laisser modeler (ainsi des fluctuations incessantes de la parole
de Fage selon le cadre où il s’inscrit, professionnel ou familial, mais aussi, à l’intérieur de
chacun de ces deux cadres, selon la discipline qu’il s’impose et la plus ou moins grande
adhérence qui attache son discours au rôle qu’il est tenu de jouer). C’est dire que cette
dynamique oscillatoire se déploie à travers une multiplicité de communautés linguistiques qui
s’emboîtent les unes aux autres sans perdre leur hétérogénéité et qui recouvrent un spectre
singulièrement élargi. Les effets de pouvoir et d’imposition que porte la langue sont soumis à
des processus de diffraction, engageant toutes sortes de sociolectes, de jargons et de langages
spécialisés qui constituent l’une des sources du comique vinavérien et qui octroient aux
personnages (parfois) et aux lecteurs-spectateurs (toujours) la possibilité de se défaire en
douceur de leurs obligations sociales et linguistiques en les faisant naviguer d’une cellule ou
d’un registre à l’autre.
Cette tension régénératrice est particulièrement patente dans Les Travaux et les jours.
Micro-sociolecte omniprésent, le style Cosson contraint chacune des employées à se faire le
porte-parole interchangeable de la « maison » et préside au nivellement de la parole :
JAUDOUARD. Chez Beaumoulin peut-être on répond comme ça chez Mixwell peut-être qu’on répond
comme ça […]

189
Anne Ubersfeld, Vinaver dramaturge, op. cit., p. 151.

592
Chez Beaumoulin chez Mixwell pas chez Cosson […]
Il faudra que vous l’acquériez ça s’acquiert le style de la maison […]
Je ne suis pas un méchant loup chez Cosson on ne s’excuse pas on s’explique […]
Et c’est trop long beaucoup trop long pas besoin de rajouter ces arguments chez Cosson on est bref […]
On est bref très personnalisé très attentif et bref […]
Ça s’acquiert un ton déférent et incisif sans jamais être abrupt le ton le style de la maison […]
Chez Cosson on ne répond pas comme ça Anne mon oiseau montrez-lui comment on répond chez
Cosson faites-lui voir un certain nombre d’exemples
ANNE. Nicole n’arrête pas de lui montrer monsieur Jaudouard faut qu’elle s’imprègne ça se fait pas en
un mois190

Or tel un corset que le dramaturge s’ingénierait à lacer pour le délacer aussitôt, la langue
formulaire qui fait la marque de Cosson et dont Yvette, à force d’imprégnation, deviendra le
diligent héraut, est traversée de forces antagonistes qui font échec à la dépersonnalisation du
discours. Malgré la discipline contraignante qu’elle impose et le mimétisme auquel elle
oblige, la maison linguistique que constitue l’entreprise demeure habitable. Tant que les
ordinateurs n’ont pas remplacé les hommes, il semble qu’on puisse toujours compter sur ces
derniers pour lutter contre la congélation de la parole. Ici, c’est un petit pas de côté qui permet
de reculer le cran d’un propos, de le mettre en perspective (« NICOLE. Il a dit qu’il faut
prendre le virage / ANNE. Il écorchait ses mots c’était pitoyable »191), d’en refuser l’emprise
(« ANNE. Le PAB / NICOLE. Le PAB oui le blé »192) et de dissocier le personnage du récitant
(« Ce qu’on nous fait dire » déclare Yvette après avoir conspué, au nom de la direction, « les
agissements d’une poignée de forcenés »193). Là, c’est une « finesse de mouture » qui permet
de « préserver tout l’arôme contenu dans le grain »194 de la parole quotidienne et de continuer
à entendre le sourire au bout du fil (« ton sourire passe bien au téléphone »195).
Considérant la place considérable des discours venus de dehors, rumeurs médiatiques,
maximes et formules toutes faites, au sein de notre corpus et le rôle essentiel qu’ils tiennent
dans le cadre des nouvelles économies politiques du visible mises en œuvre par les
dramaturgies des années soixante-dix, il nous a semblé indispensable au long de notre
développement de solliciter toute une série de rapprochements et de distinctions entre les
pièces et les écritures afin de valoriser les investissements contrastés dont le même matériau
quotidien était susceptible de faire l’objet et les rapports plus ou moins coercitifs, plus ou
moins lâches, qu’ils établissent entre la parole dramatique, les personnages et les procédures
de pouvoir qui les traversent conjointement. Ayant conclu sur le « cas » Vinaver, électron
libre qui s’inscrit dans notre nébuleuse sans s’y fondre et nous invite systématiquement à
190
Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, op. cit., pp. 11-13.
191
Id., p. 22.
192
Id., p. 63.
193
Id., p. 55.
194
Id., pp. 65-66.
195
Id., p. 25.

593
dénouer les liens que les dramaturgies qui lui sont contemporaines nous conduisent à tisser,
nous souhaiterions toutefois mettre en garde contre la tentation d’une opposition radicale et
tranchée entre le premier et les secondes. Si le poids plus ou moins déterminant conféré au
statut social des personnages et la force de résistance plus ou moins grande dont ils se
trouvent corrélativement dotés constituent des variables de grande importance pour saisir les
ordres et les désordres du discours, celui-ci continue chez les uns comme chez les autres
d’être le lieu d’une tension qui échappe à l’alternative du psittacisme creux et de la parole
maîtresse d’elle-même. Bien que les modes de manifestation et les degrés d’amplitude de
cette tension diffèrent fortement jusqu’à menacer parfois de figer définitivement certains
personnages dans la glace au risque de nous en détourner, il y va d’une lutte continuée, mate
ou brillante, entre sociolecte et idiolecte, langue et parole, et c’est à ce titre qu’il nous faut
nous attarder plus précisément sur le silence auquel nos pièces ménagent une large part et sur
la façon dont les personnages – et les auteurs aussi bien – tentent d’y résister.

594
Discours médiatiques

La Promenade du dimanche
Mise en scène de Georges Michel
C.D.N. des Pays de Loire – 1980

Gob ou le journal d’un homme normal


Théâtre de l’Aquarium – 1973

Haute-Autriche
Mise en scène de Philippe Sireuil
Théâtre du Crépuscule – 1976

595
B. La parole des sans-paroles : formes et enjeux d’une recherche

QUITT. […] Ma façon de parler t’amuse. Je préfèrerais moi aussi m’exprimer


par le manque de mots comme les gens simples dans la pièce de théâtre
l’autre jour, tu te souviens ? Alors tu aurais au moins pitié de moi. Moi, je
souffre de ce que pour moi l’envie de parler fait partie de la souffrance. Pour
vous n’est digne de pitié que celui qui ne peut pas parler de sa souffrance.
[…] (Sarcastique :) D’ailleurs, c’est vraiment comme ça : quand les gens des
couches inférieures se parlent, ils ne disent jamais plus qu’une courte phrase.
La plupart du temps, les silences au milieu n’en sont que plus longs encore.
Je connais ça de mon enfance, quand on était tous assis, ma mère exceptée,
dans la cuisine-salle de séjour – d’ailleurs ça revient à la mode, les cuisines-
salles de séjour, et je les ai incluses dans ma production – le tricot se trouvait
abandonné sur la table, sans aiguilles – on entendait le tic-tac de la pendule,
puis le bruit de la chasse d’eau, et enfin ma mère se glissait dans la cuisine,
exsangue, les jambes molles1…

Déplorant que son désespoir ne soit trop bavard pour toucher son interlocuteur, le
grand patron de la pièce de Peter Handke, Les Gens déraisonnables sont en voie de
disparition, porte un jugement « sarcastique » sur ce qui, outre-Rhin, constitue d’ores et déjà
une « mode » théâtrale en 1973, à savoir le laconisme des sous-privilégiés. Une cuisine-salle
de séjour, une mère vaquant aux activités domestiques, quelques bruits ordinaires investis
d’une présence d’autant plus forte qu’aucune parole ne vient les concurrencer ou les
recouvrir… En quelques lignes, voilà le tableau brossé, prototype de ce Küchenrealismus qui
a conquis si rapidement les scènes qu’il semble avoir aussitôt généré sa propre stéréotypie et
auquel le « blues » logorrhéique du chef d’entreprise offre ici une réplique ironique. Mais s’il
nous faudra revenir sur les différents effets que « le manque de mots » est susceptible de
susciter et interroger les problèmes que pose l’exposition, toutes béances dehors, de la pauvre
langue des gens d’en bas, il convient dans un premier temps de rendre compte du
fonctionnement lacunaire et laconique de la parole dans notre corpus et de rappeler, par-delà
les sarcasmes de Quitt et les strates d’un discours critique parfois enclin à réduire les enjeux
des dialogues quotidiennistes à la « reconstitution socio-linguistique d’un milieu »2, la
véritable nouveauté et, corrélativement, la profonde étrangeté des silences que ces pièces
obligèrent le public à entendre à l’époque de leur création.

1
Peter Handke, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition (1973), trad. fr. Georges-Arthur
Goldschmidt, Paris, L’Arche, 1978, pp. 56-57.
2
Patrice Pavis, « Sous bénéfices d’inventaires », in Michel Corvin (dir.), Philippe Minyana ou la parole visible,
Paris, Editions Théâtrales, 2000, p. 45. Précisons qu’ici, le théâtre du quotidien ne constitue pas l’objet de
l’analyse mais sert de contrepoint – de repoussoir ? – pour souligner le travail de stylisation et de transposition
mené par Minyana sur les entretiens réels qui ont servi de matrice à la rédaction d’Inventaires.

596
1. Paroles empêchées : dramaturgies du silence

Alors qu’il était consacré à l’inflation des discours du dehors et aux commandements
qu’ils portent, notre précédent développement a rapidement exigé de souligner les silences et
les maladresses qui leur sont associés et sans lesquels il est impossible de restituer le travail
que les dramaturgies quotidiennistes font sur la langue. Si le matériau offert par le prêt-à-
parler participe d’une parole silencieuse qui échoue bien souvent à ouvrir un accès sur
l’intériorité des personnages comme sur la réalité sociale dans laquelle ils sont pris, nous
avons relevé à plusieurs reprises la particularité de tels empêchements par rapport à ceux
qu’explorent d’autres écritures, qu’il s’agisse de celle de Ionesco ou, plus encore, de Michel :
Il ne s’agit pas, dans mon esprit, d’une satire de la mentalité petite bourgeoise liée à telle ou telle
société. Il s’agit, surtout, d’une sorte de petite bourgeoisie universelle, le petit bourgeois étant l’homme
des idées reçues, des slogans, le conformiste de partout : ce conformisme, bien sûr, c’est son langage
automatique qui le révèle. Le texte de La Cantatrice chauve ou du manuel pour apprendre l’anglais […]
me révélait […] les automatismes du langage, du comportement des gens, le « parler pour ne rien dire »,
le parler parce qu’il n’y a rien à dire de personnel, l’absence de vie intérieure, la mécanique du
quotidien, l’homme baignant dans son milieu social, ne s’en distinguant plus. Les Smith, les Martin ne
savent plus parler, parce qu’ils ne savent plus penser, ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent
plus s’émouvoir, n’ont plus de passions, ils ne savent plus être, ils peuvent « devenir » n’importe qui,
n’importe quoi, car, n’étant pas, ils ne sont que les autres, le monde de l’impersonnel, ils sont
interchangeables3.

[Les] automatismes du langage que je voulais dénoncer [ont] toujours été en fait notre parade la plus
quotidienne contre l’histoire en marche. […] Ces phrases toutes faites, ces idées reçues toutes simples,
transmises de génération en génération et que nous employons par paresse, pour établir un contact sans
histoire qui ne dérangera pas nos égoïsmes. Très vite, la démission du langage, hélas, entraîne la
démission de l’échange. On peut arriver à toutes les barbaries jusqu’au fascisme, jusqu’au racisme.
N’est-on pas trop bien installé dans le confort des mots creux pour vouloir en sortir ? Ils permettent de
nier la réalité qu’on n’a pas le courage d’affronter4.

Comme en témoignent ces déclarations, les deux auteurs méritent eux-mêmes d’être
distingués et les schèmes d’opposition qu’ils articulent à la dénonciation des « automatismes
du langage » – entre l’individu et la communauté chez Ionesco, entre l’histoire et la répétition
chez Michel – engagent des approches contrastées. Mais si la réalité à laquelle ces

3
Eugène Ionesco, « La tragédie du langage » (1958), in Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll.
« Folio/Essais », 1966, p. 249.
4
Georges Michel, « Ecrire le quotidien de demain », art. cité, p. 16. Michel reprend ici à son compte les tensions
que Jean-Paul Sartre a mises en valeur dans son œuvre, y trouvant un écho extrêmement précis à ses propres
réflexions : « Le théâtre de Georges Michel a pour thème principal la lutte de la répétition contre l’histoire.
Contre celle-ci nous nous défendons par celle-là : voilà ce qu’il s’agit de montrer. La répétition, ce sont nos
petits rites misérables et ce bavardage qui nous assourdit : les lieux communs. Ceux-ci, vous le verrez, dans La
Promenade viennent du dehors, universels, immémoriaux et s’imposent aux personnages ; mais, bien qu’ils
soient appris et très proches des réflexes conditionnés, ils sont aussi maintenus en nous avec notre complicité.
Unique moyen, dans le monde actuel, de communication entre les hommes, ils sont aussi les agents de l’absolue
séparation : dans les dialogues de Michel, les gens se récitent, face à face, des bribes d’une leçon pas toujours
sue mais ces mots passe-partout sont du silence ; on échange ces silences bruyants comme des marchandises :
leur intérêt c’est d’assourdir ; les récitants n’entendent plus le bruit de leur vraie vie, de la mort qui s’approche,
ils n’ont de solidarité qu’en ceci qu’ils s’entraident à passer sous silence la vérité, le malheur, notre misérable
condition » (Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre présente “La Promenade du dimanche” », art. cité, pp. 7-8).

597
automatismes font écran est radicalement différente, intérieure chez le premier, extérieure
chez le second, force est de constater que la dénonciation agrège en un même ensemble le
langage et ses utilisateurs, conformistes dépourvus de personnalité et recouvrant leur propre
néant par des réflexes grégaires, « masse molle » confortant paresseusement son égoïsme dans
les phrases ineptes que le Système met à sa disposition pour mieux la manipuler. Evacuant
toute distinction sociale au sein d’une « petite bourgeoisie universelle » érigée en paradigme
et figurant la présence des autres en nous-mêmes, le pouvoir ici exercé reste un pouvoir
molaire et souverain jusque dans ses modes linguistiques d’intériorisation et ne ménage
d’autre alternative que la soumission ou la révolte.
Si nous soulignons ce point, c’est que certains de nos auteurs se sont eux-mêmes
chargés de mettre en valeur ce qui distingue ces recherches de leurs propres expérimentations
pour rendre compte de la texture singulière du silence qu’ils entendent porter sur la scène et le
fonder sur le processus spécifique de dépossession dont les sous-privilégiés sont victimes :
CLAUDINE FIÉVET. [Dans] le théâtre de Ionesco, les personnages qui portent ces phrases-formules, vides
de sens, sont ridicules. Notre souci, à l’opposé, c’est de dénoncer la bêtise de ces phrases-formules ou,
plutôt, de montrer les commandements idéologiques qui se cachent derrière ces formules toute faites,
bénéfiques seulement en apparence, sans jamais rendre ridicules ceux qui en sont imprégnés, traversés.
Les gens dont nous montrons l’existence sur le théâtre sont, comme dirait Kroetz, des « sous-
privilégiés », ils sont dépossédés du langage. Quand, dans Loin d’Hagondange, Marie dit, en direction
de Georges sans doute : « Les changements de saison ont été radicaux cette année », c’est certainement
tout autre chose qu’elle veut dire, mais elle ne sait pas quoi ni comment, alors, elle dit ça…
JEANNE CHAMPAGNE. Ionesco, en poussant ces phrases-formules jusqu’à l’absurde, les soustrait à un
contexte politique précis. Comme un certain nombre d’autres auteurs, il adopte le point de vue, imbu de
supériorité, de la satire. En ce qui concerne Jean-Paul [Wenzel], c’est tout différent : il restitue avec
précision et justesse, sans satire ni passage à l’absurde, les lieux communs que, dans la vie, on trouve
dans la bouche des « sous-privilégiés », de la classe ouvrière. Ainsi, il montre comment les prolétaires
ont été privés d’un langage qui leur soit propre, comment ils ne disposent plus que du langage résiduel
de la bourgeoisie, de la classe dominante5.

Ce qui m’intéresse, c’est la recherche sur les « phrases-formules », les schémas de langage. Je les mets
sur la scène afin de dévoiler ce qu’ils cachent : on a volé aux gens leur langage mais pourtant, derrière
ces phrases d’emprunt, ils existent. […]
Le spectateur, en découvrant la reproduction de ses paroles et gestes quotidiens sur la scène, devrait
percevoir que le vide apparent du texte est, en vérité, un plein qu’il faudrait dire enfin, raconter pour que
change la vie, car évidemment la société a intérêt à ce que nous n’analysions pas notre réel.
Donc, nous ne parlons pas pour ne rien dire mais nous nous débattons pour dire beaucoup de choses,
malgré nos pauvres formules et phrases tout le temps répétées. Et il ne s’agit pas de montrer l’absurdité
de notre langage quotidien, mais juste le contraire, il s’agit de saisir combien c’est plein, intense, rempli
de questions et d’espoir. Il est fort, l’entêtement du peuple qui essaie tous les jours, à travers et malgré
ce pauvre langage, de prendre la parole, de lutter et de gagner6.

Comme le montrent ces mises au point des membres du Théâtre Quotidien, la question
linguistique est étroitement liée à celle du personnage et à la menace de surplomb que font
peser sur lui nos éventuelles difficultés à le dissocier de ce que la langue l’oblige à dire. A

5
Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, « Cette maladie, la normalité », art. cité, p. 90.
6
Jean-Paul Wenzel, « Loin d’Hagondange », entretien, Théâtre/public, n° 5-6, été 1975, p. 22.

598
l’instar de Horvàth et Fleisser, il semble que nos auteurs aient eu rapidement à se défendre
contre les velléités satiriques ou caricaturales qu’on a voulu prêter à leurs écritures : brisant
les idoles populaires du marxisme orthodoxe en interrogeant les structures mentales de
l’individu saisi dans la masse et les processus d’embourgeoisement et d’imprégnation
idéologique dans lesquels il est pris, les recherches quotidiennistes se seraient-elles contentées
d’officialiser le ralliement des prolétaires à la petite-bourgeoisie universelle qui constitue
depuis si longtemps la cible du théâtre ? Ce serait oublier que le langage qu’ils lui empruntent
est limité à des formes résiduelles, creusant un écart déterminant entre la plénitude
autosuffisante du prêt-à-parler petit-bourgeois et les ruines éparses qui émaillent le discours
de nos personnages. A rebours du « parler pour ne rien dire » ionesquien et du nivellement
qu’il implique, la parole rien moins qu’homogène des sous-privilégiés doit apparaître comme
un lieu instable, traversé de tensions, d’infra-catastrophes et de micro-conflits, où chaque
réplique rejoue la lutte des classes sous la forme moléculaire et intrasubjective d’une collision
« entre ce que les personnages […] disent et ce qu’ils veulent dire, entre ce qu’ils sont tenus
de penser […] et ce qu’ils ne sont pas en état de penser ni de dire »7. C’est à cette condition
que leur assujettissement devient perceptible et qu’ils peuvent, dans le même temps, continuer
à exister comme sujets et solliciter notre souci et notre questionnement, là où échoueraient de
simples fantoches réduits à la répétition du « toujours-déjà-entendu » :
Pour être précis, la question soulevée par le théâtre qui prétendait, plutôt que de viser le quotidien,
s’ouvrir à lui, portait d’abord sur la langue puis dans une moindre mesure sur les choses. Ainsi : le
théâtre est-il susceptible de faire résonner l’indigence apparente et le mutisme têtu des mots et de la
langue des « gens » ? Entre l’avant et l’après – dans cet écart – est-il capable de donner la mesure de la
fragilité et de la force silencieuse d’une incapacité ? Sans se payer de mots, a-t-il assez de ressources
pour faire jouer la dispersion des paroles et des temps, et la pluralité des « visions du monde », là
précisément où elles se donnent sur le mode du Même, du toujours-déjà-entendu, du toujours-déjà-dit
infiniment répété ?8

7
Franz Xaver Kroetz, « Horvàth d’aujourd’hui pour aujourd’hui », art. cité, p. 211. Dans ce même article,
Kroetz tient néanmoins à distinguer entre le silence bavard des personnages de Horváth et le silence réel de ses
propres personnages : « Cette absence de paroles n’intervient pas sous la forme de réels silences comme dans le
cas de mes propres pièces par exemple ; elle ne se démasque que sous la forme d’actes langagiers de
substitution : les mots tout faits, les réflexions conventionnelles, les proverbes et les formules de politesse ou
d’indisposition. […] Ainsi mes personnages fonctionnent-ils exactement sur le même schéma que ceux de
Horvàth, à cette seule différence près qu’ils ne disposent pas, eux, de la langue de la petite bourgeoisie ». Si cette
distinction dramaturgique est d’importance et s’appuie sur des constats socio-historiques contrastés
(l’embourgeoisement linguistique et idéologique généralisé de la société pour Horváth, le mutisme du
« travailleur à la chaîne d’aujourd’hui » et d’une population de déclassés désormais complètement démunie pour
Kroetz), le premier temps de ce chapitre a montré la place considérable que tiennent les « actes langagiers de
substitution » dans la dramaturgie kroetzienne. Si la façade qui protégeait les personnages de Horváth est en
ruines et ne permet plus de sauver les apparences, sa décomposition fait partie intégrante de la représentation et
maintient la tension évoquée (cela devient patent dans le cadre de la seconde manière où l’évolution du
personnel dramatique – le passage des cas marginaux aux cas moyens – se caractérise par un travail de plus en
plus marqué sur l’infiltration des discours sociaux et le montage entre différents niveaux de langue). Encore une
fois, il convient de rappeler le caractère indissociable de ces deux phénomènes, l’inflation des discours du dehors
et celle du silence, pour comprendre la singularité esthétique du geste mis en œuvre et sa haute portée critique.
8
Michel Deutsch, « Post-scriptum au “théâtre du quotidien” », art. cité, p. 32.

599
La modalité interrogative privilégiée par Michel Deutsch montre qu’il n’est pas certain
qu’on puisse toujours esquiver les écueils qui menacent l’utilisation théâtrale des lieux
communs et des clichés. L’ouverture au quotidien constitue bien une gageure, s’agissant d’en
saisir la fragilité et la dispersion alors même que celles-ci ne peuvent que se donner sur le
mode apparemment compact et univoque du Même. Se préoccupant moins des mots eux-
mêmes que de l’incapacité qui encadre leur émergence, l’investissement de l’« écart » appelle
un décentrement du dialogue et de ce qui s’y dit, comme l’a également souligné Franz Xaver
Kroetz. « Martha et Willy ne sont pas bêtes » nous rappelle-t-il dans la note qui introduit
Travail à domicile, refusant de voir déduire la vacuité des personnages de la maigreur de leur
discours : il ne s’agit pas « du fameux et édifiant “ils n’ont rien à dire”. “Ils” expriment
toujours quelque chose, ils offrent sans cesse un reflet d’eux-mêmes. Non par la parole, de
façon consciente, mais par le corps »9. Comme il le fera bientôt dans son article sur Fleisser,
le dramaturge met en valeur les structures qui produisent cette prétendue bêtise – terme honni
tant il naturalise des inégalités socialement construites – et fonde la possibilité de les rendre
visibles sur scène par un nouveau travail des silences et des corps, nécessaires à la
relativisation de dialogues où ne se joue plus l’essentiel du drame :
Si les personnages parlaient comme dans une pièce conventionnelle pendant une heure et demi, ils se
heurteraient à l’évidence de leurs problèmes, car ils sont loin d’être bêtes. Il y a des gens qui parlent
sans cesse, bien qu’ils n’aient rien à dire ni à exprimer. C’est du bavardage. Mais il existe aussi un
comportement qui se situe hors du bavardage. Dans le silence. Chez mes personnages, la parole ne
fonctionne pas. […] Leurs problèmes ont des causes si profondes et sont tellement loin d’être résolus
qu’ils ne sont pas capables de les exprimer par des mots. Ils sont introvertis. La société en porte une
large part de responsabilité, les traitant sans égard et les laissant s’enfermer dans leur mutisme. […]
Dans la pièce conventionnelle, on parle sans arrêt, on commente souvent. De là vient que l’écriture
passe à côté de la plupart des gens.
Nombreux sont ceux pour qui la parole est un accessoire du comportement, inutile, qu’on ne maîtrise
pas et par conséquent inutilisable. Beaucoup en sont ainsi frustrés. Ils préfèrent se taire ou « papoter ».
Il y a beaucoup de « papoteurs » sur une scène de théâtre. Des silencieux, moins. Ceci est une pièce de
silencieux10.

Au « bavardage » de ceux qui parlent pour ne rien dire, s’oppose donc une parole qui a cessé
de fonctionner et qui a renoncé à tout effort de communication, dût-il apparaître comme vain.
L’expansion extravertie d’un « papotage » sans référent cède le pas à une introversion que
produit la société et qu’elle a tout intérêt à maintenir.

9
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit. p. 10. Notons que Kroetz a évoqué explicitement Ionesco
comme l’une de ses sources d’influence de jeunesse dont il s’est finalement dégagé en accédant à la conscience
politique : « Les découvertes se sont condensées, m’ont conduit en 1968-1970 à une évolution. Passage du
formalisme au réalisme, de Ionesco à Travail à domicile. Et, en dernier, une révélation qui s’est confirmée : à
savoir que la réalité en marche est nouvelle en soi, fondamentalement nouvelle et révolutionnaire. Je récuse toute
définition qui donnerait cette réalité comme une constante éternelle avec des variantes infimes » – Franz Xaver
Kroetz, « Le réalisme, toujours » (1979), Théâtre/public, hors-série n° 3, 1981, p. 5.
10
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., pp. 9-10.

600
a) Le mal à dire : politique du silence

L’une des spécificités des dialogues de Kroetz, Deutsch ou Wenzel réside ainsi dans la
place exacerbée qu’y occupe le silence, celui-ci ne renvoyant plus à une réserve de sens trop
riche pour supporter l’explicitation, mais délimitant au contraire les frontières sans dehors
contre lesquelles la parole ne cesse de buter. De fait, si le silence constitue bien l’un des
champs d’exploration essentiels du drame moderne et contemporain qui l’a progressivement
affranchi de son « statut d’auxiliaire de la parole »11, Jean-Pierre Sarrazac a su souligner les
inflexions que lui ont fait connaître ces dramaturgies dès lors qu’il s’est agi d’en faire l’indice
de l’oppression sociale :
Ces « blancs » ne constituent ni une trame, ni un sous-texte. Nous sommes loin de ces « sous-
conversations » qui sévirent jusque dans les années soixante. Avant que d’annoncer la ruine du dialogue
et que de rendre compte des ravages de l’oppression sociale sur les corps des « sous-privilégiés », le
silence – découverte capitale du théâtre de notre siècle – a d’abord tenu lieu de recours : un supplément
de sens conféré au langage, une loquacité redoublée, une plongée dans l’ineffable des relations
humaines. « La vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, professait Maeterlinck, n’est faite que
de silences » ; « Le théâtre, reprenait Jean-Jacques Bernard, est avant tout l’art de l’inexprimé. (…) Il y
a sous le dialogue entendu comme un dialogue sous-jacent qu’il s’agit de rendre sensible ». Silence
profond, silence de la « vraie vie » réservé aux individus de l’élite, suintant leur secrète psychologie.
[…] Silence aux antipodes duquel se situent les blancs, les trous, les dépressions du langage, les
empêchements de parler des nouvelles dramaturgies. Le silence, chez Kroetz, Deutsch, Wenzel, n’est
plus la partie cachée du mot, l’assise du langage, mais sa béance pure12.

On l’aura compris à travers les déclarations que nous avons préalablement citées, cette béance
du langage ne nous renvoie pas à la béance intérieure des personnages mais à un processus de
dépossession dont on estime désormais qu’il s’étend bien au-delà des seuls moyens de
production. C’est en effet la constitution préalable d’un prolétariat linguistique qui permet
d’assurer l’exploitation économique d’une population à laquelle est refusé l’usufruit d’un outil
dangereux parce que potentiellement libérateur. Entre la perspective psychologique d’un non-
dit lourd de secrets inavouables et celle d’un indicible où se logent des forces obscures et
mystérieuses que les mots ne pourraient qu’appauvrir ou dissiper, le théâtre se focalise ici sur
un interdit qui arrime chaque réplique à une impossibilité et qui repose sur un contexte social
qu’il est de notre responsabilité de tenter de nommer.

11
Hélène Kuntz et Arnaud Rykner, « Silence », Poétique du drame moderne et contemporain, op. cit., p. 117.
12
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 123. On se reportera également aux analyses d’Arnaud
Rykner dans L’Envers du théâtre. A rebours des « stratégies » du silence et de leurs avatars psychologisants
(chez Jean-Jacques Bernard, par exemple), Rykner met en valeur ce qu’il appelle des « dramaturgies » du
silence, dramaturgies qui contestent frontalement la tradition dramatique et détruisent définitivement le dialogue.
Dans cette dernière configuration, est néanmoins souligné ce que le silence gagne en plénitude et en pouvoir à
mesure que la parole est démise de ses prérogatives. Ainsi, chez Maeterlinck : « le silence semble source et fin
d’une action qui se construit sur les ruines de la parole. Ce pouvoir singulier, il le tire du fait qu’il est le lieu de
toutes les révélations, de toutes les reconnaissances ; il est le visage nu que cache le masque des mots. […]
Parler, c’est prendre le risque de mourir à l’action ; se taire, c’est se rendre maître des forces obscures à l’œuvre
sur la scène » (op. cit., pp. 316-317).

601
Avant d’en venir aux manifestations littérales du silence, il convient donc de repérer
les indices que distillent les dramaturges dans leurs pièces pour nous exhorter à en politiser les
enjeux. De fait, il arrive que le rapport déficitaire de la parole populaire à la langue officielle
soit explicitement mis en valeur. Comme cela nous est déjà apparu dans notre développement
consacré à la présence-absence des figures de pouvoir, la convocation de ces dernières permet
très souvent de solliciter un marché linguistique nettement hiérarchisé où les personnages sont
acculés au silence. « Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les
meurtres légaux commencent par là »13 conclut Roland Barthes après avoir démonté les
mythologies qui traversent la scène du procès Dominici et montré comment le langage
particulier des maîtres, jouissant de tous les honneurs, pouvait arguer de son universalité pour
accuser le vieux berger et stigmatiser l’indigence de ses réponses dans un cadre rhétorique
précisément élaboré pour qu’on ne perçoive plus qu’elle. L’ordre social est indissociable de
l’ordre du discours, comme le montrent la distribution asymétrique de la parole lors des
dialogues entre Jules et le professeur Nècepas dans La Bonne vie, mais aussi toutes les
répliques de nos pièces qui font état, au discours indirect, des effets d’intimidation de la
langue officielle et de la violence symbolique qu’elle exerce sur les sous-privilégiés : « ils
m’ont demandé si j’étais titulaire, attendez, j’ai noté, du C.F.E.S., du D.U.T., ou bien du
B.T.S. Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient dire. Ils ont éclaté de rire et demandé le
suivant »14, « “Nous parlerons”, il avait dit. J’ai renoncé tout de suite à en placer une. Il avait
réponse à tout, ce type, l’Ecole au service de l’Economie, la communication avenir de
l’espèce, le malheur et la gymnastique… Intarissable, sans blague. Moi, je m’écrasais »15,
« ils disent qu’ils traversent une période de récession et d’inflation. Les deux ensemble. J’y
comprends rien »16, « Notre propriétaire a écrit une lettre. Les taux d’intérêt bancaire ont été

13
Roland Barthes, « Dominici ou le triomphe de la Littérature », in Mythologies, op. cit., p. 53. Sur cette
question, renvoyons également aux analyses de Bourdieu soulignant les effets d’intimidation que produisent les
marchés linguistiques qui sont les plus clairement soumis aux normes dominantes (justice, école, médecine…) :
« Nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu’ils entrent dans un
échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout lorsqu’ils se trouvent placés en situation
officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique, corporelle, des lois de formation des prix
les plus défavorables à leurs productions linguistiques qui les condamne à un effort plus ou moins désespéré vers
la correction ou au silence » (Pierre Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” ? », in Langage et pouvoir
symbolique, op. cit., p. 144). Si ces marchés dominants sont finalement assez peu représentés dans notre corpus,
notons que Le Palais de justice (Remake) (création du T.N.S., 1982) et Un Conseil de classe très ordinaire
(création de l’Aquarium, 1981) sont tout entiers voués à leur représentation. Basés sur la restitution tout à la fois
scrupuleuse et critique des discours tenus lors de séances au tribunal correctionnel de Strasbourg ou d’un conseil
de classe de troisième trimestre d’une section de terminale scientifique, ces spectacles se montrent attentifs aux
rapports de pouvoir liés à l’ordre du discours (rapports des représentants de la loi aux prévenus qui appartiennent
massivement aux couches populaires, des représentants de l’institution scolaire au représentant des élèves…).
14
Jacques Lassalle, Un Couple pour l’hiver, op. cit., p. 50.
15
Jacques Lassalle, Le Soleil entre les arbres, op. cit., p. 16.
16
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 97.

602
relevés. Il est obligé d’augmenter les loyers. Ce que j’ai eu comme trouille. Mais quand ma
femme et moi avons fait le calcul, ça ne donnait qu’une augmentation de cinq francs »17,
« MARTHA. Tu gagnes quoi ? / OTTO. Mille huit cents. / MARTHA. Et ils te prennent
combien ? / OTTO. C’est net. Brut, ils nous expliquent pas »18…
Ces incursions épisodiques dans des champs sociolinguistiques hautement distinctifs
n’ont toutefois guère que valeur de symptômes révélateurs par rapport à un processus de
dépossession si profond qu’il apparaît également sur la scène privée, territoire dont on aura
compris qu’il n’est aucunement affranchi des normes du pouvoir. Débarrassés de la présence
imposante du patron, du fonctionnaire de l’administration ou du professeur, nos personnages
sont à la peine face au bel usage que sollicitent les devoirs d’école (Travail à domicile), mais
aussi la rédaction de cartes postales (Meilleurs souvenirs de Grado), le test d’un magazine ou
le mode d’emploi d’un chauffe-eau : « Et pourtant c’est sur la notice… Ils pourraient être plus
clairs quand même. Ils ne s’en foutent pas mal pourvu qu’ils vendent ! »19 s’indigne Georges
dans Loin d’Hagondange, incriminant rédacteurs et vendeurs dans un geste à la fois confus et
éloquent qui marque l’intrication des différentes exclusions, sociale, économique et
linguistique, dont il fait l’objet. C’est parfois sur un simple mot que la parole en vient à buter.
Au fil des extraits cités, nous avons en effet pu voir les difficultés posées par des termes
comme « flambage », « rythme » ou « ludique », signifiants inconnus pour signifiés sans
référent tant le registre dont ils relèvent comme les réalités qu’ils désignent sont étrangers aux
pratiques des personnages. Ajoutons leurs hésitations, voire leurs balbutiements, face à la
technicité du « précipité », de l’« infarctus » et de la « psychologie » :
MARION. Qu’est-ce que tu regardes ?
CATHERINE. Le précipité.
MARION. Le quoi ?
CATHERINE. Le ce qui est tombé au fond du tube, si c’est jaune ou rouge, tu gagnes ou tu perds20.

LE PÈRE. Un jour tu finiras par l’avoir ton infarctus.


LA MÈRE. On n’a pas d’infractus parce qu’on soulève une bassine.
LE PÈRE. On ne dit pas infractus, on dit infarctus.
LA MÈRE. En tous les cas, c’est pas en soulevant une bassine d’eau que cette chose-là s’attrape21.

ZENTA. Le beau-frère de ma sœur, celui qui est marié à la ville, qui étudie la psycherlologie…
PAULA. Psychologie.
ZENTA. Oui, c’est ça, celui qui étudie la psychorlogie, un homme distingué, eh bien, il dit que la
psychorlogie, c’est en rapport avec le caractère. Et il faut jamais battre les enfants, à ce qu’il paraît ; ça
durcit le caractère. Peut-être que l’Abram, tu y as durci le caractère22.

17
Heinrich Henkel, Les Branlefer, op. cit., p. 17.
18
Franz Xaver Kroetz, Une Affaire d’homme, op. cit., p. 50.
19
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 20.
20
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., pp. 36-37.
21
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 20.
22
Martin Sperr, Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 48.

603
Allant parfois jusqu’à recourir aux procédés traditionnels de la comédie qui fourmille de
paysans ou de domestiques s’essayant avec maladresse à la sophistication du haut langage, les
dramaturges les inscrivent dans un horizon critique qui nous invite, à l’insu des personnages,
à considérer les conditions sociales de possibilité de tels blocages lexicaux. Soulignons que,
dans chacun de ces extraits, cette fracture macro-structurale s’articule étroitement à des
fractures internes : générationnelle (dans Histoire de dires, la technologie du « G. test » reste
inédite à la mère quand la fille la maîtrise parfaitement), sexuelle (dans Dimanche, père et
mère se disputent l’autorité sur l’éducation de Ginette, la maîtrise linguistique exhibée par la
parole masculine constituant un moyen détourné de défendre un territoire menacé), sociale
(dans Scènes de chasse…, l’employée de bureau qui travaille à la ville se distingue de
l’ouvrière agricole travaillant au village). Selon un phénomène d’emboîtement déjà observé,
la scène imbrique toutes sortes de rapports au pouvoir et de rapports de pouvoir, imbrication
dont la langue, faute d’une vue panoramique sur la société, constitue désormais le champ
d’observation privilégié23.
Dans certaines configurations, ce phénomène d’emboîtement se trouve radicalisé.
L’exclusion sociale à laquelle renvoient ces pannes devient effectivement patente en présence
de personnages dont les handicaps linguistiques sont très marqués et qui se voient précisément
exclus au nom de leurs difficultés à s’exprimer. C’est le cas de Jorgos dans Le Bouc et de
Beppi dans Train de ferme, pris dans un mouvement de mise en abyme qui permet au lecteur-
spectateur de relier les rapports de force des personnages sur scène à ceux dont ils ont à pâtir
au sein d’une société qui n’apparaît qu’indirectement. Tandis que la parole pratiquée par
l’ensemble du personnel dramatique se voit elle-même mâtinée d’une insistante coloration

23
Ces difficultés strictement lexicales ne font souvent que pointer la pauvreté d’un langage en tout point minimal
qui peine à ouvrir sur la complexité et la singularité des situations, des états du moi et de ceux de la société. On
pense ici à la description du « langage commun » proposée par Bernstein, description qui rejoint certaines
caractéristiques de la parole quotidienniste (Kroetz étant celui de nos auteurs qui problématise le plus fermement
les rapports entre les restrictions linguistiques, notamment du point de vue syntaxique, et la vision du monde
qu’elles engagent et qu’elles restreignent à leur tour) : « 1) phrases courtes, grammaticalement simples, souvent
non terminées, à syntaxe pauvre ; 2) usage simple et répétitif des conjonctions ou des locutions conjonctives
(donc, alors, et puis, parce que, etc.) ; 3) usage rare des propositions subordonnées servant à subdiviser les
catégories initialement employées pour traiter du sujet principal ; 4) incapacité de s’en tenir à un sujet défini
pendant un énoncé, ce qui facilite la désorganisation du contenu de l’information ; 5) usage rigide et limité des
adjectifs et des adverbes ; 6) usage rare de la tournure impersonnelle dans les phrases ou les propositions
conditionnelles, du genre : “On pourrait penser…” ; 7) usage fréquent d’énoncés où les justifications et les
conclusions sont télescopées de manière à produire une affirmation catégorique ; 8) nombreuses affirmations et
nombreuses expressions indiquant que l’on demande à l’interlocuteur d’accorder une valeur particulière à
l’énoncé précédent : “N’est-ce pas ?”, “Tu te rends compte ?”, “Tu vois.” On pourrait appeler ce procédé
“rhétorique du consentement ou de l’appel au consensus” ; 9) choix individuels opérés fréquemment dans un
ensemble de tournures proverbiales ; 10) impressions individuelles à l’état implicite dans l’organisation de la
phrase : c’est un langage à signification implicite » (Basil Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., p. 40).

604
dialectale qui la place aux marges du Hochdeutsch et inscrit la mise au ban de la communauté
sur le territoire linguistique, les interventions de l’étranger et de l’adolescente sont réduites à
quelques propositions courtes et agrammaticales qui font d’eux les derniers maillons de la
chaîne sociolinguistique de la dépossession : « Compris, travail vite », « Grèce beau,
Allemagne beaucoup froid »24, « Raconter quelque chose », « Pas partir, rester ici »25. Or ce
statut fonde l’hostilité du groupe à leur égard et scelle l’impossibilité de tout apprentissage à
son contact en vertu d’un processus circulaire qui semble voué à maintenir chacun à sa place.
Comme nous l’avons constaté, l’ouverture du Bouc associe très nettement l’exclusion
linguistique de la bande (« Quand on a rien dans la tête, on se tait », « Tu fermes ta gueule »)
à celle de Jorgos (« Tu peux pas répondre quand on t’interroge ? », « Il s’amène comme ça et
cause pas un mot »26). La première scène de Train de ferme, quant à elle, propose une leçon
de lecture expéditive qui met d’emblée l’accent sur les enjeux linguistiques de l’exclusion et
laisse peu d’espoir sur la possibilité de Beppi de faire des progrès dans l’enceinte familiale :
LA STALLER. De la marraine, de Munich. Lis.
BEPPI. Tante Hilda.
LA STALLER. Elle te l’a écrite parce qu’elle pense à toi.
BEPPI. Où c’est ?
LA STALLER. Demande pas et lis.
BEPPI lit. Ma chè-re Beppi ! Elle sourit. Bien-tôt nous venons –
LA STALLER lui flanque une claque. On dit comment ?
BEPPI lit. Bientôt nous v-vien-drons te ren-dre vi-site… Elle sourit. Quand nous avons –
LA STALLER, comme précédemment. Encore. Ouvre les yeux. […]
C’est ça. Maintenant tu le sais. Elle retourne à son travail.
BEPPI contemple l’illustration de la carte, longuement. Elle retourne la carte, lit de nouveau, lentement
sans faute. Chère Beppi ! Bientôt nous viendrons te rendre visite quand nous aurons le temps. Ta
marraine Tante Hilda !
LA STALLER. Essuie27.

Outre l’ironie qui pèse sur l’objet même de la lecture, texte sommaire dont la charge affective
semble bien mal assurée tant la visite qu’il annonce paraît peu probable, la scène montre une
éducation minimale qui repose moins sur un processus d’appropriation que sur la logique du

24
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 15 et p. 32.
25
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 90 et p. 97.
26
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., pp. 9-11. La seule longue tirade de la pièce est d’ailleurs attribuée
au discours patronal d’Elisabeth exposant ses conditions à Jorgos sans que celui-ci ne puisse les discuter, ni
même certainement les comprendre, et souligne clairement son statut de sous-privilégié parmi les sous-
privilégiés : « Maintenant faut parler signatures, pour commencer. Sécurité Sociale et frais à déduire. Vous
pouvez aussi coucher ici chez nous, ce sera déduit. Je vous ai fait venir, parce que la main-d’œuvre locale, pas
question pour moi, mis à part Bruno, et vous ferez sa connaissance, ils ont mauvais esprit. Bon, le travail
s’apprend facilement, mais il s’agit d’aller vite, ou la productivité en souffre. Par-dessus le marché, ils
demandent des salaires éhontés, j’aimerais bien savoir comment on peut gagner tant. Il y a tellement de racaille
qui traîne par ici avec les réfugiés qui sont restés, et d’autres encore. Vous mangerez chez moi, c’est également
déduit. Le dénommé Sperr Franz a travaillé une semaine ici, alors ils ont causé, avec Bruno ils causent aussi,
mais maintenant nous sommes habitués. Donc, vous, s’ils causent, faudra vous habituer aussi. J’ai cherché un
garçon ambitieux, parce que la fainéantise, ça ne rapporte rien. Maintenant vous savez tout » (id., p. 12).
27
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 77.

605
dressage et des stimuli-réflexes (une faute, une claque). Propice à l’élucidation du sens dont
les mots sont porteurs, l’étape fondamentale de la relecture est négligée par la mère et subit
l’immédiate concurrence des tâches domestiques selon un mouvement également observé
dans le premier tableau de Travail à domicile (de même, la question inaugurale de Beppi est
aussitôt évincée alors qu’elle aurait permis d’articuler pédagogiquement la leçon de lecture à
la leçon de géographie et de donner corps et contexte à une parole ici vouée à l’abstraction
d’un pur exercice formel).
Dès lors, les Staller ont beau jeu de déclarer que leur fille est « demeurée » :
« STALLER. Demeurée, elle est. / LA STALLER. T’es demeurée, t’entends ce que dit Papa. Tu
nous donnes aucune joie »28. Fort de la scène introductive, le lecteur-spectateur est à même de
mettre ce verdict psychologique en perspective, de contester son caractère définitif et de
mesurer les handicaps linguistiques de Beppi à l’aune d’un milieu extérieur peu propice à
l’apprentissage. En imputant un tel jugement aux personnages eux-mêmes, Kroetz le met à
distance et nous exhorte à ne pas prendre pour une infirmité congénitale un processus social
qui appelle la critique et ménage l’horizon de la transformation. Les scènes consacrées à la
relation de Sepp et de Beppi mettent d’ailleurs l’accent sur les tentatives du valet pour prendre
en charge l’éducation de la jeune fille : « On dit “Merci bien” ou pas »29, « Tu dois dire “s’il
vous plaît” »30. Certes, cette éducation reste singulièrement sommaire compte tenu des
difficultés de l’éducateur lui-même à s’exprimer et Beppi ne se montre guère plus loquace
dans le cadre de ces échanges, alternant entre hochements de tête, sourires et monosyllabes
pour ne faire des phrases complètes qu’en cas de citation : « Ce que tu ne veux pas qu’on te
fasse, ne l’inflige pas non plus aux autres », « “J’ai commis des actes impudiques” », « Le
Seigneur ton Dieu tu aimeras et honoreras »31. Du moins ces dialogues constituent
l’adolescente en interlocutrice à part entière – hochements de tête, sourires et monosyllabes
apparaissent bel et bien comme des réponses et sont considérés comme telles par Sepp – et
suggèrent la possibilité balbutiante d’un véritable échange aux marges de la scène domestique
où Beppi, peu sollicitée, est réduite à faire de la figuration32.

28
Id., p. 81.
29
Id., p. 85.
30
Id., p. 88.
31
Id., p. 88, p. 90 et p. 91.
32
Cette confrontation contrapuntique est encore plus marquée dans la pièce de Martin Sperr où le personnage de
Rovo, « idiot du village » réduit à quelques interventions sommaires dès lors qu’il est placé sous la tutelle d’un
regard social coercitif, se voit doter de répliques beaucoup plus longues en présence du seul Abram qui, lui, est
disposé à l’écouter et ne juge pas d’emblée ses paroles sous le prisme de son idiotie supposée : « Tous croient
que je suis idiot… et ça les fait rire… je le vois bien. Qu’est-ce que je dois faire ? J’ai beau parler avec les gens,
ils se moquent de moi. Je peux plus parler avec eux… Tu es le seul qui parle avec moi comme avec un être
normal. Le premier qui rit pas dès que j’ouvre la bouche… » (Scènes de chasse en Bavière, op. cit., p. 32).

606
Outre ces situations marquées par la duplication de la marginalisation linguistique, il
faut noter que le discours, ordre et désordre inextricablement mêlés, constitue un objet
régulier du discours lui-même. Si ses contraintes et ses inhibitions ne peuvent être thématisés
sous l’angle sociocritique que le lecteur-spectateur, pour sa part, est enjoint d’adopter, les
personnages ne font pas moins état à plusieurs reprises des déficiences du langage, soit qu’ils
en oblitèrent d’emblée la force performative (« Suffit pas de parler pour avoir »33, « les
discours ça sert plus à rien »34, « On en parle seulement »35, « Une langue, il a. Autrement,
rien »36), soit qu’ils expriment leurs difficultés à trouver leurs mots (« j’ai essayé de lui dire,
de lui écrire, j’ai jamais su pour les lettres, les mots qu’il faut, rien qu’en pensée ça me
paralysait… »37, « C’est pas comme ça que je veux dire, seulement autrement »38, « On sait
pas quoi dire »39, « C’est difficile à dire, et je ne sais pas comment m’y prendre… Je ne sais
pas comment m’y prendre… »40, « C’est pas facile… […] Ça ne se dit pas comme ça »41). De
telles occurrences abondent dans les pièces de Kroetz et de Deutsch. Dans les premières, les
personnages se débarrassent de leur interlocuteur par une interjection lapidaire qui réduit à
néant sa parole – « foutaise » – et fait pendant aux sutures grossières qu’offrent les particules
approbatives telles que « juste » ou « exactement » : dans les deux cas, se joue la même
incapacité à ajuster le discours à la situation ; celui-ci est aussitôt congédié comme lieu d’une
possible recherche. Trop laconiques pour convaincre, négation et adhésion montrent les
personnages murés en eux-mêmes et nous invitent à chercher ailleurs les enjeux et les sources
de ces problèmes qui sont « si loin derrière eux » que les mots sont inaptes à les exprimer.
Dans les pièces de Deutsch, en revanche, les empêchements de la parole s’énoncent de façon
plus directe et laissent entrevoir tout un monde de « choses qui ne se disent pas » :
ROSE. Vous parlez, vous dites des choses, et je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
LE PÈRE. Vous le savez aussi bien que moi.
ROSE. Je ne sais rien du tout.
LE PÈRE. Quand on ne peut pas tout dire… Il y a des choses qui ne se disent pas42…

JULES. Ça ne s’explique pas. Il y a des choses qui ne se disent pas. Quelque chose en trop, quelque
chose qui manque. Ça ne s’explique pas. C’est impossible ! Tu entends ! C’est la vie qui s’en va43…

33
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 23.
34
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 18.
35
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 99.
36
Ibid., p. 100.
37
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 20.
38
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 10.
39
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 92.
40
Michel Deutsch, Dimanche, op. cit., p. 11.
41
Id., pp. 21-22.
42
Id., p. 53.
43
Id., p. 79.

607
Pudeur devant ce qu’on a toujours appris à taire ou désarroi d’un âme démunie face aux
émotions sans nom qui l’assaillent, ces aveux silencieux donnent à entendre l’inscription
douloureuse du réel sur les personnages et laissent à la parole le pouvoir de la formuler, fût-ce
sous la forme négative d’une impossibilité44.

b) Un théâtre de « sourds-muets »45 : poétique du silence

La convocation explicite par la parole de ses propres empêchements oblige à être


attentif aux pannes des dialogues et à interroger les causes de cet autre phénomène insistant
que constitue l’inflation du silence, silence littéral dont la durée concrète radicalise tous les
effets que nous avons répertoriés jusqu’à présent. Dans ce cadre, il faut entendre la précision
obsessionnelle des préconisations de Kroetz à l’orée de ses pièces et nous efforcer, comme le
metteur en scène et les acteurs auxquels il s’adresse ici, de lire celles-ci « avec une montre » :
Le dialogue de Travail à domicile conviendrait à une pièce de théâtre conventionnelle d’environ une
demi-heure. Or la pièce doit durer quatre-vingt dix bonnes minutes […].
Les indications de durées figurent en tête de chaque scène. Elles peuvent être allongées, jamais
diminuées. Toute notion normale de temps dans un dialogue théâtral normal doit être abandonnée. Le
dialogue est ici très dilaté dans le temps. Dans la pièce, un grand intervalle équivaut à une pause d’au
moins cinquante à soixante secondes. Cela devrait changer de l’habitude. Entre deux répliques, le temps
de pause doit être au moins cinq fois plus long que la normale. Les grandes pauses, qui sont rares, sont
indiquées ; entre une réplique et celle qui suit, le temps de pause n’est pas indiqué. On pourrait, le cas
échéant, travailler vraiment avec une montre.
Le dialogue est si précaire, percé de trous, si éloigné d’un dialogue qu’on peut difficilement s’y
retrouver. C’est seulement grâce aux temps de pause, toujours comblés par des occupations, qu’il peut
être dit46.

« Der Dialog ist nicht theater-, sondern Wirklichkeitsgetreu » : si Kroetz ne cesse d’en
appeler à la réalité pour contester la convention dramatique de la loquacité47, on comprend

44
A lire le texte introductif que Deutsch a écrit pour la première publication de Dimanche, il semble d’ailleurs
que le silence et la « minceur » du discours soient investis de nombreuses connotations qui excèdent la seule
dépossession linguistique pour engager non seulement les codes qui régissent positivement la parole (qui a le
droit de parler, ce qu’on a le droit de dire), mais aussi les stratégies pour les contourner (ce qui n’est pas dit
valant dès lors pour un refus, non pour une incapacité) : « Dimanche est peut-être une tentative pour jouer le
“mince” discours des “gens” dans leur vie, contre les discours dominants (réputés sémantiquement plus lourds !).
Dimanche affirme les valeurs propres, autonomes, de ce discours fragile de la vie quotidienne, exclu par
l’évidence, à savoir, principalement par l’Ecole. […] Quant au style de Dimanche, disons, de manière indicative,
qu’il travaille les sous-entendus (l’implicite et la présupposition donc) du discours. Il y a des événements, des
sentiments, des choses dont on ne parle pas. Des informations qu’on ne peut pas donner parce que ce serait se
vanter, s’humilier, se plaindre, blesser l’interlocuteur, etc. Mais aussi parce que tout ce qui est dit peut être
contredit, parce que dire une chose c’est en accepter la responsabilité. Toute croyance fondamentale, si elle
s’exprime, doit donc trouver un moyen qui ne l’étale pas, n’en fasse pas un objet contestable. “La présupposition
fait apparaître, à l’intérieur de la langue, tout un dispositif de conventions et de lois, qui doit se comprendre
comme un cadre institutionnel réglant le débat des individus” (Oswald Ducrot). Le silence atténuant la violence
efficace de la parole, c’est l’entre les lignes, le on s’est compris, l’ellipse, le syllogisme, etc. » (Michel Deutsch,
« Avertissement », texte cité, pp. 12-13). Si l’autonomie de ce discours n’apparaît sans doute pas autant que le
souhaiterait le dramaturge, nous aurons toutefois à revenir sur la singularité d’une écriture qui ménage de
nombreuses déviations par rapport à la geste laconique à laquelle est souvent réduit le « théâtre du quotidien ».
45
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 9.
46
Id., pp. 10-11.

608
combien ce souci de fidélité nous éloigne des conforts de la reconnaissance et des effets de
routine d’un théâtre nous installant à domicile. Contre ce qu’il est « normal » et « habituel »
de faire au point de ne plus nous apparaître comme des normes et des habitudes et de nous
amener à nous satisfaire de la seule fidélité du théâtre à ses propres codes de représentation, le
dramaturge fait le décompte méticuleux des secondes et des minutes qui doivent « trouer »
impérativement les dialogues de Travail à domicile. A titre d’exemple, rappelons que le
dialogue du premier tableau que nous avons analysé sous le prisme de l’infiltration
médiatique, dialogue familial sur fond radiophonique qui, sur papier, n’occupe guère plus
d’une page, est voué à durer « sept à huit minutes »48. Ajouté à la non-concaténation des
répliques, aux heurts et aux dysfonctionnements de l’échange, ce phénomène d’étirement qui
nécessite d’attendre entre chaque intervention alors même qu’aucune didascalie ne fait
mention d’une pause ou d’un silence, achève de déconstruire le dialogue et nous conduit à
porter notre vigilance sur les gestes des personnages – l’ensachage des graines, le bain des
enfants – devenus la véritable trame de la scène, là où ils auraient simplement accompagné,
prolongé ou remplacé la parole dans une « pièce de théâtre conventionnelle ».
Indissociable du plateau où il est nécessaire de la projeter pour en éprouver
physiquement la dilatation, l’écriture kroetzienne s’offre comme une partition où les silences
– et les corps qui sont conduits à les habiter – comptent plus encore que les répliques, comme
l’atteste également la gamme des « temps » proposée au seuil de Train de ferme :
– = césure de 5 secondes environ.
« Temps » au cours du dialogue = césure de 10 secondes environ.
« Temps » en solo = silence de 20 secondes au moins.
« Long + grand temps » = silence de 30 secondes au moins49.

De même que la musique distingue le demi-silence, le silence, la demi-pause et la pause,


Kroetz établit une typologie détaillée des silences qui ponctuent ses pièces et en appelle une
nouvelle fois au « respect scrupuleux des temps »50. Il est d’ailleurs notable que les termes
presque systématiquement privilégiés par les didascalies – « großes Intervall » et surtout
« Pause » – fassent précisément signe vers cette gestion chronométrée du temps théâtral (ce
qui n’est pas le cas du plus classique « Stille » ou encore du verbe « schweigen » que Sperr
utilise régulièrement dans Scènes de chasse… et qui, par le seul fait d’associer le silence à

47
Id., p. 9 : « On est injuste avec ces gens » ; p. 10 : « Les silences ont d’abord le caractère de la vérité », « Pour
l’interprétation exacte de ces rôles, il serait judicieux d’observer à leur travail des balayeurs, des ouvriers du
bâtiment, des concierges », « Le dialogue n’est pas fidèle au théâtre mais à la réalité » ; p. 11 : « La régression de
la parole, de sa signification, est perceptible dans tous les domaines de la vie ».
48
Id., p. 13.
49
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., pp. 74-75.
50
Id., p. 74.

609
l’attitude du personnage qui se tait, n’a pas le même pouvoir de neutralisation et s’avère plus
propice à l’investissement psychologique51).
Si tous les auteurs ne proposent pas semblable typologie, cette part silencieuse des
dramaturgies quotidiennistes constitue l’un de leurs traits caractéristiques52. Elle participe à la
politique de la langue que nous avons mise au jour, mais aussi à la singularité de la
représentation qu’elles offrent de la vie quotidienne, vie elle-même trouée, fragmentaire et
lacunaire. Les blancs et les trous ne cessent en effet de se propager à diverses échelles. A celle
de la réplique, les points de suspension, les tirets ou les temps marquent les entraves de la
parole. Ainsi de Marie butant contre un mot trop gros pour elle, « avortement », tandis que
Chantal rêve vaguement d’ailleurs et d’avenir sans pouvoir les désigner et qu’Anni cherche à
solenniser l’annonce de sa grossesse sans être rhétoriquement à la hauteur de la cérémonie
qu’elle a elle-même mise en place :
Je vais être obligée de prendre un nouveau congé… demain. Je vais aussi m’absenter deux ou trois
jours… Ecoute-moi. Je ne retrouverai plus mon travail sans doute. Il faudra renoncer à beaucoup de
choses… Ce n’est pas grave n’est-ce pas ?… Dans un an les choses se présenteront différemment. C’est
vrai, non ?53…

Moi encore un an et je prends le large – les voyages – je partirai sur les routes – je travaillerai –
n’importe quoi – pendant un moment et je repartirai – avec une moto54.

Parce que tu vas être père, parce que je vais être mère.
Un temps.
Toi et moi.
Un temps.
On va être parents, parce que je suis enceinte.
Un temps prolongé55.

A l’échelle de l’échange, les trouées de silence engagent les difficultés des


personnages à agir, mais aussi à communiquer ou à simplement s’entendre. Ralentissant le

51
Cf. Martin Sperr, Jagdszenen aus Niederbayern, op. cit. : « Sie schweigen », « Beide schweigen » (p. 9) ; « Sie
arbeitet schweigend weiter », « Sie schweigen jetzt noch », « Sie schweigen wieder » (p. 14) – etc.
52
Comme nous l’avons déjà suggéré antérieurement, Vinaver continue d’occuper une place à part dans le cadre
de ce chapitre sur le discours. Non seulement les phénomènes de prise et de déprise de la parole individuelle au
sein de la langue collective cessent de s’articuler aux divisions macro-structurales du champ social, mais le souci
de laisser toute liberté au lecteur-spectateur dans la captation du texte engage un geste de « déponctuation » qui
distingue radicalement la poétique vinavérienne de celle de nos autres auteurs. Adjoint à la parcimonie des
didascalies, ce geste nous laisse seuls face à la responsabilité de dégager la part silencieuse des échanges. Sur ce
sujet, cf. Michel Vinaver, « En cours d’écriture de “Par-dessus Bord” », Ecrits sur le théâtre, t. 1, op. cit.,
p. 240 : « Parce que la ponctuation – qui est une aide à la compréhension, mais aussi un confort et une habitude –
fait obstacle au jaillissement des rythmes, des associations d’images et d’idées, gêne les assemblages, les
recouvrements de sons et de sens, empêche tout ce qui est confusion. Elle organise, elle fige, alors que le propos,
ici, est d’atteindre la plus grande fluidité que le langage (comme il m’est donné de l’écrire) permet ». On
comprend combien ce souci d’être au plus près de la « fluidité » de la parole quotidienne nous éloigne des
interruptions, scansions et autres suspensions par lesquelles Kroetz, Deutsch ou Wenzel trouent les dialogues et
désignent précisément à l’adresse du lecteur – et du comédien – les endroits où « ça bloque ».
53
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 107.
54
Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 60.
55
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 23.

610
rythme là même où le caractère lapidaire des répliques pourrait laisser attendre un duel verbal
relevant de la stichomythie, le temps qui s’insinue entre chaque intervention corrode le
dialogue et le réduit à quelques reliquats morts-nés qui entérinent l’impuissance de la parole :
La musique s’atténue, monte le bruit de la machine à coudre. Temps.
LOUIS. Joue quelque chose.
Silence.
MARION. Pas le temps.
Silence.
LOUIS. Rien qu’un air.
Silence.
MARION. C’est si vieux.
Silence.
LOUIS. T’as dit que t’en jouerais, quand tu l’aurais.
MARION. J’ai dit ça.
LOUIS. Oui.
Silence56.

Dans d’autres configurations que l’on trouve surtout chez Kroetz et dont l’exemple de Haute-
Autriche nous a déjà suggéré la voie, les silences sont le lieu d’une intertextualité in absentia.
S’y devinent les modèles inaccessibles de ces dialogues bavards et éloquents qu’affectionne
tant le théâtre, grandes scènes à faire, scènes d’amour, de jalousie ou de rupture, dilemmes à
résoudre ou meurtres à fomenter. Analysé dans notre troisième chapitre, l’échouage de
l’action sur les esquifs d’un impossible mélodrame se rejoue dans les interstices des répliques,
marquant au sceau du manque les dialogues des sous-privilégiés. Alors que les Staller scrutent
le ventre de Beppi, la monstruosité d’un projet criminel en vient à s’esquisser dans les creux
de la conversation et donne l’impression étrange de se déployer à l’insu des personnages :
STALLER. Est-ce qu’on verrait déjà quelque chose.
Un temps.
LA STALLER. On voit encore rien.
Un grand temps.
STALLER. Je vois quelque chose.
LA STALLER. C’est des idées que tu te fais. Y a rien à voir.
Un temps.
STALLER. Là, il faut jamais qu’il y ait quelque chose à voir, non plus.
LA STALLER. Sûrement pas.
Un grand temps.
LA STALLER. On dit que peut-être les fous ressentent pas la mort comme nous57.

56
Jean-Louis Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., pp. 28-29. En l’absence de silences, c’est l’enchevêtrement
de deux monologues n’entrant jamais en contact qui marque l’impossibilité du dialogue : « Les voix se
traversent, se rayent l’une l’autre. […] HENRI. Pas fermé l’œil, chierie, même sur le matin, c’est l’air, c’est quoi,
j’évacue plus… là-bas au moins je respirais, chierie. / MARION. Tous ces cartons qui traînent. / HENRI. C’est
calme, je nie pas. / MARION. Un dimanche, c’est vite passé. / HENRI. Pour l’animation… / MARION. Pas de sitôt
que j’en aurai un autre. / HENRI. Ça a du bon. / MARION. Les jours de la semaine, c’est pas pareil. / HENRI. Les
médicaments, je suis pas pour. / MARION. On a beau dire. / HENRI. Tas de saloperie. / MARION. Les gens c’est
pas les mêmes. / HENRI. J’essaierai. / MARION. Avoir son mardi, son mercredi » (id., pp. 50-51).
57
Franz Xaver Kroetz, Train de ferme, op. cit., p. 98.

611
N’est pas Thénardier qui veut : aucun machiavélisme ici, ni ruse, ni rage chez ce couple rien
moins que maléfique. L’idée confuse du meurtre les traverse pour les abandonner aussitôt et
ne sera pas suivie d’effets.
Cette apparente inertie ne saurait toutefois signifier la neutralisation des situations
conflictuelles que porte traditionnellement le dialogue. De l’affrontement des laconismes peut
également naître une effroyable tension que se chargera parfois d’exhiber l’irruption de la
violence physique qui, faute de mots, s’y substitue. Si la collision dramatique ne peut advenir
tant elle repose sur la rencontre de deux identités autarciques confrontant leurs idées et leurs
sentiments, le micro-conflit ne cesse néanmoins de sourdre jusqu’à rendre étrangement
inquiétants les moments d’accalmie :
WILLY. J’ai pas un tempérament de lutteur.
MARTHA. Personne t’oblige à en avoir un.
WILLY. Tu comprends rien.
MARTHA. Alors t’as qu’à te taire.
WILLY. Je dis quelque chose ? Un temps. Il pleure. […]
Il crie tout le temps, et c’est pas normal.
Grand intervalle.
MARTHA. T’as quelque chose contre cet enfant.
WILLY. On peut rien avoir contre un enfant, n’importe comment il y peut rien.
MARTHA. Justement. […]
WILLY. On peut rien avoir contre un enfant.
MARTHA. C’est ce que je dis aussi.
Grand intervalle58.

Encadrés par de grands intervalles, les signes d’accord n’ouvrent sur aucune conciliation ;
sourds aux causes de leur mal-être, les personnages s’opposent des refus d’autant moins
négociables qu’ils résistent à la formulation. Marquant le passage du laconisme au mutisme,
de longues plages didascaliques décrivant le comportement de Willy après le départ de
Martha – masturbation, travail à domicile, infanticide – feront bientôt de son corps le lieu
privilégié de cette tension que la parole n’a pas réussi à apaiser.
Enfin, ce processus de déliaison se répercute à l’échelle des scènes et de la pièce elle-
même, « juxtaposition de miniatures closes » dit Ivernel au sujet des pièces de Marieluise

58
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., pp. 26-27. La scène conjugale est propice à ces affrontements
que nourrit avec une particulière densité la question inabordable de l’enfant à naître. L’un des deux tente-t-il
d’engager la discussion et c’est l’autre qui manie aussitôt l’esquive, la figure masculine ayant souvent le
privilège d’une telle posture. Ainsi de ce récit de Marie menaçant implicitement Jules d’une grève de la parole
alors que celui-ci l’accuse de parler pour ne rien dire : « MARIE. […] Un jour mon père a dit à ma mère qu’elle
parlait trop. Il rentrait du travail, ma mère était enfermée dans un appartement de deux pièces toute la journée à
l’attendre… Mon père lui a dit qu’elle parlait trop, qu’elle parlait pour ne rien dire. Ma mère ne lui a plus adressé
la parole pendant six mois. Je me souviens, j’avais dix ans et je trouvais que maman avait raison. Mais j’avais
très peur. / JULES. Il est mort ton père. / MARIE. Maman qui ne parlait plus. C’était comme si elle n’allait jamais
plus parler. J’avais très peur, mais papa avait aussi très peur. / JULES. C’est pour ça que tu es mal éduquée. […] Il
était une fois une femme qui parlait et parlait des vies entières et cette femme ne savait pas ce qu’elle disait… »
(Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., pp. 75-77).

612
Fleisser, formule qui convient tout à fait pour désigner le montage auquel procèdent les
écritures quotidiennistes :
Sous l’influence de Brecht, une partie du « théâtre du quotidien » des années soixante-dix expose la vie
ordinaire des gens ordinaires sous forme de courtes séquences, parfois énigmatiques, chez Michel
Deutsch ou Franz-Xaver Kroetz. La fragmentation va dans le sens d’une concentration extrême des
parties – chaque scène vaut évidemment pour elle-même – et dans l’évidence d’un arrachement de
celles-ci à un ensemble plus vaste qui l’apparenterait à la tranche de vie. Le choix des séquences et leur
articulation obéit toujours à une logique narrative, même si celle-ci se déploie à l’intérieur d’un grand
vide et si de large couches d’air ouatent les espaces interstitiels, leur procurant une nouvelle importance.
[…] La fragmentation concerne donc l’infiniment petit théâtral, la réplique, aussi bien que l’infiniment
grand, l’œuvre entière59.

Ce geste d’arrachement, nous l’avons déjà vu fonctionner dans Le Bouc de Fassbinder, pièce
qui fait l’économie de toute didascalie (à l’exception notable de l’« Arrivée de Jorgos »60, seul
personnage dont l’entrée en scène fait événement) et qui va jusqu’à refuser de répartir les
dialogues en scènes, comme si une telle construction risquait déjà d’offrir une mise en ordre
excessive de l’univers chaotique et fondamentalement disjoint qu’habitent les personnages.
Issu d’un important processus d’élagage61, la pièce – en tout et pour tout, vingt-six pages –
juxtapose des bribes d’échange de longueur variable (elles peuvent parfois ne compter que
deux ou trois répliques), qui n’ont pour autre lien que la violence qui les anime et qui, à la
lecture et en l’absence d’indications sur les lieux représentés et les personnages présents,
exhaussent l’atomisation du discours et de l’action pour les marquer au sceau de l’arbitraire.
Porté à son comble par le silence qui les sépare, le désajustement des répliques va de pair avec
le désajustement des dialogues, eux-mêmes séparés par des lignes blanches qui donnent à voir
de façon provocatrice le refus du dramaturge de nous fournir des repères dont manquent
précisément les personnages (à ce titre, l’absence apparente de Fassbinder dans le texte
singulièrement dépouillé de sa pièce constitue un gage très incertain de liberté pour le metteur
en scène tant il paraît indispensable de traduire scéniquement ce dépouillement sans céder à la
tentation de combler les vides qu’il ménage, l’enjeu étant de provoquer sur le spectateur des
effets de déstabilisation aussi puissants que ceux que la mise en page du Bouc provoque chez
le lecteur, incapable de savoir où, quand, comment et pourquoi la parole advient).

59
David Lescot et Jean-Pierre Ryngaert, « Fragment / Fragmentation / Tranche de vie », in Poétique du drame
moderne et contemporain, op. cit., p. 53.
60
Rainer Werner Fassbinder, Le Bouc, op. cit., p. 10. Si nous n’avons pas trouvé trace de documents sur la mise
en scène que Fassbinder a faite de la pièce, son adaptation au cinéma permet néanmoins de confirmer la place
très importante qu’y occupent les silences. Malgré l’absence de didascalies, on peut donc raisonnablement
considérer qu’« entre deux répliques, le temps de pause doit être au moins cinq fois plus long que la normale ».
61
Cf. Rainer Werner Fassbinder, « Da hab ich das regieführen gelernt » (1973), in Die Anarchie der Phantasie,
Frankfurt/Main, Fischer Verlag, 1986, p. 23 : « Straub avait une technique originale pour travailler une pièce. Il
supprimait tout ce qu’il trouvait inintéressant, pour ne garder que dix minutes du texte de départ. Puis il essayait
de réintégrer dans cette structure ce qu’il avait élagué. J’ai eu recours à une technique analogue pour Le Bouc » –
cité et traduit par Pia Le Moal-Piltzing, « Le ciné-théâtre ou le théâtre filmé de Fassbinder », in Béatrice Picon-
Vallin (dir.), Le Film de théâtre, Paris, CNRS Editions, 1996, p. 188.

613
Si les autres pièces sont structurées en scènes, éventuellement en actes, elles ne
recourent pas moins à une esthétique fragmentaire qui redouble à l’échelle de la pièce le
travail de sape opéré par les silences à l’intérieur des dialogues. A ces blancs font ainsi
pendant, chez Deutsch et Wenzel, les « noirs » qu’ils placent à la fin de chaque scène. Ceux-ci
sont systématiquement utilisés dans Loin d’Hagondange, Dimanche et La Bonne vie, et
renforcent l’impression d’inachèvement laissée par des dialogues ni faits, ni à faire, où la
situation dramatique n’est pas parvenue à se nouer. A l’impossibilité des personnages d’avoir
prise sur la réalité, correspond dès lors celle de la dramaturgie de lui donner cohérence et d’en
fournir une vue d’ensemble : ainsi exhibés, les points aveugles de la représentation constituent
tout autant des aiguillons que des pierres d’achoppement, ils obligent au questionnement tout
en le vouant à rester sans réponse. Ce morcellement apparaît de façon patente lors de ces
séquences extrêmement brèves que l’on a pu considérer rétrospectivement comme une
marque de fabrique du théâtre du quotidien, tranches de vie exsangues sectionnées sur un réel
dangereusement anémié :
Anni et Heinz à la promenade dominicale.
ANNI. Une journée de répit.
HEINZ. Dimanche, justement.
ANNI. Oui62.

Dans la salle à manger-cuisine. Georges et Marie assis.


MARIE. Les changements de saison ont été radicaux cette année.
GEORGES. Tu dis ça tous les ans.
MARIE. Dis que je radote, il y a eu une belle différence de température entre avant-hier et aujourd’hui.
GEORGES. Oui… on ne va pas se mettre à parler du temps.
MARIE. Alors de quoi ?
NOIR63.

Voilà restituées dans leur intégralité la scène 5 de Haute-Autriche et la scène 10 bis de Loin
d’Hagondange, la notation surprenante de cette dernière soulignant s’il en était besoin son
inutilité du point de vue de la progression dramatique. Une scène pour rien, dans les
interstices des scènes 10 et 11, une scène dont Georges lui-même sanctionne la nullité et qui
participe paradoxalement, par sa brièveté, à l’étirement du temps. Du temps, il est d’ailleurs
question dans ces deux extraits, « journée de répit » marquant la fin de la semaine ouvrée,
succession des années, des saisons et des jours où la femme scrute les différences quand
l’homme ne voit que répétitions, temps à la fois élastique et figé qui nous prive de quelques
repères susceptibles d’inscrire la fable dans une chronologie rigoureuse (et que travaillent
pourtant souterrainement des temporalités bien moins radoteuses, celles de la grossesse et du
vieillissement). Sans début ni fin, ces micro-scènes nous inscrivent moins in medias res qu’à

62
Franz Xaver Kroetz, Haute-Autriche, op. cit., p. 19.
63
Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, op. cit., p. 40.

614
l’extrême bord des choses, là où celles-ci pourraient advenir si elles ne se heurtaient pas
aussitôt aux béances du langage.
Si ce type de séquences emprunte à l’exigence fragmentaire que porte « la tranche de
vie » promue par Jean Jullien, il la pousse à son paroxysme jusqu’à sceller son évidement et
empêche de replacer la partie dans le tout dont elle est censée avoir été extraite. Sous ce
prisme, il est intéressant de convoquer cette note introductive de Wildwechsel dans laquelle
Kroetz relie directement la question de la langue et celle de l’espace : « A la maigreur de la
parole devrait correspondre un dispositif scénique économe » explique-t-il avant de
recommander un système de projections susceptibles de se substituer à de vrais décors, puis
de lui privilégier une scène vide ne comptant que « les éléments mobiles indispensables »64.
De fait, bien des mises en scène de l’époque ont pris acte de la parcimonie des échanges, de la
ventilation du discours et de la « structure en dispersion »65 des pièces pour les transposer sur
les décors. Une machine à coudre, une table et un fauteuil suggérant une scène d’intérieur au
sein d’un immense espace carrelé que n’entame qu’une trouée d’herbe trop verte (Dimanche
par Dominique Muller), une cafetière, un broc et une bassine se découpant sur un simple drap
blanc figurant la cloison poreuse et fragile du domicile (Travail à domicile par Jacques
Lassalle), quelques meubles disséminés devant un vaste horizon jalonné de collines (Loin
d’Hagondange par Patrice Chéreau)… A ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle « l’espacement
du texte » dans L’Avenir du drame correspondent tout à la fois le démembrement de l’espace
domestique et l’épuration de l’espace théâtral : à son tour, la scène montre les blancs qui
séparent les répliques, les tableaux, mais aussi bien les objets et les corps.
Dans l’espace scénique s’inscrivent seulement les thèmes qui font leur part au réel, aux référents
matériels, concrets du monde, mais d’une façon extrêmement sélective, à l’aide de quelques signes de
représentation. L’organisation dans l’espace – la plus économe possible – de ces quelques objets, de ces
corps, de ces apparitions, une certaine pratique du silence exaspérée par la permanence, aux limites de
l’infrason, d’une présence sonore qui soit comme la rumeur lointaine, très estompée, du bruit de la ville,
me paraissent de nature à favoriser un état d’écoute, une acuité du regard qui n’ont pas pour but
essentiel de mieux déchiffrer ce qui se joue sur la scène mais ce qui se joue dans la tête de celui qui
écoute et regarde66.

Ainsi étoilées, ces icônes de l’illusion dramatique que sont les meubles du salon se voient
réduites au rang de vestiges. Moins sélectionné sur le réel que sur le paysage désolé qui s’y

64
Franz Xaver Kroetz, Wildwechsel, in Stücke I, op. cit., p. 122. Si cette articulation de la parole et de l’espace
est assez exceptionnelle, on trouve à plusieurs reprises dans les notes liminaires des pièces ces exhortations à un
décor minimal : « N’utiliser que des éléments mobiles. Changements à vue. Eventuellement des projections. Par
principe très sobre. Pas de “décor de théâtre” » (Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 12) ; « Le
décor doit avant tout être le support simple du jeu : éléments et accessoires indispensables à l’action et apurés au
maximum du détail naturaliste qui fait “vrai” » (Jean-Paul Wenzel, Marianne attend le mariage, op. cit., p. 53).
65
Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, op. cit., p. 111.
66
Jacques Lassalle, « Entretien : (fragments) » (1978), in Jacques Lassalle (dir.), Jacques Lassalle, théâtre de
chambre, Strasbourg, plaquette éditée par le T.N.S. et réalisée par Jacques Cousinet, 1983, pp. 45-47.

615
est substitué à force d’usures et d’aliénations quotidiennes, le décor habituellement loquace
auquel prête la représentation des intérieurs apparaît lui aussi troué, à l’instar de cette parole
volubile dont ne restent que les ruines67.

2. Paroles à rendre, paroles à prendre : effets d’écriture

A considérer le travail effectué par ces écritures sur la part silencieuse du langage, on
comprend qu’il est difficile d’y voir une simple recherche d’imitation de la parole populaire.
Plus précisément, on comprend que les effets d’imitation qu’elles produisent ne sont pas
dissociables d’effets d’étrangeté reposant sur des processus d’étirement, de ralentissement et,
partant, de grossissement qui se donnent pour enjeu de rendre visibles les violences,
imperceptibles et quotidiennes, faites à la parole. Mais à guider trop systématiquement notre
regard et notre écoute sur ces manques pour en faire les indices de l’aliénation, le dramaturge
ne risque-t-il pas de nous assujettir à sa vision ? A trop indexer la scène du quotidien sur la
scène du pouvoir, n’en vient-il pas à proposer une nouvelle forme de spectacle – spectacle
hyperbolique et transparent du vide et de l’absence creusés par le pouvoir – là même où il se
proposait d’interrompre « la reproduction hallucinante des doubles » et d’assurer « la remise
en énigme » du toujours déjà-vu68 ? Telle est la question qu’il nous faut ici poser, en prenant
toutefois garde de nous placer résolument du côté des auteurs et de leurs œuvres pour
souligner comment ces tensions et ces écueils ont pu motiver leurs réflexions et les conduire à
renouveler leurs recherches.

67
Les décors de Concert à la carte et Perspectives ultérieures… semblent toutefois échapper à cette esthétique
minimaliste. Dans le premier cas, Kroetz en appelle même à une plantation de « style naturaliste ». Reste que
l’inflation des détails renvoyant à l’emprise de la société de consommation place aussitôt ce style sous le signe
de la facticité (établissant la maison complète autour du lieu de l’action, geste naturaliste s’il en est, Kroetz
insiste aussitôt sur les décalages entre la vétusté de l’immeuble et le caractère soigné de la chambre meublée,
celle-ci renvoyant moins dès lors au milieu du personnage qu’à sa dénégation). Aussi ne saurait-il s’agir, pour
paraphraser Antoine, de donner un aspect plus habité à cet intérieur, d’autant que le personnage s’y montre
continûment mutique : la plénitude du décor creuse le vide, à l’instar du flux radiophonique. Dans le deuxième
cas, on observe un phénomène accru de saturation. Or les meubles, tissus, coussins et bibelots qui abondent dans
le petit appartement de Madame Ruhsam renvoient désormais à « tout ce qui peut s’accumuler dans la vie d’une
petite famille » (Perspectives ultérieures…, op. cit., p. 16) de sorte qu’on semble bien plus proche ici de la
plantation naturaliste : le décor dit le monde où l’on est, raconte les habitudes et l’histoire du personnage. La
structure pléonastique du dispositif participe néanmoins à son étrangeté : de fait, la parole ici profuse fait du
décor lui-même son objet privilégié et ne laisse de le commenter, l’enjeu étant d’en extraire le strict nécessaire –
les éléments mobiles indispensables – en vue du déménagement pour l’hospice. La loquacité conjointe du
personnage et de l’espace est donc une nouvelle fois indissociable des effets de manque que provoque la
dramaturgie (et que produit la société). C’est dire que le rapport indubitable du théâtre du quotidien au
naturalisme engage un dialogue complexe et contrasté que le préfixe « néo- » ne suffit pas à prendre en charge.
68
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », art. cité, p. 52.

616
a) Paroles mutilées, écritures mutilantes

Si le geste de rupture qui a initié la démarche quotidienniste a pu prendre la forme


massive d’un retour au réel contre le théâtre et ses artifices, les dramaturges n’ont pas
(longtemps) cédé à l’espoir illusoire de s’effacer comme sujet écrivant pour exposer la misère
du monde dans son authentique nudité. En témoignent ces déclarations de Michel Deutsch,
Jacques Lassalle ou Jean-Pierre Thibaudat :
Mettre entre parenthèses le sujet écrivant me paraît impensable. Il faut au contraire mettre fortement
l’accent sur l’écriture en tant que pratique spécifique. L’écrivain est celui qui crée une langue : ce que
Barthes a appelé un idiolecte. Et cela n’est absolument pas contradictoire avec le projet d’une écriture
populaire. Ou plutôt, c’est une contradiction productive ! J’ai cru un moment – illusion qui m’a permis
de travailler – qu’il s’agissait simplement d’enregistrer la parole des gens d’en-bas. Cela n’a pas duré
longtemps69.

Ce reste de langage, cette parole indifférenciée, cette trace d’échange qui a perdu toute capacité
d’intervention sur le réel, qui a perdu tout caractère distinct, cette trace est tout de même un effet
d’écriture. Elle résulte d’une intervention très sélective, très filtrée. Cette trace du langage n’est pas
simple bout à bout de toutes les formes éculées, épuisées d’un certain type de parole quotidienne ; elle
est effet de construction. Paradoxalement, ces bribes de langage sont lieu privilégié d’une intervention
historique. Dans le moment même où le langage est désigné dans son incapacité radicale de
conscientiser le rapport du sujet au monde, il est choisi, organisé par l’écriture comme véritable
révélateur, non seulement des formes d’aliénation, d’exploitation, d’effacement du sujet de la scène
historique, mais aussi de la violence faite à la parole. L’enjeu est ainsi plus important : il peut encore,
sur le terrain le plus exigu, le plus étroit de cette mutilation, mettre en évidence ce processus. C’est-à-
dire mettre en évidence les causes et les gains pour le pouvoir. Le langage n’est pas que constat (même
sélectif, organisé), il est mise à plat, déconstruction, il est, très précisément, le négatif de l’histoire.
C’est par lui que le refoulé, le non-dit, l’immergé de l’aventure historique est réinjecté dans l’écriture70.

[Le naturalisme] est du côté de l’inventaire, non du choix codé. Le réel devient un bloc affecté d’un
respect quasi mystique : on n’y « touche » surtout pas, il s’agit de « restituer » non de choisir, bref on ne
s’y frotte pas. Aucun art de l’observation mais des techniques d’enregistrement et de restitution. […]
Ce prétendu retrait derrière le réel est un masque bien connu : celui de l’innocence du neutre. Prétendant
reconduire le réel sans l’entamer, le naturalisme, se voulant porte-parole, semble ne pas avoir de parole.
Comme si on ne parlait pas d’un lieu bien précis, comme si on ne se parlait pas dans l’écriture.
Le naturalisme dit, à sa manière, « moi, je ne fais pas de politique ». Dans un même geste sont niés et
l’Histoire et le Sujet, dans l’écriture le travail de l’idéologie et de l’inconscient. Ainsi celui qui écrit
pour le théâtre ne produirait pas un travail dans la langue, il serait exécutant, reproducteur de langage, il
n’inventerait pas. « J’invente peu, du moins je l’espère » écrit Kroetz ; toute la subtilité de cette phrase,
facile à malmener dans son ambiguïté, est à la fois dans le « peu » de l’invention qui est le tout de sa
nécessité, et dans l’incertitude syntaxique maintenue : là où ça m’échappe71.

A travers le refus du naturalisme se joue surtout celui d’un idéal objectiviste refoulant – tant
bien que mal… – les interventions actives que le dramaturge opère sur le réel. Après nous
avoir exhortés à observer le balayeur à son travail pour en finir avec la loquacité, Kroetz s’est
lui-même défendu avec vivacité d’être un simple « enregistreur » :
Ce n’est pas un langage naturaliste. C’est un langage artificiel, artistique. Je suis toujours très étonné,
lorsque chez moi, en Bavière, des gens, après avoir vu une de mes pièces, me téléphonent en disant :
« Nous ne sommes pas comme ça », et ajoutent : « Si nous étions comme ça, nous parlerions
autrement ». A cela je leur réponds : « Ceci n’est absolument pas mon problème, je ne lis pas sur vos

69
Michel Deutsch, « Des rapports de pouvoir qui traversent les corps », art. cité, p. 94.
70
Jacques Lassalle, « L’effet de distance n’est pas un préalable… », art. cité, p. 41.
71
Jean-Pierre Jatteau [donc Thibaudat], « Sur le réalisme », art. cité.

617
lèvres chaque syllabe que vous prononcez pour essayer d’écrire comme vous parlez ».
Le langage au théâtre, pour bien se faire comprendre, doit rendre l’homme transparent. Pour cela,
l’auteur peut se permettre de faire des répétitions, des effets stylistiques, d’intensification du sens, de
variantes du sens. Quelqu’un a écrit sur moi une thèse, en calculant arithmétiquement le retour des mots
obsessionnels. Ces répétitions de mots créent une expressivité nouvelle, plus forte, et non pas une soi-
disant authenticité ou ressemblance avec le quotidien72.

Opposant le souci (naturaliste) de ressemblance à la quête (réaliste) de transparence, Kroetz


promeut les artifices de la langue qu’il a su créer en des termes qui rejoignent sensiblement
les déclarations de Fassbinder au sujet de son adaptation cinématographique du roman de
Döblin, Berlin Alexanderplatz, termes qui valent aussi bien pour son théâtre :
J’aimerais qu’on trouve une sorte de langue artificielle et de telle sorte que chaque comédien en trouve
une pour lui-même. Ça ne doit pas être un dialecte homogène, mais une langue artificielle assez
homogène, qui ait à chaque fois un rapport avec le dialecte natal du comédien qui parle et qui découle
de ce dialecte. […]
Quand quelqu’un, dans un film, parle comme les gens parlent dans la vie, je trouve ça affreux. A mon
avis, ça retire à une idée toute la force qu’elle tire de son universalité. Ça efface l’anxiété universelle.
Comment dire ? Tout se réduit ainsi à quelque chose que le spectateur peut refuser, précisément parce
qu’on ne parle pas ce dialecte, précisément parce que, dans la vie, on n’évolue pas de cette façon. A
mon avis, ce côté artificiel représente la seule possibilité de garantir à un large éventail de spectateurs
l’accès au monde spécifique d’une œuvre73.

Bien que spécifique au corpus germanique, la question du dialecte offre une entrée
opérante pour souligner la singularité de la reconstruction dont la parole populaire fait l’objet.
Sollicitant moins un répertoire de tournures et d’expressions qu’une coloration et une diction
amenées à raidir le discours, l’utilisation du dialecte se distingue de celle qui lui est réservée
dans les Volksstücke traditionnels :
Dans la tradition du Volksstück viennois, le dialecte, appuyé, coloré, avait une fonction idéologique
précise : il manifestait l’attitude du peuple à tout traduire verbalement, à tout expliquer et analyser au
second degré, puisqu’il se montrait capable de tirer un trait d’esprit de toute situation, fût-elle au départ
incompréhensible, angoissante. Il fournissait ainsi la preuve que l’on était en dernier ressort maître de la

72
Franz Xaver Kroetz, « Rencontre avec Franz Xaver Kroetz », art. cité, p. 17. Sur la question du naturalisme,
on se reportera à la comparaison, par Gérard Thiérot, de deux dialogues extraits de Die Familie Selicke (1890) de
Holz et Schlaf et de Wildwechsel (1968) de Kroetz : « Dans les deux cas, le discours amoureux est quelque peu
contrarié. Chez Holz et Schlaf, la perturbation et le report des projets matrimoniaux de Wendt sont dus, pour elle
à la mort de sa petite sœur, pour lui à son tempérament de garçon timide et un peu empoté : c’est la situation qui
explique le trouble. Dans la pièce de Kroetz, les personnages ont intégré l’agressivité qui est la loi organisatrice
des rapports humains dans une société du “struggle for life”. Alors que dans le drame naturaliste, quelques-uns
des héros ont su résister à l’adversité et gardent leur faculté de décision et d’action, dans le nouveau Volksstück
critique, plus rien n’est intact. Dans le premier exemple, la langue, avec ses hésitations, se borne à accompagner
la pensée ; dans le second, elle signale, par son côté faussement raisonneur, par sa violence banalisée, que l’on
est dépossédé de la plus élémentaire des facultés, celle de gouverner sa vie privée dans le libre arbitre et
l’épanouissement des sentiments » (Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser…, op. cit., p. 23). Si le dialogue étudié
ici apparaît effectivement imperméable à l’influence du milieu, les analyses d’Arnaud Rykner ont montré la
place singulière qu’occupe le silence dans la dramaturgie zolienne et l’incapacité des mots à contenir des forces
extérieures particulièrement oppressantes – cf. Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre, op. cit., pp. 257-282.
Comme il nous a paru nécessaire de le faire pour Brecht et pour le théâtre du quotidien lui-même, il convient là
encore de distinguer entre l’utilisation polémique du « mot de naturalisme » (et les effets réels qu’elle produit sur
l’écriture et la mise en scène des pièces quotidiennistes) et la complexité historique et dramaturgique d’une
théorie et d’une pratique dont les études théâtrales rendent compte avec de plus en plus de précision.
73
Rainer Werner Fassbinder, « J’ai changé au contact des personnages de mes films » (1977), in L’Anarchie de
l’imagination, op. cit., p. 96.

618
situation, en même temps qu’il exprimait la volonté de s’opposer au Burgtheater, haut lieu culturel du
pouvoir en place. Il est permis de dire que, par sa souplesse, son alacrité impertinente, sa charge
satirique, le dialecte était bel et bien un outil politique74.

Parallèlement à cette tradition exemplairement incarnée par Johann Nestroy, il faut compter
les Volksstücke dépourvus d’intention critique qui, eux, trouvent dans le dialecte le moyen de
produire des effets pittoresques et brossent le tableau divertissant d’une « bavaroisité » sans
âge (tradition reprise par le cinéma dès les années vingt dans le cadre de Heimatfilme propices
à l’éloge du terroir, genre dont le régime nazi a encouragé la production, qui continue d’avoir
beaucoup de succès dans l’après-guerre et qui constitue donc en Allemagne un référent
culturel important pour les spectateurs de théâtre des années soixante-dix). On l’aura compris,
nos dramaturges refusent cette double perspective : ils refusent la première parce que la
langue dialectale ne saurait constituer un lieu de résistance contre la langue officielle dans un
cadre marqué par l’exercice extensif du pouvoir, par le décloisonnement des territoires (non
seulement public et privé, mais aussi urbain et rural) et par des processus conjoints de
dépossession et d’emprise qui constituent la parole en surface d’inscription privilégiée de la
domination sociale ; ils refusent la deuxième parce que la langue dialectale qu’ils utilisent se
veut exempte de tout folklore – au sujet de Travail à domicile, Kroetz évoque un dialecte
court et concis « qui dénonce celui qu’on ne trouve que chez les “poètes du terroir” »75 – et
prétend avoir une portée exemplaire qui échappe à l’alternative de la familiarité (théâtre
bavarois pour public bavarois) et de l’exotisme (Bavarois en culotte de cuir donnés en
spectacle aux Allemands du Nord)76.
Les notes liminaires de Kroetz abondent de remarques concernant le dialecte de ses
personnages et les pièges qui lui sont liés :
Les personnages de la pièce parlent le dialecte bavarois. Pour faciliter l’intelligence du texte en dehors
de cette région, on n’a pas forcé sur le dialecte. La pièce ne vaut pas que pour la Bavière : aussi peut-on
fort bien, dans d’autres aires linguistiques, faire en sorte que le texte se rapproche de la langue écrite.
Vouloir imiter le bavarois est, le plus souvent, la pire solution, ainsi que le prouvent maintes tentatives
de ce genre sur mes autres pièces77.

On peut considérer que dans cette pièce le bavarois n’est rien d’autre qu’un vestige nécessaire. Je
recommande expressément, quand on jouera la pièce dans une autre région, d’en adapter la langue au
dialecte local. Madame Ruhsam parle à 100 % un dialecte, quel qu’il soit. L’imitation du bavarois est,

74
Gérard Thiérot, Franz Xaver Kroetz et le théâtre populaire critique, op. cit., pp. 103-104.
75
Franz Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 10.
76
Sous cet angle, il semble toutefois qu’il faille distinguer Sperr de Kroetz et Fassbinder. Si Sperr participe
résolument au mouvement du Volksstück critique, son propos n’étant aucunement de stigmatiser une bestialité
dont la paysannerie rustaude de Bavière aurait le monopole, la langue qu’il utilise est moins artificielle que celle
de ses contemporains et inscrit ses personnages dans un milieu très déterminé (si le texte reste tout à fait lisible
pour un non-Bavarois, le film que Peter Fleischmann en a tiré a exigé des sous-titres pour le public allemand en
raison de la diction – de la « parlure » – des acteurs ; Sperr ayant joué dans le film, on peut supposer qu’il
adhérait à de tels effets de réel en dépit des ambiguïtés qu’ils sont susceptibles de susciter).
77
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., p. 1.

619
presque toujours, insupportable et aboutit à un « effet de zoo », au lieu de permettre un effet de
reconnaissance direct par rapport à la situation du spectateur78.

Malgré les difficultés du lecteur français pour prendre la mesure des effets que produit le
traitement kroetzien du dialecte (et du traducteur pour le transposer dans une aire linguistique
homogénéisée de plus longue date), il nous faut garder à l’esprit ce double refus de « l’effet
de réel » et de « l’effet de zoo ». Reconnaissance et distance sont les deux pôles indissociables
sur lesquels s’articule la construction de la langue :
Si les pièces de Kroetz peuvent paraître « bavaroises », c’est en raison du dialecte que parlent les
personnages. Mais tout Allemand se rend rapidement compte que ce dialecte « sonne faux » : ce n’est
pas le vrai parler des Bavarois, mais un idiome qui le schématise […]. Nous voyons donc que, comme
le décor, la langue ne doit pas créer l’illusion : elle se contente de suggérer. […] Lors d’une interview
accordée à Theater Heute, Kroetz cite une remarque que lui fit le metteur en scène Helmut Walbert au
cours d’une répétition [d’Une Affaire d’homme] et qui a tout son assentiment. Helmut Walbert
soulignait qu’il y avait une relation entre ce que Brecht avait voulu faire avec la distanciation et ce que
lui, Kroetz, faisait avec le dialecte dans ses pièces79.

Kroetz […] casse l’illusion du naturalisme d’abord au niveau du langage. Le langage présente en
apparence une imitation parfaite de la réalité, mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que ce
langage est sophistiqué, très écrit. Certains en France ont critiqué la traduction. On lui reprochait en
particulier son “manque de naturel”. Or, en allemand, l’impression est la même. Ce type de langage a
pour effet de tenir les gens à distance des personnages80.

Un tel usage du dialecte a valeur de symptôme et nous enjoint à prendre acte du


« manque de naturel » des dialogues dans nos pièces. Du reste, même une pièce strictement
basée sur des heures de bandes enregistrées telle que La Table est portée par le souci de
dénaturaliser le matériau collecté. Qu’il s’agisse des opérations de sélection et de montage
opérées sur les paroles entendues pour aboutir au texte de la pièce ou des déplacements que
leur imposent le spectacle, le jeu chorégraphié de l’actrice ou sa diction, l’enjeu est de faire
entendre ce qui passe inaperçu dans le feu des conversations apparemment les plus anodines :
Cette parole est […] traitée comme si elle était de moi, et en même temps je la joue comme si c’était
une langue étrangère, comme si cette parole n’était pas la nôtre, mais une parole imposée, apprise, où
l’essence se cache derrière tous les silences, lapsus, déviations. Il y a alors une alliance entre le corps de
la comédienne et ses manques et la parole des femmes et ses manques.
Cependant, pour que le jeu ne soit pas plaqué, on a inventé dans chaque sketch. Par exemple, quand je
parle de traditions, de ce qui se fait, je suis à genoux sur la table dans une position du corps qui n’est pas
normale par rapport à ce qui se dit : dans le regard du spectateur cela enregistre quelque chose qui ne va
pas tout à fait ensemble. La même chose quand, autour d’une tasse de thé, dans une tenue très
conventionnelle, les femmes se racontent qu’il leur arrive de faire l’amour sur la table. Là, la position
du corps est normale, mais ce qui se dit beaucoup moins !
On a aussi voulu donner à entendre le texte « autrement », dans son étrangeté. Il ne fallait surtout pas
qu’il soit neutralisé. Le texte doit garder sa force, donc ne pas être dit comme un texte banal, mais
comme un grand texte, un texte classique. Je le nourris dans ma tête comme si chaque phrase était un
moment capital, plein… et les silences apparaissent alors comme d’autant plus forts. L’oppression est

78
Franz Xaver Kroetz, Perspectives ultérieures…, op. cit., p. 16.
79
Jean-Louis Besson, « F. X. Kroetz. Une résurgence du naturalisme ? », art. cité, pp. 158-160. Pour l’entretien
cité par Besson, cf. Franz Xaver Kroetz, « Ich säße lieber in Bonn im Bundestag », art. cité, p. 586.
80
Claude Yersin, « L’histoire et le vécu », art. cité, p. 14. Il faut effectivement reconnaître aux traductions
françaises le mérite d’avoir privilégié l’épure sans céder à la tentation du régionalisme – alsacien ou « ch’timi »
– ou d’un argotisme « popu » qui aurait lourdement entamé la démarche kroetzienne.

620
encore plus ressentie, car les silences sont alors des trous, des vides : ce sont toutes les choses enfouies
en nous, auxquelles à la vitesse de vie d’aujourd’hui de 2000 fusées lunaires, on ne peut plus faire
attention, sauf chez le psychanalyste… Et avec toutes ces failles enchaînées les unes derrière les autres,
le spectateur se dit : mais je les ai, ces failles !81

C’est dire que toutes les ressources du théâtre sont convoquées pour exhausser l’étrangeté de
cette parole et creuser l’écart entre le contexte de l’enregistrement et celui de sa mise en jeu.
On constate même une parfaite convergence entre l’exigence esthétique de dénaturalisation et
l’exigence politique de désaliénation : c’est parce que l’actrice n’adhère pas totalement à cette
parole et ne feint pas de la donner comme sienne, que celle-ci cesse d’apparaître comme
l’expression spontanée d’une identité féminine supposée autonome. Le rapport de l’actrice à
son rôle et celui de la femme à sa parole engagent une tension semblable entre le propre et
l’étranger. Le processus de reconnaissance visé ne relève donc pas de l’identification de la
scène à la réalité mais de la découverte de ce qui, dans la réalité, reste méconnu.
Bien que La Table constitue une proposition atypique par rapport aux autres pièces
quotidiennistes et parvienne précisément par son dispositif à en éviter certains écueils, elle
permet d’en approcher les objectifs : si la nouvelle économie de la visibilité que ces pièces
mettent en œuvre se propose de rendre perceptible ce que le regard néglige et en appelle, pour
ce faire, à des effets de distanciation qui visent à dessaisir le quotidien de sa familiarité, le
geste intervenant qu’elles effectuent sur la langue pour donner à entendre sa part silencieuse y
trouve pleinement sa place et vise à ce que rien de ce qui se dit sur scène ne se donne sur le
mode de l’évidence. Les enjeux polémiques soulevés par cette démarche tiennent alors au
degré d’ostentation d’un tel geste, à l’amplitude de la distance qu’il suscite et aux ambiguïtés
que génère son défaut ou son excès de visibilité. Alternativement stigmatisé comme pâle
enregistreur ou comme ventriloque omnipotent, le dramaturge traquant l’aliénation dans le
tissu des conversations quotidiennes ne cesse d’être rappelé à l’ordre conjoint du théâtre et du

81
Michèle Foucher, « “La Table”. Dessus, dessous. Paroles de femmes », art. cité, p. 123. Les exigences de cette
recherche s’ancrent dans l’expérience préalable de la transcription des bandes enregistrées et la découverte d’un
profond décalage entre les échanges tels qu’ils ont été vécus dans leur immédiateté par l’actrice et ce qu’a révélé
leur relecture distanciée : « Mais il a d’abord fallu retranscrire les bandes et j’ai voulu tout retranscrire : les
moments de respiration, où cela s’arrête, les moments d’interjection (bof… euh), les silences… tout cela fait
partie de ce qui se dit et quand j’ai relu, j’ai vu à quel point je n’avais pas effectivement tout entendu. J’avais
entendu les anecdotes mais pas les manques, les arrêts. Même à quatre, on ne s’écoutait pas. Si on l’avait fait, on
aurait été dix fois plus loin. Chacune était sur son rail, rien ne se répondait, et, avec les silences, c’est cela que
j’ai voulu aussi garder : comment cela se parlait ou pas et comment dans notre tête on est prisonnier, on a des
résistances que le langage laisse parfois échapper (lapsus, substitution de mots…) » (id., pp. 121-122). On
ajoutera que le spectacle du Théâtre de l’Aquarium, La Sœur de Shakespeare, semble animé par une recherche
sensiblement similaire, ayant trouvé son point de départ dans la parole réelle – elle aussi pleine de « manques »
et d’« arrêts » – d’une femme au foyer prisonnière de son rôle. Si la reprise régulière et morcelée de cette parole
que l’on entend d’abord via un magnétophone permet effectivement d’en entendre les contraintes et les interdits,
la stratégie propre au spectacle consiste toutefois à mettre clairement au jour ce qu’elle refoule, les différents
sketchs de la pièce lui opposant une concurrence théâtralement « déloyale » qui nous éloigne de la dénatura-
lisation à laquelle Foucher la soumet sans jamais sortir de son ornière, ni la confronter à d’autres discours.

621
réel : soupçonné de trahir le premier parce qu’il tend à le faire oublier au profit d’une
restitution vériste et sans invention des ternes mots des gens, coupable de trahir le second au
nom même des velléités enregistreuses qui viennent de lui être attribuées, de son inaptitude à
rendre compte de la diversité des pratiques discursives au sein du peuple et de sa propension à
n’en prélever que la part susceptible d’asseoir sa démonstration. Tel est le double bind dans
lequel le discours critique enserre le dramaturge tourné vers le territoire intouchable de la
parole populaire : réinvente-la et sois-lui fidèle, ne te contente pas de la copier et garde-toi de
la trahir et de la déformer pour l’assujettir à tes fantasmes et à tes intérêts. Fautif d’être à la
fois présent nulle part et visible partout, le voilà reporter naturaliste renvoyé à la naïveté d’une
posture esthétiquement intenable, pour réapparaître aussitôt en montreur de marionnettes
renvoyé au surplomb d’une posture éthiquement condamnable82…
Nous pensons avoir suffisamment souligné que l’intérêt de ces dramaturgies tient au
fait que la voie qu’elles tentent de frayer se joue entre ces deux pôles. Reste que le territoire
sinueux qu’elles investissent est traversé d’indubitables tensions : pour fournir un très utile
« mode d’emploi », l’élucidation des intentions dans leur louable subtilité ne saurait suffire à
les évincer. La synthèse de la reconnaissance et de la distance, du réalisme et de l’ironie,
repose en effet sur un équilibre précaire et propice aux malentendus, comme nous le
rappellent les déclarations de Horváth s’en prenant successivement aux équivoques de ses
pièces, aux maladresses de leurs représentations et aux résistances du public pour se prévenir
contre les reproches qui lui étaient faits concernant le caractère naturaliste ou satirique de son
théâtre83. Que l’ironie cesse d’être suffisamment perceptible, et l’on verse dans le pittoresque
d’un milieu populaire figé dans son particularisme ; qu’on ne voit plus qu’elle, et la
mécanique linguistique plaquée sur le vivant quotidien fait aussitôt disparaître la réalité à
laquelle la scène est censée renvoyer. Du point de vue des écritures elles-mêmes, force est de
constater que la tentation parfois palpable d’ériger le laconisme en système porte ces tensions
à leur plus haut point critique, comme l’a justement souligné Sarrazac : « La misère verbale
des personnages de Wenzel, Kroetz ou Deutsch ne serait-elle pas, en dernière analyse, un effet

82
Face à cette quadrature du cercle réaliste, on ne peut s’empêcher de penser à la façon vertigineuse dont Diderot
en a problématisé les enjeux dans ses Entretiens sur Le Fils naturel : « Mais qu’est-ce que c’est que cet André ?
Je trouve qu’il parle trop bien pour un domestique ; et je vous avoue qu’il y a dans son récit des endroits qui ne
seraient point indignes de vous » (Denis Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, in Œuvres, t. IV, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1996, p. 1150). Aux objections de Moi en appelant alternativement aux conventions
du théâtre et aux exigences de la nature, Dorval répond par un aveu d’impuissance éminemment retors qui nous
découragera définitivement d’imputer trop de naïveté aux dramaturges qui ont voulu et qui veulent encore mettre
le théâtre en phase avec la réalité : « [André] voulait la scène comme elle s’était passée ; vous la voulez comme
il convient à l’ouvrage ; et c’est moi seul qui ai tort de vous avoir mécontentés tous les deux » (id., p. 1149).
83
Ödön von Horváth, « Mode d’emploi », art. cité, p. 10.

622
purement mécanique du métalangage de l’auteur, l’artefact d’une reconstitution de la langue
populaire selon le point de vue exclusif de son fonctionnement hiérarchique »84 ? On retrouve
ici des questionnements très proches de ceux que nous avons abordés au sujet du personnage-
créature : refusant le populisme consistant à exhiber les trouvailles dont la parlure populaire
paraît pleine à l’oreille du littérateur bourgeois, ne cède-t-on pas à un nouveau racisme de
classe dès lors que l’on fait exclusivement porter l’accent sur des manques, des limitations et
des handicaps linguistiques qui érigent involontairement la langue dominante en étalon85 ? Le
partage des voix dont nous avons analysé le fonctionnement en dégageant de chaque réplique
les sous-titres que l’auteur nous invite à lui associer par-dessus l’épaule des personnages, ne
menace-t-il pas, in fine, d’opposer les maîtres de la langue et ses misérables esclaves,
reconduisant dans le rapport scène/salle cette hiérarchie sociale dont les pièces entendent
précisément dénoncer les effets ségrégatifs ?
Un tel questionnement devient particulièrement aigu lorsque la mise en scène
s’ingénie à combler les blancs que ménage l’écriture (et se charge parfois de le faire à
l’adresse d’un public massivement bourgeois, point aveugle de nos analyses sur le surplomb
qui exigeraient de remonter dans le temps pour enquêter à la sortie des théâtres et aborder
sous un angle nouveau la question des effets en confrontant notre lecteur-spectateur idéal aux
différents publics ayant assisté à des spectacles quotidiennistes). Dans un article de 1977
intitulé « Le Moins et le Trop », Dort revient sur la mise en scène de Marianne attend le

84
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 124. Sarrazac a régulièrement mis en valeur les menaces
qui pèsent sur l’inflation du silence dès lors qu’elle se mue en procédé mécanique : « Car ne risque-t-on pas, à
exhiber ce mince discours, d’insister artificiellement sur sa minceur, et de surenchérir ?… L’écart ne laisse pas
d’interroger entre la maîtrise par le dramaturge de la pauvre langue d’“en bas” – les connaisseurs l’appelleront
laconisme – et la manifestation de cette langue à travers les personnages eux-mêmes, prolétaires de la parole –
on la nommera simplement dénuement. Dramaturges, devenons-nous les pleureuses de la communication après
en avoir été les philanthropes ? » – Jean-Pierre Sarrazac, « Vers un théâtre minimal », art. cité, p. 74.
85
Sur ce sujet, il convient de rappeler les débats qui agitent la sociolinguistique dans les années 70 autour du
« handicap » linguistique des couches populaires, enjeu nourri par les hypothèses (schématisées) de Bernstein,
contesté par Labov (dont les ouvrages Sociolinguistique et Le Parler ordinaire : la langue dans les ghettos noirs
des Etats-Unis paraissent en France en 1976 et 1978), puis reformulé par Bourdieu (notamment dans Ce que
parler veut dire en 1982). La sociolinguistique constituant elle aussi un mode de construction du réel, il est
intéressant de remarquer que les tensions soulignées par Bourdieu rejoignent à certains titres celles qui touchent
la représentation théâtrale de la langue populaire : « Pour reproduire dans le discours savant la fétichisation de la
langue légitime qui s’opère dans la réalité, il suffit de décrire, avec Bernstein, les propriétés du “code élaboré”
sans rapporter ce produit social aux conditions sociales de sa production et de sa reproduction […] : le “code
élaboré” se trouve ainsi constitué en norme absolue de toutes les pratiques linguistiques qui ne peuvent plus être
pensées que dans la logique de la deprivation. A l’inverse, l’ignorance de ce que l’usage populaire et l’usage
savant doivent à leurs relations objectives et à la structure du rapport de domination entre les classes qu’ils
reproduisent dans leur logique propre conduit à canoniser telle quelle la “langue” des classes dominées : c’est en
ce sens que penche Labov lorsque le souci de réhabiliter la “langue populaire” contre les théoriciens de la
deprivation le porte à opposer la verbosité et le verbiage pompeux des adolescents bourgeois à la précision et à la
concision des enfants des ghettos noirs » (Pierre Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue
légitime », art. cité, p. 81). Entre misérabilisme et populisme, la sociolinguistique se trouve à son tour aux prises
avec un double bind lié à son souci conjoint de dire le réel et de l’interpréter, de s’y soumettre et de l’objectiver.

623
mariage par Wenzel (« Les blancs et les trous ») et sur celle de Loin d’Hagondange par
Chéreau (« Des noirs surpeuplés »). De la première, il regrette que les manques du texte n’y
aient été réduits à de simples « points de suspension » : « Le spectateur, lui, remplit la ligne et
remplace les points par des lettres, par des mots, par des événements. […] [Il] ne perd jamais
son chemin : tout y est balisé, même les déviations »86. Rattrapé par une sous-conversation
aisée à restituer, le silence ferait moins signe vers une impossibilité (celle des personnages
comme celle du dramaturge à avoir prise sur le réel), qu’il ne jetterait un voile pudique sur ce
qui se passe de commentaire. Ce qui apparaît dès lors comme la victoire réitérée d’un
« panverbalisme » s’annexant le silence pour en faire l’une de ses succursales87, nous éloigne
des « blancs béants » et « incomblables » que Dort associe au théâtre du quotidien (« s’il
existe »). Encore est-ce au spectateur de faire ce travail de suture quand la mise en scène de
Chéreau serait allée jusqu’à l’en dispenser :
Sa mise en scène devient commentaire. Méta-texte ou, mieux, patho-texte. Elle nous communique, à
chaque détour de l’histoire, l’effroi que nous devrions ressentir devant l’existence de ces retraités
promis à la mort. Le quotidien s’inscrit dans l’éternel. Ce qui était blanc, manque, trou, devient noir,
plein, surabondance de sens. Nous ne nous interrogeons plus sur ces lambeaux d’existence de Georges
et de Marie, sur leurs paroles décousues (au sens propre du terme). Chéreau recoud le tout, et le
spectacle ne nous dit plus que sa propre terreur devant cette vie prise en bloc. A la limite, celle-ci nous
devient incompréhensible. Le texte ne joue plus : il chante, il déplore. Chéreau célèbre une cérémonie88.

Ayant pointé la lisibilité potentiellement excessive du « métalangage » de l’auteur, on


comprend que le « méta-texte » que lui ajoute le metteur en scène ne peut qu’en actualiser les
effets surplombants. S’il est impossible de mettre ces analyses à l’épreuve d’un spectacle que
nous n’avons pas vu, celles-ci offrent néanmoins un indicateur opérant pour saisir la fragilité
de ces écritures face à la tentation d’en peupler les silences89. Porté par le souci de mettre en
déroute l’inflation spectaculaire et la subjugation qu’elle exerce sur le regard, le geste
quotidienniste se voit alors rattrapé par elle, au détriment du fugitif et du fragmentaire.
Comme Deutsch lui-même s’en est indigné dès 1979, la poétique du silence menace de
se figer en « une petite idéologie du point de suspension »90. Or, la même année, Kroetz
revient à son tour sur ce laconisme mué en cliché, mais c’est pour formuler un reproche

86
Bernard Dort, « Le Moins et le Trop », Travail théâtral, n° 27, avril-juin 1977, p. 4.
87
Tels sont les termes qu’utilise Sartre au sujet du « théâtre du silence » de Jean-Jacques Bernard, « théâtre très
bavard » par lequel « le langage s’était annexé le silence » et qui s’oppose en tout point aux recherches de
l’après-guerre : « Ainsi le théâtre du silence, c’était le panverbalisme, la conquête totale du monde théâtral par le
verbe. […] Se taire c’était aller au paroxysme de la conversation, au moment où le conflit est pleinement
réalisé » – Jean-Paul Sartre, « Mythe et réalité du théâtre » (1967), in Un Théâtre de situations, op. cit., p. 201.
88
Bernard Dort, « Le Moins et le Trop », art. cité, p. 5.
89
Du moins peut-on citer certaines déclarations de Chéreau à l’époque de la création : « Ce spectacle a aussi
pour but de transmettre, sans jugement sur les deux personnages, un peu de l’horreur que je ressens face à ce
type de vie. […] Au stade où j’en suis dans mon travail, mon seul problème est de montrer, en France, en 1977,
des gens comme ceux-ci, très éloignés de moi » – Patrice Chéreau, « Ces gens-là », art. cité, p. 32.
90
Michel Deutsch, « Encore une fois le quotidien », art. cité, p. 51.

624
strictement inverse qu’il est tout aussi important d’entendre, tant il permet de cerner les défis
contradictoires que s’assignent les dramaturgies du quotidien. A l’heure où certains regrettent
que ce théâtre, initialement destiné à desceller l’exigence critique de ses certitudes et de sa
pédagogie, en vienne finalement à délivrer des messages trop faciles à décrypter, Kroetz
stigmatise précisément l’élision du sens au profit de la seule forme. Réduite à une marque de
fabrique de son écriture, la Sprachlosigkeit devient un phénomène autonome, valant pour lui-
même, et cesse dès lors de s’articuler aux problématiques sociales vers lesquelles elle devrait
pourtant nous orienter. En somme, Kroetz déplore que les spectateurs de ses pièces, à la
faveur du retournement de tendance en train de s’opérer, puissent considérer ses points de
suspension sans plus y mettre d’idéologie ni y percevoir les signes de la hiérarchie sociale :
Après la création de Heimarbeit et de Hartknäckig, on avait pu lire à l’époque dans le Süddeutschen
Zeitung la critique de Benjamin Henrichs : « la soirée des sans-paroles ». A l’époque, cette formule était
éclairante, aujourd’hui c’est devenu un cliché. A l’époque, il ne s’agissait pas pour Henrichs de l’utiliser
comme un alibi réactionnaire permettant de dissimuler la situation sociale de ces hommes. Aujourd’hui,
je refuse ce concept, parce qu’entre temps, il a été utilisé pour ignorer les situations sociales de ces
pièces et qu’il déplace l’intérêt sur l’absence de parole au sens où la conscience détermine l’être. Ainsi
le cliché devient un vocabulaire réactionnaire. Au début, ce n’était pas le cas. Je me suis distancié
depuis très longtemps de cela parce que ce n’est pas l’absence de parole qui constitue le phénomène
essentiel, mais la situation sociale91.

Entre l’indexation unilatérale du silence sur le thème générique de la domination et son


hypostase formelle comme figure de style déconnectée de tout référent, les enjeux politiques
et poétiques qu’il est censé conjuguer peinent à s’équilibrer. Tel est le paradoxe de cette
économie du visible qui œuvre aux limites conjointes du théâtre et du réel, du montré et de
l’irreprésentable, de la critique sociale et de son empêchement, et qui, en raison même du
territoire impossible qu’elle s’est fixé, paraît vouée à osciller entre le trop et le trop peu.

b) Et pourtant ce silence ne pouvait être vide : nouveaux usages de la parole

Si un tel constat peut paraître aporétique, le seul fait qu’il soit pris en charge par les
dramaturges eux-mêmes permet de rappeler que le quotidien n’a cessé pendant toute la
décennie de constituer un enjeu de recherche. Bien que les représentations fameuses de
certaines pièces – notamment Loin d’Hagondange et Travail à domicile – aient pu faire croire

91
Franz Xaver Kroetz, entretien avec Heinz Ludwig Arnold, « “Der lebendige Mensch ist der Mittelpunkt.”
Gespräch mit Franz Xaver Kroetz », in Als Schriftsteller leben. Gespräche mit Peter Handke, Franz Xaver
Kroetz, Gerhard Zwerenz, Walter Jens, Peter Rühmkorf, Günter Graß, Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt
Taschenbuch Verlag GmbH, 1979, pp. 43-44 – nous traduisons. Outre les raisons ici invoquées, la méfiance
progressive de Kroetz vis-à-vis de cette Sprachlosigkeit qui a fait son succès tient à sa crainte de s’être enfermé
dans un système dramatique qui l’éloigne de la réalité et de son éventuelle polyphonie. Comme Wenzel ou
Foucher à la même époque, il s’est donc soumis à l’épreuve du magnétophone. En témoigne l’étonnant ouvrage
Chiemgauer Gschichten, série d’entretiens menés avec les habitants de Chiemgau (Bavière) dont la préface
repose avec force la nécessité d’intervenir, sans la trahir, sur la parole populaire, dans le cadre d’une approche
qui se veut à la fois documentaire et artistique, précise et exemplaire, en somme réaliste – cf. Franz Xaver
Kroetz, Chiemgauer Gschichten. Bayrische Menschen erzählen…, Köln, Verlag Kiepenheuer & Witsch, 1977.

625
à la fixation de la rhétorique quotidienniste autour de quelques figures (trop aisément)
repérables, il est nécessaire de rendre compte de la façon dont les auteurs ont tenté de résister
à cette chape de silence au sein même de leurs pièces, instaurant de nouveaux rapports entre la
langue, la parole et le pouvoir. A rebours des discours sous surveillance et des paroles
empêchées, place est effectivement faite à quelques éclats de voix réfractaires au système que
nous venons d’analyser. Qu’il s’agisse de prêter aux personnages la capacité de se frayer un
chemin dans la langue pour y apprendre des usages alternatifs du réel ou d’interrompre le fil
décousu des dialogues pour y faire surgir des « soliloques enfiévrés »92, le geste
quotidienniste ne saurait être réduit au seul empire du laconisme. Le confrontant à d’autres
débits, lui opposant d’autres horizons, le sujet écrivant n’avance pas toujours masqué. A partir
de la fin des années soixante-dix, il s’expose même de plus en plus jusqu’à remettre en cause
les fondements d’un théâtre dont la portée critique ne s’insinuait jusqu’alors que dans les
fissures, les courts-circuits et les manques introduits dans la représentation du quotidien.

Premiers pas vers la parole

Kroetz dit ainsi avoir rapidement pris ses distances avec la facture silencieuse de ses
premières pièces dont Concert à la carte peut être considéré comme le point d’aboutissement.
Toutes les pièces qui ont suivi peuvent en effet être abordées comme autant de tentatives pour
déjouer les pièges du mutisme et ménager quelques échappées dans la prison linguistique où
sont enfermés les personnages. Ces brèches prennent d’ailleurs des formes très contrastées qui
ne se limitent pas à la fulgurante conversion de Kurt dans Le Nid, sourd-muet accédant en
quelques scènes aux vertus du débat contradictoire. De la logorrhée hésitante de Madame
Ruhsam dans Perspectives ultérieures… aux monologues délirants d’Otto dans Mensch Meier
en passant par les séquences dévolues à la lecture du journal intime de Martha dans Wer
durch Laub geht…, la mise à mal de la Sprachlosigkeit entraîne une diffraction de l’écriture
kroetzienne, le point commun de toutes ces tentatives résidant toutefois dans la nouvelle place
qu’elles réservent à l’univers intérieur du personnage et à sa capacité à se construire quelques
remparts contre les intimidations sociales, aussi fragiles ou dérisoires puissent-ils paraître.
Mais d’abord, observons comment Kroetz a tenté de resserrer les liens entre
« l’absence de parole » et « la situation sociale » dans le cadre de la nouvelle pédagogie mise
en œuvre à partir de 1972. Parce qu’elle s’offre comme le deuxième volet de Train de ferme
et en reprend le personnel dramatique, la pièce Train fantôme permet de prendre la mesure
des variations opérées. Dès le premier acte, l’enjeu linguistique est placé au centre de la pièce

92
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 127.

626
et établit un parallèle entre l’éducation fruste qu’a reçue Beppi et celle que cette dernière tente
d’offrir à son fils. Si nous avons souligné à quel point il importe pour Kroetz que nous ne
prenions pas ses personnages pour des « demeurés », l’enjeu de ce nouvel opus est bien de
clarifier le propos et de dégager définitivement leurs handicaps linguistiques de toute
approche psychologique (« au sens où la conscience détermine l’être ») pour les articuler à
leurs conditions sociales et familiales de possibilité. Tandis que Train de ferme s’ouvrait sur
une leçon de lecture singulièrement expéditive, la première scène de Train fantôme montre
Beppi qui raconte à Georg l’histoire du petit chaperon rouge et souligne l’importance qu’elle
porte à cet apprentissage qui désigne tout autant celui de la mère que celui de son enfant :
BEPPI. Il parle pas encore.
SEPP. Ça fait rien, il va apprendre, tu vas voir. […]
Tu lui racontes des histoires.
BEPPI hoche la tête.
SEPP. Quand il peut même pas encore parler.
BEPPI. Ça fait rien. Pause. Faut s’entraîner93.

Engageant un débat maladroit et confus pour savoir s’il faut placer Georg en foyer, le couple
Staller revient sur cette question linguistique dès la deuxième scène de l’acte I :
LA STALLER. Si je savais pas de qui est l’enfant, silence – comment il est né – alors on pourrait le garder
ici, parce que ce serait un gentil gamin. Mais les enfants deviennent comme les parents, c’est
scientifique.
STALLER. Pas Beppi.
LA STALLER. Ça, c’était une exception, ça peut aussi arriver.
STALLER, rapidement. Parce ce que tu t’es pas assez occupée d’elle.
LA STALLER. Quoi ?
STALLER. Parce ce qu’on s’est pas assez occupés d’elle.
LA STALLER. […] Pause.
Qu’est-ce qu’il raconte comme idioties ! Un enfant à qui on peut pas parler, on peut rien lui dire, c’est
pourtant clair.
Pause. […]
STALLER. Mais, maintenant elle parle davantage, depuis la naissance. Ça se voit.
LA STALLER. […] Ce qu’elle peut être bête, parce que le petit sait pas encore parler, elle croit que c’est
elle qui doit parler, pour ce que ça sert.
STALLER. Le petit parle pas, alors elle parle.
LA STALLER. A six mois, quelle idiotie !
STALLER. Parce qu’elle a peur.
LA STALLER. Ça montre à quel point elle est bête.
Longue pause.
STALLER. Quand on se met à parler là-dessus, on va toujours plus profond, alors qu’on le veut pas. On
finit par avoir la tête à l’envers et on dort pas94.

93
Franz Xaver Kroetz, Geisterbahn, op. cit., p. 291 – nous traduisons. Ce double apprentissage est à nouveau
mis en valeur dans la scène 3 de l’acte II : « SEPP. Maintenant, faut que tu apprennes à parler sans faire de fautes.
C’est le plus important. Quand on sait parler, on est un autre homme. / BEPPI hoche la tête. Faut s’entraîner. […]
Une phrase a besoin d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. / SEPP. C’est bien. / BEPPI. Il doit apprendre à
dire : un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien, un chasseur sachant chasser le chat sauvage
sans son chien est un bon chasseur. Elle rit et hoche la tête. / SEPP. C’est juste des bêtises, mais c’est vrai. /
BEPPI. Si moi je peux le faire » (id., p. 301 – nous traduisons). Ajoutons que le tonguetwister utilisé par Kroetz
fait mention d’un homme hospitalisé et porte une ombre menaçante sur ce moment d’optimisme linguistique et
familial : « Herr von Hagen, darf ichs wagen, Sie zu fragen, welchen Kragen Sie getragen, als sie lagen, krank
im Magen, im Spital von Kopenhagen ».

627
« Ein Kind, mit dem man ned redn kann, dem kann man nix sagn » : applicable au cas
exceptionnel de Beppi comme à tous les enfants en bas âge, la tautologie dissocie nettement la
compétence linguistique de tout procès social et familial d’apprentissage et fait obstacle à
l’entreprise autocritique amorcée par Staller, le laissant seul face aux abîmes qu’ouvre sous
ses pieds la question épineuse de la psychogenèse du langage.
Et pourtant, elle parle… Depuis Train de ferme, sa rencontre avec Sepp et la naissance
de Georg, Beppi a fait d’incontestables progrès, s’émancipant indissociablement du silence et
de la tutelle parentale. Trouvant l’énergie de fuir le domicile familial à la fin de l’acte I, elle
rejoint Sepp à Munich. Or leurs retrouvailles dans la première scène de l’acte II offrent une
succession de proverbes et de lieux communs qui propose un retournement surprenant de la
casuistique du malheur que nous avons préalablement évoquée :
BEPPI. Alors je me suis posée là et j’ai dit : si Georg doit aller dans un foyer, je me suicide.
Elle rit et hoche la tête.
Pause.
SEPP. Voilà ce que c’est. Quand on montre les dents, alors on peut tout avoir. Il faut juste oser.
Pause.
Si j’avais fait ça plus souvent, ç’aurait été comme ça.
Pause.
Seulement, j’ai toujours été le plus faible. Il sourit. On peut pas se défendre quand on est le plus faible.
BEPPI. La fortune sourit aux audacieux !
SEPP la regarde. Ça, c’est de moi que tu le tiens !
BEPPI hoche la tête.
SEPP. Mais c’est rien qu’un proverbe.
BEPPI. La fortune sourit aux audacieux !
SEPP sourit. Chacun est l’artisan de son bonheur !
Pause.
BEPPI. Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.
SEPP. Avec de la volonté, on déplace des montagnes !
Pause.
Et encore ?
BEPPI. La fortune sourit aux audacieux !
SEPP. On l’a déjà dit.
BEPPI. Et après ?
SEPP. Ne compte que sur toi seul !
BEPPI. Juste.
Tous deux sourient95.

A l’instar du fait divers convoqué à la fin de Haute-Autriche, la reprise de ces maximes dont
nous avons vu que Kroetz faisait grand usage – « Wer wagt, gewinnt » constitue le sous-titre
de Concert à la carte tandis que « Jeder ist seines Glückes Schmied » est utilisé dans Train de
ferme – semble relever de l’autocitation et des indices réflexifs que distille le dramaturge au
sein de son œuvre pour questionner son écriture et mettre en valeur son évolution. Au lieu
d’empêtrer le dialogue pour court-circuiter toute possibilité d’action, la parole formulaire

94
Franz Xaver Kroetz, Geisterbahn, op. cit., p. 293 – nous traduisons.
95
Id., p. 299 – nous traduisons.

628
n’intervient que dans un second temps, après le micro-récit de Beppi faisant précisément état
d’une réplique performative qui lui a manifestement donné la force de partir, sinon de se
suicider96. Si Sepp recourt comme de coutume à un axiome entérinant son impuissance (« Da
kann man sich ned wehrn, wenn man der Schwächer is »), Beppi lui oppose un proverbe
volontariste désormais validé par l’expérience et amorce un concours joyeux où les mots les
plus congelés de la langue se voient transformés en objets ludiques et permettent un véritable
échange que n’entame pas la vacuité des énoncés. Dans un tel contexte, les silences eux-
mêmes changent de valeur et font moins signe vers les empêchements de la parole qu’ils ne
suggèrent une recherche amusée parmi les locutions dont disposent les personnages,
confirmant dès lors leur communion97. Il est vrai que la fortune ne sourira pas longtemps aux
audacieux et des événements extérieurs viendront rappeler qu’il ne suffit pas de compter sur
soi seul – et sur l’amour des siens dont Kroetz fait de plus en plus clairement l’élément
déclencheur de toute métamorphose individuelle – pour pouvoir prétendre au bonheur. Au
moins le dramaturge aura-t-il dissocié ses personnages du sort, désormais hautement
pathétique, que la société leur réserve, montrant leur capacité à se frayer un chemin dans la
langue à condition qu’on les y encourage et qu’on veuille bien les écouter.
Ce réinvestissement positif des locutions figées apparaît également dans Le Nid.
Comme nous l’avons vu, la structure de la pièce aménage une rupture radicale à partir de la
« mission spéciale » de Kurt. Or les déflagrations qu’elle entraîne touchent non seulement
l’action mais aussi la parole dramatique, inscrivant le passage de la première à la deuxième
manière de Kroetz au cœur même de la pièce. Plus encore que les événements eux-mêmes, il
semble que ce soit l’injure de Martha – désignant son mari comme un singe savant, « ein
dressierter Aff » – qui provoque la prise de conscience de Kurt. Tandis que le dernier dialogue
de l’acte II achoppe sur cette critique cinglante, la formule continue de faire son chemin et

96
Le micro-récit de Beppi s’avère toutefois bien plus assuré et direct que la scène qu’il est censé restituer. D’une
part, la menace de suicide, avant d’être prononcée, fait l’objet d’une méticuleuse préparation : dans la scène 6 de
l’acte I, Beppi écrit sa phrase et l’apprend par cœur en essayant de ne pas faire de fautes. D’autre part, sa
formulation face à l’intimidante figure maternelle ne va pas sans heurts : dans la septième et dernière scène de
l’acte I, Beppi n’ose d’abord que quelques monosyllabes – « Ich », « Weg » – puis dit la fameuse phrase qu’elle
redouble sous une forme imparfaite : « Wenn der Georg in das Heim muß, bringe ich mich um », « Wenn der
Georg in das Heim muß, tot » ; elle reçoit aussitôt une gifle puis se tait pour rassembler ses affaires et s’apprêter
à partir, pantomime imperturbable qui s’avère bien plus efficace que ses menaces et laisse le couple Staller sans
voix. C’est dire que la maladresse linguistique n’empêche pas le passage à l’acte. Si l’intertexte mélodramatique
avec lequel dialogue une telle réplique est soumis aux bredouillements de l’héroïne bien en peine de jouer son
rôle et entraîne des effets moins radicaux que ceux qu’elle promet, une action n’a pas moins lieu qui échappe à
l’ironie du dramaturge et se présente comme fondamentalement positive.
97
Que l’on songe à l’étonnante précision qu’apporte Kroetz dans les notes liminaires de la pièce, visant
manifestement à souligner la différence entre Train de ferme et Train fantôme : « Dans ce contexte, les silences
sont très importants. Au-delà de l’entente linguistique, ils peuvent même conduire à la possibilité d’une forme
d’entente proprement humaine » (Franz Xaver Kroetz, Geisterbahn, op. cit., p. 290 – nous traduisons).

629
ressurgit dans la scène 1 de l’acte III où elle cesse de s’inscrire dans la logique d’agression qui
empêche habituellement les personnages de communiquer pour se voir dotée d’une force
révélatrice insoupçonnée :
KURT. […] Un singe dressé, ça peut pas se suicider.
MARTHA. Ça t’a frappé, hein ? que j’aie dit ça. Je le regrette.
KURT (doucement). Mais c’est pourtant vrai.
MARTHA. Idioties !
KURT (tranquillement). Ne mens pas !
(Silence.)
Moi, je suis pas un être fait pour l’usage personnel, comme on dit. (Il sourit.)
(Silence.)
MARTHA. La plupart sont comme toi !
KURT. Il y a quelques jours, si quelqu’un m’avait dit ce que je suis, je l’aurais pas cru… Et je lui aurais
ri au nez.
(Silence.)
[C’est comme ça. Bref silence. Une découverte, comme on dit.]
(Silence.)
J’ai plus envie de vivre avec moi, après tout ce qu’on sait. Quand on regarde dans la glace on se dit : ça
peut tout de même pas être moi. Celui-là. […]
MARTHA. Je regrette d’avoir dit ça.
KURT. Tu l’as dit.
MARTHA. Je sais bien. Je le regrette. Oublie-le.
KURT. Et si c’est la vérité ? […]
Jusqu’où faudra qu’on aille pour qu’un jour, là-dedans, quelque chose dise « non » ?98

Au lieu de constituer un écran ou une échappatoire, la formule décille Kurt. Si Martha, en


bonne logique quotidienniste, tente aussitôt de nier les pouvoirs du langage, d’esquiver les
problèmes qu’il permet de soulever et veut faire « comme si rien ne s’était passé »99, qu’il
s’agisse de l’erreur de parcours de Kurt ou de sa propre erreur de formulation, son
interlocuteur résiste à cette entreprise de dénégation et considère ces erreurs comme autant de
symptômes susceptibles de mettre au jour sa vérité intérieure. Le mot a dit la chose, ouvrant
sur de nouvelles perceptions de soi et sur un nouvel usage de la parole et du réel. En
témoignent la validité d’un constat désormais dessaisi de ses propriétés paralysantes (« das is
es »), le recours ici pertinent aux expressions toutes faites (« Zum persönlichen Gebrauch, wie
man so sagt », « Eine Entdeckung, wie man so sagt »), l’inédite capacité du personnage à dire
« non » en lieu et place des formules approbatives qui émaillaient son discours et marquaient
son consentement à l’ordre des choses, enfin son accès à la parole exemplairement
performative que constitue le dépôt de plainte, annoncée dans la dernière réplique de la scène.
Reste à convaincre Martha de la nécessité d’une telle révolution, familiale et professionnelle,
linguistique et existentielle, enjeu de la scène qui suit et du débat qu’elle met en œuvre pour
aboutir à la conversion de l’épouse, trouvant bientôt dans des proverbes sans âge le moyen
inattendu d’affermir sa détermination à changer de vie et à transformer le cours de l’histoire :

98
Franz Xaver Kroetz, Le Nid, op. cit., p. 34.
99
Id., p. 35.

630
Mais qui sait. C’est à l’œuvre qu’on voit l’artisan. Comment un oiseau saurait-il qu’il est capable de
voler s’il passait toute sa vie rien qu’avec des souris, dit un vieux proverbe. (Bref silence.) Dors, à
présent, dors. Demain matin, tu auras besoin de toutes tes forces100.

Fin de la pièce de « sourds-muets ». Commence un nouveau drame – une nouvelle


dramaturgie – auquel nous ouvre le récit du duel entre Kurt et son patron101 :
D’abord il m’a engueulé, parce que je l’avais versé à un endroit où on pouvait se baigner. J’étais un
imbécile, qu’il a dit. Puis il a ajouté que, pour le poison, il devait y avoir eu une erreur. A présent qu’il a
dit, tout est déjà dilué et pas dangereux. […]
Moi j’ai dit que j’allais tout raconter à la police. Nous dénoncer. Lui et moi. Alors il s’est mis à brailler.
Comme un sauvage ! Que j’étais saoul, qu’il a dit, alors que j’avais même pas bu de verre de schnaps.
Quand il s’est mis à crier, d’abord j’ai eu peur, après, plus du tout. (Il sourit.) Les gueulantes on a
l’habitude. Je lui ai dit que je prenais ma part dans l’affaire, ma part de responsabilité, et que lui devait
venir avec moi à la police, et prendre aussi sa part. Alors, il est devenu tout pâle, tu sais. Et il a dit,
qu’est-ce que j’avais à parler de responsabilité. Un type comme moi, ça pouvait absolument pas prendre
de responsabilité, par manque de poids, qu’il a dit. Parce que je n’étais rien qu’une andouille et rien
d’autre. Pour prendre une responsabilité comme ça, il fallait être un homme. Et pas un singe dressé, que
j’ai dit. (Il rit.) Quand j’ai dit ça, il a réfléchi et ensuite il m’a demandé qui était derrière moi.
(Silence.)
Et alors j’ai menti, il sourit, et j’ai dit : beaucoup de monde.
(Silence.)
Je voulais pas être seul, c’est pour ça. […] Il a cessé tout de suite de crier et est devenu tout poli. Tiens,
a-t-il dit, voyez-vous ça !
Et puis il est devenu cérémonieux. Avant que je parte, il m’a offert de régler l’affaire à l’amiable : la
clinique, il arrangerait ça […]. Mais si j’allais vraiment à la police, il ferait en sorte non seulement que
je sois renvoyé, mais que je ne trouve d’emploi nulle part. Parce qu’il a des relations. Dans ce cas,
mieux valait me pendre tout de suite. (Doucement) Mais ça, Martha, il l’a dit sur un ton qui m’a fait
comprendre qu’il avait peur et ne croyait pas lui-même ce qu’il disait.
(Silence.)
A la police, j’y suis passé aussi102.

100
Id., p. 36. Cette conclusion (III, 2) fait contrepoint à celle de la scène précédente (III, 1) où Martha recourt à
divers discours d’emprunt pour maintenir le statu quo : « MARTHA. […] Regarde plutôt un peu autour de toi, tout
ce qu’on a pu faire, grâce à toi, parce que tu es quelqu’un comme il faut (récitant) les fruits de ton travail gagnés
à la sueur de ton front. Ça te changera tout de suite les idées… Commence par le commencement ! Tu te
souviens ? (Elle sourit) Un landau ultra-moderne, un paidi-lit, du linge comme pour un fils de roi, une clinique
de deuxième catégorie (elle hoche la tête), pour la naissance un manteau de fourrure, pattes d’astrakan avec col
de vison, y a pas longtemps la nouvelle machine à laver et il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant que la
télévision couleur soit là. / KURT (hurlant). Non ! » (id., p. 34). La récitation de l’idéologie laborieuse en haut-
allemand (« Hochdeutsch : Mit deiner Hände Fleiß und Arbeit » – Das Nest, op. cit., p. 77), puis celle de
l’idéologie consumériste nourrie aux slogans publicitaires (« Der modernste Kinderwagen », « Wäsche wie fûr
ein Königskind »…) s’opposent aux proverbes ancestraux que Martha puise dans la mémoire populaire et qui
œuvrent au rapprochement entre langue et réalité (on songe à la distinction que fait Barthes entre l’aphorisme
bourgeois, « méta-langage […] qui s’exerce sur des objets déjà préparés » et « doit couvrir un monde déjà fait »,
et le proverbe populaire qui, lui, est encore « dirigé vers un monde à faire » et représente « une parole active qui
s’est peu à peu solidifiée en parole réflexive, mais d’une réflexion écourtée, […] attachée au plus près à
l’empirisme » – Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 242-243). Notons que « probieren geht über
studieren » (Das Nest, p. 79 – « l’expérience dépasse la science », ici traduit par « c’est à l’œuvre qu’on voit
l’artisan ») constitue un grand classique parmi les maximes kroetziennes et semble relever une nouvelle fois de
l’autocitation. Invitant à se confronter à la pâte du réel et à privilégier son expérimentation active sur son
observation passive, cette maxime retrouve pleinement son sens dans le cadre de la deuxième manière.
101
Pour de nouvelles précisions sur les inflexions de la parole dramatique dans Le Nid, on se reportera utilement
aux analyses de Gérard Thiérot et aux développements qu’il consacre notamment à l’enrichissement et à la
complexification de la syntaxe (impliquant par exemple l’apparition de conjonctions de subordination
jusqu’alors inédites telles que obwohl, seit, nachdem, bis ou als) – cf. Gérard Thiérot, Franz Xaver Kroetz et le
nouveau théâtre populaire, op. cit., pp. 168-173.
102
Id., p. 38.

631
Si l’on retrouve le procédé étudié dans notre chapitre sur le personnage, à savoir le micro-récit
sollicitant des figures invisibles de pouvoir, leur décentrement change de statut. De fait, c’est
bel et bien une scène collisionnelle qui est ici convoquée par le biais d’une narration qui fait
une large part au discours rapporté, direct et indirect, et médiatise un dialogue où les deux
interlocuteurs, pourtant pris dans un rapport hiérarchique clairement marqué, sont sur un pied
d’égalité linguistique (en témoigne la structuration de la tirade par les formules « il a dit » et
« j’ai dit » qui lui fait systématiquement pendant). A rebours des petites revanches
rétrospectives opposant le silence passé à la parole présente pour mieux fixer la distribution
des rôles sur la scène professionnelle, Kurt apparaît uniment maître du discours, dans la
cuisine comme à l’usine, jusqu’à s’être montré capable de renverser le rapport de forces social
et de faire passer le Chef de ses premiers cris de sauvage à des politesses autrement plus
civilisées. La peur a changé de camp : imperméable à l’intimidation et aux menaces, attentif
aux arguties du discours patronal et aux décalages entre les fragilités du dire et les certitudes
du dit, usant même du mensonge sur un mode éminemment stratégique, Kurt devient sujet et
fait disparaître le « singe dressé » au moment même où il cite la formule, l’utilisant comme
une arme qui permet d’élucider les postulats sur lesquels repose tacitement la domination.
Nous avons déjà insisté sur les difficultés que pose la représentation de ces premiers
pas et les artifices auxquels elle oblige à recourir. Or ces difficultés engagent logiquement le
traitement de la langue : l’assomption du sujet que nous venons d’évoquer, personnage agi
devenu acteur, parlé devenu parlant, ne laisse de paraître miraculeuse, fût-elle réconfortante
d’un point de vue strictement politique. Tentant d’articuler « grand-peur » et « espoir » dans
une pièce de 1983 dont il a fourni le matériau d’élaboration pour souligner la complexité de
l’entreprise (Furcht und Ordnung der BRD), Kroetz revient sur les questions spécifiquement
linguistiques que soulève l’ouverture du constat sur des perspectives positives d’action :
La rupture se produit quand les deux personnages entreprennent de chercher des solutions. Là, je me
mets purement et simplement à inventer, à débloquer, et rien n’est plus crédible parce que tout est faux.
C’est la triste vérité, je l’ai même fait apparaître plus ou moins consciemment : là où ça devient
franchement faux et fallacieux, je laisse tomber le dialecte bavarois marqué du début et me mets à écrire
pratiquement en Hochdeutsch, et cela jusqu’à la fin du récit103.

Délestée de la sécheresse inquiétante qui caractérisait ses premières pièces grâce à leur
oscillation hautement stylisée « entre l’abstraction et le naturalisme », l’épure et la trivialité,
l’écriture kroetzienne peine alors à échapper à ce que Michael Skasa désigne comme un

103
Franz Xaver Kroetz, Furcht und Hoffnung der BRD. Das Stück, das Material, das Tagebuch, op. cit., p. 147 –
traduction française de Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser…, op. cit., p. 344.

632
« réalisme popote »104. Craignant à son tour de devenir « un spécialiste du réalisme-télé »105,
Kroetz explorera bientôt des pistes radicalement inédites dont Ni chair ni poisson (1980) et
surtout Terres mortes (1984) offrent d’éloquents exemples :
L’humanité présente sur la scène va rester identique à celle des pièces antérieures […] Mais ce qui
change avec TERRES MORTES, c’est le regard, l’angle d’approche : tout ce qui, dans des pièces comme
TRAVAIL À DOMICILE ou HAUTE-AUTRICHE, se traduisait par un extrême laconisme, par une insistance
sur l’empêchement de parler, par la description microscopique des gestes du quotidien, se transforme en
logorrhée et en gesticulation convulsive, en lyrisme désespéré, en abstraction poétique. […]
L’éructation est permanente dans la pièce, et elle est soutenue par l’état invariablement convulsif,
frénétique, tétanique des personnages ainsi que par une pratique généralisée de l’hyperbole dans les
paroles et dans les actes : Le Fils, au Père – « Je vous couperai le cou. A toi et à tes vaches, à ta ferme, à
ta terre, à ton étable, je vous briserai la nuque »106.

Mais avant d’en venir à si radicale mutation, le dramaturge a également exploré des
voies plus sensibles où la prise de parole se manifeste de façon modeste et fragile, sans faire
fond sur une prise de conscience qui implique la totale métamorphose du locuteur, le passage
de la pleine obscurité à la pleine lumière. Desserrant les liens coercitifs qui attachaient ses
créatures au langage, Kroetz ne recourt plus à l’opposition unilatérale des mots creux et des
gestes éloquents, des accords de surface et des malaises enfouis. Il dote ses personnages de
souvenirs et de rêves, de désirs et de regrets, et surtout leur permet de les formuler. De même
que les pièces de Fleisser réussissent à faire entendre « la voix [d’]identités aléatoires en mal
de bonheur et de réalisation de soi »107, de même Kroetz nous fait accéder à des timbres plus
secrets et plus personnels. Sans cesser d’apparaître comme les traces de l’ordre social sur la
langue, les maladresses, les clichés et les silences eux-mêmes font simultanément signe vers
une humanité qu’il n’est pas parvenu à anéantir et qui continue de se tenir debout malgré tous
les coups qui lui sont portés, désamorçant définitivement la confusion entre les personnages et
la relégation dont ils sont victimes.
La réplique qu’offre Perspectives ultérieures… (1974) à Concert à la carte (1972) est
symptomatique de cette inflexion. Substituant le babil profus de Madame Ruhsam au lourd
silence de Mademoiselle Rasch, Kroetz ne renvoie pas dos-à-dos deux formes symétriques de

104
Michael Skasa, « Der stramme Max – Zu Essener Uraufführung des neuen Kroetz-Stückes », Theater heute,
n° 7, 1980, pp. 20-21.
105
Franz Xaver Kroetz, « Kirchberg. Mai 1983 (Tagebuch) », in Franz Xaver Kroetz, Frühe Prosa/Frühe Stücke,
Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1983, p. 180.
106
Jean-Pierre Sarrazac, « Résurgences de l’expressionnisme. Kroetz, Koltès, Bond », art. cité, pp. 140-142.
107
Philippe Ivernel, « Le petit théâtre du monde de Marieluise Fleisser », art. cité, p. 66. Sur ce sujet, voir aussi
les analyses de Thiérot sur le statut ambivalent de la langue fleisserienne, dont les accents poétiques constituent
un refuge fallacieux contre les agressions de la réalité, mais aussi l’indice d’un élan vital que l’ordre social n’a
pas réussi à éradiquer. Ainsi de la langue des adolescents de Purgatoire… : « Le parler petit-bourgeois de leurs
pères ne saurait leur suffire, avec ses clichés stériles. Les “libres” variations des versets bibliques, si elles disent
leur enfermement, leur permettent finalement d’éviter la négation nihiliste, de maintenir et d’affirmer leurs droits
et leurs désirs, et cette grandiloquence, jamais méprisable, est à la mesure de l’immensité de leurs appétits […].
En tout état de cause, la conscience du héros n’est pas anesthésiée ; sous les outrances du langage, une volonté
est là, impuissante, mais qui n’abdique pas » – Gérard Thiérot, Marieluise Fleisser…, op. cit., p. 248.

633
Sprachlosigkeit, l’une par excès, l’autre par défaut, mais propose un nouveau changement de
focale qui permet de nous tenir au plus près de la parole du personnage, de ses atermoiements
et de ses rétractations, en somme de son mouvement propre :
Perspectives ultérieures… […] ne se contente pas d’enregistrer le défaut de communication qui frappe
une exclue sociale, elle traverse la croûte de silence pour atteindre le murmure intérieur du personnage
et nous le donner à entendre, comme à travers une sonde. […]
En d’autres termes, [Kroetz] déplace son investigation de la communication chez les « démunis », de
l’exhibition des pannes, des dérèglements, de l’épuisement du langage vers la mise en exergue de sa
difficile et précaire production108.

Certes, on retrouve dans ce monologue toutes les figures précédemment répertoriées : d’une
part, les maximes, les expressions toutes faites et les différents avatars du discours indirect
(« Il faut savoir vivre avec les moyens qu’on a », « Printemps, été, automne et hiver, comme
on dit », « “Les bons comptes font les bons amis” »109…) ; d’autre part, les innombrables
pauses – « Silence », « Bref silence », « Long silence » – qui trouent la logorrhée du
personnage et se voient associées à la transcription scrupuleuse d’une pantomime indiquant la
préparation du déménagement pour la maison de retraite. Reste que toutes ces figures ne
parviennent pas à prendre l’univers du personnage dans la glace de sorte que celui-ci cesse de
s’ériger en otage impuissant de ce que la langue l’oblige à dire.
Comme les meubles de l’appartement, les phrases-formules apparaissent dans le plus
grand désordre. Si elles introduisent d’indéniables effets de clôture, les flux et les reflux de la
parole ne laissent de les contrarier :
C’est réglé, on y revient pas. On tire un trait sur le canapé. Silence. Tu crois qu’il peut encore plaire à
quelqu’un ? Un jeune couple peut-être, des jeunes qui viennent de se marier et qui ont pas encore de

108
Jean-Pierre Sarrazac, « La casuistique du malheur », art. cité, pp. 8-10. Au titre de ce nouveau changement
d’échelle, mentionnons la précision liminaire du dramaturge : « Ce serait une erreur […] de faire jouer le rôle par
une comédienne très âgée et déjà très affaiblie. Je le dis, car il faut le savoir : plus Madame Ruhsam paraîtra
“jeune malgré son âge”, plus elle sera vive et forte, plus grand sera finalement le tragique de la pièce, dont le
propos est de mettre le doigt sur la misère – la misère toute banale – des vieux et des rejetés » (Franz Xaver
Kroetz, Perspectives ultérieures…, op. cit., p. 16). A rebours du descriptif de Mlle Rasch offrant du personnage
un portrait-robot intégrant chacune de ses caractéristiques aux grilles d’un discours social objectiviste, Kroetz
souligne précisément ici ce qui, chez Madame Ruhsam, résiste à son étiquetage comme « personne âgée » : c’est
parce que le jeu de l’actrice nous fera comprendre que Madame Ruhsam ne se vit pas comme « vieille » et nous
obligera, partant, à nous dégager du regard social qui l’assigne à ce statut, que le scandale de sa « mise au
rancart » apparaîtra avec une force redoublée. Sans que la charge accusatrice du propos ne soit entamée, le
personnage s’émancipe donc de son image sociale, quand Mlle Rasch mettait toute son énergie à s’y conformer.
Du reste, ce décrochage entre le personnage et le sort que la société lui réserve s’accommode fort bien d’un
mode de jeu proche du jeu épique, comme Kroetz l’a constaté en travaillant avec Therese Giehse sur cette pièce :
« Elle a débarrassé le personnage de toute pitié, plus radicalement que nous l’avions imaginé pour le film. […]
Elle ne parlait jamais du personnage à la première personne : “Elle dit ça parce qu’elle est furieuse”… Elle a
débarrassé le personnage de tout aspect geignard bien plus loin que nous ne l’avions imaginé. Et en évacuant
toute pitié et toute geignardise, elle nous a en même temps préservés du naturalisme, sans que nous nous en
rendions compte. C’était et c’est l’essentiel, dans Perspectives ultérieures… […] La Giehse rendait ainsi le
personnage étranger, je dirais plutôt : le rajustait. […] Notre personnage de vieille femme […] était (r)ajusté au
regard et à la compréhension » – Franz Xaver Kroetz, « Notes de Franz Xaver Kroetz à propos de la réalisation
télévisée de sa pièce (1974) », trad. fr. François Rey, Travail théâtral, hors-série n° 3, 1981, p. 11.
109
Franz Xaver Kroetz, Perspectives ultérieures…, op. cit., p. 17, p. 19 et p. 21.

634
quoi s’installer. Silence. Et puis, non, je les vois mal s’enticher d’un vieux machin pareil. Silence. […]
La décharge, alors ? Silence. Toute ta vie, on te l’a appris : il faut savoir se résigner. Maintenant, l’heure
est venue110.

Inutile d’emporter des ustensiles de cuisine. C’est jamais indispensable dans cette vie. Cette pensée la
peine. Superflu. Silence. A quoi elle peut ressembler la cuisine là-bas ? Les menus doivent pas être
variés. Silence. Moi qui étais une fameuse cuisinière ! Qui sait ? Je serai peut-être surprise. Silence. Qui
tente rien n’a rien111.

La literie est fournie par la maison. Ça, ça me convient pas du tout. Elle s’arrête devant une grande pile
de draps. Mais ça sert à rien, et puis les enfants peuvent en avoir besoin. C’est cher, les draps ! Silence.
Renoncer, voilà ta devise. Sinon autant te pendre tout de suite. Silence. Quelle drôle d’idée ! […] Il faut
ce qu’il faut ! Tu vas pas en prison ! Elle hoche la tête. Tout de même112.

Maintenant, ils rénovent tout, ils fichent les vieux locataires dehors et ils en reprennent d’autres. C’est
pas juste ! Silence. Faut se résigner, quand on est vieux113.

Utilisées dans un contexte qui en relativise la portée, répétées avec trop d’insistance pour
convaincre de leur force de persuasion, imbriquées à des souvenirs ou à des peurs contre
lesquels elles font dès lors figure de barrières protectrices, les phrases-formules permettent
paradoxalement de capter l’état de panique auquel le personnage tente de résister en les
sollicitant. Il arrive même que leur mise à distance lui incombe directement : « Toute ta vie,
on te l’a appris : il faut savoir se résigner »114, « Renoncer, voilà ta devise »115. Certes,
Madame Ruhsam ne conteste pas le sens de ces formules, ni les intérêts sociaux qu’elles
servent : le partage est maintenu entre ce que dit le personnage et ce que dénonce le
dramaturge. Du moins se montre-t-elle capable de les identifier comme discours du dehors et
slogans appris, ce qui introduit d’ores et déjà du jeu dans son rapport aux phrases toutes faites
et entame les effets de surplomb qui peuvent leur être associés.
La motivation de la parole participe à son tour à cette mise en perspective. Comme le
montrent les extraits cités, le discours trouve l’essentiel de ses appuis dans l’opération de
triage que doit faire le personnage entre le nécessaire et le superflu pour préparer son départ.
La considération de chacun des éléments du décor produit ainsi des effets de relance
structurants : par-delà les enjeux superficiellement pragmatiques de ce tri, se nouent des
dilemmes douloureux – que prendre ? que laisser ? – qui apparaissent comme autant de
batailles microscopiques et perpétuellement relancées entre la révolte et la résignation.
Chaque assiette, chaque bibelot sauvé du grand débarras s’offre comme une portion d’espace
110
Id., p. 18.
111
Ibid. La didascalie qui fait état du trouble du personnage marque clairement le resserrement de focale que
nous avons évoqué par rapport à Concert à la carte (« Diese Einsicht fällt ihr schwer » – Franz Xaver Kroetz,
Weitere Aussichten…, op. cit., p. 122). Apparaissant à plusieurs reprises au fil du texte, le proverbe « Qui tente
rien n’a rien » est la traduction de « Wer wagt, gewinnt », également sous-titre de la pièce.
112
Id., p. 19.
113
Id., p. 22.
114
Cf. Weitere Aussichten…, op. cit., p. 121 : « Man muß sich abfinden, das hast du ein Leben lang gelernt ».
115
Cf. id., p. 124 : « Verzichten heißt die Parole ».

635
vital conquise sur l’exclusion à laquelle est contrainte la vieille femme. Dans ce cadre, les
clausules apportées par les phrases-formules et leurs appels au renoncement n’apportent qu’un
répit temporaire jusqu’à ce qu’un nouvel objet vienne réactiver le petit scandale de son
imminente « mise au rancart », indice concret d’un scandale beaucoup plus grand116. Sous ce
prisme, il faut également entendre les fréquents rappels à l’ordre par lesquels Mme Ruhsam
s’interdit le sentimentalisme : « Tu vas pas faire de sentiments pour des vieilleries », « Et
surtout, pas de pleurnicheries ! »… Teintée d’une autodérision qu’on ne connaissait pas aux
personnages kroetziens, l’auto-surveillance à laquelle elle se soumet nous donne accès à ses
sentiments au moment même où elle bride leur épanchement. De ce nouvel avatar de Madame
Tout-le-monde, on peut donc désormais dire en toute certitude que « c’est quelqu’un ».

« Fièvres de langue nouvelle »117

On comprend mieux les enjeux du changement d’échelle évoqué. Envisageant les


effets du pouvoir « du côté du sujet », l’écriture kroetzienne tendait à n’envisager le sujet que
« du côté du pouvoir » pour y traquer des stigmates, des mutilations ou encore des opérations
de dressage et de normalisation. Or place est désormais faite à une subjectivité qui ne se laisse
pas réduire à cette symptomatologie ou, du moins, dont les symptômes se dégagent sur fond
de luttes et d’angoisses, de révoltes et de refoulements, qui s’inscrivent à même la parole et
donnent densité et volume au personnage. S’exprimant à demi-mots et en demi-teintes dans
Perspectives ultérieures…, cette ouverture sur la subjectivité peut également apparaître sous
la forme de brutales fulgurances. Marquées au sceau du rêve et du délire, celles-ci montrent
une langue dans tous ses états, bien loin de la geste laconique habituellement associée au
théâtre du quotidien. Ainsi, dans Mensch Meier, les scènes qui se déroulent dans le débarras
qu’Otto a transformé en atelier contrastent radicalement avec les scènes familiales et leurs
dialogues atrophiés. A deux reprises, le personnage masculin imagine qu’il participe à une
émission de télévision : champion d’aéromodélisme interviewé par un journaliste, il parle un

116
On pense ici fortement à l’utilisation que fait Wenzel du chauffe-eau dans Loin d’Hagondange. On peut
d’ailleurs se demander si les distinctions opérées en terme de mise en jeu de la parole ne valent pas tout autant
pour la fonction des objets : dans la pièce de Wenzel, la scène de la réparation tend à distinguer le monde perçu
par les personnages et le monde perçu par le spectateur, capable, pour sa part, de déceler de scrupuleux
parallélismes entre le chauffe-eau en panne et l’ouvrier à la retraite ; dans Perspectives ultérieures…, cette
distinction entre fonction utilitaire (pour le personnage) et fonction symbolique (pour le spectateur) est beaucoup
moins marquée, tant l’opération de triage dans laquelle est engagée Madame Ruhsam sollicite son plein
investissement, ses souvenirs (du passé) et ses appréhensions (du futur) : se débarrassant de ses objets les plus
chers, c’est bien à tout un pan de sa vie qu’elle fait concrètement ses adieux, quand bien même il nous revient
d’expliciter ce qui ne se dit qu’à demi-mots (et non ce que seul le silence aurait à prendre en charge).
117
Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 127.

636
allemand irréprochable (acte I, scène 4) ; candidat interrogé par un animateur de jeux
télévisés, il crée des néologismes et joue avec la langue (acte III, scène 3).
OTTO. A dire vrai, je crois qu’il n’est pas habituel de troubler la tranquillité du pilote juste avant le
décollage, rire un peu forcé, mais, monsieur Otto, vous nous permettrez bien de vous poser quelques
questions. – Faites, faites ! – Si l’on peut s’exprimer ainsi, vous êtes un authentique pilote à décollage
vertical. Vous avez fait vos débuts en aéromodélisme de compétition il y a deux ans, et, pour tout dire,
on a le souffle coupé de constater qu’entre-temps, vous êtes devenu champion d’Allemagne de
moyennes et longues distances. […] Comment fait-on pour devenir un pilote de ce niveau ? – Eh bien,
voilà, il faut naturellement une certaine connaissance des phénomènes thermiques, et puis une vraie
passion pour tout ce qui touche l’aviation, et naturellement de la chance. […] Naturellement, il faut
certains dons au départ, parce que les modèles courants sont naturellement déjà très sophistiqués et que
les grands constructeurs ont tous les moyens à leur disposition. Par exemple, moi, je n’ai pas de
soufflerie. – Autrefois, on peut bien le dire, vous étiez ouvrier ? – C’est bien ça. Rire forcé. – Mais
maintenant, je crois qu’on peut bien le dire aussi, vous avez une sorte de petite usine et vous avez pour
ainsi dire fait de votre passe-temps un métier lucratif. – Exact !118

Que suis-je ? Jouons au jeu des métiers avec Robert Lembke. Je suis un trou du cul. Je vous demande
pardon, qu’êtes-ce que vous êtes ? Je suis un trou du cul. Qualifié ou non qualifié ? Comme vous
voulez, j’ai une formation de matelassier et, maintenant, je suis ouvrier spécialisé chez BMW et je visse
des vis sur la 525. Vous êtes constructeur automobile ? Oui. Visseur de vis automobiles, visseur de vis,
apprenti-visseur, vissologue. Peut-être êtes-vous un tournevis ? Pardon ? Monsieur Lembke, le candidat
est-il un tournevis ? Absolument, le candidat est un tournevis. Veuillez, s’il vous plaît, nous montrer vos
mains, Monsieur Meier. Avec plaisir. Ce que vous voyez là, chers spectateurs, ce sont des mains de
visseur avec tous ses signes distinctifs, l’une avec trois doigts, l’autre, avec deux. Cette atrophie est le
résultat de la discipline. Les doigts qui restent font le double de la taille de doigts normaux et
conviennent de façon optimale à la réalisation du travail. Monsieur Meier, voudriez-vous bien faire le
tour de main caractéristique ? Otto mime les mains estropiées et visse. Merci beaucoup. […] Au revoir.
Applaudissements pour le candidat tournevis ! Il s’applaudit lui-même.
Pause.
Il se parle maintenant raisonnablement. Je suis un ouvrier. O-u-v-r-i-e-r ! Pas médecin, pas avocat, pas
conseiller fiscal, pas ministre et pas patron d’usine.
Pause.
J’arrive pas à me faire à moi-même. C’est drôle. Que je le veuille ou non119.

Si ces extraits rappellent le monologue délirant de Georges dans Loin d’Hagondange et


soulignent à leur tour les perturbations générées par un métier mutilant, les fictions que
sollicite Otto dans le secret de son atelier sont beaucoup plus inventives et se manifestent à
travers une langue ouverte à toutes les métamorphoses, comme le personnage lui-même.
Champion admiré adoptant les contorsions linguistiques des privilégiés, homme-tournevis
soumettant les mots à de monstrueux assemblages, l’homme Meier peut jouer tous les rôles,
endosser tous les déguisements, fût-ce dans la cadre excentré d’un rêve éveillé… S’extrayant
par le haut ou par le bas de ce « moi » auquel il ne parvient pas à s’accommoder, volant par-
dessus des cimes virtuelles ou parodiant l’infra-humanité à laquelle on tente de le réduire, il
s’émancipe du rôle auquel nous-mêmes, spectateurs, pouvions le croire tenu.
Ces fulgurances qui enfièvrent la langue tout en nous donnant accès aux fièvres des
personnages apparaissent d’ailleurs dans un nombre conséquent de nos pièces : ainsi des

118
Franz Xaver Kroetz, Mensch Meier, op. cit., p. 360 – nous traduisons.
119
Id., pp. 388-389 – nous traduisons.

637
considérations métaphysiques de Volker sur la longueur illimitée des tuyaux (Les Branlefer),
des spasmes haineux et terrifiés d’Olaf dès lors qu’il s’est transformé en tortionnaire (Olaf et
Albert), des monologues compulsifs d’Henri s’imaginant roi du monde et des oiseaux
(Histoire de dires), des envolées cosmiques de Jules donnant à son désarroi les dimensions de
l’apocalypse ou se faisant cow-boy à l’assaut des « vastes plaines » et des « canyons
arides »120 (La Bonne vie), des plaintes lyriques de Ginette au moment de son agonie
(Dimanche) ou des prières de Liliane et de Jeanine tandis qu’« au loin, la mer »121 se dessine,
nous faisant momentanément quitter l’atmosphère irrespirable de la boucherie et de la
chambre-cuisine (L’Entraînement du champion avant la course)… Dans ces deux derniers
cas, nous avons véritablement affaire à une langue venue d’ailleurs, greffon improbable d’une
autre dramaturgie. Son surgissement nimbe la scène quotidienniste d’irréalité (« Une jeune
fille ne parle généralement pas comme ça »122 ironise Deutsch au sujet des ultima verba de
Ginette), en même temps qu’il proclame la nécessité de s’extraire de son horizon clôturé et de
lui opposer d’autres mondes – et d’autres théâtres – possibles :
Paix et Amour,
A vous ces prières ;
A vous ces formes innombrables,
ce sang qui palpite dans les ténèbres.
O espaces montueux !
J’entends des cris dans les vagues,
Les vies grincent !
Et voilà que je n’ai que faire de la pitié…
Mais, têtes obscurcies,
Je puis vous apprendre à présent,
que la détresse a tissé des siècles
de froide solitude sur vos nerfs !
Cette angoisse insupportable,
je vous dis qu’elle m’arrache des cris.
Et au-delà des nuages mouvants,
dans le ventre,
s’étendent d’autres mondes.
Il y a de l’injustice !
Sœur, notre regard est voilé par des spasmes de sang !
Je n’implore pas la pitié.
Ce qui me divise,
je ne veux pas en faire un enfant.
Il n’y a pas de crime à se séparer du délire d’un mâle saoul.
Ici s’ouvrent les portes du ciel123…

Pour transgresser l’ordonnancement habituel des échanges et leur faire rigoureusement


contrepoint, le passage d’un registre linguistique à un autre dans les autres exemples

120
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., p. 113.
121
Ainsi des didascalies des scènes 6 et 8 : « Au loin, la mer », « Dans la boucherie. Au loin, la mer et le bleu du
ciel » (Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., p. 109 et p. 114).
122
Michel Deutsch, « “Dimanche” une tragédie moderne ? », art. cité, p. 16.
123
Michel Deutsch, L’Entraînement du champion avant la course, op. cit., pp. 109-110.

638
mentionnés continue de respecter une certaine forme de vraisemblance liée à l’évolution du
personnage et à l’aggravation progressive de sa névrose. Ici, les bruits du monde se mettent à
vivre d’une vie autonome et font l’objet d’un collage incertain qui ne permet plus de recouvrir
le chaos. Aux mots congelés d’une langue toujours déjà morte, succède une logorrhée qui
donne simultanément à entendre son éveil et son agonie :
Souhaiter de la volonté ? Voici venir le moment pour toutes les belles créatures, alors on en fait des
confitures, alors on n’en fait plus usage, c’est ce que je me suis toujours demandé… c’est l’usage… et
qui use de l’usage ? Ah là là. Qui aurait pensé ça… Nous n’avons hérité que l’usage. D’abord Olaf use
d’Albert puis Albert d’Olaf, puis de nouveau celui qui use de l’usage use de celui qui use de l’usage…
Ça va et ça vient, ça va et ça vient et de nouveau, ça va, et de nouveau vient le reflux… […]
Mon nom est Valium, Valium soixante, deux juillet onze – si maman savait ça. Et alors ? J’ai pas
besoin de le faire approuver. Si ça fait mal, alors installe-toi tranquillement, les méchants hommes n’ont
pas de volonté, qui accepte le pari… le coton, le coton ambulant, le rat miracle, le marchand volant avec
les bijoux indiens, les faux bijoux indiens124…

Avancez, rouges-gorges, pimprenelles, je suis roi des corbeaux… j’ai tout vu, tout vaincu, je suis
nanti… Tobrook, Caracas, la déesse de la Columbia… tout vu, tout vaincu, foi d’exilé, juré, j’irai…
Pancho Villa, Robin des Bois, le capitaine Morgan, rien que des bons gars, je commande, j’ordonne,
Tarzan des sables, sus aux noirauds… mon trône à Las Palmas, des belles qui me lèchent les pinceaux,
vue imprenable sur la baie des Canaries, des potagers, des vergers, des montagnes de rosiers…
j’exporte, j’importe, le troc, l’allonge, le roi du sous-marin, j’ai des réseaux, une milice, je boursicote,
j’engraisse, j’engrosse, je double le capital… j’ai des noms à n’en plus finir, on se dispute pour boire
ma pisse, on vend mon jute à la criée, je peuple les désertiques, je baisouille des impératrices, j’organise
des corridas, on crie vive moi, je fais un tour de piste, on m’acclame, j’inaugure, je coupe du ciseau, on
m’applaudit, je signe125.

A présent, je sais qu’il faut trouver une solution plus radicale à la crise qui engloutit le monde… Seule
une solution radicale peut encore empêcher l’apocalypse… Tu comprends ça ? La détresse dans les
têtes, cette angoisse qui perfore les âmes laissées en panne par des pensées qui les excèdent ! […]
Il y a des espèces qui se sont éteintes… Le crépuscule donne un caractère ultime aux grandes œuvres. Je
vais te dicter cette lettre, et ensuite nous partirons en Italie, à Pompéi, à Cinecittà… Nous serons
heureux, tu verras… au-delà de l’ombre, puisque la lire vaut moins que le franc… rien que toi et moi.
Anthropologie. […]
Ecoute. J’ai encore fait un rêve… cette fois, c’était comme si le rêve avait coulé dans l’usine… J’étais
bouclé dans ma carcasse. Je ne te voyais pas… Le monde est fendu de manière inouïe126…

Concernant le personnage de Jules, le modèle avoué de Deutsch est Woyzeck, ce pauvre hère
qui « a ses tortionnaires devant lui à portée de main » et qui va pourtant « se chercher des

124
Heinrich Henkel, Olaf et Albert, op. cit., pp. 69-70.
125
Jean-Pierre Thibaudat, Histoire de dires, op. cit., p. 92. Précisons que Thibaudat/Jatteau a écrit sa pièce tandis
qu’il assistait Lassalle comme dramaturge sur la création de Travail à domicile au Studio-Théâtre de Vitry.
Comme le suggère le pluriel du titre, cette pièce noue un dialogue conscient avec la première manière
kroetzienne et sa valorisation exclusive du laconisme : « [Les personnages] sont plus ou moins prolixes. Henri, le
père, l’est énormément. Pour lui, le langage constitue une sorte d’échappée fantasmatique. A l’autre extrémité,
Catherine, sa fille, l’est très peu. Elle s’affronte à un langage impossible. […] La différence [avec Kroetz], c’est
que je fais entendre d’autres langages, ceux de la mémoire, du rêve, du fantasme, ces langages du silence. Mon
écriture n’est absolument pas vraisemblable » – Jean-Pierre Thibaudat, « Histoire de dires », entretien avec
Jacques Lassalle et Jean-Pierre Thibaudat, Théâtre/public, n° 11-12, juillet 1976, p. 28. Dans le même entretien,
Lassalle souligne cette prise d’écart : « Le propos de Jean-Pierre est totalement antagoniste à celui de Kroetz.
Chez ce dernier, tout fonctionne sur l’en moins du dire, sur le langage mutilé, anesthésié, arrêté. Chez Jean-
Pierre, c’est sur l’en trop ou plutôt l’à côté du dire. La partie immergée remonte, mais chez l’un comme chez
l’autre le langage traduit la même mutilation essentielle, d’origine socio-historique » (ibid.).
126
Michel Deutsch, La Bonne vie, op. cit., pp. 108-109.

639
persécuteurs dans les astres et sous la terre »127. Or ce modèle dont on a vu qu’il noue
étroitement l’aliénation sociale et ses concrétions névrotiques, cernant la première à travers
les secondes, est indissociable d’une poétique où la dépossession linguistique fonde
précisément la nécessité de forcer les limites de la langue admise. Articulé à l’angoisse sans
nom qui le submerge, le rapport d’étrangeté du locuteur à la langue ne se manifeste pas
seulement par le montage maladroit de discours appris, mais libère toutes sortes d’images
inédites, d’associations incongrues. Coincées entre la lettre et la figure, le concret et le
symbolique, mais aussi bien la conscience et l’inconscience, elles arriment la réalité à la
perception confuse et hallucinée qu’en a le personnage et relèvent pleinement de ce registre
métaphorique propre à la « forme ouverte » et « atectonique » qu’a analysée Volker Klotz :
Ce matériel métaphorique revêt bien des formes : il recourt aux grands phénomènes cosmiques (la lune,
le globe terrestre, les étoiles) aussi bien qu’aux choses banales de la vie quotidienne […]. Largement
ouvert est aussi l’éventail des niveaux stylistiques et des registres expressifs où il se déploie : du
pathétique à l’effronterie, de l’élégiaque au grotesque, de la demi-teinte à la dissonance criarde, de la
simplicité naïve à l’extravagance. […]
Alors que dans la forme fermée le personnage, par ses images soigneusement sélectionnées, corrobore
un monde où règnent pour lui-même et pour ses partenaires les lois d’un ordre bien planifié, dans la
forme ouverte il recrée, par chacune de ses métaphores inusitées, nées de l’instant, sa propre image du
monde, toujours différente parce qu’elle répond à l’aspect particulier que révèle dans l’instant un vis-à-
vis qui reste énigmatique et dont il ne peut prendre la mesure128.

Si de telles manifestations restent limitées dans le cadre de nos pièces et s’adossent à des
usages bien plus restrictifs du langage, elles marquent néanmoins la possibilité d’en investir
poétiquement les manques et les insuffisances : tout en continuant de porter les stigmates de
mutilations socio-historiques, la parole s’émancipe de l’ordre du discours ; faisant vaciller nos
représentations, elle devient un lieu de résistance.
Arrivé à ce stade de notre parcours, en ces territoires marginaux où les écritures
quotidiennistes se jouent de leur propre mode de fonctionnement pour en faire exploser le
carcan, où les dernières illusions du quotidien constaté se dissipent à la faveur de
débordements ostensiblement théâtraux, il n’est guère plus qu’à prendre acte de l’éclatement
de cette tendance sous les assauts démultipliés de ces langues nouvelles qui ménagent une
place croissante à la singularité des écritures. Rappelons ici l’expérience menée par Wenzel à
Bobigny, cette quête acharnée de la « vraie » parole des « vrais » gens qui a achoppé sur la

127
Alfons Glück, « Woyzeck. Ein mensch als Objekt », in Georg Büchner. Interpretationen, Stuttgart, Reclam,
1990, p. 198 – cité et traduit par Jean-Louis Besson, in Le Théâtre de Georg Büchner, op. cit., p. 294.
128
Volker Klotz, Forme fermée et forme ouverte dans le théâtre européen, trad. fr. Claude Maillard, Belval,
Circé, coll. « Penser le théâtre », 2005, pp. 213-214. Erigeant comme paradigmes de la forme ouverte des pièces
telles que Woyzeck, L’Eveil du printemps ou Baal, autant de pièces que l’on redécouvre dans les années soixante-
dix, les analyses de Klotz pointent plusieurs phénomènes dramaturgiques et stylistiques qui font écho aux
expérimentations quotidiennistes (outre le passage sur l’appareil métaphorique, nous renvoyons à l’intégralité du
développement sur la langue et aux considérations éclairantes de Klotz sur les perturbations de la syntaxe ou
l’inflation du pronom impersonnel « ça » – cf. id., pp. 155-216).

640
destruction du magnétophone pour ne plus faire entendre que le cri désespéré de l’enquêteur
se libérant de l’emprise intimidante de son matériau de travail. Entendons parallèlement les
récriminations de Susn à l’égard de l’écrivain, Achternbusch lui-même, et son refus de se
faire vampiriser davantage par cet esprit froid :
Je me sens épiée de toute part par toi. Près de toi je sens toujours un poids dans l’estomac. De toi émane
une force qui me détruit. Si j’étais une de tes pensées, mon sort serait meilleur. Pour toi, je suis un libre
objet d’étude. Tu es faux. Tu me vides comme une oie de Noël. Si je ne te dis plus rien, alors tu
pourrais voir comment tu écriras tes livres. Ce que je dis aujourd’hui, demain tu le tapes à la machine.
Toi avec ta marginalité, tu n’as aucune compréhension. Tu écris à mes frais. C’est ta chance que je
n’écrive pas. Toute la journée, rien n’émane de toi que des froideurs. Tu ne me veux que comme
appendice. Comme bête de somme. Tu ne veux que me dominer. Tu as fait de moi une serpillière. Bête
de somme sans volonté. Esclave, en attente, espérant un quelconque affranchissement que tu
m’octroieras peut-être, n’importe quand129.

L’écriture sort de ses gonds, l’écrivain s’expose, le personnage s’émancipe. Puisqu’il est
entendu que la parole des sans-paroles est inaccessible et que toute tentative qui risquerait de
dissimuler cette impossibilité reviendrait à les acculer une nouvelle fois au silence, il devient
nécessaire de libérer la forme dramatique, d’exhiber de façon beaucoup plus franche les
détours qu’elle emprunte, de tenter toutes les hybridations. Récits de vie, monologues
intarissables, sabirs inédits, confessions-poèmes… Des voix surgissent, rétives à l’étiquetage,
impossibles à capturer, dont nous faisons le pari que les dramaturgies du quotidien ont
réactivé le manque et le désir : voix d’Ella qu’on dirait « transcrite du silence »130
(Achternbusch), voix fières et bigarrées de Marie-Lou ou D’siré131 (Lemahieu), voix
testimoniale et lyrique de Marie dans Convoi (Deutsch), voix entrelacées de Louise et
Bernadette dans Doublages (Wenzel), voix éruptive du Fils dans Terres mortes (Kroetz)…

129
Herbert Achternbusch, Susn (1978), trad. fr. Claude Yersin, Paris, L’Arche, 1979, p. 36.
130
Cf. Jean-Pierre Sarrazac, « Transcrit du silence », in Herbert Achternbusch, Ella (1978), trad. fr. Claude
Yersin, Paris, L’Arche, 1981, pp. 51-58.
131
Au sujet de D’siré, il est intéressant de noter que le monologue fait précisément état des effets d’intimidation
produits par la langue officielle, intimidation de D’siré vis-à-vis du professeur de son fils, mais aussi vis-à-vis du
journal, du stylo ou des devoirs du « gosse ». Or c’est avec une incroyable faconde que le personnage évoque le
mélange de honte et de frustration liée à cette exclusion linguistique, déverrouillant la langue au moment même
où il regrette de ne pas la maîtriser : « Tu lis si t’as du courage tu lis le journal tu lis t’épluches pis quand t’es allé
à l’école jusqu’à douze treize ans astheur c’est 15-16 si tu continues pas sur ton français ben tu fais des fautes
grosses comme toi avec une écriture de pattes de mouches des fautes grosses comme toi pis tu le sens quand tu y
arrives pas faut pas croire même quand tu fais semblant que tu t’en fous c’est faux parce que tu voudrais bien
mais c’est toujours des pattes de mouches alors t’écris plus jamais pis quand ton gosse y s’amène avec un devoir
tu tousses faux pis tu dis qui y doit travailler mais toi là-dedans tu comprends pas rien pis t’oserais pas prendre
un stylo pour expliquer t’es tout honteux c’est tout prévu d’avance si t’étais trop cultivé là t’irais encore à
l’usine ? Des fenêtres t’aurais ouvert des fenêtres défoncé des portes seulement si t’ouvres tout grand des
fenêtres ça envoie tout promener en l’air c’est violent flaccc en l’air tu flanques tout par terre parce qu’un mec
qui y a étudié y supporte pas la chaîne la fraiseuse un tour la production à la pièce y supporte pas rien pas se salir
les manchettes alors toi t’es comme fou casé dans un casier dans un m’tit casier spécialisé pieds et poings liés
être le fils hé j’aimerais bien être le fils d’un roi j’aimerais bien hein je me couperais les mains pis à la place des
mains je mettrais des mains en or comme ça j’aurais plus du tout mal plus du tout mal à mes mains… » – Daniel
Lemahieu, D’siré, op. cit., pp. 138-139. La parole fait exploser le « casier » dans lequel le manque d’éducation
est censé enfermer l’ouvrier, geste d’écriture qui fait rigoureusement contrepoint au « théâtre du quotidien ».

641
S’il est encore question ici de contester le geste historique, social et théâtral de relégation dont
une partie de l’humanité fait l’objet, la fiction se donne désormais le pouvoir de remplir à sa
guise les pointillés que dessinent ces vies infâmes. Elle se dégage de la théâtralité introvertie
des écritures quotidiennistes, théâtralité presque imperceptible dont nous espérons avoir
montré qu’elles trouvent précisément leur raison et leur intérêt dans ce « presque » qui ne
cesse de mettre notre regard à l’épreuve et d’exiger de lui la plus grande vigilance.

642
Espacement du texte / espacement de la scène

Travail à domicile
Mise en scène de Jacques Lassalle
Décor d’Alain Chambon
Studio-Théâtre de Vitry / T.E.P. – 1976
Photo Claude Bricage

Photo Agence Bernand

Loin d’Hagondange

Mise en scène de Patrice Chéreau


Décor de Richard Peduzzi
T.N.P. – 1977

643
Dimanche

Mise en scène de Dominique Muller


en collaboration avec Philippe
Clévenot
Décor et costumes de
Jean-Paul Chambas
en collaboration avec Jean Haas

T.N.S. – 1976

Maquettes du décor par


Jean-Paul Chambas

Photos Sabine Strosser

Acte I, scène 6
Le Père (Bernard Freyd ) et
la Mère (Denise Bonal )

644
Conclusion

Parvenu au terme de notre étude, nous espérons avoir montré la cohérence d’un geste
commun, tendu vers une réalité qui s’est avérée indissociable du défi qu’elle adresse à la
représentation. Le devenir-anonyme du personnage, la dissolution de l’action, l’émiettement
du dialogue, autant de phénomènes que l’on associe traditionnellement à la crise du drame,
ont trouvé dans nos dramaturgies des nœuds d’articulation étroitement tributaires de la
nouvelle économie de la visibilité du pouvoir tel qu’il se manifeste au quotidien. Qu’il
s’agisse de l’entreprise menée par Kroetz, Fassbinder et Sperr pour rénover le Volksstück, des
recherches croisées de Wenzel et Deutsch sous le nom de « théâtre du quotidien », ou des
formes expérimentées par Vinaver, nombreuses sont les écritures des années soixante-dix qui
ont choisi de promouvoir l’ordinaire de gens sans histoire au rang d’objet théâtral digne d’être
représenté, et d’en faire le lieu d’une micro-analyse des relations de pouvoir qui traversent
l’ensemble du champ social. Forme-sens permettant de lier la visée référentielle du théâtre et
les forces qui semblent désormais lui faire obstacle, le quotidien nous est ainsi apparu comme
un vecteur doublement critique, combinant, dans un même mouvement, critique de la société
et critique de la représentation. Dans le souci de maintenir cette combinaison, nous avons
voulu ancrer l’exploration de ce territoire dramaturgique dans une double réflexion sur
l’avenir formel du drame et l’avenir politique du théâtre afin de valoriser les différents avatars
d’une scène alternative qui, sans tapage et par la bande, n’a cessé d’interroger les rapports du
théâtre et de la réalité durant toute la décennie.
C’est sur le mode insistant de la tension que cette interrogation a été abordée au fil de
nos développements : tension entre le constat et le surplomb, le populisme et le misérabilisme,
le défaut et l’excès de distance… Encore ne désignons-nous ici que des écueils, quand nos
analyses, tout en restant vigilantes aux éventuelles limites rencontrées par ces écritures, ont
voulu définir positivement l’entre-deux où elles cherchent à se maintenir. Loin de vouloir
céder aux conforts superficiels de ce que Barthes appelle le « ninisme », il nous semble que la
voie théâtrale qui s’est déployée sous nos yeux trouve sa spécificité et sa force dans la façon
dont elle agence son réalisme à des formes contrastées d’ironie, de décollement ou de
décalage, qui entravent l’illusion dramatique tout en feignant de la préserver. Cette esthétique
de la fissure qui grève l’opposition massive entre théâtre naturaliste et théâtre épique telle que
Brecht l’a thématisée, Kroetz en propose une formulation qui nous paraît très éclairante :

645
La pièce d’actualité et de critique sociale, genre que j’attribue à mes pièces, est [...] déterminée par deux
forces qui se contredisent l’une l’autre. Ce genre de pièces doit produire des fissures dans la réalité qui
se développent de façon dynamique, des fissures qui maintiennent l’image de la réalité en même temps
qu’elles laissent voir ce qu’il y a « derrière le rideau » : des fissures dans le mur de notre présent
républicain-fédéral que l’on nous donne comme propre, immaculé et fantastique, des fissures qui
rendent ce mur poreux et permettent de voir à travers lui. D’un autre côté, cette réalité ainsi représentée
de façon transparente doit laisser suffisamment de jeu entre la réalité à laquelle croit le spectateur et la
réalité incroyable que l’on veut lui transmettre, pour qu’en lui, se déclenche une crise pendant le
spectacle et pas seulement un choc qui serait refoulé, évacué, dès la sortie du théâtre1.

Cet ancrage de la démarche critique dans le « jeu » constamment ménagé entre l’image que
nous avons du réel et celle que nous livre la représentation, dans les béances que provoquent
simultanément la ressemblance de surface de ces deux images et les irréductibles écarts qui
empêchent leur pleine superposition, constitue sans nul doute l’un des aspects les plus
significatifs des écritures quotidiennistes et marque leur altérité par rapport au théâtre du reflet
auquel on a pu vouloir les cantonner. Ce jeu disruptif permet en effet de réunir des recherches
aussi différentes que celles de Kroetz et de Vinaver (que l’on songe à son article sur Planchon
où il situe la force perturbatrice du théâtre dans « la “détonation” qui ne peut manquer de se
produire au sein de chaque spectateur, de par le mélange explosif de la réalité décrite et de la
réalité vécue »2), de Wenzel et de Lassalle (« Comment faire du prosaïque, du quotidien, un
matériau théâtral qui ne renonce à aucune de ses adhérences immédiates, palpitantes, avec le
vécu et qui pourtant s’en arrache suffisamment pour le constituer en objet esthétique et peu à
peu déchiffrable ? » demande ce dernier tandis qu’il adapte Risibles amours pour la scène3).
Sous les registres du « réalisme fantastique », du « naturalisme revisité » ou du « théâtre
minimal », ce jeu caractérise des dramaturgies qui préfèrent la dissonance à la contradiction,
la brèche à l’interruption, la fissure à la rupture. Suggérant ce qu’il y a « derrière le rideau »
tout en se refusant à le faire tomber, il s’articule à des modes paradoxaux de présence-absence
qui font porter l’accent sur ce qui manque à la représentation et s’avèrent particulièrement
propices à désigner la réalité du pouvoir contemporain.
Il y a en effet congruence entre la façon dont on considère alors les voies de
l’oppression, l’extension de son maillage, l’intensité de son emprise, sa force de pénétration
idéologique et linguistique, somatique et psychique, et l’esthétique sollicitée pour en opérer la
critique. Une esthétique qui ne saurait plus viser quelque dévoilement panoramique sur le
fonctionnement des mécanismes sociaux, mais se restreint à en montrer les connexions
terminales dans les plus petits réduits, une esthétique qui ne saurait se satisfaire de la forme

1
Franz Xaver Kroetz, « Wie nahrhaft muß Theater sein? », Stuttgarter Zeitung, 20 mai 1972, p. 51 – nous
traduisons.
2
Michel Vinaver, « Itinéraire de Roger Planchon », art. cité, p. 107.
3
Jacques Lassalle, « Risibles amours », art. cité, p. 54.

646
autosuffisante du drame traditionnel, mais choisit pourtant de rester en son sein pour en
travailler les limites, en creuser les impossibilités et faire sourdre une étrangeté d’où pourra
naître le questionnement. Parce que le pouvoir s’exerce au moyen d’opérations
microscopiques et de procédures infimes qui grèvent le partage entre le sujet et l’objet, entre
soi et l’autre, sa mise au jour demande une conversion du regard à même d’en ausculter la
microphysique et exige du théâtre qu’il renonce à ses appétits spectaculaires : pour lutter à
armes égales contre cette « anatomie politique du détail »4 qui fonctionne par insinuation, les
écritures quotidiennistes optent pour une théâtralité elle-même insinuante, à la fois continue et
difficilement localisable, discrète et têtue, qui privilégie l’anamorphose sur la transfiguration
et noue au plus serré effets de reconnaissance et de dépaysement.
Invitant le spectateur à interroger les dispositifs optiques dans lesquels il est engagé à
l’intérieur et à l’extérieur du théâtre, ce mimétisme piégé a permis à un moment précis de
l’histoire théâtrale d’articuler le souci du monde et le soupçon qui pèse sur la possibilité d’en
fournir le « Grand commentaire ». A l’aune des recherches bien plus expérimentales qui se
mènent sur d’autres scènes depuis cette époque jusqu’à nos jours, certains jugeront peut-être
cette entreprise surannée dans ses formes et ses enjeux. Alors que nous avons inscrit la
disparition du théâtre du pouvoir dans sa dimension traditionnellement conflictuelle au
fondement des réaménagements que connaît la forme dramatique dans notre corpus, il
convient en effet de noter que semblable diagnostic peut tout autant étayer le désaveu radical
du drame, à la faveur d’un théâtre qui en transgresserait ostensiblement tous les codes et
laisserait aux médias le soin de dramatiser le réel pour en monnayer les simulacres5. Prenant

4
Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 163.
5
Cf. Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique (1999), trad. fr. Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche,
2002, pp. 272-279 : « Les problèmes de pouvoir furent longtemps conçus dans le domaine du droit avec ses
phénomènes limites que représentent la révolution, l’anarchie, la guerre, l’état d’exception. Lorsque […] la
société organise le “pouvoir” toujours plus comme microphysique, comme un tissu où même l’élite dominante
politique ne dispose presque plus de pouvoir réel (sans même parler des personnes individuelles), le conflit
comme tel a alors tendance à devenir abstrait, à se dérober à toute représentation concrète, et, par conséquent,
scénique. On ne trouve quasiment plus de porte-parole de positions juridiques comme adversaires politiques. La
seule chose qui – dans ces conditions – peut encore gagner une qualité de visibilité est l’interruption de tout
comportement normé, juridique, politique, c’est-à-dire, le non-politique : la terreur, l’anarchie, la folie, le
désespoir, le rire, la révolte, l’a-social. [….] Ce n’est pas par la thématisation directe du politique que le théâtre
devient politique mais par la signification implicite de son mode de représentation ». Dans le droit fil des thèses
d’Adorno, Lehmann corrèle la disparition de la scène agonistique du pouvoir dans la société et l’obsolescence de
la scène agonistique du drame. Dans ce cadre qui exige de délaisser à la fois l’une et l’autre de ces scènes, le
politique ne saurait émerger au théâtre que de façon oblique et médiate, dans le rapport transgressif que la forme
établirait avec les codes qui dominent nos représentations, rapport intraduisible « dans la logique, la syntaxe et la
terminologie du discours politique en usage dans la réalité sociale », d’où l’idée que « l’on doit penser le
politique du théâtre non pas comme représentation, mais comme interruption du politique » – Hans-Thies
Lehmann, « Sarah Kane, Heiner Müller : approche d’un théâtre politique », in Joseph Danan et Jean-Pierre
Ryngaert (dir.), Ecritures dramatiques contemporaines (1980-2000). L’Avenir d’une crise, Etudes théâtrales,
n° 24-25, 2002, pp. 162-163.

647
simultanément acte de la désincarnation du pouvoir et de la démultiplication médiatique des
images du réel, Hans-Thies Lehmann pointe ainsi la vanité d’un théâtre qui voudrait
concurrencer les secondes en cherchant à représenter le premier. Dans ce cadre,
l’obsolescence du drame va de pair avec celle de la mimèsis, l’une et l’autre discréditant toute
approche directe du champ social qui soit arrimée à des référents identifiables, à des thèmes et
à des objets, à des personnages et à des actions. A cette politique du contenu s’opposerait une
« politique de la perception », politique fuyante et irrécupérable qui ébranle les habitudes,
désoriente les sens et place l’expérience du spectateur au cœur du dispositif théâtral. Là où
notre souci de valoriser l’ambition du geste quotidienniste nous a conduit tout au long de
notre étude à insister sur ce qui relève peu ou prou de cette politique de la perception, force
est de constater que celle-ci se trouve étroitement liée à une visée référentielle qui ne cesse de
solliciter l’en-dehors du théâtre et s’obstine à vouloir en déchiffrer les signes, sinon à en
désigner les abus. Sans nous donner à voir ce que les personnages ne voient pas, les pièces
que nous avons analysées ne laissent de nous exhorter à investir les points aveugles de la
scène pour tenter d’ébaucher ce qui constitue bien un discours, des discours, en viendraient-ils
à buter rapidement sur d’insurmontables pierres d’achoppement. Certes conscientes de la
disproportion entre la scène et le monde, faisant même de cette disproportion l’un des enjeux
essentiels de la représentation, les dramaturgies du quotidien sont tournées vers la réalité et
nous invitent expressément à nous tourner vers elle, elles l’explorent et la questionnent avec
les outils que leur a légués le drame, dussent-elles régulièrement suggérer leur inadéquation,
et continuent surtout de vouloir mettre en lumière quelque chose, bribes, fragments,
morceaux, de la société où nous vivons, pour nous aider à la comprendre et à lui faire face.
Or, par cette exigence transitive qui résiste au principe d’incertitude tout en l’intégrant
à sa démarche, il se pourrait bien que le moment quotidienniste se trouve à un carrefour
désignant plus que la simple rencontre d’un certain nombre d’auteurs autour de
préoccupations communes. Là où d’aucuns ne voient que les rémanences d’un théâtre social
qui prétendrait naïvement à la représentation du monde et à la dénonciation des conditions
d’existence des petites gens, le réalisme biaisé et lacunaire des dramaturgies du quotidien
offre un lieu de rencontre et de tension entre des aspirations sémiologiques et
phénoménologiques qui ne sont aucunement vouées à s’exclure et dont il semble au contraire

648
que le théâtre soit perpétuellement appelé à repenser les rapports6. Non qu’il s’agisse d’ériger
des modèles ou de déceler hâtivement des filiations, tant nous préoccupent les écritures qui
articulent précisément la particularité de leur objet à l’élaboration de nouvelles formes. Dans
ce cadre, les théâtres du quotidien appartiennent résolument aux années soixante-dix et nous
nous interdisons de faire un usage extensif de ce terme pour en appeler à quelque résurgence
« néo-quotidienniste » dès lors que l’ordinaire d’ouvriers ou de cadres se verrait pris en
charge par les écritures contemporaines. Ceci étant dit, la phase de « désenchantement actif »7
qui semble s’être ouverte à partir du milieu des années quatre-vingt-dix et la façon dont se
multiplient depuis lors les entreprises théoriques et pratiques, dramatiques et scéniques, pour
réinterroger les rapports du théâtre et du réel nous semblent offrir un contexte
particulièrement favorable pour reconsidérer cette période-charnière de ce qui constitue
désormais notre histoire. Tandis que se dissolvent les oppositions tranchées qu’avait pu
conforter la succession brutale des années d’engagement et des années de repli, et que ces
oppositions font désormais place à des questionnements pluralistes sur les pouvoirs qu’il est
encore possible, voire nécessaire, de prêter au théâtre, il nous paraît fécond de faire retour sur
les dramaturgies quotidiennistes, de confronter leurs contestations aux nôtres et de porter sur
elles un nouveau regard, « d’aujourd’hui pour aujourd’hui ».

6
Nous empruntons cette distinction entre sémiologie et phénoménologie à Christian Biet et Christophe Triau,
Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2006, p. 820 : « L’entreprise de déplacement
du regard que permet la scène ne se jouera donc plus seulement du côté de la lisibilité et du surplomb analytique,
ni seulement du côté d’une pédagogie du signifié. Elle se voudra plutôt questionnement de la perception,
expérience de la présence scénique et de l’extension des champs du signifiant. En cela, on pourrait considérer
que ces dernières années marquent un passage, pour beaucoup de conceptions de la scène, de la sémiologie à la
phénoménologie. Une peur du sens ? Peut-être. Mais, derrière cela, il faut voir plus qu’une simple réaction
négative, car il s’agit également d’une réinterrogation des rapports du théâtre au réel ». Sous l’angle de cette
distinction entre un théâtre critique postulant l’intelligibilité de la représentation et celle d’un théâtre sensible qui
cherche à inquiéter nos perceptions (l’un et l’autre engageant deux façons d’affirmer l’identité politique du
théâtre), on comprend non seulement que nos dramaturgies se trouvent à la croisée des chemins, mais aussi que
ces deux voies, aujourd’hui peut-être plus qu’hier, sont susceptibles d’innombrables combinaisons.
7
Jean-Pierre Sarrazac, « L’idée d’un “théâtre critique” », in Actuel Marx. Critique de la propriété, Paris, PUF,
n° 29, premier semestre 2001, p. 180.

649
Théâtres du quotidien, d’aujourd’hui pour aujourd’hui

Vinaver par Vinaver

A la renverse
Texte et mise en scène de Michel Vinaver
Avec la complicité de Catherine Anne (mise en scène)
François Cabanat (scénographie et lumières)
Sophie Heurlin (costumes)

Théâtre Artistic Athévains


2006
Photo Marion Duhamel

650
Photos Marion Duhamel

651
Wenzel par Wenzel

Loin d’Hagondange

Texte et mise en scène de Jean-Paul Wenzel


Avec Monique Brun (Marie)
Olivier Perrier (Georges)
Sandrine Tindilière (Françoise)

Coproduction Théâtre National de Bretagne


(Rennes) et Théâtre Les Fédérés (Montluçon)
1999/2000

Photos Alain Dugas

652
653 Photos Alain Dugas
Bibliographie

Outre les textes cités au fil de notre étude, nous avons pris le parti d’intégrer à la bibliographie certaines des
recensions critiques qui ont été faites des mises en scène des pièces du corpus au moment de leur création (les
noms des spectacles sont précisés entre parenthèses lorsque le titre de l’article ne permet pas de les identifier).

Théâtres du quotidien : pièces des années soixante-dix

AQUARIUM (Théâtre de l’), La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras,
Paris, publication du Théâtre de l’Aquarium, 1977.
- Pépé, texte de Jean-Louis Benoît et Didier Bezace, Paris, publication du Théâtre de
l’Aquarium, 1979.
- La Sœur de Shakespeare, Paris, publication du Théâtre de l’Aquarium, 1980.
BESNEHARD Daniel, conçu avec Michel Chaigneau et Michel Dubois, Le Désamour.
Scènes de vie, de mort, et de ménage, Comédie de Caen, coll. « Textes et Documents », n° 8,
1980.
- L’Etang gris. Les Mères grises. Les Eaux grises, Caen, Comédie de Caen, coll. « Textes et
documents », 1982.
- Clair d’usine. Comédie ouvrière, d’après un feuilleton-théâtre sur le monde de l’usine,
Paris, Théâtre de l’Est Parisien, 1983.
DEUTSCH Michel, Dimanche. Ruines, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1974.
- La Bonne vie. L’Entraînement du champion avant la course, Paris, Stock, coll. « Théâtre
Ouvert », 1975.
- Germinal d’après Emile Zola. Projet sur un roman, 1975 [inédit – archives du T.N.S.].
- Dimanche. La Bonne vie. Convoi, Paris, L’Arche, 1994.
FASSBINDER Rainer Werner, Le Bouc. Les Larmes amères de Petra von Kant. Liberté à
Brême, trad. fr. Philippe Ivernel et Sylvie Muller, Paris, L’Arche, 1977.
- Sämtliche Stücke, Frankfurt/Main, Verlag der Autoren, « Die Deutsche Bibliothek », 1991.
FOUCHER Michèle, La Table, in L’Avant-Scène, n° 636, octobre 1978.
HENKEL Heinrich, Olaf et Albert, trad. fr. Anne Berger, Paris, L’Arche, coll. « Scène
ouverte », 1978.
- Les Branlefer, trad. fr. Jo Van Osselt et Gaston Jung, Paris, L’Arche [inédit, non daté].
- Altrosa. Einsenwichser. Frühstückspause. 3 Stücke, Basel, Lenos, 1983.
KROETZ Franz Xaver, Travail à domicile. Une Affaire d’homme. Train de ferme, trad. fr.
René Girard, Daniel Girard et Claude Yersin, Paris, L'Arche, 1976.

654
- Haute-Autriche. Meilleurs souvenirs de Grado. Concert à la carte, trad. fr. Claude Yersin,
Gaston Jung, Ruth Henry et Robert Valançay, Paris, L'Arche, 1976.
- Le Nid, trad. fr. Gilbert Badia [inédit, non daté – fonds de la Bibliothèque Universitaire de
Paris VIII-Seine-Saint-Denis].
- Perspectives ultérieures…, trad. fr. François Rey, Théâtre/public, hors-série n° 3, 1981.
- Mensch Meier – Monsieur Chose. Portrait de la vie quotidienne, trad. Elizabeth Morf et
Alain Fournier, Montréal, VLB Editeur, 1991.
- Stücke, 4 vol., Franckfurt/Main, Suhrkamp Verlag, « Suhrkamp Taschenbuch », 1983.
- Frühe Prosa/Frühe Stücke, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1983.
LASSALLE Jacques, Un Couple pour l’hiver, Paris, Pierre Jean Oswald, 1974.
- Le Soleil entre les arbres, 1976 [inédit].
- Un Dimanche indécis dans la vie d’Anna, 1980 [inédit].
- Avis de recherche, 1982 [inédit].
LEMAHIEU Daniel, Théâtre I, Pézenas, Domens, 1997.
- Théâtre II, Pézenas, Domens, 2002.
MICHEL Georges, La Promenade du dimanche, Paris, Gallimard, 1967.
- L’Agression, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1968.
- Tiens le coup jusqu’à la retraite, Léon!, 1976 [inédit – fonds SACD].
- Une place au soleil, 1980 [inédit – fonds SACD].
SPERR Martin, Scènes de chasse en Bavière, trad. fr. Michel Dubois, Paris, L'Arche, 1970.
- Bayrische Trilogie : Jagdszenen aus Niederbayern, Landshuter Erzählungen, Münchner
Freiheit, Franckfurt/Main, Suhrkamp Verlag, « Suhrkamp Taschenbuch », 1972.
THIBAUDAT Jean-Pierre, Premier théâtre : Histoire de dires, Revoir la mer, Petite pièce
pour cuisine et salle de bains, Paris, Jean-Claude Lattès, 1980.
VINAVER Michel, La Demande d’emploi, Paris, L’Arche, 1973.
- Théâtre de chambre, Paris, L’Arche, 1978.
- Les Travaux et les jours, Paris, L’Arche, 1979.
- Théâtre Complet, Arles, Actes Sud, t. 1 et t. 2, 1986.
WENZEL Jean-Paul, Loin d’Hagondange. Marianne attend le mariage (co-écrit avec
Claudine Fiévet), Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert », 1975.
- Dorénavant 1. Négatif balbynien, 1978 [inédit].
- Les Incertains, Paris, Théâtre Ouvert, coll. « Enjeux », 1979.

Théâtres du quotidien : références et influences

BRECHT Bertolt, Théâtre complet, vol. 1 : Le Cercle de craie caucasien / Homme pour
homme / L’Exception et la règle, trad. fr. Pierre Abraham, Geneviève Serreau et Benno
Besson, Paris, L’Arche, 1956.

655
- Théâtre complet, vol. 1 : Baal / Tambours dans la nuit / Dans la jungle des villes / La Vie
d’Edouard II d’Angleterre / Homme pour homme / L’Enfant d’éléphant, trad. fr. Guillevic,
Sylvie Muller, Jean Jourdheuil, Geneviève Serreau et Beno Besson Paris, L’Arche, 1974.
- Grand-peur et misère du IIIe Reich, trad. fr. Maurice Regnaut et André Steiger, Paris,
L’Arche, 1974.
- La Noce chez les petits-bourgeois, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, 1979.
- L’Achat de cuivre. Entretiens à quatre sur une nouvelle manière de faire du théâtre, trad. fr.
Béatrice Perregaux, Jean Jourdheuil et Jean Tailleur, Paris, L’Arche, « Travaux 1 », 1970.
- Ecrits sur la littérature et l’art 2. Sur le réalisme, trad. fr. André Gisselbrecht, Paris,
L’Arche, « Travaux 8 », 1970.
- Théâtre épique, théâtre dialectique. Ecrits sur le théâtre, nouvelle édition révisée et
augmentée sous la direction de Jean-Marie Valentin, Paris, L’Arche, 1999.
- Ecrits sur le théâtre, édition établie sous la direction de Jean-Marie Valentin, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
BÜCHNER Georg, Théâtre complet. La Mort de Danton. Léonce et Léna. Woyzeck, trad. fr.
Arthur Adamov et Marthe Robert, Paris, L’Arche, 1953.
- Woyzeck, trad. fr. Jean Jourdheuil et Sylvie Müller, Paris, Stock, coll. « Théâtre Ouvert »,
1973.
- Woyzeck. Texte, manuscrits, source, traduction nouvelle de Jean-Louis Besson et Jean
Jourdheuil, Paris, Editions Théâtrales, 2004.
FLEISSER Marieluise, Avant-garde, trad. fr. Henri Plard, Paris, Les Editions de Minuit,
1981.
- Pionniers à Ingolstadt. Comédie en douze tableaux, trad. fr. Sylvie Muller, Paris, L’Arche,
1982.
- Purgatoire à Ingolstadt. Pièce en six tableaux, trad. fr. Sylvie Muller, Paris, L’Arche, 1982.
- Gesammelte Werke. Erster Band : Dramen, éd. dirigée par Günther Rühle, Frankfurt/Main,
Suhrkamp Verlag, 1972.
- Gesammelte Werke, Vierter Band : Aus dem Nachlaß, éd. dirigée par Günther Rühle,
Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1989.
HORVATH Ödön von, Théâtre complet, vol. 2 : Le Congrès / Sladek, soldat de l’Armée noire
/ L’Heure de l’Amour / La Journée d’un jeune homme de 1930 / Nuit Italienne / Elisabeth,
beauté de Thuringe / Conte féerique original, trad. fr. Henri Christophe et André Gunthert,
Paris, L’Arche, 1994.
- Théâtre complet, vol. 3 : Légendes de la forêt viennoise / Un Homme d’affaires royal / Vers
les cieux (fragment) / Casimir et Caroline / Magasin du bonheur, trad. fr. Henri Christophe et
Sylvie Muller, Paris, L’Arche, 1995.
- Théâtre complet, vol. 4 : Foi Amour Espérance / L’Inconnue de la Seine / Allers-retours /
Vers les cieux, trad. fr. Henri Christophe, Paris, L’Arche, 1996.
- « Mode d’emploi », trad. fr. David Gabison, Théâtre/public, n° 8-9, janvier-février 1976.
- « Entretien, 1932. Ödon von Horvàth – Willi Cronauer », trad. fr. Henri Christophe, in
LEXI/textes 2. Inédits et commentaires, Paris, L’Arche / Théâtre National de la Colline, saison
1998-1999.

656
VALENTIN Karl, Karl Valentin, Cabaret satirique, trad. fr. Jean-Louis Besson, Bernard
Chatelier, Sabine Cornille, Camille Demange, Philippe Ivernel, Jean Jourdheuil, Luc Wagner,
Paris, Pierre Jean Oswald, 1976.

Autres pièces citées

ACHTERNBUSCH Herbert, Susn, trad. fr. Claude Yersin, Paris, L’Arche, 1979.
- Ella, trad. fr. Claude Yersin, Paris, L’Arche, 1981.
AQUARIUM (Théâtre de l’), L’Héritier ou les étudiants pipés, in Robert Abirached, La
Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le tournant, Arles, Actes Sud-Papiers, 2005.
- Marchands de ville, texte établi par Jacques Nichet, Paris, Théâtre National Populaire, 1972.
BERNHARD Thomas, Dramuscules, trad. fr. Claude Porcell, Paris, L’Arche, 1991.
BESNEHARD Daniel, Internat. L’Ourse blanche, Paris, Edilig, coll. « Théâtrales », 1989.
FASSBINDER Rainer Werner, Preparadise sorry now. Du sang sur le cou du chat, trad. fr.
Maurice Regnault et Jean-François Perrier, Paris, L’Arche, 1981.
- La Peur dévore l’âme, trad. fr. Michel Deutsch, Paris, L’Arche, 1992.
FO Dario et RAME Franca, Orgasme adulte échappé du zoo, in Récits de femmes et autres
histoires, trad. fr. Valeria Tasca, Paris, Editions Dramaturgie, 1986.
KRAEMER Jacques, Jacotte ou Les Plaisirs de la vie quotidienne, Paris, Pierre Jean Oswald,
1974.
KROETZ Franz Xaver, Ni chair ni poisson, trad. fr. Ingeborg Rabenstein, Paris, L’Arche,
1985 [inédit].
GATTI Armand, La Journée d’une infirmière ou pourquoi les animaux domestiques ?,
Lagrasse, Editions Verdier, 1993.
HANDKE Peter, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition, trad. fr. Georges-
Arthur Goldschmidt, Paris, L’Arche, 1978.
TILLY, Charcuterie fine, in L’Avant-Scène, n° 710, 15 mai 1982.
TORDJMAN Charles, C’était…, in L’Avant-scène, n° 623, 1er février 1978.
VINAVER Michel, L’Objecteur, Paris, L’Arche, 2001.
- Théâtre complet 6. Portrait d’une femme. L’Emission de télévision, Arles, Actes Sud, 2002.
- 11 septembre 2001, Paris, L’Arche, 2002.
WENZEL Jean-Paul, Simple retour, 1980 [inédit].
- Doublages, Paris, Albin Michel, 1981.
- « Faire bleu », Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2000.

657
Textes des auteurs cités et entretiens

Aquarium (théâtre de l’)


BENOIT Jean-Louis, « Un conseil de classe très ordinaire. Quelques notes sur le travail de
mise en scène », Théâtre/public, n° 38, 1981.
FAIVRE Bernard, « Petit parcours rétrospectif », Théâtre/public, n° 38, avril 1981.
- « Sur deux spectacles du Théâtre de l’Aquarium : Et la morale Arlequin ? et La Jeune
Lune… », in Jonny Ebstein et Philippe Ivernel (dir.), Le Théâtre d’intervention depuis 1968,
tome 1, Lausanne, Edition L’Age d’Homme, coll. « Théâtre/Recherche », 1983.
NICHET Jacques, « Rires en éclat au théâtre de l’Aquarium », Théâtre/public, n° 22-23,
juillet-septembre 1978.
- « La mise en pièces du document », Théâtre/public, n° 38, 1981.

Daniel Besnehard
- « Les Mères grises. Entretien avec Daniel Besnehard et Claude Yersin », Théâtre/public,
n° 22-23, juillet-septembre 1977.
- avec Michel Chaigneau et Michel Dubois, « Le Désamour, à propos du spectacle », Loisir,
n° 28, mars 1980.
- « Le Désamour libre. Petits textes désaccordés », in Le Désamour. Scènes de vie, de mort, et
de ménage, Comédie de Caen, coll. « Textes et Documents », n° 8, 1980.
- « Daniel Besnehard : écrire du théâtre en Normandie », Partenaires, mensuel édité par
l’ATAC, n° 4, décembre 1982.
- « Le naturalisme honteux », in Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, Amiens,
Edition des Trois Cailloux / Maison de la Culture d’Amiens, 1984.
- Daniel Besnehard. Entretien avec Jean-Pierre Sarrazac et Françoise Villaume, La
Chartreuse, Centre National des Ecritures du Spectacle, coll. « Itinéraire d’auteur », 1998.

Michel Deutsch
- Germinal, projet sur un roman, livre préparé par Daniel Lindenberg, Jean-Pierre Vincent,
Michel Deutsch et Jacques Blanc, Paris, Christian Bourgois, 1975.
- « Sur le réalisme aujourd’hui », table ronde avec Michel Deutsch, Jean Jourdheuil, Jacques
Lassalle, Bernard Sobel et Yvon Davis, Théâtre/public, n° 3, janvier-février 1975.
- « Intervalle », TNS Actualité, n° 21, février 1976.
- « Les rapports de pouvoir qui traversent les corps » in Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au
présent. Nouveaux Entretiens », Travail théâtral, n° 24-25, juillet-décembre 1976.
- « “Dimanche” une tragédie moderne ? », entretien avec Jean-Pierre Renault et Alain
Mergnat, Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978.
- « D’un théâtre l’autre », Ecritures, n° 11, juillet 1980.
- Inventaire après liquidation. Textes et entretiens, Paris, L'Arche, 1990.

658
- « L’éducateur socratique », in Brecht après la chute. Confessions, mémoires, analyses, Paris,
L’Arche, 1994.
- « Organiser le scandale. Entretien avec Michel Deutsch, Matthias Langhoff, Georges Banu
et Denis Guénoun », in Avec Brecht, Actes Sud/Académie Expérimentales des Théâtres, coll.
« Apprendre », n°11, 1999.
- Le Théâtre et l’Air du temps. Inventaire II, Paris, L’Arche, 1999.
- « La fenêtre est restée grande ouverte… Notes à propos des Volksstücke d’Ödön von
Horváth », LEXI/textes 7. Inédits et commentaires, Paris, L’Arche / Théâtre National de la
Colline, saison 2003-2004.

Rainer Werner Fassbinder


- « Dégager le sens de la réalité : “Je rejette la tautologie” » (entretien), Cinéma 74, n° 93,
décembre 1974.
- L’Anarchie de l’imagination. Entretiens et interviews, trad. fr. Christophe Jouanlanne, Paris,
L’Arche, 1987.
- Les Films libèrent la tête. Essais et notes de travail choisis et présentées par Michael
Töteberg, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, 1989.

Michèle Foucher
- « Mon histoire est toujours liée à celle des autres », L’Avant-Scène, n° 636, octobre 1978.
- « Entretien avec Michèle Foucher et Denise Péron », TNS Actualité, n° 33, janvier 1979.
- « La Table, dessus, dessous. Paroles de femmes », Autrement (La Culture et ses clients),
n°°18, avril 1979.

Franz Xaver Kroetz


- « Kritik statt Spaß : Volkstheater im Fernesehen – kritisch Anmerkungen », Frankfurter
Rundschau, 21 août 1971.
- « Wie nahrhaft muß Theater sein? », Stuttgarter Zeitung, 20 mai 1972.
- « Über Leute schreiben die ich sehr gut kenne », entretien avec Thomas Thieringer,
Backnanger Kreiszeitung, 9 janvier 1973.
- Weitere Aussichten... Ein Lesebuch. Texte für Filme, Hörspiele, Stücke, DDR-Report,
Aufsätze, Interviews, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1976.
- « “Zur Diskussion” – Beiträge zum Bonner Parteitag der DKP », kürbiskern 3, 1976.
- Chiemgauer Gschichten. Bayrische Menschen erzählen…, Köln, Verlag Kiepenheuer &
Witsch, 1977.
- « Zu Bertolt Brechts 20. Todestag », kürbiskern 1, 1977.
- « Diskussionsbeiträge zur Kulturpolitik auf dem Mannheimer Parteitag der DKP »,
kürbiskern 7, 1979.
- « “Der lebendige Mensch ist der Mittelpunkt.” Gespräch mit Franz Xaver Kroetz », entretien
avec Heinz Ludwig Arnold in Als Schriftsteller leben. Gespräche mit Peter Handke, Franz

659
Xaver Kroetz, Gerhard Zwerenz, Walter Jens, Peter Rühmkorf, Günter Graß, Reinbeck bei
Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag GmbH, 1979.
- « Ich schreibe nur über Dinge, die ich verachte. Ich bin für mich sehr interessant », Theater
heute, n° 7, 1980.
- « Le réalisme, toujours », trad. fr. Ursula Sarrazin, Théâtre/public, hors-série n° 3, 1981.
- « Notes de Franz Xaver Kroetz à propos de la réalisation télévisée de sa pièce (1974) », trad.
fr. François Rey, Travail théâtral, hors-série n° 3, 1981.
- « Ich meine, wenne, dann phantastischer Realismus… Ein Gespräch über Nicht Fisch nicht
Fleisch », Programmheft : Schauspiel Frankfurt, Frankfurt/Main, Druck E. Imbescheit KG, 6
janvier 1982.
- « Rencontre avec Franz Xaver Kroetz », animée et traduite par Gaston Young, Alternatives
théâtrales, n° 11, avril 1982.
- « Tagebuch 17. 9. 1982 », Die Zeit, 24 septembre 1982.
- Furcht und Hoffnung der BRD. Das Stück, das Material, das Tagebuch, Frankfurt/Main,
Suhrkamp Verlag, 1984.
- « Horvàth d'aujourd'hui pour aujourd'hui », trad. fr. Henri-Alexis Baatsch, LEXI/textes 2.
Inédits et commentaires, Paris, L'Arche / Théâtre National de la Colline, saison 1998-1999.

Jacques Lassalle
- « Lettre aux comédiens », in Boccace, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 10-11, automne 1972.
- « Ecrit dans la marge », in Sur Jonathan, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 12-13, automne
1973.
- « Entre-dire », in Un Couple pour l’hiver, Paris, Pierre Jean Oswald, 1974.
- « Sur le réalisme aujourd’hui », table ronde avec Michel Deutsch, Jean Jourdheuil, Jacques
Lassalle, Bernard Sobel et Yvon Davis, Théâtre/public, n° 3, janvier-février 1975.
- « Le Studio-Théâtre de Vitry – III. Questions à Jacques Lassalle », entretien avec Jean-
Pierre Jatteau, Travail théâtral, n° 20, juillet-octobre 1975.
- « Jean-Pierre Thibaudat. Histoire de dires. Mise en scène de Jacques Lassalle », entretien
avec Jacques Lassalle et Jean-Pierre Thibaudat, Théâtre/public, n° 11-12, juillet 1976.
- « Une forme épique pour “théâtre de chambre” ? » in Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au
présent. Nouveaux Entretiens », Travail théâtral, n° 24-25, juillet-décembre 1976.
- « Une seule et même démarche… sur deux pieds. », propos recueillis par Jacques Poulet, in
ATAC/informations, n° 84, mars 1977.
- « Risibles amours », propos recueillis par Nicole Collet, Théâtre/public, n° 16-17, printemps
1977.
- « L’introuvable structure de la création. Jacques Lassalle : “s’ancrer dans le lieu de la
nécessité” », propos recueillis par Jacques Poulet, ATAC/informations, n° 89, décembre 1977.
- « La part du secret », in Remagen. Anna Seghers, Cahiers du Studio-Théâtre, n° 15, octobre
1978.

660
- « L’effet de distance n’est pas un préalable, mais une conquête, toujours fragile et
incertaine… », entretien réalisé par Georges Banu in Bernard Dort et Jean-François Peyret
(dir.), Bertolt Brecht. Cahiers de l’Herne, t. 1, Paris, Editions de l’Herne, 1979.
- « La mise en scène au présent – entretiens avec Jacques Lassalle », entretien avec Jacques
Kraemer, Pratiques, n° 24, août 1979.
- « A la renverse », entretien avec Bernard Dort, Jacques Lassalle et Michel Vinaver,
Théâtre/public, n° 32, mars 1980.
- (dir.), Jacques Lassalle, théâtre de chambre, Strasbourg, plaquette éditée par le T.N.S. et
réalisée par Jacques Cousinet, 1983.
- « L’écriture contemporaine », in Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, Amiens,
Edition des Trois Cailloux / Maison de la Culture d’Amiens, 1984.
- « L’Emission de télévision de Michel Vinaver, l’exploration du fonctionnement du pouvoir
du triangle », propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon, Acteurs Auteurs, n° 75-76,
janvier-février 1990.
- Pauses, textes réunis et présentés par Yannick Mancel, Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps
du théâtre », 1991.
- « Allegro moderato », in Robert Abirached (dir.), La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le
tournant, Arles, Actes Sud, 2005.

Daniel Lemahieu
- « Pour Vinaver », L’Art du théâtre, n° 6, hiver 1986-printemps 1986.
- « Quotidien (théâtre du) » in Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre,
t. 1, Paris, Larousse-Bordas, rééd. 1998.
- Itinéraire d’auteur : Daniel Lemahieu, entretien avec Josanne Rousseau et Françoise
Villaume, La Chartreuse, Edition du centre national des écritures du spectacle, 1999.
- « D’une écriture, quelques figures », in Jean-Marie Thomasseau (dir.), Michel Vinaver,
Europe, numéro consacré à Michel Vinaver, n° 924, avril 2006.

Michel Vinaver
- « A la renverse », entretien avec Bernard Dort, Jacques Lassalle et Michel Vinaver, in
Théâtre/public, n° 32, mars 1980.
- « “A la renverse” de Michel Vinaver. D’amont en aval », propos recueillis par Jean-Pierre
Léonardini, Atac/informations, n° 112, novembre 1980.
- « L’Emission de télévision de Michel Vinaver, l’exploration du fonctionnement du pouvoir
du triangle », propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon, Acteurs Auteurs, n°75-76,
janvier-février 1990.
- Ecritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Arles, Actes Sud, 1993.
- « Entretien avec Michel Vinaver », réalisé par Eugène Durif, Jean-Marie Piemme et Maurice
Taszman, in La Voie Vinaver, Les Cahiers de Prospero, n° 8, juillet 1996.
- Ecrits sur le théâtre, réunis et présentés par Michelle Henry, Paris, L'Arche, 2 vol., 1998.
- La Visite du chancelier autrichien en Suisse, Paris, L’Arche, 2000.

661
- « Notes en cours de frappe », in L’Objecteur, Paris, L’Arche, 2001.
- « Le capitalisme et la représentation » (texte) et « Sur le monde du travail et sa mise en jeu
au théâtre » (vidéo), entretiens avec Luc Boltanski, Jacques-François Marchandise et
Catherine Naugrette, 2004, consultables sur le site internet du Théâtre National de la Colline
<http://www.colline.fr>.

Jean-Paul Wenzel
- « Cette maladie, la normalité », in Jean-Pierre Sarrazac, « L’Ecriture au présent. Nouveaux
entretiens », Travail théâtral, n° 24-25, juillet-décembre 1976.
- « Loin d’Hagondange », Théâtre/public, n° 5-6, juin-juillet-août 1975.
- et Claudine FIEVET, « Théâtre quotidien. Axes de travail », 1976 [inédit].
- et Claudine FIEVET, « Ecrire aujourd’hui… Ecrire d’aujourd’hui », 1976 [inédit].
- « Ce que vous faites, c’est du vent… », entretien avec Jean-Louis Hourdin, Olivier Perrier et
Jean-Paul Wenzel, Théâtre/public, n° 28, juillet-août-septembre 1979.
- « Ce qui est écrit n’est plus “le centre du monde” », entretien avec Jean-Louis Hourdin,
Olivier Perrier et Jean-Paul Wenzel, supplément à Théâtre/public, n° 31, janvier 1980.
- Jean-Louis HOURDIN et Olivier PERRIER, « Pour un centre permanent de création –
Région Auvergne », supplément à Théâtre/public, n° 31, janvier 1980,
- « Au plus près de ses doutes », in Auteurs dramatiques français d’aujourd’hui, Amiens,
Edition des trois Cailloux / Maison de la culture d’Amiens, 1984.

Essais critiques et articles sur les auteurs cités

Aquarium (théâtre de l’)


CLADEL Léon, « L’oppression des femmes » (La Sœur de Shakespeare), L’Humanité Rouge,
30 novembre 1978.
COURNOT Michel, « “La Sœur de Shakespeare” par l’Aquarium », Le Monde, 11 octobre
1978.
CRAMESNIL Joël, La Cartoucherie, une aventure théâtrale, Paris, Les Editions de
l’Amandier, 2004.
ERTEL Evelyne, «« Politique et poésie réconciliées » (La jeune lune…), Travail théâtral,
n° 26, janvier-mars 1977.
- « Objets de femmes entre le quotidien et le fantasme » (La Sœur de Shakespeare), Travail
théâtral, n° 32-33, octobre-décembre 1979.
- Aspects du travail théâtral au cours du dernier mois de répétitions » (Un Conseil de
classe…), Théâtre/public, n° 38, 1981.
GALEY Matthieu, « La femme est une sœur éternelle » (La Sœur de Shakespeare), L’Express
Magazine, 21-28 octobre 1978.
GODARD Colette, « “Pépé” à l’Aquarium », Le Monde, 23 mars 1979.

662
IVERNEL Philippe, « Le comique de la Contre-réforme » (Un Conseil de classe…),
Théâtre/public, n° 38, 1981.
LEFEVRE Gérard, « Ce qui est en jeu » (La jeune lune…), Travail théâtral, n° 26, janvier-
mars 1977.
NORES Dominique, « Le Théâtre de l’Aquarium : une réflexion sur le rôle du théâtre dans
notre société », Atac/informations, n° 68, mai 1975.
POULET Jacques, « Poil au menton » (La Sœur de Shakespeare), L’Humanité, 9 juin 1978.
SANDIER Gilles, « Théâtre du quotidien » (La Sœur de Shakespeare), La Quinzaine
Littéraire, 1 novembre 1978.
SARRAZAC Jean-Pierre, « La parole des absents » (La jeune lune…), Travail théâtral, n° 28-
29, été-automne 1977.
SOHLICH Wolfgang F., « Social Theater at the Aquarium : La Jeune Lune tient la vieille lune
tout une nuit dans ses bras », The French Review, vol. LI, n° 3, février 1978.

Michel Deutsch
ATTOUN Lucien, « Le bonheur du théâtre » (Germinal), Témoignage chrétien, 13 novembre
1975.
DORT Bernard, « A la recherche de “Germinal” », Travail théâtral, n° 22, janvier-mars 1976.
- « L’écart du quotidien » (Dimanche dans la mise en scène de Dominique Muller), Travail
théâtral, n° 24, juillet-décembre 1976.
FENET Francis, « GERMINAL, la création à Douai par le Théâtre National de Strasbourg : à
l’écart du lyrisme, un récit sans concession qui pose la question de la société d’hier… et
d’aujourd’hui », Nord-Matin, 23 octobre 1975.
FOUCHE Christine, « Une économie de l’hésitation » (Germinal), Travail théâtral, n° 22,
janvier-mars 1976.
FOUCHER Michèle (dir.), Dimanche. Michel Deutsch, travail préparé par le groupe « outils
pédagogiques » de la Commission d’Orientation et de Suivi des Enseignements et Activités de
Théâtre-expression dramatique (COSEAT), Paris, Centre National du Théâtre, coll.
« Baccalauréat Théâtre », 1999.
GALEY Matthieu, « Germinal, projet sur un roman d’après Emile Zola. Les corons et les
ombres », Le Quotidien de Paris, 1er novembre 1975.
- « Zola poussé à ses extrêmes », Les Nouvelles Littéraires, 10 novembre 1975.
- « “Dimanche” de Michel Deutsch. Très loin d’Hagondange » (mise en scène de Dominique
Muller), Le Quotidien de Paris, 22 mars 1976.
GODARD Colette, « “Germinal” par le Théâtre national de Strasbourg. Le roman de
l’idéologie zolienne », Le Monde, 16 octobre 1975.
- « Création à Strasbourg. “Germinal”, par le collectif T.N.S. », Le Monde, 1er novembre
1975.
- « “DIMANCHE”, de Michel Deutsch » (mise en scène de Dominique Muller), Le Monde, 5
mars 1976.
GOUSSELAND Jack, « Vincent, Zola et les autres », Le Point, 17 novembre 1975.

663
KIEHL Roger, « Au TNS. “Dimanche”, de M. Deutsch et D. Muller », Dernières Nouvelles
d’Alsace, 4 mars 1976.
LAUBREAUX Raymond, « Esquisse d’une dramaturgie narrative » (Germinal), L’Education,
20 novembre 1975.
MERGNAT Alain, « Fragments sur Dimanche », Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978.
MULLER Dominique, « Fragments » (Dimanche), TNS Actualités, n° 21, 17 février 1976.
NORES Dominique, « Germinal », Tribune socialiste, 15 novembre 1975.
POULET Jacques, « L’Entraînement du champion avant la course » (mise en scène de Jean-
Paul Wenzel), France Nouvelle, 10 novembre 1975.
RABINE Henry, « Germinal », La Croix, 24 novembre 1975.
RENAULT Jean-Pierre, « Une petite tragédie de rien du tout » (Dimanche dans la mise en
scène d’Alain Mergnat), Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978.
SARRAZAC Jean-Pierre, « Une pièce en état de dispersion », Travail théâtral, n° 18-19,
janvier-juin 1975.
UBERSFELD Anne, « Au-delà du naturalisme » (L’Entraînement… dans la mise en scène de
Jean-Paul Wenzel), Travail théâtral, n° 22, janvier-mars 1976.
WICKER Antoine, « “Germinal”, projet sur un roman : Une austère liturgie pour les
exploités », Le Nouvel Alsacien, 31 octobre 1975.
- « “L’Entraînement du champion avant la course” : quotidien et cruauté » (mise en scène de
Jean-Paul Wenzel), Le Nouvel Alsacien, 27 novembre 1975.
- « “Dimanche” au TNS : une étude sur le malaise quotidien » (mise en scène de Dominique
Muller), L’Alsacien, 4 mars 1976.
- « Pour un théâtre de l’attention » (Dimanche dans la mise en scène de Dominique Muller),
L’Alsacien, 8 mars 1976.

Rainer Werner Fassbinder


BAX Dominique (dir.), Théâtres au cinéma : Rainer Werner Fassbinder, Heinrich von Kleist,
Bobigny, Magic Cinéma, 2001.
CABET Jean-Louis, LALLIAS Jean-Claude, MANCEL Yannick et VINAVER Michel,
« Dossier dramaturgique », in Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brême, Arles, Actes Sud,
coll. « Répliques », 1994.
COPFERMANN Emile, « Le Philtre d’amour » (Liberté à Brême dans la mise en scène de
Michel Dubois), Travail théâtral, n° 20, juillet-octobre 1975.
ELSAESSER Thomas, R. W. Fassbinder. Un cinéaste d’Allemagne (1996), trad. fr.
Christophe Jouanlanne, Pierre Rusch et Jean Torrent, Paris, Editions du Centre Pompidou,
2005.
GALEY Matthieu, « Liberté à Brême de Rainer Werner Fassbinder. Les armes amères de
Geesche Gottfried » (mise en scène de Michel Dubois), Le Quotidien de Paris, 14 mars 1975.
GREY Michel, « A la Comédie de Caen “Liberté à Brême” de R. W. Fassbinder », L’Aurore,
5 mars 1975.

664
IVERNEL Philippe, « Théâtre de R. W. Fassbinder », postface, in Rainer Werner Fassbinder,
Le Bouc. Les Larmes amères de Petra von Kant. Liberté à Brême, Paris, L’Arche, 1977.
LE MOAL-PILTZING Pia, « Le ciné-théâtre ou le théâtre filmé de Fassbinder », in Béatrice
Picon-Vallin (dir.), Le Film de théâtre, Paris, CNRS Editions, 1996.
PASCAUD Fabienne, « Liberté à Brême. Hourdin délivre la meurtrière de l’oppression de
Fassbinder », La Gazette du festival, juillet 1983.
SCHLOCKER Georges, « Larmes et violence, à propos de Liberté à Brême de Rainer-Werner
Fassbinder », Atac/informations, n° 65, février 1975.
YERSIN Claude, « Une tragédie bourgeoise, à propos de Liberté à Brême de Rainer-Werner
Fassbinder », Atac/informations, n° 65, février 1975.
- « La place de “Liberté à Brême” dans notre répertoire », Loisir, n° 67, février 1975.

Michèle Foucher
ATTOUN Lucien, « La Table de Michèle Foucher », Les Nouvelles Littéraires, 10 novembre
1977.
DEUTSCH Michel et GUERIN Paul, « Parler, écrire à partir de La Table », Avant-Scène,
n° 636, 15 octobre 1978.
- « La Table. Connexions », Travail théâtral, n° 31, avril-juin 1978.
ERTEL Evelyne, « Objets de femmes entre le quotidien et le fantasme », Travail théâtral,
n° 32-33, octobre-décembre 1979.
LAÏK Madeleine, « La femme et sa table », Le Matin, 26 novembre 1977.
MAYER Susanne, « “La Table”, un spectacle à la recherche de… “la” personnage
populaire », L’Alsace, 12 novembre 1977.
REY Laurence, « Devant un public féminin au pavillon Lecorché. “La Table” jouée par
Michèle Foucher », Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 9 décembre 1977.
SUREL-TUPIN Monique, « La prise de parole des femmes au théâtre », in EBSTEIN Jonny
et IVERNEL Philippe (dir.), Le Théâtre d’intervention après 1968, t. 2, Lausanne, Edition
L’Age d’Homme, coll. « Théâtre/recherche », 1983.
THIBAUDAT Jean-Pierre, « La Table conçu et interprété par Michèle Foucher », Libération,
11 octobre 1978.
WICKER Antoine, « La Table. Parole de femmes, ou comment Michèle Foucher piste LA
personnage populaire », Le Nouvel Alsacien, 4 novembre 1977.
« Le spectacle de Michèle Foucher au T.N.S. Cinq femmes “se mettent à table”… Table
ronde sur “La Table” », Les 7 jours de l’humanité – Alsace-Lorraine, 18 novembre 1977.

Franz Xaver Kroetz


BAILLET Florence, L’Utopie en jeu. Critiques de l’utopie dans le théâtre allemand
contemporain, Paris, CNRS Editions, coll. « De l’Allemagne », 2003.
BESSON Jean-Louis, « F. X. Kroetz, une résurgence du naturalisme ? », Travail théâtral,
n° 18-19, janvier-juin 1975.

665
- « En marge de l’histoire » (Travail à domicile dans la mise en scène de Jacques Lassalle),
Travail théâtral, n° 22, janvier-mars 1976.
BLEVINS Richard W., Franz Xaver Kroetz. The Emergence of a political playwright, New
York, Peter Lang, 1983.
CARL Rolf-Peter, Franz Xaver Kroetz, München, C.H. Beck, 1978.
CLERY Huguette, « L’actrice muette a la parole », Comédie de Caen II. Cahiers de la
production théâtrale, Maspero, n° 8, janvier 1974.
CREPUSCULE (Théâtre du), A propos de Haute-Autriche de Franz-Xaver Kroetz, Cahiers
théâtre Louvain, série « Documents dramaturgiques », n° 3, mars 1976.
GAMPER Herbert, « Horvàth und die Folgen – das Volksstück? Über neue Tendenzen im
Drama », Theater Heute, Sonderheft 1971.
GÖSCHE Elke, Frantz Xaver Kroetz’ Wildwechsel. Zur Werkgeschichte eines dramatischen
Textes in den Medien, Frankfurt/Main, Peter Lang, 1993.
JOLY Jacques, « Le cauchemar insidieux de la réalité » (Haute-Autriche et Concert à la carte
dans la mise en scène de Claude Yersin), Travail théâtral, n° 16, juillet-septembre 1974.
JONES Calvin N., Negation and utopia : the German Volksstück from Raimund to Kroetz,
New York, Peter Lang, 1993.
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- et BANU Georges, L’Espace théâtral. Recherches dans la mise en scène d’aujourd’hui, in
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- Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Paris, Belin, coll. « Lettres Sup », 1996.
- Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre, Paris, Belin, coll. « Lettres sup. », 1996.
VINCENT Jean-Pierre, Le Désordre des vivants. Mes quarante-trois premières années de
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Ecrits théoriques sur le pouvoir et/ou sur le quotidien

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- Essais critiques, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 1981.
- Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points »,
1984.
- Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Editions du Seuil, coll. « Ecrivains de toujours »,
1990.
- Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par
Thomas Clerc, Paris, Editions du Seuil / IMEC, coll. « Traces écrites », 2002.
BAUDRILLARD Jean, Le Système des objets, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968.
- Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972.
BEAUVOIR Simone de, La Vieillesse, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1970.
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parricide au XIXe siècle présenté par Michel Foucault (1973), Paris, Gallimard, coll.
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sociaux sur la formation du rôle féminin dans la petite enfance (1973), Paris, Editions des
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MARCUSE Herbert, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société
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Minuit, coll. « Arguments », 1968.
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Les Temps modernes, dossier Petites filles en éducation, n° 358, mai 1976.
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WITTIG Monique, WITTIG Gilles, ROTHENBURG Marcia, STEPHENSON Margaret,
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Autres ouvrages et articles cités

AMENGUAL Barthélémy, « Le fascisme ordinaire et le fascisme d’exception », TEP


Actualité, n° 103, février-mars 1976.

677
APOSTOLIDES Jean-Marie, Le Roi machine : spectacle et politique au temps de Louis XIV,
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- Le Prince sacrifié : théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Editions de Minuit,
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(1946), trad. fr. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968.
CHARTREUX Bernard et VINCENT Jean-Pierre, « Celui qui est dehors tout en étant
dedans », Théâtre/public, dossier « Dramaturgie », n° 67, janvier-février 1986.
DIDEROT Denis, Entretiens sur Le Fils naturel, in Œuvres, t. IV, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1996.
IONESCO Eugène, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1966.
JOUVE Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
KONCZYK Jean-Marie, « Gaston ou l’aventure d’un ouvrier », Les Temps modernes, n° 307,
février 1972.
LALANNE Jean-Marc, « 50 heures de la vie d’une femme », Les Inrockuptibles, n° 594, 17
avril 2007.
LEHMANN Werner R., Historisch Kritische Ausgabe mit Kommentar, Hamburger Ausgabe,
Christian Wegner Verlag, 4 volumes, 1967.
LINHART Robert, L’Etabli, Paris, Editions de Minuit, 1978.
ROBBE-GRILLET Alain, « Sur quelques notions périmées » (1957), Pour un nouveau
roman, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1963.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France (1950), Paris, Nizet, 1964.
ZOLA Emile, Le Naturalisme au théâtre, Paris, Editions Complexe, coll. « Le théâtre en
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Sources audio-visuelles

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France, 35 mm, 200 mn, couleur, 1975.
AMAR Yvan (conception), Michel Vinaver. Théâtre aujourd’hui, n° 8, 2000 – disc-compact
comprenant des extraits d’entretiens avec Michel Vinaver et de lectures ou de mises en scène
de ses pièces (dont Dissident, il va sans dire par Jacques Lassalle).
BAYEN Bruno et REYNAUD Yves (mise en en scène) et COLAS Jean-Pierre (réalisation),
Souvenirs d’Alsace, Radio France, France Culture, coll. « Théâtre Ouvert », 24. 07. 1975.
(fonds INA).
BENOIT Jean-Louis (mise en scène) et BERTIN Marlène (réalisation), Un Conseil de classe
très ordinaire, captation du spectacle du Théâtre de l’Aquarium enregistré à la Maison de la
Culture de Charleroi, diffusion sur FR3 le 09.10.1982. dans le cadre de l’émission « On sort
ce soir » (fonds INA).

678
DAVIS Yvon (mise en scène) et ROTHSTEIN Bernard (réalisation), La Foi, l’espérance et la
charité, version télévisée du spectacle monté au Théâtre de Gennevilliers, diffusion sur TF1 le
01. 11. 1977 (fonds INA).
FASSBINDER Rainer Werner, Le Bouc (Katzelmacher), Antiteater-X-Film, 35 mm, 88 mn,
noir et blanc, 1969.
- Pourquoi Monsieur R. Est-il atteint de folie meurtrière ? (Warum laüft Herr R. amok ?),
Antiteater-X-Film / Maran-Film, 16 mm gonflé en 35 mm, 88 mn, couleur, 1970.
- Pionniers à Ingolstadt (Pionere in Inglostadt), Janus Film und Fernesehen / Antiteater (pour
la ZDF), 84 mn, couleur, 1971.
- Gibier de passage (Wildwechsel), Intertel, 35 mm, 105 mn, couleur, 1972.
- Huit heures ne font pas un jour (Acht Stunden sind kein Tag), feuilleton en cinq épisodes,
WDR, 16 mm, couleur, diffusion sur la chaîne ARD du 29. 10. 1972 au 18.03.1973.
- Liberté à Brême (Bremer Freiheit), adaptation télévisée de la mise en scène présentée par
l’Ensemble du Bremer Schauspiehlhaus, Telefilm Saar, vidéo 2 pouces, couleur, 87 mn, 1972.
- Tous les autres s’appellent Ali (Angst essen Seele auf), Tango-Film, 35 mm, 93 mn, couleur,
1974.
FLEISCHMANN Peter, Scènes de chasse en Bavière (Jagdszenen aus Niederbayern), Rob
Houwer Film Production, 35 mm, 85 mn, noir et blanc, 1969.
GOEME Christine, « Autour d’Hagondange », entretien avec Jean-Paul Wenzel, Colette
Godard et Jean-Pierre Sarrazac, Radio France, France Culture, 7 janvier 2001 (fonds INA).
HOURDIN Jean-Louis (mise en scène) et GENOUX Michel (réalisation), Liberté à Brême,
captation du spectacle du G.R.A.T. créé au festival d’Avignon de 1983, enregistrement au
Centre de Beaulieu du Théâtre Poitou-Charentes (Poitiers), pièce de Rainer Werner
Fassbinder adaptée par Philippe Ivernel, production FR3 Lyon, diffusion sur FR3 le
29.04.1987 (fonds INA).
QUEHEC Dominique (mise en scène) et GIR François (réalisation), Les Branlefer, captation
du spectacle créé à la Maison de la Culture d’Amiens, pièce de Heinrich Henkel adaptée par
Gaston Jung et Jo Van Osselt, production ORTF, diffusion sur FR3 le 14.09.1974 (fonds
INA).
VINCENT Jean-Pierre (mise en scène) et RABINOVSKY Maté (réalisation), Germinal,
captation de la mise en scène de l’équipe du T.N.S., 2 parties, production FR3 Strasbourg,
diffusion sur FR3 le 01.05.1976 et le 08.05.1976 (fonds INA).

679
Index
Auteurs et pièces cités

ACHTERNBUSCH Herbert : 144, 168, 641, 642.


Ella : 144, 145, 168.
Susn : 144, 145, 641.
ADAMOV Arthur : 19, 27, 31, 37, 42, 102, 103, 572.
AQUARIUM (Théâtre de l’) : 22, 104, 121, 170-174, 197, 239, 246, 264, 291, 302, 409-410,
416, 417, 428, 578-580, 595, 602, 621.
Gob ou le journal d’un homme normal : 172, 428, 595.
L’Héritier ou les étudiants pipés : 172, 197.
La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras : 170, 173-174, 246, 291, 302,
417.
La Sœur de Shakespeare : 170, 171, 172, 409-410, 578-580, 621.
Les Evasions de M. Voisin : 172.
Marchands de ville : 170, 172.
Pépé : 170, 171, 239, 264, 416.
Un Conseil de classe très ordinaire : 652.
BAUER Wolfgang : 74, 135.
BAYEN Bruno : 104, 331.
- et REYNAUD Yves : 331.
Souvenirs d’Alsace : 331
BENEDETTO André : 170, 174.
Le Petit train de Monsieur Kamodé : 170.
BERNARD Jean-Jacques : 601, 624.
BERNHARD Thomas : 135, 136, 201, 585.
Dramuscules : 585.
BESNEHARD Daniel : 22, 83, 167, 168, 177-181, 183, 285, 292-295, 324-330, 417, 490,
492, 496-498, 504-509, 554.
Clair d’usine : 179, 266, 322, 324-330, 417, 490, 491, 492, 496-498, 501, 504-509, 517, 518,
522, 554, 555.
Internat : 83.
Le Désamour : 167-168.
Les Eaux grises : 179, 293, 504.

680
L’Etang gris : 179.
Les Mères grises : 178, 179, 183, 292-295.
BOAL Augusto : 176.
BRECHT Bertolt : 4, 9, 26-50, 51, 52, 54, 66, 69, 70, 71, 72, 74, 75, 76, 79, 83-96, 97, 98, 99,
110, 115, 123, 129, 137, 145, 151, 153, 164, 166, 169, 171, 175, 178, 185, 194, 249, 372, 380,
391, 392, 455, 476, 489, 561, 573, 613, 618, 620, 645.
Baal : 84, 86, 89, 91, 132, 641.
Dans la jungle des villes : 51, 83, 86, 87, 98.
Grand-peur et misère du IIIe Reich : 92-93.
Homme pour homme : 91.
L’Exception et la règle : 29.
La Noce chez les petits-bourgeois : 51, 84-86, 110, 129, 167, 391-392.
La Résistible ascension d’Arturo Ui : 92.
La Vie de Galilée : 45, 476.
Mère Courage et ses enfants : 43, 45, 141, 476.
Sainte-Jeanne des abattoirs : 92.
Tambours dans la nuit : 89-91, 129.
Têtes rondes et têtes pointues : 92, 141.
BÜCHNER Georg : 9, 26, 51, 52, 90, 91, 96-104, 196, 258-259, 432, 568, 640.
La Mort de Danton : 102.
Woyzeck : 9, 51, 52, 87, 90, 96-104, 111, 131, 167, 196, 258-259, 287, 353, 432, 449, 568,
640, 641.
CHARTREUX Bernard : 123, 128, 129, 131, 132, 307.
Dernières nouvelles de la peste : 129.
Violences à Vichy : 128.
DEICHSEL Wolfgang : 135.
DEUTSCH Michel : 4, 5, 14, 18, 19, 20, 21, 28, 42, 47, 49, 75, 76, 84, 88, 112-116, 118, 121,
122-129, 131, 132, 146,, 154, 157, 158, 160, 163, 169, 174, 177, 180, 182, 183, 212, 247-249,
303, 304, 306, 307, 354, 372, 373, 392, 428, 480, 502-503, 556, 599-600, 601, 603, 607-608,
610, 613, 614, 617, 623, 625, 642, 645.
Convoi : 128, 642.
Dimanche : 21, 82, 122, 123, 124, 125, 126, 128, 129, 158, 163, 169, 269-270, 335, 343, 354,
358-363, 368-369, 391, 411, 427, 449, 451-453, 480-483, 502, 554, 555, 603, 604, 607, 608,
614, 615, 638, 644.
Germinal : 21, 24, 51, 123, 124, 125, 129, 132, 166, 212, 285, 286-292, 294, 307, 372, 375,
387, 393, 401, 421, 483, 521.
La Bonne vie : 21, 132, 192, 193, 196-204, 212, 233, 235, 236, 240-242, 251, 266, 276, 296,
335, 343, 344, 345, 367, 391, 412, 427, 453, 461, 462, 469, 476-478, 479, 502, 528, 546, 556,
562, 567, 577-578, 602, 603, 610, 612, 614, 638, 640.

681
L’Entraînement du champion avant la course : 21, 43, 96, 113-114, 118, 130, 167, 169, 332-
334, 339, 345, 366, 413-415, 453-455, 459-461, 502, 511, 575, 576, 581, 638, 639.
Ruines : 112, 128.
DIDEROT Denis : 6, 371, 622.
Le Fils naturel : 371.
FASSBINDER Rainer Werner : 18, 21, 24, 74, 78, 79, 81, 82, 83, 93, 96, 104, 109, 115, 133-
135, 136, 137, 141-144, 151, 154, 165, 166, 213, 249, 306, 312, 313, 320, 327, 329, 332, 363,
403, 406, 443, 448, 461, 463, 472, 518, 532, 555, 584, 585, 589, 618, 619, 645.
Du sang sur le cou du chat : 142.
Le Bouc : 21, 79, 81, 135, 143, 213, 227, 312, 316-320, 364, 502, 517, 522, 555, 564, 581-
585, 589, 604-605, 613-614.
Les Larmes amères de Petra von Kant : 135, 142.
Liberté à Brême : 21, 115, 135, 141, 142, 165, 249, 332-334, 335, 342, 344, 366, 427, 461,
576, 582.
Preparadise sorry now : 93, 135, 142, 320, 582.
FIEVET Claudine : 117, 118, 122, 154, 183, 233, 265, 299, 331, 352, 371, 397, 428, 429,
430, 525, 598.
FLEISSER Marieluise : 22, 26, 53-72, 75, 78-83, 93, 108, 134, 135, 142, 196, 222, 312-313,
442, 443, 445, 565, 599, 600, 613, 633, 634.
Der starke Stamm : 78.
Pionniers à Ingolstadt : 53, 54, 55, 61, 62, 63, 64, 66, 69, 70, 72, 78, 79, 80, 82, 83, 109, 133,
312.
Purgatoire à Ingolstadt : 53, 55, 58, 59, 60, 62, 63, 64, 65, 66, 69, 71, 72, 78, 82, 83, 108,
196, 312-313, 442-445, 458, 634.
FO Dario : 165.
- et RAME Franca : 246, 341, 343.
Orgasme adulte échappé du zoo : 341, 343.
FOUCHER Michèle : 18, 19, 21, 85, 90, 112, 113, 115, 116, 121, 122, 129-131, 132, 154,
266, 286, 295-298, 301-305, 343, 401, 409, 470, 511, 521, 621, 625.
La Table : 21, 122, 129-130, 132, 172, 266, 286, 295-298, 301-305, 309-310, 343, 399, 402,
407-409, 413, 418, 511, 512, 576-577, 620-621.
GATTI Armand : 175, 343, 512.
La Journée d’une infirmière : 175, 343, 512.
HANDKE Peter : 74, 135, 136, 142, 185, 487, 596.
Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition : 596.
HAUPTMANN Gerhard : 194.
Les Tisserands : 194.
HENKEL Heinrich : 21, 74, 135, 144, 149, 212, 235, 323, 326, 377, 378, 380, 381, 384, 385,
478, 547, 548, 554, 555, 562, 603, 639.

682
Les Branlefer : 21, 144, 155, 212, 322-323, 326, 377-381, 382, 528, 546-548, 603, 638.
Olaf et Albert : 21, 144, 149, 153, 172, 235, 478-479, 528, 555, 562, 639.
HOCHHUTH Rolf : 135, 136, 185.
HOLZ Arno et SCHLAF Johannes : 618.
Die Familie Selicke : 618.
HORVATH Ödön von :
Casimir et Caroline : 56, 57, 62, 63, 64, 66, 74, 427.
Don Juan revient de guerre : 75, 76, 78.
Figaro divorce : 73.
Foi Amour Espérance : 53, 54, 59, 62, 63, 66, 67, 75, 77, 107, 132, 432, 442-445, 449, 452.
Légendes de la forêt viennoise : 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 66, 67, 70, 106, 354,
436.
Nuit Italienne : 56, 73, 75, 78, 331.
Pompéi : 73.
Sladek, soldat de l’Armée noire : 73, 91.
IBSEN Henrik : 6, 165, 524.
Maison de poupée : 388.
IONESCO Eugène : 19, 27, 28, 167, 525, 580, 597, 598, 600.
L’Avenir est dans les œufs : 580.
L’Impromptu de l’Alma ou le caméléon du berger : 27.
KIPPHARDT Heinar : 135.
KRAEMER Jacques : 152, 170, 175, 284, 559.
Jacotte ou Les Plaisirs de la vie quotidienne : 175, 559.
Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine : 170.
KROETZ Franz Xaver : 18, 19, 21, 22, 48, 49, 53, 68, 74-75, 78, 79-82, 96, 97, 104, 113,
115, 123, 133-140, 141, 142, 149, 151, 154, 157, 158, 159, 160, 165, 167, 169, 171, 176, 178,
180, 182, 183, 185, 188, 194, 242, 249, 252, 271-280, 281, 283, 294, 306, 338-339, 373-374,
404, 407, 429, 430, 436, 462-468, 487, 519, 520, 524, 528, 549, 564-565, 570, 589, 599, 600,
604, 607, 608, 609, 615, 617, 618-620, 623, 625, 626-636, 645, 646.
Concert à la carte : 21, 96, 155, 158, 164, 165, 168, 253-255, 273-275, 280, 391, 398-399,
422, 427, 430, 437-439, 441-442, 512, 513, 533-537, 561, 616, 626, 629, 634, 635.
Furcht und Hoffnung der BDR : 185, 489, 633.
Gibier de passage / Wildwechsel : 134, 137, 463, 615, 618.
Haute-Autriche : 21, 43, 135, 137, 139, 140, 155, 164, 167, 178, 192, 235, 236, 240, 241, 242,
251, 275-280, 344, 402-404, 411, 445-446, 463, 464, 502, 523, 528, 540-542, 548, 550, 556,
562, 564, 570, 572, 573, 595, 607, 611, 614, 629, 633.
Le Nid : 21, 137, 140, 155, 236, 242, 339, 464, 467-468, 488-489, 537, 542, 550-553, 562,
620, 626, 630-632.

683
Meilleurs souvenirs de Grado : 139, 271-272, 277, 404, 487-488, 523-524, 562, 564, 572,
603.
Mensch Meier : 21, 137, 140, 252-253, 344, 399-400, 512-513, 516, 517, 538, 561, 626, 637-
638.
Ni chair ni poisson : 139, 331, 520, 561, 633.
Perspectives ultérieures… : 135, 140, 253, 264, 347, 561, 564, 565, 616, 620, 626, 634-636.
Terres mortes : 185, 633, 642.
Train de ferme : 21, 139, 188, 235, 338, 339, 345, 370, 458, 561, 564, 566-569, 570, 604-607,
609, 612, 627, 628, 629.
Train fantôme / Geisterbahn : 21, 338, 344, 429, 437, 439, 464.
Travail à domicile : 21, 24, 82, 134, 135, 136, 139, 149, 155, 171, 188, 294, 335, 336-337,
338, 344, 345, 373, 374, 385-388, 398, 417-418, 432, 433-437, 439-440, 446, 458, 462, 466,
467, 519, 529-532, 564, 576, 600, 603, 606, 607, 608, 609, 612, 615, 619, 626, 640, 643.
Une Affaire d’homme : 21, 114, 115, 137, 139, 252-253, 335, 339, 405-406, 413, 429, 453,
454-459, 461, 462, 464-465, 467, 487, 537, 538-540, 541, 543, 581, 603, 620.
KUSZ Fitzgerald : 135.
LASSALLE Jacques : 4, 5, 18, 19, 21, 22, 24, 27, 30, 47, 50, 139, 144, 145-153, 154, 155,
156, 162, 163, 164, 172, 174, 178, 184, 185, 188, 216, 220, 245, 294, 367, 374, 385, 418, 421,
422, 440, 500, 502, 519, 548, 615, 616, 617, 640, 643, 646.
Avis de recherche : 149, 153.
Le Soleil entre les arbres : 149, 204, 212, 602.
Un Couple pour l’hiver : 21, 145, 148, 149, 150, 153, 234, 235, 483-486, 553, 581, 602.
Un Dimanche indécis dans la vie d’Anna : 153, 185.
LEMAHIEU Daniel : 22, 177, 178, 181-184, 231, 239, 490, 492, 642.
D’siré: 181, 495, 642.
Entre chien et loup: 181, 183, 264, 351, 495.
La Gangrène: 181, 324.
Usinage: 181, 182, 183, 231-233, 236, 266, 295, 394-397, 417, 491-495, 562.
Viols: 181.
MAETERLINCK Maurice: 6, 524, 601.
MERCIER Louis-Sébastien: 6, 376.
MICHEL Georges: 22, 175-177, 556-559, 574-575, 580, 597-598.
L’Agression : 557.
La Promenade du dimanche : 176, 525, 556, 574-575, 595, 597.
Tiens le coup jusqu’à la retraite, Léon ! : 557-559.
Une place au soleil : 175, 557.
MITTERER Felix : 135.
MÜHL Otto : 74.

684
MÜLLER Heiner : 52, 97, 647.
NESTROY Johann : 55, 619.
PERRIER Olivier : 120, 121, 122, 165, 652-653.
Histoires de Croquant : 165.
Les Mémoires d’un Bonhomme : 121, 123.
SARTRE Jean-Paul : 31, 264, 265, 430, 525, 556, 597, 624.
SOMMER Harald : 135.
SPERR Martin : 18, 21, 74, 78, 81, 82, 93, 115, 123, 129, 133, 134, 135, 136, 137, 140-141,
154, 213, 221-229, 312, 313, 329, 438, 562, 604, 605, 607, 610, 619, 645.
Landshuter Erzählungen : 134, 135, 141.
Münchner Freiheit : 135.
Scènes de chasse en Bavière : 21, 78, 81, 115, 129, 135, 140, 141, 190, 213, 221-229, 312,
313-316, 470-471, 517, 562, 581, 584, 604, 607, 610.
STRAUSS Botho : 135, 136.
STRITTMATTER Thomas : 135.
THIBAUDAT Jean-Pierre : 21, 145, 149, 234, 335, 337, 338, 345, 412, 420, 432, 530, 556,
562, 603, 607, 611, 617, 640.
Histoire de dires : 21, 145, 149, 234, 335, 336, 337, 338, 345, 367, 387, 412, 420, 432, 511,
528, 530, 531, 555, 562, 603, 604, 607, 611, 638, 640.
TILLY : 559.
Charcuterie fine : 559.
TORDJMAN Charles: 284, 295.
C’était...: 284, 295.
TURRINI Peter: 135.
VALENTIN Karl: 51, 52, 86, 88, 93-96, 115, 123, 132, 167.
VINAVER Michel : 4, 5, 19, 22, 30-41, 93, 112, 149, 151, 152, 153, 154-161, 162, 163, 165,
166, 174, 181, 182, 193, 194, 204-221, 227, 230, 231, 239, 255-263, 265, 283-284, 294, 306,
321, 322, 363, 377, 381-385, 394-395, 397, 417, 420-421, 432, 436, 448-451, 490, 498-501,
504, 510, 511, 513-517, 519, 529, 548, 553, 586-594, 610, 645, 646, 650-651.
A la renverse : 22, 149, 152, 156, 213, 214-221, 245, 320-321, 377, 499, 500, 528, 529, 548,
592, 650-651.
Dissident, il va sans dire : 152, 155, 156, 221, 256, 338, 394-395, 398, 402, 416, 418-420,
421, 422, 448-449, 500, 513-515.
La Demande d’emploi : 22, 36, 155, 156, 157, 158, 159, 163, 165, 192, 193, 204-212, 244,
256, 257-263, 265, 284, 306, 338, 344, 345, 416-417, 427, 449-451, 498-499, 500, 502, 513-
517, 586, 591.
L’Emission de télévision : 284, 420, 502, 529.
Les Travaux et les jours : 22, 24, 155, 156, 157, 163, 256, 322, 363, 365, 374, 377, 381-385,
498-501, 509, 511, 517, 553, 554, 586, 593-594.

685
Les Voisins : 238, 257, 420, 421.
L’Objecteur : 514.
Nina, c’est autre chose : 152, 153, 155, 156, 230, 234, 236, 238, 239, 327, 344, 363, 420,
421, 510-511, 517, 586-588.
Par-dessus bord : 22, 156, 157-158, 213, 215, 255, 320-322, 363, 365, 377, 516, 553, 586,
592, 610.
Portrait d’une femme : 257.
11 septembre 2001 : 499.
WEDEKIND Frank : 51, 52, 83, 104.
WEISS Peter : 79, 80, 135.
WENZEL Jean-Paul : 4, 5, 18, 19, 21, 22, 47, 48, 76, 90, 96, 112, 113, 114, 115, 116-122,
126, 127, 129, 146, 154, 157, 159, 160, 163, 165, 169, 171, 174, 176, 178, 180, 182, 183, 184,
185, 247, 249, 271, 286, 295-301, 306, 338, 355, 371, 480, 519, 530, 544, 558, 589, 598, 601,
610, 614, 615, 623, 624, 625, 641, 642, 645, 646, 652-653.
Dorénavant 1 : 21, 118, 130, 286, 295-301, 305, 558.
Doublages : 121, 642.
« Faire bleu » : 122, 544-545.
Les Incertains : 121, 169, 184.
Loin d’Hagondange : 21, 48, 114, 116, 117, 118, 119, 121, 163, 165, 167, 171, 178, 183, 192,
240, 263-269, 271, 277, 297, 335, 345-353, 357, 388-393, 397, 398, 412, 413, 415, 417, 422,
432, 447-448, 474-475, 479, 508, 509, 513, 519, 528, 534, 542-544, 564, 572-573, 598, 603,
614, 615, 624, 626, 636, 638, 643, 652-653.
Marianne attend le mariage : 18, 21, 117, 118, 119, 123, 233, 236, 266, 335, 336, 337, 344,
345, 349, 354-358, 387, 397, 412, 432, 461, 462, 480-482, 510, 512, 528, 529-531, 537, 555,
562, 610, 615, 624.
Simple retour : 121.
WOLF Friedrich : 55.
Cyankali : 55.
ZOLA Emile : 6, 177, 212, 285, 286, 287, 289, 290, 393, 401, 428, 483.

686
Table des matières

Sommaire 3

Introduction 4
Le pouvoir au quotidien : nouvelles économies dramatiques de la visibilité 5
Le pouvoir au quotidien : nouvelles économies politiques de la visibilité 10
Le Théâtre du Quotidien n’existe pas 17

Chapitre I. Représentation du pouvoir et pouvoir de la représentation :


critique de la raison politique dans le théâtre des années soixante-dix 26

A. Après Brecht : nouveaux usage du réel 27

1. Premières dissidences : Michel Vinaver et Théâtre populaire 30


a) Brecht et Stanislavski 31
b) A propos de Troïlus et Cressida 37
2. Adieux à la pièce didactique 41

B. Politique des auteurs et renouvellement du répertoire :


l’émergence d’un théâtre du pouvoir alternatif 51

1. Ödön von Horváth et Marieluise Fleisser : naissance et renaissance 53


a) Horváth et Fleisser en leur temps 53
L’émergence d’un objet théâtral non identifié : le Volksstück critique 53
Le pouvoir au quotidien 58
Une esthétique hybride 64
Un théâtre propice aux malentendus 68
b) La renaissance de Horváth : histoire et enjeux 72
c) Fleisser et ses fils 78
2. « Brecht à l’envers » 83
3. « L’envers de Brecht » 96

ILLUSTRATIONS 106

C. Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien :


des itinéraires, une tendance 112

1. Vie et mort du « Théâtre (du) Quotidien » 113


a) L’Entraînement du champion avant la course : la recherche de nouveaux circuits 113
b) Croisement et bifurcations : la compagnie « Théâtre Quotidien » et la nouvelle équipe du T.N.S. 116
Wenzel, Fiévet et la compagnie « Théâtre Quotidien » 116
Deutsch, Foucher et le T.N.S. 122
2. D’Allemagne : Kroetz, Fassbinder et Sperr 133
3. Jacques Lassalle et le Studio-Théâtre de Vitry : écritures et mises en scène du quotidien 145
4. Michel Vinaver : une recherche « dans le » quotidien 154
5. La nébuleuse quotidienniste 162

687
a) La Comédie de Caen et la « couleur du quotidien » 164
b) Extension et retournement d’une tendance 169
Théâtres en lutte contre le quotidien 169
Daniel Besnehard et Daniel Lemahieu : héritiers critiques 177
Epilogue 184

ILLUSTRATIONS 187

Chapitre II. Des hommes illustres aux hommes infâmes 191

A. Présence-absence de la figure de pouvoir 193

1. De la figure d’autorité à la figure autorisée 193


a) Le professeur Nècepas ou la figure-fantoche 196
b) Wallace ou la figure-statut 204
2. Du personnage au chœur : la mise en crise de la figure de pouvoir 213
a) « Qui est responsable de quoi ? » : la multinationale vinavérienne 214
b) « Ce que les gens disent » : la circulation de la parole villageoise 221
3. De la scène au hors-scène : les « voix sans visages » du pouvoir 230
a) Chefs, sous-chefs et cols blancs : la figure de pouvoir comme objet du discours 230
b) Du pouvoir des chefs au pouvoir dans les têtes 237

ILLUSTRATIONS 244

B. Les sujets du pouvoir 246

1. Regards sociaux, regards sur soi 250


a) Présentations liminaires 250
b) Personnages en quête d’emploi 257
c) De l’exception à la règle : la maladie de l’homme normal 270
2. Le spectacle de la créature 280
a) Marionnettes du pouvoir, marionnettes du dramaturge 280
b) La mise en jeu du regard 285
Voyages au pays des ouvriers 286
De l’enquête à la création : le droit à l’écart 295

ILLUSTRATIONS 307

C. Hiérarchies privées, hiérarchies politiques 311

1. Constellations de pouvoir 312


a) La bande 312
b) L’entreprise 320
c) La famille et le couple 330
2. « La » personnage populaire : entre soumission et révolte 340
a) Le roman de Marie 345
b) Fräulein 353

ILLUSTRATIONS 364

688
Chapitre III. Théâtres du pouvoir, théâtres de l’impuissance ?
La question de l’action dans les dramaturgies du quotidien 370

A. L’économie politique des gestes quotidiens 373

1. Travailler 375
a) Le travail en acte 377
b) Travaux à domicile 385
c) Travailler, disent-ils 392
2. Ce que manger veut dire 397
a) Sociologie de la nourriture et économie domestique 398
b) Les tables de la loi 407

ILLUSTRATIONS 422

B. Du quotidien au fait divers 427

1. Enjeux politiques et esthétiques du fait divers 428


2. Le refus du spectaculaire 433
a) Le devenir-quotidien du fait divers 433
b) Le fait divers décentré 442
3. L’impossible mélodrame des sous-privilégiés 453
4. Kroetz et les ambiguïtés du fait divers 462

ILLUSTRATIONS 469

C. Résistances 473

1. La lutte, à-côté du quotidien ? 474


a) La dénégation de la lutte 474
b) L’horizon de la lutte 480
c) La dissémination de la lutte 490
2. De la lutte à la dissidence : inventions du quotidien 502

ILLUSTRATIONS 521

Chapitre IV. Ordre et désordre du discours 523

A. Discours du dehors 524

1. Médias et discours médiatiques : les différents avatars d’une pénétration 527


a) Bruits médiatiques 529
b) Discours sur le discours médiatique 537
c) Discours indirect et discours indirect libre : du locuteur au speaker 546
2. Phrases-formules et lieux communs : les pouvoirs conservateurs du langage 559
a) Figures rhétoriques du discours mythologique 561
b) « La casuistique du malheur » 565
c) Lieux communs, intégration et exclusion 575

ILLUSTRATIONS 595

689
B. La parole des sans-paroles : formes et enjeux d’une recherche 596

1. Paroles empêchées : dramaturgies du silence 597


a) Le mal à dire : politique du silence 601
b) Un théâtre de « sourds-muets » : poétique du silence 608
2. Paroles à rendre, paroles à prendre : effets d’écriture 616
a) Paroles mutilées, écritures mutilantes 617
b) Et pourtant ce silence ne pouvait être vide : nouveaux usages de la parole 626
Premiers pas vers la parole 626
« Fièvres de langue nouvelle » 637

ILLUSTRATIONS 643

Conclusion 645

ILLUSTRATIONS 650

Bibliographie 654

Index 680

Table des matières 687

690
Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien.
Nouvelles économies du visible dans les dramaturgies des années soixante-dix

RÉSUMÉ. Comment donner à voir un pouvoir qui ne s’impose plus de l’extérieur à ses sujets ?
Au prix de quels aménagements le drame peut-il représenter les infimes procédures par lesquelles
le pouvoir informe nos gestes et nos paroles ? Partant de la nouvelle économie de la visibilité des
rapports de force sociaux diagnostiquée par Michel Foucault, notre recherche analyse les
modalités selon lesquelles les dramaturgies des années 1970 ont expérimenté la “réalité sans
corps” du pouvoir contemporain. De fait, qu’il s’agisse de l’entreprise menée par Franz Xaver
Kroetz, Rainer Werner Fassbinder et Martin Sperr pour rénover le Volksstück, du mouvement
créé par Jean-Paul Wenzel et Michel Deutsch sous le nom de “théâtre du quotidien”, ou encore
des recherches de Michel Vinaver, nombreux sont les auteurs qui ont choisi de promouvoir
l’ordinaire des gens ordinaires au rang d’objet théâtral digne d’être représenté, et d’en faire le lieu
d’une micro-analyse des relations de pouvoir qui traversent l’ensemble du champ social.
Renonçant à la publicité et à l’événementialité selon lesquelles se décline traditionnellement la
représentation du pouvoir, engageant un changement d’échelle qui cherche à dessaisir le
quotidien de sa familiarité et à solliciter notre activité critique, ces dramaturgies nous permettent
d’interroger à nouveaux frais le devenir formel du drame. Mais c’est aussi la dimension politique
du théâtre qu’elles invitent à questionner, dessinant, sous l’influence d’auteurs tels que Georg
Büchner, Ödön von Horváth ou Marieluise Fleisser, le territoire méconnu d’une scène alternative,
qui, sans tapage et par la bande, n’a cessé de s’engager dans l’Histoire.

MOTS CLÉS. Théâtre du quotidien – Théâtre politique – Théâtre post-brechtien – Crise du


drame – Dramaturgies des années soixante-dix.

Theatres of power, theatres of everyday life.


New economies of the visibility in the 1970s dramaturgies

ABSTRACT. How can a power that is no longer imposed on its subjects from the outside be
shown ? At the price of what adjustments can drama represent the minuscule proceedings by
which power informs our actions and words ? Based upon the new economy of the visibility of the
social relations of power diagnosed by Michel Foucault, our research analyzes the ways in which
the dramaturgies of the 1970s have experimented with the “bodiless reality” of contemporary
power. In effect, whether it is a matter of the endeavours of Franz Xaver Kroetz, Rainer Werner
Fassbinder and Martin Sperr to renew the Volksstück, or of the movement initiated by Jean-Paul
Wenzel and Michel Deutsch under the name of the “theatre of everyday life,” or of the research
of Michel Vinaver, numerous authors have chosen to elevate everyday life to the dignity of a
theatrical object worthy of representation, and to make it the site of a microanalysis of the
relations of power that traverse the whole of the social field. Renouncing the public and historical
character of traditional representations of power, initiating a change of scale that strives to rid the
everyday of its familiarity and to solicit our critical activity, these dramaturgies allow us to
question anew the formal becoming of the drama. But it is also the political dimension of the
theatre that they prompt us to question, mapping, under the influence of such authors as Georg
Büchner, Ödön von Horváth or Marieluise Fleisser, the unrecognized territory of an alternative
scene, which, quietly and surreptitiously, has not ceased to be engaged with History.

KEYWORDS. Theatre of everyday life – Political theatre – Post-Brechtian theatre – Crisis of the
drama – 1970s dramaturgies.

EA 3959 “IRET” / Centre de recherche “Poétique du drame moderne et contemporain”


Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 – Centre Censier – 13, rue Santeuil – 75231 Paris Cedex 05

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