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Collection Voltiges
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R A C o n t e R d e s h i s t o i R e s
Quelle narration au théâtre aujourd'hui?
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Copyright
MētisPresses, © 2012
Atelier 248, rte des Acacias 43, Ch – 1227 Genève
http://www.metispresses.ch
information@metispresses.ch
Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
tous droits réservés pour tous les pays.
soutien
Publié avec l'appui de XXXX.
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table
Préambule
Y a-t-il un retour de la narration au théâtre aujourd'hui?
Michèle Pralong
11
Points de théorie
narration et fiction. intermittences et soubresauts
Arielle Meyer MacLeod
33
Le travail de la narration
danielle Chaperon
65
Un drame de la narration. Une invention philosophique?
sophie Klimis
137
où va notre histoire? Quelques réflexions sur la place de l'histoire
dans le théâtre contemporain
Bruno tackels
213
L'écriture à Avignon (2010)
Patrice Pavis
261
denis Maillefer
151
Anne Monfort, à propos de Falk Richter
211
Claude schmitz
231
Maya Bösch
271
Zone d'écriture
Rencontre avec Corti. Étude sur la narration
Antoinette Rychner
115
Le verger
Julie Gilbert
193
La solitude de l'auteur (et des autres)…
orélie Fuchs
247
Annexes
index des noms
267
Contributrices / Contributeurs
277
Crédits
299
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PRÉAMBULe 9
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11
Michèle Pralong
15
Points de théorie
narration et fiction
intermittences et soubresauts
c'est surtout par les questions qu'il soulève, questions à la fois dra-
maturgiques et narratologiques mais aussi épistémologiques,
cognitives ou plus largement philosophiques. des questions qui per-
mettront peut-être de mettre à jour certains concepts permettant de
mieux cerner les formes actuelles, de toute évidence en pleine muta-
tion.
il n'en reste pas moins que ce retour de la narration demeure hypo-
thétique. d'abord parce qu'il n'est pas tout à fait certain que la
narration ait à ce point été balayée des scènes, et ensuite parce que
ce retour, si tant est qu'il existe, n'est certainement pas un retour du
même, mais un tour de plus dans la spirale de l'histoire des formes
qui veut que chaque période refasse sienne autrement des concepts
tenus pour enterrés.
Car en effet qu'a-t-on vu à Avignon en 2009? il y avait la trilogie de
Mouawad, qui proposait une narration pléthorique qu'aucun rebon-
dissement ne rebute. des spectacles aussi comme celui de hubert
Colas qui, dans son Livre d'or de Jan, inventait une narration en creux
sur un personnage absent. Un couple libanais, Lina saneh et Rabih
Mroué qui se mettait en scène dans un spectacle assez vertigineux
jouant sur la frontière entre la réalité et la fiction pour parler du Liban.
Mais aussi des écrivains de plateau, comme Jan Lauwers et même
Roméo Castelluci dans son Purgatoire, qui semblaient ne pas avoir
peur de raconter des histoires, de dessiner des personnages et de
produire des événements. Par delà les énormes différences qu'il y
avait entre tous ces spectacles, une chose semblait les réunir: ils
racontaient certes, mais le faisaient sans s'embarrasser de la ques-
tion de l'illusion référentielle. Comme si cette question, après le
détour par la déconstruction, était réglée. Aucun de ces artistes ne
cherche à faire oublier que l'on est au théâtre. ils racontent tout en
transgressant les codes classiques de la narration. La temporalité
n'a plus besoin d'être linéaire, les morts peuvent parler (et c'est un
trait récurrent des spectacles d'aujourd'hui), les langues se multi-
plier, les générations se croiser sans que cela vienne troubler la
narration.
Points de thÉoRie 17
La narration au théâtre
Points de thÉoRie 19
La fiction théâtrale
Présentation et représentation.
complexité. or, s'il n'y a plus de personnage, cela implique que l'ac-
teur ne représente plus autre chose que lui-même, et s'il n'y a plus
d'action, c'est que ce qui advient sur la scène au moment de la repré-
sentation devient le cœur du spectacle.
L'espace de la re-présentation a fait place, on l'a beaucoup dit, à celui
de la présentation, un espace qui ne renvoie plus à un ailleurs de la
fiction, mais s'ancre au contraire dans la réalité du processus engagé
sur le plateau. Une théâtralité qui s'accomplirait «au plus près d'une
expérience (du) réel, dans un processus qui opère à même les corps
en jeu» [AdoLPhe 2005: 126].
sur le plateau ne s'accompliraient plus des actes fictifs, des actes qui
cherchent à «faire comme si», mais des actes qui se veulent réels.
C'est une des raison pour lesquelles peut-être la nudité par exemple
est si souvent présente sur les scènes: même dans le théâtre le plus
classique et le plus enclin à produire de la fiction, le corps de l'acteur
est comme une butée incompressible du réel. Même costumé et
maquillé, c'est-à-dire utilisé pour ouvrir sur la fiction, ce corps excède
la fiction, car il est in fine celui de l'acteur en chair et en os. Le théâtre
contemporain dénude peut-être les corps pour montrer la réalité nue
du théâtre. et ce corps dévêtu s'accompagne de vrai sang et des
vraies larmes (Jan Fabre), quand ce ne sont pas de vrais actes
sexuels (Pascal Rambert).
Même si, évidemment, et c'est là que réside l'intérêt de la chose, tout
n'est pas si simple. Car la fiction, comme la narration, a la dent dure.
de la même façon qu'il y aurait toujours comme un reste de narra-
tion, un zeste de fiction résiste.
Points de thÉoRie 21
Points de thÉoRie 23
25
hubert Colas
À partir de là j'ai l'impression que les acteurs sont bien vivants: ils ne
jouent pas le texte mais n'exposent pas leur vie personnelle non plus.
il s'agit d'autre chose, d'un autre espace qui s'invente en perma-
nence. C'est ça pour moi l'écriture.
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27
Points de théorie
Le travail de la narration
danielle Chaperon
Quelle narration?
Points de thÉoRie 29
oral ou écrit, par l'image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange
ordonné de toutes ces substances» [BARthes 1966: 7]. Umberto eCo,
ajoute qu'à l'occasion la «biologie se venge» [2003: 311]: lorsque la
littérature ne veut plus raconter d'histoire (comme à l'époque du
nouveau Roman), le cinéma, la télévision ou le journalisme prennent
le relais. ni la littérature, ni le théâtre, ni l'art n'ont donc le monopole
de cette fonction qui est la mieux partagée et la plus ancienne du
monde humain.
Les intuitions de ces philosophes et de ces sémiologues sont
aujourd'hui confirmées par les neurosciences cognitives: la faculté
de produire des scénarios est caractéristique de la manière dont un
être humain raisonne, prend des décisions et entreprend d'agir. Ces
«narrations sont d'importance fondamentale pour que le processus
de déduction logique se poursuive» [dAMAsio 2010: 237]. Paul RiCœUR
(en dehors de toute référence aux sciences de la nature) parlait
quant à lui d'une «intelligence narrative», essentielle à la construc-
tion de l'identité, de l'«identité narrative»5 [1985: 442]. Le récit ou la
narration est une «médiation entre l'homme et le monde, entre
l'homme et l'homme et entre l'homme et lui-même» [2008: 266].
Certains auteurs dramatiques contemporains en sont du reste
convaincus:
L'enfant qui ne raconterait jamais d'histoires serait une coquille humaine, vide. s'il n'ima-
ginait pas, il ne pourrait pas raisonner. Les histoires structurent notre esprit. en fait nous
sommes notre histoire, c'est ce que nous vivons. et comme elle nous relie au monde,
l'imagination qui crée l'histoire est logique et disciplinée – plus encore que la raison.
Autrefois nous appelions cette logique destin, et pensions que l'histoire racontée était la
propriété des dieux. en réalité c'est notre histoire et nous en sommes les conteurs.
Bond [2003:15]
À la fin de l'«ère de la mise en scène» (dont l'acmé correspond en
France aux années 1970-1980), néanmoins, les metteurs en scène
ne se sont plus contentés de multiplier et de croiser les histoires. ils
n'ont eu de cesse de déconstruire la fable, de dénoncer la fiction et
l'imaginaire – ou de vouloir se passer de l'une et des autres. on aura
reconnu le théâtre «postdramatique» défini par h. t. LehMAnn
[2002], un théâtre:
qui se caractériserait par des mises en abyme, une réflexion sur ses procédés. Ce qui se
déroule entre la scène et la salle et non plus ce qui se passe sur scène, la présence et
non plus la représentation, une situation et non plus une fiction, la sensualité d'un corps
et non plus l'incarnation d'un sens, le monologue ou le chœur et non plus le dialogue, tel
serait le décentrement opéré par le passage du dramatique au postdramatique.
BAiLLet [2003: 77]
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Points de thÉoRie 31
Narration no3: Raconter des histoires avec «un début, un milieu et une fin»
Points de thÉoRie 33
Allers et retours
qui firent craquer les coutures d'une intrigue a priori destinée à les
contenir. Force est de constater en effet que raconter une histoire
(narration no1) tout en poursuivant simultanément un autre but, a
souvent pour conséquence de mettre à mal les règles de construc-
tion de l'action unifiée (narration no3). Au 19e siècle, par exemple, la
volonté de peindre des caractères singuliers ou, un siècle plus tôt, le
simple désir de faire rire, ont tous deux, dans une moindre mesure,
porté atteinte à la structure de l'action classique: la discontinuité des
effets comiques comme la présentation des différentes facettes
d'une personnalité coïncidaient mal avec la mise en intrigue. il n'est
pas jusqu'à la mise en scène, telle que la rêva diderot, conçue
comme une suite de tableaux, qui allait à l'encontre de l'unité et de la
continuité de l'action. il en fut de même de l'association avec des arts
qui entretenaient avec le narratif des relations traditionnellement
tendues et bientôt rompues par la modernité (la musique ou la
danse). en fait, il y a plusieurs manières de raconter des histoires, et
celles-ci supportent assez bien de ne pas être continues, logiques,
achevées, vraisemblables. Ainsi, les montages de scènes ponctués
d'ellipses, les va-et-vient de la chronologie, la multiplication des fils
et des personnages, l'expansion des monologues lyriques et de par-
ties chorales, tout cela qui est caractéristique de la dramaturgie du
demi-siècle écoulé – mais qui le fut pour partie de maintes périodes
l'histoire du théâtre –, n'empêchent pas des histoires d'être racon-
tées.
Ce que l'on pourrait appeler caricaturalement une «dramaturgie
négative», celle qui aurait pour objectif de ne rien, ne plus, ne pas
raconter, émerge cependant des turbulences du 20e siècle. Le théâ-
tre de dada, pendant la Première Guerre Mondiale, démonta
minutieusement tous les mécanismes du récit, de la fiction et de la
signification. Après la seconde Guerre Mondiale, samuel Beckett
invalide apparemment toute tentative de donner sens et justification
à l'existence humaine (il ne renonce pas, en revanche, à lui donner
une forme). Plus récemment, la fin des grands récits caractérisant la
postmodernité, a permis de relancer l'entreprise de déconstruction
sur un mode ironique et ludique. Aujourd'hui, le récit étant assimilé à
une arme idéologique, il convient, plus gravement, de le neutraliser.
Les récentes dénonciations du storytelling (dans les domaines de la
culture de masse, du marketing, de la politique et du new manage-
ment) encouragent, si besoin était, le théâtre dans ses rejets et ses
refus [sALMon 2007].
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Points de thÉoRie 35
Mais tout n'est pas si simple. on l'a dit, les sciences naturelles mais
aussi les sciences humaines et sociales [BRUnneR 2005] confirment
aujourd'hui que la capacité narrative, fruit culturel de l'évolution
naturelle, est inhérente à la réflexion sur nos actions et nos déci-
sions, et nécessaire à l'exercice (ou à l'invention) de notre volonté et
à notre liberté. elles valident à leur manière l'intuition d'Aristote et de
ses disciples. Les théoriciens de la littérature et de la culture en ont
pris acte [sChAeFFeR 1999; hUston 2008]. ne savions-nous pas déjà
que c'est par le récit que les prisonniers des camps de concentration
ont parfois survécu et témoigné? n'avions-nous pas lu que les
régimes autoritaires, tels qu'ils sont décrits dans de célèbres romans
dystopiques ont toujours le souci d'éliminer ou de dénaturer la
«capacité narrative» de leurs administrés (1984, Le Meilleur des
mondes, Farenheit 451, etc.)? ne constatons-nous pas aussi qu'aux
grands récits périmés de l'idéologie moderne (le progrès, la lutte des
classes…) a succédé le grand récit écologique qui nous conte inces-
samment l'agonie de la terre et l'extinction de l'espèce humaine
[dUPUY 2002]?
La narration se présente aujourd'hui, plus que jamais, comme étant
à la fois le remède et le mal. Comment croire que le théâtre puisse
tantôt se contenter de distribuer l'un, tantôt se refuser à propager
l'autre? tantôt racontant, tantôt ne racontant pas? ne lui revient-il
pas plutôt – et d'une manière propre à lui seul – de problématiser la
question? C'est ce qu'il fait de plus en plus aujourd'hui et c'est peut-
être cette entreprise qui passe pour un «retour de la narration»
général. Le retour, si retour il y a (puisque la narration n'est jamais
partie très loin), est donc un retour sous forme de problème. Cette
entreprise de problématisation expliquerait néanmoins un certain
retour d'une certaine narration, en l'occurrence le retour de la narra-
tion no2, qu'il importe de remarquer et de mettre en évidence. on
peut même risquer l'hypothèse que ce retour est nouveau, plus nou-
veau en tous les cas que les seuls retours de la narration no1 et no3
qui sont aussi courants, on l'a vu, que leurs vacances. depuis une
vingtaine d'années, nombreux sont en effet les textes et les specta-
cles qui posent la question de la narration par le biais des
personnages eux-mêmes. Ceux-ci – fictionnels ou à demi-réels
(comme dans le cas de spectacles biographiques ou documen-
taires) – sont les narrateurs de leur propre histoire, dans une forme
renouvelée d'hybridation entre le dramatique et l'épique. Ces person-
nages ne prennent nullement en charge des fonctions (fonction
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Le travail de la narration
Points de thÉoRie 37
Points de thÉoRie 39
Points de thÉoRie 41
1
on sait que Gérard Genette résout cette plurivocité en nommant différemment les
trois aspects en question. Ce sera la fameuse triade histoire/Récit/narration. nous
ne pouvons adopter ici ce vocabulaire, si pratique au demeurant, dans la mesure
où notre problème terminologique est aussi un problème de genre et de médium.
dans d'autres contextes, j'ai proposé de distinguer Action/drame/Monstration
pour décrire les trois aspects d'un texte dramatique. en toute logique, il
conviendrait d'ajouter à cela un vocabulaire propre à décrire l'œuvre théâtrale (la
représentation).
2
Précisons qu'a été d'emblée écartée la possibilité d'un quatrième sens (ou d'un
premier), celui qui ferait de la narration une simple synecdoque du texte. Voilà qui
aurait placé le colloque dans la fâcheuse lignée des critiques qui structurent les
débats contemporains sur le théâtre selon une ligne de front séparant les tenants
du texte et les suppôts de l'image. Rappelons que la revue Littérature avait titré un
numéro paru en juin 2005: Théâtre: le retour du texte? (Littérature, no138, juin
2005).
3
C'est ainsi que s'intitula le numéro 10 de Théâtre d'Aujourd'hui (Paris, CndP,
soutenu par le Ministère de l'Éducation, de l'enseignement supérieur et de la
Recherche et par le Ministère de la Culture et de la Communication) publié en 2005
et portant sur la période, qualifiée d'«apothéose», située entre 1970 et 1980.
4
Brecht aurait parlé de «maquettes».
5
«Répondre à la question "qui?", comme l'avait fortement dit hannah Arendt, c'est
raconter l'histoire d'une vie. L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du
qui n'est donc elle-même qu'une identité narrative.» RiCœUR [1985: 442]
6
sophie Klimis le rappelle ici même.
7
Cet enchaînement rappelle la triade «Mimesis i, Mimesis ii et Mimesis iii» que
Paul Ricœur met en place dans Temps et Récit.
8
The Ultimate Secret to Getting Absolutely Everything You Want.
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43
Mathieu Bertholet
du travail, celle que je ferai en tant que metteur en scène. C'est donc
sur le plateau que je crée une histoire, que je relie les fragments.
Ainsi, pour moi, la question de la narration n'est pas centrale. J'ai par
exemple raconté l'histoire de cinq villas californiennes au travers de
figures qui les habitent: mais ces personnages humains n'étaient
pas importants, n'étaient pas le sujet. C'est l'architecture qui était
importante et la manière de montrer l'architecture sur un plateau.
Mes questions: à travers quel matériau concret rendre compte de la
modernité architecturale? À travers quelles figures?
dans le processus d'écriture de L'avenir, seulement, sur Rosa
Luxemburg, j'intègre tout de suite l'idée que je ne peux pas m'appro-
prier cet immense personnage historique tout seul, que je ne peux
pas en raconter l'histoire tout seul. d'où cette idée: ce sont les
acteurs qui se servent dans un matériau que j'essaie de rendre le
plus grand et le plus objectif possible. Pour moi, être objectif, c'est
produire aussi des fragments qui ne me plaisent pas, des scènes
auxquelles je ne crois pas, pour que les acteurs puissent s'en empa-
rer au moment de produire le spectacle, si eux croient à ces
fragments, à ces scènes, si eux les pensent justes par rapport à
l'image qu'ils ont de Rosa, ils peuvent les activer. en quelque sorte je
me déresponsabilise de la volonté narrative. Au final, il y aura un
matériau de 600 scènes qui seront irreprésentables en une seule
soirée de théâtre, à moins d'occuper le plateau plus d'un jour. et les
acteurs vont devoir se battre les uns contre les autres pour imposer
leur image de Rosa, chacun avec ses fragments, ses choix. Voilà deux
exemples de la manière dont je conçois l'écriture de
l'histoire/histoire pour le théâtre.
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Zone d'ÉCRitURe 45
Zone d'écriture
Rencontre avec Corti
Étude sur la narration
Antoinette Rychner
Préambule
Zone d'ÉCRitURe 47
sur d'autres sièges étaient assis deux assurés, qui, à en juger par
leur mine agacée, devaient supporter son tapage depuis déjà de
longues minutes. Je grommelai un bonjour à la cantonade et m'assis
à mon tour. Je tentai vainement de feuilleter quelque magazine. Le
garçonnet attirait immanquablement mon attention. ses gestes, ses
cris excessifs, mais surtout les deux lourdes masses qui, derrière lui,
le suivait des yeux avec retard, comme une calamité fatale ou
comme un dieu qu'on vénère parce que l'on sait qu'à sa force on ne
peut se dérober.
«Corti, disait parfois la mère. Reste tranquille, Corti.» elle geignait
pour cela plus qu'elle ne parlait, avec une lassitude énorme et don-
nant davantage l'impression de prendre l'assemblée à témoin que de
s'adresser à son fils.
Lorsque le père tentait quelque chose, sa femme le plus souvent le
remettait à sa place. Chacun de ses gestes, chacune de ses pos-
tures, de ses infimes manifestations de droits privatifs sur l'enfant
annonçait qu'elle était des deux adultes la plus malade, la plus colé-
rique, la plus chronique en tout, ce qui la plaçait en un centre
indiscuté. sous cette perspective, il me sembla tout à coup que l'en-
fant faisait semblant de jouer plus qu'il ne jouait véritablement,
donnant le change par simple obligation. Un faire-valoir, en somme,
remplissant son rôle d'enfant terrible pour que sa mère en semble
plus éreintée par la vie, plus terrassée par l'injustice sociale qu'elle
ne l'aurait été par elle-même.
Je m'étais déjà mis à le plaindre de tout mon cœur lorsqu'un événe-
ment me fit prendre définitivement pitié de lui: le portable maternel
sonnait. La femme, à tue-tête, se mit à converser, répondant sur le
ton d'une défense agressive qu'elle était actuellement dans les
bureaux du chômage et que l'après-midi elle se rendrait à Berne, pour
des motifs qui nous furent heureusement épargnés, à moi et aux
deux autres assurés qu'on n'était toujours pas venu chercher.
en l'écoutant je devinai peu à peu qu'au bout du fil s'exprimait la grand-
mère, et, par une brève vision cyclique, je plongeai dans une projection
attristée. il y avait fort à parier que lorsque le garçonnet à la voiture
serait devenu grand, on le retrouverait dans ces mêmes bureaux, au
téléphone avec l'épaisse créature qui lui tiendrait toujours lieu de mère,
criant, lui aussi, sans pudeur aucune, brandissant son pauvre emploi
du temps comme seule preuve de son humanité et de son existence.
Un conseiller vint chercher l'assurée. elle disparut avec lui derrière
une porte et s'ensuivit alors une extraordinaire bouffée de calme
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Zone d'ÉCRitURe 49
tu ne perds pas espoir car tu es venu arracher ton sursis avec les
dents.
Ce que tu n'as jamais aimé c'est les tubes lumineux. derrière les
grilles, les tubes te remplissent d'une infinie tristesse; comme l'eau
grise d'une flaque, leur lumière imprègne la moquette, recouvre les
lettres multicolores et donnent à la phrase un sens mort-né.
elle est venue avec son homme, je pense. Ils sont venus à deux.
il l'a accompagnée pour garder le petit pendant que, je pense.
ils sont peut-être les deux au chômage, je pense.
Ce doit être insupportable de vivre avec une femme pareille, je pense.
et j'allais penser aussi: mais qui es-tu pour penser ce que tu penses?
Lorsque son téléphone (à elle) sonne.
La sonnerie, je ne la décris pas.
Zone d'ÉCRitURe 51
Zone d'ÉCRitURe 53
Zone d'ÉCRitURe 55
57
Points de théorie
Le drame de la narration
Une invention philosophique?
sophie Klimis
introduction
Points de thÉoRie 59
Points de thÉoRie 61
Le citoyen éduqué doit avoir été choreute, car l'homme est un animal
dansant (Lois).
Points de thÉoRie 63
Points de thÉoRie 65
Points de thÉoRie 67
comme si elles s'appliquaient à des textes, alors qu'elles ont été éla-
borées pour des chants. dès lors, c'est avant tout d'oralité, et plus
précisément d'incarnation de la parole qu'il s'agit ici: ce qui est émi-
nemment problématique au niveau de la mimèsis, selon le socrate
platonicien, c'est qu'elle vise à faire s'identifier le plus possible
quelqu'un à quelqu'un d'autre que lui-même. Produire la mimèsis
suppose de travestir, et donc, d'altérer le timbre de sa voix, ses
gestes, ses postures, bref, toute son apparence. Mais il y a pire
encore aux yeux du socrate platonicien: cette transformation de soi
physique ne peut selon lui qu'induire une transformation psychique.
C'est donc jusqu'à sa façon de ressentir et de penser qui serait alté-
rée, voire aliénée, pour celui qui s'adonnerait à la mimèsis. or, ce qui
guide toute cette discussion, c'est de savoir s'il sera permis aux gar-
diens de s'adonner à la mimèsis. Voyons plus en détail ce qui se
cache derrière cette question, en commençant par brièvement rap-
peler le sens traditionnel du terme mimèsis.
Mimèsis dérive de mimos, qui signifie le «mime», et peut désigner
différentes choses: un certain type de spectacle, récité, chanté et
dansé qui avait lieu dans un contexte rituel de culte à mystère et/ou
de banquet; mais aussi l'acteur qui réalisait ce type de performance;
ou encore le genre de discours associé [LiChtenstein; deCULtot 2004:
786]. Au 5e siècle av. J.C. (les occurrences les plus anciennes du
terme datent de cette époque), le terme mimos n'était donc pas du
tout utilisé dans un contexte artistique, mais dans un contexte rituel
et social de banquet. Le sens originel de mimèsis est dès lors celui
de «se comporter comme un acteur de mime», ce qui veut dire:
«simuler le comportement extérieur de quelqu'un ou de quelque
chose, s'en donner l'apparence, se rendre semblable à lui». C'est
bien ce sens de «simulation» que Platon donne à la mimèsis dans le
passage qui nous intéresse [PRAdeAU 2009: 10]. Alors que nous avons
tendance à n'envisager la mimèsis que par rapport à l'objet de la
représentation, il faut donc d'abord la réfléchir en fonction de l'effet
qu'elle produit sur le sujet qui la performe. Lorsque socrate demande
si la mimèsis sera acceptée ou non dans le cadre de l'éducation des
gardiens, c'est bien les effets supposés de cette simulation sur le
corps et sur l'âme du gardien qui seront examinés. Ceci peut être
résumé par cette exclamation de socrate: «ne te rends-tu pas
compte que les simulations, si on les accomplit continûment dès sa
jeunesse, se transforment en façons d'être et en nature, à la fois
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Points de thÉoRie 69
Points de thÉoRie 71
Points de thÉoRie 73
Points de thÉoRie 75
Points de thÉoRie 77
Points de thÉoRie 79
Points de thÉoRie 81
Points de thÉoRie 83
ARistoPhAne [1942 pour la trad.]. Les Grenouilles, texte établi par Victor
Coulon et traduit par hilaire Van daele. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
ARistote [2001 pour la trad.]. Poétique, traduction, introduction et notes de
Barbara Gernez. Paris: Les Belles Lettres.
ARistote [1980 pour la trad.]. La Poétique, texte, traduction et notes par
Roselyne dupont-Roc et Jean-Lallot. Paris: seuil.
ARistote [1960 pour la trad.]. La Politique, texte établi et traduit par Jean
Aubonnet. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
PLAton [1923/1963 pour la trad.]. Protagoras, texte établi et traduit par
Alfred Croiset avec l'aide de Louis Bodin. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
PLAton [2002 pour la trad.]. La République, traduction et présentation par
Georges Leroux. Paris: GF-Flammarion.
PLAton [1993 pour la trad.]. La République. Du régime politique, traduction
de Pierre Pachet. Paris: Gallimard.
PLAton [1965 pour la trad.]. La République, texte établi et traduit par Émile
Chambry, introduction d'Auguste diès. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
PLAton [1951, 1956 pour la trad.]. Les Lois, texte établi et traduit par
Auguste diès. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
thUCYdide [1962 pour la trad.]. La Guerre du Péloponnèse, texte établi et
traduit par Jacqueline de Romilly. Paris: Les Belles Lettres, CUF.
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Zone d'écriture
Le Verger
Julie Gilbert
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ça. et le casting était parfait. ils ont trouvé un homme très brun, la
peau burinée par le soleil et des jeunes gens denses. C'est vraiment
un beau travail. et nous, et bien, nous avons imaginé le récit. Mais
c'est vraiment une vieille histoire, enfin, voilà, installe-toi bien, c'est
important le contexte de réception des histoires, c'est même abso-
lument essentiel, même si je te prie de m'excuser, je suis plutôt
rompu à la production d'histoires, qu'à leur narration, je vais donc
faire de mon mieux. Voilà, il était une fois don Pépé. don Pépé a la
soixantaine, le teint hâlé, le corps sculpté par les années. il vit en
italie du sud dans une grande maison en pierre construite par les
mains de son arrière-arrière grand-père. et depuis, sa famille a tou-
jours vécu là. et don Pépé, comme son père, son grand-père, comme
son arrière grand-père transforme les grains d'or des caféiers
d'Amérique centrale en une boisson riche, exigeante généreuse, une
boisson à son image. et don Pepe, comme son père, son grand-père
et son arrière grand-père, travaille jour et nuit, jusqu'à retrouver ce
goût profond, ancré, courageux qui différencie son café de celui de
tous les autres. C'est Giovanna, sa femme, qui lui prépare la première
tasse et s'il la trouve à son goût, il s'assoit devant le mur en pierre de
sa maison avec ses enfants Camilo, Rocco et isabella et là tous boi-
vent le nectar de don Pépé. Ça te plaît?
Silence
Elle: est-ce qu'un jour tout cela a vraiment existé?
Lui: nous utilisons beaucoup d'éléments d'archives.
Elle: Ça sonne vrai en tous cas. Ça me donne envie d'être avec ces
gens devant leur mur de pierre…
Lui: tu vois. Je crois sincèrement que nous avons besoin d'histoires
Elle: C'est toi qui crées les histoires pour les secteurs de produc-
tion?
Lui: nous sommes tout un pool de penseurs. Ça dépend où tu tra-
vailles. tu es attaché à quel secteur?
Elle: Pollinisation.
Lui: Un grand secteur.
Elle: oui, actuellement le plus grand, je travaille dans la zone Grand
Près, j'ai 3000 arbres sous ma responsabilité.
Lui: C'est selon une méthode chinoise.
Elle: La Chine a toujours été notre fer de lance.
Lui: effectivement j'ai participé à l'élaboration de ce récit.
Elle: C'est aussi toi qui produis le kit?
Lui: tu veux parler des oripeaux?
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Lui: hélas, c'est exact, nous sommes soumis au diktat des action-
naires.
Elle: Même si c'est contreproductif?
Lui: Même si nous courons au désastre narratif
Elle: Quelle issue alors?
Lui: Lutter et gagner contre le phalaena mellonella.
Elle: Pour cela nous avons besoin de main d'œuvre, car le phalaena
mellonella a décimé nos unités. Qu'en est-il de ces gens dans les
camps?
Lui: Les camps sont intouchables.
Elle: Pourtant des individus de ces camps ont rejoint clandestine-
ment certaines productions.
Lui: ils gangrènent les travailleurs avec des récits atypiques.
Elle: C'est à dire?
Lui: ils viennent avec des récits… comment dire, des récits de,
excuse-moi, j'ai beaucoup de mal à en parler, ce sont des récits très
emphatiques, qui empruntent très facilement au lyrisme, voire aux
éléments de l'épopée, éléments très peu usités dans notre secteur
actuellement. ils disent par exemple que le travail que nous menons
ici est réalisé chez eux par des animaux.
Elle: Vraiment?
Lui: C'est ce qu'ils disent
Elle: tu ne penses pas qu'ils mentent?
Lui: C'est ce que j'ai pensé aussi au début, mais le rapport est formel
là dessus, s'ils mentent ils sont extrêmement bien informés. Par
exemple, ils peuvent, sans recourir aux bandes magnétiques, repro-
duire le cri du cochon, oui, oui, c'est ce que relate le rapport, ils
peuvent aussi parler de la texture de l'élément lait de la vache, même
du goût, oui, je sais c'est incroyable.
Elle: Pourquoi viennent-t-ils ici alors?
Lui: selon les récits déposés par les autorités frontalières ils subi-
raient des pressions corporelles dans leurs territoires.
Elle: Quoi?
Lui: si j'ai bien compris et si je me réfère à l'expérience que j'ai
acquise grâce à mes échanges de pièces de monnaie, il semble que
des groupes d'individus s'emparent d'un territoire et qu'ensuite ils
instrumentalisent les perdants.
Elle: C'est vraiment terrifiant.
Lui: oui. Mais aussi parfois ces gagnants les mutilent, les violent, les
découpent avec des machettes. C'est une sorte de grande lame très
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Points de théorie
où va notre histoire?
Quelques réflexions sur la place de l'histoire dans le théâtre contemporain
Bruno tackels
Points de thÉoRie 99