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LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE.

Réflexions à partir du récit d'un déporté

Chantal Frère-Artinian

L’Esprit du temps | « Topique »

2005/2 n° 91 | pages 93 à 110


ISSN 0040-9375
ISBN 2847950567
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-topique-2005-2-page-93.htm
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La ruse comme stratégie de survie.
Réflexions à partir du récit d’un déporté

Chantal Frère-Artinian

« La faculté qu’a l’homme de se creuser un trou,


de sécréter une coquille, de dresser autour de soi
une fragile barrière de défense, même dans des
circonstances apparemment désespérées,
est un phénomène stupéfiant qui demanderait
à être étudié de près. »
(P. Levi [24] p. 60)
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Dans cet exergue extrait de Si c’est un homme, Primo Levi fait allusion à
un ensemble de conduites passives et actives auxquelles recourent les déportés
pour tenter de « s’adapter » aux conditions extrêmes du Lager. A plusieurs
reprises, il fait référence à la ruse soit de façon directe ([24] p. 117), soit sous
la forme du participe « rusé » ([24] p. 95), soit enfin sous une forme indirecte
([24] p. 95).
Dans la mesure où la référence à la ruse apparaît aussi dans d’autres témoi-
gnages de déportation, par exemple celui d’Imre Kertesz dans Etre sans destin
([22] p. 199), je souhaite engager une réflexion sur les stratégies de survie qui
s’apparentent à la ruse dans des conditions extrêmes de confrontation à la
poussée désorganisatrice du mal. Le recours à ces stratégies sembleraient réintro-
duire un certain jeu dans la vie psychique malgré les conditions faites pour
tuer, peut-être même à cause d’elles et au prix d’une prise de risque insensée.
La ruse comme forme de stratégie de survie ne permettrait-elle pas de recons-
tituer un pare-excitation effracté et comment ? Si l’on considère la ruse comme

Topique, 2005, 91, 93-110.


94 TOPIQUE

l’expression de processus psychiques complexes qu’il restera à reprendre sur


le plan métapsychologique, on pourra avancer l’hypothèse qu’elle consisterait
à créer les conditions pour la mise en place de ce « phénomène stupéfiant »
évoqué par P. Levi, et qu’elle ouvrirait une perspective d’issue face au mal.

Cette « fragile barrière de défense » fait penser au pare-excitation défini par


Freud en 1919 : « une enveloppe ou une membrane spéciale qui tient l’excitation
à l’écart », « couche » devenue « anorganique » ([15] p. 69) du fait de son contact
avec les excitations venant du dehors et qui est dévolu au système Pc-Csc.
Francis Pasche, dans son article « Le bouclier de Persée » [25], désigne la
fonction pare-excitante de ce système par la métaphore du bouclier à la fois
protecteur et réfléchissant. Persée réussit à trancher la tête de Méduse « grâce
à sa ruse et à son courage », mais « aussi grâce à l’aide d’Hermès et d’Athéna,
l’un lui fournissant l’arme, une serpe, l’autre un bouclier » ([25] p. 27).
Destienne et Vernant [14], quant à eux, montrent comment la métis constitue
une « forme de l’intelligence », une constante organisatrice dans l’histoire
religieuse de la Grèce Antique.

Dans un premier temps, je ferai quelques recherches d’ordre sémantique ;


puis je rapporterai à titre d’exemple le récit d’un déporté du génocide arménien
de 1915, Vahram Altounian [6], publié dans le premier livre de sa fille, Janine
Altounian : «Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », un génocide aux
déserts de l’inconscient [2] 1. En effet, ce récit présente à mes yeux différentes
étapes du développement d’un processus que j’appellerai « la ruse pour la
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survie ». En suivant le fil du texte et en le commentant de façon précise, nous
pourrons dégager trois temps dans ce processus psychique : l’initiation à la
ruse, l’intériorisation de la ruse, l’intégration de la ruse. Je proposerai un
quatrième temps constitué par le travail d’écriture du témoignage 2 comme
variante de la ruse. Cette analyse mettra en évidence la fonction transforma-
trice de « la ruse pour la survie » face à une réalité destructrice.

1. C’est dans le flux de l’analyse de quelques patients arméniens venus me voir du fait de
l’arménité de mon nom, dans la méprise du reste, puisque je ne suis arménienne que par alliance,
que j’ai été amenée à consulter les livres de Janine Altounian. Cet aspect de la méprise fut une
composante fondamentale dans la dynamique du rapport transféro-contretransférentiel.
2. Ce manuscrit occupe le cœur de l’ouvrage ([2] des pages 85 à 113) de Janine Altounian.
Il est encadré d’une part par des notes et une postface du traducteur Krikor Beledian (Cf. note
5) qui en précisent le contexte historico-géographique et linguistique, et d’autre part par des
écrits de J. Altounian, analyses d’autres textes « témoignant d’autres patrimoines meurtriers »
([3] p. 7). Publié pour la première fois dans les Temps Modernes [1] en 1982, ce témoignage n’a
été commenté par J. Altounian que 22 ans plus tard, dans une contribution remarquable à un
ouvrage collectif [12] auquel le lecteur pourra se référer : « De quoi témoignent les mains des
survivants ? De l’anéantissement des vivants, de l’affirmation de la vie ». Le lecteur pourra aussi
se référer au dernier ouvrage de J. Altounian paru en mai 2005, L’intraduisible ; Deuil, mémoire
et transmission, Paris, Dunod, collection Psychismes.
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 95
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

I – QUELQUES CONTOURS SÉMANTIQUES

Dans La question de l’analyse profane [17], Freud n’utile qu’une seule fois
le terme de ruse : quand il rappelle le mythe de l’émasculation de Cronos par
Zeus que la mère avait sauvé par la « ruse » (« List ») (p. 74). Il utilise le même
terme dans « Le clivage du moi dans les mécanismes de défense » [19] lorsqu’il
rappelle le mythe ; toutefois, lorsqu’il parle de la façon « rusée » qu’a le garçon
de « traiter la réalité » de la castration par la constitution du fétiche, Freud utilise
le terme de « kniffige », précisent les traducteurs 3. Ce terme témoignant en fait
de l’absence de ruse pour la survie au sens où j’oriente ici ma recherche, il ne
peut convenir à celle-ci.
Dans les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse [18], ce
qui a été traduit par « ruse » en français aux quatre occurrences 4 que comporte
cet ouvrage, ne correspond pas à « List ». Les différents termes utilisés par
Freud font apparaître en réalité deux niveaux psychiques : l’action et la pensée.
Selon que l’accent porte sur l’un ou l’autre de ces registres, nous percevons la
multiplicité des visages de la ruse que soulignent Destienne et Vernant ;
d’ailleurs, ces termes sont utilisés au pluriel : les ruses. Dans le premier cas
(où l’accent est mis sur l’action), les ruses renverraient à des procédés de type
« débrouillardise », mis en place dans l’immédiateté et sans état d’âme, en
fonction de la conjoncture ; dans le second cas (où c’est surtout la pensée qui
est mise en valeur), il s’agirait de manœuvres sous-tendant un temps de calcul,
une certaine réflexion, une stratégie. Quant à la ruse, au singulier, elle se rappro-
cherait de la métis décrite par Destienne et Vernant : en nouant ensemble action
et pensée en va-et-vient, elle organise, donne forme et sens à la vie psychique
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en tissant les représentations.
Que dit le français ? En nous référant au Dictionnaire étymologique du
français [27], nous nous apercevons que le terme de jeu apparaît un siècle avant
celui de ruse. Cela signifie-t-il que ruser serait une spécialisation de jouer ? Et
la ruse une forme de jeu ? Dans quelles conditions alors interviendrait cette
spécialisation ? Ou bien s’agirait-il d’une bifurcation sémantique ?
Pour le Robert, ruse vient du latin « recusare », « repousser, refuser ».
Il prend trois significations : 1) En vénerie : « détour par lequel un animal cherche

3. Les traducteurs écrivent en note : « kniffige : rusé, avec les marques péjoratives de malhon-
nêteté et de mauvaise foi, de ‘petite’ astuce qui n’en impose pas. » ([19] p. 286). C’est aussi dans
ce sens qu’en parle G. Bayle dans son rapport de 1996 sur les clivages [9].
4. Dans les conférences XXIX et XXXV, nous trouvons d’un côté : « une impression de ruse
(« Schlauheit ») » (p. 40) à propos du travail du rêve, et de l’autre côté : « celui qui est brutal,
rusé (« der Schlaue »), sans égards s’empare très souvent des enviables biens de ce monde »
(p. 223). Dans les XXXIe et XXXIVe, nous rencontrons d’une part : « les méthodes, on pourrait
dire les ruses (« Schliche ») » par lesquelles le moi faible emprunte, en les soustrayant au ça, «
de nouveaux quanta d’énergie » face au « monde extérieur dangereux et menaçant » (p. 106), et
d’autre part : « la grande foule …se limite à la découverte des ruses (« Schliche ») par lesquelles
on veut se rendre la vie facile » (p. 191).
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à échapper à ses poursuivants » ; 2) « Moyen, procédé habile qu’on emploie


pour abuser, pour tromper… un adversaire, un ennemi ; 3) La ruse : « art de
dissimuler, de tromper ».
Nous constatons que le français distingue aussi la ruse au singulier : forme
d’art, des ruses au pluriel : moyens et procédés.
Ce n’est que tardivement que le terme de jouer prend le sens de « ne pas
joindre exactement », après avoir pris le sens de « jouer une pièce » ; il a aussi
le sens de « berner, duper », de « simuler, feindre » et de « se jouer de ».
Ruser se rapprocherait alors de jouer à plusieurs niveaux mais ne saurait le
recouvrir. Nous sommes amenés à penser que la ruse interviendrait dans des situa-
tions limites, lorsque tout jeu est éradiqué, quand le sens fait naufrage. Nous allons
nous pencher, comme annoncé, sur une situation limite constituée par la déportation.

II – LE RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

1) L’initiation à la ruse : l’action soutient la pensée dans l’épreuve de


l’impensable.

V. Altounian avait 14 ans quand il fut déporté, le 10 Août 1915, avec ses
parents et son jeune frère 5, lors du génocide arménien programmé par le gouver-
nement « Jeunes-Turcs ». Peu après son arrivée en France en 1921, à l’âge de
vingt ans, il rédige dans un Journal ce qu’il a « enduré », écrit-il, pendant ces
quatre années. Il écrit en tant que rescapé parmi d’autres d’un meurtre collectif.
Au-delà des un million et demi de personnes exterminées, ce meurtre vise
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une culture : il réalise pour le sujet un effondrement massif de ses assises
sociales, de ses valeurs et de son projet humain. Ce texte dit comment la vie
d’un adolescent peut traverser l’insupportable. Le traducteur précise que le
récit, en langue orale, « ignore… la description des atrocités et des horreurs…
puisque les auteurs présents et le monde entier, les ayant connus, n’ont pas
besoin d’être convaincus. C’est son risque, poursuit Beledian, et sa folie. Le
récit oral du génocide ne laisse presque pas transparaître la violence et la
mort… » ([2] p. 118)
L’absence de plainte dans le récit, qui situe celui-ci en deçà de la plainte,
témoigne d’une impossibilité de communiquer directement quelque chose de
l’ordre d’une « expérience vécue » de douleur. Nous pouvons percevoir l’état
de détresse, l’« Hilflosigkeit » qui résulte de l’effet conjugué de la violence du
traumatisme, de l’état de solitude extrême, de l’épuisement somatique et de

5. Krikor Beledian, écrivain de langue arménienne, maître de conférences à l’Institut des langues
et civilisations orientales, professeur à la faculté de théologie de Lyon et traducteur du manuscrit,
précise que les deux frères aînés de la famille " avaient été envoyés à Lyon dans les années précédant
1915, et cela par mesure de sécurité " en raison des antécédents de massacres en 1895-96 et 1909
([6] p. 85).
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RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

l’absence d’espoir d’être entendu par quiconque, c’est-à-dire d’un défaut


d’adresse. Il s’agit en quelque sorte d’un écrit en langue orale qui ne peut
« dire ».
Ce n’est pas que l’affect soit absent ou sidéré comme on le constate
fréquemment dans la clinique du trauma ; au contraire, c’est d’un excès dont il
est question ici et dont l’indicible se signifie par une forme de chute de la parole
dénonçant le non-sens : en de nombreux endroits du texte, l’auteur « passe » par
des « bref » 6, des « à quoi bon ? » 7. Ceci exprime la faillite langagière : ni mot,
ni espoir pour dire ce qui ne peut se raconter, faute d’un autre pour accueillir
la brûlure du non-partageable et lui offrir une représentation de son propre
vécu.
La « catastrophe » pourrait se dire en terme de déréliction, cet éprouvé
violent au-delà de tout représentable qui consiste pour l’enfant à se retrouver
radicalement et soudainement trahi par les objets externes et internes sur lesquels
il avait édifié avec confiance ses assises et à partir desquels il avait tissé son
projet. Le projet social, le « contrat narcissique » au sens de Piera Aulagnier [8],
n’a plus de sens. L’ami d’antan, le voisin, le partenaire devient l’étranger auquel
on ne peut s’identifier. Si au début l’adolescent lui fait encore confiance, il
comprend peu à peu et il le dit au fil des pages, que le seul but de cet étranger-
là est sa mort, celle de sa famille dans l’humiliation et la terreur.
Dans une telle situation, la figure paternelle est bien sûr fondamentale. Sur
ce fond de transgression sauvage, elle incarne le garant de la nature humaine
et de la civilisation. On note que malgré les circonstances et peut-être surtout
à cause des circonstances, le père maintient fermement une fonction tutélaire.
Il rappelle la loi : « Il n’est pas bien de rester inactif, il faut travailler » ([6]
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p. 85). Injectant ainsi du sens dans la déroute, il met en place dès le premier
jour une stratégie de survie par le travail, un critère partagé en famille et qui
inscrit celle-ci comme groupe différencié dans la masse. Le sujet peut continuer
de se faire une représentation de lui-même et de ses parents à travers cette
activité en même temps qu’il aiguise son système Pc-Csc maintenu en état
d’attente active du danger. Le travail consiste à confectionner artisanalement
des mets traditionnels que l’on peut conserver plusieurs jours, ainsi qu’à quêter
le moindre objet pour la survie. Il s’agit d’organiser une distribution du travail.
Fils et mère se resserrent autour du père, tous travaillent à la moindre occasion,
dans les conditions les plus pénibles et les plus précaires. Ce recours au travail
et à sa fonction organisatrice nous paraît fondamentale pour contrecarrer la
désorganisation et la destructivité du monde extérieur.

6. On trouve cinq fois cette expression sur trois pages ([6] p. 88 à 90), dont deux fois p. 89
ainsi que p. 90 ; et douze fois sur l’ensemble du texte. Il faut noter une répétition plus impor-
tante aux moments d’affects intenses ; au moment de l’exode (six fois) puis à celui du retour
(quatre fois).
7. Sur quatre occurrences dans l’ensemble, trois sont concentrées sur la même page 96 [6],
au moment qui précède immédiatement la mort du père, comme nous le préciserons plus loin.
98 TOPIQUE

L’auteur reconnaît la nature trompeuse de la réalité externe et de ce qu’il


nomme « les gendarmes » ([6] p. 87) : « Ils voulaient qu’on se fatigue. Il
s’agissait d’une tromperie. » ([6] p. 88). Au fur et à mesure de la déportation,
la description de la désertification du paysage extérieur semble refléter une
désertification de la vie psychique sous l’effet de la brutale désillusion alors que
la faim tenaille les corps. Un adolescent dans la tente voisine est assassiné : « Ils
ont tué le fils de Haroutun Agha, c’est-à-dire Stépan, quinze ans. » ([6] p. 91).
La référence par lien de contiguïté au meurtre d’un adolescent de son âge,
signale la prise de conscience chez Vahram Altounian de sa propre mort
programmée.
Au moment où son père et lui portent plainte pour une sauvage agression
dont ils viennent d’être victimes, il comprend que les « autorités » sont les
commanditaires des meurtres et des pillages. Les référents qui auraient dû être
les représentants de la loi se sont retournés contre eux sous les traits de la
barbarie ; les indices de repérage sont radicalement brouillés. La réalité renvoie
la disqualification des lois qui avaient jusque-là présidé à l’organisation
psychique du sujet : le double interdit du meurtre et de l’inceste. Ses parents,
au même titre que lui, sont traités comme du bétail, ce qui discrédite non
seulement la différence des générations (et réalise de fait une situation inces-
tuelle au sens de P. C. Racamier [28]) mais aussi la spécificité de l’espèce
humaine. Aux centaines de chameaux du convoi (500, précise l’auteur p. 90)
se mêlent des ânes, des charrettes, des milliers de gens à pied quand le trajet
ne se fait pas dans des wagons du chemin de fer. Sur ce fond de déportation de
masse, se détachent les vociférations des « gendarmes » : « Allez, il faut
partir ! » 8, « Descendez ! » ([6] p. 89), « Mais quoi ? vous osez parler ?» ([6] p.
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96). Comment peut alors opérer ce qu’Evelyne Kestemberg appelle « l’orga-
nisateur œdipien » [22]? L’adolescent s’était construit sur la base des
identifications à ses parents, les membres de sa famille mais aussi les autres,
ceux qui faisaient partie de son tissu social, les Turcs, en reconnaissant en eux
des représentants de l’humanité avec leurs différences culturelles. Voilà que la
différence qui faisait la richesse des relations se mue tout à coup en une
opposition sauvage, la loi du « ou toi ou moi » selon l’expression de Jean
Bergeret [11].
Il n’y a pas de temps pour se poser des questions, plus d’énergie après
l’épuisement par les marches forcées. Il faut sans cesse se remettre en route sous
les coups et les menaces de mort de plus en plus directement exprimées et
agies. Les « autorités » ordonnent les pillages et les meurtres et instaurent le
régime de la terreur.
Dans ce chaos, la famille invente une modalité de vie où la perception du
milieu extérieur et l’initiative personnelle prennent valeur de priorité absolue.
Toute l’énergie se concentre sur le travail, le négoce, le moindre monnayage

8. Quatre occurrences des pages 87 à 96, dont deux sur la page 96 [6].
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 99
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

car tout doit se payer 9. Toute la libido se mobilise pour l’autoconservation alors
que le père fait figure de référent : c’est lui qui prend les décisions et les initia-
tives.
C’est alors que se révèle la réalité dans toute l’horreur de sa crudité : « Les
chiens déchiquetaient les morts, personne ne les enterrait. Tout alentour sentait
très mauvais. » ([6] p. 93)
A ce moment, la mère tombe malade ; le père comprend qu’il est temps de
décider de son propre déplacement, il « avait compris que nous allions tous
tomber malades, si on restait. Alors nous avons décidé de partir. » ([6] p. 93).
Il faut noter que c’est dans ce contexte de terreur et de proximité avec le
monstrueux que le père prend cette décision, démarquant ainsi peut-être le
destin de sa famille de celui du plus grand nombre qui a été de mourir sans laisser
de trace. On verra au temps suivant que le fils, c’est-à-dire l’auteur de ce récit,
s’identifiera à son père dans cette initiative.
Un peu plus d’un an après le début de l’exode 10, c’est le père qui tombe
malade à son tour ; battu, poussé sur la route, il s’affaiblit de jour en jour.
On perçoit chez l’auteur un infini désarroi à peine représenté par une même
expression trois fois répétée sur la même page : « Mais à quoi bon ?» ([6] p. 96).
A quoi bon s’acharner à « faire » : soigner le père, le protéger contre la brutalité
des bourreaux, monter encore la tente ? A quoi bon ces gestes de survie les plus
élémentaires ? Rien ne peut arrêter la descente infernale. La famine est là. Les
sauterelles restent la seule subsistance possible : « Là nous avons constaté que
les gens mangeaient des sauterelles. …Mais bientôt il n’y a plus eu de saute-
relles, car tout le monde en avait mangé. » ([6] p. 96).
Le style du Journal prend alors une forme que l’on pourrait qualifier de
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mélancolique : un fond constant constitué par la déportation de masse, dans un
paysage de plus en plus désertifié et uniformisé, semé de morts : « Des mourants,
des morts partout » ([6] p. 96), des cadavres dévorés par les chiens. Toutefois,
sur ce fond de mort, se détachent des scènes de survie, des « Gestalt » comme

9. On peut relever treize tractations en sept pages ([6] p. 88 à 95) ; autrement dit, du début de
l’exode à la ruse dont il sera question dans la deuxième partie de ce travail.
10. La temporalité n’apparaît pas d’emblée dans le texte où tout semble pris en masse dans le
chaos. Une lecture comme faite au ralenti laisse cependant percevoir des repères temporels : le
voyage de Boursa à Kötahia a duré 10 jours, la famille est restée 3 mois à Kötahia ; le temps des
pires persécutions, lors de la déportation de Konya à Takda-Köpru puis Aghasia, peut être évalué
à 2 semaines, puis 3 jours encore jusqu’à Bab. On peut évaluer la date d’arrivée à Bab autour du
15 Décembre 1915. La famille est restée 9 mois dans les environs de Bab, c’est-à-dire jusqu’au
15 Août 1916 environ. L’exode reprend alors vers Meskènè où on peut imaginer une halte de 2 ou
3 jours seulement puis la déportation va jusqu’à Dibsiè où la famille reste 20 jours. Nous serions
donc autour du 10 Septembre. C’est à ce moment que le père tombe malade. Après 5 ou 6 jours,
Haman est atteint, dans un contexte de famine. L’agonie du père dure 6 jours. On peut évaluer la
date de sa mort autour du 25 Septembre 1916, soit, un an un mois et 15 jours après le début de
l’exode. Après la mort du père, la déportation se poursuit jusqu’à Der-Zor. Le texte entier du Jour-
nal recouvre 5 ans exactement, la dernière année relate le retour à Boursa, l’arrivée en France et
le mariage des frères le 7 Août 1920. L’exode aura duré 4 ans : d’Août 1915 à Août 1919.
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le montage de la tente. On remarque que dans le travail d’écriture deux niveaux


sont maintenus coûte que coûte : un écart entre la mort et la vie, entre l’informe
et la forme, à l’encontre des forces de nivellement.
Le père meurt… et le texte se tait : la capture de la parole semble ici se
verrouiller. Comme le précise K. Beledian en note : « Le silence sur l’agonie
du père, sur ces six jours est l’une des caractéristiques du récit de Vahram. »
([6] p. 96).
Nous percevons la proximité de la mélancolie par « vidage du moi » (Freud
[16] p. 101) et l’assèchement des procédés de ruse. A ce point ultime où tout
semble perdu, la mère récuse l’emprise des bourreaux ; malgré les menaces et
les coups, elle impose d’enterrer le mort. Elle dit avec force : « Nous partirons
quand nous aurons enterré le mort. » ([6] p. 97).

2) L’intériorisation de la ruse comme héritage du père : la pensée invente


l’action dans l’épreuve de la persécution

Les parents ont maintenu, malgré et contre la force de la réalité, une image
humaine, culturelle d’eux-mêmes et de leurs enfants. Face à ce monde exter-
minateur, la réalité interne et ses valeurs sont les garants de la survie. La
déculturation résiste au niveau individuel : au moment de la mort du père, la
mère devient, par identification au surmoi culturel, garante de la loi paternelle
en exigeant d’enterrer le mort. Elle s’oppose à la fatalité qui s’impose à
beaucoup : abandonner le corps du père privé de sépulture : « Les autres, en
fait, abandonnaient les morts et la nuit les chacals les dévoraient.» ([6] p. 97).
Ce père avait réussi à transmettre à ses fils une qualité essentielle à la survie :
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la capacité d’anticipation des exactions des persécuteurs, permettant ainsi à la
famille d’esquiver en partie le dessein meurtrier. Cette anticipation passe par
le biais du prisme des modèles internes propres. Les fils en effet savent
manœuvrer : Le jeune frère de l’auteur a réussi à cacher entre ses jambes une
bouteille d’huile de rose, produit de l’artisanat familial sur les terres d’origine
et seul bien que la famille a pu conserver. V. Altounian prélève une partie du
flacon pour le troquer contre du temps auprès du «chef des gendarmes de la
déportation. » Voici comment il relate la situation : « Je lui ai dit : « Laissez-nous
aujourd’hui, nous partirons avec le prochain convoi avec les autres. » Je lui ai
donné le flacon, qu’il a accepté. Nous sommes restés encore un jour. Nous
avons creusé une fosse et nous avons payé cinq piastres au curé. Ainsi nous
avons enterré mon père. » ([6] p. 97).
Il faut ici s’arrêter un instant sur cette ruse : ce troc, geste « technique »
interposé par la victime entre lui et son bourreau reconnu comme tel, on l’a vu.
La technicité fait « contact » entre les deux protagonistes, persécuté et persé-
cuteur, et non « rencontre » humaine à proprement parler. La chronologie de la
séquence est importante à percevoir : dès qu’il a formulé sa demande (dont on
peut douter que le contenu culturel soit intervenu en quelque façon, pas plus
d’ailleurs que le contenu délicat du flacon), V. Altounian donne un objet
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 101
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

« anorganique » au bourreau qui n’a d’autre ressource que d’accepter, comme


si la présentation de l’objet inerte l’avait par anticipation arrêté dans son élan
sadique, à la manière d’un fétiche. L’adolescent victime demande/donne au
bourreau mais il ne le regarde qu’en oblique car son attention est « orientée »
sur le fait de faire correspondre en identité de perception son intériorité : le
devoir éthique d’enterrer le père, et son extériorité : la concrétisation de l’action
d’offrir une sépulture à son père. La victime ne regarde pas là où le croit son
bourreau. Cette duplicité de l’adolescent victime qui peut entrer en « contact »
avec son bourreau-Méduse parce qu’il le regarde à travers le bouclier-miroir
de la représentation (pour lui) d’un simple geste technique, semble endormir
le « chef des gendarmes de la déportation » 11 parce que la question de la culpa-
bilité (le temps d’une sépulture pour le père) n’a aucun sens pour le bourreau.
Méduse, nous dit Pasche, n’a qu’une dimension : la dimension sagittale ; elle
ignore la dimension du plan réfléchissant l’image, soit la représentation.
Reprenons le Journal :
Gagner du temps devient une autre valeur de survie car la création de repré-
sentations et l’invention de l’action la plus adaptée à cette situation extrême,
autrement dit : la réflexivité, nécessite du temps. La gestion minutieuse de la
réserve d’huile de rose et sa vente progressive permettent de survivre un peu
plus longtemps. La possibilité d’entretenir des relations d’échange commercial
avec d’autres, fut-ce avec les persécuteurs, on vient de le voir, et de s’organiser
en secret constitue un aspect fondamental pour la survie pendant laquelle la ruse
se perfectionne.
Il n’y a pas de place pour le deuil. L’exigence de survie nécessite l’action
car la mort est imminente. A l’acmé de la déréliction, mère et fils déchirent
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leur tente, dernier reste d’un contenant et d’une protection, pour en convertir
la moitié en argent : « Alors nous avons divisé la tente en deux et nous avons
vendu une partie. » ([6] p. 98). On pourrait y voir la représentation ultime de
la déchirure à jamais engloutie de ce qu’il pouvait rester d’aire d’illusion. Nous
pensons pouvoir reconnaître dans cette situation psychique, ce que Claude
Janin appelle la « détransitionnalisation de la réalité » ([21] p. 24), l’effon-
drement de l’espace intersubjectif et le « collapsus de la topique interne » (ibid.)
mais aussi et en même temps, l’émergence d’un procédé de ruse puisque de cette

11. A la suite de l’enquête de V. Dadrian, Histoire du génocide arménien [13], on peut penser
que, comme la plupart de ceux qui « encadrent » la déportation, ce « gendarme » est peut-être un
criminel de droit commun, libéré des prisons et utilisé pour ce « travail », comme 30 000 autres
(p. 396), par ceux qui ont programmé cette « solution radicale de la question arménienne » (p. 442),
c’est-à-dire, les membres du gouvernement « Jeunes-Turcs » instruits par les cadres de l’armée prus-
sienne de l’Empereur d’Allemagne Guillaume II et qui offriront leur « savoir faire », acquis à cette
occasion, à Hitler pour « l’élaboration » de son « plan » de la « solution finale » de la Shoah (Cf.
[13] chap. 15 et 16, ainsi que l’annexe et l’appendice, mais aussi le collectif de la Revue d’histoire
de la Schoa de Janvier-Août 2003, coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian et Y. Ternon [10]
p. 300 : « Méthode allemande, travail turc », enfin Le génocide des Arméniens devant l’ONU par
V. Attarian [7] p. 22, 38 à 40, 52, 82 et 105).
102 TOPIQUE

décision va naître du nouveau à la faveur d’une nouvelle représentation : celle


de la fuite.
Tout comme le père avait pris, par anticipation sur le danger de mort, la déci-
sion du départ, la mère et les deux garçons, anticipant sur les intentions meur-
trières des bourreaux, prennent pour la première fois la décision de la fuite,
conscients qu’ils sont toutefois de risquer ainsi leur vie.Avec quelques personnes,
ils constituent un petit groupe de fuyards et élaborent un « plan »: « Notre plan
était de marcher la nuit et de dormir le jour, et d’atteindre Alep » ([6] p. 98). Ils
réussissent ainsi à progresser dans la campagne, à s’infiltrer par ruse dans un vil-
lage et à glaner quelques informations pour se repérer et évaluer l’état de dan-
gerosité de l’environnement. L’appareil perceptif, avec l’instrument de l’affect
signal, reconnaît les signes de la réalité, les mesure et oriente le moi sur l’écart
ou au contraire le contact qu’il doit réaliser avec elle et selon quel angle.
A partir de ce moment, l’adolescent s’affirme comme stratège ; on perçoit
dans le récit la remise en mouvement d’un processus de relibidinalisation.
Faisant preuve d’un remarquable sang-froid, il repère, comme il l’a fait depuis
le début de la déportation, les détails de temps et d’espace, enregistrant dans
sa mémoire les lieux traversés, les haltes 12, le nombre de chameaux du convoi,
le nombre de tentes. Les conditions sont toutefois à la limite du vivable, l’herbe
demeurant la seule nourriture. L’imminence de la mort est telle que, malgré la
déchirure que cela représente pour elle, la mère prend la décision de survie
d’abandonner ses enfants à des nomades arabes chez qui elle sait qu’ils pourront
survivre : « Ma mère a réfléchi : ‘Moi pour mourir, je mourrai, vous, il ne le faut
pas !’ C’est ainsi qu’elle nous a donné, nous deux, aux Arabes » ([6] p. 100).
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3) L’intégration de la ruse : jeu de l’action et de la pensée pour la subjec-
tivation

Ce qui apparaît comme une deuxième partie du Journal de Vahram


Altounian, même si cette partition n’est pas formalisée comme telle, suggère
à notre écoute un réaménagement de l’économie psychique de l’adolescent à
partir du moment où il a su utiliser le nouvel environnement auquel l’a confié
sa mère, elle-même identifiée à la fonction paternelle.
Si la perte des repères et l’effondrement semblent avoir été contenus et
soutenus malgré tout et dans un premier temps par les parents, l’adolescent à
présent se sert des identifications paternelles pour retrouver la force et la faculté
de penser en utilisant au mieux son « adoption » par la famille arabe.
L’impression qu’il nous donne alors est qu’il devient un homme. Il intègre en
lui la ruse qui n’est plus faite de manœuvres au coup par coup mais d’un état

12. Il a enregistré depuis le début de la déportation, 41 noms de lieux différents et 20 haltes,


sur les 102 et 34 respectivement recensés sur l’ensemble du Journal, exception faite des lieux de
l’exil en France. Nous verrons plus loin comment il entreprend de noter chaque étape de son retour
au pays.
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 103
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

d’esprit permanent, une façon d’être, une identification culturelle et une source
de plaisir, on va le voir, parce que ses ruses atteignent leur objectif qui est de
retrouver un projet de vie : elles ne sont plus seulement destinées à contrecarrer
la destructivité de l’environnement mais elles deviennent aussi l’instrument
qui donne forme au destin personnel.
Les deux frères sont maintenant séparés, ils ne se retrouveront qu’une fois
en France.
V. Altounian apprend le métier de berger auprès de celui qui le prend peu
à peu en affection et se propose comme substitut paternel. Toutefois, dès que
ses forces le lui permettent, il fugue, saisissant une occasion favorable pour
suivre un groupe de personnes qui se dirigent vers la ville où il avait laissé sa
mère. Bien que nourrissant ce projet depuis le départ, il n’avait pu jusque-là le
réaliser car il n’y avait pas de route dans ce paysage désertique. Après huit
heures de marche, il exprime pour la première fois un affect heureux : « Je
n’étais plus en état de marcher, mais j’étais content, car j’allais voir ma mère. »
([6] p. 101). Alors que, après qu’il l’eut en effet retrouvée, elle lui offre un
repas d’herbes, il s’écrie : «‘Moi, je ne mange pas d’herbes’» ([6] p.101),
préférant se coucher sans manger.
L’adolescent avait changé, il avait retrouvé une dignité d’homme civilisé
mais il avait aussi acquis la faculté de s’opposer à sa mère et avait installé en
lui son Idéal du moi.
Contraint de rentrer chez son « père adoptif » pour ne pas mourir de faim,
il décrit une scène qui nous paraît familière puisque nous pourrions y recon-
naître le récit d’un de nos patients adolescents. Cette faculté d’identification chez
le lecteur témoigne de la distance prise par l’auteur par rapport au trauma : « Il
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m’a demandé où j’étais parti. J’ai commencé par ne pas répondre. Sur ça, il
m’a apporté mon repas, j’ai mangé à ma faim. Il m’a apporté aussi une tasse
de thé. J’ai bu, mon esprit est revenu. Alors j’ai dit ce que j’avais fait, que
j’étais allé voir ma mère. Cet homme m’a dit : « Mon enfant, moi je veux te
garder comme mon fils. Je n’ai pas d’enfant, tu es mon fils. »» ([6] p. 101).
Si nous comparons ce moment de ruse à celui d’avec le «gendarme de la
déportation», nous pouvons remarquer l’attitude de Vahram : il se tait devant
la demande d’explication de la part d’une figure tutélaire. Il laisse s’installer
entre lui et l’autre un espace vide de représentation verbalisée : l’espace du
secret. L’homme alors apporte des vivres ; après avoir accepté ce don, l’auteur
lui donne une parole, une représentation verbale qui le représente comme fils
œdipien, en guise de reconnaissance ou de gratitude. Ce moment fonde la
retrouvaille avec sa condition humaine : il reconnaît en l’autre un autre sujet,
comme lui et pourtant autre mais intégrant la culpabilité.
La conflictualité ré-habite la vie psychique, « fils » et « père » se disputent
le projet pour le fils. L’adolescent s’identifie au désir de cet homme qui l’ins-
titue comme fils adoptif. Il reprend alors fidèlement son métier de berger et
apprend sa langue en deux ou trois mois au point qu’on le croit Arabe. Les
deux courants œdipiens : maternel et paternel, se trouvent réunis.
104 TOPIQUE

Il fait la connaissance d’« un Arménien qui mendiait » ([6] p. 101), l’accueille


chez lui, le restaure, comme son « père adoptif » vient de le faire avec lui et
découvre qu’ils sont tous deux de la même ville. Vahram Altounian, pour la
première fois dans son Journal, décline son identité : «« Je suis aussi de Boursa.
Je suis le fils d’Abraham Agha, l’épicier » ai-je dit et aussitôt : « Mon nom est
Vahram. » Il m’a dit : « Ta mère te cherche »» ([6] p. 102). La nomination
successive de la terre d’origine, de l’ascendant paternel et du nom personnel
témoigne de l’identité restaurée. Nous aimerions souligner ici comment joue
cette capacité de différenciation dérivant du surmoi culturel « proprement
humain » (Marie-Lise Roux [29]) : dans la mise en scène de ce dialogue, nous
pouvons observer le mouvement intersubjectif suivant : V. Altounian reconnaît
l’autre, se reconnaît en lui et se nomme ; à son tour l’autre se reconnaît en lui,
le reconnaît et lui parle aussitôt de sa mère. La séquence associative sous une
forme très ramassée, met en jeu à travers les retournements pulsionnels trois
personnes différentes alors que le référent implicite pour l’ensemble des trois
est le père.
Référencé à la fonction paternelle, le témoignage de V. Altounian indique la
profonde modification qui s’est opérée en lui : ce n’est plus lui, l’enfant, qui
cherche sa mère ; c’est sa mère qui a besoin de lui. Nous notons encore un double
mouvement de retournement pulsionnel du passif à l’actif puis de l’actif au passif :
Vahram dépêche l’homme, le tiers, auprès d’elle afin qu’il la conduise à lui.
Pour la première fois dans le récit, l’auteur parle au présent : « Et un jour je
vois venir ma mère. Je chasse les chiens qui d’habitude se précipitaient sur les
étrangers. Je conduis ma mère à ma tente, je lui donne à manger. Mon Arabe
me demande : « Qui est-ce ?», « C’est ma mère » ai-je répondu, « désormais je
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ne la laisserai plus seule, il n’y a pas d’autre solution. »» ([6] p. 102). Le temps
est à nouveau conjugable au passé, présent et futur. La temporalité retrouvée
réorganise le paysage psychique. Le narrateur montre l’émergence d’un sujet
qui prend à son tour les décisions et les initiatives, quitte à s’opposer au « père
adoptif ».
La suite du Journal montre comment le jeune adulte intègre sa mère dans
son milieu d’adoption où ils restent deux ans à travailler ; comment il la soigne
en se procurant des médicaments par ruse ; comment il tombe lui-même malade
du typhus, dit-il, et guérit miraculeusement ; comment enfin, renforcés narcis-
siquement par l’extraordinaire de la victoire sur la mort, tous deux finissent par
fausser compagnie à leurs hôtes.
Vahram a 17 ans, ce n’est plus un adolescent ; il l’affirme avec fermeté en
avançant son lien d’appartenance à une communauté : « Est-ce qu’un homme
peut se passer de sa patrie ?» 13 ([6] p. 104). Lui et sa mère ont pris la décision

13. P. 104 [6], K. Beledian note que le mot de « patrie » utilisé ici par V. Altounian : « Watan »,
est d’origine arabe et qu’ainsi l’auteur se réfère non à l’Arménie qu’il « n’a jamais connue », mais
à « une certaine identité. C’est la crainte de la perte de cette identité, que représente la vie parmi
les Arabes nomades, qui incite l’adolescent et sa mère à partir. »
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 105
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

du retour. S’opère un nouveau mouvement de retournement pulsionnel du


dedans vers le dehors, du passif en l’actif, de soi à l’autre. Ce retour, ce voyage
vers les origines, nous paraît être un moment fondateur de la reprise identi-
taire, comme on le voit dans les cures analytiques lorsque l’analysé entreprend
le voyage à rebours jusqu’au premier temps de son analyse. Ce dernier temps
de l’analyse, en annonçant non encore consciemment la séparation de la fin,
désigne l’émergence dans l’horizon représentatif du commencement de l’auto-
nomie. Nous pourrons bientôt entendre dans le Journal ce mouvement de
reconquête de la liberté.
A partir de ce moment, le récit prend une tonalité toute différente : celle
d’une épopée avec la description de certaines scènes qui pourraient métapho-
riser le travail psychique en cours. Ainsi celle de la charrette sortie péniblement
de l’embourbement et après laquelle V. Altounian exprime son désir de vivre :
« Nous pensions, nous voulions pouvoir vivre » ([6] p. 106). Cette métaphori-
sation est assez étonnante quand on se rappelle la première phrase par laquelle
commence le Journal : « Nous sommes partis de Boursa sur un chariot tiré par
un bœuf… » ([6] p. 85). La charrette de la sortie de l’ornière reprend le chariot
du début de l’effondrement, comme une reprise en après-coup du trauma par
le travail d’écriture. Sur le signifiant charrette jouent les mouvements de désin-
trication/réintrication pulsionnelle, le « lier/délier » décrit par Destienne et
Vernant, qui rend compte du déploiement de la représentativité psychique avec
la prime de plaisir qu’elle procure tant au narrateur qu’au lecteur.
Le récit s’émaille d’expressions d’affects de joie, une véritable redécou-
verte du monde : « On se perd dans les marchés d’Alep tant ils sont grands. C’est
tellement beau qu’on n’a jamais assez le temps de les admirer. Moi je m’y
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promenais pour chercher du travail… J’ai eu mon travail le deux avril et j’ai
commencé à travailler le quatrième jour du mois d’avril 1919. J’ai reçu mon
premier salaire journalier, je l’ai mis dans ma poche, je suis parti tout content
voir ma mère. J’étais heureux, ma mère aussi le fut, car nous n’allions plus avoir
faim, nous avions peur de la faim que nous connaissions bien. » ([6] p. 106).
V. Altounian peut à nouveau se laisser surprendre et s’ouvrir à l’émerveillement
tout en prenant la mesure de la valeur du travail comme protection contre ce
qui est dès lors inscrit dans sa chair : la faim comme indice annonciateur de la
mort.
K. Beledian écrit en note : « Cette entreprise de retour au pays natal aussi
folle et désespérée qu’elle paraisse aujourd’hui dénote une volonté tragique de
réinsertion… Le risque de nouveaux massacres était théoriquement écarté. » ([6]
p. 107).
Après un mois et demi de travaux auprès d’un médecin à Adana, nouvelle
figure paternelle bienveillante incarnant des valeurs humanitaires, le fils et la
mère reprennent le chemin du retour. Tout le trajet est méticuleusement noté 14.

14. En 3 mois et demi que dure le retour jusqu’à Boursa, on note 46 noms différents de loca-
lités et 7 haltes.
106 TOPIQUE

Très près de l’arrivée, l’auteur ne contient plus sa joie : « J’étais très enthou-
siaste. J’ai sorti même un bel habit. Je voulais aller à Istambul. » ([6] p. 110).
On peut noter la référence au « bel habit » comme métaphore du pare-excitation
dont nous avons fait le cœur de notre réflexion. Le lendemain Vahram Altounian
arrive à Boursa, sa ville natale : « Je suis allé voir immédiatement nos propriétés,
nos maisons, que vois-je ? Certaines n’avaient plus de fenêtres, d’autres plus
de portes. Tout était à moitié en ruines. » ([6] p. 111).
L’homme Vahram Altounian remet en état les maisons, gère les biens
familiaux avec l’aide financière de ses frères restés en France. Il décide
finalement de partir, lui et sa mère, pour rejoindre ses frères. Le Journal s’achève
comme un conte, sur l’évocation des mariages des deux frères, le même jour à
l’Eglise arménienne de Paris.

4) L’écriture comme variante de la ruse : écrire ce qu’on ne peut pas


raconter

Nous avons noté qu’au début du Journal l’auteur ne peut traduire en mots
les affects trop violents et qu’il tait les aspects les plus tragiques de sa
« traversée ». Suivant le fil conducteur de la ruse, nous pouvons interroger non
plus le contenu du texte mais sa forme dont nous avons déjà signalé quelques
particularités. En effet, la ruse ne consiste pas seulement à trouver les pistes pour
sortir de l’aporie mais elle consiste aussi, nous dit Pasche ([26] p. 8), à mettre
« en forme » les tensions psychiques. Cette « mise en forme » apporte la « prime
de plaisir qui en est peut-être l’aiguillon » (ibid.). Nous avons vu avec quelle
lucidité l’auteur a raconté ce que nous avons entendu comme une mise en forme
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de son organisation psychique malgré et à travers la force désorganisatrice du
mal. Le déroulement de ce témoignage, nous l’avons relevé tout le long, rappelle
celui des transformations psychiques au cours d’une analyse. Nous allons
souligner trois aspects de cette mise en forme par l’écriture :
V. Altounian a rédigé son Journal 15 en langue turque et en alphabet arménien.
Pour Beledian, cette modalité de transcription relève d’une certaine tradition
instaurée au XIXe siècle pour une version populaire de la traduction de la Bible.
Nous pouvons néanmoins penser que pour celui qui vient d’échapper au premier
« génocide » du XXe siècle, seule la langue des persécuteurs de l’époque (qui est
aussi la langue parlée par l’auteur puisqu’il s’agit de la langue du pays pour les
Arméniens de Turquie) est « adéquate » pour « transcrire » la persécution. La
forme de la transcription utilisée pour laisser une trace montre la butée de la
représentation ; mais en même temps, nous pourrions voir dans cette double utili-
sation, langue et caractères, le procédé d’une ruse pour tenter de déjouer le
paradoxe d’avoir à transmettre malgré tout, l’intransmissible. Un tel procédé

15. Dans la postface du Journal, [2] p. 118, K. Beledian formule l’hypothèse que ce dernier
aurait été écrit à la demande d’un tiers car à cette époque, de nombreux appels avaient été lancés
auprès des victimes du génocide pour les encourager à témoigner de celui-ci.
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 107
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

exprime en même temps la faillite de la culture et l’effondrement du sujet. Ce


qui ne peut pas être dit et qui pousse pourtant du dedans, porte la violence du
sacré au double sens du mot : le terrible et le saint. Le sujet, mort à lui-même
dans la déréliction, ne peut parler en son nom propre ; d’où ce paradoxe d’une
parole captive d’un indicible. La difficulté à trouver un traducteur qui connaisse
bien les deux langues, l’arménien et le turc, redouble encore le problème.
La transmission qui ne peut pas passer par le contenu représentatif trouve
comme issue la voie de la forme qui montre concrètement la désarticulation du
langage : un contenant vide de contenu (une langue privée de ses caractères) et
un contenu dépouillé de son contenant (des caractères spoliés de leur langue).
Tout se passe comme si la monstruosité des persécuteurs, comparée plus haut
à Méduse, avait contaminé la victime en tant que survivant d’une situation à
laquelle il n’aurait pas dû survivre et qui, comme Méduse, n’a pas accès à la
représentation de ce dont pourtant, il est le porteur inconscient. Nous pouvons
poursuivre l’analogie avec le bouclier de Persée en considérant que la surface
inerte du Journal offre cette surface contenant et reflétant par les signes dont
nous avons parlé, la trace d’une faillite en même temps que l’empreinte d’une
poussée à prendre forme. Ce qui est transmis par cette forme d’écriture est la
trace du chaos 16.
Un autre aspect de la ruse par l’écriture consiste en ce que ce texte rassemble
de manière très condensée (34 pages) des niveaux d’écriture qui réfèrent à
différents niveaux psychiques : la déréliction, l’identification au père, la stratégie
de ruse, la reprise identitaire en tant que survivant. Le préconscient du lecteur
peut alors naviguer en se laissant émouvoir par l’effet de résonance en lui de
ces différents niveaux. L’ensemble induit dans sa psyché une alternance de
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mouvements progrédients et régrédients qui dessinent, sensoriellement et affec-
tivement parlant, des formes de ce que nous pourrions qualifier de « vicariance ».
Le texte est vivant, chaque relecture en ranime la chair, déjouant bien au-delà
de la vie et de la mort de l’auteur la visée génocidaire. J’ai tenté de montrer en
quoi il était porteur d’un processus de maturation de la psyché et ce contre
toute attente et à l’encontre de toute logique. Cette circulation de vie dans la
texture du Journal, ce travail sans fin rend compte d’une forme singulière du
« travail de culture » au sens de Nathalie Zaltzman : un « passage en force des
transformations psychiques » ([30] p. 14).
Enfin, nous avons vu comment V. Altounian termine son Journal : après la
tournure au style de l’épopée à partir du moment où l’auteur a forgé avec sa
mère le projet du retour, le récit se termine comme un conte. L’épopée revêt

16. C’est d’ailleurs cette transmission paradoxale qui a induit sa reprise impérieuse, sa mise
en travail, son décryptage par la génération suivante, chez J. Altounian ([1, 2, 3, 4, 5]). On remar-
quera que le dernier ouvrage de J.Altounian [4] met en évidence dans l’écriture de Freud cette forme
de transmission par visualisation qui tend à échapper à la traduction. Comme il a été indiqué à la
note 2, depuis la rédaction de ce texte, J. Altounian a publié un nouvel ouvrage : L’intraduisible ;
Deuil, mémoire et transmission, chez Dunod.
108 TOPIQUE

les atours du récit des ruses reconnues par lui comme telles et affinées, cultivées
pourrions-nous dire, qui enveloppe le silence sur les horreurs et la douleur de
la perte. Si elle met à distance du trauma, l’épopée attrape aussi le lecteur à
l’appât de la séduction. Celui-ci peut s’identifier au narrateur aux bords du vide
de l’impossible identification. Le récit des ruses offre un chemin au lecteur
pour une navigation dans l’indescriptible tandis que ce dernier accommode son
attention sur le plan représenté des formes de la ruse. Une analogie peut être
proposée avec l’effet réorganisateur de l’adoption de V. Altounian : A partir du
lieu d’adoption que constitue sa place de lecteur, celui-ci peut suivre l’auteur
à travers ses identifications au narrateur dans les stratégies de ruse. Ainsi,
l’impossible identification trouve-t-elle finalement une issue : le détour par
d’autres identifications et la prime de plaisir qui en découle. Ceci n’est pas
sans faire écho en nous avec le concept de « pulsion anarchique » de Nathalie
Zaltzman qui « sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l’être
humain : le maintien pour lui de la possibilité d’un choix, même lorsque l’expé-
rience-limite tue ou paraît tuer tout choix possible » ([30] p. 139).

A la suite de cette lecture du Journal de Vahram Altounian, la ruse apparaît


comme un moyen d’introduire de force un espace intermédiaire entre le sujet
et la source du mal dans la réalité extérieure, pour organiser du temps : celui
de penser et de se jouer des bourreaux dans les situations les plus extrêmes, alors
que tout est en faveur du triomphe du mal. Introduisant par la technique un
vide et ouvrant ainsi et en même temps une voie de passage entre un milieu
manifeste contraignant à l’extrême et un milieu secret où un jeu psychique peut
se reconstituer, la ruse donne forme à des passages pulsionnels dedans/dehors
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et dehors/dedans, de l’action à la pensée et de la pensée à l’action ; autant de
déplacements pour le tissage de la représentativité et la reconstitution d’un
pare-excitation. Dépassant la simple technicité de surface, la ruse renforce la
mémoire des pères transmetteurs de la technique et de la tradition tout en faisant
travailler le rapport à « l’inconnu » et à « l’inachèvement » de soi et de l’objet
(J. Guillaumin [19]), à cette « part d’à jamais inconnaissable » (M. L. Roux
[28]) qui garantit la fonctionnalité organisatrice du fantasme originaire de la
scène primitive. Si elle réorganise la psyché dans le chaos de l’effondrement,
la ruse introduit du chaos là où l’ordre totalitaire entrave la liberté du sujet,
opposant ainsi un refus à la décomposition mélancolique. Acquise par trans-
mission culturelle, la ruse devient instrument et objet de transmission de la
culture par le fait même de son invention par le sujet.

Chantal FRÈRE-ARTINIAN
119 rue Nicéphore Nièpce
42100 Saint-Etienne
CHANTAL FRÈRE-ARTINIAN – LA RUSE COMME STRATÉGIE DE SURVIE. 109
RÉFLEXIONS À PARTIR DU RÉCIT D’UN DÉPORTÉ

BIBLIOGRAPHIE

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110 TOPIQUE

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Chantal Frère-Artinian – La ruse comme stratégie de survie. Réflexions à partir du récit


d’un déporté

Résumé : A partir de l’analyse métapsychologique du récit écrit d’un déporté du


génocide arménien de 1915, l’auteur met en travail les rapports de la pensée et de l’action
dans l’élaboration d’une capacité à ruser par le bais de laquelle peut se reconstituer, dans
des situations extrêmes de persécution, un pare-excitation au sens où l’entend Freud en 1919.
Elle propose l’idée que la ruse permet une réorganisation de soi face au mal qui pousserait
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au contraire à la désorganisation, en ouvrant des chemins à la circulation du flux pulsionnel
pour l’activité représentative tant en relation avec les indices de la réalité extérieure qu’avec
les traces mnésiques culturelles.

Mots-clés : Mal – Pare-excitation – Ruse – Survie – Transformation.

Chantal Frère-Artinian – Cunning as a Strategy for Survival. Reflections on the Narrative


of a Deportee

Summary : The author of this article takes as her starting point a meta-psychological
analysis of the narrative of a deportee in the Armenian genocide of 1915, to show how the
links between thought and action function in the elaboration of an ability to be cunning
in situations of extreme persecution, like a shield to protect from excitation in the sense
that Freud uses this term in 1919. She examines the idea that cunning allows the Self to
be reorganised in the face of an evil that would normally push it towards disorganisation,
by opening up channels for the circulation of drives in representational functions both in
relation to exterior reality and traces of cultural memory.

Key-words : Evil – Protection shield – Cunning – Survival – Transformation.

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