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Ndiaye,
M 04189-22 H - F : 6,50 € - RD
SE PENSER HOMME
Par Catherine Golliau
Lire et comprendre...
Ce hors-série du Point consa- sont parfois racistes ou anti- plutôt qu'Invisible Man, de Comme à l'accoutumée dans
cré à la pensée noire pré- sémites. Les victimes ressem- Ralph Ellison ou La Couleur les hors-série du Point, cha-
sente les textes qui ont le blent aussi à leurs bour- pourpre, d'Alice Walker, deux que chapitre propose trois
plus influencé les communau- reaux... Cette anthologie sera livres populaires, certes, mais niveaux de lecture diffé-
tés noires d'Afrique, des Amé- d'ailleurs doublement par- historiquement moins mar- rents : une introduction,
riques et des Caraïbes ces tiale, car il n'est pas une quants. Ce hors-série ne se réalisée par un auteur re-
trois derniers siècles. Dès le pensée noire, mais des cou- veut donc pas porteur d'une connu, comme l'historien
départ, en titrant « Pensée rants et de multiples indivi- vérité : ce n'est qu'une porte Elikia M'Bokolo la polito-
noire », nous avons pris le dualités qui s'expriment sous ouverte sur des histoires et logue Françoise Vergès, à
risque d'être accusés de ra- les formes les plus variées : des cultures méconnues, une qui nous avons laissé toute
cisme, d'autant que l'on ne récits d'esclaves, discours, invitation à la lecture, et à la liberté pour exprimer leurs
trouve dans cette anthologie chansons, poèmes, romans... réflexion. opinions. Ensuite, les textes
que des textes sur les Noirs Nous avons dû faire un choix, eux-mêmes (page de droite)
écrits par des auteurs noirs. et avons privilégié les textes Comment s'organise et leurs « clés de lecture »
Exclure le Blanc pour mieux et les auteurs qui ont le plus ce hors-série ou commentaires (page de
exalter le Noir? Là n'est évi- marqué leur temps, et de- Les textes ont été regroupés gauche). Le rôle du commen-
demment pas notre inten- en trois parties : d'abord les taire est d'expliquer et de
tion. Si nous ne présentons textes fondateurs, directe- mettre en perspective le
ici ni les pages remarquables Une porte ouverte ment liés au problème de texte en rappelant qui est
de l'abbé Grégoire, défenseur sur des cultures l'esclavage et de son aboli- son auteur, son contexte et
des esclaves sous la Révolu- tion ; le deuxième chapitre son influence. Troisième
tion française, ni la préface méconnues, présente les textes qui, à niveau, la partie « Repè-
que fit Jean-Paul Sartre aux une invitation partir de la fin du xixe siècle res » : des articles et des
Damnés de la Terre de Frantz
à la lecture et et tout au long du xxe, vont interviews de personnalités
Fanon, c'est parce que, en si illustrer la quête d'identité reconnues, comme les écri-
peu d'espace, nous avons à la réflexion. des Noirs, du courant Harlem vains Maryse Condé et Pa-
pensé que sur le problème Renaissance au « Tout-Mon- trick Chamoiseau, complè-
du racisme ou de l'esclavage, meurent les plus influents. de » d'Édouard Glissant. En- tent la mise en perspective
il fallait d'abord laisser parler Quitte à laisser de côté par- fin, dernier chapitre, les es- du sujet. En aval, enfin, une
les intéressés. En toute li- fois des œuvres plus inspi- sais et discours qui ont chronologie, un glossaire
berté, ce qui explique que si rées : Roots, best-seller mon- structuré les luttes contre le et une bibliographie fournis
certains textes sont porteurs dial des années 1970 qui va racisme, la ségrégation, le parachèvent cet ensemble.
d'universalité et d'une extra- populariser le retour à l'Afri- colonialisme et les inégalités
ordinaire grandeur, d'autres que des Afro-Américains, en tout genre. Catherine Golliau
Sommaire
PENSER EN COULEUR?
Par Souleymane Bachir Diagne
LE N O I R V U P A R LE B L A N C :
aux sources du malentendu
Par Romuald Fonkoua
E S C L A V A G E : LE P O I D S D E S T É M O I G N A G E S
Par Françoise Vergès
Textes et clés de lecture
Repères : Quelques vérités sur l'esclavage
Entretien avec Patrick Chamoiseau :
« Retrouver la mémoire du corps »
LES F R U I T S DE L A R É V O L T E
Par Elikia M'Bokolo
Textes et clés de lecture
Repères : La culture hip-hop, nouvelle scène de la pensée noire
Quand le combat entre à l'université
Par Anthony Mangeon
Chronologie
Glossaire
Bibliographie
PENSER EN COULEUR?
Par Souleymane Bachir Diagne
9
Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux |
Introduction I LA PENSÉE NOIRE
n ne peut comprendre les ori- traits les plus difformes. D'autres ont
Gilles Boëtsch
« L'idéal de blancheur a été intériorisé »
le Point : Pourquoi la peau noire a-t-elle été jugée avaient l'occasion de rencontrer, notamment en
inférieure à la peau blanche? Egypte, étaient souvent des guerriers admirés.
Gilles Boëtsch : Rappelons d'abord que l'homme
est originaire d'Afrique et que c'est progressive- LP. : Quand le rapport entre peau noire et peau
ment, en remontant vers des zones plus froides, blanche a-t-il basculé?
que les différenciations de couleur sont apparues. G.B. : Ce sont les monothéismes, et d'abord le
Au fil de l'histoire, la couleur blanche va exprimer christianisme, qui ont peu à peu introduit une
une socialisation particulière puisqu'elle est la dichotomie entre le bien, associé à la pureté et
Gilles
Boëtsch, couleur de ceux qui ne travaillent pas. Ainsi, au à la clarté, et le mal, associé à l'obscurité, ce qui
directeur Moyen Âge, la peau idéale et recherchée devait va contribuer à dévaloriser la couleur noire. Ce
de recherche être claire, voire pâle, c'était un signe de santé sera d'ailleurs un glissement très progressif : sur
au CNRS, auteur et donc de beauté : une belle peau, saine, était les représentations iconographiques, les démons
avec Dominique considérée comme le reflet d'une âme pure. Ce furent d'abord peints en vert et puis, peu à peu,
Chevé du Corps modèle persiste et s'est aujourd'hui transposé ils sont devenus noirs.
dans tous ses états,
chez les populations à peau foncée, asiatiques ou
(Éditions du CNRS,
2000).
africaines notamment. La hiérarchisation sociale L P. : N'est-ce pas l'islam qui a popularisé le thème
sert à construire des identités et, dans les discours de la malédiction de Cham, l'ancêtre supposé des
populaires, même en Afrique, existe une gradation Noirs?
Un groupe de mères qui va du plus pâle au plus sombre. Plus on est G.B.: L'islam va améliorer la vie de l'esclave en
soudanaises dans clair, mieux c'est. Il suffit pour s'en convaincre ordonnant sa libération s'il se convertit. Ce sont
le village construit d'observer à Dakar, au Sénégal, le succès des les Arabes qui vont populariser le thème de la malé-
sur le Champ-de-
produits destinés à éclaircir la peau. L'idéal de la diction de Cham, qui servira ensuite aux esclavagis-
Mars, à Paris,
pour l'Exposition blancheur a été intériorisé. Mais la couleur noire tes européens pour justifier la servitude des Noirs :
ethnographique n'a pas toujours été dévaluée. Chez les Grecs, elle c'est parce que Cham, l'un des trois fils de Noé, a
de 1895. était appréciée, car les Noirs que les Hellènes découvert son père nu et ivre que celui-ci le maudit.
jamais pourtant la Bible ne
dit que Cham est noir, mais
comme il est destiné à être
le « serviteur » de ses frères,
on en a conclu qu'il ne pou-
vait être que noir... C'est au
xixe siècle, avec l'anthropolo-
gie raciologiste que s'est vrai-
ment cristallisée l'opposition
entre noir et blanc construite
comme une opposition entre
le type évolué et le primitif. Au
cours des années 1870 vont
ainsi apparaître des zoos hu-
mains, d'abord en Allemagne
(1874) puis en France au jardin
d'acclimatation (1877) : on va
ainsi compter une trentaine
« Dans tous les royaumes africains pour lui parce qu'il « sent dans tous les
connus des Européens, l'esclavage est êtres avec qui il est en relation ». L'in-
une institution indigène et domine natu- distinction entre l'homme, la nature et
rellement. » Dieu donne à son rapport au monde
Le discours scientifique sur la physio- une sensibilité particulière. Dans son
gnomonie développé avec un certain Essai sur l'inégalité des races humaines
succès par de nombreux médecins tout (1853-1855), et loin de l'usage politique
au long du xix e siècle va encore renfor- qui en sera fait plus tard, Arthur de
cer cette image péjorative. Georges Gobineau croit quant à lui en l'existence
Cabanis (1757-1808) pense ainsi qu'il des races, dont chacune aurait une
existe un lien naturel entre caractères spécificité : « Le mélange avec l'espèce
physiques et caractère moral. Franz noire, lorsqu'il est léger, développe
Jozef Gall (1758-1828) croit que la cra- l'intelligence chez la race blanche, en
nioscopie permet d'établir un lien entre tant qu'il la tourne vers l'imagination,
la qualité du cerveau de l'homme et ses la rend plus artiste, lui prête des ailes
humeurs. L'anthropologie racialiste plus vastes », écrit-il.
déduira les caractères des individus de
leur physiologie. Les observations de Bons et mauvais Negres
chercheurs du Muséum d'histoire natu- Cette approche raciale va contribuer
relle, comme Geoffroy Saint-Hilaire à la création de stéréotypes dont on
(1772-1844) ou Georges Cuvier (1769- trouve trace dans la fiction littéraire et
1832), consacrées aux différentes parties l'art pictural occidental à partir de la fin
de l'anatomie du Noir (nez, cou, pénis, du xix e siècle. En France par exemple,
bassin, fémur, fesses, l'indigène noir dans Le
lèvres, etc.), comme Roman d'un spahi
plus tard celles consa-
« Chez le Nègre, le front (1881) de Pierre Loti
crées à l'évolution des se recule et la bouche s'oppose au Nègre de
espèces, affirment l'in- avance, comme s'il était Rimbaud dans Une sai-
fériorité du Noir sur le son en enfer (1873). Les
Blanc et la disparition
plutôt fait pour manger publicités et les carica-
future de la race noire, que pour réfléchir. » tures amplifient cette
dominée par la race Joseph Julien Virey ambivalence. Les ima-
blanche. Joseph Julien ges positives du « bon
(1775-1846)
Virey (1775-1846) le Nègre » (Rhum Negrita,
résume assez bien : Y'a bon Banania) ou de
« Chez nous, le front avance et la bouche l'esclave domestique américain doux et
semble se rapetisser, se reculer, comme gentil - Sambo, Nanny ou Tom* - s'op-
si nous étions destinés à penser plutôt posent aux images du mauvais Nègre :
qu'à manger ; chez le Nègre, le front se Jezebel, la black krooker (pute), le black
recule et la bouche avance, comme s'il coon (raton laveur), la black sapphire
était plutôt fait pour manger que pour (Sapho) et aux caricatures de Picaninny
réfléchir. » Ces thèses ruinent du même (les enfants face aux crocodiles), de Jim
coup l'idée entretenue par les gens de Crow* (le comique nègre) ou du tragic
couleur libres des îles d'une différence Mulatto (le tragique mulâtre).
avec les esclaves noirs, en enfermant Ces discours, dont on ne dira jamais
les couleurs des premiers dans celle assez le caractère global, constituent
des seconds. une « banque mondiale » d'images aux-
L'autre image du primitif est positive quelles les Nègres vont se référer pour
ou neutre. Dans les années 1920, Lévy- construire leurs pensées : soit en les
Bruhl* (1857-1939) pense contre Hegel dénonçant comme on peut le voir dans
que le primitif a une approche intuitive nombre d'essais d'Africains, Antillais
du réel (L'Âme primitive, 1927). Étant ou Américains ; soit en en prolongeant
lié à la nature, il vit dans un « état émo- les idées pour les attester ; soit, et c'est
tionnel étrange pour nous mais naturel » plus grave, en se les appropriant... •
ESCLAVAGE : LE POIDS
DES TÉMOIGNAGES
Par Françoise Vergès
••• dah Equiano (cf. p. 20) en 1789 et avait appelé la vie nue, quand droit et
de Frederick Douglass (cf. p. 26) en 1846, violence s'allient pour organiser l'éco-
ce type de récit sera ensuite marginalisé . nomie et la société. Ainsi, le fameux
dans la conscience noire. S'il est une Code noir, institué par Colbert en 1685,
source de réflexion pour W.E.B. Du Bois qui fait, juridiquement, d'êtres humains
0cf. p. 30), Booker T. Washington (cf. des « meubles »... La capture de millions
p. 32) ou Marcus Garvey (cf. p. 34), il d'Africains, la justification de l'africa-
faut attendre les années 1960 - la lutte nisation de l'esclavage (« Noir » et
pour les droits civils et le mouvement « esclave » deviennent des synonymes
culturel noir - pour que les récits d'es- dans la langue française au début du
claves fondent le renouveau de la pen- xvm e siècle) sont fondées sur une éco-
sée noire. Les rééditions multiples et nomie de prédation qui légitime et
les traductions dans plusieurs langues organise la violence. Olaudah Equiano
suscitent alors un nouvel intérêt. fait revivre la terreur et l'effroi de la
capture et du transport dans des cales
Une économie de prédation puantes. Le bateau négrier est une des
Écrivains, artistes, militants et cher- machines du système esclavagiste : il
cheurs redécouvrent la modernité de faut briser toute forme de résistance
l'esclavage dit « colonial » (car organisé afin de livrer dans la colonie des êtres
par l'Europe pour servir ses colonies soumis.
entre le xvi e et le xix e siècle) et la moder-
Cependant, dès la capture, il y a résis-
nité de l'esclave. Les autobiographies tance. Equiano est un exemple de cette
d'Olaudah Equiano et de Frederick Dou- conscience jamais vaincue, qui lui per-
glass ne sont plus simplement des mettra de recouvrer sa liberté, de s'éta-
blir en Angleterre et de par-
ticiper activement à la lutte
Le bateau négrier est pour l'abolition de l'escla-
vage partout dans le monde.
une des machines La traite n'est cependant
du système esclavagiste : qu'une des étapes de l'ex-
il faut briser toute forme périence de la servitude. La
machine esclavagiste exige
de résistance afin
une totale soumission à son
de livrer dans la colonie ordre, l'esclave doit aban-
des êtres soumis. donner toute volonté d'exis-
ter par lui-même, de vouloir
accéder à la liberté et à la
témoignages sur un passé révolu ou condition humaine. Frederick Douglass
des archives pour les historiens : elles raconte dans son autobiographie qu'il
trouvent des échos contemporains à la existait des « fermes » où l'être humain
situation décrite par W.E.B. Du Bois ou était transformé en esclave : on le bat
Marcus Garvey, et serviront plus tard quotidiennement, on l'humilie, on l'avi-
de source d'inspiration à des mouve- lit pour que cesse toute résistance.
ments comme celui de Martin Luther Les récits d'esclaves construisent le
King Jr. (cf. p. 96), celui des Black Pan- récit d'un exode et de l'aspiration à la
thers, à des romanciers comme Toni liberté et à l'égalité. Ils ont fondé dans
Morrison (cf. p. 72) ou Alice Walker (née la pensée noire une conscience d i a s p o -
en 1944), à des cinéastes, à des philo- r i q u e * et un humanisme ancré dans la
sophes... conscience d'une expérience noire qui
Les récits d'esclaves constituent une néanmoins est une expérience univer-
source inépuisable de réflexion car ils selle. C'est de cette dimension universelle
témoignent de la condition humaine que témoigne W.E.B. Du Bois dans Les
quand elle est réduite à ce que le phi- Âmes du peuple noir. L'auteur, qui contri-
losophe Walter Benjamin (1892-1940) bua en février 1900 à la création de la
Le Récit intéressant...
de Olaudah Equiano
uand Olaudah Equiano rie, qui fait de l'intérêt industriel manière indirecte de jouer avec
Q (1745-1797) publie, en un intérêt général, apparaît les symboles raciaux et cultu-
l789, Le Récit intéres- comme un « bien universel ». rels de la langue, de désarticu-
sant de la vie d'Olaudah Equiano,Le livre d'Olaudah Equiano va ler les positionnements de
ou Gustavus Vassa, l'Africain, jouer un rôle primordial dans pouvoir et de donner à voir
écrit par lui-même, il a 44 ans le combat contre l'esclavage et l'image renversante de la défor-
et une longue expérience. Kid- la traite, en Angleterre comme mation des points de vue. La
nappé adolescent dans un vil- description des conditions de
lage du Nigeria, il a été esclave t r a n s p o r t fait p r e n d r e
dans les colonies d'Amérique conscience de l'horreur de la
britannique, voyagea avec son situation, des souffrances phy-
maître à travers le continent siques et morales, qui, sans ce
américain et, travaillant comme récit, ne trouvent pas d'expres-
marin, racheta sa liberté et sion. En effet, Equiano figure le
s'installa à Londres où, après témoignage de l'Africain, si
une vie aventureuse, il devint crucial pour la dynamique de
un abolitionniste influent. En la cause abolitionniste et pour
1788, il présenta une pétition la création d'une diaspora*
contre l'esclavage à l'épouse africaine. Jusque-là, en effet,
du roi d'Angleterre, au nom de
tous ses frères africains. Cet Olaudah Equiano (1745-1797). L'identité des acteurs se
événement se retrouve dans Le
Récit intéressant qui, à l'excep- aux États-Unis, au point que conjugue en fonction de
des voix s'élevèrent pour remet- la couleur de la peau.
tre en cause l'origine géogra- Le Blanc est l'autre,
II démontre les phique de son auteur, certains
étrange et différent.
bienfaits de l'abolition, avançant l'idée d'une naissance
en Caroline du Sud plutôt que
qui peut convertir
sur le continent africain. seuls les plans d'un bateau
les esclaves en libres négrier, le Brookes, largement
consommateurs de L'« Atlantique noir » diffusés par les abolitionnistes,
Dans l'extrait proposé ci-contre, tentaient de montrer l'inhuma-
produits anglais.
la vue de l'Atlantique et du nité du voyage.
bateau négrier constitue le En racontant un passé doulou-
tion du premier chapitre sur deuxième événement trauma- reux, Equiano fait cependant
l'Afrique et l'adéquation histo- tique de la narration, le premier plus qu'offrir une arme aux par-
rique entre le peuple juif et les étant la capture et l'asservis- tisans de l'abolition de l'escla-
Africains, est bâti sur une rela- sement par des Africains. La vage : son récit est essentiel car
tion des événements qui ren- rencontre avec l'équipage du il définit pour la première fois
dent son histoire intéressante. navire installe la notion de l'« Atlantique noir », cet espace
Equiano y dénonce l'institution race : l'identité des acteurs se de rupture, de dispersion et de
de l'esclavage dans une société conjugue en fonction de la cou- formation créé par les routes
chrétienne et démontre les leur de la peau. L'homme blanc de l'esclavage entre les Améri-
bienfaits de l'abolition, qui peut est l'autre, celui qui est différent ques, l'Europe et l'Afrique.
convertir les esclaves en libres et étrange, sans équivalent jus- Ariette Frund, maître de conférences
consommateurs de produits que-là dans le monde du jeune à l'université François-Rabelais
anglais et ouvrir des marchés garçon. La représentation des de Tours a publié Écritures d'esclaves,
avec les pays africains. Sa théo- Occidentaux constitue une (Michel Houdiard Éditeur, 2007).
LE TEXTE
« Il lia mes jambes tandis que
l'autre me flagellait sévèrement »
La première chose qui salua mon regard m'abandonnant au désespoir. Je me retrouvai
lorsque j'arrivai à la côte fut la mer, maintenant dépourvu de toute chance de retour-
ainsi qu'un bateau négrier qui allait ner dans mon pays natal, et de même la moindre
alors au mouillage et attendait son chargement. lueur d'espoir de gagner le rivage que je consi-
Cette scène me remplit d'étonnement, qui bien- dérais à présent comme un lieu accueillant ; et
tôt se transforma en terreur lorsqu'on me trans- je préférais ma précédente situation d'esclave
porta à bord. Quelques membres de l'équipage à celle que je connaissais désormais [...]. Très
me malmenèrent aussitôt et me jetèrent en l'air vite, on me plaça sous les ponts, où mes narines
pour voir si j'étais bien portant; et j'étais à reçurent un tel salut que, de toute ma vie, je
présent persuadé qu'on m'avait emmené dans n'avais jamais connu, de telle sorte qu'entre la
un monde d'esprits mauvais, et qu'ils allaient particularité répugnante des odeurs nauséa-
me tuer. Leur teint si différent du nôtre, leurs bondes mêlées à des pleurs, je me rendis si
longs cheveux, et la langue qu'ils parlaient (qui malade et si faible que je n'avais ni la force de
était très différente de toutes celles que j'avais manger, ni le moindre désir de goûter à quoi
jamais entendues) convergeaient à confirmer que ce fût. [... ] Parce que je refusai de manger,
cette idée. Effectivement, telles furent les hor- l'un d'eux empoigna fermement mes bras et
reurs et craintes que mes yeux considérèrent m'allongea à travers le guindeau, je crois, où il
à ce moment-là : dix mille mondes m'eussent-ils lia mes jambes tandis que l'autre me flagellait
appartenu, je m'en serais séparé de pure grâce sévèrement. Je n'avais jamais connu pareil trai-
contre la condition du dernier des esclaves tement auparavant; et n'étant pas habitué à
dans mon propre pays. Lorsque j'observai tout l'eau, j'eus naturellement peur de cette substance
autour du bateau, et aperçus un grand fourneau la première fois que je la vis. Pourtant, si j'avais
rappelant du cuivre en fonte, ainsi qu'une mul- pu me retrouver sur les filets, j'aurais sauté
titude de Noirs de tous âges enchaînés les uns par-dessus bord, mais je n'eus pas cette occa-
aux autres, chacun exprimant par sa mine à la sion; de plus, l'équipage avait l'habitude de
fois le découragement et la souffrance, je ne nous surveiller de très près, nous qui n'étions
doutai plus de mon sort ; et presque accablé pas enchaînés aux ponts, de peur que nous
d'horreur et d'anxiété, je tombai sans mouve- sautions à l'eau : et j'ai vu certains de ces mal-
ment sur le pont et m'évanouis. Quand je repris heureux prisonniers africains très sévèrement
un peu connaissance, je vis quelques Noirs près contusionnés pour avoir essayé de le faire, ou
de moi qui, je crois, faisaient partie de ceux qui encore fouettés pendant des heures parce qu'ils
m'avaient amené à bord, et pour cela recevaient refusaient de se nourrir.
leur salaire. Je leur demandai si nous n'étions OLAUDAH EQUIANO OU GUSTAVUS VASSA L'AFRICAIN, LE PASSIONNANT RÉCIT
pas destinés à servir de nourriture à ces hom- DE MA VIE, TRAD. RÉGINE MFOUMOU-ARTHUR, © L'HARMATTAN, 2002.
LE TEXTE
« Il ne peut exister d'esclaves
sur ce territoire... »
J'ai aujourd'hui la satisfaction de rendus à la colonie, dans les circonstances les
vous annoncer que la dernière main plus critiques de la révolution, et sur le vœu des
vient d'être portée à cet ouvrage, habitants reconnaissants, les rênes lui en sont
et qu'il en résulte une Constitution qui pro- confiées pendant le reste de sa glorieuse vie.
met le bonheur aux habitants de cette colo- Donné au Cap-Français, le 14 Messidor an IX
nie si longtemps infortunée. Je m'empresse [8 juillet 1801] de la République française une
de vous l'adresser pour avoir votre appro- et indivisible.
bation et la sanction de mon gouvernement. Le général en chef, Toussaint Louverture
L'assemblée centrale m'ayant requis, en
l'absence des lois, et vu la nécessité de faire Constitution d'Haïti du 20 mai 1805
succéder leur règne à celui de l'anarchie, Article 1er. Le peuple habitant l'île ci-devant
de faire exécuter p r o v i s o i r e m e n t c e t t e appelée Saint-Domingue, convient ici de se for-
Constitution, c o m m e devant l'acheminer mer en État libre, souverain et indépendant de
plus vite vers sa prospérité future, je me toute autre puissance de l'univers, sous le nom
suis rendu à ses désirs ; et cette Constitution d'Empire d'Haïti.
a été accueillie par toutes les classes de Article 2. L'esclavage est à jamais aboli.
citoyens avec des transports de joie qui ne Article 12. Aucun Blanc, quelle que soit sa
manqueront pas de se reproduire, lorsqu'elle nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre
leur sera renvoyée revêtue de la sanction de maître ou de propriétaire et ne pourra à
du gouvernement. l'avenir y acquérir aucune propriété.
LETTRE DE TOUSSAINT LOUVERTURE À BONAPARTE, JUILLET 1801. Article 13. L'article précédent ne pourra pro-
duire aucun effet tant à l'égard des femmes
Constitution de Saint-Domingue blanches qui se sont naturalisées Haïtiennes
du 8 juillet 1801 par le gouvernement qu'à l'égard des enfants
Art. 3. Il ne peut exister d'esclaves sur ce ter- nés ou à naître d'elles. Sont compris dans les
ritoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous dispositions du présent article les Allemands
les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Polonais naturalisés par le gouvernement.
et Français. Article 14. Toute acception de couleur parmi
Art. 4. Tout homme, quelle que soit sa couleur, les enfants d'une seule et même famille, dont
y est admissible à tous les emplois. le chef de l'État est le père, devra nécessaire-
Art. 12. La Constitution garantit la liberté et la ment cesser, les Haïtiens ne seront désormais
sûreté individuelle. [...] connus que sous la dénomination générique
Art. 24. L'Assemblée centrale vote l'adoption de Noirs.
ou le rejet des lois qui lui sont proposées par Article 19. Le gouvernement d'Haïti est confié
le Gouverneur ; elle exprime son vœu sur les à un premier magistrat qui prend le titre d'Em-
règlements faits, et sur l'application des lois pereur et Chef suprême.
déjà faites, sur les abus à corriger, sur les amé- Article 26. L'Empereur désigne son successeur
liorations à entreprendre, dans toutes les par- et de la manière qu'il le juge convenable, soit
ties du service de la colonie. avant, soit après sa mort.
Art. 27. Les rênes administratives de la colonie Article 30. L'Empereur fait, scelle et promulgue
sont confiées à un Gouverneur, qui correspond les lois, nomme et révoque, à sa volonté, les
directement avec le gouvernement de la Métro- ministres, le général en chef de l'armée, les
pole, pour tout ce qui est relatif aux intérêts conseillers d'État, les généraux et autres agents
de la colonie. de l'Empire, les officiers de l'armée de terre
Art. 28. La Constitution nomme Gouverneur le et de mer, les membres des administrations
citoyen Toussaint Louverture, général en chef locales, les commissaires du gouvernement
de l'armée de Saint-Domingue, et en considéra- près les tribunaux, les juges et autres fonc-
tion des importants services que ce général a tionnaires publics.
LE TEXTE
« Et toi, postérité! accorde
une larme à nos malheurs... »
À l'univers entier, le dernier cri de l'in- Et vous, Premier Consul de la République, vous
nocence et du désespoir guerrier philosophe de qui nous attendions la
C'est dans les plus beaux jours d'un justice qui nous était due, pourquoi faut-il que
siècle à jamais célèbre par le triomphe des nous ayons à déplorer notre éloignement du
Lumières et de la philosophie, qu'une classe foyer d'où partent les conceptions sublimes
d'infortunés qu'on veut anéantir se voit obligée que vous nous avez si souvent fait admirer !
d'élever sa voix vers la postérité, pour lui faire Ah! sans doute un jour vous connaîtrez notre
connaître, lorsqu'elle aura disparu, son inno- innocence; mais il ne sera plus temps, et des
cence et ses malheurs. pervers auront déjà profité des calomnies qu'ils
Victime de quelques individus altérés de sang, ont prodiguées contre nous pour consommer
qui ont osé tromper le Gouvernement français, notre ruine.
une foule de citoyens, toujours fidèles à la Citoyens de la Guadeloupe, vous dont la diffé-
patrie, se voit enveloppée dans une proscription rence de l'épiderme est un titre suffisant pour
méditée par l'auteur de tous ses maux. ne point craindre les vengeances dont on nous
Le général Richepance, dont nous ne connais- menace, - à moins qu'on ne veuille vous faire
sons pas l'étendue des pouvoirs, puisqu'il ne un crime de n'avoir pas dirigé vos armes contre
s'annonce que comme général d'armée, ne nous nous, - vous avez entendu les motifs qui ont
a encore fait connaître son arrivée que par une excité notre indignation. La résistance à l'op-
proclamation, dont les expressions sont si bien pression est un droit naturel. La divinité même
mesurées, que, lors même qu'il promet protec- ne peut être offensée que nous défendions notre
tion, il pourrait nous donner la mort, sans cause ; elle est celle de la justice et de l'humanité :
s'écarter des termes dont il se sert. À ce style, nous ne la souillerons pas par l'ombre même
nous avons reconnu l'influence du contre-ami- du crime. Oui, nous sommes résolus à nous
ral Lacrosse, qui nous a juré une haine éter- tenir sur une juste défensive; mais nous ne
nelle... Oui, nous aimons à croire que le géné- deviendrons jamais les agresseurs. Pour vous,
ral Richepance, lui aussi a été trompé par cet restez dans vos foyers ; ne craignez rien de notre
homme perfide, qui sait employer également part. Nous vous jurons solennellement de res-
les poignards et la calomnie. pecter vos femmes, vos enfants, vos propriétés,
Quels sont les coups d'autorité dont on nous et d'employer tous nos moyens à les faire res-
menace? Veut-on diriger contre nous les baïon- pecter par tous.
nettes de ces braves militaires, dont nous Et toi, postérité ! accorde une larme à nos mal-
aimions à calculer le moment de l'arrivée, et heurs et nous mourrons satisfaits.
qui naguère ne les dirigeaient que contre les Le Colonel d'infanterie, Commandant en chef
ennemis de la République? Ah! plutôt, si nous de la Force Armée de Basse-Terre.
en croyons les coups d'autorité déjà frappés Louis Delgrès
au Port-de-la-Liberté [Pointe-à-Pitre], le système PROCLAMATION DU 10 MAI 1802.
d'une mort lente dans les cachots continue à
être suivi. Eh bien ! nous choisissons de mourir
plus promptement.
Osons le dire, les maximes de la tyrannie la plus
atroce sont surpassées aujourd'hui. Nos anciens
tyrans permettaient à un maître d'affranchir son
esclave, et tout nous annonce que, dans le siècle
de la philosophie, il existe des hommes, malheu-
reusement trop puissants par leur éloignement
de l'autorité dont ils émanent, qui ne veulent
voir d'hommes noirs ou tirant leur origine de
cette couleur, que dans les fers de l'esclavage.
D ouglass (1818-1895) a
marqué de sa person-
nalité hors du commun
l'histoire politique et littéraire
américaine. Celui qui allait
esclaves, le fait de posséder du
sang blanc ne permettant pas,
aux États-Unis du moins,
d'échapper à la servitude. Il en
résulte un mélange des races
devenir le premier leader et systématique mais ignoré, la
porte-parole de la communauté destruction de la famille noire
noire était un métis, né esclave et la dissolution des repères
dans le Maryland, d'où il s'en- paternels : le père est le maître
fuit en 1838 pour gagner les qui asservit... Loin de toute
États du Nord. Il s'engage alors Frederick Douglass (1818-1895). affectivité, Douglass démontre
dans les rangs du mouvement que l'institution de l'esclavage
abolitionniste dont il devient Outil de propagande, n'est qu'une entreprise d'alié-
un orateur brillant. Son élo- le récit se veut autant nation pour des motifs écono-
quence et son charisme lui miques et politiques, justifiée
attirent une notoriété nationale
un témoignage qu'une par une pseudo-vérité biblique,
et internationale et il donne des analyse du système la malédiction de Cham qui
conférences en faveur de l'abo- économique et social s'est moqué de son père Noé,
lition de l'esclavage aux États- dans le livre de la Genèse. Si
Unis et au Royaume-Uni.
de l'esclavage. Douglass réussit toutefois à
Officiellement libéré en 1846, il cité du manuscrit. Extrait du échapper à cet environnement,
se consacre à l'écriture de premier chapitre, le texte ci- c'est qu'il a la chance d'être
mémoires et d'articles sur l'es- contre donne le ton du récit : éduqué : il rédige lui-même le
clavage et le racisme, la libéra- précis (repères géographiques, sauf-conduit, alors obligatoire,
tion individuelle et communau- noms de ses grands-parents...), qui lui permet de quitter l'État
taire et l'achèvement du rêve sobre, distancié. Outil de pro- du Maryland. Son cas est excep-
américain pour tous. Proche du pagande contre l'esclavage, le tionnel. Pour éviter fuites et
Président Abraham Lincoln* livre se veut autant un témoi- soulèvements, à l'instar de celui
(1809-1865), il fait pression sur gnage qu'une analyse du sys- de Nat Turner* en 1831 en Vir-
celui-ci pour l'obtention des tème économique et social des ginie, les maîtres laissaient
droits civiques pour les Noirs plantations. généralement leurs esclaves
et pour qu'ils aient la possibilité dans l'illettrisme. Seuls quel-
de s'enrôler dans l'armée. Mem- Le maître et le père ques privilégiés pouvaient avoir
bre du Parti républicain, il est Chaque fait est mis en perspec- accès à la culture. Ce récit est
nommé à des postes impor- tive pour mieux faire compren- donc aussi la relation d'une
tants : président de la Banque dre l'horreur du système escla- émancipation et de la construc-
des affranchis, consul en Haïti vagiste, son inhumanité et tion d'une conscience en route
et chargé d'affaires en Républi- l'inadmissibilité de l'oppres- vers la liberté grâce à l'éduca-
que dominicaine. sion. À travers la tragédie de tion et au savoir. La démons-
Mémoires d'un esclave, son sa mère et sa douleur d'enfant tration de Douglass répond au
autobiographie publiée en 1846 abandonné, Douglass raconte discours sur la race et la raison
avec l'aide de la Société anties- la manière dont est organisée des philosophes de la Renais-
clavagiste, est un modèle du la plantation, comment la mère sance et des Lumières* : Dou-
récit d'esclave. Devenu un best- est séparée de l'enfant pour ne glass, fils d'esclave et esclave
seller dès sa parution, le livre pas nuire à la productivité, lui-même, appartient à la race
intègre la mention « écrit par comment le maître abuse humaine ; c'est un homme libre,
lui-même » sur la page de titre, sexuellement de ses femmes auteur de sa propre vie.
revendiquant ainsi l'authenti- esclaves pour produire d'autres A. F.
L profanes et sacrés de la
communauté noire amé-
ricaine tire son origine de la
chanson ci-contre, « Va, Moïse »,
l'histoire de Moïse délivrant les
Hébreux de l'esclavage en
chantés a cappella, c'est-à-dire
sans accompagnement, évo-
luent après 1865 vers des for-
traite des captifs africains et Égypte est une allégorie du rêve mes musicales plus sophisti-
de leur asservissement dans le de liberté du peuple noir amé- quées. Au début du xxe siècle,
Nouveau Monde. L'art verbal ricain : l'Égypte évoque le Sud, les gospels font leur apparition
des esclaves répond au désir le pharaon les maîtres, Israël dans les églises noires. Chants
de faire face à une situation les esclaves noirs et Moïse, inspirés de l'Évangile, ils déli-
absurde et déshumanisante en leurs leaders. Certains negro vrent le message de Dieu en la
convoquant de nouvelles façons spirituals célèbrent l'avènement personne de Jésus-Christ et
de penser l'esclavage et la de l'émancipation d'une façon
liberté. Les chansons partici- moins voilée et plus directe, Les chants
pent à la création d'une identi- mais ils étaient alors chantés
s'accompagnent
fication communautaire et à l'écart des Blancs.
remplissent de nombreuses d'une musique
fonctions : moyen de commu- Appels à la fuite rythmée et percutante,
nication, satires, expressions La délivrance peut être divine, qui influencera le blues
des sentiments, incitation au mais souvent elle signifie l'éva-
travail et, tout simplement, sion vers les États du Nord non et plus tard le jazz.
plaisir. À l'influence des prati- esclavagistes ou le Canada : les
ques artistiques africaines chants faisaient alors l'éloge célèbrent la bonne parole, à
s'ajoutent l'improvisation et la de la fuite et se faisaient l'écho savoir la joie et l'espoir d'un
prise en compte des conditions des projets existants, en inté- monde meilleur. Les chants
matérielles. Dès le x v i i i 6 siècle,
grant dans les paroles les infor- s'accompagnent d'une musique
la conversion des esclaves au mations relatives à l'heure et rythmée et percutante, qui
au lieu de rendez-vous. Un influencera le blues et plus tard
exemple emblématique est le le jazz. Comme le montre Prends
L'Egypte évoque le Sud, spiritual « Montez à bord, les ma main doux seigneur, ci-
le pharaon les maîtres, enfants », dans lequel l'appel contre, le gospel est une forme
Israël les esclaves noirs caché à la désertion repose sur très individuelle de chants
le système du underground sacrés, car il place l'individu
et Moïse, leurs leaders. railway ou chemin de fer sou-
au cœur du message. Ce faisant,
terrain. Il s'agissait d'un réseau il transforme l'expérience reli-
christianisme, et leur initiation bien structuré avec des itiné- gieuse en instaurant un dialo-
à la Bible et aux Saintes Écritu- raires variés, des « gares » gue animé entre le soliste et le
res, donnent naissance aux (arrêts d'étape), des « chefs de chœur, et entre le soliste et le
« negro spirituals ». Ces chants gare » (sympathisants qui nour- pasteur, qui souvent ne fai-
religieux, parce qu'ils permet- rissaient et logeaient les fugi- saient qu'un. Dans l'art du
tent d'articuler les peines et tifs) et des « conducteurs » gospel, des artistes émergent
les espoirs, offrent aux esclaves (guides), dont la plus remar- qui expriment toute la richesse
un moyen d'incorporer le spi- quable fut Harriet Tubman* et la puissance de la voix
rituel dans leur réalité et de (1821 ?-1913), surnommée « le humaine. A. F.
transcender celle-ci. Les thè- Moïse de son peuple ». Réfugiée
mes de justice, de paix et de à Philadelphie en 1849, elle
liberté s'énoncent très souvent retourna dans le Sud plus d'une
à travers l'histoire du Dieu, des douzaine de fois et libéra plus
héros et des prophètes de l'An- de 300 esclaves.
LE TEXTE
« Prends ma main, doux Seigneur
Montre-moi le chemin du retour »
Va, Moïse Il approche maintenant de la gare
Va, Moïse, Ô pécheur, ne sois pas vaniteux
Loin en terre d'Égypte Mais viens et prends ton billet
Dire au vieux Pharaon Et tiens-toi prêt pour le train
De laisser partir mon peuple.
Ça ne coûte pas cher, tous peuvent partir
Quand Israël était en terre d'Égypte Les riches et les pauvres sont là
Laisse partir mon peuple Pas de deuxième classe à bord du train
Si opprimé qu'il ne pouvait résister Pas de différence de traitement
Laisse partir mon peuple.
Nous atteindrons bientôt la gare
Va, Moïse, Ô, comme alors notre chant résonnera
Loin en terre d'Égypte Avec toute l'armée céleste
Dire au vieux Pharaon Nous ferons retentir le chant de bienvenue
« Laisse partir mon peuple »
Nous crierons pour nous délivrer de nos peines
« Ainsi dit le Seigneur », l'intrépide Moïse dit, Et nous chanterons pour toujours et à jamais
« Laisse partir mon peuple ; Avec le Christ et toute son armée
Sinon je vais tuer ton premier-né Sur ce rivage céleste.
Laisse partir mon peuple. ANONYME.
LE TEXTE
«Qu'il soit possible d'être à la fois
un Noir et un Américain »
Être un problème est une expérience sement teinté de pitié méprisante. Chacun sent
bizarre [... ] C'est très tôt, dans les pre- constamment sa nature double - un Américain,
miers jours d'une enfance à la gaieté un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes
exubérante, que j'en ai eu la révélation fulgu- irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un
rante. Pour ainsi dire d'un seul coup. Je me seul corps noir, que seule sa force inébranlable
rappelle très bien quand l'ombre m'a balayé. prévient de la déchirure.
J'étais une petite chose, là-bas, dans les collines L'histoire du Noir américain est l'histoire de
de la Nouvelle-Angleterre, là où le sombre Hou- cette lutte - de cette aspiration à être un homme
satonic serpente vers la mer, entre Hoosac et conscient de lui-même, de cette volonté de
Taghkanic. Dans une minuscule école en bois, fondre son moi double en un seul moi meilleur
il est venu à l'idée des garçons et des filles et plus vrai. Dans cette fusion, il ne veut perdre
d'acheter de splendides cartes de visite - dix aucun de ses anciens mois. Il ne voudrait pas
cents le paquet - et de les échanger. Nous nous africaniser l'Amérique, car l'Amérique a trop à
amusions bien, jusqu'au moment où une grande enseigner au monde et à l'Afrique. Il ne voudrait
fille, une nouvelle venue, refusa ma carte - pas décolorer son âme noire dans un flot d'amé-
péremptoirement, avec un regard par en des- ricanisme blanc, car il sait qu'il y a dans le sang
sous. Alors il m'est apparu avec une soudaine noir un message pour le monde. Il voudrait
certitude que j'étais différent des autres; ou simplement qu'il soit possible à un homme
comme eux, peut-être, dans mon cœur, dans d'être à la fois un Noir et un Américain, sans
ma vie et dans mes désirs, mais coupé de leur être maudit par ses semblables, sans qu'ils lui
monde par un immense voile. Par la suite, je crachent dessus, sans que les portes de l'Op-
n'eus plus aucune envie de déchirer ce voile portunité ne se ferment brutalement sur lui.
ou de me glisser au travers ; j'enveloppais tout C'est donc là la finalité de sa lutte : collaborer,
ce qui était derrière lui d'un même mépris, et lui aussi, au royaume de la culture, échapper à
je vivais au-dessus de lui, dans une région de la mort et à l'isolement, amasser et employer
ciel bleu et de grandes ombres vagabondes. Ce ses plus hautes facultés et son génie latent. Ces
ciel était plus bleu encore quand je pouvais forces du corps et de l'esprit ont été par le passé
battre mes camarades aux examens, ou les étrangement gaspillées, dispersées, oubliées.
battre à la course, ou même battre leurs têtes [... ] Ici en Amérique, depuis peu, depuis l'Éman-
de filasse. Hélas, avec les années, tout ce beau cipation, les tours et les détours parcourus par
mépris a commencé à s'effilocher; j'aspirais l'homme noir dans son effort hésitant et incer-
aux mondes et à toutes leurs éblouissantes tain ont fait perdre à sa puissance même son
opportunités - et elles étaient pour eux, non effectivité, l'ont fait ressembler à l'absence de
pour moi. Mais ils ne méritent pas de conserver force, à la faiblesse. Et pourtant ce n'est pas de
ces récompenses, me disais-je ; quelques-unes, la faiblesse - c'est la conséquence d'un écartè-
toutes, je les leur arracherai. [...] lement entre deux buts contradictoires.
Après l'Égyptien et l'Indien, le Grec et le Romain, LES ÂMES DU PEUPLE NOIR, TRAD. M. BESSONE, © LA DÉCOUVERTE, 2007.
le Teuton et le Mongol, le Noir est une sorte de
septième fils, né avec un voile et doué de dou-
ble vue dans ce monde américain, - un monde
qui ne lui concède aucune vraie conscience de
soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s'appré-
hender qu'à travers la révélation de l'autre
monde. C'est une sensation bizarre, cette
conscience dédoublée, ce sentiment de constam-
ment se regarder par les yeux d'un autre, de
mesurer son âme à l'aune d'un monde qui vous
considère comme un spectacle, avec un amu-
LE TEXTE
« M. Washington représente
la vieille attitude de soumission »
Booker T. Washington se présenta, fon- semblables, on a prêché pour doctrine qu'il est
damentalement, comme le guide non bien plus important de garder son estime de
pas d'une race, mais de deux - comme soi et sa fierté que d'acquérir des terres ou des
un entremetteur entre le Sud, le Nord et le Noir. maisons, et qu'il est inutile d'essayer de civiliser
Naturellement, les Noirs s'opposèrent, au début un peuple qui renonce volontairement à l'estime
violemment, à tout signe de compromis qui les de soi, ou qui cesse de lutter pour elle.
forçait à renoncer à leurs droits civils et poli- On a rétorqué à tout cela que le Noir ne peut
tiques, même si cela ne devait être qu'un échange survivre que dans la soumission. M. Washington
contre de plus grandes chances de développe- demande explicitement aux Noirs d'abandonner,
ment économique. Cependant, non seulement au moins pour un temps, trois choses - un : le
le Nord riche et dominant était las des problè- pouvoir politique, deux : la revendication des
mes de races, mais surtout il investissait lar- droits civiques, trois : l'instruction supérieure
gement dans les entreprises sudistes, et pour la jeunesse noire -, et de concentrer toute
accueillait toutes les méthodes aboutissant à leur énergie sur l'éducation technique, l'accu-
une coopération pacifique. C'est pourquoi, mulation de richesses et la réconciliation avec
cédant à l'opinion nationale, les Noirs se sont le Sud. Cette politique a été prônée avec courage
peu à peu rangés derrière M. Washington ; et et insistance pendant plus de quinze ans, et
la voix de la critique fut réduite au silence. cela fait peut-être dix ans qu'elle triomphe. En
M. Washington représente, dans la pensée noire, réponse à cette offre de paix, qu'est-ce que le
la vieille attitude d'adaptation et de soumission ; Noir a obtenu? 1. La privation de ses droits
mais il prône l'adaptation à une époque telle- civiques ; 2. La création légale d'un statut distinct
ment particulière que cela rend son programme d'infériorité civile; 3. L'abandon complet de
unique en son genre. Nous sommes à une épo- toute aide institutionnelle pour sa formation
que de développement économique inouï, et universitaire.
le programme de M. Washington a naturellement Bien sûr, cette évolution n'est pas le résultat
pris un tour économique; il est devenu un direct de l'enseignement de M. Washington;
véritable évangile du travail et de l'argent, à un mais il ne fait pas l'ombre d'un doute que sa
point tel que cela semble éclipser presque propagande en a hâté la réalisation. On se pose
entièrement les buts les plus nobles de la vie. alors la question : est-il possible, et réalisable,
En outre, nous sommes à une époque où les que neuf millions d'hommes puissent accomplir
contacts sont de plus en plus étroits entre les des progrès effectifs dans le domaine économi-
races les plus avancées et les races les moins que s'ils sont privés de droits politiques, s'ils
développées ; donc le sentiment de race est constituent une caste de serfs, et si on ne leur
beaucoup plus fort. Et le programme de offre que la plus maigre chance de développer
M. Washington accepte pratiquement la pré- les qualités de leurs hommes d'exception? Si
tendue infériorité des races noires. À nouveau, l'on cherche une réponse claire et distincte à
sur notre propre sol, en réaction contre les cette question dans l'histoire et dans la raison,
bons sentiments exprimés pendant la guerre, on trouve un « non » catégorique.
les préjugés raciaux contre les Noirs connaissent LESAMES DU PEUPLE NOIR, TRAD. M. BESSONE, © LA DÉCOUVERTE, 2007.
un nouvel élan, et M. Washington renonce aux
exigences plus élevées des Noirs en tant qu'hom-
mes et citoyens américains. À d'autres périodes,
chaque fois que les préjugés s'étaient intensifiés,
toute l'énergie des Noirs s'était tournée vers
l'affirmation d'eux-mêmes; aujourd'hui, on
préconise une politique de soumission. Pourtant,
dans l'histoire de presque toutes les autres
races et tous les autres peuples, lors de crises
N é en 1887 à Saint-Ann's
Bay, en Jamaïque, Mar-
cus Garvey quitte tôt
l ' é c o l e , mais son métier
d'ouvrier imprimeur lui permet
psaume 68, verset 32 où il est
demandé « que des princes
sortent d'Égypte, et que l'Éthio-
pie tende ses mains vers Dieu »),
Garvey fait de la diaspora*
d'acquérir une formation africaine un nouveau peuple Marcus Garvey (1887-1940).
d'autodidacte, ainsi qu'une d'élus, à qui Dieu aurait confié
solide expérience de la presse. une mission sacrée : restaurer compagnie maritime, la Black
Séjournant en Amérique du Sud, l'homme dans sa dignité en Star Line, dans le but d'assurer
il prend conscience que les mettant fin aux diverses formes d'abord des liaisons commer-
Noirs sont partout dominés, de servitude et d'exploitation ciales entre les Antilles et l'Amé-
exploités et méprisés, et en mercantile. On le créditera plus rique du Nord, puis le rapatrie-
1912, la lecture de l'autobiogra- tard d'avoir en 1927 annoncé ment des Noirs en Afrique
phie de Booker T. Washington l'avènement d'Hailé Sélassié (notamment au Liberia*). Après
(cf. p. 32), Up from Slavery (1892-1975), couronné empe- l'espoir, l'échec de ses entre-
(1901), l'amène à se forger une reur d'Éthiopie en 1930; la prises fut retentissant, et Gar-
nouvelle conviction : pour amé- devise de son journal ( « One vey, emprisonné en 1923, fut
liorer leur sort, les Noirs doi- God One Aim One Destiny », un finalement extradé vers la
vent s'organiser; mais l'auto- Dieu un but une destinée) sera Jamaïque en 1927. Entre-temps,
nomie suppose également la reprise par les rastafariens et cet opposant radical au métis-
possession d'un sol et la direc- artistes de reggae (cf. p. 104). sage avait flirté avec le Ku Klux
tion d'activités économiques à Klan*, qui partageait avec lui
des fins propres. En 1914, Gar- Garvey crée une son idéal de pureté et de sépa-
vey crée donc en Jamaïque ration des races ; calqué sur
l'Association universelle pour compagnie maritime, l'Europe, son nationalisme, qui
le progrès nègre (Universal la Black Star Line, s'articule sur un hymne et un
Negro Improvement Associa- dans le but d'assurer drapeau, est inspiré du sio-
tion, Unia*) qu'il transfère deux nisme*, son projet de rapatrie-
ans plus tard à New York et qu'il le rapatriement ment est explicitement colonial,
dote en 1918 d'un hebdoma- des Noirs en Afrique. dans la lignée du panafrica-
daire, The Negro World, qui nisme* qui réclamait alors le
tirera jusqu'à 250 000 exemplai- L'adhésion qu'il suscite tient transfert aux Noirs du Nouveau
res. Multipliant les meetings et ensuite au contexte de la ségré- Monde des anciennes colonies
les parades en uniforme, Garvey gation* raciale, qui n'a d'autre allemandes en Afrique pour y
rassemble bientôt des dizaines fin que d'éviter la concurrence créer un grand État indépen-
de milliers de Noirs, avec qui, sociale, économique et politi- dant. Il n'empêche que son mot
comme à Newport ce 25 octobre que des Noirs. À leur retour d'ordre, « l'Afrique aux Afri-
1919, il partage ses rêves et ses d'Europe, où ils ont pu frater- cains », tel qu'il s'exprime dans
revendications : avec lui, la soif niser avec les tirailleurs séné- le second extrait, éveillera les
de reconnaissance, de liberté galais et la population française, consciences : Garvey exercera,
et d'égalité se transforme en les soldats afro-américains sont après sa mort à Londres en 1940,
projet de reconquête et de réha- comme beaucoup de Noirs vic- une forte influence sur les par-
bilitation de l'Afrique sur la times de lynchages. Les idées tisans des luttes anticoloniales
scène internationale. d'« autogestion » (self-reliance) en Afrique et aux Antilles.
Sa force de persuasion tient et de « retour en Afrique » (Back
d'abord à son éloquence pro- to Africa) offrent alors une alter- Anthony Mangeon, professeur
phétique. Commentant souvent native à la « suprématie blan- de littérature à l'université
la Bible ( n o t a m m e n t le che » : en 1919, Garvey crée une Paul-Valéry de Montpellier.
LE TEXTE
« Nous devons bâtir l'Afrique
selon les intérêts de notre race »
Je veux que vous, hommes et femmes à vous quand vous vivez au contact des hommes
de couleur à Newport News, réalisiez blancs? Parce qu'ils nous ont bien dit qu'en
que [...] Dieu vous a créés pour un Amérique, en France, et sous le gouvernement
dessein ; ce dessein vous devez le garder bien de la Grande-Bretagne, nos chances sont limitées
en vue ; ce dessein vous devez le vivre. Dieu a dès que nous entrons en concurrence avec des
dit, à travers l'auteur des Psaumes, que l'Éthio- Blancs, nous disons que la guerre n'est pas
pie doit tendre les mains vers lui et que des encore finie. La guerre doit continuer; si ce
princes sortiront de l'Ethiopie. Je crois avec n'est qu'elle n'aura plus lieu en France ou dans
ferveur que l'heure est venue pour l'Éthiopie les Flandres, mais qu'elle se jouera sur les
de tendre ses mains vers Dieu, et que c'est plaines africaines. C'est là que nous déciderons
précisément ce que nous faisons à New York, une fois pour toutes, dans un futur proche, si
en Pennsylvanie, dans les Indes occidentales, les hommes noirs sont destinés à rester des
en Amérique centrale, en Afrique et partout serfs et des esclaves ou s'ils doivent être des
dans le monde. [...] hommes libres.
Les Nègres forment de par le monde une chaîne « LE NOUVEAU NÈGRE ET L'UNIA », NEWPORT NEWS, VIRGINIE, 25 OCTOBRE 1919.
Quelques vérités
sur l'esclavage
Comment l'Afrique est-elle devenue la grande pourvoyeuse d'esclaves du
reste du g l o b e ? Quelles sont les spécificités de la « traite » organisée par
les Européens? Quel fut le rôle de l'islam dans l'esclavage des Noirs? Dix
questions, dix réponses pour le comprendre.
Noir égal esclave? Espagne, existe alors un com- mais cela ne suffit pas : l'éco- d'achat. La traite négrière est
FAUX merce d'esclaves, alimenté par nomie sucrière qui se déve- le premier grand commerce
les Génois, les Vénitiens, les loppe alors exige une main- mondialisé.
Asservir l'autre est depuis la Byzantins, qui n'a rien à envier d'œuvre nombreuse, robuste
plus haute Antiquité et dans à la traite négrière du xviiie siè- et surtout bon marché. L'Eu- Les Européens
toutes les civilisations un cle. Les victimes? Les musul- rope se tourne donc vers l'Afri- sont les seuls
moyen d'affirmer sa puissance mans, les juifs, mais aussi les que noire, où la traite a été responsables
tout en obtenant de la main- chrétiens orthodoxes et les expérimentée sur la côte ouest de la traite ?
d'œuvre à bon compte. En hérétiques. Il y eut ainsi, autour dès le xve siècle par les Portu- FAUX
Égypte, les esclaves, en grande des années 1200-1300, une gais. À partir de la seconde
partie des locaux (droits com- véritable traite des Bulgares moitié du xviie siècle s'organise La traite « atlantique » organi-
muns, mauvais payeurs), sont bogomiles, mouvement mani- le « commerce triangulaire » : sée par les Européens - Anglais,
propriété du pharaon, des tem- chéen des Balkans. les bateaux partent des ports Français, Hollandais, Portugais
ples ei des privilégiés. À Athè- En quoi la traite négrière se européens (Le Havre et Rouen, et Américains - aurait déporté
nes, un habitant sur deux est distingue-t-elle de ces prati- La Rochelle, Bordeaux, mais entre 1450 et 1860 vers le Nou-
un esclave ou un affranchi. À ques ? Par son objectif, stricte- surtout Nantes, Liverpool et veau Monde quelque11millions
l'apogée de l'Empire romain, 2 ment économique : produire à Amsterdam) chargés de mar- d'Africains, essentiellement
à 3 millions d'esclaves de tou- moindre coût. À partir de 1492 chandises destinées à « ache- originaires d'Angola, de Haute-
tes origines et de toutes races et la découverte des territoires ter » les captifs en Afrique. Ils Guinée, de Sénégambie et du
vivaient en Italie, où ils repré- du Nouveau Monde, l'écono- cinglent ensuite, avec leur trou- Bénin. Mais il existe deux autres
sentaient plus de 35% de la mie de plantation va se déve- peau d'êtres humains, vers les traites, plus anciennes et plus
population, occupant toutes lopper et la demande de main- Amériques (Caraïbes, Brésil, importantes par leur ampleur.
les fonctions ou presque, d'œuvre s'accroître. Les Indiens Amérique du Nord), où ils les D'abord celle dite « orientale »,
d'ouvriers agricoles à conseillers d'Amérique, réduits au travail déchargent et d'où ils repartent organisée dans toute l'Afrique
du prince en passant par mé- forcé, ont été rapidement dé- vers l'Europe, les cales remplies noire par les musulmans d'ori-
decin ou gladiateur. Le Moyen cimés. On essaie bien d'utiliser des denrées coloniales. Soit un gine arabe et leurs alliés noirs,
Âge chrétien est aussi esclava- dans les îles ou en Amérique voyage de douze à dix-huit traite qui, du vne siècle au xixe siè-
giste, et ses captifs sont essen- latine des ouvriers européens mois, à hauts risques, mais à cle, aurait entraîné, d'après les
tiellement blancs. En Italie, (il y aura encore des esclaves forte rentabilité : un « nègre » estimations de l'historien Ralph
mais aussi en France ou en blancs à Cuba au xviie siècle) peut rapporter dix fois son prix Austen, la déportation de 17 mil-
lions de personnes vers l'Arabie, ment d'abolir toute forme de traite : celle pratiquée par les Le racisme crée
le Maghreb, l'Inde et la Chine. servitude : près d'un tiers de ses Africains eux-mêmes. Elle trouve l'esclavage ?
Ce n'est qu'en 1920 que sera habitants étaient alors des cap- son origine dans les guerres FAUX
fermé au Maroc le dernier mar- tifs... Quant à l'Arabie S a o u d i t e , tribales, mais est amplifiée à
ché aux esclaves... Cette traite elle n'a toujours pas aboli l'es- partir du xviie siècle par la de- Ce sont la traite et l'esclavage
sert autant les intérêts écono- clavage. Et au Soudan, les mili- mande des Occidentaux et des qui nourrissent le racisme : les
miques que l'expansion politi- ces de l'État continuent de ré- musulmans. Cette traite « inté- esclavagistes ont eu besoin de
que et religieuse de l'islam. Au duire les populations chrétiennes rieure », qui va enrichir les considérer les Noirs comme des
xiv6 siècle, ce commerce est la en servitude. La traite « orien- grands royaumes africains êtres inférieurs pour légitimer
spécialité des marchands du tale » a pourtant laissé moins comme le Dahomey (la ville de leur trafic. Jusque-là, la couleur
Yémen et du golfe Persique. Au de traces que la « traite atlanti- Ouidah, dans l'actuel Bénin, est noire n'est pas péjorative en
xixesiècle, période où la traite que » du fait d'une forte morta- le plus grand centre esclava- Occident. Sur les tableaux du
orientale atteint son apogée et lité des esclaves (les captifs giste de la côte ouest), aurait Moyen Âge, l'un des Rois mages
draine entre 4,5 millions et devaient, en suivant les routes touché 14 millions d'individus. est noir. Quant à saint Maurice,
6,2 millions de personnes hors sahariennes, parcourir à pied Sujet tabou en Afrique, où beau- vénéré par les peuples germa-
de l'Afrique noire, le sultanat de plus d'un millier de kilomètres, coup préfèrent parler de simples niques, il a les traits négroïdes.
Zanzibar, au sud de la Tanzanie, la mortalité sur la route de Libye faits de « collaboration », la D'après l'historien Olivier Pétré-
spécialisé dans la culture du pouvant atteindre 20%), de traite interne reste, elle aussi, Grenouilleau, ce sont les mu-
clou de girofle, devient l'une des l'importance des mariages mix- mal connue. Ses séquelles sem- sulmans qui, les premiers, re-
plaques tournantes de ce trafic. tes, des affranchissements et de blent toutefois au centre des courent à la « malédiction de
En 1923, l'admission de l'Ethio- la castration de beaucoup conflits racistes qui ravagent le Cham » pour justifier le sort
pie à la Société des nations* se d'hommes, utilisés ensuite continent noir depuis la décolo- qu'ils imposent aux Africains.
fera moyennant son engage- comme eunuques. Troisième nisation. Cette thèse sera reprise •••
••• au xviie siècle par les Sâo Tomé, au Cap-Vert) et aux « mornes » - les collines -, est Colbert pour organiser le sta-
planteurs espagnols, en même Caraïbes afin de « rafraîchir » un mythe aux Antilles. Sur tut des esclaves. L'esclave peut
temps que les stéréotypes « ra- les captifs : on les fera des- mer, la résistance était plus être saisi, vendu et transmis.
cistes » nés dans le monde cendre quelques semaines à difficile. Le réalisateur améri- La fuite ou la révolte sont sé-
musulman dès le Moyen Âge : terre, histoire de les soigner cain Steven Spielberg a popu- vèrement punies. « L'esclave
les Noirs sont robustes, naïfs, un peu... Les victimes qui meu- larisé avec Amistad l'aventure fugitif qui aura été en fuite
paresseux. Au xixe siècle, les rent en route, nombreuses, d'esclaves cubains mutinés en pendant un mois à compter
Occidentaux défenseurs de sont jetées à la mer. Au mer et soutenus par les aboli- du jour où son maître l'aura
l'esclavage soutiendront des xixe siècle, quand la traite sera tionnistes américains, mais dénoncé en justice aura les
thèses « scientifiques » prou- devenue illégale, des capitai- cette histoire reste une excep- oreilles coupées et sera mar-
vant l'infériorité de la race nes n'hésiteront pas à jeter tion : seules 10% des 30 000 qué d'une fleur de lis sur une
noire. Accusations que beau- vivante par-dessus bord leur traversées auraient connu des épaule, précise l'article 38. S'il
coup finiront par intérioriser. cargaison humaine pour effa- rébellions, et celles-ci étaient récidive [...] il aura le jarret
cer les preuves... généralement désespérées. coupé... » Le Code, qui prévoit
Les conditions de vie Sur des mers dominées par les la christianisation des escla-
imposées aux captifs Les esclaves nations esclavagistes, les ré- ves, se veut toutefois relative-
avant leur arrivée se révoltaient ? voltés n'avaient aucune chan- ment « humain ». Si le maître
en Amérique étaient VRAI ce, d'autant qu'ils devaient en peut fouetter son esclave, il
atroces ? général utiliser leurs geôliers doit se tourner vers la justice
VRAI pour conduire le bateau. pour lui couper un membre...
En 1791, l'île deSaint-Dominguese révolte contre la France De même, il ne peut, en théo-
Dès qu'ils sont « razziés », les puis abolit l'esclavage en 1793, L'esclave est livré rie, vendre séparément les
captifs vivent l'enfer : longs avant d'être reprise en main au bon vouloir parents et les jeunes enfants.
et douloureux transferts des par Napoléon Bonaparte. Sans de son maître ? Cette réglementation sera
zones dites « de production » engager des actions aussi VRAI souvent détournée. Une fois
vers la côte, entassement spectaculaires, beaucoup d'es- encore, c'est la hausse du prix
pendant plus de trois mois en claves parvenaient à s'enfuir. de l'esclave qui permettra
Une fois vendu, le captif n'est
moyenne dans des geôles Le nègre marron qui s'échappe d'améliorer ses conditions de
plus qu'une chose. « Un meu-
avant l'arrivée des navires, de la plantation pour vivre li- vie. Et certains négriers auront
ble », selon l'article 44 du
trois mois et demi au moins bre en communauté dans les beau jeu de faire remarquer
Code noir, édicté en 1685 sous
de traversée de l'Atlantique au xixe que les esclaves des
dans les cales de bateaux plantations martiniquaises ne
marchands dans des condi- sont pas moins bien traités
tions abominables. En Angola, que les ouvriers de la révolu-
40% des captifs meurent tion industrielle naissante en
avant d'atteindre la côte et Europe. L'image odieuse que
d'être vendus. La plupart des nous nous faisons de l'escla-
études montrent toutefois vage en Amérique doit en fait
que la mortalité des victimes beaucoup aux militants abo-
de la traite varie entre 10% litionnistes qui, au xixe siècle,
et 20%, quelles que soient face au lobby des planteurs
les zones de recrutement et et des négociants, n'ont trou-
les nations négrières. Les vé pour toucher l'opinion
conditions de vie vont néan- publique que l'arme compas-
moins s'améliorer du fait de sionnelle. De cette époque
la hausse des prix des escla- datent des romans comme La
ves, grâce à des bateaux un Case de l'oncle Tom*, mais
peu plus confortables, et sur- aussi les nombreuses gravures
tout plus rapides. Les trajets montrant des esclaves fouet-
comprendront des arrêts le tés par des planteurs ou des
long de la côte africaine (à Affiche pour une vente d'esclaves en Caroline du Sud au xviiie siècle.
musulmans en djellaba...
La colonisation
en Afrique est la
conséquence directe
de la traite négrière?
FAUX
Patrick Chamoiseau
« Retrouver la mémoire du corps »
le Point : Quels étaient les moyens d'expression son sillage le musicien et le chanteur. Et le rythme
de l'esclave noir sur la plantation ? qu'ils élaborent va survivre à la plantation escla-
Patrick Chamoiseau : L'esclave africain, quand il vagiste pour des raisons économiques : d'abord
débarque aux Antilles, trouve le créole*, la langue interdit, le tambour a été intégré et a perduré
du maître, avec laquelle il doit se reconstruire car parce que le maître s'est rendu compte qu'il favo-
la sienne ne lui sert à rien. Mais le langage le plus risait la productivité. Les chants de travail coexis-
fondamental de la résistance de l'esclave com- tent ainsi avec le processus de contestation.
mence de manière silencieuse, par la mémoire du
Patrick
Chamoiseau, corps. Il faut bien comprendre que celui qui sort LP. : Quel est le rôle du conteur?
romancier, auteur, de la cale du bateau négrier P.C. ï Une fois mis en place le
entre autres, est complètement brisé. Sa trio composé du chanteur, du
chez Gallimard vision du monde ne lui est danseur et du tambouyé, va
de Chroniques d'aucune utilité et ne donne
« C'est avec surgir la nécessité de la parole,
des sept misères pas de sens à la plantation le conteur que qui donne naissance au conteur.
(1986), Texaco
esclavagiste. Il débarque nu, cette communauté Ce dernier résistant est le plus
(prix Goncourt 1992)
et des Neuf avec les traces qu'il conserve fondamental parce que c'est
dans son imaginaire. Il va es-
brisée va s'articuler avec le conteur que cette com-
Consciences
du malfini (2009). sayer de retrouver ce qu'il en paroles. » munauté brisée va s'articuler
Coauteur avec n'aura pas perdu, c'est-à-dire en paroles. Toute la culture
Édouard Glissant la mémoire du corps. Le pre- créole qui apparaît dans la ma-
de L'Intraitable mier processus de réhumanisation va donc se chine à laver que représente la plantation va s'or-
Beauté du monde,
faire par la danse, et c'est pour cela que dans ganiser dans la parole du conteur.
adresse à Barack
toutes les Amériques on a tellement de musique
Obama (Galaade,
Institut du Tout- dansante : retrouver de l'humanité par le souvenir LP. : Comment la différencier de celle du griot
Monde, 2008). d'une architecture gestuelle liée à des rituels, des africain ?
danses sacrées que le maître ignorait et qui sont P.C. : Le griot témoigne de la continuité de la mé-
restées gravées chez l'esclave de manière essen- moire de la communauté : il a une fonction de lien
tielle. Premier résistant, le danseur entraîne dans social. Le conteur créole, lui, va faire feu de tout
bois et composer une parole de survie adaptée à apprendre à nager dans le désert... C'était un peu
la situation esclavagiste. Il donne le début d'une différent aux États-Unis où les planteurs étaient
réponse collective à l'Africain qui a survécu au plus riches que ceux des Petites Antilles. Ils pou-
bateau négrier et doit se recomposer tout seul. On vaient repérer un talent particulier et lui donner
le voit bien dans le conte créole où le héros est les moyens de s'épanouir. Sans oublier les rela-
toujours solitaire, avec pour philosophie la dé- tions d'affectivité entre maîtres et esclaves :
brouillardise qu'on appelle le débouyapapéché :considérés comme des fils, des enfants esclaves
« se débrouiller n'est pas péché ». pouvaient être autorisés à lire et à écrire. Chez
nous, l'écriture apparaît chez les mulâtres*,
LP. : Quel est le rôle de la partie codée dans les parce qu'ils étaient à moitié blancs et n'étaient
contes ? donc pas réduits en esclavage. Ce qui nous trans-
P.C. : La langue du conteur créole est aussi langue met la situation existentielle de l'esclavage, c'est
du maître. Il parle au moment des veillées, aux- ce que nous appelons « oraliture » : les contes,
quelles le maître peut assister. Il entend et com- les proverbes, les devinettes créoles, etc. Lorsque
prend. Malgré cela, le conteur va distiller une je me retourne pour savoir ce qui fait partie de
contestation absolue de la situation esclavagiste. mes fondations, je ne vais pas trouver de biblio-
On le comprend si on lit bien la philosophie des thèque, mais l'oraliture.
contes créoles, qui sont complètement amoraux.
Tout y est mauvais. Le message lancé au petit L.P. : Dans quelle mesure une pensée noire a-t-elle
esclave est qu'il n'y a rien à espérer, mais que pu naître de l'esclavage ?
tout est possible et qu'il doit se sortir de là. Or P.C. : Tous les Noirs du monde partagent une
cette contestation radicale de blessure originelle qui est l'es-
l'ordre moral est imperceptible clavage. Cela ne veut pas dire
pour le maître : elle est cachée « La damnation que tous les Noirs l'ont connu,
dans des systèmes symboliques mais que la damnation initiale
qu'il ne perçoit pas et certains
initiale portée
portée sur la race noire à par-
conteurs avaient des chants sur la race noire tir de la traite a pénétré les
incompréhensibles, même à partir de la traite esprits de tous les Noirs. Ce
pour l'auditoire : chants afri- phénomène de l'esclavage et
a pénétré les esprits
cains ou rituels inscrits dans la condition faite à beaucoup
un conte, invocation à une de tous les Noirs. » de Noirs dans le monde ont pu
divinité ancienne et perdue... permettre l'émergence d'une
j'ai pu écouter des vieux réflexion particulière qui ex-
conteurs que l'on appelle « à voix pas claire » : à plorait une situation existentielle, et à partir de
certains moments du récit, on ne comprend plus là rejoignait les préoccupations de toute pensée,
rien, la voix devient tonale. Pourtant on continue je ne sais pas s'il faut catégoriser. Plutôt qu'une
à suivre comme si l'on entendait une improvisation pensée noire, je dirais qu'il y a, pour tout Noir du
de jazz. Ce sont des processus de dissimulation monde, une bibliothèque. La situation existen-
assez particuliers où, d'une certaine manière, le tielle des Noirs a d'ailleurs pu être pensée par
conteur reproduit l'hypnose que provoquait le des non-Noirs. Les romans de William Faulkner
tambour pour déconstruire des états de conscien- (1897-1962) m'ont été précieux. De même, ce qu'a
ce servile. Il permet à un reste d'humanité de pu me transmettre André Schwartz-Bart* (1928-
s'ébrouer, comme dans une danse où des intimi- 2006) sur l'esclavage dans La Mulâtresse solitude
tés peuvent surgir... Toute cette résistance a été a été très inspirant pour mon roman Un dimanche
subtile, cachée et toujours composite. au cachot (2007). Cela dit, je pense avoir exploré
autant que je le pouvais la question esclavagiste,
LP. : L'esclave était généralement interdit d'ap- tout comme je pense avoir réglé les problémati-
prendre : comment en venait-il à s'approprier ques linguistiques et les rapports entre oraliture
l'écriture et la lecture, les outils du maître ? et littérature qui se posaient aux écrivains de ma
P.C.: L'alphabétisation permettait d'envisager génération. Ce dont nous devons témoigner
une vie en dehors de l'habitation et procédait aujourd'hui, ce sont des modalités d'un nouveau
plutôt d'une sorte de fascination mimétique pour « vivre ensemble » à l'échelle du monde. •
les attributs du maître. Mais, aux Antilles, elle ne Propos recueillis par
permettait pas la survie dans la plantation : autant Valérie Marin La Meslée
LES RACINES
RETROUVÉES
Par Mamadou Diouf
Le Nègre nouveau,
d'Alain Locke
A ppartenant au talented
tenth, ces 10% de talen-
tueux qui formaient
l'élite noire selon l'expression
de W.E.B. Du Bois (cf. p. 30), le
mieux se tourner vers les arts
et vers la psychologie sociale
pour en avoir quelque compré-
hension. Ce qu'on découvre
alors, c'est une féconde réac-
philosophe Alain Locke (1885- tion de la minorité aux pres-
1954) fut l'un des intellectuels sions de son environnement
afro-américains les mieux for- ségrégationniste* : l'adversité
més et les plus influents de la génère en effet une solidarité
première moitié du xxe siècle. Alain Locke (1885-1954). accrue qui, à travers diverses
En dépit d'un exceptionnel par- initiatives, renforce la confiance
cours universitaire (Harvard, textes littéraires et d'essais en soi et met fin au complexe
Oxford, l'université de Berlin critiques, de reproductions d'infériorité pour nourrir, à
puis le Collège de France!), cet d'art et de partitions, de biblio- rebours, un désir croissant
esprit curieux et cosmopolite graphies et de discographies, d'autonomie et d'expression.
ne put à son retour aux États- cette anthologie offrait un for- Locke établit des parallèles
Unis enseigner ailleurs que midable bilan des productions avec l'essor au même moment
dans les universités noires. Il artistiques et savantes à propos des nationalismes culturels
joua pourtant, avec les socio- ou issues du monde noir, tout européens (les renaissances
logues W.E.B. Du Bois et Char- en prenant acte du nouvel élan irlandaise et tchèque). L'expé-
les S. Johnson (1893-1956), un qui caractérisait désormais la rience historique de la dias-
rôle déterminant dans l'essor pora* lui permet aussi d'établir
et la reconnaissance du mou- Alain Locke espère un une comparaison avec le déve-
vement Harlem Renaissance (la loppement du sionisme*, mais
Renaissance de Harlem). Basé
nouvel âge interracial il se montre également très
à New York, à l'instar des gran- et interculturel, mais attentif aux effets en retour de
des associations de défense craint également cette dynamique interactive
des Noirs et de leurs revues (la entre minorité et majorité : s'il
NAACP* et son magazine Crisis,
un durcissement des espère un nouvel âge interracial
la NUL* et Opportunity, l'Unia* politiques racistes. et interculturel, il craint égale-
et The Negro World), ce mou- ment un durcissement des
vement littéraire et artistique littérature, la musique et la politiques racistes, et dans la
suscita l'engouement de l'intel- pensée noires. Dans son intro- suite de sa carrière, il ne ces-
ligentsia américaine avant d'in- duction, dont est extrait le texte sera de dénoncer le grand écart
fluencer profondément, dans ci-contre, Alain Locke exploite entre proclamations démocra-
les années 1930, les fondateurs l'idée d'un « Nouveau Nègre » tiques et violences raciales ou
de la Négritude* à Paris où - popularisée par de nombreux pratiques discriminatoires. Sa
résidaient également beaucoup discours et essais depuis le mort marque le début de nou-
d'écrivains et artistes africains-tournant du siècle - pour carac- velles revendications politiques
américains. tériser un changement d'atti- et culturelles (mouvement des
tude autant qu'un bouleverse- droits civiques, Congrès des
Une anthologie noire ment culturel. Selon lui, aucune écrivains et artistes noirs en
Il revint à Alain Locke de donner explication sociologique, éco- 1956), preuve, s'il en faut, que
corps au mouvement en éditant nomique ou historique ne sau- son insistance sur la nécessité
en 1925 The New Negro, an Inter- rait rendre adéquatement ce conjointe des expressions créa-
prétation. Rassemblant des qui entre en jeu avec l'exode trices, des approches critiques
auteurs noirs et blancs, hom- massif des Noirs de tous hori- et des exigences politiques aura
mes et femmes, composée de zons à Harlem; il vaut donc porté ses fruits. A. M.
LE TEXTE
« Pour tous, le fait essentiel
a été la rencontre mutuelle »
Encore récemment, nous ne nous articulées, mais elles s'agitent, elles remuent.
connaissions pas nous-mêmes ; et pres- [...] À la lettre, ce sont les hommes de troupe
que autant qu'aux autres, nous étions qui conduisent, et les leaders qui suivent. Une
à nous-mêmes un problème. Mais la décade qui psychologie nouvelle pénètre et transforme les
nous a trouvés avec un problème nous a laissés masses. [...] Dans cette nouvelle psychologie,
simplement avec une tâche à accomplir [...]. nous notons l'absence d'appel à la sentimenta-
Cette renaissance de la dignité et de la confiance lité, et le développement d'un vif sentiment de
en soi ouvre une nouvelle phase dynamique à dignité et de confiance en soi. Cette nouvelle
la vie de la communauté nègre. À toute pression conscience répudie toute dépendance sociale.
de l'extérieur, quelle qu'elle soit, le ressort du Peu à peu, le nouveau Nègre se guérit de son
bouillonnement intérieur répondra. Les masses hypersensibilité et apprend à dominer ses nerfs
qui émigrent de la campagne vers les villes « chatouilleux ». Il refuse de souscrire aux juge-
franchissent d'un saut l'expérience de plusieurs ments traditionnels à son égard, et aux com-
générations. Mais, chose plus importante, un plaisances philanthropiques que cela implique.
même phénomène se produit dans l'ordre spi- Il veut être jugé d'une manière objective et
rituel, pour ce qui est de l'attitude et de l'ex- rationnelle, rompre avec sa désillusion sociale,
pression de soi-même du jeune Nègre, pour ce atteindre à une dignité de race, quitter l'état
qui est de sa poésie et de son art, de son édu- d'esprit d'un débiteur, collaborer à l'œuvre
cation, de ses vues sur le monde. [...] commune et prendre ses responsabilités.
À l'appui de ceci, prenons l'exemple de Harlem. [... ] Nous avons conscience d'être l'avant-garde
C'est, dans Manhattan, non seulement la plus des peuples africains en contact avec la civili-
vaste agglomération nègre du monde, mais sation du xxe siècle [...] Comme pour les Juifs,
dans l'histoire la première concentration de la persécution rend le Nègre international. En
tant d'éléments différents de la vie nègre. Har- tant que phénomène mondial, cette conscience
lem a attiré des Africains, des Antillais, des plus large de nous-mêmes [...] était inévitable
Nègres américains, a réuni le Nègre du Nord et et ce qui l'a causé, nous ne l'avons pas inventé.
celui du Sud, l'homme des cités et celui des Ses conséquences ne sont pas nécessairement
villes ou des villages, le paysan et l'étudiant, préjudiciables aux intérêts supérieurs de la
l'homme d'affaires, l'homme de profession civilisation. Qu'elles provoquent en fait de nou-
libérale, l'artiste, le poète, le musicien, l'aven- veaux et innombrables conflits, ou au contraire,
turier et le travailleur, le prédicateur et le cri- qu'elles entraînent des échanges culturels et
minel, l'exploiteur et le paria. Chacun est venu la diffusion de nouvelles lumières, c'est ce que
avec ses propres buts et ses propres espoirs, seule peut décider l'attitude des races domi-
mais pour tous, le fait essentiel a été la rencon- nantes, dans notre époque de changement
tre mutuelle. La proscription et le préjugé ont critique.
jeté des éléments dissemblables dans une aire LE NÈGRE NOUVEAU, TRAD. DE RENÉE ET LOUIS GUILLOUX, PUBLIÉE DANS EUROPE,
commune de contacts et d'interactions. La N° 102,15 JUIN 1931, RÉVISÉE PAR ANTHONY MANGEON.
L'Ingénu de Harlem,
de Langston Hughes
F
ameux poète, romancier racistes. Les années 1930 font
et dramaturge afro-amé- de lui un écrivain de plus en
ricain, Langston Hughes plus engagé et apprécié, notam-
(1902-1967) fut dans l'entre- ment grâce à « Simple ». Ce
deux-guerres un acteur majeur personnage, dont les boires et
du mouvement Harlem Renais- déboires passionneront durant
sance, la Renaissance nègre. vingt ans les lecteurs de la
Abandonné tôt par son père, il presse noire, naît en 1943 dans
fut élevé dans la pauvreté et la les colonnes du Chicago Defen- Langston Hughes (1902-1967).
dignité d'une famille forte, du der, et Hughes lui consacrera
côté maternel, d'une longue cinq recueils de nouvelles. également leurs cultures popu-
tradition de luttes politiques. laires. Le Dr Conboy est ainsi
Ses études à l'université de une parodie à peine voilée de
Columbia le placent physique- Le personnage de Jesse B. Sem- Du Bois (cf. p. 30), en sus d'un
ment au cœur de Harlem, dont ple vint à Hughes après une jeu de mots polysémique sur
il restituera l'ambiance festive rencontre réelle, dans un bar cow-boy, boy et « détenu »
et l'audace artistique dans son de Harlem, et un jeu de mots (convicf). On y retrouve, égale-
autobiographie : Les Grandes sur « Just be simple », cette ment moquées, les prémisses
Profondeurs (The Big Sea, 1940). injonction sociale par laquelle de l'afrocentrisme*, cette idéo-
Fortement influencée par la on invitait les Noirs américains logie qui prétend rétablir la
musique noire, des spirituals à se contenter de ce qu'ils dignité des Noirs en assurant
au jazz en passant par les blues, avaient et à rester à leur place. qu'ils jouèrent un rôle dans la
sa poésie s'ancre dans les tra- Les conversations entre Simple fondation des grandes civilisa-
et Boyd, le narrateur, sont autant tions antiques (cf. p. 64). Mais
Langston Hughes de commentaires acérés ou iro- surtout, Simple exprime ce qui
niques sur les relations raciales, fut la profession de foi de nom-
choisit de s'exprimer
la condition des Noirs, les rap- breux écrivains et artistes de la
« sans honte ni peur », ports entre hommes et femmes, Renaissance de Harlem, à savoir
sans concessions aux riches et pauvres, qui élèvent une forte confiance dans l'ingé-
la brève de comptoir au rang nierie sociale et l'espoir que la
Noirs cultivés ou aux
de dialogue philosophique. Le musique, les arts et les lettres
Blancs racistes. titre de l'anthologie traduite en pouvaient transformer les men-
français, L'Ingénu de Harlem, talités et mettre fin aux discri-
cas et l'humeur tour à tour restitue bien, par son allusion minations. Déçu par ce qui lui
désabusée et joyeuse des défa- à Voltaire, la portée de ces « Sim- sembla, rétrospectivement, une
vorisés, dont il célèbre la ple stories » qui sont autant de simple vogue négromaniaque,
sagesse et la splendeur ( « la petits contes, sarcastiques ou Hughes se radicalisa et Simple
nuit est belle comme les visages désabusés, mais toujours pleins accompagna son évolution, de
de mon peuple »). Son essai de vie et d'humour... Dans l'ex- l'esprit « Renaissance » à la
L'Artiste nègre et la montagne trait ci-contre, Simple tire parti revendication des droits civi-
raciale (1926) fait à cet égard de la « Semaine d'histoire nègre » ques. Il est finalement devenu
office de manifeste, qui pro- (initiée par l'historien Carter un des personnages les plus
clame la dignité des formes et G. Woodson*, et transformée connus de la littérature améri-
des artistes populaires et le depuis en « Black History caine du x x e siècle, comme un
choix de s'exprimer désormais Month ») pour brocarder l'élite nouvel oncle Tom* faussement
« sans honte ni peur », ou quel- intellectuelle noire qui fustigeait naïf qui parlerait franchement,
que concession que ce soit aux traditionnellement l'inertie des mais avec humour, à l'oncle
Noirs cultivés ou aux Blancs Afro-Américains mais méprisait Sam*, vrai hypocrite... A. M.
LE TEXTE
« Il y avait des Grecs noirs aussi, 2
elle dit, Joyce » a
- Comme c'est la Semaine d'histoire - Si fait, que je le veux, dit Simple. Mais dans
nègre, dit Simple, Joyce m'a emmené mon idée, le jazz, le rire, le bal, seraient bien
écouter une conférence hystérique meilleurs pour améliorer les relations que tou-
faite par un professeur noir. tes ces palabres de haute volée. Tous ces dis-
- Historique, dis-je. cours que les Blancs, et aussi les docteurs nègres
- L'hystérique a parlé, continua Simple. Ben, font sur la nécessité de marcher la main dans
mon vieux, il l'a pas laissée bien haut notre la main. Tout ça ne vaut pas ce que donnerait
race. Il a dit qu'on était mal fichu, mal éduqué, une bonne petite jam session. [...] Je t'assure
mal dirigé et aussi qu'on perdait notre temps que l'orchestre de Duke, de Hampton ou celui
à prendre du bon temps. Au lieu de nous de Count Basie auraient apporté quelque chose
pointer pour bosser et gagner des sous, on à votre conférence. Ne serait-ce que le samedi
préfère se trémousser à faire du jazz. [... ] Faut après-midi, ils auraient pu mettre un peu de
dire, quand même, qu'il y a du vrai dans ce musique pour ajouter du poivre à la chose.
qu'il dit. Imagine par exemple [...] qu'ils auraient ouvert
- Une critique constructive, dis-je, n'est pas leur séminaire avec du jazz! Et puis aussi un
une mauvaise chose. Il faut abattre les taudis petit peu pour terminer. Ils pourraient parler
pour construire du neuf. tant qu'ils voudraient au milieu. Ils auraient pu
- Pour abattre, il a abattu, le gars. Joyce est commencer par exemple par le Saint-Louis Blues
sortie de là en me disant à moi, son mari devant qu'est en quelque sorte l'hymne national des
la loi, que c'est mon portrait que l'hystérien gens de couleur. Ça aurait mis tout le monde de
avait fait. Je lui dis : « Chérie, il t'a pas loupée bonne humeur. Ils auraient pu jouer ensuite
non plus ».[...] Mais Joyce n'a pas fait le moin- Pourquoi que tu te conduis pas bien ? Et ça, ça
dre sourire. Elle était encore toute à sa confé- serait adressé aux Blancs, qui pourraient le
rence. scander avec leurs pieds. Et puis, en troisième,
» - C'est un homme très bien que le Dr Conboy, avant le premier orateur, ils pourraient avoir
elle dit. Tu ne l'as jamais entendu parler d'Aris- une grande artiste qui chanterait : Il y aura du
tote? changement un jour, ce qui, y me semble, était
» - Harry Stott? Qui c'est encore celui-là? le thème même de votre conférence. Et tous les
» - Il y a des gens qui ne sont pas seulement mal Nègres y diraient : Amen ! [... ] Arrivés sur les
éduqués, il y a aussi les ignares, elle dit. Aristote cinq heures, on commencerait la jam session.
était un philosophe grec. Comme Socrate*. Un Une extra-spéciale ! L'orchestre jouerait Tea for
grand homme des temps anciens. Two pendant qu'on servirait le thé. Tout en
» - Faut croire qu'il a vécu avant Booker buvant du thé et en dansant, les spécialistes en
T. Washington, je dis. Parce que, pour dire le relations raciales se relieraient. Les intégrateurs
vrai, j'avais encore jamais entendu parler de pourraient s'intégrer et les déségrégateurs se
lui. Mais, dis-moi, puisque c'est d'histoire nègre déségréguer. [...] T'aurais absolument pas
qu'il s'agit, comment ça se fait-il que le Dr Con- besoin, alors, de faire appel à la multitude pour
boy parle de Grecs ? soutenir ton combat. Le jam ! Et toute la salle
» - Il y avait des Grecs noirs aussi, elle dit, Joyce. serait en train de « jam-sessionner »![...] Résolu,
Tu aurais dû l'entendre expliquer que les Nègres il serait le problème racial! Haut les cœurs!
ont joué un rôle dans l'Histoire, de tout temps, Vas-y mon gars ! T'arrête pas ! Plus haut que le
depuis l'Éden jusqu'aujourd'hui. [...] ciel! Allez, partons ! Wheeeeee!
En fin de compte, c'était une bonne soirée. Elle L'INGÉNU DE HARLEM, TRAD. F.|. ROY, © LA DÉCOUVERTE, 2003.
«
B
anjo n'est pas un roman, pour dresser un panorama des ser l'homme après l'argent : ce
ni par la nature de l'his- apports culturels de l'Afrique « magicien qui avait rassemblé
toire ni par le dévelop- à l'Occident. Dans le Marseille les Noirs de toutes teintes et
pement des personnages. C'est, des années 1930, aux côtés du de toutes catégories ».
d'une part, la description d'une héros, on suit au jour le jour,
série d'épisodes qui se passent l'existence des marins et des « Sans complexe ni préjugé »
sur les quais du port de Mar- vagabonds qui, de passage sur Son espoir, McKay le tourne
seille ; et d'autre part une sorte les docks, apprennent à survi- vers une seule terre : l'Afrique.
de philosophie internationale vre ensemble dans les bas- Comme l'ensemble des repré-
fonds de la « Fosse » mar- sentants de la Harlem Renais-
seillaise. Africains, Antillais et sance, ce mouvement intellec-
McKay analyse Noirs américains cohabitent tuel et artistique afro-américain
la complexité des dans ce port débordant d'ac- né à Harlem dans l'entre-deux-
comportements raciaux tivités, qu'on appelle à cette guerres et dont il est l'un des
époque la « porte de l'Afrique ». représentants, il est convaincu
entre Noirs et Blancs Au milieu des descriptions, par que sa race ne retrouvera son
et la spécificité petites touches, des scènes du élan qu'en retrouvant ses raci-
des cultures noires. port et de l'ambiance du Café nes. McKay esquisse avec le
africain qui en est le cœur, l'ex- personnage de Banjo, le « Nègre
trait ci-contre montre avec nouveau », dans lequel le poète
de la race noire. » Ce commen- quelle liberté de rythme Banjo antillais Aimé Césaire (cf. p. 56)
taire enthousiaste, c'est celui donne vie à tout ce petit monde, saluera le « Nègre debout ».
que le grand intellectuel amé- dans la cadence d'un refrain « Ce qui m'a frappé dans ce
ricain W.E.B. Du Bois (cf. p. 30), qui sert presque de mot d'ordre livre, disait-il, c'est que pour
fait de Banjo (1928), le roman à la condition des Noirs : la première fois, on y voyait
composé en dix-huit mois par « Secouez-moi ça! », « Shake
Claude McKay (1889-1948), et that thing\ » Mais si le roman
vibre de musique endiablée,
Le texte ne cesse
inspiré de sa biographie.
de beuveries, d'amours et de de critiquer
« Secouez-moi ça » petits drames, McKay y analyse l'Amérique, symbole
Originaire de la Jamaïque, surtout la complexité des com-
portements raciaux entre Noirs
du capitalisme
McKay débarque à New York
en 1914, où il survit comme et Blancs et la spécificité des occidental qui fait
garçon de café jusqu'à ce que, cultures noires. passer l'homme
pour satisfaire son insatiable Une seule couleur de peau mais
des histoires et des coutumes
après l'argent.
curiosité, il multiplie les expé-
riences à l'étranger : matelot, bien différentes. À Banjo le sen-
employé dans une imprimerie suel s'oppose Ray, l'Haïtien, des Nègres décrits avec vérité,
à Londres, débardeur à Barce- figure de l'intellectuel non occi- sans complexe, ni préjugé. »
lone et à Marseille... C'est là dental. Alors que Banjo est Pour la génération de la Négri-
que débarque son personnage, convaincu de la supériorité tude* (Senghor, Césaire et
Banjo, un Noir américain né morale des gars du port, le Damas*), Banjo sera l'un des
dans le Sud des plantations de patron du bar sénégalais, lui, premiers romans à poser le
coton, au terme d'un long péri- ne jure que par les Américains. problème nègre avec autant
ple à travers les États-Unis et Et par une Amérique que le d'ampleur et de lucidité, inau-
l'Europe. Pour seule richesse, texte ne cesse de critiquer, en gurant ce qu'on appellera plus
il possède un banjo, instrument en faisant le symbole du capi- tard le « roman réaliste négro-
qui sert de prétexte à McKay talisme occidental qui fait pas- américain ». V. G.
M
e montrant les trésors La tradition orale et notamment
O ti
de la Négritude* qu'il le chant jouent un rôle déter-
avait découverts sur minant. Des chants qui datent
et dans la terre haïtienne, il du temps des premiers esclaves
m'apprenait à découvrir les amenés pour couper les cannes
mêmes valeurs mais vierges et à sucre et confectionner de l'in-
plus fortes, sur et dans la terre digo. Et l'auteur de regretter
d'Afrique. Aujourd'hui, tous les que les chansons qui « durent
ethnologues et écrivains nègres apaiser la cruauté des heures
d'expression française doivent de la servitude coloniale » se
beaucoup à Jean Price-Mars. » perdent, rêvant quant à lui de
Tel est l'hommage de Léopold WÊËM I W pouvoir les recueillir. Le livre
Sédar Senghor (cf. p. 54) à l'oc- Jean Price-Mars (1876-1969). insiste aussi sur le « sentiment
casion du quatre-vingtième religieux des masses haïtien-
anniversaire de celui qu'il recon- ethnologique de sa propre nes » et, par son analyse de
naissait comme le précurseur culture, dans le but de la valo- l'animisme*, il démontre que
de la Négritude. Né en Haïti, riser auprès de ses compatrio- l'Afrique est riche de religions,
Jean Price-Mars (1876-1969) tes, de leur ôter tout complexe et non de « magie » ou de « sor-
partit en France théoriquement de culpabilité, et de contribuer cellerie », avec lesquelles on les
pour faire sa médecine, mais à développer un nationalisme associe trop souvent.
étudia plutôt les sciences culturel sur son île. Non, le Haï-
humaines entre le Collège de tien ne doit pas éprouver de Manifeste nationaliste
France et la Sorbonne, avant de honte face aux Américains, il Revendiqué comme un mani-
terminer ses études médicales, doit au contraire être fier de feste du nationalisme haïtien,
plus de vingt ans plus tard. son double héritage français et d'une démarche identitaire à
Curieux de tout, il fut tout à la africain et savoir défendre la l'échelle de tout un peuple, pro-
fois ethnographe, diplomate, gressiste sous bien des rap-
homme d'État et écrivain... L'Haïtien ne doit pas ports, ce livre présente néan-
Publié en 1928, alors qu'Haïti, moins pour la première fois un
qui fut la première république
éprouver de honte face
discours distancié et parfois
noire indépendante, est occu- aux Américains, il doit très humoristique. En 1959,
pée par les Américains (1915- au contraire être fier l'Académie française remit à
1934), Ainsi parla l'oncle va Price-Mars un prix spécial qui
devenir une œuvre majeure
de son double héritage
distingue l'ensemble de son
pour la pensée haïtienne et français et africain. œuvre pour ce qu'elle a apporté
noire en général. Au-delà d'une à l'étude de l'Afrique en France.
étude de la culture haïtienne, spécificité de sa culture. Price- Considéré comme l'homologue
Price-Mars propose en effet Mars puise pour cela dans un francophone de W.E.B. Du Bois
dans ce livre une nouvelle double héritage historique et (cf. p. 30), Price-Mars aura
approche de l'Afrique. D'autres folklorique, multipliant les anec- réveillé la conscience d'un peu-
comme Hannibal Price (1841- dotes et les références à des ple qui avait fini par considérer
1893), auteur en 1900 de De la dictons, des traditions ou des sa culture comme européenne.
réhabilitation de la race noire contes où il mélange le créole « De grâce, mes amis, disait-il,
par la république d'Haïti, et à et le français. ne méprisons plus notre patri-
qui il emprunta son nom, s'y moine ancestral. Aimons-le,
La culture haïtienne est un vaste
étaient certes déjà essayés, considérons-le comme un bloc
mélange dans lequel les tradi-
mais Price-Mars va plus loin. Il intangible. »
tions ancestrales venues d'Afri-
entreprend en effet une étude
que ont eu un grand rôle à jouer. Victoria Gairin
•
« De la Négritude »,
de Léopold Sédar Senghor
éopold Sédar Senghor à l'université de Kinshasa, en forces : minérales, végétales,
l i i
L (1906-2001), l'un des ini-
tiateurs de la « Négri-
tude* », fut un poète, un pen-
revenant sur la distinction qu'il
établit entre une approche qui,
pour connaître l'objet, tient
animales, humaines. L'individu
humain en est le centre. Les
ancêtres morts restent liés à
seur et un homme d'État, celui-ci à distance et l'analyse, la communauté des vivants :
membre du Paiement français et une autre qui, au contraire, le respect qui continue de feur
au sortir de la Seconde Guerre le saisit et s'installe d'emblée être témoigné les maintient
mondiale puis président du « forts » dans le monde où ils
Sénégal indépendant de 1960 sont, et en mesure d'influer
à 1980, date à laquelle il décida favorablement sur le cours des
de se retirer de la vie politique. choses humaines.
La pensée et la poésie de Sen-
ghor se veulent une affirma- La force du sortilège
tion, contre la négation colo- Les objets d'art jouent un rôle
niale, des valeurs de civilisation central dans l'évocation de cet
du monde noir, qui, à bien des autre monde. Faut-il alors les
égards, a prolongé le mouve- appeler encore objets « d'art » ?
ment culturel noir américain Leur fonction, nous explique
de la Harlem Renaissance (cf. ici Senghor, est d'exprimer la
p. 46). C'est cette affirmation Léopold Sédar Senghor (1906-2001). force vitale et non d'imiter les
qui, de manière délibérément apparences sensibles. Quand
provocatrice, s'est baptisée en lui. Cette distinction entre donc la Vénus de Milo, création
« Négritude », un mouvement une « raison-œil » et une « rai- de la raison-œil et expression
littéraire et philosophique dont son-étreinte » lui vient du phi- achevée de la belle apparence,
les deux autres initiateurs losophe français Henri Bergson
furent le Martiniquais Aimé (1859-1941), qui a exercé sur Senghor distingue
Césaire (cf. p. 56) et le Guya- sa p e n s é e une p r o f o n d e raison « européenne »
nais Léon-Gontran Damas*. influence. Tout en en faisant
et « africaine »,
une différence entre une raison
Une différence d'accent « européenne » et une raison « raison-œil »
Le titre d'un de ses tout pre- « africaine », il maintient que et « raison-étreinte ».
miers écrits, Ce que l'homme la raison est la chose du monde
noir apporte, publié en 1939, la mieux partagée, la différence invite le regard à se faire
exprime bien cette défense et étant dans l'accent mis ou sur caresse, la statuette africaine,
illustration des civilisations la raison-œil ou sur la raison- dont les formes disproportion-
africaines. Dans ce texte, Sen- étreinte. En fait, il faut lire la nées, exorbitantes, sont une
ghor avait déclaré, en une formule « scandaleuse » de composition de rythmes plas-
formule qui lui fut vivement Senghor comme opposant tiques, provoque l'émotion qui
reprochée, parce qu'elle sem- avant tout chez lui l'art africain frappe à la racine de la sensua-
blait justifier tout ce qu'une à la statuaire grecque. Cet art, lité. Qu'importe alors que la
certaine ethnologie coloniale selon Senghor, donne à lire la religion qui l'a c r é é e ait
avait cru pouvoir décrire sous vision du monde des religions aujourd'hui largement dis-
le nom de « mentalité primi- africaines traditionnelles, où paru? Même si le dieu en est
tive » : « L'émotion est nègre chaque être vivant est une parti, ce que Picasso, rencon-
comme la raison hellène. » Il force qui a vocation à croître. trant « l'art nègre », appelait la
s'en explique ici, dans cet Dieu est la force des forces qui force du sortilège continue
extrait de « De la Négritude », produit et soutient un cosmos d'en dire la trace.
un discours prononcé en 1969 organisé en une hiérarchie de Souleymane Bachir Diagne
| h i
jjgp
Cahier d'un retour
au pays natal, d'Aimé Césaire
omme politique marti- une bourse en 1931 pour intégrer
dance!
C contexte de l'effondre-
ment des empires colo-
niaux, de la naissance de nou-
çaise. Il refusera alors de rece-
voir un ministre du gouverne-
ment Raffarin.
peur, la spoliation, le désespoir,
la mort et la destruction de
civilisations. L'Occident doit
veaux États et de l'émergence accepter que des civilisations
de l'empire américain, qu'Aimé existent, que la hiérarchie des
Césaire fait paraître son Dis- Discours est une analyse de la civilisations est un mensonge,
cours sur le colonialisme. C'est banalité du mal dans la colonie. que le monde est divers et que
un acte d'accusation du colo- L'Europe doit comprendre pour- cette diversité est richesse.
nialisme européen et un cri quoi la colonisation n'est jamais Égalité et fraternité ne sont
d'alarme face à l'impérialisme positive, comment elle abrutit pas des principes abstraits, ils
américain, « seule domination et « décivilise » le colonisateur fondent l'éthique de la vie com-
dont on ne réchappe pas ». Trop de crimes ont été commis mune. Sur cette base, Césaire
Aimé Césaire est alors député au nom de la mission civilisa- rompt en 1958 avec les com-
trice de l'Europe. Le racisme munistes. Dans sa lettre à Mau-
colonial encourage le colon à rice Thorez, alors secrétaire
La colonisation
mépriser, exploiter, mentir en général du PCF, il dénonce chez
dégrade et corrompt, lui donnant une position sociale les communistes « leur assimi-
elle n'est jamais fondée sur la couleur de la peau. lationnisme invétéré, leur
Peu importe ses qualités, ses chauvinisme inconscient ; leur
contact de civilisation.
compétences, sa richesse, le conviction passablement pri-
colonisateur est d'emblée supé- maire - qu'ils partagent avec
de la Martinique, apparenté au rieur aux colonisés. Cette iné- les bourgeois européens - de
groupe communiste. Il a défendu galité foncière de traitement
en 1945, avec les autres élus de basée sur la hiérarchie de cou-
l'outre-mer, la loi transformant leur et le sentiment de supério- L'Occident doit
la Guyane, la Guadeloupe, la rité raciale entraîne inévitable- accepter que le monde
ment un « ensauvagement » des
Martinique et la Réunion en est divers et que cette
départements français, dres- colonisateurs. Césaire est alors
sant un tableau négatif de trois l'un des premiers à faire un lien diversité est richesse.
cents ans de colonisation fran- entre pratiques coloniales -
çaise dans les domaines de la massacres des populations la supériorité omnilatérale de
santé, de l'éducation, de la pro- civiles, spoliations massives, l'Occident ; leur croyance que
priété foncière, et des droits. systématisation d'une pensée l'évolution telle qu'elle s'est
Ces sociétés, issues de l'escla- raciste - et pratiques nazies. opérée en Europe est la seule
vage, sont légitimes à exiger Cette critique radicale d'une p o s s i b l e ; la seule désira-
l'égalité des droits et le respect Europe qui prône des principes ble ».
des principes républicains. humanitaires et s'érige en uni- Le Discours va devenir un texte
Cette critique de la colonisation que source du droit et de l'hu- phare pour les Noirs en révélant
est, et restera, un thème central manisme mais ment, viole ses la contradiction de l'Europe,
chez Césaire. La colonisation traités, pratique la torture, ce continent où est née la phi-
dégrade et corrompt, elle n'est trouva un large écho parmi les losophie des Lumières*, mais
jamais contact de civilisation. peuples opprimés. qui a justifié les conquêtes colo-
Fidèle à cette position, Césaire Césaire s'élève aussi contre niales et la hiérarchie raciale.
se prononcera publiquement une approche comptable de la Et en célébrant dans le même
contre l'article 4 de la loi de colonisation. Routes, ponts, temps les richesses des cultu-
février 2005 qui demandait que chemins de fer, champs d'oli- res non européennes, trop sou-
soient enseignés les aspects viers, vignes ? À ces statisti- vent ignorées. F. V.
« La colonisation travaille
à déciviliser le colonisateur »
[...] J'admets que mettre les civilisa- On me lance à la tête des faits, des statistiques,
tions différentes en contact les unes des kilométrages de routes, de canaux, de che-
avec les autres est bien; que marier mins de fer.
des mondes différents est excellent ; qu'une Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au
civilisation, quel que soit son génie intime, à Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où
se replier sur elle-même, s'étiole ; que l'échange j'écris, sont en train de creuser à la main le port
est ici l'oxygène, et que la grande chance de d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arra-
l'Europe est d'avoir été un carrefour, et que, chés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes,
d'avoir été le lieu géométrique de toutes les à leur vie, à la danse, à la sagesse.
idées, le réceptacle de toutes les philosophies, Je parle de millions d'hommes à qui on a incul-
le lieu d'accueil de tous les sentiments en a fait qué savamment la peur, le complexe d'infériorité,
le meilleur redistributeur d'énergie. le tremblement, l'agenouillement, le désespoir,
Mais alors, je pose la question suivante : la le larbinisme. [...]
colonisation a-t-elle vraiment mis en contact?
Ou, si l'on préfère, de toutes les manières d'éta- La vérité est que j'ai dit tout autre chose : savoir
blir contact, était-elle la meilleure ? que le grand drame de l'Afrique a moins été sa
Je réponds non. mise en contact trop tardive avec le reste du
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, monde, que la manière dont ce contact a été
la distance est infinie ; que, de toutes les expé- opéré ; que c'est au moment où l'Europe est
ditions coloniales accumulées, de tous les sta- tombée entre les mains des financiers et des
tuts coloniaux élaborés, de toutes les circulai- capitaines d'industrie les plus dénués de scru-
res ministérielles expédiées, on ne saurait pules que l'Europe s'est « propagée » ; que notre
réussir une seule valeur humaine.[...] malchance a voulu que ce soit cette Europe-là
que nous ayons rencontrée sur notre route et
Il faudrait d'abord étudier comment la coloni- que l'Europe est comptable devant la commu-
sation travaille à déciviliser le colonisateur, à nauté humaine du plus haut tas de cadavres de
Y abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, l'histoire.
à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoi- Par ailleurs, jugeant l'action colonisatrice, j'ai
tise, à la violence, à la haine raciale, au relati- ajouté que l'Europe a fait fort bon ménage avec
visme moral, et montrer que, chaque fois qu'il tous les féodaux indigènes qui acceptaient de
y a au Viet-nâm une tête coupée et un œil crevé servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ;
et qu'en France on accepte, une fillette violée rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace,
et qu'en France on accepte, un Malgache sup- et que son action n'a tendu à rien de moins qu'à
plicié et qu'en France on accepte, il y a un artificiellement prolonger la survie des passés
acquis de la civilisation qui pèse de son poids locaux dans ce qu'ils avaient de plus perni-
mort, une régression universelle qui s'opère, cieux.
une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection J'ai dit - et c'est très différent - que l'Europe
qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités colonisatrice a enté l'abus moderne sur l'anti-
violés, de tous ces mensonges propagés, de que injustice, l'odieux racisme sur la vieille
toutes ces expéditions punitives tolérées, de inégalité.
tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », DISCOURS SUR LE COLONIALISME, © PRÉSENCE AFRICAINE, 1955-
de tous ces patriotes torturés, au bout de cet
orgueil racial encouragé, de cette jactance
étalée, il y a le poison instillé dans les veines
de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de
Yensauvagement du continent. [...]
N Richard Nathaniel
Wright (1908-1960) a
grandi dans le Sud des États-
voquant en lui une « douleur
psychique » obstacle à une prise
de conscience. L'individu
Unis à l'époque de la ségréga- devient un acteur social ineffi-
tion* raciale. Son œuvre, essen- cace, préférant l'inaction quand
tiellement autobiographique, il ne demeure pas inconscient
est inspirée par son expérience de son statut. Quant à la société,
dans cette société américaine Richard Nathaniel Wright (1908-1960). elle trouve juste de l'exclure.
en pleine mutation. Son adhé- Mais pour Wright, cette situa-
sion au Parti communiste lui a tion n'est pas complètement
valu d'être mis sous surveillance L'intériorisation négative, car elle est aussi la
par le FBI de 1932 à 1942 et il condition préalable à la prise
des discriminations
fut longtemps une des cibles de conscience et la remise en
du maccarthysme* pendant de classe provoque une question de l'organisation
les années 1940 et 1950. La « douleur psychique » sociale. Il faut lutter contre ce
publication en 1938 de son complexe d'infériorité et récla-
obstacle à la prise
roman Les Enfants de l'oncle mer, comme il l'affirme, en guise
Tom * - en référence à La Case de conscience. de conclusion à Une faim d'éga-
de l'oncle Tom (1852), célèbre lité, son droit au « rêve améri-
roman de l'abolitionniste blan- cupation. Black Boy, dans sa cain » : « Je lancerais à toute
che Harriet Beecher Stowe -, version originale, est divisé en volée des mots dans ces ténè-
puis, deux ans plus tard, d'Un deux parties, la jeunesse de bres et j'attendrais que résonne
enfant du pays, des œuvres cen- l'auteur, d'abord, puis, dans la un écho [... ] des mots destinés
trées sur le problème de l'ex- deuxième intitulée Une faim à conter, à marcher, à se battre,
ploitation raciale, rencontrèrent d'égalité, son parcours à partir à créer cette sensation de faim
un succès de librairie immédiat de 1927 après son arrivée à qui nous tenaille, cette faim de
aux États-Unis. Et comme le Chicago. Quand survient la crise la vie, à garder vivant dans nos
souligne Michel Fabre dans son économique de 1929, il n'a que cœurs le sentiment de l'inex-
livre La Rive noire, non seule- 20 ans, mais il est suffisamment primable humain. » La réflexion
ment ces livres le rendent célè- mûr pour entreprendre une de Wright s'est vite imposée
bre, mais ils imposent aussi « la introspection des rapports comme incontournable, et a
visibilité du Noir américain », entre Noirs et Blancs. Il observe inspiré aussi bien les intellec-
une visibilité que reprendra à combien, à la différence du Sud tuels de la revue Présence afri-
son compte plus tard Ralph où la ségrégation domine les caine*, les mouvements « black
Ellison* (1913-1994) dans Invi- relations sociales, ce sont les consciousness* » et Black
sible Man. Avec la publication critères des classes qui à Power *, ainsi que des penseurs
de Black Boy en 1945, Wright Chicago contribuent à installer tels que James Baldwin (cf.
consolide son statut de chef de une injustice criante. Dans ces p. 62) et plus tard Paul Gilroy
file des grands écrivains amé- conditions, le Noir évolue dans (cf. p. 108).
ricains noirs de sa génération une société où, comme le mon-
et s'installe à Paris où il côtoie tre l'extrait ci-contre, « les rap- Dominic Thomas, directeur
bientôt les intellectuels de la ports paternalistes » témoignent du département d'études
Rive gauche. S'il dénonce le de « l'écart psychologique » francophones à UCLA (Californie),
colonialisme dans son essai entre les races. Ainsi, pour com- est l'auteur de Black France :
Black Power publié en 1954, prendre la condition du Noir, Colonialism, Immigration
l'abolition de la ségrégation Wright insiste sur la manière and Transnationalism (Presses
demeure sa principale préoc- dont celui-ci intériorise cette universitaires de l'Indiana, 2007).
i l'on demandait de citer maître ouest-africain de sagesse lité », pour les diverses maniè-
n 1977, le journaliste noir et leur « maudite couleur ». des chansons et des contes
Le discours de Stockholm,
de Wole Soyinka
é en 1934 au Nigeria, à ce régime médiéval et inique donné l'une des grandes civi-
N Abéokuta, en pays
yoruba, Wole Soyinka a
été le premier citoyen d'un
qui nie l'humanité des Noirs
et qui disparaîtra huit ans plus
tard d'Afrique du Sud, en 1994.
lisations de l'Afrique, dont
témoignent par exemple les
bronzes et les terres cuites
pays de l'Afrique subsaha- Pénétré de l'urgence de cette d'Ifé, leur ville sacrée, qui
rienne à recevoir le prix Nobel revendication, Soyinka a pu datent du xne siècle. Royaume
de littérature, en 1986. Celui-ci irriter ce jour-là par le rappel de cités multiples, le pays
est venu couronner une œuvre des compromissions histori- yoruba est parcouru d'asso-
très personnelle et considéra- ques de la philosophie, et ciations cultuelles et de grou-
ble, commencée avant l'indé- notamment des penseurs des pes de danseurs masqués qui
pendance du Nigeria, en 1960, Lumières*, avec les idées démembrent le pouvoir des
racistes. Il s'excusera d'ailleurs rois. Wole Soyinka s'est choisi
La réflexion porte par la suite d'avoir rangé Mon- comme saint patron Ogun, le
tesquieu au nombre de ceux dieu yoruba de la guerre, le
sur le pouvoir, l'Afrique qui, tels Voltaire ou Hegel* forgeron et le guerrier qui est
étant un repaire ont accepté le principe de l'es- aussi le poète. Un message
de tyrans autant que clavage : « Que les mânes de
ce grand homme trouvent en
le reste du monde. son cœur d'ancêtre la force de À Stockholm, il rappelle
me pardonner cette calom-
et qui l'a d'abord fait connaître nie », écrit-il ainsi dans son devant les Nobel
comme dramaturge et poète. dernier livre (Il te faut partir à les compromissions
Victime de la guerre civile l'aube, 2007), avec un sens de historiques
ravageant son pays, empri- l'humour qui lui a permis de
sonné au secret près de deux percevoir l'ironie du châtelain des Lumières,
ans (1968-1969), Soyinka a tiré de la Brède, dont L'Esprit des
de cette épreuve la matière lois (1748) consacre un chapi- humaniste est inscrit selon lui
d'un récit poétique et doulou- tre entier à l'esclavage pour au cœur d'une culture afri-
reux, Cet homme est mort critiquer les justifications des caine. La « largeur d'esprit »
(1972), qui est aussi une esclavagistes. des Yoruba, comme leur reli-
réflexion sur la violence. Capa- gion, témoignent de ce que
cité réflexive, force lyrique, Ogun, forgeron et poète Wole Soyinka essaie de penser
pertinence politique font de Mais Soyinka ne se limite pas et de dire au monde : le par-
cet auteur à la fois un combat- ici au ressentiment. Sa réflexion don, évoqué au début de notre
tant et le représentant d'une porte - et depuis ses premiè- extrait, la patience, la capacité
pensée qui affronte les grandes res pièces - sur le pouvoir, d'appropriation, le refus de la
humiliations du monde noir : celui des rois africains et des vengeance, le goût de l'avenir
l'esclavage et la colonisation. prêtres, l'Afrique étant un et la force du syncrétisme.
Mais comme il le rappelle au repaire de tyrans autant que C'est cette largeur d'esprit qui
début de son discours de Stoc- le reste du monde. Son œuvre fait d'Ogun, le forgeron, l'allé-
kholm dont nous présentons essaie de fonder et de repenser gorie de l'écrivain combattant
ici un extrait, c'est l'apartheid la contribution originale du que Soyinka a toujours été.
son grand combat, et ce dès continent africain à la culture
ses débuts au théâtre en 1958. universelle en s'appuyant sur Alain Ricard, directeur
Il est impossible à cet homme sa culture d'origine. de recherche au CNRS,
engagé de ne pas saisir toutes Le peuple yoruba - trente mil- auteur de VHistoire
les tribunes pour dénoncer lions de personnes habitant des littératures de l'Afrique
cette aberration humiliante, l'Ouest du Nigeria - a en effet subsaharienne (Ellipses, 2006).
riginaire d'une famille pourra appeler une mystique de riant). Il faut se penser diffé-
puis surgirent, écume sur la lèvre tarie de la mettez ces lunettes de plongée, je vous guiderai
rivière, moi-même.
les chaumes bruns des villages Là tout est subtil et sous-marin,
débordant et se coagulant en villes, à travers des colonnades de corail,
avec au soir les chœurs de moucherons passé les fenêtres gothiques des gorgones
et au-dessus d'eux les clochers jusqu'au lieu où le rugueux mérou, à l'œil
perçant le flanc de Dieu d'onyx,
cille, alourdi par ses joyaux, ainsi qu'une reine
au couchant de Son fils, et ce fut le Nouveau chauve;
Testament. ces grottes nervurées tapissées de bernacles
piquetées comme la pierre
Puis vinrent les sœurs blanches applaudissant sont nos cathédrales,
à l'avancée des vagues,
et ce fut l'Émancipation - et la fournaise avant les ouragans :
Gomorrhe. Os broyés par les moulins à vent
jubilation, Ô jubilation - en engrais et farine de maïs,
vite évanouie
comme sèche au soleil la dentelle de la mer, et ce furent les Lamentations -
seulement les Lamentations,
mais ce n'était pas l'Histoire, ce n'était pas l'Histoire.
seulement la foi,
et alors chaque rocher explosa en nation ; THESEA ISHISTORY, TRAD. CLAIRE MALROUX, © ÉDITIONS CIRCÉ, 1992.
p Traité du Tout-Monde,
d'Édouard Glissant
hilosophe, poète et une île où tant de cultures se mule les clés de sa vision du
P romancier universelle-
ment reconnu, Édouard
Glissant, né en 1928 à Bézau-
sont croisées, Glissant mon-
trera ensuite dans Le Discours
antillais (1981) en quoi la Mar-
monde. Ce dernier devient
« Tout-Monde » où se rencon-
trent, dans une relation sans
din, en Martinique, étend son tinique est un laboratoire du cesse renouvelée, histoires
œuvre à tous les genres pour « Divers », notion empruntée
penser les mutations de notre à l'écrivain Victor Segalen Dans l'espace
monde. Venu étudier la philo- (1878-1919). L'assemblage de
sophie à Paris, le poète mar- différentes cultures sur un
géopolitique
tiniquais y publie ses premiers même lieu ne permet pas à du « Tout-Monde »,
recueils, dont Les Indes (1956), l'Antillais de construire son les murs tombent
chant de la conquête des Amé- identité à partir d'une racine,
riques qui fait entendre la voix mais l'oblige à s'inventer à
et les États-nations
des peuples conquis. Dès Soleil partir de l'éclatement de raci- sont caducs.
de la conscience, son premier nes multiples, dites « rhizo-
essai, paru la même année, il mes », notion qu'il partage d'hier et d'aujourd'hui, anciens
pose les fondements de sa avec les philosophes Gilles conquérants et anciens
Deleuze et Félix Guattari. À conquis, « si les explorations
partir de l'expérience cari- terrestres et marines sont ter-
« Je peux changer
béenne, Glissant décrit l'irré- minées, celles des relations
en échangeant versible créolisation* du entre les cultures dans le
avec l'antre sans monde (cf. p. 112), ce mélange monde ne le sont pas, d'où le
des peuples et des cultures rapport fondamental entre
me perdre
accéléré par les migrations. politique et poétique ». Dans
ni me dénaturer. » Cette vision s'affirme dans l'espace géopolitique du « Tout-
Poétique de la relation (1990) Monde », les murs tombent et
pensée qui modifie le rapport où, par la voie de l'art et de la les États-nations sont caducs.
à l'autre, à commencer par littérature, l'auteur propose Sur le plan culturel, la créoli-
celui qu'impose la toute-puis- une relation entre les peuples sation annoncée se réalise
sance de la civilisation occi- basée sur cette formule : « Je dans une « réalité prodigieuse »
dentale en masquant la pré- peux changer en échangeant qu'il nomme mondialité contre
sence au monde d'autres avec l'autre sans me perdre ni la mondialisation uniformi-
cultures, africaine, amérin- me dénaturer. » sante. Chacun devient riche
dienne, etc. « Je devine peut- des imaginaires de tous les
être qu'il n'y aura plus de L'écriture du ressassement peuples, petits et grands, de
culture sans toutes les cultu- Son écriture, celle d'un poète, leurs langues et de leurs
res, plus de civilisation qui s'appuie sur la puissance du mémoires, toutes dignes d'être
puisse être métropole des verbe écrit comme oral. L'un sauvées. Le « Tout-Monde » a
autres, plus de poète pour des aspects saillants de son aussi donné son titre à un
ignorer le mouvement de l'his- œuvre est le « ressassement » : roman (1993), et son nom à
toire », écrit-il. En 1958, son sa phrase va et vient comme l'Institut où l'écrivain, qui a
premier roman La Lézarde un ressac, usant de la répéti- enseigné la littérature aux
obtient le prix Renaudot. Et tion pour rendre visible ce qu'il États-Unis pendant plus de
son roman Le Quatrième Siècle, veut montrer du monde tel vingt ans (à Bâton Rouge en
paru en 1964, va révolutionner qu'il va. Les extraits du Traité Louisiane, puis à l'université
l'histoire des Antilles en la du Tout-Monde ci-contre illus- de New Y o r k ) , continue
faisant débuter par l'expé- trent ce mouvement circulaire d'échanger de séminaires en
rience de la traite. Né dans de définitions où l'auteur refor- conférences. V. M . L . M .
76
L'IDENTITÉ I Edouard Glissant
77
Repères | L'IDENTITÉ
Le long combat
des femmes noires
Si les femmes se sont illustrées dans la pensée noire, c'est non seulement
contre les Blancs, mais également contre les hommes noirs. Le combat
pour l'identité a aussi été une lutte pour la reconnaissance de leurs droits
de femmes.
L'histoire de la pensée féminine une partie des femmes blan- mier, le nègre en dernier ». Les militantes deviennent les cibles
noire, comme celle des mouve- ches issues de la classe bour- premières victimes de cet an- du racisme de certaines fémi-
ments féministes africains geoise des États du nord des tagonisme sont évidemment nistes, mais également de leur
américains ou caribéens, est États-Unis, comme une partie les femmes noires : le suffrage sexisme. Les femmes noires
étroitement liée à l'histoire de des intellectuelles et militantes des esclaves ne concerne en sont en effet stigmatisées
l'esclavage et aux mouvements noires, anciennes esclaves ou effet que les hommes, alors que comme des femmes rustres,
abolitionnistes. À partir des descendantes d'esclaves. Nom- celui des femmes, ne concerne incultes et lubriques, et devien-
années 1830, aux États-Unis, bre d'entre elles seront le fer que... les Blanches. nent la figure repoussoir de la
les militantes noires sont par- de lance des campagnes contre Exclues ou interdites des clubs féminité moderne.
ticulièrement actives dans le le lynchage des Noirs menées de femmes « blanches » à tra-
combat pour l'abolition de l'es- par Ida B. Welles (1862-1931). vers le pays, des figures aussi Le a matriarcat noir »
clavage, comme pour les droits Toutefois, après la guerre de importantes que Mary Church Cette image dévalorisante de
des femmes. La Société fémi- Sécession, si les combats pour Terre II (1863-1954), présidente la « femme noire », particuliè-
nine contre l'esclavage (fondée le suffrage des Noirs et pour rement prégnante jusqu'au
en 1833 à Boston) est proba- celui des femmes ont d'abord cce siècle, joue un double rôle :
blement l'une des associations fait cause commune, ils devien- « Tous les Noirs elle vise à exclure les femmes
les plus importantes. Elle ras- nent rapidement concurrents. sont des hommes, noires du combat pour les
semble des femmes blanches Alors qu'au Nord, très majori- toutes les femmes droits des femmes, mais elle
et noires, la plupart engagées tairement républicain, on permet aussi d'entretenir une
dans le fameux underground donne la priorité au suffrage sont blanches... » véritable idéologie raciste,
railroad. Ce réseau clandestin des esclaves (soit deux millions celle du « matriarcat noir ».
dirigé par Harriet Tubman* de voix potentiellement acqui- de l'Association nationale des Cette thèse, issue de la période
(1820-1913), surnommée la ses à ce parti), au Sud on pré- femmes de couleur (fondée en esclavagiste, soutient l'idée
« Moïse noire », ancienne es- fère soutenir la cause des 1896), ou encore Joséphine que la famille noire est essen-
clave parvenue à fuir en 1849 « femmes ». Certaines féminis- St. Pierre Ruffin (1842-1924), tiellement structurée autour
d'une plantation du Maryland tes blanches, comme Elizabeth d'origine martiniquaise et an- des femmes, les hommes étant
et figure du mouvement aboli- Cady Stanton (1815-1902), ac- glaise, représentante de l'orga- renvoyés à un rôle secondaire.
tionniste, organise la fuite des ceptent ainsi le soutien du nisation New Era Club et édi- Ils sont considérés comme des
esclaves depuis le sud vers le parti démocrate, bien établi trice du premier journal fait par pères démissionnaires, imma-
nord du pays. Le mouvement dans les États du sud, dont la et pour des femmes noires tures et irresponsables. Ce
abolitionniste a ainsi mobilisé devise est « La femme en pre- américaines (Woman's Era). Cespréjugé devait longtemps servir
En 1956, la Cour suprême interdit la ségrégation dans les transports : Rosa Parks pose dans un bus semblable à celui où elle se révolta en 1954.
à expliquer la violence des Couleur pourpre, œuvre désor- hommes noirs, véhiculés depuis chante l'oiseau en cage, publié
hommes noirs dans la période mais mondialement connue. la période ségrégationniste en 1969. Les essais et les poé-
post-esclavagiste, comme la C'est un roman sous forme de pour légitimer les lynchages. sies de )une jordan (1936-2002),
moindre réussite de la commu- lettres qui se passe après la Alice Walker s'est largement Nord-Américaine d'origine ja-
nauté noire dans la société guerre de Sécession : Celie, défendue d'une telle accusa- maïcaine, figure du Black
américaine. Défait, imprégnés jeune fille noire, violée par son tion, développant une œuvre Power* et du féminisme, ou
par ces représentations déva- beau-père et mariée à un à la fois crue et émouvante sur encore ceux de la poétesse
lorisantes, les mouvements homme violent, confie le récit la condition des femmes noires, caribéenne Audre Lorde (1934-
noirs, aux États-Unis comme de sa vie dans sa correspon- la complexité des relations 1992), vont également contri-
aux Caraïbes, ont largement dance avec Dieu ou avec sa entre les sexes, inextricable- buer à politiser l'intimité et le
articulé la question de l'éman- sœur adorée Nettie, dont elle ment marquées par la dureté vécu des femmes noires. En
cipation à celle de l'affirmation a été séparée adolescente. Lors des rapports sociaux. analysant au plus près la condi-
des hommes noirs. Dans ce de la publication de l'ouvrage, tion des femmes descendantes
contexte, les femmes noires alors que nombre d'associa- Le « Black Feminism » d'esclaves, Audre Lorde montre
engagées ont toujours été par- tions de femmes saluent cette Cette thématique a également ainsi l'importance salvatrice
ticulièrement attentives à lier œuvre qui témoigne de la réa- été magnifiquement dévelop- d'une parole enfin dicible et
la lutte contre le racisme à lité de la violence sexiste, des pée par l'œuvre de l'écrivain et audible - si tant est que les
celle contre le sexisme. Ainsi, associations noires reprochent poétesse noire américaine mouvements antiracistes rè-
en 1982, Alice Walker (née en à l'auteur d'entretenir les sté- Maya Angelou (née en 1928), glent leurs comptes avec leur
1944), jeune intellectuelle réotypes racistes sur la préten- notamment dans son livre auto- propre sexisme et que les mou-
noire américaine, publie La due violence viscérale des biographique le sais pourquoi vements antisexistes •••
Paulin Hountondji
« La pensée africaine est aussi vieille
que les peuples africains eux-mêmes »
le Point : Peut-on parler de philosophie afri- allemande pour désigner la philosophie produite
caine comme on parle de philosophie euro- par les Grecs, les Français ou les Allemands telle
péenne? qu'elle se laisse appréhender dans des corpus de
Paulin Hountondji : L'expression « philosophie textes réellement existants : une pensée concep-
africaine » a longtemps été employée dans un sens tuelle et rigoureuse. Cette philosophie faite par
ethnographique pour désigner des Africains existe. Comme la
le système de pensée des Afri- « À force de penser philosophie grecque ou alle-
cains, ou de tel ou tel groupe mande, et contrairement à
Paulin dans les langues
Hountondji, d'Africains. Il existe ainsi au l'ethnophilosophie, elle ne vise
philosophe sujet des philosophies bantu, européennes, nous pas simplement à valoriser la
béninois, est rwandaise, wolof, ou encore de avons fini par accepter pensée dominante ou les vi-
notamment l'auteur la métaphysique yoruba une sions du monde d'une société.
6e Sur la
comme allant de soi
abondante littérature. Mais il En Afrique comme ailleurs, la
philosophie
s'agit là d'ethnophilosophie, des propositions qui philosophie met à distance les
africaine, critique de
reposant sur les matériaux eth- n'auraient aucun sens pensées ethniques pour en
l'ethnophilosophie
nologiques des sociétés tradi- faire un objet de réflexion. C'est
(Maspero, 1977) dans nos langues. »
et de Combats pour tionnelles. La critique que j'en pour elles, ou contre elles, que
le sens: un fais n'enlève évidemment rien à l'omniprésence le penseur actuel doit se déterminer s'il se veut
itinéraire africain des représentations collectives. Elle met en garde philosophe. Et, à mon avis, il ne peut le faire que
(Flamboyant, 1997). simplement contre la tentation de les prendre pour par l'écriture.
ce qu'elles ne sont pas : une philosophie. Ainsi, la
cosmogonie dogon, c'est-à-dire l'étude des origines LP. : Ne peut-il donc y avoir de philosophie sans
du monde selon les Dogons, mérite d'être étudiée écriture?
pour être comparée, non à la philosophie occiden- P.H. : Il n'y a pas besoin d'écriture pour que se
tale, mais aux mythologies des autres cultures, y développe dans une société l'esprit philosophique
compris celles de l'Occident. |e crois avoir contribué au sens de Voltaire ou de Socrate*, le non-confor-
à attirer l'attention sur l'existence d'une philosophie misme social et idéologique. A priori la philosophie
africaine prise dans un autre sens, celui justement africaine doit comprendre aussi la philosophie
où l'on parle de philosophie grecque, française ou orale. Mais ce qu'on observe partout, de Dakar à
Nairobi, c'est que l'ère de la transcription a depuis pense, donc je suis. » j'attirerai enfin l'attention
longtemps commencé, et que les meilleurs défen- sur l'un des thèmes favoris de Kwasi Wiredu, d'ori-
seurs de l'oralité sont les premiers à se livrer à cet gine ghanéenne, la « décolonisation conceptuelle »,
exercice. L'écriture est essentielle. La pensée afri- qui passe par la réhabilitation des langues africai-
caine est aussi vieille que les peuples africains eux- nes. À force de penser dans les langues européen-
mêmes. Mais une histoire de la philosophie afri- nes, nous avons fini par accepter comme allant de
caine est une partie de l'histoire de l'écriture. Les soi des propositions qui n'auraient aucun sens si
travaux du père Claude Sumner, Éthiopien d'origine nous essayions de les traduire ou de les reformuler
canadienne, ont fait connaître voici une trentaine dans nos langues. La démarche de Wiredu procède
d'années les écrits de philosophes éthiopiens du d'une déconstruction du faux universel. « Philoso-
xviie siècle. On parle aussi de plus en plus des ma- phes africains, apprenons à penser dans nos lan-
nuscrits de Tombouctou qui gues ! », lançait-il en conclusion
remontent au Moyen Âge, et d'une communication qu'il pré-
où des langues africaines « KAfrique n'est plus sentait à Nairobi en 1980.
étaient transcrites avec l'alpha- ce qu'elle était : la
bet arabe. Certains philosophes, I.P. : Mais en quoi cette philo-
culture traditionnelle
comme le Congolais Théophile sophie aide-elle la communauté
Obenga et, plus récemment, le y coexiste désormais noire à penser son identité?
Camerounais Grégoire Biyogo, avec les cultures P.H. : Elle l'a fait ou a prétendu
font remonter à l'Égypte pha- le faire, mais c'était toujours
"arabo-musulmane"
raonique les origines de la raté. L'ethnophilosophie africaine
philosophie africaine. Ce qui est et "euro-chrétienne" ». avait justement pour but déclaré
remarquable dans tous ces de penser l'identité nègre en
travaux, c'est qu'ils vont bien au-delà du concept mettant en évidence l'originalité, la spécificité des
traditionnel, c'est-à-dire ethnographique. La critique systèmes de pensée négro-africains. Les nombreuses
de l'ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet études sur la « conception de la vie », la « philoso-
d'une histoire de la philosophie africaine. phie de l'existence », la « conception du vieillard »,
la « conception du temps », etc., chez les Bété de
LP. : Quels sont les principaux centres d'intérêt Côte d'Ivoire, les Bamiléké du Cameroun, les Fon du
de cette philosophie? Bénin, les Yoruba du Nigeria et du Bénin ou l'ima-
P.H. Ils sont très divers, j'en retiendrai trois. Le ginaire collectif de tel ou tel autre peuple, toutes
premier porte sur la place centrale de l'homme ces monographies savantes formaient ensemble ce
dans l'univers, dans la pensée et les langues afri- que mon collègue camerounais Marcien Towa ap-
caines. Dans ses travaux sur la langue vernacu- pelle « la philosophie africaine dans le sillage de la
laire du Rwanda, Alexis Kagame (dont la thèse a négritude ». Kwame Nkrumah, dans un ouvrage
été publiée à Bruxelles en 1957) divise la catégorie publié en 1964, ajoutait une nouvelle dimension. Il
aristotélicienne de substance* en deux catégories constatait que l'Afrique d'aujourd'hui n'était plus ce
radicalement distinctes : i'Umuntu, l'homme, l'être qu'elle était, et que la culture traditionnelle y coexis-
doué d'intelligence et ['Ikintu, la chose, l'être sans tait désormais avec les cultures « arabo-musulma-
intelligence (y compris l'animal). Il souligne cette ne » et « euro-chrétienne ». Cette situation appelait
forme d'anthropocentrisme qui consiste à affirmer de toute nécessité, selon lui, l'élaboration d'une
la place éminente de l'être humain dans le cosmos. philosophie et d'une idéologie de synthèse : le
Les critiques, évidemment, verront dans cette in- « consciencisme », sorte de bouée de sauvetage
capacité de penser l'homme et les choses sous un pour échapper à la menace d'un écartèlement in-
même concept le signe d'une capacité d'abstraction supportable ou tout simplement, comme il le dit
limitée. Ce genre d'analyse est donc une arme à aussi, d'une « schizophrénie ». C'est déjà à mon sens
double tranchant... Le second thème, hérité de un progrès par rapport aux thématiques classiques.
l'époque de l'ethnophilosophie, est la préémi- Notre identité est devant nous, dans le geste par
nence du groupe sur l'individu, une des constantes lequel nous nous projetons, individuellement et
des cultures africaines. Chez le théologien kenyan collectivement, dans l'avenir. Nkrumah n'a pas
john Mbiti, auteur, notamment, de Religions et pensé jusqu'au bout les implications de sa propre
philosophie africaines, ce thème s'élargit en une analyse, mais il était visiblement sur la bonne voie. M
sorte de cogito alternatif : « Nous sommes, donc Propos recueillis
je suis », en lieu et place du cogito cartésien : « Je par Valérie Marin La Meslée
Nairobi, c'est que l'ère de la transcription a depuis pense, donc je suis. » j'attirerai enfin l'attention
longtemps commencé, et que les meilleurs défen- sur l'un des thèmes favoris de Kwasi Wiredu, d'ori-
seurs de l'oralité sont les premiers à se livrer à cet gine ghanéenne, la « décolonisation conceptuelle »,
exercice. L'écriture est essentielle. La pensée afri- qui passe par la réhabilitation des langues africai-
caine est aussi vieille que les peuples africains eux- nes. À force de penser dans les langues européen-
mêmes. Mais une histoire de la philosophie afri- nes, nous avons fini par accepter comme allant de
caine est une partie de l'histoire de l'écriture. Les soi des propositions qui n'auraient aucun sens si
travaux du père Claude Sumner, Éthiopien d'origine nous essayions de les traduire ou de les reformuler
canadienne, ont fait connaître voici une trentaine dans nos langues. La démarche de Wiredu procède
d'années les écrits de philosophes éthiopiens du d'une déconstruction du faux universel. « Philoso-
xviie siècle. On parle aussi de plus en plus des ma- phes africains, apprenons à penser dans nos lan-
nuscrits de Tombouctou qui gues ! », lançait-il en conclusion
remontent au Moyen Âge, et d'une communication qu'il pré-
où des langues africaines « KAfrique n'est plus sentait à Nairobi en 1980.
étaient transcrites avec l'alpha- ce qu'elle était : la
bet arabe. Certains philosophes, I.P. : Mais en quoi cette philo-
culture traditionnelle
comme le Congolais Théophile sophie aide-elle la communauté
Obenga et, plus récemment, le y coexiste désormais noire à penser son identité ?
Camerounais Grégoire Biyogo, avec les cultures P.H. : Elle l'a fait ou a prétendu
font remonter à l'Egypte pha- le faire, mais c'était toujours
"arabo-musulmane"
raonique les origines de la raté. L'ethnophilosophie africaine
philosophie africaine. Ce qui est et "euro-chrétienne" ». avait justement pour but déclaré
remarquable dans tous ces de penser l'identité nègre en
travaux, c'est qu'ils vont bien au-delà du concept mettant en évidence l'originalité, la spécificité des
traditionnel, c'est-à-dire ethnographique. La critique systèmes de pensée négro-africains. Les nombreuses
de l'ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet études sur la « conception de la vie », la « philoso-
d'une histoire de la philosophie africaine. phie de l'existence », la « conception du vieillard »,
la « conception du temps », etc., chez les Bété de
LP. : Quels sont les principaux centres d'intérêt Côte d'Ivoire, les Bamiléké du Cameroun, les Fon du
de cette philosophie? Bénin, les Yoruba du Nigeria et du Bénin ou l'ima-
P.H. Ils sont très divers, l'en retiendrai trois. Le ginaire collectif de tel ou tel autre peuple, toutes
premier porte sur la place centrale de l'homme ces monographies savantes formaient ensemble ce
dans l'univers, dans la pensée et les langues afri- que mon collègue camerounais Marcien Towa ap-
caines. Dans ses travaux sur la langue vernacu- pelle « la philosophie africaine dans le sillage de la
laire du Rwanda, Alexis Kagame (dont la thèse a négritude ». Kwame Nkrumah, dans un ouvrage
été publiée à Bruxelles en 1957) divise la catégorie publié en 1964, ajoutait une nouvelle dimension. Il
aristotélicienne de substance* en deux catégories constatait que l'Afrique d'aujourd'hui n'était plus ce
radicalement distinctes : l'Umuntu, l'homme, l'être qu'elle était, et que la culture traditionnelle y coexis-
doué d'intelligence et Ylkintu, la chose, l'être sans tait désormais avec les cultures « arabo-musulma-
intelligence (y compris l'animal). Il souligne cette ne » et « euro-chrétienne ». Cette situation appelait
forme d'anthropocentrisme qui consiste à affirmer de toute nécessité, selon lui, l'élaboration d'une
la place éminente de l'être humain dans le cosmos. philosophie et d'une idéologie de synthèse : le
Les critiques, évidemment, verront dans cette in- « consciencisme », sorte de bouée de sauvetage
capacité de penser l'homme et les choses sous un pour échapper à la menace d'un écartèlement in-
même concept le signe d'une capacité d'abstraction supportable ou tout simplement, comme il le dit
limitée. Ce genre d'analyse est donc une arme à aussi, d'une « schizophrénie ». C'est déjà à mon sens
double tranchant... Le second thème, hérité de un progrès par rapport aux thématiques classiques.
l'époque de l'ethnophilosophie, est la préémi- Notre identité est devant nous, dans le geste par
nence du groupe sur l'individu, une des constantes lequel nous nous projetons, individuellement et
des cultures africaines. Chez le théologien kenyan collectivement, dans l'avenir. Nkrumah n'a pas
john Mbiti, auteur, notamment, de Religions et pensé jusqu'au bout les implications de sa propre
philosophie africaines, ce thème s'élargit en une analyse, mais il était visiblement sur la bonne voie. M
sorte de cogito alternatif : « Nous sommes, donc Propos recueillis
je suis », en lieu et place du cogito cartésien : « je par Valérie Marin La Meslée
LES FRUITS
DE LA RÉVOLTE
Par Elikia M'Bokolo
'esclavage était à peine aboli aux celui d'une Afrique libérée de l'emprise
© un nègre ! »
mon corps et dans mon âme, du sort réservé à
mon frère. Depuis lors, j'ai compris qu'il voulait
tout simplement dire : un antisémite est forcé-
J'arrivais dans le monde, soucieux de ment négrophobe. [...]
faire lever un sens aux choses, mon âme pleine Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan
du désir d'être à l'origine du monde, et voici des valeurs nègres.
que je me découvrais objet au milieu d'autres Il n'y a pas de monde blanc, il n'y a pas d'éthique
objets. [...] blanche, pas davantage d'intelligence blanche.
« Tiens un nègre! » C'était un stimulus extérieur Il y a de part et d'autre du monde des hommes
qui me chiquenaudait en passant. J'esquissai qui cherchent.
un sourire.
Je ne suis pas prisonnier de l'Histoire. Je ne dois
« Tiens, un nègre! » C'était vrai. Je m'amusai.
pas y chercher le sens de ma destinée.
« Tiens, un nègre! » Le cercle peu à peu se res-
Je dois me rappeler à tout instant que le véri-
serrait. Je m'amusai ouvertement.
table saut consiste à introduire l'invention dans
« Maman, regarde le nègre, j'ai peur! » Peur!
l'existence.
Peur! Voilà qu'on se mettait à me craindre. Je
Dans le monde où je m'achemine, je me crée
voulus m'amuser jusqu'à m'étouffer, mais cela
interminablement. [...]
m'était devenu impossible. [...]
Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui
J'étais tout à la fois responsable de mon corps,
d'être responsable des négriers du xvne siècle?
responsable de ma race, de mes ancêtres. Je
Vais-je essayer par tous les moyens de faire
promenai sur moi un regard objectif, découvris
naître la Culpabilité dans les âmes ?
ma noirceur, mes caractères ethniques, - et me
La douleur morale devant la densité du Passé?
défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'ar-
Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des
riération mentale, le fétichisme, les tares racia-
orages de coups, des fleuves de crachats ruis-
les, les négriers, et surtout, surtout : « Y a bon
sellent sur mes épaules.
Banania. » [ . . . ]
Mais je n'ai pas le droit de me laisser ancrer. Je
Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé,
n'ai pas le droit d'admettre la moindre parcelle
tout endeuillé dans ce jour blanc d'hiver. Le
d'être dans mon existence. Je n'ai pas le droit
nègre est une bête, le nègre est mauvais, le
de me laisser engluer par les déterminations du
nègre est méchant, le nègre est laid ; tiens, un
passé.
nègre, il fait froid, le nègre tremble, le nègre
Je ne suis pas esclave de l'Esclavage qui dés-
tremble parce qu'il a froid, le petit garçon trem-
humanisa mes pères. [...]
ble parce qu'il a peur du nègre, le nègre tremble
Je suis mon propre fondement. [...]
de froid, ce froid qui vous tord les os, le beau
Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une
petit garçon tremble parce qu'il croit que le
chose :
nègre tremble de rage, le petit garçon blanc se
Que jamais l'instrument ne domine l'homme.
jette dans les bras de sa mère : maman, le nègre
Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme
va me manger. [...]
par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre.
Le Juif et moi : non content de me racialiser,
Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir
par un coup heureux du sort, je m'humanisais.
l'homme, où qu'il se trouve.
Je rejoignais le Juif, frères de malheur.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.
Une honte !
PEAU NOIRE; MASQUES BLANCS, © SEUIL, 1952.
De prime abord, il peut sembler étonnant que
l'attitude de l'antisémite s'apparente à celle du
négrophobe. C'est mon professeur de philoso-
phie, d'origine antillaise, qui me le rappelait un
jour : « Quand vous entendez dire du mal des
Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous. » Et je
pensais qu'il avait raison universellement,
Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101
C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES
c r
La Charte de la liberté
et Nelson Mandela
e 11 juin 1964, à l'issue compagnon de route, malgré
M
L du procès qui le condamne
à la prison à vie, Nelson
Mandela (né en 1918) déclare :
l'interdiction qui lui en avait
été faite par les autorités.
En quoi cette Charte de la
« Le document politique le plus liberté est-elle importante?
important jamais adopté par Tout d'abord, dit Mandela, par
l'ANC est la Charte de la « sa nature multiraciale [...].
Liberté. » Ce texte avait été C'était la première fois dans
adopté par le Congrès du Peu- l'histoire de notre nation mul- Nelson Mandela (né en 1918).
ple, onze ans plus tôt, les 25 et tiraciale que son peuple se
26 juin 1955 à Klipton en Afri- réunissait sur un pied d'égalité Celui qui allait devenir le pre-
que du Sud. Près de 3 000 délé- sans tenir compte de la race, mier président noir de l'Afrique
gués élus, Noirs, Blancs, Indiens de la couleur et de la croyance, du Sud en 1994 ne changera
et métis étaient présents, et afin de formuler une Charte de pas de ligne politique au cours
toutes les organisations poli- la Liberté pour tous les Sud- des années de lutte qui vont
tiques du pays avaient été Africains. » Elle définit une nou- suivre, ni au cours des vingt-
invitées à envoyer des propo- velle Afrique du Sud fondée sur huit années de prison à Robben
sitions pour rédiger une Charte l'égalité de tous : égalité des Island, ni dans sa conquête du
de la Liberté. Le ton de l'appel chances ; État démocratique : pouvoir. Libéré en février 1990,
« Un homme, un vote. » Mais il entame des négociations avec
Un document surtout, La Charte de la liberté le pouvoir blanc, sur la base de
révolutionnaire, nous renseigne précisément La Charte de 1955. Bien sûr,
sur la pensée politique de Nel- l'époque a changé. Mais le soir
qui implique de son Mandela. « La Charte n'est même de sa libération, depuis
détruire l'organisation pas seulement une liste de le balcon de l'hôtel de ville du
économique demandes de réformes démo- Cap, il prononce un discours
cratiques, écrit-il dans un arti- qui commence par la dernière
et politique cle de 1964. C'est un document phrase de la déclaration qu'il
de l'Afrique du Sud. révolutionnaire précisément fit lors de son procès de 1964 :
parce que les changements « Au cours de ma vie, je me suis
national « rédigé avec l'idéa- qu'elle envisage ne peuvent consacré à la lutte du peuple
lisme poétique qui caractérisait être remportés sans détruire sud-africain. J'ai lutté contre la
le projet », écrira plus tard l'organisation économique et domination blanche, et j'ai lutté
Mandela dans ses mémoires, politique actuelle de l'Afrique contre la domination noire. J'ai
disait l'immense espoir que du Sud. » Mais Mandela précise : défendu l'idéal d'une société
soulevait cette initiative au « Si la Charte de la Liberté pro- libre et démocratique dans
pays de l'Apartheid. Deux ans clame des changements démo- laquelle tous vivraient en har-
plus tôt, il avait été élu à la tête cratiques très étendus, ce n'est monie et avec des chances
de l'ANC (African National en aucun cas un schéma direc- égales. J'espère vivre pour réa-
Congress - congress signifiant teur pour une société socialiste. liser cet idéal. Mais s'il le faut,
parti) pour le Transvaal, la Il est vrai qu'elle demande "la c'est un idéal pour lequel je
grande province du Nord, qui nationalisation des banques, suis prêt à mourir. »
concentre dans les mines d'or des mines d'or et de la terre.
et les industries dépendantes [...]". Mais une telle mesure est
Jean Guiloineau, traducteur
la plus grande population impérative car la réalisation de
de Nelson Mandela : Un long chemin
ouvrière du pays, et il assistait la Charte est inconcevable si
vers la liberté (Fayard, 1995) et auteur
au Congrès de Klipton avec ces monopoles ne sont pas
de Nelson Mandela, biographie
Walter Sisulu, son mentor et détruits ».
(Payot, 1994).
© déclarons :
a s
« Du gouvernement continental
de l'Afrique »
Notre continent nous donne le second ne vois pas l'intérêt de faire des efforts chacun
s territoire du monde (en étendue). Les de son côté pour entretenir d'importantes
richesses naturelles de l'Afrique pas- forces armées qui, de toute façon, seraient
sent pour être supérieures à celles de presque inefficaces en cas d'attaque sérieuse d'un État
n'importe quel autre continent. Pour tirer le particulier.
maximum de nos ressources actuelles et poten- Le troisième objectif dépend des deux premiers.
tielles, en vue de l'abondance et d'un bon ordre Si nous instituions une organisation commune
social, nous devons unir nos efforts, nos res- de planification économique et mettions nos
sources, nos compétences et nos intentions. armées en commun, il faudrait que nous adop-
Nous devons tous tirer une leçon de l'Europe, tions une politique étrangère et une diplomatie
par contraste. Cultivant par trop ses nationa- communes, afin de donner une direction poli-
lismes exclusifs, elle a sombré, après des siè- tique à nos efforts conjoints en vue de la pro-
cles de guerres entrelardées d'intervalles de tection et du développement économique de
paix instable, dans un état de confusion, sim- notre continent. [...]
plement parce qu'elle n'est pas parvenue à se La survivance de l'Afrique libre, les progrès de
donner une saine base d'association politique son indépendance et l'avance vers l'avenir
et de compréhension. [...] radieux auquel tendent nos espoirs et nos efforts,
Tandis que nous, les Africains, pour qui l'unité tout cela dépend de l'unité politique. [...]
est le but suprême, nous efforçons de concer- Tel est le défi que la destinée a jeté aux diri-
ter nos efforts dans ce sens, les néocolonia- geants de l'Afrique. C'est à nous de saisir cette
listes font tout pour les rendre vains en encou- occasion magnifique de prouver que le génie
rageant la formation de communautés fondées du peuple africain peut triompher des tendan-
sur la langue des anciens colonisateurs. [...] ces séparatistes pour devenir une nation sou-
Le fait que je parle anglais ne fait pas de moi veraine, en constituant bientôt, pour la plus
un Anglais. De même, le fait que certains d'en- grande gloire et prospérité de son pays, les
tre nous parlent français ou portugais ne fait États-Unis d'Afrique.
pas d'eux des Français ou des Portugais. Nous L'AFRIQUE DOIT S'UNIR, TRAD. LAURENT JOSPIN,
sommes des Africains et rien que des Africains, PRÉSENCE AFRICAINE, 1994, © PAYOT, 1964.
g La suprématie noire
selon Louis Farrakhan
ouis Farrakhan illustre par statut socio-économique, l'ac- ci-contre, lors de la célébration
ses discours un courant, cès aux études, la lutte contre du Saviour's Day, le 26 février,
certes minoritaire, mais la délinquance, et pour les jour de commémoration de la
très influent aux États-Unis, droits des femmes musulmanes. naissance de Wallace Fard
celui qui affirme la suprématie Les femmes, qu'on lui a pour- Muhammad, fondateur de la
des Noirs sur toutes les autres tant longtemps reproché de ne Nation of Islam, il y dénonce
races. Enfant du Bronx (New pas avoir conviées à la Million la responsabilité des Juifs dans
York) né en 1933, Louis Eugene la traite des Noirs, thème récur-
Walcott de son vrai nom avait Si Farrakhan fait rent dans une certaine partie
déjà conquis le public améri- de la communauté noire
référence à la paix et à
cain à l'âge de 14 ans, en rem- convaincue que nombre d'ar-
portant des concours nationaux la fraternité, il n'en est mateurs de la traite étaient de
avec son violon. Il enregistre pas moins réputé pour confession juive. Il n'hésite pas
par la suite plusieurs albums non plus à reprendre à son
ses positions radicales
de calypso sous le nom de The compte les vieilles accusations
Charmer. C'est en 1955, alors et ses dérapages. de l'antisémitisme chrétien,
qu'il donne un concert à qualifiant le judaïsme de « reli-
Chicago, qu'il noue ses pre- Man March, manifestation qu'il gion de suceurs de sang ». Le
miers contacts avec des parti- avait organisée en octobre 1995 monde de Farrakhan est déci-
sans de la Nation of Islam*, la à Washington, et qui était limi- demment très sombre. Normal,
plus puissante des organisa- tée aux hommes noirs ! S'il fait il est dirigé par Satan. Comme
tions musulmanes noires aux largement référence dans ses le montre le deuxième extrait
États-Unis, alors en pleine allocutions à la paix et la fra- ci-contre, c'est le Mal qui selon
expansion. Trois ans plus tard, ternité, il n'en est pas moins lui crée les nations, les reli-
c'est lui qui composera l'hymne réputé pour ses positions radi-
de l'organisation : White Man s cales et ses dérapages. Contre
Heaven is a Black Man's Hell. les Blancs, bien sûr, qu'il qua- Le tribun reprend
Proche de Malcolm X (cf. p. 94) lifie de « diables aux yeux à son compte
qui l'incite fortement à se bleus » et de « monstres ».
convertir, Farrakhan devient
les vieilles accusations
Conviction qui doit beaucoup
l'un des « ministres » du mou- au théoricien Léonard Jeffries de l'antisémitisme
vement, avant d'en prendre la (né en 1937), professeur au chrétien.
direction en 1978. département des Black studies
du City College à Harlem, et
« Un monde sans Blancs » qui défend lui aussi la thèse de gions, les systèmes politiques,
Depuis, devenu minister (minis- la suprématie des Noirs. Selon Lui qui détruit ceux qui s'op-
tre du culte), il exprime princi- ce dernier, il y a d'un côté les posent à lui et refusent ses
palement ses idées dans ses ice people » violents et cruels, principes... Est-ce pour mieux
sermons, largement diffusés et et de l'autre, les « suri people » sauver le monde que Louis
repris sur l'Internet. Il y prône compatissants et pacifiques. Farrakhan a tenu à apporter
l'indépendance du peuple noir Interrogé en 1995 sur la nature tout son soutien à Barack
en Amérique, d'un point de vue du monde qu'il aimerait laisser Obama pendant la campagne
à la fois économique, social et à ses enfants, Jeffries avait ainsi présidentielle? Un geste dont
intellectuel. L'objectif? Ne plus répondu : « Un monde sans le nouveau Président des États-
d é p e n d r e des Blancs. Se Blancs. » Mais Farrakhan s'est Unis se serait bien passé et
côtoient dans ses discours des aussi fait connaître pour ses qu'il a d'ailleurs catégorique-
revendications pour les droits prises de position homophobes ment refusé...
des Noirs américains, pour leur et surtout antisémites. Comme Victoria Gairin
M
nisés d'Afrique - Mozambique,
des suites d'un can- Angola, Zimbabwe - obtiennent
cer, le chanteur effectivement leur indépen-
jamaïcain Bob Marley (1945- dance. Seule l'Afrique du Sud
1981) demeure un artiste et un conservera la ségrégation
symbole mondialement connus. raciale jusqu'en 1991.
Décliné sur des millions de Acteur majeur du panafrica-
supports, son portrait constitue nisme* (l'Organisation de
en effet, selon le chanteur Manu l'union africaine fut fondée en
Chao, « le meilleur passeport 1963 à Addis-Abeba), l'empe-
qui existe. Avec un badge ou reur Hailé Sélassié (ou « Puis-
un T-shirt Bob Marley, tu peux Bob Marley (1945-1981). sance de la Trinité » en Amha-
faire le tour du monde, pénétrer rique) était également une
sans crainte dans les quartiers nonça à la tribune des Nations grande figure religieuse. Fidèle
les plus mal famés. [...] Il est unies, le 6 octobre 1963, l'em- au christianisme orthodoxe de
le seul à posséder cette dimen- pereur d'Éthiopie Hailé Sélassié l'église d'Éthiopie, il ne se
sion planétaire, à incarner la (1892-1975). Dans la lignée de reconnut jamais dans le culte
rébellion et la non-violence » son appel à la Société des que lui vouaient de nombreux
(cité par Francis Dordor dans nations*, en 1936, quand il pré- Jamaïcains, dont Marley, qui
Bob Marley, éditions Librio vint les gouvernements euro- voyaient en lui un nouveau
1999). C'est qu'à travers ses péens qu'à défaut de vaincre messie. Empruntant à Sélassié
chansons, l'artiste donna voix le fascisme en défendant l'Éthio- son nom d'origine (ou Ras
à une double revendication, pie contre l'invasion italienne, Tafari Makonnen, « Le prince
politique et religieuse, où pour ils auraient bientôt à le com- redouté et noble »), le rastafa-
faire bref il voua à la révolution battre chez eux, le chef d'État risme prolonge les mouve-
tiers-mondiste un véritable ments prophétiques et mes-
culte tout en faisant d'un nou- sianiques par lesquels les
Des chansons
veau culte - le rastafarisme - Africains et leurs descendants
une nouvelle idéologie révolu- qui vouent du Nouveau Monde s'appro-
tionnaire. à la révolution prièrent le christianisme et les
légendes bibliques pour don-
tiers-mondiste
Refrains universels ner sens à leur histoire. Cinq
un véritable culte. ans après l'assassinat de Sélas-
Soul Rebel, Lively Up Yourself,
Them Belly Full (But We Hun- sié à la suite d'un coup d'État,
gry), Révolution : autant de africain fait du racisme et de Redemption Song est le vérita-
titres de chansons qui, comme l'inégalité entre les hommes les ble testament de Marley, la
ceux des albums « Burnin' », principaux obstacles au nouvel dernière chanson de son der-
« Uprising » ou « Confronta- ordre international fondé sur nier album puis de son dernier
tion », annoncent une insurrec- la paix. Se refusant à la litote, concert, le 21 septembre 1980.
tion générale dont le modèle Bob Marley déclare « la guerre » Elle conjugue ainsi, en quel-
est assurément Get Up Stand (les paroles italisées dans la ques vers, une espérance reli-
Up (1973), ce refrain universel version française ci-contre sont gieuse née avec les spirituals
qui dit tout à la fois la dignité ses ajouts au discours de 1963). (cf. p. 28) et l'esprit rebelle
retrouvée dans la lutte et l'exi- L'appel d'Hailé Sélassié à l'unité d'un nouveau culte lié à la
gence d'une justice sans entra- et à la résistance africaines résistance contre l'exploitation
ves. Tout aussi célèbre, la chan- trouve dans sa chanson un écho économique et l'oppression
son War (1976) emprunte son d'autant plus fort qu'entre 1975 raciste des pauvres du tiers-
texte à un discours que pro- et 1980, les derniers pays colo- monde. A. M.
« Émancipe-toi de l'esclavage
mental »
War Guerre
| Until the philosophy Tant que la philosophie
%m ^ Which holds one race Qui tient certaines races
Superior and another, inferior pour supérieures et d'autres pour inférieures
Is finally, and permanently Ne sera pas complètement et définitivement
Discredited and abandoned discréditée et abandonnée
Everywhere is war Partout il y aura la guerre
Me say war Je dis : la guerre
That until there's no longer Tant qu'il y aura, dans chaque nation,
First-class and second-class citizens Des citoyens de première classe et de seconde
Ofany nation classe
Until the colour of a man's skin Tant que la couleur de la peau d'un homme aura
Is of no more significance plus de signification que la couleur de ses
Than the colour ofhis eyes yeux
I've got to say war Je dis qu'il y aura la guerre
La culture hip-hop,
nouvelle scène de la pensée noire
C'est par le rap, le slam et autres pratiques nées cours du type : « jeunesse noire Panthers*, et The Notorious BIG
d'une culture de la rue que les jeunes vivent et hip-hop » ou encore « Hip-hop deviendront par leurs fins tra-
aujourd'hui leur identité noire. Au risque de voir la et expérience afro-américaine ». giques des icônes de la jeune
négritude récupérée sur un plan commercial... Il commence même en France histoire du rap.
à conquérir l'université, ainsi à Depuis, la nouvelle scène amé-
« Si vous décrétez que le hip-hop avait fait scandale à la très pres- Tours, où il fait partie du cursus ricaine offre une palette de
n'est plus, alors vous signifiez tigieuse université de Harvard d'anglais : « On ne peut pas tendances, de la plus militante
aussi que l'âme des jeunes Noirs où il enseignait alors, avec un parler de la communauté noire à la plus commerciale, où la
est morte, que la flamme de premier CD de rap, « Sketches « cause » noire reste présente,
l'espoir s'est éteinte, que notre of my Culture », par lequel il « Pourquoi le par exemple dans les textes
communauté n'a plus d'autre entendait transmettre l'histoire d'un Kanye West : « Bush se
Blanc a-t-il peur
fin que l'autodestruction. » À la noire à ceux qui sont privés de fout des Noirs », lance ce rap-
sortie de son second album de culture livresque. C'est pourtant du Noir? » peur au moment du cyclone
hip-hop en 2007, Cornel West* à Harvard, au Du Bois Institute, Public Enemy, Fear Katrina. Le rappeur |ay Z s'in-
professeur à Princeton et l'un dirigé par le pape des Black ofa Black Planet, vestira dans la campagne
des spécialistes les plus en vue Studies, Henry Louis Gates |r.* Defjam (1990) d'Obama (lequel d'ailleurs ne
des études afro-américaines, ne lui-même, que sont hébergées cache pas son goût pour le hip-
mâchait pas ses mots pour dire depuis un an les archives du américaine sans parler du hip- hop), tandis que l'on doit à Will.
l'importance prise par ce mou- hip-hop ouvertes en 2002. Hier hop », assure le professeur Ar- I.Am, le clip de soutien au nou-
vement culturel qui associe encore domaine réservé des iette Frund. veau président des États-Unis.
danse, graffitis, rap, slam, DJ Noirs pauvres, le hip-hop fait La musique rap est la manifes- D'autres se veulent plus radi-
(disc-jockeys) et MC (maîtres de dorénavant partie de la culture tation la plus populaire de caux, comme Nas, qui a créé la
cérémonie). En 2002, déjà, West officielle américaine, avec des cette culture née dans les ghet- polémique en 2007 en voulant
tos noirs et latinos à la fin des baptiser son album du mot le
GLOSSAIRE années i960. Le rap s'illustre plus injurieux pour dire nègre :
Flows. Façon dont le rappeur pose les syllabes sur le rythme du d'abord avec des groupes tels Nigger. Avec prudence mais
morceau. Élément fondamental de la musicalité du rap. Africa Bambaataa, Grandmaster sans autre concession, le rap-
Flash, Kool Herc qui expriment peur le sortira sous le titre
Hip-hop. Mouvement culturel et artistique né dans les ghettos les désillusions des jeunes Noirs Untitled (« Sans titre »)...
de New York dans les années 1970 et composé de cinq piliers : la après les grands combats pour
danse, le rap, le graffiti, le slam et la production musicale (avec les droits civiques. Le discours Hommage à Césaire
les Dj : dise jockeys, et les MC : maîtres de cérémonie). se radicalise dans les années En se répandant dans le reste
1980 avec un groupe comme du monde, la culture hip-hop
Rap. Apparu dans les années 1970 aux États-Unis, ce genre musical Public Enemy, dont le combat continue de porter le message
très rythmé appartient au mouvement culturel du hip-hop. Ses contre les inégalités sociales et de la cause « noire ». En France,
thèmes sont souvent revendicatifs, voire violents et sexistes raciales se réclame de Mal- elle est devenue le mode d'ex-
(notamment dans le gangster rap). colm X (cf. p. 94) et ira jusqu'à pression d'une jeunesse immi-
frayer avec l'extrémisme d'un grée qui se retrouve dans ce
Slam. Inventé en 1984 à Chicago par Marc Smith, ce genre musical Farrakhan (cf. p. 102), le leader vocabulaire de l'exclusion, du
de la culture hip-hop est une performance poétique, a cappella de Nation of Islam*. Assassinés ghetto, et qui reprend à son
ou sur fond musical, dont les thèmes, variés, sont le plus souvent à l'âge de 25 ans dans des compte les thèmes du racisme
improvisés. Pratiqué aujourd'hui en France par Grand Corps conditions mal élucidées en ou encore du déni de l'histoire
malade ou Abd al Malik. 1996 et 1997, Tupac Shakur, fils coloniale. Noir ? « Un départe-
de deux membres des Black ment de l'humanité » pour Abd
Le slameur français d'origine congolaise Abd al Malik, ici sur scène en août 2007.
al Malik, dont le dernier album, arme pour redonner force et foi « La négritude de Nicolas Sarkozy ! « Nous
Dante (Atmosphérique, 2008), à notre fertile terroir aujourd'hui avons dans la boîte noire tous
rend un vibrant hommage à je me fais avocat défenseur d'un est un combat les secrets de l'histoire », scande
Aimé Césaire (cf. p. 56) : « De peuple noir. » Autre mot réfé- contre tous le chanteur qui veut « recons-
Fort-de-France à Oujda, de rence : roots (racines). Venu des les racismes. truire pour les jeunes généra-
Cayenne à Brazzaville, il ras- États-Unis, il s'exporte partout tions, le puzzle de l'histoire
semble encore. Intellectuels, où l'on part en quête de son Il faut la vivre africaine ».
peuple des cités, noir ou blanc, histoire. Le rappeur français OFX et l'incarner. En France, la Négritude* s'ex-
je vous salue de la part du nè- l'a choisi pour titre de l'un de Pour moi, elle est hibe aujourd'hui sur des tee-
gre fondamental [...] ; Moi la- ses albums. Et Mokobé, d'ori- shirts, où elle nourrit la culture
minaire je prends le flambeau gine malienne, membre du tout simplement hip-hop. Certains s'en inquiè-
avec mes flows avec mon cœur groupe 113, chante dans « Mes un synonyme tent : « Tu es noir, donc tu es
avec ma bande. » racines » en 2007 (Mon Afrique, d'humanité. » légitime mais cela tourne à
Sony BMG) : « J'ai la couleur d'ia l'opportunisme », dénonce le
Combat misère, j'suis noir et fier frè- Capitaine Alexandre « slameur » du collectif Chant
ou commerce? re/Descendant d'esclave on a (ADN) d'encre et romancier Edgar
Noir? C'est aussi la couleur du traversé la mer. / Chaque jour dignement l'histoire du conti- Sekloka. « Le rap commercial
livre ADN comme « Afriques mes racines m'rattrapent/j'pen- nent tout entier. Il faut assister racole en jouant superficielle-
Diaspora Négritude », autoédité se à retourner au bled. » Tandis aux concerts du rappeur séné- ment sur ces thèmes qui mar-
par le slameur camerounais de que Casey, rappeuse d'origine galais Didier Awadi où, sur grand chent », poursuit-il. La négri-
Lille, Marc Alexandre Oho Bam- martiniquaise, décode pour ses écran, défilent les images d'ar- tude récupérée? Par un
be, dit Capitaine Alexandre. Ses concitoyens français ses origines chives de Cheikh Anta Diop (cf. communautarisme agressif
textes recherchés, mis en page antillaises : « Connais-tu le p. 64), Malcolm X (cf. p. 94), pour les uns sans doute, mais
comme une partition, sont ri- créole et son mélange de méla- Nelson Mandela (cf. p. 92) et pour bien d'autres, elle est
ches de citations, de Steve Biko* nine / Le Béké qui très souvent autres « grands hommes » du devenue l'emblème d'un com-
à Edouard Glissant (cf. p. 6 et tient les usines... » (Tragédie monde noir. Dans son studio de bat plus vaste, qui concerne
112) et sont autant de « soleils d'une trajectoire, Dooeen Da- Dakar, le même compose un rap toute l'humanité.
noirs ». « Mais chaque étudiant mage, 2006). « Afrique » est en mixant explosivement une
noir est une lumière d'espoir tu l'autre mot-clé de l'origine my- conférence de Frantz Fanon (cf. Valérie Marin La Meslée,
peux me croire le savoir est une thifiée. Il s'agit de réinvestir p. 88) avec le discours de Dakar avec Victoria Gairin
Quand le combat
entre à l'université
Le combat pour l'abolition de l'esclavage et contre la ségrégation, pour l'éga- sociologie, l'économie politique,
lité des droits et la reconnaissance de la minorité noire s'est autant déroulé l'anthropologie culturelle et la
dans la rue et sur les estrades politiques qu'à l'université. Aujourd'hui, c'est critique littéraire, qu'ils trans-
par les Black et les cultural studies que les intellectuels portent le combat de forment en boîtes à outils
la minorité noire. Non sans risque d'amalgame et de récupération. conceptuelles pour penser leur
situation. Leurs idées circulent,
Dès l ' é m e r g e n c e , au xixe siècle, en offrant une formation sépa- mais eux restent victimes de
des premiers intellectuels et rée - et prioritairement techni- Les intellectuels ségrégation*, sans autre tri-
abolitionnistes noirs, l'éduca- que et professionnelle - aux noirs contribuent bune que les universités noires.
tion est un moyen et un enjeu Afro-Américains. Il faudra l'am- Ils fondent donc leurs propres
à l'essor de réseaux de recherche et d'infor-
de l'émancipation, et donc un bition tenace de deux généra-
objectif autant qu'un mode tions, celle du talented tenth nouvelles mation (The Negro Academy, The
d'action politique. Les premiè- -tels les historiens W.E.B. Du disciplines comme journal of Negro History, The
res universités noires aux États- Bois (cf. p. 30) et Carter G. Wood- journal of Negro Education ; les
la sociologie. revues Crisis, Opportunity, Phy-
Unis (Fisk, Atlanta, Howard, son -, puis celle des New Ne-
Morehouse, Tuskegee...) voient groes - Charles S. Johnson, Ezra lon...) et développent leurs pro-
le jour après la guerre civile, Franklin Frazier, Zora Neale (Chicago, Philadelphie, Harvard, pres idéologies (panafricanis-
mais sont dirigées par des Hurston, Langston Hughes (cf. Columbia...) et y fassent en me*, Négritude*...). Surtout ils
Blancs ou des Noirs « accom- p. 48), Sterling Brown... - pour même temps qu'eux entrer la interviennent dans la sphère
modationnistes » tel Booker que les intellectuels noirs intè- question noire. publique en soutenant la forma-
T. Washington (cf. p. 32). Elles grent les prestigieuses univer- Ils contribuent alors à l'essor de tion des adultes et l'éducation
avalisent la ségrégation raciale sités blanches de la IvyLeague nouvelles disciplines comme la populaire.
Paul Gilroy : C'est une notion commune aux anthropologues qui exporte aujourd'hui dans le reste L ' Atlanti( l ue
. « x l - .. • noir, modernité et
qui, dans la lignée de Melville Herskovits, insistent sur l'impor- du monde ses termes techniques. Mais . '
double conscience
tance de la continuité des formes culturelles entre l'Afrique et en Amérique, la conception de l'iden- ^Kargo 1 9 9 3 ) e t
le Nouveau Monde. Moi, je leur ai volé ce terme pour montrer tité noire n'a rien à voir, non seulement de Postcolonial
que pour les esclaves, l'océan Atlantique était un continent en avec l'histoire des Caraïbes et de l'At- Melancholia
négatif. L'horreur et la violence du bateau négrier ont produit lantique noir mais encore de l'Afrique, (Columbia
des identités et une culture nouvelles. Aujourd'hui, cet Atlan- de ses besoins et de son futur. Nous University Press,
tique noir historique n'est plus, mais il en existe un autre, dif-pouvons tous avoir un téléphone mo- 2004^
férent : celui des Africains qui risquent la mort en traversant bile qui fonctionne grâce aux compo-
clandestinement la mer pour rejoindre l'Europe. sants fabriqués avec le tantale du
Congo, mais l'Afrique ne fait pourtant
LP. : La notion d'identité noire a-t-elle encore un sens ? Qu'ont pas partie de notre avenir. Elle demeu-
en commun un écolier d'une banlieue française, un avocat re hors de l'histoire quand les États-Unis sont supposés être
de Dakar et un rappeur new-yorkais ? le modèle racial du futur. Mais la réussite d'un Obama ou
P.S. : Le racisme les rend interchangeables. Ils sont obligés d'une Condoleezza Rice n'exclut pas que d'autres leaders
de partager ce Moi ontologique* alors que leurs expériences noirs apparaissent ailleurs.
de vie très différentes ne leur permettent pas de le gérer.
Mais il faut refuser la conception essentialiste de l'identité L P. : Que pensez-vous de la fascination qu'exercent les formes
au profit de notions plus élaborées de solidarité, de ressem- d'expressions artistiques africaines et afro-américaines sur
blance, et de subjectivité. le reste du monde?
P. S. : Il faut développer aujourd'hui une approche post-exotique
LP. : Le postracialisme d'Obama ne représente-t-il pas une des cultures noires. La multiculture dans laquelle baignent les
sortie vers la fin du problème noir? villes d'Europe postcoloniale doit permettre de se libérer des
P.S. i Pour moi, la célébrité d'Obama montre seulement que différences raciales et ethniques. Nous ne sommes plus obligés
l'idée de W.E.B. Du Bois (cf. p. 30) d'une double conscience de nous emparer de l'altérité de l'Autre. Nous commençons à
comme définition de la condition noire aux États-Unis n'exis- voir ce qui compte vraiment pour chacun de nous.
te plus. Les deux « moi » combattants ont été réunis. Le Propos recueillis par Catherine Golliau
« Nègre » est finalement reconnu comme un citoyen américain et Valérie Marin La Meslée
Alors qu'elles font l'objet d'ar- dans les années 1950, quand géopolitique. Il s'agit en effet, vement* trouve pourtant une
dentes revendications depuis un l'anthropologue Melville Hers- dans le contexte de la guerre traduction académique avec la
demi-siècle - pour les avoir dé- kovits* et d'autres universitaires froide et de la décolonisation, prise militaire de campus uni-
fendues, le philosophe Alain blancs fondent l'African Studies de redessiner la carte du monde versitaires comme Cornell et
Locke (cf. p. 46) sera même li- Association. Mais la préséance vu de l'Occident. La contestation Berkeley et la création en 1969
cencié en 1925 par le président qu'elles accordent à l'histoire et que portent alors les mouve- de l'African Héritage Studies
blanc de l'université Howard à la géographie sur l'étude des ments politiques et culturels Association. Les Black studies
(Washington DC) -, les études littératures ou de la pensée ré- noirs comme Nation of Islam*, sont nées, et bien vivantes :
africaines deviennent légitimes vèle une fonction clairement Black Panthers* Black Art Mo- outre l'analyse des trau- •••
••• matismes générés parla de nouveaux mots d'ordre si elles renvoient au continent dans le contexte de l'affirmative
traite, le colonialisme et les (« l'afrocentrisme », la « déco- noir, les Afiricana studies ne sont action - cette volonté politique
différentes formes d'oppression lonisation mentale ») parfois ni une aire ni une culture spéci- de compenser les discrimina-
raciale, elles mettent l'accent empruntés à des penseurs afri- fiques. Elles marquent plutôt tions raciales par le recrutement
sur les recompositions identitai- cains comme Cheikh Anta Diop une volonté d'inventer et d'in- systématique de Noirs dans
res et culturelles, en Afrique et (cf. p. 64), mais le nom de ces ventorier de nouvelles pratiques toutes les professions dont ils
dans le Nouveau Monde. Le nouvelles études dit bien toute sociales et culturelles, dans la étaient généralement exclus -,
modèle nationaliste (Afro-Ame- la dimension utopique de ces solidarité entre Nord et Sud. la plupart des universités amé-
rican studies) se double bientôt projets théoriques et politiques : Sous la pression militante et ricaines tâchent d'africaniser les
sciences et le corps enseignant. Morrison (cf. p. 72), et impen- en effet de la culture un espace
Elles favorisent ainsi, dans les sable d'étudier la littérature de pouvoir et de luttes. La ten-
années 1980 et 1990, l'intégra- française sans tenir compte des tation hégémonique des classes
tion de nombreux penseurs auteurs antillais ou africains. dominantes sur l'élaboration des
exilés d'Afrique. Recrutés dans Les intellectuels noirs ont éga- « valeurs » est battue en brèche
des départements d'anglais, de lement mené leurs luttes acadé- par les résistances - passives ou
français ou de philosophie, ces miques en Europe : dès les an- actives - que lui opposent des
derniers participent à l'essor de nées 1930, des historiens groupes ou des individus dont
nouveaux domaines, en parti- l'identité se fonde désormais sur
culier la critique littéraire et la des formes diverses - et parfois
philosophie africaines. Ils se
Les Black et simultanées-d'appartenance :
défient pourtant généralement cultural studies l'origine, la religion, l'âge, le
des Black ou Africana studies : sont aux États- genre, le style de vie... D'abord
leur expérience des dictatures cantonnées aux marges, les
africaines reconnaît aisément
Unis exposées aux cultural studies voient leur fé-
quels fourvoiements identitaires nouveaux dangers condité théorique progressive-
peuvent cacher certains mots du « politiquement ment reconnue. Mais leur trans-
d'ordre ou la réduction de l'afri- fert outre-Atlantique, où elles
canité à des oripeaux vestimen-
correct ». rencontrent les Black studies, les
taires. L'« authenticité », concept expose aussi aux nouveaux dan-
central de l'afrocentrisme noir caribéens comme Eric Williams gers du « politiquement cor-
américain, fut en effet jadis pro- (1911-1981) et C.R.L. |ames* rect » ou du commerce acadé-
mue par l'ancien président du (1901-1989) introduisaient de mique, si bien illustrés par
Congo et dictateur Mobutu nouveaux questionnements sur l'aventure de l'Encyclopedia
(1930-1997), qui voyait dans la l'importance de la traite dans Africana : jadis conçue par Du
toque léopard et l'uniforme l'essor du capitalisme, ou le rôle Bois sur le modèle de l'encyclo-
Abacost (« à bas le costume », des esclaves et des hommes pédie Britannica, comme la
sous-entendu celui des Blancs) politiques noirs dans les boule- somme des connaissances dis-
les marques les plus sûres d'une versements révolutionnaires de ponibles sur le monde noir, elle
décolonisation réussie ! la fin du xvme siècle. Passées les est achevée en 1998, sous
luttes anticoloniales, certains l'égide d'une prestigieuse équi-
Racialisation s'installent en France ou en pe de penseurs africains et
des cultures Grande-Bretagne et rejoignent afro-américains (Henry Louis
Dans certains cas, les Black le plus souvent l'enseignement, Gates Jr.*, Anthony Kwame
studies ont pu reconduire des après de prestigieuses études. Appiah*, Cornel West*...). Mais
travers de la pensée coloniale, En Angleterre, le Jamaïcain en chemin l'encyclopédie est
comme l'obsession pour la pu- Stuart Hall* (né en 1931) et son devenue Encarta Africana, Mi-
reté ou la racialisation des cadet, Paul Gilroy (né en 1956, crosoft étant passé par là...
cultures. Il est clair, toutefois, voir interview p. 109) prennent Aujourd'hui, dans leurs mises à
qu'elles ont ébranlé les frontiè- alors une part essentielle au jour régulières et leur mouve-
res sociales et culturelles en développement des cultural ment perpétuel, Black et cultural
décloisonnant les imaginaires studies. Elles aussi venues de studies entrent en collision avec
autant que les disciplines : il l'éducation populaire, et fondées les études des diasporas et de
est aujourd'hui impossible, sur le souci de légitimer les la galaxie postcoloniale, qui
outre-Atlantique, d'étudier les cultures dominées - celles de la s'intéressent plus spécifique-
sciences humaines sans convo- classe ouvrière, de l'immigration ment aux multiples effets de la
quer la littérature, inimagina- et bientôt des minorités sexuel- présence occidentale dans le
ble d'étudier la littérature les - comme matrices de nou- monde et, réciproquement, de
américaine sans évoquer Fre- veaux savoirs à l'heure des mass la présence toujours plus active
derick Douglass (cf. p. 26), Ja- média, ces nouvelles approches du monde au sein de l'Occident.
mes Baldwin (cf. p. 62) ou Toni des phénomènes sociaux font Anthony Mangeon
Édouard Glissant
« La créolisation du monde est infinie »
le Point : Comment « naît » la pensée noire ? p. 56). Mais j'ai tout de suite compris que le phé-
1928. Naissance à la Martinique. Edouard lissait ; Le terme de « pensée noire » nomène même de l'écriture était créolisation,
1956. Soleil de la conscience,
me paraît un peu raciste : imaginez-vous dire c'est-à-dire mélange et complexité. J'ai fréquenté
essai.
1958. La Lézarde, roman,
« pensée blanche »? Pensée noire est pourtant les œuvres de Césaire, autant que celles de Faulkner
Prix Renaudot. acceptable, du moins comme base pour une dis- et de Saint-john Perse. Tous n'étaient pas des nè-
1959. Création du Front cussion sur les rapports entre cultures, parce que gres, tous étaient créoles. Au départ, j'ai fait ce
antillo-guyanais. la plupart des gens ont intégré choix, presque rhétorique, de
1964. Le Quatrième Siècle,
roman.
les principes du racisme d'une « La pensée noire la culture du métissage et de
1981. Le Discours antillais, essai. façon telle que l'expression leur l'échange. Mais il ne peut y
1982-1988. Directeur du paraît évidente, je dirais, quant
naît de la traite, avoir de créolisation sans pen-
Courrier de l'Unesco. à moi, pensée de l'Afrique et de l'esclavage, sée noire. Ni créolisation sans
1988. Enseignant à l'université
de Bâton Rouge (Louisiane).
de ses diasporas, parce qu'il y de la lutte contre culture blanche. On ne parle
1990. Poétique de la relation, a des Noirs qui sont créoles*, pas encore de culture noire
essai. comme M. Barack Obama (cf.
l'esclavage. Elle naît parce que la lutte pour l'éman-
1995. Professeur de littérature p. 116), dont la pensée est à la de la souffrance. » cipation des Noirs n'est pas
à la City University de New York.
1997. Traité du Tout-Monde,
fois noire et blanche. Vous ne terminée, mais on devrait dire
essai. pouvez pas dire de Hegel* que c'est un penseur cultures noires comme on dit cultures blanches,
2009. L'Intraitable Beauté noir. Et pourtant il a pensé la théorie du maître ou plutôt cultures de la diaspora africaine comme
du monde (avec Patrick et de l'esclave... En conservant votre terminologie, on dit cultures européennes.
Chamoiseau), et Philosophie
de la relation, essai.
on peut dire que la pensée noire naît de la traite,
de l'esclavage, de la lutte contre l'esclavage. Elle I.P. : En quoi la Négritude s'oppose-t-elle à la
naît de la souffrance. créolisation ?
1.6. : Être créole ne signifie pas abolir toutes les
LP. : Dans quelle mesure votre itinéraire est-il constituantes de votre être, en entrant dans une
marqué par la pensée noire? espèce de méli-mélo de l'identité. Elles entretien-
1.6. ; D'abord, je suis né sur une plantation, et nent des rapports entre elles, mais la constituante
jusque très tard, presque tous les jours, j'ai écouté africaine est fondamentale. C'est par elle que la
des conteurs créoles : poétique de l'oralité, passion créolisation commence. Or comment s'est faite la
d'un temps déchiré, reconquête d'un espace aliéné. créolisation des Amériques? Par des mélanges
L'écriture et la structure de mes œuvres leur doivent entre Africains et non-Africains. )e crois qu'il y a
beaucoup. Ensuite, la Négritude* de Césaire (cf. dans la voix et la pensée africaines une propension
••• L P. : Sortir de sa « condition noire », est-ce troisième gouffre, l'inconnu du pays où ils débar-
encore une étape difficile ? quent. La traite est une immense expérience du
L 6 . : C'est une étape difficile et c'est normal. Après gouffre, de l'inconnu, de la chute. On tombe, on
des siècles de traite, d'esclavage, d'oppression et tombe, on tombe, on ne sait pourquoi, ni où. La
d'exploitation, on peut comprendre que des Noirs plupart des écrivains antillais, quelle que soit leur
refusent toute espèce de compromis. Or il faut langue, sont sensibles à cette dimension du gouf-
abandonner la fixité du combat sur une base ra- fre. Derek Walcott (cf. p. 74) dit que « l'Histoire,
ciale pour entreprendre la multiplicité d'un combat c'est la mer. » Ce qui fait l'unité des Nègres dans
sur une base mondiale, ce que j'appelle le « Tout- le Nouveau Monde, c'est ce chemin sous-marin.
Monde ». Quand on opère ce transfert, qui est Tous les Noirs du Nouveau Monde sont fils du
véritablement une mutation, gouffre. Et beaucoup de Noirs
on ne trahit pas sa nature « Tant que Ton n'aura américains s'accrochent au
noire, on la développe dans un pas établi la réalité gouffre comme seul recours
autre cadre, celui de cette mul- possible, ce qui n'est pas le cas
tiplicité du monde, et ça, c'est de ce cimetière d'Obama.
intéressant. qu'est l'Atlantique,
il manquera quelque LP. : Vous parlez des Noirs
LP. : Pensez-vous que les américains. Mais les autres?
chose à l'imaginaire
Blancs doivent réparation aux 1.6. ; )e vais au-delà. )e pense
Noirs? des humanités. » que ce gouffre est un non-dit
1.6.: Nous, les Noirs n'avons des cultures mondiales : tou-
pas à demander des réparations, mais à nous met- tes les humanités sont filles de ce gouffre-là. Tant
tre en état de ne pas en avoir besoin. Par exemple que l'on n'aura pas établi la réalité de cet im-
en devenant président des États-Unis. À mon avis, mense cimetière qu'est l'Atlantique, il manquera
c'est cela, une vraie pensée noire. Une vraie pensée quelque chose à l'imaginaire des humanités.
africaine. Quoique la seule exception à cette affir-
mation soit justement l'Afrique elle-même, parce LP. : Tant que la traite ne sera pas aussi connue
qu'en l'occurrence il ne s'agit pas de réparation, de tous que la Shoah?
mais d'un déni de justice qui, depuis le début, a 1.6. : Je peux le dire sans aucune espèce de re-
dépossédé un continent de toutes ses forces vives : vendication : il y a ce non-dit de l'histoire des
des millions de gens pendant la traite, à l'époque humanités qui doit être rattrapé. C'est ce que
où les populations n'étaient pas si importantes. l'élection de Barack Obama a commencé à faire
Puis toutes les richesses du continent du fait de la avec l'histoire américaine, en rattrapant le fait (le
colonisation. Dans ce cas, il n'est pas question de non-dit) que Thomas jefferson et George Washing-
réparation, mais de lutte contre cette opposition ton, parmi les premiers présidents des États-Unis,
bien réelle entre la richesse d'un continent et la les héros de la liberté, étaient des propriétaires
pauvreté inouïe des gens qui l'habitent. d'esclaves. Président des États-Unis, M. Obama
n'a pas besoin de réclamer quoi que ce soit à la
LP. : Dans votre adresse à Obama, coécrite avec partie blanche de la population de son pays, c'est
Patrick Chamoiseau, L'Intraitable Beauté du mon- cela qui est extraordinaire avec le phénomène de
de, vous appelez le nouveau président des États- son élection.
Unis « fils du gouffre ». Que voulez-vous dire ?
1.6. : Au début de mon livre Poétique de la relation, LP. : Qu'est-ce qu'un jeune Noir de banlieue a à
je dis que ce qu'il y a de terrifiant dans la traite faire avec la créolisation ?
des Nègres, c'est que c'est le moment où ils sont 1.6. : Le jeune Noir de France est un mélange.
confrontés à trois figurations du gouffre. Le premier, Même s'il est radical et renfermé sur lui-même.
c'est l'ignorance : ils ne savent pas où on les em- Le rap, le slam, le hip-hop (cf. p. 106) sont des
mène, ils ne savent pas pourquoi, ils ne peuvent mélanges. Il y a déjà mutation, puisque de jeunes
pas penser que c'est pour aller travailler. Le deuxiè- chanteurs mettent certains de mes textes, répu-
me, c'est la profondeur de la mer : ils pensent - et tés incompréhensibles, en musique et utilisent
ils ne sont pas seuls à le penser car, aux xiv e et des termes comme « créolisation » : j'en suis le
xve siècles, les Européens le pensaient aussi - que premier surpris. C'est là que se produit la muta-
la mer tombe dans un gouffre semé de pistes sous- tion. Il y a quarante ans, personne ne comprenait
marines et de cadavres d'Africains. Et puis il y a un ce que j'essayais d'écrire, mais aujourd'hui tout
le monde y pressent quelque chose, même si c'est crois que nous allons vers l'apparition de nations-
compliqué. Parce que le monde est compliqué. relation. Un pays comme le Brésil pourra en être
Et si vous en rendez compte en littérature d'une un exemple, la dimension économique mais pas
manière claire, vous passez à côté et cela n'a de recours à la puissance militaire pour agresser
aucun intérêt. La sensibilité de ces jeunes pour d'autres nations, la richesse culturelle mais consti-
tous ces thèmes montre que le monde avance, tuée d'une énorme variété de différences qui s'ac-
et que, dans son avancée, il éclaire ce qui est cordent, de mélanges qui se réalisent. Le Brésil
obscur. Le jeune Noir des banlieues, comme tous sera à la fois un continent et un archipel, ou plutôt
les jeunes engagés dans la nouvelle multiplicité une série d'archipels : une pensée qui n'impose à
du monde, porte ces mélanges, ces inextricables. personne, une identité qui se questionne. Mais de
Michel Butor, quand on lui demandait : « Pourquoi tels changements, qui seront foudroyants, nous
est-ce si compliqué, ce que vous écrivez? », ré- interrogent aussi. Il faudra nous habituer à cet
pondait : « Ce n'est pas moi qui suis compliqué, inextricable et à cet imprévisible.
c'est le monde. »
L P . : Dans quelle mesure un Noir serait-il
LP. : Césaire disait : « Laissez entrer les peuples mieux préparé que d'autres à cette complexité du
noirs sur la grande scène de l'histoire. » Pensez- monde à venir?
vous œuvrer vous-même à faire entrer les cultures 1.6. : C'est une des questions que l'on peut se
africaines sur la grande scène du monde ? poser, à propos de ce que vous appelez la pensée
1.6. : Non, ce que je fais, c'est essayer de lever un noire. Césaire a dit qu'elle a des liens avec le cosmos
voile sur une obscurité d'ignorance que l'on a fait et n'est pas une pensée rationnelle. Je ne m'en
peser sur les cultures africaines, alors que ces réfère pas à ce qu'aurait dit Senghor, que « l'émo-
cultures sont allées beaucoup plus loin dans l'obs- tion est nègre et la raison hellène », car je ne suis
cur révélateur que les cultures occidentales. Et pas d'accord du tout : un Nègre peut être président
s'il y a une pensée noire qui peut être décidée, des États-Unis ou ingénieur à la Nasa, rangé du
c'est sans doute dans cette côté de la « raison » tout autant
capacité à entrer dans l'obscur « Les Africains qu'inspiré comme Rimbaud ou
et même dans l'« indécis » un griot africain, là n'est pas le
ont le génie
fructueux de l'être. L'Occident problème.
a suivi une route magnifique, de la créolisation. Mais dans les histoires africai-
mais qui a abouti quelquefois Ils créolisent plus nes, celles des grandes desti-
à une difficile solitude des iden- nées, comme celle de Chaka
profondément que
tités ou à leur exaspération par exemple, le terrifiant des-
nationaliste ou raciste. Le dan- d'autres peuples. » pote, héros du peuple zoulou,
ger de la pensée noire serait les devenirs sont liés à une
qu'elle puisse déboucher sur une indistinction des capacité de fusion avec l'énergie du monde, et
identités, non moins réductrice. Le risque pour les c'est là que la pensée noire diffère d'un mode de
sociétés africaines ou créoles serait alors que les pensée occidental. Césaire (encore) l'a dit : « Ceux
Noirs se considèrent partout comme les mêmes, qui n'ont inventé ni la poudre ni l'électricité [...]
à la manière dont les Blancs disaient au début du mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de
xxe siècle que « tous les Nègres se ressemblent », toutes choses. » C'est une réalité. La pensée afri-
parce qu'ils sentaient bien qu'il y avait là quelque caine fonctionne ainsi et c'est pour cela que les
chose qu'ils ne pouvaient pas analyser vraiment, Africains ont le génie de la créolisation. Ils créo-
c'est-à-dire maîtriser. lisent plus profondément que d'autres peuples.
Parce que la pensée noire a cette capacité de
LP. : En 1900, Du Bois annonçait que le problème dépasser l'entendement pour entrer dans une
du xxe siècle serait celui de la couleur. Quel sera, participation généralisée. Tandis que la pensée
selon vous, celui du xxie siècle ? occidentale entre, elle, dans une intellectualité
1.6. : Celui de la fréquentation de l'inextricable. généralisée, qui isole le plus souvent. Mais que
On va être obligé, par la complexité même du dire des pensées chinoises, indiennes, japonaises,
monde, d'abandonner les insuffisances et les in- précolombiennes ou océaniennes ? La créolisation
justices de la constitution des sociétés en États- du monde est infinie... •
nations, lesquels vous procurent des certitudes, Propos recueillis par
mais au prix de la domination sur les autres. Je Valérie Marin La Meslée
BARACKOBAMA:
Alors, quand on leur demande, pour
favoriser la déségrégation, de faire pren-
dre à leurs enfants un bus qui les amè-
PLUS PARFAITE »
ou un poste dans une bonne université
en raison d'une injustice dont ils ne
sont en rien responsables, quand on
leur explique que leur peur de la crimi-
nalité dans les banlieues est une forme
Le 18 mars 2008, le candidat Obama prononce de préjugé, la rancœur s'accumule.
à Philadelphie un discours aussitôt considéré
comme historique où il appelle à dépasser le
Voilà où nous en sommes : dans une
problème des races.
impasse raciale où nous demeurons
« Même pour les Noirs qui s'en sont enfermés depuis des années. Contrai-
sortis, les questions de race et de rement à ce que disent certains de mes
racisme continuent de définir fonda- critiques, blancs ou noirs, je n'ai jamais
mentalement leur vision du monde. eu la naïveté de croire que nous pour-
Pour les hommes et les femmes de la rions régler nos différends raciaux le
génération du révérend Wright, la temps d'un mandat présidentiel, ou du
mémoire de l'humiliation, du doute et seul fait d'une candidature, une can-
de la peur n'a pas disparu, pas plus didature aussi imparfaite que la mienne.
que la colère et l'amertume de ces Mais j'ai affirmé ma conviction profonde
années-là. Cette colère ne s'exprime - une conviction ancrée dans ma foi
peut-être pas en public, devant des en Dieu et dans le peuple américain :
collègues ou des amis blancs, mais on en travaillant ensemble, nous arrive-
De l'esclavage à Obama,
1500 ans d'histoire
652. Début de la traite arabe. Par1454. Le pape Nicolas V auto- 1 6 2 0 . Premiers arrivages protestation de Germantown,
le traité du « Baqt », les Arabes rise Alphonse V dit « l'Africain » d'esclaves africains dans les qui s'oppose fermement à
imposent aux chrétiens de Nubie (1432-1481), roi du Portugal, à colonies anglaises (futurs l'esclavage.
(habitants de la vallée supérieurepratiquer la traite entre l'Afri- États-Unis). 1716. Une permission royale est
du Nil), la livraison de 360 escla-
que et Lisbonne. 1635. Les Français, déjà implan- accordée aux ports de Rouen,
ves par an. 1482. Les Portugais édifient tés sur l'île Saint-Christophe, à La Rochelle, Bordeaux et Nan-
869. Début de la révolte des des forts sur le littoral entre le l'est de Porto Rico, occupent tes pour faire « librement le
Zanj. Des esclaves noirs origi- Sénégal et le Cameroun. désormais la Martinique et la commerce des Nègres ».
naires de l'Est de l'Afrique, qui 1492. Christophe Colomb Guadeloupe où ils développent 1748. Montesquieu (1689-1755)
avaient été déportés par milliers atteint les Caraïbes. Dès son une économie sucrière. publie De l'esprit des lois, où il
pour l'irrigation en Irak, se re- troisième voyage (1498) des 1642. Louis XIII autorise la critique la manière dont les es-
bellent contre le pouvoir des Noirs sont embarqués sur ses traite. clavagistes justifient la traite.
Abbassides (dynastie arabe qui caravelles. 1672. Le roi d'Angleterre Char- 1749. Quarante-quatre expédi-
gouverna le monde musulman 1493. Les colons espagnols oc- les Il fonde la Compagnie royale tions quittent Nantes pour cher-
entre 750 et 1258). La révolte cupent les Antilles (Hispaniola, d'Afrique pour assurer la traite cher des esclaves en Afrique.
gagna plusieurs régions de l'em- actuelle Haïti et République négrière. Louis XIV crée l'année 1770. L'abbé Raynal (1713-1796)
pire et dura jusqu'en 883 où elle dominicaine, Cuba, Porto Rico suivante la Compagnie du Sé- publie son Histoire philosophi-
fut écrasée dans le sang. Par la et jamaïque), et y pratiquent négal qui conduit des Africains que et politique de l'établis-
suite, les esclaves de l'empire l'exploitation minière, l'élevage aux Antilles et à la Guyane. sement des Européens dans
furent plutôt des chrétiens sla- et la production de tabac et de 1678. Environ 27000 esclaves les deux Indes, où il réclame
ves. sucre. aux Antilles françaises. l'abolition de la servitude.
1377. Dans son Introduction 1510. Le roi Ferdinand ordonne 1685. Louis XIV signe le Code 1778. À Saint-Domingue, on
à l'histoire universelle (Al-Mu- d'envoyer des esclaves dans l'île noir, préparé parColbert, minis- compte 249000 esclaves pour
qaddima), l'historien arabe Ibn d'Hispaniola pour y travailler tre des Finances. Cet édit règle 288000 habitants.
Khaldoun écrit : « Les seuls peu- dans les mines. C'est le début en une soixantaine d'articles 1784. L'ancien ministre des
ples à accepter l'esclavage sont de la traite atlantique. le statut des esclaves dans les Finances Jacques Necker (1732-
les Nègres, en raison d'un degré 1 5 1 8 . Charles Quint autorise possessions françaises d'outre- 1804) publie De l'administration
inférieur d'humanité, leur place la traite et l'esclavage dans Atlantique. Qualifié de « bien des finances de la France, où il
étant plus proche du stade ani- l'Empire espagnol. meuble » et de « bête de déplore l'existence de la traite
mal. » 1553. Début de la traite an- somme », l'esclave devient et de l'esclavage.
1416. Les Portugais sont les pre- glaise. propriété de son maître, doit 1787. Création en Angleterre
miers Européens à passer le cap 1569. Le dominicain Tomaso se convertir au catholicisme, de la Société pour l'abolition
Bojador, appelé aussi « Cap de la de Mercado s'insurge contre perd tout statut juridique et de la traite.
peur », au sud des Canaries. le sort fait aux esclaves dans tout accès à la propriété. 1787. L'Ordonnance du Nord-
1441- Les Portugais razzient les colonies espagnoles. 1688. En Pennsylvanie, des Ouest interdit l'esclavage au
leurs premiers captifs africains 1596. Début de la traite hol- quakers (mouvement reli- nord-ouest des États-Unis. La
au Nord du Sahara occidental landaise. gieux fondé en Angleterre au frontière entre États esclavagis-
pour les importer dans la pé- 1604. Début de la traite fran- xvne siècle par des dissidents de tes et abolitionnistes est établie
ninsule ibérique. çaise. l'Église anglicane) publient la au niveau de l'État de l'Ohio.
sont déjà parties du port de États-Unis. Le conflit oppose 1896. La Cour suprême des
Liverpool, en Angleterre. Ce les États confédérés, soit onze États-Unis légitime les lois
port a assuré à lui seul autant États du Sud qui avaient fait sé- ségrégationnistes dans les États
d'expéditions que l'ensemble cession des États-Unis, dirigés du Sud en formulant la doctrine
des ports français réunis. par jefferson Davis, à l'Union, « séparés mais égaux ».
1830. Conquête de l'Algérie, qui comprend tous les États abo- 1903. Aux États-Unis, parution
qui se verra imposer un code litionnistes, dirigés par Abraham des Âmes du peuple noir de
de l'Indigénat : les colonisés Lincoln* et le parti républicain. W.E.B Du Bois (cf. p. 30). En 1990, Winnie et Nelson
sont exclus d'une grande partie 1865. Le 13e Amendement pro- 1910. Création de l'Afrique Mandela assistent à un
des libertés et des droits des clame la fin de l'esclavage aux équatoriale française (AEF) : concert à Johannesburg.
citoyens français. États-Unis. Trois ans plus tôt, le Gabon, Moyen-Congo (Congo-
1832. Le sultan d'Oman (Moyen- président républicain Abraham Brazzaville actuel), Oubangui-
Orient) Sayyid Said (1834-1870) Lincoln avait proclamé l'éman- Chari (République centrafri-
transfère sa résidence dans l'île cipation des esclaves dans les caine actuelle) et Tchad.
de Zanzibar (actuelle Tanzanie), États du Sud mais, faute d'une 1914-1918. Première Guerre
d'où il organise une traite d'es- majorité suffisante au Congrès, mondiale. Participation de
claves africains intensive vers n'avait pu introduire l'abolition soldats noirs aux combats.
les côtes de la mer Rouge et du dans la constitution. Il est as- 1919. Marcus Garvey (cf. p. 34)
golfe Persique. sassiné le 14 avril, quelques crée la compagnie maritime
1833. Abolition progressive de jours après la fin de la guerre. Black Star Line afin d'assurer
l'esclavage dans les colonies Sous le coup de l'émotion, le le rapatriement des Noirs en
britanniques. Elle sera achevée Congrès vote alors le 13e Amen- Afrique.
en 1838. dement, puis le 14e qui donne 1920. La Mauritanie (Afrique
1839. Le pape Grégoire XVI le droit de vote aux Noirs de l'Ouest) devient une colonie
condamne officiellement la 1874. En Allemagne, début des française.
traite négrière. exhibitions d'« indigènes ». 1925. The New Negro. An In-
1846. L'ancien esclave Frederick 1877. Les États sudistes mettent terprétation, d'Alain Locke (cf.
Douglass (cf. p. 26) publie son progressivement en place les p. 46), ouvrage qui donne corps
autobiographie (Mémoires d'un Lois Jim Crow* pour restreindre au mouvement culturel Harlem
esclave). la plupart des droits accordés Renaissance.
1847. Le Liberia (fondé en 1822 aux anciens esclaves après la 1931. Première exposition co-
par une société américaine de guerre de Sécession. Les plus loniale internationale de Paris,
colonisation) est le premier importantes légalisaient la organisée pour convaincre des
État d'Afrique à obtenir son ségrégation* dans les écoles bienfaits de la colonisation.
indépendance. et dans les transports publics. 1934. Création en France de la
1848. Révolution en France et 1880. Abolition de l'esclavage revue L'Étudiant noir.
en Europe. Initié et rédigé par à Cuba, alors colonie espa- 1939. Cahier d'un retour au
le député Victor Schœlcher*, le gnole. pays natal, d'Aimé Césaire (cf.
décret d'abolition de l'esclavage 1884. À l'initiative de Bismarck, P-56).
dans les colonies françaises est la conférence de Berlin réunit 1944- Discours de De Gaulle à
signé le 27 avril par Alphonse toutes les puissances euro- Brazzaville. Première étape vers
de Lamartine (1790-1869), mi- péennes pour le partage de la décolonisation.
nistre des Affaires étrangères, l'Afrique. 1946. La loi de départementali-
le texte prévoit l'émancipation 1888. L'esclavage est aboli au sation fait de la Guadeloupe, de
de 250000 esclaves. Brésil. la Martinique, de la Réunion et
1850. Fin officielle du trafic d'es- 1895. Constitution de l'Afri- de la Guyane des départements
claves au Brésil, qui a importé que occidentale française, français.
plus de 3,6 millions d'esclaves l'AOF : Mauritanie, Sénégal, 1948. Instauration officielle de
noirs. Soudan français, Guinée, Côte l'« apartheid » en Afrique du
1861. Début de la guerre de d'Ivoire, Niger, Burkina Faso Sud. La société est divisée en
Sécession (« Civil War») aux et Dahomey. quatre catégories aux droits
inégaux : les Blancs, les Noirs,lars pour avoir refusé de céder 1956. Premier Congrès interna- à Los Angeles, faisant 34 morts,
les Indiens et les Métis (colou-son siège à un Blanc dans un tional des écrivains et artistes plus d'un millier de blessés et
red people). autobus. Le pasteur Martin noirs à la Sorbonne, à l'initia- environ 4000 arrestations en
1954. L'historien sénégalais Luther King (cf. p. 96) lance tive de la revue Présence afri- cinq jours.
Cheikh Anta Diop publie Nations une opération de boycott du caine (cf. p. 42). 1966. Formation aux États-Unis
nègres et culture (cf. p. 64). système de transport de la 1960. Accession à l'indépen- du Black Panther Party, mouve-
1955. À Montgomery (Alaba- ville. C'est le début de la lutte dance de 18 pays d'Afrique : ment révolutionnaire afro-amé-
ma), Rosa Parks est arrêtée pour les droits civiques et la Cameroun, Côte d'Ivoire, Da- ricain, crée par Bobby Seale et
par la police et condamnée à fin de la ségrégation, qui va homey, Gabon, Haute-Volta, Huey P. Newton.
payer une amende de 14 dol- durer jusqu'en 1968. Madagascar, Mali, Mauritanie, 1968. Martin Luther King est
Moyen-Congo (Congo), Niger, assassiné à Memphis.
Nigeria, Centrafrique, Sénégal, 1976. War, de Bob Marley (cf.
Sierra Leone, Somalie, Somali- p. 104).
land, Soudan, Tchad. 1984. Création en France de
1961. Début de la guerre du SOS Racisme.
Vietnam pour les Américains. 1986. Wole Soyinka (cf. p. 70)
1963. Le 25 mai, à Addis-Abeba est le premier Africain à recevoir
(Ethiopie), trente-deux chefs le prix Nobel de littérature.
d'État africains réunis en 1991. Fin de l'apartheid en
congrès créent l'Organisation Afrique du Sud.
de l'unité africaine (OUA). La 1992. Nouvelles émeutes à
Charte signée à l'occasion mar- Watts (Los Angeles), suite au
que la victoire des partisans passage à tabac d'un jeune
d'une Afrique des États sur un Afro-Américain par des policiers
courant panafricain* plus radi- et à l'acquittement de ces der-
cal qui prônait l'union politique niers. Le conflit fait 38 morts
et économique du continent. et 4 000 arrestations.
Aux États-Unis, le 28 août, 2001. Le Parlement français
Martin Luther King prononce vote la loi Taubira, du nom de la
à Washington son célèbre députée guyanaise Christiane
« I have a dream » (cf. p. 96) à Taubira, qui reconnaît l'escla-
l'occasion d'une grande marche vage comme un crime contre
pour le travail et la liberté des l'humanité.
Noirs. Un an plus tard, il recevra 2002. À Durban, en Afrique du
le prix Nobel de la paix. Sud, création de l'Union afri-
1964. En Afrique du Sud, Nelson caine, qui regroupe 53 pays
Mandela est condamné à la pri- d'Afrique, sur le modèle de
son à vie pour sa lutte contre l'Union européenne.
l'apartheid. Aux États-Unis, le 2007. Tandis que l'esclavage
président Lyndon B. johnson perdure dans de nombreux
fait adopter au Congrès le Civil pays musulmans, la Maurita-
RightsAct qui interdit la discri- nie vote une nouvelle loi anti-
mination basée sur la race, la esclavagiste plus répressive
religion ou le sexe. pour tenter de juguler ces pra-
1965. Aux États-Unis, adoption tiques persistantes.
du VotingAct qui interdit les lois Novembre 2008. Le sénateur
restreignant le droit de vote. En Barack Obama (cf. p. 116) est
août, suite à l'arrestation de trois élu président des États-Unis. De
membres d'une famille noire, de père kenyan et de mère améri-
violentes émeutes raciales écla- caine, il est le premier métis à
tent dans le quartier de Watts, accéder à ce poste.
LEXIQUE
A-B
Afroc Ce concept, théorisé Aristote (384-322 av. ).-€.). Philo-
par le philosophe Molefi Kete Asante (né sophe grec, élève de Platon (428-348 av.
en 1942) pour décrire le courant de pensée |.-C.), dont l'influence fut prépondérante
illustré notamment par le nationaliste noir pour la culture occidentale, notamment
américain Martin Delany (1812-1885) et au Moyen Âge.
Cheikh Anta Diop (cf. p. 64), met en avant
l'apport des cultures africaines à l'histoire Black Arts Movement. Fondé dans
mondiale. les années i960 par l'écrivain et activiste
Leroi jones (né en 1934), alias Amiri Barak,
Animisme. Croyance qui consiste à ce mouvement culturel opère, après la
attribuer une âme ou un esprit aux choses Renaissance de Harlem (cf. p. 46), un nou-
ainsi qu'aux animaux. Par extension, le veau tournant dans l'histoire de la littéra-
terme désigne aussi un ensemble de cultes ture et de la culture afro-américaines.
traditionnels pratiqués en Afrique qui Proche des thèses du Black Power*, il ac-
consistent à invoquer les esprits. compagne l'essor d'un théâtre nationa-
Anthony Kwame Appiah liste et d'une musique expérimentale (le
Appiah, Anthony Kwame (né en free-jazz), tout en favorisant le développe-
1954)® Né à Londres, d'un père ghanéen ment d'une presse et de maisons d'éditions
et d'une mère anglaise, formé à Cam- autonomes.
bridge, ce philosophe a publié une collec-
tion d'essais, In my Father's House (1992), Black Conscioysiîess Movement.
où il analyse le rôle des intellectuels noirs Initié par le Sud-Africain Steve Biko (1946-
dans la construction d'une modernité afri- 1977) à la fin des années i960, le « mouve-
caine. Il s'y montre particulièrement criti- ment de la conscience noire » était à la
que envers la notion de race. Ses derniers recherche d'une démarche exclusivement
écrits portent sur le conflit et l'harmonisa- noire et pacifiste pour sortir du régime de
tion des valeurs dans un monde cosmopo- ségrégation* raciale instauré en Afrique du
lite. Il est coauteur avec H.L. Gates Jr.* de Sud en 1948 (l'apartheid). Pour ses partisans,
l'encyclopédie Africana (1999). l'Afrique appartenait aux Africains et c'était
aux Noirs d'en prendre la direction. En 1968, Black Power, Mouvement politique
Biko se prononça en faveur d'universités du nationalisme noir. Contrairement au
réservées aux Noirs puis, en 1973, il fonda Mouvement des droits civiques représenté
les Black Community Programmes (BCP), par Martin Luther King (cf. p. 96), le « Pou-
réseau social d'entraide pour et par des voir noir » se revendique radical et violent.
Noirs. Il sera assassiné par la police sud- Au pouvoir des Blancs doit se substituer
africaine en 1977. celui des Noirs. Le mouvement est divisé
entre les Black Panthers* et les Black Mus-
itaeic Panthers* Fondé en 1966, ce lims de Nation of Islam*.
parti politique prône la nécessité, pour les
Noirs américains, de défendre eux-mêmes irattiwaife, Edward Kamau (né
leurs intérêts, y compris par les armes. en Î9BO)- Tout à la fois historien - il
Constitués en patrouilles d'alerte, ses par- est l'auteur d'une étude sur la société
tisans surveillent les activités policières dans créole en Jamaïque - , dramaturge et
les quartiers noirs de Californie, où ils mè- musicien, ce poète anglophone de l'île
nent également des actions sanitaires et de la Barbade est surtout connu par son
Edward Kamau Brathwaite
sociales. Miné par les divisions internes, œuvre poétique marquée par une langue
parfois initiées par le FBI, le mouvement se musicale et métissée, et dont les thèmes
dissout dans les années 1980 pour renaître sont axés sur l'expérience esclavagiste,
en 2004. Une de ses figures de proue reste l'héritage africain dans les Caraïbes et la
la philosophe Angela Davis*. diaspora*.
C
C r é o l e * Système linguistique provenant Crow, Jim* Héros de la chanson po-
du contact du français, de l'anglais, de l'es- pulaire jump jirn Crow, écrite en 1828
pagnol, du portugais, du néerlandais, avec par Thomas Dartmouth « Daddy » Rice,
des langues indigènes ou importées. Très un émigrant anglais aux États-Unis qui
présents aux Antilles, ces parlers sont deve- fut le premier à se produire sur scène le
nus les langues maternelles des commu- visage noirci. Du fait de son succès, Jim
nautés. On parle ainsi de créole haïtien, Crow en est venu à symboliser le Noir et
martiniquais, etc. Le terme s'étend aussi son nom sera donné à une série de lois
aux cultures qu'ils ont engendrées. promulguées dans les États du Sud après
la guerre de Sécession pour restreindre
Créolisation» Phénomène de métis- les droits accordés aux anciens esclaves.
sage culturel et linguistique né des mélan- Ces lois, qui légalisaient la ségrégation*
ges de peuples, notamment dans les Ca- dans les lieux publics, furent abolies par
raïbes. le Civil Right Actde 1964.
crime ayant été enregistrée à son nom, ques Ier. Il est assassiné en 1806, suite à sa
elle est pourchassée, arrêtée, menacée tentative de réforme agraire au profit des
de la chaise électrique et acquittée lors anciens esclaves sans terre.
d'un procès les plus célèbres de l'histoire
des États-Unis. Elle écrira son autobiogra- D i a s p o r a - d i a s p o r i q u e . Part d'un
phie dès l'âge de 30 ans et sera éditée peuple émiettée hors de son territoire
par Toni Morrison (cf. p. 72). Toujours d'origine. Dans le cas des Noirs, ce terme
engagée, elle est aujourd'hui enseignan- désigne surtout les populations d'origine
te aux États-Unis. africaine déportées vers le Nouveau Mon-
de par la traite négrière.
Dessalifies, jeart~)acques (1758-
1806). Ancien esclave de Saint-Domingue i î o d o r e de Sicile fw* §0-21 aw*
(actuelle Haïti), il devint lieutenant de J.-C.K Historien grec originaire de Si-
Toussaint Louverture (cf. p. 22) lors des cile dont la Bibliothèque historique entend
troubles qui secouèrent l'île pendant la retracer l'histoire des peuples depuis les
Révolution française. En 1803, il vainc les origines jusqu'aux premières années de
troupes françaises envoyées par Napoléon l'Empire romain (27 av. J.-C.). Son œuvre
lors de la bataille de Vertières. Il proclame est l'une des sources d'information les
l'indépendance d'Haïti le 1er janvier 1804 plus riches sur l'Egypte, la Grèce et la
et devient empereur sous le nom de Jac- Rome antiques.
E
Ellison, Ralph (1913-1994). Intel- effet ce pays de l'Est africain comme le
lectuel et écrivain noir américain dont le centre de la grande civilisation noire,
roman Invisible Man (L'Homme invisible) particulièrement après la bataille d'Adoua
remporta le National Book Award en 1953- (1869) et la victoire de Ménélik II, em-
Ce livre, largement autobiographique, pereur d'Éthiopie, sur l'Italie. En jamaï-
raconte l'histoire d'un Afro-Américain en que, il donna naissance au « rastafaris-
quête d'identité et de reconnaissance dans me », que popularisera le chanteur Bob
le New York du début du xxe siècle. Marley (cf. p. 104).
Ci Carnet, H e n r y H. (1815-1882).
Premier pasteur noir américain à prêcher
à la Chambre des représentants, cet orateur
fameux fut un fervent défenseur du mou-
les récits d'esclaves jusqu'aux auteurs
contemporains. Utilisant les approches
critiques de penseurs français comme Ro-
land Barthes ou Jacques Derrida, il plaide
vement abolitionniste. Né esclave, il réus- pour une plus grande ouverture des canons
sit à s'enfuir et milita pour l'immigration littéraires aux œuvres issues des minorités.
des Noirs au Mexique, au Liberia* ou aux Il est coauteur avec A.K. Appiah* de l'en-
Caraïbes. cyclopédie Africana (1999).
H
Hall, Stuart (né en 1932). D'ori- vail de son esclave et, par conséquent,
gine jamaïcaine, cet essayiste a, depuis esclave de son esclave. Parmi ses autres
son exil britannique, participé à l'essor des œuvres majeures, La Science de la logique
études culturelles en dirigeant, dans les (1812-1816), Encyclopédie des sciences
années 1970, le Centre for Contemporary philosophiques (1817) et Principes de la
Cultural Studies de l'université de Birmin- philosophie du droit (1821).
gham. Inspirés du marxisme et de la criti-
que littéraire russe, ses travaux ont contri- Hérodote (v. 484 v. 425 av. J.-C.).
bué au développement des études sur la Historien grec qui voyagea beaucoup, no-
communication ou les phénomènes de tamment en Égypte, dont il fit une descrip-
diaspora*. Ils commencent seulement à tion qui eut beaucoup d'influence dans
être traduits et reconnus en France. l'Antiquité. Truffée d'anecdotes et de légen-
des, son œuvre décrit notamment la lutte
Hegel, êem§ Wilhelm Friedrich entre le monde grec et le monde barbare.
(177 Philosophe idéaliste alle-
mand dont le système philosophique en- HerskovKs» Melville fi8§5~î§6i).
tend atteindre le savoir absolu. Marx et Anthropologue afro-américain qui le pre-
Engels seront profondément influencés mier va démontrer (Le Mythe du passé noir,
par sa philosophie de l'histoire et sa mé- 1941) que les Noirs américains constituent
thode, la dialectique, qu'il expose dans un groupe ethnique détenteur d'une
La Phénoménologie de l'esprit (1807). Selonculture propre. Son livre devient dans les
lui, c'est en travaillant qu'on atteint la li- années i960 un best-seller dont s'empare-
berté. L'esclave travaille et s'accomplit alors ront les mouvements de revendication
que son maître devient dépendant du tra- noirs américains.
Ktl K l u x Kian. Fondée dans le Tennessee Edward Wilmot Blyden (1832-1912). L'arri-
après la guerre de Sécession (1861-1865), vée au Liberia des « Americano-Libériens »
cette société secrète américaine était ini- créera des tensions avec la population
tialement destinée à empêcher les Noirs indigène que les anciens esclaves traitent
d'exercer leur droit de vote en les intimidant avec l'arrogance de... l'homme blanc. En
(membres vêtus de robes blanches et de 1931, le Liberia est ainsi condamné par la
cagoules pointues, croix enflammées). Ses Société des nations* parce que les Améri-
violences amenèrent son interdiction en cano-Libériens soumettent les autochtones
1877. Un nouveau Ku Klux Klan fut fondé au travail forcé pour le compte de grandes
en 1915 à Atlanta par un ancien pasteur sociétés étrangères.
méthodiste et prit un caractère puritain,
xénophobe et ultranationaliste, l'opposant L i n c o l n , A b r a h a m (1809*1865).
non seulement aux Noirs, mais aussi aux Originaire du Kentucky, cet avocat devint en
juifs et aux catholiques. D'une grande vio- 1860 le seizième président des États-Unis et
lence, il atteignit un million de membres le premier à être républicain. Usera réélu en
et exerça une influence notable dans les 1864. Antiesclavagiste, il ne peut empêcher,
Abraham Lincoln
années 1920-1930. Interdit en 1928, il conti- peu de temps après son élection, ni la
nue à se manifester sporadiquement. formation des États confédérés d'Amérique
qui regroupent onze États esclavagistes du
L é v y ~ B r u h l v L u c i e n (1857-1939)* Sud, ni la guerre de Sécession qui éclate
Sociologue et anthropologue français, en 1861. Le 1er janvier 1863, après une sé-
proche du sociologue Emile Durkheim rie de victoires, il rédige la proclamation
(1858-1917), spécialiste de la pensée pri- d'émancipation des esclaves du Sud et
mitive. Il étudia la morale des peuples signe, en février 1865, le 13e Amendement,
primitifs dans La Morale et la Science des abolissant l'esclavage. Il est assassiné le
mœurs (1903), leur vie religieuse dans Les 14 avril 1865, par john Wilkes Booth, un
Fonctions mentales dans les sociétés infé-acteur sympathisant sudiste.
rieures (1910), puis leur mentalité dans La
Mentalité primitive en 1922. lumières (philosophie des).
Mouvement rationaliste né en Europe au
L i b e r i a , Fondé en 1822 par l'American xviii 6 siècle, dit « siècle des Lumières », et
\
Colonization Society (Société américaine marqué par la croyance dans le progrès
de colonisation) créée en 1817 pour le du savoir et de l'homme, ainsi que par la
retour en Afrique des esclaves noirs libérés, méfiance envers toute autorité politique
ce pays d'Afrique de l'Ouest est le premier ou religieuse, au nom du principe d'auto-
État africain à accéder à l'indépendance, nomie de la raison. C'est dans ce contex-
1
en 1847. Véritable « terre promise » pour te que naît le débat sur l'abolition de
les Afro-Américains, il accueillera notam- l'esclavage, nombre de penseurs des Lu-
ment Martin Delany (1812-1895), fondateur mières, dont Voltaire, en acceptant pour-
du nationalisme noir et le philosophe tant le principe.
René Maran
M-N
Maccarthysme. Connu également de la liberté d'expression et la limitation
sous le nom de « Peur rouge » (RedScare), des droits civiques.
cet épisode de l'histoire américaine
s'étala approximativement de 1947 à 1953- Maran, René (1887-1960). Écrivain
Fruit de la guerre froide, ce mot désigne français originaire de Guyane, il fut le
la procédure inquisitoriale menée par la premier auteur noir à remporter le prix
commission du sénateur républicain jo- Goncourt, en 1921, pour son roman
seph McCarthy (1908-1957) pour traquer Batouala.
d'éventuels agents ou sympathisants
communistes aux États-Unis. Cette chas- Middle Passage (« Passage du
se aux sorcières se solda par la restriction m i l i e u » ) . Désigne le trajet des esclaves
dans les bateaux négriers entre l'Afrique toire biblique, qui fait du Noir le premier
et le Nouveau Monde. homme et dénonce la « suprématie blan-
che » comme l'effet d'une conspiration
Mulâtre, Essentielle- historique. Porteuse d'un discours nette-
ment employé aux Antilles, tiré de l'espa- ment antisémite, elle fut très influente
gnol mulo (le mulet), il désigne l'individu dans l'essor du nationalisme noir, mais
né d'un père noir et d'une mère blanche reste assimilée à une secte par l'orthodoxie
ou né d'une mère noire et d'un père blanc musulmane.
ou encore de deux parents mulâtres.
N é g r i t u d e . Forgé par Aimé Césaire
NAÂCP-Natfoftal Association for (cf. p. 56), ce mot désignait initialement le
the Adwancement of Coloureci monde noir et ses valeurs caractéristiques
People (Association nationale (respect de la nature, solidarité entre les
pour l'avancement des gens de hommes et les générations...). Il servit de
c o u l e u r f * Fondée en 1909 à partir du flambeau aux intellectuels antillais et
Niagara Movement de W.E.B. Du Bois africains francophones qui refusaient une
(cf. p. 30), cette organisation joua un rôle stricte assimilation à l'Europe et revendi-
fondamental dans le succès du mouvement quaient une identité propre. Avec l'accès
des droits civiques aux États-Unis. C'est de son principal ténor, Léopold Sédar Sen-
son action en justice qui aboutit, en 1954, ghor (cf. p. 54) au poste de président du
à la fin de la ségrégation dans l'éducation Sénégal, ce concept s'est peu à peu figé
(arrêt Brown). en idéologie officielle et a été critiqué pour
sa vision uniforme et passéiste des cultures
Fondé en 1930, ce africaines.
mouvement politique et religieux rassem-
ble les musulmans noirs américains autour mi (National Urban League).
de figures charismatiques comme Elijah Créée à New York au début du xxe siècle
Muhammad (1897-1975), Malcolm X (1925- à l'initiative de victimes de la ségrégation*
1965, cf. p. 94) ou Louis Farrakhan (né en raciale, la Ligue urbaine nationale, qui
1933, cf. p. 102). Centrée sur le culte de existe encore aujourd'hui, milita en faveur
ses fondateurs, presque divinisés, elle de l'obtention des droits civiques aux
s'appuie sur une lecture racialisée de l'his- États-Unis.
travers une identité commune, basée sur Présence africaine. Revue semes-
une expérience partagée de l'oppression trielle fondée par l'intellectuel sénégalais
raciale et coloniale. Ses objectifs sont la Alioune Diop (1910-1980) en 1947. S'ins-
restauration du glorieux passé africain, crivant dans la mouvance du panafrica-
l'indépendance à l'égard des puissances nisme*, elle reçoit dès ses débuts le
coloniales européennes, l'autonomie et la soutien d'intellectuels comme Aimé Cé-
solidarité économiques. Cette idéologie a saire (cf. p. 56), Léopold Sédar Senghor
joué un rôle majeur dans l'histoire des (cf. p. 54), Albert Camus, André Gide, jean-
décolonisations. Paul Sartre ou encore Michel Leiris. Dans
l'avant-propos du premier numéro, André
Phéiîomi: Mouvement de Gide écrivait : « La revue ne se place sous
pensée qui entend décrire ce qui apparaît l'obédience d'aucune idéologie ou politi-
en tant que tel. Cette science des phéno- que. Elle veut s'ouvrir à la collaboration
mènes a été particulièrement développée de tous les hommes de bonne volonté
par l'Allemand Edmund Husserl (1859-1938) (blancs, jaunes ou noirs), susceptibles de
et aura une grande influence au xxe siècle, nous aider à définir l'originalité africaine
notamment sur des penseurs français et de hâter son insertion dans le monde
comme jean-Paul Sartre (1905-1980). moderne. »
mement et prévenir les conflits armés. dont le philosophe Platon, qui en fait le
Inefficace, elle sera remplacée en 1945 par protagoniste de ses premiers dialogues.
l'Organisation des Nations unies.
S o u f i s m e , « Mystique » et ésotérisme
Socrate (470-399 av. J.-C.). Consi- de l'islam qui consiste en une quête active
déré comme le premier philosophe de la de l'absolu divin mobilisant une doctrine,
morale, cet Athénien est aussi connu pour des organisations initiatiques (les confré-
la manière dont il amenait ses interlocu- ries) et des méthodes spirituelles transmi-
teurs, grâce à ses questions, à prendre ses oralement de maître à disciple.
conscience de leurs lacunes. Accusé de
corrompre la jeunesse, il sera condamné à D'après la Physi-
boire la ciguë. Sa pensée nous est parvenue que d'Aristote*, la substance est le vérita-
grâce aux témoignages de ses disciples, ble principe de l'être.
-w
Tubman, Harriet (18207-1913). inégalités économiques et raciales aux
Surnommée « le Moïse de son peuple », États-Unis. Décrié pour son éclectisme - il
ou la « Moïse noire », cette esclave évadée a deux disques de rap à son actif - et pour
du Maryland va activement participer au sa propension à citer d'abondance des
réseau d'évasion Underground Railroad auteurs aussi divers que disparates, il est
(chemin de fer clandestin). Pendant la pourtant incontournable aux États-Unis
guerre de Sécession (1861-1865), elle par- pour son aptitude à articuler ensemble les
ticipe aux combats et espionne pour les traditions morales du prophétisme, du
troupes de l'Union. Elle milita aussi pour pragmatisme et de l'exigence démocrati-
les droits des femmes. En 1869, Sarah Bra- que.
dford publiait sa biographie, Scenes in the
Life of Harriet Ross Tubman. Williams, Sylvester (1861-1911).
Originaire de l'île de Trinidad, cet avocat
Esclave et écrivain installé en Grande-Bretagne à
très cultivé, il devint naturellement le lea- partir de 1896 serait l'inventeur du terme
der des esclaves de sa plantation et condui- « panafricanisme* ». Il est le fondateur de
sit, en 1831, une violente révolte dans le l'African Association, à l'origine de la pre-
comté de Southampton (Virginie). Elle fit mière conférence panafricaine, en 1900.
plus de cinquante morts parmi les Blancs.
Les Noirs furent vaincus, mais cette ré- Woodson, Carter (1875-1350).
volte marqua profondément les esprits aux Considéré comme le père fondateur des
États-Unis. Black Studies, il fut le premier historien
noir formé à Harvard, enseigna à la Howard
Unia-Universal iegro Improve- University avant de fonder en 1916 le jour-
ment Association & African nal ofNegro History. En 1926, il lança la
Communities League. Organisation « Negro History Week », qui avait lieu la
nationaliste noire et internationale crée deuxième semaine de février, pour corres-
en août 1914 par le leader jamaïcain Mar- pondre aux anniversaires du président des
cus Garvey (cf. p. 34). États-Unis Abraham Lincoln* et de Marcus
Garvey (cf. p. 34). Destinée à développer
Brillant la connaissance de l'histoire africaine et
Cornel West
intellectuel et orateur, ce pasteur afro- afro-américaine, cette « semaine » a été
américain, philosophe de formation, a joué ensuite étendue à tout le mois de février,
un rôle déterminant dans la critique des rebaptisé le « Mois de l'histoire noire ».
Bibliographie
Sauf exception, ne sont mentionnés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction de ce hors-série et non cités ailleurs.
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