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Avec E. Glissant, P. Chamoiseau, M. Condé, P. Hountondji, A. Mbembe, P.

Ndiaye,

M 04189-22 H - F : 6,50 € - RD

AVRIL-MAI 2009 NUMÉRO 22


Retrouvez tous les hors-séries
du Point sur notre site internet
LA PENSÉE NOIRE | Avant-propos

SE PENSER HOMME
Par Catherine Golliau

P ensée noire? Beaucoup estiment qu'elle


n'existe pas. Et il est vrai que les textes que
Le Point présente ici n'ont rien à voir avec
un traité de Spinoza : ce sont des récits autobio-
graphiques, des discours politiques, des essais
sociologiques, des romans... Des cris de douleur
ou de rage, mais aussi des appels au pardon et des
réflexions sur le problème racial et son dépasse-
ment. La pensée noire, c'est d'abord se penser
noir. Chacun à sa manière : nous aurions pu inti-
tuler c e hors-série « P e n s é e s noires », tant les
prises de position sont pluriel-
les, des écrits de Du Bois, de Des cris de douleur
Garvey, de Baldwin, de Césaire ou de rage, mais
à Malcolm X et même à Far-
rakhan. Qu'ils soient penseurs
aussi des appels
de l'ouverture ou du ghetto, au pardon...
c e s auteurs ont e s s a y é de
répondre à une question universelle : comment se
penser homme quand on vous a voulu objet ? C'était
hier, face à l'esclavage, à la colonisation et à la
ségrégation. Et aujourd'hui? Des piquets de grève
de Guadeloupe aux conflits africains, du racisme
ordinaire à l'extrémisme antisémite d'un Dieudonné,
le monde noir n'est pas guéri de la blessure de
l'esclavage, d'où l'espoir représenté par l'Amérique
postraciale de Barack Obama. Ces textes peuvent
permettre de le comprendre. Pour les décrypter,
d'Édouard Glissant à Paul Gilroy, les plus grands
nous ont apporté leur aide. Sans a priori.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 3


Méthode I LA PENSÉE NOIRE

Lire et comprendre...

Ce hors-série du Point consa- sont parfois racistes ou anti- plutôt qu'Invisible Man, de Comme à l'accoutumée dans
cré à la pensée noire pré- sémites. Les victimes ressem- Ralph Ellison ou La Couleur les hors-série du Point, cha-
sente les textes qui ont le blent aussi à leurs bour- pourpre, d'Alice Walker, deux que chapitre propose trois
plus influencé les communau- reaux... Cette anthologie sera livres populaires, certes, mais niveaux de lecture diffé-
tés noires d'Afrique, des Amé- d'ailleurs doublement par- historiquement moins mar- rents : une introduction,
riques et des Caraïbes ces tiale, car il n'est pas une quants. Ce hors-série ne se réalisée par un auteur re-
trois derniers siècles. Dès le pensée noire, mais des cou- veut donc pas porteur d'une connu, comme l'historien
départ, en titrant « Pensée rants et de multiples indivi- vérité : ce n'est qu'une porte Elikia M'Bokolo la polito-
noire », nous avons pris le dualités qui s'expriment sous ouverte sur des histoires et logue Françoise Vergès, à
risque d'être accusés de ra- les formes les plus variées : des cultures méconnues, une qui nous avons laissé toute
cisme, d'autant que l'on ne récits d'esclaves, discours, invitation à la lecture, et à la liberté pour exprimer leurs
trouve dans cette anthologie chansons, poèmes, romans... réflexion. opinions. Ensuite, les textes
que des textes sur les Noirs Nous avons dû faire un choix, eux-mêmes (page de droite)
écrits par des auteurs noirs. et avons privilégié les textes Comment s'organise et leurs « clés de lecture »
Exclure le Blanc pour mieux et les auteurs qui ont le plus ce hors-série ou commentaires (page de
exalter le Noir? Là n'est évi- marqué leur temps, et de- Les textes ont été regroupés gauche). Le rôle du commen-
demment pas notre inten- en trois parties : d'abord les taire est d'expliquer et de
tion. Si nous ne présentons textes fondateurs, directe- mettre en perspective le
ici ni les pages remarquables Une porte ouverte ment liés au problème de texte en rappelant qui est
de l'abbé Grégoire, défenseur sur des cultures l'esclavage et de son aboli- son auteur, son contexte et
des esclaves sous la Révolu- tion ; le deuxième chapitre son influence. Troisième
tion française, ni la préface méconnues, présente les textes qui, à niveau, la partie « Repè-
que fit Jean-Paul Sartre aux une invitation partir de la fin du xixe siècle res » : des articles et des
Damnés de la Terre de Frantz
à la lecture et et tout au long du xxe, vont interviews de personnalités
Fanon, c'est parce que, en si illustrer la quête d'identité reconnues, comme les écri-
peu d'espace, nous avons à la réflexion. des Noirs, du courant Harlem vains Maryse Condé et Pa-
pensé que sur le problème Renaissance au « Tout-Mon- trick Chamoiseau, complè-
du racisme ou de l'esclavage, meurent les plus influents. de » d'Édouard Glissant. En- tent la mise en perspective
il fallait d'abord laisser parler Quitte à laisser de côté par- fin, dernier chapitre, les es- du sujet. En aval, enfin, une
les intéressés. En toute li- fois des œuvres plus inspi- sais et discours qui ont chronologie, un glossaire
berté, ce qui explique que si rées : Roots, best-seller mon- structuré les luttes contre le et une bibliographie fournis
certains textes sont porteurs dial des années 1970 qui va racisme, la ségrégation, le parachèvent cet ensemble.
d'universalité et d'une extra- populariser le retour à l'Afri- colonialisme et les inégalités
ordinaire grandeur, d'autres que des Afro-Américains, en tout genre. Catherine Golliau

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Lft PENSÉE NOIRE I Sommaire

Sommaire

PENSER EN COULEUR?
Par Souleymane Bachir Diagne

LE N O I R V U P A R LE B L A N C :
aux sources du malentendu
Par Romuald Fonkoua

E S C L A V A G E : LE P O I D S D E S T É M O I G N A G E S
Par Françoise Vergès
Textes et clés de lecture
Repères : Quelques vérités sur l'esclavage
Entretien avec Patrick Chamoiseau :
« Retrouver la mémoire du corps »

LES RACINES RETROUVÉES


Par Mamadou Diouf
Textes et clés de lecture
Repères : Le long combat des femmes noires
Entretien avec Paulin Hountondji :
« La pensée africaine est aussi vieille que les peuples
africains eux-mêmes »

LES F R U I T S DE L A R É V O L T E
Par Elikia M'Bokolo
Textes et clés de lecture
Repères : La culture hip-hop, nouvelle scène de la pensée noire
Quand le combat entre à l'université
Par Anthony Mangeon

ENTRETIEN AVEC ÉDOUARD GLISSANT :


« La créolisation du monde est infinie »
Barack Obama : Le discours de Philadelphie

Chronologie
Glossaire
Bibliographie

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 5


LA PENSÉE NOIRE I Introduction

Penser « noir », c'est d'abord avoir conscience


que l'on est Noir, fils d'Afrique mais aussi de la traite
négrière. Pensée du ghetto ? Parfois, mais également
pensée des antiques sagesses africaines, pensée de
la créolisation et pensée de l'universel. Penser « noir »,
c'est aussi penser l'humain.

PENSER EN COULEUR?
Par Souleymane Bachir Diagne

arler de la pensée « noire », par- à une « pensée noire » largement introu-

P ler d'une pensée « de couleur », vable ?


pas même liée à une religion ou Car qui dit « noir » dit aussi « blanc ».
un pays particulier, est-ce possible? N'y aurait-il donc de pensée noire qu'en
Parler d'une pensée « racialisée »? Mais réaction ? Ainsi, on pourrait considérer
vous n'y pensez pas! Déjà qu'il n'est comme penseur noir Abu Uthmân al-
pas simple de dire qui est Noir ! Il suffit Jâhiz (v. 780-869), petit-fils d'esclave
de voir la manière dont africain qui devint,
Souleymane
Bachir la campagne qui a dans le Bagdad de la
Diagne, mené Barack Obama à Nous vivons un temps dynastie des Abbassi-
philosophe d'origine la présidence des où, de plus en plus, des, l'un des plus
sénégalaise, États-Unis a longtemps grands prosateurs de
professeur à esquivé la question de les jeunes générations la littérature arabe
l'université la « ligne de partage s'installent dans c l a s s i q u e : à un
Columbia, auteur
raciale », la color line. le postracial, sans moment, il crut devoir
entre autres
Jusqu'au jour où il est écrire, en réaction au
entré en collision avec « se prendre la tête »
de Léopold Sédar
Senghor. L'art racisme dont il était
africain comme elle, ce qui l'a forcé à avec ça. témoin dans le monde
philosophie tirer du fond de lui- arabe, un livre intitulé
(Riveneuve même l'une des plus De la supériorité des
Éditions, 2007). belles méditations sur ce que cela signi- Noirs sur les Blancs. En revanche, ne
fie, être Noir (cf. p. 116). Par ailleurs, et figurera pas un texte du philosophe
c'est aussi l'un des enseignements de Anton Wilhelm Amo (1703-1759), parti
cette élection, nous vivons un temps enfant de son Ghana natal et du pays
où, de plus en plus, les jeunes généra- Akan, adopté et élevé en Allemagne où
tions s'installent dans le postracial, il devint professeur des universités de
Pastel de Glyn
Warren Philpot sans « se prendre la tête » avec ça. Pour- Halle et d'Iéna. Son œuvre majeure, De
(1884-1937). quoi alors tenter de donner consistance l'absence de sensation dans l'esprit •••

Le P o i n t Hors-série n° 22 Les textes fondamentaux


Introduction I LA PENSÉE NOIRE

••• humain et de sa présence dans du premier numéro de la revue Tropiques


notre corps organique et vivant, est la en avril 1941, que le salut du monde
réflexion d'un philosophe allemand du dépend de nous aussi. Que la terre a
xviii e siècle qui remet en question le besoin de n'importe lesquels d'entre
dualisme cartésien de l'âme et du corps. ses fils. »
Elle ne témoigne en rien de la « négri-
tude » de son auteur, alors que celle-ci, Des jalons vers l'émancipation
si l'on insiste, pourrait peut-être être Mais puisque les problèmes posés par
cherchée dans la thèse qu'il consacra la « pensée noire » sont, de toute façon
aux droits des Maures (Noirs) en Europe. inextricables, il faut faire simple : choi-
De même ne sera pas considérée comme sir des textes et des auteurs qui jalon-
« pensée noire » l'œuvre du philosophe nent comme autant de témoins le par-
français Gaston Berger (1896-1960), oui, cours de l'émancipation, dans
le phénoménologue* et « père » de la l'affirmation de soi comme affirmation
prospective, père aussi, sans les guille- de l'homme universel. Il y a donc d'abord
mets, du chorégraphe Maurice Béjart : que la pensée noire est née de l'escla-
si d'avoir eu une grand-mère sénégalaise vage, en opposition à cette négation
aurait fait de lui un « homme de couleur » radicale de l'humanité de l'homme.
sous des lois raciales qui, comme long- D'autres Jâhiz nombreux ont ainsi écrit
temps aux États-Unis, disposaient des textes fondateurs, qui ont nom Nat
qu'une goutte de sang noir suffisait à Turner*, Frederick Douglass (cf. p. 26),
établir la « négritude », rien dans sa Harriet Tubman*... Dans la voie de
pensée ne vient colorer celle-ci. Encore l'émancipation, il faut bien sûr accorder
que Léopold Sédar Senghor (cf. p. 54) toute sa place à Toussaint Louverture
ait parfois cru voir en elle un exemple (cf. p. 22) et à la Révolution qui a fait
de pensée métisse... d'Haïti cette île où pour la première fois
la négritude se tint debout.
Il y a bien sûr Harlem Renais-
sance (cf. p. 46), matrice
La pensée noire, ce sont féconde de créativité conti-
aussi des visions du nue ; le panafricanisme* et
les noms que ce mot évo-
monde qui s'expriment
que : Marcus Garvey
en des récits graves (cf. p. 34), W.E.B. Du Bois
comme les mythes, légers (cf. p. 30), Cheikh Anta Diop
comme les contes. (cf. p. 64)... Ainsi que la
revue, librairie et maison
d'édition tout à la fois qui
en fut et reste un lieu privi-
Si donc se trouvent écartés des auteurs légié, à Paris, rue des Écoles, dans le
qui n'ont pas projeté dans leurs œuvres Quartier latin : Présence africaine*.
la couleur de leur peau, faut-il entendre Mais est présentée aussi ici une pensée
par « pensée noire » celle qui naît dans africaine qui ne s'oppose à rien ni à
le particulier et qui s'y enferme, comme personne : elle est, tout simplement.
dans un ghetto, sans préoccupation Celle qui déroule une sagesse africaine
pour l'universel? À moins qu'on dise, confiée de génération en génération à
au contraire, qu'elle n'est préoccupée une tradition orale qui l'a portée jusqu'à
que de cela : une « civilisation de l'uni- nous. Ainsi Amadou Hampâté Bâ (1900 ?-
versel », comme disait Senghor répétant 1991) (cf. p. 66) rappelle-t-il que la pen-
le père Teilhard de Chardin (1881-1955), sée noire, ce sont aussi des visions du
qui en soit une véritablement, sans que monde qui se sont exprimées dans les
l'humanité s'y trouve amputée d'elle- arts du continent, en particulier ceux
même. « Nous savons, a ainsi écrit Aimé de la parole, en des récits graves comme
Césaire (cf. p. 56) dans la présentation les mythes, légers comme les contes et

10|Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


autres historiettes, dans lesquels les de ces textes peut nous rappeler qu'ils
identités en Afrique se sont écrites, ont, eux aussi, célébré avant tout la
transformées, transmises... rencontre, le métissage où ils voyaient
Il y a enfin, bien sûr, la Négritude*, ce le véritable esprit de civilisation. Le
mouvement poétique et culturel fran- philosophe Jean-Toussaint Desanti
cophone dont Senghor (cf. p. 54), Aimé (1914-2002), son camarade de promotion
Césaire (cf. p. 56) et Léon-Gontran à l'École normale, rue d'Ulm, a dit en
Damas* ont été les initiateurs et les peu de lignes pourquoi la pensée d'Aimé
fers de lance. Mouvement héritier de Césaire nous parlera toujours : « La
la Harlem Renaissance qui s'est fondé Négritude, telle qu'elle a été dénommée
sur l'idée d'une communauté noire par Aimé Césaire, est un terme symbo-
transcontinentale. Défense et illustration lique, on pourrait mettre au lieu de
de « l'ensemble des valeurs de civilisa- Nègre n'importe quoi d'autre, pourvu
tion du monde noir », ainsi que Senghor qu'on désigne par-là une communauté
a défini la Négritude, il a été le « discours qui revendique son passé, une commu-
sur le colonialisme » (titre, comme on nauté qui revendique son avenir, une
sait, de Césaire) qui a constitué une communauté qui est souffrante relati-
réponse éloquente à la domination vement à son passé et en état d'espé-
impériale et à sa prétention d'être une rance relativement à son avenir. À ce
mission civilisatrice confiée à l'Europe. moment-là, rien de plus universel que
Il est vrai qu'une pensée postcoloniale ce que désigne Négritude. » On ne sau-
présente la Négritude aujourd'hui rait mieux dire que ce qui se réfléchit
comme dépassée dans notre monde dans la « pensée noire » n'est rien d'autre
hybride. Mais peut-être que la relecture que la condition humaine. •

9
Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux |
Introduction I LA PENSÉE NOIRE

Depuis la plus haute Antiquité, le regard du Blanc


sur le Noir a toujours oscillé entre sentiment
de supériorité, fascination et mépris. Retour sur
l'histoire d'un préjugé tragique.

LE NOIR VU PAR LE BLANC :


AUX SOURCES
DU MALENTENDU
Par Romuald Fonkoua

n ne peut comprendre les ori- traits les plus difformes. D'autres ont

O gines et les contours d'une pen- la bouche tellement rétrécie qu'ils ne


sée noire sans se reporter aux peuvent prendre leur nourriture que
représentations de l'Afrique et du Noir par une petite ouverture et au moyen
en Occident. Fruits des voyages, des d'un tuyau d'avoine ; quelques-uns n'ont
discours philosophiques mais aussi pas de langue et ne se font entendre
scientifiques, ces images oscillent entre que par gestes et par signes. » Plus on
fantasmes, mythes et figures d'idéolo- s'enfonce vers l'intérieur, plus les mœurs
Romuald
Fonkoua, gies. Au Moyen Âge, sont curieuses : « Les
professeur dans la pensée occi- Éthiopiens garamantes
de littérature dentale comme dans Pour le naturaliste ne connaissent pas le
francophone la pensée arabe, héri- mariage. La commu-
à l'université
Buffon, la couleur
tières des savoirs de nauté des femmes est
de Strasbourg. l'Antiquité, le monde différente des Noirs est un usage du pays. Les
Auteur d'Essai
se subdivise en deux due aux températures mères seules recon-
sur une mesure
grands ensembles : les naissent leur fils; le
du monde au élevées des latitudes
XXe siècle : Edouardpays connus et les titre honorable de père
Glissant (Honoré pays inconnus. Parmi sous lesquelles ils vivent. n'est applicable à
Champion, 2002) ces derniers, compa- aucun. Qui pourrait,
et Le Philosophe rée à l'Asie qui est terre en effet, distinguer un
nègre et le secret de merveilles, l'Afrique est terre de père au milieu de pareille licence de
des Grecs. Ouvrage
monstres. Elle est peuplée d'animaux mœurs ? Aussi [... ] passent-ils pour un
trop nécessaire
aux noms mystérieux (caméléopards peuple dégénéré, et à juste titre, puis-
(L'Harmattan,
2008). et catoblépas, que Solin, géographe que, par suite de cette promiscuité, le
romain du IIIe siècle, identifie dans nom de la famille se perd tristement. »
Polyhistor), aux formes inquiétantes et Ces images sont corroborées par les
aux habitudes surprenantes. Ses habi- discours des voyageurs arabes qui ont
tants sont des barbares : « Les uns n'ont été en contact avec les pays africains
pas de nez, et leur visage plat offre les jusqu'au Soudan. Après avoir distingué

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LA PENSÉE NOIRE I Introduction

Fia. 339. —-Apolo Belvidere.553


deux Afriques, blanche et noire, dans
son Historial description de l'Afrique
tierce partie du monde, Jean-Léon l'Afri-
cain (14967-1548) voit l'Afrique noire
habitée « par gens d'une vie n'étant en
rien ou peu dissemblable à celle des
bêtes, et brutes animaux : sans Roi, sans
Seigneur et sans gouvernement, ni civi-
lité aucune ».
Les images de l'Afrique peuvent tou-
tefois relever aussi du registre des « sin-
gularités ». Ainsi, au xvi e siècle, le grand
voyageur André Thevet (1516-1590)
oppose-t-il aux fantasmes de certains
la diversité du monde. Dans sa Cosmo-
graphie universelle (1575), il constate
que la « grande région africaine » étant
« influée » diversement, elle ne peut que
présenter des peuples, paysages, cou-
leurs, mœurs, langues, religions, croyan-
ces, systèmes de gouvernement et
niveaux de vie divers.

Hiérarchie des races


Ce relativisme ne sera pourtant pas
toujours de mise. La diversité du monde
sera prise sous l'angle de la hiérarchie
des couleurs et des mœurs. Elle
emprunte plusieurs arguments. L'un,
bien connu, repose sur la théorie des
climats. La couleur différente des Noirs
est due aux températures élevées des
latitudes sous lesquelles ils vivent,
comme le note Buffon (1707-1788) dans
son Histoire générale et particulière. Le
second argument relève de la biologie.
Il reprend l'erreur du Grec Hérodote*,
dénoncée en son temps par Aristote*, Toutes ces convictions vont justifier Sur cette
à propos de la couleur du sperme des l'élaboration du Code noir par la France illustration
Nègres. Dans un article du Journal des de Louis XIV (1685, remanié en 1724). anglaise de
savants, « Nouvelle division de la terre Ce recueil de textes juridiques établit 1854, le crâne
par les différentes espèces ou races du Nègre est
une inégalité de nature entre Blancs et
placé dans
d'hommes qui l'habitent » (1684), Fran- Noirs, et renforce l'indifférenciation une position
çois Bernier (1625-1688) attribue l'ori- entre les esclaves et les affranchis. intermédiaire
gine de la couleur des Noirs à la L'échelle des civilisations s'établit ainsi : entre l'homme,
« contexture particulière de leur corps », au sommet, les Blancs civilisés, convain- version grecque,
à la « semence » ou au « sang ». Le der- cus de leur supériorité; en deçà, les et le singe.
nier argument, enfin, relève de la théo- Nègres esclaves et autres hommes de Entre civilisation
logie. Il se fonde sur celui que saint couleur. L'intérêt du Code noir n'est pas et bestialité.
Augustin (353-430) avait développé seulement de fonder un corps de doc-
dans La Cité de Dieu. Le Noir descend trine, c'est aussi de nous éclairer sur
de Cham, le fils maudit de Noé. Sa la force des préjugés, repris avec quel-
couleur est la punition pour la faute ques nuances par les philosophes du
initiale commise. xvm e siècle. Plaidoyer positiviste • • •

Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 11


Introduction I LA PENSÉE NOIRE

Gilles Boëtsch
« L'idéal de blancheur a été intériorisé »

La peau est porteuse des représentations sociales, car dans de nombreuses


civilisations elle est censée être le miroir de l'âme. Pour Gilles Boëtsch,
anthropologue et spécialiste du corps, le christianisme a favorisé la dépréciation
de la couleur noire, en exaltant la pureté du blanc.

le Point : Pourquoi la peau noire a-t-elle été jugée avaient l'occasion de rencontrer, notamment en
inférieure à la peau blanche? Egypte, étaient souvent des guerriers admirés.
Gilles Boëtsch : Rappelons d'abord que l'homme
est originaire d'Afrique et que c'est progressive- LP. : Quand le rapport entre peau noire et peau
ment, en remontant vers des zones plus froides, blanche a-t-il basculé?
que les différenciations de couleur sont apparues. G.B. : Ce sont les monothéismes, et d'abord le
Au fil de l'histoire, la couleur blanche va exprimer christianisme, qui ont peu à peu introduit une
une socialisation particulière puisqu'elle est la dichotomie entre le bien, associé à la pureté et
Gilles
Boëtsch, couleur de ceux qui ne travaillent pas. Ainsi, au à la clarté, et le mal, associé à l'obscurité, ce qui
directeur Moyen Âge, la peau idéale et recherchée devait va contribuer à dévaloriser la couleur noire. Ce
de recherche être claire, voire pâle, c'était un signe de santé sera d'ailleurs un glissement très progressif : sur
au CNRS, auteur et donc de beauté : une belle peau, saine, était les représentations iconographiques, les démons
avec Dominique considérée comme le reflet d'une âme pure. Ce furent d'abord peints en vert et puis, peu à peu,
Chevé du Corps modèle persiste et s'est aujourd'hui transposé ils sont devenus noirs.
dans tous ses états,
chez les populations à peau foncée, asiatiques ou
(Éditions du CNRS,
2000).
africaines notamment. La hiérarchisation sociale L P. : N'est-ce pas l'islam qui a popularisé le thème
sert à construire des identités et, dans les discours de la malédiction de Cham, l'ancêtre supposé des
populaires, même en Afrique, existe une gradation Noirs?
Un groupe de mères qui va du plus pâle au plus sombre. Plus on est G.B.: L'islam va améliorer la vie de l'esclave en
soudanaises dans clair, mieux c'est. Il suffit pour s'en convaincre ordonnant sa libération s'il se convertit. Ce sont
le village construit d'observer à Dakar, au Sénégal, le succès des les Arabes qui vont populariser le thème de la malé-
sur le Champ-de-
produits destinés à éclaircir la peau. L'idéal de la diction de Cham, qui servira ensuite aux esclavagis-
Mars, à Paris,
pour l'Exposition blancheur a été intériorisé. Mais la couleur noire tes européens pour justifier la servitude des Noirs :
ethnographique n'a pas toujours été dévaluée. Chez les Grecs, elle c'est parce que Cham, l'un des trois fils de Noé, a
de 1895. était appréciée, car les Noirs que les Hellènes découvert son père nu et ivre que celui-ci le maudit.
jamais pourtant la Bible ne
dit que Cham est noir, mais
comme il est destiné à être
le « serviteur » de ses frères,
on en a conclu qu'il ne pou-
vait être que noir... C'est au
xixe siècle, avec l'anthropolo-
gie raciologiste que s'est vrai-
ment cristallisée l'opposition
entre noir et blanc construite
comme une opposition entre
le type évolué et le primitif. Au
cours des années 1870 vont
ainsi apparaître des zoos hu-
mains, d'abord en Allemagne
(1874) puis en France au jardin
d'acclimatation (1877) : on va
ainsi compter une trentaine

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LA PENSÉE NOIRE I Introduction

• • • chez Montesquieu dans L'Esprit


d'exhibitions ethnologiques entre 1877 et 1912 ! Dès des lois (1724) : « Parce que les lois
1880, ces villages tournaient à travers la France. En étaient mal faites, on a trouvé des hom-
1889, lors de l'Exposition universelle, un « village mes paresseux; parce que ces hommes
nègre » et quatre cents figurants «indigènes»consti- étaient paresseux, on les a mis dans
tuaient ainsi l'une des attractions majeures. l'esclavage » (15,8). Théorie des climats,
aussi : « La lâcheté des peuples des
LP. : Mais il n'y avait pas que des Noirs dans ces climats chauds les a presque toujours
exhibitions? rendus esclaves [...] le courage des
G.B. : Il y avait toutes sortes de peuples indigènes, peuples des climats froids les a main-
des Lapons, des Fidjiens, des Indiens d'Amérique, tenus libres » (17, 2). Édifiante égale-
etc. Tous des figurants engagés sous contrat. Je ment, l'opinion de l'Écossais David
suis convaincu que le racisme populaire qui ronge Hume, cachée sous une note ajoutée
toujours notre société s'est vraiment structuré lors au chapitre « Sur le caractère national »
de ces exhibitions. Quand vous voyez des hommes dans ses Essais de morale, politique et
derrière des grillages, présentés aux côtés des littéraire (1742) : « Je suis porté à croire
singes, comment croire qu'ils appartiennent à que les Nègres [... ] sont naturellement
la même humanité que ceux qui les regardent? inférieurs aux Blancs. Il n'y a jamais eu
La guerre de 14-18, et notamment le fait que des de nation civilisée d'une autre couleur
troupes noires ont participé aux combats, de même que la blanche, ni d'individu qui se soit
que les discours des missionnaires vont changer illustré par ses actions ou par sa capa-
les choses dans le discours institutionnel, mais pas cité de réflexion. Il n'y a chez eux ni
dans les regards. Mais ce sont paradoxalement les engins manufacturés, ni art, ni science. »
nazis qui, parce qu'ils étaient fondamentalement Comparées aux « barbares blancs
racistes et qu'ils ne supportaient pas les Noirs comme les anciens Germains ou les
- dans la Ruhr, leurs premières victimes seront les actuels Tartares [qui] ont quelque chose
métis nés de tirailleurs sénégalais et de femmes d'éminent en eux » ou aux Européens,
allemandes -, vont interdire ces exhibitions : on ne ces espèces sont radicalement différen-
devait pas montrer des races inférieures. tes : « Ces êtres [... ] sans pensée, sans
aucune éducation, ne s'élèveront
L P. : Aujourd'hui pourtant, avec la mondialisation, [jamais] au-dessus de nous au point de
la peau et le corps noirs sont admirés. Il suffit pour se distinguer dans chaque profession. »
s'en convaincre de voir les affiches publicitaires Le Noir est laid et vilain, affirment encore
et les magazines ? les articles del'Encyclopédie ou Diction-
G.B. :Vous êtes optimiste, car cette mise en image naire raisonné des sciences, des arts et
concerne les corps noirs dans certaines situations des métiers de Diderot et d'Alembert
particulières : le sport, la musique, la danse. Mais (1751-1772) consacrés à « Nègre » ou
au regard par exemple des canons de la beauté, tous « Nègrerie » par exemple.
les corps et toutes les couleurs de peau ne sont pas Au fil des siècles, ces préjugés devien-
appréciés de la même manière. Regardez les miss : dront aux Amériques mêmes des moyens
elles ne sont jamais très noires... Toute la culture de différenciation identitaire. Les escla-
occidentale s'est nourrie de cette hiérarchie des ves ont fini par intérioriser une hié-
races. Ainsi, prenez les BD : Rahan, le bon sauvage rarchie des couleurs à laquelle l'aboli-
du journal Pif, magazine d'obédience communiste, tion ne mettra pas un terme immédiat.
est grand, blanc et blond, il sait tout et il apprend Les mulâtres, de plus en plus cultivés,
aux autres sauvages. Finalement, cela reprend le rêve ne veulent pas se voir assigner le même
qu'il pourrait exister un modèle de bon colonial... rang que des esclaves de moins en
En réalité, la question est de savoir comment, face moins instruits. C'est ce que déplore
au regard de l'autre, je peux élaborer mon identité, en France peu avant l'abolition de l'es-
m'accepter et être reconnu. Et pour que cela puisse clavage Victor Schœlcher*. Pour lui,
se faire, il faut déconstruire les préjugés raciaux qui l'éloignement que les hommes de cou-
s'appuient d'abord sur la peau. leur libres « montrent vis-à-vis du Nègre
Propos recueillis par Catherine Golliau est un scandale de la raison [... ] Ce qui
maintient la force des colons, ce • • •

Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 13


tone (1813-1873) ou d'Henry Morgan
Stanley (1841-1904), les aventures mis-
sionnaires, les discours des représen-
tants de commerce nourrissent aussi
des images racistes, primitives et sté-
réotypées de l'Afrique. Au xix e siècle,
l'Afrique est enfin une terra cognita.
Mais la beauté de l'Afrique est à la
mesure de son utilité ; elle peut être une
colonie pénitentiaire pour prisonniers
politiques français ; elle peut être surtout
une terre d'exploitation économique.
L'abbé Sibire, ancien missionnaire au
Congo, considère dans son Aristocratie
négrière, ou réflexions philosophiques
et historiques sur l'esclavage et l'affran-
chissement des Noirs, dédiées à l'Assem-
blée nationale (1789), que l'Afrique est
un pays de cocagne : « Au sein de la
Guinée [... ] respire l'abondance », « tou-
tes les épices viennent déjà spontané-
ment de toutes parts », « l'ivoire, le
cuivre, l'argent, le vif-argent et l'or même
sont connus dans ces régions fertiles ».
Le religieux en conclut à la grande joie
de l'abbé Grégoire (De la traite et de
l'esclavage des Noirs) que supprimer la
férocité des Européens aux Antilles
conduirait à leur prospérité en Afrique...
L'image du Noir lui-même empruntera
Publicité pour • • • qui perpétue leur supériorité, c'est les deux faces du primitif. L'une, péjo-
le dentifrice précisément la haine que les sangs- rative, insiste sur son retard. La Raison
Sérodent par mêlés ont créée par leur orgueil, entre dans l'histoire (18224830), où Hegel*
Herbert Leupin, eux et les Noirs » (Des colonies françai- propose de montrer ce qu'il appelle la
1937.
ses. Abolition immédiate de l'esclavage, « caractéristique particulière » de ce
1842). Dans le même registre, l'autre « pays de l'or » et de « l'enfance » qui,
grand artisan de l'émancipation, l'abbé « au-delà du jour de l'histoire consciente
Grégoire*, écrit dans De la littérature est enveloppé dans la couleur noire de
des Nègres qu'il faut leur apporter sans la nuit ». L'ouvrage renferme tous les
tarder les lumières de la civilisation arguments : l'absence de conscience
parce qu'ils possèdent des aptitudes historique, de conscience de sujet, d'ob-
indéniables. L'abolition de l'esclavage jectivation du réel et de toute éthique.
ne conduit pourtant pas à l'invention La connaissance du monde chez les
d'une nouvelle image du Nègre, mais à Noirs est « magique » et leur rapport à
une interprétation plus humaniste de la nature « fétichiste ». N'ayant aucune
celle-ci. conscience de « l'immortalité de l'âme »,
ils ne peuvent avoir une conscience de
Afrique, pays de l'enfance celle de l'homme. Ce mépris absolu
Ces préjugés raciaux vont également pour l'homme explique la pratique aussi
influencer la représentation du continent bien de la polygamie que du canniba-
noir dans les récits des Européens qui lisme qui a cours durant les fêtes rituel-
découvrent l'intérieur de l'Afrique au les : « Chez les Nègres, le fait de dévorer
cours du xix e siècle. Les voyages d'ex- des hommes correspond au principe
ploration, comme ceux de David Livings- africain. » La pratique de l'esclavage?

14 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


LA PENSÉE NOIRE I Introduction

« Dans tous les royaumes africains pour lui parce qu'il « sent dans tous les
connus des Européens, l'esclavage est êtres avec qui il est en relation ». L'in-
une institution indigène et domine natu- distinction entre l'homme, la nature et
rellement. » Dieu donne à son rapport au monde
Le discours scientifique sur la physio- une sensibilité particulière. Dans son
gnomonie développé avec un certain Essai sur l'inégalité des races humaines
succès par de nombreux médecins tout (1853-1855), et loin de l'usage politique
au long du xix e siècle va encore renfor- qui en sera fait plus tard, Arthur de
cer cette image péjorative. Georges Gobineau croit quant à lui en l'existence
Cabanis (1757-1808) pense ainsi qu'il des races, dont chacune aurait une
existe un lien naturel entre caractères spécificité : « Le mélange avec l'espèce
physiques et caractère moral. Franz noire, lorsqu'il est léger, développe
Jozef Gall (1758-1828) croit que la cra- l'intelligence chez la race blanche, en
nioscopie permet d'établir un lien entre tant qu'il la tourne vers l'imagination,
la qualité du cerveau de l'homme et ses la rend plus artiste, lui prête des ailes
humeurs. L'anthropologie racialiste plus vastes », écrit-il.
déduira les caractères des individus de
leur physiologie. Les observations de Bons et mauvais Negres
chercheurs du Muséum d'histoire natu- Cette approche raciale va contribuer
relle, comme Geoffroy Saint-Hilaire à la création de stéréotypes dont on
(1772-1844) ou Georges Cuvier (1769- trouve trace dans la fiction littéraire et
1832), consacrées aux différentes parties l'art pictural occidental à partir de la fin
de l'anatomie du Noir (nez, cou, pénis, du xix e siècle. En France par exemple,
bassin, fémur, fesses, l'indigène noir dans Le
lèvres, etc.), comme Roman d'un spahi
plus tard celles consa-
« Chez le Nègre, le front (1881) de Pierre Loti
crées à l'évolution des se recule et la bouche s'oppose au Nègre de
espèces, affirment l'in- avance, comme s'il était Rimbaud dans Une sai-
fériorité du Noir sur le son en enfer (1873). Les
Blanc et la disparition
plutôt fait pour manger publicités et les carica-
future de la race noire, que pour réfléchir. » tures amplifient cette
dominée par la race Joseph Julien Virey ambivalence. Les ima-
blanche. Joseph Julien ges positives du « bon
(1775-1846)
Virey (1775-1846) le Nègre » (Rhum Negrita,
résume assez bien : Y'a bon Banania) ou de
« Chez nous, le front avance et la bouche l'esclave domestique américain doux et
semble se rapetisser, se reculer, comme gentil - Sambo, Nanny ou Tom* - s'op-
si nous étions destinés à penser plutôt posent aux images du mauvais Nègre :
qu'à manger ; chez le Nègre, le front se Jezebel, la black krooker (pute), le black
recule et la bouche avance, comme s'il coon (raton laveur), la black sapphire
était plutôt fait pour manger que pour (Sapho) et aux caricatures de Picaninny
réfléchir. » Ces thèses ruinent du même (les enfants face aux crocodiles), de Jim
coup l'idée entretenue par les gens de Crow* (le comique nègre) ou du tragic
couleur libres des îles d'une différence Mulatto (le tragique mulâtre).
avec les esclaves noirs, en enfermant Ces discours, dont on ne dira jamais
les couleurs des premiers dans celle assez le caractère global, constituent
des seconds. une « banque mondiale » d'images aux-
L'autre image du primitif est positive quelles les Nègres vont se référer pour
ou neutre. Dans les années 1920, Lévy- construire leurs pensées : soit en les
Bruhl* (1857-1939) pense contre Hegel dénonçant comme on peut le voir dans
que le primitif a une approche intuitive nombre d'essais d'Africains, Antillais
du réel (L'Âme primitive, 1927). Étant ou Américains ; soit en en prolongeant
lié à la nature, il vit dans un « état émo- les idées pour les attester ; soit, et c'est
tionnel étrange pour nous mais naturel » plus grave, en se les appropriant... •

Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 15


LA RUPTURE Introduction

Les récits d'esclaves vont faire connaître au monde


l'horreur de la traite et de l'esclavage. Après la Seconde
Guerre mondiale, ils vont inspirer les mouvements de
revendication, notamment aux Etats-Unis, et nourrir aussi
bien les penseurs noirs que les artistes et les écrivains.

ESCLAVAGE : LE POIDS
DES TÉMOIGNAGES
Par Françoise Vergès

e premier témoignage personnel de la seconde abolition dans les colonies

L sur l'esclavage paraît en 1703, en françaises, personne ne songera à


langue anglaise. Ces récits person- recueillir les témoignages de dizaines
nels qui retracent les routes de l'escla- de milliers d'affranchis en Guadeloupe,
vage, de la capture à la vie sur la plan- Guyane, Martinique et Réunion. L'ab-
tation, construisent un genre dans lequel sence de récits autobiographiques et
puiseront les écrivains de la pensée le silence de la nation française sur ce
noire. Ce sont des témoignages au sens premier crime contre l'humanité de
Françoise
Verges profond du terme : l'époque moderne ont
enseigne les leurs auteurs veulent contribué à rendre opa-
sciences politiques témoigner devant l'hu-
En 1848, date de que pour la société
à l'université manité de l'expérience la seconde abolition française cet événe-
de Londres. de la souffrance, de dans les colonies ment qui dura quatre
Auteur d'un livre l'exil et de la résistance siècles.
d'entretiens avec
d'êtres humains réduits
françaises, personne
Aux États-Unis, en
Aimé Césaire, Nègre
je suis Nègre je
à l'état d'objet. Cepen- ne songera à recueillir revanche, l'historienne
resterai (Albin dant, ils sont majori- les témoignages Marion Wilson Starling
Michel, 2002), tairement en langue recense en 1946 près
et de La Mémoire anglaise. En effet, il
de dizaines de
de six mille récits d'es-
enchaînée (Albin n'existe pratiquement milliers d'affranchis. claves, dont la majeure
Michel, 2006). aucun témoignage per- partie se trouve dans
sonnel en langue française, car l'interdit les réponses aux enquêtes conduites à
d'apprendre à lire et à écrire fut plus la fin de la guerre de Sécession (1861-
sévèrement appliqué dans les colonies 1865). Dans les années 1930, durant le
esclavagistes françaises. Les voix des New Deal, le projet fédéral de recons-
Au xixe siècle, esclaves y sont à lire entre les lignes, titution de cette mémoire collective
un homme
dans les archives de police et de tribu- recueillera quant à lui les derniers témoi-
noir est vendu
naux, les journaux des maîtres et les gnages d'esclaves. Cependant, malgré
sur un marché
aux esclaves ouvrages de ceux qui luttaient pour le succès de cette littérature, notamment
des États-Unis. l'abolition de l'esclavage. En 1848, date celui des autobiographies d'Olau-

Le Point Hors-série n° 22 Les textes fondamentaux 17


Introduction LA RUPTURE

••• dah Equiano (cf. p. 20) en 1789 et avait appelé la vie nue, quand droit et
de Frederick Douglass (cf. p. 26) en 1846, violence s'allient pour organiser l'éco-
ce type de récit sera ensuite marginalisé . nomie et la société. Ainsi, le fameux
dans la conscience noire. S'il est une Code noir, institué par Colbert en 1685,
source de réflexion pour W.E.B. Du Bois qui fait, juridiquement, d'êtres humains
0cf. p. 30), Booker T. Washington (cf. des « meubles »... La capture de millions
p. 32) ou Marcus Garvey (cf. p. 34), il d'Africains, la justification de l'africa-
faut attendre les années 1960 - la lutte nisation de l'esclavage (« Noir » et
pour les droits civils et le mouvement « esclave » deviennent des synonymes
culturel noir - pour que les récits d'es- dans la langue française au début du
claves fondent le renouveau de la pen- xvm e siècle) sont fondées sur une éco-
sée noire. Les rééditions multiples et nomie de prédation qui légitime et
les traductions dans plusieurs langues organise la violence. Olaudah Equiano
suscitent alors un nouvel intérêt. fait revivre la terreur et l'effroi de la
capture et du transport dans des cales
Une économie de prédation puantes. Le bateau négrier est une des
Écrivains, artistes, militants et cher- machines du système esclavagiste : il
cheurs redécouvrent la modernité de faut briser toute forme de résistance
l'esclavage dit « colonial » (car organisé afin de livrer dans la colonie des êtres
par l'Europe pour servir ses colonies soumis.
entre le xvi e et le xix e siècle) et la moder-
Cependant, dès la capture, il y a résis-
nité de l'esclave. Les autobiographies tance. Equiano est un exemple de cette
d'Olaudah Equiano et de Frederick Dou- conscience jamais vaincue, qui lui per-
glass ne sont plus simplement des mettra de recouvrer sa liberté, de s'éta-
blir en Angleterre et de par-
ticiper activement à la lutte
Le bateau négrier est pour l'abolition de l'escla-
vage partout dans le monde.
une des machines La traite n'est cependant
du système esclavagiste : qu'une des étapes de l'ex-
il faut briser toute forme périence de la servitude. La
machine esclavagiste exige
de résistance afin
une totale soumission à son
de livrer dans la colonie ordre, l'esclave doit aban-
des êtres soumis. donner toute volonté d'exis-
ter par lui-même, de vouloir
accéder à la liberté et à la
témoignages sur un passé révolu ou condition humaine. Frederick Douglass
des archives pour les historiens : elles raconte dans son autobiographie qu'il
trouvent des échos contemporains à la existait des « fermes » où l'être humain
situation décrite par W.E.B. Du Bois ou était transformé en esclave : on le bat
Marcus Garvey, et serviront plus tard quotidiennement, on l'humilie, on l'avi-
de source d'inspiration à des mouve- lit pour que cesse toute résistance.
ments comme celui de Martin Luther Les récits d'esclaves construisent le
King Jr. (cf. p. 96), celui des Black Pan- récit d'un exode et de l'aspiration à la
thers, à des romanciers comme Toni liberté et à l'égalité. Ils ont fondé dans
Morrison (cf. p. 72) ou Alice Walker (née la pensée noire une conscience d i a s p o -
en 1944), à des cinéastes, à des philo- r i q u e * et un humanisme ancré dans la
sophes... conscience d'une expérience noire qui
Les récits d'esclaves constituent une néanmoins est une expérience univer-
source inépuisable de réflexion car ils selle. C'est de cette dimension universelle
témoignent de la condition humaine que témoigne W.E.B. Du Bois dans Les
quand elle est réduite à ce que le phi- Âmes du peuple noir. L'auteur, qui contri-
losophe Walter Benjamin (1892-1940) bua en février 1900 à la création de la

18 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


National Association for the Advance- Marcus Garvey représente encore
ment of Colored People, une des plus une autre voie, celle qui prône le retour
puissantes organisations de défense des à l'Afrique. Garvey, qui pensait que
minorités aux États-Unis, s'opposa fer- l'expérience de l'esclavage avait défi-
mement à Booker T. Washington. Du Bois nitivement séparé les deux « races »,
aspirait à une totale égalité. Washington lança en 1916 depuis New York sa cam-
pensait qu'en prouvant que les Noirs pagne de rapatriement. Sa politique,
pouvaient devenir de bons travailleurs bien que soutenue par le Ku Klux
manuels et de bons techniciens, les Klan*, rencontra un grand écho parmi
Blancs apprendraient progressivement les populations noires américaines.
à les accepter parmi eux. Réfugié en Jamaïque, il prononça ces
mots en 1927 : «• Look to Africa, where
Un héritage complexe et vivant a black kingshallbe crowned » (« Regar-
Du Bois et Washington sont deux dez vers l'Afrique, où un roi noir doit
figures exemplaires des approches être couronné »). Le mouvement du
différentes dans la pensée noire de rastafarisme*, cher à Bob Marley (cf.
l'expérience de l'esclavage. Là où Du p. 104), était lancé.
Bois milite pour un mouvement trans- L'expérience de la traite et de l'escla-
continental noir - il organise en 1905, vage - sa longue durée, sa transconti-
avec l'intellectuel caribéen George nentalé, sa complexité, l'impact de
Padmore (1902-1959), la première confé- ses héritages dans la pensée, la philo-
rence panafricaine à Londres - , sophie, le droit, l'économie, la culture -
Washington insiste sur l'intégration. en a fait une archive vivante et univer-
Son conseil aux jeunes Noirs était « Tra- selle où puiser métaphores, références,
vail ! Travail ! Travail ! Et non Agitation ! analogies et inspiration. La pensée noire
Agitation ! Agitation ! ». s'en nourrit encore. •

Le P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 19


C l é s de l e c t u r e
LE COMMENTAIRE I LA RUPTURE

Le Récit intéressant...
de Olaudah Equiano
uand Olaudah Equiano rie, qui fait de l'intérêt industriel manière indirecte de jouer avec
Q (1745-1797) publie, en un intérêt général, apparaît les symboles raciaux et cultu-
l789, Le Récit intéres- comme un « bien universel ». rels de la langue, de désarticu-
sant de la vie d'Olaudah Equiano,Le livre d'Olaudah Equiano va ler les positionnements de
ou Gustavus Vassa, l'Africain, jouer un rôle primordial dans pouvoir et de donner à voir
écrit par lui-même, il a 44 ans le combat contre l'esclavage et l'image renversante de la défor-
et une longue expérience. Kid- la traite, en Angleterre comme mation des points de vue. La
nappé adolescent dans un vil- description des conditions de
lage du Nigeria, il a été esclave t r a n s p o r t fait p r e n d r e
dans les colonies d'Amérique conscience de l'horreur de la
britannique, voyagea avec son situation, des souffrances phy-
maître à travers le continent siques et morales, qui, sans ce
américain et, travaillant comme récit, ne trouvent pas d'expres-
marin, racheta sa liberté et sion. En effet, Equiano figure le
s'installa à Londres où, après témoignage de l'Africain, si
une vie aventureuse, il devint crucial pour la dynamique de
un abolitionniste influent. En la cause abolitionniste et pour
1788, il présenta une pétition la création d'une diaspora*
contre l'esclavage à l'épouse africaine. Jusque-là, en effet,
du roi d'Angleterre, au nom de
tous ses frères africains. Cet Olaudah Equiano (1745-1797). L'identité des acteurs se
événement se retrouve dans Le
Récit intéressant qui, à l'excep- aux États-Unis, au point que conjugue en fonction de
des voix s'élevèrent pour remet- la couleur de la peau.
tre en cause l'origine géogra- Le Blanc est l'autre,
II démontre les phique de son auteur, certains
étrange et différent.
bienfaits de l'abolition, avançant l'idée d'une naissance
en Caroline du Sud plutôt que
qui peut convertir
sur le continent africain. seuls les plans d'un bateau
les esclaves en libres négrier, le Brookes, largement
consommateurs de L'« Atlantique noir » diffusés par les abolitionnistes,
Dans l'extrait proposé ci-contre, tentaient de montrer l'inhuma-
produits anglais.
la vue de l'Atlantique et du nité du voyage.
bateau négrier constitue le En racontant un passé doulou-
tion du premier chapitre sur deuxième événement trauma- reux, Equiano fait cependant
l'Afrique et l'adéquation histo- tique de la narration, le premier plus qu'offrir une arme aux par-
rique entre le peuple juif et les étant la capture et l'asservis- tisans de l'abolition de l'escla-
Africains, est bâti sur une rela- sement par des Africains. La vage : son récit est essentiel car
tion des événements qui ren- rencontre avec l'équipage du il définit pour la première fois
dent son histoire intéressante. navire installe la notion de l'« Atlantique noir », cet espace
Equiano y dénonce l'institution race : l'identité des acteurs se de rupture, de dispersion et de
de l'esclavage dans une société conjugue en fonction de la cou- formation créé par les routes
chrétienne et démontre les leur de la peau. L'homme blanc de l'esclavage entre les Améri-
bienfaits de l'abolition, qui peut est l'autre, celui qui est différent ques, l'Europe et l'Afrique.
convertir les esclaves en libres et étrange, sans équivalent jus- Ariette Frund, maître de conférences
consommateurs de produits que-là dans le monde du jeune à l'université François-Rabelais
anglais et ouvrir des marchés garçon. La représentation des de Tours a publié Écritures d'esclaves,
avec les pays africains. Sa théo- Occidentaux constitue une (Michel Houdiard Éditeur, 2007).

20 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE | Olaudah Equiano

LE TEXTE
« Il lia mes jambes tandis que
l'autre me flagellait sévèrement »
La première chose qui salua mon regard m'abandonnant au désespoir. Je me retrouvai
lorsque j'arrivai à la côte fut la mer, maintenant dépourvu de toute chance de retour-
ainsi qu'un bateau négrier qui allait ner dans mon pays natal, et de même la moindre
alors au mouillage et attendait son chargement. lueur d'espoir de gagner le rivage que je consi-
Cette scène me remplit d'étonnement, qui bien- dérais à présent comme un lieu accueillant ; et
tôt se transforma en terreur lorsqu'on me trans- je préférais ma précédente situation d'esclave
porta à bord. Quelques membres de l'équipage à celle que je connaissais désormais [...]. Très
me malmenèrent aussitôt et me jetèrent en l'air vite, on me plaça sous les ponts, où mes narines
pour voir si j'étais bien portant; et j'étais à reçurent un tel salut que, de toute ma vie, je
présent persuadé qu'on m'avait emmené dans n'avais jamais connu, de telle sorte qu'entre la
un monde d'esprits mauvais, et qu'ils allaient particularité répugnante des odeurs nauséa-
me tuer. Leur teint si différent du nôtre, leurs bondes mêlées à des pleurs, je me rendis si
longs cheveux, et la langue qu'ils parlaient (qui malade et si faible que je n'avais ni la force de
était très différente de toutes celles que j'avais manger, ni le moindre désir de goûter à quoi
jamais entendues) convergeaient à confirmer que ce fût. [... ] Parce que je refusai de manger,
cette idée. Effectivement, telles furent les hor- l'un d'eux empoigna fermement mes bras et
reurs et craintes que mes yeux considérèrent m'allongea à travers le guindeau, je crois, où il
à ce moment-là : dix mille mondes m'eussent-ils lia mes jambes tandis que l'autre me flagellait
appartenu, je m'en serais séparé de pure grâce sévèrement. Je n'avais jamais connu pareil trai-
contre la condition du dernier des esclaves tement auparavant; et n'étant pas habitué à
dans mon propre pays. Lorsque j'observai tout l'eau, j'eus naturellement peur de cette substance
autour du bateau, et aperçus un grand fourneau la première fois que je la vis. Pourtant, si j'avais
rappelant du cuivre en fonte, ainsi qu'une mul- pu me retrouver sur les filets, j'aurais sauté
titude de Noirs de tous âges enchaînés les uns par-dessus bord, mais je n'eus pas cette occa-
aux autres, chacun exprimant par sa mine à la sion; de plus, l'équipage avait l'habitude de
fois le découragement et la souffrance, je ne nous surveiller de très près, nous qui n'étions
doutai plus de mon sort ; et presque accablé pas enchaînés aux ponts, de peur que nous
d'horreur et d'anxiété, je tombai sans mouve- sautions à l'eau : et j'ai vu certains de ces mal-
ment sur le pont et m'évanouis. Quand je repris heureux prisonniers africains très sévèrement
un peu connaissance, je vis quelques Noirs près contusionnés pour avoir essayé de le faire, ou
de moi qui, je crois, faisaient partie de ceux qui encore fouettés pendant des heures parce qu'ils
m'avaient amené à bord, et pour cela recevaient refusaient de se nourrir.
leur salaire. Je leur demandai si nous n'étions OLAUDAH EQUIANO OU GUSTAVUS VASSA L'AFRICAIN, LE PASSIONNANT RÉCIT
pas destinés à servir de nourriture à ces hom- DE MA VIE, TRAD. RÉGINE MFOUMOU-ARTHUR, © L'HARMATTAN, 2002.

mes blancs aux regards horribles, aux visages


rouges et aux cheveux longs. Ils m'assurèrent
que ce n'était pas le cas ; et l'un des hommes
de l'équipage m'apporta un peu de liqueur
alcoolisée dans un verre à vin ; mais comme
j'avais peur de lui, je ne voulus pas le prendre
de sa main. L'un des hommes noirs le prit donc
de ses mains et me le donna ; et j'en bus un peu,
ce qui, au lieu de me redonner du courage
comme ils l'avaient escompté, me plongea dans
la plus grande torpeur à cause de l'étrange
sensation qu'elle produisit, n'ayant jamais goûté
à pareille liqueur auparavant. Peu après cela,
les Noirs qui m'amenèrent à bord s'en allèrent,

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 21


C l é s de l e c t u r e | LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE
Toussaint Louverture
et les Constitutions d'Haïti
'il est unefigurefondatrice l'on appelle un Nègre à talent. Dessalines*, reprend alors

S de l'histoire des peuples


noirs, c'est celle de Tous-
saint Louverture, premier diri-
Pourtant, il participe active-
ment au mouvement de libéra-
tion et, en 1792, il est l'un des
victorieusement la lutte et pro-
clame l'indépendance de Saint-
Domingue sous le nom d'Haïti,
geant noir de Saint-Domingue six signataires de la première le 1er janvier 1804.
où, comme le rappelle Aimé lettre officielle des révoltés, quiLe texte de la Constitution du
Césaire (cf. p. 56), « la négritude obtiendront gain de cause : 20 mai 1805 s'inspire de la
se mit debout pour la première l'esclavage est aboli à Saint- Constitution autonomiste de
fois et dit qu'elle croyait en son Domingue en août 1793. Toussaint, mais Dessalines
rompt complètement les liens
Du triomphe à (a déportation avec la France. Désormais, tous
Mais l'île doit lutter contre les les Haïtiens sont considérés
Anglais, les Espagnols et les comme Noirs, y compris les
contre-révolutionnaires. femmes blanches, épouses de
D'abord allié de l'Espagne, Noirs, et les Blancs (Polonais
Toussaint, qui a pris la tête ou Allemands) qui avaient com-
d'une bande de rebelles armés, battu aux côtés des troupes
se rallie finalement à la Répu- révoltées. En Haïti, le mot
blique française en mai 1794. « Noir » devient synonyme
Le 23 juillet 1795, il en devient d'homme dans la première
le premier général noir. Il étend Constitution d'un État dirigé
sa domination sur l'ensemble par des Noirs. Depuis Les Jaco-
de l'île de Saint-Domingue et bins noirs (1938) de C.R.L.
Toussaint Louverture (1743-1803). institutionnalise son pouvoir en
rédigeant la Constitution du En dix ans, Toussaint
humanité ». Né le 20 mai 1743 8 juillet 1801 (ci-contre), qui
Louverture est devenu
sur l'habitation Bréda au nord affirme l'autonomie de l'île face
de l'île de Saint-Domingue, à la France. Toussaint Louver- chef d'État, le premier
Toussaint est le petit-fils du roi ture est alors à son apogée. En chef noir d'un État
des Aradas, peuple du Dahomey dix ans, il est quasiment devenu
au sens occidental du
(actuel Bénin), majoritairement chef d'État, et le premier chef
représenté dans la population noir d'un État au sens occiden- terme.
servile de Saint-Domingue. Son tal du terme. Il s'adresse avec
père, capturé et vendu à des courtoisie mais fermeté à Napo- James*, le Toussaint Louver-
négriers, est devenu sur l'ha- léon Bonaparte, comme le ture de Césaire (cf. p. 56), puis
bitation Bréda l'esclave du montre l'extrait de la lettre celui d'Édouard Glissant
comte de Noé qui lui accorde publiée ci-contre. L'empereur (cf. p. 76 et 112) et jusqu'à nos
un régime de semi-liberté. Tous- lui répondra en envoyant son jours, l'ancien esclave de l'ha-
saint est d'abord le cocher de beau-frère Leclerc rétablir bitation Bréda n'a cessé d'ins-
son maître et, affranchi en 1776, l'autorité de la France... Vaincu, pirer la littérature en ce qu'il a
il loue une plantation caféière Toussaint est déporté et meurt rendu, le premier, sa fierté à
où il emploie treize esclaves. en captivité au fort de Joux, l'esclave et à l'homme noir.
Quand, en 1791, la Révolution dans le Jura, le 8 avril 1803. Un
gronde à Saint-Domingue et que an plus tôt, le 16 juillet 1802, Frédéric Régent, historien
les esclaves se soulèvent, Lou- Bonaparte avait rétabli l'escla- et enseignant à l'université
verture a déjà franchi toutes vage en Guadeloupe... Un des des Antilles et de la Guyane
les étapes de l'ascension sociale lieutenants de Toussaint, l'an- est l'auteur de La France
pour un affranchi : il est ce que cien esclave Jean-Jacques et ses esclaves (Grasset, 2007).

22 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e P o i n t


LA RUPTURE Toussaint Louverture

LE TEXTE
« Il ne peut exister d'esclaves
sur ce territoire... »
J'ai aujourd'hui la satisfaction de rendus à la colonie, dans les circonstances les
vous annoncer que la dernière main plus critiques de la révolution, et sur le vœu des
vient d'être portée à cet ouvrage, habitants reconnaissants, les rênes lui en sont
et qu'il en résulte une Constitution qui pro- confiées pendant le reste de sa glorieuse vie.
met le bonheur aux habitants de cette colo- Donné au Cap-Français, le 14 Messidor an IX
nie si longtemps infortunée. Je m'empresse [8 juillet 1801] de la République française une
de vous l'adresser pour avoir votre appro- et indivisible.
bation et la sanction de mon gouvernement. Le général en chef, Toussaint Louverture
L'assemblée centrale m'ayant requis, en
l'absence des lois, et vu la nécessité de faire Constitution d'Haïti du 20 mai 1805
succéder leur règne à celui de l'anarchie, Article 1er. Le peuple habitant l'île ci-devant
de faire exécuter p r o v i s o i r e m e n t c e t t e appelée Saint-Domingue, convient ici de se for-
Constitution, c o m m e devant l'acheminer mer en État libre, souverain et indépendant de
plus vite vers sa prospérité future, je me toute autre puissance de l'univers, sous le nom
suis rendu à ses désirs ; et cette Constitution d'Empire d'Haïti.
a été accueillie par toutes les classes de Article 2. L'esclavage est à jamais aboli.
citoyens avec des transports de joie qui ne Article 12. Aucun Blanc, quelle que soit sa
manqueront pas de se reproduire, lorsqu'elle nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre
leur sera renvoyée revêtue de la sanction de maître ou de propriétaire et ne pourra à
du gouvernement. l'avenir y acquérir aucune propriété.
LETTRE DE TOUSSAINT LOUVERTURE À BONAPARTE, JUILLET 1801. Article 13. L'article précédent ne pourra pro-
duire aucun effet tant à l'égard des femmes
Constitution de Saint-Domingue blanches qui se sont naturalisées Haïtiennes
du 8 juillet 1801 par le gouvernement qu'à l'égard des enfants
Art. 3. Il ne peut exister d'esclaves sur ce ter- nés ou à naître d'elles. Sont compris dans les
ritoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous dispositions du présent article les Allemands
les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Polonais naturalisés par le gouvernement.
et Français. Article 14. Toute acception de couleur parmi
Art. 4. Tout homme, quelle que soit sa couleur, les enfants d'une seule et même famille, dont
y est admissible à tous les emplois. le chef de l'État est le père, devra nécessaire-
Art. 12. La Constitution garantit la liberté et la ment cesser, les Haïtiens ne seront désormais
sûreté individuelle. [...] connus que sous la dénomination générique
Art. 24. L'Assemblée centrale vote l'adoption de Noirs.
ou le rejet des lois qui lui sont proposées par Article 19. Le gouvernement d'Haïti est confié
le Gouverneur ; elle exprime son vœu sur les à un premier magistrat qui prend le titre d'Em-
règlements faits, et sur l'application des lois pereur et Chef suprême.
déjà faites, sur les abus à corriger, sur les amé- Article 26. L'Empereur désigne son successeur
liorations à entreprendre, dans toutes les par- et de la manière qu'il le juge convenable, soit
ties du service de la colonie. avant, soit après sa mort.
Art. 27. Les rênes administratives de la colonie Article 30. L'Empereur fait, scelle et promulgue
sont confiées à un Gouverneur, qui correspond les lois, nomme et révoque, à sa volonté, les
directement avec le gouvernement de la Métro- ministres, le général en chef de l'armée, les
pole, pour tout ce qui est relatif aux intérêts conseillers d'État, les généraux et autres agents
de la colonie. de l'Empire, les officiers de l'armée de terre
Art. 28. La Constitution nomme Gouverneur le et de mer, les membres des administrations
citoyen Toussaint Louverture, général en chef locales, les commissaires du gouvernement
de l'armée de Saint-Domingue, et en considéra- près les tribunaux, les juges et autres fonc-
tion des importants services que ce général a tionnaires publics.

Le Point Hors-série n° 22 I Les textes fondamentaux 23


C l é s de l e c t u r e I LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE

La proclamation de Louis Delgrès

E n cette année 1802, la


révolte gronde à la Gua-
deloupe. Depuis 1794,
l'esclavage a été aboli sur l'île.
Mais après l'arrivée de Bona-
la résistance et fait afficher la
proclamation ci-contre sur les
murs de Basse-Terre. Origi-
naire de Saint-Pierre de la Mar-
tinique, ce fils naturel d'un
de 4000 pour Richepance. Si
le texte galvanise ses troupes,
il ne réussira pas à susciter un
soulèvement massif de la popu-
lation. En effet, à plusieurs
parte au pouvoir en 1799, une Béké (Blanc créole*) trésorier reprises, l'armée locale a maté
crise sourde oppose l'armée du roi à Tobago et d'une mulâ- des révoltes de cultivateurs
locale, composée en majorité tresse libre, avait reçu une qui demandaient plus d'auto-
d'hommes de couleur (une éducation soignée et profité nomie, elle paye alors sa dureté.
moitié de Noirs et un quart de de l'émancipation dont béné-
métis), aux forces venues de ficièrent les hommes de cou- Cernés de toutes parts,
la métropole. En octobre 1801, leur non esclaves, les « libres
les 300 hommes
les militaires locaux ont obtenu de couleur », pendant la Révo-
le départ du général Jean-Bap- lution. Successivement lieute- finiront par se faire
tiste Lacrosse, l'envoyé de nant, capitaine et chef de exploser dans le
Bonaparte en Guadeloupe, qui bataillon, il s'était rallié aux
retranchement de
menait une politique vexatoire opposants à Lacrosse et occu-
à l'égard des officiers de cou- pait depuis la deuxième place Matouba.
dans la hiérarchie militaire de
Delgrès en appelle l'île. La proclamation à laquelle Delgrès mènera une lutte achar-
il a donné son nom, et qui est née mais, cerné de toutes parts,
au droit des hommes considérée aujourd'hui comme il finira par se faire exploser,
à lutter contre fondatrice de l'histoire de la le 28 mai, avec 300 hommes,
l'oppression Guadeloupe, ne serait toutefois dans le retranchement qu'il
pas de sa main, mais aurait été occupe à Matouba. Napoléon
et pour l'égalité rédigée par l'un de ses officiers, Bonaparte rétablira l'esclavage
entre les races. Monnereau, un Blanc créole* en Guadeloupe le 16 juillet. Et
de la Martinique qui sera exé- les morts de Matouba entreront
leur. Se met alors en place un cuté pour cela. Emprunt à la dans la légende. Jean-Jacques
gouvernement p r o v i s o i r e pensée des Lumières*, le texte Dessalines* (1758-1806), héros
dirigé par un officier câpre en appelle au droit des hom- de la lutte pour l'indépendance
(enfant d'un mulâtre* et d'une mes à lutter contre l'oppres- à Saint-Domingue, leur rendra
Noire), Magloire Pélage. Celui- sion et constitue un appel à ainsi hommage : « Le brave et
ci a beau rappeler sa fidélité à l'égalité entre les races. immortel Delgrès, emporté
la France, sa voix n'est que de dans les airs avec les débris
peu de poids face à la propa- Un combat désespéré de son fort plutôt que d'accep-
gande de Lacrosse qui, en Delgrès promet aux Blancs de ter les fers. Guerrier magna-
métropole, accuse « les rebel- ne pas les attaquer et fait pla- nime ! Ton noble trépas loin de
les » guadeloupéens de vouloir ner la menace (bien réelle) du détourner notre courage ne
l'indépendance. Bonaparte rétablissement de l'esclavage fait qu'inciter en nous la soif
confie alors au général Antoine pour appeler la population à de te venger et de te suivre. »
Richepance (1770-1802) une se rallier à sa cause. L'insurgé Le texte de la proclamation qui
expédition militaire pour châ- ne se montre pas suicidaire circulait jusque-là de main en
tier les rebelles. Celle-ci débar- lorsqu'il évoque la mort et le main fut publié pour la pre-
que en Guadeloupe le 6 mai désespoir, mais simplement mière fois en 1848 par Félix
1802. Pélage se soumet mais, lucide sur ses chances de suc- Longin, un abolitionniste qui
quatre jours plus tard, Louis cès : il ne dispose que d'un avait séjourné en Guadeloupe
Delgrès (1766-1802) appelle à millier d'hommes contre plus entre 1821 et 1825. F. R.

22 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE I Louis Delgrès

LE TEXTE
« Et toi, postérité! accorde
une larme à nos malheurs... »
À l'univers entier, le dernier cri de l'in- Et vous, Premier Consul de la République, vous
nocence et du désespoir guerrier philosophe de qui nous attendions la
C'est dans les plus beaux jours d'un justice qui nous était due, pourquoi faut-il que
siècle à jamais célèbre par le triomphe des nous ayons à déplorer notre éloignement du
Lumières et de la philosophie, qu'une classe foyer d'où partent les conceptions sublimes
d'infortunés qu'on veut anéantir se voit obligée que vous nous avez si souvent fait admirer !
d'élever sa voix vers la postérité, pour lui faire Ah! sans doute un jour vous connaîtrez notre
connaître, lorsqu'elle aura disparu, son inno- innocence; mais il ne sera plus temps, et des
cence et ses malheurs. pervers auront déjà profité des calomnies qu'ils
Victime de quelques individus altérés de sang, ont prodiguées contre nous pour consommer
qui ont osé tromper le Gouvernement français, notre ruine.
une foule de citoyens, toujours fidèles à la Citoyens de la Guadeloupe, vous dont la diffé-
patrie, se voit enveloppée dans une proscription rence de l'épiderme est un titre suffisant pour
méditée par l'auteur de tous ses maux. ne point craindre les vengeances dont on nous
Le général Richepance, dont nous ne connais- menace, - à moins qu'on ne veuille vous faire
sons pas l'étendue des pouvoirs, puisqu'il ne un crime de n'avoir pas dirigé vos armes contre
s'annonce que comme général d'armée, ne nous nous, - vous avez entendu les motifs qui ont
a encore fait connaître son arrivée que par une excité notre indignation. La résistance à l'op-
proclamation, dont les expressions sont si bien pression est un droit naturel. La divinité même
mesurées, que, lors même qu'il promet protec- ne peut être offensée que nous défendions notre
tion, il pourrait nous donner la mort, sans cause ; elle est celle de la justice et de l'humanité :
s'écarter des termes dont il se sert. À ce style, nous ne la souillerons pas par l'ombre même
nous avons reconnu l'influence du contre-ami- du crime. Oui, nous sommes résolus à nous
ral Lacrosse, qui nous a juré une haine éter- tenir sur une juste défensive; mais nous ne
nelle... Oui, nous aimons à croire que le géné- deviendrons jamais les agresseurs. Pour vous,
ral Richepance, lui aussi a été trompé par cet restez dans vos foyers ; ne craignez rien de notre
homme perfide, qui sait employer également part. Nous vous jurons solennellement de res-
les poignards et la calomnie. pecter vos femmes, vos enfants, vos propriétés,
Quels sont les coups d'autorité dont on nous et d'employer tous nos moyens à les faire res-
menace? Veut-on diriger contre nous les baïon- pecter par tous.
nettes de ces braves militaires, dont nous Et toi, postérité ! accorde une larme à nos mal-
aimions à calculer le moment de l'arrivée, et heurs et nous mourrons satisfaits.
qui naguère ne les dirigeaient que contre les Le Colonel d'infanterie, Commandant en chef
ennemis de la République? Ah! plutôt, si nous de la Force Armée de Basse-Terre.
en croyons les coups d'autorité déjà frappés Louis Delgrès
au Port-de-la-Liberté [Pointe-à-Pitre], le système PROCLAMATION DU 10 MAI 1802.
d'une mort lente dans les cachots continue à
être suivi. Eh bien ! nous choisissons de mourir
plus promptement.
Osons le dire, les maximes de la tyrannie la plus
atroce sont surpassées aujourd'hui. Nos anciens
tyrans permettaient à un maître d'affranchir son
esclave, et tout nous annonce que, dans le siècle
de la philosophie, il existe des hommes, malheu-
reusement trop puissants par leur éloignement
de l'autorité dont ils émanent, qui ne veulent
voir d'hommes noirs ou tirant leur origine de
cette couleur, que dans les fers de l'esclavage.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 25


Clés de lecture I LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE

Mémoires d'un esclave,


de Frederick Douglass

D ouglass (1818-1895) a
marqué de sa person-
nalité hors du commun
l'histoire politique et littéraire
américaine. Celui qui allait
esclaves, le fait de posséder du
sang blanc ne permettant pas,
aux États-Unis du moins,
d'échapper à la servitude. Il en
résulte un mélange des races
devenir le premier leader et systématique mais ignoré, la
porte-parole de la communauté destruction de la famille noire
noire était un métis, né esclave et la dissolution des repères
dans le Maryland, d'où il s'en- paternels : le père est le maître
fuit en 1838 pour gagner les qui asservit... Loin de toute
États du Nord. Il s'engage alors Frederick Douglass (1818-1895). affectivité, Douglass démontre
dans les rangs du mouvement que l'institution de l'esclavage
abolitionniste dont il devient Outil de propagande, n'est qu'une entreprise d'alié-
un orateur brillant. Son élo- le récit se veut autant nation pour des motifs écono-
quence et son charisme lui miques et politiques, justifiée
attirent une notoriété nationale
un témoignage qu'une par une pseudo-vérité biblique,
et internationale et il donne des analyse du système la malédiction de Cham qui
conférences en faveur de l'abo- économique et social s'est moqué de son père Noé,
lition de l'esclavage aux États- dans le livre de la Genèse. Si
Unis et au Royaume-Uni.
de l'esclavage. Douglass réussit toutefois à
Officiellement libéré en 1846, il cité du manuscrit. Extrait du échapper à cet environnement,
se consacre à l'écriture de premier chapitre, le texte ci- c'est qu'il a la chance d'être
mémoires et d'articles sur l'es- contre donne le ton du récit : éduqué : il rédige lui-même le
clavage et le racisme, la libéra- précis (repères géographiques, sauf-conduit, alors obligatoire,
tion individuelle et communau- noms de ses grands-parents...), qui lui permet de quitter l'État
taire et l'achèvement du rêve sobre, distancié. Outil de pro- du Maryland. Son cas est excep-
américain pour tous. Proche du pagande contre l'esclavage, le tionnel. Pour éviter fuites et
Président Abraham Lincoln* livre se veut autant un témoi- soulèvements, à l'instar de celui
(1809-1865), il fait pression sur gnage qu'une analyse du sys- de Nat Turner* en 1831 en Vir-
celui-ci pour l'obtention des tème économique et social des ginie, les maîtres laissaient
droits civiques pour les Noirs plantations. généralement leurs esclaves
et pour qu'ils aient la possibilité dans l'illettrisme. Seuls quel-
de s'enrôler dans l'armée. Mem- Le maître et le père ques privilégiés pouvaient avoir
bre du Parti républicain, il est Chaque fait est mis en perspec- accès à la culture. Ce récit est
nommé à des postes impor- tive pour mieux faire compren- donc aussi la relation d'une
tants : président de la Banque dre l'horreur du système escla- émancipation et de la construc-
des affranchis, consul en Haïti vagiste, son inhumanité et tion d'une conscience en route
et chargé d'affaires en Républi- l'inadmissibilité de l'oppres- vers la liberté grâce à l'éduca-
que dominicaine. sion. À travers la tragédie de tion et au savoir. La démons-
Mémoires d'un esclave, son sa mère et sa douleur d'enfant tration de Douglass répond au
autobiographie publiée en 1846 abandonné, Douglass raconte discours sur la race et la raison
avec l'aide de la Société anties- la manière dont est organisée des philosophes de la Renais-
clavagiste, est un modèle du la plantation, comment la mère sance et des Lumières* : Dou-
récit d'esclave. Devenu un best- est séparée de l'enfant pour ne glass, fils d'esclave et esclave
seller dès sa parution, le livre pas nuire à la productivité, lui-même, appartient à la race
intègre la mention « écrit par comment le maître abuse humaine ; c'est un homme libre,
lui-même » sur la page de titre, sexuellement de ses femmes auteur de sa propre vie.
revendiquant ainsi l'authenti- esclaves pour produire d'autres A. F.

26 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e P o i n t


LA RUPTURE | F r e d e r i c k D o u g l a s s

« Mon père était un homme


blanc »
Je suis né à Turkahoe, près de Hillsbo- nuit. Ma mère travaillait pour un certain
rough, à une dizaine de miles d'Easton, M. Stewart, qui vivait à 12 miles de chez moi.
dans le comté de Talbot, au Maryland. Et le soir, après sa dure journée de travail, elle
Je ne pourrais pas dire avec précision l'âge que parcourait toute cette distance à pied pour venir
j'ai, n'ayant jamais eu entre les mains de docu- me voir. Elle travaillait aux champs et la punition
ment officiel attestant de ma naissance. La infligée pour ne pas s'y trouver dès le lever du
plupart des esclaves en savent autant sur leur jour était le fouet. Je ne me souviens pas avoir
âge que les chevaux sur le leur - et, à ma connais- jamais vu ma mère à la lumière du jour : je ne
sance, c'est le souhait des maîtres qu'il en soit la rencontrais que la nuit. Elle s'étendait alors
ainsi. Je ne me souviens pas avoir jamais ren- près de moi et m'endormait mais, lorsque je
contré un seul esclave pouvant donner préci- m'éveillais, elle était déjà partie depuis long-
sément la date de sa naissance. Tout au plus temps. Il n'y eut guère de communication entre
les esclaves peuvent-ils dire qu'ils sont nés au elle et moi. Bientôt, la mort mit fin au peu qu'il
moment des semences ou à celui des récoltes, pouvait y avoir entre nous et, par la même
au temps des cerises, ou bien au printemps ou occasion, à ses épreuves et à ses souffrances.
à l'automne. Dès mon enfance, le fait d'en savoir Elle est morte sur l'une des fermes de mon
si peu au sujet de ma propre naissance fut pour maître alors que j'avais environ 7 ans.
moi une source de tristesse. Les enfants blancs, Sa mort subite me laissait sans le moindre indice
eux, connaissaient leur âge. Je ne comprenais concernant l'identité de mon père. La rumeur
pas pourquoi je ne pouvais en dire autant. Mais selon laquelle mon maître était mon père pouvait
il m'était interdit d'interroger mon maître à ce être ou ne pas être vraie ; mais, vraie ou fausse,
propos. Qu'un esclave pose des questions à ce cela ne changeait rien à l'odieux du fait que les
sujet eût été jugé déplacé et impertinent et tenu propriétaires d'esclaves ont ordonné et édicté
pour la marque d'un esprit rebelle. J'estime par loi que les enfants des femmes esclaves
avoir aujourd'hui entre 27 et 28 ans. J'arrive à seraient eux aussi des esclaves ; cela, à l'évi-
ce résultat pour avoir entendu mon maître dire, dence, leur permettait de combler leur désir
au cours de l'année 1835, que j'avais alors tout en leur donnant la satisfaction de rendre
environ 17 ans. l'assouvissement de leurs bas instincts profita-
Ma mère s'appelait Harriet Bailey. Elle était la ble en même temps qu'agréable. Et, par ce sor-
fille d'Isaac et de Betsay Bailey, tous deux gens dide stratagème, le propriétaire fait subir à plus
de couleur et plutôt très noirs. Ma mère avait d'un de ses esclaves la double relation de père
un teint encore plus foncé que ma grand-mère et de maître.
ou que mon grand-père. Si, en vertu du Livre, seuls les descendants
Mon père était un homme blanc, c'était un fait directs de Cham peuvent être tenus en esclavage,
admis par tous ceux qui en parlaient. Ma mère alors, pour la même raison, l'esclavagisme du
et moi avons été séparés alors que je n'étais Sud ne pourra bientôt plus être légitime ; chaque
encore qu'un bébé. Dans cette partie du année, des milliers d'esclaves y sont en effet
Maryland d'où je me suis enfui, c'est en effet mis au monde qui, tout comme moi, doivent la
une pratique courante d'éloigner très tôt les vie à des pères blancs qui sont aussi le plus
mères de leurs enfants. Très souvent, avant souvent leurs maîtres.
même que l'enfant n'ait atteint l'âge de 12 mois, MÉMOIRES D'UN ESCLAVE, TRAD. CHANTAL SANTERRE ET NORMAND BAILLARGEON,
on l'enlève à sa mère, que l'on envoie travailler © LUX ÉDITEUR, MONTRÉAL, COLL. « MÉMOIRE DES AMÉRIQUES », 2007.

très loin sur une autre ferme, et l'enfant est


alors confié aux soins d'une vieille femme trop
âgée pour travailler aux champs. [...]
Je n'ai, la connaissant comme telle, rencontré
ma mère guère plus de quatre ou cinq fois, et
chacune de ces brèves rencontres a eu lieu la

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 27


Clés de lecture LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE
Negro spirituals et gospels,
les chants du peuple esclave
a tradition des chants cien Testament. Ainsi, dans la Les negro spirituals, souvent

L profanes et sacrés de la
communauté noire amé-
ricaine tire son origine de la
chanson ci-contre, « Va, Moïse »,
l'histoire de Moïse délivrant les
Hébreux de l'esclavage en
chantés a cappella, c'est-à-dire
sans accompagnement, évo-
luent après 1865 vers des for-
traite des captifs africains et Égypte est une allégorie du rêve mes musicales plus sophisti-
de leur asservissement dans le de liberté du peuple noir amé- quées. Au début du xxe siècle,
Nouveau Monde. L'art verbal ricain : l'Égypte évoque le Sud, les gospels font leur apparition
des esclaves répond au désir le pharaon les maîtres, Israël dans les églises noires. Chants
de faire face à une situation les esclaves noirs et Moïse, inspirés de l'Évangile, ils déli-
absurde et déshumanisante en leurs leaders. Certains negro vrent le message de Dieu en la
convoquant de nouvelles façons spirituals célèbrent l'avènement personne de Jésus-Christ et
de penser l'esclavage et la de l'émancipation d'une façon
liberté. Les chansons partici- moins voilée et plus directe, Les chants
pent à la création d'une identi- mais ils étaient alors chantés
s'accompagnent
fication communautaire et à l'écart des Blancs.
remplissent de nombreuses d'une musique
fonctions : moyen de commu- Appels à la fuite rythmée et percutante,
nication, satires, expressions La délivrance peut être divine, qui influencera le blues
des sentiments, incitation au mais souvent elle signifie l'éva-
travail et, tout simplement, sion vers les États du Nord non et plus tard le jazz.
plaisir. À l'influence des prati- esclavagistes ou le Canada : les
ques artistiques africaines chants faisaient alors l'éloge célèbrent la bonne parole, à
s'ajoutent l'improvisation et la de la fuite et se faisaient l'écho savoir la joie et l'espoir d'un
prise en compte des conditions des projets existants, en inté- monde meilleur. Les chants
matérielles. Dès le x v i i i 6 siècle,
grant dans les paroles les infor- s'accompagnent d'une musique
la conversion des esclaves au mations relatives à l'heure et rythmée et percutante, qui
au lieu de rendez-vous. Un influencera le blues et plus tard
exemple emblématique est le le jazz. Comme le montre Prends
L'Egypte évoque le Sud, spiritual « Montez à bord, les ma main doux seigneur, ci-
le pharaon les maîtres, enfants », dans lequel l'appel contre, le gospel est une forme
Israël les esclaves noirs caché à la désertion repose sur très individuelle de chants
le système du underground sacrés, car il place l'individu
et Moïse, leurs leaders. railway ou chemin de fer sou-
au cœur du message. Ce faisant,
terrain. Il s'agissait d'un réseau il transforme l'expérience reli-
christianisme, et leur initiation bien structuré avec des itiné- gieuse en instaurant un dialo-
à la Bible et aux Saintes Écritu- raires variés, des « gares » gue animé entre le soliste et le
res, donnent naissance aux (arrêts d'étape), des « chefs de chœur, et entre le soliste et le
« negro spirituals ». Ces chants gare » (sympathisants qui nour- pasteur, qui souvent ne fai-
religieux, parce qu'ils permet- rissaient et logeaient les fugi- saient qu'un. Dans l'art du
tent d'articuler les peines et tifs) et des « conducteurs » gospel, des artistes émergent
les espoirs, offrent aux esclaves (guides), dont la plus remar- qui expriment toute la richesse
un moyen d'incorporer le spi- quable fut Harriet Tubman* et la puissance de la voix
rituel dans leur réalité et de (1821 ?-1913), surnommée « le humaine. A. F.
transcender celle-ci. Les thè- Moïse de son peuple ». Réfugiée
mes de justice, de paix et de à Philadelphie en 1849, elle
liberté s'énoncent très souvent retourna dans le Sud plus d'une
à travers l'histoire du Dieu, des douzaine de fois et libéra plus
héros et des prophètes de l'An- de 300 esclaves.

28 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE I Gospels

LE TEXTE
« Prends ma main, doux Seigneur
Montre-moi le chemin du retour »
Va, Moïse Il approche maintenant de la gare
Va, Moïse, Ô pécheur, ne sois pas vaniteux
Loin en terre d'Égypte Mais viens et prends ton billet
Dire au vieux Pharaon Et tiens-toi prêt pour le train
De laisser partir mon peuple.
Ça ne coûte pas cher, tous peuvent partir
Quand Israël était en terre d'Égypte Les riches et les pauvres sont là
Laisse partir mon peuple Pas de deuxième classe à bord du train
Si opprimé qu'il ne pouvait résister Pas de différence de traitement
Laisse partir mon peuple.
Nous atteindrons bientôt la gare
Va, Moïse, Ô, comme alors notre chant résonnera
Loin en terre d'Égypte Avec toute l'armée céleste
Dire au vieux Pharaon Nous ferons retentir le chant de bienvenue
« Laisse partir mon peuple »
Nous crierons pour nous délivrer de nos peines
« Ainsi dit le Seigneur », l'intrépide Moïse dit, Et nous chanterons pour toujours et à jamais
« Laisse partir mon peuple ; Avec le Christ et toute son armée
Sinon je vais tuer ton premier-né Sur ce rivage céleste.
Laisse partir mon peuple. ANONYME.

« Qu'il ne subisse plus jamais l'esclavage, Prends ma main, doux Seigneur


Laisse partir mon peuple ; Doux Seigneur, prends ma main,
Laisse les sortir avec les richesses d'Égypte, Guide-moi, aide-moi à faire face
Laisse partir mon peuple. » Je suis fatigué, je suis faible, je suis brisé
À travers la tourmente, à travers la nuit
Le Seigneur a dit à Moïse ce qu'il faut faire Guide-moi vers la lumière,
Laisse partir mon peuple ; Prends ma main, Doux Seigneur
Ramener les enfants d'Israël, Montre-moi le chemin du retour
Laisse partir mon peuple.
Quand mon présent s'assombrit,
Va, Moïse, Doux Seigneur, reste près de moi.
Loin en terre d'Égypte, Quand ma vie est presque finie,
Dire au vieux Pharaon, Entends mon cri, entends mon appel,
« Laisse partir mon peuple ! » Prends ma main avant que je tombe,
ANONYME. Prends ma main, doux Seigneur,
Montre-moi le chemin du retour.
Montez à bord, les enfants
Le train de l'Évangile arrive Quand les ténèbres apparaissent
Je l'entends qui approche Et la nuit approche,
J'entends les wagons rouler Et le jour est depuis longtemps passé,
Et gronder à travers le pays À la rivière je me tiens,
Guide mes pas, tiens ma main.
J'entends la cloche et le sifflet Prends ma main, doux Seigneur,
Ils arrivent dans le virage [...] Montre-moi le chemin.
Ô pécheur, tu es perdu pour toujours THOMAS A. DORSEY, 1932,
TRADUCTIONS ORIGINALES.
Si tu restes en arrière [... ]

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 29


Clés de l e c t u r e | LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE
Les Âmes du peuple noir
de W.E.B. Du Bois

W illiam Edward Bur-


ghardt Du Bois est le
premier Noir améri-
cain à avoir obtenu un doctorat
à Harvard. Né dans le Massa-
entre les principes universels
des droits de l'homme, procla-
mant la liberté et l'égalité en
droit de tous les êtres humains,
et la manière dont a été exclue,
d'existence que dans et par la
vision qu'ont d'eux les Blancs.
Or cette vision est au mieux
voilée et méprisante, au pire
marquée par la haine la plus
chusetts en 1868 et mort au discriminée ou réduite en escla- radicale. Mais, montre ici Du
Ghana en 1963, la veille de la vage une partie de l'humanité Bois, si les Noirs sont sous un
marche de Martin Luther King au nom de la race. En 1896, aux voile, ils sont aussi traversés
(cf. p. 96) pour les droits civi- États-Unis, l'arrêt de la Cour par le voile qui en fait des êtres
ques à Washington, il est aussi suprême Plessy vs Ferguson doués de double vue : ils savent,
instaure la doctrine « séparés, parce qu'ils le vivent, que le
« Le problème mais égaux » : les Noirs améri- monde n'est pas déjà donné,
cains, comme l'enfant Du Bois mais appréhendé depuis des
du xxe siècle dont une gamine blanche refuse perspectives particulières par-
est le problème la carte de visite, sont alors fois contradictoires.
de la ligne séparés du monde blanc par un C'est pourquoi les intellectuels
« voile », celui de la ségrégation* noirs, cette « minorité talen-
de partage des qui trace arbitrairement des tueuse » selon les termes de Du
couleurs, » lignes de partage géographi- Bois, appartenant à la fois au
ques, urbaines, culturelles et
à l'origine des premières recher- économiques, entre le monde Les Blancs posent
ches sociologiques sur la com- blanc et le monde noir.
leurs normes comme
munauté afro-américaine.
Talent protéiforme, il fut Double conscience universelles, les Noirs
essayiste, architecte de l'Ency- Mais dans Les Âmes du peuple n'ont d'existence que
clopedia Africana, mais aussi noir, cette tension est aussi dans et par la vision
activiste pour les droits des celle qui empêche que coïnci-
Noirs et membre cofondateur dent tout à fait l'unité du peuple qu'ont d'eux les Blancs.
de la National Association for noir et la multiplicité des tra-
the Advancement of the Colo- jectoires, des projets de vie, monde universel de la culture
red People ( N A A C P * ) en 1910. des rêves, des individus; que et au monde particulier de la
C'est en 1903 que paraît le coïncident « l'idéal unifiant de condition noire, sont porteurs
recueil Les Âmes du peuple noir, race » et les nuances infinies de la solution possible à ce « pro-
livre fondateur de la conscience des différentes couleurs de blème » qui se pose à l'Amérique
collective noire, dans lequel il ceux qu'une seule goutte de et aux démocraties du XX e siècle.
donne une voix puissante à sang noir suffisait à définir Ils peuvent réconcilier ces pers-
l'intuition qu'il avait formulée comme « Negros ». Le problème pectives en inventant un « moi »
dès 1900 lors du premier noir est une fracture politique, démocratique fait de multipli-
Congrès panafricain à Londres : mais aussi une déchirure exis- cités et de diversité. C'est cette
« Le problème du xxe siècle est tentielle. Du Bois thématise conviction, développée dans
le problème de la ligne de par- cette déchirure par l'expression Les Âmes, qui fait de Du Bois le
tage des couleurs. » devenue célèbre de « double père fondateur de la pensée
Du Bois pose pour la première conscience ». Les Blancs pos- noire américaine.
fois « le problème noir » dans sèdent tous les privilèges, Magali Bessone, maître
les termes d'une tension irré- notamment celui de dire, voir de conférences en philosophie
conciliable entre l'universel et et faire le monde, et de poser morale et politique à l'université
le particulier. Cette tension ren- leurs normes comme univer- de Rennes-I, a traduit Les Âmes
voie d'abord à celle qui existe selles. Les Noirs n'ont ainsi du peuple noir (La Découverte, 2007).

30 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE W . E . B . Du Bois

LE TEXTE
«Qu'il soit possible d'être à la fois
un Noir et un Américain »
Être un problème est une expérience sement teinté de pitié méprisante. Chacun sent
bizarre [... ] C'est très tôt, dans les pre- constamment sa nature double - un Américain,
miers jours d'une enfance à la gaieté un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes
exubérante, que j'en ai eu la révélation fulgu- irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un
rante. Pour ainsi dire d'un seul coup. Je me seul corps noir, que seule sa force inébranlable
rappelle très bien quand l'ombre m'a balayé. prévient de la déchirure.
J'étais une petite chose, là-bas, dans les collines L'histoire du Noir américain est l'histoire de
de la Nouvelle-Angleterre, là où le sombre Hou- cette lutte - de cette aspiration à être un homme
satonic serpente vers la mer, entre Hoosac et conscient de lui-même, de cette volonté de
Taghkanic. Dans une minuscule école en bois, fondre son moi double en un seul moi meilleur
il est venu à l'idée des garçons et des filles et plus vrai. Dans cette fusion, il ne veut perdre
d'acheter de splendides cartes de visite - dix aucun de ses anciens mois. Il ne voudrait pas
cents le paquet - et de les échanger. Nous nous africaniser l'Amérique, car l'Amérique a trop à
amusions bien, jusqu'au moment où une grande enseigner au monde et à l'Afrique. Il ne voudrait
fille, une nouvelle venue, refusa ma carte - pas décolorer son âme noire dans un flot d'amé-
péremptoirement, avec un regard par en des- ricanisme blanc, car il sait qu'il y a dans le sang
sous. Alors il m'est apparu avec une soudaine noir un message pour le monde. Il voudrait
certitude que j'étais différent des autres; ou simplement qu'il soit possible à un homme
comme eux, peut-être, dans mon cœur, dans d'être à la fois un Noir et un Américain, sans
ma vie et dans mes désirs, mais coupé de leur être maudit par ses semblables, sans qu'ils lui
monde par un immense voile. Par la suite, je crachent dessus, sans que les portes de l'Op-
n'eus plus aucune envie de déchirer ce voile portunité ne se ferment brutalement sur lui.
ou de me glisser au travers ; j'enveloppais tout C'est donc là la finalité de sa lutte : collaborer,
ce qui était derrière lui d'un même mépris, et lui aussi, au royaume de la culture, échapper à
je vivais au-dessus de lui, dans une région de la mort et à l'isolement, amasser et employer
ciel bleu et de grandes ombres vagabondes. Ce ses plus hautes facultés et son génie latent. Ces
ciel était plus bleu encore quand je pouvais forces du corps et de l'esprit ont été par le passé
battre mes camarades aux examens, ou les étrangement gaspillées, dispersées, oubliées.
battre à la course, ou même battre leurs têtes [... ] Ici en Amérique, depuis peu, depuis l'Éman-
de filasse. Hélas, avec les années, tout ce beau cipation, les tours et les détours parcourus par
mépris a commencé à s'effilocher; j'aspirais l'homme noir dans son effort hésitant et incer-
aux mondes et à toutes leurs éblouissantes tain ont fait perdre à sa puissance même son
opportunités - et elles étaient pour eux, non effectivité, l'ont fait ressembler à l'absence de
pour moi. Mais ils ne méritent pas de conserver force, à la faiblesse. Et pourtant ce n'est pas de
ces récompenses, me disais-je ; quelques-unes, la faiblesse - c'est la conséquence d'un écartè-
toutes, je les leur arracherai. [...] lement entre deux buts contradictoires.
Après l'Égyptien et l'Indien, le Grec et le Romain, LES ÂMES DU PEUPLE NOIR, TRAD. M. BESSONE, © LA DÉCOUVERTE, 2007.
le Teuton et le Mongol, le Noir est une sorte de
septième fils, né avec un voile et doué de dou-
ble vue dans ce monde américain, - un monde
qui ne lui concède aucune vraie conscience de
soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s'appré-
hender qu'à travers la révélation de l'autre
monde. C'est une sensation bizarre, cette
conscience dédoublée, ce sentiment de constam-
ment se regarder par les yeux d'un autre, de
mesurer son âme à l'aune d'un monde qui vous
considère comme un spectacle, avec un amu-

Le Point Hors-série n° 22 Les textes fondamentaux 31


Clés de l e c t u r e LA RUPTURE

« Contre Booker T. Washington »,


de W.E.B. Du Bois

D ans Les Âmes du peuple


noir (cf. p. 30), Du Bois
tisse les souvenirs auto-
biographiques et les contes
moraux avec les analyses his-
que les cinq doigts de la main,
et pourtant être unis comme la
main, dans tout ce qui est essen-
tiel à notre progrès mutuel. [... ]
Les plus sages de ma race com-
toriques et sociologiques, prennent que l'agitation autour
offrant à son lecteur l'accès au des questions d'égalité sociale
monde noir dans toute sa diver- relève de la plus extrême folie,
sité. Le troisième des chapitres et que le progrès dans la jouis-
consacrés à l'histoire du « peu- sance de tous les privilèges que
ple noir » ou de la nation noire nous obtiendrons sera le résul-
américaine revient sur l'œuvre tat d'un difficile combat quoti-
et l'influence de ce leader noir dien », assure Washington.
incontournable au tournant du « Aucune race qui apporte une
x x e siècle, Booker Taliafero W.E.B. Du Bois (1868-1963). contribution aux marchés de
Washington. Né en esclavage, ce monde ne reste longtemps,
peut-être en 1856, sans doute « gradualisme », chaque groupe de quelque manière que ce soit,
d'un père blanc, Washington humain doit, par ses propres ostracisée. » Pour Du Bois, cette
s'est très vite imposé comme moyens, passer par des étapes position est inacceptable : c'est
le leader et l'éducateur princi- successives sur la voie du pro- en effet céder à « l'évangile du
pal des Noirs américains, grès. Or le moment n'est pas marché » et pousser les Noirs
notamment grâce à la fondation venu pour la communauté noire à accepter de facto une position
et à la direction en 1881 dans de revendiquer une égalité civi- de soumission et d'infériorité
l'Alabama du célèbre Tuskegee que et politique avec les Blancs ; raciale. Selon l'intellectuel noir
Institute, la première école il faut se concentrer sur l'amé- Henry Louis Gates Jr.*, qui
d'instituteurs noire. Du Bois lioration de ses capacités éco- dirige aujourd'hui le Du Bois
ne dissimule pas son admira- nomiques. La participation des Institute de Harvard : « Le lea-
tion pour l'incroyable énergie dership africain-américain a
de celui dont le charisme a tant Pour Du Bois, toujours eu tendance à être
contribué à l'avancement de divisé en couples d'opposés :
la cause noire, et qui vient
Booker T. Washington il y a eu un Ésaü pour chaque
d'être, en 1901, le premier Noir pousse les Noirs à Jacob. L'élégant ex-esclave Fre-
invité à la Maison Blanche par accepter une position derick Douglass (cf. p. 26) fai-
le président Théodore Roose- sait face au militant nationaliste
velt, mais il présente ses réti-
de soumission et Henry H. Garnet*, le radical
cences et ses désaccords avec d'infériorité raciale. W. E. B. Du Bois au représentant
celui qu'il appelle « le Grand du courant majoritaire Booker
Accommodateur » sur la ques- Noirs à la prospérité matérielle T. Washington, et l'intégration-
tion des races. de l'Amérique ne peut être niste Martin Luther King au
En effet, en 1895, Washington a atteinte que grâce à la collabo- séparatiste Malcolm X » (Thir-
présenté son programme de ration industrielle et commer- teen Ways ofLooking at a Black
réconciliation entre Noirs et ciale entre Blancs et Noirs dans Man, 1997). Dans ce qui l'op-
Blancs lors d'un discours pro- le Sud. Washington prône donc pose à Washington, Du Bois,
noncé à la Foire internationale un réformisme prudent, qui défenseur d'une autre « pensée
d'Atlanta. Il applique aux pro- accepte pour l'heure la réalité noire », refuse de renoncer au
blèmes raciaux le mythe alors de la ségrégation* : « Pour tout combat politique et culturel,
triomphant de la réussite indi- ce qui est strictement social, essentiel à l'identité de la nation
viduelle. Selon la théorie du nous pouvons être aussi séparés noire. M. B.

32 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le P o i n t


LA RUPTURE | W . E . B . Du Bois

LE TEXTE
« M. Washington représente
la vieille attitude de soumission »
Booker T. Washington se présenta, fon- semblables, on a prêché pour doctrine qu'il est
damentalement, comme le guide non bien plus important de garder son estime de
pas d'une race, mais de deux - comme soi et sa fierté que d'acquérir des terres ou des
un entremetteur entre le Sud, le Nord et le Noir. maisons, et qu'il est inutile d'essayer de civiliser
Naturellement, les Noirs s'opposèrent, au début un peuple qui renonce volontairement à l'estime
violemment, à tout signe de compromis qui les de soi, ou qui cesse de lutter pour elle.
forçait à renoncer à leurs droits civils et poli- On a rétorqué à tout cela que le Noir ne peut
tiques, même si cela ne devait être qu'un échange survivre que dans la soumission. M. Washington
contre de plus grandes chances de développe- demande explicitement aux Noirs d'abandonner,
ment économique. Cependant, non seulement au moins pour un temps, trois choses - un : le
le Nord riche et dominant était las des problè- pouvoir politique, deux : la revendication des
mes de races, mais surtout il investissait lar- droits civiques, trois : l'instruction supérieure
gement dans les entreprises sudistes, et pour la jeunesse noire -, et de concentrer toute
accueillait toutes les méthodes aboutissant à leur énergie sur l'éducation technique, l'accu-
une coopération pacifique. C'est pourquoi, mulation de richesses et la réconciliation avec
cédant à l'opinion nationale, les Noirs se sont le Sud. Cette politique a été prônée avec courage
peu à peu rangés derrière M. Washington ; et et insistance pendant plus de quinze ans, et
la voix de la critique fut réduite au silence. cela fait peut-être dix ans qu'elle triomphe. En
M. Washington représente, dans la pensée noire, réponse à cette offre de paix, qu'est-ce que le
la vieille attitude d'adaptation et de soumission ; Noir a obtenu? 1. La privation de ses droits
mais il prône l'adaptation à une époque telle- civiques ; 2. La création légale d'un statut distinct
ment particulière que cela rend son programme d'infériorité civile; 3. L'abandon complet de
unique en son genre. Nous sommes à une épo- toute aide institutionnelle pour sa formation
que de développement économique inouï, et universitaire.
le programme de M. Washington a naturellement Bien sûr, cette évolution n'est pas le résultat
pris un tour économique; il est devenu un direct de l'enseignement de M. Washington;
véritable évangile du travail et de l'argent, à un mais il ne fait pas l'ombre d'un doute que sa
point tel que cela semble éclipser presque propagande en a hâté la réalisation. On se pose
entièrement les buts les plus nobles de la vie. alors la question : est-il possible, et réalisable,
En outre, nous sommes à une époque où les que neuf millions d'hommes puissent accomplir
contacts sont de plus en plus étroits entre les des progrès effectifs dans le domaine économi-
races les plus avancées et les races les moins que s'ils sont privés de droits politiques, s'ils
développées ; donc le sentiment de race est constituent une caste de serfs, et si on ne leur
beaucoup plus fort. Et le programme de offre que la plus maigre chance de développer
M. Washington accepte pratiquement la pré- les qualités de leurs hommes d'exception? Si
tendue infériorité des races noires. À nouveau, l'on cherche une réponse claire et distincte à
sur notre propre sol, en réaction contre les cette question dans l'histoire et dans la raison,
bons sentiments exprimés pendant la guerre, on trouve un « non » catégorique.
les préjugés raciaux contre les Noirs connaissent LESAMES DU PEUPLE NOIR, TRAD. M. BESSONE, © LA DÉCOUVERTE, 2007.
un nouvel élan, et M. Washington renonce aux
exigences plus élevées des Noirs en tant qu'hom-
mes et citoyens américains. À d'autres périodes,
chaque fois que les préjugés s'étaient intensifiés,
toute l'énergie des Noirs s'était tournée vers
l'affirmation d'eux-mêmes; aujourd'hui, on
préconise une politique de soumission. Pourtant,
dans l'histoire de presque toutes les autres
races et tous les autres peuples, lors de crises

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 33


Clés de l e c t u r e LA RUPTURE
LE COMMENTAIRE
« L'Afrique aux Africains »,
de Marcus Garvey

N é en 1887 à Saint-Ann's
Bay, en Jamaïque, Mar-
cus Garvey quitte tôt
l ' é c o l e , mais son métier
d'ouvrier imprimeur lui permet
psaume 68, verset 32 où il est
demandé « que des princes
sortent d'Égypte, et que l'Éthio-
pie tende ses mains vers Dieu »),
Garvey fait de la diaspora*
d'acquérir une formation africaine un nouveau peuple Marcus Garvey (1887-1940).
d'autodidacte, ainsi qu'une d'élus, à qui Dieu aurait confié
solide expérience de la presse. une mission sacrée : restaurer compagnie maritime, la Black
Séjournant en Amérique du Sud, l'homme dans sa dignité en Star Line, dans le but d'assurer
il prend conscience que les mettant fin aux diverses formes d'abord des liaisons commer-
Noirs sont partout dominés, de servitude et d'exploitation ciales entre les Antilles et l'Amé-
exploités et méprisés, et en mercantile. On le créditera plus rique du Nord, puis le rapatrie-
1912, la lecture de l'autobiogra- tard d'avoir en 1927 annoncé ment des Noirs en Afrique
phie de Booker T. Washington l'avènement d'Hailé Sélassié (notamment au Liberia*). Après
(cf. p. 32), Up from Slavery (1892-1975), couronné empe- l'espoir, l'échec de ses entre-
(1901), l'amène à se forger une reur d'Éthiopie en 1930; la prises fut retentissant, et Gar-
nouvelle conviction : pour amé- devise de son journal ( « One vey, emprisonné en 1923, fut
liorer leur sort, les Noirs doi- God One Aim One Destiny », un finalement extradé vers la
vent s'organiser; mais l'auto- Dieu un but une destinée) sera Jamaïque en 1927. Entre-temps,
nomie suppose également la reprise par les rastafariens et cet opposant radical au métis-
possession d'un sol et la direc- artistes de reggae (cf. p. 104). sage avait flirté avec le Ku Klux
tion d'activités économiques à Klan*, qui partageait avec lui
des fins propres. En 1914, Gar- Garvey crée une son idéal de pureté et de sépa-
vey crée donc en Jamaïque ration des races ; calqué sur
l'Association universelle pour compagnie maritime, l'Europe, son nationalisme, qui
le progrès nègre (Universal la Black Star Line, s'articule sur un hymne et un
Negro Improvement Associa- dans le but d'assurer drapeau, est inspiré du sio-
tion, Unia*) qu'il transfère deux nisme*, son projet de rapatrie-
ans plus tard à New York et qu'il le rapatriement ment est explicitement colonial,
dote en 1918 d'un hebdoma- des Noirs en Afrique. dans la lignée du panafrica-
daire, The Negro World, qui nisme* qui réclamait alors le
tirera jusqu'à 250 000 exemplai- L'adhésion qu'il suscite tient transfert aux Noirs du Nouveau
res. Multipliant les meetings et ensuite au contexte de la ségré- Monde des anciennes colonies
les parades en uniforme, Garvey gation* raciale, qui n'a d'autre allemandes en Afrique pour y
rassemble bientôt des dizaines fin que d'éviter la concurrence créer un grand État indépen-
de milliers de Noirs, avec qui, sociale, économique et politi- dant. Il n'empêche que son mot
comme à Newport ce 25 octobre que des Noirs. À leur retour d'ordre, « l'Afrique aux Afri-
1919, il partage ses rêves et ses d'Europe, où ils ont pu frater- cains », tel qu'il s'exprime dans
revendications : avec lui, la soif niser avec les tirailleurs séné- le second extrait, éveillera les
de reconnaissance, de liberté galais et la population française, consciences : Garvey exercera,
et d'égalité se transforme en les soldats afro-américains sont après sa mort à Londres en 1940,
projet de reconquête et de réha- comme beaucoup de Noirs vic- une forte influence sur les par-
bilitation de l'Afrique sur la times de lynchages. Les idées tisans des luttes anticoloniales
scène internationale. d'« autogestion » (self-reliance) en Afrique et aux Antilles.
Sa force de persuasion tient et de « retour en Afrique » (Back
d'abord à son éloquence pro- to Africa) offrent alors une alter- Anthony Mangeon, professeur
phétique. Commentant souvent native à la « suprématie blan- de littérature à l'université
la Bible ( n o t a m m e n t le che » : en 1919, Garvey crée une Paul-Valéry de Montpellier.

34 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


LA RUPTURE | M a r c u s G a r v e y

LE TEXTE
« Nous devons bâtir l'Afrique
selon les intérêts de notre race »
Je veux que vous, hommes et femmes à vous quand vous vivez au contact des hommes
de couleur à Newport News, réalisiez blancs? Parce qu'ils nous ont bien dit qu'en
que [...] Dieu vous a créés pour un Amérique, en France, et sous le gouvernement
dessein ; ce dessein vous devez le garder bien de la Grande-Bretagne, nos chances sont limitées
en vue ; ce dessein vous devez le vivre. Dieu a dès que nous entrons en concurrence avec des
dit, à travers l'auteur des Psaumes, que l'Éthio- Blancs, nous disons que la guerre n'est pas
pie doit tendre les mains vers lui et que des encore finie. La guerre doit continuer; si ce
princes sortiront de l'Ethiopie. Je crois avec n'est qu'elle n'aura plus lieu en France ou dans
ferveur que l'heure est venue pour l'Éthiopie les Flandres, mais qu'elle se jouera sur les
de tendre ses mains vers Dieu, et que c'est plaines africaines. C'est là que nous déciderons
précisément ce que nous faisons à New York, une fois pour toutes, dans un futur proche, si
en Pennsylvanie, dans les Indes occidentales, les hommes noirs sont destinés à rester des
en Amérique centrale, en Afrique et partout serfs et des esclaves ou s'ils doivent être des
dans le monde. [...] hommes libres.
Les Nègres forment de par le monde une chaîne « LE NOUVEAU NÈGRE ET L'UNIA », NEWPORT NEWS, VIRGINIE, 25 OCTOBRE 1919.

infinie, et quel que soit l'endroit où ils se trou-


vent, ils souffrent de la brutalité des Blancs, Depuis cinq ans l'Association universelle pour
et parce qu'ils souffrent partout dans le monde le progrès nègre a défendu la cause de « l'Afrique
nous pensons que l'heure est venue pour les aux Africains » - à savoir l'idée que dans le
quatre cents millions d'entre nous dispersés monde entier les peuples nègres devraient se
de par le monde de nous unir cordialement concentrer sur un objectif : se construire pour
dans un objectif commun - obtenir la liberté eux-mêmes une grande nation en Afrique. [...]
et la démocratie. [...] Avec le soutien de l'As- Il ne s'agira pas d'aller en Afrique dans le but
sociation universelle pour le progrès nègre, le d'exercer un pouvoir féodal sur les indigènes,
Nouveau Nègre est déterminé à rendre à l'Afri- ce que vise l'Unia en Afrique, c'est une coopé-
que son rang dans le monde, et vous les enfants ration fraternelle où les intérêts des Africains
de la diaspora africaine à Newport News, vous et des Nègres américains et antillais se confon-
les enfants de l'Éthiopie, je veux que vous dront ; nous devons entrer dans une communauté
compreniez que l'appel s'adresse à vous à de partenaires pour bâtir l'Afrique selon les
présent. intérêts de notre race. [...]
[... ] Nous les Nouveaux Nègres de l'Amérique Le Nègre a suffisamment pâti de cette pratique
nous déclarons que nous voulons la liberté et tant prisée de la supériorité raciale qui lui fut
qu'à défaut nous choisirons la mort (applau- infligée par d'autres, pour ne point tolérer sem-
dissements). Ils ont fait appel à nous, voici blable présomption de la part des siens.
quelques mois à peine, pour aller nous battre « L'AFRIQUE AUX AFRICAINS », 1920.

à trois milles lieues d'ici, en Europe, pour sau-


ver la civilisation et pour offrir la liberté et la
démocratie aux autres peuples du monde. Et
nous fûmes de superbes guerriers, mais après
tous nos morts, après tout le sang que nous
avons versé, certains d'entre nos survivants
sont rentrés dans leurs pays respectifs, en
Amérique, dans les Indes occidentales, en
Amérique centrale et en Afrique, et là on leur
a rétorqué ce qu'on leur avait déjà dit dans le
passé, à savoir que le pays où ils se trouvaient
appartenait à l'homme blanc. Quelles oppor-
tunités, sinon celles de la domesticité, s'offrent

Le Point Hors-série n° 22 Les textes fondamentaux 35


Repères | LA RUPTURE

Quelques vérités
sur l'esclavage
Comment l'Afrique est-elle devenue la grande pourvoyeuse d'esclaves du
reste du g l o b e ? Quelles sont les spécificités de la « traite » organisée par
les Européens? Quel fut le rôle de l'islam dans l'esclavage des Noirs? Dix
questions, dix réponses pour le comprendre.

Noir égal esclave? Espagne, existe alors un com- mais cela ne suffit pas : l'éco- d'achat. La traite négrière est
FAUX merce d'esclaves, alimenté par nomie sucrière qui se déve- le premier grand commerce
les Génois, les Vénitiens, les loppe alors exige une main- mondialisé.
Asservir l'autre est depuis la Byzantins, qui n'a rien à envier d'œuvre nombreuse, robuste
plus haute Antiquité et dans à la traite négrière du xviiie siè- et surtout bon marché. L'Eu- Les Européens
toutes les civilisations un cle. Les victimes? Les musul- rope se tourne donc vers l'Afri- sont les seuls
moyen d'affirmer sa puissance mans, les juifs, mais aussi les que noire, où la traite a été responsables
tout en obtenant de la main- chrétiens orthodoxes et les expérimentée sur la côte ouest de la traite ?
d'œuvre à bon compte. En hérétiques. Il y eut ainsi, autour dès le xve siècle par les Portu- FAUX
Égypte, les esclaves, en grande des années 1200-1300, une gais. À partir de la seconde
partie des locaux (droits com- véritable traite des Bulgares moitié du xviie siècle s'organise La traite « atlantique » organi-
muns, mauvais payeurs), sont bogomiles, mouvement mani- le « commerce triangulaire » : sée par les Européens - Anglais,
propriété du pharaon, des tem- chéen des Balkans. les bateaux partent des ports Français, Hollandais, Portugais
ples ei des privilégiés. À Athè- En quoi la traite négrière se européens (Le Havre et Rouen, et Américains - aurait déporté
nes, un habitant sur deux est distingue-t-elle de ces prati- La Rochelle, Bordeaux, mais entre 1450 et 1860 vers le Nou-
un esclave ou un affranchi. À ques ? Par son objectif, stricte- surtout Nantes, Liverpool et veau Monde quelque11millions
l'apogée de l'Empire romain, 2 ment économique : produire à Amsterdam) chargés de mar- d'Africains, essentiellement
à 3 millions d'esclaves de tou- moindre coût. À partir de 1492 chandises destinées à « ache- originaires d'Angola, de Haute-
tes origines et de toutes races et la découverte des territoires ter » les captifs en Afrique. Ils Guinée, de Sénégambie et du
vivaient en Italie, où ils repré- du Nouveau Monde, l'écono- cinglent ensuite, avec leur trou- Bénin. Mais il existe deux autres
sentaient plus de 35% de la mie de plantation va se déve- peau d'êtres humains, vers les traites, plus anciennes et plus
population, occupant toutes lopper et la demande de main- Amériques (Caraïbes, Brésil, importantes par leur ampleur.
les fonctions ou presque, d'œuvre s'accroître. Les Indiens Amérique du Nord), où ils les D'abord celle dite « orientale »,
d'ouvriers agricoles à conseillers d'Amérique, réduits au travail déchargent et d'où ils repartent organisée dans toute l'Afrique
du prince en passant par mé- forcé, ont été rapidement dé- vers l'Europe, les cales remplies noire par les musulmans d'ori-
decin ou gladiateur. Le Moyen cimés. On essaie bien d'utiliser des denrées coloniales. Soit un gine arabe et leurs alliés noirs,
Âge chrétien est aussi esclava- dans les îles ou en Amérique voyage de douze à dix-huit traite qui, du vne siècle au xixe siè-
giste, et ses captifs sont essen- latine des ouvriers européens mois, à hauts risques, mais à cle, aurait entraîné, d'après les
tiellement blancs. En Italie, (il y aura encore des esclaves forte rentabilité : un « nègre » estimations de l'historien Ralph
mais aussi en France ou en blancs à Cuba au xviie siècle) peut rapporter dix fois son prix Austen, la déportation de 17 mil-

36 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE | Repères

LES TRAITES NEGRIERES DU VIIe AU XIXe SIECLE


Région «importatrice» Région «exportatrice» Traites internes
d'esclaves d'esclaves à l'Afrique noire
Traite orientale Traite occidentale et Ports et places
(monde musulman), commerce triangulaire, impliqués
Vlle-XIXe siècle XVI e -XIX e siècle dans la traite
Liverpool
Amsterdam
Le Havre
La Rochelle Bordeaux
Lisbonne Cordoue
ÉTATS-UNIS AFRIQUE
Charleston Alger DU NORD
Tripoli Le Caire MOYEN-ORIENT
La Nouvelle- Marrakech
Orléans
Mascate
La Havane Assouan
CARAÏBES
Veracruz SAHARA, Djedda
AMÉRIQUE ESPAGNOLE Gorée Zabid
NUBIE
CONTINENTALE Caracas AFRIQUE OCCIDENTALE
Carthagène ETHIOPIE:
CÔTE
CÔTE DE Ouidah
L'IVOIRE
DE L'ORAFRIQUE ORIENTALE
Mogadiscio
Sâo Tomé
OCÉAN
AFRIQUE Zanzibar INDIEN
CENTRALE Kilwa
OCÉAN BRÉSIL Benguela AFRIQUE
PACIFIQUE Salvador de Bahia (Luanda) CENTRE-
OCÉAN ORIENTALE
ATLANTIQUE Sofala Maurice
(Beira) Réunion
Rio de Janeiro
ÎLES DE L'OCÉAN
Source: «Histoire» INDIEN

lions de personnes vers l'Arabie, ment d'abolir toute forme de traite : celle pratiquée par les Le racisme crée
le Maghreb, l'Inde et la Chine. servitude : près d'un tiers de ses Africains eux-mêmes. Elle trouve l'esclavage ?
Ce n'est qu'en 1920 que sera habitants étaient alors des cap- son origine dans les guerres FAUX
fermé au Maroc le dernier mar- tifs... Quant à l'Arabie S a o u d i t e , tribales, mais est amplifiée à
ché aux esclaves... Cette traite elle n'a toujours pas aboli l'es- partir du xviie siècle par la de- Ce sont la traite et l'esclavage
sert autant les intérêts écono- clavage. Et au Soudan, les mili- mande des Occidentaux et des qui nourrissent le racisme : les
miques que l'expansion politi- ces de l'État continuent de ré- musulmans. Cette traite « inté- esclavagistes ont eu besoin de
que et religieuse de l'islam. Au duire les populations chrétiennes rieure », qui va enrichir les considérer les Noirs comme des
xiv6 siècle, ce commerce est la en servitude. La traite « orien- grands royaumes africains êtres inférieurs pour légitimer
spécialité des marchands du tale » a pourtant laissé moins comme le Dahomey (la ville de leur trafic. Jusque-là, la couleur
Yémen et du golfe Persique. Au de traces que la « traite atlanti- Ouidah, dans l'actuel Bénin, est noire n'est pas péjorative en
xixesiècle, période où la traite que » du fait d'une forte morta- le plus grand centre esclava- Occident. Sur les tableaux du
orientale atteint son apogée et lité des esclaves (les captifs giste de la côte ouest), aurait Moyen Âge, l'un des Rois mages
draine entre 4,5 millions et devaient, en suivant les routes touché 14 millions d'individus. est noir. Quant à saint Maurice,
6,2 millions de personnes hors sahariennes, parcourir à pied Sujet tabou en Afrique, où beau- vénéré par les peuples germa-
de l'Afrique noire, le sultanat de plus d'un millier de kilomètres, coup préfèrent parler de simples niques, il a les traits négroïdes.
Zanzibar, au sud de la Tanzanie, la mortalité sur la route de Libye faits de « collaboration », la D'après l'historien Olivier Pétré-
spécialisé dans la culture du pouvant atteindre 20%), de traite interne reste, elle aussi, Grenouilleau, ce sont les mu-
clou de girofle, devient l'une des l'importance des mariages mix- mal connue. Ses séquelles sem- sulmans qui, les premiers, re-
plaques tournantes de ce trafic. tes, des affranchissements et de blent toutefois au centre des courent à la « malédiction de
En 1923, l'admission de l'Ethio- la castration de beaucoup conflits racistes qui ravagent le Cham » pour justifier le sort
pie à la Société des nations* se d'hommes, utilisés ensuite continent noir depuis la décolo- qu'ils imposent aux Africains.
fera moyennant son engage- comme eunuques. Troisième nisation. Cette thèse sera reprise •••

L e P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 37


Repères | LA RUPTURE

••• au xviie siècle par les Sâo Tomé, au Cap-Vert) et aux « mornes » - les collines -, est Colbert pour organiser le sta-
planteurs espagnols, en même Caraïbes afin de « rafraîchir » un mythe aux Antilles. Sur tut des esclaves. L'esclave peut
temps que les stéréotypes « ra- les captifs : on les fera des- mer, la résistance était plus être saisi, vendu et transmis.
cistes » nés dans le monde cendre quelques semaines à difficile. Le réalisateur améri- La fuite ou la révolte sont sé-
musulman dès le Moyen Âge : terre, histoire de les soigner cain Steven Spielberg a popu- vèrement punies. « L'esclave
les Noirs sont robustes, naïfs, un peu... Les victimes qui meu- larisé avec Amistad l'aventure fugitif qui aura été en fuite
paresseux. Au xixe siècle, les rent en route, nombreuses, d'esclaves cubains mutinés en pendant un mois à compter
Occidentaux défenseurs de sont jetées à la mer. Au mer et soutenus par les aboli- du jour où son maître l'aura
l'esclavage soutiendront des xixe siècle, quand la traite sera tionnistes américains, mais dénoncé en justice aura les
thèses « scientifiques » prou- devenue illégale, des capitai- cette histoire reste une excep- oreilles coupées et sera mar-
vant l'infériorité de la race nes n'hésiteront pas à jeter tion : seules 10% des 30 000 qué d'une fleur de lis sur une
noire. Accusations que beau- vivante par-dessus bord leur traversées auraient connu des épaule, précise l'article 38. S'il
coup finiront par intérioriser. cargaison humaine pour effa- rébellions, et celles-ci étaient récidive [...] il aura le jarret
cer les preuves... généralement désespérées. coupé... » Le Code, qui prévoit
Les conditions de vie Sur des mers dominées par les la christianisation des escla-
imposées aux captifs Les esclaves nations esclavagistes, les ré- ves, se veut toutefois relative-
avant leur arrivée se révoltaient ? voltés n'avaient aucune chan- ment « humain ». Si le maître
en Amérique étaient VRAI ce, d'autant qu'ils devaient en peut fouetter son esclave, il
atroces ? général utiliser leurs geôliers doit se tourner vers la justice
VRAI pour conduire le bateau. pour lui couper un membre...
En 1791, l'île deSaint-Dominguese révolte contre la France De même, il ne peut, en théo-
Dès qu'ils sont « razziés », les puis abolit l'esclavage en 1793, L'esclave est livré rie, vendre séparément les
captifs vivent l'enfer : longs avant d'être reprise en main au bon vouloir parents et les jeunes enfants.
et douloureux transferts des par Napoléon Bonaparte. Sans de son maître ? Cette réglementation sera
zones dites « de production » engager des actions aussi VRAI souvent détournée. Une fois
vers la côte, entassement spectaculaires, beaucoup d'es- encore, c'est la hausse du prix
pendant plus de trois mois en claves parvenaient à s'enfuir. de l'esclave qui permettra
Une fois vendu, le captif n'est
moyenne dans des geôles Le nègre marron qui s'échappe d'améliorer ses conditions de
plus qu'une chose. « Un meu-
avant l'arrivée des navires, de la plantation pour vivre li- vie. Et certains négriers auront
ble », selon l'article 44 du
trois mois et demi au moins bre en communauté dans les beau jeu de faire remarquer
Code noir, édicté en 1685 sous
de traversée de l'Atlantique au xixe que les esclaves des
dans les cales de bateaux plantations martiniquaises ne
marchands dans des condi- sont pas moins bien traités
tions abominables. En Angola, que les ouvriers de la révolu-
40% des captifs meurent tion industrielle naissante en
avant d'atteindre la côte et Europe. L'image odieuse que
d'être vendus. La plupart des nous nous faisons de l'escla-
études montrent toutefois vage en Amérique doit en fait
que la mortalité des victimes beaucoup aux militants abo-
de la traite varie entre 10% litionnistes qui, au xixe siècle,
et 20%, quelles que soient face au lobby des planteurs
les zones de recrutement et et des négociants, n'ont trou-
les nations négrières. Les vé pour toucher l'opinion
conditions de vie vont néan- publique que l'arme compas-
moins s'améliorer du fait de sionnelle. De cette époque
la hausse des prix des escla- datent des romans comme La
ves, grâce à des bateaux un Case de l'oncle Tom*, mais
peu plus confortables, et sur- aussi les nombreuses gravures
tout plus rapides. Les trajets montrant des esclaves fouet-
comprendront des arrêts le tés par des planteurs ou des
long de la côte africaine (à Affiche pour une vente d'esclaves en Caroline du Sud au xviiie siècle.
musulmans en djellaba...

38 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA RUPTURE | R e p è r e s

aux protestants, l'Église catho-


lique restera longtemps aux
côtés des esclavagistes...

La colonisation
en Afrique est la
conséquence directe
de la traite négrière?
FAUX

C'est l'inverse : la colonisation


est la conséquence directe de
la dynamique abolitionniste.
Pourquoi faire souffrir des hom-
mes en les déplaçant d'un
continent à l'autre alors que
l'on peut développer des plan-
tations sur place ? Les Français
et les Anglais, les deux plus
grandes nations négrières,
vont donc s'implanter durable-
ment en Afrique et y détruire
les royaumes de leurs anciens
alliés. La traite n'impliquait
pas en effet la prise de contrô-
le du sol : les rois locaux
« louaient » des terrains où les
Européens installaient des
comptoirs de traite.
Des chasseurs d'esclaves arabes attaquent un village d'Afrique noire, gravure rehaussée
de E. Buffetti, 1884. L'esclavage
est aboli?
FAUX
Les Juifs, artisans de des chrétiens et particulière- terre, première nation négrière,
la traite atlantique ? ment des protestants, qui ont et au moment où, vers 1804- Des Noirs demeurent en servi-
FAUX organisé la traite à Liverpool, 1806, le système esclavagiste tude en Arabie Saoudite, en
Nantes, Bordeaux, La Rochelle, est à son sommet que s'orga- Mauritanie et au Soudan. Sur-
C'est la thèse du populiste amé- Le Havre ou Amsterdam. nise un mouvement populaire tout, de nouvelles formes de
ricain Farrakhan (cf. p. 102), que contre l'esclavage. En 1814, un servitude se sont développées :
développe en France Dieudonné. Les Lumières million d'Anglais, dont 35 000 employées de maison impor-
Elle est en contradiction avec le sont à l'origine à Liverpool, le plus grand port tées des Philippines ou d'Afri-
Code noir. Dixit : « Enjoignons à de l'abolition négrier, poussent leur gouver- que et séquestrées par leurs
tous nos officiers de chasser de de l'esclavage ? nement à faire pression sur la employeurs en Arabie Saoudite,
nos îles tous les juifs qui y ont FAUX France qui vient d'obtenir un voire en Europe, notamment
établi leur résidence, auxquels, sursis de cinq ans pour abolir en France, prostitution forcée,
comme ennemis déclarés du Ce sont les sectes protestantes la traite. Cette vertu est-elle travail des enfants en Inde,
nom chrétien, nous comman- qui ont lancé le mouvement liée au fait que l'Angleterre servitude de paysans endettés...
dons d'en sortir dans trois abolitionniste. Dès 1762, les industrielle peut se passer de Selon l'organisation Anti-Sla-
mois... » Si des financiers juifs quakers américains proposent l'esclavage ? C'est une des thè- very International, le monde
ont participé à la conquête du une abolition internationale ses soutenues aujourd'hui par moderne compterait 20 mil-
Nouveau Monde, ce sont surtout de l'esclavage. C'est en Angle- les historiens. Contrairement lions d'esclaves... C.G.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 39


Entretien PATRICK CHAMOISEAU

Quand il débarque brisé du bateau négrier, comment


se reconstruit l'esclave africain? L'écrivain martiniquais
Patrick Chamoiseau nous explique ici le rôle de la
musique, de la danse et du conte.

Patrick Chamoiseau
« Retrouver la mémoire du corps »

le Point : Quels étaient les moyens d'expression son sillage le musicien et le chanteur. Et le rythme
de l'esclave noir sur la plantation ? qu'ils élaborent va survivre à la plantation escla-
Patrick Chamoiseau : L'esclave africain, quand il vagiste pour des raisons économiques : d'abord
débarque aux Antilles, trouve le créole*, la langue interdit, le tambour a été intégré et a perduré
du maître, avec laquelle il doit se reconstruire car parce que le maître s'est rendu compte qu'il favo-
la sienne ne lui sert à rien. Mais le langage le plus risait la productivité. Les chants de travail coexis-
fondamental de la résistance de l'esclave com- tent ainsi avec le processus de contestation.
mence de manière silencieuse, par la mémoire du
Patrick
Chamoiseau, corps. Il faut bien comprendre que celui qui sort LP. : Quel est le rôle du conteur?
romancier, auteur, de la cale du bateau négrier P.C. ï Une fois mis en place le
entre autres, est complètement brisé. Sa trio composé du chanteur, du
chez Gallimard vision du monde ne lui est danseur et du tambouyé, va
de Chroniques d'aucune utilité et ne donne
« C'est avec surgir la nécessité de la parole,
des sept misères pas de sens à la plantation le conteur que qui donne naissance au conteur.
(1986), Texaco
esclavagiste. Il débarque nu, cette communauté Ce dernier résistant est le plus
(prix Goncourt 1992)
et des Neuf avec les traces qu'il conserve fondamental parce que c'est
dans son imaginaire. Il va es-
brisée va s'articuler avec le conteur que cette com-
Consciences
du malfini (2009). sayer de retrouver ce qu'il en paroles. » munauté brisée va s'articuler
Coauteur avec n'aura pas perdu, c'est-à-dire en paroles. Toute la culture
Édouard Glissant la mémoire du corps. Le pre- créole qui apparaît dans la ma-
de L'Intraitable mier processus de réhumanisation va donc se chine à laver que représente la plantation va s'or-
Beauté du monde,
faire par la danse, et c'est pour cela que dans ganiser dans la parole du conteur.
adresse à Barack
toutes les Amériques on a tellement de musique
Obama (Galaade,
Institut du Tout- dansante : retrouver de l'humanité par le souvenir LP. : Comment la différencier de celle du griot
Monde, 2008). d'une architecture gestuelle liée à des rituels, des africain ?
danses sacrées que le maître ignorait et qui sont P.C. : Le griot témoigne de la continuité de la mé-
restées gravées chez l'esclave de manière essen- moire de la communauté : il a une fonction de lien
tielle. Premier résistant, le danseur entraîne dans social. Le conteur créole, lui, va faire feu de tout

40 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


PATRICK CHAMOISEAU Entretien

bois et composer une parole de survie adaptée à apprendre à nager dans le désert... C'était un peu
la situation esclavagiste. Il donne le début d'une différent aux États-Unis où les planteurs étaient
réponse collective à l'Africain qui a survécu au plus riches que ceux des Petites Antilles. Ils pou-
bateau négrier et doit se recomposer tout seul. On vaient repérer un talent particulier et lui donner
le voit bien dans le conte créole où le héros est les moyens de s'épanouir. Sans oublier les rela-
toujours solitaire, avec pour philosophie la dé- tions d'affectivité entre maîtres et esclaves :
brouillardise qu'on appelle le débouyapapéché :considérés comme des fils, des enfants esclaves
« se débrouiller n'est pas péché ». pouvaient être autorisés à lire et à écrire. Chez
nous, l'écriture apparaît chez les mulâtres*,
LP. : Quel est le rôle de la partie codée dans les parce qu'ils étaient à moitié blancs et n'étaient
contes ? donc pas réduits en esclavage. Ce qui nous trans-
P.C. : La langue du conteur créole est aussi langue met la situation existentielle de l'esclavage, c'est
du maître. Il parle au moment des veillées, aux- ce que nous appelons « oraliture » : les contes,
quelles le maître peut assister. Il entend et com- les proverbes, les devinettes créoles, etc. Lorsque
prend. Malgré cela, le conteur va distiller une je me retourne pour savoir ce qui fait partie de
contestation absolue de la situation esclavagiste. mes fondations, je ne vais pas trouver de biblio-
On le comprend si on lit bien la philosophie des thèque, mais l'oraliture.
contes créoles, qui sont complètement amoraux.
Tout y est mauvais. Le message lancé au petit L.P. : Dans quelle mesure une pensée noire a-t-elle
esclave est qu'il n'y a rien à espérer, mais que pu naître de l'esclavage ?
tout est possible et qu'il doit se sortir de là. Or P.C. : Tous les Noirs du monde partagent une
cette contestation radicale de blessure originelle qui est l'es-
l'ordre moral est imperceptible clavage. Cela ne veut pas dire
pour le maître : elle est cachée « La damnation que tous les Noirs l'ont connu,
dans des systèmes symboliques mais que la damnation initiale
qu'il ne perçoit pas et certains
initiale portée
portée sur la race noire à par-
conteurs avaient des chants sur la race noire tir de la traite a pénétré les
incompréhensibles, même à partir de la traite esprits de tous les Noirs. Ce
pour l'auditoire : chants afri- phénomène de l'esclavage et
a pénétré les esprits
cains ou rituels inscrits dans la condition faite à beaucoup
un conte, invocation à une de tous les Noirs. » de Noirs dans le monde ont pu
divinité ancienne et perdue... permettre l'émergence d'une
j'ai pu écouter des vieux réflexion particulière qui ex-
conteurs que l'on appelle « à voix pas claire » : à plorait une situation existentielle, et à partir de
certains moments du récit, on ne comprend plus là rejoignait les préoccupations de toute pensée,
rien, la voix devient tonale. Pourtant on continue je ne sais pas s'il faut catégoriser. Plutôt qu'une
à suivre comme si l'on entendait une improvisation pensée noire, je dirais qu'il y a, pour tout Noir du
de jazz. Ce sont des processus de dissimulation monde, une bibliothèque. La situation existen-
assez particuliers où, d'une certaine manière, le tielle des Noirs a d'ailleurs pu être pensée par
conteur reproduit l'hypnose que provoquait le des non-Noirs. Les romans de William Faulkner
tambour pour déconstruire des états de conscien- (1897-1962) m'ont été précieux. De même, ce qu'a
ce servile. Il permet à un reste d'humanité de pu me transmettre André Schwartz-Bart* (1928-
s'ébrouer, comme dans une danse où des intimi- 2006) sur l'esclavage dans La Mulâtresse solitude
tés peuvent surgir... Toute cette résistance a été a été très inspirant pour mon roman Un dimanche
subtile, cachée et toujours composite. au cachot (2007). Cela dit, je pense avoir exploré
autant que je le pouvais la question esclavagiste,
LP. : L'esclave était généralement interdit d'ap- tout comme je pense avoir réglé les problémati-
prendre : comment en venait-il à s'approprier ques linguistiques et les rapports entre oraliture
l'écriture et la lecture, les outils du maître ? et littérature qui se posaient aux écrivains de ma
P.C.: L'alphabétisation permettait d'envisager génération. Ce dont nous devons témoigner
une vie en dehors de l'habitation et procédait aujourd'hui, ce sont des modalités d'un nouveau
plutôt d'une sorte de fascination mimétique pour « vivre ensemble » à l'échelle du monde. •
les attributs du maître. Mais, aux Antilles, elle ne Propos recueillis par
permettait pas la survie dans la plantation : autant Valérie Marin La Meslée

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 41


L'IDENTITÉ I Introduction

Exister en tant que Noir impliquait d'abord pour les


anciens esclaves de retrouver leurs racines africaines
et la fierté d'être Africain. Un long processus que
raconte ici l'historien sénégalais Mamadou Diouf.

LES RACINES
RETROUVÉES
Par Mamadou Diouf

e 19 septembre 1956, dans l'amphi- du tiers-monde. Là en effet s'est joué,

L théâtre Descartes de la Sorbonne, dans le cadre plus général de l'émanci-


à Paris, Alioune Diop, directeur de pation des peuples non européens, le
la revue Présence africaine *, prononce second acte de la lutte pour la réhabi-
le discours d'ouverture du premier litation de la race noire. Le premier avait
Congrès international des écrivains et eu lieu à Londres, en 1900, lors du pre-
artistes noirs. Parmi les soixante-trois mier congrès panafricain. À cette occa-
délégués venus du sion, William E.B Du
Mamadou
D i o u f , professeur monde entier sont pré- Bois (cf. p. 30) lançait
sents ce jour-là les plus sa célèbre phrase : « Le
d'histoire et de C'est à la Sorbonne que
culture africaine à grands noms des arts problème du xxe siècle
l'université de et de la culture du s'établit officiellement est le problème de la
Columbia, auteur, monde noir, le diplo- la jonction entre Noirs ligne de partage des
entre autres, chez mate et ethnologue couleurs », s'interro-
Karthala, de africains et américains.
haïtien Jean Price-Mars geant sur le refus de
L'Historiographie
(cf. p. 52), le Martini- reconnaître à la moitié
indienne en débat,
nationalisme, quais Aimé Césaire (cf. de l'humanité le droit
colonialisme p. 56), les Sénégalais Léopold Sédar de jouir des acquis de la civilisation
et société post- Senghor (cf. p. 54) et Cheikh Anta Diop moderne. Tout en admettant le retard
coloniale (1999) et, (cf. p. 64), le Malien Amadou Hampâté culturel des « races sombres », le socio-
avec Ulbe Bosma, Bâ (cf. p. 66) et les Noirs américains logue et activiste afro-américain mettait
de Histoire et Richard Wright (cf. p. 60) et James Bald- en évidence leur rôle prééminent dans
identités dans la
win (cf. p. 62). Congrès événement - c'est l'histoire de l'humanité. Le Congrès de
Caraïbe (2004).
la première fois que s'établit officielle- Londres s'inscrivait dans le mouvement
ment la jonction entre les Noirs africains général qui voyait alors se développer
et américains - qui s'inscrit comme la le panhellénisme, le pangermanisme ou
Le sculpteur
suite logique de la conférence de Bandung le sionisme*... Cinquante ans plus tard,
sénégalais
Ousmane Sow (Indonésie), laquelle avait marqué, un le congrès de la Sorbonne s'inscrit dans
en 1994- an plus tôt, le réveil politique des peuples un autre mouvement, celui qui • • •

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 43


Introduction I L'IDENTITÉ

• • • accompagne, après la Secon- res qui se réfèrent à Salomon et à Sabah,


de Guerre mondiale, la réévaluation de la reine éthiopienne, afin de placer les
la condition humaine, des relations Noirs aux origines du judéo-christia-
raciales, du droit des peuples à dispo- nisme.
ser d'eux-mêmes, de la citoyenneté et Les entreprises de production et d'ap-
des droits des femmes. Les orateurs propriation d'une historicité et d'une
révisent le récit dominant de l'histoire identité propres vont connaître une
de l'humanité et l'échelle hiérarchique longue histoire, marquée par de nom-
entre peuples civilisés et primitifs ; ilsbreux conflits. L'unité entre les différen-
dessinent les contours d'une historicité tes communautés noires se réalise
hors du regard de l'Occident et de son pourtant sur l'enjeu principal : effacer
universalisme exclusif, et lui opposent les représentations de l'Afrique et du
un « nouvel humanisme d'inspiration Noir comme la face obscure de la phi-
africaine ». losophie des Lumières*. Dans les années
1920 à New York, le New Negro Move-
Une antériorité nègre ? ment, souvent appelé Harlem Renais-
Leur intervention n'est pas une rup- sance (cf. p. 46), et plus tard à Paris,
ture mais une plongée enthousiaste celui de la Négritude se présentent l'un
dans le cours de l'histoire pour y intro- et l'autre comme les premières enquêtes
duire l'acteur noir. Le lien intellectuel historiques systématiques sur la moder-
et moral qui soutient l'idée d'une nation nité noire. Elles mettent en évidence
africaine, au centre duquel se trouve le l'extraordinaire vitalité des arts plasti-
continent africain, est alors réactivé. ques et de la musique africaines. Devenu
Le retour-recours à l'Afrique qui en est le nouvel horizon de l'art moderne, l'art
la forme la plus achevée va toutefois africain, incarné par la vogue noire et
prendre des formulations diverses, tel la négrophilie du début du xx e siècle, ne
le néopharaonisme égyptien de l'histo- s'avère-t-il pas indispensable aux inno-
vations artistiques ? Le New
Negro Movement va faire de
Harlem le centre intellectuel
Quand Césaire dénonce où vont converger Africains,
la violence et le Caribéens et Afro-Améri-
cains. S'introduisant avec
mensonge colonial, armes et bagages dans la
Senghor invite à un modernité, ils vont en faire
nouvel humanisme et au un espace de création de
ressources identitaires pro-
dialogue des cultures. pres. Ce n'est ainsi pas par
hasard si le Guyanais René
Maran* (lauréat du premier
rien Carter G. Woodson* (1875-1950) prix Goncourt attribué à un Noir, en
qui attribue une identité noire à la civi- 1921 pour Batouala) entretient alors
lisation égyptienne, approche qui trou- une correspondance suivie avec les
vera son point d'incandescence dans principaux acteurs de la Harlem Renais-
l'entreprise plus radicale de Cheikh sance et se montre un infatigable avocat
Anta Diop : dénoncer le crime de l'ap- de la traduction de leurs œuvres. Très
propriation européenne de l'histoire de sensibles à l'héritage africain ancestral,
l'Égypte pharaonique et affirmer avec des penseurs comme Alain Locke (cf.
force la vérité historique de l'antériorité p. 46) ou Jean Price-Mars exhument les
des « nations nègres et [de leur] culture ». cultures du Nouveau Monde pour recon-
À cette démarche afrocentriste, s'ajou- naître leur source d'inspiration : l'Afri-
tent le panafricanisme* de Du Bois, la que. Les œuvres littéraires de Claude
Négritude* de Senghor et de Césaire McKay (cf. p. 50) et de Langston Hughes
et les éthiopianismes* des Églises noi- (cf. p. 48) captent également cette

44 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


ambiance africaine tout en brossant la et Wright négocient leur inclusion dans
vie quotidienne des petites gens de l'espace politique américain. La guerre
Marseille ou de New York... froide et les alignements idéologiques
Le terme de Négritude* apparaît quant provoquent l'érosion continue d'une
à lui dans un Paris des années 1940 où, identité dont le territoire était la couleur
fuyant la ségrégation, Wright et Baldwin de la peau, et la grammaire, les images
trouvent refuge et fraternité. La Négritude européennes du Noir, l'histoire de l'es-
de Senghor et Césaire sera elle aussi clavage et de la colonisation. Dans le
fortement influencée par le dialogue pourtour d'un monde noir atlantique
entre l'avant-garde artistique parisienne (Black Atlantic), l'accent est désormais
et le New Negro Movement, la circulation mis sur les processus de créolisation*,
des idées entre les Afro-Américains et d'hybridation, qui indiquent la consti-
les Noirs de l'Empire français étant entre- tution de fragments noirs aux identités
tenue par des revues telles que Les Arts propres. La globalisation accélère cette
à Paris, Les Continents, La Dépêche afri- fragmentation, dont les œuvres de plu-
caine, Le Cri des Nègres... Mais quand sieurs lauréats du prix Nobel de litté-
Césaire dénonce avec véhémence la rature sont les reflets : le Nigérian Wole
violence et le mensonge colonial, Senghor Soyinka (cf. p. 70) se soucie de récon-
invite à la refondation de l'humanisme cilier les traditions et le progrès pour
et de la civilisation de l'universel, qui réinventer le monde ; l'Afro-Américaine
n'est rendue possible que par le dialogue Toni Morrison (cf. p. 72) dévoile, à l'in-
de toutes les cultures du monde. tersection de l'histoire et de la mémoire,
des vies qui se désarticulent et se recom-
Globalisation et identité posent comme les communautés qui
L'intensification du mouvement des les soutiennent ; en mettant l'accent sur
droits civiques aux États-Unis et des les parcours d'hybridation, les Cari-
luttes pour l'indépendance ouvrira plus béens Derek Walcott (cf. p. 74) et
tard le troisième acte de cette quête Édouard Glissant (cf. p. 76 et 112) subs-
identitaire, celui de la dislocation du tituent au retour-recours à l'Afrique et
sentiment unitaire. À l'internationalisme à la négritude les entreprises de créo-
noir succèdent des agendas politiques lisation qui désormais définissent le
plus nationaux. Les héritiers de Baldwin monde contemporain. •

Le P o i n t Hors-série n° 22 Les textes fondamentaux | 45


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Le Nègre nouveau,
d'Alain Locke

A ppartenant au talented
tenth, ces 10% de talen-
tueux qui formaient
l'élite noire selon l'expression
de W.E.B. Du Bois (cf. p. 30), le
mieux se tourner vers les arts
et vers la psychologie sociale
pour en avoir quelque compré-
hension. Ce qu'on découvre
alors, c'est une féconde réac-
philosophe Alain Locke (1885- tion de la minorité aux pres-
1954) fut l'un des intellectuels sions de son environnement
afro-américains les mieux for- ségrégationniste* : l'adversité
més et les plus influents de la génère en effet une solidarité
première moitié du xxe siècle. Alain Locke (1885-1954). accrue qui, à travers diverses
En dépit d'un exceptionnel par- initiatives, renforce la confiance
cours universitaire (Harvard, textes littéraires et d'essais en soi et met fin au complexe
Oxford, l'université de Berlin critiques, de reproductions d'infériorité pour nourrir, à
puis le Collège de France!), cet d'art et de partitions, de biblio- rebours, un désir croissant
esprit curieux et cosmopolite graphies et de discographies, d'autonomie et d'expression.
ne put à son retour aux États- cette anthologie offrait un for- Locke établit des parallèles
Unis enseigner ailleurs que midable bilan des productions avec l'essor au même moment
dans les universités noires. Il artistiques et savantes à propos des nationalismes culturels
joua pourtant, avec les socio- ou issues du monde noir, tout européens (les renaissances
logues W.E.B. Du Bois et Char- en prenant acte du nouvel élan irlandaise et tchèque). L'expé-
les S. Johnson (1893-1956), un qui caractérisait désormais la rience historique de la dias-
rôle déterminant dans l'essor pora* lui permet aussi d'établir
et la reconnaissance du mou- Alain Locke espère un une comparaison avec le déve-
vement Harlem Renaissance (la loppement du sionisme*, mais
Renaissance de Harlem). Basé
nouvel âge interracial il se montre également très
à New York, à l'instar des gran- et interculturel, mais attentif aux effets en retour de
des associations de défense craint également cette dynamique interactive
des Noirs et de leurs revues (la entre minorité et majorité : s'il
NAACP* et son magazine Crisis,
un durcissement des espère un nouvel âge interracial
la NUL* et Opportunity, l'Unia* politiques racistes. et interculturel, il craint égale-
et The Negro World), ce mou- ment un durcissement des
vement littéraire et artistique littérature, la musique et la politiques racistes, et dans la
suscita l'engouement de l'intel- pensée noires. Dans son intro- suite de sa carrière, il ne ces-
ligentsia américaine avant d'in- duction, dont est extrait le texte sera de dénoncer le grand écart
fluencer profondément, dans ci-contre, Alain Locke exploite entre proclamations démocra-
les années 1930, les fondateurs l'idée d'un « Nouveau Nègre » tiques et violences raciales ou
de la Négritude* à Paris où - popularisée par de nombreux pratiques discriminatoires. Sa
résidaient également beaucoup discours et essais depuis le mort marque le début de nou-
d'écrivains et artistes africains-tournant du siècle - pour carac- velles revendications politiques
américains. tériser un changement d'atti- et culturelles (mouvement des
tude autant qu'un bouleverse- droits civiques, Congrès des
Une anthologie noire ment culturel. Selon lui, aucune écrivains et artistes noirs en
Il revint à Alain Locke de donner explication sociologique, éco- 1956), preuve, s'il en faut, que
corps au mouvement en éditant nomique ou historique ne sau- son insistance sur la nécessité
en 1925 The New Negro, an Inter- rait rendre adéquatement ce conjointe des expressions créa-
prétation. Rassemblant des qui entre en jeu avec l'exode trices, des approches critiques
auteurs noirs et blancs, hom- massif des Noirs de tous hori- et des exigences politiques aura
mes et femmes, composée de zons à Harlem; il vaut donc porté ses fruits. A. M.

46 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ I A l a i n Locke

LE TEXTE
« Pour tous, le fait essentiel
a été la rencontre mutuelle »
Encore récemment, nous ne nous articulées, mais elles s'agitent, elles remuent.
connaissions pas nous-mêmes ; et pres- [...] À la lettre, ce sont les hommes de troupe
que autant qu'aux autres, nous étions qui conduisent, et les leaders qui suivent. Une
à nous-mêmes un problème. Mais la décade qui psychologie nouvelle pénètre et transforme les
nous a trouvés avec un problème nous a laissés masses. [...] Dans cette nouvelle psychologie,
simplement avec une tâche à accomplir [...]. nous notons l'absence d'appel à la sentimenta-
Cette renaissance de la dignité et de la confiance lité, et le développement d'un vif sentiment de
en soi ouvre une nouvelle phase dynamique à dignité et de confiance en soi. Cette nouvelle
la vie de la communauté nègre. À toute pression conscience répudie toute dépendance sociale.
de l'extérieur, quelle qu'elle soit, le ressort du Peu à peu, le nouveau Nègre se guérit de son
bouillonnement intérieur répondra. Les masses hypersensibilité et apprend à dominer ses nerfs
qui émigrent de la campagne vers les villes « chatouilleux ». Il refuse de souscrire aux juge-
franchissent d'un saut l'expérience de plusieurs ments traditionnels à son égard, et aux com-
générations. Mais, chose plus importante, un plaisances philanthropiques que cela implique.
même phénomène se produit dans l'ordre spi- Il veut être jugé d'une manière objective et
rituel, pour ce qui est de l'attitude et de l'ex- rationnelle, rompre avec sa désillusion sociale,
pression de soi-même du jeune Nègre, pour ce atteindre à une dignité de race, quitter l'état
qui est de sa poésie et de son art, de son édu- d'esprit d'un débiteur, collaborer à l'œuvre
cation, de ses vues sur le monde. [...] commune et prendre ses responsabilités.
À l'appui de ceci, prenons l'exemple de Harlem. [... ] Nous avons conscience d'être l'avant-garde
C'est, dans Manhattan, non seulement la plus des peuples africains en contact avec la civili-
vaste agglomération nègre du monde, mais sation du xxe siècle [...] Comme pour les Juifs,
dans l'histoire la première concentration de la persécution rend le Nègre international. En
tant d'éléments différents de la vie nègre. Har- tant que phénomène mondial, cette conscience
lem a attiré des Africains, des Antillais, des plus large de nous-mêmes [...] était inévitable
Nègres américains, a réuni le Nègre du Nord et et ce qui l'a causé, nous ne l'avons pas inventé.
celui du Sud, l'homme des cités et celui des Ses conséquences ne sont pas nécessairement
villes ou des villages, le paysan et l'étudiant, préjudiciables aux intérêts supérieurs de la
l'homme d'affaires, l'homme de profession civilisation. Qu'elles provoquent en fait de nou-
libérale, l'artiste, le poète, le musicien, l'aven- veaux et innombrables conflits, ou au contraire,
turier et le travailleur, le prédicateur et le cri- qu'elles entraînent des échanges culturels et
minel, l'exploiteur et le paria. Chacun est venu la diffusion de nouvelles lumières, c'est ce que
avec ses propres buts et ses propres espoirs, seule peut décider l'attitude des races domi-
mais pour tous, le fait essentiel a été la rencon- nantes, dans notre époque de changement
tre mutuelle. La proscription et le préjugé ont critique.
jeté des éléments dissemblables dans une aire LE NÈGRE NOUVEAU, TRAD. DE RENÉE ET LOUIS GUILLOUX, PUBLIÉE DANS EUROPE,
commune de contacts et d'interactions. La N° 102,15 JUIN 1931, RÉVISÉE PAR ANTHONY MANGEON.

sympathie de race, l'union, ont entraîné une


fusion de sentiment plus profonde, une mise
en commun de l'expérience. [...] À Harlem, la
vie noire découvre et saisit ses premières chan-
ces d'expression collective et d'autodétermi-
nation. [... ] Ce qui se passe à Harlem n'est pas,
je vous l'accorde, unique au monde, mais pour-
tant tout à fait significatif et prophétique. Nul
observateur sensé, quelles que soient les sym-
pathies qu'il éprouve à l'égard du mouvement,
ne peut prétendre que les masses soient déjà

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 47


Clés de lecture I L'IDENTITÉ

L'Ingénu de Harlem,
de Langston Hughes

F
ameux poète, romancier racistes. Les années 1930 font
et dramaturge afro-amé- de lui un écrivain de plus en
ricain, Langston Hughes plus engagé et apprécié, notam-
(1902-1967) fut dans l'entre- ment grâce à « Simple ». Ce
deux-guerres un acteur majeur personnage, dont les boires et
du mouvement Harlem Renais- déboires passionneront durant
sance, la Renaissance nègre. vingt ans les lecteurs de la
Abandonné tôt par son père, il presse noire, naît en 1943 dans
fut élevé dans la pauvreté et la les colonnes du Chicago Defen- Langston Hughes (1902-1967).
dignité d'une famille forte, du der, et Hughes lui consacrera
côté maternel, d'une longue cinq recueils de nouvelles. également leurs cultures popu-
tradition de luttes politiques. laires. Le Dr Conboy est ainsi
Ses études à l'université de une parodie à peine voilée de
Columbia le placent physique- Le personnage de Jesse B. Sem- Du Bois (cf. p. 30), en sus d'un
ment au cœur de Harlem, dont ple vint à Hughes après une jeu de mots polysémique sur
il restituera l'ambiance festive rencontre réelle, dans un bar cow-boy, boy et « détenu »
et l'audace artistique dans son de Harlem, et un jeu de mots (convicf). On y retrouve, égale-
autobiographie : Les Grandes sur « Just be simple », cette ment moquées, les prémisses
Profondeurs (The Big Sea, 1940). injonction sociale par laquelle de l'afrocentrisme*, cette idéo-
Fortement influencée par la on invitait les Noirs américains logie qui prétend rétablir la
musique noire, des spirituals à se contenter de ce qu'ils dignité des Noirs en assurant
au jazz en passant par les blues, avaient et à rester à leur place. qu'ils jouèrent un rôle dans la
sa poésie s'ancre dans les tra- Les conversations entre Simple fondation des grandes civilisa-
et Boyd, le narrateur, sont autant tions antiques (cf. p. 64). Mais
Langston Hughes de commentaires acérés ou iro- surtout, Simple exprime ce qui
niques sur les relations raciales, fut la profession de foi de nom-
choisit de s'exprimer
la condition des Noirs, les rap- breux écrivains et artistes de la
« sans honte ni peur », ports entre hommes et femmes, Renaissance de Harlem, à savoir
sans concessions aux riches et pauvres, qui élèvent une forte confiance dans l'ingé-
la brève de comptoir au rang nierie sociale et l'espoir que la
Noirs cultivés ou aux
de dialogue philosophique. Le musique, les arts et les lettres
Blancs racistes. titre de l'anthologie traduite en pouvaient transformer les men-
français, L'Ingénu de Harlem, talités et mettre fin aux discri-
cas et l'humeur tour à tour restitue bien, par son allusion minations. Déçu par ce qui lui
désabusée et joyeuse des défa- à Voltaire, la portée de ces « Sim- sembla, rétrospectivement, une
vorisés, dont il célèbre la ple stories » qui sont autant de simple vogue négromaniaque,
sagesse et la splendeur ( « la petits contes, sarcastiques ou Hughes se radicalisa et Simple
nuit est belle comme les visages désabusés, mais toujours pleins accompagna son évolution, de
de mon peuple »). Son essai de vie et d'humour... Dans l'ex- l'esprit « Renaissance » à la
L'Artiste nègre et la montagne trait ci-contre, Simple tire parti revendication des droits civi-
raciale (1926) fait à cet égard de la « Semaine d'histoire nègre » ques. Il est finalement devenu
office de manifeste, qui pro- (initiée par l'historien Carter un des personnages les plus
clame la dignité des formes et G. Woodson*, et transformée connus de la littérature améri-
des artistes populaires et le depuis en « Black History caine du x x e siècle, comme un
choix de s'exprimer désormais Month ») pour brocarder l'élite nouvel oncle Tom* faussement
« sans honte ni peur », ou quel- intellectuelle noire qui fustigeait naïf qui parlerait franchement,
que concession que ce soit aux traditionnellement l'inertie des mais avec humour, à l'oncle
Noirs cultivés ou aux Blancs Afro-Américains mais méprisait Sam*, vrai hypocrite... A. M.

48 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ | Langston Hughes
fahi

LE TEXTE
« Il y avait des Grecs noirs aussi, 2
elle dit, Joyce » a
- Comme c'est la Semaine d'histoire - Si fait, que je le veux, dit Simple. Mais dans
nègre, dit Simple, Joyce m'a emmené mon idée, le jazz, le rire, le bal, seraient bien
écouter une conférence hystérique meilleurs pour améliorer les relations que tou-
faite par un professeur noir. tes ces palabres de haute volée. Tous ces dis-
- Historique, dis-je. cours que les Blancs, et aussi les docteurs nègres
- L'hystérique a parlé, continua Simple. Ben, font sur la nécessité de marcher la main dans
mon vieux, il l'a pas laissée bien haut notre la main. Tout ça ne vaut pas ce que donnerait
race. Il a dit qu'on était mal fichu, mal éduqué, une bonne petite jam session. [...] Je t'assure
mal dirigé et aussi qu'on perdait notre temps que l'orchestre de Duke, de Hampton ou celui
à prendre du bon temps. Au lieu de nous de Count Basie auraient apporté quelque chose
pointer pour bosser et gagner des sous, on à votre conférence. Ne serait-ce que le samedi
préfère se trémousser à faire du jazz. [... ] Faut après-midi, ils auraient pu mettre un peu de
dire, quand même, qu'il y a du vrai dans ce musique pour ajouter du poivre à la chose.
qu'il dit. Imagine par exemple [...] qu'ils auraient ouvert
- Une critique constructive, dis-je, n'est pas leur séminaire avec du jazz! Et puis aussi un
une mauvaise chose. Il faut abattre les taudis petit peu pour terminer. Ils pourraient parler
pour construire du neuf. tant qu'ils voudraient au milieu. Ils auraient pu
- Pour abattre, il a abattu, le gars. Joyce est commencer par exemple par le Saint-Louis Blues
sortie de là en me disant à moi, son mari devant qu'est en quelque sorte l'hymne national des
la loi, que c'est mon portrait que l'hystérien gens de couleur. Ça aurait mis tout le monde de
avait fait. Je lui dis : « Chérie, il t'a pas loupée bonne humeur. Ils auraient pu jouer ensuite
non plus ».[...] Mais Joyce n'a pas fait le moin- Pourquoi que tu te conduis pas bien ? Et ça, ça
dre sourire. Elle était encore toute à sa confé- serait adressé aux Blancs, qui pourraient le
rence. scander avec leurs pieds. Et puis, en troisième,
» - C'est un homme très bien que le Dr Conboy, avant le premier orateur, ils pourraient avoir
elle dit. Tu ne l'as jamais entendu parler d'Aris- une grande artiste qui chanterait : Il y aura du
tote? changement un jour, ce qui, y me semble, était
» - Harry Stott? Qui c'est encore celui-là? le thème même de votre conférence. Et tous les
» - Il y a des gens qui ne sont pas seulement mal Nègres y diraient : Amen ! [... ] Arrivés sur les
éduqués, il y a aussi les ignares, elle dit. Aristote cinq heures, on commencerait la jam session.
était un philosophe grec. Comme Socrate*. Un Une extra-spéciale ! L'orchestre jouerait Tea for
grand homme des temps anciens. Two pendant qu'on servirait le thé. Tout en
» - Faut croire qu'il a vécu avant Booker buvant du thé et en dansant, les spécialistes en
T. Washington, je dis. Parce que, pour dire le relations raciales se relieraient. Les intégrateurs
vrai, j'avais encore jamais entendu parler de pourraient s'intégrer et les déségrégateurs se
lui. Mais, dis-moi, puisque c'est d'histoire nègre déségréguer. [...] T'aurais absolument pas
qu'il s'agit, comment ça se fait-il que le Dr Con- besoin, alors, de faire appel à la multitude pour
boy parle de Grecs ? soutenir ton combat. Le jam ! Et toute la salle
» - Il y avait des Grecs noirs aussi, elle dit, Joyce. serait en train de « jam-sessionner »![...] Résolu,
Tu aurais dû l'entendre expliquer que les Nègres il serait le problème racial! Haut les cœurs!
ont joué un rôle dans l'Histoire, de tout temps, Vas-y mon gars ! T'arrête pas ! Plus haut que le
depuis l'Éden jusqu'aujourd'hui. [...] ciel! Allez, partons ! Wheeeeee!
En fin de compte, c'était une bonne soirée. Elle L'INGÉNU DE HARLEM, TRAD. F.|. ROY, © LA DÉCOUVERTE, 2003.

a bien fini. Sauf que moi-même même, j'irai plus


à aucune conférence ; spécialement aux meetings
interraciaux.
- C'est complet maintenant! dis-je. Tu ne veux
pas améliorer les relations raciales ?

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 49


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Banjo, de Claude McKay

«
B
anjo n'est pas un roman, pour dresser un panorama des ser l'homme après l'argent : ce
ni par la nature de l'his- apports culturels de l'Afrique « magicien qui avait rassemblé
toire ni par le dévelop- à l'Occident. Dans le Marseille les Noirs de toutes teintes et
pement des personnages. C'est, des années 1930, aux côtés du de toutes catégories ».
d'une part, la description d'une héros, on suit au jour le jour,
série d'épisodes qui se passent l'existence des marins et des « Sans complexe ni préjugé »
sur les quais du port de Mar- vagabonds qui, de passage sur Son espoir, McKay le tourne
seille ; et d'autre part une sorte les docks, apprennent à survi- vers une seule terre : l'Afrique.
de philosophie internationale vre ensemble dans les bas- Comme l'ensemble des repré-
fonds de la « Fosse » mar- sentants de la Harlem Renais-
seillaise. Africains, Antillais et sance, ce mouvement intellec-
McKay analyse Noirs américains cohabitent tuel et artistique afro-américain
la complexité des dans ce port débordant d'ac- né à Harlem dans l'entre-deux-
comportements raciaux tivités, qu'on appelle à cette guerres et dont il est l'un des
époque la « porte de l'Afrique ». représentants, il est convaincu
entre Noirs et Blancs Au milieu des descriptions, par que sa race ne retrouvera son
et la spécificité petites touches, des scènes du élan qu'en retrouvant ses raci-
des cultures noires. port et de l'ambiance du Café nes. McKay esquisse avec le
africain qui en est le cœur, l'ex- personnage de Banjo, le « Nègre
trait ci-contre montre avec nouveau », dans lequel le poète
de la race noire. » Ce commen- quelle liberté de rythme Banjo antillais Aimé Césaire (cf. p. 56)
taire enthousiaste, c'est celui donne vie à tout ce petit monde, saluera le « Nègre debout ».
que le grand intellectuel amé- dans la cadence d'un refrain « Ce qui m'a frappé dans ce
ricain W.E.B. Du Bois (cf. p. 30), qui sert presque de mot d'ordre livre, disait-il, c'est que pour
fait de Banjo (1928), le roman à la condition des Noirs : la première fois, on y voyait
composé en dix-huit mois par « Secouez-moi ça! », « Shake
Claude McKay (1889-1948), et that thing\ » Mais si le roman
vibre de musique endiablée,
Le texte ne cesse
inspiré de sa biographie.
de beuveries, d'amours et de de critiquer
« Secouez-moi ça » petits drames, McKay y analyse l'Amérique, symbole
Originaire de la Jamaïque, surtout la complexité des com-
portements raciaux entre Noirs
du capitalisme
McKay débarque à New York
en 1914, où il survit comme et Blancs et la spécificité des occidental qui fait
garçon de café jusqu'à ce que, cultures noires. passer l'homme
pour satisfaire son insatiable Une seule couleur de peau mais
des histoires et des coutumes
après l'argent.
curiosité, il multiplie les expé-
riences à l'étranger : matelot, bien différentes. À Banjo le sen-
employé dans une imprimerie suel s'oppose Ray, l'Haïtien, des Nègres décrits avec vérité,
à Londres, débardeur à Barce- figure de l'intellectuel non occi- sans complexe, ni préjugé. »
lone et à Marseille... C'est là dental. Alors que Banjo est Pour la génération de la Négri-
que débarque son personnage, convaincu de la supériorité tude* (Senghor, Césaire et
Banjo, un Noir américain né morale des gars du port, le Damas*), Banjo sera l'un des
dans le Sud des plantations de patron du bar sénégalais, lui, premiers romans à poser le
coton, au terme d'un long péri- ne jure que par les Américains. problème nègre avec autant
ple à travers les États-Unis et Et par une Amérique que le d'ampleur et de lucidité, inau-
l'Europe. Pour seule richesse, texte ne cesse de critiquer, en gurant ce qu'on appellera plus
il possède un banjo, instrument en faisant le symbole du capi- tard le « roman réaliste négro-
qui sert de prétexte à McKay talisme occidental qui fait pas- américain ». V. G.

50 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ I Claude McKay

« Les mulâtres avaient daigné


descendre de leur piédestal »
« Shake thatthing! » L'ouverture du Café Il avait lié connaissance avec le patron, qui
africain par un Sénégalais avait été bavardait souvent avec lui. Tout fier de parler
l'occasion, pour tous les gars au teint anglais, il aimait en faire étalage quand un client
sombre qui aimaient s'amuser, de se rassembler qui lui paraissait distingué entrait dans le
pour « secouer ça », c'est-à-dire danser. Jamais café.
les gorges noires n'avaient lampé une telle Shake that Thing était la version de Jelly-Roll
quantité de vin rouge et de vin blanc, et jamais Blues dont Banjo raffolait et qu'il jouait sans
les Nègres de Marseille ne s'étaient ainsi entas- cesse. Et les Sénégalais adoraient danser sur
sés et mêlés pour un pareil jazz. cet air. Quand il jouait ce morceau, on offrait à
De fait, la population nègre ou négroïde de la Banjo tout son saoul de vin rouge et de vin blanc,
ville se divisait en groupes bien distincts. Les et lui, il ne pensait jamais à passer le chapeau.
Martiniquais et les Guadeloupéens qui, se consi- Latnah était entrée une fois dans ce café pour
dérant comme la fine fleur de tous les Noirs de faire la quête avec son petit plateau de jade.
Marianne, se comportent comme une petite Elle avait récolté quelques sous, mais n'était
aristocratie. Ceux de Madagascar, et leurs cou- pas revenue. Elle aimait Banjo, mais ne pouvait
sins des îles minuscules qui entourent la grande pas se faire à l'ambiance exclusivement nègre
île, ainsi que les Noirs d'Afrique du Nord pour de ce bar. Banjo fut content qu'elle ne revînt
qui les Arabes de pure race n'ont que du mépris, pas. Ça ne lui semblait pas convenable de deman-
se situent quelque part entre les Martiniquais der des sous à un tas de types comme lui. Il
et les Sénégalais que l'on considère comme des préférait jouer pour eux et se faire offrir des
sauvages. Sénégalais est le terme géographi- tournées. Les sous ? Comment aurait-il pu pren-
quement inexact généralement employé pour dre en considération quelques sous, lui qui avait
désigner tout Noir provenant d'une partie ou flambé un paquet de dollars ? Et pourquoi s'en
de l'autre de l'Afrique occidentale française. faire puisqu'il avait le lit gratis, l'amour gratis
Le magicien qui avait rassemblé les Noirs de et les vins gratis.
toutes teintes et de toutes catégories, c'était Le projet de monter un orchestre s'empara alors
l'argent. Un Sénégalais émigré aux États-Unis de son imagination. Peut-être pourrait-il prendre
en était revenu, au bout de quelques années, le Café africain comme base pour réunir quelques
avec quelques milliers de dollars. Il avait acheté musiciens. Malty était un guitariste superbe,
un café sur le quai. C'était un grand café, le mais n'avait pas d'instrument. Si le patron séné-
premier dont un Noir soit devenu propriétaire galais avait un peu de cervelle, il pourrait payer
dans la ville. [...] une guitare à Malty et ils démarreraient un petit
Il y avait là des Noirs de toutes les nuances de orchestre qui serait la spécialité du bar et ferait
peau. Les mulâtres* eux-mêmes avaient daigné sa popularité.
descendre de leur piédestal pour se mêler à Bien des grandes choses avaient commencé
cette foule. Car, pas plus qu'aux Antilles bri- aussi petitement. Qu'on lui donne seulement
tanniques et qu'en Afrique du Sud, les mulâtres une chance et il forcerait cette foutue ville à
des colonies françaises ne se mélangent ordi- prêter une oreille attentive - il lui apprendrait
nairement avec les Nègres. ce que c'était que le vrai sport et le grand jeu.
Mais un magicien les avait tous rassemblés BANJO, TRAD. MICHEL FABRE, © ÉDITIONS ANDRÉ DIMANCHE, 1999.
pour « secouer ça » et lamper du vin rouge, du
vin blanc, du vin doux. Et aussi les Noirs d'Afri-
que occidentale anglaise, les Noirs du Portugal
et d'Amérique, tous ceux que leur dérive avait
amenés dans ce port où passe le monde
entier.
C'était un véritable événement, et il avait pro-
curé à Banjo une satisfaction sans pareille. [... ]

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 51


Clés de lecture I L'IDENTITÉ

Ainsi parla l'oncle, de Jean Price-Mars


mmI

M
e montrant les trésors La tradition orale et notamment
O ti
de la Négritude* qu'il le chant jouent un rôle déter-
avait découverts sur minant. Des chants qui datent
et dans la terre haïtienne, il du temps des premiers esclaves
m'apprenait à découvrir les amenés pour couper les cannes
mêmes valeurs mais vierges et à sucre et confectionner de l'in-
plus fortes, sur et dans la terre digo. Et l'auteur de regretter
d'Afrique. Aujourd'hui, tous les que les chansons qui « durent
ethnologues et écrivains nègres apaiser la cruauté des heures
d'expression française doivent de la servitude coloniale » se
beaucoup à Jean Price-Mars. » perdent, rêvant quant à lui de
Tel est l'hommage de Léopold WÊËM I W pouvoir les recueillir. Le livre
Sédar Senghor (cf. p. 54) à l'oc- Jean Price-Mars (1876-1969). insiste aussi sur le « sentiment
casion du quatre-vingtième religieux des masses haïtien-
anniversaire de celui qu'il recon- ethnologique de sa propre nes » et, par son analyse de
naissait comme le précurseur culture, dans le but de la valo- l'animisme*, il démontre que
de la Négritude. Né en Haïti, riser auprès de ses compatrio- l'Afrique est riche de religions,
Jean Price-Mars (1876-1969) tes, de leur ôter tout complexe et non de « magie » ou de « sor-
partit en France théoriquement de culpabilité, et de contribuer cellerie », avec lesquelles on les
pour faire sa médecine, mais à développer un nationalisme associe trop souvent.
étudia plutôt les sciences culturel sur son île. Non, le Haï-
humaines entre le Collège de tien ne doit pas éprouver de Manifeste nationaliste
France et la Sorbonne, avant de honte face aux Américains, il Revendiqué comme un mani-
terminer ses études médicales, doit au contraire être fier de feste du nationalisme haïtien,
plus de vingt ans plus tard. son double héritage français et d'une démarche identitaire à
Curieux de tout, il fut tout à la africain et savoir défendre la l'échelle de tout un peuple, pro-
fois ethnographe, diplomate, gressiste sous bien des rap-
homme d'État et écrivain... L'Haïtien ne doit pas ports, ce livre présente néan-
Publié en 1928, alors qu'Haïti, moins pour la première fois un
qui fut la première république
éprouver de honte face
discours distancié et parfois
noire indépendante, est occu- aux Américains, il doit très humoristique. En 1959,
pée par les Américains (1915- au contraire être fier l'Académie française remit à
1934), Ainsi parla l'oncle va Price-Mars un prix spécial qui
devenir une œuvre majeure
de son double héritage
distingue l'ensemble de son
pour la pensée haïtienne et français et africain. œuvre pour ce qu'elle a apporté
noire en général. Au-delà d'une à l'étude de l'Afrique en France.
étude de la culture haïtienne, spécificité de sa culture. Price- Considéré comme l'homologue
Price-Mars propose en effet Mars puise pour cela dans un francophone de W.E.B. Du Bois
dans ce livre une nouvelle double héritage historique et (cf. p. 30), Price-Mars aura
approche de l'Afrique. D'autres folklorique, multipliant les anec- réveillé la conscience d'un peu-
comme Hannibal Price (1841- dotes et les références à des ple qui avait fini par considérer
1893), auteur en 1900 de De la dictons, des traditions ou des sa culture comme européenne.
réhabilitation de la race noire contes où il mélange le créole « De grâce, mes amis, disait-il,
par la république d'Haïti, et à et le français. ne méprisons plus notre patri-
qui il emprunta son nom, s'y moine ancestral. Aimons-le,
La culture haïtienne est un vaste
étaient certes déjà essayés, considérons-le comme un bloc
mélange dans lequel les tradi-
mais Price-Mars va plus loin. Il intangible. »
tions ancestrales venues d'Afri-
entreprend en effet une étude
que ont eu un grand rôle à jouer. Victoria Gairin

52 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ lean Price-Mars

« M'pas besoin angnin.


Cé ac ces Messié là m'vini... »
Nous savons, n'est-il pas vrai, quels les Nigritiens du Soudan occidental français et
éléments ont engendré la particularité du Sénégal ; 4° les Nigritiens littoraux ou nègres
haïtienne. Nous savons comment le de Guinée.
troupeau d'esclaves importés d'Afrique à Saint- C'est probablement de ce groupe que l'Afrique
Domingue sur l'immense étendue de la côte tire sa physionomie ethnique traditionnelle
occidentale, présentait dans son ensemble un parce que ce groupe l'emporte en puissance
microcosme de toutes les races noires du conti- numérique sur tous les autres, et c'est peut-être
nent. Nous savons comment, de la promiscuité cette particularité qui a fait dénommer le conti-
du Blanc et de sa concubine noire, comment nent le pays des Noirs, depuis l'Antiquité. En
des conditions factices d'une société régie par tout cas, c'est lui qui a fourni, en très grande
la loi des castes, naquit un groupe intermédiaire majorité, le marché d'esclaves des Amériques
entre les maîtres et la masse captive. Nous et de l'archipel des Antilles. En partie, nous
savons, en outre, comment du choc des intérêts autres nègres d'Haïti, nous en sommes les des-
et des passions, de la confrontation des égoïs- cendants plus ou moins authentiques. [...]
mes et des principes suscités par la mystique
révolutionnaire, explosa la révolte qui amena Il chante toujours, il chante sans cesse. Ah!
les ci-devant esclaves à fonder une nation. Telle Chants mélancoliques de l'esclave soumis et
est, dans un bref raccourci, l'origine de notre meurtri sous le fouet du commandeur qui en
peuple. [...] appela à la justice immanente ; chants enflammés,
Pourquoi, nous Haïtiens, nous sommes encore mugissements innombrables, chœur farouche
arriérés dans la course du progrès ? La légende des meurt-de-faim révoltés [...] :
racontera que certain jour, Dieu ayant achevé « Grenadiers à l'assaut !
l'œuvre de la création, manda par-devant son « Ça qui mouri zaffaire à yo !
trône le Blanc, le Mulâtre* et le Nègre, et leur « Nan point manman nan point papa!
tint à peu près le langage suivant : - Voici, je « Grenadiers à l'assaut !
veux doter chacun de vous d'aptitudes spécia- « Ça qui mouri zaffaire à yo !
les. Exprimez vos désirs, je les agréerai aussitôt. Marseillaise de gloire qui, dans la nuit fulgurante
Le « Blanc » incontinent, sollicita la domination de la Crête à Pierrot, impressionna l'armée fran-
du monde par la sagesse, la fortune, les arts et çaise par votre violence et votre grandeur. Ô
la science. Le Mulâtre désira ressembler au chants mélancoliques des blessés qui sont morts
Blanc - ce qui était d'ailleurs se mettre un peu pour la liberté de la race et sa réintégration dans
à sa suite - mais quand vint le tour du Nègre, l'éminente dignité de l'espèce ; berceuses enve-
le récit atteint le plus haut burlesque. loppantes que murmurent des lèvres de tendresse
- Et vous mon ami, fit le bon Dieu, que désirez- pour apaiser l'humeur capricieuse des marmots ;
vous? rondes enfantines qui dérident l'inquiétude nais-
Le Nègre s'intimida, bredouilla quelque chose sante des petits vers la communion universelle,
d'inintelligible, et, comme le bon Dieu insistait, et vous, nocturnes liturgiques des croyants
le Nègre pirouetta et finit par dire : troublés par l'énigme de l'univers et confondus
« M'pas besoin angnin. Cé ac ces Messié là dans l'adoration ferventes des forces indomptées,
m'vini... » (Je n'ai besoin de rien. Je suis le [...] vous tous qui fûtes la pensée ailée, un
serviteur de ces Messieurs.) moment fugitif de la conscience de mon peuple,
Et voilà pourquoi nous sommes encore à la que ne puis-je vous recueillir pieusement, vous
suite... [...] ramasser en éclatante frondaison pour compo-
ser la geste immortelle où la race reprendrait le
On peut diviser le groupe nigritien en quatre sens intime de son génie et la certitude de son
grandes sections : 1° les Nigritiens du Soudan indestructible vitalité?
oriental; 2° ceux du Soudan central français AINSI PARLA L'ONCLE (1928), © MÉMOIRE D'ENCRIER, MONTRÉAL, 2009.

(c'est-à-dire le groupe Haouassa-Ouadaï) ; 3°

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e | L'IDENTITÉ
M


« De la Négritude »,
de Léopold Sédar Senghor
éopold Sédar Senghor à l'université de Kinshasa, en forces : minérales, végétales,

l i i
L (1906-2001), l'un des ini-
tiateurs de la « Négri-
tude* », fut un poète, un pen-
revenant sur la distinction qu'il
établit entre une approche qui,
pour connaître l'objet, tient
animales, humaines. L'individu
humain en est le centre. Les
ancêtres morts restent liés à
seur et un homme d'État, celui-ci à distance et l'analyse, la communauté des vivants :
membre du Paiement français et une autre qui, au contraire, le respect qui continue de feur
au sortir de la Seconde Guerre le saisit et s'installe d'emblée être témoigné les maintient
mondiale puis président du « forts » dans le monde où ils
Sénégal indépendant de 1960 sont, et en mesure d'influer
à 1980, date à laquelle il décida favorablement sur le cours des
de se retirer de la vie politique. choses humaines.
La pensée et la poésie de Sen-
ghor se veulent une affirma- La force du sortilège
tion, contre la négation colo- Les objets d'art jouent un rôle
niale, des valeurs de civilisation central dans l'évocation de cet
du monde noir, qui, à bien des autre monde. Faut-il alors les
égards, a prolongé le mouve- appeler encore objets « d'art » ?
ment culturel noir américain Leur fonction, nous explique
de la Harlem Renaissance (cf. ici Senghor, est d'exprimer la
p. 46). C'est cette affirmation Léopold Sédar Senghor (1906-2001). force vitale et non d'imiter les
qui, de manière délibérément apparences sensibles. Quand
provocatrice, s'est baptisée en lui. Cette distinction entre donc la Vénus de Milo, création
« Négritude », un mouvement une « raison-œil » et une « rai- de la raison-œil et expression
littéraire et philosophique dont son-étreinte » lui vient du phi- achevée de la belle apparence,
les deux autres initiateurs losophe français Henri Bergson
furent le Martiniquais Aimé (1859-1941), qui a exercé sur Senghor distingue
Césaire (cf. p. 56) et le Guya- sa p e n s é e une p r o f o n d e raison « européenne »
nais Léon-Gontran Damas*. influence. Tout en en faisant
et « africaine »,
une différence entre une raison
Une différence d'accent « européenne » et une raison « raison-œil »
Le titre d'un de ses tout pre- « africaine », il maintient que et « raison-étreinte ».
miers écrits, Ce que l'homme la raison est la chose du monde
noir apporte, publié en 1939, la mieux partagée, la différence invite le regard à se faire
exprime bien cette défense et étant dans l'accent mis ou sur caresse, la statuette africaine,
illustration des civilisations la raison-œil ou sur la raison- dont les formes disproportion-
africaines. Dans ce texte, Sen- étreinte. En fait, il faut lire la nées, exorbitantes, sont une
ghor avait déclaré, en une formule « scandaleuse » de composition de rythmes plas-
formule qui lui fut vivement Senghor comme opposant tiques, provoque l'émotion qui
reprochée, parce qu'elle sem- avant tout chez lui l'art africain frappe à la racine de la sensua-
blait justifier tout ce qu'une à la statuaire grecque. Cet art, lité. Qu'importe alors que la
certaine ethnologie coloniale selon Senghor, donne à lire la religion qui l'a c r é é e ait
avait cru pouvoir décrire sous vision du monde des religions aujourd'hui largement dis-
le nom de « mentalité primi- africaines traditionnelles, où paru? Même si le dieu en est
tive » : « L'émotion est nègre chaque être vivant est une parti, ce que Picasso, rencon-
comme la raison hellène. » Il force qui a vocation à croître. trant « l'art nègre », appelait la
s'en explique ici, dans cet Dieu est la force des forces qui force du sortilège continue
extrait de « De la Négritude », produit et soutient un cosmos d'en dire la trace.
un discours prononcé en 1969 organisé en une hiérarchie de Souleymane Bachir Diagne

54 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ I Léopold Sédar Sengho
u
H

« L'art nègre est explicatif,


non descriptif »
[ ] Si, dans les années 1931-1935, nous cipation à une réalité sous-jacente, qu'il perçoit
avons lancé le mouvement de la Négri- par-delà les apparences sensibles. L'art nègre
tude, c'est que des Nègres anglophones est explicatif, non descriptif. Il participe du
très précisément des Négro-Américains, avaient, vitalisme symbolique qui anime l'ontologie
avant nous, lancé le mouvement de la Négro- négro-africaine. En ce sens, il est le plus opposé
Renaissance. C'est en 1903, en effet, que le à l'art grec, qui est l'art exemplaire de l'Occident
premier promoteur du mouvement, W. E. B. Du européen.
Bois, proclamait : « Je suis nègre et je me glo- C'est l'art de la raison-œil, encore une fois. Il
rifie de ce nom; je suis fier du sang noir qui imite la nature, il la photographie. En regardant
coule dans mes veines. » la Vénus de Milo, les Grecs devaient avoir une
Je le sais, on m'a reproché d'avoir défini l'émo- réaction matérialiste, je ne dis pas sensuelle,
tion comme « nègre » et la raison « hellène », une réaction intellectualiste, en rêvant d'avoir
comme européenne si vous le voulez. [...] Là une telle femme : grande, les muscles longs,
où la raison discursive, la raison-œil du Blanc, finement galbée, et blonde par surcroît. Contem-
s'arrête aux apparences de l'objet, la raison plez, maintenant, la Vénus de Lespugue. Au
intuitive, la raison-étreinte du Nègre, par-delà premier coup d'œil, ce n'est pas une femme,
le visible, va jusqu'à la sous-réalité de l'objet ce sont des formes [... ] La Vénus de Lespugue,
pour, au-delà du signe, en saisir le sens. Bien c'est une image, mais ce sont, d'abord, des
sûr, je simplifie, mais il reste que le Blanc euro- rythmes. Aucune envie, même chez les Nègres,
péen est d'abord discursif, le Négro-Africain d'avoir un« femme ainsi formée. Mais le rythme,
d'abord intuitif. Il reste que tous les deux sont les rythmes de l'image vous saisissent. C'est
des hommes de raison ; des Homines sapientes, comme une fulguration soudaine : un coup de
mais pas de la même manière [...] poing au bas du ventre, qui peut provoquer
Tout le système est fondé sur la notion de force une sorte d'élan sensuel, mystique. Nous voilà,
vitale. Dieu a donné la force vitale non seulement n'est ce pas, bien loin de l'érotisme abstrait et
aux hommes, mais encore aux animaux, aux stérile.
végétaux, voire aux minéraux. Par quoi ils sont. Voilà quelles sont les valeurs fondamentales de
Mais cette force a pour vocation de croître. [... ] la Négritude : un rare don d'émotion, une onto-
D'où la place qu'occupe l'Homme dans le sys- logie* existentielle et unitaire, aboutissant, par
tème, en sa qualité d'existant, c'est-à-dire de un surréalisme mystique, à un art engagé et
vivant, capable de renforcer sa force, de se fonctionnel, collectif et actuel, dont le style se
réaliser en personne : en étant de plus en plus caractérise par l'image analogique et le paral-
libre au sein d'une communauté solidaire. Tous lélisme asymétrique. Voilà ce que nous appor-
les autres existants ne sont que des instruments tions au « Rendez-vous du donner et du rece-
au service de ce but. Le renforcement de voir », en ce siècle de la Civilisation de
l'Homme, centre de l'univers visible, aboutit l'Universel.
nécessairement au renforcement de l'ensemble « DE LA NÉGRITUDE », IN LIBERTÉ V, LE DIALOGUE DES CULTURES, © SEUIL, 1993-
du réseau, au renforcement de Dieu, de qui
émane et qui accomplit toute force, lui qui est
plus-être, mieux, qui est plénitude de l'Être,
quand les autres ne sont que des étants. [...]
L'œuvre d'art nègre exprime, par nature, une
idée, qui est, en même temps, sentiment-image :
symbole. Alors que l'esthétique gréco-latine
trouve le beau dans l'imitation, encore que
corrigée, idéalisée, de la nature, le Négro-Africain
s'émeut du sens caché que renferme le signe
qui lui apparaît. Son émotion naît de sa parti-

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


Clés de lecture I L'IDENTITÉ

| h i
jjgp
Cahier d'un retour
au pays natal, d'Aimé Césaire
omme politique marti- une bourse en 1931 pour intégrer

H niquais, écrivain, dra-


maturge mais surtout
poète, Aimé Césaire a laissé une
le lycée Louis-le-Grand à Paris,
afin de préparer son passage à
l'École normale supérieure et
œuvre reconnue aujourd'hui l'agrégation de lettres. Il y fait la
comme une des plus grandes connaissance du Sénégalais Léo-
expressions culturelles et poé- pold Sédar Senghor (cf. p. 54).
tiques en langue française. Il a Rencontre décisive qui lui fera
su exalter, à travers le concept découvrir l'Afrique. Le « Paris
de Négritude*, à travers ses noir » des années 1930 l'ouvre à
poèmes, ses pièces de théâtre la transcontinentale de l'expé-
et son engagement, une pré- rience noire. Avec Senghor, Léon- Aimé Césaire (1913-2008).
sence noire, africaine, au monde. Gontran Damas* et d'autres
Il a proclamé la fierté d'être Noir jeunes intellectuels noirs, il racisme, et pour célébrer la Mar-
sans haine et sans ressentiment fonde en septembre 1934 L'Étu- tinique et son peuple. Césaire
et donné aux termes « Nègre » diant noir, où apparaît pour la s'y veut la « bouche des mal-
et « Noir » leurs lettres de première fois le mot de « Négri- heurs qui n'ont point de bou-
noblesse. « Nègre, je suis, Nègre, tude ». Négritude, ou le rejet du che », il veut faire entendre les
je resterai », déclarait-il trois ans projet français d'assimilation voix du peuple noir, ses chants
avant sa mort en avril 2008. culturelle et la promotion de et sa révolte, le rejet des men-
Aimé Césaire naît en 1913 dans l'Afrique et de sa culture. Ces songes de l'Europe qui a fait des
une Martinique encore sous jeunes intellectuels critiquent Noirs des peuples sans histoire
statut de colonie française. Cela la vision raciale du monde et ni culture, et dire aussi leur « soif
prônent un nouvel humanisme, universelle » d'un monde nou-
à destination de tous les oppri- veau. Ainsi, Césaire fait œuvre
Césaire s'empare més. Césaire se veut de la « race de fondation et de refondation.
de la langue du de ceux qu'on opprime ». Il exhorte son peuple à sortir de
maître. Il la pétrit sa soumission : il n'a pas à avoir
honte d'avoir été enchaîné. Les
et la renouvelle
L'écriture de Cahier d'un retour Martiniquais peuvent être fiers
pour dénoncer au pays natal sera longue et d'êtres noirs, fiers de leurs ancê-
le colonialisme douloureuse. Senghor dira plus tres, fiers de leur histoire. Le
tard, dans la postface d'Éthiopi- Cahier n'est ni une demande en
ques (1956), qu'elle fut une « par- repentance, ni une plainte, mais
fait seulement soixante-cinq ans turition dans la souffrance ». un cri d'espoir pour « ceux sans
que l'esclavage a été aboli. L'éco- L'idée d'écrire ce livre naît l'été qui la terre ne serait pas la
nomie est aux mains des 1935, alors que Césaire séjourne terre ». Césaire opère ainsi une
« Békés », descendants des pro- chez un ami en Croatie. Inspiré rupture avec la victimisation et
priétaires d'esclaves, et la majo- par les paysages, la mer, et une une ouverture sur le monde.
rité de la population vit dans île au loin, il achète un cahier Bien qu'il ne soit toujours pas
une grande misère. Césaire, qui d'écolier et commence à écrire enseigné dans les écoles, le
étouffe dans la société coloniale, un long poème qu'il achèvera Cahier a profondément marqué
ne se reconnaît cependant pas en 1938. Il a alors 26 ans. le monde culturel noir par son
dans les aspirations de la petite Cahier est un chant, un cri où affirmation de la fierté d'être
bourgeoisie martiniquaise dont l'auteur se saisit du français, la noir sans haine et sans ressen-
il réprouve l'esprit étroit et la langue du maître, pour la tordre, timent, et par son appel à un
fascination pour le monde des la renouveler afin de mieux nouvel humanisme.
Blancs. Élève brillant, il reçoit dénoncer le colonialisme et le Françoise Vergés

56 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le P o i n t


L'IDENTITÉ I Aimé Césaire

« Aucune race ne possède 2


le monopole de la beauté » a
« Ma bouche sera la bouche des malheurs Écoutez le monde blanc
qui n'ont point de bouche, ma voix, la horriblement las de son effort immense
liberté de celles qui s'affaissent au cachot ses articulations rebelles craquer sous les étoiles
du désespoir. » dures
Et venant je me dirais à moi-même : ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mys-
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, tique
gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude écoute ses victoires proditoires trompeter ses
stérile du spectateur, car la vie n'est pas un défaites
spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un écoute aux alibis grandioses son piètre trébuche-
proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ment
ours qui danse... » [ . . . ]
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !
ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la bous- [...]
sole et voici au bout de ce petit matin ma prière
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni virile
l'électricité que je n'entende ni les rires ni les cris, les yeux
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel fixés
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la sur cette ville que je prophétise, belle,
terre donnez-moi la foi sauvage du sorcier
gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre donnez à Tries mains puissance de modeler
déserte donnez à mon âme la trempe de l'épée
davantage la terre [...]
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de
plus terre ne faites point de moi cet homme de haine pour
ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité qui je n'ai que haine
ruée car pour me cantonner en cette unique race
contre la clameur du jour vous savez pourtant mon amour tyrannique
ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur vous savez que ce n'est point par haine des autres
l'œil races
mort de la terre que je m'exige bêcheur de cette unique race
ma négritude n'est ni une tour ni une cathé- que ce que je veux
drale c'est pour la faim universelle
elle plonge dans la chair rouge du sol pour la soif universelle
elle plonge dans la chair ardente du ciel [...]
elle troue l'accablement opaque de sa droite Et elle est debout la négraille
patience. [...] La négraille assise
inattendument debout
Tiède petit matin de vertus ancestrales debout dans la cale
Sang! Sang! tout notre sang ému par le cœur debout dans les cabines
mâle du soleil debout sur le pont
ceux qui savent la féminité de la lune au corps debout dans le vent
d'huile debout sous le soleil
l'exaltation réconciliée de l'antilope et de debout dans le sang
l'étoile debout
ceux dont la survie chemine en la germination et
de l'herbe! libre
Eia parfait cercle du monde et close concor- CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL, © PRÉSENCE AFRICAINE, 1956.

dance!

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Discours sur le colonialisme,


d'Aimé Césaire
'est en 1950, dans le positifs de la colonisation fran- ques, il oppose les abus, la

C contexte de l'effondre-
ment des empires colo-
niaux, de la naissance de nou-
çaise. Il refusera alors de rece-
voir un ministre du gouverne-
ment Raffarin.
peur, la spoliation, le désespoir,
la mort et la destruction de
civilisations. L'Occident doit
veaux États et de l'émergence accepter que des civilisations
de l'empire américain, qu'Aimé existent, que la hiérarchie des
Césaire fait paraître son Dis- Discours est une analyse de la civilisations est un mensonge,
cours sur le colonialisme. C'est banalité du mal dans la colonie. que le monde est divers et que
un acte d'accusation du colo- L'Europe doit comprendre pour- cette diversité est richesse.
nialisme européen et un cri quoi la colonisation n'est jamais Égalité et fraternité ne sont
d'alarme face à l'impérialisme positive, comment elle abrutit pas des principes abstraits, ils
américain, « seule domination et « décivilise » le colonisateur fondent l'éthique de la vie com-
dont on ne réchappe pas ». Trop de crimes ont été commis mune. Sur cette base, Césaire
Aimé Césaire est alors député au nom de la mission civilisa- rompt en 1958 avec les com-
trice de l'Europe. Le racisme munistes. Dans sa lettre à Mau-
colonial encourage le colon à rice Thorez, alors secrétaire
La colonisation
mépriser, exploiter, mentir en général du PCF, il dénonce chez
dégrade et corrompt, lui donnant une position sociale les communistes « leur assimi-
elle n'est jamais fondée sur la couleur de la peau. lationnisme invétéré, leur
Peu importe ses qualités, ses chauvinisme inconscient ; leur
contact de civilisation.
compétences, sa richesse, le conviction passablement pri-
colonisateur est d'emblée supé- maire - qu'ils partagent avec
de la Martinique, apparenté au rieur aux colonisés. Cette iné- les bourgeois européens - de
groupe communiste. Il a défendu galité foncière de traitement
en 1945, avec les autres élus de basée sur la hiérarchie de cou-
l'outre-mer, la loi transformant leur et le sentiment de supério- L'Occident doit
la Guyane, la Guadeloupe, la rité raciale entraîne inévitable- accepter que le monde
ment un « ensauvagement » des
Martinique et la Réunion en est divers et que cette
départements français, dres- colonisateurs. Césaire est alors
sant un tableau négatif de trois l'un des premiers à faire un lien diversité est richesse.
cents ans de colonisation fran- entre pratiques coloniales -
çaise dans les domaines de la massacres des populations la supériorité omnilatérale de
santé, de l'éducation, de la pro- civiles, spoliations massives, l'Occident ; leur croyance que
priété foncière, et des droits. systématisation d'une pensée l'évolution telle qu'elle s'est
Ces sociétés, issues de l'escla- raciste - et pratiques nazies. opérée en Europe est la seule
vage, sont légitimes à exiger Cette critique radicale d'une p o s s i b l e ; la seule désira-
l'égalité des droits et le respect Europe qui prône des principes ble ».
des principes républicains. humanitaires et s'érige en uni- Le Discours va devenir un texte
Cette critique de la colonisation que source du droit et de l'hu- phare pour les Noirs en révélant
est, et restera, un thème central manisme mais ment, viole ses la contradiction de l'Europe,
chez Césaire. La colonisation traités, pratique la torture, ce continent où est née la phi-
dégrade et corrompt, elle n'est trouva un large écho parmi les losophie des Lumières*, mais
jamais contact de civilisation. peuples opprimés. qui a justifié les conquêtes colo-
Fidèle à cette position, Césaire Césaire s'élève aussi contre niales et la hiérarchie raciale.
se prononcera publiquement une approche comptable de la Et en célébrant dans le même
contre l'article 4 de la loi de colonisation. Routes, ponts, temps les richesses des cultu-
février 2005 qui demandait que chemins de fer, champs d'oli- res non européennes, trop sou-
soient enseignés les aspects viers, vignes ? À ces statisti- vent ignorées. F. V.

58|Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ I Aimé Césaire

« La colonisation travaille
à déciviliser le colonisateur »
[...] J'admets que mettre les civilisa- On me lance à la tête des faits, des statistiques,
tions différentes en contact les unes des kilométrages de routes, de canaux, de che-
avec les autres est bien; que marier mins de fer.
des mondes différents est excellent ; qu'une Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au
civilisation, quel que soit son génie intime, à Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où
se replier sur elle-même, s'étiole ; que l'échange j'écris, sont en train de creuser à la main le port
est ici l'oxygène, et que la grande chance de d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arra-
l'Europe est d'avoir été un carrefour, et que, chés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes,
d'avoir été le lieu géométrique de toutes les à leur vie, à la danse, à la sagesse.
idées, le réceptacle de toutes les philosophies, Je parle de millions d'hommes à qui on a incul-
le lieu d'accueil de tous les sentiments en a fait qué savamment la peur, le complexe d'infériorité,
le meilleur redistributeur d'énergie. le tremblement, l'agenouillement, le désespoir,
Mais alors, je pose la question suivante : la le larbinisme. [...]
colonisation a-t-elle vraiment mis en contact?
Ou, si l'on préfère, de toutes les manières d'éta- La vérité est que j'ai dit tout autre chose : savoir
blir contact, était-elle la meilleure ? que le grand drame de l'Afrique a moins été sa
Je réponds non. mise en contact trop tardive avec le reste du
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, monde, que la manière dont ce contact a été
la distance est infinie ; que, de toutes les expé- opéré ; que c'est au moment où l'Europe est
ditions coloniales accumulées, de tous les sta- tombée entre les mains des financiers et des
tuts coloniaux élaborés, de toutes les circulai- capitaines d'industrie les plus dénués de scru-
res ministérielles expédiées, on ne saurait pules que l'Europe s'est « propagée » ; que notre
réussir une seule valeur humaine.[...] malchance a voulu que ce soit cette Europe-là
que nous ayons rencontrée sur notre route et
Il faudrait d'abord étudier comment la coloni- que l'Europe est comptable devant la commu-
sation travaille à déciviliser le colonisateur, à nauté humaine du plus haut tas de cadavres de
Y abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, l'histoire.
à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoi- Par ailleurs, jugeant l'action colonisatrice, j'ai
tise, à la violence, à la haine raciale, au relati- ajouté que l'Europe a fait fort bon ménage avec
visme moral, et montrer que, chaque fois qu'il tous les féodaux indigènes qui acceptaient de
y a au Viet-nâm une tête coupée et un œil crevé servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ;
et qu'en France on accepte, une fillette violée rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace,
et qu'en France on accepte, un Malgache sup- et que son action n'a tendu à rien de moins qu'à
plicié et qu'en France on accepte, il y a un artificiellement prolonger la survie des passés
acquis de la civilisation qui pèse de son poids locaux dans ce qu'ils avaient de plus perni-
mort, une régression universelle qui s'opère, cieux.
une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection J'ai dit - et c'est très différent - que l'Europe
qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités colonisatrice a enté l'abus moderne sur l'anti-
violés, de tous ces mensonges propagés, de que injustice, l'odieux racisme sur la vieille
toutes ces expéditions punitives tolérées, de inégalité.
tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », DISCOURS SUR LE COLONIALISME, © PRÉSENCE AFRICAINE, 1955-
de tous ces patriotes torturés, au bout de cet
orgueil racial encouragé, de cette jactance
étalée, il y a le poison instillé dans les veines
de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de
Yensauvagement du continent. [...]

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Clés de lecture I L'IDENTITÉ

Black Boy, de Richard Wright

é dans le Mississippi, discrimination de classe, pro-

N Richard Nathaniel
Wright (1908-1960) a
grandi dans le Sud des États-
voquant en lui une « douleur
psychique » obstacle à une prise
de conscience. L'individu
Unis à l'époque de la ségréga- devient un acteur social ineffi-
tion* raciale. Son œuvre, essen- cace, préférant l'inaction quand
tiellement autobiographique, il ne demeure pas inconscient
est inspirée par son expérience de son statut. Quant à la société,
dans cette société américaine Richard Nathaniel Wright (1908-1960). elle trouve juste de l'exclure.
en pleine mutation. Son adhé- Mais pour Wright, cette situa-
sion au Parti communiste lui a tion n'est pas complètement
valu d'être mis sous surveillance L'intériorisation négative, car elle est aussi la
par le FBI de 1932 à 1942 et il condition préalable à la prise
des discriminations
fut longtemps une des cibles de conscience et la remise en
du maccarthysme* pendant de classe provoque une question de l'organisation
les années 1940 et 1950. La « douleur psychique » sociale. Il faut lutter contre ce
publication en 1938 de son complexe d'infériorité et récla-
obstacle à la prise
roman Les Enfants de l'oncle mer, comme il l'affirme, en guise
Tom * - en référence à La Case de conscience. de conclusion à Une faim d'éga-
de l'oncle Tom (1852), célèbre lité, son droit au « rêve améri-
roman de l'abolitionniste blan- cupation. Black Boy, dans sa cain » : « Je lancerais à toute
che Harriet Beecher Stowe -, version originale, est divisé en volée des mots dans ces ténè-
puis, deux ans plus tard, d'Un deux parties, la jeunesse de bres et j'attendrais que résonne
enfant du pays, des œuvres cen- l'auteur, d'abord, puis, dans la un écho [... ] des mots destinés
trées sur le problème de l'ex- deuxième intitulée Une faim à conter, à marcher, à se battre,
ploitation raciale, rencontrèrent d'égalité, son parcours à partir à créer cette sensation de faim
un succès de librairie immédiat de 1927 après son arrivée à qui nous tenaille, cette faim de
aux États-Unis. Et comme le Chicago. Quand survient la crise la vie, à garder vivant dans nos
souligne Michel Fabre dans son économique de 1929, il n'a que cœurs le sentiment de l'inex-
livre La Rive noire, non seule- 20 ans, mais il est suffisamment primable humain. » La réflexion
ment ces livres le rendent célè- mûr pour entreprendre une de Wright s'est vite imposée
bre, mais ils imposent aussi « la introspection des rapports comme incontournable, et a
visibilité du Noir américain », entre Noirs et Blancs. Il observe inspiré aussi bien les intellec-
une visibilité que reprendra à combien, à la différence du Sud tuels de la revue Présence afri-
son compte plus tard Ralph où la ségrégation domine les caine*, les mouvements « black
Ellison* (1913-1994) dans Invi- relations sociales, ce sont les consciousness* » et Black
sible Man. Avec la publication critères des classes qui à Power *, ainsi que des penseurs
de Black Boy en 1945, Wright Chicago contribuent à installer tels que James Baldwin (cf.
consolide son statut de chef de une injustice criante. Dans ces p. 62) et plus tard Paul Gilroy
file des grands écrivains amé- conditions, le Noir évolue dans (cf. p. 108).
ricains noirs de sa génération une société où, comme le mon-
et s'installe à Paris où il côtoie tre l'extrait ci-contre, « les rap- Dominic Thomas, directeur
bientôt les intellectuels de la ports paternalistes » témoignent du département d'études
Rive gauche. S'il dénonce le de « l'écart psychologique » francophones à UCLA (Californie),
colonialisme dans son essai entre les races. Ainsi, pour com- est l'auteur de Black France :
Black Power publié en 1954, prendre la condition du Noir, Colonialism, Immigration
l'abolition de la ségrégation Wright insiste sur la manière and Transnationalism (Presses
demeure sa principale préoc- dont celui-ci intériorise cette universitaires de l'Indiana, 2007).

60 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ | Richard W r i g h t

« Je savais qu'aucun de mes


rêves n'était possible »
La séparation en Blancs et Noirs me cains, je rêvais d'entrer dans les affaires et de
paraissait un fait très clair. C'était son gagner de l'argent, je rêvais de travailler pour
effet sur la personnalité des individus une maison qui me donnerait de l'avancement
qui m'anéantissait et me consternait. Je ne me et me permettrait d'arriver à un poste important.
sentais une menace pour personne. Et cepen- Je rêvais même d'organiser des groupes secrets
dant, aussitôt que j'eus acquis l'âge de la de Noirs afin de lutter contre les Blancs... Et si
réflexion, je compris que toute ma personnalité, les Noirs refusaient de s'organiser, il faudrait
mes aspirations ne comptaient pour rien depuis les combattre. Ces divagations aboutissaient
fort longtemps, que, dans une certaine mesure, une fois de plus à la haine de soi, mais celle-ci
le sens même des paroles que je prononçais se projetait maintenant à l'extérieur sur d'autres
n'était pas entièrement compris. Quand je Noirs. Je savais cependant, grâce à cette partie
contemplais le no man's land où l'on avait de mon esprit que les Blancs m'avaient donnée,
relégué l'intelligence noire en Amérique, je me qu'aucun de mes rêves n'était possible. Je me
demandais si dans toute l'histoire de l'humanité, haïssais alors de permettre à mon esprit de
il avait jamais existé une attaque plus corrosive s'attacher à l'inaccessible. La boucle était ainsi
et plus dévastatrice contre la personnalité des bouclée. Lentement, je me mis à forger dans les
hommes que l'idée de discrimination raciale. profondeurs de mon âme un mécanisme qui
[... ] La haine raciale avait défini la vie noire en réprimait tous les rêves et tous les désirs sus-
lui assignant une place inférieure à celle de la cités par les rues de Chicago, par les journaux,
vie blanche. Le Noir, qui réagissait aux mêmes le cinéma. Je vivais une seconde enfance. Un
rêves que le Blanc, s'efforçait d'ensevelir la nouveau sentiment des limites du possible
conscience de cette différence au fond de son naissait en moi. À quel rêve pouvais-je me lais-
cœur, car elle l'isolait et l'effrayait. Haï par les ser aller qui eût la moindre chance de se réali-
Blancs, et cependant partie intégrante de la ser? Je ne réussis à en trouver aucun. Et peu à
culture qui le haïssait, le Noir en vint à son tour peu, ce fut exactement sur ce néant que mon
à haïr chez lui ce que les autres haïssaient chez esprit commençait à s'attarder, sur ce sentiment
lui. Mais la fierté le conduisait à cacher sa haine constant de vouloir sans avoir, d'être haï sans
envers soi, car il ne voulait pas que les Blancs raison. Une vague notion de ce que la vie repré-
le sachent si profondément conquis par eux sentait pour un Noir en Amérique surgissait
que leur attitude conditionnait sa vie tout dans le champ de ma conscience, non pas sous
entière. En dissimulant sa haine envers soi, il forme d'événements extérieurs, de lynchage,
ne pouvait cependant s'empêcher de haïr ceux de discrimination raciale et d'interminables
qui la provoquaient. Ainsi, tous les moments brutalités, mais en termes de sentiments contra-
de sa journée se consumaient-ils en une guerre riés, de douleur psychique. Je sentais que la
menée contre lui-même, une bonne partie de vie noire était une vaste terre de souffrance
son énergie se dépensait à dominer ses émotions inconsciente et qu'il y avait peu de Noirs seu-
tumultueuses, émotions qu'il ne souhaitait pas lement qui connaissaient le sens de leur vie,
ressentir, mais qu'il ne pouvait s'empêcher qui se montraient capables de raconter leur
d'éprouver. Acculé par la haine des autres, histoire.
préoccupé par ses propres sentiments, il était UNE FAIM D'ÉGALITÉ, TRAD. ANDRÉE R. PICARD, © GALLIMARD, 1979.
en perpétuel conflit avec la réalité. Il perdait
ses moyens, devenait moins capable de juger
le monde objectif [...] Afin de venir à bout de
cet enchevêtrement d'émotions refoulées, j'en-
tassai dans la partie vide du vaisseau de ma
personnalité les constructions fantaisistes de
l'ambition pour l'empêcher de chavirer dans
la mer de l'absurdité. Comme tous les Améri-

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

La Prochaine Fois, le feu,


de James Baldwin
K l Jg| ême si l'œuvre de de son mentor, l'écrivain Richard les assassinats de John Fitz-
j f l l l ^ l l James Arthur Baldwin Wright (cf. p. 60), émigré à Paris gerald Kennedy en 1963, de
i W i (1924-1987) a quelques années plus tôt, Bald- Malcolm X (cf. p. 94) en 1965,
embrassé différents genres lit- win part en France en 1948, où puis de Martin Luther King (cf.
téraires, c'est pour ses essais il rejoint la plupart des grands p. 96) en 1968. En ces temps
que cet auteur noir américain auteurs et artistes noirs améri- particulièrement sombres, c'est
se fit remarquer dès les années cains exilés. Il assiste au premier l'un des plaidoyers les plus argu-
1950, époque où l'Amérique Congrès des intellectuels et mentés pour une Amérique
vivait encore la ségrégation* artistes noirs à la Sorbonne en tolérante. Le livre n'est pas sim-
raciale. Son beau-père, David 1956 (cf. p. 42), voyage à travers plement une charge contre
Baldwin, qui inculque à ses neuf le monde, principalement en
enfants la haine viscérale du Alors que certains
Europe et en Afrique et s'instal-
Blanc, décide de son destin : leaders noirs prêchent
lera dans le Sud de la France,
comme lui, James sera prédica- où il meurt à Saint-Paul-de-Vence
la séparation des races,
teur, car la religion est à ses en 1987.
yeux la seule bouée de sauve- Baldwin exalte
tage du peuple noir. Le parcours Wmm une Amérique tolérantel'unité de la nation.
personnel de l'auteur, marqué Durant son exil, son œuvre
par l'absence du père biologi- romanesque s'amplifie sans que « l'Amérique blanche » : la ques-
que, l'emporte sur la fiction dans faiblisse son engagement aux tion de la tolérance et de l'amour
son premier roman, La Conver- côtés des grands leaders de la de l'autre soulevée par Baldwin
sion!, paru en 1953, et qui nous lutte pour les droits civiques touche de très près la commu-
renseigne sur les principaux aux États-Unis. En effet, Baldwin nauté noire américaine. Alors
retourne dans son pays dès qu'il que d'autres leaders noirs prê-
le faut afin de participer aux chent la séparation nette entre
différentes manifestations les races, seule condition pour
contre les actes de racisme, l'émancipation du Noir, Baldwin
allant jusqu'à interpeller le séna- exalte pour sa part l'unité de la
teur Robert Kennedy (frère du nation : « Bref, nous autres, les
Président John Fitzgerald Ken- Blancs et les Noirs avons pro-
nedy). Celui-ci le reçoit pour fondément besoin les uns des
discuter des conséquences autres si nous avons vraiment
d'exactions survenues dans le l'intention de devenir une nation,
james Arthur Baldwin (1924-1987). Sud des États-Unis contre la si nous devons, réellement veux-
population noire. Baldwin pro- je dire, devenir nous-mêmes.
axes de sa création littéraire : pose alors à Robert Kennedy Former une nation s'est avéré
la religion, la race et le sexe. La de demander à son frère le Pré- une tâche abominablement dif-
vie à Harlem, la révolte contre sident de se rendre dans le Sud ficile ; il n'est certes pas néces-
la religion dès l'âge de 14 ans, et d'emmener un enfant noir saire d'en créer deux. » Des
les tensions avec ce beau-père s'inscrire dans une école, la Cour propos qui, aujourd'hui, ne sont
trop autoritaire s'accentuent au suprême ayant reconnu ce droit pas loin de ceux du président
point que le jeune Baldwin à tout Américain depuis 1954! Barack Obama...
rompt avec religion. Il se consa- Face au refus du sénateur, Bald- Alain Mabanckou, écrivain,
cre à sa vocation littéraire et win promet alors que « la pro- enseigne la littérature francophone
assumera plus tard son homo- chaine fois, ce sera le feu »... à l'université de Californie-
sexualité dans son deuxième Son essai, La Prochaine Fois, le n s Angeles. Auteur de Lettre à /immy
roman La Chambre de Giovanni feu (Gallimard, 1963) paraît dans (Fayard, 2007) et Black Bazar (Seuil,
(Rivages, 1997). Sur les traces ces années 1960 marquées par 2009).

62|Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITE lames Baldwin

« L'impossible est le moins


qu'on puisse exiger... »
À quoi peut servir le passé des Noirs et à jamais un faux-fuyant. Je sais que je demande
américains ? Il n'est pas du tout impos- l'impossible, mais à notre époque comme à
sible que ce passé d'humiliations se toutes les autres l'impossible est le moins qu'on
dresse bientôt pour nous écraser tous. Il y a puisse exiger. [...] Lorsque j'étais très jeune et
certaines guerres par exemple, s'il reste quel- que je traînais avec mes copains dans ces entrées
qu'un dans le monde d'assez fou pour déclen- d'immeubles tachées de vin et d'urine, quelque
cher une guerre, auxquelles les Noirs américains chose en moi se demandait : Qu'adviendra-t-il
refuseront de participer quel que soit le nombre de toute cette beauté? Car les Noirs, même si
d'entre eux à subir des contraintes, et il y a une certains d'entre nous, Noirs et Blancs, ne le
limite au nombre de personnes qu'un gouver- savent pas encore, sont très beaux. Et lorsque,
nement quel qu'il soit peut jeter en prison et assis à la table d'Elijah, je regardais ce bébé,
une limite extrêmement rigide à la praticabilité ces femmes, ces hommes tandis que nous par-
d'une telle mesure. Une facture va nous être lions de la vengeance de Dieu - ou d'Allah -, je
présentée que, je le crains, le peuple américain me demandais : « Et quand cette vengeance sera
n'est pas disposé à payer. Le problème du xxe siè- consommée, qu'adviendra-t-il alors de toute
cle, écrivit W.E.B. Du Bois il y a une soixantaine cette beauté? » Je sentais également que l'in-
d'années, est celui des relations entre Blancs transigeance et l'ignorance du monde blanc
et Noirs. Un problème effrayant et délicat qui rendraient peut-être inévitable cette vengeance
compromet, lorsqu'il ne corrompt pas, tous les - une vengeance qui au fond n'appartient à, et
efforts américains à bâtir un monde meilleur ne saurait être consommée par aucune personne
ici, là ou n'importe où. C'est pourquoi il faut ou organisation et qu'aucune police et aucune
reconsidérer dès maintenant tout ce que les armée ne sauraient prévenir : une vengeance
Blancs américains pensent être leur credo. historique, cosmique, fondée sur la loi que nous
Il serait lamentable de voir encore une fois les reconnaissons lorsque nous disons : « Tout ce
peuples se former en blocs sur la base de leur qui s'élève doit redescendre. »
couleur. Mais aussi longtemps que nous autres, Et nous voilà, au milieu de la courbe, pris au
à l'Ouest, donnons à cette question l'importance piège dans le plus voyant, le plus coûteux, le
que nous lui donnons, nous rendons impossible plus invraisemblable toboggan que le monde
à tous les déshérités du monde de s'unir selon ait jamais connu. Il nous faut agir maintenant
aucun autre principe. Humainement, person- comme si tout dépendait de nous - faire autre-
nellement la couleur n'existe pas. Politiquement ment serait un crime. Si nous nous montrons
elle existe. Mais c'est là une distinction si sub- digne - et par nous j'entends les Blancs relati-
tile que l'Ouest n'a pas encore été capable de vement conscients et les Noirs relativement
la faire. Et au centre de ce terrible orage, de conscients qui devons, tels des amants, faire
cette vaste confusion se trouvent les Noirs de pression sur ou créer la conscience des autres
ce pays à qui il faut maintenant partager le sort - peut-être la poignée que nous sommes pourra-
d'une nation qui ne les a jamais acceptés et t-elle mettre fin au cauchemar racial, faire de
dans laquelle ils furent amenés couverts de notre pays un vrai pays et changer le cours de
chaînes. Eh bien, s'il en est ainsi, il ne nous l'histoire...
reste qu'à faire tout ce qui est en notre pouvoir LA PROCHAINE FOIS, LE FEU, TRAD. M. SCIAMA, © GALLIMARD, 1963.
pour changer ce destin et quels que soient les
risques à encourir : l'expulsion, l'emprisonne-
ment, la torture, la mort. Pour l'amour de nos
enfants, afin que la facture qu'eux auront à
payer soit aussi petite que possible, nous devons
prendre bien soin de ne nous réfugier dans
aucun faux-fuyant. Et donner de l'importance
à la couleur d'une peau est toujours, partout

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Nations nègres et culture,


M
de Cheikh Anta Diop
n 1954, l'historien et égyp- devenue un livre, publié dès

E tologue sénégalais Cheikh


Anta Diop (1923-1986)
publie Nations nègres et culture,
1954 par les éditions Présence
africaine * créées peu de temps
auparavant à Paris par le Séné-
son ouvrage majeur, sous-titré galais Alioune Diop. Et très
« De l'Antiquité nègre égyptienne rapidement, elle s'est imposée
aux problèmes culturels de auprès de ses lecteurs d'origine
l'Afrique d'aujourd'hui ». Il africaine comme la preuve de
entend y corriger les travaux la capacité des Nègres à créer
fondateurs de l'égyptologie en une grande civilisation : ceux
se fondant sur les observations Cheikh Anta Diop (1923-1986). qui n'avaient pas d'histoire
d'historiens grecs comme Héro- écrite, selon les thèses répan-
dote* (484-425 av. J.C.) et Dio- politiques des documents hié- dues de Hegel*, en possédaient
dore de Sicile* (ier siècle av. roglyphiques, sur les structures désormais une; et contraire-
J.-C.) dont les travaux ont nourri sociales et le système de parenté, ment à ce que disaient les
la connaissance de l'Égypte sur les formes de la grammaire Blancs colonisateurs, la civili-
pendant l'Antiquité et le Moyen et du lexique de l'égyptien sation africaine préexistait aux
Âge, et les travaux de savants ancien. Il ira jusqu'à analyser civilisations européennes. À la
oubliés ou marginalisés du répiderme et la morphologie veille des indépendances,
xixe siècle, tel le comte Constan- des momies conservées au Lou- Nations nègres et culture devint
vre et au Caire. Sa thèse : les l'étendard d'une révolution
Sa thèse : tenants de l'impérialisme occi- culturelle que les Nègres agi-
dental ont « blanchi » l'Égypte, taient sous le regard scandalisé
l'impérialisme d'une puissance coloniale se
et ce à seule fin de mieux domi-
occidental a ner les peuples colonisés. Il résignant mal à lâcher ses ter-
« blanchi » l'Égypte s'attache ainsi à démontrer que ritoires d'outre-mer. L'influence
la civilisation grecque a de son auteur ne cessa alors
afin de mieux dominer
emprunté ses formes et son de s'étendre, notamment aux
les peuples colonisés. contenu à la civilisation nègre, États-Unis où son œuvre fut
en particulier éthiopienne, via traduite et connut une influence
tin de Volney (1757-1820). Ces l'Égypte antique. Cette thèse, considérable dans le milieu
travaux, il les confronte minu- qui prend à rebours l'égyptolo- intellectuel afro-américain. La
tieusement à ceux des vedettes gie officielle, ne trouva jamais pensée de Cheikh Anta Diop a
de l'égyptologie, à commencer vraiment grâce aux yeux des ainsi donné naissance à une
par Champollion (1790-1832) et scientifiques occidentaux. nouvelle fierté, mais aussi à
Maspero (1847-1916) dont il une manière différente de trai-
refuse les thèses. Sa méthode, Une influence considérable ter l'histoire africaine. Vision
comme le montrent les extraits Ayant créé un laboratoire de polémique et idéologique qui
ci-contre? Démontrer les erreurs recherche archéologique à l'uni- déborde parfois le champ stric-
d'interprétation, dénoncer les versité de Dakar, Cheikh Anta tement scientifique, mais qui
illogismes et la mauvaise foi. De Diop est sollicité par l'Unesco va nourrir la revendication
la même façon, il compare pour participer en 1974 à un identitaire des Noirs en Afrique
ensuite les travaux des anthro- colloque au Caire sur l'histoire comme en Europe et en Amé-
pologues et archéologues à ses africaine, où sa volonté de faire rique.
propres expériences de « ter- reconnaître l'Égypte « noire » Lilyan Kesteloot, professeur
rain » en Afrique sur la statuaire arrive à convaincre plusieurs à l'université de Dakar, auteur
et les peintures des temples, collègues. Entre-temps, faute d'Histoire de la littérature
sur les contenus religieux et de trouver un jury, sa thèse est négro-africaine (Karthala, 2001).

64 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ | Cheikh A n t a Diop

« Il ne suffit plus d'être noir de la


tête aux pieds pour être un Nègre! »
Voyons maintenant si les recherches Ce sont pourtant ces définitions et ces rema-

A du frère de Champollion-le-Jeune, père


de l'égyptologie, ont fait avancer la
question. Voici comment il l'introduit. « L'opinion
niements des données premières qui vont deve-
nir les pierres angulaires sur lesquelles la
« science égyptologique » va s'édifier.
selon laquelle l'ancienne population d'Égypte L'avènement de l'égyptologie, par le truchement
appartenait à la race nègre africaine est une de l'érudition scientifique, est donc marqué par
erreur qui a longtemps été adoptée comme une des falsifications grossières et conscientes que
vérité. Les voyageurs au Levant depuis la Renais- nous venons de toucher du doigt. Voici la raison
sance des Lettres, peu capables d'apprécier pour laquelle les égyptologues éviteront de plus
avec exactitude les notions que les monuments en plus soigneusement de disserter sur l'origine
de l'Égypte fournissaient sur cette question de la race égyptienne. Aussi, pour traiter
importante, ont contribué à propager cette aujourd'hui de la question de la race égyptienne,
fausse idée, et les géographes n'ont guère man- avons-nous été obligé de déterrer de vieux tex-
qué de la reproduire, même de notre temps. tes d'auteurs célèbres en leur temps, mais deve-
Une grave autorité s'était aussi déclarée pour nus quasi anonymes.
cette opinion, et avait, pour ainsi dire, rendu Les altérations de Champollion montrent com-
cette erreur populaire. Tel fut l'effet de ce que bien il est difficile de prouver le contraire de la
le célèbre Volney publia sur les diverses races réalité en restant intelligible. Là où nous nous
d'hommes qu'il avait observées en Egypte. attendions à une réfutation logique, objective,
[...] À l'appui de son opinion, Volney invoque nous rencontrons le mot désormais typique :
celle d'Hérodote qui, à propos des habitants « inadmissible », qui n'est pas synonyme de
de la Colchide, rappelle que les Égyptiens avaient démonstration. [...] L'impérialisme aidant, il
la peau noire et les cheveux crépus. Mais ces devenait de plus en plus « inadmissible » de
deux qualités physiques ne suffisent pas pour continuer à accepter la thèse jusqu'alors évi-
caractériser la race nègre et la conclusion de dente d'une origine nègre.
Volney relative à l'origine de l'ancienne popu- La naissance de l'égyptologie sera donc carac-
lation égyptienne, est évidemment forcée et térisée par la nécessité de détruire à tout prix
inadmissible » (Champollion-Figeac, Egypte et dans tous les esprits, le souvenir d'une Egypte
ancienne, Coll. « L'univers », Paris, Didot, 1839, nègre, de la façon la plus complète.
p. 26-27). NATIONS NÈGRES ET CULTURE, © PRÉSENCE AFRICAINE, 1954.

Après avoir exprimé ses regrets en quelque


sorte que le livre de Volney soit dans toutes les
bibliothèques, Champollion-Figeac trouve
comme argument décisif pour réfuter la thèse
de ce savant - et de tous ses prédécesseurs - que
la peau noire et les cheveux crépus, « ces deux
qualités physiques ne suffisent pas à caracté-
riser la race nègre ».
On ne saurait trop insister sur le fait que c'est
au prix de tels remaniements des définitions
de base qu'on a pu blanchir la race égyp-
tienne.
Voici donc qu'il ne suffit plus d'être noir de la
tête aux pieds et d'avoir les cheveux crépus
pour être un Nègre! On se croirait dans un
monde où les lois physiques sont renversées
et, en tout cas, on est bien loin de l'esprit ana-
lytique cartésien.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Tierno Bokar, d'Amadou Hampâté Bâ

i l'on demandait de citer maître ouest-africain de sagesse lité », pour les diverses maniè-

S un personnage pour être


l'emblème d'une certaine
sagesse africaine traditionnelle,
soufie, Tierno Bokar Salif Tall,
qu'il a fait connaître au monde
entier en publiant sa biographie
res que le désir inné du divin,
qui est Un, a de se manifes-
ter dans les traditions spiri-
un accord pourrait aisément et les principaux éléments de tuelles. Et il n'est pas jusqu'à
se faire autour du nom d'Ama- son enseignement (Vie et ensei- l'irréligion qui ne se résorbe,
dou Hampâté Bâ (1900-1991). gnement de Tierno Bokar, le selon la leçon de Tierno Bokar,
Cet écrivain né à Bandiagara, sage de Bandiagara). Cet ensei- dans cet amour qui fait l'unité
au Mali, est, avant tout, un tra- gnement, s'il devait être résumé transcendante des traditions
en un seul mot, le serait par spirituelles de l'humanité :
celui de tolérance, comme en « oui », avait répondu ce dernier
« En Afrique,
témoigne le second texte ci- à la question que lui avait posée
un vieillard qui meurt contre. Pratiquer la tolérance, un jour A.H. Bâ, lui demandant
est une bibliothèque pour le maître et son disciple, si Dieu aimait l'infidèle aussi.
est véritablement comprendre L'écrivain malien se trouve
qui brûle» »
la spiritualité, le soufisme* en ainsi placé au carrefour de trois
particulier, cette mystique de chemins, celui de l'islam soufi,
ditionniste, un homme de l'islam dont il est dit qu'il celui des lettres françaises et
science qui a voué sa vie à réu- constitue « le cœur » même de celui des traditions peule ou
nir, transcrire, traduire et inter- la religion du Prophète. mandé. Hampâté Bâ va ainsi
préter les mythes, les récits, témoigner par son œuvre de
les contes et autres textes Dieu aime l'infidèle l'importance de l'ouverture
oraux, drolatiques ou initiati- L'enseignement de Tierno
ques, instructifs toujours, où Bokar est fondé sur la notion
s'exprime un art africain plu- coranique que Dieu a imprimé Au carrefour de trois
sieurs fois millénaire de la en l'humain sa marque, et cette chemins, l'islam soufi,
parole transmise oralement, marque, l'homme ne peut les lettres françaises
qui amuse, qui fascine et qui jamais complètement l'effacer,
enseigne : elle est force créa- bien que l'oubli soit dans sa
et les traditions peule
trice dont Dieu a confié à l'hu- nature. C'est ainsi que lorsque ou mandé, il témoigne
main le dépôt. On cite souvent Dieu a convoqué les âmes qu'il de l'importance de
de A.H. Bâ ce mot qui définit la allait ensuite faire exister dans
condition des cultures africai- le monde, il leur a demandé :
l'ouverture sur l'autre,
nes, fondées, même lorsqu'elles « Ne suis-je pas votre Sei-
se sont islamisées, sur l'oralité : gneur ? » À quoi elles ont toutes sur l'autre. Il va montrer que,
« En Afrique, un vieillard qui répondu « Oui ! » Constituée loin de devoir rester identique
meurt est une bibliothèque qui par ce « oui » à Dieu, la créature, à soi au sein de la mémoire
brûle. » Mais Amadou Hampâté en son for intérieur, est tou- collective et d'être transmise
Bâ est aussi celui qui va démon- jours en train de répondre « Je sans déperdition aux généra-
trer que l'islam, sourcilleux suis » au « Sois ! » divin. Elle est tions les plus lointaines,
monothéisme, peut s'accorder ainsi créée par la Parole. La comme le soutiennent certains,
avec les spiritualités africaines quête de soi qu'est son exis- la parole de sagesse ne peut
anciennes, comme en témoi- tence en ce monde a pour être au contraire qu'eau vive
gnent les deux textes ci-contre, moteur la nostalgie de cet état qui toujours se renouvelle dans
le premier sur l'importance de de consentement que l'âme les temps qui changent pour
la parole, le second sur la tolé- cherche à retrouver. C'est là la continuer de nous parler, au
rance religieuse. Hampâté Bâ raison d'être de la tolérance présent.
était en effet le disciple d'un lorsqu'elle signifie « hospita- S.B.D.

66 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ I A m a d o u H a m p â t é Bâ

« C'est par la puissance du verbe 2


que tout a été créé » ïïl
Dans ce pays où, pendant des millénai- Les enfants d'un même père, pour être différents
res, seuls les sages eurent le droit de physiquement, en sont-ils moins frères et fils
parler, dans ce pays où la tradition légitimes de leur géniteur? Nous fondant sur
: raie a eu la rigueur des écrits les plus sacrés, cette vérité-loi, plaignons ceux qui refusent aux
la parole est devenue sacrée. Dans la mesure croyants des différentes confessions une identité
: ù l'Afrique noire a été dépourvue d'un système spirituelle et la fraternité en un même Dieu,
l'écriture pratique, elle a entretenu le culte de Créateur unique et invariable [... ] Donc, frère
ia parole, du « verbe fécondant ». en Dieu qui viens au seuil de notre zaouïa, cellule
Âïssata avait dit à son fils : « Apprends à couvrir d'amour et de charité, ne bouscule pas l'adepte
la nudité matérielle des hommes avant de cou- de Moïse [... ] Non plus, ne bouscule pas l'adepte
vrir par ta parole leur nudité morale. » Les de Jésus [... ] Et les autres humains ? Laisse-les
tisserands traditionnels, initiés au symbolisme entrer et, même, salue-les fraternellement pour
de leur métier à tisser où chaque pièce a une honorer en eux ce qu'ils ont hérité d'Adam, de
signification particulière et dont l'ensemble qui Dieu a dit, s'adressant aux Anges : « Quand
symbolise la « création primordiale », savent je l'aurai perfectionné et aurai insufflé en lui de
tous qu'en faisant naître sous leurs doigts la mon Esprit, prosternez-vous devant lui en signe
bande de tissu qui se déroule comme le temps de vénération » (Coran XXXVIII, 72).
même, ils ne font rien d'autre que reproduire Ce verset implique que chaque descendant
le mystère de la Parole créatrice. d'Adam est dépositaire d'une parcelle de l'Esprit
L'importance du verbe, le souci de sa valeur, de Dieu. Comment donc oserions-nous mépriser
bonne ou mauvaise - nouvelle langue d'Esope un réceptacle qui contient une parcelle de l'Es-
- revêt, chez Tierno Bokar, une importance prit de Dieu?
essentielle : m.
La parole est un fruit dont l'écorce s'appelle
bavardage », la chair « éloquence » et le noyau
« bon sens ».
Dès l'instant où un être est doué du verbe, quel
que soit son degré d'évolution il compte dans
la classe des grands privilégiés, car le verbe
est le don le plus merveilleux que Dieu ait fait
à sa créature.
Le verbe est un attribut divin, aussi éternel que
Dieu lui-même. C'est par la puissance du verbe
que tout a été créé. En donnant à l'homme le
verbe, Dieu lui a délégué une part de sa puis-
sance créatrice. C'est par la puissance du verbe
que l'homme, lui aussi, crée. Il crée non seule-
ment pour assurer les relations indispensables
à son existence matérielle, mais aussi pour
assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes
de la béatitude.
Une chose devient ce que le verbe lui dit d'être.
Dieu dit : « Sois ! » et la créature répond : « Je
suis ! »
VIE ET ENSEIGNEMENT DE TIERNO BOKAR
LE SAGE DE BANDIAGARA, © SEUIL, 1980.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Roots, d'Alex Haley

n 1977, le journaliste noir et leur « maudite couleur ». des chansons et des contes

E américain Alex Haley


(1921-1992) obtient le
National Book Award et le prix
Alors que la stratégie des escla-
vagistes américains consiste à
« effacer » chez les esclaves
importés d'Afrique. À travers
le portrait saisissant de Kounta
Kinté, Haley rappelait aussi que
Pulitzer pour son roman Racines noirs toute appartenance iden- les esclaves n'acceptèrent pas
(Roots dans sa version originale), titaire et toute croyance, Kounta leur nouvelle condition docile-
paru un an auparavant. Ce livre n'entend pas, lui, renier ses ment, mais essayèrent, pour
raconte les tourments d'une origines. Parler avec ses pères beaucoup, de s'enfuir ou de se
lignée d'esclaves dont il est le rebeller, malgré les risques de
descendant. La saga commence Roots est le livre représailles.
avec l'histoire de Kounta Kinté,
de la recherche
adolescent enlevé en Gambie en Un succès mondial
1767 pour être vendu comme des racines : Le succès de ce livre fut
esclave en Amérique, et se ter- il montre une chaîne immense, le plus grand jamais
mine après sept générations, rencontré par un auteur afro-
par les recherches généalogi-
qui, commencée
américain, tant aux États-Unis
ques de l'auteur. Ainsi découvre- en Afrique, qu'ailleurs dans le monde. Il fut
t-on la vie de Kizzy, arrachée de retourne en Afrique. traduit en 37 langues et son
force à ses parents et violée par adaptation télévisée l'année
son « maître » blanc ; Chicken pour ne pas les oublier, invo- même de sa parution obtint un
George, son fils métis chargé par quer secrètement sa vie d'avant, record d'audience avec 130 mil-
le maître d'élever des coqs de c'est ne pas se laisser aliéner lions de téléspectateurs amé-
combat; Tom, l'un de ses huit l'esprit. Grâce à ce credo, les ricains. Cet engouement s'ins-
enfants, devenu un forgeron fort générations successives, même crivait, il est vrai, dans un
respecté... Tous esclaves. À près de deux siècles plus tard, contexte politique particulier,
travers les destins de ces hom- n'ont pas oublié d'où elles celui du mouvement « post-
mes et de ces femmes, Haley venaient. Comme Haley le droits civiques », dix ans seu-
raconte la tragédie de la traite découvre quand il refait le tra- lement après l'assassinat du
des Noirs vécue par des millions jet inverse de celui de son ancê- pasteur Martin Luther King
d'Africains. tre et retourne en Afrique, à (cf. p. 96). Si la conscience de
Djouffouré, le village natal de leurs « racines africaines »
Des Noirs différents : : Kounta. n'avait jamais fait défaut aux
Dans le bateau qui lui fait tra- Car Roots est aussi le livre du Noirs américains, ce roman leur
verser l'Atlantique dans les retour, de la recherche des raci- fournissait l'occasion, à un
pires conditions, Kounta « savait nes africaines. Et c'est en cela moment opportun de leur his-
déjà qu'il ne reverrait jamais peut-être qu'il toucha particu- toire, de proclamer leurs origi-
l'Afrique ». Cette terre natale lièrement son public : il mon- nes et de mieux les faire connaî-
vénérée, aux pratiques si diffé- trait une chaîne qui, commen- tre au public blanc. De par son
rentes de celles des toubabs, cée en Afrique, retournait en incroyable retentissement à
ces « hommes blancs » qui l'ont Afrique. Grâce à ce livre, plus travers le monde et malgré le
enlevé et fait de lui une « chose ». d'un siècle après l'abolition de procès pour plagiat d'Harold
Ce qu'il ne savait pas non plus, l'esclavage, les Américains et Courlander, auteur de The Afri-
c'est que les Noirs qu'il allait bientôt le monde entier décou- can (1967), qu'Haley perdit en
rencontrer ne seraient « pas vrirent que les Noirs américains 1978, Roots demeure encore
comme lui » : ils acceptent la ne venaient pas de nulle part, aujourd'hui le roman du déra-
domination du Blanc et ne sont et que leur culture n'était pas cinement et de la recherche
pas musulmans. Sans parler de née par hasard : elle était le fruit des origines.
leur progéniture, « mulâtres* » des traditions, des coutumes, V.G.

68 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


L'IDENTITÉ I Alex Haley

« Tout homme a, dans sa vie,


un "grand moment" »
Lorsque Kounta ressortit pour la pre- avant de voir de l'herbe pointer ses pousses
mière fois de sa case, de nouveau vertes dans le brun-rouge de la terre, les arbres
entravé, les Noirs s'écartèrent de lui se couvrir de bourgeons, d'entendre de nouveau
en roulant des yeux inquiets, comme s'il était le ramage des oiseaux.
un animal sauvage. Il n'y eut, pour le regarder [... ] Il attendait son moment tout en vaquant à
en face, que la cuisinière et le vieillard qui ses tâches. Il avait l'impression que les Noirs le
sonnait de la corne. tenaient eux aussi à l'œil, même en l'absence
Samson demeurait invisible. Où pouvait-il bien du « régisseur » ou d'un quelconque toubab. Il
être passé, Kounta n'en avait pas la moindre fallait justement endormir la méfiance des tou-
idée, mais c'était tant mieux. Et puis, quelques babs. Kounta devait pouvoir y arriver, puisque
jours plus tard, il revit l'abominable Noir - le ceux-ci regardaient les Noirs comme des choses
dos zébré de marques de fouet toutes fraîches. et non comme des êtres. Les toubabs ne réagis-
Tant mieux encore. Mais Kounta n'eut pas à saient que lorsque ces choses se manifestaient.
attendre longtemps pour refaire à son tour Il choisit donc l'effacement - ne pas se faire
connaissance avec la lanière du « régisseur ». remarquer, tout était là. [... ]
Il savait très bien qu'on le tenait à l'œil. Alors,
toujours muet, il obéissait promptement aux À bord du Baddibou, qui remontait le large et
ordres, il travaillait correctement. Dans les rapide « Kamby Bolongo », je me sentais mal à
champs, il dissimulait sa profonde mélancolie ; l'aise, étranger. Est-ce que ces gens me prenaient
mais, à la fin de la journée, il regagnait avec elle pour un touriste en mal d'aventures? Nous
sa misérable petite case. Dans sa solitude, il se arrivâmes en vue de l'île James, où s'élevait
mit à conduire des conversations imaginaires ; jadis un fort qui fut, pendant deux siècles, l'en-
le plus souvent avec les siens. Cela se passait jeu d'affrontements armés entre l'Angleterre et
généralement dans sa tête, mais il lui arrivait la France, en raison de sa situation idéale pour
de parler tout haut. le commerce des esclaves. Je demandai à débar-
- Fa, disait-il, ces Noirs ne sont pas comme quer un moment et me frayai un chemin parmi
nous. Leurs os, leur sang, leur force, leurs mains, les ruines sur lesquelles veillent toujours de
leurs pieds ne leur appartiennent pas. Ils ne fantomatiques canons. Je tremblais de répulsion
vivent et ne respirent que pour les toubabs, et en songeant aux atrocités qui y avaient été
non pour eux-mêmes. Ils ne possèdent rien - perpétrées. À défaut de trouver un restant de
leurs propres enfants ne sont pas à eux. Ils sont chaîne, j'emportai une brique et un fragment
nourris et élevés afin de servir encore d'autres de mortier. Avant de remonter à bord du Bad-
toubabs, et non d'aider leurs parents. Mère, dibou, je contemplai longuement le cours de ce
disait-il encore, ces femmes s'enroulent la tête fleuve dont mon ancêtre avait enseigné le nom
d'une étoffe, mais elles ne savent pas la nouer ; à sa fille, là-bas, de l'autre côté de l'océan Atlan-
elles cuisinent peu de plats où n'entrent la chair tique, dans le comté de Spotsylvanie, en Virginie.
ou la graisse de l'immonde pourceau ; et beau- Puis notre bateau reprit sa route jusqu'au village
coup d'entre elles ont été dans la couche des d'Albreda, où nous débarquâmes. De là, nous
toubabs, car leurs enfants ont la maudite cou- devions gagner à pied un village encore plus
leur des mulâtres. petit : Djouffouré.
Et il discutait avec ses frères, Lamine, Souwadou Tout homme a, dans sa vie, un « grand moment »,
et Madi, essayant de bien leur expliquer que, quelque chose qui surpasse, en intensité, tout
dans toute leur sagesse, les anciens ne parvien- ce qu'il a connu et connaîtra jamais. Mon « grand
draient pas à leur inculquer que le plus féroce moment », je l'ai connu ce jour-là.
animal de la forêt est encore moitié moins dan- RAÛNES, TRAD. M A U D SISSUNG, © J'AI LU, 1999.

gereux que le toubab.


Et ainsi passaient les lunes. Bientôt les aiguillons
de glace fondirent. Et il ne fallut pas longtemps

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Le discours de Stockholm,
de Wole Soyinka
é en 1934 au Nigeria, à ce régime médiéval et inique donné l'une des grandes civi-

N Abéokuta, en pays
yoruba, Wole Soyinka a
été le premier citoyen d'un
qui nie l'humanité des Noirs
et qui disparaîtra huit ans plus
tard d'Afrique du Sud, en 1994.
lisations de l'Afrique, dont
témoignent par exemple les
bronzes et les terres cuites
pays de l'Afrique subsaha- Pénétré de l'urgence de cette d'Ifé, leur ville sacrée, qui
rienne à recevoir le prix Nobel revendication, Soyinka a pu datent du xne siècle. Royaume
de littérature, en 1986. Celui-ci irriter ce jour-là par le rappel de cités multiples, le pays
est venu couronner une œuvre des compromissions histori- yoruba est parcouru d'asso-
très personnelle et considéra- ques de la philosophie, et ciations cultuelles et de grou-
ble, commencée avant l'indé- notamment des penseurs des pes de danseurs masqués qui
pendance du Nigeria, en 1960, Lumières*, avec les idées démembrent le pouvoir des
racistes. Il s'excusera d'ailleurs rois. Wole Soyinka s'est choisi
La réflexion porte par la suite d'avoir rangé Mon- comme saint patron Ogun, le
tesquieu au nombre de ceux dieu yoruba de la guerre, le
sur le pouvoir, l'Afrique qui, tels Voltaire ou Hegel* forgeron et le guerrier qui est
étant un repaire ont accepté le principe de l'es- aussi le poète. Un message
de tyrans autant que clavage : « Que les mânes de
ce grand homme trouvent en
le reste du monde. son cœur d'ancêtre la force de À Stockholm, il rappelle
me pardonner cette calom-
et qui l'a d'abord fait connaître nie », écrit-il ainsi dans son devant les Nobel
comme dramaturge et poète. dernier livre (Il te faut partir à les compromissions
Victime de la guerre civile l'aube, 2007), avec un sens de historiques
ravageant son pays, empri- l'humour qui lui a permis de
sonné au secret près de deux percevoir l'ironie du châtelain des Lumières,
ans (1968-1969), Soyinka a tiré de la Brède, dont L'Esprit des
de cette épreuve la matière lois (1748) consacre un chapi- humaniste est inscrit selon lui
d'un récit poétique et doulou- tre entier à l'esclavage pour au cœur d'une culture afri-
reux, Cet homme est mort critiquer les justifications des caine. La « largeur d'esprit »
(1972), qui est aussi une esclavagistes. des Yoruba, comme leur reli-
réflexion sur la violence. Capa- gion, témoignent de ce que
cité réflexive, force lyrique, Ogun, forgeron et poète Wole Soyinka essaie de penser
pertinence politique font de Mais Soyinka ne se limite pas et de dire au monde : le par-
cet auteur à la fois un combat- ici au ressentiment. Sa réflexion don, évoqué au début de notre
tant et le représentant d'une porte - et depuis ses premiè- extrait, la patience, la capacité
pensée qui affronte les grandes res pièces - sur le pouvoir, d'appropriation, le refus de la
humiliations du monde noir : celui des rois africains et des vengeance, le goût de l'avenir
l'esclavage et la colonisation. prêtres, l'Afrique étant un et la force du syncrétisme.
Mais comme il le rappelle au repaire de tyrans autant que C'est cette largeur d'esprit qui
début de son discours de Stoc- le reste du monde. Son œuvre fait d'Ogun, le forgeron, l'allé-
kholm dont nous présentons essaie de fonder et de repenser gorie de l'écrivain combattant
ici un extrait, c'est l'apartheid la contribution originale du que Soyinka a toujours été.
son grand combat, et ce dès continent africain à la culture
ses débuts au théâtre en 1958. universelle en s'appuyant sur Alain Ricard, directeur
Il est impossible à cet homme sa culture d'origine. de recherche au CNRS,
engagé de ne pas saisir toutes Le peuple yoruba - trente mil- auteur de VHistoire
les tribunes pour dénoncer lions de personnes habitant des littératures de l'Afrique
cette aberration humiliante, l'Ouest du Nigeria - a en effet subsaharienne (Ellipses, 2006).

70 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ I W o l e Soyinka

« Tous ceux qui ont la passion de


la paix doivent faire un choix »
C'est pour le monde une profonde leçon de retour. Ce sont les blocs de pierre d'un pont
que la capacité des races noires de suspendu lancé depuis le bord du gouffre et qui
pardonner, capacité qui, je le pense - que les bâtisseurs le veuillent ou non - doit
souvent, tient pour une grande part aux pré- obéir aux lois de la matière et s'écrouler, s'il va
ceptes éthiques issus de leur vision du monde trop loin, pour reposer à jamais dans un abîme
et à leurs religions authentiques [...] toujours plus large de suspicion, de frustration
C'est cette même largeur d'esprit qui préside et de haine redoublée. Sur le terrain d'essai
aujourd'hui aux relations qu'entretiennent, avec qu'est pour nous l'Afrique australe, ce camp
leurs anciens oppresseurs, les nations naguère médiéval de terreurs bibliques et de suspicions
colonisées, dont certaines ont subi les formes primitives, tous ceux qui ont la passion de la
les plus cruelles du colonialisme du peuplement paix doivent faire un choix : l'introduire dans
ou de plantation, et la dégradation humaine le monde moderne, l'amener à une situation
qui accompagne la rapacité et l'exploitation. rationnelle où il participerait à cet esprit d'as-
[... ] Des nations qui eurent à subir les indicibles sociation humaine pour lequel chacune des
souffrances des guerres de libération, dont la nations noires libérées de notre continent a
terre fraîchement remuée renferme tant de amplement démontré son aptitude, ou bien le
corps d'innocentes victimes et de martyrs mettre à genoux, dans l'abjection, en lui refusant
oubliés, vivent aujourd'hui côte à côte avec de toutes les mànières de la considérer avec
ceux qui récemment les maintenaient dans humanité, pour qu'il finisse par s'effondrer sur
l'esclavage, allant jusqu'à partager la respon- lui-même de par la stratégie de sa majorité
sabilité de leur destin avec ceux qui, il y a à retranchée. Quel que soit le choix, nous ne
peine quatre ou cinq ans, les forçaient à assis- pouvons permettre à cet affront inhumain de
ter au massacre de leurs amis et de leurs parents. poursuivre notre conscience du vingtième siè-
Dépassant la charité chrétienne, elles se conten- cle jusqu'au vingt et unième, cette majorité
tent de rebâtir et de partager. Il est trop facile symbolique que les peuples de toutes les cultu-
de dénoncer cet esprit de collaboration en y res semblent célébrer par des rites de passage.
voyant le stratagème perfide de cette espèce Ce calendrier, nous le savons, n'est pas univer-
particulière de chefs d'État qui acceptent de sel, mais le temps l'est, comme le sont ses impé-
rapides compromis afin de préserver, à leur ratifs. Et de ces impératifs qui défient actuelle-
propre usage, la place toute chaude des oppres- ment notre être, notre présence et notre
seurs prêts à partir. Il faut bien admettre que définition du sens humain, aucun ne peut être
ce fut souvent le cas, mais nous avons aussi considéré comme plus pressant que la suppres-
sur le continent noir l'exemple de régimes à sion du racisme, l'éradication de l'inégalité
l'écoute des aspirations de leurs masses, et qui humaine et le démantèlement de toutes leurs
ont adopté la même philosophie politique. Les structures.
peuples sont d'ailleurs les arbitres, en dernier QUE CE PASSÉ PARLE À SON PRÉSENT, DISCOURS DE STOCKHOLM,
ressort - la qualité de leurs relations valide ce TRAD. D'ETIENNE GALLE, © BELFOND POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE, 1986.

genre d'observation. Contentons-nous de remar-


quer qu'il s'agit là d'un phénomène digne d'être
signalé. [...]
Ces preuves de conciliation sur une échelle
vaste ou réduite, qu'elles soient collectives,
institutionnelles ou individuelles, ne doivent
pas être prises pour preuves d'une aptitude
infinie et naïve du peuple noir à la patience.
Elles constituent, de par leur nature propre, un
ensemble de tests, une dette accumulée, une
offre implicite qui doit être payée concrètement

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

Beloved, de Toni Morrïson

riginaire d'une famille pourra appeler une mystique de riant). Il faut se penser diffé-

O ouvrière de l'Ohio, Toni


Morrison (née en 1931)
fut éditeur chez Random House
la chair. La vieille femme
emprunte des paroles bibliques
(« Laissez venir à moi les petits
remment, s'autoriser à envisa-
ger la vie autrement. C'est le
sens des mots de Baby Suggs,
à New York - elle fit notamment enfants »), mais elle invente sa lorsqu'elle exhorte sa commu-
publier Angela Davis* et Moha- propre théologie. Toni Morrison nauté à visualiser la félicité :
med Ali - et enseigna la littéra- utilise le personnage de Baby « Elle leur disait que la seule
ture, avant de s'y consacrer Suggs pour réhabiliter le corps grâce qu'ils obtiendraient était
entièrement en tant qu'écrivain. noir, réduit à l'état d'objet par celle qu'ils pouvaient imagi-
Beloved, son cinquième roman, la condition servile qui était
paru en 1987, obtint le prix celle des Noirs en ce temps-là. La vision dégradée
Pulitzer en 1988 et la fit connaî- En invitant les membres de sa
de soi-même persiste
tre en France un an plus tard. communauté à aimer et à pren-
Son œuvre, où elle décrit l'ex- dre soin de leur corps, ce sont chez les populations
périence des Noirs aux États- les blessures intérieures que issues de l'esclavage,
Unis, en tentant de restituer la Baby Suggs veut guérir, l'impact
et plus généralement
mémoire fragments par frag- des violences subies ayant éga-
ments, lui valut de devenir, en lement un caractère psycholo- chez les Noirs.
1993, le premier écrivain noir gique. Plutôt qu'une démarche
activiste visant à rendre les ner. » L'imagination dont il est
coups reçus, la vieille femme question ici est loin de la fan-
invite les siens à une révolution taisie. Il s'agit d'un acte mental,
intime. La liberté est avant tout du même type que celui qui
affaire de perception de soi. Il précède un processus créatif.
faut aimer sa propre existence Ceux qui ont survécu à l'escla-
si on veut lui donner de la vage doivent maintenant se
valeur, et c'est d'abord à travers réinventer.
la chair qu'elle se matérialise. Au moment où Toni Morrison
L'auteur affirme ici qu'il ne suf- écrit Beloved, les Noirs ne sont
fit pas de s'être physiquement plus des esclaves, la ségréga-
débarrassé des chaînes pour tion est abolie. Pourquoi ce livre
Toni Morrison (née en 1931). accéder à une existence digne. eut-il alors un tel impact ? Parce
Encore faut-il lui donner un que le prêche de Baby Suggs
américain à obtenir le prix sens. Or, une telle chose n'est conserve sa valeur. La vision
Nobel de littérature. L'histoire pas permise à ceux qui, ayant dégradée de soi-même persiste
de Beloved, inspirée d'un fait- intériorisé la négativité projetée chez les populations issues de
divers, se déroule en 1873 en sur eux par leur ancienne condi- l'esclavage, et plus générale-
Ohio et raconte l'histoire d'une tion d'esclaves, posent sur eux- ment chez les Noirs, qui éprou-
famille torturée par un terrible mêmes un regard sombre. En vent parfois des difficultés à se
souvenir. se réappropriant leur corps, les défaire des représentations
Dans ce passage, une commu- membres de la communauté négatives que l'histoire a pu
nauté d'anciens esclaves se pourront transcender leur peine donner d'eux. Ils doivent encore
rassemble dans une clairière et accéder aux possibilités que se re-créer.
pour entendre la vieille Baby la vie a encore à offrir.
Suggs qui leur indique le chemin Il ne s'agit pas seulement de
Léonora Miano, écrivain auteur
de la reconstruction. Elle dis- mettre son corps en mouve-
de Contours du jour qui vient (Pion,
pense une spiritualité person- ment (en dansant), ou de le
prix Goncourt des lycéens 2006)
nelle, présentant ce qu'on sentir vibrer (en pleurant, en et Tels des astres éteints (Pion, 2008).

72 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ Toni Morrison

« Nous sommes chair ; chair qui


pleure et rit... Aimez tout cela »
Après avoir pris place sur une énorme Pas plus qu'ils n'aiment la peau de votre dos.
dalle de roche plate, Baby Suggs cour- Là-bas, ils la fouettent. Et, ô mon peuple, ils
bait la tête et priait en silence. L'assis- n'aiment pas vos mains. Ils ne font que s'en
tance l'observait depuis les arbres. Ils la savaient servir, les lier, les enchaîner, les couper et les
prête lorsqu'elle posait son bâton. Alors, elle laisser vides. Aimez vos mains ! Aimez-les ! Levez-
s'exclamait : « Laissez venir à moi les petits les bien haut et baisez-les. Touchez-en les autres,
enfants ! » et ils sortaient de l'abri des ramures frottez-les l'une contre l'autre, caressez-vous
pour accourir vers elle. en le visage parce qu'ils n'aiment pas cela non
« Que vos mères vous entendent rire », leur plus. C'est vous qui devez aimer tout cela, vous !
disait-elle. Et les bois résonnaient. Les adultes Et non, ils n'aiment aucunement votre bouche.
regardaient et ne pouvaient s'empêcher de Là-bas, dans la contrée, ils veilleront à ce qu'elle
sourire. soit brisée et rebrisée. Les mots qui en sortent,
Puis : « Que les hommes faits s'avancent! » ils n'y prêteront pas attention. Les cris qui en
criait-elle. sortent, ils ne les entendront pas. Ce que vous
Et ils avançaient un à un, parmi les arbres réson- y mettrez pour nourrir votre corps, ils vous
nants. l'arracheront et, à la place, vous laisseront des
« Que vos femmes et vos enfants vous voient déchets. Non, ils n'aiment pas votre bouche.
danser », leur disait-elle, et la vie du sol frisson- Vous, vous devez l'aimer. C'est de chair que je
nait sous leurs pieds. vous parle. D'une chair qui a besoin d'être aimée.
Enfin, elle appelait les femmes à elle : « Pleurez, De pieds qui ont besoin de se reposer et de
leur disait-elle. Pour les vivants et pour les danser ; de dos qui doivent être soutenus ; d'épau-
morts. Allez-y, pleurez. » Et sans se couvrir les les qui ont besoin de bras, de bras forts, je vous
yeux les femmes lâchaient la bonde. le dis. Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi,
Cela commençait ainsi : enfants riant, hommes ils n'aiment pas votre cou dressé bien droit et
dansant, femmes pleurant, puis tout se mélan- sans licol. Alors aimez votre cou ; posez la main
geait. Les femmes cessaient de pleurer et dan- dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit.
saient ; les hommes s'asseyaient et pleuraient ; Et toutes vos parties intérieures qu'ils donne-
les enfants dansaient, les femmes riaient, les raient volontiers en pâtée aux cochons, vous
enfants pleuraient, jusqu'à ce que, épuisés et devez les aimer. Le foie, sombre et foncé, aimez-
rompus, tous jusqu'au dernier gisent dans la le, aimez-le, et le cœur qui bat et bat, aimez-le
Clairière, moites et hors d'haleine. Dans le aussi. Davantage que les yeux et les pieds. Plus
silence qui s'ensuivait, Baby Suggs, vénérable, que les poumons qui doivent continuer à res-
leur faisait l'offrande de son cœur immense. pirer l'air libre. Plus que votre matrice qui abrite
Elle ne leur disait pas de purifier leurs vies ni la vie et vos parties privées qui donnent la vie,
de ne plus pécher. Elle ne leur disait pas qu'ils écoutez-moi bien, aimez votre cœur. Car c'est
étaient les heureux de la terre, les humbles votre trésor.
qui hériteraient du Royaume, les purs promis - Sans en dire plus, elle se levait alors et, avec
à la gloire. sa hanche tordue, dansait le reste de ce que son
Elle leur disait que la seule grâce qu'ils obtien- cœur avait à dire, tandis que les autres, bouche
draient était celle qu'ils pouvaient imaginer. grande ouverte, lui donnaient la musique. De
Que s'ils n'étaient pas capables de la voir, elle longues notes tenues jusqu'à ce que l'harmonie
ne leur serait pas donnée. à quatre voix soit assez parfaite pour leur chair
- Ici, disait-elle, là où nous résidons, nous som- profondément aimée.
mes chair; chair qui pleure et rit; chair qui BELOVED, TRAD. HORTENSE CHABRIER ET SYLVIANE RUÉ,
© CHRISTIAN BOURGOIS POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE, 198g.
danse pieds nus sur l'herbe. Aimez tout cela.
Aimez-le fort. Là-bas, dans le pays, ils n'aiment
pas votre chair. Ils la méprisent. Ils n'aiment
pas vos yeux ; ils préféreraient vous les arracher.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I L'IDENTITÉ

« La mer est l'Histoire »,


y u
de Derek Walcott
orsque Derek Walcott négriers -, qui provoqua la mort

L reçut, en 1992, le prix


Nobel de littérature, per-
sonne en France, hormis quel-
par noyade de milliers d'Afri-
cains. « Naufragés sans tom-
beau », ces disparus sont enter-
ques anglicistes des départe- rés dans l ' O c é a n , d ' o ù
ments universitaires, ne l'invitation ironique à mettre
connaissait ce poète, drama- nos « lunettes de plongée » pour
turge et aquarelliste né à l'île fouiller l'espace sous-marin.
de Sainte-Lucie en 1930. Lui- Car les Caribéens ont bien leurs
même se présente ainsi : monuments historiques, mais
« Je ne suis qu'un nègre rouge ceux-ci sont invisibles. Ainsi,
qui aime la mer, des « boulets lestés en mer »,
J'ai reçu une solide éducation des osselets des morts et des
coloniale, chaînes rouillées, enfermés
J'ai du Hollandais en moi, du Derek Walcott (né en 1930). dans la mer qui ressemble à
nègre, et de l'Anglais, une tombe grise.
Et soit je ne suis personne, soit le paysage insulaire, arpenter
je suis une nation... » les plages pour trouver les tra- métissage et altérité
Ce dernier vers, évoquant un ces d'une histoire violente et D'origines diverses, les Afro-
personnage d'Ulysse de l'Irlan- voilée. À son inquisiteur lui Caribéens forment une même
dais James Joyce, caractérise demandant où est son Histoire, famille, dépossédée et dislo-
la démarche de ce poète qui le poète déclare : « Monsieur, quée par la conquête et l'escla-
« réécrit » les classiques de la elle est enfermée dans les vage. Pour Walcott, l'histoire
littérature occidentale, comme de la diaspora* noire est une
dans son recueil Omeros, réfé- lamentation et son « Nouveau
rence à Homère. Mais son Une terrifiante histoire, Testament » ne donne guère
œuvre théâtrale et poétique est celle de la traite lieu à jubilation, l'émancipation
plus encore marquée par l'his- négrière, a été n'apportant que fausse liberté.
toire. Au centre de son appro- Comme Édouard Glissant et
che, Walcott met la mer comme oblitérée, déformée, d'autres écrivains de sa géné-
lieu de formation de l'Histoire effacée. Le poète la ration, Walcott réclame la
des Caraïbes dans une tradition redonne à lire. reconnaissance de ces « peti-
qui va du poète de lTle de la tes » cultures, qui méritent
Barbade Edward Kamau Brath- autant de respect et de regard
waite* au poète Édouard Glis- sables marins, là-bas au large que les grandes civilisations.
sant (cf. p. 76) « Unity is subma- du socle tourmenté du récif où Le mélange qui caractérise la
rine » ( « l'unité est sous-marine »), sombraient les vaisseaux. » Caraïbe est à leurs yeux une
écrit ainsi Brathwaite. Une terrifiante histoire, celle opportunité : c'est du « collier
de la traite négrière, a été obli- d'îles » (comme l'a écrit Aimé
Le passage du milieu térée, déformée, effacée. Le Césaire) que jaillit un message
« The sea is history » (la mer est poète redonne à lire cette page urgent au monde, fait de la
histoire), poème emblématique absente des manuels, à travers reconnaissance de l'identité
de l'œuvre de Walcott, répond cette création poétique sur métissée et de la rencontre des
à l'interrogation européo- canevas biblique. Il montre que altérités.
centriste formulée dès le pre- la genèse de son peuple réside
mier vers : où sont les « lieux dans le Middle Passage - le pas- Kathleen Gyssels, professeur
de mémoire » des Caribéens ? sage du milieu, la traversée de de littératures caribéennes
Sa réponse est qu'il faut creuser l'Atlantique par les bateaux à l'université d'Anvers.

74 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ | Derek W a l c o t t
bl
h-

« La mer. La mer les a enfermés. H


La mer est l'Histoire » a
Où sont vos monuments, vos batailles, alors vint la grosse grenouille beuglant en quête
vos martyrs ? de suffrage, [...]
Où est votre mémoire tribale? Mes-
sieurs, attendant l'Histoire.
dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer Puis vinrent les hommes aux yeux aussi lourds
les a enfermés. La mer est l'Histoire. que des ancres,
naufragés sans tombeau,
D'abord, il y eut le bouillonnant pétrole,
son tohu-bohu ; brigands qui grillaient le bétail,
puis, lumière au bout d'un tunnel, laissant des côtes noircies, comme des palmes
sur le rivage,
le fanal d'une caravelle, puis il y eut la panse féroce, écumante
et ce fut la Genèse.
Puis il y eut les cris des parqués, du raz de marée avalant Port-Royal,
la merde, les gémissements : [...] et ce fut Jonas,
mais où est votre Renaissance ?
dans le rire de sel des rochers
aux flaques marines, s'éleva le bruit Monsieur, elle est enfermée dans ces sables
comme une rumeur sans écho marins
là-bas au large du socle tourmenté du récif
de l'Histoire, son vrai commencement. où sombraient les vaisseaux ;

puis surgirent, écume sur la lèvre tarie de la mettez ces lunettes de plongée, je vous guiderai
rivière, moi-même.
les chaumes bruns des villages Là tout est subtil et sous-marin,
débordant et se coagulant en villes, à travers des colonnades de corail,

avec au soir les chœurs de moucherons passé les fenêtres gothiques des gorgones
et au-dessus d'eux les clochers jusqu'au lieu où le rugueux mérou, à l'œil
perçant le flanc de Dieu d'onyx,
cille, alourdi par ses joyaux, ainsi qu'une reine
au couchant de Son fils, et ce fut le Nouveau chauve;
Testament. ces grottes nervurées tapissées de bernacles
piquetées comme la pierre
Puis vinrent les sœurs blanches applaudissant sont nos cathédrales,
à l'avancée des vagues,
et ce fut l'Émancipation - et la fournaise avant les ouragans :
Gomorrhe. Os broyés par les moulins à vent
jubilation, Ô jubilation - en engrais et farine de maïs,
vite évanouie
comme sèche au soleil la dentelle de la mer, et ce furent les Lamentations -
seulement les Lamentations,
mais ce n'était pas l'Histoire, ce n'était pas l'Histoire.
seulement la foi,
et alors chaque rocher explosa en nation ; THESEA ISHISTORY, TRAD. CLAIRE MALROUX, © ÉDITIONS CIRCÉ, 1992.

alors vint le synode des mouches,


alors vint le héron secrétaire,

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e | L'IDENTITÉ

p Traité du Tout-Monde,
d'Édouard Glissant
hilosophe, poète et une île où tant de cultures se mule les clés de sa vision du

P romancier universelle-
ment reconnu, Édouard
Glissant, né en 1928 à Bézau-
sont croisées, Glissant mon-
trera ensuite dans Le Discours
antillais (1981) en quoi la Mar-
monde. Ce dernier devient
« Tout-Monde » où se rencon-
trent, dans une relation sans
din, en Martinique, étend son tinique est un laboratoire du cesse renouvelée, histoires
œuvre à tous les genres pour « Divers », notion empruntée
penser les mutations de notre à l'écrivain Victor Segalen Dans l'espace
monde. Venu étudier la philo- (1878-1919). L'assemblage de
sophie à Paris, le poète mar- différentes cultures sur un
géopolitique
tiniquais y publie ses premiers même lieu ne permet pas à du « Tout-Monde »,
recueils, dont Les Indes (1956), l'Antillais de construire son les murs tombent
chant de la conquête des Amé- identité à partir d'une racine,
riques qui fait entendre la voix mais l'oblige à s'inventer à
et les États-nations
des peuples conquis. Dès Soleil partir de l'éclatement de raci- sont caducs.
de la conscience, son premier nes multiples, dites « rhizo-
essai, paru la même année, il mes », notion qu'il partage d'hier et d'aujourd'hui, anciens
pose les fondements de sa avec les philosophes Gilles conquérants et anciens
Deleuze et Félix Guattari. À conquis, « si les explorations
partir de l'expérience cari- terrestres et marines sont ter-
« Je peux changer
béenne, Glissant décrit l'irré- minées, celles des relations
en échangeant versible créolisation* du entre les cultures dans le
avec l'antre sans monde (cf. p. 112), ce mélange monde ne le sont pas, d'où le
des peuples et des cultures rapport fondamental entre
me perdre
accéléré par les migrations. politique et poétique ». Dans
ni me dénaturer. » Cette vision s'affirme dans l'espace géopolitique du « Tout-
Poétique de la relation (1990) Monde », les murs tombent et
pensée qui modifie le rapport où, par la voie de l'art et de la les États-nations sont caducs.
à l'autre, à commencer par littérature, l'auteur propose Sur le plan culturel, la créoli-
celui qu'impose la toute-puis- une relation entre les peuples sation annoncée se réalise
sance de la civilisation occi- basée sur cette formule : « Je dans une « réalité prodigieuse »
dentale en masquant la pré- peux changer en échangeant qu'il nomme mondialité contre
sence au monde d'autres avec l'autre sans me perdre ni la mondialisation uniformi-
cultures, africaine, amérin- me dénaturer. » sante. Chacun devient riche
dienne, etc. « Je devine peut- des imaginaires de tous les
être qu'il n'y aura plus de L'écriture du ressassement peuples, petits et grands, de
culture sans toutes les cultu- Son écriture, celle d'un poète, leurs langues et de leurs
res, plus de civilisation qui s'appuie sur la puissance du mémoires, toutes dignes d'être
puisse être métropole des verbe écrit comme oral. L'un sauvées. Le « Tout-Monde » a
autres, plus de poète pour des aspects saillants de son aussi donné son titre à un
ignorer le mouvement de l'his- œuvre est le « ressassement » : roman (1993), et son nom à
toire », écrit-il. En 1958, son sa phrase va et vient comme l'Institut où l'écrivain, qui a
premier roman La Lézarde un ressac, usant de la répéti- enseigné la littérature aux
obtient le prix Renaudot. Et tion pour rendre visible ce qu'il États-Unis pendant plus de
son roman Le Quatrième Siècle, veut montrer du monde tel vingt ans (à Bâton Rouge en
paru en 1964, va révolutionner qu'il va. Les extraits du Traité Louisiane, puis à l'université
l'histoire des Antilles en la du Tout-Monde ci-contre illus- de New Y o r k ) , continue
faisant débuter par l'expé- trent ce mouvement circulaire d'échanger de séminaires en
rience de la traite. Né dans de définitions où l'auteur refor- conférences. V. M . L . M .

76
L'IDENTITÉ I Edouard Glissant

« Aujourd'hui, le monde entier


s'archipélise et se créolise »
J'appelle créolisation la rencontre, l'in- humain : une part de forêt, de savane, ou de
terférence, le choc, les harmonies et trottoir fou. [...]
les disharmonies entre les cultures
dans la totalité réalisée du monde-terre. [... ] L'imaginaire irradie et se refait dans l'emmêlé
Les exemples de créolisation sont inépuisables du Tout-Monde. L'emmêlement des langues à
et on observe qu'ils ont d'abord pris corps et son tour nous est rendu lisible par la langue
se sont développés dans des situations archi- dont nous usons : notre usage de la langue ne
péliques plutôt que continentales. peut plus être monolingue. [...]
Ma proposition est qu'aujourd'hui, le monde
entier s'archipélise et se créolise. [...] L'éclat des littératures orales est ainsi venu, non
pas certes remplacer l'écrit, mais en changer
J'appelle Chaos-monde le choc actuel de tant l'ordre. Écrire c'est vraiment dire : s'épandre au
de cultures qui s'embrassent, se repoussent, monde sans se disperser ni s'y diluer, et sans
disparaissent, subsistent pourtant, s'endorment craindre d'y exercer ces pouvoirs de l'oralité qui
ou se transforment, lentement ou à vitesse conviennent tant à la diversité de toutes choses,
foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont la répétition, le ressassement, la parole circulaire,
nous n'avons pas commencé de saisir le principe le cri en spirale, les cassures de la voix. [...]
ni l'économie et dont nous ne pouvons pas
prévoir l'emportement. Le Tout-Monde, qui est Tous les peuples sont jeunes dans la totalité-
totalisant, n'est pas (pour nous) total. monde. Il n'y a plus de vieilles civilisations qui
Et j'appelle Poétique de la Relation ce possi- veilleraient à la santé du Tout, comme des patriar-
ble de l'imaginaire qui nous porte à concevoir ches vêtus de sagesse séculaire, là même où
la globalité insaisissable d'un tel Chaos-monde, d'autres peuples seraient ardents et comme
en même temps qu'il nous permet d'en rele- sauvages d'une jeunesse non encore éprouvée.
ver quelque détail, et en particulier de chan- La Démesure a raccourci les temps et les a démul-
ter notre lieu, insondable et irréversible. tipliés [... ] Nous sommes tous jeunes et anciens,
L'imaginaire n'est pas le songe, ni l'évidé de sur les horizons. Cultures ataviques et cultures
l'illusion. [...] composites, colonisateurs et colonisés d'hier,
oppresseurs et opprimés d'aujourd'hui. [...]
J'appelle Tout-Monde notre univers tel qu'il
change et perdure en échangeant et, en même Parce que par exemple nous commençons à
temps, la « vision » que nous en avons. La tota- peine de concevoir qu'il est grande barbarie
lité-monde dans sa diversité physique et dans à exiger d'une communauté d'immigrés qu'elle
les représentations qu'elle nous inspire : que « s'intègre » à la communauté qui la reçoit. La
nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler créolisation n'est pas une fusion, elle requiert
à souffrance à partir de notre seul lieu, sans que chaque composante persiste, même alors
plonger à l'imaginaire de cette totalité. Les qu'elle change déjà. L'intégration est un rêve
poètes l'ont de tout temps pressenti. [...] La centraliste et autocratique. La diversité joue
conjonction des histoires des peuples propose dans le lieu, court sur les temps, rompt et unit
aux poètes d'aujourd'hui une façon nouvelle. les voix (les langues). Un pays qui se créolise
La mondialité, si elle se vérifie dans les oppres- n'est pas un pays qui s'uniformise. La cadence
sions et les exploitations des faibles par les bariolée des populations convient à la diver-
puissants, se devine aussi et se vit par les poé- sité-monde. La beauté d'un pays grandit de sa
tiques, loin de toute généralisation. [...] multiplicité.
TRAITÉ DU TOUT-MONDE, POÉTIQUE IV, ©GALLIMARD, 1997.

« Nous écrivons en présence de toutes les langues


du monde [... ] » Car avec toute langue qui dis-
paraît s'efface à jamais une part de l'imaginaire

77
Repères | L'IDENTITÉ

Le long combat
des femmes noires
Si les femmes se sont illustrées dans la pensée noire, c'est non seulement
contre les Blancs, mais également contre les hommes noirs. Le combat
pour l'identité a aussi été une lutte pour la reconnaissance de leurs droits
de femmes.

L'histoire de la pensée féminine une partie des femmes blan- mier, le nègre en dernier ». Les militantes deviennent les cibles
noire, comme celle des mouve- ches issues de la classe bour- premières victimes de cet an- du racisme de certaines fémi-
ments féministes africains geoise des États du nord des tagonisme sont évidemment nistes, mais également de leur
américains ou caribéens, est États-Unis, comme une partie les femmes noires : le suffrage sexisme. Les femmes noires
étroitement liée à l'histoire de des intellectuelles et militantes des esclaves ne concerne en sont en effet stigmatisées
l'esclavage et aux mouvements noires, anciennes esclaves ou effet que les hommes, alors que comme des femmes rustres,
abolitionnistes. À partir des descendantes d'esclaves. Nom- celui des femmes, ne concerne incultes et lubriques, et devien-
années 1830, aux États-Unis, bre d'entre elles seront le fer que... les Blanches. nent la figure repoussoir de la
les militantes noires sont par- de lance des campagnes contre Exclues ou interdites des clubs féminité moderne.
ticulièrement actives dans le le lynchage des Noirs menées de femmes « blanches » à tra-
combat pour l'abolition de l'es- par Ida B. Welles (1862-1931). vers le pays, des figures aussi Le a matriarcat noir »
clavage, comme pour les droits Toutefois, après la guerre de importantes que Mary Church Cette image dévalorisante de
des femmes. La Société fémi- Sécession, si les combats pour Terre II (1863-1954), présidente la « femme noire », particuliè-
nine contre l'esclavage (fondée le suffrage des Noirs et pour rement prégnante jusqu'au
en 1833 à Boston) est proba- celui des femmes ont d'abord cce siècle, joue un double rôle :
blement l'une des associations fait cause commune, ils devien- « Tous les Noirs elle vise à exclure les femmes
les plus importantes. Elle ras- nent rapidement concurrents. sont des hommes, noires du combat pour les
semble des femmes blanches Alors qu'au Nord, très majori- toutes les femmes droits des femmes, mais elle
et noires, la plupart engagées tairement républicain, on permet aussi d'entretenir une
dans le fameux underground donne la priorité au suffrage sont blanches... » véritable idéologie raciste,
railroad. Ce réseau clandestin des esclaves (soit deux millions celle du « matriarcat noir ».
dirigé par Harriet Tubman* de voix potentiellement acqui- de l'Association nationale des Cette thèse, issue de la période
(1820-1913), surnommée la ses à ce parti), au Sud on pré- femmes de couleur (fondée en esclavagiste, soutient l'idée
« Moïse noire », ancienne es- fère soutenir la cause des 1896), ou encore Joséphine que la famille noire est essen-
clave parvenue à fuir en 1849 « femmes ». Certaines féminis- St. Pierre Ruffin (1842-1924), tiellement structurée autour
d'une plantation du Maryland tes blanches, comme Elizabeth d'origine martiniquaise et an- des femmes, les hommes étant
et figure du mouvement aboli- Cady Stanton (1815-1902), ac- glaise, représentante de l'orga- renvoyés à un rôle secondaire.
tionniste, organise la fuite des ceptent ainsi le soutien du nisation New Era Club et édi- Ils sont considérés comme des
esclaves depuis le sud vers le parti démocrate, bien établi trice du premier journal fait par pères démissionnaires, imma-
nord du pays. Le mouvement dans les États du sud, dont la et pour des femmes noires tures et irresponsables. Ce
abolitionniste a ainsi mobilisé devise est « La femme en pre- américaines (Woman's Era). Cespréjugé devait longtemps servir

78 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ | Repères

En 1956, la Cour suprême interdit la ségrégation dans les transports : Rosa Parks pose dans un bus semblable à celui où elle se révolta en 1954.

à expliquer la violence des Couleur pourpre, œuvre désor- hommes noirs, véhiculés depuis chante l'oiseau en cage, publié
hommes noirs dans la période mais mondialement connue. la période ségrégationniste en 1969. Les essais et les poé-
post-esclavagiste, comme la C'est un roman sous forme de pour légitimer les lynchages. sies de )une jordan (1936-2002),
moindre réussite de la commu- lettres qui se passe après la Alice Walker s'est largement Nord-Américaine d'origine ja-
nauté noire dans la société guerre de Sécession : Celie, défendue d'une telle accusa- maïcaine, figure du Black
américaine. Défait, imprégnés jeune fille noire, violée par son tion, développant une œuvre Power* et du féminisme, ou
par ces représentations déva- beau-père et mariée à un à la fois crue et émouvante sur encore ceux de la poétesse
lorisantes, les mouvements homme violent, confie le récit la condition des femmes noires, caribéenne Audre Lorde (1934-
noirs, aux États-Unis comme de sa vie dans sa correspon- la complexité des relations 1992), vont également contri-
aux Caraïbes, ont largement dance avec Dieu ou avec sa entre les sexes, inextricable- buer à politiser l'intimité et le
articulé la question de l'éman- sœur adorée Nettie, dont elle ment marquées par la dureté vécu des femmes noires. En
cipation à celle de l'affirmation a été séparée adolescente. Lors des rapports sociaux. analysant au plus près la condi-
des hommes noirs. Dans ce de la publication de l'ouvrage, tion des femmes descendantes
contexte, les femmes noires alors que nombre d'associa- Le « Black Feminism » d'esclaves, Audre Lorde montre
engagées ont toujours été par- tions de femmes saluent cette Cette thématique a également ainsi l'importance salvatrice
ticulièrement attentives à lier œuvre qui témoigne de la réa- été magnifiquement dévelop- d'une parole enfin dicible et
la lutte contre le racisme à lité de la violence sexiste, des pée par l'œuvre de l'écrivain et audible - si tant est que les
celle contre le sexisme. Ainsi, associations noires reprochent poétesse noire américaine mouvements antiracistes rè-
en 1982, Alice Walker (née en à l'auteur d'entretenir les sté- Maya Angelou (née en 1928), glent leurs comptes avec leur
1944), jeune intellectuelle réotypes racistes sur la préten- notamment dans son livre auto- propre sexisme et que les mou-
noire américaine, publie La due violence viscérale des biographique le sais pourquoi vements antisexistes •••

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Repères | L'IDENTITÉ

Maryse Condé qu'on pensait toujours, quand


j'étais avec mon mari à New
« Être une femme noire York, que le professeur de
l'université Columbia, c'était
e$t une vocation à part »
lui. De même quand nous
Pour la Quadeloupéenne Maryse Condé, arrivions tous les deux quel-
la femme noire est, du fait de son histoire, que part, on pensait toujours
à la fois plus tolérante et plus agressive que que l'écrivain, c'était lui.
Maryse
les autres femmes. Mais, loin du féminisme, Aujourd'hui, j'utilise un mé- Condé,
c'est avec les hommes et non contre eux lange de douceur et de fer- née en 1937,
qu'elle peut trouver son équilibre. meté pour expliquer que nous est enseignante
sommes des êtres humains à à l'université
part entière, avec, peut-être, Columbia. Auteur,
entre autres, de
des choses à dire. Peut-être.
Segou (Laffont,
le Point : À quel moment le fait d'être une femme Le plus important est de com-
1984), Moi, Tituba
noire a-t-il signifié pour vous quelque chose de spé- muniquer, d'échanger, de sorcière noire de
cifique ? partager sans se renier. Salem (Mercure
Maryse Condé : Dans mon milieu familial, pas grand- de France, 1986),
chose : ma mère était fière, non pas d'avoir affirmé une L P. : Quelles sont les femmes et de La Parole des
identité noire mais d'avoir reçu un certain nombre de qui, selon vous, ont fait avan- femmes. Essai sur
des romancières
satisfecit prouvant qu'elle s'était totalement assimilée cer la cause noire?
des Antilles de
au monde occidental. Il m'a fallu des années pour ap- M.C. : Dans ma jeunesse, j'ai langue française
prendre qu'être noire voulait dire quelque chose, qui eu besoin de modèles féminins (L'Harmattan, 1979).
était de pouvoir apporter au monde des formes d'ex- que j'ai trouvés surtout chez
pressions que les autres ne connaissaient pas. Au fur et des femmes noires américai-
à mesure, j'ai découvert qu'être une femme noire est nes, Harriet Tubman* pour
une vocation à part. Dans la première partie de ma vie, commencer. Très souvent
je pensais que la couleur de la peau était une chose pourtant, ce ne sont pas les
fondamentale, puis je me suis rendu compte que la grands noms de l'histoire, mais
couleur extérieure n'était pas importante : seule comp- les anonymes qui vous apportent le plus de richesse et
te la faculté de s'ouvrir aux autres, je me suis sentie de courage. Pourquoi ai-je tellement aimé Victoire, ma
bien davantage en communion avec mon second mari grand-mère? Ma mère parlait d'elle comme d'une
blanc qu'avec le premier, qui était africain. femme sans importance, ne sachant ni lire ni écrire.
Mais la cuisine de Victoire était un mode d'expression
L P. : En quoi le combat d'une femme noire est-il différent aussi beau que la littérature et j'en ai fait un roman :
de celui des femmes en général? Victoire, des saveurs et des mots (Mercure de France,
M.C. : Si les femmes ont toujours été considérées 2006). Et quand je suis arrivée en Afrique ce sont ces
comme des citoyens de seconde zone, les femmes noi- femmes avec coépouses et enfants, ces femmes soumi-
res, plus encore que les autres, ont été niées : on n'a ses à leurs maris, ces femmes qui ne sont en rien « re-
pas pensé qu'elles avaient des qualités qui pourraient marquables » qui m'ont révélée à moi-même la richesse
intéresser le reste de l'humanité. Nous avons un passé d'être une femme noire. )e n'ai jamais été féministe,
d'esclavage, de colonisation qui nous ancre dans la c'est une notion trop occidentale, et je ne peux pas être
réalité de façon différente, nous apportons peut-être l'ennemie des hommes. Ils sont pour nous des frères,
des valeurs de tolérance que d'autres femmes n'ont qui peuvent avoir des attitudes à corriger, amender,
pas fatalement à démontrer. Nous avons aussi, même mais nous sommes liés, côte à côte dans le même com-
si c'est contradictoire, une sorte d'agressivité qui n'est bat. Et je crois que ce combat va durer toujours, parce
pas un rejet des autres, mais une façon de s'affirmer qu'il est intérieur.
différentes. Tolérance et agressivité, c'est un peu ça la Propos recueillis par
femme noire. Au début j'étais exaspérée par le fait Valérie Marin La Meslée

80 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


Entretien PAULIN HOUNTONDJI

Il existe une philosophie africaine au sens grec du mot,


qui ne peut être confondue avec l'ethnophilosophie,
l'étude des représentations collectives traditionnelles.
Tel est le postulat du philosophe béninois
Paulin Hountondji, qui explique ici pourquoi.

Paulin Hountondji
« La pensée africaine est aussi vieille
que les peuples africains eux-mêmes »

le Point : Peut-on parler de philosophie afri- allemande pour désigner la philosophie produite
caine comme on parle de philosophie euro- par les Grecs, les Français ou les Allemands telle
péenne? qu'elle se laisse appréhender dans des corpus de
Paulin Hountondji : L'expression « philosophie textes réellement existants : une pensée concep-
africaine » a longtemps été employée dans un sens tuelle et rigoureuse. Cette philosophie faite par
ethnographique pour désigner des Africains existe. Comme la
le système de pensée des Afri- « À force de penser philosophie grecque ou alle-
cains, ou de tel ou tel groupe mande, et contrairement à
Paulin dans les langues
Hountondji, d'Africains. Il existe ainsi au l'ethnophilosophie, elle ne vise
philosophe sujet des philosophies bantu, européennes, nous pas simplement à valoriser la
béninois, est rwandaise, wolof, ou encore de avons fini par accepter pensée dominante ou les vi-
notamment l'auteur la métaphysique yoruba une sions du monde d'une société.
6e Sur la
comme allant de soi
abondante littérature. Mais il En Afrique comme ailleurs, la
philosophie
s'agit là d'ethnophilosophie, des propositions qui philosophie met à distance les
africaine, critique de
reposant sur les matériaux eth- n'auraient aucun sens pensées ethniques pour en
l'ethnophilosophie
nologiques des sociétés tradi- faire un objet de réflexion. C'est
(Maspero, 1977) dans nos langues. »
et de Combats pour tionnelles. La critique que j'en pour elles, ou contre elles, que
le sens: un fais n'enlève évidemment rien à l'omniprésence le penseur actuel doit se déterminer s'il se veut
itinéraire africain des représentations collectives. Elle met en garde philosophe. Et, à mon avis, il ne peut le faire que
(Flamboyant, 1997). simplement contre la tentation de les prendre pour par l'écriture.
ce qu'elles ne sont pas : une philosophie. Ainsi, la
cosmogonie dogon, c'est-à-dire l'étude des origines LP. : Ne peut-il donc y avoir de philosophie sans
du monde selon les Dogons, mérite d'être étudiée écriture?
pour être comparée, non à la philosophie occiden- P.H. : Il n'y a pas besoin d'écriture pour que se
tale, mais aux mythologies des autres cultures, y développe dans une société l'esprit philosophique
compris celles de l'Occident. |e crois avoir contribué au sens de Voltaire ou de Socrate*, le non-confor-
à attirer l'attention sur l'existence d'une philosophie misme social et idéologique. A priori la philosophie
africaine prise dans un autre sens, celui justement africaine doit comprendre aussi la philosophie
où l'on parle de philosophie grecque, française ou orale. Mais ce qu'on observe partout, de Dakar à

82 Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


PAULIN HOUNTONDJI Entretien

Nairobi, c'est que l'ère de la transcription a depuis pense, donc je suis. » j'attirerai enfin l'attention
longtemps commencé, et que les meilleurs défen- sur l'un des thèmes favoris de Kwasi Wiredu, d'ori-
seurs de l'oralité sont les premiers à se livrer à cet gine ghanéenne, la « décolonisation conceptuelle »,
exercice. L'écriture est essentielle. La pensée afri- qui passe par la réhabilitation des langues africai-
caine est aussi vieille que les peuples africains eux- nes. À force de penser dans les langues européen-
mêmes. Mais une histoire de la philosophie afri- nes, nous avons fini par accepter comme allant de
caine est une partie de l'histoire de l'écriture. Les soi des propositions qui n'auraient aucun sens si
travaux du père Claude Sumner, Éthiopien d'origine nous essayions de les traduire ou de les reformuler
canadienne, ont fait connaître voici une trentaine dans nos langues. La démarche de Wiredu procède
d'années les écrits de philosophes éthiopiens du d'une déconstruction du faux universel. « Philoso-
xviie siècle. On parle aussi de plus en plus des ma- phes africains, apprenons à penser dans nos lan-
nuscrits de Tombouctou qui gues ! », lançait-il en conclusion
remontent au Moyen Âge, et d'une communication qu'il pré-
où des langues africaines « KAfrique n'est plus sentait à Nairobi en 1980.
étaient transcrites avec l'alpha- ce qu'elle était : la
bet arabe. Certains philosophes, I.P. : Mais en quoi cette philo-
culture traditionnelle
comme le Congolais Théophile sophie aide-elle la communauté
Obenga et, plus récemment, le y coexiste désormais noire à penser son identité?
Camerounais Grégoire Biyogo, avec les cultures P.H. : Elle l'a fait ou a prétendu
font remonter à l'Égypte pha- le faire, mais c'était toujours
"arabo-musulmane"
raonique les origines de la raté. L'ethnophilosophie africaine
philosophie africaine. Ce qui est et "euro-chrétienne" ». avait justement pour but déclaré
remarquable dans tous ces de penser l'identité nègre en
travaux, c'est qu'ils vont bien au-delà du concept mettant en évidence l'originalité, la spécificité des
traditionnel, c'est-à-dire ethnographique. La critique systèmes de pensée négro-africains. Les nombreuses
de l'ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet études sur la « conception de la vie », la « philoso-
d'une histoire de la philosophie africaine. phie de l'existence », la « conception du vieillard »,
la « conception du temps », etc., chez les Bété de
LP. : Quels sont les principaux centres d'intérêt Côte d'Ivoire, les Bamiléké du Cameroun, les Fon du
de cette philosophie? Bénin, les Yoruba du Nigeria et du Bénin ou l'ima-
P.H. Ils sont très divers, j'en retiendrai trois. Le ginaire collectif de tel ou tel autre peuple, toutes
premier porte sur la place centrale de l'homme ces monographies savantes formaient ensemble ce
dans l'univers, dans la pensée et les langues afri- que mon collègue camerounais Marcien Towa ap-
caines. Dans ses travaux sur la langue vernacu- pelle « la philosophie africaine dans le sillage de la
laire du Rwanda, Alexis Kagame (dont la thèse a négritude ». Kwame Nkrumah, dans un ouvrage
été publiée à Bruxelles en 1957) divise la catégorie publié en 1964, ajoutait une nouvelle dimension. Il
aristotélicienne de substance* en deux catégories constatait que l'Afrique d'aujourd'hui n'était plus ce
radicalement distinctes : i'Umuntu, l'homme, l'être qu'elle était, et que la culture traditionnelle y coexis-
doué d'intelligence et ['Ikintu, la chose, l'être sans tait désormais avec les cultures « arabo-musulma-
intelligence (y compris l'animal). Il souligne cette ne » et « euro-chrétienne ». Cette situation appelait
forme d'anthropocentrisme qui consiste à affirmer de toute nécessité, selon lui, l'élaboration d'une
la place éminente de l'être humain dans le cosmos. philosophie et d'une idéologie de synthèse : le
Les critiques, évidemment, verront dans cette in- « consciencisme », sorte de bouée de sauvetage
capacité de penser l'homme et les choses sous un pour échapper à la menace d'un écartèlement in-
même concept le signe d'une capacité d'abstraction supportable ou tout simplement, comme il le dit
limitée. Ce genre d'analyse est donc une arme à aussi, d'une « schizophrénie ». C'est déjà à mon sens
double tranchant... Le second thème, hérité de un progrès par rapport aux thématiques classiques.
l'époque de l'ethnophilosophie, est la préémi- Notre identité est devant nous, dans le geste par
nence du groupe sur l'individu, une des constantes lequel nous nous projetons, individuellement et
des cultures africaines. Chez le théologien kenyan collectivement, dans l'avenir. Nkrumah n'a pas
john Mbiti, auteur, notamment, de Religions et pensé jusqu'au bout les implications de sa propre
philosophie africaines, ce thème s'élargit en une analyse, mais il était visiblement sur la bonne voie. M
sorte de cogito alternatif : « Nous sommes, donc Propos recueillis
je suis », en lieu et place du cogito cartésien : « Je par Valérie Marin La Meslée

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


PAULIN HOUNTONDJI Entretien

Nairobi, c'est que l'ère de la transcription a depuis pense, donc je suis. » j'attirerai enfin l'attention
longtemps commencé, et que les meilleurs défen- sur l'un des thèmes favoris de Kwasi Wiredu, d'ori-
seurs de l'oralité sont les premiers à se livrer à cet gine ghanéenne, la « décolonisation conceptuelle »,
exercice. L'écriture est essentielle. La pensée afri- qui passe par la réhabilitation des langues africai-
caine est aussi vieille que les peuples africains eux- nes. À force de penser dans les langues européen-
mêmes. Mais une histoire de la philosophie afri- nes, nous avons fini par accepter comme allant de
caine est une partie de l'histoire de l'écriture. Les soi des propositions qui n'auraient aucun sens si
travaux du père Claude Sumner, Éthiopien d'origine nous essayions de les traduire ou de les reformuler
canadienne, ont fait connaître voici une trentaine dans nos langues. La démarche de Wiredu procède
d'années les écrits de philosophes éthiopiens du d'une déconstruction du faux universel. « Philoso-
xviie siècle. On parle aussi de plus en plus des ma- phes africains, apprenons à penser dans nos lan-
nuscrits de Tombouctou qui gues ! », lançait-il en conclusion
remontent au Moyen Âge, et d'une communication qu'il pré-
où des langues africaines « KAfrique n'est plus sentait à Nairobi en 1980.
étaient transcrites avec l'alpha- ce qu'elle était : la
bet arabe. Certains philosophes, I.P. : Mais en quoi cette philo-
culture traditionnelle
comme le Congolais Théophile sophie aide-elle la communauté
Obenga et, plus récemment, le y coexiste désormais noire à penser son identité ?
Camerounais Grégoire Biyogo, avec les cultures P.H. : Elle l'a fait ou a prétendu
font remonter à l'Egypte pha- le faire, mais c'était toujours
"arabo-musulmane"
raonique les origines de la raté. L'ethnophilosophie africaine
philosophie africaine. Ce qui est et "euro-chrétienne" ». avait justement pour but déclaré
remarquable dans tous ces de penser l'identité nègre en
travaux, c'est qu'ils vont bien au-delà du concept mettant en évidence l'originalité, la spécificité des
traditionnel, c'est-à-dire ethnographique. La critique systèmes de pensée négro-africains. Les nombreuses
de l'ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet études sur la « conception de la vie », la « philoso-
d'une histoire de la philosophie africaine. phie de l'existence », la « conception du vieillard »,
la « conception du temps », etc., chez les Bété de
LP. : Quels sont les principaux centres d'intérêt Côte d'Ivoire, les Bamiléké du Cameroun, les Fon du
de cette philosophie? Bénin, les Yoruba du Nigeria et du Bénin ou l'ima-
P.H. Ils sont très divers, l'en retiendrai trois. Le ginaire collectif de tel ou tel autre peuple, toutes
premier porte sur la place centrale de l'homme ces monographies savantes formaient ensemble ce
dans l'univers, dans la pensée et les langues afri- que mon collègue camerounais Marcien Towa ap-
caines. Dans ses travaux sur la langue vernacu- pelle « la philosophie africaine dans le sillage de la
laire du Rwanda, Alexis Kagame (dont la thèse a négritude ». Kwame Nkrumah, dans un ouvrage
été publiée à Bruxelles en 1957) divise la catégorie publié en 1964, ajoutait une nouvelle dimension. Il
aristotélicienne de substance* en deux catégories constatait que l'Afrique d'aujourd'hui n'était plus ce
radicalement distinctes : l'Umuntu, l'homme, l'être qu'elle était, et que la culture traditionnelle y coexis-
doué d'intelligence et Ylkintu, la chose, l'être sans tait désormais avec les cultures « arabo-musulma-
intelligence (y compris l'animal). Il souligne cette ne » et « euro-chrétienne ». Cette situation appelait
forme d'anthropocentrisme qui consiste à affirmer de toute nécessité, selon lui, l'élaboration d'une
la place éminente de l'être humain dans le cosmos. philosophie et d'une idéologie de synthèse : le
Les critiques, évidemment, verront dans cette in- « consciencisme », sorte de bouée de sauvetage
capacité de penser l'homme et les choses sous un pour échapper à la menace d'un écartèlement in-
même concept le signe d'une capacité d'abstraction supportable ou tout simplement, comme il le dit
limitée. Ce genre d'analyse est donc une arme à aussi, d'une « schizophrénie ». C'est déjà à mon sens
double tranchant... Le second thème, hérité de un progrès par rapport aux thématiques classiques.
l'époque de l'ethnophilosophie, est la préémi- Notre identité est devant nous, dans le geste par
nence du groupe sur l'individu, une des constantes lequel nous nous projetons, individuellement et
des cultures africaines. Chez le théologien kenyan collectivement, dans l'avenir. Nkrumah n'a pas
john Mbiti, auteur, notamment, de Religions et pensé jusqu'au bout les implications de sa propre
philosophie africaines, ce thème s'élargit en une analyse, mais il était visiblement sur la bonne voie. M
sorte de cogito alternatif : « Nous sommes, donc Propos recueillis
je suis », en lieu et place du cogito cartésien : « je par Valérie Marin La Meslée

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


LES LUTTES I I n t r o d u c t i o n

La seconde partie du x x e siècle va voir la chute


du colonialisme et l'indépendance des Etats africains.
Vont aussi disparaître les arsenaux juridiques qui
excluaient les Noirs de la vie sociale et politique aux
États-Unis et en Afrique du Sud. Le fruit d'un long et dur
combat, comme le raconte ici l'historien Elikia M'Bokolo.

LES FRUITS
DE LA RÉVOLTE
Par Elikia M'Bokolo

'esclavage était à peine aboli aux celui d'une Afrique libérée de l'emprise

L Amériques que le monde noir se étrangère et redevenue maîtresse de


trouva confronté à de nouveaux son destin : un rêve possible comme
défis. En mai 1888, l'esclavage était inter- en apportent alors la preuve les pre-
dit au Brésil, dernier pays à avoir main- miers projets d'une union de l'Afrique
tenu cette pratique. Mais quatre ans plus de l'Ouest, la victoire du négus éthiopien
tôt avait démarré la Conférence de Ber- Ménélik II sur les Italiens (1896), l'exal-
lin sur l'Afrique, qui tation de l'Éthiopie en
Elikia
M'Bokolo, organisait le partage de Le xxe siècle tant que symbole de la
directeur d'études l'Afrique entre les volonté d'indépen-
commence pour
à l'EHESS, nations colonisatrices. dance et de l'éthiopia-
producteur Cette colonisation de les Noirs par la nisme* en tant que
d'« Afrique, une la quasi-totalité de proclamation presque valeur par J. Casely
histoire sonore, l'« Afrique mère » venait Hayford (Ethiopia
1960-2000 » (7 CD, simultanée d'un
renforcer le racisme Unbound, 1911), l'un
Frémeaux-RFI, 2001)
et auteur, entre
issu de la traite et de combat et d'un rêve. des premiers intellec-
autres, de Afrique l'esclavage, et l'aggra- tuels africains, et enfin
noire, histoire et ver par les caractéristiques juridiques la formation en 1914 par Marcus Garvey
civilisation (Hatier, et économiques du système colonial. (cf. p. 34) de l'Unia* (Universal Negro
2008). Le xx e siècle commence ainsi, pour les Improvement Association and African
Noirs, par la proclamation presque Communities League).
simultanée d'un combat et d'un rêve. Cette lutte a pour caractéristique
Le combat est celui dont la Conférence majeure la solidarité des Noirs d'Afrique
panafricaine de Londres, la première avec ceux des Amériques et ceux de
du nom, explicite en 1900 les enjeux : l'émigration africaine et américaine vers
Manifestation
les participants, Sylvester Williams* l'Europe. La première étape en a été, en
anti-apartheid
et W.E.B. Du Bois (cf. p. 30) en tête, 1919, la conférence réunie à Paris à l'ini-
dans la township
sud-africaine déclarent solennellement que « le pro- tiative de W.E.B. Du Bois et du député
de Soweto blème de la couleur » (color line) sera du Sénégal Biaise Diagne : au lendemain
en juin 1980. le problème du x x e siècle. Le rêve est d'une guerre mondiale à laquelle

L e Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Introduction LES LUTTES

• • • les soldats noirs d'Afrique et des La Seconde Guerre mondiale constitua


États-Unis avaient contribué de manière un tournant après lequel tout allait
significative, il ne s'agissait pas moins changer. Réunis au sein d'un très actif
que de demander l'élargissement aux Comité sur les affaires africaines, les
Africains des généreux principes wilso- Noirs des États-Unis accentuèrent leur
niens, et d'abord du droit à l'autodéter- pression sur les autorités en vue d'un
mination et à l'indépendance. Prétention rapide changement du statut politique
qui fut rejetée par les grandes puissances.
des territoires africains. La cinquième
L'élan créateur qu'exprimaient la Harlem Conférence panafricaine de Manchester
Renaissance (cf. p. 46) et le mouvement (1945), à laquelle participèrent pour la
de la Négritude* eut son équivalent sur première fois des représentants
le plan politique. À l'instar de C.L.R. d'ouvriers et un grand nombre de jeunes
James* et de Paul Robeson, de George étudiants, fut la dernière à être organi-
Padmore et de Jomo Kenyatta*, de sée hors d'Afrique. Elle consacra aussi
la relève des générations : à
celle de W.E.B. Du Bois suc-
Après-guerre, P« ouragan céda celle du Ghanéen
Kwame Nkrumah (cf. p. 98),
africain » ébranle, fissure dont l'essai, Towards Colo-
et, finalement, détruit nial Freedom, plaidait ouver-
les édifices juridiques tement pour l'indépendance
immédiate des colonies afri-
et politiques qui caines. Mais, avec la même
enferment les Noirs dans hypocrisie que la Société
des statuts inférieurs. des nations*, la nouvelle
Organisation des Nations
unies (ONU) ne prit pas en
Lamine Senghor et d'Aimé Césaire (cf. considération la condition des Noirs
p. 56), des intellectuels et artistes de dans la mise en œuvre de la Déclaration
talent se tournèrent vers le communisme, universelle des droits de l'homme
pour s'en éloigner plus ou moins rapi- (1948), qu'ils fussent colonisés ou vic-
dement, cette idéologie ne prenant pas times de discriminations.
en compte les spécificités de la condition
des Noirs. L'agression de l'Italie fasciste Une marche Inachevée
contre l'Éthiopie provoqua la création Aussi les trois décennies de l'après-
des International Friends of Abyssinia, guerre virent-elles l'« ouragan africain »,
mouvement politique qui se voulait le selon la formule de Kwame Nkrumah,
noyau d'une armée panafricaine de libé- ébranler, fissurer et, finalement,
ration. Formé aux États-Unis, Nnamdi détruire les édifices juridiques et poli-
Azikiwe (1904-1996) trouva dans cette tiques qui enfermaient les Noirs dans
agression les raisons de définir d'urgence des statuts inférieurs. Partout, ce fut
la « renaissance africaine », dans un essai la conjugaison de forces sociales renou-
qui reformulait les idées exprimées un velées qui donna à cet ouragan sa
demi-siècle plus tôt par Africanus Horton puissance irrésistible. Les microbour-
et Edward W. Blyden. Mais depuis les geoisies noires reçurent le renfort des
années 1910, comme au temps de l'es- jeunes : étudiants des rares universités
clavage en Amérique, l'Afrique connais- noires aux États-Unis, des nouvelles
sait une floraison de prophétismes et de universités africaines comme ceux de
syncrétismes politico-religieux particu- la Youth League en Afrique du Sud, ou
lièrement actifs. La répression sévère encore de l'Europe, comme ceux de la
de ces prophètes détermina leurs adep- WASU (West African Students Union)
tes à opter ouvertement pour la politique en Grande-Bretagne et ceux de la FEANF
et à renforcer les rangs des premiers (Fédération des étudiants d'Afrique
partis organisés. noire en France); élèves et jeunes

Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 L e P o i n t


déscolarisés, dont le prototype fut, d'encourager la lutte pour les droits
dès les années 1940, les verandah boys civiques aux États-Unis, menée sous les
du futur Ghana. Les femmes ne furent formes les plus variées - non violente
pas absentes de ces combats. En 1931, et violente - et incarnée par des figures
ce furent les commerçantes de Lomé appelées à devenir héroïques - Martin
qui s'insurgèrent contre le durcissement Luther King (cf. p. 96), Malcolm X (cf.
du pouvoir d'État décidé à la suite de p. 94), Angela Davis*, Stockely Carmi-
la grande crise ; les market women de chael (cf. p. 101). Elle permit aussi l'émer-
la Gold Coast allaient fournir à Nkrumah gence à la visibilité des personnalités
ses propagandistes les plus zélées. et associations noires en Amérique latine
Dans la sphère culturelle, le rôle des où, à l'instar du Brésil, finit par être
écrivains est connu, en particulier celui reconnue, et même parfois inscrite dans
de la revue Présence africaine, initiatrice les programmes scolaires, la part des
des Congrès de Paris et de Rome. Plus Noirs dans la formation des différents
« populaires », les musiciens n'ont pas pays. Même les Aborigènes d'Australie,
été en reste, qu'il s'agisse du jazz sud- que Marcus Garvey avait voulu associer
africain, d'E.T. Mensah, le « roi du high à son entreprise, furent récupérés par
life » ghanéen, ou des orchestres de les festivals culturels panafricains !
Brazzaville et de Kinshasa, où fut com- Encore inachevée, cette marche a
posé le fameux Indépendance Cha-Cha : débouché sur des victoires lourdes de
tous ont ouvert la voie à l'explosion significations dans les trois pays phares
musicale qui, à partir des années 1970, du monde noir : effondrement de l'apar-
a saisi les sociétés noires, de la Caraïbe theid en Afrique du Sud ; élection d'une
à l'océan Indien et à l'Europe. femme, Ellen Sirleaf Johnson, la première
En 1960, dix-huit pays africains accé- en Afrique, à la tête du Liberia ; victoire,
dèrent à l'indépendance : la libération enfin, de Barack Obama à l'élection
des État africains eut aussi pour effet présidentielle américaine de 2008. •

L e P o i n t Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

5 Peau noire, masques blancs,


de Frantz Fanon
é en 1925 à la Martini- voir. Dans chacun de ces textes,
que dans une famille de l'auteur aborde la question de
la petite bourgeoisie, l'identité en explorant comment
Frantz Fanon est marqué par elle est produite par l'Autre.
l'enseignement d'Aimé Césaire Ainsi, pour Sartre, c'est l'anti-
(cf. p. 54), chantre du monde sémite qui fait le Juif, et pour
noir, qu'il a comme professeur Beauvoir : « On ne naît pas
au lycée Schœlcher, à Fort-de- femme, on le devient. » Pour
France. Encore jeune homme, Fanon, c'est le raciste qui fait Frantz Fanon (1925-1961).
il s'engage en 1943 dans les le « Noir ». Le cri du raciste,
Forces françaises libres et sera « Sale nègre », transforme Noirs, son refus d'une vision
décoré pour ses faits d'armes l'homme noir en objet. La binaire qui fait apparaître l'am-
en 1945. Après la guerre, il « race » est une prison pour bivalence de la relation colo-
entame des études de psychia- l'homme « noir ». Elle l'aliène niale, ouvre la voie à une réé-
trie à Lyon. radicalement, le transforme en criture de l'expérience noire,
Profondément influencé par chose, le rend étranger à lui- complexe et multiple. Elle aura
François Tosquelles (1912- même. Fanon ne rêve pas d'un une influence considérable sur
1994), psychiatre catalan répu- « monde noir », d'une identité les psychiatres, artistes et cher-
blicain, Fanon adopte sa vision noire, mais d'un monde où tout cheurs du monde postcolonial.
de l'hôpital comme lieu où infir- homme parvient à être « son Le style d'écriture - mise en
miers, malades et médecins propre fondement ». Il refuse scène de séquences courtes,
travaillent ensemble à la réin- de porter le fardeau du passé citations, interpellations, phra-
sertion sociale du malade. Pro- de l'esclavage car il veut être ses heurtées, mélange de poé-
che des thèses existentialis- sie, de remarques biographi-
tes*, Fanon veut comprendre La « race » est une ques et psychiatriques, de
les effets du racisme sur le psy- critiques - contribuera à l'im-
prison pour l'homme
chisme de l'homme noir. Lui- pact et à la force du livre. Pour
même en a été victime; il a « noir ». Elle l'aliène Homi Bhabha (né en 1949),
o b s e r v é les réactions des radicalement, le figure importante de la théorie
Antillais qui cherchent à se postcoloniale, Fanon a déve-
transforme en chose.
distinguer des Africains et à se loppé ainsi une conversation
faire accepter des Blancs au « un homme parmi les hom- « hybride ». Or, l'hybridité est
prix d'une amputation de leur mes ». Il aspire à une « déracia- métaphore même de l'expé-
moi. Il a lu les thèses de la psy- lisation » du monde, car « le rience vécue du sujet postco-
chiatrie coloniale qui justifie Nègre n'est pas. Pas plus que lonial, expérience de la dias-
une approche raciale des symp- le Blanc ». pora* et de la créolisation*. À
tômes mentaux et des traite- Manifeste mêlant autobiogra- contre-courant du discours qui
ments différenciés. Il veut donc p h i e , p o é s i e , c i t a t i o n s , fait du Noir une victime, de
proposer une psychologie du réflexions, et analyses histori- l'identité une chose figée, et de
racisme, et consacre alors sa ques, Peau noire, masques la Négritude* une idéologie, le
thèse à l'étude de l'aliénation blancs reste un texte fondamen- discours de Fanon renoue avec
de l'homme noir. Il la publiera tal pour comprendre comment une tradition de la pensée noire
en 1952 sous le titre de Peau le racisme enferme l'individu qui se veut universelle, qui fait
noire, masques blancs. dans une identité qu'il n'a pas de l'expérience vécue du Noir
Ce livre fait écho à Réflexions choisie. L'analyse que fait Fanon le terrain de la transformation
sur la question juive (1946) de du regard dans la constitution et de la solidarité avec tous les
Jean-Paul Sartre ou au Deuxième du sujet marqué par la race, du opprimés.
Sexe (1949) de Simone de Beau- désir sexuel entre Blancs et Françoise Vergés

88 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES I Frantz Fanon

« Le Nègre n'est pas.


Pas plus que le Blanc »
« Sale nègre! » ou simplement : « Tiens, entendant par là que j'étais responsable, dans

© un nègre ! »
mon corps et dans mon âme, du sort réservé à
mon frère. Depuis lors, j'ai compris qu'il voulait
tout simplement dire : un antisémite est forcé-
J'arrivais dans le monde, soucieux de ment négrophobe. [...]
faire lever un sens aux choses, mon âme pleine Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan
du désir d'être à l'origine du monde, et voici des valeurs nègres.
que je me découvrais objet au milieu d'autres Il n'y a pas de monde blanc, il n'y a pas d'éthique
objets. [...] blanche, pas davantage d'intelligence blanche.
« Tiens un nègre! » C'était un stimulus extérieur Il y a de part et d'autre du monde des hommes
qui me chiquenaudait en passant. J'esquissai qui cherchent.
un sourire.
Je ne suis pas prisonnier de l'Histoire. Je ne dois
« Tiens, un nègre! » C'était vrai. Je m'amusai.
pas y chercher le sens de ma destinée.
« Tiens, un nègre! » Le cercle peu à peu se res-
Je dois me rappeler à tout instant que le véri-
serrait. Je m'amusai ouvertement.
table saut consiste à introduire l'invention dans
« Maman, regarde le nègre, j'ai peur! » Peur!
l'existence.
Peur! Voilà qu'on se mettait à me craindre. Je
Dans le monde où je m'achemine, je me crée
voulus m'amuser jusqu'à m'étouffer, mais cela
interminablement. [...]
m'était devenu impossible. [...]
Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui
J'étais tout à la fois responsable de mon corps,
d'être responsable des négriers du xvne siècle?
responsable de ma race, de mes ancêtres. Je
Vais-je essayer par tous les moyens de faire
promenai sur moi un regard objectif, découvris
naître la Culpabilité dans les âmes ?
ma noirceur, mes caractères ethniques, - et me
La douleur morale devant la densité du Passé?
défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'ar-
Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des
riération mentale, le fétichisme, les tares racia-
orages de coups, des fleuves de crachats ruis-
les, les négriers, et surtout, surtout : « Y a bon
sellent sur mes épaules.
Banania. » [ . . . ]
Mais je n'ai pas le droit de me laisser ancrer. Je
Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé,
n'ai pas le droit d'admettre la moindre parcelle
tout endeuillé dans ce jour blanc d'hiver. Le
d'être dans mon existence. Je n'ai pas le droit
nègre est une bête, le nègre est mauvais, le
de me laisser engluer par les déterminations du
nègre est méchant, le nègre est laid ; tiens, un
passé.
nègre, il fait froid, le nègre tremble, le nègre
Je ne suis pas esclave de l'Esclavage qui dés-
tremble parce qu'il a froid, le petit garçon trem-
humanisa mes pères. [...]
ble parce qu'il a peur du nègre, le nègre tremble
Je suis mon propre fondement. [...]
de froid, ce froid qui vous tord les os, le beau
Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une
petit garçon tremble parce qu'il croit que le
chose :
nègre tremble de rage, le petit garçon blanc se
Que jamais l'instrument ne domine l'homme.
jette dans les bras de sa mère : maman, le nègre
Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme
va me manger. [...]
par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre.
Le Juif et moi : non content de me racialiser,
Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir
par un coup heureux du sort, je m'humanisais.
l'homme, où qu'il se trouve.
Je rejoignais le Juif, frères de malheur.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.
Une honte !
PEAU NOIRE; MASQUES BLANCS, © SEUIL, 1952.
De prime abord, il peut sembler étonnant que
l'attitude de l'antisémite s'apparente à celle du
négrophobe. C'est mon professeur de philoso-
phie, d'origine antillaise, qui me le rappelait un
jour : « Quand vous entendez dire du mal des
Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous. » Et je
pensais qu'il avait raison universellement,
Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101
C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

c r

•2 Les Damnés de la terre,


de Frantz Fanon
laidoirie pour une révo- d'être expulsé en 1957. Un an nents, partagent le même rêve
lution transraciale et après sa mort, l'Algérie était d'un monde nouveau. La fra-
internationale, texte tes- indépendante. ternité n'est pas fraternité de
tament d'un homme encore Les Damnés sont un livre sur- race mais fraternité de combat.
jeune, appel lyrique à la révo- tout connu pour son analyse Dans l'histoire de la pensée
lution et légitimation de la vio- de la violence et de la lutte noire, Fanon appartient à cette
lence révolutionnaire, Les Dam- armée comme passage obligé école qui affirme la dimension
nés de la terre connaissent, dès de l'émancipation des coloni- universelle de la condition noire
leur parution fin 1961, en pleine sés. À la « pure violence » du et qui lutte pour une démocra-
guerre d'Algérie, un immense pouvoir colonial doit répondre tie postraciale.
la violence révolutionnaire. En pleine guerre du Vietnam,
La réponse des Dans un monde colonial coupé en pleine lutte contre l'impé-
armes est légitime : en deux, où le colonisateur rialisme américain, le texte
refuse toute négociation, empê- séduira les Black Panthers*
la violence fait che qu'émerge une parole, (cf. p. 100) et sera cité par les
des colonisés emprisonne, torture et massa- peuples en lutte en Afrique,
des hommes libres. cre, il est légitime pour le peu- en Asie et aux Amériques.
ple de répondre par les armes. L'actualité politique de Frantz
succès. Interdit par les autori- La violence libère le peuple, Fanon a été soulignée par de
tés françaises, traduit en plu- elle fait des colonisés des hom- nombreux penseurs, comme
sieurs langues, l'ouvrage, dont mes libres. Elle les protège du
le titre fait écho aux premiers tribalisme et du régionalisme Dans l'histoire de la
mots de L'Internationale, en les reliant aux autres peuples
« Debout les damnés de la terre, en lutte. La décolonisation doit pensée noire, Fanon
debout les forçats de la faim », être la destruction totale de appartient à cette école
aura une formidable résonance l'antagonisme mortel qui existe qui lutte pour une
dans les mouvements antico- entre colonisateurs et colonisés
loniaux des années 1960 et 1970, ainsi que la destruction des démocratie postraciale.
et est demeuré, depuis, un texte catégories raciales.
de référence. le Jamaïcain Stuart Hall*, fon-
Fanon écrit Les Damnés de la Une fraternité de combat dateur des cultural studies. En
terre en quelques mois, après Convaincu lui aussi que seule effet, Fanon analysait déjà la
qu'il a reçu confirmation du la violence peut accoucher d'un fabrication par un système
diagnostic de la leucémie dont monde nouveau, Jean-Paul Sar- économique cruel et brutal de
il est atteint. Fin 1961, il part tre écrit une préface enthou- personnes jetables, l'existence
pour l'hôpital de Bethesda à siaste. Mais Les Damnés ne sont du trafic d'êtres humains pour
Washington. Sartre a accepté pas seulement une arme de servir la soif de main-d'œuvre
de préfacer son livre. Son édi- guerre contre la colonisation. corvéable, la corruption et
teur, François Maspéro, lui Fanon y poursuit et systématise l'élitisme des élites postcolo-
e n v o i e un exemplaire fin la problématique de Peau noire, niales, le repli sur des identi-
novembre. Il meurt le 6 décem- masques blancs (cf. p. 88). tés meurtrières, la privation
bre 1961. Le 12 décembre, il L'émancipation des Noirs en des droits élémentaires de la
est enterré, comme il l'avait tant qu'eux-mêmes est une personne au nom d'un droit
souhaité, en terre algérienne, impasse. L'expérience noire est et le « discours sur la guerre
pays où il avait été psychiatre celle d'une identité diaspori- des civilisations. » Pour tout
pendant quatre ans et dont il que* qui trouve sa voie dans cela, Les Damnés restent un
avait rejoint le combat pour une solidarité entre « frères » texte fondamental issu du
l'indépendance dès 1954, avant opprimés qui, sur tous les conti- monde noir. F. V.

90 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


LESLUTTES Frantz Fanon

« Au niveau des individus,


la violence désintoxique »
La décolonisation ne passe jamais ina- avec les caïds et les chefs coutumiers. La liqui-

© perçue car elle porte sur l'être, elle


modifie fondamentalement l'être, elle
transforme des spectateurs écrasés d'inessen-
dation des caïds et des chefs est un préalable
à l'unification du peuple.
Au niveau des individus, la violence désintoxi-
tialité en acteurs privilégiés, saisis de façon que. Elle débarrasse le colonisé de son complexe
quasi grandiose par le faisceau de l'Histoire. d'infériorité, de ses attitudes contemplatives
Elle introduit dans l'être un rythme propre, ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réha-
apporté par les nouveaux hommes, un nouveau bilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée
langage, une nouvelle humanité. La décoloni- a été symbolique et même s'il est démobilisé
sation est véritablement création d'hommes par une décolonisation rapide, le peuple a le
nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa temps de se convaincre que la libération a été
légitimité d'aucune puissance surnaturelle : la l'affaire de tous et de chacun, que le leader n'a
« chose » colonisée devient homme dans le pas de mérite spécial. La violence hisse le peu-
processus même par lequel elle se libère. ple à la hauteur du leader. D'où cette espèce de
Dans la décolonisation, il y a donc exigence réticence agressive à l'égard de la machine
d'une remise en question intégrale de la situa- protocolaire que de jeunes gouvernements se
tion coloniale. Sa définition peut, si on veut la dépêchent de mettre en place. Quand elles ont
décrire avec précision, tenir dans la phrase participé, dans la violence, à la libération natio-
bien connue : « Les derniers seront les pre- nale, les masses ne permettent à personne de
miers. » La décolonisation est la vérification se présenter en « libérateur ». Elles se montrent
de cette phrase. C'est pourquoi, sur le plan jalouses du résultat de leur action et se gardent
de la description, toute décolonisation est une de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur
réussite. destin, le sort de la patrie. Totalement irrespon-
Présentée dans sa nudité, la décolonisation sables hier, elles entendent aujourd'hui tout
laisse deviner à travers tous ses pores, des comprendre et décider de tout. Illuminée par
boulets rouges, des couteaux sanglants. Car si la violence, la conscience du peuple se rebelle
les derniers doivent être les premiers, ce ne contre toute pacification.
peut être qu'à la suite d'un affrontement déci- [... ] Le tiers-monde n'entend pas organiser une
sif et meurtrier des deux protagonistes. Cette immense croisade de la faim contre toute l'Eu-
volonté affirmée de faire remonter les derniers rope. Ce qu'il attend de ceux qui l'ont maintenu
en tête de file, de les faire grimper (à une cadence en esclavage pendant des siècles, c'est qu'ils
trop rapide, disent certains) les fameux échelons l'aident à réhabiliter l'homme, à faire triompher
qui définissent une société organisée, ne peut l'homme partout, une fois pour toutes.
triompher que si on jette dans la balance tous LES DAMNÉS DE LA TERRE, FRANÇOIS MASPÉRO, 1961, © LA DÉCOUVERTE, 2003.

les moyens, y compris bien sûr, la violence.


[...]
La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie
le peuple. De par sa structure en effet, le colo-
nialisme est séparatiste et régionaliste. Le colo-
nialisme ne se contente pas de constater l'exis-
tence de tribus, il les renforce, les différencie.
Le système colonial alimente les chefferies et
réactive les vieilles confréries maraboutiques.
La violence dans sa pratique est totalisante,
nationale. De ce fait, elle comporte dans son
intimité la liquidation du régionalisme et du
tribalisme. Aussi les partis nationalistes se
montrent-ils particulièrement impitoyables

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

La Charte de la liberté
et Nelson Mandela
e 11 juin 1964, à l'issue compagnon de route, malgré

M
L du procès qui le condamne
à la prison à vie, Nelson
Mandela (né en 1918) déclare :
l'interdiction qui lui en avait
été faite par les autorités.
En quoi cette Charte de la
« Le document politique le plus liberté est-elle importante?
important jamais adopté par Tout d'abord, dit Mandela, par
l'ANC est la Charte de la « sa nature multiraciale [...].
Liberté. » Ce texte avait été C'était la première fois dans
adopté par le Congrès du Peu- l'histoire de notre nation mul- Nelson Mandela (né en 1918).
ple, onze ans plus tôt, les 25 et tiraciale que son peuple se
26 juin 1955 à Klipton en Afri- réunissait sur un pied d'égalité Celui qui allait devenir le pre-
que du Sud. Près de 3 000 délé- sans tenir compte de la race, mier président noir de l'Afrique
gués élus, Noirs, Blancs, Indiens de la couleur et de la croyance, du Sud en 1994 ne changera
et métis étaient présents, et afin de formuler une Charte de pas de ligne politique au cours
toutes les organisations poli- la Liberté pour tous les Sud- des années de lutte qui vont
tiques du pays avaient été Africains. » Elle définit une nou- suivre, ni au cours des vingt-
invitées à envoyer des propo- velle Afrique du Sud fondée sur huit années de prison à Robben
sitions pour rédiger une Charte l'égalité de tous : égalité des Island, ni dans sa conquête du
de la Liberté. Le ton de l'appel chances ; État démocratique : pouvoir. Libéré en février 1990,
« Un homme, un vote. » Mais il entame des négociations avec
Un document surtout, La Charte de la liberté le pouvoir blanc, sur la base de
révolutionnaire, nous renseigne précisément La Charte de 1955. Bien sûr,
sur la pensée politique de Nel- l'époque a changé. Mais le soir
qui implique de son Mandela. « La Charte n'est même de sa libération, depuis
détruire l'organisation pas seulement une liste de le balcon de l'hôtel de ville du
économique demandes de réformes démo- Cap, il prononce un discours
cratiques, écrit-il dans un arti- qui commence par la dernière
et politique cle de 1964. C'est un document phrase de la déclaration qu'il
de l'Afrique du Sud. révolutionnaire précisément fit lors de son procès de 1964 :
parce que les changements « Au cours de ma vie, je me suis
national « rédigé avec l'idéa- qu'elle envisage ne peuvent consacré à la lutte du peuple
lisme poétique qui caractérisait être remportés sans détruire sud-africain. J'ai lutté contre la
le projet », écrira plus tard l'organisation économique et domination blanche, et j'ai lutté
Mandela dans ses mémoires, politique actuelle de l'Afrique contre la domination noire. J'ai
disait l'immense espoir que du Sud. » Mais Mandela précise : défendu l'idéal d'une société
soulevait cette initiative au « Si la Charte de la Liberté pro- libre et démocratique dans
pays de l'Apartheid. Deux ans clame des changements démo- laquelle tous vivraient en har-
plus tôt, il avait été élu à la tête cratiques très étendus, ce n'est monie et avec des chances
de l'ANC (African National en aucun cas un schéma direc- égales. J'espère vivre pour réa-
Congress - congress signifiant teur pour une société socialiste. liser cet idéal. Mais s'il le faut,
parti) pour le Transvaal, la Il est vrai qu'elle demande "la c'est un idéal pour lequel je
grande province du Nord, qui nationalisation des banques, suis prêt à mourir. »
concentre dans les mines d'or des mines d'or et de la terre.
et les industries dépendantes [...]". Mais une telle mesure est
Jean Guiloineau, traducteur
la plus grande population impérative car la réalisation de
de Nelson Mandela : Un long chemin
ouvrière du pays, et il assistait la Charte est inconcevable si
vers la liberté (Fayard, 1995) et auteur
au Congrès de Klipton avec ces monopoles ne sont pas
de Nelson Mandela, biographie
Walter Sisulu, son mentor et détruits ».
(Payot, 1994).

92 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le P o i n t


LESLUTTES I Nelson M a n d e l a

« L'Afrique du Sud appartient


à tous ceux qui y vivent »
Nous le peuple d'Afrique du Sud, nous la race, de la couleur ou de la croyance seront

© déclarons :

Que l'Afrique du Sud appartient à tous


abrogées.
TOUS BÉNÉFICIERONT
DES DROITS DE L'HOMME!
ceux qui y vivent, Noirs et Blancs, et qu'aucun La loi garantira à tous le droit de parler, de
gouvernement ne peut équitablement revendi- s'organiser, de se réunir, de publier, de prêcher,
quer une autorité qui ne serait pas fondée sur de prier et d'éduquer ses enfants. [...]
la liberté du peuple. [...] Les lois sur les pass [passeports intérieurs],
Que seul un état démocratique, fondé sur la permis et autres lois restrictives des libertés
volonté du peuple, peut assurer à tous des seront abolies.
droits naturels sans distinction de couleur, de
race, de sexe ou de croyance. [...]
TRAVAIL ET SÉCURITÉ!
LE PEUPLE GOUVERNERA! Tous les travailleurs seront libres de créer des
Chaque homme, chaque femme aura le droit syndicats, d'élire leurs responsables et de pas-
de voter et de se présenter comme candidat à ser des accords sur les salaires avec leurs
tous les organismes qui font les lois. [...] employeurs. [...]
Les droits des gens seront les mêmes sans tenir Le travail des enfants, les camps de travail, les
compte de la race, de la couleur ou du sexe. rémunérations en nature et le travail contractuel
[...] seront abolis.

TOUS LES GROUPES NATIONAUX LES PORTES DU SAVOIR ET DE LA CULTURE


AURONT DES DROITS ÉGAUX! SERONT OUVERTES!
Tous les groupes nationaux et toutes les races Le but de l'éducation sera d'enseigner à la jeunesse
auront des droits égaux dans les organes de l'amour de son peuple et de sa culture, d'honorer
l'État, dans les tribunaux et dans les écoles. la fraternité humaine, la liberté et la paix;
[...]
L'enseignement sera libre, obligatoire, universel
Toutes les lois d'apartheid seront suppri- et égal pour tous les enfants ;
mées. L'enseignement supérieur et la formation tech-
nique seront ouverts à tous grâce au financement
LE PEUPLE AURA SA PART de l'État et à des bourses accordées sur la base
DE LA RICHESSE NATIONALE! du mérite. [...]
La propriété des richesses minérales enfouies
dans le sol, des banques et des industries en DES MAISONS, DE LA SÉCURITÉ
situation de monopole sera transférée au peu- ET DU CONFORT!
ple dans son ensemble. [...] Tous ont le droit de vivre où ils le souhaitent.
[...]
LA TERRE SERA PARTAGÉE Les logements vacants seront mis à la disposi-
ENTRE CEUX QUI LA TRAVAILLENT! tion du peuple. [...]
La limitation de la propriété de la terre sur une Un système de sécurité sociale sera géré par
base raciste prendra fin et toute la terre sera l'État;
redistribuée entre ceux qui la travaillent. [...] La gratuité des soins et de l'hospitalisation sera
La liberté de déplacement sera garantie à tous garantie à tous avec une attention spéciale pour
ceux qui travaillent la terre. [...] les mères et les enfants. [...]
Les personnes âgées, les orphelins, les handi-
TOUS SERONT ÉGAUX DEVANT LA LOI! capés et les malades seront pris en charge par
Personne ne sera emprisonné, déporté ou assi- l'État. [...)
gné à résidence sans un procès juste. [...] « CHARTE DE LA LIBERTÉ » (EXTRAITS), CONGRÈS DU PEUPLE,
KLIPTON, 25-26 JUIN 1955, TRADUCTION ORIGINALE.
Toutes les lois qui discriminent sur la base de

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

Malcolm X et le nationalisme noir

e texte est composé d'ex- la lignée de ces propos, il cri-

C traits d'un entretien télé-


visé accordé en juin 1963
par Malcolm X (1925-1965) au
tiqua vertement la marche de
Washington du 28 août 1963
(cf. p. 96), la qualifiant de « farce
psychologue afro-américain de Washington » et ajoutant
Kenneth B. Clark, lui-même très qu'il ne comprenait pas pour-
engagé dans le mouvement pour quoi il fallait participer à un
les droits civiques. À l'exception événement « organisé par les
de son autobiographie, écrite Blancs devant la statue d'un
en collaboration avec l'écrivain Malcolm X (1925-1965). président [Lincoln*] mort
Alex Haley (cf. p. 88), Malcolm depuis cent ans et qui ne nous
X n'a pas laissé d'écrits. Les n'est pas encore consommé et, aimait pas quand il était vivant ».
documents dont on dispose dans cette interview, pour parer Quelques mois plus tard, son
sont des retranscriptions d'in- aux critiques des autres diri- indifférence à l'assassinat du
terviews et de discours. geants de Nation of Islam, Mal- président Kennedy lui attira les
Après un début de vie chaoti- colm X prend encore soin de foudres des médias et des lea-
que, marqué par la prison (1946- citer avec déférence « Monsieur ders noirs.
1952), Malcolm Little, devenu Muhammad ». Malcolm X se L'influence de Malcolm X fut
Malcolm X en 1952, s'engagea comparait parfois à un ventri- réelle chez les jeunes Noirs des
activement dans le mouvement loque répétant les paroles du ghettos du Nord des États-Unis,
Nation of Islam*, dirigé par maître. Ce ne sera plus le cas plus sensibles à la radicalité de
Elijah Muhammad. Son énergie quelques mois plus tard, lors- son discours qu'aux propos
que le tribun noir parlera en modérés de King, un homme
Pour Malcolm X, la son nom propre. du Sud qui ne s'intéressa à la
situation des Noirs dans le Nord
solution ne peut venir
Un discours radical qu'à partir de 1966. C'est jus-
que de l'organisation Dans cette interview, qui tement à ce moment que le
propre des Noirs, une résume bien ses positions du mouvement noir se radicalisa,
avec la création des Black Pan-
autonomie radicale qui moment, Malcolm X s'en prend
violemment au pasteur Martin thers* par Bobby Seale et Huey
inclut le recours à Luther King (cf. p. 96), accusé Newton et l'émergence d'autres
l'autodéfense. d'être manipulé par les Blancs militants du Black power
et de désarmer les Noirs. Pour (cf. p. 100) comme Stokeley
et son talent oratoire le firent lui, la solution politique ne peut Carmichael. L'antisémitisme de
remarquer, et il devint la figure venir que de l'organisation pro- Malcolm X, à dimension essen-
principale du mouvement, au pre des Noirs, sans l'aide per- tiellement économique (« les
grand dam de Muhammad. La fide de soi-disant alliés comme propriétaires juifs des taudis
jalousie de celui-ci et de son les Juifs, une autonomie radi- des ghettos profitent de la
entourage, jointe à des diver- cale qui inclut le recours à misère des Noirs »), trouva éga-
gences grandissantes entre les l'autodéfense. Il préconise la lement des prolongements dans
deux hommes, devaient mener création d'un État noir dans le les années 1970, en particulier
à la marginalisation progressive Sud des États-Unis, avant un au sein de Nation of Islam avec
de Malcolm X au sein du mou- retour définitif en Afrique. À ce Louis Farrakhan (cf. p. 102),
vement, à son départ en mars titre, Malcolm X s'inscrit net- connu pour ses diatribes anti-
1964, et finalement à son assas- tement dans l'histoire politique sémites.
sinat en février 1965 par des et intellectuelle du nationalisme Pap Ndiaye, historien, maître de
hommes de main de Nation of noir, vivace aux États-Unis conférences à l'EHESS, auteur de La
Islam. À la mi-1963, le divorce depuis la fin du xixe siècle. Dans Condition noire (Calmann-Lévy, 2008).

94 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES I M a l c o l m X

« L'intégration est une astuce des 2


Blancs pour endormir les Noirs » ïï
^ ^ Tout Noir qui apprend aux Noirs à ten- réponse de Moïse fut de séparer les esclaves
dre l'autre joue quand on les attaque de leurs maîtres et de montrer aux esclaves le
désarme ces Noirs de leur droit divin, chemin d'une terre qui serait la leur, où ils ser-
de leur droit moral, de leur droit naturel, de viraient leur Dieu et leur religion, dans leur pays
leur droit intelligent, à se défendre. Tous les où ils pourraient se nourrir, se vêtir et s'abriter
êtres dans la nature peuvent se défendre, et sans l'aide de personne.
ont raison de le faire, sauf le Noir américain. Et Monsieur Muhammad nous enseigne que l'in-
les gens comme King, leur travail c'est d'aller tégration n'est qu'une astuce des Blancs à l'heure
dire aux Noirs : « Ne ripostez pas ».[...] Ce sont actuelle pour endormir les Noirs, pour les endor-
les Blancs qui suivent King. Ce sont les Blancs mir en leur faisant croire que le Blanc change,
qui paient King. Ce sont des Blancs qui subven- et qu'il veut réellement que nous restions ici ;
tionnent King. Ce sont des Blancs qui appuient mais l'Amérique elle-même, à cause du grain
King. Mais la masse des Noirs ne soutient pas qu'elle a semé dans le passé contre le Noir, est
Martin Luther King. King est la meilleure arme bien près de récolter la tempête aujourd'hui,
que les Blancs, qui veulent brutaliser les Noirs, de récolter ce qu'elle a semé... l'Amérique doit
aient jamais eue dans notre pays, parce qu'à payer aujourd'hui le crime qu'elle a commis en
cause de lui, quand le Blanc veut attaquer les tenant les Nègres en esclavage.
Noirs, ils ne peuvent se défendre parce que Les partisans de Monsieur Muhammad ne sont
King a prêché cette stupide philosophie : vous anti-rien, sauf anti-injustice, anti-exploitation et
n'êtes pas censés vous battre, ou vous n'êtes anti-oppression. Beaucoup de Juifs ont un com-
pas censés vous défendre. plexe de culpabilité quand on parle d'exploita-
Chaque fois que des chiens ont mordu des tion, parce qu'ils se rendent compte qu'ils
femmes noires, mordu des enfants noirs, et contrôlent 90% des affaires dans toutes les
quand je dis des chiens, ça signifie que des communautés noires de l'Atlantique au Pacifique,
chiens à quatre pattes et des chiens à deux et qu'ils tirent plus de bénéfices du pouvoir
pattes ont brutalisé des milliers de Noirs, si d'achat des Noirs que les Noirs eux-mêmes, ou
celui qui se présente comme leur leader se toute autre fraction de la communauté blanche,
contente de faire un compromis ou un mar- aussi ça leur donne un complexe de culpabilité.
chandage avec ceux-là même qui ont ainsi mal- Et chaque fois que l'on parle de l'exploitation
traité les siens, pourvu qu'ils veuillent bien lui des Noirs, les Juifs croient qu'ils sont visés, et
offrir du travail en ville pour un seul Noir, ou pour cacher leur culpabilité, ils vous accusent
des choses du même ordre, alors je ne vois rien d'être antisémite.
qui ressemble à un succès, Monsieur, c'est une Les Juifs appartiennent pratiquement à toutes
trahison. les organisations noires. Arthur T. Spingarn, le
L'Honorable Elijah Muhammad nous enseigne chef de la NAACP*, est juif... Les mêmes Juifs
que la solution ne viendra jamais des politiciens, ne vous laisseraient pas devenir président de la
elle viendra de Dieu, et que le seul moyen pour B'nai B'rith, ou de leurs autres organisations.
le Noir, dans ce pays aujourd'hui, de se faire NOUS, LES NÈGRES, JAMES BALDWIN, MARTIN LUTHER KING, MALCOLM X :
ENTRETIENS AVEC KENNETH B. CLARK,
respecter et reconnaître par les autres, est de
TRAD. ANDRÉ CHASSIGNEUX, © LA DÉCOUVERTE, 2008.
se débrouiller seul ; de gagner quelque chose
et de faire quelque chose pour lui seul ; et que
la solution que Dieu a donnée à l'Honorable
Elijah Muhammad est celle que Dieu donna à
Moïse quand les Hébreux dans la Bible se trou-
vaient dans une misère semblable à la misère
des Nègres en Amérique aujourd'hui, qui n'est
en somme qu'un esclavage moderne, une Egypte
moderne ou une Babylone moderne. Et la

L e Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

De la prison au rêve, la voix


de Martin Luther King
ette lettre fut écrite par emprisonnées et violentées,

C Martin Luther King


(1929-1968) le 16 avril
1963, au cœur du mouvement
dont King. Les freedom songs,
les « chansons de la liberté »,
dont le fameux We shall Over-
pour les droits civiques. Elle come, résonnaient dans la pri-
visait à répondre à des pasteurs son, pendant que King, dans sa
blancs de l'Alabama qui avaient cellule, penché sur sa table,
jugé son action « inconsidérée écrivait sa lettre.
et intempestive ». King saisit
l'occasion de justifier sur le Convaincre tes lianes
fond ses principes et ses métho- King justifie les sit-ins et les Martin Luther King (1929-1968).
des d'action. Cette lettre est marches en expliquant que le
sans doute l'un des plus beaux pouvoir local a refusé de négo- sudiste ; et qu'il n'est pas accep-
textes de King, d'une clarté et cier, et que l'action non violente table de s'entendre dire :
d'une force lumineuses. Publiée a pour objet de créer une « ten- « Attendez, soyez patients. » Il
pour la première fois en juin sion constructive » qui le pous- leur explique pourquoi « nous
1963 par The Christian Century sera à négocier : « La liberté ne pouvons plus attendre ».
puis Y Atlantic Monthly, et n'est jamais accordée par l'op- Quelques mois plus tard, le
reprise à de multiples reprises presseur ; elle est exigée par 28 août 1963, King prononça le
par la suite, y compris dans un l'oppressé. » Il explique qu'en- discours le plus célèbre depuis
livre de King, Why We Can't freindre une loi injuste, c'est- la proclamation d'Émancipa-
Wait (1964), elle est devenue tion de Lincoln* qui annonça
un texte classique pour la pen-
Un discours typique en 1863 la fin de l'esclavage :
sée noire. « I have a dream. » Plus de
King se trouvait alors empri-
des sermons des églises 250000 personnes étaient
sonné à Birmingham, dans noires, notamment venues de tout le pays pour
l'Alabama, suite aux manifes- par la répétition des manifester contre la ségréga-
tations non violentes qu'il avait tion et écouter les orateurs,
organisées dans cette ville pour
formules. dont King, qui prit la parole
exposer aux yeux de tous les dans la fin d'après-midi torride
Américains la violence des par- à-dire une loi qui n'est pas de l'été washingtonien. En par-
tisans de la ségrégation*, en conforme aux principes moraux tie improvisé, ce discours est
premier lieu le shérif « Bull » et divins, est un acte morale- typique des sermons des égli-
Connor et ses hommes de la ment légitime. Avec cette lettre, ses baptistes noires, notam-
police locale. Membre du Ku King espérait convaincre non ment par la répétition des
Klux Klan*, Connor ne croyait point les partisans fervents de formules « I have a dream » et
qu'à la force pour « ramener la ségrégation, qui de son point « let freedom ring ». La foule
les Noirs à leur place ». Face de vue ne pouvaient qu'être approuvait par des « amen »
aux manifestants, y compris contraints, mais les Blancs vibrants. Ce discours trans-
des enfants, la police de Bir- modérés du Sud, ceux qui forma une manifestation en
mingham utilisa des lances à n'aimaient pas la ségrégation événement historique, par le
eau redoutables, des gaz lacry- mais qui craignaient la radica- rappel inspiré des idéaux de
mogènes et des chiens d'atta- lité du mouvement pour les justice et d'égalité, et de ce que
que. Le spectacle des manifes- droits civiques. Il veut les la couleur de peau ne devait
tants lacérés par les crocs des convaincre que la violence n'est pas être un malheur. Il hâta la
chiens et culbutés par les jets pas suscitée par les manifes- fin de la ségrégation et l'obten-
d'eau fit le tour du monde. Plus tants, mais qu'elle est consubs- tion des droits civiques dans
de 3000 personnes furent tantielle au système racial le Sud des États-Unis. P. N.

96 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES | M a r t i n Luther King

« Une pression résolue,


légale et non violente »
Prison de Birmingham, 16 avril 1963 années, j'entends ce mot : « Attendez ! » Il résonne

© Chers confrères pasteurs,


Incarcéré à la prison municipale de
Birmingham, je suis tombé sur votre récente
à mon oreille, comme à celle de chaque Noir,
avec une perçante familiarité. Cet « Attendez ! »
a presque toujours signifié : « Jamais ! » Mais
déclaration qui tient nos activités actuelles quand vous avez vu des populaces vicieuses
pour « malavisées et inopportunes » [ . . . ] Vous lyncher à volonté vos pères et mères, noyer à
déplorez les manifestations qui se déroulent plaisir vos frères et sœurs ; quand vous avez vu
actuellement à Birmingham. Mais je regrette des policiers pleins de haine maudire, frapper,
que votre déclaration n'exprime pas une pré- brutaliser et même tuer vos frères et sœurs
occupation similaire quant aux circonstances noirs en toute impunité ; quand vous voyez la
qui ont entraîné les manifestations [... ] grande majorité de vingt millions de Noirs étouf-
Toute campagne non violente comporte quatre fer dans la prison fétide de la pauvreté, au sein
étapes :1.1a collecte des faits qui prouvent ou d'une société opulente; [...] quand vous êtes
non l'existence de l'injustice ; 2. la négociation ; harcelé le jour et hanté la nuit par le fait que
3. l'autopurification ; 4. l'action directe. Nous vous êtes un Nègre, marchant toujours sur la
avons franchi ces quatre étapes à Birmingham. pointe des pieds sans savoir ce qui va vous
On ne gagnera rien à prétendre que la ville n'est arriver l'instant d'après, accablé de peur à l'in-
pas en p r o i e à l ' i n j u s t i c e r a c i a l e . térieur et de ressentiment à l'extérieur ; quand
Birmingham est probablement la ville des États- vous combattez sans cesse le sentiment dévas-
Unis où la ségrégation est la plus rigoureuse. tateur de n'être personne ; alors vous comprenez
Le hideux bilan de ses brutalités policières est pourquoi nous trouvons si difficile d'attendre.
connu aux quatre coins de notre pays. Le trai- MARTIN LUTHER KING, LES GRANDS TEXTES DU PASTEUR NOIR,
tement injuste que ses tribunaux réservent aux TRAD. MARC SAPORTA, © BAYARD, 2008.

Noirs est de notoriété publique. Il y a eu plus


d'attentats impunis contre les foyers et les
églises des Noirs à Birmingham que dans n'im- Je fais un rêve.
porte quelle autre ville américaine. Ce sont des Je rêve que, un jour, sur les rouges collines de
faits matériels, brutaux, incroyables. Dans cette Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils
situation, les dirigeants noirs ont cherché à des anciens propriétaires d'esclaves pourront
négocier avec les pères de la cité. Mais les s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.
dirigeants politiques ont constamment refusé Je rêve que, un jour, l'État du Mississippi lui-
d'entamer des négociations de bonne foi. même, tout brûlant des feux de l'injustice, tout
Le propos de notre programme d'action directe brûlant des feux de l'oppression, se transformera
est de créer une situation de crise si grave en oasis de liberté et de justice.
qu'elle débouchera inévitablement sur une Je rêve que mes quatre petits enfants vivront
négociation. [...] un jour dans un pays où on ne les jugera pas à
Mes amis, je dois vous dire que nous n'avons la couleur de leur peau, mais à la nature de leur
pas obtenu le moindre gain dans le domaine caractère. Je fais aujourd'hui un rêve!
des droits civiques sans exercer une pression Je rêve que, un jour, même en Alabama, [...]
résolue, légale et non violente. L'histoire est la les petits garçons noirs et les petites filles
longue et tragique illustration du fait que les noires, les petits garçons blancs et les petites
groupes privilégiés cèdent rarement leurs pri- filles blanches, pourront tous se prendre par
vilèges sans y être contraints. Il arrive que les la main, comme frères et sœurs. Je fais
individus soient touchés par la lumière de la aujourd'hui un rêve!
morale et renoncent volontairement à leurs IBID.

attitudes injustes, mais comme nous l'a rappelé


Reinhold Niebuhr, les groupes n'ont pas autant
de moralité que les individus [...] Depuis des

L e Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

a s

g L'Afrique doit s'unir,


de Kwame Nkrumah
armi les nombreux livres touches, les blanches comme relativement vite à la souverai-

P publiés par le penseur


ghanéen Kwame Nkru-
mah (1909-1972), L'Afrique doit
les noires. Ensuite, il apprit de
Benjamin Nnamdi Azikiwe
(1904-1996), installé à Accra
neté, et une « Afrique noire »,
appelée à subir plus durable-
ment les rudes leçons de « la
s'unir est le plus connu et l'un comme journaliste pendant les civilisation ». Ce fut Nkrumah
des plus importants. Il fut années 1930, le concept de qui brisa ce mythe. Dès 1957,
publié quelques jours seule- renaissance africaine, mariant un an à peine après l'indépen-
ment avant l'ouverture à Addis- lutte pour la libération natio- dance du Maroc, de la Tunisie
Abeba, en Éthiopie, du premier nale, célébration des réalisa- et du Soudan, il fit de la Gold
tions les plus brillantes de Coast, rebaptisée Ghana du
l'Afrique d'autrefois et ambi- nom du premier royaume de
Pour bien jouer tions volontaristes de l'Afrique l'ancienne Afrique de l'Ouest,
du piano, il faut jouer à venir. Le mouvement natio- le premier pays indépendant
naliste de la Gold Coast (ancien de l'« Afrique noire ». L'engage-
de toutes les touches,
nom du Ghana) fit le reste, grâce ment qu'il prit alors - « l'indé-
les blanches comme au bouillonnement social, intel- pendance du Ghana n'a pas de
les noires. lectuel et politique exception- sens si elle n'est pas rehaussée
nel qui l'agitait depuis les par la libération totale de l'Afri-
années 1860. Ses deux aînés lui que » - fut concrétisé par la
sommet des trente chefs d'État indiquèrent aussi la route des
de l'Afrique indépendante États-Unis, où ils avaient reçu Dès 1957, le Ghana
(22 au 22 mai 1963), qui allait leur propre formation univer-
sitaire et où il fallait, selon eux,
de Nkrumah
donner naissance à l'OUA
(Organisation de l'unité afri- aller « à la recherche de la Toi- fut le premier pays
caine). Distribué à chacun des son d'or » (Azikiwe). Le long d'Afrique noire
participants, il apparaissait voyage d'apprentissage condui-
sit Nkrumah aux États-Unis d'où
à se libérer du joug
comme la somme du fonde-
ment idéologique, du pro- il ramena l'éloquence et les colonial.
gramme à long terme et des symboles militants de Marcus
structures organisationnelles Garvey (cf. p. 34), mais aussi Conférence des chefs d'État,
de l'institution panafricaine la passion intellectuelle raison- puis celle des peuples africains
qui allait voir le jour. née de W.E.B. Du Bois (cf. p. 30). réunies à Accra en 1958.
Au cours de son passage éclair L'Afrique doit s'unir fut l'abou-
Luttes nationales en Angleterre (1945-1947), il tissement nécessaire de ce
Du panafricanisme, Nkrumah trouva le loisir d'organiser à parcours politique et intellec-
était alors l'héritier le plus Manchester la cinquième Confé- tuel. À Addis-Abéba, les chefs
brillant, le théoricien le plus rence panafricaine. Pour tous d'État africains choisirent la
cohérent, le militant le plus les militants de cette généra- voie prudente d'une OUA sans
passionné. Sur ce terrain, ses tion, la conférence suivante programme, sans moyen et
convictions s'étaient affirmées devait se tenir en terre afri- sans pouvoir. L'échec de l'OUA
très tôt, en Afrique même, caine. Comment y parvenir les amena à adopter le 11 juillet
d'abord sous l'influence de autrement qu'en la libérant des 2000 l'Acte de l'Union africaine,
Kwegyr Aggrey (1875-1927) son chaînes du colonialisme? Les qui se situe encore bien en deçà
maître d'école à Accra qui lui puissances coloniales avaient du panafricanisme de Nkru-
apprit, contre le racisme inhé- fait du Sahara ce qu'il n'avait mah, penseur dont le rêve
rent au système colonial, que jamais été : une barrière entre continue de hanter l'esprit des
pour bien jouer du piano, il faut une « Afrique blanche », réputée Africains...
évidemment utiliser toutes les digne, sauf l'Algérie, d'accéder Elikia M'Bokolo

98 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES I K w a m e N k r u m a h

« Du gouvernement continental
de l'Afrique »
Notre continent nous donne le second ne vois pas l'intérêt de faire des efforts chacun
s territoire du monde (en étendue). Les de son côté pour entretenir d'importantes
richesses naturelles de l'Afrique pas- forces armées qui, de toute façon, seraient
sent pour être supérieures à celles de presque inefficaces en cas d'attaque sérieuse d'un État
n'importe quel autre continent. Pour tirer le particulier.
maximum de nos ressources actuelles et poten- Le troisième objectif dépend des deux premiers.
tielles, en vue de l'abondance et d'un bon ordre Si nous instituions une organisation commune
social, nous devons unir nos efforts, nos res- de planification économique et mettions nos
sources, nos compétences et nos intentions. armées en commun, il faudrait que nous adop-
Nous devons tous tirer une leçon de l'Europe, tions une politique étrangère et une diplomatie
par contraste. Cultivant par trop ses nationa- communes, afin de donner une direction poli-
lismes exclusifs, elle a sombré, après des siè- tique à nos efforts conjoints en vue de la pro-
cles de guerres entrelardées d'intervalles de tection et du développement économique de
paix instable, dans un état de confusion, sim- notre continent. [...]
plement parce qu'elle n'est pas parvenue à se La survivance de l'Afrique libre, les progrès de
donner une saine base d'association politique son indépendance et l'avance vers l'avenir
et de compréhension. [...] radieux auquel tendent nos espoirs et nos efforts,
Tandis que nous, les Africains, pour qui l'unité tout cela dépend de l'unité politique. [...]
est le but suprême, nous efforçons de concer- Tel est le défi que la destinée a jeté aux diri-
ter nos efforts dans ce sens, les néocolonia- geants de l'Afrique. C'est à nous de saisir cette
listes font tout pour les rendre vains en encou- occasion magnifique de prouver que le génie
rageant la formation de communautés fondées du peuple africain peut triompher des tendan-
sur la langue des anciens colonisateurs. [...] ces séparatistes pour devenir une nation sou-
Le fait que je parle anglais ne fait pas de moi veraine, en constituant bientôt, pour la plus
un Anglais. De même, le fait que certains d'en- grande gloire et prospérité de son pays, les
tre nous parlent français ou portugais ne fait États-Unis d'Afrique.
pas d'eux des Français ou des Portugais. Nous L'AFRIQUE DOIT S'UNIR, TRAD. LAURENT JOSPIN,
sommes des Africains et rien que des Africains, PRÉSENCE AFRICAINE, 1994, © PAYOT, 1964.

et nous ne pouvons poursuivre notre intérêt


qu'en nous unissant dans le cadre d'une Com-
munauté africaine. [...]
Pour nous, l'Afrique est une, îles comprises.
[...] Du Cap à Tanger ou au Caire, de Cape
Guardafui aux îles du Cap-Vert, l'Afrique est
une et indivisible.
J'estime donc qu'une Afrique unie (entendons :
unie politiquement et économiquement, sur
l'ensemble du continent) poursuivrait les trois
objectifs que voici :
Tout d'abord, nous aurions une planification
économique générale, à l'échelle continentale.
Cela accroîtrait la puissance économique et
industrielle de l'Afrique. Tant que nous restons
balkanisés, régionalement ou territorialement,
nous sommes à la merci du colonialisme et de
l'impérialisme.
En second lieu, nous poursuivrons l'unification
de notre stratégie militaire et de défense. Je

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

Le Black Power et l'autodéfense noire

partir des années 1960 de l'été 1965. Dès 1967, Eldridge

A aux États-Unis, la ques-


tion de la violence est au
cœur d'un débat philosophique
Cleaver (1935-1998) prend la
tête de ce mouvement de plus
en plus populaire, grâce aux
et politique qui marque un tour- programmes sociaux qu'il met
nant dans la pensée noire, celle en place et à l'efficacité des
du « Black Power!* », symbo- militants à lutter contre la vio-
lisé par le Black Panther Party lence policière. Les premières
(BPP). Jusque-là, la stratégie actions consistent à suivre la
de la non-violence avait été le police et à intervenir dès qu'un
mode d'action privilégié du agent viole une liberté indivi-
Mouvement pour les droits duelle. Cette stratégie légaliste
civiques, pour dénoncer les va de pair avec une philosophie
horreurs et les injustices du Les premières actions de l'autodéfense, largement
système ségrégationniste ins- consistent à suivre mise en scène : les militants
titutionnalisé par les lois « Jim sont habillés de noir, et armés,
Crow* », comme les exactions la police et à intervenir la Californie autorisant le port
du Ku Klux Klan*. Alors que dès qu'un agent d'armes. Le mouvement gagne
Martin Luther King (cf. p. 96) viole une liberté rapidement New York et Chicago
défend une mobilisation paci- et bientôt le BPP s'allie à la
fique pour des raisons politi- individuelle. gauche radicale et, à l'étranger,
ques et philosophiques, Stokely aux mouvements marxistes-
Carmichael (1941-1998), étu- gantés de noir, de Tommie léninistes. Mouvement de la
diant de l'université d'Howard Smith et de John Carlos, lors jeunesse noire issue du ghetto,
originaire de Trinité et Tobago de la remise de médailles du disciplinée et instruite (chaque
et leader du SNCC (Student Non 200 mètres aux jeux Olympi- membre doit lire au moins deux
Violent Coordinating Commit- ques de Mexico en 1968. heures par jour), il devient la
tee), est de plus en plus scep- cible du FBI. À partir de 1970,
tique. En juin 1966, James Mere- la feynesse âu ghetto le BBP va être décimé. C'est
dith, un autre étudiant, militant Politiquement, le Black Power alors qu'éclate l'affaire des
noir pour les droits civils, est incarné par le Black Panther « Frères de Soledad » (deux
entame une « Marche contre la Party (BPP), que vont rejoindre militants révolutionnaires noirs
peur » dans le Mississipi, au quelques mois après sa fonda- qui ont tenté de s'évader de
cours de laquelle il est griève- tion Stokely Carmichael et son prison), au cours laquelle la
ment blessé par balle. À la suite épouse, la chanteuse Myriam philosophe Angela Davis*,
de cet événement, Stokely Car- Makeba (1932-2008), militante membre du BBP, est accusée
michael considère qu'il est du mouvement noir sud-afri- de complicité et condamnée à
temps d'abandonner la straté- cain. Créé par Huey P. Newton mort, ce qui suscite une mobi-
gie de la non-violence prônée (1942-1989) et Bobby Seale lisation internationale de sou-
jusqu'ici par le mouvement, et (1936-), en 1966 à Oakland (Cali- tien sans précédent. Angela
lance le slogan « Black Power! » fornie), le Black Panther Party Davis sera finalement libérée.
Le Black Power inaugure alors for Self Defense est influencé Devenue l'une des figures les
une véritable politique de fierté, parMalcolmX(c/; p. 94) comme plus emblématiques de la pen-
que le chanteur James Brown par Frantz Fanon (cf. p. 88). Son sée noire révolutionnaire, elle
popularisera en 1968 dans son émergence est tout autant liée milite toujours contre la poli-
fameux « Say itLoud: Iam Black au Mouvement pour les droits tique pénale aux États-Unis,
and Proud », et qui reste sym- civiques qu'à la guerre du Viet- qu'elle juge des plus racistes.
bolisée par les poings levés, nam et aux émeutes de Watts E.D.

100 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES I Black P o w e r

« Les Noirs devraient et


doivent rendre les coups »
x Nous avons fondamentalement besoin, la vie des Noirs et exigent que leurs vertus en
pour commencer, de libérer notre his- tant que peuple soient reconnues. Le peuple
toire et notre identité de ce qu'on peut noir de ce pays n'a pas lynché de Blancs, n'a
appeler le terrorisme culturel [...]. Il nous fau- pas lancé de bombes dans les églises blanches,
dra combattre pour avoir le droit d'inventer n'a pas assassiné d'enfants blancs et n'a pas
les termes qui nous permettront de nous défi- trafiqué les lois et les institutions pour mainte-
nir et de définir nos rapports avec la société, nir l'oppression. Les racistes blancs, eux, l'ont
et il nous faudra lutter pour les faire accepter. fait. Il n'a pas été nécessaire de faire voter au
Tel est le premier besoin d'un peuple libre ; et Congrès une succession de lois pour que les
c'est aussi le premier droit que refuse tout Noirs cessent d'opprimer les autres et de leur
oppresseur [...]. Le Black Power repose sur un refuser la pleine jouissance de leurs droits. Ce
postulat fondamental : avant d'entrer dans la sont les racistes blancs qui ont rendu ces lois
société ouverte, un groupe doit commencer par indispensables. Le but que poursuit le Black
serrer les rangs [...]. Power est positif, ce qu'il veut c'est une société
Le Black Power doit discerner les fondements libre et viable. [...]
ethniques de la politique américaine, tout Les partisans du Black Power ne veulent plus
comme il a discerné l'influence prépondérante de slogans et de l'éloquence creuse propres à
du pouvoir blanc sur cette politique. C'est la lutte pour les droits civiques de ces dernières
pourquoi il demande au peuple noir de s'unir, années. Progrès, non-violence, intégration,
afin de pouvoir discuter en position de force. crainte du « recul blanc », coalition : ce langage
Mais si nous encourageons, en tant que procé- appartient au passé, il est maintenant vide de
dure, la solidarité et l'identité de groupe, afin sens. [...] À notre avis il est temps de faire
d'atteindre certains objectifs politiques, cela comprendre aux foules blanches déchaînées,
ne veut pas dire que les Noirs doivent recher- aux agitateurs nocturnes, que le temps où ils
cher le même genre d'avantages (c'est-à-dire pouvaient frapper impunément est révolu. Les
de résultats) que la société blanche. Les valeurs Noirs devraient et doivent rendre les coups.
et les objectifs qui doivent être les nôtres ne Rien n'arrête plus vite le bras d'un ennemi levé
sont pas l'exploitation et la domination d'autres sur vous pour vous tuer que ces simples mots,
groupes, mais une part effective du pouvoir nets et précis : « D'accord, imbécile, vas-y! Ris-
total. Néanmoins, certains observateurs ont que donc ce que je risque : ta vie! » [...]// ne
qualifié de racistes ceux qui prônent le Black peut y avoir d'ordre social sans justice sociale. Il
Power : ils ont déclaré que réclamer le droit à s'agit de faire comprendre aux Blancs qu'ils
l'identité et à la libre disposition de soi-même doivent cesser de faire du mal aux Noirs, sinon
était du « racisme à rebours », ou le désir d'une les Noirs se défendront.
« suprématie noire ». C'est un mensonge absurde STOKELY CARMICHAEL, CHARLES V. HAMILTON, BLACK POWER. POUR UNE POLITIQUE
et délibéré. Il n'y a aucune analogie - quelque DE LIBÉRATION AUX ÉTATS-UNIS, 1967, TRAD. ODILE PIDOUX, © PAYOT, 1968.

effort d'imagination que l'on puisse faire - entre


les avocats du Black Power et les racistes blancs.
Le racisme, ce n'est pas seulement exclure un
autre pour des raisons raciales, c'est l'exclure
pour le dominer ou continuer à le dominer. Les
racistes n'ont qu'un but : maintenir les Noirs
au bas de l'échelle, arbitrairement et autoritai-
rement, comme ils l'ont déjà fait depuis plus
de trois cents ans. Ceux qui veulent l'autodé-
termination, le droit d'être identifiés - donc les
partisans du Black Power-, désirent participer
pleinement aux prises de décisions qui affectent

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I LES LUTTES

g La suprématie noire
selon Louis Farrakhan
ouis Farrakhan illustre par statut socio-économique, l'ac- ci-contre, lors de la célébration
ses discours un courant, cès aux études, la lutte contre du Saviour's Day, le 26 février,
certes minoritaire, mais la délinquance, et pour les jour de commémoration de la
très influent aux États-Unis, droits des femmes musulmanes. naissance de Wallace Fard
celui qui affirme la suprématie Les femmes, qu'on lui a pour- Muhammad, fondateur de la
des Noirs sur toutes les autres tant longtemps reproché de ne Nation of Islam, il y dénonce
races. Enfant du Bronx (New pas avoir conviées à la Million la responsabilité des Juifs dans
York) né en 1933, Louis Eugene la traite des Noirs, thème récur-
Walcott de son vrai nom avait Si Farrakhan fait rent dans une certaine partie
déjà conquis le public améri- de la communauté noire
référence à la paix et à
cain à l'âge de 14 ans, en rem- convaincue que nombre d'ar-
portant des concours nationaux la fraternité, il n'en est mateurs de la traite étaient de
avec son violon. Il enregistre pas moins réputé pour confession juive. Il n'hésite pas
par la suite plusieurs albums non plus à reprendre à son
ses positions radicales
de calypso sous le nom de The compte les vieilles accusations
Charmer. C'est en 1955, alors et ses dérapages. de l'antisémitisme chrétien,
qu'il donne un concert à qualifiant le judaïsme de « reli-
Chicago, qu'il noue ses pre- Man March, manifestation qu'il gion de suceurs de sang ». Le
miers contacts avec des parti- avait organisée en octobre 1995 monde de Farrakhan est déci-
sans de la Nation of Islam*, la à Washington, et qui était limi- demment très sombre. Normal,
plus puissante des organisa- tée aux hommes noirs ! S'il fait il est dirigé par Satan. Comme
tions musulmanes noires aux largement référence dans ses le montre le deuxième extrait
États-Unis, alors en pleine allocutions à la paix et la fra- ci-contre, c'est le Mal qui selon
expansion. Trois ans plus tard, ternité, il n'en est pas moins lui crée les nations, les reli-
c'est lui qui composera l'hymne réputé pour ses positions radi-
de l'organisation : White Man s cales et ses dérapages. Contre
Heaven is a Black Man's Hell. les Blancs, bien sûr, qu'il qua- Le tribun reprend
Proche de Malcolm X (cf. p. 94) lifie de « diables aux yeux à son compte
qui l'incite fortement à se bleus » et de « monstres ».
convertir, Farrakhan devient
les vieilles accusations
Conviction qui doit beaucoup
l'un des « ministres » du mou- au théoricien Léonard Jeffries de l'antisémitisme
vement, avant d'en prendre la (né en 1937), professeur au chrétien.
direction en 1978. département des Black studies
du City College à Harlem, et
« Un monde sans Blancs » qui défend lui aussi la thèse de gions, les systèmes politiques,
Depuis, devenu minister (minis- la suprématie des Noirs. Selon Lui qui détruit ceux qui s'op-
tre du culte), il exprime princi- ce dernier, il y a d'un côté les posent à lui et refusent ses
palement ses idées dans ses ice people » violents et cruels, principes... Est-ce pour mieux
sermons, largement diffusés et et de l'autre, les « suri people » sauver le monde que Louis
repris sur l'Internet. Il y prône compatissants et pacifiques. Farrakhan a tenu à apporter
l'indépendance du peuple noir Interrogé en 1995 sur la nature tout son soutien à Barack
en Amérique, d'un point de vue du monde qu'il aimerait laisser Obama pendant la campagne
à la fois économique, social et à ses enfants, Jeffries avait ainsi présidentielle? Un geste dont
intellectuel. L'objectif? Ne plus répondu : « Un monde sans le nouveau Président des États-
d é p e n d r e des Blancs. Se Blancs. » Mais Farrakhan s'est Unis se serait bien passé et
côtoient dans ses discours des aussi fait connaître pour ses qu'il a d'ailleurs catégorique-
revendications pour les droits prises de position homophobes ment refusé...
des Noirs américains, pour leur et surtout antisémites. Comme Victoria Gairin

102 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES I Louis Farrakhan

« Les Juifs possédaient


des bateaux négriers »
Donc, quand les Juifs furent châtiés, quelle est sa situation sociale, ou quel est son
battus et assassinés, ils quittèrent l'Es- statut. Sachez juste qu'il est votre frère.
pagne. Où êtes-vous allés ? Aux Caraï- DISCOURS LORS DE LA « MILLION MAN MARCH », OCTOBRE 1995.

bes. En Amérique du Sud et vous êtes devenus


des propriétaires de plantations... C'est pour Qu'est-ce que le monde? Les mondes sont
cette raison que beaucoup de Juifs ne veulent composés de nations, de systèmes, la cohorte
pas entendre parler de réparations. Je ne suis des générations d'habitants de cette terre, qui
pas habité par la haine, enlevez-vous immédia- vivent côte à côte au même endroit ou au même
tement cela de l'esprit. Mais j'ai la passion de moment ; la somme terrestre des êtres humains
la vérité et de la justice. ou de l'existence humaine. Pour que Satan
« SAVIOURS' DAY SPEECH », CHICAGO, 29 FÉVRIER 2004. puisse bâtir son monde, il doit contrôler les
êtres humains et le moyen par lequel ils existent.
Écoutez, les Juifs n'ont pas de mains qui soient Un monde se suffit à lui-même, et se met à
pures de notre sang. Ils possédaient des bateaux exister pour répondre aux demandes, aux envies
négriers, ils nous ont achetés puis vendus. Ils et aux désirs de celui qui le possède. Comme
nous ont violés et volés. Si vous n'arrivez pas Satan a créé ce monde, alors ce monde est fait
à réaliser ça, pourquoi allez-vous me condam- pour combler les désirs de Satan pour notre
ner pour vous avoir montré votre passé ? Com- existence ou notre subsistance sur terre. C'est
ment alors, pouvez-vous vous racheter et vous pour cela que Satan crée des nations. Satan
repentir si personne n'a le courage d'ouvrir le crée les religions ou les entraîne loin de leurs
livre? Vous ne l'avez pas ? Mais moi, que je sois buts originels.
maudit, mais je l'ai. Satan doit créer l'enseignement et tout son
« SAVIOURS' DAY SPEECH », CHICAGO, 27 FÉVRIER 2005. système pour que l'éducation nous forme et
nous façonne en loyaux serviteurs des règles
Et pourquoi sommes-nous venus ? Parce que que Satan impose à son monde. Satan doit contrô-
nous voulions une association encore plus ler les régimes politiques, qu'ils soient commu-
unie. Et, si vous faites attention, vous verrez nistes, socialistes, capitalistes, démocratiques
c'est la presse qui a provoqué toutes ces divi- ou dictatoriaux. [...]
sions. Tu ne devrais pas venir, tu es chrétien... Satan contrôle la politique. Je sais que Barack
C'est un truc de musulmans... Tu ne devrais Obama a l'air bien. C'est un jeune homme sympa.
pas venir, tu es trop intelligent pour suivre la Mais Satan n'en fiche de savoir à quel point on
Haine... Tu ne devrais pas venir, regarde ce est sympa, du moment qu'on reste sympa avec
qu'ils ont fait, ils ont exclu les femmes, tu as lui. Si on ne l'est plus, alors il nous détruira. Au
vu ? Ils ont joué toutes les cartes et tiré toutes moment d'écrire ce texte, les sangsues sont
les ficelles. déjà accrochées à Barack Obama.
Oh, mais tu devrais y jeter un nouveau coup « ONE NATION UNDER GOD », CHICAGO, 18 MARS 2007, TRAD. ORIGINALE.

d'œil, mon gars ! L'Amérique a un nouvel homme


noir aujourd'hui. À présent, mes frères, on
peut tirer une leçon d'être ainsi rassemblés
ici tous ensemble. Désormais, nous ne pourrons
plus jamais nous voir à travers un œil étroit,
limité par nos frontières fraternelles, civiques,
politiques, religieuses, de rue ou de profession.
Nous ne pouvons pas résister à l'ampleur d'un
tel mouvement : quand vous retournerez dans
vos villes, que vous croiserez un homme noir,
une femme noire, ne lui demandez pas quelles
sont ses convictions politiques ou religieuses,

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


C l é s de l e c t u r e I LESLUTTES

Le rastafarisme de Bob Marley

ort en pleine gloire

M
nisés d'Afrique - Mozambique,
des suites d'un can- Angola, Zimbabwe - obtiennent
cer, le chanteur effectivement leur indépen-
jamaïcain Bob Marley (1945- dance. Seule l'Afrique du Sud
1981) demeure un artiste et un conservera la ségrégation
symbole mondialement connus. raciale jusqu'en 1991.
Décliné sur des millions de Acteur majeur du panafrica-
supports, son portrait constitue nisme* (l'Organisation de
en effet, selon le chanteur Manu l'union africaine fut fondée en
Chao, « le meilleur passeport 1963 à Addis-Abeba), l'empe-
qui existe. Avec un badge ou reur Hailé Sélassié (ou « Puis-
un T-shirt Bob Marley, tu peux Bob Marley (1945-1981). sance de la Trinité » en Amha-
faire le tour du monde, pénétrer rique) était également une
sans crainte dans les quartiers nonça à la tribune des Nations grande figure religieuse. Fidèle
les plus mal famés. [...] Il est unies, le 6 octobre 1963, l'em- au christianisme orthodoxe de
le seul à posséder cette dimen- pereur d'Éthiopie Hailé Sélassié l'église d'Éthiopie, il ne se
sion planétaire, à incarner la (1892-1975). Dans la lignée de reconnut jamais dans le culte
rébellion et la non-violence » son appel à la Société des que lui vouaient de nombreux
(cité par Francis Dordor dans nations*, en 1936, quand il pré- Jamaïcains, dont Marley, qui
Bob Marley, éditions Librio vint les gouvernements euro- voyaient en lui un nouveau
1999). C'est qu'à travers ses péens qu'à défaut de vaincre messie. Empruntant à Sélassié
chansons, l'artiste donna voix le fascisme en défendant l'Éthio- son nom d'origine (ou Ras
à une double revendication, pie contre l'invasion italienne, Tafari Makonnen, « Le prince
politique et religieuse, où pour ils auraient bientôt à le com- redouté et noble »), le rastafa-
faire bref il voua à la révolution battre chez eux, le chef d'État risme prolonge les mouve-
tiers-mondiste un véritable ments prophétiques et mes-
culte tout en faisant d'un nou- sianiques par lesquels les
Des chansons
veau culte - le rastafarisme - Africains et leurs descendants
une nouvelle idéologie révolu- qui vouent du Nouveau Monde s'appro-
tionnaire. à la révolution prièrent le christianisme et les
légendes bibliques pour don-
tiers-mondiste
Refrains universels ner sens à leur histoire. Cinq
un véritable culte. ans après l'assassinat de Sélas-
Soul Rebel, Lively Up Yourself,
Them Belly Full (But We Hun- sié à la suite d'un coup d'État,
gry), Révolution : autant de africain fait du racisme et de Redemption Song est le vérita-
titres de chansons qui, comme l'inégalité entre les hommes les ble testament de Marley, la
ceux des albums « Burnin' », principaux obstacles au nouvel dernière chanson de son der-
« Uprising » ou « Confronta- ordre international fondé sur nier album puis de son dernier
tion », annoncent une insurrec- la paix. Se refusant à la litote, concert, le 21 septembre 1980.
tion générale dont le modèle Bob Marley déclare « la guerre » Elle conjugue ainsi, en quel-
est assurément Get Up Stand (les paroles italisées dans la ques vers, une espérance reli-
Up (1973), ce refrain universel version française ci-contre sont gieuse née avec les spirituals
qui dit tout à la fois la dignité ses ajouts au discours de 1963). (cf. p. 28) et l'esprit rebelle
retrouvée dans la lutte et l'exi- L'appel d'Hailé Sélassié à l'unité d'un nouveau culte lié à la
gence d'une justice sans entra- et à la résistance africaines résistance contre l'exploitation
ves. Tout aussi célèbre, la chan- trouve dans sa chanson un écho économique et l'oppression
son War (1976) emprunte son d'autant plus fort qu'entre 1975 raciste des pauvres du tiers-
texte à un discours que pro- et 1980, les derniers pays colo- monde. A. M.

104 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le P o i n t


LESLUTTES | Bob M a r l e y

« Émancipe-toi de l'esclavage
mental »
War Guerre
| Until the philosophy Tant que la philosophie
%m ^ Which holds one race Qui tient certaines races
Superior and another, inferior pour supérieures et d'autres pour inférieures
Is finally, and permanently Ne sera pas complètement et définitivement
Discredited and abandoned discréditée et abandonnée
Everywhere is war Partout il y aura la guerre
Me say war Je dis : la guerre

That until there's no longer Tant qu'il y aura, dans chaque nation,
First-class and second-class citizens Des citoyens de première classe et de seconde
Ofany nation classe
Until the colour of a man's skin Tant que la couleur de la peau d'un homme aura
Is of no more significance plus de signification que la couleur de ses
Than the colour ofhis eyes yeux
I've got to say war Je dis qu'il y aura la guerre

Redemption Song Chant de rédemption


Old pirates yes they rob I De vieux pirates m'ont volé, oui
Sold I to the merchant ships Et vendu aux bateaux négriers
Minutes after they took I Après m'avoir tiré d'une fosse sans fond
From the bottom-less pit Mais ma main fut rendue forte
But my hand was made strong Par la main du Tout-Puissant
By the hand of the almighty Et nous allons de l'avant
We forward in this génération Avec cette génération qui triomphe
Triumphantly M'aideras-tu à chanter
Won'tyou help to sing Ces chants de liberté
These songs of freedom Car c'est la seule chose qui fut jamais mienne
Cause ail I ever had Des chants de rédemption (bis)
Is redemption songs,
Redemption songs Émancipe-toi de l'esclavage mental
Nul autre que nous-mêmes ne peut libérer nos
Emancipate yourself from mental slavery esprits
None but ourseIves can free our minds N'aie pas peur de l'énergie atomique
Have no fear for atomic energy Car nul d'entre eux ne saurait arrêter le temps
Cause none a them can stop the time Combien de temps encore mettront-ils nos pro-
How long shall they kill our prophets phètes à mort
While we stand aside and look Tandis que nous restons là à les regarder faire
Some say it's just a part of it Oh, certains disent que cela fait partie du
We 've got to fulfill the book plan
Won'tyou help to sing Qu'il nous faut bien accomplir la prophétie
These songs of freedom Mais m'aideras-tu à chanter
Cause ail I ever had Ces chants de liberté
Is redemption songs, Car c'est la seule chose qui fut jamais mienne
Redemption songs Des chants de rédemption
TRADUCTION ORIGINALE.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


Repères | L'IDENTITÉ

La culture hip-hop,
nouvelle scène de la pensée noire

C'est par le rap, le slam et autres pratiques nées cours du type : « jeunesse noire Panthers*, et The Notorious BIG
d'une culture de la rue que les jeunes vivent et hip-hop » ou encore « Hip-hop deviendront par leurs fins tra-
aujourd'hui leur identité noire. Au risque de voir la et expérience afro-américaine ». giques des icônes de la jeune
négritude récupérée sur un plan commercial... Il commence même en France histoire du rap.
à conquérir l'université, ainsi à Depuis, la nouvelle scène amé-
« Si vous décrétez que le hip-hop avait fait scandale à la très pres- Tours, où il fait partie du cursus ricaine offre une palette de
n'est plus, alors vous signifiez tigieuse université de Harvard d'anglais : « On ne peut pas tendances, de la plus militante
aussi que l'âme des jeunes Noirs où il enseignait alors, avec un parler de la communauté noire à la plus commerciale, où la
est morte, que la flamme de premier CD de rap, « Sketches « cause » noire reste présente,
l'espoir s'est éteinte, que notre of my Culture », par lequel il « Pourquoi le par exemple dans les textes
communauté n'a plus d'autre entendait transmettre l'histoire d'un Kanye West : « Bush se
Blanc a-t-il peur
fin que l'autodestruction. » À la noire à ceux qui sont privés de fout des Noirs », lance ce rap-
sortie de son second album de culture livresque. C'est pourtant du Noir? » peur au moment du cyclone
hip-hop en 2007, Cornel West* à Harvard, au Du Bois Institute, Public Enemy, Fear Katrina. Le rappeur |ay Z s'in-
professeur à Princeton et l'un dirigé par le pape des Black ofa Black Planet, vestira dans la campagne
des spécialistes les plus en vue Studies, Henry Louis Gates |r.* Defjam (1990) d'Obama (lequel d'ailleurs ne
des études afro-américaines, ne lui-même, que sont hébergées cache pas son goût pour le hip-
mâchait pas ses mots pour dire depuis un an les archives du américaine sans parler du hip- hop), tandis que l'on doit à Will.
l'importance prise par ce mou- hip-hop ouvertes en 2002. Hier hop », assure le professeur Ar- I.Am, le clip de soutien au nou-
vement culturel qui associe encore domaine réservé des iette Frund. veau président des États-Unis.
danse, graffitis, rap, slam, DJ Noirs pauvres, le hip-hop fait La musique rap est la manifes- D'autres se veulent plus radi-
(disc-jockeys) et MC (maîtres de dorénavant partie de la culture tation la plus populaire de caux, comme Nas, qui a créé la
cérémonie). En 2002, déjà, West officielle américaine, avec des cette culture née dans les ghet- polémique en 2007 en voulant
tos noirs et latinos à la fin des baptiser son album du mot le
GLOSSAIRE années i960. Le rap s'illustre plus injurieux pour dire nègre :
Flows. Façon dont le rappeur pose les syllabes sur le rythme du d'abord avec des groupes tels Nigger. Avec prudence mais
morceau. Élément fondamental de la musicalité du rap. Africa Bambaataa, Grandmaster sans autre concession, le rap-
Flash, Kool Herc qui expriment peur le sortira sous le titre
Hip-hop. Mouvement culturel et artistique né dans les ghettos les désillusions des jeunes Noirs Untitled (« Sans titre »)...
de New York dans les années 1970 et composé de cinq piliers : la après les grands combats pour
danse, le rap, le graffiti, le slam et la production musicale (avec les droits civiques. Le discours Hommage à Césaire
les Dj : dise jockeys, et les MC : maîtres de cérémonie). se radicalise dans les années En se répandant dans le reste
1980 avec un groupe comme du monde, la culture hip-hop
Rap. Apparu dans les années 1970 aux États-Unis, ce genre musical Public Enemy, dont le combat continue de porter le message
très rythmé appartient au mouvement culturel du hip-hop. Ses contre les inégalités sociales et de la cause « noire ». En France,
thèmes sont souvent revendicatifs, voire violents et sexistes raciales se réclame de Mal- elle est devenue le mode d'ex-
(notamment dans le gangster rap). colm X (cf. p. 94) et ira jusqu'à pression d'une jeunesse immi-
frayer avec l'extrémisme d'un grée qui se retrouve dans ce
Slam. Inventé en 1984 à Chicago par Marc Smith, ce genre musical Farrakhan (cf. p. 102), le leader vocabulaire de l'exclusion, du
de la culture hip-hop est une performance poétique, a cappella de Nation of Islam*. Assassinés ghetto, et qui reprend à son
ou sur fond musical, dont les thèmes, variés, sont le plus souvent à l'âge de 25 ans dans des compte les thèmes du racisme
improvisés. Pratiqué aujourd'hui en France par Grand Corps conditions mal élucidées en ou encore du déni de l'histoire
malade ou Abd al Malik. 1996 et 1997, Tupac Shakur, fils coloniale. Noir ? « Un départe-
de deux membres des Black ment de l'humanité » pour Abd

106 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


L'IDENTITÉ | Repères

Le slameur français d'origine congolaise Abd al Malik, ici sur scène en août 2007.

al Malik, dont le dernier album, arme pour redonner force et foi « La négritude de Nicolas Sarkozy ! « Nous
Dante (Atmosphérique, 2008), à notre fertile terroir aujourd'hui avons dans la boîte noire tous
rend un vibrant hommage à je me fais avocat défenseur d'un est un combat les secrets de l'histoire », scande
Aimé Césaire (cf. p. 56) : « De peuple noir. » Autre mot réfé- contre tous le chanteur qui veut « recons-
Fort-de-France à Oujda, de rence : roots (racines). Venu des les racismes. truire pour les jeunes généra-
Cayenne à Brazzaville, il ras- États-Unis, il s'exporte partout tions, le puzzle de l'histoire
semble encore. Intellectuels, où l'on part en quête de son Il faut la vivre africaine ».
peuple des cités, noir ou blanc, histoire. Le rappeur français OFX et l'incarner. En France, la Négritude* s'ex-
je vous salue de la part du nè- l'a choisi pour titre de l'un de Pour moi, elle est hibe aujourd'hui sur des tee-
gre fondamental [...] ; Moi la- ses albums. Et Mokobé, d'ori- shirts, où elle nourrit la culture
minaire je prends le flambeau gine malienne, membre du tout simplement hip-hop. Certains s'en inquiè-
avec mes flows avec mon cœur groupe 113, chante dans « Mes un synonyme tent : « Tu es noir, donc tu es
avec ma bande. » racines » en 2007 (Mon Afrique, d'humanité. » légitime mais cela tourne à
Sony BMG) : « J'ai la couleur d'ia l'opportunisme », dénonce le
Combat misère, j'suis noir et fier frè- Capitaine Alexandre « slameur » du collectif Chant
ou commerce? re/Descendant d'esclave on a (ADN) d'encre et romancier Edgar
Noir? C'est aussi la couleur du traversé la mer. / Chaque jour dignement l'histoire du conti- Sekloka. « Le rap commercial
livre ADN comme « Afriques mes racines m'rattrapent/j'pen- nent tout entier. Il faut assister racole en jouant superficielle-
Diaspora Négritude », autoédité se à retourner au bled. » Tandis aux concerts du rappeur séné- ment sur ces thèmes qui mar-
par le slameur camerounais de que Casey, rappeuse d'origine galais Didier Awadi où, sur grand chent », poursuit-il. La négri-
Lille, Marc Alexandre Oho Bam- martiniquaise, décode pour ses écran, défilent les images d'ar- tude récupérée? Par un
be, dit Capitaine Alexandre. Ses concitoyens français ses origines chives de Cheikh Anta Diop (cf. communautarisme agressif
textes recherchés, mis en page antillaises : « Connais-tu le p. 64), Malcolm X (cf. p. 94), pour les uns sans doute, mais
comme une partition, sont ri- créole et son mélange de méla- Nelson Mandela (cf. p. 92) et pour bien d'autres, elle est
ches de citations, de Steve Biko* nine / Le Béké qui très souvent autres « grands hommes » du devenue l'emblème d'un com-
à Edouard Glissant (cf. p. 6 et tient les usines... » (Tragédie monde noir. Dans son studio de bat plus vaste, qui concerne
112) et sont autant de « soleils d'une trajectoire, Dooeen Da- Dakar, le même compose un rap toute l'humanité.
noirs ». « Mais chaque étudiant mage, 2006). « Afrique » est en mixant explosivement une
noir est une lumière d'espoir tu l'autre mot-clé de l'origine my- conférence de Frantz Fanon (cf. Valérie Marin La Meslée,
peux me croire le savoir est une thifiée. Il s'agit de réinvestir p. 88) avec le discours de Dakar avec Victoria Gairin

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Repères | LESLUTTES

Le i l septembre 1963, ces trois


étudiants sont les premiers Noirs
à s'inscrire à l'université
de Caroline du Sud depuis 1877.

Quand le combat
entre à l'université
Le combat pour l'abolition de l'esclavage et contre la ségrégation, pour l'éga- sociologie, l'économie politique,
lité des droits et la reconnaissance de la minorité noire s'est autant déroulé l'anthropologie culturelle et la
dans la rue et sur les estrades politiques qu'à l'université. Aujourd'hui, c'est critique littéraire, qu'ils trans-
par les Black et les cultural studies que les intellectuels portent le combat de forment en boîtes à outils
la minorité noire. Non sans risque d'amalgame et de récupération. conceptuelles pour penser leur
situation. Leurs idées circulent,
Dès l ' é m e r g e n c e , au xixe siècle, en offrant une formation sépa- mais eux restent victimes de
des premiers intellectuels et rée - et prioritairement techni- Les intellectuels ségrégation*, sans autre tri-
abolitionnistes noirs, l'éduca- que et professionnelle - aux noirs contribuent bune que les universités noires.
tion est un moyen et un enjeu Afro-Américains. Il faudra l'am- Ils fondent donc leurs propres
à l'essor de réseaux de recherche et d'infor-
de l'émancipation, et donc un bition tenace de deux généra-
objectif autant qu'un mode tions, celle du talented tenth nouvelles mation (The Negro Academy, The
d'action politique. Les premiè- -tels les historiens W.E.B. Du disciplines comme journal of Negro History, The
res universités noires aux États- Bois (cf. p. 30) et Carter G. Wood- journal of Negro Education ; les
la sociologie. revues Crisis, Opportunity, Phy-
Unis (Fisk, Atlanta, Howard, son -, puis celle des New Ne-
Morehouse, Tuskegee...) voient groes - Charles S. Johnson, Ezra lon...) et développent leurs pro-
le jour après la guerre civile, Franklin Frazier, Zora Neale (Chicago, Philadelphie, Harvard, pres idéologies (panafricanis-
mais sont dirigées par des Hurston, Langston Hughes (cf. Columbia...) et y fassent en me*, Négritude*...). Surtout ils
Blancs ou des Noirs « accom- p. 48), Sterling Brown... - pour même temps qu'eux entrer la interviennent dans la sphère
modationnistes » tel Booker que les intellectuels noirs intè- question noire. publique en soutenant la forma-
T. Washington (cf. p. 32). Elles grent les prestigieuses univer- Ils contribuent alors à l'essor de tion des adultes et l'éducation
avalisent la ségrégation raciale sités blanches de la IvyLeague nouvelles disciplines comme la populaire.

108 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 Le Point


LESLUTTES | R e p è r e s

Paul Gilroy à part entière. Mais il ne faut pas s'en-


thousiasmer trop vite : l'institution
« Développer une approche multiculturelle la plus intégrée aux
États-Unis demeure l'armée.
post-exotique des cultures noires »
Où en est-on de l'identité noire? Qu'est-ce que LP. : Comment expliquez-vous que les
les Blackstudiespeuvent apporter? Chantre du Black studies et les postcolonial studies
multiculturalisme, le Britannique Paul Gilroy, rencontrent un tel succès aux États- p a u ] Gilroy
spécialiste des cultural studies, revient ici sur Unis? Est-ce lié au rôle qu'y occupent professeurde
des notions trop « américaines » à son goût. les notions de race ou d'ethnicité dans sociologie à la
la construction des identités ? London School of
P.S.: Vous posez là le problème du Economies,auteur,
le Point : Pourquoi parler d'« Atlantique noir » ? pouvoir culturel de l'empire américain, e n t r e autres'

Paul Gilroy : C'est une notion commune aux anthropologues qui exporte aujourd'hui dans le reste L ' Atlanti( l ue
. « x l - .. • noir, modernité et
qui, dans la lignée de Melville Herskovits, insistent sur l'impor- du monde ses termes techniques. Mais . '
double conscience
tance de la continuité des formes culturelles entre l'Afrique et en Amérique, la conception de l'iden- ^Kargo 1 9 9 3 ) e t
le Nouveau Monde. Moi, je leur ai volé ce terme pour montrer tité noire n'a rien à voir, non seulement de Postcolonial
que pour les esclaves, l'océan Atlantique était un continent en avec l'histoire des Caraïbes et de l'At- Melancholia
négatif. L'horreur et la violence du bateau négrier ont produit lantique noir mais encore de l'Afrique, (Columbia
des identités et une culture nouvelles. Aujourd'hui, cet Atlan- de ses besoins et de son futur. Nous University Press,
tique noir historique n'est plus, mais il en existe un autre, dif-pouvons tous avoir un téléphone mo- 2004^
férent : celui des Africains qui risquent la mort en traversant bile qui fonctionne grâce aux compo-
clandestinement la mer pour rejoindre l'Europe. sants fabriqués avec le tantale du
Congo, mais l'Afrique ne fait pourtant
LP. : La notion d'identité noire a-t-elle encore un sens ? Qu'ont pas partie de notre avenir. Elle demeu-
en commun un écolier d'une banlieue française, un avocat re hors de l'histoire quand les États-Unis sont supposés être
de Dakar et un rappeur new-yorkais ? le modèle racial du futur. Mais la réussite d'un Obama ou
P.S. : Le racisme les rend interchangeables. Ils sont obligés d'une Condoleezza Rice n'exclut pas que d'autres leaders
de partager ce Moi ontologique* alors que leurs expériences noirs apparaissent ailleurs.
de vie très différentes ne leur permettent pas de le gérer.
Mais il faut refuser la conception essentialiste de l'identité L P. : Que pensez-vous de la fascination qu'exercent les formes
au profit de notions plus élaborées de solidarité, de ressem- d'expressions artistiques africaines et afro-américaines sur
blance, et de subjectivité. le reste du monde?
P. S. : Il faut développer aujourd'hui une approche post-exotique
LP. : Le postracialisme d'Obama ne représente-t-il pas une des cultures noires. La multiculture dans laquelle baignent les
sortie vers la fin du problème noir? villes d'Europe postcoloniale doit permettre de se libérer des
P.S. i Pour moi, la célébrité d'Obama montre seulement que différences raciales et ethniques. Nous ne sommes plus obligés
l'idée de W.E.B. Du Bois (cf. p. 30) d'une double conscience de nous emparer de l'altérité de l'Autre. Nous commençons à
comme définition de la condition noire aux États-Unis n'exis- voir ce qui compte vraiment pour chacun de nous.
te plus. Les deux « moi » combattants ont été réunis. Le Propos recueillis par Catherine Golliau
« Nègre » est finalement reconnu comme un citoyen américain et Valérie Marin La Meslée

Alors qu'elles font l'objet d'ar- dans les années 1950, quand géopolitique. Il s'agit en effet, vement* trouve pourtant une
dentes revendications depuis un l'anthropologue Melville Hers- dans le contexte de la guerre traduction académique avec la
demi-siècle - pour les avoir dé- kovits* et d'autres universitaires froide et de la décolonisation, prise militaire de campus uni-
fendues, le philosophe Alain blancs fondent l'African Studies de redessiner la carte du monde versitaires comme Cornell et
Locke (cf. p. 46) sera même li- Association. Mais la préséance vu de l'Occident. La contestation Berkeley et la création en 1969
cencié en 1925 par le président qu'elles accordent à l'histoire et que portent alors les mouve- de l'African Héritage Studies
blanc de l'université Howard à la géographie sur l'étude des ments politiques et culturels Association. Les Black studies
(Washington DC) -, les études littératures ou de la pensée ré- noirs comme Nation of Islam*, sont nées, et bien vivantes :
africaines deviennent légitimes vèle une fonction clairement Black Panthers* Black Art Mo- outre l'analyse des trau- •••

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 109


Repères | LESLUTTES

••• matismes générés parla de nouveaux mots d'ordre si elles renvoient au continent dans le contexte de l'affirmative
traite, le colonialisme et les (« l'afrocentrisme », la « déco- noir, les Afiricana studies ne sont action - cette volonté politique
différentes formes d'oppression lonisation mentale ») parfois ni une aire ni une culture spéci- de compenser les discrimina-
raciale, elles mettent l'accent empruntés à des penseurs afri- fiques. Elles marquent plutôt tions raciales par le recrutement
sur les recompositions identitai- cains comme Cheikh Anta Diop une volonté d'inventer et d'in- systématique de Noirs dans
res et culturelles, en Afrique et (cf. p. 64), mais le nom de ces ventorier de nouvelles pratiques toutes les professions dont ils
dans le Nouveau Monde. Le nouvelles études dit bien toute sociales et culturelles, dans la étaient généralement exclus -,
modèle nationaliste (Afro-Ame- la dimension utopique de ces solidarité entre Nord et Sud. la plupart des universités amé-
rican studies) se double bientôt projets théoriques et politiques : Sous la pression militante et ricaines tâchent d'africaniser les

Achille Mbembe dispositifs de « discrimination positive »


les plus implacables de tout le xxe siècle.
a 11 faut sortir du statut victimaire » On retrouve aux États-Unis un schéma
Achille Mbembe est l'un des plus grands plus ou moins identique, fondé sur le
intellectuels africains. Camerounais, il vit travail gratuit de l'esclave. Qu'il y ait
en Afrique du Sud après s'être formé en France aujourd'hui tant de personnes d'origine
et avoir enseigné aux Etats-Unis. Ce penseur africaine dans les prisons et que les écarts
du postcolonialisme fait ici le point des niveaux de vie entre les différents Achille
sur les luttes que les Noirs ont à mener. segments de la société soient si grands Mbembe,
ne peut s'expliquer sans ce passé. professeur de
Il existe donc des bases solides qui jus- sciences politiques
à l'université
le Point : Les descendants des esclaves et des colonisés tifient moralement la « discrimination
du Witwatersrand
doivent-ils défendre le principe des réparations et exiger positive ». Là où, sur la longue durée,
(johannesbourg),
le repentir? les gens ont fait l'objet de formes éhon- auteur de De La
Achille Mbembe s Les idéologues de la « bonne conscience » tées d'exploitation et de sélection au post-colonie, essai
et de l'« irresponsabilité illimitée » ont fini par donner un nom de la race, on est en droit d'exiger sur l'imaginaire
sens péjoratif aux termes de « repentance » et de « répara- justice et réparation. Mais ce qu'il faut politique
tion ». Il en est de même de tous ceux qui voudraient substi- élargir, c'est notre conception de la dans l'Afrique
justice et de la responsabilité. Une po- contemporaine
tuer la charité à la justice, comme c'est le cas dans bien des
(Karthala, 2005).
courants du mouvement dit « humanitaire ». Pour les premiers, litique de « discrimination positive »
l'éthique de la responsabilité est un vain mot. Pour les seconds, ne doit pas être menée de manière à
il ne saurait y avoir de justice que pour les siens. L'Autre n'a servir de paravent à la production de
droit qu'à notre apitoiement. Tant que persiste l'idéologie nouvelles injustices. Elle doit aussi être
selon laquelle il existe des races et des peuples inégaux, tant limitée dans le temps.
qu'on continue de faire croire que le colonialisme fut un grand
fait de « civilisation », la thématique de la réparation sera LP. : Que pensez-vous de l'afrocentrisme et du retour à
mobilisée. l'Afrique-mère ?
Mais il faut sortir du statut victimaire. Être Africain, c'est A.M. : L'afrocentrisme est une variante hypostasiée du désir
d'abord être un homme libre, et capable de « s'auto-inventer ». des gens d'origine africaine de n'avoir de comptes à rendre
La véritable politique de l'identité consiste à nourrir, actua- qu'à eux-mêmes. Il s'agit, au fond, d'un geste de sécession.
liser et réactualiser ces capacités d'auto-invention. L'idée est que pour fonder un rapport d'égalité morale avec
les autres, il nous faut d'abord nous soucier de nous-mêmes.
LP. : Faut-il généraliser la discrimination positive ? Il est vrai que le monde est d'abord une manière de relation
A. M. : Il faut revenir à l'histoire si l'on veut traiter cette question à soi, mais il n'y a guère de relation à soi qui ne passe par la
sérieusement. Ainsi, en Afrique du Sud, les Européens ont relation à autrui. Pour moi, en tout cas, autrui, c'est la diffé-
pendant trois siècles annexé les terres des peuples indigènes rence et le semblable réunis. Privilégier l'un au détriment de
et bénéficié de leur travail en les privant d'une vie digne. Avec l'autre est une erreur.
l'apartheid en 1948, ils ont mis en place à leur profit l'un des Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée

110 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 L e Point


LESLUTTES | Repères

sciences et le corps enseignant. Morrison (cf. p. 72), et impen- en effet de la culture un espace
Elles favorisent ainsi, dans les sable d'étudier la littérature de pouvoir et de luttes. La ten-
années 1980 et 1990, l'intégra- française sans tenir compte des tation hégémonique des classes
tion de nombreux penseurs auteurs antillais ou africains. dominantes sur l'élaboration des
exilés d'Afrique. Recrutés dans Les intellectuels noirs ont éga- « valeurs » est battue en brèche
des départements d'anglais, de lement mené leurs luttes acadé- par les résistances - passives ou
français ou de philosophie, ces miques en Europe : dès les an- actives - que lui opposent des
derniers participent à l'essor de nées 1930, des historiens groupes ou des individus dont
nouveaux domaines, en parti- l'identité se fonde désormais sur
culier la critique littéraire et la des formes diverses - et parfois
philosophie africaines. Ils se
Les Black et simultanées-d'appartenance :
défient pourtant généralement cultural studies l'origine, la religion, l'âge, le
des Black ou Africana studies : sont aux États- genre, le style de vie... D'abord
leur expérience des dictatures cantonnées aux marges, les
africaines reconnaît aisément
Unis exposées aux cultural studies voient leur fé-
quels fourvoiements identitaires nouveaux dangers condité théorique progressive-
peuvent cacher certains mots du « politiquement ment reconnue. Mais leur trans-
d'ordre ou la réduction de l'afri- fert outre-Atlantique, où elles
canité à des oripeaux vestimen-
correct ». rencontrent les Black studies, les
taires. L'« authenticité », concept expose aussi aux nouveaux dan-
central de l'afrocentrisme noir caribéens comme Eric Williams gers du « politiquement cor-
américain, fut en effet jadis pro- (1911-1981) et C.R.L. |ames* rect » ou du commerce acadé-
mue par l'ancien président du (1901-1989) introduisaient de mique, si bien illustrés par
Congo et dictateur Mobutu nouveaux questionnements sur l'aventure de l'Encyclopedia
(1930-1997), qui voyait dans la l'importance de la traite dans Africana : jadis conçue par Du
toque léopard et l'uniforme l'essor du capitalisme, ou le rôle Bois sur le modèle de l'encyclo-
Abacost (« à bas le costume », des esclaves et des hommes pédie Britannica, comme la
sous-entendu celui des Blancs) politiques noirs dans les boule- somme des connaissances dis-
les marques les plus sûres d'une versements révolutionnaires de ponibles sur le monde noir, elle
décolonisation réussie ! la fin du xvme siècle. Passées les est achevée en 1998, sous
luttes anticoloniales, certains l'égide d'une prestigieuse équi-
Racialisation s'installent en France ou en pe de penseurs africains et
des cultures Grande-Bretagne et rejoignent afro-américains (Henry Louis
Dans certains cas, les Black le plus souvent l'enseignement, Gates Jr.*, Anthony Kwame
studies ont pu reconduire des après de prestigieuses études. Appiah*, Cornel West*...). Mais
travers de la pensée coloniale, En Angleterre, le Jamaïcain en chemin l'encyclopédie est
comme l'obsession pour la pu- Stuart Hall* (né en 1931) et son devenue Encarta Africana, Mi-
reté ou la racialisation des cadet, Paul Gilroy (né en 1956, crosoft étant passé par là...
cultures. Il est clair, toutefois, voir interview p. 109) prennent Aujourd'hui, dans leurs mises à
qu'elles ont ébranlé les frontiè- alors une part essentielle au jour régulières et leur mouve-
res sociales et culturelles en développement des cultural ment perpétuel, Black et cultural
décloisonnant les imaginaires studies. Elles aussi venues de studies entrent en collision avec
autant que les disciplines : il l'éducation populaire, et fondées les études des diasporas et de
est aujourd'hui impossible, sur le souci de légitimer les la galaxie postcoloniale, qui
outre-Atlantique, d'étudier les cultures dominées - celles de la s'intéressent plus spécifique-
sciences humaines sans convo- classe ouvrière, de l'immigration ment aux multiples effets de la
quer la littérature, inimagina- et bientôt des minorités sexuel- présence occidentale dans le
ble d'étudier la littérature les - comme matrices de nou- monde et, réciproquement, de
américaine sans évoquer Fre- veaux savoirs à l'heure des mass la présence toujours plus active
derick Douglass (cf. p. 26), Ja- média, ces nouvelles approches du monde au sein de l'Occident.
mes Baldwin (cf. p. 62) ou Toni des phénomènes sociaux font Anthony Mangeon

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 111


Entretien I EDOUARD GLISSANT

Edouard Glissant a construit son œuvre contre les lacunes


de la mémoire, les déchirures du tissu social antillais,
mais aussi contre l'isolement et l'aliénation.
Pour ce penseur du « Tout-Monde » et de la créolisation,
la question est aujourd'hui de savoir comment être Noir
en allant vers l'autre.

Édouard Glissant
« La créolisation du monde est infinie »

le Point : Comment « naît » la pensée noire ? p. 56). Mais j'ai tout de suite compris que le phé-
1928. Naissance à la Martinique. Edouard lissait ; Le terme de « pensée noire » nomène même de l'écriture était créolisation,
1956. Soleil de la conscience,
me paraît un peu raciste : imaginez-vous dire c'est-à-dire mélange et complexité. J'ai fréquenté
essai.
1958. La Lézarde, roman,
« pensée blanche »? Pensée noire est pourtant les œuvres de Césaire, autant que celles de Faulkner
Prix Renaudot. acceptable, du moins comme base pour une dis- et de Saint-john Perse. Tous n'étaient pas des nè-
1959. Création du Front cussion sur les rapports entre cultures, parce que gres, tous étaient créoles. Au départ, j'ai fait ce
antillo-guyanais. la plupart des gens ont intégré choix, presque rhétorique, de
1964. Le Quatrième Siècle,
roman.
les principes du racisme d'une « La pensée noire la culture du métissage et de
1981. Le Discours antillais, essai. façon telle que l'expression leur l'échange. Mais il ne peut y
1982-1988. Directeur du paraît évidente, je dirais, quant
naît de la traite, avoir de créolisation sans pen-
Courrier de l'Unesco. à moi, pensée de l'Afrique et de l'esclavage, sée noire. Ni créolisation sans
1988. Enseignant à l'université
de Bâton Rouge (Louisiane).
de ses diasporas, parce qu'il y de la lutte contre culture blanche. On ne parle
1990. Poétique de la relation, a des Noirs qui sont créoles*, pas encore de culture noire
essai. comme M. Barack Obama (cf.
l'esclavage. Elle naît parce que la lutte pour l'éman-
1995. Professeur de littérature p. 116), dont la pensée est à la de la souffrance. » cipation des Noirs n'est pas
à la City University de New York.
1997. Traité du Tout-Monde,
fois noire et blanche. Vous ne terminée, mais on devrait dire
essai. pouvez pas dire de Hegel* que c'est un penseur cultures noires comme on dit cultures blanches,
2009. L'Intraitable Beauté noir. Et pourtant il a pensé la théorie du maître ou plutôt cultures de la diaspora africaine comme
du monde (avec Patrick et de l'esclave... En conservant votre terminologie, on dit cultures européennes.
Chamoiseau), et Philosophie
de la relation, essai.
on peut dire que la pensée noire naît de la traite,
de l'esclavage, de la lutte contre l'esclavage. Elle I.P. : En quoi la Négritude s'oppose-t-elle à la
naît de la souffrance. créolisation ?
1.6. : Être créole ne signifie pas abolir toutes les
LP. : Dans quelle mesure votre itinéraire est-il constituantes de votre être, en entrant dans une
marqué par la pensée noire? espèce de méli-mélo de l'identité. Elles entretien-
1.6. ; D'abord, je suis né sur une plantation, et nent des rapports entre elles, mais la constituante
jusque très tard, presque tous les jours, j'ai écouté africaine est fondamentale. C'est par elle que la
des conteurs créoles : poétique de l'oralité, passion créolisation commence. Or comment s'est faite la
d'un temps déchiré, reconquête d'un espace aliéné. créolisation des Amériques? Par des mélanges
L'écriture et la structure de mes œuvres leur doivent entre Africains et non-Africains. )e crois qu'il y a
beaucoup. Ensuite, la Négritude* de Césaire (cf. dans la voix et la pensée africaines une propension

112 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 Le Point


Entretien

à accepter la créolisation. Partout où il y a eu autre force de résistance : c'est ce que représente


forte présence de la diaspora africaine, dans les Barack Obama pour les États-Unis. Cela ne veut
territoires originellement occupés par les Français pas dire qu'il abandonne la force de la Négritude,
ou les Portugais, il y a eu forte créolisation. Sauf mais qu'elle n'est plus la seule à opérer. Le couple
quand certains éléments de la population, comme Noir-Blanc n'est plus le seul à « fonctionner » dans
la part blanche des États-Unis, principalement dans ce pays, comme dans toutes les Amériques. Dans
le Sud, et par puritanisme, ont refusé le métissage. la créolisation, bien d'autres composantes inter-
Il n'y a donc pas d'opposition entre créolisation et viennent désormais.
Négritude. Sauf quand le combat pour l'identité
conduit des membres de nos communautés à LP. : Quel genre de luttes les Noirs doivent-ils
s'identifier uniquement à la constituante africaine mener aujourd'hui?
ou nègre, ce qui me paraît une erreur : on ne 1.6. : Quand on voit des gens qui meurent de froid
cesse pas d'être Noir lorsqu'on entend être et noir dans des cartons sur les trottoirs de New York,
et jaune et vert et bleu ciel. C'est une nouvelle parce qu'ils sont Noirs, on ne va pas leur parler de
donnée de la pensée ou de la sensibilité noires, créolisation. Il y a quelque chose à faire immédia-
qui est parfois difficilement acceptable, parce que tement. Cependant, je ne crois pas que l'on doive
des luttes restent encore à mener au nom de mener ce genre de luttes sur le seul fait d'être Noir.
cette négritude. Partout où des Noirs sont en dan- Car le point le plus important, à mon avis, pour les
ger en tant que Noirs, la négritude persiste comme Noirs d'aujourd'hui, c'est de se demander comment
force de résistance. Mais la créolisation est une être Noir en allant vers l'autre. •••

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux 113


Entretien I EDOUARD GLISSANT

••• L P. : Sortir de sa « condition noire », est-ce troisième gouffre, l'inconnu du pays où ils débar-
encore une étape difficile ? quent. La traite est une immense expérience du
L 6 . : C'est une étape difficile et c'est normal. Après gouffre, de l'inconnu, de la chute. On tombe, on
des siècles de traite, d'esclavage, d'oppression et tombe, on tombe, on ne sait pourquoi, ni où. La
d'exploitation, on peut comprendre que des Noirs plupart des écrivains antillais, quelle que soit leur
refusent toute espèce de compromis. Or il faut langue, sont sensibles à cette dimension du gouf-
abandonner la fixité du combat sur une base ra- fre. Derek Walcott (cf. p. 74) dit que « l'Histoire,
ciale pour entreprendre la multiplicité d'un combat c'est la mer. » Ce qui fait l'unité des Nègres dans
sur une base mondiale, ce que j'appelle le « Tout- le Nouveau Monde, c'est ce chemin sous-marin.
Monde ». Quand on opère ce transfert, qui est Tous les Noirs du Nouveau Monde sont fils du
véritablement une mutation, gouffre. Et beaucoup de Noirs
on ne trahit pas sa nature « Tant que Ton n'aura américains s'accrochent au
noire, on la développe dans un pas établi la réalité gouffre comme seul recours
autre cadre, celui de cette mul- possible, ce qui n'est pas le cas
tiplicité du monde, et ça, c'est de ce cimetière d'Obama.
intéressant. qu'est l'Atlantique,
il manquera quelque LP. : Vous parlez des Noirs
LP. : Pensez-vous que les américains. Mais les autres?
chose à l'imaginaire
Blancs doivent réparation aux 1.6. ; )e vais au-delà. )e pense
Noirs? des humanités. » que ce gouffre est un non-dit
1.6.: Nous, les Noirs n'avons des cultures mondiales : tou-
pas à demander des réparations, mais à nous met- tes les humanités sont filles de ce gouffre-là. Tant
tre en état de ne pas en avoir besoin. Par exemple que l'on n'aura pas établi la réalité de cet im-
en devenant président des États-Unis. À mon avis, mense cimetière qu'est l'Atlantique, il manquera
c'est cela, une vraie pensée noire. Une vraie pensée quelque chose à l'imaginaire des humanités.
africaine. Quoique la seule exception à cette affir-
mation soit justement l'Afrique elle-même, parce LP. : Tant que la traite ne sera pas aussi connue
qu'en l'occurrence il ne s'agit pas de réparation, de tous que la Shoah?
mais d'un déni de justice qui, depuis le début, a 1.6. : Je peux le dire sans aucune espèce de re-
dépossédé un continent de toutes ses forces vives : vendication : il y a ce non-dit de l'histoire des
des millions de gens pendant la traite, à l'époque humanités qui doit être rattrapé. C'est ce que
où les populations n'étaient pas si importantes. l'élection de Barack Obama a commencé à faire
Puis toutes les richesses du continent du fait de la avec l'histoire américaine, en rattrapant le fait (le
colonisation. Dans ce cas, il n'est pas question de non-dit) que Thomas jefferson et George Washing-
réparation, mais de lutte contre cette opposition ton, parmi les premiers présidents des États-Unis,
bien réelle entre la richesse d'un continent et la les héros de la liberté, étaient des propriétaires
pauvreté inouïe des gens qui l'habitent. d'esclaves. Président des États-Unis, M. Obama
n'a pas besoin de réclamer quoi que ce soit à la
LP. : Dans votre adresse à Obama, coécrite avec partie blanche de la population de son pays, c'est
Patrick Chamoiseau, L'Intraitable Beauté du mon- cela qui est extraordinaire avec le phénomène de
de, vous appelez le nouveau président des États- son élection.
Unis « fils du gouffre ». Que voulez-vous dire ?
1.6. : Au début de mon livre Poétique de la relation, LP. : Qu'est-ce qu'un jeune Noir de banlieue a à
je dis que ce qu'il y a de terrifiant dans la traite faire avec la créolisation ?
des Nègres, c'est que c'est le moment où ils sont 1.6. : Le jeune Noir de France est un mélange.
confrontés à trois figurations du gouffre. Le premier, Même s'il est radical et renfermé sur lui-même.
c'est l'ignorance : ils ne savent pas où on les em- Le rap, le slam, le hip-hop (cf. p. 106) sont des
mène, ils ne savent pas pourquoi, ils ne peuvent mélanges. Il y a déjà mutation, puisque de jeunes
pas penser que c'est pour aller travailler. Le deuxiè- chanteurs mettent certains de mes textes, répu-
me, c'est la profondeur de la mer : ils pensent - et tés incompréhensibles, en musique et utilisent
ils ne sont pas seuls à le penser car, aux xiv e et des termes comme « créolisation » : j'en suis le
xve siècles, les Européens le pensaient aussi - que premier surpris. C'est là que se produit la muta-
la mer tombe dans un gouffre semé de pistes sous- tion. Il y a quarante ans, personne ne comprenait
marines et de cadavres d'Africains. Et puis il y a un ce que j'essayais d'écrire, mais aujourd'hui tout

114 Les textes fondamentaux Hors-série n° 22 L e Point


ÉDOUARD GLISSANT I Entretien

le monde y pressent quelque chose, même si c'est crois que nous allons vers l'apparition de nations-
compliqué. Parce que le monde est compliqué. relation. Un pays comme le Brésil pourra en être
Et si vous en rendez compte en littérature d'une un exemple, la dimension économique mais pas
manière claire, vous passez à côté et cela n'a de recours à la puissance militaire pour agresser
aucun intérêt. La sensibilité de ces jeunes pour d'autres nations, la richesse culturelle mais consti-
tous ces thèmes montre que le monde avance, tuée d'une énorme variété de différences qui s'ac-
et que, dans son avancée, il éclaire ce qui est cordent, de mélanges qui se réalisent. Le Brésil
obscur. Le jeune Noir des banlieues, comme tous sera à la fois un continent et un archipel, ou plutôt
les jeunes engagés dans la nouvelle multiplicité une série d'archipels : une pensée qui n'impose à
du monde, porte ces mélanges, ces inextricables. personne, une identité qui se questionne. Mais de
Michel Butor, quand on lui demandait : « Pourquoi tels changements, qui seront foudroyants, nous
est-ce si compliqué, ce que vous écrivez? », ré- interrogent aussi. Il faudra nous habituer à cet
pondait : « Ce n'est pas moi qui suis compliqué, inextricable et à cet imprévisible.
c'est le monde. »
L P . : Dans quelle mesure un Noir serait-il
LP. : Césaire disait : « Laissez entrer les peuples mieux préparé que d'autres à cette complexité du
noirs sur la grande scène de l'histoire. » Pensez- monde à venir?
vous œuvrer vous-même à faire entrer les cultures 1.6. : C'est une des questions que l'on peut se
africaines sur la grande scène du monde ? poser, à propos de ce que vous appelez la pensée
1.6. : Non, ce que je fais, c'est essayer de lever un noire. Césaire a dit qu'elle a des liens avec le cosmos
voile sur une obscurité d'ignorance que l'on a fait et n'est pas une pensée rationnelle. Je ne m'en
peser sur les cultures africaines, alors que ces réfère pas à ce qu'aurait dit Senghor, que « l'émo-
cultures sont allées beaucoup plus loin dans l'obs- tion est nègre et la raison hellène », car je ne suis
cur révélateur que les cultures occidentales. Et pas d'accord du tout : un Nègre peut être président
s'il y a une pensée noire qui peut être décidée, des États-Unis ou ingénieur à la Nasa, rangé du
c'est sans doute dans cette côté de la « raison » tout autant
capacité à entrer dans l'obscur « Les Africains qu'inspiré comme Rimbaud ou
et même dans l'« indécis » un griot africain, là n'est pas le
ont le génie
fructueux de l'être. L'Occident problème.
a suivi une route magnifique, de la créolisation. Mais dans les histoires africai-
mais qui a abouti quelquefois Ils créolisent plus nes, celles des grandes desti-
à une difficile solitude des iden- nées, comme celle de Chaka
profondément que
tités ou à leur exaspération par exemple, le terrifiant des-
nationaliste ou raciste. Le dan- d'autres peuples. » pote, héros du peuple zoulou,
ger de la pensée noire serait les devenirs sont liés à une
qu'elle puisse déboucher sur une indistinction des capacité de fusion avec l'énergie du monde, et
identités, non moins réductrice. Le risque pour les c'est là que la pensée noire diffère d'un mode de
sociétés africaines ou créoles serait alors que les pensée occidental. Césaire (encore) l'a dit : « Ceux
Noirs se considèrent partout comme les mêmes, qui n'ont inventé ni la poudre ni l'électricité [...]
à la manière dont les Blancs disaient au début du mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de
xxe siècle que « tous les Nègres se ressemblent », toutes choses. » C'est une réalité. La pensée afri-
parce qu'ils sentaient bien qu'il y avait là quelque caine fonctionne ainsi et c'est pour cela que les
chose qu'ils ne pouvaient pas analyser vraiment, Africains ont le génie de la créolisation. Ils créo-
c'est-à-dire maîtriser. lisent plus profondément que d'autres peuples.
Parce que la pensée noire a cette capacité de
LP. : En 1900, Du Bois annonçait que le problème dépasser l'entendement pour entrer dans une
du xxe siècle serait celui de la couleur. Quel sera, participation généralisée. Tandis que la pensée
selon vous, celui du xxie siècle ? occidentale entre, elle, dans une intellectualité
1.6. : Celui de la fréquentation de l'inextricable. généralisée, qui isole le plus souvent. Mais que
On va être obligé, par la complexité même du dire des pensées chinoises, indiennes, japonaises,
monde, d'abandonner les insuffisances et les in- précolombiennes ou océaniennes ? La créolisation
justices de la constitution des sociétés en États- du monde est infinie... •
nations, lesquels vous procurent des certitudes, Propos recueillis par
mais au prix de la domination sur les autres. Je Valérie Marin La Meslée

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


l'entend chez le coiffeur ou autour de
la table familiale. Parfois, cette colère
est exploitée par les hommes politiques
pour gagner des voix en jouant la carte
raciale ou, chez certains, pour masquer
leurs échecs.
[-]

En fait, une colère comparable se mani-


feste dans certaines couches de la com-
munauté blanche. La plupart des Amé-
ricains de la classe ouvrière et de la
classe moyenne blanche n'ont pas l'im-
pression d'avoir été spécialement favo-
risés par leur appartenance raciale.
Leur expérience, c'est celle de l'immi-
grant - dans leur cas, rien ne leur a été
donné, ils sont partis de rien. Ils ont
< travaillé dur toute leur vie, souvent
S pour voir leur emploi délocalisé et leur
gretraite dévaluée après une vie de labeur.
2Ils sont inquiets pour leur avenir, ils
CQ
s voient leurs rêves s'évanouir.

BARACKOBAMA:
Alors, quand on leur demande, pour
favoriser la déségrégation, de faire pren-
dre à leurs enfants un bus qui les amè-

«« VERS UNE UNION


nera dans une école à l'autre bout de
la ville, quand on leur apprend qu'un
Afro-Américain décroche un bon emploi

PLUS PARFAITE »
ou un poste dans une bonne université
en raison d'une injustice dont ils ne
sont en rien responsables, quand on
leur explique que leur peur de la crimi-
nalité dans les banlieues est une forme
Le 18 mars 2008, le candidat Obama prononce de préjugé, la rancœur s'accumule.
à Philadelphie un discours aussitôt considéré
comme historique où il appelle à dépasser le
Voilà où nous en sommes : dans une
problème des races.
impasse raciale où nous demeurons
« Même pour les Noirs qui s'en sont enfermés depuis des années. Contrai-
sortis, les questions de race et de rement à ce que disent certains de mes
racisme continuent de définir fonda- critiques, blancs ou noirs, je n'ai jamais
mentalement leur vision du monde. eu la naïveté de croire que nous pour-
Pour les hommes et les femmes de la rions régler nos différends raciaux le
génération du révérend Wright, la temps d'un mandat présidentiel, ou du
mémoire de l'humiliation, du doute et seul fait d'une candidature, une can-
de la peur n'a pas disparu, pas plus didature aussi imparfaite que la mienne.
que la colère et l'amertume de ces Mais j'ai affirmé ma conviction profonde
années-là. Cette colère ne s'exprime - une conviction ancrée dans ma foi
peut-être pas en public, devant des en Dieu et dans le peuple américain :
collègues ou des amis blancs, mais on en travaillant ensemble, nous arrive-

116 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA PENSÉE NOIRE | C o n c l u s i o n

rons à panser quelques-unes de nos Pour ce qui est de la communauté


vieilles blessures raciales, car, en réa- blanche, la voie vers une Union plus
lité nous n'avons pas d'autre choix si parfaite suppose de reconnaître que
nous voulons continuer à avancer en ce qui fait souffrir la communauté afro-
direction d'une Union plus parfaite. américaine n'est pas le produit de
Pour la communauté afro-américaine, l'imagination des Noirs, que l'héritage
cela signifie qu'il faut accepter les far- de la discrimination et les
deaux de notre passé sans en devenir éléments actuels de dis-
les victimes. Cela veut dire continuer crimination - même si elle
à exiger une pleine justice dans tous est moins criante que par
« La mémoire
les aspects de la vie américaine. Mais le passé - existent et doi-
cela signifie également associer nos vent être combattus. Non de l'humiliation,
propres revendications - une meilleure seulement par des mots, du doute et de la peur
assurance maladie, de meilleures écoles, mais par des actes : en
n'a pas disparu,
de meilleurs emplois - aux aspirations investissant dans nos éco-
de tous les Américains, qu'il s'agisse les et dans nos commu- pas plus que la colère
de la femme blanche qui se débat pour nautés, en faisant respec- et l'amertume. »
gravir les échelons dans son entreprise, ter les droits civiques et
de l'homme blanc qui a été licencié ou en garantissant une jus-
de l'immigrant qui s'efforce de nourrir tice pénale plus équitable,
sa famille. en donnant à cette génération les
Cela veut aussi dire assumer pleinement moyens et les chances de s'en sortir,
les responsabilités de nos vies - en ce qui faisait défaut aux générations
exigeant davantage de nos pères, en précédentes. Les Américains doivent
passant plus de temps avec nos enfants, comprendre que les rêves de l'un ne
en leur lisant des livres et en leur appre- doivent pas se réaliser au détriment
nant que, même s'il leur arrivera peut- des rêves de l'autre, qu'investir dans
être de devoir faire face à des obstacles la santé, les programmes sociaux et
et à la discrimination, ils ne doivent pas l'éducation des enfants noirs, métis et
succomber au désespoir et au cynisme : blancs contribuera à la prospérité de
ils doivent toujours croire qu'ils peuvent l'Amérique tout entière. »
être maîtres de leur destin. BARACK OBAMA, DE LA RACE EN AMÉRIQUE,
[...] TRAD. FRANÇOIS CLEMENCEAU, © GRASSET & FASQUELLE, 2008.

Le discours postracial à la Maison-Blanche


Président des États-Unis depuis janvier 2009, Barack Obama immédiatement accusé de représenter l'extrémisme noir.
(né en 1961) a prononcé ce discours le 18 mars à Philadel- Le discours de Philadelphie sera sa réponse. Il s'agit alors
phie, en lancement des primaires démocrates en Penn- non seulement de faire oublier les paroles de Wright, mais
sylvanie. Fils d'un Kenyan et d'une Américaine, ce métis aussi d'expliquer aux Blancs américains ce qu'est un Noir,
élevé en Indonésie et à Hawaï ne découvrira vraiment la et comment il se définit par rapport à la majorité blanche.
coexistence raciale qu'au cours des années 1980, lors de Obama s'y présente en fédérateur, posture qui avait déjà
ses études supérieures. La pauvreté des Noirs, il n'y sera été la sienne en 2004, lors de la Convention nationale du
confronté qu'en devenant animateur social à Chicago. Fils parti démocrate qui devait officialiser la candidature à la
et beau-fils de musulmans, élevé dans des écoles catholi- présidence de John Kerry. À Philadelphie, il commence son
ques et protestantes, il s'intègre tard à une communauté discours par « We the people », les trois premiers mots du
religieuse : la Trinity Church de Chicago, animée par le préambule de la Constitution américaine, qui rappellent que
révérend Wright, proche du Black Power* mais aussi de les Noirs comme les Blancs appartiennent au même peuple.
Nation of Islam*. Obama restera très proche de Wright Visionné et téléchargé des millions de fois sur Internet, le
jusqu'au 13 mars 2008 où, en pleine campagne présiden- discours du 18 mars 2008 est devenu une sorte de manifeste
tielle, un reportage télévisé montre le révérend Wright en pour la réconciliation ethnique aux États-Unis, et l'avènement
train de hurler : « Dieu maudisse l'Amérique ! » Obama est d'une société postraciale. C.G.

L e Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


Chronologie | LA PENSÉE NOIRE

De l'esclavage à Obama,
1500 ans d'histoire
652. Début de la traite arabe. Par1454. Le pape Nicolas V auto- 1 6 2 0 . Premiers arrivages protestation de Germantown,
le traité du « Baqt », les Arabes rise Alphonse V dit « l'Africain » d'esclaves africains dans les qui s'oppose fermement à
imposent aux chrétiens de Nubie (1432-1481), roi du Portugal, à colonies anglaises (futurs l'esclavage.
(habitants de la vallée supérieurepratiquer la traite entre l'Afri- États-Unis). 1716. Une permission royale est
du Nil), la livraison de 360 escla-
que et Lisbonne. 1635. Les Français, déjà implan- accordée aux ports de Rouen,
ves par an. 1482. Les Portugais édifient tés sur l'île Saint-Christophe, à La Rochelle, Bordeaux et Nan-
869. Début de la révolte des des forts sur le littoral entre le l'est de Porto Rico, occupent tes pour faire « librement le
Zanj. Des esclaves noirs origi- Sénégal et le Cameroun. désormais la Martinique et la commerce des Nègres ».
naires de l'Est de l'Afrique, qui 1492. Christophe Colomb Guadeloupe où ils développent 1748. Montesquieu (1689-1755)
avaient été déportés par milliers atteint les Caraïbes. Dès son une économie sucrière. publie De l'esprit des lois, où il
pour l'irrigation en Irak, se re- troisième voyage (1498) des 1642. Louis XIII autorise la critique la manière dont les es-
bellent contre le pouvoir des Noirs sont embarqués sur ses traite. clavagistes justifient la traite.
Abbassides (dynastie arabe qui caravelles. 1672. Le roi d'Angleterre Char- 1749. Quarante-quatre expédi-
gouverna le monde musulman 1493. Les colons espagnols oc- les Il fonde la Compagnie royale tions quittent Nantes pour cher-
entre 750 et 1258). La révolte cupent les Antilles (Hispaniola, d'Afrique pour assurer la traite cher des esclaves en Afrique.
gagna plusieurs régions de l'em- actuelle Haïti et République négrière. Louis XIV crée l'année 1770. L'abbé Raynal (1713-1796)
pire et dura jusqu'en 883 où elle dominicaine, Cuba, Porto Rico suivante la Compagnie du Sé- publie son Histoire philosophi-
fut écrasée dans le sang. Par la et jamaïque), et y pratiquent négal qui conduit des Africains que et politique de l'établis-
suite, les esclaves de l'empire l'exploitation minière, l'élevage aux Antilles et à la Guyane. sement des Européens dans
furent plutôt des chrétiens sla- et la production de tabac et de 1678. Environ 27000 esclaves les deux Indes, où il réclame
ves. sucre. aux Antilles françaises. l'abolition de la servitude.
1377. Dans son Introduction 1510. Le roi Ferdinand ordonne 1685. Louis XIV signe le Code 1778. À Saint-Domingue, on
à l'histoire universelle (Al-Mu- d'envoyer des esclaves dans l'île noir, préparé parColbert, minis- compte 249000 esclaves pour
qaddima), l'historien arabe Ibn d'Hispaniola pour y travailler tre des Finances. Cet édit règle 288000 habitants.
Khaldoun écrit : « Les seuls peu- dans les mines. C'est le début en une soixantaine d'articles 1784. L'ancien ministre des
ples à accepter l'esclavage sont de la traite atlantique. le statut des esclaves dans les Finances Jacques Necker (1732-
les Nègres, en raison d'un degré 1 5 1 8 . Charles Quint autorise possessions françaises d'outre- 1804) publie De l'administration
inférieur d'humanité, leur place la traite et l'esclavage dans Atlantique. Qualifié de « bien des finances de la France, où il
étant plus proche du stade ani- l'Empire espagnol. meuble » et de « bête de déplore l'existence de la traite
mal. » 1553. Début de la traite an- somme », l'esclave devient et de l'esclavage.
1416. Les Portugais sont les pre- glaise. propriété de son maître, doit 1787. Création en Angleterre
miers Européens à passer le cap 1569. Le dominicain Tomaso se convertir au catholicisme, de la Société pour l'abolition
Bojador, appelé aussi « Cap de la de Mercado s'insurge contre perd tout statut juridique et de la traite.
peur », au sud des Canaries. le sort fait aux esclaves dans tout accès à la propriété. 1787. L'Ordonnance du Nord-
1441- Les Portugais razzient les colonies espagnoles. 1688. En Pennsylvanie, des Ouest interdit l'esclavage au
leurs premiers captifs africains 1596. Début de la traite hol- quakers (mouvement reli- nord-ouest des États-Unis. La
au Nord du Sahara occidental landaise. gieux fondé en Angleterre au frontière entre États esclavagis-
pour les importer dans la pé- 1604. Début de la traite fran- xvne siècle par des dissidents de tes et abolitionnistes est établie
ninsule ibérique. çaise. l'Église anglicane) publient la au niveau de l'État de l'Ohio.

118 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA PENSÉE NOIRE | C h r o n o l o g i e

En Géorgie, vers 1860,


une famille d'esclaves
dans un champ de
coton.

citoyens français et jouiront de


tous les droits assurés par la
Constitution. »
1801. À la Guadeloupe, Louis
Delgrès (cf. p. 24) se révolte
contre les troupes envoyées
par Bonaparte pour rétablir
l'esclavage. À Saint-Domingue,
constitution de Toussaint Lou-
verture (cf. p. 22).
1802. Napoléon Bonaparte
rétablit par décret l'esclavage
afin de relancer l'économie de
plantation.
1804. Le 1er janvier, Haïti procla-
me son indépendance, après la
défaite des troupes françaises
face à )ean-)acques Dessalines,
successeur de Toussaint Louver-
ture. Haïti devient le premier
État noir. Tous les Blancs y sont
considérés comme Noirs.
1807. Abolition de la traite en
Angleterre et aux États-Unis.
1808. L'abbé Grégoire* (1750-
1788. Création de la Société d'Olaudah Equiano, ou Gusta- 1793. Abolition de l'esclavage à 1831) publie De la littérature
des amis des Noirs, à Paris. vus Massa, l'Africain, écrit par Saint-Domingue le 24 juin par des nègres, ou recherches sur
Fondée par les futurs révo- lui-même (cf. p. 20). En France, les commissaires civils de la leurs facultés intellectuelles,
lutionnaires jacques-Pierre prise de la Bastille et début de République Léger-Félicité Son- leurs qualités morales et leur
Brissot (1754-1793), Etienne la Révolution. thonax et Étienne Polverel. littérature.
Clavière (1735-1793) et Ho- 1791. Insurrection des escla- 1794. Le 4 février, l'esclavage 1815. Au Congrès de Vienne,
noré Gabriel de Mirabeau ves de Saint-Domingue (futur est aboli par la Convention dans après la défaite de Napoléon,
(1749-1791), elle se propose Haïti), la colonie française la les colonies françaises. « La les grandes puissances réunies
de mettre en œuvre les idées plus prospère de toute l'Amé- Convention déclare l'esclavage pour redessiner la carte de
antiesclavagistes inspirées rique. En quelques jours, des des nègres aboli dans toutes les l'Europe, décident de mettre
de Montesquieu et de l'abbé bandes d'esclaves armées met- colonies ; en conséquence, elle fin à la traite des Noirs mais
Raynal. tent le feu aux plantations et décrète que tous les hommes, maintiennent l'esclavage. De-
1789. Parution à Londres du près d'un millier de Blancs sont sans distinction de couleur, do- puis le début du xvie siècle, près
Récit intéressant de la vie massacrés. miciliés dans les colonies, sont de 4 900 expéditions négrières

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Chronologie | LA PENSÉE NOIRE

sont déjà parties du port de États-Unis. Le conflit oppose 1896. La Cour suprême des
Liverpool, en Angleterre. Ce les États confédérés, soit onze États-Unis légitime les lois
port a assuré à lui seul autant États du Sud qui avaient fait sé- ségrégationnistes dans les États
d'expéditions que l'ensemble cession des États-Unis, dirigés du Sud en formulant la doctrine
des ports français réunis. par jefferson Davis, à l'Union, « séparés mais égaux ».
1830. Conquête de l'Algérie, qui comprend tous les États abo- 1903. Aux États-Unis, parution
qui se verra imposer un code litionnistes, dirigés par Abraham des Âmes du peuple noir de
de l'Indigénat : les colonisés Lincoln* et le parti républicain. W.E.B Du Bois (cf. p. 30). En 1990, Winnie et Nelson
sont exclus d'une grande partie 1865. Le 13e Amendement pro- 1910. Création de l'Afrique Mandela assistent à un
des libertés et des droits des clame la fin de l'esclavage aux équatoriale française (AEF) : concert à Johannesburg.
citoyens français. États-Unis. Trois ans plus tôt, le Gabon, Moyen-Congo (Congo-
1832. Le sultan d'Oman (Moyen- président républicain Abraham Brazzaville actuel), Oubangui-
Orient) Sayyid Said (1834-1870) Lincoln avait proclamé l'éman- Chari (République centrafri-
transfère sa résidence dans l'île cipation des esclaves dans les caine actuelle) et Tchad.
de Zanzibar (actuelle Tanzanie), États du Sud mais, faute d'une 1914-1918. Première Guerre
d'où il organise une traite d'es- majorité suffisante au Congrès, mondiale. Participation de
claves africains intensive vers n'avait pu introduire l'abolition soldats noirs aux combats.
les côtes de la mer Rouge et du dans la constitution. Il est as- 1919. Marcus Garvey (cf. p. 34)
golfe Persique. sassiné le 14 avril, quelques crée la compagnie maritime
1833. Abolition progressive de jours après la fin de la guerre. Black Star Line afin d'assurer
l'esclavage dans les colonies Sous le coup de l'émotion, le le rapatriement des Noirs en
britanniques. Elle sera achevée Congrès vote alors le 13e Amen- Afrique.
en 1838. dement, puis le 14e qui donne 1920. La Mauritanie (Afrique
1839. Le pape Grégoire XVI le droit de vote aux Noirs de l'Ouest) devient une colonie
condamne officiellement la 1874. En Allemagne, début des française.
traite négrière. exhibitions d'« indigènes ». 1925. The New Negro. An In-
1846. L'ancien esclave Frederick 1877. Les États sudistes mettent terprétation, d'Alain Locke (cf.
Douglass (cf. p. 26) publie son progressivement en place les p. 46), ouvrage qui donne corps
autobiographie (Mémoires d'un Lois Jim Crow* pour restreindre au mouvement culturel Harlem
esclave). la plupart des droits accordés Renaissance.
1847. Le Liberia (fondé en 1822 aux anciens esclaves après la 1931. Première exposition co-
par une société américaine de guerre de Sécession. Les plus loniale internationale de Paris,
colonisation) est le premier importantes légalisaient la organisée pour convaincre des
État d'Afrique à obtenir son ségrégation* dans les écoles bienfaits de la colonisation.
indépendance. et dans les transports publics. 1934. Création en France de la
1848. Révolution en France et 1880. Abolition de l'esclavage revue L'Étudiant noir.
en Europe. Initié et rédigé par à Cuba, alors colonie espa- 1939. Cahier d'un retour au
le député Victor Schœlcher*, le gnole. pays natal, d'Aimé Césaire (cf.
décret d'abolition de l'esclavage 1884. À l'initiative de Bismarck, P-56).
dans les colonies françaises est la conférence de Berlin réunit 1944- Discours de De Gaulle à
signé le 27 avril par Alphonse toutes les puissances euro- Brazzaville. Première étape vers
de Lamartine (1790-1869), mi- péennes pour le partage de la décolonisation.
nistre des Affaires étrangères, l'Afrique. 1946. La loi de départementali-
le texte prévoit l'émancipation 1888. L'esclavage est aboli au sation fait de la Guadeloupe, de
de 250000 esclaves. Brésil. la Martinique, de la Réunion et
1850. Fin officielle du trafic d'es- 1895. Constitution de l'Afri- de la Guyane des départements
claves au Brésil, qui a importé que occidentale française, français.
plus de 3,6 millions d'esclaves l'AOF : Mauritanie, Sénégal, 1948. Instauration officielle de
noirs. Soudan français, Guinée, Côte l'« apartheid » en Afrique du
1861. Début de la guerre de d'Ivoire, Niger, Burkina Faso Sud. La société est divisée en
Sécession (« Civil War») aux et Dahomey. quatre catégories aux droits

120 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 Le Point


LA PENSÉE NOIRE | Chronologie

inégaux : les Blancs, les Noirs,lars pour avoir refusé de céder 1956. Premier Congrès interna- à Los Angeles, faisant 34 morts,
les Indiens et les Métis (colou-son siège à un Blanc dans un tional des écrivains et artistes plus d'un millier de blessés et
red people). autobus. Le pasteur Martin noirs à la Sorbonne, à l'initia- environ 4000 arrestations en
1954. L'historien sénégalais Luther King (cf. p. 96) lance tive de la revue Présence afri- cinq jours.
Cheikh Anta Diop publie Nations une opération de boycott du caine (cf. p. 42). 1966. Formation aux États-Unis
nègres et culture (cf. p. 64). système de transport de la 1960. Accession à l'indépen- du Black Panther Party, mouve-
1955. À Montgomery (Alaba- ville. C'est le début de la lutte dance de 18 pays d'Afrique : ment révolutionnaire afro-amé-
ma), Rosa Parks est arrêtée pour les droits civiques et la Cameroun, Côte d'Ivoire, Da- ricain, crée par Bobby Seale et
par la police et condamnée à fin de la ségrégation, qui va homey, Gabon, Haute-Volta, Huey P. Newton.
payer une amende de 14 dol- durer jusqu'en 1968. Madagascar, Mali, Mauritanie, 1968. Martin Luther King est
Moyen-Congo (Congo), Niger, assassiné à Memphis.
Nigeria, Centrafrique, Sénégal, 1976. War, de Bob Marley (cf.
Sierra Leone, Somalie, Somali- p. 104).
land, Soudan, Tchad. 1984. Création en France de
1961. Début de la guerre du SOS Racisme.
Vietnam pour les Américains. 1986. Wole Soyinka (cf. p. 70)
1963. Le 25 mai, à Addis-Abeba est le premier Africain à recevoir
(Ethiopie), trente-deux chefs le prix Nobel de littérature.
d'État africains réunis en 1991. Fin de l'apartheid en
congrès créent l'Organisation Afrique du Sud.
de l'unité africaine (OUA). La 1992. Nouvelles émeutes à
Charte signée à l'occasion mar- Watts (Los Angeles), suite au
que la victoire des partisans passage à tabac d'un jeune
d'une Afrique des États sur un Afro-Américain par des policiers
courant panafricain* plus radi- et à l'acquittement de ces der-
cal qui prônait l'union politique niers. Le conflit fait 38 morts
et économique du continent. et 4 000 arrestations.
Aux États-Unis, le 28 août, 2001. Le Parlement français
Martin Luther King prononce vote la loi Taubira, du nom de la
à Washington son célèbre députée guyanaise Christiane
« I have a dream » (cf. p. 96) à Taubira, qui reconnaît l'escla-
l'occasion d'une grande marche vage comme un crime contre
pour le travail et la liberté des l'humanité.
Noirs. Un an plus tard, il recevra 2002. À Durban, en Afrique du
le prix Nobel de la paix. Sud, création de l'Union afri-
1964. En Afrique du Sud, Nelson caine, qui regroupe 53 pays
Mandela est condamné à la pri- d'Afrique, sur le modèle de
son à vie pour sa lutte contre l'Union européenne.
l'apartheid. Aux États-Unis, le 2007. Tandis que l'esclavage
président Lyndon B. johnson perdure dans de nombreux
fait adopter au Congrès le Civil pays musulmans, la Maurita-
RightsAct qui interdit la discri- nie vote une nouvelle loi anti-
mination basée sur la race, la esclavagiste plus répressive
religion ou le sexe. pour tenter de juguler ces pra-
1965. Aux États-Unis, adoption tiques persistantes.
du VotingAct qui interdit les lois Novembre 2008. Le sénateur
restreignant le droit de vote. En Barack Obama (cf. p. 116) est
août, suite à l'arrestation de trois élu président des États-Unis. De
membres d'une famille noire, de père kenyan et de mère améri-
violentes émeutes raciales écla- caine, il est le premier métis à
tent dans le quartier de Watts, accéder à ce poste.

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Lexique | ft-B

LEXIQUE

A-B
Afroc Ce concept, théorisé Aristote (384-322 av. ).-€.). Philo-
par le philosophe Molefi Kete Asante (né sophe grec, élève de Platon (428-348 av.
en 1942) pour décrire le courant de pensée |.-C.), dont l'influence fut prépondérante
illustré notamment par le nationaliste noir pour la culture occidentale, notamment
américain Martin Delany (1812-1885) et au Moyen Âge.
Cheikh Anta Diop (cf. p. 64), met en avant
l'apport des cultures africaines à l'histoire Black Arts Movement. Fondé dans
mondiale. les années i960 par l'écrivain et activiste
Leroi jones (né en 1934), alias Amiri Barak,
Animisme. Croyance qui consiste à ce mouvement culturel opère, après la
attribuer une âme ou un esprit aux choses Renaissance de Harlem (cf. p. 46), un nou-
ainsi qu'aux animaux. Par extension, le veau tournant dans l'histoire de la littéra-
terme désigne aussi un ensemble de cultes ture et de la culture afro-américaines.
traditionnels pratiqués en Afrique qui Proche des thèses du Black Power*, il ac-
consistent à invoquer les esprits. compagne l'essor d'un théâtre nationa-
Anthony Kwame Appiah liste et d'une musique expérimentale (le
Appiah, Anthony Kwame (né en free-jazz), tout en favorisant le développe-
1954)® Né à Londres, d'un père ghanéen ment d'une presse et de maisons d'éditions
et d'une mère anglaise, formé à Cam- autonomes.
bridge, ce philosophe a publié une collec-
tion d'essais, In my Father's House (1992), Black Conscioysiîess Movement.
où il analyse le rôle des intellectuels noirs Initié par le Sud-Africain Steve Biko (1946-
dans la construction d'une modernité afri- 1977) à la fin des années i960, le « mouve-
caine. Il s'y montre particulièrement criti- ment de la conscience noire » était à la
que envers la notion de race. Ses derniers recherche d'une démarche exclusivement
écrits portent sur le conflit et l'harmonisa- noire et pacifiste pour sortir du régime de
tion des valeurs dans un monde cosmopo- ségrégation* raciale instauré en Afrique du
lite. Il est coauteur avec H.L. Gates Jr.* de Sud en 1948 (l'apartheid). Pour ses partisans,
l'encyclopédie Africana (1999). l'Afrique appartenait aux Africains et c'était

122 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 Le Point


B-D | Lexique

aux Noirs d'en prendre la direction. En 1968, Black Power, Mouvement politique
Biko se prononça en faveur d'universités du nationalisme noir. Contrairement au
réservées aux Noirs puis, en 1973, il fonda Mouvement des droits civiques représenté
les Black Community Programmes (BCP), par Martin Luther King (cf. p. 96), le « Pou-
réseau social d'entraide pour et par des voir noir » se revendique radical et violent.
Noirs. Il sera assassiné par la police sud- Au pouvoir des Blancs doit se substituer
africaine en 1977. celui des Noirs. Le mouvement est divisé
entre les Black Panthers* et les Black Mus-
itaeic Panthers* Fondé en 1966, ce lims de Nation of Islam*.
parti politique prône la nécessité, pour les
Noirs américains, de défendre eux-mêmes irattiwaife, Edward Kamau (né
leurs intérêts, y compris par les armes. en Î9BO)- Tout à la fois historien - il
Constitués en patrouilles d'alerte, ses par- est l'auteur d'une étude sur la société
tisans surveillent les activités policières dans créole en Jamaïque - , dramaturge et
les quartiers noirs de Californie, où ils mè- musicien, ce poète anglophone de l'île
nent également des actions sanitaires et de la Barbade est surtout connu par son
Edward Kamau Brathwaite
sociales. Miné par les divisions internes, œuvre poétique marquée par une langue
parfois initiées par le FBI, le mouvement se musicale et métissée, et dont les thèmes
dissout dans les années 1980 pour renaître sont axés sur l'expérience esclavagiste,
en 2004. Une de ses figures de proue reste l'héritage africain dans les Caraïbes et la
la philosophe Angela Davis*. diaspora*.

C
C r é o l e * Système linguistique provenant Crow, Jim* Héros de la chanson po-
du contact du français, de l'anglais, de l'es- pulaire jump jirn Crow, écrite en 1828
pagnol, du portugais, du néerlandais, avec par Thomas Dartmouth « Daddy » Rice,
des langues indigènes ou importées. Très un émigrant anglais aux États-Unis qui
présents aux Antilles, ces parlers sont deve- fut le premier à se produire sur scène le
nus les langues maternelles des commu- visage noirci. Du fait de son succès, Jim
nautés. On parle ainsi de créole haïtien, Crow en est venu à symboliser le Noir et
martiniquais, etc. Le terme s'étend aussi son nom sera donné à une série de lois
aux cultures qu'ils ont engendrées. promulguées dans les États du Sud après
la guerre de Sécession pour restreindre
Créolisation» Phénomène de métis- les droits accordés aux anciens esclaves.
sage culturel et linguistique né des mélan- Ces lois, qui légalisaient la ségrégation*
ges de peuples, notamment dans les Ca- dans les lieux publics, furent abolies par
raïbes. le Civil Right Actde 1964.

Damas, Lé@n»iontran (1912- aux États-Unis. Parmi ses recueils les


1 9 7 8 ) , Originaire de la Guyane, cet plus connus, Poèmes nègres sur des airs
intellectuel métis fut, aux côtés d'Aimé africains (1948), Graffiti (1952), Black-
Césaire (cf. p. 56) et de Léopold Sédar Label (1956) et Névralgies (1966).
Senghor (cf. p. 54), l'un des fondateurs
de la Négritude*. Après avoir connu Davis, Angela (née en 1944). Ce
Césaire à la Martinique où il fait ses docteur en philosophie, qui fut une étu-
études, il rencontre Senghor à Paris en diante d'Herbert Marcuse, sort de l'ano-
1929. En 1934, tous trois lancent la revue nymat en 1970 lors de son arrestation
littéraire L'Étudiant noir, dans laquelle dans le cadre de l'affaire des Frères de
s'élabore la notion de Négritude*. En Soledad, des jeunes Noirs que la jeune
1937, il publie son premier recueil de marxiste et membre des Black Panthers*
poésie, Pigments. Député de Guyane de allait visiter en prison et dont l'évasion
Angela Davis 1948 à 1951, il sera ensuite enseignant provoqua la mort d'un juge. L'arme du

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Lexique | ft-B

crime ayant été enregistrée à son nom, ques Ier. Il est assassiné en 1806, suite à sa
elle est pourchassée, arrêtée, menacée tentative de réforme agraire au profit des
de la chaise électrique et acquittée lors anciens esclaves sans terre.
d'un procès les plus célèbres de l'histoire
des États-Unis. Elle écrira son autobiogra- D i a s p o r a - d i a s p o r i q u e . Part d'un
phie dès l'âge de 30 ans et sera éditée peuple émiettée hors de son territoire
par Toni Morrison (cf. p. 72). Toujours d'origine. Dans le cas des Noirs, ce terme
engagée, elle est aujourd'hui enseignan- désigne surtout les populations d'origine
te aux États-Unis. africaine déportées vers le Nouveau Mon-
de par la traite négrière.
Dessalifies, jeart~)acques (1758-
1806). Ancien esclave de Saint-Domingue i î o d o r e de Sicile fw* §0-21 aw*
(actuelle Haïti), il devint lieutenant de J.-C.K Historien grec originaire de Si-
Toussaint Louverture (cf. p. 22) lors des cile dont la Bibliothèque historique entend
troubles qui secouèrent l'île pendant la retracer l'histoire des peuples depuis les
Révolution française. En 1803, il vainc les origines jusqu'aux premières années de
troupes françaises envoyées par Napoléon l'Empire romain (27 av. J.-C.). Son œuvre
lors de la bataille de Vertières. Il proclame est l'une des sources d'information les
l'indépendance d'Haïti le 1er janvier 1804 plus riches sur l'Egypte, la Grèce et la
et devient empereur sous le nom de Jac- Rome antiques.

E
Ellison, Ralph (1913-1994). Intel- effet ce pays de l'Est africain comme le
lectuel et écrivain noir américain dont le centre de la grande civilisation noire,
roman Invisible Man (L'Homme invisible) particulièrement après la bataille d'Adoua
remporta le National Book Award en 1953- (1869) et la victoire de Ménélik II, em-
Ce livre, largement autobiographique, pereur d'Éthiopie, sur l'Italie. En jamaï-
raconte l'histoire d'un Afro-Américain en que, il donna naissance au « rastafaris-
quête d'identité et de reconnaissance dans me », que popularisera le chanteur Bob
le New York du début du xxe siècle. Marley (cf. p. 104).

Mouvement religieux E x i s t e n t i a l i s m e . Moins une doctrine


et politique apparu au xix e siècle dans qu'un mode de pensée qui place au cœur
les Caraïbes, et qui appelle les esclaves de sa réflexion l'existence humaine. S0ren
noirs et leurs descendants à un retour Kierkegaard, Martin Heidegger, Gabriel
spirituel et physique à la mère patrie, Marcel et Jean-Paul Sartre ont été rattachés
Ralph Ellison l'Ethiopie. Ses adeptes considéraient en à ce mouvement.

Ci Carnet, H e n r y H. (1815-1882).
Premier pasteur noir américain à prêcher
à la Chambre des représentants, cet orateur
fameux fut un fervent défenseur du mou-
les récits d'esclaves jusqu'aux auteurs
contemporains. Utilisant les approches
critiques de penseurs français comme Ro-
land Barthes ou Jacques Derrida, il plaide
vement abolitionniste. Né esclave, il réus- pour une plus grande ouverture des canons
sit à s'enfuir et milita pour l'immigration littéraires aux œuvres issues des minorités.
des Noirs au Mexique, au Liberia* ou aux Il est coauteur avec A.K. Appiah* de l'en-
Caraïbes. cyclopédie Africana (1999).

Gates Jr., H e n r y l o u i s (né e n G r é g o i r e , H e n r i , dit l'abbé


1950). Cet universitaire et critique litté- (1750-1831)* Député du clergé aux
raire, directeur du Du Bois Institute à Har- États généraux (1789), cet ecclésiastique
vard, a consacré l'essentiel de ses travaux se rallia au tiers état et fut l'un des repré-
à la littérature noire américaine, depuis sentants de l'extrême gauche à l'Assem-

124 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 Le Point


fî-K I Lexique

blée constituante. Il combattit pour le ganiser l'Église gallicane. Opposé à Na-


suffrage universel et fut le premier prêtre poléon, il prononça sa déchéance sous la
à prêter serment de fidélité à la Consti- Restauration et fut élu député de l'Isère
tution civile du clergé (novembre 1790). en 1819. Son livre De la littérature des
Évêque constitutionnel de Blois, il fut élu Nègres, ou Recherches sur leurs facultés
à la Convention (1792-1795) où il contribua intellectuelles, leurs qualités morales et
à faire voter les décrets accordant les leur littérature, suivies de Notices sur la
droits civils et politiques aux Juifs et l'abo- vie et les ouvrages des Nègres qui se sont
lition de l'esclavage. Membre du conseil distingués dans les Sciences, les Lettres
des Cinq-Cents, puis du corps législatif, et les Arts (1808) fut fondamental pour
sénateur, il tenta, mais sans succès, d'or- l'abolition de l'esclavage.

H
Hall, Stuart (né en 1932). D'ori- vail de son esclave et, par conséquent,
gine jamaïcaine, cet essayiste a, depuis esclave de son esclave. Parmi ses autres
son exil britannique, participé à l'essor des œuvres majeures, La Science de la logique
études culturelles en dirigeant, dans les (1812-1816), Encyclopédie des sciences
années 1970, le Centre for Contemporary philosophiques (1817) et Principes de la
Cultural Studies de l'université de Birmin- philosophie du droit (1821).
gham. Inspirés du marxisme et de la criti-
que littéraire russe, ses travaux ont contri- Hérodote (v. 484 v. 425 av. J.-C.).
bué au développement des études sur la Historien grec qui voyagea beaucoup, no-
communication ou les phénomènes de tamment en Égypte, dont il fit une descrip-
diaspora*. Ils commencent seulement à tion qui eut beaucoup d'influence dans
être traduits et reconnus en France. l'Antiquité. Truffée d'anecdotes et de légen-
des, son œuvre décrit notamment la lutte
Hegel, êem§ Wilhelm Friedrich entre le monde grec et le monde barbare.
(177 Philosophe idéaliste alle-
mand dont le système philosophique en- HerskovKs» Melville fi8§5~î§6i).
tend atteindre le savoir absolu. Marx et Anthropologue afro-américain qui le pre-
Engels seront profondément influencés mier va démontrer (Le Mythe du passé noir,
par sa philosophie de l'histoire et sa mé- 1941) que les Noirs américains constituent
thode, la dialectique, qu'il expose dans un groupe ethnique détenteur d'une
La Phénoménologie de l'esprit (1807). Selonculture propre. Son livre devient dans les
lui, c'est en travaillant qu'on atteint la li- années i960 un best-seller dont s'empare-
berté. L'esclave travaille et s'accomplit alors ront les mouvements de revendication
que son maître devient dépendant du tra- noirs américains.

James, Cyril lobert Lionel (1901- Kenyatta, Jomo (1893-1978).


1989), Ce journaliste et essayiste origi- Militant nationaliste kenyan d'origine
naire de Trinidad a fait connaître l'impor- kikuyu, il est considéré comme le père
tance historique des mouvements fondateur de la nation kenyane. Formé à
révolutionnaires antillais au xvme siècle, Londres, il s'engagea dès 1922 dans la
grâce à un livre sur Les jacobins noirs (1938) lutte contre le colonisateur britannique.
et une pièce à succès sur Toussaint Lou- La révolte anti-européenne des Mau-Mau
verture (cf. p. 22). Ses travaux sur le cricket qui va ensanglanter le pays de 1952 à 1956
et ses usages dans les pays colonisés par impliquant surtout des Kikuyu, il fut ac-
l'Angleterre en font un précurseur des cusé d'en être à l'origine et emprisonné
études « culturelles ». Il participa à la pendant sept ans puis exilé. Quand le Kenya
diffusion des idées marxistes et panafrica- obtint finalement son indépendance, il
nistes* auprès des intellectuels africains, devint Premier ministre puis président de
Cyril Robert Lionel james antillais et afro-américains. la république de 1964 à sa mort.

L e Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux|101


Lexique | ft-B

Ktl K l u x Kian. Fondée dans le Tennessee Edward Wilmot Blyden (1832-1912). L'arri-
après la guerre de Sécession (1861-1865), vée au Liberia des « Americano-Libériens »
cette société secrète américaine était ini- créera des tensions avec la population
tialement destinée à empêcher les Noirs indigène que les anciens esclaves traitent
d'exercer leur droit de vote en les intimidant avec l'arrogance de... l'homme blanc. En
(membres vêtus de robes blanches et de 1931, le Liberia est ainsi condamné par la
cagoules pointues, croix enflammées). Ses Société des nations* parce que les Améri-
violences amenèrent son interdiction en cano-Libériens soumettent les autochtones
1877. Un nouveau Ku Klux Klan fut fondé au travail forcé pour le compte de grandes
en 1915 à Atlanta par un ancien pasteur sociétés étrangères.
méthodiste et prit un caractère puritain,
xénophobe et ultranationaliste, l'opposant L i n c o l n , A b r a h a m (1809*1865).
non seulement aux Noirs, mais aussi aux Originaire du Kentucky, cet avocat devint en
juifs et aux catholiques. D'une grande vio- 1860 le seizième président des États-Unis et
lence, il atteignit un million de membres le premier à être républicain. Usera réélu en
et exerça une influence notable dans les 1864. Antiesclavagiste, il ne peut empêcher,
Abraham Lincoln
années 1920-1930. Interdit en 1928, il conti- peu de temps après son élection, ni la
nue à se manifester sporadiquement. formation des États confédérés d'Amérique
qui regroupent onze États esclavagistes du
L é v y ~ B r u h l v L u c i e n (1857-1939)* Sud, ni la guerre de Sécession qui éclate
Sociologue et anthropologue français, en 1861. Le 1er janvier 1863, après une sé-
proche du sociologue Emile Durkheim rie de victoires, il rédige la proclamation
(1858-1917), spécialiste de la pensée pri- d'émancipation des esclaves du Sud et
mitive. Il étudia la morale des peuples signe, en février 1865, le 13e Amendement,
primitifs dans La Morale et la Science des abolissant l'esclavage. Il est assassiné le
mœurs (1903), leur vie religieuse dans Les 14 avril 1865, par john Wilkes Booth, un
Fonctions mentales dans les sociétés infé-acteur sympathisant sudiste.
rieures (1910), puis leur mentalité dans La
Mentalité primitive en 1922. lumières (philosophie des).
Mouvement rationaliste né en Europe au
L i b e r i a , Fondé en 1822 par l'American xviii 6 siècle, dit « siècle des Lumières », et

\
Colonization Society (Société américaine marqué par la croyance dans le progrès
de colonisation) créée en 1817 pour le du savoir et de l'homme, ainsi que par la
retour en Afrique des esclaves noirs libérés, méfiance envers toute autorité politique
ce pays d'Afrique de l'Ouest est le premier ou religieuse, au nom du principe d'auto-
État africain à accéder à l'indépendance, nomie de la raison. C'est dans ce contex-

1
en 1847. Véritable « terre promise » pour te que naît le débat sur l'abolition de
les Afro-Américains, il accueillera notam- l'esclavage, nombre de penseurs des Lu-
ment Martin Delany (1812-1895), fondateur mières, dont Voltaire, en acceptant pour-
du nationalisme noir et le philosophe tant le principe.
René Maran

M-N
Maccarthysme. Connu également de la liberté d'expression et la limitation
sous le nom de « Peur rouge » (RedScare), des droits civiques.
cet épisode de l'histoire américaine
s'étala approximativement de 1947 à 1953- Maran, René (1887-1960). Écrivain
Fruit de la guerre froide, ce mot désigne français originaire de Guyane, il fut le
la procédure inquisitoriale menée par la premier auteur noir à remporter le prix
commission du sénateur républicain jo- Goncourt, en 1921, pour son roman
seph McCarthy (1908-1957) pour traquer Batouala.
d'éventuels agents ou sympathisants
communistes aux États-Unis. Cette chas- Middle Passage (« Passage du
se aux sorcières se solda par la restriction m i l i e u » ) . Désigne le trajet des esclaves

126 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 Le Point


M-P I L e x i q u e

dans les bateaux négriers entre l'Afrique toire biblique, qui fait du Noir le premier
et le Nouveau Monde. homme et dénonce la « suprématie blan-
che » comme l'effet d'une conspiration
Mulâtre, Essentielle- historique. Porteuse d'un discours nette-
ment employé aux Antilles, tiré de l'espa- ment antisémite, elle fut très influente
gnol mulo (le mulet), il désigne l'individu dans l'essor du nationalisme noir, mais
né d'un père noir et d'une mère blanche reste assimilée à une secte par l'orthodoxie
ou né d'une mère noire et d'un père blanc musulmane.
ou encore de deux parents mulâtres.
N é g r i t u d e . Forgé par Aimé Césaire
NAÂCP-Natfoftal Association for (cf. p. 56), ce mot désignait initialement le
the Adwancement of Coloureci monde noir et ses valeurs caractéristiques
People (Association nationale (respect de la nature, solidarité entre les
pour l'avancement des gens de hommes et les générations...). Il servit de
c o u l e u r f * Fondée en 1909 à partir du flambeau aux intellectuels antillais et
Niagara Movement de W.E.B. Du Bois africains francophones qui refusaient une
(cf. p. 30), cette organisation joua un rôle stricte assimilation à l'Europe et revendi-
fondamental dans le succès du mouvement quaient une identité propre. Avec l'accès
des droits civiques aux États-Unis. C'est de son principal ténor, Léopold Sédar Sen-
son action en justice qui aboutit, en 1954, ghor (cf. p. 54) au poste de président du
à la fin de la ségrégation dans l'éducation Sénégal, ce concept s'est peu à peu figé
(arrêt Brown). en idéologie officielle et a été critiqué pour
sa vision uniforme et passéiste des cultures
Fondé en 1930, ce africaines.
mouvement politique et religieux rassem-
ble les musulmans noirs américains autour mi (National Urban League).
de figures charismatiques comme Elijah Créée à New York au début du xxe siècle
Muhammad (1897-1975), Malcolm X (1925- à l'initiative de victimes de la ségrégation*
1965, cf. p. 94) ou Louis Farrakhan (né en raciale, la Ligue urbaine nationale, qui
1933, cf. p. 102). Centrée sur le culte de existe encore aujourd'hui, milita en faveur
ses fondateurs, presque divinisés, elle de l'obtention des droits civiques aux
s'appuie sur une lecture racialisée de l'his- États-Unis.

O n c l e S a m » Souvent représenté comme une abolitionniste blanche. Il raconte l'his-


un vieil homme coiffé d'un chapeau haut- toire d'esclaves contraints de fuir et qui se
de-forme aux couleurs de la bannière retrouvent libres en Afrique. Incarnation
étoilée, avec un nœud papillon rouge, une de l'esclave dévoué au Blanc, « Oncle Tom »
veste queue-de-pie bleue et un pantalon désigne aux États-Unis une personne
à rayures rouges et blanches, ce person- noire qui se comporte comme un Blanc,
nage est devenu le symbole des États-Unis. par honte ou par opportunisme.
L'origine de son nom daterait de la guerre
anglo-américaine de 1812 : des soldats se O n t o l o g i e » Doctrine ou théorie de l'être.
seraient amusés, en recevant des caisses Le terme renvoie à Aristote* mais il est
de viandes aux initiales « US », à les appe- apparu au xvne siècle dans le Lexicon phi-
ler « Uncle Sam », du nom de leur fournis- losophicum de Groclenius (1613-1615) et
seur Samuel Wilson. sa diffusion est due à l'Ontologie de Chris-
tian Wolff (1729).
O n c l e T o n ) . Personnage principal de La
Case de l'oncle Tom (1852), de l'Américaine Fondé au xixe siècle,
OacielMi Harriet Beecher-Stowe (1811-1896). Publié ce mouvement à la fois intellectuel, cultu-
d'abord sous forme de feuilleton, ce livre rel et politique vise d'abord à réunir les
valut un succès immédiat à son auteur, Noirs de l'Afrique et de sa diaspora* à

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


Lexique | ft-B

travers une identité commune, basée sur Présence africaine. Revue semes-
une expérience partagée de l'oppression trielle fondée par l'intellectuel sénégalais
raciale et coloniale. Ses objectifs sont la Alioune Diop (1910-1980) en 1947. S'ins-
restauration du glorieux passé africain, crivant dans la mouvance du panafrica-
l'indépendance à l'égard des puissances nisme*, elle reçoit dès ses débuts le
coloniales européennes, l'autonomie et la soutien d'intellectuels comme Aimé Cé-
solidarité économiques. Cette idéologie a saire (cf. p. 56), Léopold Sédar Senghor
joué un rôle majeur dans l'histoire des (cf. p. 54), Albert Camus, André Gide, jean-
décolonisations. Paul Sartre ou encore Michel Leiris. Dans
l'avant-propos du premier numéro, André
Phéiîomi: Mouvement de Gide écrivait : « La revue ne se place sous
pensée qui entend décrire ce qui apparaît l'obédience d'aucune idéologie ou politi-
en tant que tel. Cette science des phéno- que. Elle veut s'ouvrir à la collaboration
mènes a été particulièrement développée de tous les hommes de bonne volonté
par l'Allemand Edmund Husserl (1859-1938) (blancs, jaunes ou noirs), susceptibles de
et aura une grande influence au xxe siècle, nous aider à définir l'originalité africaine
notamment sur des penseurs français et de hâter son insertion dans le monde
comme jean-Paul Sartre (1905-1980). moderne. »

Schœicher* Victor (1804-1833). S é g r é g a t i o n . Séparation physique de


Homme politique français surtout connu fait ou de droit des personnes d'origines
pour avoir mis un terme définitif à l'escla- différentes. Aux États-Unis en 1896, l'arrêt
vage en France. Sous-secrétaire d'État à la Plessy vs Fergusson, reposant sur la doc-
Marine et aux Colonies dans le gouverne- trine « séparés mais égaux » institution-
ment provisoire après la révolution de fé- nalise entre Noirs et Blancs ces pratiques
vrier 1848, c'est lui qui initia le décret qui étaient présentes depuis la fin de la
d'abolition de l'esclavage et qui contribua guerre de Sécession (1861-1865). La ségré-
à le faire adopter. Il fut élu député de la gation est interdite par le Congrès des
Guadeloupe et de la Martinique entre 1848 États-Unis en 1945, mais les États du Sud
et 1851, puis contraint de s'exiler en An- ne respectent pas cette décision. En 1963,
gleterre sous le second Empire. Après le pasteur Martin Luther King, apôtre de
l'abdication de Napoléon III en 1870, il fut la non-violence, organise la marche des
réélu député de la Martinique, puis devint droits à Washington. En 1964, avec l'arrêt
sénateur inamovible. Parmi ses principaux Brown, la Cour suprême met fin à la ségré-
Victor Schœlcher
écrits : De l'esclavage des noirs et de la gation dans l'éducation. En Afrique du Sud,
législation coloniale (1833), Des colonies l'apartheid - ségrégation stricte entre
françaises. Abolition immédiate de l'escla-Blancs et Noirs ou Métis - est institution-
vage (1842) et Histoire de l'esclavage pen- nalisé de 1948 à 1991.
dant les deux dernières années (1847).
S i o n i s m e , Idéologie nationaliste appa-
Schwarz-Bart» André (1928-2006), rue au xix e siècle et popularisée par le
Écrivain français d'origine juive polonaise, il journaliste juif hongrois Theodor Herzl
s'engage dans la Résistance après la dépor- (1860-1904) qui initialement visait à redon-
tation d'une partie de sa famille. En 1961, il ner aux juifs, victimes de sanglants po-
épouse Simone Schwarz-Bart (née en 1938), groms notamment à l'Est de l'Europe, un
une étudiante guadeloupéenne de dix ans territoire et un État. Rapidement, le mou-
sa cadette, qu'il a rencontrée à la Sorbonne. vement s'est concentré sur le retour des
En 1967, il cosigne avec elle Un plat de porcs juifs en Palestine.
aux bananes vertes. En 1972, il publie La
Mulâtresse solitude. Il fut lauréat du prix Société des nations. Organisation
Goncourt en 1959 pour son roman Le Dernier internationale créée par le traité de Ver-
des justes, livre majeur sur la Shoah. sailles de 1919 pour encourager le désar-

128 I Les textes fondamentaux I Hors-série n° 22 Le Point


S-W | Lexique

mement et prévenir les conflits armés. dont le philosophe Platon, qui en fait le
Inefficace, elle sera remplacée en 1945 par protagoniste de ses premiers dialogues.
l'Organisation des Nations unies.
S o u f i s m e , « Mystique » et ésotérisme
Socrate (470-399 av. J.-C.). Consi- de l'islam qui consiste en une quête active
déré comme le premier philosophe de la de l'absolu divin mobilisant une doctrine,
morale, cet Athénien est aussi connu pour des organisations initiatiques (les confré-
la manière dont il amenait ses interlocu- ries) et des méthodes spirituelles transmi-
teurs, grâce à ses questions, à prendre ses oralement de maître à disciple.
conscience de leurs lacunes. Accusé de
corrompre la jeunesse, il sera condamné à D'après la Physi-
boire la ciguë. Sa pensée nous est parvenue que d'Aristote*, la substance est le vérita-
grâce aux témoignages de ses disciples, ble principe de l'être.

-w
Tubman, Harriet (18207-1913). inégalités économiques et raciales aux
Surnommée « le Moïse de son peuple », États-Unis. Décrié pour son éclectisme - il
ou la « Moïse noire », cette esclave évadée a deux disques de rap à son actif - et pour
du Maryland va activement participer au sa propension à citer d'abondance des
réseau d'évasion Underground Railroad auteurs aussi divers que disparates, il est
(chemin de fer clandestin). Pendant la pourtant incontournable aux États-Unis
guerre de Sécession (1861-1865), elle par- pour son aptitude à articuler ensemble les
ticipe aux combats et espionne pour les traditions morales du prophétisme, du
troupes de l'Union. Elle milita aussi pour pragmatisme et de l'exigence démocrati-
les droits des femmes. En 1869, Sarah Bra- que.
dford publiait sa biographie, Scenes in the
Life of Harriet Ross Tubman. Williams, Sylvester (1861-1911).
Originaire de l'île de Trinidad, cet avocat
Esclave et écrivain installé en Grande-Bretagne à
très cultivé, il devint naturellement le lea- partir de 1896 serait l'inventeur du terme
der des esclaves de sa plantation et condui- « panafricanisme* ». Il est le fondateur de
sit, en 1831, une violente révolte dans le l'African Association, à l'origine de la pre-
comté de Southampton (Virginie). Elle fit mière conférence panafricaine, en 1900.
plus de cinquante morts parmi les Blancs.
Les Noirs furent vaincus, mais cette ré- Woodson, Carter (1875-1350).
volte marqua profondément les esprits aux Considéré comme le père fondateur des
États-Unis. Black Studies, il fut le premier historien
noir formé à Harvard, enseigna à la Howard
Unia-Universal iegro Improve- University avant de fonder en 1916 le jour-
ment Association & African nal ofNegro History. En 1926, il lança la
Communities League. Organisation « Negro History Week », qui avait lieu la
nationaliste noire et internationale crée deuxième semaine de février, pour corres-
en août 1914 par le leader jamaïcain Mar- pondre aux anniversaires du président des
cus Garvey (cf. p. 34). États-Unis Abraham Lincoln* et de Marcus
Garvey (cf. p. 34). Destinée à développer
Brillant la connaissance de l'histoire africaine et
Cornel West
intellectuel et orateur, ce pasteur afro- afro-américaine, cette « semaine » a été
américain, philosophe de formation, a joué ensuite étendue à tout le mois de février,
un rôle déterminant dans la critique des rebaptisé le « Mois de l'histoire noire ».

Le Point Hors-série n° 22 | Les textes fondamentaux | 101


LA PENSÉE NOIRE | B i b l i o g r a p h i e

Bibliographie
Sauf exception, ne sont mentionnés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction de ce hors-série et non cités ailleurs.

GÉNÉRALITÉS AMSELLE (Jean-Loup), L'Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Stock, 2008.
APPIAH (Anthony Kwame) et GATES |r. (Henry Louis), Africana encyclopedia, Basic Civitas
Books, 1999.
BETI (Mongo) et TOBNER (Odile), Dictionnaire de la négritude, L'Harmattan, 1989.
BLANCHARD (Pascal) et BANCEL (Nicolas), De l'indigène à l'immigré, Gallimard, 1998.
CHEVRIER (jacques), La Littérature africaine. Une anthologie du monde noir, Librio, 2008.
CHIVALLON (Christine), La Diaspora noire des Amériques, CNRS Éditions, 2004.
CUSSET (François), French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, 2003.
Kl ZERBO (Joseph), Histoire de l'Afrique noire, Hatier, 1978.
ROBERT (Anne-Cécile) et SERVANT (Jean-Christophe), Afriques, années zéro, L'Atalante, 2008.

L'ESCLAVAGE CÉLIMÈNE (Fred) et LEGRIS (André), L'Économie de l'esclavage colonial, CNRS Éditions, 2002.
CUG0AN0 (Ottobah), Réflexions sur la traite et l'esclavage des Nègres, La Découverte, 2009.
EHRARD (Jean), Lumières et esclavages, André Versailles Éditeur, 2008.
G AU VIN (Gilles), Abécédaire de l'esclavage des Noirs, Dapper, 2007.
GRÉGOIRE (Abbé), De la traite et de l'esclavage des Noirs, Arléa, 2005.
MALEK (Chebel), L'Esclavage en terre d'islam, Fayard, 2007.
N'DIAYE (Tidiane), Le Génocide voilé, Gallimard, 2008.
PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (Olivier), Les Traites négrières, Gallimard, 2004.

L'IDENTITÉ ANGELOU (Maya), Tant que je serai noire, Les Allusifs, 2008.
DIAWARA (Manthia), In Search ofAfrica, Harvard University Press, 1998.
ELLISON (Ralph), Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Grasset, 2002.
FIRMIN (Anténor), De l'égalité des races humaines, Mémoire d'encrier, 2005 (L'Harmattan, 2003).
GATES Jr. (Henry Louis), The Signifying Monkey, A Theory of AfricanAmerican Literary
Criticism, Oxford University Press, 1989.
HALL (Stuart), Identités et cultures. Politiques des cuitural studies, Amsterdam, 2008.
KANE (Cheikh Hamidou), L'Aventure ambiguë, 10/18,2003.
MAXIMIN (Daniel), Les Fruits du cyclone. Une géopoétique de la Caraïbe, Seuil, 2006.
MOSES (Wilson Jeremiah), Afrotopia. The Roots of African American Popular History,
Cambridge University Press, 1998.
MUDIMBE (Valentin), The Invention ofAfrica, Indiana University Press, 1988.
WALKER (Alice), La Couleur pourpre, Robert Laffont, 1984.
WEST (Cornel), Race Matters, Vintage Books, 2001.

LES LUTTES BA KONARÉ (Adame) (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l'histoire africaine à l'usage
du président Sarkozy, La Découverte, 2008.
BREITMAN (George), Le Pouvoir noir, La Découverte/Poche, 2008.
DAVIS (Angela), Autobiographie, trad. Cathy Bernheim, Albin Michel, 1975.
DI0P (Boubacar Boris) avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Négrophobie,
Les Arènes, 2005.
TOBNER (Odile), Du racisme français. Quatre siècles de négrophobie, Les Arènes, 2007.
VAN EARSEL (Tom), Panthères noires. Histoire du Black Panther Party, L'Échappée, 2006.

130 | Les textes fondamentaux | Hors-série n° 22 L e Point


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