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Écrits anciens concernant Ibn Taymiyya

J. La lettre d’Ibn Murrī aux disciples d’Ibn Taymiyya


On sait peu de choses de Shihāb al-Dīn Aḥmad b. Muḥam- souhaiterait trouver chez certains éditeurs modernes d’auteurs
mad b. Murrī. En 725/1324-5, il fut condamné par le juge māli- anciens.
kite al-Ikhnā’ī (m. 732/1331-2) et expulsé du Caire avec sa Si Ibn Murrī se soucie à ce point de transmettre la pensée
famille pour avoir publiquement partagé les vues d’Ibn Tay- authentique d’Ibn Taymiyya, c’est aussi du fait de sa profonde
miyya sur la demande d’aide (istighātha) au Prophète et le fait conviction qu’elle offre une compréhension sans égale de la
de passer par lui pour accéder à Dieu (tawassul). Uléma ḥanba- religion, destinée à exercer dans l’avenir une influence compa-
lite originaire de Baalbek, il était de fait un des disciples du rable à celles d’al-Bukhārī et d’Ibn Ḥanbal. D’où l’importance,
théologien-muftī damascain1. Contrairement à nombre d’autres pour lui, de convaincre les compagnons à qui il envoie sa lettre
ḥanbalites, Ibn Murrī ne paraît pas avoir eu de réserves vis-à- de se consacrer sans réserve, collectivement, à la mise en œu-
vis de l’intérêt de son shaykh pour la philosophie et, plus géné- vre de son plan. Le plus compétent d’entre eux, Ibn Rushayyiq,
ralement, le rationalisme. Que du contraire ! Dans la lettre, tra- jouera bien sûr un rôle central mais devra être secondé par deux
duite ci-dessous, qu’il envoya aux autres compagnons d’Ibn ou trois autres, parmi lesquels Ibn Qayyim al-Jawziyya, et, plus
Taymiyya peu après sa mort2, il écrit par exemple que l’œuvre généralement, aidé matériellement, financièrement, par tout le
volumineuse d’Ibn Taymiyya qu’il intitule La réfutation des groupe. Il faudra aussi consulter les membres les plus âgés de
croyances des philosophes est « une œuvre sans pareille » et celui-ci avant que la mort les emporte.
que « rien de pareil à elle ne brisera les philosophes ». Il consi- Il est impossible de savoir dans quelle mesure Ibn Murrī fut
dère par ailleurs comme « une des merveilles de l’existence » écouté et, notamment, si ses instructions furent suivies à la
l’ouvrage qu’il « composa pour repousser la contradiction de la lettre. Ainsi, Ibn Rushayyiq et ses collaborateurs s’abstinrent-
raison et de la tradition », à savoir le fameux Dar’ ta‘āruḍ al- ils effectivement d’introduire des changements significatifs,
‘aql wa l-naql. d’abréger ou d’éditer indûment certains textes taymiyyens ? Ou
Cette largeur d’esprit d’Ibn Murrī n’est cependant pas l’as- bien faut-il voir dans les versions qui nous en sont parvenues le
pect le plus fascinant de sa missive. L’intérêt principal de celle- produit de leur travail collectif d’éditeurs plutôt que des textes
ci tient en effet à ce qu’on y apprend de sa profonde préoccu- originaux, demeurés à travers les siècles tels qu’Ibn Taymiyya
pation qu’un maximum d’écrits d’Ibn Taymiyya survivent et les avait écrits de sa main ? On ne le saura sans doute jamais, à
des mesures pratiques qu’il recommande à ses correspondants moins de patiemment comparer les éditions modernes avec des
pour assurer une telle survie. Les mètres de rayonnage que les autographes du théologien-muftī quand ils existent encore.
éditions modernes des œuvres du théologien-muftī occupent Les modes de survie et de transmission des œuvres et des
dans une bibliothèque sont trompeurs. Ils semblent en effet doctrines des ulémas de l’époque mamlūke constituent un uni-
suggérer que, depuis le début du VIIIe/XIVe siècle, ces œuvres vers encore largement inexploré. La lettre d’Ibn Murrī aux dis-
ont été conservées telles quelles, en une continuité défiant les ciples d’Ibn Taymiyya ouvre sur cet univers une fenêtre que
ravages du temps. La réalité historique s’avéra pourtant bien seul un acteur direct, plus encore qu’un témoin, pouvait ouvrir.
différente dès le départ, pour une série de raisons concernant Alors que l’objet premier de cette lettre ne relève pas de la reli-
lesquelles on se contentera de renvoyer ici à l’excellente ana- gion, son auteur s’y exprime d’une manière fortement reli-
lyse que C. Bori en a donnée3. gieuse. Il doit donc avoir considéré qu’un tel langage, plutôt
Ibn Murrī a ceci d’extraordinaire qu’il ne fut pas seulement que d’être inapproprié, serait le plus à même de « parler » à ses
pleinement conscient des risques menaçant la survie des écrits correspondants. Si un langage autant imprégné de religion fut
taymiyyens après le décès de leur auteur mais élabora dans sa de fait usuel dans l’entourage d’Ibn Taymiyya et, notamment,
lettre un programme détaillé pour les réduire à rien ou, à tout le entre celui-ci et ses compagnons, il semblerait indiqué de
moins, les minimiser. Pour pouvoir parler comme il le fait de moins voir en ceux-ci de simples étudiants d’un uléma que des
l’état délabré, inquiétant, du corpus d’Ibn Taymiyya après 728/ disciples d’un véritable maître spirituel. Divers analystes, au-
1328, et des domaines d’expertise des quelques compagnons de jourd’hui encore, s’obstinent à accuser le théologien-muftī
celui-ci sur qui il compte pour remédier à cette situation, il doit d’opposition radicale au soufisme (comme si le soufisme était
avoir été particulièrement proche du théologien damascain et un phénomène unique, homogène, et non un large éventail de
avoir occupé une place relativement centrale dans son entou- cheminements divers, s’étendant notamment de la stricte obé-
rage. Quant à son plan de sauvetage du corpus taymiyyen, qu’il dience jusqu’à l’anomie). Ils auront tout intérêt à lire cette
s’agisse par exemple du désir de prendre en compte tous les lettre d’Ibn Murrī car elle conduit effectivement à penser que,
écrits, même les plus courts, de la volonté de les respecter en pour ses compagnons, Ibn Taymiyya fut lui-même, à certains
tant que tels, sans « les abréger même s’il s’y trouve beaucoup égards et entre plusieurs autres choses, le shaykh d’une sorte de
de répétitions », d’en collationner les manuscrits pour en don- petite confrérie soufie.
ner une édition critique et de faire la différence entre les écrits TRADUCTION 4
authentiques et les pseudépigraphes, il est d’une qualité qu’on LETTRE DU SHAYKH ḤANBALITE AḤMAD B. MUḤAMMAD B.
MURRĪ AUX DISCIPLES DU SHAYKH DE L’ISLAM IBN TAYMIYYA
1. Voir C. BORI, Collection, p. 52-53 ; J. HOOVER, Ibn Taymiyya, Au nom de Dieu, le Miséricordieux, Celui Qui fait miséri-
p. 36-37. corde.
2. C. BORI, Collection, p. 53, estime que cette lettre fut écrite entre
728/1328 et 731/1330-1. 4. Aḥmad b. Muḥammad B. MURRĪ, Risāla, in M. ‘U. SHAMS, & ‘A.
3. Voir C. BORI, Collection, p. 54-57. b. M. AL-‘UMRĀN (éds), Jāmi‘, p. 151-158 (sigle R).

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1
Ô les frères, sublime, au moyen de la plupart de ce dont vous êtes capables,
N’oubliez pas les textes de notre shaykh expert, discernant, quand bien même vous êtes parfois peinés de ses réclamations.
véridique – Dieu sanctifie son esprit ! – établissant les signifi- Il demeure en effet unique en son art et absolument personne
cations des paroles du [Dieu] Béni et Très-Haut pour exposer d’autre que lui parmi le reste du groupe ne le remplacerait.
les quatre sages desseins (ḥikma) placés par Dieu – Loué est- Dans toutes les situations de l’existence il y a immanquable-
Il ! – dans la déroute de l’armée du Messager le jour d’Uḥud1, ment des accidents et des gens qui empêchent [les choses].
à savoir ces paroles du Très-Haut : « Pour que Dieu connaisse Portez donc le fait de l’aider en ligne de compte auprès du
ceux qui ont cru, qu’Il choisisse parmi vous des martyrs – et Dieu Très-Haut et supportez l’ensemble de ses coûts. Les mal-
Dieu n’aime pas les injustes –, qu’Il purifie ceux qui ont cru et heurs cesseront en effet et les bontés seront saisies. Transcrivez
fasse disparaître les mécréants2. » donc ce qu’il y a chez lui, et qu’il transcrive ce qu’il y a chez
Ne négligez donc pas le commandement de penser valide- vous.
ment à ces nobles significations et à d’autres. Ne soyez pas
affligés du fait de ce qui s’est produit. Dieu est assurément
vivant ; Il ne meurt pas et Lui - loué est-il ! – est le garant de la
victoire de la religion et de ses adeptes, Celui Qui teste Ses
esclaves en ce par quoi Il les éprouve, Celui Qui est informé de
l’ensemble de leurs intérêts, le doux à leur égard et le guide de
qui Il veut vers une voie droite. Ne se lance contre Dieu que
quelqu’un qui périt et le bienheureux est celui qui fait ce qui
lui incombe jusqu’à son trépas et celui qui veut la rétribution
majeure, complète, conseiller les créatures, diffuser le savoir
de cet imām que [152] l’arrêt de la mort a enlevé d’entre nous et
de beaucoup des sciences dispersées, supérieures, desquelles
on craint l’effacement avec le passage répété des nuits et des
jours. La voie [à suivre] en ce qui le concerne est donc de s’ef-
forcer grandement à transcrire ses œuvres mineures et ma-
jeures, précisément, sans intervenir en elles ni [les] abréger, Deux érudits examinant un livre4
même s’il s’y trouve beaucoup de répétitions, de les colla-
[153] Moi, je recommande à Dieu sa religion et ce qu’il y a
tionner, d’en multiplier les copies et de les diffuser, de réunir
chez lui. Je lui conseille aussi la patience et de traiter avec
les [écrits] semblables et incertains en un seul endroit et de
Dieu – loué est-Il ! – concernant [la situation] dans laquelle il
profiter de la vie de ceux des frères les plus âgés qui restent.
se trouve. Si les frères sont en défaut concernant ce à quoi il a
C’est comme si nous étions tous parfaitement morts ! Il est
droit, qu’il demande5 sa part au Dieu Très-Haut en se fiant
temps, et ce que nous avons avec nous nous suffira face à ce
entièrement à Lui pour ce qui est de ses moyens de subsistance
que nous avons laissé échapper par grande tristesse.
endommagés et en demandant poliment. Ce qui est distribué
Pour la face de Dieu, assemblée des frères, ne traitez pas le [par le Décret divin] arrivera en effet immanquablement à être.
temps présent comme vous avez traité le temps qui s’est
Parmi les choses que je pousse vos préoccupations vertu-
écoulé ! Sa vie – Dieu lui fasse miséricorde et soit satisfait de
euses [à accomplir] il y a obtenir les cahiers de La réfutation
lui ! – avait en effet l’espoir de corriger les bavures qui [lui]
des croyances des philosophes6. De cette œuvre il n’y a en
avaient échappé et de parfaire les objectifs et les finalités. Sai-
sissez l’occasion de faire advenir chaque affaire importante en
son temps sans paresse ni fatigue, et sans distraction ni avarice. 4. Détail d’une miniature attribuée à Āghā Mīrak, Tabrīz, Xe/XVIe
Cette affaire grandement importante est en effet la chose qui siècle (Dōḥa, Museum of Islamic Art, 2014.79) ; voir N. SOBERS-
mérite le plus qu’on dépense beaucoup de biens pour la faire KHAN, Building, p. 10-11.
advenir. Vous savez le désavantage [qu’il y a à] trouver des 5. fa-l-yaṭlub : wa l-yaṭlub R
6. Ce titre n’apparaît pas comme tel dans la bibliographie taymiy-
prétextes et à remettre au lendemain, et que cela est d’entre les
yenne d’IBN RUSHAYYIQ, Asmā’. Plusieurs œuvres mentionnées dans
choses qui coupent le plus des intérêts de la vie ici-bas et de cette bibliographie sont des critiques d’idées philosophiques, par
l’au-delà. exemple le Livre montrant la vanité des dires des philosophes établis-
Protégez donc le shaykh Abū ‘Abd Allāh3 – Dieu l’appuie ! – sant [l’existence] des substances intellectuelles, le Livre montrant la
vanité de l’affirmation des philosophes que le monde est prééternel, la
et ce qu’il y a chez lui comme trésors et choses précieuses !
Règle pour montrer la vanité des dires des philosophes que de l’un
Rendez-le à même d’entreprendre cette [tâche] importante, n’émane que l’un, Le Livre concernant le monothéisme (tawḥīd) des
philosophes tel qu’arrangé par Avicenne… Aucun de ces écrits n’ap-
1. Site, juste au Nord de Médine, d’une défaite des Musulmans par paraît cependant suffisamment long pour correspondre à la description
les Mecquois au printemps 3/625 ; voir C. F. ROBINSON, EI2, art. donnée ici de La réfutation des croyances des philosophes. Quant au
Uḥud. Livre de la prévention du conflit de la raison et de la tradition [reli-
2. Coran, Āl ‘Imrān – III, 140-141. gieuse] (Dar’ ta‘āruḍ al-‘aql wa l-naql), il n’est pas à proprement
3. Abū ‘Abd Allāh b. Rushayyiq (m. 749/1348), disciple mālikite parler une réfutation des philosophes. Il propose cependant une
maghrébin d’Ibn Taymiyya, scribe de ses œuvres et auteur de sa déconstruction systématique du rationalisme du théologien philoso-
bibliographie ; voir Y. MICHOT, Écrits. E, p. 1 ; IBN RUSHAYYIQ, phant Fakhr al-Dīn al-Rāzī. Dit avoir comporté quatre tomes (mujal-
Asmā’. lad), on pourrait y voir, eu égard à sa longueur comme à son contenu,

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effet dans l’existence d’autre copie complète que la copie qui shaykh, l’auteur –, qu’on s’en référera aux deux shaykhs
est de mon écriture et qui se trouvait dans l’armoire nord de savants, éminents, réalisateurs du vrai, Sharaf al-Dīn4 et Shams
l’école (madrasa) de notre shaykh. Le shaykh Sharaf al-Dīn1 – al-Dīn b. Abī Bakr5 – eux deux sont absolument les plus pers-
le Dieu Très-Haut lui fasse miséricorde ! – m’informa avoir picaces de l’entourage pour ce qui est des méthodes ration-
déposé l’ensemble en un endroit soigneusement gardé et il fut nelles et autres, et ceux d’entre eux qui se souviennent le plus
trop avare à mon égard pour [me] faire parvenir ces cahiers au des recherches relatives aux fondements – concernant ce qui,
moment de [mon] départ de Syrie. Il n’est de force qu’en des choses visées, est ambigu, par peur de faire erreur et d’al-
Dieu ! Abū ‘Abd Allāh m’a pris de la main le quatrième des térer certaines des significations, et qu’on s’en référera aussi à
cahiers et il se trouve chez lui. La copie originale qui est de d’autres qu’eux parmi les [membres] les plus âgés de l’entou-
l’écriture du shaykh est dans un grand désordre et elle se trou- rage, il y aura en cela beaucoup de bien et une grande correc-
vait aussi là. De la fin de ma copie il reste moins qu’un folio. tion [des erreurs] si le Dieu Très-Haut [le] veut. [155]
Faites arriver cela à Abū ‘Abd Allāh afin qu’il complète la Le shaykh Abū ‘Abd Allāh – Dieu le préserve ! – est sans
copie jusque là où il est dit : « Ceci est un sujet (bāb) et cela hésitation le moyen d’organiser cette énorme affaire. Aidez-le
est un sujet, et Dieu est plus savant de ce qui est correct ». Al- donc, mettez fin à sa gêne, réunissez ce qui le préoccupe et
Ṭuwaysī a une copie d’une fine écriture. Complétez-la parce profitez du reste de sa vie. Acceptez mon conseil concernant ce
que c’est une œuvre sans pareille et rien de pareil à elle ne bri- que je réalise de tout cela tout comme je réalisais que profiter
sera les philosophes. des moments du shaykh [Ibn Taymiyya] et les dévouer à la
À Dieu nous demandons d’aider à réunir ces [textes présen- composition, à l’exactitude et à la collation était mieux que
tant des] intérêts sublimes après qu’ils ont été dispersés et nous simplement les passer dans le badinage plaisant et la com-
nous réfugions en Lui des interruptions accidentelles et de mensalité. Les âmes furent très déficientes en cette situation et
leurs dommages parce que [franchir] la distance [restante pour Dieu est Celui à Qui il est demandé de leur épargner le mal
les réunir] est difficile, [154] et la calamité de la négligence est d’un manquement total pour lequel il ne serait de substitut en
mauvaise. Saisir les occasions est d’entre les affaires les plus aucune situation. Il est clément, miséricordieux, libéral, géné-
importantes et celles qui réunissent le plus les intérêts de la vie reux.
ici-bas et de l’au-delà. Ne l’intelligent que les savants ! Ceux Si le Dieu Très-Haut facilite et aide [la réalisation de] ces
qui négligent de vouloir atteindre ce qui reste de ces affaires énormes affaires, les œuvres de notre shaykh deviendront, si le
parfaites et les déficients auront des regrets comme ceux qui Dieu Très-haut [le] veut, un trésor bien ordonné pour l’Islam et
imaginèrent que le shaykh vivrait longuement et qui s’illusion- ses fidèles et un énorme dépôt pour qui composera à partir de
nèrent eurent des regrets. lui et transmettra, aidera la voie salafite selon ses règles,
Ces affaires que j’ai indiquées dans ces feuillets légers sont extraira et abrégera, jusqu’à la fin des temps si le Dieu Très-
les points les plus valables du conseil [que je donne] et les plus Haut [le] veut. Il a dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! :
complets concernant ce que je sais. Celui qui s’en va passe en « Dieu ne cessera pas de planter dans cette religion des
effet et le temps (waqt) est une épée dégainée. Aucun de ceux prosélytes qu’Il y utilisera par l’obéissance à Dieu6. » Il a aussi
des frères les plus âgés qui s’en sont allés après lui2 n’a de dit : « Un groupe de ma communauté ne cessera pas de
substitut. Le temps (dahr) fuit et les maux augmentent. manifester son appui au triomphe du Réel – sans que leur nuise
Quand ces nombreuses œuvres précieuses seront rassem- ni celui qui ira à leur encontre, ni celui qui les trahira – jusqu’à
blées, qu’on transcrira des brouillons ce qui n’a pas été trans- ce que l’Heure se lève 7. » Et Dieu – Loué est-Il ! – de dire
crit, qu’on recevra l’avis d’Abū ‘Abd Allāh sur tout cela – il a dans Son Livre : « Et Il crée ce que vous ne savez pas8. »
en effet de la clairvoyance concernant l’affaire d’[Ibn Tay- Comme le shaykh profita des paroles des imāms avant lui,
miyya] et est le plus expert de [son] entourage concernant la ainsi ceux qui [viendront] après lui profiteront-ils de ses
[place] probable des [passages] isolés intéressants coupés de paroles si le Dieu Très-Haut [le] veut.
leurs [contextes] originaux –, qu’on comparera tout ce qui est Suivez donc le commandement de Dieu et visez à satisfaire
transcrit avec [la copie] la plus valide de l’entourage ou la Dieu en rassemblant tout ce que vous serez capables [de ras-
copie originale, qu’on s’en référera à notre shaykh, le connais- sembler] comme espèces d’œuvres majeures et sortes de ques-
seur par cœur [du Coran] Jamāl al-Dīn3 – il est ce qui reste du tions mineures, comme copies des fetwas dispersées et du reste
bien du fait de sa fiabilité, de son expertise, de sa sollicitude et de ses paroles qui sont remplies – et à Dieu la louange ! – de
de son désir brûlant que ces contextes valides apparaissent
dans l’existence ; du fait aussi de l’étendue de son savoir et de 4. Le cadi Sharaf al-Dīn b. ‘Abd Allāh b. Sharaf al-Dīn Ḥasan b. al-
sa compréhension de beaucoup des choses visées par notre Ḥāfiẓ Abī Mūsā (m. 731/1330-1).
5. Shams al-Dīn b. Abī Bakr b. Qayyim al-Jawziyya (m. 751/1350).
l’ouvrage ici évoqué par Ibn Murrī s’il n’était explicitement évoqué 6. Voir IBN MĀJA, Sunan, Muqaddima (éd. ‘ABD AL-BĀQĪ, t. I, p. 5,
plus loin dans la lettre. n° 8).
1. Sharaf al-Dīn ‘Abd Allāh… b. Taymiyya (Ḥarrān, 666/1267-8 - 7. Voir AL-BUKHĀRĪ, Ṣaḥīḥ, I‘tiṣām (Boulaq, t. IX, p. 101) ; Tawḥīd
Damas, 727/1327), frère cadet d’Ibn Taymiyya ; voir H. LAOUST, (Boulaq, t. IX, p. 136) ; MUSLIM, Ṣaḥīḥ, Imāra (Constantinople, t. VI,
Essai, p. 11. p. 52-53) ; IBN ḤANBAL, Musnad, t. V, p. 34, 269, 278, 279 ; IBN
2. À savoir Ibn Taymiyya. MĀJA, Sunan, Muqaddima (éd. ‘ABD AL-BĀQĪ, t. I, p. 5-6, n° 6-7, 9-
3. Jamāl al-Dīn Abū l-Ḥajjāj Yūsuf b. al-Zakī ‘Abd al-Raḥmān b. 10). Versions plus brèves et différentes, qu’Ibn Taymiyya fond en une
Yūsuf… al-Mizzī (654/1256-742/1341), important traditionniste seule.
syrien ; voir G. H. A. JUYNBOLL, EI2, art. al-Mizzī. 8. Coran, al-Naḥl - XVI, 8.

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choses utiles, de choses singulières et de choses exception- d’autres questions de ceux qui investiguent la réalité. Il faisait
nelles. Éveillez donc les préoccupations et dépensez beaucoup en effet de la transmission authentique son fondement et sa
de biens pour réaliser cette énorme recherche pour laquelle il pierre angulaire dans l’ensemble de ce qu’il bâtissait sur elle,
n’est pas d’aide. Voilà ce qui nous incombe du point de vue puis il s’appuyait sur les choses rationnelles véritables corres-
des causes et l’achever relève du Seigneur des seigneurs, du pondant à cela et sur d’autres choses, et il s’efforçait de
Causateur des causes et de l’Ouvreur des portes Qui fait sub- repousser tout ce qui s’opposait à cela comme sophismes des
sister Sa religion, aide continuellement Son Livre et la Sunna intelligibles. Il s’attachait à dissoudre chaque sophisme théolo-
de Son Prophète, et rétribue qui Il rend digne de cela parmi les gique et philosophique ainsi que cela a été évoqué précé-
espèces de l’élite et du commun. À la résurrection, chacun sera demment. Il s’attachait aussi à faire une synthèse entre ce qui
récompensé pour son action. Et ton Seigneur n’est pas injuste est authentiquement transmis et ce qui est clairement intelligé
envers les esclaves. [156] et il affirmait que faire l’hypothèse de deux preuves péremp-
On le sait, durant sa vie l’imām Aḥmad b. Ḥanbal interdit de toires contraires l’une à l’autre relevait de l’absurde, qu’elles
mettre ses paroles par écrit afin que les cœurs se rassemblent soient toutes deux rationnelles ou rationnelle et traditionnel-
autour de la matière fondamentale la plus importante. Quand il lement transmise. Il disait : « Parce que la preuve est ce dont
trépassa, ses compagnons voulurent corriger cette grande af- l’objet doit nécessairement être établi, soit que les deux ne
faire, transmirent son savoir, exposèrent ses objectifs et publi- soient pas péremptoires, soit que leurs deux objets ne soient
èrent ses utiles [enseignements]. Sa voie fut donc victorieuse et pas mutuellement contradictoires. »
ses traces furent préférées à cause de cela, l’existence étant de
ce type, anciennement et récemment. Ne désespérez donc pas
que les cœurs proches et lointains acceptent les paroles de
notre shaykh. Elles seront acceptées – et à Dieu la louange ! –
de gré et de force ; et où se situeront les limites extrêmes de
l’acceptation de ses paroles par les cœurs sains, et de la fidélité
des esprits pénétrants à ses recherches et prépondérances ? Par
Dieu, si Dieu veut, Dieu – loué est-Il ! – fera se lever pour
aider ces paroles, les diffuser, les mettre par écrit, les com-
prendre, en extraire les objectifs et en approuver les merveilles
et les étrangetés, des hommes qui sont jusqu’à maintenant dans
les reins de leurs pères. Ceci est la manière d’agir courante de
Dieu à l’égard de Ses adorateurs et de Ses pays, et nul autre
que le Dieu Très-Haut ne comptera le nombre de ce qui a eu
lieu de ces affaires dans l’existence.
On le sait aussi, malgré la sublimité de sa valeur al-Bukhārī
fut expulsé, chassé, puis mourut, après cela, comme un étran-
ger. Dieu – loué est-Il ! – lui donna [cependant], en échange de
cela, quelque chose qui ne lui était pas passé par l’esprit et qui
n’avait pas traversé son imagination : la dévotion des esprits
pour son livre, l’intensité avec laquelle ils le célèbrent, la pré-
pondérance qu’ils lui donnent sur l’ensemble des livres de tra-
ditions (sunna) ; et cela du fait de sa parfaite authenticité, de
son énorme valeur, de l’excellence de son organisation et de sa Page de titre d’un manuscrit du Ṣaḥīḥ d’al-Bukhārī1
composition, de la beauté de l’intention de son auteur et d’au- Et sur cette idée (maqṣad) sublime il bâtit son robuste
tres causes que cela. discours et ses merveilleuses divisions au début de sa règle
Nous, nous espérons que les œuvres de notre shaykh Abū l- majeure, resplendissante, qu’il composa pour repousser la
‘Abbās auront une part abondante de cet héritage vertueux, si contradiction de la raison et de la tradition (naql)2. Ses idées et
le Dieu Très-Haut [le] veut, parce qu’il bâtit l’ensemble de ses ses investigations sur ce sujet important furent une merveille
affaires sur le Livre, la Sunna et les textes des imāms des d’entre les merveilles de l’existence. Il disait : « On n’imagine
Anciens (salaf) de la communauté, visait par tout son effort à pas que deux ḥadīths authentiques se contredisent jamais à
écrire la vérité et repoussait le vain par tout ce dont il était moins que le deuxième d’entre eux n’abroge le premier. » Il
capable, ne craignant d’affronter aucun des hommes pour aider dit : « En son temps l’imām Aḥmad b. Ḥanbal le disait ouver-
à la victoire de cette voie et exposer cette réalité. [157] tement et s’attachait à en établir la vérité et moi, en mon temps,
On le sait, s’agissant de la spécialité, de l’utilité et de la je m’attache aussi au jugement de cette règle et à me dresser
vérité, de l’ampleur et de l’investigation, de la solidité et de la avec la réponse à tout ce qui s’y oppose. »
perfection, de la facilitation des expressions, du rassemblement
des choses éparses, dispersées, et, concernant les sujets embar- 1. Manuscrit en écriture maghrébine de ‘Abd al-Nabī al-Fāsī,
rassants, de la formulation des vérités tranchant le débat, ses Maroc, XIIIe/XIXe s. (Palais royal de Rabat, Bibliothèque al-
écrits ont quelque chose que n’ont pas la plupart de ceux qui Ḥasaniyya, MS 1441) ; voir M. SIJELMASSI, Enluminures, p. 106-107.
écrivent au sujet des questions des fondements de la religion et 2. Voir IBN TAYMIYYA, Dar’.

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Il éloignait de la Loi – Dieu lui fasse miséricorde et soit satis- que – loué est-il ! – Il rendait clair le statut des causes anté-
fait de lui ! – et protégeait le cœur de la religion par tout ce rieures et postérieures, Il renvoya4 l’affaire aux réalités du mo-
dont il était capable. Ainsi qu’on le sait de sa situation, il nothéisme (tawḥīd) en disant : « Il n’est de victoire que prove-
n’avait peur, à ce sujet, du blâme d’aucun blâmeur, ni ne se dé- nant d’auprès de Dieu » et ceci est la fin ultime des recherches
tournait de rien qui était vérifié selon lui, ni ne cessa d’agir [sur] ce sujet. Suivre ces jugements établis de cette façon,
ainsi jusqu’au moment où il mourut et rencontra son Seigneur. appuyés [par le Coran], est indubitablement le plus haut des
Dieu sanctifia donc son esprit, illumina sa tombe, aida ses degrés de la servitude (‘ubūdiyya), le plus utile d’entre eux et
idées à l’emporter et appuya ses règles. Dieu – loué est-Il ! – le plus élevé d’entre eux pour ce qui est de l’ensemble de la
connaît l’excellence de son objectif, la vérité de ses sciences, création. Utilisez donc abondamment cette affaire sublime !
[158] la nature prépondérante de sa preuve, et Lui est Celui Qui « Et Dieu nous suffit ; il est le meilleur garant5. »
aide le vrai et ses adeptes à l’emporter, fût-ce après un temps. Et à Dieu seul la louange. Dieu prie sur le meilleur de Sa cré-
ation, Muḥammad, et sa famille ! Sa paix sur l’ensemble des
vertueux !
BIBLIOGRAPHIE
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BUKHĀRĪ (AL-), Muḥammad (m. 256/870), al-Ṣaḥīḥ, 9 t., Boulaq, al-
Maṭba‘at al-Kubrā al-Amīriyya, 1311/[1893]-1313/[1895]. [Ṣaḥīḥ].
HOOVER, J., Ibn Taymiyya, Londres, Oneworld Academic, « Makers
of the Muslim World », 2019. [Ibn Taymiyya].
IBN ḤANBAL (m. 241/855), al-Musnad, 6 t., Le Caire, al-Bābī al-
Ḥalabī, 1313/[1896]. – Réimpression anastatique : Beyrouth, al-
Maktab al-Islāmī, 1403/1983. [Musnad].
IBN MĀJA (m. 273/887), al-Sunan, éd. M. F. ‘ABD AL-BĀQĪ, 2 t., Le
Caire, 1373/1954. – Réimpression anastatique : Beyrouth, Dār al-
Fikr, s.d. [Sunan].
La tombe d’Ibn Taymiyya avant sa destruction1 IBN RUSHAYYIQ (m. 749/1348), Asmā’ mu’allafāt shaykh al-islām Ibn
Taymiyya, in M. ‘U. SHAMS, & ‘A. b. M. AL-‘UMRĀN (éds), Jāmi‘,
En l’ensemble de ce qui s’est produit de ces affaires il y a, si p. 282-311. [Asmā’].
Dieu veut, plus d’indication de la nature enveloppante de son IBN TAYMIYYA, Dar’ ta‘āruḍ al-‘aql wa l-naql aw muwāfaqa ṣaḥīḥ al-
affaire et du caractère manifeste des paroles resplendissantes manqūl li-ṣarīḥ al-ma‘qūl. Édition M. R. SĀLIM, 11 t., Riyādh, Dār
de ces sciences qu’il ne s’y trouve d’indication du contraire de al-Kunūz al-Adabiyya, [1399/1979]. [Dar’].
MICHOT, Y., Pour une tombe, à Damas…, sur www.saphirnews.com,
cela. Il n’est de force qu’en Dieu, à ceci près que les choses septembre 2006, p. 1-9. [Tombe].
prédéterminées ont besoin de leurs causes bien connues. Voilà —, Écrits anciens concernant Ibn Taymiyya. E. ‘Abd Allāh b. Ḥāmid :
pourquoi le Messager – Dieu prie sur lui et lui donne la Lettre à Ibn Rushayyiq, sur www.academia.edu, septembre 2020,
paix ! –, alors qu’il était dans [sa] litière le jour de Badr2, im- p. 1-5. [Écrits. E].
plora assidument le secours de Dieu, lequel fut la plus grande MUSLIM (m. 261/875), al-Jāmi‘ al-ṣaḥīḥ, 8 t., Constantinople, 1334/
des causes de la victoire en ce jour, après que le Dieu Très- [1916]. – Reproduction anastatique : Beyrouth, al-Maktab al-Tijārī
li-l-Ṭibā‘a wa l-Nashr wa l-Tawzī‘, s.d. [Ṣaḥīḥ].
Haut lui eut appris, avant cela, l’évidence du renversement de
SHAMS, M. ‘U. & AL-‘UMRĀN, ‘A. b. M. (éds), al-Jāmi‘ li-sīra shaykh
l’ennemi (qawm). Et quand Abū Bakr, derrière lui, lui donna al-islām Ibn Taymiyya khilāl sab‘a qurūn, 2e édition, La Mecque,
une accolade en lui disant : « Ô Messager de Dieu, est-ce ainsi Dār ‘Ālam al-Fawā’id, 1422[/2001-2]. [Jāmi‘].
que tu adjures ton Seigneur ? Il accomplira pour toi ce qu’Il t’a SIJELMASSI, M., Enluminures des manuscrits royaux au Maroc (Bib-
promis », il ne cessa pas d’implorer le secours de son Seigneur liothèque al-Hassania), Préface d’A. MIQUEL, Courbevoie, ACR
étant donné qu’il savait qu’il faut immanquablement que les Édition Internationale, 1987. [Enluminures].
affaires prédéterminées se produisent par leurs causes qui les SOBERS-KHAN, N., Building Our Collection: Mughal and Safavid Al-
bums, Museum of Islamic Art, Doha (17 September 2014 - 21 Feb-
accompagnent nécessairement et sont bien connues par elles. ruary 2015), sur www.academia.edu, 2014. [Building].
Ce qui rend cela vrai est ce que [Dieu] – loué est-Il ! – a fait INDEX DES INDIVIDUS MENTIONNES
descendre pour confirmer cette affaire et montrer la vérité de PAR IBN MURRI DANS LES PAGES TRADUITES
cette règle, à savoir ces dires du Très-Haut : « Quand vous im- La pagination de référence est celle de l’édition du texte arabe. Elle
ploriez le secours de votre Seigneur et qu’Il vous exauça : « Je apparaît dans la traduction entre crochets en petits chiffres gras.
vais vous aider d’un millier d’anges déferlant les uns après les Abū ‘Abd Allāh [b. Rushayyiq], 152, 153, Qayyim al-Jawziyya], 154.
autres. » Dieu ne fit cela que comme une bonne nouvelle et 154, 155. Sharaf al-Dīn ‘Abd Allāh…
pour que vos cœurs se rassérènent. Il n’est de victoire que Abū Bakr, 158. b. Taymiyya, 153.
Aḥmad b. Ḥanbal, 156, 157. Sharaf al-Dīn b. ‘Abd Allāh b.
provenant d’auprès de Dieu. Dieu est puissant, sage3. » Parce Bukhārī (al-), 156. Sharaf al-Dīn Ḥasan b. al-Ḥāfiẓ
Jamāl al-Dīn [al-Mizzī], 154. Abī Mūsā, 154.
1. Photo de Y. Michot, 1994. Sur cette tombe et sa destruction par- Shams al-Dīn b. Abī Bakr [b. Ṭuwaysī (al-), 153.
tielle, voir Y. MICHOT, Tombe. Yahya M. MICHOT (Hartford, Jumādā II 1442 - janvier 2021)
2. Badr Ḥunayn, au Sud-Ouest de Médine, lieu de la première gran-
de bataille entre le Prophète et les Mecquois, en 2/624. 4. fa-radda : wa radda R
3. Coran, al-Anfāl - VIII, 9-10. 5. Coran, Āl ‘Imrān - III, 173.

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