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«Médicaments psychotropes et personnes âgées: une socialisation de la


consommation»

Article · January 2001

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Johanne Collin
Université de Montréal
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Revue québécoise de psychologie, vol. 22, n° 2, 200 1

MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES ET PERSONNES ÂGÉES :


UNE SOCIALISATION DE LA CONSOMMATION

Johanne COLLIN1
Université de Montréal

Résumé

Un nombre important de personnes âgées consomment des médicaments psychotropes


(notamment benzodiazépines et antidépresseurs) et une forte proportion d’entre eux y
recourent de façon chronique et à long terme. Le phénomène semble en outre se maintenir
malgré la multiplication des preuves scientifiques concernant les effets nocifs de cette
utilisation. À partir de l’analyse d’entretiens conduits auprès de consommateurs âgés, cet
article met en évidence qu’au-delà des caractéristiques individuelles, des attitudes et des
valeurs largement véhiculées dans notre société par rapport à la vieillesse, au vieillissement
et aux médicaments psychotropes sont à l’œuvre pour encourager un recours chronique et à
long terme de ces produits. Après avoir exposé le questionnement sociologique qui sous-
tend le phénomène, nous prendrons appui sur les résultats d’une recherche qualitative pour
mettre au jour ces valeurs et ces normes et esquisser le cadre de ce que l’on pourrait
désigner comme une socialisation de la consommation de psychotropes chez les personnes
âgées.

Mots clés : personnes âgées, médicaments psychotropes, socialisation, usages sociaux,


culture profane

INTRODUCTION

La consommation importante de médicaments psychotropes chez les


personnes âgées est un fait avéré, et ce, tant en Europe qu’en Amérique
du Nord. Or, si la prévalence de problèmes d’anxiété et de dépression est
également reconnue chez les personnes âgées, il n’y a pas forcément
d’adéquation entre l’état clinique, l’indication thérapeutique et la
prescription. En d’autres termes, si certains problèmes de santé mentale
sont sous-diagnostiqués (ex. dépression des aînés) et donc sous-traités, il
semblerait à l’inverse que nombre de consommateurs ne présentent pas
d’évidence de morbidité psychiatrique ou d’indication médicale fondée lors
de la prescription de psychotropes. Il s’avère en outre que ces
consommations s’échelonnent très souvent sur plusieurs années,

1. Faculté de pharmacie et Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de


la prévention (GRASP), Université de Montréal, C.P. 6128, Succ. Centre-ville, Montréal
(Québec), H3C 3J7. Téléphone : (514) 343-7145, télécopieur :(514) 343-2334.
Courriel : johanne.collin@umontreal.ca

1
marquant ainsi une chronicité dans l’usage qui va à l’encontre des
indications concernant la plupart de ces produits. Au-delà des
préconisations de la clinique, des valeurs et des normes sont à l’œuvre
pour justifier et soutenir la consommation de médicaments psychotropes
chez les personnes âgées dans nos sociétés occidentales. Après avoir
exposé le questionnement social qui sous-tend le phénomène, nous
prendrons appui sur les résultats d’une recherche qualitative pour mettre
au jour ces valeurs et ces normes et esquisser le cadre de ce que l’on
pourrait désigner comme une socialisation de la consommation de
psychotropes chez les personnes âgées.

La consommation de médicaments psychotropes chez les personnes


âgées : une problématique complexe
1
Les données de différentes enquêtes (ECCADD , 1994, Santé-
Québec, 1995) ainsi que celles issues des banques administratives
(RAMQ) transmettent un certain portrait du phénomène de la
consommation de médicaments psychotropes, portrait tout à fait
conséquent par rapport à celui qui prévaut ailleurs en Amérique du Nord et
en Europe occidentale. La consommation de psychotropes concerne au
premier chef les personnes âgées et les femmes. Elle est effectivement
nettement plus élevée chez les femmes que chez les hommes et
augmente avec l'âge. Ainsi, au Québec, parmi les 14 % d'individus ayant
consommé au moins un tranquillisant, somnifère, antidépresseur ou
stimulant, 61,8 % étaient des femmes en 1994 (ECCADD). La proportion
des consommateurs passe de 7 % chez les 15-34 ans, à 14 % chez les 35-
54 ans, à 25 % chez les 55 ans et plus.

Ce taux de consommation est doublement préoccupant car l’utilisation


du médicament s’échelonne sur de nombreuses années. Cette chronicité
dans l’usage a été bien documentée, en particulier en ce qui a trait aux
tranquillisants ou anxiolytiques sur le marché depuis les années 60 (Gabe,
1991). La définition du long terme varie selon les chercheurs, allant d’une
consommation quotidienne de 30 jours ou plus à une consommation
régulière d’un an ou plus (Ettorre, Klaukka et Riska, 1994). Tamblyn et al.
(1994) ont estimé que 30,8 % des personnes âgées du Québec avaient
fait usage d’anxiolytiques pendant plus de 30 jours consécutifs (moyenne
de 141 jours) et pouvaient être considérées comme utilisatrices chroniques
de psychotropes. Lorsqu'on examine de plus près les durées de
consommation des tranquillisants selon l'âge, on remarque qu'elle
progresse de manière quasiment linéaire à mesure que l'âge augmente.
On remarque que chez les personnes âgées québécoises, plus de trois
quarts des consommateurs les utilisent à long terme (1 an ou plus) et que
près de 60 % les utilisent à très long terme (3 ans ou plus) (ECCADD,

1 Enquête canadienne sur la consommation d'alcool et d'autres drogues (ECCAAD),


menée en 1993 et 1994 sur un échantillon de plus de 12 000 sujets âgés de plus de 15
ans.

2 RQP, 22(2)
1994). Pourtant, le consensus scientifique concernant les anxiolytiques et
hypnotiques est à l’effet que la prescription soit limitée dans le temps (deux
semaines à un mois) et à certaines situations très spécifiques comme des
crises d’anxiété aiguës ou bien temporairement suite à des situations de
crise (Conseil consultatif de pharmacologie, 1992).

Les risques associés à la consommation

Pourtant, les données épidémiologiques sur les risques associés à la


consommation de médicaments psychotropes abondent (Cohen et Collin,
1997). Ces produits constituent l’une des principales classes de
médicaments associée à la prescription et à la consommation non
appropriée (Aparasu et Mort, 2000). Ils figurent parmi les trois types de
médicaments les plus souvent impliqués dans les interactions
médicamenteuses nocives chez les personnes âgées (Tamblyn et al.,
1994). Or, ce phénomène des maladies iatrogènes induites par les
médicaments constitue de fait un problème important chez les personnes
âgées et compte pour 5 à 23 % des hospitalisations, 17,5 % des
consultations médicales et un cas de mortalité sur mille (Tamblyn, 1996).

De plus, de multiples problèmes sont associés à la consommation plus


spécifique des benzodiazépines, qui constituent l’essentiel des
tranquillisants mineurs et des somnifères largement utilisés par les
1.
personnes âgées L’utilisation de benzodiazépines serait l’un des
principaux facteurs reliés au déclin cognitif chez les personnes âgées
(Dealberto, Seeman, McAvay et Berkman, 1997), pouvant notamment
affecter la mémoire de façon marquée (Lucki et Rickels, 1988; Homer,
1991) et définitive (Rummans, Davis, Morse et Ivnik, 1993). La
consommation de médicaments psychotropes peut également entraîner
des problèmes psychomoteurs tels que l'ataxie, la dysarthrie, le manque
de coordination, la diplopie et le vertige (APA, 1990). Chez les personnes
âgées, elle serait susceptible d’occasionner des chutes et fractures de la
hanche (Cummings, Miller, Kelsey, Davis, Arfken, Birge et Peck, 1991;
Myers, Baker, Van Natta, Abbey et Robinson, 1991; Rummans et al., 1993;
Gorenstein, Bernik, Pompeia et Marcourakis, 1995; Koski, Luukinen,
Laippala et Kivela, 1996).

Il faut enfin évoquer les risques de dépendance, voire de toxicomanie


associés aux médicaments psychotropes. Bien que le potentiel
toxicomanogène de ces produits fasse encore l’objet de débats entre
chercheurs, tous s’accordent à reconnaître la présence d’un syndrome de
sevrage lorsque cesse brutalement la consommation (Cohen et Collin,
1997).

1. Parmi les médicaments psychotropes prescrits aux femmes et aux personnes âgées, ce
sont les benzodiazépines qui sont les plus utilisés. Ainsi, en 1989, 81 % des
prescriptions de psychotropes concernaient les benzodiazépines aux États-Unis (Danton
et Antonuccio, 1997).

3
Les risques associés à la consommation de médicaments
psychotropes chez les personnes âgées sont d’autant plus probants qu’ils
concernent un phénomène qui s’échelonne sur le long terme pour une
bonne partie des consommateurs. Dans ces conditions, on peut se
demander qu’est-ce qui explique cette consommation importante et
perdurante chez les personnes âgées? C’est d’emblée sur les problèmes
de santé mentale que se sont focalisées la plupart des recherches
s’intéressant à cette question.

Problèmes de santé mentale et psychotropes : les deux paramètres


d’une même équation?

L’association entre la santé mentale et la consommation de


médicaments psychotropes a fait l’objet de plusieurs études (Ankri, Collin,
Pérodeau et Beaufils, à paraître; Voyer, 2000). La plupart rapportent un lien
statistiquement significatif entre les deux variables, bien que la force du lien
constaté soit très variable d’une étude à l’autre (Allard, Allaire, Leclerc et
Langlois, 1995; Gustafsson, Isacson, Thorslund et Sörbom, 1996;
Dealberto et al., 1997; Paterniti, Bisserbe et Alpérovitch, 1998).

Le plus souvent, les études scrutant les facteurs associés à la


consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées
partent du postulat de problèmes psychologiques préexistants. On invoque
la diminution du bien-être psychologique, voire l’apparition d’une détresse
se manifestant par l’anxiété, l’insomnie, etc. Ces changements seraient
généralement liés à un événement déclencheur (perte du conjoint ou d’un
proche, perte de la maîtrise des événements familiaux ou extérieurs,
crainte des cambriolages, des agressions, etc.)(Dupré-Lévêque, 1997).
D’autres facteurs ont par ailleurs également été associés au phénomène.
Les consommateurs de psychotropes seraient, plus souvent que les
non-consommateurs, atteints de problèmes de santé physique (Weyerer et
Dilling, 1991). En outre, plusieurs auteurs ont suggéré un lien entre
l’isolement, le manque de support social et la consommation de
médicaments psychotropes chez les personnes âgées, (Mishara et McKim,
1989). Les consommateurs de psychotropes auraient tendance à éprouver
un sentiment d’isolement (Gustafsson et al., 1996) et d’insatisfaction
vis-à-vis du soutien social qui leur est offert (Eve et Friedsam, 1981). À
l’inverse, la qualité des relations qu’entretient la personne âgée avec ses
proches, en influant sur son bien-être psychologique, serait un prédicteur
de la non-utilisation de médicaments psychotropes (Allard et al., 1995).
Certains chercheurs avancent même que la satisfaction dans la vie
conférerait aux personnes âgées une protection contre l’usage des
psychotropes (Larose, 1996).

Cependant, le lien entre santé mentale et psychotropes, s’il est


d’emblée accepté, n’est que partiellement démontré (Ankri et al., à
paraître). En effet, plusieurs des études concernant cette problématique
présentent des limites relativement importantes. Plusieurs n’ont pas
considéré les antidépresseurs et benzodiazépines isolément, alors qu’ils

4 RQP, 22(2)
sont les principaux protagonistes des situations à risque décrites plus haut.
Ces études ont en effet inclus les neuroleptiques ou autres types de
psychotropes destinés à soigner les problèmes de démence et les
personnes atteintes de diagnostics psychiatriques (Gustaffson et al., 1996;
Allard et al., 1995). Le lien entre santé mentale et psychotropes ne pouvait
qu’en être indûment surévalué. De plus, si des recherches telles que celle
de Allard et collègues (1995) ont permis de mieux éclairer la relation entre
la consommation de psychotropes et le bien-être psychologique, force est
de constater que cette dernière dimension ne parvient pas en soi à
expliquer la consommation. Au contraire, Allard et al. (1995) se doivent de
reconnaître que leur modèle, fondé sur les effets des relations sociales sur
le bien-être psychologique, n’explique que 13 % de la variance. En fait,
sans entrer dans les considérations d’évaluation de la santé mentale, force
est de constater que les mesures utilisées dans la plupart des études sont
transversales, ne permettant ni de scruter les facteurs à l’origine des
problèmes de santé mentale, ni l’évolution dans le temps de ceux-ci.

L’association entre santé mentale et consommation de psychotropes


chez les personnes âgées requiert dès lors des recherches plus
approfondies pour établir ses fondements empiriques. Il importe en outre
d’explorer plus à fond le contexte et les circonstances qui conduisent à la
prescription et à la consommation à long terme de médicaments
psychotropes chez les personnes âgées. Des données troublantes incitent
en effet à se pencher sur cette question. Si une proportion importante de
personnes âgées dépressives ne consomment pas de médicaments
psychotropes (Dealberto et al., 1997), il appert à l’inverse que la
prescription de psychotropes n’est pas toujours supportée par un
diagnostic de détresse psychologique ou de problème de santé mentale.
Dans le premier cas, certes, l’absence de psychotropes au dossier ne
signifie pas d’emblée que la personne n’est pas traitée pour sa dépression
puisque le traitement peut être non médicamenteux. Dans le second,
toutefois, les données sont plus probantes quant à l’inadéquation entre
indications et prescription. De fait, des études ont montré qu’entre 42 % et
75 % des patients âgés ayant reçu une prescription de psychotropes ne
présentaient pas d’évidences de morbidité psychiatrique ou d’indication
médicale fondée (Westerling, 1988; Tamblyn, 1996; Aparasu et al., 1998).
En outre, selon une étude américaine réalisée en médecine générale, la
prescription de psychotropes en dehors de tout diagnostic psychiatrique
spécifique serait plus fréquente chez les sujets âgés que chez les jeunes
adultes (Larson, Lyon, Hohmann, Beardsley et Hidalgo, 1991). Au total, un
tel détournement d’usage potentiel ou apparent constituerait dès lors un
phénomène fréquent dans la problématique reliée aux médicaments
psychotropes.
Si le sens et la force de la relation entre santé mentale et psychotropes
sont difficiles à établir, c’est donc parce qu’il faut envisager la relative
autonomie de ces deux phénomènes. Cette non-correspondance témoigne
certes des pratiques de prescription des médecins. Elle relève ainsi, en
partie du moins, des motifs qui sous-tendent la décision de prescrire et, ce
faisant, de la dynamique d’interaction qui se déroule dans le cabinet du

5
médecin prescripteur (Collin, Damestoy et Lalande, 1999; Collin, 1999).
Mais elle est également tributaire des motifs qui, dans le quotidien des
personnes âgées, soutiennent leur recours aux psychotropes. Cette non-
correspondance révèle en outre la difficulté inhérente à l’évaluation et à
l’interprétation des problèmes de stress ou de nervosité dont font état une
large partie des consommateurs âgés.

Chronicité dans l’usage des médicaments psychotropes : au-delà des


problèmes de santé mentale

À ce jour, l’exploration du sujet a donné lieu à l’élaboration de deux


ensembles d’explications, qui du reste peuvent se révéler
complémentaires, concernant la consommation importante et chronique de
médicaments psychotropes par les personnes âgées. Un premier type
d’explication se focalise sur l’interprétation des problèmes de stress ou de
nervosité. Ces problèmes sont-ils l’expression d’authentiques pathologies
mentales? Ne constituent-ils pas plutôt le signe de détresses sociales?
Pour expliquer la récurrence des états de nervosité dont témoignent les
consommateurs âgés, des chercheurs ont développé la notion de micro-
stresseurs. Dans le cadre de la théorie des stratégies adaptatives face au
stress (Folkman, 1984), celui-ci serait généré par une relation perçue
comme négative entre l’individu et son environnement, parce que
dépassant ses capacités à y faire face. Or, les consommateurs de
médicaments psychotropes éprouveraient davantage de difficultés que les
non consommateurs à faire face aux micro-stresseurs que représentent
ces tracas journaliers (Folkman, Bernstein et Lazarus, 1987; Huffine,
Folkman et Lazarus, 1989; Pérodeau, King et Ostoj, 1992). Ces
utilisateurs, notamment dans les milieux économiquement défavorisés,
réagiraient de façon plus émotionnelle et plus intense (Pérodeau, Jomphe
Hill, Hay-Paquin et Amyot, 1996; Weyerer and Dilling, 1991). Ils
recourraient à un plus grand nombre de stratégies d’adaptation, et ce, de
façon plus fréquente que les non-consommateurs. Contrairement aux
événements de vie majeurs (deuils, séparations, maladies) induisant des
stratégies axées sur la mobilisation des proches dans la résolution de
problèmes (les funérailles, la succession, etc.), les tracas quotidiens,
souvent répétitifs, commanderaient chez plusieurs personnes âgées des
stratégies adaptatives de réduction de l’émotion, parmi lesquelles
s’inscrirait d’emblée la prise de médicaments psychotropes (Pérodeau et
Galbaud du Fort, 2000).

Une deuxième piste d’interprétation du recours important et chronique


relève des études qui ont mis l’accent sur le phénomène d’addiction face
aux psychotropes. Plusieurs tendent en effet à documenter le potentiel
toxicomanogène des médicaments psychotropes, et en particulier des
benzodiazépines, et s’entendent sur l’existence d’un syndrome de sevrage
lors de l’arrêt brusque de la médication (Cohen et Collin, 1997). La
dépendance la plus probante demeurerait cependant la dépendance
psychologique, liée à l’importance symbolique accordée à ce médicament

6 RQP, 22(2)
par les consommateurs, quel que soit leur âge (Helman, 1981; Gabe,
1991; Ettore et al., 1994).

Ces deux ensembles d’explications apportent certes un éclairage


intéressant, mais qui demeure partiel. La dépendance peut expliquer, en
partie, le maintien de la consommation. Il existe cependant peu d’études
sur les représentations et le rôle joué par ces médicaments en relation
avec des contextes de vie spécifiques, notamment dans le cas des
personnes âgées. Par ailleurs, le potentiel d’addiction de ces médicaments
donne encore lieu à d’ardents débats parmi les experts, puisque les
indicateurs habituels de toxicomanie (compulsion, escalade des doses,
etc.) se révèlent peu adaptés au contexte d’un recours licite et
médicalement sanctionné à des psychotropes (Cohen et Collin, 1997).

Quant à l’hypothèse de la stratégie adaptative, elle se fonde sur le


postulat que ce sont des difficultés individuelles à gérer le stress quotidien
qui sont les plus à même d’expliquer le maintien de la consommation. Or,
la proportion des consommateurs à long terme parmi les personnes âgées
est suffisamment importante pour envisager qu’au-delà des
caractéristiques propres à chaque individu, des facteurs d’ordre sociétal
soient également à l’œuvre pour soutenir l’ampleur et le maintien de cette
consommation. En se focalisant sur la dimension strictement individuelle,
l’approche des stratégies adaptatives relègue ainsi dans l’ombre les
dynamiques sociales qui sous-tendent ce maintien.

Une socialisation de la consommation?

En sociologie, le concept de socialisation désigne un « processus lent


et continu par lequel l’individu assimile les modes de pensée, les valeurs et
1
les comportements caractéristiques de la société à laquelle il appartient » .
Le recours important et prolongé aux médicaments psychotropes chez les
personnes âgées dans nos sociétés occidentales, de par son ampleur et
sa persistance, semble soutenu par un tel processus. On peut en effet
penser que des valeurs et des normes émanant de l’institution médicale,
des structures communautaires et de l’environnement social des
personnes âgées, sont susceptibles d’être intériorisées par elles et de
légitimer, voire d’encourager, leur consommation de psychotropes. À
travers l’analyse d’entretiens conduits auprès de personnes âgées
autonomes habitant dans la communauté, dans le cadre d’une recherche2
portant sur la place du médicament dans leurs stratégies de gestion de la
santé et de la maladie, nous consacrerons donc les prochaines pages à
identifier et à mettre au jour certaines de ces normes et valeurs et à
dégager la mécanique qui les relie.

Pour décrypter un tel processus, il importe de se focaliser sur les


dimensions communes du discours des consommateurs âgés par rapport

1. Dictionnaire des termes de la sociologie, Alleur (Belgique), Marabout, 1991, p. 78.


2. Cette recherche a été subventionnée par le Conseil québécois de la recherche sociale
(CQRS).

7
aux médicaments psychotropes, plutôt que sur le caractère particulier de
chaque expérience. En effet, ce ne sont ni les comportements individuels
ni les modèles psychologiques de fonctionnement auxquels ils renvoient
qui sont ici à l’étude. Notre regard se situe d’emblée au niveau des
dynamiques sociales, de l’identification de valeurs partagées, de normes
intégrées et de la mécanique de leur renforcement mutuel à travers ce que
l’on pourrait appeler un processus de socialisation.

Méthodologie de la recherche

Dans le cadre de notre recherche, nous avons conduit des entretiens


semi-directifs auprès d’un groupe de 41 personnes âgées de 60 ans et
plus habitant en banlieue nord de Montréal. Pour ce faire, nous avons
constitué un échantillon par contraste respectant le principe de la
diversification externe, considéré comme l'un des plus importants critères
de représentativité en recherche qualitative (Pires, 1997). Grâce à un tel
procédé, la représentativité est assurée par la diversité des cas (ou types)
1
rencontrés pendant la recherche . Les critères de diversification de
l'échantillon ont été définis en fonction de variables stratégiques permettant
une comparaison ou suscitant un contraste, leur pertinence découlant des
constats que révèle la littérature. Il s’agit du lieu de résidence, du mode de
vie, du sexe et du niveau socio-économique et culturel.

Le choix de la première variable répondait à notre souhait de pouvoir


rencontrer des personnes autonomes, vivant dans des milieux n'offrant pas
le même encadrement. Deux groupes distincts de personnes âgées ont
2.
ainsi été rencontrés Le premier groupe se composait de personnes vivant
dans des tours d’habitation privées et dans des HLM (habitations à loyer
modique) pour retraités et semi-retraités. Étaient exclues toutes les formes
d'hébergement administrées par le gouvernement. Le second groupe était
constitué de personnes qui résident (à titre de propriétaire ou de locataire)
dans des habitations de petite taille (moins de six logements ou maison
unifamiliale) qui ne sont pas spécifiquement destinées à des personnes

1. Selon Pires (1997, p. 159) : « La représentativité ou la généralisation s’appuie alors


d’abord sur une hypothèse théorique (empiriquement fondée) qui affirme que les
individus ne sont pas tous interchangeables, puisqu’ils n’occupent pas la même place
dans la structure sociale et représentent un ou plusieurs groupes ». Les personnes
âgées participant à notre étude ont certes en commun de partager une certaine
expérience de la vieillesse et du vieillissement, mais leur position et conditions sociales
et environnementales contrastées permet d’atteindre un portrait global des différentes
sous-cultures générées par leur situation de vie contrastée autour du rapport au
médicament.
2. Il existe deux catégories de logements privés destinés aux personnes âgées à Laval :
1) les habitations à loyer modique (au nombre de 16 dont 11 sont explicitement destinés
aux personnes âgées) et 2) les logements privés pour retraités et semi-retraités (21 tours
d’habitation). Cette ville se caractérise par une forte densité de tours ayant cette vocation
(ces dernières offrant 3 570 logements au total). La majorité de ces établissements
offrent différents services, tels la possibilité de consulter sur place un omnipraticien qui
effectue des consultations sur une base régulière (la fréquence variant selon la taille de
l’habitation) ou de bénéficier de la présence permanente d’une infirmière (Ville de Laval,
s.d.).

8 RQP, 22(2)
âgées. Les personnes du premier groupe se distinguaient de celles du
second en ce qu'elles habitent dans un espace structuré, tant au niveau
des services de santé offerts (infirmières, omnipraticien offrant des
consultations,...) qu’à celui des activités associatives (comités de résidents,
animateurs, etc.). Elles sont en outre entourées d'autres personnes âgées.

Pour chacun de ces deux groupes, nous avons rejoint des répondants
représentatifs de milieux socio-économiques et culturels contrastés, à
savoir des personnes âgées issues de milieux favorisés et des personnes
issues de milieux défavorisés, ainsi qu’un nombre égal d’hommes et de
femmes. Enfin, le fait de vivre seul ou en ménage (en couple ou avec des
proches) nous apparaissait comme un critère pertinent pour jauger
l'importance du cadre de vie sur le développement des réseaux sociaux et
la présence d’un soutien social.

Les entretiens se sont déroulés au domicile des participants à l’étude,


leur durée pouvant varier de 1h30 à 2h30. Le guide d’entretien comportait
quatre grandes parties. La première visait à faire identifier les événements
marquants vécus par les participants au cours des quinze dernières
années, autres que les maladies. La deuxième partie se fondait sur le récit
des principaux épisodes de maladie vécus par la personne âgée au cours
des quinze dernières années. La troisième partie consistait à susciter le
récit autour des différents médicaments conservés et utilisés par le sujet.
Par cette démarche nous cherchions notamment à cerner les
représentations des médicaments, les croyances et savoirs profanes
concernant leurs effets, le circonstances et motifs de la première
prescription, la gestion au quotidien de la consommation ainsi que le rôle
de l’environnement social dans le processus de consultation des proches
et l’élaboration des stratégies de gestion des maladies associées à ces
médicaments.

L’analyse des entretiens s’est effectuée à l’aide du logiciel NUD*IST à


partir du découpage du matériel selon 32 catégories de codage non
exclusives. Il s'agissait dans un premier temps d'identifier les facteurs
subjectifs pouvant intervenir : expériences passées, croyances, ouï-dire,
publicité, représentations concernant le système de santé, la maladie, etc.,
pour ensuite examiner les facteurs d'ordre plus structurant : l’état de santé,
le niveau socio-économique, les réseaux (parents, amis...), les services et
ressources du quartier ou de l'immeuble, l'isolement, etc. Pour l’étude du
phénomène spécifiquement relié à l’utilisation de médicaments
psychotropes, l’analyse a porté sur la mise en relation des segments de
discours des consommateurs concernant diverses grandes thématiques:
les « maladies de l’âme », les représentations de soi, de son
environnement social, de la vieillesse, celles concernant les médicaments
psychotropes et enfin, les contextes sous-jacents à la première prescription
ainsi qu’au maintien de la consommation.

Profil de consommation et caractéristiques des consommateurs

9
Sur les 41 personnes âgées qui ont participé à notre étude, 18 nous
ont dit consommer régulièrement des médicaments psychotropes, bien que
la consommation de ces médicaments n’ait pas constitué en soi un critère
de sélection. Parmi ces 18 personnes, deux seulement consommaient
depuis moins de trois ans. Neuf autres participants utilisaient
quotidiennement un ou plusieurs psychotropes depuis une période variant
de quatre à dix ans. Sept personnes âgées ont rapporté consommer
depuis plus de dix ans dont trois depuis plus de vingt ans. Les
médicaments utilisés sont, pour l’essentiel, des somnifères et
tranquillisants mineurs.

Le tableau 1 permet de brosser un tableau du profil des


consommateurs ayant participé à l’étude ainsi que des motifs invoqués
pour soutenir le recours aux psychotropes.

On constate d’entrée de jeu que les femmes constituent près des deux
tiers du groupe de ces consommateurs chroniques et que les participants
issus des milieux défavorisés sont sur-représentés par rapport à ceux
1
provenant des milieux favorisés . En regard de ces deux caractéristiques,
notre échantillon reflète donc assez bien les données statistiques sur la
consommation.

Par contre, la situation de vie de ces personnes ne traduit pas


d’emblée le portrait plutôt sombre que mettent généralement en lumière les
études concernant les facteurs associés à la consommation de
psychotropes. Au niveau de l’environnement social, cinq consommateurs

Tableau 1 Quelques caractéristiques des consommateurs et de leur


consommation de médicaments psychotropes.

Âge et
Milieu
Pseudo- durée de
de Motif origine Motif poursuite Psychotropes
nyme consom-
vie
mation
65 Hypertension Contrôle pression
Blanche(C) HLM Rivotril ®
(10 ans) Dépression Nervosité
70 Insomnie, agitation
Éléonor(C) HLM Décès mari Sérax ®
(8 ans) « due à l’âge »
77 Maux de dos Nervosité Lectopam®
Britanie(S) HLM
(7 ans) Nervosité Insomnie Restoril ®
Constance 61 Novo-Doxepin
HLM Insomnie Insomnie
(S) (1 an)

1. Les participants provenant des milieux défavorisés sont ceux identifiés dans le tableau 1
aux milieux suivants : HLM désignant les habitations à loyer modique pour retraités et les
LTD désignant les logements traditionnels défavorisés. Les participants des milieux
favorisés sont identifiés par les milieux suivants : Tour qui désigne les tours d’habitation
pour retraités et LTF qui signifie logement traditionnel favorisé.

10 RQP, 22(2)
Rebecca 81 Insomnie, anxiété,
LTD Maladie mari Ativan ®
(C) (20 ans) nervosité
73 Apo®-
Rita (M) LTD Insomnie Insomnie
(6-10 ans) Oxazepam
Hypertension
Marguerite 81 Contrôle pression
Tour Conflit Ativan ®
(C) (1,5 an) Nervosité
entourage
Lucienne 76
Tour Suicide fils Insomnie Ativan ®
(C) (+ 20 ans)
Sylvaine 71 Contrôle pression
LTF Décès mari Xanax ®
(C) (25 ans) Frustrations
Apo®-
Thérèse 64 Amitriptyline
LTF Insomnie/travail Insomnie
(C) (au – 5 ans) Imovane®
Ativan ®
Apo®-
69 Amitriptyline
Victoire (S) LTF nd Anxiété
nd Apo®-
Oxazepam
Éviter stress
72 Accident cardio-
Clovis (C) HLM « ralentir son Ativan ®
(au – 4 ans) vasculaire
intérieur »
71 Somnambulisme
Henri (C) HLM Somnambulisme Rivotril ®
(4-5 ans) Nervosité
73 Apo®-
Arthur (C) HLM Stress/travail Nervosité
(au – 14 ans) Diazepam
76 Novo-
Théo (M) LTD Insomnie Insomnie
(6 ans) Tripramine
Ronaldo 80 Ativan ®
LTD Anxiété la nuit Anxiété la nuit
(S) (+ 3 ans) Novo-Doxepin
Éviter stress
Ativan ®
72 Alcoolisme Relaxation
Wilfrid (S) LTD Dalmane®
(au- 16 ans) Dépression Prévenir
Apo®-Trimip
dépression
70 Stress/travail Éviter stress
Roméo (C) LTF Ativan ®
(au- 15 ans) Anxiété Anxiété

11
seulement habitent seuls, alors que onze vivent en couple et deux
1
cohabitent avec un proche . Le profil général des participants n’est donc
pas celui de l’isolement. Ces participants se disent en outre impliqués à
des degrés divers dans des activités associatives et récréatives. Deux
participants sur trois sont membres d’associations de retraités et d’anciens.
De plus, la participation formelle à des comités (de résidents, de locataires)
et à des activités artistiques, de bénévolat et d’enseignement concerne le
tiers d’entre eux. Du reste, la plupart font état de relations suivies, soit avec
des amis de longue date, soit avec leurs enfants (deux seulement n’ont
pas d’enfants ou de proches encore vivants).

Une telle activité va de paire, il est vrai, avec un état de santé


relativement bon. Le problème de santé le plus répandu chez les
participants est l’hypertension. Parmi les autres problèmes, le fait d’avoir
déjà fait un accident cardio-vasculaire (3), les problèmes de circulation et
l’amputation d’une jambe (1), l’arthrite sous une forme sévère (2) et les
problèmes respiratoires (1) ressortent comme les plus susceptibles de
limiter les activités de ces personnes âgées.

Ces consommateurs de psychotropes présentent donc l’image d’une


population âgée autonome, relativement active, insérée dans un réseau
plus ou moins dense de proches et de personnes ressources. Pour autant,
les participants à l’étude sont très attachés à leur autonomie et à la
nécessité de la maintenir le plus longtemps possible. Malgré la présence
de liens familiaux plus ou moins intenses, plusieurs entrevoient la perte
d’autonomie comme l’entrée dans une vie pénible, isolée, définitivement
coupée du monde, en centre d’hébergement ou en hôpital. Plusieurs disent
se tenir actifs pour éviter d’être éventuellement laissés pour compte, pour
se réaliser, pour garder vivace un réseau social et affectif auxquels ils
attachent beaucoup de prix. Blanche craint qu’en vieillissant, ces enfants
ne s’occupent plus d’elle. C’est notamment pour cette raison qu’elle se tient
active, enseigne le dessin et la peinture aux résidents de son immeuble.
Pour Lucienne, il s’agit d’une sécurité : « Alors, il me semble que, si moi je
meurs avant lui, je sais qu’il ne sera pas seul parce qu’on a un groupe... un
groupe d’amis. » De plus, demeurer actif assure une valorisation et le sens
d’une identité distincte. Comme l’exprime Constance : « J’ai toujours
quelqu’un qui vient me dire bonjour, j’ai toujours quelqu’un qui vient me
parler… ». Arthur dit sortir beaucoup « Et même mes nièces me le disent.
Elles n’en reviennent que je sorte autant. On est presque sortis à tous les
jours ». Britanie raconte, non sans fierté : « ça faisait deux ans que j’étais
ici… puis je suis amie avec toutes les femmes ici et elles m’ont dit "on
t’aime et on veut t’avoir dans le comité"… ».

Ainsi, dans le cas de cet échantillon de personnes âgés autonomes et


actives, la consommation de médicaments psychotropes ne serait pas
aussi étroitement liée à l’isolement et l’absence de soutien que ce qu’en

1 Dans le tableau 1, les personnes qui habitent seules sont désignées par la lettre (S),
alors que la lettre (C) désigne ceux qui sont en couple et la lettre (M), ceux qui habitent
avec un proche autre que le conjoint.

12 RQP, 22(2)
suggère la littérature. Aussi faut-il élargir la perspective pour investir
davantage les contextes de vie qui conduisent à la prescription et sous-
tendent la consommation à long terme.

Des événements majeurs aux stresseurs quotidiens : les motifs de la


consommation

Questionnés sur les origines de leur consommation de psychotropes,


quelques participants ont évoqué des événements majeurs (Tableau 1). Le
décès du conjoint, la survenue d’une maladie grave ou d’un accident chez
un proche ou chez soi, auraient, dans certains cas, justifié la première
prescription. Relatant la maladie et le décès de son mari, Éléonor décrit la
détresse inhérente à cette situation « Je l'ai gardé à maison, il avait le
cancer du foie, je l'ai gardé à la maison tout le temps. (...) Je m'en suis
occupée (…) Il ne devait vivre que de trois à six mois et finalement il a
survécu neuf mois avec mes soins. J’en ai bien pris soin et je ne regrette
rien. (...) Les quinze derniers jours, j'avais quelqu'un avec moi, pour me
soutenir. Parce que quand on sait qu'une personne va mourir, c'est
difficile ». C’est au cours de cette période que le médecin de son mari lui
aurait prescrit des Sérax® qu’elle prend encore, huit ans plus tard. Pour
Rebecca, c’est le choc provoqué par une longue maladie de son mari il y a
vingt ans, maladie dont il s’est rétabli depuis, qui est à l’origine d’une
consommation quotidienne de benzodiazépines. L’élément déclencheur,
pour Lucienne, aura été la tentative de suicide de son fils, il y a plus de
vingt ans. Dans d’autres cas, surtout chez les hommes, le stress au travail
ou l’anxiété générée par l’absence momentanée de revenus seraient à
l’origine de la première prescription.

L’événement déclencheur, qu’il soit lié à une maladie, à un deuil ou


encore à une phase d’incertitude ne saurait pour autant expliquer le
maintien de ce recours aux médicaments psychotropes sur une période qui
dépasse largement celle pour laquelle il est indiqué de les prendre.

Dans le discours des consommateurs, les motifs d’une consommation


régulière et à long terme surgissent spontanément sans qu’il soit besoin de
les questionner sur ce point. Au quotidien, ce sont des impératifs de l’ordre
de: « contrôler la pression », « contrôler ou éviter le stress », « calmer les
nerfs », « contrer l’insomnie » qui expliqueraient leur recours au
psychotrope (tableau 1). Ces motifs s’avèrent en fait étroitement associés
aux conceptions de soi véhiculées dans le récit des consommateurs. La
nervosité, l’émotivité sont dépeints par eux comme des attributs
spécifiques, des traits de caractère qui leur sont propres et qu’ils ne
peuvent changer. Pour Arthur, c’est véritablement une question de nature :
« Je suis stressé, je ne sais pas si c'est le cœur qui fait ça, mais dès qu’il
m'arrive quelque chose … Je suis un gars nerveux. Je suis un gars qui
ramasse toute... la misère du monde et puis je... ça me fait quelque
chose ». C’est également le cas pour Britanie qui se définit comme une
personne angoissée et tournée vers le passé.

13
Question de nature certes mais également de situations. Wilfrid prend
ses Ativans® « …pour ôter la pression…disons quand vous êtes sur les
nerfs, que vous filez mal… ». La consommation de médicaments
psychotropes de Roméo varie selon les contextes: « Il y des fois … on
dirait que... il y a plus de choses qui se passent... des choses auxquelles je
ne suis pas habitué.... à ce moment-là, je deviens un peu plus tendu et
alors, c’est certain que je vais en prendre davantage… ». La tension et le
stress peuvent survenir de diverses sources, telles que des altercations ou
dissensions avec les proches. Ainsi, Arthur et Marguerite sont très
sensibles aux conflits qu’ils ont avec les autres; Sylvaine prend des
comprimés lorsqu’elle se sent « frustrée », « tendue », « impuissante »;
Rebecca s’ennuie et se dit facilement ébranlée par les problèmes de ses
enfants. Elle s’inquiète « pour un rien ». Cet aveu de fragilité constitue
d’ailleurs un vecteur commun aux témoignages de tous les participants
concernant leur recours aux médicaments psychotropes.

En fait, le stress, chez plusieurs, se vit au quotidien, dans les moindres


gestes et les événements banals. Lucienne est nerveuse lorsque son mari
prend le volant; plus explicite encore, Marguerite raconte: « Parfois je suis
stressée par la préparation du dîner. Je me sens bousculée par le temps...
comme hier, j'avais oublié que j'avais une assemblée de comité… Je me
suis dit : mon Dieu!, je ne suis pas encore habillée. J'étais très énervée.
J'ai pris ma pilule et ça m'a calmée ». Autant de contextes et de situations
qui reflètent bien la notion de micro-stresseurs développée dans la
perspective des stratégies adaptatives face au stress.

Cependant, il y a plus. Ce discours sur soi, cet aveu de fragilité de la


part des participants, est en effet conforté par le constat d’une défaillance
corporelle, elle-même étayée par un diagnostic médical.

Un ancrage physiologique à la fragilité : les problèmes de tension,


d’hypertension

Sans en faire une caractéristique propre à l’ensemble des


consommateurs que nous avons interviewés, il importe de souligner que
près de trois sur quatre souffrent de problèmes d’hypertension. On
remarque en outre que les glissements spontanés entre des termes tels
que « stress », « nervosité », « pression », « tension » « hypertension »
font partie intégrante du discours des participants qui consomment
régulièrement des psychotropes. Sylvaine dit qu’elle est aux prises avec
une « pression labile », qu’elle définit comme une pression qui monte et
descend en fonction de ses humeurs et émotions. Selon elle, c’est une
caractéristique familiale car sa mère et sa grand-mère avaient également
des problèmes de pression. Il n’y aurait pas de cause physique; c’est plutôt
le résultat du stress, des frustrations et de l’anxiété. Son premier médecin
lui avait prescrit un antihypertenseur sur une base régulière, le second lui a
prescrit plutôt des tranquillisants à prendre au besoin mais qu’elle
consomme quotidiennement. Marguerite dit également faire de
l’hypertension; mais il s’agit selon elle d’une « pression nerveuse ». « J’ai

14 RQP, 22(2)
tendance à faire de la pression nerveuse…pas cérébrale là ». Elle attribue
à son propre stress et à ses anxiétés son problème d’hypertension : « on
dirait que je me le suis donné moi-même parce que je ne contrôlais pas
mes nerfs ».

« Contrôler ses nerfs » devient un objectif incontournable dont la


responsabilité repose sur les épaules de la personne âgée. Faillir à la tâche
comporte une menace sérieuse pour la santé, elle-même génératrice
d’angoisse. De fait, le discours et les pratiques des médecins, tels que
rapportés par les participants seraient, en partie du moins, à l’origine de la
première prescription et de sa justification par un ancrage physiologique.
Sylvaine trouve difficile de contrôler ses hausses de pression. Elle affirme
que si elle ne prend pas ses calmants, elle risque de faire un accident
cardio-vasculaire. Roméo soutient quant à lui : « …ça m’est recommandé
depuis un certain temps par mon cardiologue... à l’âge que j’ai là... de
prendre un sédatif le soir avant de me coucher… ». Le médecin de
Marguerite lui aurait dit craindre qu’elle ne fasse un accident cardio-
vasculaire : « Parce qu’il dit : ‘tant que vous contrôlez pas vos nerfs vous
allez avoir des effets…c’est vous qui faites monter votre pression ». Clovis
avance que s’il ne prend pas ses Ativans®, ça peut lui occasionner des
« serrements de poitrine ». « Je fais de l'angine, moi, c'est pour éviter
l'angine ».

Quant à Arthur, il aurait subi huit crises d’angine en l’espace de


quelques années lorsqu’il était encore au travail. C’est à cette époque que
des Valiums® lui auraient été prescrites par son cardiologue. Se disant très
nerveux, il explique ainsi les effets du stress : « Si vous faites du stress,
c’est très fort en dedans…et ça agit sur les artères qui ne fournissent pas
assez de sang au cœur ». Les tranquillisants que consomme Blanche sont
également destinés, selon elle, à contrôler son hypertension. Elle explique
qu’elle fait de l’hypertension essentielle parce qu’elle bouge sans arrêt et
qu’elle est très active : « … le cœur est comme un volcan, il dort …et à un
certain moment il peut (faire irruption)…il y a beaucoup de personnes dans
mon état,…c’est rare que vous allez rencontrer une hypertendue qui ne
bouge pas ». Ce tranquillisant lui aurait été prescrit par son médecin,
spécialiste de l’hypertension. Celui-ci lui aurait ainsi affirmé : « ‘ça va peut-
être vous aider beaucoup, ça va vous calmer un peu, vous allez peut-être
arrêter de trembler… ». Enfin, ce sont « des picotements au cœur » qui
empêchent Rébecca de dormir lorsqu’elle a « des inquiétudes ». De fait,
dans le discours de plusieurs, le cœur constitue à la fois l’organe le plus
vital et le siège de toutes les émotions. Il assume deux fonctions
essentielles mais dépendantes l’une de l’autre parce qu’étroitement
imbriquées.
De telles données témoignent de l’existence, voire de l’importance, des
considérations liées à la prévention d’accidents cardio-vasculaires et autres
problèmes associés à l’hypertension dans la prescription de psychotropes
aux personnes âgées. Contrôler ses nerfs ou sa pression, éviter le stress
au jour le jour apparaissent comme des motifs puissants pour soutenir une
consommation à long terme. Se sentir particulièrement vulnérable face aux

15
tracas quotidiens conduirait ces personnes âgées à vouloir atténuer leurs
symptômes physiques de stress pour garder sous contrôle leurs problèmes
cardiaques (hypertension, angine, etc.) et éviter les accidents cardio-
vasculaires. Une justification en deux temps, à travers l’identification d’un
problème psychologique (la « nervosité ») susceptible d’agir sur des
problèmes physiologiques (cardio-vasculaires), consacrerait la fragilité
comme identité première chez ces consommateurs.

De la fragilité au déficit : représentations de la vieillesse et démission


thérapeutique

Cette fragilité émotive et physique est en fait une « fragilité attendue »


dans la mesure ou elle est largement supportée par les représentations de
la vieillesse véhiculées dans nos sociétés occidentales. La corporéité des
personnes âgées trahirait inévitablement des incapacités grandissantes, au
niveau physiologique et psychologique. De fait, plusieurs tiennent un
discours évocateur à ce niveau. Éléonor va à l’occasion chez son
chiropraticien pour se faire faire des « ajustements de colonne » de façon à
contrer l’usure de l’âge. Constance fait de l’artériosclérose et en décrit ainsi
le processus : « Plus tu vieillis, plus tes artères durcissent… elles
croutonnent ». En vieillissant, « la rétine se désagrège »; « les os et les
muscles épaississent », « la mémoire s’embrouille ». Mécanicien, Clovis
s’exprime à travers une métaphore : il est « passé en première vitesse ».
Sa santé est « sur la pente descendante » et ne peut aller en s’améliorant.

L’association étroite entre vieillesse et maladie laisse ainsi peu de


place à la notion d’amélioration, de re-départ (Corin, 1985). Les personnes
âgées sont perçues et se perçoivent comme engagées dans un processus
de détérioration inéluctable et irréversible. La fragilité conduit aux manques
qui se traduisent par un « déficit » permanent. Une telle perception conforte
des attitudes de démission tant au niveau des dynamiques sociales que
des actions thérapeutiques concernant les personnes âgées et sont
partagées à la fois par les soignants et les soignés. De fait, les participants
à l’étude ont profondément intégré ces valeurs de déficit et de démission.
Constance explique son retrait progressif, depuis cinq ans, des
organisations et comités où elle œuvrait à titre de bénévole par le fait qu’il
« faut savoir quand s’arrêter et quand céder sa place ». Chacun à sa façon
reprend à son compte l’image largement véhiculée selon laquelle le
vieillissement est un processus de perte, et la vieillesse, une fin de
parcours. Comme l’explique Blanche : «... quand tu as vingt ans, quand tu
en as trente ou trente-cinq ans, tu as des projets à long terme, la maison,
la voiture à payer… mais à mon âge, c’est terminé. ». De telles
représentations de la vieillesse conduisent à gommer toute perspective
temporelle. À l’instar de plusieurs autres, Lucienne en témoigne ainsi : « Je
pense souvent... Ce n’est pas pathétique, mais… que c’est peut-être mon
dernier Noël ». Une telle perception rend illusoire, aux yeux de la société
comme à ceux des personnes âgées, les projets à long terme ou les
actions engageant un travail sur soi, un changement d’attitudes et de
comportements.

16 RQP, 22(2)
Aussi, par rapport au phénomène des médicaments psychotropes,
cette démission se traduit dans plusieurs cas par le rejet des solutions
orientées vers une gestion non pharmacologique du stress et de l’anxiété.
Cette attitude de démission, manifeste dans le discours médical (Collin et
al., 1999), trouve également un écho dans celui des consommateurs de
psychotropes. Pour Éléonor, « la vie à un certain âge, la vie nous amène
une fatigue, une peine …qu’il faut savoir vivre… ». Le médicament
psychotrope s’avère pour elle un moyen de supporter cette fatigue et cette
peine. Changer d’attitudes et de comportements n’est plus de mise.
Comme l’explique Roméo : Si j’étais capable de relaxer, comme en faisant
du yoga ou quelque chose comme ça... probablement que ça remplacerait
ça. Mais... je n’ai pas l’intention de commencer maintenant à faire du yoga.
Ça ne me tente pas... de faire ces choses-là ».

Des attitudes qui confortent le recours aux psychotropes: habituation et


banalisation

Si les représentations de la vieillesse contribuent à ancrer dans un


cadre cohérent les notions de fragilité et de démission, les perceptions
véhiculées par rapport aux médicaments psychotropes nourrissent
également la prescription à répétition et la consommation à long terme. Les
personnes âgées interviewées sont conscientes du discours normatif
véhiculé par les autorités de santé publique condamnant la
surconsommation et insistant sur les risques associés aux médicaments
psychotropes. Parmi ceux-ci, la dépendance leur apparaît comme la
menace la plus sérieuse.

Pour se soustraire à ce danger, diverses stratégies sont relatées.


Plusieurs disent consommer moins que la dose prescrite. Lucienne
explique ainsi que le médecin lui a, non sans réticence, « donné la
permission de deux Ativans® » mais qu’elle n’en prend qu’une par jour.
Elle ajoute : « J’en n’ai pas de besoin, mais il (le médecin) dit ‘vous avez
tellement peu pris de pilules que ça fait pas de tort d’en prendre’ ».
Plusieurs soulignent par ailleurs que le comprimé est sécable, ce qui incite,
en quelque sorte, à une réduction des dosages. La « force » du
médicament, jaugée au nombre de milligrammes prescrits, leur apparaît
également comme une protection contre l’addiction. Pour Wilfrid: « c’est
pas des grosses pilules fortes…c’est des pilules à un milligramme … Je
voulais pas des pilules trop fortes moi…Tout d’un coup que je deviens
accoutumé à ça ».
Par ailleurs, certains souhaitent arrêter ou ont déjà tenté l’expérience,
comme Éléonor: « …quand j’étais un peu mieux, je la coupais en
deux…puis après ça, bien c’est le cercle vicieux. Un moment donné, je ne
dormais plus…puis j’allais voir le docteur, puis je lui racontais puis là il me
disait :’si t’es bien avec ça continue’…Depuis ce temps là, je l’enlève pas, je
suis bien avec ça, je ne l’enlève pas sur mon plein consentement ».

17
La conscience des présomptions d’abus qui pèsent sur les
consommateurs de psychotropes entraîne chez certains la tendance à
vouloir se disculper. Pour Roméo, le recours aux psychotropes « …ce n’est
pas une béquille... ce serait une béquille si j’en prenais trois, quatre, cinq
par jour... Je n’ai pas à me faire du mal,... quand j’ai un outil qui est là, à
portée de la main ». Pour Victoire, qui dit s’étonner d’avoir en sa
possession plusieurs types de médicaments psychotropes de prescription
récente et à son nom, le déni constitue la meilleure stratégie et nourrit un
discours où la méfiance pour les médicaments en général (« des fois on
dirait que ça repose le système d’arrêter de prendre toutes ces folies-là »)
alterne avec l’affirmation forte de leur importance (« les médicaments, ce
n’est pas fait pour les chiens! »).

Toutefois, le malaise et l’inquiétude que génère cette question chez les


personnes âgées sont grandement atténués par une attitude de
banalisation qui s’accorde bien avec la récurrence des motifs pour lesquels
ces psychotropes sont consommés de façon régulière. De faibles dosages,
une utilisation facultative, selon les circonstances et les besoins pressentis,
font de ceux-ci des médicaments dont il est improbable qu’ils contiennent
des substances toxiques ou véritablement dangereuses. À noter en outre
que, contrairement à d’autres médicaments, les psychotropes sont souvent
prescrits avec l’indication « au besoin », ce qui a pour effet de transférer au
patient la responsabilité de déterminer dans quelles circonstances le
médicament doit être pris (Voyer, 2001).

Selon Clovis, qui exprime bien la perception de plusieurs : « …c’est


juste un petit bonbon, c’est uniquement si je me sens stressé ou si je vais
me coucher et je sens que je ne dormirai pas. Il n’y a pas d’abus dans ça,
c’est juste au besoin. L’Ativan®, …c’est pas un remède, c’est un
tranquillisant. Ce n’est pas un remède…c’est à moi de contrôler… ». Selon
Blanche : « les Rivotrils®, c’est juste des petites pilules pour me détendre
ça. C’est juste une petite pilule qui apporte la détente ». Quant à lui,
Roméo considère que « …l’Ativan®, c’est le plus anodin des
barbituriques… ». Cette attitude de banalisation est, du reste, également
présente dans le discours des médecins. Selon une étude effectuée sur la
perspective des médecins face à la prescription de psychotropes aux
personnes âgées, il ressort que les somnifères et tranquillisants mineurs
sont considérés par eux comme relativement sûrs. Même dans le cas de
molécules moins adaptées à la physiologie vieillissante, les risques sont
jugés acceptables. Aux yeux de ces médecins, le problème résiderait
davantage dans l’utilisation que les patients font de leurs médicaments,
que dans le médicament lui-même (Collin et al., 1999).

Cette banalisation consensuelle de l’acte d’ingérer des psychotropes


sur une base régulière contribue de façon majeure à atténuer les
inquiétudes face aux risques associés à leur consommation. Elle fait
contrepoids à la crainte de développer une dépendance au produit,
dépendance qui néanmoins existe à des degrés divers chez les
participants à l’étude. Habituation et banalisation viennent ainsi inscrire

18 RQP, 22(2)
dans le concret de chaque jour la répétition de ce recours aux
psychotropes.

La mécanique d’une socialisation de la consommation

Si les études portant sur la consommation de médicaments


psychotropes chez les personnes âgées abondent, elles se sont alignées
selon deux grands axes. Le premier, d’approche essentiellement
épidémiologique, s’est focalisé sur les risques associés à la consommation
et donc sur les conséquences de ce phénomène. Le second s’inscrit
davantage dans une recherche de causalités, s’avérant particulièrement
attentif aux caractéristiques des consommateurs de psychotropes et au
lien entre consommation et problèmes de santé mentale. Dans les faits,
force est de constater que ce lien qui constituait au départ une quasi-
évidence, s’avère assurément plus ténu que prévu. En fait, et c’est
l’argumentaire développé dans la première partie de cet article, état de
santé mentale et consommation de psychotropes sont en relative
autonomie, le constat de cette non-correspondance confirmant la
déconstruction du postulat de linéarité entre prescription, indications et
morbidités. Aussi, l’explication du phénomène de recours à ces
médicaments commande de débusquer, derrière la dimension clinique, les
facteurs sociaux qui interagissent pour supporter et maintenir cette
consommation.

À l’analyse des entretiens conduits auprès de consommateurs âgés, il


s’avère donc qu’au-delà des caractéristiques individuelles, des attitudes et
des valeurs largement véhiculées par rapport à la vieillesse et aux
médicaments psychotropes sont à l’œuvre pour encourager un recours
chronique et à long terme à ces produits. Des éléments particulièrement
probants ressortent du discours des consommateurs interviewés. À un
premier niveau de lecture, l’argumentaire des consommateurs se
développe autour de la restitution d’un repère biographique comme point
de départ de la consommation : événement majeur et malheureux (deuil,
séparation, perte) ou encore vécu d’une période de stress et de difficultés
particulièrement intense. Le maintien de la consommation, depuis ce
moment déjà fort lointain dans la plupart des cas, exige cependant un
changement de registre dans le discours des participants et la mise en
branle d’un justificatif fondé cette fois-ci sur le quotidien de la personne
âgée, sur son rapport au monde et sa conception de soi-même.

Or il s’avère qu’à ce niveau de discours, les participants à l’étude


partagent tous le sentiment d’être particulièrement nerveux, émotifs,
sensibles et vulnérables face au stress de la vie quotidienne. Le recours
aux médicaments psychotropes est alors perçu comme un outil pour la
gestion, au jour le jour, d’une émotivité exacerbée. Chez la majorité des
participants, il s’avère en outre que cette conception de soi est confortée et
nourrie par la présence d’une défaillance corporelle, celle que représentent
les problèmes chroniques d’hypertension avec la menace d’une issue
fatale qu’ils font peser sur la vie des participants. Leur perception est celle

19
d’une filiation directe entre la personnalité de « nerveux » et les problèmes
physiques qu’ils éprouvent, l’une agissant sur les autres et réciproquement.
Ceci débouche sur une double intériorisation : celle des risques encourus,
mais également de la responsabilité qui leur appartient de gérer et de
réguler leur état de stress, d’émotivité ou de nervosité. Une telle uniformité
dans le discours des participants est potentiellement révélatrice de
l’influence des valeurs transmises par les médecins à travers la relation
thérapeutique. Ce premier niveau d’intériorisation fait en sorte d’établir le
continuum et la symbiose entre le psychologique et le physique, l’atteinte à
l’une et l’autre de ces dimensions s’incarnant dans l’idée d’une défaillance
globale, d’un déficit qu’il faut combler à travers le recours au médicament
psychotrope.

Le fait de privilégier de telles stratégies ponctuelles de soulagement


plutôt qu’une démarche à long terme engageant des changements
d’attitudes et de comportements, repose sur l’idée qu’il est inutile de
rechercher l’amélioration, voire la guérison chez ces patients âgés, et qu’il
faut plutôt viser l’atténuation momentanée de leur déficit par le repli sur
cette prothèse psychologique que constitue le psychotrope.

La fragilité émotive et physique dont font état les participants est, du


reste, une fragilité attendue, dans la mesure où elle est largement
supportée par les représentations de la vieillesse véhiculées dans nos
sociétés occidentales, celles-ci permettant d’inscrire le déficit corporel et
psychologique identifié dans un cadre plus englobant (Corin, 1983; Collin et
al, 1999). Parce que peu compatibles avec les notions d’amélioration et de
re-départ, ces représentations conduiraient, à un niveau plus diffus certes,
mais tout aussi efficace, à renforcer les attitudes de démission
thérapeutique qui alimentent et légitiment le recours aux psychotropes chez
les personnes âgées.

Dernière pièce du puzzle, l’inscription de ces normes dans le quotidien


semble s’effectuer à travers la valorisation et l’intériorisation d’attitudes
concernant les médicaments psychotropes en eux-mêmes : la banalisation
du geste, fortement soutenue par la minimalisation des risques associés à
ces produits, et l’habituation face à la prise de psychotropes contribuent
fortement à inscrire dans le quotidien des participants le recours à cette
médication. Il faut voir en effet que par une sorte d’effet pervers, tout se
passe comme si la consommation de psychotropes chez les personnes
âgées constituait un fait ordinaire, la prévention contre l’usage et
l’encadrement de la prescription ayant pour effet de rassurer et d’en
banaliser l’usage plutôt que de le proscrire. Ainsi, limiter et baliser l’usage
des psychotropes, tel que décrit à travers les modalités de la prise, les
tentatives de réduire les dosages, etc., semblent avoir aux yeux des
consommateurs l’effet un peu magique d’enlever au médicament son
potentiel de risque et d’ajouter à une légitimité déjà bien établie à travers la
double faille (psychologique et physiologique) identifiée chez eux. Cet
usage encadré, circonscrit, contrôlé, ou du moins se voulant comme tel,

20 RQP, 22(2)
inscrit l’acte de consommer, comme du reste celui de prescrire, dans la
norme sociale.

Ainsi, les représentations de la vieillesse et des psychotropes


conduisent à des comportements normés concernant la prescription et la
consommation de ces produits par les personnes âgées, desquels on
pourrait déduire un certain processus de socialisation. Les différents
éléments évoqués dans cette mécanique interne reposeraient notamment
sur un échange dans la relation thérapeutique qui conforte la personne
âgée dans son rôle de malade, dans son identité de personne qui doit se
ménager, se retirer et accepter d’être hors jeu. Une telle lecture de la
situation justifierait un recours pharmacologique et à long terme, puisque
destiné à compenser pour des défaillances perçues comme irréversibles
dans le fonctionnement des personnes âgées. Ces représentations et
valeurs fournissent un cadre normatif qui cible particulièrement les publics
inactifs, c’est-à-dire en retrait de la société « productive ». En ceci, le statut
d’« inactif » des personnes âgées et à la retraite et la définition normative
des rôles sociaux qui leurs sont dévolus fonderaient la justification
nécessaire à une consommation à long terme.

La consommation de psychotropes chez les personnes âgées :


supports à l’exclusion ou outils d’intégration?

Telle que décrite, cette situation de consommation semble conforter la


thèse de la médicalisation et du contrôle social, largement véhiculée à
travers l’analyse sociologique concernant les médicaments psychotropes
(Gabe, 1991). On y retrouve en effet les principaux éléments
(médicalisation du quotidien et renforcement de la structure sociale
existante) à ceci près que la médicalisation n’opère pas tant, ici, sur des
situations de précarité et de pauvreté que sur des statuts de retrait et
d’inactivité.

Cependant, cette thèse de la médicalisation comporte des limites. De


plus en plus nombreuses sont les études qui, à travers l’exploration des
stratégies d’existence, tant chez les personnes âgées que chez les adultes
plus jeunes consommateurs chroniques de tranquillisants et somnifères,
présentent le recours aux médicaments psychotropes comme outils
d’insertion, moyens de faire face au rôle social et aux attentes exprimées
par l’entourage (Gabe et Bury, 1996; King et al., 1990). Ces auteurs
avancent que le recours aux psychotropes s’inscrit dans les stratégies de
ceux qu’ils qualifient d’« agents actifs » engagés dans une certaine forme
de rationalisation de leur consommation en fonction des risques et
bénéfices qu’elles y associent.

Il faut donc envisager l’autre versant du phénomène : la prise de ces


médicaments pouvant s’interpréter comme un moyen de rester dans la
course, de s’auto-assister pour répondre à l’obligation de performance
émanant de la société (Ehrenberg, 1992, 1998). En fait, dans le cas des
participants à l’étude, dont plusieurs sont insérés dans des activités de

21
bénévolat et de loisir, attentifs à maintenir des liens de sociabilité avec leur
entourage et leurs proches, le recours aux psychotropes peut être
interprété en effet comme un moyen, une stratégie parmi d’autres, pour
combler cette fragilité émotive et physique de façon à continuer à
fonctionner selon le rôle qui leur est imparti en tant que personnes
retraitées certes, mais autonomes. Pris en tension entre deux pôles, les
consommateurs âgés se sentiraient investis de l’obligation de réaliser, au
jour le jour, la difficile convergence entre le maintien de leur autonomie et
le constat de leur déficit. Il s’agit certes d’une hypothèse, mais qui prend
appui sur le double constat de l’importance accordée par les participants à
leurs activités associatives et à leur autonomie d’une part, et de la
responsabilité qu’ils se confèrent à eux-mêmes dans le contrôle de leur
stress et la gestion de leur nervosité. Dans cette optique, le recours au
psychotrope n’incarnerait pas la passivité mais plutôt la posture du sujet
agissant pour se donner les moyens de faire face aux situations à travers
la régulation de son émotivité.

D’autres études qualitatives seront certes nécessaires pour explorer


plus à fond le phénomène de la consommation de médicaments
psychotropes chez les personnes âgées; études scrutant davantage leurs
stratégies d’existences ainsi que la relation thérapeutique qui sous-tend
leur consommation. Néanmoins, en s’attachant ici à analyser la situation de
personnes âgées autonomes, actives et bien entourées, dont les
caractéristiques divergent de celles généralement associées au
phénomène du psychotrope, nous pensons avoir introduit de nouveaux
éléments dont il faudra tenir compte pour l’atteinte d’une compréhension
réelle de cette problématique sociale.

Abstract

A considerable number of the elderly take psychotropic medications (particularly


benzodiazepines and antidepressants), and a large proportion of them do so chronically over
long periods to time. Moreover, this phenomenon seems to be continuing despite growing
scientific evidence concerning the harmful effects of such practices. Based on an analysis of
interviews conducted with elderly medication users, this article presents evidence that, apart
from the characteristics of individual users, the attitudes and values that society conveys
about old age, aging, and psychotropic medications work to encourage log-term and chronic
reliance on these products. After treating the social issues underlying this phenomenon, we
will call upon the findings of our qualitative research to shed light on these very values and
norms, and in so doing outline what could be termed a socialization process of psychotropic
medication use among the elderly.

Key words : elderly; psychotropic; socialization; medication use; lay beliefs

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