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Ouvrage

publié sous la direction de Pauline Colonna d’Istria


TRADUCTION FRANÇAISE :
© Éditions Albin Michel, 2018
ÉDITION ORIGINALE PARUE EN GRANDE-BRETAGNE EN 2018 SOUS LE TITRE :
For a Left Populism
chez Verso
© Chantal Mouffe 2018
Tous droits réservés.

ISBN : 978-2-226-43189-9
À Ernesto
Les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer ; ourdir les fils de sa trame et
non les briser. Je ne crois pas pour cela qu’ils doivent s’abandonner eux-mêmes. Ils
ignorent quel est son but ; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées,
il leur reste toujours l’espérance ; et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne
jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver.

Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, Livre second, chapitre XXIX, in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. 597.
Introduction

À l’origine de ce livre, il y a une conviction : qu’il est urgent pour la gauche de saisir la nature de la
conjoncture actuelle et le défi que représente le « moment populiste ». Nous assistons à une crise du modèle
hégémonique néolibéral, et cette crise ouvre la voie à la construction d’un ordre plus démocratique. Mais, pour
apprécier cette opportunité, il est essentiel de bien comprendre la nature des transformations survenues au
cours des trente dernières années et leurs conséquences pour la politique démocratique.
Je suis persuadée que si tant de partis socialistes et sociaux-démocrates sont en déroute, c’est parce
qu’ils s’accrochent à une conception inappropriée de la politique – conception dont la critique a occupé le
cœur de ma réflexion pendant de nombreuses années, depuis la rédaction, en collaboration avec Ernesto
Laclau, d’Hégémonie et stratégie socialiste, publié en 19851.
Ce qui nous motivait alors était l’incapacité des politiques de gauche, fussent-elles marxistes ou sociales-
démocrates, de tenir compte des mouvements qui avaient émergé dans le sillage des révoltes de 1968 et qui
manifestaient des résistances à différentes formes de domination qu’il était impossible de cerner à partir de la
notion de « classe ». La « deuxième vague » féministe, le mouvement gay, les luttes antiracistes et les
inquiétudes soulevées par les questions environnementales avaient profondément modifié le paysage politique,
mais les partis de gauche traditionnels demeuraient sourds à ces demandes, dont ils étaient incapables de
reconnaître le caractère politique. C’est pour remédier à ces lacunes que nous avions décidé d’enquêter sur les
raisons de cette surdité.
Il nous est très tôt apparu que les obstacles à surmonter provenaient en réalité de l’approche
essentialiste qui dominait jusque-là la pensée de gauche. Dans cette perspective, que nous avons appelée
« essentialisme de classe », les identités politiques reflètent la position que les agents sociaux occupent dans
les rapports de production, leurs intérêts étant également définis par cette position. Comment s’étonner dès
lors qu’une telle approche ait échoué à comprendre des demandes qui ne dépendaient pas des « classes » ?
Une part importante du livre est consacrée à la réfutation de cette approche essentialiste à partir de
certains apports du post-structuralisme. Conjuguant cet apport aux intuitions d’Antonio Gramsci, nous avons
conçu une approche concurrente, « anti-essentialiste », à même de saisir la multiplicité des luttes contre les
différentes formes de domination. Afin de donner une expression politique à l’articulation de ces luttes, nous
avons proposé de redéfinir le projet socialiste en termes de « radicalisation de la démocratie ».
Ce projet consistait à établir une « chaîne d’équivalences » entre les demandes de la classe ouvrière et
celles portées par les nouveaux mouvements sociaux pour construire une « volonté commune » permettant de
créer ce que Gramsci appelait une « hégémonie expansive ». En reformulant le projet de gauche en termes de
« démocratie radicale et plurielle », nous l’inscrivions dans une perspective plus vaste, celle de la révolution
démocratique, montrant que la multiplicité des luttes pour l’émancipation provient de la pluralité des agents
sociaux et de leurs combats. Le champ du conflit social se trouvait ainsi étendu plutôt que concentré dans un
« agent privilégié » comme la classe ouvrière. Attention : contrairement à ce que certaines lectures
malhonnêtes ont laissé entendre, il n’était pas dans notre intention de privilégier les demandes des nouveaux
mouvements aux dépens de celles de la classe ouvrière. Nous insistions simplement sur la nécessité, pour une
politique de gauche, d’articuler les luttes menées contre différentes formes de subordination sans attribuer a
priori à certaines d’entre elles un caractère central.
Nous précisions également que jamais l’extension et la radicalisation des luttes démocratiques ne
conduiraient à l’établissement d’une société parfaitement libérée, et que le projet d’émancipation ne pouvait
plus être conçu à partir de la suppression de l’État. Antagonismes, luttes et opacité partielle du social ne
disparaîtront jamais. C’est pourquoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée –
impliquant clairement la fin de la politique – devait être abandonné.
Nous avons écrit ce livre à un moment marqué par la crise du modèle social-démocrate devenu
hégémonique durant les années d’après-guerre. Les valeurs sociales-démocrates subissaient déjà l’assaut du
néolibéralisme, mais elles demeuraient influentes et continuaient de façonner le sens commun des pays
d’Europe de l’Ouest. Notre objectif était alors de voir comment ces valeurs pouvaient être défendues et
radicalisées. Lorsqu’est parue la seconde édition du livre en 2000, nous faisions remarquer dans une nouvelle
introduction que les quinze années qui s’étaient écoulées depuis la publication originale d’Hégémonie et
stratégie socialiste avaient été le théâtre d’une grave régression. Sous prétexte de « modernisation », de plus
en plus de partis sociaux-démocrates avaient abandonné leur identité de « gauche » et s’étaient
euphémistiquement redéfinis comme partis de « centre-gauche ».
C’est cette nouvelle conjoncture que j’ai analysée en 2005 dans L’Illusion du consensus2, où j’examinais
les effets de la « troisième voie » théorisée en Grande-Bretagne par Anthony Giddens et mise en application
par Tony Blair et le « New Labour » (Nouveau Parti travailliste). Je montrais comment, ayant accepté le terrain
hégémonique établi par Margaret Thatcher autour du dogme selon lequel il n’existe aucune alternative à la
mondialisation néolibérale – son fameux TINA (« There is no alternative ») –, le nouveau gouvernement de
centre-gauche avait fini par mettre en œuvre ce que Stuart Hall a appelé « une version sociale-démocrate du
néolibéralisme ». En affirmant que le modèle adversarial de la politique et le clivage droite-gauche étaient
devenus obsolètes, et en célébrant le « consensus au centre » entre partis de centre-droit et de centre-gauche,
le prétendu « centre radical » avait promu une forme technocratique de politique, où la politique
n’apparaissait plus comme une confrontation partisane, mais comme une gestion neutre des affaires publiques.
Comme le disait Tony Blair : « Il ne s’agit pas de choisir entre une politique économique de gauche et
une politique économique de droite, mais entre une bonne et une mauvaise politique économique. » La
mondialisation néolibérale semblait être le destin auquel nous devions seulement consentir, et les questions
politiques de simples problèmes techniques à soumettre à des experts. Les citoyens se voyaient ainsi privés de
la possibilité de choisir parmi différents projets politiques, leur rôle se limitant à approuver les mesures
« rationnelles » élaborées par ces experts.
Contrairement à ceux qui présentaient ce nouvel état de fait comme un progrès marquant une
maturation démocratique, je montrais que cette situation « post-politique » était à l’origine d’un processus de
désaffection envers les institutions démocratiques dont témoignait le taux toujours plus élevé d’abstention. Je
mettais aussi en garde contre le succès grandissant des partis populistes de droite prétendant offrir une
alternative à même de rendre au peuple la voix que lui avaient confisquée les élites. J’insistais sur la nécessité
de briser le consensus post-politique et de réaffirmer la nature partisane de la politique afin de créer les
conditions d’un débat « agonistique » entre différentes positions.
À l’époque, je le comprends aujourd’hui, je pensais encore que les partis socialistes et sociaux-
démocrates pouvaient être transformés pour réaliser le projet de radicalisation de la démocratie que nous
défendions, avec Ernesto Laclau, dans Hégémonie et stratégie socialiste.
Cela n’a clairement pas eu lieu, et les partis socialistes et sociaux-démocrates sont entrés dans une phase
de déclin dans la plupart des démocraties d’Europe occidentale, tandis que le populisme de droite réalise des
percées importantes. Pourtant, la crise économique de 2008 a mis en évidence les contradictions du modèle
néolibéral – l’hégémonie néolibérale se trouvant contestée par différents mouvements anti-establishment de
droite comme de gauche. Telle est la nouvelle conjoncture que j’appelle « moment populiste », et que j’entends
examiner ici.
La thèse centrale de ce livre est qu’il faut intervenir dans la crise hégémonique, qu’il est nécessaire
d’établir une frontière politique et que le populisme de gauche, compris comme une stratégie discursive
construisant une frontière politique entre « le peuple » et « l’oligarchie », constitue, pour le moment, la forme
de politique requise pour retrouver et approfondir la démocratie.
Dans L’Illusion du consensus, je suggérais de revitaliser le clivage gauche-droite. Mais je suis à présent
convaincue qu’en l’état cette frontière n’est plus adéquate pour exprimer une volonté collective à même de
rassembler la variété des demandes démocratiques qui s’affirment aujourd’hui. Le moment populiste traduit
tout un ensemble de demandes hétérogènes qui ne peuvent plus être formulées simplement en termes
d’intérêts liés à des catégories sociales déterminées. De plus, le capitalisme néolibéral a vu émerger de
nouvelles formes de domination, en dehors du processus de production. Celles-ci ont conduit à des demandes
qui ne correspondent plus à des champs sociaux définis de manière sociologique ou à partir d’une position
dans la structure sociale. Ces revendications – liées à la défense de l’environnement, aux combats contre le
sexisme, le racisme et autres formes de domination – deviennent de plus en plus centrales. C’est la raison pour
laquelle, aujourd’hui, la frontière politique doit être construite sur un mode « populiste » transversal. Je
montrerai néanmoins que la dimension « populiste » ne suffit pas à définir le genre de politique requis par la
conjoncture actuelle : il faut encore que ce populisme se caractérise comme populisme « de gauche » pour
indiquer les valeurs qui sont les siennes.
Parce que s’y trouve reconnu le rôle crucial du discours démocratique dans l’imaginaire politique des
sociétés, et qu’elle vise à établir autour de la démocratie – tenue pour un signifiant hégémonique – une chaîne
d’équivalences entre les différentes luttes contre la domination, une stratégie populiste de gauche rejoint les
aspirations d’un très grand nombre. Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de
droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique. Aussi, c’est en construisant un
« peuple » et en mobilisant les affects communs pour faire naître une volonté commune d’égalité et de justice
sociale que l’on pourra combattre efficacement les politiques xénophobes défendues par les partis populistes
de droite.
En recréant des frontières politiques, le « moment populiste » vise à un « retour du politique » après des
années de « post-politique ». Il se peut que ce retour ouvre la voie à des solutions autoritaires – à travers des
régimes qui affaiblissent les institutions démocratiques libérales –, mais il se peut aussi qu’il mène à une
réaffirmation et à une extension des valeurs démocratiques. Tout dépendra des forces politiques qui réussiront
à hégémoniser les demandes actuelles et de la forme de populisme qui sortira victorieuse du combat contre la
post-politique.
1.
Le moment populiste

Je tiens à préciser d’emblée que mon but n’est pas d’ajouter à la pléthore d’études déjà consacrées au
populisme ; je n’ai aucunement l’intention d’entrer dans le débat académique, à mes yeux stérile, qui consiste
à s’interroger sur la « vraie nature » du populisme. Ce livre est conçu comme une intervention politique et il ne
cache absolument pas son caractère partisan. J’expliquerai ce que j’entends par « populisme de gauche » et je
montrerai que, dans la conjoncture actuelle, il est la stratégie dont nous avons besoin pour revitaliser et
approfondir les idéaux d’égalité et de souveraineté populaire constitutifs d’une politique démocratique.
La perspective théorique qui est la mienne, en tant que théoricienne du politique, emprunte beaucoup à
Machiavel, qui, comme l’a rappelé Althusser, s’est toujours inscrit « dans la conjoncture » au lieu de réfléchir
« sur la conjoncture ». Suivant ainsi l’exemple de Machiavel, j’inscrirai ma réflexion dans une conjoncture
particulière, en essayant de trouver la « vérité effective » (ce qu’il appelait la verità effettuale della cosa) du
« moment populiste » que connaissent aujourd’hui les pays d’Europe occidentale. Je limiterai mon propos à
l’Europe occidentale, car si la question du populisme est assurément tout aussi vive en Europe de l’Est, ces
pays requièrent une analyse spécifique. En effet, ils sont marqués par une histoire singulière, liée à
l’expérience communiste, et leur culture politique diverge sensiblement de la nôtre. Cela est vrai aussi des
diverses formes de populisme que l’on rencontre en Amérique latine. S’il existe un « air de famille » entre ces
différents populismes, ceux-ci s’ancrent dans des conjonctures particulières qui exigent qu’on les considère
dans les contextes qui leur sont propres. Mais mon analyse de la conjoncture des pays d’Europe occidentale
fournit aussi, je l’espère, des éléments utiles à la compréhension d’autres situations populistes.
Si l’objectif que je poursuis dans ce livre est avant tout politique, une part importante de ma réflexion est
de nature théorique, car la stratégie populiste de gauche que je défends se nourrit de l’approche anti-
essentialiste qui affirme que les sociétés seront toujours divisées et qu’elles sont construites discursivement à
travers des pratiques hégémoniques. La plupart des critiques opposées au « populisme de gauche »
témoignent d’un manque de compréhension de cette perspective théorique ; c’est pourquoi il est important ici
de l’expliquer davantage. Je renverrai aux principes centraux de cette approche anti-essentialiste à divers
moments de mon argumentation, mais pour plus de précisions on se reportera à l’appendice théorique
présenté en fin de volume.
Afin de dissiper tout éventuel malentendu, je commencerai par spécifier ce que j’entends par
« populisme ». Écartant le sens péjoratif du terme tel que l’ont imposé les médias pour disqualifier tous ceux
qui se sont opposés au statu quo, je suivrai l’approche analytique développée par Ernesto Laclau que je trouve,
en la matière, particulièrement féconde.
3
Dans son livre La Raison populiste , Laclau définit le populisme comme une stratégie discursive
établissant une frontière politique qui divise la société en deux camps et appelle « ceux d’en bas » (underdog)
à se mobiliser contre « ceux qui sont au pouvoir ». Le populisme, en ce sens, n’est pas une idéologie et il ne
présente aucun contenu programmatique particulier. Ce n’est pas non plus un régime politique. C’est une
façon de faire de la politique, qui peut prendre différentes formes idéologiques selon le moment et le lieu, et
qui est compatible avec différents cadres institutionnels. On peut parler de « moment populiste » quand, sous
la pression de transformations politiques et socio-économiques, l’hégémonie dominante se trouve déstabilisée
par la multiplication de demandes insatisfaites. Dans pareilles situations, les institutions existantes, dans leur
effort pour défendre l’ordre en vigueur, échouent à s’assurer l’allégeance du peuple. En conséquence, le bloc
historique qui fournit la base sociale à un système hégémonique se désagrège et il devient alors possible de
construire un nouveau sujet d’action collective – le peuple – capable de reconfigurer l’ordre social considéré
comme injuste.
Je crois que c’est précisément ce qui caractérise la situation actuelle et qui justifie que l’on parle d’un
« moment populiste ». Ce moment populiste marque la crise du modèle hégémonique néolibéral qui s’est
progressivement implanté en Europe occidentale dans les années 1980. Ce modèle hégémonique néolibéral
s’est substitué à l’État-providence social-démocrate d’inspiration keynésienne qui, pendant trente ans après la
Seconde Guerre mondiale, avait servi de principal modèle socio-économique aux sociétés démocratiques
d’Europe de l’Ouest. Au cœur de cette nouvelle formation hégémonique se trouve tout un ensemble de
pratiques économiques et politiques visant à imposer la loi du marché – dérégulation, privatisation, austérité
fiscale – et à limiter le rôle protecteur de l’État à la préservation des droits de propriété privée, du libre
marché et du libre-échange. « Néolibéralisme » est le terme aujourd’hui en vigueur pour désigner cette
nouvelle formation hégémonique qui, loin de se cantonner à la sphère économique, présente également une
conception globale de la société et de l’individu inspirée de l’« individualisme possessif ».
Appliqué dans différents pays depuis les années 1980, le modèle n’a connu aucune contestation
significative jusqu’à la crise financière de 2008, qui a clairement révélé ses limites. Amorcée en 2007 aux
États-Unis avec l’effondrement du marché des prêts hypothécaires, la crise s’est étendue au système bancaire
international avec la chute, l’année suivante, de la banque d’investissement Lehman Brothers. Il a fallu
renflouer massivement les institutions bancaires pour éviter que tout le système financier mondial ne
s’effondre. Le ralentissement économique global qui en a résulté a profondément affecté les économies
européennes, provoquant une crise de la dette. Pour faire face à la crise, on a mis en place des politiques
d’austérité dans la plupart des pays européens, aux effets drastiques, notamment dans les pays du Sud.
La crise économique a concentré toute une série de contradictions, conduisant à ce que Gramsci appelle
un interregnum : une période de crise au cours de laquelle certains aspects du consensus établi autour d’un
projet hégémonique sont mis en question sans qu’une solution à la crise ne se laisse encore entrevoir. C’est
bien ce qui caractérise le « moment populiste » que nous vivons actuellement. De fait, le « moment populiste »
exprime diverses résistances aux transformations politiques et économiques survenues durant ces années
d’hégémonie néolibérale. Ces transformations ont conduit à une situation que l’on pourrait qualifier de « post-
démocratique », étant donné l’érosion des deux piliers sur lesquels est fondé l’idéal démocratique : l’égalité et
la souveraineté populaire. J’expliquerai dans un instant comment cette érosion a pu s’opérer, mais, avant cela,
il est utile d’examiner le sens que recouvre la notion de « post-démocratie ».
Proposé à l’origine par Colin Crouch, le terme de « post-démocratie » renvoie à l’affaiblissement des
parlements et à la perte de souveraineté qui résultent de la mondialisation néolibérale. Pour Crouch :

La cause principale du déclin démocratique que l’on observe dans la politique contemporaine tient au
déséquilibre croissant induit par le poids que représentent les intérêts corporatistes par rapport à celui de tous
les autres groupes. Étant donné l’inévitable entropie des démocraties, la conséquence en est que la politique est
redevenue l’affaire de petits clubs fermés, comme elle l’était en des temps pré-démocratiques4.

Jacques Rancière utilise également le terme, qu’il définit de la manière suivante :

La post-démocratie, c’est la pratique gouvernementale et la législation conceptuelle d’une démocratie


d’après le demos, d’une démocratie ayant liquidé l’apparence, le mécompte et le litige du peuple, réductible donc
au seul jeu des dispositifs étatiques et des compositions d’énergies et d’intérêts sociaux5.

Si je ne m’oppose à aucune de ces définitions, l’usage que je fais de ce terme est quelque peu différent,
car mon analyse de la nature des démocraties libérales m’amène à mettre en avant un autre aspect du
néolibéralisme. On le sait : étymologiquement, « démocratie » vient du grec demos/kratos qui signifie
« pouvoir du peuple ». Mais lorsque l’on parle de « démocratie » en Europe, on se réfère en réalité à un
modèle bien spécifique : le modèle occidental qui résulte de l’inscription du principe démocratique dans un
contexte historique particulier. Ce modèle a connu diverses appellations : démocratie représentative,
démocratie constitutionnelle, démocratie libérale, démocratie pluraliste.
Ce qui est en jeu, dans tous les cas, c’est un régime politique caractérisé par l’articulation de deux
traditions distinctes. D’un côté, la tradition du libéralisme politique : État de droit, séparation des pouvoirs,
défense de la liberté individuelle ; de l’autre côté, la tradition démocratique dont les idées centrales sont
l’égalité et la souveraineté populaire. Entre ces deux traditions il n’existe pas de lien de nécessité, simplement
une articulation historique contingente qui, comme l’a montré C. B. Macpherson, s’est mise en place à travers
les luttes des libéraux et des démocrates, unis contre les régimes absolutistes6.
Certains auteurs, comme Carl Schmitt, soutiennent que cette articulation a engendré un régime
impraticable, dans la mesure où le libéralisme nie la démocratie et la démocratie nie le libéralisme. D’autres,
en revanche, à l’instar de Habermas, défendent l’idée d’une « co-originalité » des principes de liberté et
d’égalité. Schmitt a certainement raison de pointer l’existence d’un conflit entre la « grammaire » libérale, qui
postule l’universalité et renvoie à l’« humanité », et la « grammaire » de l’égalité démocratique, qui requiert
de construire un peuple et d’établir une frontière entre un « nous » et un « eux ». Néanmoins, je pense que
Schmitt se trompe quand il présente ce conflit comme une contradiction menant inévitablement les
démocraties pluralistes libérales à l’autodestruction.
Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai présenté l’articulation de ces deux traditions – qui sont bien, in fine,
irréconciliables – comme une configuration paradoxale, comme le lieu d’une tension qui fait toute l’originalité
de la démocratie libérale en tant que politeia : une forme de communauté politique qui garantit son caractère
7
pluraliste . La logique démocratique qui consiste à construire un peuple et à défendre des pratiques
égalitaristes est nécessaire à la définition d’un demos comme elle est importante pour subvertir la propension
du discours libéral à un universalisme abstrait. Mais c’est en s’articulant à la logique libérale qu’elle nous
permet de contrer les formes d’exclusion inhérentes à la détermination politique du peuple qui gouvernera.
La politique démocratique libérale est un processus constant de négociation entre les différentes
configurations hégémoniques de cette tension constitutive. Cette tension, qui s’exprime politiquement à
travers le clivage gauche-droite, ne peut se stabiliser que provisoirement, par des négociations pragmatiques
entre les forces politiques. Ces négociations établissent toujours l’hégémonie d’une de ces forces sur les
autres. Si l’on considère l’histoire de la démocratie libérale, on voit qu’en certaines occasions, c’est la logique
libérale qui a prévalu tandis qu’à d’autres moments, c’est la logique démocratique qui l’a emporté. Mais les
deux logiques demeuraient néanmoins en vigueur, et la possibilité d’une négociation « agonistique » entre la
droite et la gauche, propre au régime des démocraties libérales, restait toujours active.
Ces remarques toutefois portent sur la démocratie libérale entendue simplement comme un régime
politique, mais il est évident que ces institutions politiques n’existent jamais indépendamment de leur
inscription dans un système économique. Dans le cas du néolibéralisme, par exemple, nous sommes face à un
modèle social qui articule une forme particulière de démocratie libérale au capitalisme financier. S’il faut
toujours tenir compte de cette articulation lorsque l’on étudie une forme sociale spécifique, on peut
néanmoins, à un niveau analytique, examiner l’évolution du régime démocratique libéral en tant que forme
politique pour dégager certaines de ses caractéristiques.
La situation actuelle peut être décrite comme « post-démocratique » dans la mesure où, ces dernières
années, sous l’effet de l’hégémonie néolibérale, la tension agonistique entre les principes libéraux et
démocratiques – constitutive, on l’a vu, de la démocratie libérale – a été éliminée. Avec l’effacement des
valeurs démocratiques d’égalité et de souveraineté populaire, les espaces agonistiques où pouvaient se
confronter différents projets de société ont disparu, privant le citoyen de la possibilité d’exercer ses droits
démocratiques. Bien sûr, on parle encore de « démocratie », mais celle-ci s’est réduite à sa composante
libérale et ne signifie plus que la tenue d’élections libres et la défense des droits de l’homme. C’est le
libéralisme économique, et sa défense du libre marché, qui est devenu de plus en plus central, tandis que de
nombreux aspects du libéralisme politique ont été relégués au second plan, sinon purement éliminés. Voilà ce
que j’entends par « post-démocratie ».
Dans l’arène politique, le passage à une post-démocratie s’est fait sentir à travers ce que j’ai appelé dans
L’Illusion du consensus une « post-politique », qui a brouillé la frontière existant entre la droite et la gauche.
Sous prétexte que la mondialisation exigeait une « modernisation », les partis sociaux-démocrates ont accepté
le diktat du capitalisme financier et les limites imposées aux États dans leur pouvoir d’intervention et leurs
politiques redistributives.
Le rôle des parlements et des institutions permettant aux citoyens d’influer sur les décisions politiques
s’en est trouvé considérablement restreint. Les élections n’offrent plus de réelle possibilité de choix à travers
les propositions des traditionnels « partis de gouvernement ». La seule chose qu’autorise la post-politique,
c’est l’alternance bipartisane du pouvoir entre partis de centre-gauche et partis de centre-droit. Tous ceux qui
s’opposent au « consensus au centre » et au dogme, déclarant qu’il n’existe pas d’alternative à la
mondialisation néolibérale, sont présentés comme des « extrémistes » et disqualifiés comme « populistes ».
La politique, dès lors, n’est plus que la gestion de l’ordre établi, un domaine réservé aux experts, où la
souveraineté populaire est tenue pour obsolète. L’un des principaux piliers symboliques de l’idéal
démocratique – le pouvoir du peuple – a été miné car la post-politique élimine la possibilité d’une lutte
agonistique entre différents projets de société – condition même de l’exercice de la souveraineté populaire.
La post-politique n’explique pas à elle seule la condition post-démocratique. Une autre évolution doit être
prise en compte : l’« oligarchisation » croissante des sociétés d’Europe occidentale. Le nouveau mode de
régulation du capitalisme, où le capital financier occupe une place centrale, a induit des changements au
niveau politique. Avec la financiarisation de l’économie, le secteur financier a connu une considérable
expansion, au détriment de l’économie productive. Et c’est ce qui explique l’explosion des inégalités à laquelle
nous avons assisté ces dernières années.
Les privatisations et les politiques de dérégulation ont contribué à une détérioration dramatique des
conditions de vie des travailleurs. Sous l’effet combiné de la désindustrialisation, de la promotion des
transformations technologiques et des délocalisations des industries dans des pays où le coût du travail est
moindre, de nombreux emplois ont été supprimés.
La situation s’est en outre étendue à une grande partie de la classe moyenne qui, sous le coup des
politiques d’austérité imposées à la suite de la crise de 2008, est entrée dans une dynamique de paupérisation
et de précarisation. En conséquence de ce processus d’oligarchisation, l’autre pilier de l’idéal démocratique –
la défense de l’égalité – a également disparu du discours libéral démocratique. Règne désormais en maître une
vision libérale individualiste qui ne célèbre plus que la société de consommation et la liberté que le marché est
supposé offrir.
C’est dans ce contexte post-démocratique d’érosion des idéaux démocratiques de souveraineté populaire
et d’égalité qu’il faut appréhender le « moment populiste ». Celui-ci se caractérise par l’émergence de
multiples résistances contre l’actuel système politico-économique perçu comme étant de plus en plus contrôlé
par une petite minorité privilégiée, sourde aux demandes des autres groupes sociaux. L’opposition politique au
consensus post-démocratique est d’abord venue de la droite. Dans les années 1990, les partis populistes de
droite comme le FPÖ (Parti de la liberté) en Autriche et le FN (Front national) en France ont commencé à se
présenter comme des mouvements capables de rendre au « peuple » la voix que leur avaient confisquée les
élites. En traçant une frontière entre « le peuple » et « l’establishment politique », ils ont réussi à traduire
dans un vocabulaire nationaliste les demandes exprimées par les couches populaires qui se sentaient exclues
du consensus dominant.
C’est ainsi, par exemple, que Jörg Haider a transformé le Parti de la liberté d’Autriche en un parti de
contestation de la « grande coalition ». Mobilisant le thème de la souveraineté populaire, il est parvenu à
incarner les protestations, toujours plus fortes, contre un gouvernement capté par une coalition de privilégiés
empêchant un vrai débat démocratique8.
En 2011, le paysage politique, qui montrait déjà des signes de radicalisation à gauche à travers une
multitude de mouvements antimondialistes, s’est profondément transformé. Quand les politiques d’austérité
ont commencé à affecter les conditions de vie d’une grande partie de la population, une vague de contestation
populaire a traversé de nombreux pays d’Europe, et le consensus post-politique s’est mis à vaciller. Les
« Aganaktismenoi » en Grèce et les « Indignados » (ou Mouvement 15-M) en Espagne ont occupé les places au
cri de « La démocratie maintenant ! ». Ils ont été suivis par le mouvement Occupy qui, né aux États-Unis, s’est
étendu à plusieurs villes d’Europe, notamment à Londres et à Francfort. Plus récemment, en 2016, Nuit
Debout est devenu en France l’expression de ces formes de protestation connues désormais sous le nom de
« mouvements des places ».
Cette contestation a été le signal d’un réveil politique après des années d’apathie. Cependant, en
refusant de s’engager dans les institutions politiques, ces mouvements horizontalistes ont eu un effet limité.
Persistant dans leur refus de s’articuler à toute politique institutionnelle, ces mouvements se sont très vite
affaiblis. S’ils ont très certainement contribué à une transformation de la conscience politique, ce n’est que
lorsque ces mouvements de protestation ont débouché sur des mouvements politiques organisés, prêts à
s’engager dans les institutions, qu’ils ont obtenu des résultats significatifs.
C’est en Grèce et en Espagne que l’on a vu les premiers mouvements politiques mettre en place une
forme de populisme visant à recouvrir et à approfondir la démocratie. En Grèce, Syriza – un front social uni né
de la coalition de différents mouvements de gauche autour de Synaspismos, l’ancien parti eurocommuniste – a
incarné une nouvelle forme de parti radical dont le but était de contester l’hégémonie néolibérale à travers
une politique parlementaire. C’est parce qu’il est parvenu à faire converger les mouvements sociaux et les
partis politiques que Syriza a pu traduire en une volonté commune une multiplicité de demandes
démocratiques, et c’est ce qui l’a porté au pouvoir en janvier 2015.
Malheureusement, Syriza a été incapable d’appliquer son programme anti-austérité à cause de la
réponse brutale de l’Union européenne qui, dans un « coup d’État financier », a forcé le parti à se soumettre
au diktat de la Troïka. Cela n’invalide pas la stratégie populiste qui lui a permis d’accéder au pouvoir, mais
cela pose clairement de sérieuses questions quant aux limites imposées par l’appartenance à l’Union
européenne quand il s’agit de mener à bien des politiques qui s’opposent au néolibéralisme.
En 2014 en Espagne, Podemos a réalisé une percée fulgurante grâce à un petit groupe de jeunes
intellectuels qui a su tirer profit du terrain établi par les Indignados. Cela a conduit à la création d’un parti qui
entendait sortir de l’impasse de la politique consensuelle à travers laquelle a été réalisée la transition vers la
démocratie, dont l’essoufflement était désormais patent. La stratégie voulue par Podemos de susciter une
volonté collective populaire en construisant une frontière entre les élites au pouvoir (la « casta ») et le
« peuple » n’est pas encore parvenue à déloger le parti de droite « Partido Popular » du gouvernement, mais
des membres de Podemos ont réussi à entrer au Parlement où ils ont gagné un grand nombre de députés.
Depuis lors, ils représentent une force majeure de la politique espagnole et le paysage politique tout entier
s’en est trouvé modifié.
Des mouvements similaires ont eu lieu dans d’autres pays : en Allemagne avec Die Linke, au Portugal
avec le Bloco de Esquerda et en France avec La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon qui, en juin 2017,
un an seulement après sa création, a gagné dix-sept sièges au Parlement et représente désormais la principale
force d’opposition au gouvernement d’Emmanuel Macron. Enfin, les bons résultats obtenus, contre toute
attente, par le Parti travailliste de Jeremy Corbyn, toujours en juin 2017, est un autre exemple de cette
nouvelle forme de radicalisme qui a émergé dans plusieurs pays d’Europe.
Les partis sociaux-démocrates qui, dans de nombreux pays, sont très largement responsables de la mise
en œuvre de politiques néolibérales, sont incapables de comprendre la nature de ce « moment populiste » et
de relever le défi qu’il représente. Prisonniers de leurs dogmes post-politiques, et rechignant à reconnaître
leurs erreurs, ils ne voient pas que la plupart des demandes exprimées par les partis populistes de droite sont
des demandes démocratiques auxquelles devrait être apportée une réponse progressiste. La plupart de ces
revendications émanent de groupes qui sont les principaux perdants de la mondialisation néolibérale ; c’est
donc en dehors du projet néolibéral qu’une solution peut leur être offerte.
Il est à l’évidence particulièrement commode pour les forces de centre-gauche de classer les partis
populistes de droite à « l’extrême droite » ou de les désigner comme « néofascistes » en expliquant leur attrait
par le manque d’éducation de leurs électeurs. C’est un moyen facile de les disqualifier sans avoir à reconnaître
la responsabilité du centre-gauche dans leur émergence même. En établissant une frontière « morale » pour
exclure les « extrémistes » du débat démocratique, les « bons démocrates » pensent qu’ils pourront ainsi
freiner l’explosion de passions « irrationnelles ». Or, si cette stratégie de diabolisation des « ennemis » du
consensus bipartite peut être moralement confortable, elle est politiquement inefficace.
Pour freiner l’ascension des partis populistes de droite, il faut concevoir une réponse proprement
politique à travers un mouvement populiste de gauche qui fédérera l’ensemble des luttes démocratiques
contre la post-démocratie. Plutôt que d’exclure a priori les électeurs des partis populistes de droite en les
supposant nécessairement mus par des passions ataviques, les condamnant à rester prisonniers de ces
passions pour toujours, il est nécessaire de reconnaître le noyau démocratique d’une grande partie des
demandes qu’ils expriment.
Une approche populiste de gauche devrait tenter de proposer un vocabulaire différent afin d’orienter ces
demandes vers des objectifs égalitaires. Il ne s’agit pas de cautionner la politique des partis populistes de
droite, mais il faut refuser de tenir leurs électeurs pour responsables de la façon dont leurs demandes ont été
traduites. Que certains se reconnaissent parfaitement dans ces valeurs réactionnaires est indéniable, mais
d’autres, j’en suis convaincue, sont attirés par ces partis simplement parce qu’ils ont l’impression qu’ils sont
les seuls à tenir compte de leurs problèmes. Je suis sûre que si un autre discours s’offrait à elles, de
nombreuses personnes vivraient leur situation différemment et se joindraient au combat progressiste.
Plusieurs exemples prouvent déjà qu’une telle stratégie peut fonctionner. Lors des élections législatives
de 2017 en France, Jean-Luc Mélenchon et d’autres candidats de La France Insoumise comme François Ruffin
ont gagné le soutien d’électeurs qui avaient précédemment voté pour Marine Le Pen. En discutant avec ceux
qui, sous l’influence du Front national, avaient fini par considérer que les immigrés étaient responsables de
leur précarité, les militants sont parvenus à changer leur vision des choses. Leur sentiment d’exclusion et leur
désir d’une reconnaissance démocratique, exprimés auparavant dans un langage xénophobe, pouvaient se
traduire dans un autre vocabulaire et être dirigés vers un autre adversaire. Ce phénomène s’est également
observé en Grande-Bretagne lors des élections de juin 2017 où 16 % des électeurs du parti populiste de droite
UKIP (le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) ont reporté leur voix sur Jeremy Corbyn.
Maintenant que le discours anti-establishment se voit aussi porté par le camp progressiste et que les
forces politiques de gauche tracent une frontière entre « le peuple » et « l’oligarchie », nous nous retrouvons
vraiment au cœur d’un « moment populiste ». Tout l’enjeu réside désormais dans la façon dont on traduira les
résistances qui s’expriment face à la post-démocratie et dont on construira ce « peuple ». Car il existe
plusieurs manières de le faire. Toutes les constructions populistes de la frontière politique n’ont pas
nécessairement pour finalité l’égalité, même si le rejet de l’ordre existant se trouve justifié par la volonté de
redonner son pouvoir au peuple.
Tous les populismes visent à fédérer des demandes insatisfaites, mais tous ne le font pas de la même
manière. La différence tient à l’élaboration de ce « nous » et à la façon dont l’adversaire, le « eux », se trouve
défini.
Le populisme de droite prétend restaurer la souveraineté populaire et la démocratie, mais la
souveraineté est comprise comme « souveraineté nationale » et réservée à ceux que l’on considère comme les
vrais « nationaux ». Les populistes de droite ne s’occupent pas des demandes d’égalité ; ils construisent un
« peuple » qui exclut de nombreuses catégories, généralement les immigrés, perçus comme une menace à
l’identité et à la prospérité de la nation. Il est important de souligner que s’il articule de nombreuses
résistances à la post-démocratie, le populisme de droite ne présente pas nécessairement l’adversaire du
peuple comme étant constitué par les forces du néolibéralisme. On aurait donc tort d’identifier leur opposition
à la post-démocratie au rejet du néolibéralisme. La victoire de ces partis pourrait conduire à une forme
nationaliste et autoritaire du néolibéralisme, qui, prétendant restaurer la démocratie, ne ferait au contraire
que l’affaiblir gravement.
Le populisme de gauche, à l’inverse, entend restaurer la démocratie pour l’approfondir et l’étendre. Une
stratégie populiste de gauche vise à fédérer les demandes démocratiques en une volonté collective pour
construire un « nous », un « peuple » uni contre un adversaire commun : l’oligarchie. Cela exige d’établir une
chaîne d’équivalences entre les demandes des travailleurs, des immigrés et de la classe moyenne en voie de
précarisation, de même qu’entre d’autres demandes démocratiques, comme celles portées par la communauté
LGBT. La finalité d’une telle chaîne est de créer une nouvelle hégémonie qui permette de radicaliser la
démocratie.
2.
La leçon du thatcherisme

Le « moment populiste » auquel nous assistons dans toute l’Europe occidentale est l’occasion de faire émerger
une alternative à l’hégémonie du modèle néolibéral désormais en crise. Une question cruciale se pose :
comment opérer la transition ? Disposons-nous d’exemples qui nous aideraient à imaginer la marche à suivre ?
En revenant sur les conditions qui ont favorisé l’hégémonie du modèle néolibéral en Europe de l’Ouest, peut-
être pourrons-nous comprendre un peu mieux comment s’opère une transformation hégémonique. Cette
conjoncture était précisément au cœur de la réflexion qu’Ernesto Laclau et moi-même avons menée dans
Hégémonie et stratégie socialiste ; c’est pourquoi il pourrait être intéressant de reconsidérer certaines de ces
analyses.
Ce livre a été rédigé à Londres au moment où le consensus d’après-guerre établi par le Parti travailliste
et les Tories autour de l’État-providence keynésien entrait en crise. C’est dans ce contexte anglais que nos
réflexions sur l’avenir d’une politique de gauche s’inscrivaient principalement, mais on ne peut pas dire, je
crois, qu’elles n’aient valu que pour l’Angleterre. Comme l’a souligné Wolfgang Streeck :

La structure du compromis établi après guerre entre le travail et le capital était fondamentalement la
même dans tous les pays, aussi différents soient-ils, où le capitalisme démocratique avait été institué. Elle
comprenait un État-providence en expansion, le droit à la libre négociation collective pour les travailleurs et la
garantie politique du plein emploi, tout cela pris en charge par des gouvernements qui puisaient abondamment
dans l’arsenal théorique de l’économie keynésienne9.

Si l’on veut comprendre ce qu’a été l’État-providence keynésien en tant que formation hégémonique, il
faut admettre que s’il a très largement contribué à subordonner la reproduction de la force de travail aux
besoins du capital, il a aussi favorisé l’émergence d’une nouvelle forme de droits sociaux et transformé en
profondeur le sens commun démocratique, en légitimant tout un ensemble de demandes d’égalité économique.
Dans plusieurs pays, la puissance des syndicats a permis la consolidation des droits sociaux. Dans le même
temps, à cette époque, la montée des inégalités restait sous contrôle, les travailleurs obtenaient des avantages
substantiels et d’importantes avancées démocratiques étaient réalisées. Ce compromis entre capital et travail
permettait la coexistence – fragile – du capitalisme et de la démocratie.
Mais au début des années 1970, un ralentissement économique et une hausse de l’inflation montraient
petit à petit les limites du compromis keynésien. L’économie souffrait du choc pétrolier de 1973 : les profits
déclinaient et le compromis social-démocrate d’après-guerre commençait à s’effriter. En Grande-Bretagne, le
Parti travailliste alors au pouvoir et confronté à la crise financière dut recourir à la force d’État pour
discipliner la classe ouvrière, ce qui a conduit à une désaffection croissante de celle-ci à son endroit. Au milieu
des années 1970, le modèle social-démocrate d’après-guerre était sérieusement menacé et souffrait de plus en
plus d’une « crise de légitimité ».
Le facteur économique n’explique pourtant pas à lui seul la crise qu’a connue le modèle social-
démocrate. Pour la comprendre, il faut tenir compte d’autres facteurs, et considérer en particulier
l’émergence, dans les années 1960, de ce que l’on a appelé « les nouveaux mouvements sociaux ». Ce terme a
été utilisé à l’époque pour caractériser des combats très différents : urbains, écologiques, anti-autoritaires,
anti-institutionnels, féministes, antiracistes, ethniques, régionaux, ainsi que les luttes des minorités sexuelles.
La polarisation politique qui s’opéra autour de ces nouvelles revendications démocratiques, parallèlement à
l’affirmation d’un nouveau militantisme syndical, fit réagir les conservateurs qui affirmèrent que la
multiplication des luttes pour l’égalité avait conduit les sociétés occidentales au bord du « précipice
égalitaire ». Quand l’économie entra en récession après 1973, la droite décida qu’il était temps de mettre un
terme à l’expansion de l’imaginaire démocratique. Il fallait contrer ce mouvement égalitariste et restaurer les
profits qu’avait limités la puissance des syndicats. Dans son rapport à la Commission Trilatérale en 1975,
Samuel Huntington affirmait que les luttes des années 1960 pour plus d’égalité et de participation avaient
produit une « déferlante démocratique » qui avait rendu la société « ingouvernable ». Il conclut son rapport en
expliquant que « la force de l’idéal démocratique pose à la démocratie un problème de gouvernabilité ».
Au moment où nous écrivions Hégémonie et stratégie socialiste, Margaret Thatcher venait tout juste de
remporter les élections, mais l’issue de la crise paraissait encore incertaine. Voici comment nous percevions
alors les choses :

Il est certain que la prolifération de nouveaux antagonismes et de « nouveaux droits » conduit à une crise
de la formation hégémonique de la période d’après-guerre. Mais la forme sous laquelle cette crise sera dépassée
est loin d’être prédéterminée puisque la façon dont les droits seront définis et les formes que prendra la lutte
contre la subordination ne sont pas établies de manière univoque10.
Nous considérions que, pour contrer l’offensive droitière, il fallait impérativement que le Parti travailliste
étende sa base sociale en reconnaissant les limites de sa politique corporatiste et en intégrant les critiques
exprimées par les nouveaux mouvements sociaux : les revendications démocratiques qu’ils portaient devaient
absolument être articulées à celles de la classe ouvrière. Le but était de constituer un nouveau bloc historique
autour d’un projet socialiste redéfini dans le sens d’une « radicalisation de la démocratie ». Nous étions
convaincus que seul un projet hégémonique ayant pour ambition d’étendre les principes démocratiques de
liberté et d’égalité à un plus vaste ensemble de rapports sociaux pouvait offrir une issue progressiste à la
crise.
Malheureusement, le Parti travailliste, prisonnier de son économisme et de sa vision essentialiste, a été
incapable de comprendre qu’une politique hégémonique était nécessaire, et il est resté accroché à une défense
dépassée de ses positions traditionnelles. Il fut donc impossible de résister à l’assaut des forces opposées au
modèle keynésien : la voie était libre pour le triomphe culturel et idéologique du projet néolibéral.
L’objectif de Margaret Thatcher, lorsqu’elle devint Premier ministre en 1979, était de briser le consensus
d’après-guerre entre le parti des Tories et le Parti travailliste, qu’elle tenait pour responsable de la stagnation
de la Grande-Bretagne. Contrairement au Parti travailliste, elle était parfaitement consciente du caractère
partisan de la politique et de l’importance d’une lutte hégémonique. Sa stratégie était clairement populiste.
Elle consistait à tracer une frontière politique entre, d’une part, les « forces de l’establishment », identifiées
aux bureaucrates d’un État oppressif, aux syndicats et à ceux qui bénéficiaient de l’aumône de l’État, et,
d’autre part, le peuple « travailleur », véritable victime des différentes forces bureaucratiques et de leurs
nombreux alliés.
Sa principale cible était les syndicats, dont elle entendait bien saper le pouvoir ; elle s’engagea dans une
lutte frontale avec l’Union nationale des ouvriers de la mine (NUM) dirigée par Arthur Scargill, qu’elle n’hésita
pas à désigner comme « l’ennemi intérieur ». La grève des mineurs (1984-1985), qui fut peut-être le conflit
industriel le plus amer de l’histoire de l’Angleterre, représenta un véritable tournant dans sa carrière. Elle se
conclut par une victoire décisive du gouvernement qui fut alors en mesure d’imposer ses conditions à un
mouvement syndical fragilisé et de renforcer son programme économique libéral.
Au moment où le consensus keynésien vacillait, Margaret Thatcher est intervenue pour renverser avec
force le statu quo. En érigeant une frontière politique, elle réussit à démanteler les éléments clés de
l’hégémonie sociale-démocrate et à établir un nouvel ordre hégémonique qui s’appuyait sur le consentement
populaire. Les travaillistes, avec leur vision essentialiste de la politique, ne comprirent rien à ce qui se passait.
Au lieu de mettre au point une offensive contre-hégémonique, ils se persuadaient que la montée du chômage
provoquée par les réformes néolibérales et l’aggravation des conditions de vie des travailleurs les
ramèneraient bientôt au pouvoir. Ils attendaient passivement que la détérioration des conditions économiques
œuvre en leur faveur, sans voir que, dans le même temps, Thatcher consolidait sa révolution néolibérale.
Dans l’analyse qu’il a proposée de la stratégie hégémonique de ce qu’il appelait le « thatcherisme », et
qu’il définissait comme un « populisme autoritaire », Stuart Hall faisait remarquer que « le populisme
thatcheriste […] convoque les thèmes résonnants du torysme organique – nation, famille, devoir, autorité,
valeur, traditionalisme – en les combinant avec les thèmes agressifs d’un néolibéralisme renouvelé – intérêt
personnel, individualisme compétitif, anti-étatisme »11. Le succès que Margaret Thatcher obtint en Angleterre
lorsqu’elle appliqua son programme néolibéral venait de ce qu’elle avait su tirer parti des résistances suscitées
par la forme collectiviste et bureaucratique prise par l’État-providence.
Thatcher parvint à s’assurer pour son projet le soutien de nombreux secteurs, attirés par sa célébration
de la liberté individuelle et par la promesse qu’elle leur faisait de les libérer de l’oppression du pouvoir d’État.
Ce discours eut un écho, même parmi les bénéficiaires de l’intervention étatique, parce que ces derniers ne
supportaient pas la tournure bureaucratique que prenait le plus souvent la distribution de ces aides. En
opposant les intérêts de certaines catégories de travailleurs à ceux des féministes et des immigrés qu’elle
présentait aux premiers comme responsables de la perte de leur emploi, elle réussit à gagner à sa cause des
franges importantes de la classe ouvrière.
Dans son offensive contre l’hégémonie sociale-démocrate, Margaret Thatcher se plaça sur plusieurs
fronts – économique, politique et idéologique – afin de reconfigurer discursivement ce qui était considéré
jusque-là comme le « sens commun » et combattre ses valeurs sociales-démocrates. Son objectif principal était
de rompre le lien qui s’était établi entre le libéralisme et la démocratie et qui, comme l’a montré
C. B. Macpherson, avait permis au libéralisme de se « démocratiser ».
Friedrich Hayek, le philosophe de prédilection de Thatcher, insistait sur la nécessité de réaffirmer la
« vraie » nature du libéralisme : une doctrine qui cherche à réduire au maximum le pouvoir d’État pour servir
le plus possible l’objectif politique central : la liberté individuelle. Cette liberté individuelle, Hayek la
définissait négativement comme « cette condition humaine particulière où la coercition de certains par
d’autres se trouve réduite au minimum possible dans une société12 ».
Cette stratégie idéologique impliquait également de re-signifier le terme de « démocratie » en le
subordonnant à celui de « liberté ». Pour Hayek, l’idée de démocratie est secondaire par rapport à l’idée de
liberté individuelle : ainsi, la défense de la liberté économique et de la propriété privée se substitue-t-elle à la
défense de l’égalité comme valeur privilégiée des sociétés libérales. « La démocratie, écrit-il, est
essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté
13
individuelle . » Il est catégorique : si un conflit vient à surgir entre la démocratie et la liberté, la priorité doit
être accordée à la liberté, et la démocratie sacrifiée. À la fin de sa vie, il ira même jusqu’à suggérer d’abolir la
démocratie.
Grâce à un discours opposant les bons et responsables « contribuables » aux élites restreignant leurs
libertés par un recours abusif à la puissance étatique, Thatcher parvint à créer un bloc historique autour de sa
vision néolibérale et à transformer en profondeur la configuration des forces économiques et sociales. À un
moment donné, pourtant, sa politique fut perçue comme trop clivante par les Tories ; après avoir remporté
trois élections, quand la rue s’enflamma à la suite de l’imposition de la « poll tax » (capitation) en 1989, elle fut
contrainte de démissionner.
Mais Margaret Thatcher avait déjà sécurisé sa révolution néolibérale, et quand elle quitta le
gouvernement, la vision néolibérale était si profondément ancrée dans le sens commun que lorsque le Parti
travailliste revint au pouvoir en 1997 avec Tony Blair, il n’essaya même pas de contester son hégémonie. De
fait, comme l’a montré Stuart Hall, on trouve dans le discours du New Labour toutes les figures discursives
clés du thatcherisme :

[…] le « contribuable » (cet homme qui trime et que l’impôt assomme pour nourrir les « parasites » de l’aide
sociale) et le « consommateur » (cette femme au foyer heureuse, « libre » d’exercer un choix limité sur le
marché, et pour laquelle on a conçu sur mesure « l’éventail des choix » et un service de livraison personnalisé). Il
ne venait à l’idée de personne de se penser en outre en citoyen, qui pourrait avoir besoin de ou compter sur des
services publics14.

Des années plus tard, quand on demanda à Margaret Thatcher quelle avait été sa plus grande réussite,
elle répondit en toute logique : « Tony Blair et le New Labour. Nous avons obligé nos adversaires à changer
d’avis. »
La capitulation face au néolibéralisme a été théorisée par ceux qui gravitaient autour du New Labour
sous le nom de « troisième voie » : une forme de politique « par-delà la droite et la gauche » et présentée
comme la forme la plus aboutie de la « politique progressiste ». Dès lors que le modèle hégémonique
néolibéral était solidement établi, la nécessité d’une frontière politique entre « nous » et « eux » était supposée
renvoyer à un modèle politique obsolète, et le « consensus au centre » était célébré comme le signe d’une
maturation de la démocratie, dont les antagonismes avaient été dépassés. Ce modèle consensuel de la
« troisième voie » est devenu plus tard le credo de la plupart des partis socialistes et sociaux-démocrates
européens. Après l’effondrement du modèle soviétique, celui-ci apparaissait comme le seul horizon acceptable
d’une gauche démocratique, signalant la transformation radicale de la social-démocratie en un libéralisme
social. C’est ce qui a favorisé le triomphe de la post-politique, laquelle est venue conforter l’hégémonie
néolibérale en Europe de l’Ouest.
Cette consolidation de l’hégémonie néolibérale s’est accompagnée de changements notables. Tandis que
l’idéologie du thatcherisme alliait les thèmes conservateurs du torysme organique à des pratiques
économiques néolibérales, le néolibéralisme qui devint plus tard hégémonique s’éloigna de l’idéologie
conservatrice traditionnelle. Pour répondre à la nouvelle régulation du capitalisme liée au passage du fordisme
au post-fordisme, le modèle néolibéral hégémonique a intégré plusieurs thématiques de la contre-culture. Dans
Le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello montrent bien comment, face au défi que
représentaient les nouveaux mouvements sociaux, les capitalistes sont parvenus à utiliser les demandes
d’autonomie exprimées par ces mouvements en les rattachant au développement de l’économie connectée
post-fordiste, et en les transformant en de nouvelles formes de contrôle15.
Diverses formes de « critique artiste », terme utilisé par les auteurs pour désigner les stratégies
esthétiques de la contre-culture comme la quête d’authenticité, l’idéal d’autogestion et le refus de tout ordre
hiérarchique, ont été adoptées pour favoriser les conditions requises par le nouveau mode de régulation
capitaliste au lieu du cadre disciplinaire caractéristique de la période fordiste. Cela a facilité la cooptation et la
neutralisation de nombreuses revendications portées par les nouveaux mouvements sociaux, qui furent mis au
service de la libéralisation du travail et de la promotion d’un individualisme égoïste.
À gauche, de nombreux théoriciens se sont montrés très critiques envers Boltanski et Chiapello, auxquels
ils reprochaient d’avoir présenté la contre-culture comme responsable de la victoire des valeurs néolibérales.
Mais cette interprétation repose sur un malentendu : comme je l’ai souligné dans Agonistique, l’intérêt de
cette approche, d’un point de vue hégémonique, est qu’elle nous permet d’imaginer la transition du fordisme
au post-fordisme sous la forme de ce que Gramsci appelait « l’hégémonie par neutralisation » ou « la
révolution passive »16. Il désignait par là une situation où les revendications censées déstabiliser l’ordre
hégémonique sont récupérées par le système en place, qui répond à ces demandes d’une manière qui
neutralise leur potentiel subversif. Par un processus de « détournement » des discours et des pratiques de la
critique contre-culturelle, le capital a été capable de relever le défi que ces demandes auraient pu représenter
pour sa légitimité et il a ainsi renforcé sa suprématie.
Cette solution a fonctionné un temps, mais après des années d’une hégémonie incontestée, le
néolibéralisme est désormais entré en crise et il devient possible pour la gauche de construire un ordre
hégémonique alternatif. C’est une opportunité à ne pas manquer. Pour comprendre comment intervenir dans
cette conjoncture, je propose que l’on tire la leçon de la stratégie de Thatcher. On pourrait y voir une
provocation, mais, en réalité, je ne suis pas la première à le suggérer. Quoique dans un contexte différent,
c’est aussi ce qu’avait proposé Stuart Hall dans son livre The Hard Road to Renewal où il faisait remarquer
que, contrairement aux travaillistes, Thatcher avait su développer un projet politique hégémonique qui mettait
en jeu différentes stratégies sociales et économiques sans négliger la dimension idéologique17.
La crise actuelle du modèle hégémonique néolibéral est l’occasion d’intervenir pour établir un autre
ordre. Suivons la voie tracée par Thatcher, en adoptant une stratégie populiste, mais dans une perspective
progressiste cette fois, en agissant sur plusieurs fronts pour construire une nouvelle hégémonie visant à
restaurer et à approfondir la démocratie. Le moment populiste auquel nous assistons invite à ce genre
d’intervention.
Or si la crise du néolibéralisme nous offre l’opportunité de construire un nouvel ordre hégémonique, rien
ne nous garantit cependant que cet ordre nouveau impliquera des avantages démocratiques substantiels ; il se
pourrait même qu’il soit autoritaire. C’est pourquoi la gauche doit à tout prix éviter de répéter les erreurs
passées. Elle doit impérativement renoncer à cette conception essentialiste de la politique qui l’empêche de
comprendre sa dimension hégémonique.
Il est urgent d’élaborer une stratégie populiste de gauche qui vise à construire un « peuple » en
rassemblant la multiplicité des résistances démocratiques à la post-démocratie afin d’établir un modèle
hégémonique plus démocratique. Cela implique une transformation en profondeur des rapports de pouvoir
existants et la création de nouvelles pratiques démocratiques, mais pas une rupture « révolutionnaire » avec le
régime libéral démocratique. Bien sûr, on trouvera toujours à gauche des gens pour dire que cela n’est pas
faisable, mais j’estime que l’expérience du thatcherisme prouve que, dans les sociétés européennes, il est
possible de transformer l’ordre hégémonique existant sans détruire les institutions constitutives de la
démocratie libérale.
Tirer la leçon du thatcherisme, c’est comprendre que, dans la situation actuelle, le mouvement décisif est
celui qui établira un front politique qui brise le consensus post-politique entre le centre-droit et le centre-
gauche. Aucune offensive hégémonique ne peut être engagée sans qu’un adversaire ne soit défini. Et pourtant,
c’est exactement ce que les partis sociaux-démocrates convertis au néolibéralisme sont incapables de faire.
Parce qu’ils considèrent que la démocratie consiste à viser le consensus et qu’il est possible de construire une
politique sans adversaire.
Une stratégie populiste de gauche doit combattre cette vision des choses, mais les rapports de force
aujourd’hui en présence sont nettement moins favorables qu’ils ne l’étaient à l’époque que nous analysions
dans Hégémonie et stratégie socialiste. Durant les années où l’hégémonie néolibérale triomphait, de
nombreuses avancées sociales-démocrates ont été détruites. Si bien que l’on se trouve aujourd’hui dans une
situation paradoxale qui exige que nous défendions les différentes institutions de l’État-providence que nous
critiquions alors parce qu’elles n’étaient pas assez radicales.
Quand le consensus d’après-guerre est entré en crise, la social-démocratie, bien qu’affaiblie par
l’inflation et la récession économique, n’avait pas encore été battue idéologiquement. Si elle avait été capable
de mettre au point une stratégie hégémonique adéquate, elle aurait peut-être réussi à défendre ses avancées
sociales. La plupart des valeurs démocratiques constitutives du sens commun social-démocrate étaient encore
en vigueur ; on pouvait donc tout à fait concevoir un projet de gauche qui aurait eu pour but de les radicaliser.
À l’évidence, ce n’est plus le cas aujourd’hui et on ne pourrait en aucune façon imaginer la « radicalisation »
du néolibéralisme. Aujourd’hui, avant de pouvoir radicaliser la démocratie, il faudrait d’abord pouvoir la
restaurer.
La conjoncture actuelle appelle une rupture avec l’ordre hégémonique existant, mais c’est ce que les
partis sociaux-démocrates n’arrivent pas à comprendre. Ces partis sont trop intégrés au modèle hégémonique
néolibéral : leur discours réformiste ne leur permet plus de tracer une frontière politique et d’imaginer un
projet alternatif. Pour que ces partis soient en mesure d’offrir une solution à la crise, il faut qu’ils changent
profondément d’identité et de stratégie.
Depuis l’effondrement du modèle soviétique, de nombreuses franges de la gauche ne parviennent plus à
imaginer une alternative à la conception libérale de la politique qui ne soit pas révolutionnaire – option
qu’elles ont par ailleurs écartée. Il faut saluer le fait qu’elles aient fini par reconnaître que le modèle politique
« ami-ennemi » est incompatible avec les démocraties pluralistes et que la démocratie libérale n’est pas un
ennemi à abattre. Mais cela les a conduites à nier totalement l’existence des antagonismes et à accepter la
conception libérale qui réduit la politique à une compétition entre élites en terrain neutre. L’incapacité des
partis sociaux-démocrates d’envisager une stratégie hégémonique est, je crois, leur plus grande faiblesse.
C’est ce qui les empêche de comprendre la possibilité d’une politique adversariale, agonistique, visant à établir
un nouvel ordre hégémonique, mais au sein même du cadre libéral démocratique.
Il existe heureusement des exceptions, comme en témoigne l’évolution du Parti travailliste qui, sous la
direction de Jeremy Corbyn, applique actuellement ce qui correspond à une stratégie populiste de gauche.
Contrairement à certaines franges du Parti qui veulent maintenir le modèle consensuel établi par Tony Blair,
les partisans de Corbyn et le mouvement Momentum défendent la nécessité de construire une frontière
politique entre le peuple et l’establishment. Le slogan qui était le leur durant la dernière campagne électorale
– « Pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns » – est révélateur : il s’agit d’un slogan blairiste, mais re-
signifié d’une façon agonistique permettant de construire une frontière politique entre « nous » et « eux ».
Parce qu’il a clairement rompu avec la post-politique du temps du blairisme et élaboré un programme
radical, le Parti travailliste repolitisé par Corbyn a réussi à reconquérir nombre d’électeurs désabusés et
surtout à séduire les jeunes – ce qui prouve qu’un populisme de gauche peut donner un nouvel élan à la
politique démocratique.
La hausse significative du nombre d’adhérents au Parti travailliste sous Corbyn montre également que,
contrairement à ce que prétendent la majorité des politologues, la « forme » parti n’est pas devenue obsolète
et qu’elle peut être revitalisée. En effet, avec près de 600 000 membres, le Parti travailliste représente
aujourd’hui le parti de gauche le plus important d’Europe. La désaffection dont les partis politiques ont fait
l’objet ces dernières années est donc bien une conséquence de l’absence d’alternative offerte aux citoyens
dans un contexte post-politique : quand on leur permet de s’identifier à un programme radicalisant la
démocratie, la situation s’inverse.
3.
Radicaliser la démocratie

Que signifie « radicaliser la démocratie » ? C’est un point qu’il me faut clarifier car il existe de nombreuses
conceptions de la démocratie radicale et que « la démocratie radicale et plurielle » que nous défendions avec
Ernesto Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste a fait l’objet de graves malentendus. Certains ont cru
que nous appelions à une rupture totale avec la démocratie libérale et à la création d’un régime complètement
nouveau. En réalité, nous défendions une « radicalisation » des principes éthico-politiques constitutifs du
régime démocratique libéral : « liberté et égalité pour tous ».
Ce projet avait en grande partie pour but de contester la croyance de certaines personnes de gauche
selon laquelle l’instauration d’une société plus juste exige d’abandonner les institutions démocratiques
libérales et de construire une politeia complètement différente, une nouvelle communauté politique en
repartant de zéro. Nous faisions valoir, au contraire, que dans des sociétés démocratiques, un engagement
critique vis-à-vis des institutions existantes peut permettre de réaliser des avancées démocratiques décisives.
Le problème des sociétés démocratiques modernes était selon nous que leurs principes fondateurs de
« liberté et d’égalité pour tous » n’étaient pas appliqués. La gauche ne devait pas avoir pour mission de les
abandonner, mais de lutter pour leur application effective. La « démocratie radicale et plurielle » que nous
défendions peut donc être conçue comme la radicalisation des institutions démocratiques existantes afin que
les principes de liberté et d’égalité entrent en vigueur dans un nombre toujours croissant de rapports sociaux.
Cela n’implique pas une rupture complète de type révolutionnaire, engageant une refondation totale. Cela
exige plutôt une politique hégémonique, à travers une critique immanente qui mobilise les ressources
symboliques de la tradition démocratique.
J’estime que c’est aussi au moyen d’une critique immanente qu’une stratégie populiste de gauche peut
réussir à défier la post-démocratie et à remettre au centre de la politique les valeurs démocratiques d’égalité
et de souveraineté populaire. Ce type d’intervention est encore possible parce que, bien qu’elles aient été
reléguées au second plan par le néolibéralisme, les valeurs démocratiques continuent de jouer un rôle décisif
dans l’imaginaire politique de nos sociétés. De plus, leur signification critique peut être réactivée pour
subvertir l’ordre hégémonique et lui en substituer un autre. En témoigne le fait que nombre des résistances à
la situation post-politique que nous connaissons s’expriment au nom de l’égalité et de la souveraineté
populaire.
S’il ne fait aucun doute que la régression sociale et politique actuelle est le résultat des politiques
néolibérales, il est remarquable que la plupart de ces protestations ne prennent pas la forme d’un rejet direct
du capitalisme financier et du néolibéralisme, mais d’une mise en accusation des élites dont on considère
qu’elles ont imposé, sans consultation populaire, des politiques favorisant leurs intérêts.
C’est donc bien dans le langage de la démocratie que de nombreux citoyens peuvent exprimer leurs
protestations. À cet égard, il est tout à fait significatif que les cibles principales du « mouvement des places »
aient été les défaillances du système politique et des institutions démocratiques, et que les citoyens n’aient pas
appelé « au socialisme », mais à l’instauration d’une « démocratie réelle ». La devise des Indignados en
Espagne était, on s’en souvient, « Nous avons un vote mais nous n’avons pas de voix ».
Il est crucial à mon sens d’inscrire la stratégie populiste de gauche dans la tradition démocratique parce
que cela permet de la rattacher aux valeurs politiques qui sont au cœur des aspirations populaires. Que tant
de résistances aux diverses formes d’oppression soient formulées comme des demandes démocratiques montre
le rôle déterminant que le signifiant « démocratie » joue dans l’imaginaire politique. Évidemment, on abuse
bien souvent du terme, mais il n’a pas perdu son potentiel radical. Lorsqu’il est mis en jeu de façon critique, en
insistant sur la dimension égalitaire, il constitue une puissante arme dans la lutte hégémonique pour créer un
nouveau sens commun. C’est en effet la voie suggérée par Gramsci quand il explique qu’« il ne s’agit pas
d’introduire ex novo une science dans la vie de “tout le monde”, mais de renouveler et de rendre critique une
activité déjà existante18 ».
Pour cerner la fonction du discours démocratique dans la constitution de subjectivités politiques, il faut
comprendre que les identités politiques ne sont pas l’expression directe de positions objectives au sein de
l’ordre social. D’où l’importance d’une approche anti-essentialiste dans le domaine politique. Comme nous
l’affirmions dans Hégémonie et stratégie socialiste, les luttes contre les rapports de pouvoir n’ont rien de
naturel ou d’inévitable, pas plus que la forme qu’elles peuvent prendre.
La lutte contre des formes de domination ne saurait résulter directement de la situation de domination
elle-même. Pour que des rapports de domination deviennent le lieu d’un antagonisme, il faut qu’existe un
« extérieur » constitutif à partir duquel le discours de la domination puisse être interrompu. C’est exactement
ce que le discours démocratique a rendu possible. C’est grâce au discours démocratique, qui fournit aux
sociétés occidentales l’essentiel de leur vocabulaire politique, que les rapports de domination peuvent être mis
en question.
Quand les principes de liberté et d’égalité sont-ils devenus la matrice d’un imaginaire démocratique ? La
mutation décisive de l’imaginaire politique des sociétés occidentales s’est opérée au moment de ce que
Tocqueville a appelé « la révolution démocratique ». Comme l’a montré Claude Lefort, c’est la Révolution
française qui en constitue le moment fondateur : pour la première fois dans l’histoire était affirmé le pouvoir
absolu du peuple. Cela a engagé un nouveau mode symbolique d’institutions sociales qui rompait avec la
matrice théologico-politique ; la Déclaration des droits de l’homme offrait un vocabulaire permettant de
19
dénoncer les différentes formes d’inégalité comme illégitimes . Tocqueville sent bien le caractère subversif de
ce qu’il a défini comme « la passion de l’égalité » quand il écrit :

Il est impossible de comprendre que l’égalité ne finisse pas par pénétrer dans le monde politique comme
ailleurs. On ne saurait concevoir les hommes éternellement inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les
autres ; ils arriveront donc, dans un temps donné, à l’être sur tous20.

Bien entendu, en tant qu’aristocrate, Tocqueville ne pouvait pas célébrer l’avènement de cette nouvelle
ère, mais il s’était résigné face à sa fatalité. Et ce qu’il avait prédit est devenu réalité. À partir de la critique de
l’inégalité politique, cette « passion de l’égalité » a conduit, à travers les discours socialistes et les luttes
auxquelles ils ont donné lieu, à la mise en cause de l’inégalité économique, autrement dit à l’ouverture d’un
nouveau chapitre de la révolution démocratique. Avec le développement des « nouveaux mouvements
sociaux », un autre chapitre s’est encore écrit : le chapitre que nous vivons aujourd’hui, et qui se caractérise
par la remise en question de nombreuses autres formes d’inégalité.
Il est remarquable qu’après plus de deux cents ans, le pouvoir de l’imaginaire démocratique demeure
aussi fort, et qu’il pousse à étendre l’égalité et la liberté à une multiplicité de champs nouveaux. Il ne faut pas
en déduire pour autant que se déroule sous nos yeux un processus linéaire et inéluctable nous conduisant à
une société égalitaire. Les crimes perpétrés par l’Occident au cours des derniers siècles sont la preuve
éclatante du contraire. Par ailleurs, comme je l’ai déjà précisé, la liberté et l’égalité ne pourront jamais être
parfaitement réconciliées : elles seront toujours en tension.
Et surtout, ces deux principes n’existent que par leur inscription dans différents modèles hégémoniques,
sous des interprétations spécifiques où leur sens est toujours susceptible d’être contesté. Une formation
hégémonique est une configuration de pratiques sociales de différentes natures – économique, culturelle,
politique et juridique – dont l’articulation est fixée autour de certains signifiants symboliques clés qui
façonnent le « sens commun » et confèrent à une société donnée son cadre normatif. L’objectif d’une lutte
hégémonique est de désarticuler les pratiques sédimentées d’une formation existante et d’établir, en
transformant ces pratiques et en en établissant de nouvelles, les points nodaux d’une nouvelle formation
sociale hégémonique. Ce processus implique nécessairement la réarticulation des signifiants hégémoniques et
de leur mode d’institutionnalisation. Articuler la démocratie à l’égalité des droits, à l’appropriation sociale des
moyens de production et à la souveraineté populaire commande clairement une autre politique et induit des
pratiques économiques et sociales bien différentes que lorsque la démocratie se trouve articulée à la liberté de
marché, à la propriété privée et à l’individualisme débridé. Nous avons vu comment, lors de la transition
hégémonique vers le néolibéralisme, Margaret Thatcher avait réussi, en dénouant l’articulation sociale-
démocrate entre la liberté et l’égalité, à promouvoir une nouvelle conception de ces valeurs qui a rendu
possible la mise en œuvre de son projet néolibéral.
Si l’on veut saisir ce qui se joue dans le passage d’une formation hégémonique à une autre, il est
nécessaire de distinguer méthodologiquement deux niveaux d’analyse : les principes éthico-politiques de la
politeia démocratique libérale et les différentes formes hégémoniques de leur inscription. Cette distinction est
cruciale pour une politique démocratique, parce qu’en révélant la diversité des formations hégémoniques
compatibles avec une forme démocratique libérale de société, elle nous aide à percevoir ce qui différencie une
transformation hégémonique d’une rupture révolutionnaire.
Une société démocratique libérale suppose que l’ordre institutionnel soit façonné par les principes
éthico-politiques qui lui confèrent sa légitimité. Mais ces principes peuvent être articulés et institutionnalisés
de bien des façons dans des formations hégémoniques spécifiques. Ce qui est en jeu dans une nouvelle
transformation hégémonique, c’est la constitution d’un nouveau bloc historique fondé sur une nouvelle
articulation des principes politiques constitutifs du régime démocratique libéral et des pratiques socio-
économiques dans lesquelles ils s’institutionnalisent. Dans la transition d’un ordre hégémonique à un autre,
ces principes politiques demeurent en vigueur, mais ils sont interprétés et institutionnalisés différemment. Ce
qui n’est pas le cas dans une « révolution », comprise comme une rupture totale avec un régime politique et
l’adoption de nouveaux principes de légitimité.
La stratégie populiste de gauche consiste à chercher à établir un nouvel ordre hégémonique au sein
même du cadre constitutionnel des démocraties libérales ; elle ne vise pas à rompre radicalement avec la
démocratie pluraliste libérale et à fonder un ordre politique entièrement nouveau. Son but est la construction
d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait
l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie, et qui remettrait les valeurs
démocratiques au premier plan. Cette dynamique de restauration et de radicalisation des institutions
démocratiques comportera sans aucun doute des moments de rupture et une confrontation avec les intérêts
économiques dominants, mais elle n’implique pas d’abandonner les principes de légitimité des démocraties
libérales.
Une telle stratégie hégémonique s’engage dans les institutions politiques existantes pour les transformer
par des procédures démocratiques ; elle rejette le faux dilemme entre réforme et révolution. Elle diffère donc
clairement à la fois de la stratégie révolutionnaire de l’« extrême gauche » et du réformisme stérile des
sociaux-libéraux qui ne cherchent finalement qu’une alternance entre partis de gouvernement. On pourrait
appeler cette stratégie un « réformisme radical » ou un « réformisme révolutionnaire », pour reprendre la
formule de Jean Jaurès, qui renvoie à la dimension subversive des réformes et au fait qu’elles visent, même si
c’est par des moyens démocratiques, une transformation profonde de la structure des rapports de pouvoir
socio-économiques.
Dans la constellation de « gauche » telle qu’on l’entend habituellement, il est donc possible de distinguer
trois formes de politique. La première est un « pur réformisme », qui accepte à la fois les principes de
légitimité de la démocratie libérale et le modèle social néolibéral aujourd’hui hégémonique. La deuxième est
un « réformisme radical » qui accepte également les principes de légitimité des démocraties libérales mais
tente de mettre en œuvre un autre modèle hégémonique. Enfin, la « politique révolutionnaire » vise une
rupture totale avec l’ordre socio-politique existant. Dans cette troisième catégorie on ne trouve pas seulement
la politique léniniste traditionnelle, mais aussi d’autres formes telles que celles promues par les anarchistes ou
les partisans de l’« insurrection » qui en appellent à un rejet complet de l’État et des institutions
démocratiques libérales.
C’est autour de la nature et du rôle de l’État que divergent essentiellement ces trois formes de politique
« de gauche ». Tandis que l’approche réformiste envisage l’État comme une institution neutre ayant pour
fonction de réconcilier les intérêts des divers groupes sociaux, et que l’approche révolutionnaire le considère
comme une institution oppressive qu’il faut abolir, l’approche radicale réformiste se positionne différemment.
Inspirée des analyses de Gramsci, cette politique conçoit l’État comme la cristallisation de rapports de forces
et comme un champ de luttes. Il ne s’agit pas d’un médium homogène, mais d’un ensemble inégal de domaines
et de fonctions qui ne sont que relativement intégrés par les pratiques hégémoniques qui se développent en
son sein.
L’un des apports clés de Gramsci à la politique hégémonique est sa conception de l’« État intégral »
comme incluant à la fois la société politique et la société civile. Il ne faut pas y voir une « étatisation » de la
société civile mais la reconnaissance du caractère profondément politique de la société civile, présentée
comme le terrain d’une lutte pour l’hégémonie. Dans cette perspective, en plus de l’appareil gouvernemental
traditionnel, l’État apparaît comme composé d’une multiplicité d’autres appareils et d’espaces publics où
différentes forces combattent pour l’hégémonie.
Ces espaces publics, parce qu’ils sont envisagés comme un lieu d’interventions agonistiques, sont donc
un terrain propice à la concrétisation d’importantes avancées démocratiques. C’est pourquoi une stratégie
hégémonique devrait impliquer que l’on s’engage dans les différents appareils d’État pour les transformer –
l’État devenant ainsi un moyen à travers lequel la multiplicité des demandes démocratiques peut s’exprimer.
Ce qui est en jeu, ce n’est pas le « dépérissement » de l’État et des institutions au travers desquelles
s’organise le pluralisme, mais une transformation en profondeur de ces institutions afin qu’elles servent un
processus de radicalisation de la démocratie. Le but n’est pas la prise du pouvoir étatique mais, selon les mots
de Gramsci, un « devenir État ».
Comment comprendre, dans cette perspective, la nature d’une politique « radicale » ? En un sens, tant
les politiques de type révolutionnaire que celles de type hégémonique peuvent être dites « radicales »,
puisqu’elles supposent une forme de rupture avec l’ordre hégémonique existant. Mais la rupture n’est pas de
même nature, et il serait inapproprié de les mettre dans une catégorie unique, celle d’« extrême gauche »,
comme on le fait souvent.
Contrairement à ce qui se dit généralement, la stratégie populiste de gauche n’est pas un avatar de
« l’extrême gauche », mais une autre façon d’envisager la rupture avec le néolibéralisme, qui passe par la
revitalisation et la radicalisation de la démocratie. En classant comme ils le font aujourd’hui toutes les
critiques de l’ordre néolibéral sous la catégorie dite d’extrême gauche et en les présentant comme un danger
pour la démocratie, les défenseurs du statu quo tentent hypocritement d’empêcher toute forme de contestation
de l’ordre hégémonique existant. Comme si nous n’avions d’autre choix que d’accepter l’ordre hégémonique
néolibéral actuel comme la seule forme possible de la démocratie libérale ou de rejeter entièrement la
démocratie libérale.
Il est intéressant de relever que l’on retrouve le même dilemme à gauche chez ceux qui affirment que la
radicalisation de la démocratie passe nécessairement par l’abandon de la démocratie libérale. Ce faux dilemme
découle souvent de la confusion, très répandue, entre les institutions de la démocratie libérale et le mode de
production capitaliste. S’il est vrai qu’historiquement nous n’avons connu jusque-là que ce type d’articulation,
celle-ci demeure toutefois contingente.
Que la plupart des théoriciens libéraux prétendent que le libéralisme politique implique nécessairement
un libéralisme économique et qu’une société démocratique suppose une économie capitaliste ne prouve pas
qu’il existe entre la démocratie libérale et le capitalisme un lien de nécessité. Malheureusement, le marxisme a
alimenté cette confusion en présentant la démocratie libérale comme la superstructure du capitalisme. Il est
vraiment regrettable que cet économisme soit encore en vigueur dans certaines franges de la gauche où l’on
appelle à la destruction de l’État libéral. Car c’est à l’intérieur du cadre défini par les principes constitutifs de
l’État libéral – la séparation des pouvoirs, le suffrage universel, le système pluripartite et les droits civils – qu’il
sera possible de faire avancer l’ensemble des demandes démocratiques qui s’expriment aujourd’hui. Lutter
contre la post-démocratie ne signifie pas rejeter ces principes mais les défendre et les radicaliser.
Cela ne veut pas dire qu’il faille accepter l’ordre capitaliste comme étant le seul possible ; bien qu’elle
s’inscrive dans le cadre politique des démocraties libérales, la politique réformiste radicale que je défends
n’exclut pas la contestation des rapports de production capitalistes. C’est la raison pour laquelle il est
important de distinguer le libéralisme politique du libéralisme économique.
Le processus de radicalisation de la démocratie comporte nécessairement une dimension anti​capitaliste
dans la mesure où les nombreuses formes d’oppression qu’il nous faut remettre en cause sont une
conséquence des rapports de production capitalistes. Il n’y a toutefois aucune raison de considérer que la
classe ouvrière détient a priori un rôle privilégié dans la lutte anticapitaliste. Il existe plusieurs points
d’antagonisme entre le capitalisme et différentes catégories de la population ; si l’on envisage cette lutte
comme une extension des principes démocratiques, alors il y aura nécessairement une pluralité de luttes
anticapitalistes. Dans certains cas, il se peut qu’elles ne soient même pas perçues comme « anticapitalistes »
par ses acteurs mêmes ; beaucoup seront menées au nom de l’égalité et conçues comme des combats pour la
démocratie.
Les gens ne se battent pas contre le « capitalisme » comme entité abstraite parce qu’ils croiraient en une
« loi de l’Histoire » menant au socialisme. S’ils luttent pour l’égalité, c’est parce que leurs résistances à
différentes formes de domination sont imprégnées des valeurs démocratiques et que c’est autour de ces
valeurs, qui parlent à leurs aspirations réelles et à leur être, et non pas au nom de l’anticapitalisme, qu’ils
peuvent se mobiliser. Et même certains marxistes, comme David Harvey, semblent être de cet avis. Harvey
écrit : « C’est la nature profondément antidémocratique d’un néolibéralisme soutenu par l’autoritarisme des
néo-conservateurs qui doit, sans aucun doute, constituer le principal front de la lutte politique21. »
En l’ignorant, « l’extrême gauche » a commis une grave erreur. Elle ne se préoccupe pas des gens tels
qu’ils sont en réalité mais tels qu’ils devraient être selon ses théories. Les gens d’extrême gauche croient dès
lors qu’ils ont pour mission de faire prendre conscience aux gens de la « vérité » de leur situation. Au lieu de
désigner l’adversaire d’une manière qui permettrait de l’identifier, ils recourent à des catégories abstraites
comme celle de « capitalisme », et échouent donc à mobiliser la dimension affective qui pousse toujours un
peuple à agir politiquement. De fait, ils sont indifférents aux demandes réelles du peuple. Leur rhétorique
anticapitaliste ne trouve aucun écho parmi les groupes dont ils sont censés représenter les intérêts. C’est
pourquoi ils ne sortiront jamais de leur marginalité.
L’objectif d’une stratégie populiste de gauche est de créer une majorité populaire qui puisse accéder au
pouvoir et établir une hégémonie progressiste. Il n’existe pas de plan préétabli indiquant la marche à suivre ou
l’issue finale. La chaîne d’équivalences à travers laquelle le « peuple » va se constituer dépendra des
circonstances historiques. Sa dynamique ne peut être déterminée indépendamment de toute référence
contextuelle.
Cela vaut aussi pour la forme que prendra la nouvelle hégémonie que cette stratégie cherche à instaurer.
Il ne s’agit pas d’établir un « régime populiste » avec un programme prédéfini, mais de créer une formation
hégémonique qui favorisera la revitalisation et l’approfondissement de la démocratie. Cette hégémonie recevra
différents noms selon les trajectoires spécifiques qu’elle aura empruntées. Elle peut être envisagée comme un
« socialisme démocratique », un « éco-socialisme », une « démocratie associative » ou une « démocratie
participative » : tout dépendra du contexte et des traditions nationales.
Quel que soit son nom, ce qui importe, c’est de reconnaître que la « démocratie » est le signifiant
hégémonique autour duquel les différentes luttes doivent être articulées et que le libéralisme politique ne doit
pas être abandonné. Peut-être pourrait-on choisir le terme de « socialisme libéral » par lequel Norberto Bobbio
désigne un modèle social qui allie les institutions démocratiques libérales et un cadre économique qui présente
plusieurs caractéristiques socialistes.
Parce qu’il conçoit le socialisme comme la démocratisation de l’État et de l’économie, Bobbio affirme
dans plusieurs de ses travaux, lorsqu’il examine l’articulation entre socialisme et démocratie libérale, qu’un
22
socialisme démocratique doit être un socialisme libéral . Considérant que la finalité du socialisme est
d’approfondir les valeurs démocratiques libérales, il est intransigeant sur le fait que sa mise en œuvre n’exige
aucunement de rompre avec le gouvernement constitutionnel et l’État de droit. Bobbio défend avec force l’idée
que les objectifs socialistes peuvent être atteints à l’intérieur du cadre défini par la démocratie libérale, et il
insiste pour dire qu’ils ne peuvent être atteints que dans ce cadre.
Dans cette perspective, le projet de radicalisation de la démocratie partage certaines des
caractéristiques de la « social-démocratie » avant sa conversion au social-libéralisme, bien qu’il ne s’agisse pas
d’un simple retour au compromis établi après guerre entre le capital et le travail. Cela ne pourrait plus
fonctionner aujourd’hui. En dehors du fait qu’il nous faut tenir compte de nouvelles demandes démocratiques,
la défense de l’environnement rend clairement impossible un retour au modèle d’après-guerre. Parce qu’elles
privilégient la consommation et la croissance économique, les solutions keynésiennes ont été le moteur de la
destruction environnementale. Comme je le montrerai au chapitre suivant, pour relever le défi que représente
la crise écologique, un projet démocratique radical doit articuler les questions écologiques aux questions
sociales. Il faut imaginer une nouvelle synthèse entre les éléments clés des traditions démocratiques et
socialistes autour d’un nouveau modèle de développement.
Comme je l’ai indiqué au début de ce chapitre, il existe de nombreuses façons de concevoir la démocratie
radicale et il est important de bien examiner leurs différences et leurs points de désaccord. La principale
divergence qui existe entre ma définition de la démocratie radicale et plusieurs autres porte sur la question de
la démocratie représentative, que la plupart des théoriciens de la démocratie radicale présentent
généralement comme un oxymore. Certains prétendent par exemple que les mouvements de protestation
auxquels nous avons assisté ces dernières années signent la disparition du modèle représentatif et qu’ils sont
un appel à une démocratie non représentative, une « démocratie in actu ». Dans Agonistique, j’ai déjà critiqué
cette conception et expliqué que nous ne sommes pas confrontés à une crise de la démocratie représentative
« en soi », mais à une crise de son incarnation post-démocratique actuelle23.
Cette crise est due à l’absence de confrontation agonistique ; la solution ne peut pas consister à établir
une démocratie « non représentative ». Contestant l’idée que les combats extraparlementaires sont le seul
moyen de faire avancer la démocratie, j’ai fait valoir que ce n’était pas de la stratégie de la désertion et de
l’exode défendue par Michael Hardt et Antonio Negri que nous avions besoin, mais d’une stratégie
d’« engagement » dans l’État et les institutions représentatives, animée par la volonté de les transformer en
profondeur.
Il est intéressant de voir que dans Assembly, Hardt et Negri ont considérablement modifié leur position
par rapport à la stratégie de l’exode. Ils déclarent à présent que la Multitude ne devrait pas emprunter la voie
de l’exode et pratiquer le retrait, et qu’elle ne peut échapper à la nécessité de prendre le pouvoir. Ils insistent
24
sur le fait qu’il faut « prendre le pouvoir différemment », mais on ne voit pas très bien ce que cela veut dire.
En tout cas, ils ne semblent pas avoir abandonné l’idée que la Multitude est capable de s’auto-organiser. S’ils
reconnaissent désormais l’importance d’un leadership, ils soutiennent qu’il doit se limiter à la prise de
décisions tactiques – les décisions stratégiques devant être réservées à la Multitude seule. Selon eux :

Le « leadership » doit être sans cesse soumis à la Multitude, déployé et congédié quand les circonstances
l’exigent. Si les chefs sont encore nécessaires et possibles dans ce contexte, ce n’est que parce qu’ils servent la
Multitude productive. Il ne s’agit donc pas d’une suppression du leadership, mais d’une inversion du rapport
politique qui le constitue, un renversement de la polarité qui relie mouvements horizontaux et leadership
vertical25.

Par ce renversement, ils prétendent pouvoir éviter le problème sur lequel buttent toutes les formes de
populisme, de droite comme de gauche, qui « se caractérisent par un paradoxe majeur : le pouvoir du peuple
est sans cesse mis en avant, mais au bout du compte c’est une petite clique de politiciens qui contrôle et
décide de tout26 ».
Au cœur de leur argumentation, on trouve la notion de « commun », qui, définie par opposition à la
propriété à la fois privée et publique, est le véritable pivot de leur approche. À cet égard, Assembly s’inscrit
dans le prolongement des analyses de Commonwealth, où ils expliquent que la production bio-politique crée
les conditions d’une démocratie de la Multitude, parce qu’elle engendre des formes de subjectivités
économiques et politiques qui sont l’une des expressions du « commun ». Tandis que le travail génère de plus
en plus de coopération, sans que le capital ait besoin d’entrer en jeu, la production bio-politique fait émerger
de nouvelles capacités démocratiques. Pour Hardt et Negri, une société construite sur le principe du
« commun » est donc déjà en train de s’affirmer à travers le processus d’informatisation et le développement
du capitalisme cognitif.
Indépendamment de la justesse de l’analyse qu’ils proposent du processus de production, qui a déjà fait
l’objet de nombreuses critiques, ce qui, à mes yeux, est problématique dans leur promotion du « commun »,
c’est l’idée que cela pourrait fournir le principe fondamental d’organisation des sociétés. Il y a là un problème
essentiel, que l’on retrouve, quoique sous des formes différentes, dans le travail de beaucoup d’autres
théoriciens : leur célébration du « commun » présuppose une conception de la multiplicité libérée de la
négativité et de l’antagonisme, ce qui empêche de reconnaître le caractère nécessairement hégémonique de
l’ordre social. Dans le cas de Hardt et Negri, leur refus de la représentation et de la souveraineté procède
d’une ontologie immanentiste diamétralement opposée à celle qui détermine ma conception de la démocratie
radicale.
La critique de la représentation se retrouve également dans une autre conception de la démocratie
radicale. En l’occurrence, c’est la pratique ancienne du tirage au sort qui est présentée par divers théoriciens
comme le remède à la crise de la représentation qui affecte actuellement les sociétés démocratiques. Pour les
partisans du tirage au sort, la démocratie représentative a été inventée pour exclure le peuple du pouvoir :
ainsi, la seule façon d’établir un ordre véritablement démocratique est d’abandonner le modèle électoral et de
le remplacer par la loterie27.
Cette conception est erronée parce qu’elle réduit la représentation aux élections et qu’elle ne reconnaît
pas le rôle que joue la représentation dans une démocratie pluraliste. La société est divisée et traversée par
des antagonismes et des rapports de pouvoir ; les institutions représentatives jouent un rôle crucial dans
l’institutionnalisation de cette dimension conflictuelle. Par exemple, dans une démocratie pluraliste, les partis
politiques fournissent le cadre discursif qui permet aux gens de donner un sens au monde social dans lequel ils
s’inscrivent et d’en percevoir les lignes de fracture.
Si l’on convient du fait que la conscience des agents sociaux n’est pas l’expression directe de la position
« objective » qu’ils occupent dans le champ social et que celle-ci est toujours construite discursivement, alors il
est évident que les subjectivités politiques seront façonnées par la compétition des discours politiques et que
les partis sont essentiels à leur élaboration. Ceux-ci fournissent les marqueurs symboliques qui permettent aux
individus de se situer dans le monde social et de donner sens à ce qu’ils vivent. Pourtant, ces dernières années,
ces espaces symboliques ont été de plus en plus occupés par d’autres discours, de nature diverse, dont les
conséquences pour les sociétés démocratiques ont été désastreuses. À cause du tournant post-politique, les
partis ont perdu leur capacité à jouer un rôle symbolique, mais il ne faut pas en conclure que la démocratie
peut se passer d’eux. Je n’ai cessé de le répéter : une société démocratique pluraliste qui ne conçoit pas le
pluralisme sur le mode antipolitique de l’harmonie et qui admet la possibilité toujours présente de
l’antagonisme ne peut exister sans représentation.
Un pluralisme effectif suppose la présence d’une confrontation agonistique entre des projets
hégémoniques. C’est par la représentation que des sujets politiques collectifs émergent ; ils n’existent pas a
priori. Plutôt que de chercher une solution à la crise de la démocratie dans le tirage au sort, qui ne reconnaît
pas la nature collective du sujet politique et conçoit l’exercice de la démocratie à partir de points de vue
toujours individuels, il est urgent de restaurer la dynamique agonistique constitutive d’une vibrante
démocratie. Loin de pouvoir instituer une meilleure démocratie, cette procédure de tirage au sort promeut une
vision de la politique pensée comme un terrain où des individus, libérés des liens sociaux qui les constituent,
ne feraient que défendre des opinions personnelles.
Le problème majeur des institutions représentatives existantes est qu’elles ne permettent pas de
confrontation agonistique entre différents projets de société, ce qui est la condition même d’une vibrante
démocratie. C’est le manque de débat agonistique, et non pas le fait même de la représentation, qui prive le
citoyen de sa voix. Le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus
représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche.
4.
Construire un peuple

Au moment où nous écrivions Hégémonie et stratégie socialiste avec Ernesto Laclau, la politique de gauche
était mise au défi de reconnaître les demandes portées par les « nouveaux mouvements sociaux » et de les
articuler aux demandes plus traditionnelles des travailleurs. La reconnaissance de la légitimité de ces
demandes a aujourd’hui considérablement progressé et nombre d’entre elles ont été intégrées au programme
de la gauche. De fait, on pourrait même dire que la situation actuelle s’est complètement inversée par rapport
à celle que nous critiquions il y a trente ans et que ce sont les demandes de la « classe ouvrière » qui sont à
présent négligées.
Une autre différence nous sépare encore du passé : le néolibéralisme a engendré de nouveaux
antagonismes qui, comme ceux qui avaient émergé à la suite de la destruction de l’État-providence, affectent
de nombreuses couches de la population. Certains de ces antagonismes sont dus au phénomène que David
Harvey a appelé « l’accumulation par dépossession ». Par cette expression, Harvey renvoie à la concentration
des richesses et du pouvoir dans les mains de quelques-uns qu’a entraînée toute une série de pratiques
propres au néolibéralisme comme la privatisation et la financiarisation. Harvey souligne la nouveauté des
luttes auxquelles ces pratiques ont donné lieu :

L’accumulation par dépossession engendre des pratiques bien différentes de celles de l’accumulation par
élargissement du salariat dans l’industrie et l’agriculture. Cette dernière, dominante dans le capitalisme des
années 1950 et 1960, a conduit à la naissance d’une culture d’opposition (représentée notamment par les
syndicats et les partis ouvriers) qui a elle-même conduit au libéralisme intégré. La dépossession est quant à elle
fragmentée et particulière – ici, elle utilise la privatisation, là, elle repose sur la dégradation de l’environnement,
là encore, elle s’appuie sur l’endettement pour provoquer une crise financière28.

Dans une autre perspective théorique, l’émergence de nouveaux antagonismes est également mise en
avant par des chercheurs qui pointent les effets pervers des formes bio-politiques de gouvernance néolibérale
dans tous les domaines de la vie.
Il est indéniable que, sous le régime néolibéral, le champ du conflit s’est considérablement élargi, ce qui,
en un sens, peut représenter une opportunité pour la gauche, dans la mesure où le nombre de gens affectés
par les politiques néolibérales est bien plus élevé que son électorat « traditionnel ». Un projet de radicalisation
de la démocratie pourrait donc séduire des électeurs qui jusque-là ne s’étaient pas identifiés à la gauche ;
grâce à une politique hégémonique adéquate, une alternative progressiste pourrait ainsi mobiliser plus de
gens. Cela rend toutefois aussi plus complexe l’articulation des demandes démocratiques en une volonté
collective puisque nous faisons face à présent à des demandes plus variées et plus hétérogènes.
Le défi que doit relever une stratégie populiste de gauche consiste à réaffirmer l’importance de la
« question sociale » tout en tenant compte de la fragmentation et de la diversité croissantes de la « classe
ouvrière », aussi bien que de la spécificité des diverses demandes démocratiques. Cela exige de construire
« un peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des
problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination. Une attention particulière doit être portée à
la question qui a acquis de plus en plus d’importance ces trente dernières années et qui nous place aujourd’hui
dans une situation d’urgence toute particulière : l’avenir de la planète.
Il est impossible d’envisager un projet de radicalisation de la démocratie qui n’inscrirait pas la « question
écologique » au centre de son agenda. Il est donc essentiel de l’articuler à la question sociale. Assurément,
cela requiert de changer en profondeur nos modes de vie et de surmonter de nombreuses résistances.
Renoncer au modèle productiviste et mettre en œuvre la transition écologique nécessaire exige une véritable
« réforme intellectuelle et morale » telle que la définissait Gramsci. Ce sera certainement difficile, mais un
projet écologique ambitieux et bien conçu pourrait offrir une vision attrayante des sociétés démocratiques
futures, à même de séduire certaines catégories qui adhèrent actuellement au bloc hégémonique néolibéral.
On répète à l’envi que le principal clivage dans nos sociétés est celui qui sépare les « perdants » des
« gagnants » de la mondialisation et que leurs intérêts ne peuvent être réconciliés. Cette fracture existe bel et
bien ; on observe nettement un antagonisme entre deux camps, un antagonisme que l’on ne peut pas se
représenter simplement comme une confrontation entre 99 % et 1 % de la population. Néanmoins, je crois que
certains parmi ceux qui tirent profit du modèle néolibéral peuvent prendre conscience des graves dangers que
celui-ci fait courir à l’environnement et qu’ils pourraient ainsi se rallier à un projet de société qui garantirait à
leur progéniture un futur à visage humain. Heureusement, une lutte contre-hégémonique lancée à l’assaut du
modèle néolibéral au nom de valeurs démocratiques et écologiques peut aider à désintégrer le bloc historique
sur lequel celui-ci repose, élargissant ainsi le spectre d’une volonté collective radicale démocratique.
Je suis consciente du fait que tous ceux qui défendent une démocratie radicale ne considèrent pas pour
autant qu’il soit nécessaire ni même souhaitable d’articuler les différentes luttes en une volonté collective. En
effet, l’objection fréquemment émise contre une stratégie populiste de gauche est qu’en rassemblant les
demandes démocratiques pour créer un « peuple », elle produirait un sujet homogène qui nie la pluralité. Cela
devrait être évité pour que la spécificité des différentes luttes ne soit pas gommée. Une autre objection,
légèrement différente, consiste à dire que « le peuple », tel que le conçoit le populisme, est dès le départ
envisagé de façon homogène, et que cela est incompatible avec le pluralisme démocratique.
Ce genre d’objections découle de l’incapacité (du refus ?) de comprendre qu’une stratégie populiste de
gauche est déterminée par une approche anti-essentialiste d’après laquelle le « peuple » n’est pas un référent
empirique mais une construction politique discursive. Le « peuple » n’existe pas avant l’acte performatif qui lui
donne naissance et il ne peut pas être saisi au moyen de catégories sociologiques. Ces critiques révèlent
combien l’opération par laquelle se construit un peuple est mal comprise. En tant que volonté collective
produite par une chaîne d’équivalences, le peuple ne saurait être un sujet homogène où toutes les différences
seraient en quelque sorte ramenées à une unité.
Contrairement à ce que l’on prétend souvent, nous ne sommes pas confrontés à une « masse » telle que
l’entendait Gustave Le Bon, où toute différenciation disparaît pour donner naissance à un groupe parfaitement
homogène. Nous nous trouvons plutôt dans un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est
établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation
interne au groupe. Comme le précise Ernesto Laclau : « Cela veut dire que chaque demande individuelle est
essentiellement divisée : en vertu de sa particularisation même d’un côté, et, de l’autre, parce qu’elle pointe, à
29
travers des liens d’équivalence, vers la totalité des autres demandes . »
Laclau et moi n’avons cessé de le répéter : un rapport d’équivalence n’est pas une relation dans laquelle
toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives.
Si ces différences étaient éliminées, il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est
que pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient
qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres. C’est justement pour cette raison que la création d’une
volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert de désigner un adversaire. Cette opération est
nécessaire afin de tracer la frontière politique séparant le « nous » du « eux », décisive pour construire un
« peuple ».
Je tiens à insister sur le fait qu’une « chaîne d’équivalences » n’est pas une simple coalition de sujets
politiques existants. Pas plus qu’il ne s’agit d’une situation où un peuple déjà constitué serait confronté à un
adversaire préexistant. Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers
la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-
hégémoniques. Les demandes démocratiques qu’une stratégie populiste de gauche cherche à articuler sont
hétérogènes ; c’est pourquoi elles doivent être articulées dans une chaîne d’équivalences.
Ce processus d’articulation est crucial, car c’est par leur inscription dans cette chaîne que des demandes
singulières acquièrent leur signification politique. Ce n’est pas tant la provenance de ces demandes qui
importe que la façon dont elles se trouvent articulées à d’autres demandes. Comme en témoigne le populisme
de droite, des demandes démocratiques peuvent être exprimées dans un vocabulaire xénophobe et n’ont pas
automatiquement un caractère progressiste. Ce n’est qu’en entrant en équivalence avec d’autres demandes
démocratiques, comme celles des immigrés ou des féministes par exemple, qu’elles acquièrent une dimension
radicalement démocratique. Évidemment, cela vaut aussi pour les demandes émanant des femmes, des
immigrés ou d’autres groupes victimes de discrimination.
Il ne faut jamais considérer qu’il existe des combats intrinsèquement émancipateurs et qui ne pourraient
pas être orientés à des fins opposées. Le développement actuel de formes clairement antidémocratiques
d’écologie devrait nous alerter sur le fait que le refus du modèle néolibéral ne garantit en rien une avancée
démocratique. Qu’il s’agisse d’écologie ou d’autres domaines, la question de l’articulation est décisive ; c’est
pourquoi il est essentiel d’établir un lien entre les questions écologiques et sociales autour d’un projet de
radicalisation de la démocratie.
Comment concevoir une identification à la démocratie radicale qui ne contredise pas mes analyses
précédentes selon lesquelles la chaîne d’équivalence ne produit pas de sujet homogène ? Pour résoudre ce
problème, il faut concevoir les agents sociaux comme étant construits dans des discours spécifiques qui
reflètent la multiplicité des relations sociales dans lesquelles ils s’inscrivent. Parmi ces relations sociales, une
renvoie à l’insertion des agents sociaux dans une communauté politique : la position qu’ils occupent en tant
que « citoyens ».
C’est en tant que citoyen qu’un agent social intervient au niveau de la communauté politique. La
citoyenneté est une catégorie centrale dans les démocraties pluralistes libérales, mais elle peut être conçue de
diverses façons déterminant des conceptions très différentes de la politique. Le libéralisme envisage la
citoyenneté comme un simple statut légal et le citoyen comme un porteur individuel de droits, dégagé de toute
identification à un « nous ». Dans la tradition démocratique, en revanche, la citoyenneté est comprise comme
un engagement actif dans la communauté politique qui s’opère dans le cadre d’un « nous » en accord avec une
certaine idée de l’intérêt général. C’est pourquoi la promotion d’une conception démocratique radicale de la
citoyenneté est un élément clé du combat contre la post-démocratie.
Pour élaborer cette conception, on pourrait s’inspirer de la tradition civique républicaine qui insiste sur
la participation active à la communauté politique. Reformulé de telle sorte qu’il puisse faire droit au
pluralisme, le républicanisme civique, dans la version « plébéienne » inspirée par Machiavel, peut contribuer à
réaffirmer l’importance de l’action collective et la valeur du domaine public, constamment attaqué durant ces
années d’hégémonie néolibérale.
Les conceptions libérales et démocratiques ont toujours été en tension, mais au moment où triomphait
l’État-providence keynésien, l’individualisme libéral était bridé par les pratiques sociales-démocrates. Dans
l’ensemble, le sens commun social-démocrate prévalait, jusqu’à ce qu’il soit miné par l’offensive néolibérale.
Nous avons vu comment, sous le thatcherisme, le citoyen s’est trouvé remplacé par le « contribuable », l’idée
politique de liberté articulée à celle, économique, de la liberté de marché et la démocratie réduite à des
procédures électorales. Dans la lutte contre-hégémonique que nous devons mener contre le néolibéralisme, un
combat sera décisif : il s’agira de re-signifier le « public » comme le domaine où les citoyens peuvent avoir une
voix et exercer leurs droits, écartant ainsi la conception individualiste actuellement dominante du citoyen
comme d’un « consommateur » – véritable pilier de la vision post-démocratique.
Dans Le Retour du politique30, j’ai suggéré de concevoir la citoyenneté comme une « grammaire de
conduite » gouvernée par les principes éthico-politiques de la politeia libérale démocratique : la liberté et
l’égalité pour tous. Dans la mesure où ces principes peuvent être interprétés de différentes manières, il existe
plusieurs façons de s’identifier et d’agir en tant que citoyen démocratique. Une conception sociale-démocrate
de la citoyenneté, par exemple, privilégie la lutte pour l’obtention de droits sociaux et économiques, tandis
qu’une interprétation démocratique radicale met l’accent sur les nombreuses autres relations sociales où
existent des rapports de domination qui doivent être contestés pour que soient mis en pratique les principes de
liberté et d’égalité. Parce qu’elle fournit l’élément d’identification commun à des personnes engagées par
ailleurs dans diverses luttes démocratiques, une conception démocratique radicale de la citoyenneté peut être
le lieu de la construction d’un « peuple » à travers une chaîne d’équivalences. C’est en s’identifiant comme
citoyens dont l’objectif politique est de radicaliser la démocratie que les agents sociaux s’unissent ; ils peuvent
être engagés dans des entreprises très différentes, mais leur « grammaire de conduite », lorsqu’ils agissent en
tant que citoyens, est commandée par l’extension des principes éthico-politiques de liberté et d’égalité à un
vaste ensemble de relations sociales.
En dehors des questions qui concernent les agents sociaux en tant qu’ils sont inscrits dans des relations
sociales spécifiques – quand se développent des luttes intersectionnelles pour la liberté et l’égalité –, il existe
d’autres problèmes qui nécessitent d’agir ensemble pour transformer l’État – élément essentiel dans
l’élaboration d’un projet démocratique radical. La plupart des objectifs égalitaires qu’il poursuit, dans le
domaine de l’éducation par exemple, ne peuvent être atteints que par une intervention étatique. Cette
intervention ne doit pas être conçue de manière autoritaire ou bureaucratique ; l’État doit permettre aux
citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement.
Quand la citoyenneté est envisagée comme une « grammaire de conduite » politique, alors il est possible
de faire partie d’un « peuple », identifié à un projet démocratique radical, tout en s’inscrivant dans une
multiplicité d’autres rapports sociaux avec leurs « subjectivités » spécifiques. Agir en tant que citoyen au
niveau politique pour radicaliser la démocratie ne veut pas dire rejeter d’autres formes d’identifications : cela
est parfaitement compatible avec le fait de s’engager dans des luttes démocratiques au caractère plus
ponctuel. Une citoyenneté démocratique radicale encourage même, au contraire, une telle pluralité
d’engagements. C’est la raison pour laquelle une stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les
interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives
aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. Elle vise aussi à créer une synergie entre
les multiples pratiques où diverses formes de domination sont mises en cause et celles qui expérimentent de
nouvelles formes de vie plus égalitaires.
Par exemple, ceux qui sont engagés en tant que citoyens dans le projet politique de Podemos ou de La
France Insoumise interviendront dans plusieurs institutions représentatives, tout en prenant part à différentes
pratiques démocratiques et à des luttes centrées sur des sujets plus spécifiques. Appartenir à un « nous » de
citoyens démocratiques radicaux n’empêche pas de participer à une multiplicité d’autres « nous ».
Il est un point pourtant qu’il nous faut ici mettre au clair. L’extension du domaine d’exercice de la
citoyenneté que je propose n’implique pas que toutes les décisions démocratiques soient prises par les agents
sociaux en leur qualité de citoyen. Il est important de distinguer les sujets qui les concernent en tant que
membres d’une communauté politique et ceux qui ont à voir avec d’autres relations sociales et concernent des
communautés particulières. Cela nous conduirait sinon à une représentation totalisante qui nierait le
pluralisme, élément vital d’une conception démocratique radicale qui respecte la valeur de la liberté.
La conception radicale démocratique de la citoyenneté que je propose est étroitement liée à la politique
réformiste radicale d’engagement dans les institutions que j’ai défendue plus haut. L’État est une scène
importante de la politique démocratique, parce qu’il représente l’espace où les citoyens peuvent prendre des
décisions au sujet de l’organisation de la communauté politique. C’est là en effet que la souveraineté populaire
peut s’exercer. Néanmoins, cela suppose que les conditions d’une confrontation agonistique soient assurées, et
c’est pourquoi il est indispensable de rompre avec le consensus post-politique néolibéral.
Contrairement à ce qu’affirment les libéraux, l’État n’est pas un terrain neutre. Il est toujours
hégémoniquement structuré et il constitue un espace majeur pour la lutte contre-hégémonique. Il n’est
toutefois pas l’unique lieu d’intervention possible ; il faut rejeter l’opposition entre partis et mouvements,
luttes parlementaires et extraparlementaires. À l’intérieur d’un modèle agonistique de démocratie, il existe
une multiplicité d’espaces publics agonistiques où il est possible d’agir pour radicaliser la démocratie.
L’espace politique traditionnel du parlement n’est pas le seul lieu où peuvent être prises des décisions
politiques ; si les institutions représentatives doivent garder ou retrouver un rôle majeur, d’autres formes de
participation démocratique sont aussi nécessaires pour radicaliser la démocratie.
Au chapitre précédent, je me suis opposée à une conception purement horizontaliste de la démocratie
radicale, mais cela ne signifie pas pour autant que je défends la démocratie représentative sous sa forme
actuelle. Le projet de radicalisation de la démocratie que je présente envisage une combinaison de différentes
formes de participation démocratique, selon les espaces et les rapports sociaux où la liberté et l’égalité
devraient être mises en pratique. On pourrait imaginer d’articuler différentes formes de représentation et
différentes façons de choisir les représentants. Des formes directes de démocratie peuvent convenir dans
certains cas et plusieurs formes participatives dans d’autres. Bien que je m’oppose à la démocratie directe et
au tirage au sort quand on veut en faire le seul mode de prise de décision politique, je ne vois aucune objection
à ce qu’ils s’exercent dans certains cas particuliers, parallèlement aux institutions représentatives. Il existe en
effet bien des façons d’enrichir la démocratie représentative et de la rendre plus fiable. Quant à l’idée en
vogue du « commun », même si je ne la trouve pas pertinente comme principe général d’organisation des
sociétés, je pense que, dans plusieurs domaines, des pratiques de « mise en commun » (commoning) sont très
importantes pour combattre les processus de privatisation de biens qui, comme l’eau, devraient être reconnus
comme faisant partie des « communs ». Tant que le modèle politique avancé reconnaît que les sociétés sont
toujours divisées et que tout ordre est structuré de façon hégémonique, plusieurs configurations de
procédures démocratiques sont possibles.
Aux remarques antérieures sur la citoyenneté je voudrais ajouter que l’opération hégémonique par
laquelle on construit un peuple requiert un principe articulateur permettant de relier dans une chaîne
d’équivalences la pluralité des demandes démocratiques qui constituent la volonté collective. Ce principe
articulateur variera selon la conjoncture : il peut être fourni par une demande démocratique spécifique
devenue le symbole du combat commun en faveur de la radicalisation de la démocratie comme il peut être
donné par la figure d’un leader.
Le rôle du leader dans la stratégie populiste a toujours été sujet à critiques et c’est la raison pour
laquelle on accuse souvent ces mouvements d’être autoritaires. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’un
leadership charismatique est quelque chose de dangereux pour la démocratie. Qu’il puisse avoir des effets
négatifs, cela est certain, mais indépendamment du fait qu’il est très difficile de trouver des exemples de
mouvements politiques d’ampleur qui n’aient pas connu de chefs, il n’y a pas de raison d’assimiler un
leadership fort à l’autoritarisme. Tout dépend du genre de relation établie entre le leader et le peuple. Dans le
cas du populisme de droite, c’est un rapport très autoritaire où tout émane d’en haut sans qu’il y ait de
véritable participation populaire.
Mais on peut se représenter le leader comme un primus inter pares et il est tout à fait possible d’établir
un autre type de relation, moins vertical, entre le chef et le peuple. De plus, je le montrerai dans un instant,
une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et
les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce
processus.
Une autre critique que l’on oppose souvent à la stratégie populiste de gauche a trait au rôle qu’elle
reconnaît à la dimension nationale. Cela soulève toute une série de questions, comme celle de l’appartenance à
l’Union européenne, qui dépassent largement le cadre de ce livre, lequel ne s’occupe pas de politiques
particulières mais seulement du genre de stratégie qui, dans la conjoncture actuelle, serait capable de faire
émerger une volonté collective visant une transformation hégémonique. Une fois cette transformation
accomplie, les conditions d’un débat démocratique sur les politiques les mieux à même de radicaliser la
démocratie seront assurées ; aucune réponse ne devrait être donnée a priori.
Je veux insister sur le fait que la lutte hégémonique qui cherche à revitaliser la démocratie doit
commencer à l’échelle de l’État-nation. Bien qu’il ait perdu nombre de ses prérogatives, l’État-nation demeure
un lieu d’exercice majeur de la démocratie et de la souveraineté populaire. C’est au niveau national que la
question de la radicalisation de la démocratie doit tout d’abord être posée. C’est là qu’une volonté collective
résistant aux effets post-démocratiques de la mondialisation néolibérale devrait se construire. Ce n’est que
lorsque cette volonté collective aura été consolidée qu’une collaboration avec des mouvements similaires dans
d’autres pays pourra être productive. Il est certain que la lutte contre le néolibéralisme ne peut se gagner à
l’échelle nationale seule et qu’il est nécessaire d’établir une alliance au niveau européen. Mais une stratégie
populiste de gauche ne peut ignorer la force de l’investissement libidinal à l’œuvre dans les formes nationales,
ou régionales, d’identification, et l’on risquerait gros à abandonner ce terrain au populisme de droite. Cela ne
veut pas dire qu’il faut suivre son exemple et promouvoir des formes de nationalisme fermées et défensives ; il
s’agit plutôt d’offrir une autre issue à ces affects, en les mobilisant autour d’une identification patriotique qui
tire le meilleur et les aspects les plus égalitaires de la tradition nationale.
Il nous faut à présent examiner un point qui me semble crucial lorsque l’on réfléchit à la façon dont se
construit un peuple : le rôle décisif que jouent les affects dans la constitution d’identités politiques. C’est le
défaut de compréhension de la dimension affective des processus d’identification qui, à mes yeux, explique en
grande partie pourquoi la gauche, prisonnière d’un cadre rationaliste, est incapable de cerner la dynamique du
politique. Ce rationalisme est, à n’en pas douter, à l’origine du refus obstiné que tant de théoriciens de gauche
opposent aux enseignements de la psychanalyse.
C’est une grave lacune car la critique que Freud fait de l’idée du caractère unifié du sujet et sa thèse
selon laquelle l’esprit humain est nécessairement divisé en deux systèmes, dont l’un n’est et ne peut pas être
conscient, sont d’une importance vitale pour la politique. Freud montre que loin d’être organisée autour d’un
moi transparent, la personnalité se fonde sur un ensemble de niveaux qui sont extérieurs à la conscience et à
la rationalité des acteurs. Il nous oblige ainsi à renoncer à l’un des principes clés de la philosophie rationaliste
– la catégorie du sujet comme être rationnel, entité transparente capable de conférer un sens homogène à la
totalité de sa conduite –, et à accepter que les « individus » ne sont que des identités référentielles, découlant
de l’articulation de positions de sujet localisées. La thèse défendue par la psychanalyse, selon laquelle il
n’existe pas d’identités essentielles mais uniquement des formes d’identification, est au cœur de l’approche
anti-essentialiste qui stipule que l’histoire du sujet est l’histoire de ses identifications et qu’il n’y a pas derrière
elles d’identité cachée.
S’inspirant de Freud, cette approche reconnaît que la construction d’identités politiques est un aspect
important de la politique et que cela comporte toujours une dimension affective. Dans Psychologie de masse et
analyse du moi, Freud soulignait le rôle décisif des liens affectifs libidinaux dans les processus d’identification
collective : « Il y a bien quelque puissance qui assure la cohésion de la masse. Mais à quelle autre puissance
qu’Éros pourrait-on attribuer cette prestation, lui qui assure la cohésion du monde31 ? »
Pour comprendre le fonctionnement de l’opération hégémonique, il est essentiel de reconnaître le rôle de
cette énergie libidinale, le fait que celle-ci est malléable et qu’elle peut être orientée dans de nombreuses
directions, produisant ainsi différents affects. Encourager une volonté collective qui vise à radicaliser la
démocratie requiert de mobiliser l’énergie affective en l’inscrivant dans des pratiques discursives qui
entraînent une identification avec une représentation démocratique égalitaire. Rappelons que par « pratiques
discursives » je n’entends pas une pratique exclusivement liée au discours oral ou écrit, mais des pratiques
signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs ne peuvent être
séparés. C’est par leur inscription dans des pratiques signifiantes discursives/affectives impliquant les mots,
les affects et les actions que les agents sociaux acquièrent des formes de subjectivité.
Pour mieux cerner ces inscriptions discursives/affectives, on se tournera avec profit vers Spinoza dont la
notion de « conatus » présente des affinités avec le concept freudien de « libido ». Comme Freud, Spinoza
pensait que c’était le désir qui pousse les êtres humains à agir et les affects qui les déterminent à agir dans un
sens plutôt qu’un autre. Dans la réflexion sur les affects qu’il développe dans son Éthique, Spinoza distingue
32
affection (affectio) et affect (affectus) . Une « affection » est un état du corps en tant qu’il est sujet à l’action
d’autres corps. Quand il se trouve affecté par un élément extérieur, le conatus (l’effort général à persévérer
dans notre être) éprouve des affects qui le poussent à désirer quelque chose et à agir en conséquence.
Je propose d’utiliser cette dynamique affectio/affectus dans l’examen du processus de formation des
identités politiques, en rattachant les « affections » aux pratiques où le discursif et l’affectif sont articulés et
produisent des formes spécifiques d’identification. Conçues comme une cristallisation d’affects, ces
identifications sont cruciales en politique, parce qu’elles fournissent le moteur de l’action politique.
L’approche hégémonique a été critiquée par certains théoriciens du « tournant affectif » au prétexte
qu’elle ne prenait en compte que la dimension discursive. Réfutant cette critique, Yannis Stavrakakis a montré
que ce sont ceux qui défendent une approche « post-hégémonique » qui sont dans l’erreur, parce qu’en
séparant le discursif de l’affectif ils passent à côté de leur profonde interdépendance33. À l’inverse, la théorie
discursive de l’hégémonie reconnaît ces interdépendances puisqu’elle pose que « quelque chose relevant de
l’ordre de l’affect joue un rôle majeur dans la construction discursive du social34 ».
Parmi ceux qui promeuvent le « tournant affectif », certains rattachent leur conception de l’affect à la
pensée de Spinoza, mais on peut à bon droit s’interroger sur pareille généalogie. Je trouve bien plus
convaincante l’interprétation de Frédéric Lordon qui, dans son analyse du rôle des affects chez Spinoza,
rappelle que la politique représente pour lui un ars affectandi lié à la production d’idées ayant le pouvoir
d’affecter (idées affectantes)35. Lordon remet en cause le privilège que le marxisme a accordé aux
déterminations matérielles ainsi que l’antinomie problématique qu’il a construite entre matière et idées, et
montre que Spinoza nous permet de dépasser cette antinomie grâce à la notion d’« affection » qui résulte aussi
bien des idées que de déterminations matérielles. C’est quand s’opère une jonction entre les idées et les
affects que les idées acquièrent du pouvoir.
L’analyse des pratiques discursives/affectives peut aussi tirer profit de la pensée de Wittgenstein qui
nous enseigne que c’est par leur inscription dans des « jeux de langage » (ce que nous appelons pratiques
discursives) que les agents sociaux développent des croyances particulières et des désirs, et qu’ils acquièrent
leur subjectivité. Dans cette perspective, on comprend que l’allégeance à la démocratie n’est pas fondée sur la
rationalité mais sur la participation à des formes de vie spécifiques. Ainsi que l’a souvent rappelé Richard
Rorty, l’approche wittgensteinienne nous induit à penser que l’allégeance à la démocratie et la croyance dans
la valeur de ses institutions ne dépendent pas du fait de donner à la démocratie un fondement intellectuel.
L’allégeance aux valeurs démocratiques est une question d’identification. Elle ne se construit pas à
travers une argumentation rationnelle mais grâce à un ensemble de jeux de langage qui crée des formes
démocratiques d’individualité. Wittgenstein reconnaît clairement la dimension affective des différents modes
d’allégeance quand il compare la croyance religieuse à « un engagement passionné dans un système de
référence36 ». Si l’on croise les analyses de Spinoza, Freud et Wittgenstein, on voit bien que l’inscription dans
des pratiques discursives fournit les affections dont Spinoza considérait qu’elles faisaient naître les affects
stimulant le désir et menant à une action spécifique. C’est ainsi que les affects et le désir jouent un rôle central
dans la constitution de formes collectives d’identification.
Reconnaître le rôle crucial que jouent les affects en politique et la façon dont ils peuvent être mobilisés
est déterminant pour concevoir une stratégie populiste de gauche viable. Cette stratégie devrait suivre
l’exemple de Gramsci lorsqu’il en appelle à « une adhésion organique dans laquelle le sentiment-passion
devient compréhension ». Travaillant à partir des notions du « sens commun », cette stratégie devrait
s’adresser aux gens de manière à pouvoir atteindre leurs affects. Elle doit être en accord avec les valeurs et
les identités de ceux qu’elle cherche à interpeller et elle doit être reliée aux aspects de l’expérience populaire.
Pour faire écho aux problèmes que les gens rencontrent dans leur vie quotidienne, elle doit partir de là où ils
sont et de ce qu’ils ressentent, et leur offrir une vision de l’avenir qui leur donne de l’espoir plutôt que de s’en
tenir au registre de la dénonciation.
Une stratégie populiste de gauche vise la cristallisation d’une volonté collective soutenue par des affects
communs aspirant à un ordre plus démocratique. Cela nécessite de créer un régime nouveau de désirs et
d’affects par l’inscription dans des pratiques discursives/affectives qui feront émerger de nouvelles formes
d’identification. Ces pratiques discursives/affectives sont de diverses natures, mais les champs culturel et
artistique en particulier jouent un rôle essentiel dans la constitution de différentes formes de subjectivité.
Là encore, Gramsci est un guide indispensable, parce qu’il a montré en quoi le domaine culturel est
central dans la formation et la diffusion du « sens commun » qui conditionne une définition particulière de la
réalité. Concevoir le « sens commun » comme le résultat d’une articulation discursive nous permet de voir
comment il peut être transformé grâce à des interventions contre-hégémoniques. Soulignant le rôle
déterminant des pratiques culturelles et artistiques dans la lutte hégémonique, j’ai montré dans Agonistique
que si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité,
c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de
toucher les êtres humains au niveau affectif37. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa
capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités.
Pour cette raison même, les pratiques artistiques et culturelles ont un rôle important à jouer dans une
stratégie populiste de gauche. Pour maintenir son hégémonie, le système néolibéral a besoin de mobiliser
constamment les désirs des gens et de façonner leur identité. La construction d’un « peuple » à même d’établir
une autre hégémonie implique de cultiver une multiplicité de pratiques discursives/affectives qui éroderont les
affects communs sur lesquels repose l’hégémonie néolibérale et créeront les conditions d’une radicalisation de
la démocratie. Il est essentiel qu’une stratégie populiste de gauche reconnaisse qu’il est important
d’encourager des affects communs car, comme Spinoza tenait à le souligner, un affect ne peut être déplacé
que par un autre affect, plus fort que celui qui sera supprimé.
Conclusion

En examinant la situation dans laquelle se trouve actuellement l’Europe occidentale, j’ai avancé que nous
traversons un « moment populiste », expression de résistances face à la condition post-démocratique
engendrée par trente années d’hégémonie néo​libérale. Cette hégémonie est à présent entrée en crise, ce qui
nous donne l’occasion de créer une nouvelle formation hégémonique. Ce nouveau modèle hégémonique pourra
être plus autoritaire ou plus démocratique ; cela dépendra de la façon dont ces résistances seront articulées et
du type de politique qui servira à contester le néolibéralisme.
Tour repose sur le registre discursif et affectif à travers lequel on donnera du sens aux multiples
demandes démocratiques qui caractérisent le « moment populiste ». Pour qu’il soit possible de mettre en
œuvre des pratiques contre-hégémoniques qui mettent fin au consensus post-politique, il faut construire une
frontière politique. D’après la stratégie populiste de gauche, cette frontière doit être établie sur un mode
« populiste », opposant « le peuple » à « l’oligarchie » – confrontation dans laquelle le « peuple » se trouve
constitué par l’articulation de diverses demandes démocratiques. Ce « peuple » ne doit pas être compris
comme un référent empirique ou une catégorie sociologique. C’est une construction discursive qui résulte
d’une « chaîne d’équivalences » entre des demandes hétérogènes, dont l’unité est garantie par l’identification
à une conception démocratique radicale de la citoyenneté, et par une opposition commune à l’oligarchie, ces
forces qui empêchent structurellement la réalisation du projet démocratique.
J’ai souligné que l’objectif d’une stratégie populiste de gauche n’est pas l’établissement d’un « régime
populiste », mais la construction d’un sujet collectif capable de lancer une offensive politique pour instituer
une nouvelle formation hégémonique dans le cadre même des démocraties libérales. Ce nouveau modèle
hégémonique doit créer les conditions d’une restauration et d’un approfondissement de la démocratie, mais ce
processus empruntera diverses formes selon les différents contextes nationaux.
Ce que je propose, c’est une stratégie particulière de construction de la frontière politique, non pas un
programme politique complet. Les partis ou les mouvements qui adoptent une stratégie populiste de gauche
peuvent suivre des trajectoires variées ; des différences existent entre eux, et ils n’ont pas nécessairement à
être identifiés sous cette appellation. C’est au niveau analytique qu’on peut les désigner comme « populistes
de gauche ».
Il faut s’attendre à ce que cette stratégie soit dénoncée par les franges de la gauche qui continuent de
réduire la politique à la contradiction entre le capital et le travail, et qui attribuent un privilège ontologique à
la classe ouvrière, présentée comme le vecteur de la révolution socialiste. Elles y verront bien sûr une
capitulation face à l’« idéologie bourgeoise ». Il est inutile de répondre à ces objections ; elles découlent de la
conception de la politique qui est au centre de ma critique.
Mais d’autres objections méritent d’être prises en compte. Étant donné la connotation négative qui
affecte le terme de populisme en Europe occidentale, un doute a été émis à plusieurs reprises sur le choix de
ce terme pour qualifier un genre de politique qu’il serait probablement plus facile d’accepter sous un autre
nom. Pourquoi donc l’appeler populiste ? Qu’a-t-on à y gagner ? Je voudrais rappeler que cette connotation
négative est propre au contexte européen et que, comme je l’ai mentionné plus haut, elle découle des efforts
des partisans du statu quo post-politique pour disqualifier toutes les forces contestant leur thèse selon laquelle
n’existe aucune alternative à la mondialisation néolibérale. Cette étiquette dépréciative sert à présenter tous
ces mouvements comme un danger pour la démocratie. Mais dans d’autres contextes, au contraire, les
« mouvements populistes » ont été considérés de manière positive, comme ce fut le cas du Parti du Peuple, né
aux États-Unis en 1891, qui, comme l’explique Michael Kazin dans son livre The Populist Persuasion38,
défendait des politiques progressistes visant à consolider la démocratie. Le Parti du Peuple a fait long feu,
mais les réformes qu’il défendait ont été reprises par les libéraux et elles ont largement influencé le New Deal.
Malgré l’émergence, plus tard aux États-Unis, d’un important courant populiste de droite, le terme est
resté ouvert à des usages positifs, comme en témoigne aujourd’hui l’ample sympathie envers la politique de
Bernie Sanders, dont la stratégie relève clairement d’un populisme de gauche.
Une fois admis que le populisme peut fournir une stratégie politique pour renforcer la démocratie, on
peut commencer à envisager la nécessité de re-signifier ce terme de façon positive dans le contexte européen
actuel, afin qu’il puisse servir à désigner la forme de politique contre-hégémonique opposée à l’ordre
néolibéral. Dans un moment post-démocratique, quand il est question de restaurer et de radicaliser la
démocratie, le « populisme », parce qu’il fait du demos une dimension essentielle de la démocratie, convient
particulièrement pour qualifier la logique politique adaptée à la situation. Comprise comme une stratégie
politique qui met l’accent sur la nécessité de tracer une frontière politique entre le peuple et l’oligarchie, ce
populisme met en cause la vision post-politique qui assimile la démocratie au consensus. De plus, en renvoyant
à une volonté collective entendue comme une articulation de demandes démocratiques, il reconnaît la
nécessité de prendre en compte une variété de luttes hétérogènes ; le sujet politique collectif n’est plus
envisagé exclusivement en termes de « classe ».
Un autre aspect décisif de la stratégie populiste est qu’elle reconnaît le rôle de la dimension affective
dans les formes d’identification politiques et l’importance de la mobilisation d’affects communs, un aspect
généralement absent de la politique de gauche sous ses formes traditionnelles. C’est pour toutes ces raisons
que, dans la lutte à mener pour établir une nouvelle formation hégémonique, il est essentiel d’adopter une
stratégie « populiste ».
Mais alors pourquoi l’appeler populisme « de gauche » ? C’est en effet la question soulevée par de
nombreuses personnes qui s’accordent par ailleurs sur la nécessité de développer une stratégie populiste
visant à radicaliser la démocratie. Elles doutent simplement que le qualificatif « de gauche » soit approprié.
Certains proposent de parler plutôt d’un populisme « démocratique », d’autres de populisme « progressiste »
ou de populisme « humaniste ». En général, deux raisons sont avancées pour justifier le refus du terme de
populisme « de gauche ». La première est liée au fait qu’avec la conversion au néolibéralisme des partis
sociaux-démocrates – souvent identifiés à « la gauche » –, le signifiant « de gauche » s’est totalement
discrédité et qu’il a perdu toute connotation progressiste. Parce qu’ils ne souhaitent pas être assimilés à
l’autre gauche, celle qui prétend représenter la « vraie » gauche, les partisans de la stratégie populiste
préfèrent écarter le label « gauche ». Je partage les réserves de ceux qui tiennent à marquer la différence
entre la stratégie populiste et les deux sens courants de « la gauche », mais je crois que parler de populisme
de gauche suffit à s’écarter de la compréhension habituelle du terme.
Une autre raison est présentée pour abandonner ce terme : il ne correspondrait pas au caractère
transversal de la stratégie populiste. En général, la « gauche » exprime les intérêts de catégories socio-
économiques spécifiques et néglige des demandes qui, selon la stratégie populiste, devraient être intégrées à
la construction de la volonté collective. Cette objection est à mes yeux plus substantielle. C’est vrai, si on
l’envisage comme représentant les intérêts de groupes sociaux déterminés, la notion de « gauche » ne
convient pas pour qualifier un « nous », un « peuple » issu de l’articulation de demandes démocratiques
hétérogènes. La construction d’un « peuple » sur un mode transversal, qui entend créer une majorité populaire
indépendante des affiliations politiques antérieures, est bien ce qui distingue la frontière politique populiste du
clivage traditionnel gauche-droite.
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’ambition de mouvements comme Podemos qui clament n’être « ni de
gauche ni de droite ». Ils ne disent pas qu’ils poursuivent une politique sans frontière, à la manière de la
« troisième voie », mais qu’ils construisent la frontière d’une autre façon. Le problème d’une telle position est
qu’elle ne met pas en lumière le mode partisan d’après lequel le « peuple » est construit et qu’elle laisse ainsi
planer le doute sur son orientation politique.
C’est pour éviter cette indétermination politique qu’il me semble important de parler d’un populisme « de
gauche » qui renvoie à un autre sens de la « gauche », lequel a trait à sa dimension axiologique et signale les
valeurs que ce populisme entend défendre : l’égalité et la justice sociale. Je crois qu’il est essentiel de
conserver cette dimension pour montrer que cette stratégie populiste a pour but de radicaliser la démocratie.
Une fois admis que le « peuple » peut être construit de différentes manières et que les partis populistes de
droite construisent eux aussi un « peuple », il est crucial, pour des raisons éminemment politiques, d’indiquer
quel genre de peuple on cherche à construire. Bien que l’on clame partout leur obsolescence, les métaphores
de « gauche » et de « droite » représentent encore dans les sociétés européennes des marqueurs symboliques
clés du discours politique et je ne pense pas qu’il soit judicieux de les abandonner. Ce qui compte, c’est de
restaurer la nature politique de la confrontation et de re-signifier le terme « gauche ».
La distinction gauche-droite peut être perçue à la fois comme un clivage et une frontière. Dans une
époque post-politique comme la nôtre, la différence entre la gauche et la droite est généralement conçue en
termes de « clivage » – c’est-à-dire comme une forme de division qui n’est pas structurée par un antagonisme
mais qui signale une simple différence de position. Ainsi comprise, la distinction gauche-droite ne convient pas
à un projet de radicalisation de la démocratie. C’est seulement lorsqu’elle est pensée en termes de frontière,
indiquant l’existence d’un antagonisme entre les positions en présence et l’impossibilité d’une « position au
centre », que cette différence s’exprime de façon véritablement politique. Je crois que cet « effet frontière »
est plus difficile à transmettre avec les notions de populisme « progressiste » ou « démocratique » et que le
populisme « de gauche » met plus clairement en avant l’existence d’un antagonisme entre le peuple et
l’oligarchie, sans laquelle une stratégie hégémonique ne peut être élaborée.
Au lieu de voir le moment populiste simplement comme une menace pour la démocratie, il est urgent de
comprendre qu’il peut aussi être l’occasion de sa radicalisation. Mais pour cerner cette opportunité, il est vital
de reconnaître que la politique est partisane par nature et qu’elle exige de construire une frontière entre
« nous » et « eux ». Ce n’est qu’en restaurant le caractère agonistique de la démocratie qu’il sera possible de
mobiliser les affects et de créer une volonté collective d’approfondissement des idéaux démocratiques. Ce
projet réussira-t-il ? Rien, à l’évidence, ne le garantit, mais on commettrait une grave erreur en passant à côté
de la chance que nous offre la conjoncture actuelle.
Appendice théorique

Une approche anti-essentialiste

Il y a deux façons d’envisager le champ politique. L’approche associative le présente comme la sphère de
la liberté et de l’action de concert. À l’inverse, l’approche dissociative le conçoit comme l’espace du conflit et
de l’antagonisme39. Ma réflexion s’inscrit dans la perspective dissociative et s’appuie sur l’approche théorique
développée dans Hégémonie et stratégie socialiste, selon laquelle deux concepts clés sont requis pour penser
le politique : le concept d’« antagonisme » et celui d’« hégémonie »40. Ces deux notions signalent l’existence
d’une négativité radicale qui se manifeste à travers la possibilité toujours présente de l’antagonisme. C’est ce
qui empêche la pleine totalisation de la société et exclut la possibilité d’une société sans division et sans
pouvoir.
La société est perçue comme le produit d’une série de pratiques hégémoniques dont le but est d’établir
un ordre dans un contexte contingent. Il s’agit du champ des pratiques « sédimentées », c’est-à-dire de
pratiques qui dissimulent l’acte originaire de leur institution politique contingente et qui sont tenues pour
acquises comme si elles étaient auto-fondées. Tout ordre social est l’articulation temporaire et précaire de
pratiques hégémoniques qui ont pour but d’établir un ordre dans une situation de contingence. Les pratiques
hégémoniques sont des pratiques d’articulation par lesquelles un ordre donné est institué et le sens des
institutions sociales fixé.
Les choses pourraient toujours être autrement qu’elles sont et tout ordre se fonde sur l’exclusion
d’autres possibilités. Un ordre exprime toujours une configuration particulière de rapports de pouvoir et n’a
pas de fondement rationnel ultime. Ce qui apparaît comme l’ordre naturel n’est jamais la manifestation d’une
objectivité plus profonde qui serait extérieure aux pratiques qui l’ont fait naître. Tout ordre existant est donc
susceptible d’être contesté au moyen de pratiques contre-hégémoniques, pratiques qui tentent de le
désarticuler afin d’instaurer une autre forme d’hégémonie.
Le second principe majeur de l’approche anti-essentialiste pose que l’agent social est constitué par un
ensemble de « positions discursives » qui ne sauraient jamais être complètement fixées dans un système clos
de différences. Celui-ci se construit à travers une multitude de discours entre lesquels n’existe aucun rapport
de nécessité, mais un mouvement constant de surdétermination et de déplacement. L’« identité » de ce sujet
multiple et contradictoire est donc toujours contingente, précaire, temporairement fixée à l’intersection de ces
discours et dépendant de formes particulières d’identification.
Aussi est-il impossible de parler d’un agent social comme s’il composait une entité unifiée et homogène.
Il doit au contraire être appréhendé comme une pluralité dépendant de la diversité des positions de sujet à
travers lesquelles il se constitue dans diverses formations discursives, et il faut admettre qu’il n’existe aucune
relation de nécessité a priori entre les discours qui construisent ses différentes positions de sujet. Cette
pluralité n’implique pas toutefois la coexistence d’une pluralité de positions de sujet, mais la subversion et la
surdétermination constante des unes par les autres, ce qui rend possible l’apparition d’effets totalisants à
l’intérieur d’un champ défini par des frontières ouvertes et déterminées.
On observe donc un double mouvement : d’un côté, un mouvement de décentrement qui empêche la
fixation d’un ensemble de positions autour d’un point préconstitué ; de l’autre, et en conséquence de cette
non-fixité essentielle, un mouvement opposé : l’institution de points nodaux de fixation partielle qui limitent le
flux du signifié sous le signifiant. Or cette dialectique de non-fixité/fixation n’est possible que parce que la
fixité n’est pas préalablement donnée et qu’aucun centre de subjectivité ne précède les identifications du sujet.
C’est pour cette raison qu’il nous faut concevoir l’histoire du sujet comme l’histoire de ses identifications et
bien voir qu’il n’existe pas d’identité cachée qu’il faudrait sauver.
Nier l’existence d’un lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ne signifie pas qu’il n’existe
pas d’effort constant pour établir entre elles des liens historiques, contingents et variables. Ce type de lien, qui
établit entre les diverses positions une relation contingente et non déterminée, correspond à ce que l’on a
appelé une « articulation ». Même s’il n’existe aucun lien nécessaire entre les différentes positions de sujet,
dans le domaine politique, il y a toujours des discours qui tentent de fournir une articulation à partir de
différents points de vue.
Ainsi toute position de sujet est-elle construite à l’intérieur d’une structure discursive essentiellement
instable ; elle est soumise à une multiplicité de pratiques articulatoires qui ne cessent de la subvertir et de la
transformer. Il n’existe donc pas de position de sujet dont le lien aux autres soit définitivement assuré, aucune
identité sociale qui soit pleinement acquise et pour toujours.

Une conception agonistique de la démocratie

Après la rédaction d’Hégémonie et stratégie socialiste, j’ai consacré une part importante de mon travail à
l’élaboration d’un autre modèle de politique démocratique qui tienne compte de l’impossibilité de supprimer
41
l’antagonisme et de la nature hégémonique de la politique . Les questions que je me posais étaient les
suivantes : comment penser la démocratie dans le cadre d’une approche hégémonique ? Comment un ordre
démocratique peut-il admettre et gérer l’existence de conflits auxquels ne peut être apportée une solution
rationnelle ? Comment concevoir la démocratie pour qu’elle puisse permettre une confrontation entre
différents projets hégémoniques ?
À ces questions j’ai répondu par un modèle agonistique de démocratie, qui me semble fournir le cadre
analytique nécessaire pour qu’une confrontation démocratique entre différents projets hégémoniques soit
possible. Voici, en quelques mots, les grandes lignes de mon argumentation.
Une fois reconnue la dimension du politique, on commence à comprendre que l’un des grands défis d’une
politique démocratique libérale et pluraliste est d’essayer de désamorcer l’antagonisme qui existe toujours
potentiellement dans les rapports humains pour rendre la coexistence humaine possible. En effet, la question
qui se pose fondamentalement n’est pas de savoir comment parvenir à un consensus sans exclusion, car cela
impliquerait de construire un « nous » qui n’ait aucun « eux » correspondant. Et cela est impossible, parce que
la condition même de la constitution d’un « nous » est la démarcation d’avec un « eux ».
Dans un régime démocratique libéral, le problème majeur est donc de savoir comment établir cette
distinction nous/eux, laquelle est constitutive de la politique, d’une façon qui soit compatible avec la
reconnaissance du pluralisme. Ce qui compte, c’est que le conflit, quand il surgit, ne prenne pas la forme d’un
« antagonisme » (une lutte entre ennemis) mais d’un « agonisme » (une lutte entre adversaires). La
confrontation agonistique ne diffère pas de la confrontation antagonistique parce qu’elle permettrait
d’atteindre un éventuel consensus, mais parce que l’opposant n’est pas considéré comme un ennemi à
détruire, plutôt comme un adversaire dont l’existence est perçue comme légitime. Ses idées seront combattues
avec vigueur mais son droit à les défendre n’est jamais mis en question. La catégorie de l’ennemi ne disparaît
pas pour autant ; elle reste pertinente pour désigner ceux qui, parce qu’ils rejettent le consensus conflictuel
qui constitue la base d’une démocratie pluraliste, ne peuvent pas faire partie de la lutte agonistique.
La question des limites du pluralisme est donc bien de première importance pour une démocratie ; elle
ne peut en aucun cas y échapper. En affirmant le caractère constitutif de la division sociale et l’impossibilité
d’une réconciliation finale, l’approche agonistique reconnaît le caractère nécessairement partisan d’une
politique démocratique. Mais en envisageant cette confrontation en termes d’adversaires et non pas sur le
mode ami/ennemi, qui pourrait conduire à la guerre civile, elle permet à une telle confrontation de s’inscrire
dans les institutions démocratiques.
La nécessité de cette confrontation, c’est précisément ce que la plupart des théoriciens libéraux
démocrates devaient éluder étant donné la façon dont ils concevaient le pluralisme. Bien qu’ils admettent que
nous vivons dans un monde où coexiste une multiplicité de perspectives et de valeurs différentes qu’il est
impossible, pour des raisons empiriques, d’adopter toutes, ces théoriciens s’imaginent que, rassemblées, ces
perspectives et ces valeurs forment un ensemble harmonieux et non conflictuel. Ce genre de lecture est dès
lors incapable d’intégrer la nature nécessairement conflictuelle du pluralisme, qui découle de l’impossibilité de
réconcilier l’ensemble des points de vue, et c’est pourquoi elle ne peut que nier le politique dans sa dimension
antagonistique.
Ce qui est en jeu dans la lutte agonistique, c’est la configuration même des rapports de pouvoir qui
structurent un ordre social et le type d’hégémonie que ceux-ci induisent. Il s’agit d’une confrontation entre des
projets hégémoniques opposés qui ne peuvent être réconciliés rationnellement. Aussi la dimension
antagonistique est-elle toujours présente, mais elle est mise en scène à travers une confrontation réglée par
des procédures acceptées par les adversaires. À l’inverse des modèles libéraux, cette approche agonistique
tient compte du fait que tout ordre social est institué politiquement et que les interventions hégémoniques ne
s’exercent jamais en terrain neutre – ce terrain étant toujours le produit de pratiques hégémoniques
antérieures. L’approche agonistique conçoit l’espace public comme le champ de bataille où s’affrontent
différents projets hégémoniques sans qu’une réconciliation finale ne puisse advenir.
La distinction entre antagonisme (relation ami/ennemi) et agonisme (relation entre adversaires) permet
de comprendre pourquoi, contrairement à ce que croient de nombreux théoriciens de la démocratie, il n’est
pas nécessaire de nier le caractère irréductible de l’antagonisme pour concevoir l’établissement d’un ordre
démocratique.
Je suis convaincue que la confrontation agonistique, loin de représenter un danger pour la démocratie
est, en réalité, sa condition même d’existence. Bien sûr, aucune démocratie ne peut survivre en l’absence de
certaines formes de consensus liées à l’allégeance aux valeurs éthico-politiques qui constituent ses principes
de légitimité et aux institutions dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent. Mais la démocratie doit aussi permettre
l’expression agonistique du conflit, ce qui implique que les citoyens disposent véritablement de la possibilité
de choisir entre différentes options. Une démocratie, quand elle fonctionne bien, appelle à la confrontation de
différentes positions politiques démocratiques. À défaut, surgit toujours le danger que celle-ci ne soit
remplacée par une confrontation entre des valeurs morales et des formes essentialistes d’identification qui ne
seront pas négociables.
Remerciements

Ma conception d’un populisme de gauche est redevable aux échanges publics ou aux conversations privées que
j’ai eus avec Íñigo Errejón, Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin et Yannis Stavrakakis. Par des voies
différentes, ils ont tous contribué au développement de mes arguments.
Je suis reconnaissante envers Pauline Colonna d’Istria, Leticia Sabsay, James Schneider et Christophe
Ventura pour leurs précieuses suggestions et leurs commentaires sur différents aspects du livre.
Enfin, je tiens à remercier l’Institut des Sciences Humaines de Vienne (IWM) de m’avoir permis de
bénéficier d’un cadre particulièrement stimulant et agréable au cours du printemps 2017 où j’ai rédigé une
part importante de ce texte.
Table

Introduction

1. Le moment populiste

2. La leçon du thatcherisme

3. Radicaliser la démocratie

4. Construire un peuple

Conclusion

Appendice théorique

Une approche anti-essentialiste

Une conception agonistique de la démocratie

Remerciements
DU MÊME AUTEUR EN FRANÇAIS

Le Politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte/MAUSS, 1994.

(avec E. Laclau) Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une démocratie radicale, préface d’É. Balibar, et traduction de
l’anglais de J. Abriel, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2009.

Agonistique : Penser politiquement le monde, traduction de l’anglais de D. Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris
éditions, 2014.

Le Paradoxe démocratique, traduction de l’anglais de D. Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016.

L’Illusion du consensus, traduction de l’anglais de P. Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel, 2016.

(avec Í. Errejón) Construire un peuple : Pour une radicalisation de la démocratie, préface de G. Brustier, et traduction
de l’espagnol de Fr. Delprat, Paris, Éditions du Cerf, 2017.
1. Publié en langue anglaise en 1985, l’ouvrage ne sera traduit en français qu’en 2009. Voir Hégémonie et
stratégie socialiste. Vers une démocratie radicale, trad. J. Abriel, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2009.
(NdT)

2. Publié en 2005 sous le titre On the Political, l’ouvrage est paru en France en 2016. Voir L’Illusion du
consensus, trad. P. Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel, 2016. (NdT)

3. Ernesto Laclau, La Raison populiste (2005), trad. J.-P. Ricard, Paris, Le Seuil, 2008.

4. Colin Crouch, Post-Democracy, Cambridge, G.B., Polity Press, 2004, p. 104.

5. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 142-143.

6. . C. B. Macpherson, The Life and Times of Liberal Democracy, Oxford, Oxford University Press, 1977.

7. Chantal Mouffe, Le Paradoxe démocratique (2000), trad. D. Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions,
2016.

8. Voir mon analyse du Parti de la liberté d’Autriche de Jörg Haider dans « The “End of Politics” and the
Challenge of Right-wing Populism », in Francisco Panizza (éd.), Populism and the Mirror of Democracy, New York
et Londres, Verso, 2005, p. 50-71.

9. Wolfgang Streeck, « The Crises of Democratic Capitalism », New Left Review, n° 71, septembre/octobre
2011, p. 10.

10. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une démocratie radicale,
op. cit., p. 291.

11. Stuart Hall, « Learning from Thatcherism », in The Hard Road to Renewal, New York et Londres, Verso,
1988, p. 271.

12. Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté (1960), trad. R. Audoin et J. Garello, Paris, Litec, 1994,
p. 11.

13. Id., La Route de la servitude (1944), trad. G. Blumberg, Paris, PUF, 1993, p. 82.

14. Stuart Hall, « The Neoliberal Revolution », in Sally Davison et Katherine Harris (éd.), The Neoliberal
Crisis, Londres, Lawrence & Wishart, 2015, p. 25.

15. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

16. Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde (2013), trad. D. Beaulieu, Paris, Beaux-
Arts de Paris éditions, 2014.

17. Stuart Hall, « Learning from Thatcherism », in The Hard Road to Renewal, op. cit., p. 271.

18. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, t. III [éd. de 1975], trad. P. Fulchignoni, G. Granel et N. Negri,
Paris, Gallimard, 1978, p. 182-183.

19. Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, 1986.

20. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), t. 1, Paris, Flammarion, 1981, p. 115.

21. David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme (2005), trad. A. Burlaud et al., Paris, Les Prairies
ordinaires, 2014, p. 285.

22. Voir, par exemple, Norberto Bobbio, Le Futur de la démocratie (2005), trad. S. Gherardi et J.-
L. Pouthier, Paris, Le Seuil, 2007, et Quale socialismo ?, Turin, Einaudi, 1976.

23. Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde, op. cit., chapitre 6.

24. Michael Hardt et Antonio Negri, Assembly, New York, Oxford University Press, 2017, p. 288.

25. Ibid., p. xv.

26. Ibid., p. 23.

27. Voir par exemple David Van Reybrouck, Contre les élections, Arles, Actes Sud, 2014.

28. David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, op. cit., p. 249.

29. Ernesto Laclau, « Populism : What’s in a Name ? », in Francisco Panizza (éd.), Populism and the Mirror
of Democracy, New York et Londres, Verso, 2005, p. 37.

30. Chantal Mouffe, The Return of the Political, New York et Londres, Verso, 1993, chapitre 4.
31. Sigmund Freud, Psychologie de masse et analyse du moi (1921), trad. D. Tassel, Paris, Éditions Points,
2014, p. 85-86.

32. Spinoza, Éthique (1677), livre III.

33. Yannis Stavrakakis, « Hegemony or Post-Hegemony ? Discourse, Representation and the Revenge(s) of
the Real », in Alexandros Kioupkiolis et Giorgos Katsambekis (éd.), Radical Democracy and Collective Movements
Today : The Biopolitics of the Multitude versus the Hegemony of the People, New York, Ashgate, 2004, p. 326.

34. Ernesto Laclau, « Glimpsing the Future : A Reply », in Simon Critchley et Oliver Marchart (éd.), Laclau
: A Critical Reader, New York, Routledge, 2004, p. 326.

35. Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, Paris, Le Seuil, 2016, p. 57.

36. Ludwig Wittgenstein, Culture and Value, trad. P. Winch, Chicago, Chicago University Press, 1984,
p. 64.

37. Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde, op. cit., chapitre 5.

38. Michael Kazin, The Populist Persuasion : An American History, New York, Basic Books, 1995.

39. Cette distinction entre approches associative et dissociative est proposée par Oliver Marchart dans son
ouvrage Post-Foundational Political Thought : Political Difference in Nancy, Lefort, Badiou and Laclau,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 2007, p. 38-44.

40. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une démocratie radicale,
op. cit.

41. J’ai développé cette conception agonistique dans les ouvrages suivants : The Return of the Political,
op. cit. ; Le Paradoxe démocratique, op. cit. ; L’Illusion du consensus, op. cit. ; et Agonistique : Penser
politiquement le monde, op. cit.

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