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CAPPELLEN (Raphaël), GIRARD (Christelle), « Les renaissances éditoriales de

Rabelais au XIXe siècle », in MONFERRAN (Jean-Charles), VÉDRINE (Hélène)


(dir.), Le XIXe siècle, lecteur du XVIe siècle, p. 133-160

DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10176-5.p.0133

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CAPPELLEN (Raphaël), GIRARD (Christelle), « Les renaissances éditoriales de


Rabelais au XIXe siècle »
RÉSUMÉ – La diversité des manières d’éditer Rabelais est remarquable tout au
long du XIXe siècle. Cet article propose un panorama de l’histoire éditoriale de
Rabelais au XIXe siècle en insistant tout particulièrement sur les premières
éditions des années 1820 et sur la profusion d’éditions de la seconde moitié du
siècle. Sont en particulier abordées deux questions qui reviennent
constamment dans le discours des éditeurs, la langue de Rabelais et son
obscénité.
MOTS-CLÉS – Histoire de l’édition, édition de textes, éditions illustrées, Charles
Nodier, Paul Lacroix, langue de Rabelais, obscénité, George Sand
LES RENAISSANCES ÉDITORIALES
DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE

Dans son livre sur Le Rire de Rabelais au xixe siècle, Marie-Ange


Fougère aborde la réception de Rabelais sous ­l’angle ­d’un malentendu,
causé notamment par l­ ’écart postulé entre la grandeur de la réputation
dont Rabelais jouit au xixe et la petitesse de son lectorat réel. À titre
de preuve, elle cite deux témoignages de 1886, dont la plaisante répar-
tie ­d’Anatole France : « On ­connaît Rabelais : il a un grand nombre
­d’admirateurs et même quelques lecteurs1 ». En 1877, le polygraphe
Jean Fleury fait le même ­constat : alors que Rabelais vient ­d’être mis
au ­concours ­d’éloquence de l­’Académie française2, que les éditions se
multiplient et se vendent bien, « on lit quelques pages çà et là afin
­d’avoir un aperçu sommaire, on regarde les gravures, ­s’il y en a ; puis
­l’ouvrage est mis dans la bibliothèque, c­ omme chose précieuse, et l­ ’on
­n’y revient plus3 ». En somme, nihil novi, depuis Sebastian Brant, sur
les étagères des bibliomanes à plumeau : bien que l­’on parle beaucoup
de Rabelais, ses textes prennent la poussière.
­L’affirmation ­n’est-elle pas néanmoins outrancière ? Le jugement paraît
quelque peu faussé par ceux qui le prononcent, les amateurs de Rabelais
aimant assez souvent se présenter c­ omme les rares derniers lecteurs du
Maître. Si l­’on peut toujours douter de la réalité des lectures faites de
Rabelais par-delà la possession de ses livres, il est une catégorie de lec-
teurs qui échappe à toute suspicion : celle des éditeurs, qui établissent,
corrigent, annotent scrupuleusement le texte. Prendre ­connaissance du
1 Anatole France, « La Vie à Paris – le Symbolisme », Le Temps, 26 septembre 1886, cité
par Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au xixe siècle. Histoire ­d’un malentendu, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 2009, p. 7. Elle rapporte aussi ce propos du journaliste
Henri Hardy-Polday, directeur de la revue Le Rabelais : « Sur cent personnes prises au
hasard et qui ont du “rabelaisien” plein la bouche, je gagerais volontiers q­ u’il n­ ’en est
pas trois qui aient lu en entier Pantagruel » (ibid.).
2 Voir, dans ce volume, ­l’article de Stéphane Zékian, « Rabelais sous la Coupole », p. 613.
3 Jean Fleury, Rabelais et ses œuvres, Paris, Didier et Cie, 1877, t. I, p. 1-2.

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discours des éditeurs, lecteurs privilégiés et singuliers, qui ont lu Rabelais


et le donnent à lire, est une première raison qui invite à se pencher sur
les éditions de Rabelais au xixe siècle. Comment présentent-ils Rabelais ?
Quel public visent-ils ? De quels apparats critiques usent-ils pour favoriser
la lisibilité ­d’un auteur réputé illisible ou, à tout le moins, difficilement
intelligible ? Quels traits de ­l’esthétique de Rabelais exhibent-ils ­comme
les plus saillants ? L ­ ’enjeu d
­ ’une telle enquête est aussi historique et
prosopographique : travailler sur les éditions permet de découvrir ou de
mieux c­ onnaître ceux qui ont participé à la c­ onnaissance de Rabelais ; en
outre, suivre la dynamique éditoriale c­ ontribue à dessiner une chronologie
de la réception de Rabelais au xixe siècle.
Nous allons donc présenter une approche panoramique de l­ ’histoire
éditoriale de Rabelais au xixe siècle, sujet bien trop vaste pour être
traité dans les bornes ­d’un article et qui va nous ­conduire à limiter notre
propos à certains moments charnières. Sera en particulier abordée la
décennie 1820, moment essentiel de redécouverte de Rabelais – mais la
remarque est valable pour la plupart des auteurs de la Renaissance. Nous
terminerons en abordant succinctement deux questions esthétiques, sur
la langue de Rabelais et son obscénité.

LE CORPUS RABELAISIEN
ET SES LIMITES INCERTAINES
Compléter les œuvres ­complètes

Un premier relevé des éditions de Rabelais au xixe siècle avait été fait


en 1925 par Jacques Boulenger ; il dénombrait alors 38 éditions, dont
quelques réimpressions4. Notre recensement donne un résultat un peu
plus élevé, puisque nous décomptons 65 éditions de Rabelais, dont 20
rééditions ou réémissions, soit 45 éditions nouvelles. Autant l­’avouer,
cet inventaire est vraisemblablement inexact, notre relevé ne cessant
­d’évoluer de quelques unités au gré des vérifications. Mais ­l’ordre de
grandeur q­ u’il dessine est, quant à lui, juste. Ce qui importe, moins q­ u’un

4 Jacques Boulenger, Rabelais à travers les âges, Paris, Le Divan, 1925, no 136 à 173, p. 186-191.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 135

dénombrement exact, ­c’est ­l’observation d­ ’un phénomène de réédition


massif de Rabelais, qui ­n’avait pas c­ onnu pareille diffusion depuis le
xvie siècle5. Les raisons en sont multiples et tiennent en partie à la cen-
sure dont les textes rabelaisiens furent victimes. Pour preuve, à partir
de 1553 et ­jusqu’au xviiie siècle, les imprimeurs parisiens et lyonnais de
Rabelais dissimulèrent en général leur nom sous de fausses adresses6,
dans un premier temps, avant que la diffusion des Œuvres ne soit presque
essentiellement assurée par les officines hollandaises7. Après cette très
longue période pendant laquelle aucun imprimeur-libraire parisien ou
lyonnais n ­ ’ose avouer q ­ u’il exécute ou vend une édition de Rabelais,
la situation se normalise au xixe siècle, où ­l’augmentation du nombre
­d’éditions est quantitative mais aussi qualitative. À l­ ’accroissement du
nombre brut répond la diversité des éditeurs et des manières ­d’éditer
Rabelais, qui n­ ’a pas d­ ’équivalent dans les siècles antérieurs, et ce même
au xvie siècle. Pour proposer un rapide survol historique, on peut dire
­qu’aux xviie et xviiie siècles, l­’histoire de l­’édition rabelaisienne est
globalement dépendante de quelques éditions majeures qui entraînent
dans leur sillage des copies et des ­contrefaçons. La première partie du
xviie ­n’est q­ u’un prolongement des dernières décennies du xvie siècle ;
dans la seconde moitié du xviie siècle, ­c’est autour de ­l’édition Elzevier
de 1663 que se noue ­l’existence éditoriale de Rabelais pendant plusieurs
années ; au xviiie, les premières décennies du siècle sont dominées par
­l’édition Le Duchat de 1711.
En outre, à travers ­l’arbitraire du décompte ­d’éditions se pose le
problème de savoir ce que ­l’on place sous ­l’expression éditions de Rabelais.
Nous avons par exemple exclu de notre corpus les livres de gravures
illustrant la geste pantagruélique qui ne laissent que peu de place au
texte proprement dit, c­ omme La Galerie rabelaisienne, qui, en 1829,
reprend des gravures utilisées en 17978. Ce Rabelais mis à la portée de tout

5 Chiffres approximatifs : 81 éditions de Rabelais au xvie ; 19 au xviie ; 15 au xviiie (les


dernières en 1789 et 1797).
6 Voir Raphaël Cappellen, « À l­’enseigne du masque : imprimeurs, libraires et éditeurs
de Rabelais de 1552 à 1588 », RHR, no 82-83, 2016, p. 65-115.
7 ­L’édition de 1783 de Jean-François Bastien semble être la première à rompre avec ce
type de diffusion voilée. Néanmoins, c­ ’est un point incertain car nous ­n’avons pas fait
de vérification systématique pour le xviiie siècle.
8 Galerie rabelaisienne, ornée de 76 gravures, ou Rabelais mis à la portée de tout le monde, Paris,
Jean-Nicolas Barba, 1829.

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le monde c­ omme ­l’indique le titre, resté inachevé, est repris et terminé


en 1830 avec des explications de Francisque Michel, qui résume et cite
les chapitres rabelaisiens illustrés afin de donner à c­ omprendre les gra-
vures9. De plus, les frontières du corpus rabelaisien ne cessaient alors
­d’évoluer en fonction des découvertes ou des hypothèses des éditeurs
et des bibliographes10. Nous avons choisi de ne pas relever certaines
publications indépendantes de textes qui étaient pourtant régulièrement
attribués à Rabelais au xixe siècle, c­ omme certaines rédactions des
Chroniques gargantuines. Parmi les bibliographes, Paul Lacroix était un
des plus généreux pour attribuer au Chinonais certains textes anonymes.
Il voit en Rabelais ­l’auteur du Disciple de Pantagruel11, du Triumphe de
très haute et très puissante dame Vérole12 et de la traduction française de la
version latine de la Batrachomyomachie ­composée par Calenzio13. Quant
aux Songes drolatiques, dont la paternité est souvent imputée à Rabelais,
même si Lacroix se veut réservé et prétend ne pas trancher, le lecteur sent
bien à la lecture de sa notice14 ­qu’il aimerait faire ­d’Alcofribas Nasier
le dessinateur de certaines gravures, à tout le moins. ­L’enthousiasme,
parfois trop bouillonnant, de Lacroix, même ­s’il est singulier, témoigne

9 Rabelais analysé, ou explication de 76 figures gravées pour ses œuvres, par les meilleurs artistes
du siècle dernier…, Paris, Jean-Nicolas Barba, 1830.
10 Et c­ ’est toujours le cas de nos jours, le corpus rabelaisien ayant évolué ces dernières années
grâce à certaines découvertes (ayant principalement trait aux activités de Rabelais en
tant ­qu’éditeur de textes).
11 Le Disciple de Pantagruel, éd. P. Lacroix, Paris, Librairie des bibliophiles, 1875, p. v : « Il
faut ­n’avoir jamais étudié Rabelais pour douter un instant ­qu’il soit ­l’auteur du Disciple
de Pantagruel ».
12 Pierre Dufour [pseudonyme de P. Lacroix], Histoire de la prostitution chez tous les peuples du
monde depuis ­l’Antiquité la plus reculée j­usqu’à nos jours, Paris, Seré et P. Martinon, 1853,
t. V, p. 31-32, et du même, sous son habituel pseudonyme du bibliophile Jacob, Rabelais.
Sa vie et ses ouvrages, Paris, Adolphe Delahays, 1858, p. 126-127. Montaiglon est plus
prudent et aborde avec méfiance l­’hypothèse d ­ ’une telle attribution (Recueil de poésies
françoises des xve et xvie siècles, Paris, P. Jannet, 1856, p. 220-222).
13 La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus. Traduction du latin attribuée à Rabelais
avec une notice bibliographique par M. P. L., Genève, J. Gay et fils, 1867, p. viii-xii. Après
avoir longtemps refusé cette attribution, la critique rabelaisienne tend vers une rééva-
luation allant dans le sens de Lacroix. Voir les travaux en cours de Romain Menini et
Olivier Pédeflous sur cet opuscule (notamment « Dans ­l’atelier de François Juste : Rabelais
passeur de la Batrachomyomachie », dans Passeurs de textes ii. Gens du livre et gens de lettres
à la Renaissance, dir. Christine Bénévent et al., Turnhout, Brepols, 2014, p. 98-117), qui
démontrent que Rabelais ­n’a assurément pas été étranger à cette publication.
14 Les Songes drolatiques de Pantagruel…, éd. P. Lacroix, Genève, J. Gay et fils, Paris, Librairie
des bibliophiles, 1868, p. v-xii.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 137

néanmoins du désir plus général de trouver du nouveau sur Rabelais,


de défiger et enrichir un corpus qui était resté très stable depuis les
dernières décennies du xvie siècle.

QUELQUES PRESTIGIEUSES ÉDITIONS AVORTÉES

Il c­ onvient également de mentionner certains projets éditoriaux ina-


boutis, plus ou moins avancés, et dont on peut regretter l­ ’inachèvement,
­puisqu’ils émanaient d­ ’écrivains de premier plan. L­ ’un des plus anciens,
à une époque où Rabelais ­n’avait pas été édité depuis 1797, est une
édition projetée par Nodier, q­ u’il a ébauchée à l­’époque où il réalisait
son édition de La Fontaine. Il ­s’en occupe en 1810 et 1811 avec en vue
une parution chez Antoine-Augustin Renouard, avant q­ u’il n­ ’ajourne le
projet sine die15. Cette entreprise est à nouveau évoquée lorsque Nodier
­s’est associé à un projet éditorial initié par l­’abbé Morellet, qui s­’était
adjoint le ­concours de Louis-Simon Auger. Ce projet ne meurt pas tota-
lement avec les derniers souffles de Morellet, en 1819, puisque dans une
lettre du 29 novembre 1827, Nodier répond aux invitations pressantes
­d’Auger de collaborer à ­l’édition de Rabelais. Même ­s’il accepte poliment,
il est évident ­qu’il ­n’a guère le temps de se pencher sur ce travail16.
Auger meurt en 1829 et il est peu probable que Nodier ait poursuivi
la tâche entre 1829 et 1844. En 1835, il écrit pourtant q­ u’une nouvelle
édition est nécessaire17. Mais ce sera à ­d’autres de ­s’en charger. En
1842, ­l’ex-dono de son précieux exemplaire du Tiers Livre de 1552 paru

15 Charles Nodier, Correspondance de jeunesse, éd. Jacques-Rémi Dahan, Genève, Droz, 1995,


t. II, p. 419 (lettre à Antoine-Augustin Renouard, du 11 ou 12 juillet 1810), 432 (A.-
A. Renouard, 13 janvier 1811), 433 (Charles Weiss, 21 janvier 1811), et 463 (Ch. Weiss,
16 juillet 1811 : « Quant au ­commentaire de Rabelais dont je me suis sérieusement
occupé, et ­concurremment avec celui de La Fontaine, je le garderai peut-être longtemps
en portefeuille, c­ omme un dépôt facile pour toutes les broutilles d­ ’érudition pédantesque
dont je charge ma pauvre mémoire »).
16 « Correspondance inédite de Charles Nodier », Bulletin du bibliophile, no 8-9, 1849,
p. 294-295.
17 Ch. Nodier, « Des auteurs du seizième siècle q­ u’il c­ onvient de réimprimer » [1835], dans
Études sur le seizième siècle et sur quelques auteurs rares ou singuliers du dix-septième, éd. Jacques-
Rémi Dahan, Bassac, Plein Chant, 2005, p. 138.

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chez Fezandat, c­ onsidérablement annoté par un lecteur du xvie siècle,


ne laisse aucun doute sur ce point : en donnant son exemplaire ancien
à Louis-Aimé Martin, il l­’invite par la même occasion à proposer un
nouveau c­ ommentaire ou une nouvelle édition de Rabelais18.
Un autre projet éditorial a été annoncé en février 1834. La librairie
Abel Ledoux promettait, pour le 15 avril de la même année, des Œuvres
de Rabelais avec une introduction de Balzac et un apparat critique établi
par Francisque Michel19. Mais la première livraison n­ ’a malheureusement
jamais été honorée20. Philarète Chasles s­ ’était quant à lui mis à ­l’ouvrage.
Co-lauréat du ­concours ­d’éloquence de l­ ’Académie française de 1826 sur
« la marche et le progrès de la littérature française » au xvie siècle, il a
beaucoup écrit sur la Renaissance française et européenne en général, et
quelque peu sur Rabelais en particulier. La préface ­qu’il a ­composée pour
les Romans et ­contes philosophiques de Balzac en 1831 est un des textes les plus
captivants que ­l’on puisse lire sur Rabelais à ­l’époque. Il fait de Rabelais
­l’écrivain – le « ­conteur philosophe », pour reprendre la périphrase dont il
use pour désigner Balzac – du passage de ­l’ère du spiritualisme chrétien
à celle du matérialisme et du sensualisme : « Rabelais, écrit-il, ­s’arma
­d’un symbole pour faire la guerre au symbole21 ». Parmi les quelques
documents ayant trait à Rabelais présents dans les archives de Philarète
Chasles ­conservées à la Bibliothèque historique de la ville de Paris se
trouvent quelques bribes des travaux préparatoires pour une nouvelle
édition22, malheureusement restée à ­l’état de projet, Chasles ­n’ayant pas
trouvé de libraire désireux de lancer ­l’impression23.
18 Voir Raphaël Cappellen, « Rabelais entre bibliophilie et lecture érudite : sur un exemplaire
du Tiers Livre de 1552 », Études rabelaisiennes, Genève, Droz, t. LIV, 2015, p. 71-95, n. 7,
p. 72, pour la transcription de la lettre de Nodier.
19 Voir Maurice Lécuyer, Rabelais et Balzac, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 53, qui reprend
une découverte de Charles de Spoelberch de Lovenjoul (Histoire des œuvres de H. de Balzac,
Paris, Calmann Lévy, 1888, p. 430-431).
20 Autre engagement non tenu par Balzac aux alentours de 1835 : la rédaction d­ ’un article
« Rabelais » (principalement biographique) pour le Dictionnaire de la ­conversation et de la
lecture dirigé par William Duckett ; voir Balzac, Correspondance. I (1809-1835), éd. Roger
Pierrot et Hervé Yon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 1180.
21 Honoré de Balzac, La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1979, t. X, p. 1188.
22 Fonds Philarète Chasles, cote MS-FS-13-Z1. Travail préparé sur l­’édition variorum de
1823 ; il ne subsiste q­ u’une partie des feuillets du Quart Livre.
23 Voir Eva Margaret Phillips, Philarète Chasles critique et historien de la littérature anglaise,
Paris, Droz, 1933, n. 1, p. 64, qui fait référence à une lettre de Chasles adressée au libraire
Bourdillat.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 139

Enfin, George Sand a travaillé avec son fils, Maurice, et Victor Borie
à une édition expurgée de Rabelais, « divin maître » mais aussi « atroce
cochon ». Borie ­s’occupait de moderniser ­l’orthographe, d­ ’expurger le livre 
de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés et de certaines longueurs qui
le rendent impossible ou ennuyeux. Ces taches enlevées, il reste 4/5mes de
­l’œuvre intacts, irréprochables et admirables24.

En réponse à Gabriel Falampin, qui lui reprochait d­ ’expurger Rabelais,


George Sand explicite son projet :
Vous lirez toujours Rabelais dans le texte et vous aurez raison. Mais votre
femme le lira dans le mien et votre fils aussi pourra l­’y lire avant l­’âge de
20 ans. ­C’est quelque chose d­ ’initier les femmes et les jeunes gens à un chef
­d’œuvre25.

Quant à Maurice Sand, il se chargeait ­d’illustrer le texte qui devait paraître


chez Hetzel26. Ses gouaches et dessins sont a­ ujourd’hui ­conservés à la
Bibliothèque municipale de Montpellier avec les Œuvres de Rabelais de
1840 qui servaient d­ ’exemplaire de travail27. ­C’est peut-être à cause de la
révolution de 1848 que l­ ’édition n­ ’a pas vu le jour, alors que la tâche était
accomplie aux trois quarts28. Néanmoins, Maurice Sand ayant travaillé sur
ce projet j­usqu’en 1850, il est possible que le projet ait plutôt été abandonné
à la suite de ­l’exil de Pierre-Jules Hetzel après le coup ­d’état de 185129.
24 George Sand, Correspondance, éd. Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 2013 [orig. 1964-
1991], « À Charles Poncy, 14 décembre 1847 », t. VIII, p. 186-187.
25 Ibid., « À Gabriel Falampin, 14 janvier 1848 », t. XXV, p. 531, qui répond à une lettre de
Falampin de janvier 1848 (ibid., t. VIII, p. 246). Sur ce respect de la c­ onvenance néces-
saire à un livre imprimé, voir aussi, quelques années plus tôt, en mars 1841, une lettre
à Jules Néraud, dont elle a corrigé un manuscrit en biffant « quelques mots trop lestes,
qui sentent trop leur Rabelais pour être mis par les mamans entre les mains de leurs
demoiselles. Crois-moi, je c­ onnais non pas le bon goût, mais le palais délicat et l­ ’oreille
bégueule du public » (ibid., t. V, p. 257, passage cité par Amélie Calderone, « ­L’humour
débridé de George Sand en privé. Le secret bien ­conservé des premières pantomimes de
Nohant », Cahiers George Sand, no 39, 2017, p. 29-42, p. 40-41).
26 Voir Gilles Gudin de Vallerin, « Gouaches et dessins de Maurice Sand pour une édition
de Rabelais par George Sand (1842-1850) », dans Des moulins à papier aux bibliothèques. Le
livre dans la France méridionale et l­ ’Europe méditerranéenne (xvie-xxe siècles)…, dir. R. Andréani
et al., Université Paul-Valéry Montpellier III, 2003, t. II, p. 445-461.
27 Tous ces documents sont numérisés et mis en ligne sur le site de la BM de Montpellier.
28 Selon une note de Maurice Sand dans G. Sand, Correspondance, op. cit., t. VIII, n. 1, p. 187.
29 Hypothèse de Lise Bissonnette, Maurice Sand. Une œuvre et son brisant au xixe siècle, Presses
universitaires de Rennes et Presses de ­l’université de Montréal, 2017, p. 147.

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140 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

­ ’édition envisagée par George Sand était doublement novatrice,


L
­puisqu’il ­n’y aura pas au xixe siècle ­d’édition expurgée des œuvres
romanesques ­complètes de Rabelais30 – les éditions pour la jeunesse se
limitant à Gargantua et, plus rarement, à Pantagruel. En outre, Maurice
Sand devait initialement fournir près de deux cents illustrations, ce qui
aurait fait de cette édition la plus richement illustrée pour l­ ’époque, peu
de temps avant que ne paraisse chez Jules Bry, en 1854, le résultat du
formidable travail de Gustave Doré, au « génie primesautier, violent et
naïf, pittoresque, ­comique et terrible31 ».

LA RENAISSANCE ÉDITORIALE
DE LA DÉCENNIE 1820

Si ­l’on en revient maintenant aux éditions parues, il est nécessaire


­ ’aborder la chronologie. La première édition de Rabelais au xixe
d
paraît en 1820 ; la dernière en 1898. Il eût été envisageable de ne pas
­s’astreindre à borner ce travail sur les éditions de Rabelais à la date de
1900 pour marquer la fin du siècle. Nous aurions pu c­ onsidérer que
certaines éditions du début du xxe siècle relevaient d­ ’un Rabelais du
xixe. Même si certaines entreprises éditoriales sont à cheval entre les
deux siècles32, et même si les éditeurs de Rabelais du xxe hériteront de
leurs devanciers du xixe, nous avons pris la fin du siècle ­comme borne
ultime, sans que cela ne soit artificiel, vu que les premières années du
xxe voient la naissance, en 1903, de la Société des études rabelaisiennes,
qui fait paraître une fois par an la Revue des études rabelaisiennes, et dont
30 En revanche, cela avait déjà été fait au xviiie siècle.
31 Théophile Gautier, « Illustrations de Rabelais par G. Doré », La Presse, 16 mai 1854.
32 ­C’est par exemple le cas de l­’intéressant ensemble intitulé Rabelais médecin de Félix
Bremond, qui parut (à Paris, Librairie de Mme Vve Pairault, pour le premier tome, puis chez
Maloine pour les trois autres) au rythme suivant : 1879 (Gargantua), 1888 (Pantagruel),
1901 (Tiers livre), 1911 (Quart livre). Il explicite son projet dans sa préface (Gargantua,
p. 2) : « Alors q­ u’on ­s’était mis l­’esprit à la torture pour faire c­ oncorder avec ­l’histoire
politique et galante d­ ’un siècle les aventures de personnages imaginaires éclos dans le
cerveau ­d’un écrivain, il ­n’est venu à personne ­l’idée naturelle de remarquer que cet
écrivain était médecin, et ­qu’on pourrait trouver dans ses livres le tableau rétrospectif
de la médecine de son temps ».

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 141

les travaux c­ ulmineront avec la parution à partir de 1912 de la grande


édition critique dirigée par Abel Lefranc33. Le « Rabelais du xxe siècle », si
nous pouvons le nommer ainsi, est donc lancé dès les années 1903-1904,
période qui voit aussi paraître une nouvelle Bibliographie des éditions
anciennes de Rabelais procurée par Pierre-Paul Plan34.
Quant à la date de la première édition de Rabelais au xixe siècle –
1820 –, elle c­ onduit nécessairement à ­s’interroger. La dernière édition
remontait à 1797. Le Premier Empire est loin d­ ’être une époque favorable
à la parution de nouvelles éditions de Rabelais sur de nombreux plans :
politique, idéologique, religieux et esthétique. Si Rabelais n­ ’est pas oublié,
il semble être encore peu goûté. L­ ’absence de nouvelle édition se fait donc
sentir au début du siècle, même si elle est vraisemblablement c­ omblée
par la possession, pour de nombreux lecteurs, ­d’anciennes éditions. Pour
­n’en donner ­qu’un exemple : Balzac devait ­connaître Rabelais avant 1820,
grâce à l­ ’édition Le Duchat de 1732 qui figurait dans sa bibliothèque et
­qu’il devait tenir de son père. Cependant, la parution de 1820 ­comble
un manque et on ne ­s’étonne pas de la retrouver dans la bibliothèque
de Balzac, qui dut l­ ’acheter peu de temps après sa parution35. Un renvoi
explicite à la Pantagrueline Prognostication et une amusante invitation à
lire Rabelais dans un de ses romans de jeunesse, Jean Louis, ou la fille
trouvée, paru en 182236, témoigne peut-être du plaisir de la redécouverte
permise par l­’édition de 1820.
Cette première édition, qui sera rééditée en 1823, est due à un éditeur
qui ne signe pas son travail. Il s­’agit dans les faits de François-Henri-
Stanislas de L ­ ’Aulnaye, infatigable collaborateur du libraire Desoer,
pour qui il avait déjà édité Montaigne en 1818, pour qui il traduira Don
Quichotte en 1821. ­L’édition ­comprend trois tomes. Les deux premiers
fournissent le texte nu, seulement accompagné de treize élégantes gra-
vures. Le troisième propose un riche apparat critique de trois cent seize
pages37, qui dessine la figure d­ ’un Rabelais encyclopédique, carrefour de

33 Œuvres de François Rabelais, dir. A. Lefranc, Paris, Honoré Champion, 6 t., 1912-1955.


34 Pierre-Paul Plan, Les Éditions de Rabelais de 1532 à 1711, Paris, Imprimerie nationale, 1904.
35 Voir M. Lecuyer, op. cit., p. 46-49.
36 H. de Balzac, Premiers romans. 1822-1825, éd. André Lorant, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 1999, t. I, p. 383.
37 Il est ­composé d­ ’un avertissement, d­ ’une bibliographie, d­ ’un très pédagogique « tableau
des principaux écrivains et artistes c­ ontemporains de Rabelais avec la date de leur mort »,
qui est un vrai panthéon des grandes figures intellectuelles et artistiques européennes

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142 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

tous les savoirs de la Renaissance, inépuisable corne d­ ’abondance lexicale


et philologique, ce que la réédition de 1823 fera encore plus nettement
ressentir par ­l’ajout de glossaires supplémentaires, notamment sur les
mots tirés du latin et du grec38. Les choix éditoriaux de De ­L’Aulnaye
sont cohérents avec le portrait ­qu’il donne de Rabelais :
un néologiste inépuisable, un auteur hérissé de latin, de grec, ­d’hébreu, de
tous les patois de la France ; qui met sans cesse à ­contribution la mythologie,
les historiens de ­l’antiquité, toutes les sciences ­connues de son temps ; un
critique pétillant d­ ’esprit et de malice, dont les traits sont souvent si fins que
le lecteur a besoin de toute sa réflexion pour les saisir […]39.

À la suite de cette première réussite éditoriale, la décennie 1820 est


très productive en nouvelles éditions de Rabelais. En 1823 sort des presses
de Firmin Didot l­ ’édition dite variorum, qui est ­l’œuvre de deux savants
antiquaires, Esmangart et Éloi Johanneau. Comme De L­ ’Aulnaye, Éloi
Johanneau a déjà édité Montaigne en 1818, et c­ ’est principalement lui
qui est à la manœuvre, après que le discret Esmangart lui a fourni ses
­commentaires historiques sur Rabelais. Esmangart est un passionné de
longue date de Rabelais qui ne cesse ­d’en traquer les clés historiques et
satiriques – et même l­orsqu’il s­’agit de « ces clefs qui n­ ’ouvrent rien40 »,
serait-on tenté d­ ’écrire à la suite de Nodier. Pour prouver que la jument
de Gargantua est ­l’allégorie de Diane de Poitiers, et non de la duchesse
­d’Étampes, c­ omme le voulaient certaines clés antérieures, Esmangart
­s’appuie sur sa découverte ­d’un ancien rouleau de cuivre portant un
quatrain gravé, daté de 1527, selon lequel François Ier passe à Gentilly, à
deux pas de la Bièvre, du bon temps auprès de la belle Diane de Poitiers41.

de ­l’ensemble du xvie siècle, d­ ’une riche table des matières, ­d’une table des auteurs cités
par Rabelais, d­ ’un très long glossaire général de cent-cinquante-sept pages, suivi ­d’autres
glossaires plus précis, le premier ­consacré aux « Erotica verba », le deuxième aux proverbes,
paronomases et calembours, et le dernier aux jurons et imprécations.
38 De L­ ’Aulnaye ajoute un « tableau particulier des diverses espèces de magies et divina-
tions », une liste de « mots latins francisés dans les œuvres de Rabelais », et une autre
liste de « mots tirés du grec ».
39 Œuvres de Rabelais, Paris, Théodore Desoer, 1820, t. III, n. 1, p. v.
40 Ch. Nodier, « De quelques livres satiriques et de leur clef » [Premier article, 17 octobre
1834], dans Feuilletons du Temps et autres écrits critiques, éd. J.-R. Dahan, Paris, Classiques
Garnier, 2010, t. I, p. 440.
41 Alors que Diane de Poitiers fut la maîtresse ­d’Henri II. ­L’erreur est fréquente au xixe siècle ;
il n­ ’est q­ u’à songer au Roi ­s’amuse de Victor Hugo, voir la notice de l­ ’édition de C. Anfray
(Gallimard, « Folio théâtre », 2009, p. 235).

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 143

La découverte, digne de celle des Fanfreluches antidotées, est racontée


par Éloi Johanneau en 1813. Il fait alors savoir ­qu’Esmangart lui a remis
le manuscrit de « son Commentaire pour le faire imprimer, si quelque
libraire vouloit entreprendre une nouvelle édition de Rabelais42 ».
Cette nouvelle édition était donc déjà en germe dix ans avant son
impression, voire plus, puisque les travaux des deux membres de la
Société des Antiquaires avaient peut-être c­ ommencé vers 180643. Elle
se présente sous un aspect bien différent de celle parue chez Desoer en
1820. Composée de neuf volumes, elle est présentée ­comme une édition
variorum (­c’est-à-dire cum notis variorum virorum doctorum). ­L’expression
est nouvelle en français et ne manque pas de provoquer quelques raille-
ries, que ce soit sous la plume de De ­L’Aulnaye44 ou de Paul Lacroix45.
Même si elle sent son écolier limousin, l­’expression perdurera sur un
petit nombre ­d’éditions au xixe siècle, surtout grâce à Charles Louandre,
qui l­ ’emploiera pour ses publications de Montaigne, Pascal, La Bruyère,
Molière ou encore Corneille. Avec cet intitulé, ­l’éditeur annonce ­qu’il
­compile toutes les remarques historiques des ­commentateurs des xviie et
xviiie siècles ; la pratique ­n’est pas nouvelle, puisque certains éditeurs de
Rabelais au siècle précédent le faisaient déjà – certes de manière bien plus
42 Éloi Johanneau, « Au rédacteur », Journal de ­l’Empire, 9 août 1813, p. 4.
43 Si l­’on en croit Éloi Johanneau, qui raconte dans Le Miroir des spectacles, des lettres, des
mœurs et des arts du 27 septembre 1821 (p. 3) un voyage fait dans la région de Chinon en
­compagnie ­d’Esmangart pour achever leur ­commentaire sur Rabelais, « auquel, écrit-
il, nous travaillons ensemble depuis quinze ans, mais dont il est ­l’auteur principal ».
Esmangart semble même avoir passé vingt-cinq ans de sa vie à faire des recherches pour
son c­ ommentaire, selon un de ses c­ oncitoyens de Saint-Quentin, qui, après sa mort et
la vente de ses livres, entreprend de c­ omparer l­’édition de 1823 avec le c­ ommentaire
manuscrit ­d’Esmangart, ­conservé à la bibliothèque de la ville. Il souhaite rendre justice à
ce dernier et attaque Éloi Johanneau, ­qu’il accuse ­d’avoir ­contredit Esmangart en dépré-
ciant son travail noyé « au milieu ­d’un amas de citations, de réfutations, d­ ’explications
­contradictoires  ; ils [les ­commentaires ­d’Esmangart] ne forment plus guère que la ving-
tième partie du travail » (« Du c­ ommentaire des Œuvres de Rabelais par Mr. Esmangart,
de Saint-Quentin » [19 octobre 1834], Mémoires de la Société des Sciences, Arts, Belles-lettres
et Agriculture de la Ville de Saint-Quentin. 1834 à 1836, 1840, p. 248-269).
44 Œuvres de F. Rabelais, Paris, Louis Janet, 1823, t. III, p. iv : « nous observerons ­d’abord
au libraire (car il ne peut être ici question que de lui), ­qu’il eût pu facilement ­s’épargner
un barbarisme. ­C’en est un, en effet, vous dira Rabelais lui-même, que ÉDITION
VARIORUM ; id est, une diction monstrueuse, ­compousee dung mot francois
et dung aultre latin ».
45 Œuvres ­complètes de Clément Marot, nouvelle édition…, Paris, Rapilly et Dondey-Dupré Père
et Fils, 1824, t. I, p. viii : « Notre ­commentaire peut passer pour une espèce de variorum
(puisque ­l’on veut, par une pédanterie absurde, parler latin en français) […]. »

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144 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

mesurée. ­L’expression ­d’édition variorum donne à cette pratique un tout


autre relief : le livre procuré par Esmangart et Johanneau est présenté
­comme la grande édition de Rabelais, et ­d’un Rabelais qui mérite ­qu’on
lui fasse le même sort que les classiques latins, étant donné que c­ ’est
pour les classiques que les pages de titre mettaient en avant la présence
­d’un texte accompagné des notes de tous les meilleurs ­commentateurs.
Si la méthode ­d’Esmangart et Johanneau, mêlant lectures à clé et expli-
cations philologiques et étymologiques, n ­ ’est pas vraiment nouvelle,
leur généreuse prolixité est sans précédent dans ­l’histoire de l­’édition
rabelaisienne – et ­c’est vraisemblablement la première fois ­qu’un auteur
français était expliqué avec un tel luxe de c­ ommentaires46. Ce travail a
profondément marqué les esprits, au point que les éditeurs suivants se
situeront souvent par rapport à cette édition, prise ­comme modèle ou,
assez régulièrement, ­comme repoussoir.
La décennie 1820 voit aussi Paul Lacroix proposer ses premiers travaux
sur Rabelais, lui qui sera ­l’un des rabelaisants les plus productifs dans
les décennies qui suivront, et ce j­usqu’à sa mort. Son édition paraît en
deux temps, en 1825 (chez Jehenne) puis 1827 (chez Pinard). Très jeune
homme, âgé de dix-neuf ans à ­l’époque, mais déjà éditeur de Marot en
1824, Lacroix se c­ ontente de suivre le texte de ­l’édition Desoer et entend
proposer une édition grand public de petit format. Dans sa préface, il
expose la modestie de ses ambitions, bien éloignée des prétentions q­ u’il
affichait en ouverture de son édition de Marot :
Nous ne publions pas un nouveau travail sur Rabelais ; nous n­ ’avons jamais
eu la prétention de former une entreprise qui demande des ­connaissances si
étendues, et que MM. Violet Leduc47 et Éloy Johanneau pouvaient seuls
tenter avec succès après Leduchat. Commenter Rabelais, le plus savant des
écrivains, est autre chose que rassembler des notes sur Clément Marot, fruit
­d’une étude approfondie de ses poésies48.

46 ­L’abondance des c­ ommentaires nouveaux et anciens (­composant une véritable tradition


critique) fait, selon les éditeurs, de leur livre « une édition variorum, à la manière des
éditions des auteurs latins, si justement estimées et recherchées. Cette méthode ­n’avoit
point encore été imitée, au moins aussi ­complètement, pour nos auteurs françois anciens ou
classiques. Elle est cependant bien nécessaire pour un auteur aussi obscur que Rabelais »
(Œuvres de Rabelais. Édition variorum…, Paris, Dalibon, 1823, t. I, p. xxix-xxx).
47 Paul Lacroix pensait alors que ­l’éditeur anonyme de Rabelais chez Desoer était Emmanuel
Louis Nicolas Viollet-le-Duc, éditeur chez Desoer de Mathurin Régnier (1813 et 1822),
Molière (1819), Rotrou (1820) et Boileau (1821 et 1823).
48 Œuvres de F. Rabelais…, Paris, J. Pinard, 1827, t. I, p. v.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 145

Lacroix jugera sévèrement cette œuvre de jeunesse49, premier essai


rabelaisien et prémisse ­d’une « grande édition de Rabelais50  » ­qu’il
­n’arrivera jamais à mener vraiment à terme. À défaut de réaliser cette
« grande édition », Lacroix donnera de nouvelles éditions de Rabelais
chez Charpentier, qui ­connurent un grand succès de librairie.
Les années 1820 représentent donc ce que l­ ’on peut appeler, sans trop
­d’excès, la renaissance de Rabelais au xixe siècle. Ce renouveau est ­l’œuvre
de quatre éditeurs de générations différentes et aux profils très divers,
qui proposent une véritable refonte de ­l’approche éditoriale des Œuvres de
Rabelais, visant les publics les plus variés, du « grand public » à un public
plus élitiste. Si l­ ’on peut se permettre d­ ’user de l­ ’expression de renaissance,
­c’est parce que ces éditions font suite à une période de désamour relatif de
Rabelais, non pas tant que ce « désamour » ait été si fortement marqué,
mais parce que c­ ’est ainsi que les hommes des premières décennies du
xixe siècle présentent la période à laquelle ils succèdent.
Les explications apportées pour expliquer cette désaffection prolongée
sont multiples. Deux explications semblent privilégiées. En premier lieu,
si Rabelais est « tombé par terre, c­ ’est la faute à Voltaire » ; Voltaire,
dont les avis sur Rabelais ont varié mais ­n’ont jamais été unanimement
favorables51, est souvent tenu pour responsable de ­l’indifférence, voire du
mépris, à ­l’égard de Rabelais. On s­’en c­ onvaincra en lisant ce q­ u’écrit
Paul Lacroix en 1881 :
Voltaire et la secte philosophique avaient traité Rabelais et son œuvre, avec
dédain, sinon avec mépris. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, on sembla
donc ne vouloir plus entendre parler du Gargantua ni du Pantagruel […]52.

Soixante-dix ans plus tôt, c­ ’était déjà l­’avis d­ ’un sympathique rabelai-
sien, rédacteur de ­l’Épicurien français, signant du nom d­ ’Ikael, qui a dû

49 Le bibliophile Jacob [Paul Lacroix], Étude bibliographique sur le ve livre de Rabelais, Paris,
Damascène Morgand et Charles Fatout, 1881, p. 44 : « je publiai une petite édition, très
jolie et très mauvaise, des œuvres de Rabelais, où je ­n’avais mis que des notes explicatives
du texte ».
50 Ibid., p. 46.
51 Voir Marie-Hélène Cotoni, « Rabelais maître et serviteur de Voltaire », dans Mélanges
Jean Larmat. Regards sur le Moyen Âge et la Renaissance (histoire, langue et littérature) [Annales
de la faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, no 39], dir. Maurice Accarie, Paris, Les
Belles Lettres, 1983, p. 465-472.
52 Le bibliophile Jacob [Paul Lacroix], Étude bibliographique sur le ve livre de Rabelais, op. cit.,
p. 40-41.

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146 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

être un nom de plume ­d’Eusèbe Salverte53, alors membre de la joyeuse


société bachique du Caveau moderne. Il se demande :
Pourquoi donc, peut-on demander, pourquoi depuis environ cinquante ans
Rabelais trouve-t-il moins de lecteurs, et ne c­ onserve-t-il presque généra-
lement ­qu’une réputation sur parole ? Voltaire, répondrai-je, a égaré sur ce
point l­ ’opinion d­ ’une classe nombreuse qui, en jugeant d­ ’après lui, a souvent
raison, mais non pas cette fois-ci. Il ne relève que les défauts de Rabelais,
et c­ ’est pour les exagérer ; il feint de ne pas apercevoir la finesse et l­’énergie
qui éclatent à toutes ses pages, et le réduit dédaigneusement au mérite léger
­d’avoir écrit trois ou quatre jolis ­contes54.

En somme, le reproche adressé au xviiie siècle est d­ ’avoir fait perdurer


­l’image négative d­ ’auteur obscène et indéchiffrable qui collait à la peau
de Rabelais55.
­L’explication de cette relative désaffection est aussi trouvée du côté
du texte même, de sa langue en particulier, jugée peu ­compréhensible.
Pour illustrer cette explication, nous allèguerons à nouveau ­l’avis
­d’Ikael-Salverte. Selon lui, le public ­n’a guère envie de peiner à lire
un auteur difficile à ­comprendre, dont la langue est ancienne, et qui,
­contrairement à Amyot ou Montaigne, « lus encore universellement de
nos jours », use d­ ’une langue ­comique imprégnée de « plus de termes
familiers ­aujourd’hui hors ­d’usage, plus d­ ’allusions à des c­ ontes et à des
proverbes oubliés ou tombés en désuétude ». Lire Rabelais impose donc
de lire son c­ ommentateur, qui
n­ ’a pas habituellement le mérite de tout éclaircir, a plus rarement encore le
don ­d’être amusant. On lirait Rabelais, on le relirait sans cesse ­s’il eût écrit
dans une autre langue que la nôtre ; mais on ne traduit point de français en
français56.

53 Nous formulons cette hypothèse à partir ­d’Éloi Johanneau, qui cite le propos sur Voltaire
extrait de ­l’Épicurien français de juin 1809 en ­l’attribuant à Eusèbe Salverte (Œuvres de
Rabelais. Édition variorum…, op. cit., t. I, n. 3, p. xxii-xxiii), ­qu’il présente ­comme un
« excellent ami et savant c­ onfrère » (ibid., t. III, p. 136). Salverte a proposé un article sur
­l’édition variorum dans la Revue encyclopédique, t. XIX, juillet 1823, p. 361-379 et 696-697.
54 C.-Th. Ikael [Eusèbe Salverte ?], « Du mérite littéraire de Rabelais », ­L’Épicurien français,
juin 1809, p. 173-174.
55 Voir toutefois Morgane Muscat, « Voltaire lecteur de Rabelais », dans La Fabrique du
xvie siècle au temps des Lumières, dir. Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-
Auger, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 204-224.
56 Ibid., p. 175-176.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 147

En outre, le principal zélateur des éditions de 1820 et 1823, Nodier57,


les présente aussi sous l­ ’angle de la renaissance éditoriale. En 1822, il salue
la parution du Rabelais de De ­L’Aulnaye, dans un premier article, dans
lequel il présente Rabelais avec verve et en usant d­ ’une rhétorique para-
doxale. Il fait le lien historique entre la Renaissance et la Révolution
française58 ; les idées ­qu’il expose ­n’ont finalement que peu de rapport
avec ­l’édition de De L­ ’Aulnaye en elle-même, à l­ ’exception, en c­ onclusion
de l­’article, de deux adjectifs élogieux : « charmante et curieuse59 ». Il
amende et amplifie notablement cet article dans La Quotidienne du 7 août
1823 à l­’occasion de la parution de l­’édition variorum. Les éditions de
1820 et 1823 y sont présentées c­ omme c­ omplémentaires : d­ ’un côté,
­l’édition de 1820 forme un parfait « Rabelais portatif60 », tandis que
la luxueuse édition vendue chez Dalibon est la grande « bibliothèque
rabelaisienne61 ». Ce sont les œuvres les plus ­complètes jamais éditées
et Nodier avait modestement c­ ontribué à cela en fournissant un exem-
plaire original de la Sciomachie ayant servi à ­l’édition de cet opuscule
rabelaisien mal c­ onnu62. À l­ ’exception de l­ ’édition de Le Duchat, dont la
qualité est toujours reconnue63, les éditions du xviiie siècle sont vouées
aux gémonies par Nodier ; tout juste furent-elles bonnes à satisfaire le
plaisir gratuit de quelques bibliomanes :
Dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, la philologie était si bornée
ou si nulle q­ u’on ne c­ onnaissait plus Rabelais, et q­ u’on ne le réimprima que

57 Sur l­’importance du rôle de Nodier dans la « réhabilitation » de Rabelais, voir notam-


ment Marie-Jeanne Boisacq, « Charles Nodier et la réhabilitation de François Rabelais
au xixe siècle », Études rabelaisiennes, t. XXX, Genève, Droz, 1995, p. 127-137, ainsi que
Jacques-Rémi Dahan, dont ­l’introduction à sa précieuse édition des Études sur le seizième
siècle est un véritable essai sur Nodier et la Renaissance.
58 Sur ce grand lieu c­ ommun de la réception du xvie siècle au xixe siècle, repris selon des
perspectives politiques diverses, voir Daniel Maira, Renaissance romantique. Mises en fiction
du xvie siècle (1814-1848), Genève, Droz, 2018.
59 Ch. Nodier, « Œuvres de Rabelais », Annales de la Littérature et des Arts, 15 juin 1822,
p. 364.
60 Ch. Nodier, « Œuvres de Rabelais », La Quotidienne, 7 août 1823, dans Études sur le seizième
siècle…, op. cit., p. 158. Nodier reprend une expression que De L­ ’Aulnaye utilise pour
parler de son édition (op. cit., 1820, t. III, p. vi).
61 Ibid.
62 Voir ibid., n. 3, p. 158-159.
63 Et que Nodier ­connaissait très bien. ­C’est notamment sur un exemplaire de cette édition
emprunté à la bibliothèque de Besançon par Charles Weiss ­qu’il travaillait en 1812 ; voir
sa Correspondance de jeunesse, op. cit., t. II, p. 515, 518, 522, 525, 528, 551 et 556.

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148 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

pour tenir une place obligée sur des tablettes toutes neuves, à l­’usage de
certains amateurs qui ne lisaient pas64.

Évitons de prendre Nodier au mot. Ses accusations sont les mêmes que
celles que nous avons rappelées au tout début de notre article, formulées
par des amateurs de Rabelais de la fin du xixe sur leur propre siècle,
alors que la diffusion rabelaisienne était à son apogée…

« IL PLEUT DES RABELAIS ! »


La profusion éditoriale de la seconde moitié du siècle

Après le succès rabelaisien des années 1820, souligné par Balzac en


183065, nous passons rapidement sur les décennies 1830 et 1840, tout
aussi productives mais moins novatrices. Rabelais est fréquemment
imprimé mais ce sont majoritairement des réimpressions. Dans la décen-
nie 1830, ­c’est le Rabelais de De L­ ’Aulnaye qui est fréquemment remis
sous la presse ; en 1840, ­c’est une nouvelle édition procurée par Paul
Lacroix sur un travail c­ ommencé par Charles Labitte qui domine. Cette
édition profite notamment de ­l’exceptionnelle découverte par Lacroix
­d’un manuscrit allographe du Cinquiesme Livre copié au xvie siècle. Elle
fut, selon ­l’éditeur lui-même, un immense succès, vendu « à plus de
60 000 exemplaires », « ­­[­s]­ ­on Rabelais, écrit-il, était devenu alors le
vade-mecum de toute la jeunesse studieuse66 ».
À partir de 1854, le nombre d­ ’éditions nouvelles s­ ’accroît très forte-
ment, et répond peut-être à une impression temporaire de pénurie, si ­l’on
en croit ce ­qu’écrit en 1859 Léon Feugère67. La ­concurrence éditoriale bat
64 Ch. Nodier, Études sur le seizième siècle…, op. cit., p. 157.
65 H. de Balzac, « De l­ ’état actuel de la librairie », Le Feuilleton des journaux politiques, 3 et
10 mars 1830, dans Œuvres diverses, P.-G. Castex (dir.), Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1996, t. II, p. 663-664 : « chose miraculeuse, l­ ’on a plus répandu, pendant ces
cinq dernières années, d­ ’exemplaires de Rabelais que depuis cent ans ».
66 Le bibliophile Jacob [Paul Lacroix], Étude bibliographique sur le ve livre de Rabelais, op. cit.,
p. 47.
67 Léon Feugère, Caractères et portraits littéraires du xvie siècle, Paris, Didier et Cie, 1859, t. I,
p. 515 : « cette œuvre, qui n­ ’a pas cessé d­ ’être recherchée, était devenue assez rare dans le
­commerce, pour appeler une réimpression ». On peut néanmoins douter de la pertinence

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 149

son plein et la publication des Œuvres se ­concrétise parfois à ­l’issue de


travaux au long cours mettant plusieurs années à arriver à terme. Sans
toutes les mentionner, on peut voir se succéder en quelques années les
éditions illustrées par Gustave Doré, qui sont données pour la première
fois en 185468 ; Burgaud Des Marets et Rathery éditent Rabelais en 1857
et 1858 ; Pierre Jannet c­ ommence à éditer Rabelais en 1858 mais la
septième et dernière livraison de ses Œuvres ne paraît ­qu’en 1874, quatre
ans après sa mort, grâce aux bons soins de Louis Moland ; Marty-Laveaux
­commence une édition en 1868, dont les derniers volumes paraîtront
finalement en 1903 grâce à Edmond Huguet69. Montaiglon et Louis
Lacour mettent moins de temps, puisque leur premier volume paraît
aussi en 1868 et le dernier, quatre ans plus tard, en 1872. Les éditeurs
sont les premiers à ­constater cette profusion spontanée ­d’éditions ; « il
pleut des Rabelais ! », ­comme ­l’écrivent plaisamment Burgaud Des
Marets, puis Paul Favre70.
Les avertissements des éditeurs reviennent fréquemment sur des ques-
tions de méthode éditoriale et de respect philologique. Ils se querellent
à propos de la manière d­ ’établir le texte et c­ onsacrent de nombreuses
pages aux questions de la ponctuation et des choix orthographiques.
Plusieurs écoles ­s’opposent : faut-il moderniser la langue, ou bien la
normaliser (suivre une orthographe unique, celle qui est jugée la meil-
leure, pour un même mot, la diversité des graphies71 étant imputée au
caprice des imprimeurs), ou bien ­conserver les graphies disparates des
éditions originales, ou encore donner ­l’ensemble des variantes ? Les
puristes s­’opposent à ceux qui veulent avant tout donner un Rabelais
de cette affirmation qui vise surtout à mettre en valeur la nouvelle édition de Rathery
et Burgaud Des Marets parue en 1857-1858.
68 En 1854, Doré fournit 104 illustrations ; il en donnera beaucoup plus pour la réédition
de 1873 (719, selon les décomptes de René Favret, Deux illustrateurs de Rabelais. Gustave
Doré. Albert Robida, Tours, René Favret, 2007, p. 25 et 28).
69 Le t. I paraît en 1868 ; le t. II en 1870 ; le t. III en 1873 ; le t. IV en 1881 ; les t. V et VI
(­consacrés principalement au glossaire) en 1902 et 1903.
70 Œuvres de Rabelais collationnées pour la première fois sur les éditions originales accompagnées
­d’un c­ommentaire nouveau par MM. Burgaud des Marets et Rathery. Seconde édition revue
et augmentée, Paris, Firmin Didot, 1870, t. I, p. i et Œuvres de Rabelais. Édition nouvelle
Collationnée sur les textes revus par l­’Auteur avec des remarques historiques et critiques de Le
Duchat et Le Motteux publiée par Paul Favre, Paris, H. Champion, 1875, t. I, p. i.
71 Balzac joue abondamment de la diversité orthographique du moyen français dans ses
Contes drolatiques ; voir Roland Chollet et Nicole Mozet, « Sur l­’orthographe des Contes
drolatiques », dans Balzac, Œuvres diverses, op. cit., 1990, t. I, p. 1158-1162.

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150 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

plus aisément lisible. Dans son ­compte-rendu de ­l’édition de Burgaud


Des Marets et Rathery, en 1856, Gustave Brunet déclare que ­s’« il existe
un grand nombre ­d’éditions de ­l’œuvre de […] notre Homère bouffon ; il
­n’y en a aucune qui donne satisfaction c­ omplète à la critique72 ». En 1868,
Henri-Émile Chevalier se charge de départager les mérites de toutes ces
éditions. Il s­ ’agit selon lui de proposer le « texte vrai, c­ omplet et définitif
de Rabelais », faire ce qui doit être fait et n­ ’a jamais été accompli pour
­l’« édition d­ ’un classique français ». Or, pour lui, la règle est simple et
elle a été formulée par Jacques-Charles Brunet dans ses « Conseils aux
éditeurs futurs de Rabelais73 » : premièrement : « Reproduire exacte-
ment le texte de la dernière édition revue par l­ ’auteur » ; secondement :
« relever les variantes de toutes les éditions antérieures faites avec son
­concours74 ». Grâce aux travaux bibliographiques de Brunet, il est désor-
mais possible ­d’y voir plus clair dans ­l’histoire éditoriale de Rabelais et
­d’accomplir cette tâche – et les générations qui suivront, au xxe siècle,
de ­l’édition critique de ­l’équipe d­ ’Abel Lefranc à celle de la Pléiade par
Mireille Huchon, n­ ’auront de cesse de recommencer le même travail. Il
est très clair ­qu’au xixe siècle, il y a un avant et un après Brunet dans
la ­connaissance de la bibliographie rabelaisienne (en particulier dans
la distinction entre les éditions anciennes revues par Rabelais et leurs
copies) et que les progrès du savoir bibliographique se répercutent dans
les manières ­d’éditer la geste pantagruélique.
Mais ces questions qui agitent les éditions puristes ou critiques ne
­concernent q­ u’une partie de la profusion éditoriale rabelaisienne à partir
du milieu du siècle. Il y a alors un Rabelais pour tous les publics : de
belles éditions pour les bibliophiles, des éditions très richement annotées
pour le public savant et lettré, qui prolifèrent parallèlement à des éditions
pour la jeunesse ou pour un public populaire. Une autre nouveauté doit
être relevée. Depuis 1553, publier Rabelais voulait toujours dire publier
72 Gustave Brunet, « La dernière édition de Rabelais », La Correspondance littéraire, 5 novembre
1856, p. 252-254. Cet article lui sert surtout à c­ ommuniquer quelques-uns des c­ ommentaires
­qu’il c­ onserve dans ses notes sur Rabelais, dont il dit plaisamment : « Nous nous sommes
occupés depuis longtemps ­d’annoter ­l’épopée rabelaisienne, […] ce c­ ommentaire, déjà
fort étendu […] aura, nous l­ ’espérons bien, un grand mérite, celui de ne jamais paraître. »
73 Jacques-Charles Brunet, Recherches bibliographiques et critiques sur les éditions originales des
cinq livres du roman satirique de Rabelais…, Paris, L. Potier, 1852, chap. ix, p. 138-144.
74 Henri-Émile Chevalier, Rabelais et ses éditeurs, Paris, Auguste Aubry, 1868, p. 11-12.
Charles Marty-Laveaux lui répond l­’année suivante (Lettre à ­l’auteur de Rabelais et ses
éditeurs, Paris, Alphonse Lemerre, 1869).

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 151

les Œuvres de Rabelais. Seules les parutions en 1562 et 1564 de ­l’Isle


sonante et du Cinquiesme Livre avaient temporairement interrompu cette
pratique. Il faut attendre 1845 pour ­qu’un éditeur donne une édition
séparée, un Gargantua expurgé, le Gargantua de la jeunesse75. Gargantua
réapparaîtra très souvent seul ou, parfois, accompagné de Pantagruel
dans des publications rudimentaires (sans notes) et aménagées (plus
ou moins modernisées, parfois expurgées) destinées au jeune public ou
au lectorat populaire76. Ainsi, les éditions les plus fidèles à la langue
du xvie siècle côtoient les éditions en français modernisé, les éditions
expurgées, voire les abrégés c­ omme le Rabelais de poche ­d’Eugène Noël
(1860 et 1879). Avec Gustave Doré, puis Albert Robida (1885 pour la
première édition) ou, de manière plus licencieuse, Jules Garnier (1897),
dont les tableaux rabelaisiens avaient fait scandale en Angleterre en
1890, les éditions richement illustrées77 nourrissent des imaginaires
différents pour accompagner le texte rabelaisien. Il ne serait possible
de rendre c­ ompte en détail de réalisations aussi variées q­ u’en rédigeant
une bibliographie c­ omplète de ces éditions. Disons simplement que les
notions de copia et varietas, deux des idéaux de la Renaissance, décrivent
très bien ­l’incroyable productivité rabelaisienne dans la seconde moitié
du xixe siècle.

75 Le Gargantua de la jeunesse, tiré des œuvres de Rabelais, revu… purgé et approprié au langage
actuel par Xuafreg [Gerfaux], Paris, A. Maugars, 1845.
76 En 1865 (La Vie très horrifique du grand Gargantua… par Henry de la Fontvinée, Paris, Renault
et Cie ; paraît chez le même éditeur et la même année une nouvelle édition de Pantagruel
mise à la portée de tout le monde) ; 1883 (Le Rabelais populaire. Édition nouvelle modernisée
par Alfred Talandier… Gargantua (édition tout-à-fait c­omplète), Paris, Librairie populaire.
Talandier donne au même moment un Rabelais classique, la première édition, expurgée,
visant « les lycées de filles aussi bien que les lycées de garçons ; l­’autre, c­ omplète, pour
tous ceux qui ne veulent être privés d­ ’aucun propos torcheculatif, d ­ ’aucune critique des
rêveurs mathérologiens [sic] […], etc., etc. », préface, p. xv-xvi) ; 1886 (Gargantua. Traduction
nouvelle en français moderne par M. Charles Desromères, Paris, Librairie des publications à
cinq centimes) ; 1888 (Histoire de Gargantua c­ omplétée ­d’après les légendes populaires. Édition
à ­l’usage de la jeunesse par Jules Gourdault, Paris, Hachette et Cie) ; 1893 (Gargantua, Paris,
L. Boulanger, « Le livre pour tous ») ;1894 (Gargantua et Pantagruel (Fragments), Paris,
Henri Gautier, « Nouvelle bibliothèque populaire » ; dans cette anthologie, se lisent aussi
quelques chapitres célèbres des trois autres Livres de Pantagruel).
77 Pour une histoire de ­l’édition illustrée des textes rabelaisiens, voir Henri Zerner, « Rabelais
en images », dans Inextinguible Rabelais, dir. Mireille Huchon et al., Paris, Classiques
Garnier, à paraître.

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152 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

LA LANGUE DE RABELAIS ET LES EROTICA VERBA

Pour terminer, nous nous arrêterons rapidement sur deux questions


esthétiques prédominantes quand il est question de Rabelais au xixe siècle
(même si, à vrai dire, la remarque est valable, à des degrés divers, pour
presque tous les siècles) : la langue et ­l’obscénité78.
­L’inventivité verbale est le plus grand atout et, paradoxalement, la
plus grande faiblesse du texte rabelaisien. Les éditeurs reconnaissent la
difficulté linguistique ­d’un texte devenu presque illisible. La langue
de Rabelais est une des causes – pas la seule néanmoins – de son obs-
curité. Si ­l’annotation de cette langue réclame de longues recherches
savantes, certains, ­comme Eugène Noël, affirment pourtant que « la
langue de Rabelais est encore ­aujourd’hui celle du peuple79 ». Selon lui,
la prononciation populaire se rapproche de la diction du xvie siècle ; elle
est donc plus apte à faire ­comprendre le texte. Par cette affirmation,
­c’est aussi la langue du peuple que défend Eugène Noël80. De la même
manière, pour George Sand, c­ onnaître le patois berrichon permet de
­comprendre Rabelais bien mieux que nombre de ­commentateurs savants
qui ­s’échinent à en étudier la langue81. ­C’est en regardant ­l’orthographe
ancienne de Pantagruel ­qu’elle se c­ onvainc du rapprochement entre
la prononciation du patois berrichon et du français ancien82. Dans
78 Sur ce point, voir le chapitre « Une insupportable grossièreté ? » de M.-A. Fougère, op. cit.,
p. 129-159.
79 Le Rabelais de poche avec un dictionnaire pantagruélique tiré des œuvres de François Rabelais,
Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1860, p. 3.
80 Sur ­l’engagement politique dont témoigne le travail effectué par Eugène Noël sur Rabelais,
voir ­l’article de Paule Petitier dans le présent volume, p. 593.
81 G. Sand, Correspondance, op. cit., t. VIII, p. 187 : dans la lettre citée supra à Charles Poncy,
elle parle de « ce vieux langage, dont notre idiome berrichon nous donne la clef plus q­ u’à
tous les savants c­ ommentateurs » ; voir aussi, sur ce rapprochement entre la langue de
Rabelais et le patois du Berry, les références indiquées par Daniel Bernard, « Le regard
ethnographique de George Sand », dans George Sand. Terroir et histoire, dir. Noëlle Dauphin,
Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 81-103, n. 29, p. 94.
82 G. Sand, Correspondance, op. cit., t. V, p. 679 : « nous parlons ici le berrichon pur et le fran-
çais le plus primitif. ­C’est la lecture attentive du Pantagruel, dont ­l’orthographe ­d’ailleurs
est identiquement semblable à notre prononciation, qui m ­ ’a donné cette ­conviction,
peut-être un peu téméraire ». Voir aussi ce passage de La Mare au diable (« Appendice.
Les noces de campagne ») cité par Éric Bordas (« Les histoires du terroir. À propos des
Légendes rustiques de George Sand », RHLF, vol. 106, 2006/1, p. 67-81, n. 25, p. 72) :

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 153

le sens inverse, Rabelais est une référence récurrente pour donner au


patois ses lettres de noblesse83. Connaître le patois permet de mieux
entendre Rabelais ; ­connaître Rabelais permet de mieux c­ omprendre
les divers patois menacés de disparition. L­ ’archaïsme c­ oncorde avec le
régionalisme. Jean Fleury, tout aussi grand ­connaisseur de Rabelais que
de la dialectologie et des traditions orales normandes, offre un parfait
exemple de la manière dont les travaux seiziémiste et dialectologique
se nourrissent l­’un l­’autre : dans son étude sur le patois de La Hague,
il fait fréquemment référence à Rabelais84, qui est bien ­l’écrivain de
­l’« omnilanguaige », pour le dire avec le mot de Balzac85.
Éditer Rabelais requiert d­ ’établir d­ ’abondants glossaires. C
­ ’est le rêve
de Nodier depuis au moins 1810, ­lorsqu’est affirmé par Herbert Croft,
dont Nodier est le secrétaire, ­qu’il faut « établir un index bien ­complet
des mots que cet auteur a employés86 », et encore en 1834, quand Nodier
écrit ­qu’il ne faut à Rabelais
q­ u’un ­commentaire lexique et littéraire, suivi de bons index de locutions ­comme
M. de l­ ’Aulnaye les a faits, et surtout d­ ’un ample index de mots, c­ omme M. de
­l’Aulnaye aurait pu le faire. Ce sera là un vrai thesaurus verborum, car toute
la langue française du temps de Rabelais y entrera, et, ce qui n ­ ’est pas à
dédaigner, toute la langue de Rabelais par-dessus le marché87.

« Ces gens-là [les paysans du Berry] parlent trop français pour nous, et, depuis Rabelais
et Montaigne, les progrès de la langue nous ont fait perdre bien des vieilles richesses ».
83 Pour Nodier, Rabelais est un des quatre génies supérieurs (avec Montaigne, Molière et
La Fontaine) de la littérature française, qui ont été « de hardis parleurs et des patoiseurs
sublimes, qui faisaient entrer le patois de toutes leurs forces dans la langue française »
(« Virgile virai en borguignon. Choix des plus beaux livres de ­l’Énéide (en patois de Bourgogne)… »
[5 novembre 1831], dans Feuilletons du Temps et autres écrits critiques, op. cit., p. 164).
84 Jean Fleury, Essai sur le patois normand de La Hague, Paris, Maisonneuve frères et Ch. Leclerc,
1886, passim.
85 H. de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, dans Œuvres diverses, op. cit., t. I, p. 251.
86 Voir Jacques-Rémi Dahan (éd.), Études sur le seizième siècle…, op. cit., p. 56-57, qui renvoie à
Herbert Croft, Horace éclairci par la ponctuation, Paris, A.-A. Renouard, 1810, p. 170 (voir
aussi p. 201-202) : « De quel intérêt ne seroit pas pour la langue française une édition
exacte de Rabelais, avec un index bien ­complet des mots que cet auteur a employés ! Ce
livre, dont un de mes amis s­’occupe, est un des plus essentiels q­ u’on puisse donner à la
littérature nationale ». – L­ ’indexation des grands écrivains est une obsession de Nodier, qui
y voit le seul moyen d­ ’archiver les langues et d­ ’ériger « à la langue françoise un monument
aussi durable ­qu’elle même » ; ­composer un tel index entrait déjà dans son projet initial
pour son édition de La Fontaine (Fables de La Fontaine, avec un nouveau ­commentaire littéraire
et grammatical, dédié au roi par Ch. Nodier, Paris, Alexis Eymery, 1818, t. I, p. xiii-xiv).
87 Ch. Nodier, « De quelques livres satiriques et de leur clef » [Premier article, 17 octobre
1834], art. cité, p. 441.

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154 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

Cet index rêvé par Nodier, c­ ’est Edmond Huguet qui le réalisera en
1902 et 1903 avec les tomes V et VI de l­’édition ­commencée en 1868
par Marty-Laveaux, c­ omprenant un immense glossaire de 607 pages.
Connaître la langue de Rabelais revient presque à ­connaître ­l’ensemble
de la langue du xvie siècle88, et un peu plus89. En outre, la langue de
Rabelais est vue ­comme une langue incunable, pourrait-on dire ; elle
permet de découvrir le français au berceau90. Mais ­c’est aussi la langue
­d’un impénitent néologue. Les avis émis par les éditeurs de Rabelais
sont donc indissociables des tensions qui entourent la question du néo-
logisme à l­ ’époque. Dans une certaine mesure, les éditions de Rabelais
ont dû participer au mouvement de libération de la langue désirée par
bien des écrivains du xixe siècle, ainsi q­ u’à l­ ’attrait pour le néologisme
et les idiomes spécifiques ou marginaux. Le goût du néologisme chez
Balzac ou Flaubert, grands amateurs de la langue rabelaisienne, en sont
des témoignages parmi ­d’autres.
­L’édition procurée en 1820 par De L ­ ’Aulnaye, avec ses multiples
glossaires, est passionnante sur ce point. Notamment, son choix de
recueillir des erotica verba retient ­l’attention. L­ ’éditeur s­’en justifie par
le délassement apporté par un tel glossaire et par sa nouveauté91. En
1823, il amplifie même cette partie, qui ne sera pas du goût de certains,
­comme Gratet-Duplessis :
M. de L­ ’Aulnaye aurait pu toutefois, et sans aucun inconvénient, je pense,
se dispenser de réunir en un seul faisceau, c­ omme il ­l’a fait, toutes les obs-
cénités et toutes les turpitudes qui se trouvent disséminées dans les œuvres

88 Et, dans la c­ ontinuité de ses travaux sur Rabelais, Edmond Huguet donnera un Dictionnaire
de la langue française du seizième siècle qui fait toujours référence.
89 Outre la citation précédente de Nodier, voir aussi ce q­ u’il écrit dans son c­ ompte rendu
du Tesoretto della Lingua Toscana de Giosafatte Biagioli, où il évoque « Rabelais, qui ­n’a
pas omis d­ ’ailleurs un seul mot de la langue, et qui en a fait plus de mille » ( Journal des
débats politiques et littéraires, 19 août 1816, p. 2).
90 La remarque vaut, bien entendu, pour le moyen français en général, même si la langue
de Rabelais est mise en avant p­ uisqu’elle est l­’une des plus riches de son temps (et pas
seulement…). Langue incunable, ­c’est aussi une langue « à son apogée » (avant son épu-
ration classique et néo-classique) pour un amoureux du moyen français ­comme Nodier :
« Une langue peut hardiment se croire à son apogée quand elle a produit un Joinville,
un Comines, un Froissart, un Villon, un Coquillart, un Marot, un Rabelais, un Henri
Estienne, un Montaigne. Ne demandez pas davantage, s­’il vous plaît : on ne vous don-
nerait pas » (Dictionnaire de la Conversation, t. XXVIII, 1836, p. 195-211, art. « Langue
française », cité par J.-R. Dahan, Études sur le seizième siècle…, op. cit., n. 2, p. 81).
91 Œuvres de Rabelais, op. cit., 1820, t. III, p. vii.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 155

de Rabelais. Un tel recueil ne saurait avoir aucun intérêt littéraire, et il ne


donne pas une idée très avantageuse de celui qui ose l­ ’exécuter sans rougir92.

L­ ’innovation apportée par cette édition inaugurale est remarquable car


elle exhibe la part de ­l’œuvre de Rabelais que bien des éditeurs préfé-
reraient pudiquement mettre sous le boisseau93.
Les éditeurs présentent Rabelais ­comme un grand penseur, un
profond philosophe, pré-révolutionnaire selon certains. Mais ils sont
bien obligés de dire un mot de son obscénité et de ses grossièretés, ne
serait-ce que pour répondre aux réticences éventuelles d ­ ’un lectorat
qui c­ onnaît nécessairement la réputation de l­ ’auteur de la geste panta-
gruélique. La vulgarité rabelaisienne ne peut que scandaliser un siècle
poli. Néanmoins, elle est, en général, justifiée par deux explications.
Premièrement, le relativisme historique permet de dédouaner en partie
Rabelais de son obscénité : loin de la politesse des mœurs du xixe siècle,
il parle la langue d­ ’une époque encore moyenâgeuse, que pareils excès
ne choquaient pas. Il a « les défauts du parler de son temps94 » ; « la
grossièreté [de son langage] a son excuse dans les habitudes du temps95 ».
Louis Barré approfondit cette première explication :
L­ ’obscénité triviale, outrée, j­ usqu’à provoquer a­ ujourd’hui un dégoût légitime,
cette obscénité qui était alors dans les mœurs, les habitudes, le langage, non
point des tavernes et des antichambres, mais des boudoirs, des salons, des
palais et de la salle du trône (­consultez les mémoires), cette obscénité même,
il serait facile de prouver que chez Rabelais elle ­n’est la plupart du temps

92 Pierre-Alexandre Gratet-Duplessis, Bibliographie parémiologique, Paris, Potier, 1847, p. 201.


Nodier aurait été d­ ’un avis tout c­ ontraire : « encore faudrait-il y joindre le Dictionnaire
de ces mots obscènes et grossiers que la pudeur des Dictionnaires ­d’un usage universel
a très ­convenablement repoussés, mais dont il est à souhaiter que le dépôt reste quelque
part, puisque les générations futures ne pourront lire sans y avoir recours, après la mort
prochaine de la langue française qui périt d­ ’exubérance, Rabelais, Eutrapel, Bonaventure
Des Périers, le Moyen de parvenir, et vingt autres des chefs-­d’œuvre les plus exquis du
seizième siècle, invitis Minerva et pudore. » (« Des satires publiées à ­l’occasion du premier
Dictionnaire de ­l’Académie » [2 octobre 1835], dans Feuilletons du Temps et autres écrits
critiques, op. cit., t. I, p. 590).
93 Voir par exemple le choix de Louis Barré, qui adjoint un « glossaire de la langue de
Rabelais » à la fin de ­l’édition des Œuvres de 1854 (Paris, J. Bry aîné, p. 316) tout en
précisant dans son introduction : « nous n ­ ’avons pas cru devoir expliquer les termes
obscènes, qui, pour la plupart ne sont que trop clairs par eux-mêmes ».
94 Alfred Talandier (éd.), Le Rabelais populaire, op. cit., p. xii.
95 Pierre Bry, « Avis sur cette édition », Œuvres de François Rabelais…, Paris, J. Bry aîné,
1854, p. 44.

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156 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

que factice. En l­’étalant ­comme à plaisir, ­l’auteur jouait le rôle de ­l’esclave


ivre de Lacédémone96.

Barré fait ici référence à la coutume de montrer aux jeunes Spartiates


des ilotes enivrés afin de les dégoûter dès leur plus jeune âge des dérè-
glements causés par l­ ’ébriété. Rabelais se ferait donc plus obscène encore
que sa propre époque afin ­d’en critiquer ­l’excès. Cet excès est abordé par
Alfred Talandier sous la forme d­ ’une analogie avec la fonte du métal : à
la surface apparaît un mélange repoussant ­d’impuretés qui recouvrent
temporairement le beau métal fondu « ­d’où sont sorties la langue, la
philosophie, la littérature et, en définitive, la Révolution française97 ».
En jouant de ­l’opposition entre le dessus et le dessous, Talandier pré-
pare habilement le terrain à la seconde explication de ­l’obscénité rabe-
laisienne, qui tient à la nature profondément silénique de son texte :
Rabelais devait être obscène pour faire rire et ne pas être censuré, voire
brûlé. Les dehors repoussants de son texte ne sont ­qu’une apparence
trompeuse pour cacher ­l’intérieur profond du silène. Rabelais est ainsi
surtout obscène par stratégie, pour désarmer ses adversaires et « faire
passer de plus grosses vérités ­qu’aucune de celles qui coûtèrent la vie à
Louis de Berquin, à Étienne Dolet et à tant ­d’autres98 », ­puisqu’il est
­communément présenté ­comme ­l’un « des apôtres de la vérité dans ce
glorieux et redoutable xvie siècle, tout reluisant d­ ’or, mais tout rouge
de sang99 ».
Néanmoins, il est indéniable que l­ ’obscénité rabelaisienne c­ ontinue
de gêner et que, même excusée ou expliquée, elle reste souvent la part
maudite de ­l’œuvre. De manière révélatrice, quand George Sand entend
expurger Rabelais, certes à de louables fins ­d’ouverture à un plus large
lectorat, elle prétend « ôter [du texte] tout ce qui est laid et garder tout
ce qui est beau100 ». Dans ce domaine, le discours éditorial reste bien
en deçà de la relecture proposée par Hugo théorisant le grotesque, ou
par Philarète Chasles et Balzac intégrant la présence du bas corporel

96 Œuvres de Rabelais augmentées… Nouvelle édition revue sur les meilleurs textes… par Louis
Barré, Paris, Garnier frères, 1877, p. vii.
97 Alfred Talandier (éd.), op. cit., p. xiii-xiv, cité plus longuement par M.-A. Fougère, op. cit.,
p. 141.
98 Ibid., p. xiv-xv.
99 Œuvres de Rabelais… par Louis Barré, op. cit., p. vii.
100 G. Sand, Correspondance, op. cit., t. VIII, p. 187.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 157

dans une vision historique et métaphysique. Ces refontes de l­ ’obscénité


rabelaisienne au sein ­d’approches esthétiques totalisantes ne trouvent
pas réellement ­d’écho chez les éditeurs.
Le discours éditorial sur Rabelais est ­d’ailleurs très avare en liens entre
Rabelais et les écrivains du xixe siècle. Rabelais est donné c­ omme un
« classique » de la littérature française mais les éditeurs ne s­ ’aventurent
pas à des rapprochements avec la création ­contemporaine, que ce soit
avec les romantiques, ou avec les romanciers excentriques, presque tous
grands lecteurs de Rabelais. Cette absence est bien c­ ompréhensible ;
elle tient à la nature même du travail éditorial. C ­ ’est plutôt du côté
du discours critique ­qu’il faudrait mener une telle investigation, qui
offrirait sans doute ­d’intéressants résultats. On y verrait notamment que
Rabelais n­ ’est pas toujours présenté c­ omme un modèle à suivre et que
le rapprochement permet régulièrement de critiquer les débordements
esthétiques de la nouvelle génération. C­ ’est le cas, par exemple, d­ ’Edmond
Géraud, qui, en 1827, propose une recension assez peu favorable du
troisième tome des Odes et Ballades en ­constatant101 que Victor Hugo par
ses excès stylistiques devrait parfois craindre ­qu’on ne se rappelle en le
lisant certains passages de Rabelais, « la poésie du jour ­présent­[­ant­]­ de
grandes ressemblances avec la gaîté un peu hiéroglyphique de ­l’auteur de
Pantagruel ». Songeons aussi à Hippolyte Castille critiquant la profonde
empreinte laissée par le scepticisme de Rabelais sur Balzac, qui ­conduit
ce dernier à ­l’immoralité102. Castille ­condamne en somme ces « amères
dérisions103 », qui faisaient, pour Philarète Chasles, le lien entre ­l’auteur
de Pantagruel et celui de La Peau de chagrin.
101 Dans un passage où il ­commente la ballade « Le géant » (« Odes et Ballades, par Victor
Hugo (Deuxième article) », Annales de la littérature et des arts, t. 27, 1827, p. 178-189, ici
p. 185). Sur la déception ­d’Edmond Géraud à la lecture de ce nouveau recueil ­d’Hugo,
alors q­ u’il le voyait c­ omme un jeune poète prometteur, voir Christiane Szeps, Edmond
Géraud à ­l’aube du romantisme, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988, p. 70-72.
102 Hippolyte Castille, « Critique littéraire. Romanciers c­ ontemporains. I. M. H. de Balzac »,
La Semaine, 4 octobre 1846, dans Honoré de Balzac. Mémoire de la critique, éd. Stéphane
Vachon, Paris, PUPS, 1999, p. 133-141. Balzac lui répond dans La Semaine du 11 octobre
1846 (dans Balzac. Écrits sur le roman, éd. Stéphane Vachon, Paris, Livre de poche, 2000,
p. 307-323) en atténuant la portée de son « ­culte » pour Rabelais sur son écriture de La
Comédie humaine : « Mon admiration pour Rabelais est bien grande, mais elle ne déteint
pas sur La Comédie humaine ; son incertitude ne me gagne pas. C ­ ’est le plus grand génie
de la France au Moyen Âge, et c­ ’est le seul poète que nous puissions opposer à Dante.
Mais j­’ai les Cent Contes drolatiques pour ce petit c­ ulte particulier » (p. 321-322).
103 H. de Balzac, La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1189.

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158 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

Du côté des éditeurs, Pierre Bry est l­ ’un des rares à faire explicitement
de ­l’écriture rabelaisienne un modèle pour ses ­contemporains. Le texte
de Rabelais offre, selon lui, un « retour aux sources de notre langue »
et devrait permettre de « raviver chez les modernes une originalité, une
naïveté de style, auxquelles ils renoncent trop dédaigneusement104 ». Le
même genre de remarques apparaissait déjà chez Louis-Sébastien Mercier
au sujet de La Fontaine. Et pour Mercier, ­s’inspirer de La Fontaine impli-
quait aussi de s­’inspirer de ses modèles, Rabelais et Marot105.

En ­conclusion, il faut saluer la multitude de trouvailles et ­d’innovations


qui gisent dans les éditions de Rabelais au xixe siècle. Elles profitent
de découvertes bibliographiques, présentent des éclairages nouveaux
sur ­l’interprétation du texte ou sa simple c­ ompréhension littérale, pro-
posent certains habillages éditoriaux qui transforment profondément la
vision de l­ ’œuvre. Pour n­ ’en donner q­ u’un exemple, découvrir Rabelais
accompagné des formidables gravures d­ ’un Gustave Doré ou ­d’un Albert
Robida, c­ ’est nécessairement le lire avec un regard différent, que nous
ne pouvons q­ u’imaginer ou tenter de reconstituer, faute de pouvoir en
faire l­’expérience naïve.
Rabelais se vend et se lit sous un visage à la fois uniforme et infiniment
multiple. Infiniment multiple par la diversité sans précédent des manières
de l­ ’éditer (qui répond aussi à un accroissement et à une diversification
du lectorat), mais aussi uniforme en ce que reviennent régulièrement les
mêmes c­ onstats dans des éditions pourtant très différentes : richesse
de la langue, profondeur philosophique de la pensée, gaillardises et
obscénités d ­ ’un autre temps. Semble prédominer ­l’impression que
le texte échappera toujours à son ­commentateur (« Rabelais, que nul
ne ­comprit », ­comme ­l’écrit Hugo106), mais que sa magie opérera, ce
­qu’exprime finement Sainte-Beuve dans un ­compte rendu important, où
il expose la disponibilité, ­l’ouverture interprétative du texte de Rabelais,
et la c­ onnivence ­qu’il produit avec son lecteur :
104 Pierre Bry, « Avis sur cette édition », Œuvres de François Rabelais…, op. cit., 1854, p. 44.
105 Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, ou nouvel essai sur l­ ’art dramatique, Amsterdam, E. van
Harrevelt, 1773, n. (a), p. 332-333 : « Quel étoit donc son secret [le secret du style de La
Fontaine] ? ­D’allier la gaieté à la profondeur, la finesse à la simplicité. On dit que ­c’est
dans Rabelais et dans Marot ­qu’il a puisé cette prodigieuse érudition de style, en faisant
­l’alliage de notre ancien idiome et de notre langue moderne. En ce cas mettons-nous à
lire Rabelais et Marot. »
106 Victor Hugo, Les Contemplations, « Les Mages », VI, 23, v. 157.

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LES RENAISSANCES ÉDITORIALES DE RABELAIS AU XIXe SIÈCLE 159

Il y a de tout dans son livre [celui de Rabelais], et chaque admirateur peut se


flatter ­d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit.
[Après avoir démontré, en ­conclusion de son article, que Rabelais était un Molière écrivant
au xvie siècle…] Cependant il restera toujours en propre à celui-ci l­ ’attrait singu-
lier qui tient à une certaine difficulté vaincue, à une certaine franc-maçonnerie,
bachique à la fois et savante, dont on se sent faire partie en ­l’aimant. Dans le pur
pantagruélisme en un mot, il y a un air d­ ’initiation, et cela flatte toujours107.

Pour les uns, c­ omme Eugène Noël, Rabelais est un profond philo-
sophe politique, pré-révolutionnaire, défenseur du peuple. Le Pantagruel,
­c’est déjà la Révolution en marche, pourrait-on dire à la manière de
Napoléon sur Beaumarchais. Pour d ­ ’autres, Rabelais n ­ ’est en rien
politique ; il est lu et savouré pour son art de la dérision immodérée,
merveilleux repli, loin du siècle bourgeois et utilitariste, qui permet de
­s’abstraire du présent dans un grand éclat de rire. Théophile Gautier est
de ceux-là108. Dans la préface d­ ’Albertus ou l­ ’âme et le péché – très proche
sur bien des points de la fameuse préface de Mademoiselle de Maupin,
où la lecture de Pantagruel figure en remède non c­ ontre le mal de dents
mais ­contre les affectations moralisatrices du temps – il représente le
poète enfermé chez lui, qui ne ­connaît du monde que ce ­qu’il peut en
apercevoir par sa fenêtre et qui ­n’a pas envie ­d’en voir plus. La fin du
recueil fait directement écho à la préface ; après avoir invité le lecteur
à entrer dans sa chambre, Gautier le c­ ongédie par ces quelques mots :
[…] – Ainsi, bonsoir. – Fermez la porte,
Donnez-moi la pincette, et dites q­ u’on ­m’apporte
Un tome de Pantagruel109.

Dans Gargantua (chap. xxviii), Grandgousier passait joyeusement ses


après-dîners à se chauffer les couilles à un beau, clair et grand feu, tout

107 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Légendes françaises. – Rabelais, Par M. Eugène Noël.


(1850.) », Le Constitutionnel, 7 octobre 1850 (repris dans Causeries du lundi, 3e édition,
Paris, Garnier frères, 1858, t. III, p. 1-18).
108 Sur Gautier et Rabelais, voir, outre ­l’article ­d’Anne-Pascale Pouey-Mounou dans ce volume,
Beatrix Ravà, « Rabelais et Théophile Gautier », Revue des études rabelaisiennes, t. X, 1912,
p. 185-211, J. Boulenger, op. cit., p. 139-145, et M.-A. Fougère, op. cit., p. 124-127 ; sur ­l’image
« rabelaisienne » de Gautier, voir Paolo Tortonese, « Le Rabelais du Second Empire : Gautier
dans le Journal des Goncourt », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, no 9, 2002, p. 153-166.
109 Théophile Gautier, Albertus ou l­’âme et le péché. Légende théologique [1832], dans Œuvres
poétiques ­complètes, éd. Michel Brix, Paris, Bartillat, 2004, p. 58.

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160 RAPHAËL CAPPELLEN ET CHRISTELLE GIRARD

en faisant à sa famille les beaux ­contes du temps passé ; en 1832, le


poète, « jeune homme frileux et maladif qui use sa vie en famille avec
deux ou trois amis et à peu près autant de chats110 », se met devant le
feu avec un tome de Rabelais… Huysmans, autre grand amateur de
Rabelais, se souviendra des vers de Gautier, q ­ u’il cite en c­ onclusion
de son c­ ompte rendu du troisième Parnasse ­contemporain111. En 1833,
Gautier, dans Celle-ci et celle-là, l­’un des « romans goguenards » paru
dans la première édition des Jeunes France, ­s’amuse de la même image.
Après son suicide raté et à défaut de mourir noyé, Rodolphe rentre chez
lui tout mouillé ; Mariette, sa domestique, est aussitôt aux petits soins :
Tenez, voilà vos pantoufles, fit-elle avec un geste amical ; voici Tom, votre
chat favori ; voilà votre volume de Rabelais ; que voulez-vous de plus112 ? 

Dans ses « précieuses ridicules du Romantisme113 », Gautier se moque


aussi de lui-même. Rentrer chez soi et se réchauffer en feuilletant son
Rabelais, est-ce l­’acte d­ ’un jeune romantique qui lit un auteur faisant
enrager les bourgeois ou est-ce, au c­ ontraire, le repli dans son intérieur
­confortable ­d’un fashionable qui sent son bourgeois refoulé ? Un peu des
deux sans doute. Rabelais, maître ès dérision souvent ­condamné pour
sa grossièreté, a aussi enseigné à certains de ses lecteurs du xixe siècle
cette élégance suprême q­ u’est ­l’autodérision.

Raphaël Cappellen
et Christelle Girard
Université de Paris
CERILAC
110 Th. Gautier, Albertus ou l­’âme et le péché. Légende théologique, « Préface ».
111 Joris-Karl Huysmans, « Le Salon de poésie. Troisième série du Parnasse Contemporain »,
dans Œuvres ­complètes. Tome 1. 1867-1879, J.-M. Seillan et al. (éd.), Paris, Classiques
Garnier, 2017, p. 326 ; voir aussi la note 7, p. 1056, qui rapproche le passage en question
de cet extrait ­d’une lettre de Huysmans à Lemonnier ­d’avril 1878 : « Je mâchonne du
spleen, il pleut à bouillons, les rues sont des ruisseaux couleur de café au lait, le soleil a
fait faillite ­comme un vrai ­commerçant ! on se pelotonne chez soi pour se remettre du
rouge dans ­l’âme, en lisant du Rabelais ».
112 Théophile Gautier, Romans, c­ontes et nouvelles, P. Laubriet (dir.), Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 97.
113 Ibid., p. 1244.

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