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PREMIERE APPROCHE
4 Marivaux : une vie pour l'écriture
9 Comprendre l'Ile des esclaves aujourd'hui
15 Une île, des personnages
DOCUMENTATION THEMATIQUE
80 Index des thèmes de l'œuvre
82 La représentation des domestiques
dans le théâtre du XVIIIe siècle
95 ANNEXES
(Analyses, critiques, activités de lecture,
bibliographie, etc.)
2 3
PREMIÈRE APPROCHE
Marivaux :
une vie pour l'écriture
4 février 1688.
Pierre Carlet, qui ne prendra le nom de « Marivaux » qu'en
1717, naît à Paris. Il est le fils de Nicolas Carlet, fonctionnaire
de l'administration de la marine, et de Marie Bullet, sœur de
Pierre Bullet, architecte du roi. Il vit ses dix premières années
à Paris, séparé de son père, alors trésorier dans l'armée en
Allemagne.
1699.
Nicolas Carlet vient d'obtenir la charge de « contrôleur-contre-
garde » à Riom, où il emmène sa famille. Il sera nommé
directeur de la Monnaie de Riom en 1704. Son fils fait de
Départ des comédiens-italiens en 1697.
sérieuses études latines au collège des Oratoriens et lit des Gravure de Jacob d'après Watteau (1684-1721), B.N.
romans.
1710-1714. 1717.
Le futur « Marivaux » s'inscrit à l'école de droit de Paris. Marivaux se marie avec Colombe Bollogne, issue d'une famille
Mais il n'y semble guère assidu ! Il préfère manifestement se aisée de Sens. De 1717 à 1718, le Nouveau Mercure publie ses
consacrer à la littérature. En 1712, il publie sa première pièce, Lettres sur les habitants de Paris, réflexions sur le peuple, les
le Père prudent et équitable, et commence à écrire des romans : bourgeois, la société mondaine.
les Effets surprenants de la sympathie, la Voiture embourbée (parus
1719.
en 1713 et 1714) et Pharsamon (publié en 1737).
Mort de Nicolas Carlet : Marivaux essaie sans succès de
1714-1716.
succéder à son père dans sa charge à Riom. Naissance de sa
Le jeune écrivain s'engage aux côtés des Modernes dans la fille.
« querelle » qui continue de les opposer aux Anciens, les
« dévots d'Homère ». Il écrit le Télémaaue travesti (publié 1720.
seulement en 1736) et l'Iliade travestie (1717), deux parodies Banqueroute de Law : graves difficultés financières pour
dans lesquelles on peut déjà déceler des préoccupations Marivaux. Il se réinscrit à la faculté de droit et sera admis à
« sociales ». la licence en septembre 1721. Mais il ne renonce pas à la
4 5
UNE VIE P O U R L ' É C R I T U R E
littérature. Sa collaboration avec les comédiens-italiens, de Mme du Deffand. Il se rendra chez Mme Geoffrin après la
retour à Paris en 1716, commence par deux comédies : l'Amour mort de Mme de Tencin en 1749. Le Jeu de l'amour et du hasard
et la Vérité et Arlequin poli par l'amour, dont seule la seconde est une comédie créée au Théâtre-Italien et très appréciée à
a du succès. Sa tragédie la Mort d'Annibal, jouée par les la cour.
comédiens-français, est un échec.
1731-1741.
1721-1724. Le romancier travaille beaucoup : la publication de la Vie de
Marivaux journaliste : dans les publications échelonnées du Marianne ou les Aventures de Madame la Comtesse de ... s'étend
Spectateur français, il observe la vie quotidienne, alternant tous sur dix ans. En 1734 et 1735 paraît le Paysan parvenu. Marivaux
les tons. Son activité théâtrale se poursuit : la Surprise de n'en néglige pas pour autant le journalisme {le Cabinet du
l'amour (1722), la Double Inconstance (1723), le Prince travesti et philosophe, 1734), et encore moins le théâtre : il écrit au moins
la Fausse Suivante (1724) sont joués par les comédiens-italiens. une pièce par an, dont le Triomphe de l'amour, les Serments
Échec du Dénouement imprévu, au Théâtre-Français. Sa femme indiscrets (1732) et les Fausses Confidences (1737).
meurt en 1723.
1742.
1725. Marivaux est élu à l'Académie française. Il y lira régulièrement
Le 5 mars est créée l'île des esclaves au Théâtre-Italien. Énorme des « réflexions » sur des sujets philosophiques, moraux et
réussite : vingt et une représentations. La pièce est jouée littéraires. Il retouche une comédie de Rousseau : Narcisse.
devant la cour le 13 mars et est publiée en avril. Moindre 1744.
succès pour l'Héritier de village. Il habite vraisemblablement avec Mlle de Saint-Jean, avec qui
1726-1730. il sera lié jusqu'à sa mort. Création de la Dispute, sans succès.
Une comédie, la Seconde Surprise 1746.
de l'amour, et un nouvel écrit Sa fille entre au couvent, protégée par le duc d'Orléans.
journalistique, l'Indigent philosophe
1747-1760.
(1727). Marivaux exploite à nou-
Alors qu'une traduction de certaines de ses pièces paraît en
veau l'idée de « l'île utopique »
Allemagne, Marivaux ne compose plus que quelques comédies
dans l'île de la raison (Théâtre-
et écrits de réflexion.
Français, 1727) et la Nouvelle Colonie
ou la Ligue des femmes (de cette 1763.
pièce, créée au Théâtre-Italien en Malade depuis 1758, il meurt sans aucune fortune.
1729, ne subsiste aujourd'hui
qu'une version en un acte, publiée
Mme de Tencin. en 1750).
1730.
Marivaux fréquente les salons littéraires : il est assidu chez
Mme de Lambert. On le verra ensuite chez Mmc de Tencin et
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MARIVAUX ET SES CONTEMPORAINS
Comprendre
l'Île des esclaves aujourd'hui
À la création, les rôles d'Arlequin Plus « spécialisés », ils sont alors cochers,
et de Cléanthis — les plus laquais ou intendants... Valets ou
« italiens » de la pièce — étaient femmes de chambre, ils vivent dans
tenus par Thomassin et Silvia. l'intimité des maîtres (voir scène 3) et
Thomassin, qui jouait tous les rôles deviennent parfois complices ou
d'« Arlequin », savait unir au confidents. Il arrive que des maisons
comique sensibilité et finesse. Le jeu s'attachent pour plusieurs générations
de Silvia, l'interprète privilégiée de des familles de domestiques (voir scène
Marivaux, était réputé pour sa 9). Mais les gages restent partout très
retenue, son intelligence et sa grâce. faibles et ne sont pas toujours payés. Thomassin (Arlequin)
Silvia, par De Troy Tableau de La Tour
(1645-1730). Mario, Mlle La Lande et Dominique,
(1704-1788)
lui-même auteur de pièces, incar-
naient respectivement Iphicrate, Euphrosine et Trivelin. L'île
des esclaves n'est entrée au répertoire de la Comédie-Française Des domestiques mal traités
qu'en 1939 (voir p. 106). Le maître a une grande liberté. À tout moment, il peut
renvoyer son serviteur, qui doit tout supporter. Un grand
intendant pouvait écrire à la fin du xvii e siècle : « II y a des
Maîtres et serviteurs en 1725 maîtres si inhumains qu'ils ménagent moins leurs valets que
Diversité des situations indeed leurs chevaux, parce que les valets ne leur coûtent point
Au XVIIIe siècle, les domestiques, souvent d'origine rurale, d'argent. »
représentent 5 à 10 p. 100 de la population urbaine. Engagés En effet, les domestiques travaillent durement et
pour une durée déterminée, moyennant gages et logement, continuellement. Ils sont traités avec brutalité, injuriés, souvent
ils dépendent d'un maître : on dit qu'ils lui « appartiennent ». battus (voir scènes 1, 5, 9). Le serviteur est un objet sans
Ils ne pourront le quitter sans un certificat, à fournir au dignité : son nom est remplacé par un sobriquet ou une
prochain patron. Leurs statuts demeurent vagues, sans origine géographique (voir scènes 2 et 3). On ne l'autorise
application, et la justice est fort sévère à leur égard : le pas à fonder une famille et l'on oublie le « devoir d'instruction ».
témoignage d'un serviteur est sans valeur ; en cas de vol, il Les traités préconisent pourtant des sentiments de type
risque la peine de mort. paternaliste : le maître doit veiller non seulement à la
Les conditions sont très variables. Dans les foyers modestes, subsistance de son domestique, mais aussi à sa moralité (en
les domestiques, souvent des femmes, font tout. Le lit meuble éloignant les logements des deux sexes, par exemple). Il doit
un recoin de la cuisine, la nourriture est fruste, la vie le traiter non en « esclave », mais en « enfant » (voir ce terme
personnelle inexistante. L'emploi est précaire. à la scène 9) : il faudra donc le corriger plutôt que le renvoyer,
On trouve plus d'hommes au service de maisons plus quitte à le battre (voir scène 9). Le maître doit instruire son
riches. Investis d'un rôle de représentation, les domestiques serviteur, récompenser son mérite, l'assister dans la maladie.
peuvent y être mieux vêtus, mieux logés et mieux nourris. Vœux pieux... très partiellement écoutés !
10 11
PREMIÈRE APPROCHE COMPRENDRE L'ÎLE DES ESCLAVES
Mépris ou bons sentiments cause de la servitude. Il s'agit de prouver que les domestiques
La question domestique suscite la réflexion. L'île des esclaves sont des êtres humains susceptibles d'avoir de la bonté et de
s'inscrit dans le cadre de ces discussions. la sensibilité. C'est ce que Marivaux s'efforce de montrer dans
La servitude est une condition méprisée. On l'explique l'expérience qu'est l'Ile des esclaves.
parfois par une différence de nature. En 1749, Mme de Puisieux
peut écrire : « Dieu a donné au peuple une insensibilité, et
une âme proportionnée à sa condition. Qui nous aurait rendu Une Antiquité très « XVIIIe »
les services auxquels nous les avilissons, s'ils eussent pensé et
senti comme nous ? » La diversité des références
Les domestiques sont très mal considérés : on les déclare II ne faudrait pas s'y perdre. Marivaux situe prudemment
oisifs, inutiles, insolents, on les voit intéressés, querelleurs et l'action de sa pièce dans l'Antiquité. Certains personnages
voleurs. C'est à eux qu'on reproche le luxe de leur tenue. Ce viennent d'Athènes et portent des noms d'origine grecque
sont des « fauteurs de troubles » ; les lieux publics et les (Iphicrate, Euphrosine et Cléanthis). Arlequin et Cléanthis sont
spectacles leur sont interdits. des « esclaves » ; Trivelin veille au respect des lois de la
L'inégalité des conditions, légitimée par l'ordre divin, n'est « république » et fait des naufragés des « citoyens ».
guère remise en cause. La duchesse de Liancourt, au XVIIe siècle, Mais cette Antiquité paraît bien conventionnelle. Les
parlait des domestiques comme de « gens que Dieu a réduits références à la réalité du temps abondent. Dans les portraits
en ce monde dans l'état de servitude pour aider votre infirmité que les valets font de leurs maîtres, les spectateurs de 1725
durant que vous remédiez à leur misère, et qui doivent gagner pouvaient reconnaître les mœurs de leur époque : les allusions
le ciel par cette humiliation comme vous devez le gagner par aux pratiques de la mondanité, les détails très quotidiens
le soin que vous prendrez de leur conduite ». (usages des visites, vêtements féminins), la peinture des
Il s'agit alors de plaider pour les bons sentiments. On rapports entre maîtres et valets, par exemple, procuraient
préconise la douceur, la compassion, l'amitié ou l'affection. certainement un « effet de réel ». Les personnages de la pièce
On souligne que les domestiques sont des êtres humains, sont bien des figures du xviii e siècle.
comme leurs patrons. Sensible aux idées nouvelles qui Enfin, Marivaux n'hésite pas à utiliser la tradition italienne.
apparaissent en ce début du xviii e siècle, l'entourage de Trivelin et Arlequin sont des noms de valets de la commedia
Marivaux est attentif à cette nature humaine. Son amie la dell'arte. Les plaisanteries d'Arlequin, son goût pour la boisson,
marquise de Lambert, sans contester l'état de servitude, note ses rappels des coups de bâton marquent, dans le texte, cette
cependant, en 1728, qu'il a été « établi contre l'égalité naturelle origine italienne.
des hommes ». On s'efforce donc de traiter les domestiques
en conséquence, comme Mme du Deffand qui déclare faire de Une volonté de dépaysement
sa femme de chambre une amie intime. II semble, en fait, qu'en amalgamant diverses références,
Bien qu'un valet dénonce, en 1711, les mauvais traitements Marivaux entende transposer dans un ailleurs fictif une peinture
qu'il subit dans un texte satirique, l'État de servitude ou la bien réelle du temps. Certains metteurs en scène du XXe siècle
Misère des domestiques, l'heure n'est pas encore à la remise en ont été sensibles à cette volonté de « dépaysement ». Beaucoup
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PREMIÈRE APPROCHE
14 15
PREMIÈRE APPROCHE UNE ILE, DES PERSONNAGES
révoltée contre l'injustice des « honnêtes gens du monde » amèrement avant de redevenir servante (se. 10). En revanche,
(sc. 10). Les esclaves n'ont pas voulu se venger, les maîtres Arlequin — qui, à la différence de sa comparse, porte un
ont eu leur leçon : Trivelin est satisfait (sc. 11). nom italien — ne se laisse pas passionner. Par ses bons mots,
sa sensibilité et la simplicité avec laquelle il énonce quelques
« leçons » de la pièce, il reste un personnage de rire, de cœur et
Les forces en présence de raison, ce qui lui permet de retourner la situation (sc. 9).
Le maître d'œuvre
Chargé dans la république de faire observer les lois, Trivelin Le texte
fixe les conditions de ce « cours d'humanité ». Ses discours
sont mesurés, ses phrases équilibrées et il énonce parfois de Le texte reproduit ici est celui de la première édition (1725).
véritables « sentences » : c'est un personnage de raison. Dans La ponctuation et l'orthographe du XVIIIe siècle sont différentes
la première moitié de la pièce, c'est lui qui dirige l'action : il de celles que nous utilisons aujourd'hui. Elles sont ici adaptées
donne des ordres, règle les allées et venues des personnages, aux règles de ponctuation actuelles (bien que les guillemets
soumet Iphicrate et Euphrosine à l'épreuve des portraits. Mais des discours rapportés soient omis). Au temps de l'écrivain,
il disparaît après la scène 5 et ne survient à la scène finale la ponctuation varie, pour le même texte, d'une édition à
que pour tirer les conclusions de la leçon. l'autre. Elle résulte souvent davantage de l'arbitraire de l'éditeur
que d'une volonté de l'auteur. Il faut donc comprendre, en
Les maîtres commentant le texte, que ces signes avaient sans doute moins
Ces personnages, dont les noms grecs illustrent la noblesse, d'importance pour Marivaux que pour nous, et que la
figurent les coquettes et petits-maîtres vaniteux : Iphicrate est ponctuation adoptée ici relève nécessairement d'un parti pris,
celui « qui gouverne par la violence » et Euphrosine porte guidé par un souci de cohérence et de clarté. Il ne faudrait
(ironiquement !) le nom d'une des trois Grâces ; il signifie « la pas non plus oublier qu'il s'agit d'un texte de théâtre : les
joie ». Ces jeunes nobles semblent subir l'action, ils n'offrent modalités de la diction et le rythme des phrases en sont
que des réactions (peur, colère puis attendrissement) aux d'autant plus une affaire d'interprétation.
différentes situations auxquelles ils sont confrontés. Une fois, Les pièces de théâtre se terminaient fréquemment, au
cependant, Euphrosine modifie le cours des événements : en Théâtre-Italien, par des « divertissements », petites fêtes
révélant sa souffrance, elle réduit Arlequin au silence (sc. 8). comprenant des chants et des danses. À l'origine, la
représentation de l'Ile des esclaves comportait un divertissement,
Les esclaves introduit par la phrase finale de Trivelin. Prévu par Marivaux,
Conservant le comique, la verve, le langage débridé des
il figure donc ici. Il est difficile de dire avec certitude si celui-
personnages du théâtre italien, ces valets sont bien délurés et
ci en a écrit les paroles, mais on peut remarquer qu'elles sont
ils prennent les initiatives à partir de la scène 6.
tout à fait conformes à l'esprit de la pièce. La musique a été
Leur implication semble différente. Cléanthis se prend au jeu :
composée par Jean-Joseph Mouret, qui était alors le compositeur
elle ne semble pouvoir s'arrêter de parler (sc. 3), se prête
attitré du Théâtre-Italien.
avec sérieux à la comédie d'amour (se. 6) et se révolte
16 17
MARIVAUX
L'île
des esclaves
comédie
représentée pour la première fois
Portrait de Marivaux d'après Van Loo, XVIIIe siècle. le 5 mars 1725
Musée Carnavalet, Paris. par les comédiens-italiens
L'ÎLE DES ESCLAVES
20 21
L ' Î L E DES ESCLAVES SCÈNE 1
55 IPHICRATE. Avançons, je t'en prie. 80 ARLEQUIN, indifféremment. Oh ! cela se peut bien, chacun a
ARLEQUIN. Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil ses affaires : que je ne vous dérange pas !
et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela. IPHICRATE. Esclave insolent !
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi- ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ;
lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous mauvais jargon que je n'entends 1 plus.
60 trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce 85 IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître 2 , et n'es-tu plus mon
cas-là, nous nous rembarquerons avec eux. esclave ?
ARLEQUIN, en badinant. Badin ! comme vous tournez1 cela ! ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse
// chante : à ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne
L'embarquement est divin valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me
Quand on vogue, vogue, vogue, 90 traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était
65 L'embarquement est divin, juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu
Quand on vogue avec Catin 2 . vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton
IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends point, tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce
mon cher Arlequin. que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment,
ARLEQUIN. M o n cher patron, vos compliments me 95 je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus
70 charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire
gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde,
chaloupe. si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que
toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes
IPHICRATE. Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
100 maîtres. (Il s'éloigne.)
ARLEQUIN. Oui ; mais les marques de votre amitié tombent
75 toujours sur mes épaules, et cela est mal placé3. Ainsi, tenez, IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. Juste
pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le
suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se
ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car
passera, et je m'en goberge 4 .
105 je ne t'obéis plus, prends-y garde.
IPHICRATE, un peu ému. Mais j'ai besoin d'eux, moi.
1. Tournez : arrangez.
2. Catin : diminutif de Catherine, qui évoque une fille de la campagne.
Ce mot désigne aussi déjà, familièrement, une « femme de mauvaise
vie ».
3. Mal placé : jeu de mots. D'après F. Deloffre, l'expression signifiait 1. Entends: comprends. Mais « entendre » signifiait aussi déjà
approximativement « déplacé ». « ouïr » et « écouter ». Arlequin joue peut-être sur les divers sens.
4. Je m'en goberge : je m'en moque. 2. Méconnais-tu ton maître : ne reconnais-tu pas ton maître.
24 25
GUIDE DE LECTURE SCÈNE 2
26 27
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 2
ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître. Oh ! Oh ! que nous condition1 à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous
allons rire, seigneur Hé ! 60 regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever
TRIVELIN, à Arlequin. Souvenez-vous en prenant son nom, ce que j'avais à dire. Arlequin !
mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir ARLEQUIN, croyant qu'on l'appelle. Eh !... À propos, je
30 votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. m'appelle Iphicrate.
ARLEQUIN. Oui, oui, corrigeons, corrigeons ! TRIVELIN, continuant. Tâchez de vous calmer ; vous savez
IPHICRATE, regardant Arlequin. Maraud ! 65 qui nous sommes, sans doute ?
ARLEQUIN. Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une ARLEQUIN. Oh ! morbleu ! d'aimables gens.
licence qui lui prend ; cela est-il du jeu ? CLÉANTHIS. Et raisonnables.
35 TRIVELIN, à Arlequin. Dans ce moment-ci, il peut vous dire TRIVELIN. Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense
tout ce qu'il voudra. (À Iphicrate.) Arlequin, votre aventure donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères,
vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre 70 irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et
nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages2 qu'ils
le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent
40 est permis à présent ; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le
que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre
auprès de lui ce qu'il était auprès de vous : ce sont là nos 75 la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette
lois, et ma charge dans la république est de les faire observer loi ; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus
douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous
en ce canton-ci.
corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons,
45 ARLEQUIN. Ah ! la belle charge ! c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ;
IPHICRATE. Moi, l'esclave de ce misérable ! 80 nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles
TRIVELIN. Il a bien été le vôtre. aux maux qu'on y éprouve ; nous vous humilions, afin que,
ARLEQUIN. Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai nous trouvant superbes3, vous vous reprochiez de l'avoir été.
mille bontés pour lui. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois
50 IPHICRATE. VOUS me donnez la liberté de lui dire ce qu'il ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont
me plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un 85 contents de vos progrès ; et si vous ne devenez pas meilleurs,
bâton. nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux
ARLEQUIN. Camarade, il demande à parler à mon dos, et
je le mets sous la protection de la république, au moins.
55 TRIVELIN. Ne craignez rien.
1. J'ai bien connu votre condition : j'ai bien reconnu votre situation
CLÉANTHIS, à Trivelin. Monsieur, je suis esclave aussi, moi, sociale.
et du même vaisseau ; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît. 2. Ressentiment des outrages : souvenir, rancunier ici, des torts subis.
TRIVELIN. Non, ma belle enfant ; j'ai bien connu votre 3. Superbes : orgueilleux.
28 29
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3
que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, SCÈNE 3. TRIVELIN, CLÉANTHIS, esclave,
nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là EUPHROSINE, sa maîtresse.
nos lois à cet égard : mettez à profit leur rigueur salutaire.
90 Remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos TRIVELIN. Ah ça ! ma compatriote, car je regarde désormais
mains durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.
nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos
esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans CLÉANTHIS, saluant. Je m'appelle Cléanthis, et elle,
pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et Euphrosine.
95 généreux pour toute votre vie. 5 TRIVELIN. Cléanthis ? passe pour cela.
ARLEQUIN. Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. CLÉANTHIS. J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de les
Peut-on1 de la santé à meilleur compte ? savoir ?
TRIVELIN. AU reste, ne cherchez point à vous sauver de ces TRIVELIN. Oui-da. Et quels sont-ils ?
lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre CLÉANTHIS. J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde,
100 fortune2 plus mauvaise : commencez votre nouveau régime 10 Imbécile, et coetera.
de vie par la patience. EUPHROSINE, en soupirant. Impertinente que vous êtes !
ARLEQUIN. Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire ? CLÉANTHIS. Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.
TRIVELIN, aux esclaves. Quant à vous, mes enfants, qui TRIVELIN. Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans
devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à
105 le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre ; 15 qui l'on en peut dire impunément.
vous aurez soin de changer d'habit ensemble3, c'est l'ordre4. EUPHROSINE. Hélas ! que voulez-vous que je lui réponde,
(À Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à dans l'étrange aventure où je me trouve ?
côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. CLÉANTHIS. Oh ! dame, il n'est plus si aisé de me répondre.
Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous Autrefois il n'y avait rien de si commode ; on n'avait affaire
110 réjouir du changement de votre état ; après quoi l'on vous 20 qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? Faites
donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. cela, je le veux, taisez-vous, sotte ! Voilà qui était fini. Mais
Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise. à présent il faut parler raison1 ; c'est un langage étranger
(Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant, pour Madame ; elle l'apprendra avec le temps ; il faut se
fait de grandes révérences à Cléanthis.) donner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer2.
25 TRIVELIN, à Cléanthis. Modérez-vous, Euphrosine. (À
Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à
30 31
SCÈNE 3
L'ÎLE DES ESCLAVES
32 33
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3
donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne 95 brouille1. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle
qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et
ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente ; c'est
70 bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. vanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde,
CLÉANTHIS. Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me jalouse ou curieuse ; c'est Madame, toujours vaine ou coquette,
voilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort1. 100 l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce que
EUPHROSINE, doucement. Je vous prie, Monsieur, que je me c'est, voilà par où je débute, rien que cela.
retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire. EUPHROSINE. Je n'y saurais tenir.
75 TRIVELIN. Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pour TRIVELIN. Attendez donc, ce n'est qu'un début.
vous2 ; il faut que vous soyez présente. CLÉANTHIS. Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil
CLÉANTHIS. Restez, restez ; un peu de honte est bientôt 105 l'a-t-il rendue belle, se sent-elle du vif, du sémillant2 dans les
passé. yeux ? vite sur les armes3 ; la journée sera glorieuse. Qu'on
TRIVELIN. Vaine3, minaudière et coquette, voilà d'abord à m'habille ! Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira aux
80 peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la spectacles, aux promenades, aux assemblées4 ; son visage peut
regarde-t-il ? se manifester, peut soutenir5 le grand jour, il fera plaisir à
CLÉANTHIS. Vaine, minaudière et coquette, si cela la 110 voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il
regarde ? Eh ! voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble n'y a rien à craindre.
comme son visage. TRIVELIN, à Euphrosine. Elle développe assez bien cela.
85 EUPHROSINE. N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? CLÉANTHIS. Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? Ah !
TRIVELIN. Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela qu'on m'apporte un miroir ; comme me voilà faite ! que je
vous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien 115 suis mal bâtie6 ! Cependant on se mire7, on éprouve son
pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ; visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus,
détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez- un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce
90 vous les défauts dont nous parlons ?
CLÉANTHIS. En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ;
je vous ai dit de m'interroger ; mais par où commencer ? je
n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai
tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me 1. Cela me brouille : cela m'embrouille.
2. Du vif: de l'éclat, du brillant; du sémillant: de la vivacité, du
piquant.
3. Sur les armes : aux armes (expression militaire).
4. Promenades : promenades publiques (comme celle des Tuileries) ;
1. Dans mon fort: on pourrait dire aujourd'hui, de manière familière. assemblées : cercles, réunions de salon.
« dans mon point fort ». 5. Soutenir : supporter.
2. Cela n'est fait que pour vous : cela n'est destiné qu'à vous. 6. Je suis mal bâtie : ici, j'ai mauvaise mine, je suis défaite.
3. Vaine : qui montre de la vanité à propos de futilités. 7. On se mire : on se contemple dans un miroir.
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3
visage-là, nous n'aurons que du négligé1, Madame ne verra avec ce cavalier si bien fait ? j'étais dans la chambre ; vous
personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du vous entreteniez bas ; mais j'ai l'oreille fine : vous vouliez lui
120 moins fera-t-il sombre dans la chambre2. Cependant il vient plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une femme
compagnie3, on entre : que va-t-on penser du visage de qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable1, disiez-vous ;
Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir- 145 elle a les yeux petits, mais très doux ; et là-dessus vous
là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de
allez voir. Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes
125 Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n'ai pourtant, le cavalier s'y prit2, il vous offrit son cœur. À moi ?
fermé l'œil ; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y
veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au 150 a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre3, continuez,
moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir4 ; ne me dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander
jugez pas aujourd'hui ; attendez que j'aie dormi. J'entendais5 d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, il
130 tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués la baisa ; cela anima sa déclaration ; et c'était là les gants
contre nos maîtres d'une pénétration !... Oh ! ce sont de que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?
pauvres gens pour nous. 155 TRIVELIN, à Euphrosine. En vérité, elle a raison.
TRIVELIN, à Euphrosine. Courage, Madame ; profitez de cette CLÉANTHIS. Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour
peinture-là, car elle me paraît fidèle. qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en
135 EUPHROSINE. Je ne sais où j'en suis. doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : Oh ! pour cela il faut
CLÉANTHIS. VOUS en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai, l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde.
pourvu que cela ne vous ennuie pas. 160 Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me
TRIVELIN. Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le valut-il pas ! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame
reste. était une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela ne
140 CLÉANTHIS. VOUS souvenez-vous d'un soir où vous étiez prit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.
EUPHROSINE. Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me
165 fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage.
TRIVELIN. En voilà donc assez pour à présent.
1. // faut envelopper ce visage-là ... négligé: cela signifie que les CLÉANTHIS. J'allais parler des vapeurs4 de mignardise5
cheveux et une partie du visage seront cachés par une coiffe de toile.
Les femmes portaient ces coiffes la nuit ou lorsqu'elles étaient
« négligées », c'est-à-dire sans ornement et dans l'intimité (sans
nuance péjorative).
2. La chambre : pièce où l'on ne reçoit que les proches, contrairement 1. Aimable : digne d'être aimée.
au salon. 2. S'y prit : fut pris au piège.
3. Compagnie : des visites. 3. Folâtre : qui fait le petit fou, qui badine.
4. Remettez à me voir : remettez à plus tard vos visites. 4. Vapeurs : étourdissements, troubles nerveux.
5. J'entendais : je comprenais. 5. Mignardise : affectation de délicatesse.
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3
auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne penser ; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là.
sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle1 Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard
170 de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, 195 indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et
elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose qu'on ne connaît pas1. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre
parut ; crac ! la vapeur arrive. auberge.
TRIVELIN. Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous un
moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose
175 à lui dire ; elle ira vous rejoindre ensuite.
CLÉANTHIS, s'en allant. Recommandez-lui d'être docile au
moins. Adieu, notre bon ami, je vous ai diverti, j'en suis bien
aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi2 Madame
s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre
180 un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore
une finesse3 que cet habit-là : on dirait qu'une femme qui le
met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y
ramasse dans un corset appétissant4, on y montre sa bonne
façon naturelle ; on y dit aux gens : regardez mes grâces,
185 elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre côté on veut leur
dire aussi : voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il
n'y a point de coquetterie dans mon fait.
TRIVELIN. Mais je vous ai priée de nous laisser.
CLÉANTHIS. Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours,
190 qui sera fort divertissant ; car vous verrez aussi comme quoi
Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase,
avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y
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GUIDE DE LECTURE SCENE 4
1. Fatiguée : importunée.
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L ' Î L E DES ESCLAVES SCÈNE 4
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 5
SCÈNE 5. ARLEQUIN, IPHICRATE; qui ont changé 25 ARLEQUIN. De la peine ? Ah ! le pauvre homme ! Peut-être
d'habits, TRIVELIN. que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le
maître : voilà tout.
TRIVELIN. À cause que je suis le maître ; vous avez raison.
ARLEQUIN. Tirlan, tirlan, tirlantaine ! tirlanton ! Gai, ARLEQUIN. Oui, car quand on est le maître, on y va tout
camarade ! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu 30 rondement, sans façon ; et si peu de façon mène quelquefois
bravement ma pinte 1 , car je suis si altéré depuis que je suis un honnête homme à des impertinences.
maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel TRIVELIN. Oh ! n'importe ; je vois bien que vous n'êtes
5 conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de point méchant.
notre admirable république ! 35 ARLEQUIN. Hélas ! je ne suis que mutin 1 .
TRIVELIN. Bon ! réjouissez-vous, mon camarade. Êtes-vous
TRIVELIN, à Iphicrate. Ne vous épouvantez point de ce que
content d'Arlequin ?
je vais dire. (À Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose : comment
ARLEQUIN. Oui, c'est un bon enfant ; j'en ferai quelque se gouvernait-il2 là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de
10 chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine 40 caractère ?
de désobéissance ; et je lui ordonne de la joie. (Il prend son
ARLEQUIN, riant. Ah ! mon camarade, vous avez de la
maître par la main et danse.) Tala rara la la...
malice ; vous demandez la comédie.
TRIVELIN. VOUS me réjouissez moi-même.
TRIVELIN. Ce caractère-là est donc bien plaisant ?
ARLEQUIN. Oh ! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.
ARLEQUIN. Ma foi, c'est une farce.
15 TRIVELIN. Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait
45 TRIVELIN. N'importe, nous en rirons.
d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui
ARLEQUIN, à Iphicrate. Arlequin, me promets-tu d'en rire
dans son pays apparemment.
aussi ?
ARLEQUIN. Hé ! là-bas ? Je lui voulais souvent un mal de
IPHICRATE, bas. Veux-tu achever de me désespérer ? que vas-
diable, car il était quelquefois insupportable ; mais à cette
50 tu lui dire ?
20 heure que je suis heureux, tout est payé ; je lui ai donné
quittance 2 . ARLEQUIN. Laisse-moi faire ; quand je t'aurai offensé, je te
demanderai pardon après.
TRIVELIN. Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez.
C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonne TRIVELIN. Il ne s'agit que d'une bagatelle ; j'en ai demandé
fortune, et que vous ne lui ferez point de peine 3 ? autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de
55 sa maîtresse.
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 6
ARLEQUIN. Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des TRIVELIN. Il me faut tout ou rien.
folies qui faisaient pitié, des misères, gageons ? IPHICRATE. Voulez-vous que je m'avoue un ridicule1 ?
TRIVELIN. Cela est encore vrai. ARLEQUIN. Qu'importe, quand on l'a été ?
ARLEQUIN. Eh bien, je vous en offre autant ; ce pauvre 85 TRIVELIN. N'avez-vous que cela à me dire ?
60 jeune garçon n'en fournira pas davantage ; extravagance et IPHICRATE. Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.
misère, voilà son paquet1 : n'est-ce pas là de belles guenilles TRIVELIN. Va du tout.
pour les étaler ? Étourdi2 par nature, étourdi par singerie3,
IPHICRATE. Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)
parce que les femmes les aiment comme cela ; un dissipe-
tout ; vilain4 quand il faut être libéral5, libéral quand il faut TRIVELIN. VOUS avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien.
65 être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur ; honteux d'être 90 Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.
sage, glorieux d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnes
gens ; un petit brin hâbleur6 ; avec tout plein de maîtresses
qu'il ne connaît pas ; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en
tirer le portrait ? (À Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon SCÈNE 6. CLÉANTHIS, ARLEQUIN, IPHICRATE,
70 ami, ne crains rien. EUPHROSINE.
TRIVELIN. Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate) Vous n'avez
plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de CLÉANTHIS. Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de
dire. quoi vous riez ?
IPHICRATE. Moi ? ARLEQUIN. Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était
75 TRIVELIN. Vous-même ; la dame de tantôt en a fait autant ; un ridicule.
elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du 5 CLÉANTHIS. Cela me surprend, car il a la mine d'un homme
plus grand bien que vous puissiez souhaiter. raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre
IPHICRATE. DU plus grand bien ? Si cela est, il y a là aveu, regardez ma suivante.
quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine ARLEQUIN, la regardant. Malepeste ! quand ce visage-là fait
80 façon. le fripon2, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses,
ARLEQUIN. Prends tout ; c'est un habit fait sur ta taille. 10 ma belle damoiselle3 : qu'est-ce que nous ferons à cette heure
que nous sommes gaillards ?
CLÉANTHIS. Eh ! mais la belle conversation.
CLÉANTHIS. Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient CLÉANTHIS. C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans
mieux faire que de nous aimer, dans le fond. le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir
ARLEQUIN. Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et à de certaines formalités qui ne me regardent plus ; je
nous sommes d'excellents partis pour eux. 125 comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je vais
100 CLÉANTHIS. Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi, dire un mot à Cléanthis ; tirez-vous à quartier1 pour un
faites-lui sentir l'avantage qu'il y trouvera dans la situation moment.
où il est ; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage ; ARLEQUIN. Vantez mon mérite, prêtez-m'en un peu, à charge
cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours de revanche.
passés qu'une esclave ; mais enfin me voilà dame et maîtresse 130 CLÉANTHIS. Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.)
105 d'aussi bon jeu1 qu'une autre ; je la suis2 par hasard ; n'est- Cléanthis !
ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il à dire à cela ? J'ai
même un visage de condition3 ; tout le monde me l'a dit.
ARLEQUIN. Pardi ! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais
pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui
110 aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous
voyez, n'est pas désagréable.
CLÉANTHIS. VOUS allez être content ; je vais appeler
Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire : éloignez-vous un
instant, et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour
115 moi, car il faut qu'il commence ; mon sexe, la bienséance et
ma dignité le veulent.
ARLEQUIN. Oh ! ils le veulent si vous voulez ; car dans le
grand monde on n'est pas si façonnier4 ; et sans faire semblant
de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair
120 à l'aventure5 pour lui donner courage, à cause que vous êtes
plus que lui, c'est l'ordre.
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GUIDE DE LECTURE GUIDE DE LECTURE
LE PLAISIR DU JEU
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 8
SCÈNE 7. CLÉANTHIS et EUPHROSINE, qui vient fâcheux, cela ne pique point 1 . Mais vous avez l'esprit
doucement. 25 raisonnable ; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et
vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez
sensible, entendez-vous ? Vous vous conformerez à mes
C L É A N T H I S . Approchez, et accoutximez-vous à aller plus vite, intentions, je l'espère ; imaginez vous-même que je le veux.
car je ne saurais attendre. EUPHROSINE. Où suis-je ! et quand cela finira-t-il ?
Elle rêve.
EUPHROSINE. De quoi s'agit-il ?
C L É A N T H I S . Venez-çà, écoutez-moi : un honnête homme
5 vient de me témoigner qu'il vous aime ; c'est Iphicrate.
EUPHROSINE. Lequel ?
SCÈNE 8. ARLEQUIN, EUPHROSINE.
C L É A N T H I S . Lequel ? Y en a-t-il deux ici ? c'est celui qui
vient de me quitter.
Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine
EUPHROSINE. Eh ! que veut-il que je fasse de son amour ?
par la manche.
10 C L É A N T H I S . Eh ! qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui
vous aimaient ? vous voilà bien étourdie 1 ! est-ce le mot EUPHROSINE. Que me voulez-vous ?
d'amour qui vous effarouche ? Vous le connaissez tant cet ARLEQUIN, riant. Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de
amour ! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur moi ?
en donner ; vos beaux yeux n'ont fait que cela ; dédaignent- EUPHROSINE. Laissez-moi, je vous prie.
15 ils la conquête du seigneur Iphicrate ? Il ne vous fera pas de 5 ARLEQUIN. Eh ! là, là, regardez-moi dans l'œil pour deviner
révérences penchées ; vous ne lui trouverez point de contenance ma pensée.
ridicule, d'air évaporé : ce n'est point une tête légère, un petit EUPHROSINE. Eh ! pensez ce qu'il vous plaira.
badin, un petit perfide, un joli2 volage, un aimable 3 indiscret ; ARLEQUIN. M'entendez-vous un peu ?
ce n'est point tout cela ; ces grâces-là lui manquent à la
EUPHROSINE. Non.
20 vérité : ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple
10 ARLEQUIN. C'est que je n'ai encore rien dit.
dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de 4 se donner des airs,
qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera EUPHROSINE, impatiente. Ahi !
vrai ; enfin ce n'est qu'un bon cœur, voilà tout ; et cela est ARLEQUIN. Ne mentez point ; on vous a communiqué les
sentiments de mon âme ; rien n'est plus obligeant2 pour vous.
EUPHROSINE. Quel état !
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SCÈNE 8
L'ÎLE DES ESCLAVES
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 9
tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l'état où IPHICRATE. Les dieux te puniront, Arlequin.
je suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu ARLEQUIN. Eh ! de quoi veux-tu qu'ils me punissent ?
libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas 20 d'avoir eu du mal1 toute ma vie ?
55 la force de t'en dire davantage ; je ne t'ai jamais fait de mal :
IPHICRATE. De ton audace et de tes mépris envers ton
n'ajoute rien à celui que je souffre1.
maître ; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu
ARLEQUIN, abattu, les bras abaissés, et comme immobile. J'ai as été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien
perdu la parole. y est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ;
25 moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour
m'accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m'aimais,
et cela m'attachait à toi.
SCÈNE 9. IPHICRATE, ARLEQUIN.
ARLEQUIN, fleurant. Eh ! qui est-ce qui te dit que je ne
t'aime plus ?
IPHICRATE. Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec
30 IPHICRATE. TU m'aimes, et tu me fais mille injures ?
moi ; que me veux-tu ? as-tu encore quelques nouvelles insultes
à me faire ? ARLEQUIN. Parce que je me moque un petit brin de toi,
ARLEQUIN. Autre personnage qui va me demander encore cela empêche-t-il que je t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais,
5 ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que toi, quand tu me faisais battre ; est:ce que les étrivières2 sont
je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle plus honnêtes3 que les moqueries ?
Euphrosine ; voilà tout. À qui diantre en as-tu2 ? 35 IPHICRATE. Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter
IPHICRATE. Peux-tu me le demander, Arlequin ? sans trop de sujet.
ARLEQUIN. Eh ! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais. ARLEQUIN. C'est la vérité.
10 IPHICRATE. On m'avait promis que mon esclavage finirait IPHICRATE. Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé
bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe ; cela !
je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux 40 ARLEQUIN. Cela n'est pas de ma connaissance.
maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a IPHICRATE. D'ailleurs, ne fallait-il pas te corriger de tes
souffertes de toi. défauts ?
15 ARLEQUIN. Ah ! il ne nous manquait plus que cela, et nos ARLEQUIN. J'ai plus pâti4 des tiens que des miens : mes
amours auront bonne mine. Écoute, je te défends de mourir
par malice3, par maladie, passe, je te le permets.
1. Mal : malheur.
2. Étrivières : courroies de cuir qui supportent les étriers. On les
1. Il est logique qu'Euphrosine sorte à la fin de la scène. utilisait pour frapper, en guise de punition.
2. À qui diantre en as-tu ? : à qui diantre en veux-tu ? 3. Honnêtes : polies.
3. Malice : méchanceté, ruse. 4. Pâti : souffert.
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 9
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L'ÎLE DES ESCLAVES GUIDE DE LECTURE
LE LANGAGE DU CŒUR
4. Comment l'attendrissement d'Euphrosine se marque-t-il dans
son langage (changement de pronoms, qualificatifs attribués à
Arlequin, etc.) ?
5. À quoi tient la force du discours de la maîtresse à la fin de la
scène 8 ? En étudiant la structure de la tirade, le vocabulaire, les
tournures interrogatives, vous pourrez souligner comment
éloquence et émotion sincère vont de pair ici. Par quoi Arlequin
est-il touché?
6. Certaines expressions (« mon cher Arlequin », « mon cher
patron ») sont les mêmes aux scènes 1 et 9. Que révèle ce
passage d'un emploi tactique ou ironique à un emploi qui
retrouve une signification affective ?
7. Observez comment les gestes d'Iphicrate et d'Arlequin
accompagnent et complètent leurs paroles. Quelle signification
Marivaux entend-il donner à ces gestes ?
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GUIDE DE LECTURE SCÈNE 10
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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 11
30 aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, je
vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de partirais tout à l'heure1 avec vous : voilà tout le mal que je
vous pardonner ; et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma
s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? faute.
point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? 65 ARLEQUIN, pleurant. Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable
35 Et que faut-il être donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le naturel !
cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il faut, IPHICRATE. Êtes-vous contente, Madame ?
voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un EUPHROSINE, avec attendrissement. Viens que je t'embrasse,
homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les ma chère Cléanthis.
honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les 70 ARLEQUIN, à Cléanthis. Mettez-vous à genoux pour être
40 beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent1. Et encore meilleure qu'elle.
à qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous avez EUPHROSINE. La reconnaissance me laisse à peine la force
toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe
êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les
sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous 75 dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.
45 aurez bonne grâce ! Allez, vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN. Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le
reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits
d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; car
quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on SCÈNE 1 1 . TRTVELIN et les acteurs précédents.
50 est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ;
elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la rancune s'en va,
TRIVELIN. Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants, vous
et votre affaire est faite.
vous embrassez !
CLÉANTHIS. Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon
cœur qui me manque. ARLEQUIN. Ah ! vous ne voyez rien, nous sommes
55 EUPHROSINE, tristement. Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de admirables ; nous sommes des rois et des reines. En fin finale,
l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue. 5 la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela ; il ne nous
CLÉANTHIS. Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller : et
Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes
comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis gens que nous.
TRIVELIN. Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment ?
60 pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même
1. Et qui vous passent : et qui dépassent vos capacités. 1. Tout à l'heure : tout de suite.
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L'ÎLE DES ESCLAVES S C E N E 11
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GUIDE DE LECTURE
Scènes 10 et 11
Divertissement
LA RÉVOLTE DE CLÉANTHIS
L'Isle des esclaves
1. Faites le plan de la tirade de Cléanthis (sc. 10). En quoi la
progression du texte rend-elle compte à la fois de l'élaboration
d'un raisonnement et du mouvement d'une sensibilité révoltée ?
2. En étudiant les effets d'opposition, les tournures des phrases
(sc. 10), vous montrerez comment l'art du discours permet de
manifester la véhémence de la colère.
3. Le rôle de Cléanthis : celle-ci n'est-elle pas plus impliquée
dans les rapports sociaux qu'Arlequin ? Notez ce qui différencie
ses réactions de celles du valet dans les situations de l'ensemble
de la pièce.
LA CONCLUSION
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L'ÎLE DES ESCLAVES DIVERTISSEMENT
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L'ÎLE DES ESCLAVES DIVERTISSEMENT
3. "Arlequin au parterre" :
J'avais cru, patron de la case
Et digne objet de notre amour,
Qu'ici, comme en campagne rase,
L'herbe croîtrait au premier jour.
Je vous vois, je suis en extase.
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L'ÎLE DES ESCLAVES
Documentation
thématique
La représentation
des domestiques dans le théâtre
du XVIIIe siècle, p. 82
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DOCUMENTATION THÉMATIQUE
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DOCUMENTATION THÉMATIQUE LA REPRÉSENTATION DES D O M E S T I Q U E S . . .
que vous feriez pendre s'ils vous avaient pris la plus petite SILVIA. Bourguignon, cette question-là m'annonce que,
partie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants, suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire des
parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les lois, douceurs : n'est-il pas vrai ?
tandis que vous ne connaissez pas la raison qui vous apprendrait DORANTE. Ma foi, je n'étais pas' venu dans ce dessein-là, je
à vous passer de lois comme nous. te l'avoue. Tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grandes
LÉLIO. TU as raison, mon cher Arlequin, nous sommes des liaisons avec les soubrettes ; je n'aime pas l'esprit domestique ;
fous, mais des fous réduits à la nécessité de l'être. mais à ton égard, c'est une autre affaire. Comment donc ! tu
Delisle de la Drevetière, Arlequin sauvage, acte II, scène 3, 1721. me soumets, je suis presque timide ; ma familiarité n'oserait
s'apprivoiser avec toi ; j'ai toujours envie d'ôter mon chapeau
de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je
jure ! enfin, j'ai un penchant à te traiter avec des respects qui
Des maîtres travestis en valets te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec ton
air de princesse ?
Dans le Jeu de l'amour et du hasard (1730), Marivaux montre SILVIA. Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant,
Silvia et Dorante, promis l'un à l'autre par leurs pères, déguisés est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.
en domestiques. En effet, Silvia, peu enthousiaste, a imaginé DORANTE. Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait
de prendre la place de Lisette, sa femme de chambre, pour aussi l'histoire de tous les maîtres.
observer son prétendant qu'elle ne connaît pas. Or Dorante, SILVIA. Le trait est joli assurément ; mais, je te le répète
de son côté, a eu la même idée. On observera dans le langage encore, je ne suis point faite aux cajoleries de ceux dont la
des maîtres la manière dont ils imaginent celui des valets et garde-robe ressemble à la tienne.
la manière dont Marivaux rend manifeste leur véritable DORANTE. C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?
condition. À la fin de la pièce, Silvia conduira Dorante à SILVIA. Non, Bourguignon ; laissons là l'amour, et soyons
demander en mariage la soubrette qu'elle semble être. Alors, bons amis.
elle lui révélera sa véritable identité. DORANTE. Rien que cela ? Ton petit traité n'est composé
que de deux clauses impossibles.
SILVIA, à part. Quel homme pour un valet !
SCÈNE 7. SILVIA, DORANTE.
Marivaux, le Jeu de l'amour et du hasard, acte I, scène 7, 1730.
SILVIA, à part. Ils se donnent la comédie ; n'importe, mettons
tout à profit, ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas la
soubrette qui l'aura. Il va m'en conter, laissons-le dire, pourvu Un comte amoureux d'une servante
qu'il m'instruise.
Nanine ou le Préjugé vaincu (1749) est une comédie dans laquelle
DORANTE, à part. Cette fille-ci m'étonne ! Il n'y a point de Voltaire représente l'amour d'un noble, le comte d'Olban,
femme au monde à qui sa physionomie ne fit honneur : lions
connaissance avec elle. (Haut.) Puisque nous sommes dans le pour Nanine, élevée dans sa maison et qualifiée par la baronne
style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, de l'Orme, sa rivale, de « servante » et « fille des champs ».
Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d'oser Malgré les obstacles mis par la baronne à cet amour — elle
avoir une femme de chambre comme toi ! promet Nanine à Biaise, le jardinier —, l'amour du comte
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ANNEXES
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ANNEXES LE THÉÂTRE EN UTOPIE
une parodie de leur langage amoureux. Enfin, Arlequin sort sur leur capacité à pardonner, offre la possibilité d'un nouveau
vainqueur de l'épreuve grâce à son bon cœur : « ce n'est contrat social.
qu'un bon cœur » dit de lui Cléanthis à la scène 7 ; « tu n'as
pas le cœur mauvais » constate Euphrosine à la scène 8 ; « je Des esclaves ou des hommes ?
dois avoir le cœur meilleur que toi » explique Arlequin à la Il ne s'agit donc pas de proposer un nouveau modèle, mais
scène 9. Quand il incite Cléanthis à pardonner à son tour, il de gérer, d'aménager le système social. Cette nouvelle harmonie
invoque la valeur morale : « je veux être un homme de est fondée sur l'humanité des protagonistes : Trivelin propose
bien » ; « soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du en effet, à la scène 2, de donner un « cours d'humanité ». Si
bien sans dire d'injures » ; « quand on est bon, on est aussi Marivaux est donc « en avance » sur son temps, sans doute
avancé que nous » (sc. 10). En définitive, l'épreuve fait appel est-ce parce qu'il s'efforce de montrer que les domestiques
aux bons sentiments : c'est la générosité qui l'emporte. sont des êtres humains à part entière (voir « Maîtres et
serviteurs en 1725 » p. 10). Sa pièce a donc valeur illustrative.
Elle offre un exemple qui va à l'encontre des opinions
La question sociale habituelles que les maîtres ont de leurs serviteurs ; en créant
les conditions qui vont lui permettre de prouver la valeur
Un nouveau contrat social humaine des valets, en représentant leur supériorité morale,
La place dans le système social est présentée comme un état leur capacité à pardonner, Marivaux s'élève contre une
de fait, fruit d'un hasard : « N'est-ce pas le hasard qui fait injustice : celle de ces hommes qui, parce qu'ils sont les « plus
tout ? » dit Cléanthis à la fin de la scène 6. Cette place fort(s) », traitent leur domestique comme un « pauvre animal »
explique le comportement des maîtres (Arlequin : « Peut-être (sc. 1). À cet égard, assimiler Arlequin et Cléanthis à des
que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le « esclaves » est révélateur ; l'auteur montre ainsi à quel point
maître », scène 5 ; « Si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut- on oubliait que les serviteurs étaient des êtres humains. Le
être pas mieux valu que vous », scène 9) ; elle excuse celui théâtre permet donc à Marivaux de dénoncer de mauvais
des esclaves (Arlequin : « Mes plus grands défauts, c'était ta traitements, de démontrer l'égalité de cœur et de raison des
mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais maîtres et des valets et de proposer les conditions d'une
de ton pauvre esclave », scène 9). Trivelin peut conclure : « La harmonie sociale : certes, Arlequin ou Cléanthis ne sont pas
différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux Figaro, mais ils ne sont pas non plus si éloignés des
font sur nous », et, à la fin de la pièce, chacun reprend sa préoccupations de leur temps.
place initiale. Marivaux ne conteste donc pas la hiérarchie
sociale ; il ne la remet pas en cause, mais la présente comme Ce que parler veut dire
arbitraire : en cela, il n'annonce pas les « révolutionnaires », Cette nouvelle harmonie se fonde sur une meilleure
mais se fait plutôt moraliste. Cependant, s'il n'instaure pas communication, et Marivaux met les mots en question : il
un nouvel ordre social, il élabore un nouvel accord : Iphicrate faut se défaire du langage habituel et apprendre une nouvelle
et Euphrosine promettent d'avoir un comportement différent ; langue. À Iphicrate, qui parle « la langue d'Athènes », Arlequin
valets et maîtres sont réconciliés. La réussite des valets, fondée rétorque « mauvais jargon que je n'entends plus » (sc. 1), et
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ANNEXES LE THÉÂTRE EN UTOPIE
Cléanthis explique, à propos d'Euphrosine : « À présent, il sens premier et où les gestes sont l'expression transparente
faut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ; des mouvements du cœur.
elle l'apprendra avec le temps. » La pièce propose donc une
déconstruction du langage habituel. En citant avec décalage,
ironie ou colère, les propos mêmes de la coquette, Cléanthis L'utopie du théâtre
démonte le langage de la comédie sociale. Non seulement
elle rapporte les paroles de sa maîtresse (« Faites cela, je le Le regard des valets, un miroir offert aux maîtres
veux, taisez-vous, sotte ! »), mais elle en montre la fausseté La foi dans le théâtre semble soutenir la pièce : en représentant
par un jeu de traduction : « [...] je n'ose pas me montrer, je sa maîtresse, Cléanthis permet à celle-ci de se reconnaître et,
fais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce en jouant « l'amour à la grande manière », les valets peuvent
n'est point moi, au moins [...] ». Cléanthis reproduit et dévoiler le ridicule et la fausseté du langage amoureux. Ces
déconstruit les paroles d'Euphrosine : elle révèle ainsi scènes de théâtre dans le théâtre affirment la capacité du
l'insignifiance, la feinte, la duplicité du langage de la coquette. spectacle à représenter et à révéler. Le jeu des valets permet
À la scène 6, Marivaux met le langage amoureux à l'épreuve : aux masques de se lever. Ce regard que Cléanthis et Arlequin
la parodie effectuée par les valets et le décalage introduit par portent sur la société, regard lucide et sage, fait progresser
les rires d'Arlequin permettent de révéler l'affectation, le l'action. Il a cependant pour Marivaux une autre fonction :
caractère vain et non naturel de l'expression des sentiments. en offrant à Euphrosine et Iphicrate un miroir d'eux-mêmes,
Dans la suite de la pièce, après cette déconstruction du les valets le proposent aussi aux maîtres qui assistent à la
langage de la comédie sociale, une nouvelle langue se cherche : représentation. Si l'île des esclaves est un jeu, c'est un jeu qui
celle du cœur. Arlequin souhaite rendre adéquats ses mots et n'est pas sans enjeu. Marivaux donne la parole aux valets : il
ses sentiments (« C'est que je vous aime et que je ne sais entend ainsi mettre le public à l'épreuve. Les rôles d'Iphicrate
comment vous le dire », sc. 8). Les conventions retrouvent et d'Euphrosine, maîtres avec lesquels les spectateurs peuvent
une signification et le valet vouvoie à nouveau son maître. s'identifier, les références à la réalité du temps, la modération
Les termes employés ironiquement (sc. 1) finissent par se du personnage de Trivelin qui permet à l'auteur de se concilier
charger d'une nouvelle vérité, et, lorsque Iphicrate et Arlequin la salle, la structure même de la pièce, qui repose sur des
s'appellent « mon cher Arlequin », « mon cher patron », aveux et un pardon, sont autant d'éléments qui témoignent
l'accord des mots et du cœur est réel. Dans cette nouvelle d'un désir de Marivaux de donner, avec légèreté et gaieté,
communication, les gestes peuvent même dépasser les paroles, une leçon à ses contemporains. On peut se demander, en
être plus proches des sentiments : Arlequin déshabille son effet, à qui le discours de Cléanthis s'adresse lorsque celle-ci
maître et reprend ses vêtements, il se met à genoux et invite s'écrie : « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du
Cléanthis à suivre son exemple. Les valets pleurent et baisent monde ? » (sc. 10).
la main de leurs maîtres : ce geste est un « dernier mot, qui
vaut bien des paroles ». Le nouveau contrat social est fondé « Castigat ridendo mores »
sur la destruction d'un langage opaque et sur l'élaboration Marivaux rejoint donc la fonction traditionnellement attribuée
d'une nouvelle communication où les mots retrouvent leur à la comédie (« elle corrige les mœurs par le rire »). Il imagine
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ANNEXES
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ANNEXES
L'Île des esclaves et la scène Par ailleurs, la pièce fut bien reçue dans les villes et cours
allemandes. Le duc de Weimar tint lui-même le rôle d'Iphicrate
en 1755. L'Ile des esclaves fut « copiée » par des écrivains
allemands : en 1758, les insulaires devinrent des bossus, puis,
en 1765, des Indiens d'Amérique (voir J. Lacant, Marivaux en
Succès au XVIIIe siècle Allemagne, 1975).
elle a été jouée par le théâtre du Campagnol, qui a monté Le marquis d'Argenson est sensible à la double correction qui
toutes les pièces en un acte de Marivaux (1988). s'effectue dans l'Ile des esclaves.
Je crois cette pièce de Marivaux. Elle réussit beaucoup dans
son temps et on la rejoue souvent. Le jeu de Silvia y était
admirable au personnage de Cléanthis. Au reste, rien de plus
moral, rien de plus sermonnaire que cette pièce ; c'est le
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ANNEXES L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE
véritable castigat ridendo mores. Les maîtres corrigés par les Lectures du XXe siècle : contre Sainte-Beuve ?
valets et ceux-ci éprouvés par leur bon cœur quand les maîtres
savent le toucher à propos. La fête des saturnales avait cet Dans le programme distribué au Théâtre de l'Est parisien, lors
effet à Rome, mais elle devait peu réussir, ne durant qu'un de la représentation de la pièce en 1963, figurait le texte
seul jour par an, les mauvaises habitudes étaient difficiles à
perdre pour si peu de temps. suivant.
Le marquis d'Argenson, manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal, Cette morale du cœur, pour sincère qu'elle soit, ne va pas
n° 3450, f 308. Cité par F. Deloffre. sans naïveté. Marivaux ne remet pas en cause les structures
de la société, l'inégalité des conditions ; il rêve seulement
d'humaniser les rapports entre les riches et les pauvres, les
Depuis le XIXe siècle, les critiques semblent le plus souvent dominants et les dominés. [...] Il faut, en somme, aménager
chercher à évaluer la portée sociale et politique de la pièce. l'injustice pour la faire accepter. Cela est si vrai que, sur
promesse d'être à l'avenir bien traités, Arlequin et Cléanthis,
dans leur instinctive générosité, reprennent leur condition
Un célèbre jugement du XIXe siècle première. Et tout, dans la pièce, nous suggère qu'il n'en peut
être autrement. Arlequin et Cléanthis sont aussi mal à l'aise
dans les habits de leurs maîtres que ceux-ci sous la livrée du
Les valets et les soubrettes de Marivaux, ses Frontin et ses serviteur. De là à conclure que les uns sont faits pour l'état
Lisette ont un caractère à part entre les personnages de cette d'esclave et les autres pour celui de maître, il n'y a qu'un
classe au théâtre. Les Scapin, les Crispin, les Mascarille sont pas. Voilà peut-être ce qui fait l'ambiguïté de la pièce, dont
assez ordinairement des gens de sac et de corde : chez Marivaux, la fin heureuse apparaît surtout comme une conclusion de
les valets sont plus décents ; ils se rapprochent davantage de convenance, laissant à l'avenir toute son incertitude.
leurs maîtres ; ils en peuvent jouer au besoin le rôle sans trop Luc Decaunes, programme du T.E.P., 1963 et 1973.
d'invraisemblance ; ils ont des airs de petits-maîtres et des
manières de porter l'habit sans que l'inconvenance saute aux
yeux. Marivaux, avant et depuis son Paysan parvenu, a toujours Il y a assurément de l'excès ici et là, dans l'image d'un
aimé ces transpositions de rôles, soit dans le roman, soit au Marivaux métaphysicien comme dans celle d'un Marivaux
théâtre. Dans une petite pièce intitulée l'île des esclaves, il est révolutionnaire. Toutefois aucune de ces deux images n'est
allé jusqu'à la théorie philanthropique ; il a supposé une complètement trompeuse. À elles deux, elles nous permettront
révolution entre les classes, les maîtres devenus serviteurs et peut-être d'évoquer la figure complexe de Marivaux, de cet
vice versa. Après quelques représailles d'insolence et de écrivain qu'on peut qualifier de métaphysicien social. [...] Il
vexations, bientôt le bon naturel l'emporte ; maîtres et valets se garde aussi d'instituer un bouleversement radical des
se réconcilient et l'on s'embrasse. Ce sont les saturnales de structures sociales, les valets devenant définitivement les maîtres
l'âge d'or. Cette petite pièce de Marivaux est presque à et instaurant un nouvel ordre des choses. Son « île des
l'avance une bergerie révolutionnaire de 1792. La nature esclaves », c'est en fait un institut d'éducation, une sorte de
humaine n'y est pas creusée assez avant ; on y voit du moins clinique de la raison. Les valets y sont investis du rôle de
le faible de l'auteur et son goût pour ce genre de serviteurs maîtres, mais c'est pour permettre à ceux qu'ils avaient servis
officieux, voisins des maîtres. auparavant et qui les servent maintenant, de s'amender [...].
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome IX, 1854. Certes, Marivaux ne conclut jamais. Il n'appelle pas au
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ANNEXES L'ILE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE
renversement de l'ordre social ; il s'en tient au jeu. Mais nous cette satire déformée d'eux-mêmes, parcourent plusieurs états
montrer comme un jeu une société qui se prétend immuable, de découverte, de honte, peut-être d'autocritique, mais cela
c'est déjà la mettre en question. Le théâtre de Marivaux n'est n'est pas explicite.
rien d'autre qu'un pressant appel à notre lucidité. Jusqu'à ce moment, la pièce est si rigoureusement conduite
Bernard Dort, « Marivaux ou la société en question », que l'on se demande quelle conclusion Marivaux va bien
in T.E.P.-Magazine, n° 4, janvier 1964. pouvoir donner à cette étrange prémonition de « révolution
culturelle ». Mais, hélas ! voici qu'il déraille. Le quatrième
stade de la cure consiste à faire engager à l'esclave-homme les
Une lecture d'après 1968 manœuvres et les discours qui indiquent qu'il veut, qu'il va,
coucher avec la belle dame.
L'île des esclaves nous fait assister à la rééducation des deux Et là, la pièce retombe. D'une part, parce que Marivaux
maîtres par les deux esclaves. Le mécanisme inventé par triche : le domestique cesse immédiatement de se conduire en
Marivaux est surprenant. Il ne s'agit pas d'un amusement maître, en ceci qu'il n'« attaque » pas la maîtresse comme un
d'esprit. Marivaux annonce clairement des faits politiques vrai patron attaque sa femme de chambre, avec aplomb. Au
d'aujourd'hui, comme les expériences de critique-réforme ou contraire, il est tout ému, et aussitôt, la bourgeoise, profitant
la rééducation des propriétaires terriens par les paysans pauvres de cette timidité et du reste d'aliénation du domestique,
en Chine maoïste, ou telles séquences de films gauchistes sur reprend le dessus. D'autre part, parce que cette irruption
les épreuves que des ouvriers font subir à des patrons séquestrés. du sexe dans la cure ne peut que briser la rigueur du
Premier stade de la cure : les deux domestiques-esclaves mécanisme [...].
analysent la situation. Ils ont été dépersonnalisés, c'est là leur Bien sûr, Marivaux estime que les deux esclaves, au terme
grief le plus grave. On leur a ôté leurs vêtements, ils ont dû de cette métamorphose tactique, n'ont aucunement acquis la
en porter d'autres. On leur a ôté leurs noms, ils ont dû en violence, l'intolérance, l'injustice, qui sont comme une seconde
accepter d'autres [...]. Enfin, les esclaves montrent bien nature des personnes nées. Mais après un départ si frondeur,
comment la domination des maîtres, les humiliations, une cette conclusion est décevante.
violence sourde et parfois ouverte, ont achevé, jour par jour, Michel Cournot, le Monde, 16 novembre 1973.
cette dépersonnalisation.
Deuxième stade de la cure : le responsable politique oblige
les deux maîtres à se déshabiller et à endosser la livrée des Des rapports humains
deux esclaves. Il oblige ensuite les maîtres à changer de noms,
à répondre à des noms d'esclaves quand on leur parle. Puis On n'a certainement pas mesuré encore toute la portée de ses
les maîtres doivent écouter attentivement une nouvelle analyse îles. Ce ne sont pas des « bergeries révolutionnaires » ou de
critique de la conduite qu'ils ont eue, celle-là plus détaillée, naïves utopies où l'on nous présenterait béatement un nouveau
plus « historique », faite par les deux esclaves. Le responsable modèle de société ; encore moins des apologues conservateurs,
exige ensuite des maîtres, malgré leur répugnance, qu'ils comme on l'a cru parfois en se méprenant sur la portée de
souscrivent entièrement, ouvertement, à cette critique. certains dénouements : qu'on s'efforce seulement d'écouter
Troisième stade : sous les regards des maîtres, les deux Cléanthis et Arlequin lorsqu'ils consentent à reprendre leur
esclaves engagent une sorte de psychodrame, en « jouant » les ancienne condition ! Comme comédies ou psychodrames
patrons. La scène est frappante. Vêtus en domestiques, sociaux, ces pièces nous tiennent bien un discours
rebaptisés domestiques, les ex-patrons, obligés de percevoir « réactionnaire » (qui d'ailleurs demeure très instructif) : pour
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ANNEXES L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE
notre plus grande joie, les esclaves devenus maîtres commettent Comme Marivaux le disait dès le Télémaque travesti avec une
l'erreur de vouloir entrer dans ce rôle [...]. Mais comme jeux parfaite netteté, dans un passage relatif, précisément, aux
théâtraux, ces îles sont d'une extrême hardiesse. Marivaux rapports entre maîtres et serviteurs : « II n'y a qu'une peau
sait fort bien que ses révolutions ne sont pas pour demain, il chez les hommes : le portier d'un ministre lui-même, quand
n'est pas assez naïf pour croire qu'il va si facilement convertir ils sont tous deux dans l'eau, se ressemblent comme des
son public ou réconcilier dans un spectacle édifiant la société jumeaux., »»
de son temps : il crée de grands moments de théâtre [...], F. Deloffre, édition du Théâtre complet de Marivaux,
moments indépassables dont on oubliera difficilement l'éclair coll. « Classiques Garnier », Bordas, tome I, 1980.
ou le frisson. Enfin les esclaves se font entendre, ou des hommes
deviennent hommes, comme il est dit dans l'île de la raison ;
on appellera donc ces pièces utopiques, si l'on n'entend pas
par utopie quelque construction imaginaire, mais une exigence
éthique : comment enfin vivre humainement ? Bien au-delà
des revendications précises ou des projets de réforme qu'on
reproche parfois à Marivaux de ne pas avoir formulés, il y a
cette revendication fondamentale de dignité qu'on retrouve
dans tout son théâtre, cette capacité de percevoir des drames,
actuels ou latents, derrière le train-train quotidien d'un ordre
social contraignant et accepté, ce besoin de faire entrevoir ce
que pourraient être de véritables rapports humains.
Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux.
Un humanisme expérimental, coll. « Thèmes et textes »,
Larousse, 1973.
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