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Tàri & Lenwë
Sommaire

PREMIERE APPROCHE
4 Marivaux : une vie pour l'écriture
9 Comprendre l'Ile des esclaves aujourd'hui
15 Une île, des personnages

L'ILE DES ESCLAVES


21 Scènes 1 à 11
73 Divertissement

DOCUMENTATION THEMATIQUE
80 Index des thèmes de l'œuvre
82 La représentation des domestiques
dans le théâtre du XVIIIe siècle

95 ANNEXES
(Analyses, critiques, activités de lecture,
bibliographie, etc.)

120 PETIT DICTIONNAIRE


POUR COMMENTER L'ÎLE DES ESCLAVES

2 3
PREMIÈRE APPROCHE

Marivaux :
une vie pour l'écriture

4 février 1688.
Pierre Carlet, qui ne prendra le nom de « Marivaux » qu'en
1717, naît à Paris. Il est le fils de Nicolas Carlet, fonctionnaire
de l'administration de la marine, et de Marie Bullet, sœur de
Pierre Bullet, architecte du roi. Il vit ses dix premières années
à Paris, séparé de son père, alors trésorier dans l'armée en
Allemagne.
1699.
Nicolas Carlet vient d'obtenir la charge de « contrôleur-contre-
garde » à Riom, où il emmène sa famille. Il sera nommé
directeur de la Monnaie de Riom en 1704. Son fils fait de
Départ des comédiens-italiens en 1697.
sérieuses études latines au collège des Oratoriens et lit des Gravure de Jacob d'après Watteau (1684-1721), B.N.
romans.
1710-1714. 1717.
Le futur « Marivaux » s'inscrit à l'école de droit de Paris. Marivaux se marie avec Colombe Bollogne, issue d'une famille
Mais il n'y semble guère assidu ! Il préfère manifestement se aisée de Sens. De 1717 à 1718, le Nouveau Mercure publie ses
consacrer à la littérature. En 1712, il publie sa première pièce, Lettres sur les habitants de Paris, réflexions sur le peuple, les
le Père prudent et équitable, et commence à écrire des romans : bourgeois, la société mondaine.
les Effets surprenants de la sympathie, la Voiture embourbée (parus
1719.
en 1713 et 1714) et Pharsamon (publié en 1737).
Mort de Nicolas Carlet : Marivaux essaie sans succès de
1714-1716.
succéder à son père dans sa charge à Riom. Naissance de sa
Le jeune écrivain s'engage aux côtés des Modernes dans la fille.
« querelle » qui continue de les opposer aux Anciens, les
« dévots d'Homère ». Il écrit le Télémaaue travesti (publié 1720.
seulement en 1736) et l'Iliade travestie (1717), deux parodies Banqueroute de Law : graves difficultés financières pour
dans lesquelles on peut déjà déceler des préoccupations Marivaux. Il se réinscrit à la faculté de droit et sera admis à
« sociales ». la licence en septembre 1721. Mais il ne renonce pas à la
4 5
UNE VIE P O U R L ' É C R I T U R E

littérature. Sa collaboration avec les comédiens-italiens, de Mme du Deffand. Il se rendra chez Mme Geoffrin après la
retour à Paris en 1716, commence par deux comédies : l'Amour mort de Mme de Tencin en 1749. Le Jeu de l'amour et du hasard
et la Vérité et Arlequin poli par l'amour, dont seule la seconde est une comédie créée au Théâtre-Italien et très appréciée à
a du succès. Sa tragédie la Mort d'Annibal, jouée par les la cour.
comédiens-français, est un échec.
1731-1741.
1721-1724. Le romancier travaille beaucoup : la publication de la Vie de
Marivaux journaliste : dans les publications échelonnées du Marianne ou les Aventures de Madame la Comtesse de ... s'étend
Spectateur français, il observe la vie quotidienne, alternant tous sur dix ans. En 1734 et 1735 paraît le Paysan parvenu. Marivaux
les tons. Son activité théâtrale se poursuit : la Surprise de n'en néglige pas pour autant le journalisme {le Cabinet du
l'amour (1722), la Double Inconstance (1723), le Prince travesti et philosophe, 1734), et encore moins le théâtre : il écrit au moins
la Fausse Suivante (1724) sont joués par les comédiens-italiens. une pièce par an, dont le Triomphe de l'amour, les Serments
Échec du Dénouement imprévu, au Théâtre-Français. Sa femme indiscrets (1732) et les Fausses Confidences (1737).
meurt en 1723.
1742.
1725. Marivaux est élu à l'Académie française. Il y lira régulièrement
Le 5 mars est créée l'île des esclaves au Théâtre-Italien. Énorme des « réflexions » sur des sujets philosophiques, moraux et
réussite : vingt et une représentations. La pièce est jouée littéraires. Il retouche une comédie de Rousseau : Narcisse.
devant la cour le 13 mars et est publiée en avril. Moindre 1744.
succès pour l'Héritier de village. Il habite vraisemblablement avec Mlle de Saint-Jean, avec qui
1726-1730. il sera lié jusqu'à sa mort. Création de la Dispute, sans succès.
Une comédie, la Seconde Surprise 1746.
de l'amour, et un nouvel écrit Sa fille entre au couvent, protégée par le duc d'Orléans.
journalistique, l'Indigent philosophe
1747-1760.
(1727). Marivaux exploite à nou-
Alors qu'une traduction de certaines de ses pièces paraît en
veau l'idée de « l'île utopique »
Allemagne, Marivaux ne compose plus que quelques comédies
dans l'île de la raison (Théâtre-
et écrits de réflexion.
Français, 1727) et la Nouvelle Colonie
ou la Ligue des femmes (de cette 1763.
pièce, créée au Théâtre-Italien en Malade depuis 1758, il meurt sans aucune fortune.
1729, ne subsiste aujourd'hui
qu'une version en un acte, publiée
Mme de Tencin. en 1750).
1730.
Marivaux fréquente les salons littéraires : il est assidu chez
Mme de Lambert. On le verra ensuite chez Mmc de Tencin et

6 7
MARIVAUX ET SES CONTEMPORAINS

Comprendre
l'Île des esclaves aujourd'hui

Le succès de l'île des esclaves est le plus grand que Marivaux


ait connu de son vivant : après vingt et une représentations
en 1725, la pièce a été constamment reprise au Théâtre-Italien
durant le xviiie siècle. Enrichie par la verve des comédiens
venus d'Italie, cette pièce touchait les préoccupations des
spectateurs et s'inscrivait d'une manière à peine voilée dans
la réalité du temps.

La collaboration avec les comédiens-italiens


Les anciens comédiens-italiens avaient été chassés par
Louis XIV en 1697. En 1716, le Régent les remplace par une
nouvelle troupe, celle de Luigi Riccoboni. Ces comédiens
parlent à peine le français, mais ils ont l'intérêt d'être les
héritiers de la commedia dell'arte, tradition théâtrale italienne
fondée notamment sur l'improvisation et sur les jeux de
scène.
Ils travaillent avec Marivaux dès 1720 et lui apportent un
jeu naturel et gai, un art du geste et du mouvement, une
vivacité du langage : dans la commedia dell'arte, les répliques
s'enchaînaient sur des « mots-repères » (F. Deloffre). De même,
les dialogues de Marivaux progresseront souvent par la reprise
de certains mots (voir par exemple les scènes 1, 2, 3, 6). Et
ce langage, réellement « dynamique », fondé sur des
rebondissements, des jeux sur les mots, des effets de citation,
des glissements de sens, formera l'objet même de l'action des
pièces de Marivaux.
8 9
PREMIÈRE APPROCHE C O M P R E N D R E L'ÎLE DES ESCLAVES

À la création, les rôles d'Arlequin Plus « spécialisés », ils sont alors cochers,
et de Cléanthis — les plus laquais ou intendants... Valets ou
« italiens » de la pièce — étaient femmes de chambre, ils vivent dans
tenus par Thomassin et Silvia. l'intimité des maîtres (voir scène 3) et
Thomassin, qui jouait tous les rôles deviennent parfois complices ou
d'« Arlequin », savait unir au confidents. Il arrive que des maisons
comique sensibilité et finesse. Le jeu s'attachent pour plusieurs générations
de Silvia, l'interprète privilégiée de des familles de domestiques (voir scène
Marivaux, était réputé pour sa 9). Mais les gages restent partout très
retenue, son intelligence et sa grâce. faibles et ne sont pas toujours payés. Thomassin (Arlequin)
Silvia, par De Troy Tableau de La Tour
(1645-1730). Mario, Mlle La Lande et Dominique,
(1704-1788)
lui-même auteur de pièces, incar-
naient respectivement Iphicrate, Euphrosine et Trivelin. L'île
des esclaves n'est entrée au répertoire de la Comédie-Française Des domestiques mal traités
qu'en 1939 (voir p. 106). Le maître a une grande liberté. À tout moment, il peut
renvoyer son serviteur, qui doit tout supporter. Un grand
intendant pouvait écrire à la fin du xvii e siècle : « II y a des
Maîtres et serviteurs en 1725 maîtres si inhumains qu'ils ménagent moins leurs valets que
Diversité des situations indeed leurs chevaux, parce que les valets ne leur coûtent point
Au XVIIIe siècle, les domestiques, souvent d'origine rurale, d'argent. »
représentent 5 à 10 p. 100 de la population urbaine. Engagés En effet, les domestiques travaillent durement et
pour une durée déterminée, moyennant gages et logement, continuellement. Ils sont traités avec brutalité, injuriés, souvent
ils dépendent d'un maître : on dit qu'ils lui « appartiennent ». battus (voir scènes 1, 5, 9). Le serviteur est un objet sans
Ils ne pourront le quitter sans un certificat, à fournir au dignité : son nom est remplacé par un sobriquet ou une
prochain patron. Leurs statuts demeurent vagues, sans origine géographique (voir scènes 2 et 3). On ne l'autorise
application, et la justice est fort sévère à leur égard : le pas à fonder une famille et l'on oublie le « devoir d'instruction ».
témoignage d'un serviteur est sans valeur ; en cas de vol, il Les traités préconisent pourtant des sentiments de type
risque la peine de mort. paternaliste : le maître doit veiller non seulement à la
Les conditions sont très variables. Dans les foyers modestes, subsistance de son domestique, mais aussi à sa moralité (en
les domestiques, souvent des femmes, font tout. Le lit meuble éloignant les logements des deux sexes, par exemple). Il doit
un recoin de la cuisine, la nourriture est fruste, la vie le traiter non en « esclave », mais en « enfant » (voir ce terme
personnelle inexistante. L'emploi est précaire. à la scène 9) : il faudra donc le corriger plutôt que le renvoyer,
On trouve plus d'hommes au service de maisons plus quitte à le battre (voir scène 9). Le maître doit instruire son
riches. Investis d'un rôle de représentation, les domestiques serviteur, récompenser son mérite, l'assister dans la maladie.
peuvent y être mieux vêtus, mieux logés et mieux nourris. Vœux pieux... très partiellement écoutés !

10 11
PREMIÈRE APPROCHE COMPRENDRE L'ÎLE DES ESCLAVES

Mépris ou bons sentiments cause de la servitude. Il s'agit de prouver que les domestiques
La question domestique suscite la réflexion. L'île des esclaves sont des êtres humains susceptibles d'avoir de la bonté et de
s'inscrit dans le cadre de ces discussions. la sensibilité. C'est ce que Marivaux s'efforce de montrer dans
La servitude est une condition méprisée. On l'explique l'expérience qu'est l'Ile des esclaves.
parfois par une différence de nature. En 1749, Mme de Puisieux
peut écrire : « Dieu a donné au peuple une insensibilité, et
une âme proportionnée à sa condition. Qui nous aurait rendu Une Antiquité très « XVIIIe »
les services auxquels nous les avilissons, s'ils eussent pensé et
senti comme nous ? » La diversité des références
Les domestiques sont très mal considérés : on les déclare II ne faudrait pas s'y perdre. Marivaux situe prudemment
oisifs, inutiles, insolents, on les voit intéressés, querelleurs et l'action de sa pièce dans l'Antiquité. Certains personnages
voleurs. C'est à eux qu'on reproche le luxe de leur tenue. Ce viennent d'Athènes et portent des noms d'origine grecque
sont des « fauteurs de troubles » ; les lieux publics et les (Iphicrate, Euphrosine et Cléanthis). Arlequin et Cléanthis sont
spectacles leur sont interdits. des « esclaves » ; Trivelin veille au respect des lois de la
L'inégalité des conditions, légitimée par l'ordre divin, n'est « république » et fait des naufragés des « citoyens ».
guère remise en cause. La duchesse de Liancourt, au XVIIe siècle, Mais cette Antiquité paraît bien conventionnelle. Les
parlait des domestiques comme de « gens que Dieu a réduits références à la réalité du temps abondent. Dans les portraits
en ce monde dans l'état de servitude pour aider votre infirmité que les valets font de leurs maîtres, les spectateurs de 1725
durant que vous remédiez à leur misère, et qui doivent gagner pouvaient reconnaître les mœurs de leur époque : les allusions
le ciel par cette humiliation comme vous devez le gagner par aux pratiques de la mondanité, les détails très quotidiens
le soin que vous prendrez de leur conduite ». (usages des visites, vêtements féminins), la peinture des
Il s'agit alors de plaider pour les bons sentiments. On rapports entre maîtres et valets, par exemple, procuraient
préconise la douceur, la compassion, l'amitié ou l'affection. certainement un « effet de réel ». Les personnages de la pièce
On souligne que les domestiques sont des êtres humains, sont bien des figures du xviii e siècle.
comme leurs patrons. Sensible aux idées nouvelles qui Enfin, Marivaux n'hésite pas à utiliser la tradition italienne.
apparaissent en ce début du xviii e siècle, l'entourage de Trivelin et Arlequin sont des noms de valets de la commedia
Marivaux est attentif à cette nature humaine. Son amie la dell'arte. Les plaisanteries d'Arlequin, son goût pour la boisson,
marquise de Lambert, sans contester l'état de servitude, note ses rappels des coups de bâton marquent, dans le texte, cette
cependant, en 1728, qu'il a été « établi contre l'égalité naturelle origine italienne.
des hommes ». On s'efforce donc de traiter les domestiques
en conséquence, comme Mme du Deffand qui déclare faire de Une volonté de dépaysement
sa femme de chambre une amie intime. II semble, en fait, qu'en amalgamant diverses références,
Bien qu'un valet dénonce, en 1711, les mauvais traitements Marivaux entende transposer dans un ailleurs fictif une peinture
qu'il subit dans un texte satirique, l'État de servitude ou la bien réelle du temps. Certains metteurs en scène du XXe siècle
Misère des domestiques, l'heure n'est pas encore à la remise en ont été sensibles à cette volonté de « dépaysement ». Beaucoup
12 13
PREMIÈRE APPROCHE

continuent, dans les costumes et les décors, à faire fi d'une


authenticité historique et mélangent divers contextes (voir Une île, des personnages
photos p. 23 et 42). À chacun son ailleurs : cadre fictif pour
cadre fictif, Guy Rétoré n'a pas hésité, en 1963, au Théâtre
de l'Est parisien, à imaginer l'île des esclaves dans un décor de
science-fiction, de manière « futuriste ». Une double épreuve
Une nouvelle situation
Après un naufrage, Iphicrate, jeune maître athénien, révèle à
son esclave Arlequin les coutumes de l'île où tous deux ont
échoué : les esclaves y sont libérés et les maîtres tués ou
réduits à l'esclavage. Arlequin prend conscience de son nouvel
avantage (sc. 1). Survient Trivelin, représentant des insulaires,
conduisant deux autres naufragées : une dame, Euphrosine, et
sa suivante, Cléanthis. Il ordonne aux maîtres et aux esclaves
d'échanger noms, fonctions et habits pour corriger les maîtres
en les faisant serviteurs de leurs anciens esclaves (sc. 2).

L'épreuve des portraits


À chacun de ses nouveaux compatriotes, Trivelin demande de
faire le portrait de son ancien maître : si Cléanthis ne se fait
pas prier et dépeint avec complaisance les défauts d'Euphrosine,
qui finit par en reconnaître la réalité (sc. 3 et 4), Arlequin,
moins rancunier, ne livre qu'une ébauche du portrait d'Iphicrate.
Celui-ci, non sans réticence, avoue être ridicule (sc. 5).

L'échec des initiatives amoureuses


Arlequin et Cléanthis décident de jouer une scène d'amour à
la manière du « grand monde », puis imaginent de tomber
amoureux de leurs anciens maîtres (sc. 6). Mise au courant
par Cléanthis (sc. 7), Euphrosine, invoquant son malheur,
touche Arlequin : la déclaration d'amour tourne court (sc. 8).

Tout rentre dans l'ordre


Arlequin (Jean Turpin) et Cléanthis (Monique Thierry) Arlequin décide de pardonner son maître et de lui rendre ses
dans une mise en scène de Guy Rétoré au T.E.P., 1963. habits (sc. 9). Cléanthis suivra son exemple, après s'être

14 15
PREMIÈRE APPROCHE UNE ILE, DES PERSONNAGES

révoltée contre l'injustice des « honnêtes gens du monde » amèrement avant de redevenir servante (se. 10). En revanche,
(sc. 10). Les esclaves n'ont pas voulu se venger, les maîtres Arlequin — qui, à la différence de sa comparse, porte un
ont eu leur leçon : Trivelin est satisfait (sc. 11). nom italien — ne se laisse pas passionner. Par ses bons mots,
sa sensibilité et la simplicité avec laquelle il énonce quelques
« leçons » de la pièce, il reste un personnage de rire, de cœur et
Les forces en présence de raison, ce qui lui permet de retourner la situation (sc. 9).
Le maître d'œuvre
Chargé dans la république de faire observer les lois, Trivelin Le texte
fixe les conditions de ce « cours d'humanité ». Ses discours
sont mesurés, ses phrases équilibrées et il énonce parfois de Le texte reproduit ici est celui de la première édition (1725).
véritables « sentences » : c'est un personnage de raison. Dans La ponctuation et l'orthographe du XVIIIe siècle sont différentes
la première moitié de la pièce, c'est lui qui dirige l'action : il de celles que nous utilisons aujourd'hui. Elles sont ici adaptées
donne des ordres, règle les allées et venues des personnages, aux règles de ponctuation actuelles (bien que les guillemets
soumet Iphicrate et Euphrosine à l'épreuve des portraits. Mais des discours rapportés soient omis). Au temps de l'écrivain,
il disparaît après la scène 5 et ne survient à la scène finale la ponctuation varie, pour le même texte, d'une édition à
que pour tirer les conclusions de la leçon. l'autre. Elle résulte souvent davantage de l'arbitraire de l'éditeur
que d'une volonté de l'auteur. Il faut donc comprendre, en
Les maîtres commentant le texte, que ces signes avaient sans doute moins
Ces personnages, dont les noms grecs illustrent la noblesse, d'importance pour Marivaux que pour nous, et que la
figurent les coquettes et petits-maîtres vaniteux : Iphicrate est ponctuation adoptée ici relève nécessairement d'un parti pris,
celui « qui gouverne par la violence » et Euphrosine porte guidé par un souci de cohérence et de clarté. Il ne faudrait
(ironiquement !) le nom d'une des trois Grâces ; il signifie « la pas non plus oublier qu'il s'agit d'un texte de théâtre : les
joie ». Ces jeunes nobles semblent subir l'action, ils n'offrent modalités de la diction et le rythme des phrases en sont
que des réactions (peur, colère puis attendrissement) aux d'autant plus une affaire d'interprétation.
différentes situations auxquelles ils sont confrontés. Une fois, Les pièces de théâtre se terminaient fréquemment, au
cependant, Euphrosine modifie le cours des événements : en Théâtre-Italien, par des « divertissements », petites fêtes
révélant sa souffrance, elle réduit Arlequin au silence (sc. 8). comprenant des chants et des danses. À l'origine, la
représentation de l'Ile des esclaves comportait un divertissement,
Les esclaves introduit par la phrase finale de Trivelin. Prévu par Marivaux,
Conservant le comique, la verve, le langage débridé des
il figure donc ici. Il est difficile de dire avec certitude si celui-
personnages du théâtre italien, ces valets sont bien délurés et
ci en a écrit les paroles, mais on peut remarquer qu'elles sont
ils prennent les initiatives à partir de la scène 6.
tout à fait conformes à l'esprit de la pièce. La musique a été
Leur implication semble différente. Cléanthis se prend au jeu :
composée par Jean-Joseph Mouret, qui était alors le compositeur
elle ne semble pouvoir s'arrêter de parler (sc. 3), se prête
attitré du Théâtre-Italien.
avec sérieux à la comédie d'amour (se. 6) et se révolte
16 17
MARIVAUX

L'île
des esclaves

comédie
représentée pour la première fois
Portrait de Marivaux d'après Van Loo, XVIIIe siècle. le 5 mars 1725
Musée Carnavalet, Paris. par les comédiens-italiens
L'ÎLE DES ESCLAVES

Personnages L'Ile des esclaves


Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autre
quelques arbres et des maisons.
Iphicrate.
Arlequin.
Euphrosine.
SCENE PREMIÈRE. IPHICRATE s'avance tristement
Cléanthis. sur le théâtre avec ARLEQUIN.
Trivelin.
Des habitants de l'île.
IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin !
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. Mon
La scène est dans l'île des esclaves. patron.
IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?
5 ARLEQUIN. NOUS deviendrons maigres, étiques l, et puis
morts de faim : voilà mon sentiment et notre histoire.
IPHICRATE. NOUS sommes seuls échappés du naufrage ; tous
nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN. Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous
10 avons la même commodité2.
IPHICRATE. Dis-moi : quand notre vaisseau s'est brisé contre
le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter
dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée :
je ne sais ce qu'elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu
15 le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suis
d'avis que nous les cherchions.
ARLEQUIN. Cherchons, il n'y a pas de mal à cela ; mais
reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-

1. Étiques: d'une extrême maigreur, squelettiques.


2. Nous avons la même commodité : nous avons la même possibilité.

20 21
L ' Î L E DES ESCLAVES SCÈNE 1

vie : j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai les


20 deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE. Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi ; ne
négligeons rien pour nous tirer d'ici1. Si je ne me sauve, je
suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes
dans l'île des Esclaves.
25 ARLEQUIN. Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que cette race-là ?
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre
leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans
une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute
quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher
30 Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou
de les jeter dans l'esclavage.
ARLEQUIN. Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les
maîtres, à la bonne heure ; je l'ai entendu dire aussi, mais
on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
35 IPHICRATE. Cela est vrai.
ARLEQUIN. Eh ! encore vit-on2.
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et
peut-être la vie : Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me
plaindre ?
40 ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plains
de tout mon cœur, cela est juste. Iphicrate (Jean-Christophe Lebert) et Arlequin (Christian Lucas)
IPHICRATE. Suis-moi donc. dans une mise en scène de Mehmet Ibsel au Lucernaire,
A R L E Q U I N siffle. Hu ! hu ! hu ! Paris, 1982.
IPHICRATE. Comment donc ! que veux-tu dire ?
45 ARLEQUIN, distrait, chante. Tala ta lara.
ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle
IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l'esprit ? à quoi penses-
d'aventure ! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais
tu ?
50 m'empêcher d'en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. Le coquin abuse de ma
situation ; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin,
1. Pour nous tirer d'ici : pour nous en aller (sans valeur familière). ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
2. Encore vit-on : au moins on vit toujours. ARLEQUIN. J'ai les jambes si engourdies !...
22 23
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 1

55 IPHICRATE. Avançons, je t'en prie. 80 ARLEQUIN, indifféremment. Oh ! cela se peut bien, chacun a
ARLEQUIN. Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil ses affaires : que je ne vous dérange pas !
et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela. IPHICRATE. Esclave insolent !
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi- ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ;
lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous mauvais jargon que je n'entends 1 plus.
60 trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce 85 IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître 2 , et n'es-tu plus mon
cas-là, nous nous rembarquerons avec eux. esclave ?
ARLEQUIN, en badinant. Badin ! comme vous tournez1 cela ! ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse
// chante : à ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne
L'embarquement est divin valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me
Quand on vogue, vogue, vogue, 90 traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était
65 L'embarquement est divin, juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu
Quand on vogue avec Catin 2 . vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton
IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends point, tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce
mon cher Arlequin. que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment,
ARLEQUIN. M o n cher patron, vos compliments me 95 je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus
70 charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire
gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde,
chaloupe. si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que
toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes
IPHICRATE. Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
100 maîtres. (Il s'éloigne.)
ARLEQUIN. Oui ; mais les marques de votre amitié tombent
75 toujours sur mes épaules, et cela est mal placé3. Ainsi, tenez, IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. Juste
pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le
suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se
ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car
passera, et je m'en goberge 4 .
105 je ne t'obéis plus, prends-y garde.
IPHICRATE, un peu ému. Mais j'ai besoin d'eux, moi.

1. Tournez : arrangez.
2. Catin : diminutif de Catherine, qui évoque une fille de la campagne.
Ce mot désigne aussi déjà, familièrement, une « femme de mauvaise
vie ».
3. Mal placé : jeu de mots. D'après F. Deloffre, l'expression signifiait 1. Entends: comprends. Mais « entendre » signifiait aussi déjà
approximativement « déplacé ». « ouïr » et « écouter ». Arlequin joue peut-être sur les divers sens.
4. Je m'en goberge : je m'en moque. 2. Méconnais-tu ton maître : ne reconnais-tu pas ton maître.

24 25
GUIDE DE LECTURE SCÈNE 2

Scène 1 S C È N E 2. TRIVELIN, avec cinq ou six insulaires, arrive


conduisant une dame et la suivante, et ils accourent à IPHICRATE
qu'ils voient l'épée à la main.
UNE SCÈNE D'EXPOSITION
1. Relevez dans les éléments du décor et dans les discours des
personnages les informations qui montrent qu'il s'agit d'une TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. Arrêtez,
scène d'exposition (voir p. 1 20). que voulez-vous faire ?
2. Montrez que Marivaux n'exploite guère le thème de l'île pour IPHICRATE. Punir l'insolence de mon esclave.
lui-même : un cadre « exotique » est-il décrit ? Des détails TRIVELIN. Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous
réalistes concernant le voyage, le naufrage ou la situation des
rescapés sont-ils donnés ? Quelles sont les idées principales ? 5 apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et
3. En quoi le cadre utopique permet-il de lancer l'action ? Quelle la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est
situation crée-t-il ? Quelles possibilités la forme théâtrale offre- à vous.
t-elle donc à Marivaux en 1725 ? ARLEQUIN. Que le ciel vous tienne gaillard1, brave camarade
que vous êtes !
RÔLE DE MAÎTRE, RÔLE DE VALET 10 TRIVELIN. Comment vous appelez-vous ?
ARLEQUIN. Est-ce mon nom que vous demandez ?
4. La « langue d'Athènes » : comment Iphicrate parle-t-il à
Arlequin au début de la scène ? Observez, notamment, les TRIVELIN. Oui vraiment.
apostrophes, les impératifs et, à la fin de la scène, les injures. ARLEQUIN. Je n'en ai point, mon camarade.
5. Cherchez dans les paroles d'Arlequin les traits qui le rendent TRIVELIN. Quoi donc, vous n'en avez pas ?
conforme en certains points à la tradition des valets de comédie : 15
15 ARLEQUIN. Non, mon camarade ; je n'ai que des sobriquets
relevez les marques de sa désinvolture, les références aux coups
qu'il m ' a donnés ; il m'appelle quelquefois Arlequin,
de bâton, le comique de son langage, ses jeux de mots.
quelquefois Hé.
TRIVELIN. Hé ! le terme est sans façon ; je reconnais ces
LE LANGAGE AU CŒUR DU RAPPORT DE FORCE
Messieurs à de pareilles licences2. Et lui, comment s'appelle-
6. Le langage d'Iphicrate se transforme : observez les formules de 20 t-il ?
politesse, les qualificatifs et les verbes qu'il utilise. ARLEQUIN. Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est
7. Pour constater l'évolution de l'attitude d'Arlequin, appuyez- le seigneur Iphicrate.
vous sur les indications scéniques, les chants, l'ironie. En relevant
les citations qu'Arlequin fait du langage de son maître, montrez TRIVELIN. Eh bien ! changez 3 de nom à présent ; soyez le
comment l'esclave souligne le changement survenu et révèle ainsi seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-
la conscience qu'il a de sa force. 25 vous Arlequin, ou bien Hé.
8. Le discours d'Arlequin : que manifestent le changement de
pronom personnel effectué par Arlequin et le mot « ami » ?
Comment l'esclave explique-t-il l'injustice ? Montrez, en vous
appuyant sur le vocabulaire, comment la correction d'Iphicrate
sera une correction morale. 1. Gaillard : enjoué, de bonne humeur, rieur.
2. Licences : trop grande liberté, manque de respect.
3. Changez : échangez.

26 27
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 2

ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître. Oh ! Oh ! que nous condition1 à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous
allons rire, seigneur Hé ! 60 regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever
TRIVELIN, à Arlequin. Souvenez-vous en prenant son nom, ce que j'avais à dire. Arlequin !
mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir ARLEQUIN, croyant qu'on l'appelle. Eh !... À propos, je
30 votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. m'appelle Iphicrate.
ARLEQUIN. Oui, oui, corrigeons, corrigeons ! TRIVELIN, continuant. Tâchez de vous calmer ; vous savez
IPHICRATE, regardant Arlequin. Maraud ! 65 qui nous sommes, sans doute ?
ARLEQUIN. Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une ARLEQUIN. Oh ! morbleu ! d'aimables gens.
licence qui lui prend ; cela est-il du jeu ? CLÉANTHIS. Et raisonnables.
35 TRIVELIN, à Arlequin. Dans ce moment-ci, il peut vous dire TRIVELIN. Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense
tout ce qu'il voudra. (À Iphicrate.) Arlequin, votre aventure donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères,
vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre 70 irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et
nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages2 qu'ils
le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent
40 est permis à présent ; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le
que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre
auprès de lui ce qu'il était auprès de vous : ce sont là nos 75 la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette
lois, et ma charge dans la république est de les faire observer loi ; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus
douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous
en ce canton-ci.
corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons,
45 ARLEQUIN. Ah ! la belle charge ! c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ;
IPHICRATE. Moi, l'esclave de ce misérable ! 80 nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles
TRIVELIN. Il a bien été le vôtre. aux maux qu'on y éprouve ; nous vous humilions, afin que,
ARLEQUIN. Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai nous trouvant superbes3, vous vous reprochiez de l'avoir été.
mille bontés pour lui. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois
50 IPHICRATE. VOUS me donnez la liberté de lui dire ce qu'il ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont
me plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un 85 contents de vos progrès ; et si vous ne devenez pas meilleurs,
bâton. nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux
ARLEQUIN. Camarade, il demande à parler à mon dos, et
je le mets sous la protection de la république, au moins.
55 TRIVELIN. Ne craignez rien.
1. J'ai bien connu votre condition : j'ai bien reconnu votre situation
CLÉANTHIS, à Trivelin. Monsieur, je suis esclave aussi, moi, sociale.
et du même vaisseau ; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît. 2. Ressentiment des outrages : souvenir, rancunier ici, des torts subis.
TRIVELIN. Non, ma belle enfant ; j'ai bien connu votre 3. Superbes : orgueilleux.

28 29
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3
que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, SCÈNE 3. TRIVELIN, CLÉANTHIS, esclave,
nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là EUPHROSINE, sa maîtresse.
nos lois à cet égard : mettez à profit leur rigueur salutaire.
90 Remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos TRIVELIN. Ah ça ! ma compatriote, car je regarde désormais
mains durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.
nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos
esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans CLÉANTHIS, saluant. Je m'appelle Cléanthis, et elle,
pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et Euphrosine.
95 généreux pour toute votre vie. 5 TRIVELIN. Cléanthis ? passe pour cela.
ARLEQUIN. Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. CLÉANTHIS. J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de les
Peut-on1 de la santé à meilleur compte ? savoir ?
TRIVELIN. AU reste, ne cherchez point à vous sauver de ces TRIVELIN. Oui-da. Et quels sont-ils ?
lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre CLÉANTHIS. J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde,
100 fortune2 plus mauvaise : commencez votre nouveau régime 10 Imbécile, et coetera.
de vie par la patience. EUPHROSINE, en soupirant. Impertinente que vous êtes !
ARLEQUIN. Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire ? CLÉANTHIS. Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.
TRIVELIN, aux esclaves. Quant à vous, mes enfants, qui TRIVELIN. Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans
devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à
105 le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre ; 15 qui l'on en peut dire impunément.
vous aurez soin de changer d'habit ensemble3, c'est l'ordre4. EUPHROSINE. Hélas ! que voulez-vous que je lui réponde,
(À Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à dans l'étrange aventure où je me trouve ?
côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. CLÉANTHIS. Oh ! dame, il n'est plus si aisé de me répondre.
Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous Autrefois il n'y avait rien de si commode ; on n'avait affaire
110 réjouir du changement de votre état ; après quoi l'on vous 20 qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? Faites
donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. cela, je le veux, taisez-vous, sotte ! Voilà qui était fini. Mais
Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise. à présent il faut parler raison1 ; c'est un langage étranger
(Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant, pour Madame ; elle l'apprendra avec le temps ; il faut se
fait de grandes révérences à Cléanthis.) donner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer2.
25 TRIVELIN, à Cléanthis. Modérez-vous, Euphrosine. (À
Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à

1. Peut-on : peut-on avoir.


2. Votre fortune : ici votre sort, votre destinée.
3. Changer d'habit ensemble : échanger vos habits. 1. Parler raison : parler le langage de la raison, parler raisonnablement.
4. C'est l'ordre : c'est la règle. 2. Pour l'avancer : pour la faire progresser.

30 31
SCÈNE 3
L'ÎLE DES ESCLAVES

CLÉANTHIS. Oh ! tenez, tout cela est trop savant pour moi,


je n'y comprends rien ; j'irai le grand chemin1, je pèserai
40 comme elle pesait ; ce qui viendra, nous le prendrons.
TRIVELIN. Doucement, point de vengeance.
CLÉANTHIS. Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous
parlez de son sexe ; elle a le défaut d'être faible, je lui en
offre autant ; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que
45 j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra
donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle ;
car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui
décidera ? Ne suis-je pas la maîtresse une fois2 ? Eh bien,
qu'elle commence toujours par excuser ma rancune ; et puis,
50 moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait :
qu'elle attende !
EUPHROSINE, à Trivelin. Quels discours ! Faut-il que vous
Euphrosine (Bénédicte Wenders) et Cléanthis (Françoise Miquelis) m'exposiez à les entendre ?
dans une mise en scène de Laurent Boulassier. CLÉANTHIS. Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos
Théâtre du Campagnol, Châtenay-Malabry, 1988. 55 œuvres.
TïUVELIN. Allons, Euphrosine, modérez-vous.
votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en CLÉANTHIS. Que voulez-vous que je vous dise ? quand on
affranchir : je vous ai montré combien elles étaient louables a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la
et salutaires pour vous. contenter un peu, voyez-vous ; quand je l'aurai querellée à
30 CLÉANTHIS. Hum ! Elle me trompera bien si elle amende1. 60 mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte ;
TRIVELIN. Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement mais il me faut cela.
assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement TïUVELIN, à part, à Euphrosine. Il faut que ceci ait son cours ;
qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez.
dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, (À Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre
35 tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine 65 ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant
de peser2 avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin à l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en
de les peser avec justice.

1. J'irai le grand chemin : je n'y entendrai pas malice ; je ne me


1. Si elle amende : si elle devient meilleure. perdrai pas dans les subtilités.
2. Peser: examiner les aspects positifs et négatifs d'une chose. 2. Une fois : une bonne fois.

32 33
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3

donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne 95 brouille1. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle
qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et
ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente ; c'est
70 bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. vanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde,
CLÉANTHIS. Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me jalouse ou curieuse ; c'est Madame, toujours vaine ou coquette,
voilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort1. 100 l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce que
EUPHROSINE, doucement. Je vous prie, Monsieur, que je me c'est, voilà par où je débute, rien que cela.
retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire. EUPHROSINE. Je n'y saurais tenir.
75 TRIVELIN. Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pour TRIVELIN. Attendez donc, ce n'est qu'un début.
vous2 ; il faut que vous soyez présente. CLÉANTHIS. Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil
CLÉANTHIS. Restez, restez ; un peu de honte est bientôt 105 l'a-t-il rendue belle, se sent-elle du vif, du sémillant2 dans les
passé. yeux ? vite sur les armes3 ; la journée sera glorieuse. Qu'on
TRIVELIN. Vaine3, minaudière et coquette, voilà d'abord à m'habille ! Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira aux
80 peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la spectacles, aux promenades, aux assemblées4 ; son visage peut
regarde-t-il ? se manifester, peut soutenir5 le grand jour, il fera plaisir à
CLÉANTHIS. Vaine, minaudière et coquette, si cela la 110 voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il
regarde ? Eh ! voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble n'y a rien à craindre.
comme son visage. TRIVELIN, à Euphrosine. Elle développe assez bien cela.
85 EUPHROSINE. N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? CLÉANTHIS. Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? Ah !
TRIVELIN. Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela qu'on m'apporte un miroir ; comme me voilà faite ! que je
vous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien 115 suis mal bâtie6 ! Cependant on se mire7, on éprouve son
pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ; visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus,
détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez- un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce
90 vous les défauts dont nous parlons ?
CLÉANTHIS. En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ;
je vous ai dit de m'interroger ; mais par où commencer ? je
n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai
tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me 1. Cela me brouille : cela m'embrouille.
2. Du vif: de l'éclat, du brillant; du sémillant: de la vivacité, du
piquant.
3. Sur les armes : aux armes (expression militaire).
4. Promenades : promenades publiques (comme celle des Tuileries) ;
1. Dans mon fort: on pourrait dire aujourd'hui, de manière familière. assemblées : cercles, réunions de salon.
« dans mon point fort ». 5. Soutenir : supporter.
2. Cela n'est fait que pour vous : cela n'est destiné qu'à vous. 6. Je suis mal bâtie : ici, j'ai mauvaise mine, je suis défaite.
3. Vaine : qui montre de la vanité à propos de futilités. 7. On se mire : on se contemple dans un miroir.

34 35
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3

visage-là, nous n'aurons que du négligé1, Madame ne verra avec ce cavalier si bien fait ? j'étais dans la chambre ; vous
personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du vous entreteniez bas ; mais j'ai l'oreille fine : vous vouliez lui
120 moins fera-t-il sombre dans la chambre2. Cependant il vient plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une femme
compagnie3, on entre : que va-t-on penser du visage de qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable1, disiez-vous ;
Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir- 145 elle a les yeux petits, mais très doux ; et là-dessus vous
là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de
allez voir. Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes
125 Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n'ai pourtant, le cavalier s'y prit2, il vous offrit son cœur. À moi ?
fermé l'œil ; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y
veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au 150 a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre3, continuez,
moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir4 ; ne me dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander
jugez pas aujourd'hui ; attendez que j'aie dormi. J'entendais5 d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, il
130 tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués la baisa ; cela anima sa déclaration ; et c'était là les gants
contre nos maîtres d'une pénétration !... Oh ! ce sont de que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?
pauvres gens pour nous. 155 TRIVELIN, à Euphrosine. En vérité, elle a raison.
TRIVELIN, à Euphrosine. Courage, Madame ; profitez de cette CLÉANTHIS. Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour
peinture-là, car elle me paraît fidèle. qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en
135 EUPHROSINE. Je ne sais où j'en suis. doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : Oh ! pour cela il faut
CLÉANTHIS. VOUS en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai, l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde.
pourvu que cela ne vous ennuie pas. 160 Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me
TRIVELIN. Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le valut-il pas ! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame
reste. était une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela ne
140 CLÉANTHIS. VOUS souvenez-vous d'un soir où vous étiez prit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.
EUPHROSINE. Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me
165 fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage.
TRIVELIN. En voilà donc assez pour à présent.
1. // faut envelopper ce visage-là ... négligé: cela signifie que les CLÉANTHIS. J'allais parler des vapeurs4 de mignardise5
cheveux et une partie du visage seront cachés par une coiffe de toile.
Les femmes portaient ces coiffes la nuit ou lorsqu'elles étaient
« négligées », c'est-à-dire sans ornement et dans l'intimité (sans
nuance péjorative).
2. La chambre : pièce où l'on ne reçoit que les proches, contrairement 1. Aimable : digne d'être aimée.
au salon. 2. S'y prit : fut pris au piège.
3. Compagnie : des visites. 3. Folâtre : qui fait le petit fou, qui badine.
4. Remettez à me voir : remettez à plus tard vos visites. 4. Vapeurs : étourdissements, troubles nerveux.
5. J'entendais : je comprenais. 5. Mignardise : affectation de délicatesse.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3
auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne penser ; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là.
sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle1 Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard
170 de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, 195 indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et
elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose qu'on ne connaît pas1. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre
parut ; crac ! la vapeur arrive. auberge.
TRIVELIN. Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous un
moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose
175 à lui dire ; elle ira vous rejoindre ensuite.
CLÉANTHIS, s'en allant. Recommandez-lui d'être docile au
moins. Adieu, notre bon ami, je vous ai diverti, j'en suis bien
aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi2 Madame
s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre
180 un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore
une finesse3 que cet habit-là : on dirait qu'une femme qui le
met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y
ramasse dans un corset appétissant4, on y montre sa bonne
façon naturelle ; on y dit aux gens : regardez mes grâces,
185 elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre côté on veut leur
dire aussi : voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il
n'y a point de coquetterie dans mon fait.
TRIVELIN. Mais je vous ai priée de nous laisser.
CLÉANTHIS. Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours,
190 qui sera fort divertissant ; car vous verrez aussi comme quoi
Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase,
avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y

1. Ruelle : désigne ici l'espace laissé entre un côté du lit et le mur.


2. Comme quoi : comment. Locution dont l'emploi est considéré
comme familier à l'époque.
3. Finesse : artifice, ruse.
4. Corset appétissant : le corset est la partie haute et ajustée d'une
robe. Il est « appétissant » car il souligne de façon engageante la
fraîcheur et la belle conformation de la femme. 1. Qu'on ne connaît pas : qu'on affecte d'ignorer.

38 39
GUIDE DE LECTURE SCENE 4

Scène 3 SCÈNE 4. TRIVELIN, EUPHROSINE.

LA CONFRONTATION TRIVELIN. Cette scène-ci vous a un peu fatiguée1 ; mais cela


ne vous nuira pas.
1. Trivelin est le véritable metteur en scène de cette
confrontation ; étudiez comment il s'adresse respectivement aux EUPHROSINE. Vous êtes des barbares.
deux femmes et leur distribue la parole. Vous pourrez remarquer TRIVELIN. NOUS sommes d'honnêtes gens qui vous
qu'il remplit cette fonction dans tout le début de la pièce. 5 instruisons ; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une
2. Étudiez la dynamique de la scène 3 : montrez que Cléanthis, petite formalité.
d'abord « embrouillée », se concentre ensuite sur des points
précis. Observez le rythme de ses paroles, la longueur de ses EUPHROSINE. Encore des formalités !
développements, la vivacité de ses propos. TRIVELIN. Celle-ci est moins que rien ; je dois faire rapport
3. Montrez comment les répliques s'enchaînent sur certains mots. de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous
En quoi Trivelin propose-t-il une sorte de canevas ? Comment les 10 m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments
propos de Cléanthis rebondissent-ils sur « Madame » ?
coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient
LA SATIRE DE LA COQUETTE de vous attribuer ?
EUPHROSINE. Moi, j'en conviendrais ! Quoi ! de pareilles
4. Relevez les termes qui montrent la stratégie guerrière de la
coquette. faussetés sont-elles croyables ?
5. Répertoriez les mots qui désignent l'attitude affectée 15 TRIVELIN. Oh ! très croyables, prenez-y garde. Si vous en
d'Euphrosine. Montrez que Cléanthis dénonce la « comédie » convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure ;
jouée par sa maîtresse. je ne vous en dis pas davantage. On espérera que, vous étant
6. Comment dévoile-t-elle les ruses, les calculs de sa maîtresse ? reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font
Relevez les « traductions » qu'elle donne des attitudes et paroles
d'Euphrosine.
qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon cœur
20 d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous
LA COMÉDIE DE CLÉANTHIS ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme
incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-
7. Cléanthis fait un montage de citations : essayez de placer des
guillemets dans le texte. Quels effets produit ce style direct ?
vous.
8. À la scène 5, Arlequin répond à Trivelin qui lui demande de EUPHROSINE. Ma délivrance ! Eh ! puis-je l'espérer ?
décrire Iphicrate : « vous demandez la comédie ». Dans quelle 25 TRIVELIN. Oui, je vous la garantis aux conditions que je
mesure cette réplique peut-elle s'appliquer à la scène 3 ? Montrez vous dis.
que Cléanthis fait vivre plusieurs personnages et joue de
véritables petites scènes. EUPHROSINE. Bientôt ?
9. Essayez d'irViaginer quels pourraient être les gestes et les TRIVELIN. Sans doute.
attitudes d'une actrice qui jouerait le rôle de Cléanthis en train
d'imiter sa maîtresse.

1. Fatiguée : importunée.
40 41
L ' Î L E DES ESCLAVES SCÈNE 4

EUPHROSINE. Monsieur, faites donc comme si j'étais


30 convenue de tout.
TRIVELIN. Quoi ! vous me conseillez de mentir !
EUPHROSINE. En vérité, voilà d'étranges conditions ! cela
révolte !
TRIVELIN. Elles humilient un peu ; mais cela est fort bon.
35 Déterminez-vous ; une liberté très prochaine est le prix de la
vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a
fait?
EUPHROSINE. Mais...
TRIVELIN. Quoi ?
40 EUPHROSINE. Il y a du vrai, par-ci, par-là.
TRIVELIN. Par-ci, par-là, n'est point votre compte ; avouez-
vous tous les faits ? En a-t-elle trop dit ? n'a-t-elle dit que ce
qu'il faut ? Hâtez-vous ; j'ai autre chose à faire.
EUPHROSINE. VOUS faut-il une réponse si exacte ?
45 TRIVELIN. Eh ! oui, Madame, et le tout pour votre bien.
EUPHROSINE. Eh bien...
TRIVELIN. Après ?
EUPHROSINE. Je suis jeune...
TRIVELIN. Je ne vous demande pas votre âge.
50 EUPHROSINE. On est d'un certain rang, on aime à plaire.
TRIVELIN. Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.
EUPHROSINE. Je crois qu'oui.
TRIVELIN. Eh ! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi
le portrait un peu risible, n'est-ce pas ?
55 EUPHROSINE. Il faut bien l'avouer.
TRIVELIN. À merveille ! Je suis content, ma chère dame.
Allez rejoindre Cléanthis ; je lui rends déjà son véritable nom,
pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous
Euphrosine (Irène Brillant) et Trivelin (René Lafon) impatientez point, montrez un peu de docilité, et le moment
dans une mise en scène de Pierre Dux 60 espéré arrivera.
à la Comédie-Française, 1939. Décors et costumes de Jean Oberlé. EUPHROSINE. Je m'en fie à vous.

42 43
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 5

SCÈNE 5. ARLEQUIN, IPHICRATE; qui ont changé 25 ARLEQUIN. De la peine ? Ah ! le pauvre homme ! Peut-être
d'habits, TRIVELIN. que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le
maître : voilà tout.
TRIVELIN. À cause que je suis le maître ; vous avez raison.
ARLEQUIN. Tirlan, tirlan, tirlantaine ! tirlanton ! Gai, ARLEQUIN. Oui, car quand on est le maître, on y va tout
camarade ! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu 30 rondement, sans façon ; et si peu de façon mène quelquefois
bravement ma pinte 1 , car je suis si altéré depuis que je suis un honnête homme à des impertinences.
maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel TRIVELIN. Oh ! n'importe ; je vois bien que vous n'êtes
5 conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de point méchant.
notre admirable république ! 35 ARLEQUIN. Hélas ! je ne suis que mutin 1 .
TRIVELIN. Bon ! réjouissez-vous, mon camarade. Êtes-vous
TRIVELIN, à Iphicrate. Ne vous épouvantez point de ce que
content d'Arlequin ?
je vais dire. (À Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose : comment
ARLEQUIN. Oui, c'est un bon enfant ; j'en ferai quelque se gouvernait-il2 là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de
10 chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine 40 caractère ?
de désobéissance ; et je lui ordonne de la joie. (Il prend son
ARLEQUIN, riant. Ah ! mon camarade, vous avez de la
maître par la main et danse.) Tala rara la la...
malice ; vous demandez la comédie.
TRIVELIN. VOUS me réjouissez moi-même.
TRIVELIN. Ce caractère-là est donc bien plaisant ?
ARLEQUIN. Oh ! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.
ARLEQUIN. Ma foi, c'est une farce.
15 TRIVELIN. Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait
45 TRIVELIN. N'importe, nous en rirons.
d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui
ARLEQUIN, à Iphicrate. Arlequin, me promets-tu d'en rire
dans son pays apparemment.
aussi ?
ARLEQUIN. Hé ! là-bas ? Je lui voulais souvent un mal de
IPHICRATE, bas. Veux-tu achever de me désespérer ? que vas-
diable, car il était quelquefois insupportable ; mais à cette
50 tu lui dire ?
20 heure que je suis heureux, tout est payé ; je lui ai donné
quittance 2 . ARLEQUIN. Laisse-moi faire ; quand je t'aurai offensé, je te
demanderai pardon après.
TRIVELIN. Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez.
C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonne TRIVELIN. Il ne s'agit que d'une bagatelle ; j'en ai demandé
fortune, et que vous ne lui ferez point de peine 3 ? autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de
55 sa maîtresse.

1. Pinte : un peu moins d'un litre.


2. Je lui ai donné quittance : littéralement, je l'ai libéré d'une dette. 1. Mutih : opiniâtre, obstiné, têtu.
3. Point de peine : point de mal. 2. Comment se gouvernait-il : comment se conduisait-i

44 45
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 6

ARLEQUIN. Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des TRIVELIN. Il me faut tout ou rien.
folies qui faisaient pitié, des misères, gageons ? IPHICRATE. Voulez-vous que je m'avoue un ridicule1 ?
TRIVELIN. Cela est encore vrai. ARLEQUIN. Qu'importe, quand on l'a été ?
ARLEQUIN. Eh bien, je vous en offre autant ; ce pauvre 85 TRIVELIN. N'avez-vous que cela à me dire ?
60 jeune garçon n'en fournira pas davantage ; extravagance et IPHICRATE. Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.
misère, voilà son paquet1 : n'est-ce pas là de belles guenilles TRIVELIN. Va du tout.
pour les étaler ? Étourdi2 par nature, étourdi par singerie3,
IPHICRATE. Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)
parce que les femmes les aiment comme cela ; un dissipe-
tout ; vilain4 quand il faut être libéral5, libéral quand il faut TRIVELIN. VOUS avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien.
65 être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur ; honteux d'être 90 Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.
sage, glorieux d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnes
gens ; un petit brin hâbleur6 ; avec tout plein de maîtresses
qu'il ne connaît pas ; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en
tirer le portrait ? (À Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon SCÈNE 6. CLÉANTHIS, ARLEQUIN, IPHICRATE,
70 ami, ne crains rien. EUPHROSINE.
TRIVELIN. Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate) Vous n'avez
plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de CLÉANTHIS. Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de
dire. quoi vous riez ?
IPHICRATE. Moi ? ARLEQUIN. Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était
75 TRIVELIN. Vous-même ; la dame de tantôt en a fait autant ; un ridicule.
elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du 5 CLÉANTHIS. Cela me surprend, car il a la mine d'un homme
plus grand bien que vous puissiez souhaiter. raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre
IPHICRATE. DU plus grand bien ? Si cela est, il y a là aveu, regardez ma suivante.
quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine ARLEQUIN, la regardant. Malepeste ! quand ce visage-là fait
80 façon. le fripon2, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses,
ARLEQUIN. Prends tout ; c'est un habit fait sur ta taille. 10 ma belle damoiselle3 : qu'est-ce que nous ferons à cette heure
que nous sommes gaillards ?
CLÉANTHIS. Eh ! mais la belle conversation.

1. Son paquet : les reproches à lui faire.


2. Étourdi : imprudent, irréfléchi.
3. Singerie ; affectation. 1. Que je m'avoue un ridicule: que j'avoue être un personnage sot,
4. Vilain : ici, avare. impertinent.
5. Libéral : ici, généreux. 2. Fripon : ici, coquet.
6. Hâbleur : fanfaron, vantard. 3. Damoiselle : demoiselle.
46 47
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 6
ARLEQUIN. Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en 35 inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes
bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait gens1 à cette heure, il faut songer à cela ; il n'est plus question
15 davantage. de familiarité domestique. Allons, procédons noblement ;
CLÉANTHIS. Eh bien, faites. Soupirez pour moi ; poursuivez n'épargnez ni compliments ni révérences.
mon cœur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche ARLEQUIN. Et vous, n'épargnez point les mines2. Courage !
pas ; c'est à vous à faire vos diligences1 ; me voilà, je vous 40 quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons.
attends ; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque Garderons-nous nos gens ?
20 nous sommes devenus maîtres ; allons-y poliment2, et comme CLÉANTHIS. Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ?
le grand monde. c'est notre suite ; qu'ils s'éloignent seulement.
ARLEQUIN. Oui-da ; nous n'en irons que meilleur train3. ARLEQUIN, à Iphicrate. Qu'on se retire à dix pas !
CLÉANTHIS. Je suis d'avis d'une chose, que nous disions Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement
qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis4, et et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
25 pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir ; il 45 ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis.
faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir. Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?
ARLEQUIN. Votre volonté vaut une ordonnance5. (À Iphicrate.) CLÉANTHIS. Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle
Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour cela un jour tendre.
Madame.
ARLEQUIN. Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour,
30 IPHICRATE. Peux-tu m'employer à cela ? 50 Madame.
ARLEQUIN. La république le veut. CLÉANTHIS. Comment, vous lui ressemblez ?
CLÉANTHIS. Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette ARLEQUIN. Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre,
manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? (À ce mot il
tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont saute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !
55 CLÉANTHIS. Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre
conversation ?
ARLEQUIN. Oh ! ce n'est rien ; c'est que je m'applaudis.
1. Faire vos diligences : mettre beaucoup de soin.
2. Poliment: de manière raffinée.
CLÉANTHIS. Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent.
3. Nous n'en irons que meilleur train : nous n'en irons que plus vite (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour
(Arlequin dira aussi plus loin : « dans le grand monde on n'est pas 60 quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous
si façonnier»). Cependant «le train», à l'époque, désigne non promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais
seulement l'allure (aller bon train), mais aussi la «façon d'aller», la
conduite.
4. Pour prendre l'air assis : on peut comprendre « pour prendre l'air
en étant assis », mais probablement aussi, avec un jeu de mots, « pour
avoir l'aspect assis des maîtres ». 1. Honnêtes gens : ici, personnes de bonne condition sociale.
5. Ordonnance : ordre, prescription. 2. Mines : minauderies, contenances affectées.
48 49
L ' Î L E DES ESCLAVES SCÈNE 6

70 m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes,


et de la sincérité de mes feux1 ?
CLÉANTHIS. Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne
veux point d'affaires2 ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il
vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à
moins ? Cela est étrange !
75 ARLEQUIN, riant à genoux. Ah ! ah ! ah ! que cela va bien !
Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous
sommes plus sages.
CLÉANTHIS. Oh ! vous riez, vous gâtez tout.
ARLEQUIN. Ah ! ah ! par ma foi, vous êtes bien aimable et
80 moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense ?
CLÉANTHIS. Quoi ?
ARLEQUIN. Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par
coquetterie, comme le grand monde.
CLÉANTHIS. Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un
85 mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-
vous ?
Cléanthis (Catherine Hiégel) et Arlequin (Yves Pignot)
ARLEQUIN. J'y allais3 aussi, quand il m'est venu une pensée.
dans une mise en scène de Simon Eine
à la Comédie-Française, 1973. Comment trouvez-vous mon Arlequin ?
CLÉANTHIS. Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma
90 suivante ?
finissons, en voilà assez, je vous dispense des compli-
ments. ARLEQUIN. Qu'elle est friponne !
ARLEQUIN. Et moi, je vous remercie de vos dispenses. CLÉANTHIS. J'entrevois votre pensée.
CLÉANTHIS. VOUS m'allez dire que vous m'aimez, je le vois ARLEQUIN. Voilà ce que c'est : tombez amoureuse
65 bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n'en croira d'Arlequin, et moi de votre suivante ; nous sommes assez
rien. Vous êtes aimable, mais coquet1, et vous ne persuaderez 95 forts pour soutenir cela4.
pas.
ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. Faut-il
1. Flammes ... feux: l'amour, dans la langue classique. Arlequin
emploie ces mots de manière parodique.
2. Affaires : affaires « sentimentales ».
3. J'y allais : j'y arrivais.
1. Coquet: ici, amoureux sans réel attachement.
4. Soutenir cela : conduire cela avec honneur.
50 51
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 6

CLÉANTHIS. Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient CLÉANTHIS. C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans
mieux faire que de nous aimer, dans le fond. le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir
ARLEQUIN. Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et à de certaines formalités qui ne me regardent plus ; je
nous sommes d'excellents partis pour eux. 125 comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je vais
100 CLÉANTHIS. Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi, dire un mot à Cléanthis ; tirez-vous à quartier1 pour un
faites-lui sentir l'avantage qu'il y trouvera dans la situation moment.
où il est ; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage ; ARLEQUIN. Vantez mon mérite, prêtez-m'en un peu, à charge
cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours de revanche.
passés qu'une esclave ; mais enfin me voilà dame et maîtresse 130 CLÉANTHIS. Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.)
105 d'aussi bon jeu1 qu'une autre ; je la suis2 par hasard ; n'est- Cléanthis !
ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il à dire à cela ? J'ai
même un visage de condition3 ; tout le monde me l'a dit.
ARLEQUIN. Pardi ! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais
pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui
110 aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous
voyez, n'est pas désagréable.
CLÉANTHIS. VOUS allez être content ; je vais appeler
Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire : éloignez-vous un
instant, et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour
115 moi, car il faut qu'il commence ; mon sexe, la bienséance et
ma dignité le veulent.
ARLEQUIN. Oh ! ils le veulent si vous voulez ; car dans le
grand monde on n'est pas si façonnier4 ; et sans faire semblant
de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair
120 à l'aventure5 pour lui donner courage, à cause que vous êtes
plus que lui, c'est l'ordre.

1. D'aussi bon jeu : un « bon jeu » désigne un jeu honnête, sans


tricherie. On peut traduire par « de façon aussi légitime ».
2. Je la suis : je le suis, en français moderne.
3. Un visage de condition : un visage d'une personne de bonne
naissance.
4. Façonnier : qui fait trop de façons, de cérémonies.
5. À l'aventure : au hasard. 1. Tirez-vous à quartier : retirez-vous à l'écart.

52 53
GUIDE DE LECTURE GUIDE DE LECTURE

Scène 6 SATIRE ET THÉÂTRE

7. Trouvez les éléments qui montrent que Cléanthis et Arlequin


organisent une véritable mise en scène et « font du théâtre ».
« L'AMOUR À LA GRANDE MANIÈRE » 8. Cherchez dans le texte ce qui nous permet d'affirmer
qu'lphicrate et Euphrosine sont spectateurs d'une partie au moins
de la scène. Quels effets leur présence peut-elle produire ? Qui
1. Cléanthis et Arlequin parodient ici la séduction galante, cette scène entend-elle « corriger » ?
codifiée notamment par la préciosité (voir p. 121) au xviii e siècle :
relevez les effets de grossissement, les phénomènes 9. Relevez les indications scéniques qui accentuent l'aspect
d'accélération, les raccourcis saisissants. satirique de ce théâtre dans le théâtre.
Les esclaves se proposent d'imiter « compliments »,
2. Les esclaves tournent en dérision des expressions trop usuelles « révérences », « mines ». Expliquez pourquoi Arlequin ne se
du langage amoureux et des images artificielles ou vides de sens. contredit pas lorsqu'il dit que « dans le grand monde on n'est pas
Trouvez des exemples et expliquez-les. si façonnier ».
3. En étudiant par exemple les tournures, les verbes employés, 10. Comparez cette scène avec la scène 3 de l'acte II du Jeu de
vous montrerez la duplicité du langage de la coquette qui feint de l'amour et du hasard. En quoi la forme théâtrale peut-elle paraître
ne pas croire l'homme et de lui résister, mais qui précipite, dans le particulièrement efficace pour faire la parodie de l'amour du
même temps, les aveux respectifs. « grand monde » ?

LE PLAISIR DU JEU

4. À quoi voyons-nous que Cléanthis et Arlequin prennent plaisir


à cette parodie ? Montrez leurs différences : Cléanthis se prend au
jeu, tandis qu'Arlequin désamorce la comédie et en reste toujours
spectateur.
5. Relevez les différents aspects comiques de la scène 6. Le rire
ne provient-il pas, notamment, de la superposition d'un langage
noble et d'une « familiarité domestique » ?
6. Ce jeu est-il dénué d'ambiguïté ? Certaines expressions
seraient susceptibles d'avoir un double sens ; dans quelle mesure
pourrait s'appliquer ici la remarque d'un personnage des Acteurs
de bonne foi, une autre pièce de Marivaux : « maugré [malgré] la
comédie, tout ça est vrai [...] car ils font semblant de faire
semblant »? À votre avis pourquoi Marivaux n'exploite-t-il pas ici
les virtualités d'une intrigue amoureuse ?

54 55
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 8

SCÈNE 7. CLÉANTHIS et EUPHROSINE, qui vient fâcheux, cela ne pique point 1 . Mais vous avez l'esprit
doucement. 25 raisonnable ; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et
vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez
sensible, entendez-vous ? Vous vous conformerez à mes
C L É A N T H I S . Approchez, et accoutximez-vous à aller plus vite, intentions, je l'espère ; imaginez vous-même que je le veux.
car je ne saurais attendre. EUPHROSINE. Où suis-je ! et quand cela finira-t-il ?
Elle rêve.
EUPHROSINE. De quoi s'agit-il ?
C L É A N T H I S . Venez-çà, écoutez-moi : un honnête homme
5 vient de me témoigner qu'il vous aime ; c'est Iphicrate.
EUPHROSINE. Lequel ?
SCÈNE 8. ARLEQUIN, EUPHROSINE.
C L É A N T H I S . Lequel ? Y en a-t-il deux ici ? c'est celui qui
vient de me quitter.
Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine
EUPHROSINE. Eh ! que veut-il que je fasse de son amour ?
par la manche.
10 C L É A N T H I S . Eh ! qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui
vous aimaient ? vous voilà bien étourdie 1 ! est-ce le mot EUPHROSINE. Que me voulez-vous ?
d'amour qui vous effarouche ? Vous le connaissez tant cet ARLEQUIN, riant. Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de
amour ! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur moi ?
en donner ; vos beaux yeux n'ont fait que cela ; dédaignent- EUPHROSINE. Laissez-moi, je vous prie.
15 ils la conquête du seigneur Iphicrate ? Il ne vous fera pas de 5 ARLEQUIN. Eh ! là, là, regardez-moi dans l'œil pour deviner
révérences penchées ; vous ne lui trouverez point de contenance ma pensée.
ridicule, d'air évaporé : ce n'est point une tête légère, un petit EUPHROSINE. Eh ! pensez ce qu'il vous plaira.
badin, un petit perfide, un joli2 volage, un aimable 3 indiscret ; ARLEQUIN. M'entendez-vous un peu ?
ce n'est point tout cela ; ces grâces-là lui manquent à la
EUPHROSINE. Non.
20 vérité : ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple
10 ARLEQUIN. C'est que je n'ai encore rien dit.
dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de 4 se donner des airs,
qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera EUPHROSINE, impatiente. Ahi !
vrai ; enfin ce n'est qu'un bon cœur, voilà tout ; et cela est ARLEQUIN. Ne mentez point ; on vous a communiqué les
sentiments de mon âme ; rien n'est plus obligeant2 pour vous.
EUPHROSINE. Quel état !

1. Étourdie : ici, saisie, troublée.


2. Joli : gai.
3. Aimable : sens moderne. 1. Cela ne pique point : cela ne séduit pas, cela n'excite pas.
4. Qui n'a pas l'esprit de : qui n'a pas la finesse, la bonne idée de. 2. Obligeant : complaisant, flatteur.

56 57
SCÈNE 8
L'ÎLE DES ESCLAVES

ARLEQUIN, lui regardant les mains. Quelles mains ravissantes !


les jolis petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon
25 petit cœur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre,
mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre
aussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.
EUPHROSINE. Tu ne l'es déjà que trop.
ARLEQUIN. Je ne le serai jamais tant que 1 vous en êtes
30 digne.
EUPHROSINE. Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
ARLEQUIN. Bon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ?
vous êtes digne de toutes les dignités imaginables : un
empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà,
35 moi, et un empereur n'y est pas ; et un rien qu'on voit vaut
mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-
vous ?
EUPHROSINE. Arlequin, il me semble que tu n'as point le
cœur mauvais.
40 ARLEQUIN. Oh ! il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis
un mouton.
EUPHROSINE. Respecte donc le malheur que j'éprouve.
ARLEQUIN. Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui.
EUPHROSINE. Ne persécute point une infortunée, parce que
Arlequin, personnage de la commedia dell'arte. 45 tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis
Milieu du xvii e siècle, B.N., Paris. réduite ; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais
dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins
que mes disgrâces2, que mon esclavage, que ma douleur
15 ARLEQUIN. VOUS me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le
vrai ? Mais cela se passera ; c'est que je vous aime, et que 50 voudras ; je suis sans asile et sans défense, je n'ai que mon
je ne sais comment vous le dire. désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de
EUPHROSINE. Vous ?
ARLEQUIN. Eh pardi ! oui ; qu'est-ce qu'on peut faire de
20 mieux ? Vous êtes si belle ! il faut bien vous donner son
cœur, aussi bien vous le prendriez de vous-même. 1. Tant que : autant que.
EUPHROSINE. Voici le comble de mon infortune. 2. Disgrâces. malheurs.

58 59
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 9
tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l'état où IPHICRATE. Les dieux te puniront, Arlequin.
je suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu ARLEQUIN. Eh ! de quoi veux-tu qu'ils me punissent ?
libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas 20 d'avoir eu du mal1 toute ma vie ?
55 la force de t'en dire davantage ; je ne t'ai jamais fait de mal :
IPHICRATE. De ton audace et de tes mépris envers ton
n'ajoute rien à celui que je souffre1.
maître ; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu
ARLEQUIN, abattu, les bras abaissés, et comme immobile. J'ai as été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien
perdu la parole. y est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ;
25 moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour
m'accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m'aimais,
et cela m'attachait à toi.
SCÈNE 9. IPHICRATE, ARLEQUIN.
ARLEQUIN, fleurant. Eh ! qui est-ce qui te dit que je ne
t'aime plus ?
IPHICRATE. Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec
30 IPHICRATE. TU m'aimes, et tu me fais mille injures ?
moi ; que me veux-tu ? as-tu encore quelques nouvelles insultes
à me faire ? ARLEQUIN. Parce que je me moque un petit brin de toi,
ARLEQUIN. Autre personnage qui va me demander encore cela empêche-t-il que je t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais,
5 ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que toi, quand tu me faisais battre ; est:ce que les étrivières2 sont
je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle plus honnêtes3 que les moqueries ?
Euphrosine ; voilà tout. À qui diantre en as-tu2 ? 35 IPHICRATE. Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter
IPHICRATE. Peux-tu me le demander, Arlequin ? sans trop de sujet.
ARLEQUIN. Eh ! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais. ARLEQUIN. C'est la vérité.
10 IPHICRATE. On m'avait promis que mon esclavage finirait IPHICRATE. Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé
bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe ; cela !
je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux 40 ARLEQUIN. Cela n'est pas de ma connaissance.
maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a IPHICRATE. D'ailleurs, ne fallait-il pas te corriger de tes
souffertes de toi. défauts ?
15 ARLEQUIN. Ah ! il ne nous manquait plus que cela, et nos ARLEQUIN. J'ai plus pâti4 des tiens que des miens : mes
amours auront bonne mine. Écoute, je te défends de mourir
par malice3, par maladie, passe, je te le permets.

1. Mal : malheur.
2. Étrivières : courroies de cuir qui supportent les étriers. On les
1. Il est logique qu'Euphrosine sorte à la fin de la scène. utilisait pour frapper, en guise de punition.
2. À qui diantre en as-tu ? : à qui diantre en veux-tu ? 3. Honnêtes : polies.
3. Malice : méchanceté, ruse. 4. Pâti : souffert.
60 61
L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 9

plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité,


45 et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.
IPHICRATE. Va, tu n'es qu'un ingrat ; au lieu de me secourir
ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades
l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût
engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en
50 affranchir1, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive
reconnaissance !
ARLEQUIN. TU as raison, mon ami ; tu me remontres bien
mon devoir ici pour toi ; mais tu n'as jamais su le tien pour
moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage
55 ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien !
va, je dois avoir le cœur meilleur que toi ; car il y a plus
longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de
la peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je te
le pardonne ; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en
60 bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à
mes camarades, je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le
veulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne te
ressemble pas, moi ; je n'aurais point le courage d'être heureux
à tes dépens.
65 IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin. Mon cher Arlequin ! Fasse
le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de
te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour
toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et
je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être
70 ton maître.
ARLEQUIN. Ne dites donc point comme cela, mon cher
patron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas
mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon
du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand
Iphicrate (Michel Toty) et Arlequin (Arnault Lecarpentier)
dans une mise en scène de Laurent Boulassier.
1. Affranchir: libérer. Théâtre du Campagnol, Châtenay-Malabry, 1988.

62 63
L'ÎLE DES ESCLAVES GUIDE DE LECTURE

75 vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute. Scènes 8 et 9


IPHICRATE, l'embrassant. Ta générosité me couvre de
confusion.
ARLEQUIN. Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien LE PARCOURS D'ARLEQUIN
faire ! (Après quoi, il déshabille son maître.) 1. Observez l'évolution du personnage d'Arlequin. Quelle est la
80 IPHICRATE. Que fais-tu, mon cher ami ? cause de son « retournement » de la scène 8 ? Par quoi se
manifeste ce renversement ? Montrez que le plus grand ressort
ARLEQUIN. Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je d'Arlequin est menacé, en étudiant le rôle de l'esclave dans les
ne suis pas digne de le porter. dialogues des scènes 1, 2, 5 et 6.
IPHICRATE. Je ne saurais retenir mes larmes ! Fais ce que 2. Dégagez la simplicité du langage d'Arlequin dans la scène 8
tu voudras. en vous fondant sur les tournures, le vocabulaire, la répétition des
mots, la logique des raisonnements. Comment apparaissent en
revanche ses répliques et ses discours dans la scène 9 ?
Comparez chacun des points énoncés ci-dessus.
3. Relevez les tentatives faites par Arlequin au début de la
scène 9 pour rire de sa propre émotion et des discours alarmants
d'Iphicrate. Montrez comment le sentiment envahit la comédie au
risque de bouleverser le rôle traditionnel des « Arlequins » au
théâtre. L'esclave reste-t-il jusqu'au bout un personnage
comique ?

LE LANGAGE DU CŒUR
4. Comment l'attendrissement d'Euphrosine se marque-t-il dans
son langage (changement de pronoms, qualificatifs attribués à
Arlequin, etc.) ?
5. À quoi tient la force du discours de la maîtresse à la fin de la
scène 8 ? En étudiant la structure de la tirade, le vocabulaire, les
tournures interrogatives, vous pourrez souligner comment
éloquence et émotion sincère vont de pair ici. Par quoi Arlequin
est-il touché?
6. Certaines expressions (« mon cher Arlequin », « mon cher
patron ») sont les mêmes aux scènes 1 et 9. Que révèle ce
passage d'un emploi tactique ou ironique à un emploi qui
retrouve une signification affective ?
7. Observez comment les gestes d'Iphicrate et d'Arlequin
accompagnent et complètent leurs paroles. Quelle signification
Marivaux entend-il donner à ces gestes ?

64 65
GUIDE DE LECTURE SCÈNE 10

ARLEQUIN VAINQUEUR DE L'ÉPREUVE ? SCENE 10. CLÉANTHIS, EUPHROSINE,


8. Montrez que c'est Arlequin qui prend toutes les initiatives qui IPHICRATE, ARLEQUIN.
font basculer l'action à la scène 9.
9. L'esclave, à la scène 1, inversait les pronoms : « je le confesse CLÉANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi,
à ta honte ». Que signifie la reprise de ces inversions à la fin de la je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.)
scène 9 ? Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-
10. Comment Arlequin explique-t-il le comportement, des vous repris votre habit ?
individus, scène 9, I. 44 à 45 et I. 72 à 73 ? De quelle manière la
situation permet-elle à Marivaux de mener une réflexion sociale 5 ARLEQUIN, tendrement. C'est qu'il est trop petit pour mon
sans menacer la dynamique de l'action ? cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasse
11. Que pensez-vous du retour au vouvoiement à la fin de la les genoux de son maître.)
scène 9 ? CLÉANTHIS. Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble
que vous lui demandiez pardon ?
10 ARLEQUIN. C'est pour me châtier de mes insolences.
CLÉANTHIS. Mais enfin, notre projet ?
ARLEQUIN. Mais enfin, je veux être un homme de bien ;
n'est-ce pas là un beau projet ? Je me repens de mes sottises,
lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine
15 se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatre
beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous
voudrons.
EUPHROSINE. Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour
vous !
20 IPHICRATE. Dites plutôt : quel exemple pour nous, Madame,
vous m'en voyez pénétré.
CLÉANTHIS. Ah ! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux
exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le
monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous
25 regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop
heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes
gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout
mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien
la peine de faire tant les glorieux1 ! Où en seriez-vous

1. Glorieux: ici, vaniteux, orgueilleux.

66 67
L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 11

30 aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, je
vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de partirais tout à l'heure1 avec vous : voilà tout le mal que je
vous pardonner ; et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma
s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? faute.
point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? 65 ARLEQUIN, pleurant. Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable
35 Et que faut-il être donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le naturel !
cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il faut, IPHICRATE. Êtes-vous contente, Madame ?
voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un EUPHROSINE, avec attendrissement. Viens que je t'embrasse,
homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les ma chère Cléanthis.
honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les 70 ARLEQUIN, à Cléanthis. Mettez-vous à genoux pour être
40 beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent1. Et encore meilleure qu'elle.
à qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous avez EUPHROSINE. La reconnaissance me laisse à peine la force
toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe
êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les
sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous 75 dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.
45 aurez bonne grâce ! Allez, vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN. Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le
reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits
d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; car
quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on SCÈNE 1 1 . TRTVELIN et les acteurs précédents.
50 est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ;
elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la rancune s'en va,
TRIVELIN. Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants, vous
et votre affaire est faite.
vous embrassez !
CLÉANTHIS. Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon
cœur qui me manque. ARLEQUIN. Ah ! vous ne voyez rien, nous sommes
55 EUPHROSINE, tristement. Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de admirables ; nous sommes des rois et des reines. En fin finale,
l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue. 5 la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela ; il ne nous
CLÉANTHIS. Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller : et
Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes
comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis gens que nous.
TRIVELIN. Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment ?
60 pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même

1. Et qui vous passent : et qui dépassent vos capacités. 1. Tout à l'heure : tout de suite.

68 69
L'ÎLE DES ESCLAVES S C E N E 11

10 CLÉANTHIS, baisant la main de sa maîtresse. Je n'ai que faire


de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.
ARLEQUIN, prenant aussi la main de son maître pour la
baiser. Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des
paroles.
15 TRIVELIN. VOUS me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers
enfants ; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé,
nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni
leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous
vois attendris ; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous
20 donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en
avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous
pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence des
conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous :
je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux
25 jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que
les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et
célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.

Trivelin (Samuel Bonnafil)


dans la mise en scène de Laurent Boulassier.

70 71
GUIDE DE LECTURE

Scènes 10 et 11
Divertissement
LA RÉVOLTE DE CLÉANTHIS
L'Isle des esclaves
1. Faites le plan de la tirade de Cléanthis (sc. 10). En quoi la
progression du texte rend-elle compte à la fois de l'élaboration
d'un raisonnement et du mouvement d'une sensibilité révoltée ?
2. En étudiant les effets d'opposition, les tournures des phrases
(sc. 10), vous montrerez comment l'art du discours permet de
manifester la véhémence de la colère.
3. Le rôle de Cléanthis : celle-ci n'est-elle pas plus impliquée
dans les rapports sociaux qu'Arlequin ? Notez ce qui différencie
ses réactions de celles du valet dans les situations de l'ensemble
de la pièce.

LA CONCLUSION

4. Les dernières scènes manifestent le retour en force du domaine


du « cœur ». Relevez les signes qui marquent cet épanchement de
bons sentiments.
5. Montrez la différence du rôle que Marivaux confère à chaque
valet dans l'action : en quoi Cléanthis peut-elle apparaître dans
l'ensemble de la pièce comme le personnage qui mène la critique
sociale la plus forte ? Dans quelle mesure Arlequin permet-il à
l'auteur de maintenir son théâtre dans le domaine du jeu et des
sentiments ?
6. La révolte de Cléanthis peut paraître effacée par la fin de la
pièce. Celle-ci signifie-t-elle pour autant un retour au point de
départ ? Essayez d'évaluer ce que le théâtre a permis.

1. Le compositeur de la musique originale de ce divertissement, Jean


Joseph Mouret (1682-1738). composa aussi de très nombreux
divertissements pour la Comédie-Italienne et fut un précurseur de
l'opéra-comique français. Les paroles et la musique, reproduites ici
intégralement, proviennent du Troisième Recueil des divertissements
du Nouveau Théâtre-Italien [...] (B.N., Paris).

72 73
L'ÎLE DES ESCLAVES DIVERTISSEMENT

74 75
L'ÎLE DES ESCLAVES DIVERTISSEMENT

2. La vertu seule a droit de plaire,


Dit le philosophe ici-bas.
C'est bien dit, mais ce pauvre hère
Aime l'argent et n'en a pas.
Il en médit dans sa colère.

3. "Arlequin au parterre" :
J'avais cru, patron de la case
Et digne objet de notre amour,
Qu'ici, comme en campagne rase,
L'herbe croîtrait au premier jour.
Je vous vois, je suis en extase.
76 77
L'ÎLE DES ESCLAVES

Documentation
thématique

Index des thèmes


de l'œuvre, p. 80

La représentation
des domestiques dans le théâtre
du XVIIIe siècle, p. 82

Promenade des maîtres en chaise à porteurs.


Gravure du XVIIIe siècle.
Musée Carnavalet, Paris.

78 79
DOCUMENTATION THÉMATIQUE

Raisonnable, raison, raisonner : p. 25, 29, 30, 31, 37, 47,


Index des thèmes 52, 53, 64, 68.
Rancune, vengeance : p. 29, 33, 68, 71.
de l'œuvre Rires, gaieté : p. 23, 27, 44, 45, 47, 49, 51, 52.

Phrases expliquant la différence des conditions et des


Ami, amitié : p. 24, 25, 28, 33, 36, 46, 61, 62, 64, 67, 68. comportements sociaux : p. 25, 45, 46, 52, 62, 64, 68, 71.
Amour : p. 37 ; scène 6 ; p. 56, 58, 61.
Argent : p. 46, 67, 68.
Cœur : - (bon) cœur, p. 29, 41, 56, 59, 62, 68 ;
— métaphore amoureuse, p. 37, 48, 58.
Condition, naissance, rang : p. 29, 52, 59, 68, 71.
Coquetterie, minauderies, singeries : scène 3 ; p. 41, 46, 48,
49, 51, 56.
Correction, cours, leçon : p. 25, 28, 29, 34, 41, 61, 71.
Esclave, esclavage : p. 22, 25, 27, 28, 29, 30, 36, 52, 59, 60,
62, 69.
Femme : p. 32, 33, 37, 46, 52.
Homme, humain, humanité : p. 25, 29, 47, 68.
Honnête : (sens moral et/ou social) p. 41, 45, 49, 56, 67,
68, 69.
Injure(s) : p. 25, 27, 31, 68.
Langage, parole : p. 25, 31, 47-48, 49, 58, 71.
Maître : p. 22, 25, 29, 33, 44, 45, 48, 52, 61, 68, 71.
Mauvais traitements : p. 24, 28, 33, 62, 67, 68.
Nom : p. 27, 31, 43.
Orgueil et vanité : p. 28, 29, 32, 34, 35, 46, 67.
Pardon : p. 25, 33, 44, 62, 67, 68, 71.
80 81
DOCUMENTATION THÉMATIQUE

qu'elle aime. Frontin, le valet du chevalier, se charge des


La représentation affaires de tous, place sa « protégée », Lisette, chez la baronne
et se fait embaucher chez Turcaret : il est alors au cœur des
des domestiques dans intrigues financières. À la scène 11 de l'acte III, le couple des
valets fait des projets d'amour et d'argent, extorque une partie
le théâtre du xviiie siècle de la somme destinée au carrosse. À la fin de la pièce,
Frontin, « gagnant », pourra déclarer : « Voilà le règne de
M. Turcaret fini ; le mien va commencer. »

Marivaux n'est pas le seul à utiliser le théâtre pour mettre en


question les relations qui unissent les maîtres et les serviteurs. SCÈNE II. FRONTIN, LISETTE.
La condition des domestiques devient, au xviiie siècle, un
problème important : on le retrouve naturellement sur la FRONTIN. Cela ne commence pas mal.
scène. Si l'on étudie les textes suivants, il sera bon, bien L I S E T T E . Non, pour madame la baronne ; mais pour nous ?
entendu, de les situer dans leur contexte historique et, FRONTIN. Voilà toujours soixante pistoles que nous pouvons
éventuellement, de localiser leurs auteurs dans l'échelle sociale ; garder. Je les gagnerai bien sur l'équipage ; serre-les : ce sont
les premiers fondements de notre communauté.
mais il sera surtout intéressant de dégager les possibilités que L I S E T T E . Oui ; mais il faut promptement bâtir sur ces
la forme théâtrale offre à la représentation des rapports entre fondements-là ; car je fais des réflexions morales, je t'en
maîtres et valets. On s'interrogera donc sur la projection des avertis.
différences de condition, le jeu des oppositions ou les formes FRONTIN. Peut-on les savoir ?
des prises de pouvoir ; on pourra étudier la représentation L I S E T T E . Je m'ennuie d'être soubrette.
des différences de langage, la distribution de la parole, le FRONTIN. Comment, diable ! tu deviens ambitieuse ?
poids sur l'action de chaque personnage. Ainsi, il sera plus L I S E T T E . Oui, mon enfant. Il faut que l'air qu'on respire
facile d'évaluer dans quelle mesure le théâtre illustre un état dans une maison fréquentée par un financier soit contraire à
de fait, programme un idéal imaginaire ou permet d'exprimer la modestie ; car depuis le peu de temps que j'y suis, il me
vient des idées de grandeur que je n'ai jamais eues. Hâte-toi
des virtualités.
d'amasser du bien ; autrement, quelque engagement que nous
(On trouvera l'intégralité des pièces les moins disponibles ayons ensemble, le premier riche faquin qui viendra pour
citées ici dans : Théâtre du xviiie siècle, édition J. Truchet, m'épouser...
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972.) FRONTIN, l'interrompant. Mais donnez-moi donc le temps
de m'enrichir.
L I S E T T E . Je te donne trois ans ; c'est assez pour un homme
Les valets intrigants d'esprit.
FRONTIN. Je ne demande pas davantage... C'est assez, ma
En 1709, Lesage, dans Turcaret, rend grotesque le monde des princesse. Je vais ne rien épargner pour vous mériter ; et, si
« maîtres ». Une baronne se fait offrir des cadeaux par Turcaret, je manque d'y réussir, ce ne sera pas faute d'attention. (Il
un fermier général, et se laisse duper par un chevalier joueur sort.)

82 83
DOCUMENTATION THÉMATIQUE LA REPRÉSENTATION DES D O M E S T I Q U E S . . .

SCÈNE 12. LISETTE, seule. ARLEQUIN. Fort bien.


LÉLIO. Ainsi, pour que les pauvres en puissent avoir, ils
Je ne saurais m'empêcher d'aimer ce Frontin ; c'est mon sont obligés de travailler pour les riches, qui leur donnent de
chevalier, à moi ; et, au train que je lui vois prendre, j'ai un cet argent à proportion du travail qu'ils font pour eux.
secret pressentiment qu'avec ce garçon-là je deviendrai quelque ARLEQUIN. Et que font les riches tandis que les pauvres
jour femme de qualité. travaillent pour eux ?
Lesage, Turcaret, acte III, scènes II et 12, 1709. LÉLIO. ILS dorment, ils se promènent, et passent leur vie à
se divertir et à faire bonne chère.
ARLEQUIN. Cela est bien commode pour les riches.
LÉLIO. Cette commodité que tu y trouves fait souvent tout
Un « candide » juge de l'argent
leur malheur.
Dans Arlequin sauvage (1721), Delisle de la Drevetière, auteur ARLEQUIN. Pourquoi ?
très apprécié par ses contemporains, imagine que Lélio, un LÉLIO. Parce que les richesses ne font que multiplier les
maître, revient d'un voyage avec un « sauvage », Arlequin, besoins des hommes. Les pauvres ne travaillent que pour
qui porte un regard neuf sur la société. L'esclave, ignorant avoir le nécessaire ; mais les riches travaillent pour le superflu,
tout de l'argent, aurait « volé » un marchand si son maître qui n'a point de bornes chez eux, à cause de l'ambition, du
n'était intervenu à temps. La scène suivante rapporte une luxe et de la vanité qui les dévorent ; le travail et l'indigence
naissent chez eux de leur propre opulence.
discussion qui succède à cet épisode.
ARLEQUIN. Mais, si cela est ainsi, les riches sont plus pauvres
LÉLIO. Oui, avec de l'argent, on ne manque de rien. que les pauvres mêmes, puisqu'ils manquent de plus de choses.
ARLEQUIN. Je trouve cela fort commode et bien inventé. LÉLIO. Tu as raison.
Que ne me le disais-tu d'abord ? Je n'aurais pas risqué de me ARLEQUIN. Écoute, veux-tu que je te dise ce que je pense
faire pendre. Apprends-moi donc vite où l'on donne de cet des nations civilisées ?
argent, afin que j'en fasse ma provision. LÉLIO. Oui, qu'en penses-tu ?
LÉLIO. On n'en donne point. ARLEQUIN. Il faut que je dise la vérité, car je n'ai point
ARLEQUIN. Eh bien ! où faut-il donc que j'aille en prendre ? d'argent à te donner pour caution de ma parole. Je pense que
LÉLIO. On n'en prend point aussi. vous êtes des fous qui croyez être sages, des ignorants qui
ARLEQUIN. Apprends-moi donc à le faire. croyez être habiles, des pauvres qui croyez être riches, et des
LÉLIO. Encore moins ; tu serais pendu si tu avais fait une esclaves qui croyez être libres.
LÉLIO. Et pourquoi le penses-tu ?
seule de ces pièces.
ARLEQUIN. Parce que c'est la vérité. Vous êtes fous, car
ARLEQUIN. Eh ! comment diable en avoir donc ? On n'en vous cherchez avec beaucoup de soins une infinité de choses
donne point, on ne peut pas en prendre, il n'est pas permis inutiles ; vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biens
d'en faire. Je n'entends rien à ce galimatias ! dans l'argent ou d'autres diableries, au lieu de jouir simplement
LÉLIO. Je vais te l'expliquer. Il y a deux sortes de gens de la nature comme nous, qui ne voulons rien avoir afin de
parmi nous, les riches et les pauvres. Les riches ont tout jouir plus librement de tout ; vous êtes esclaves de toutes vos
l'argent, et les pauvres n'en ont point. possessions, que vous préférez à votre liberté et à vos frères,
84 85
DOCUMENTATION THÉMATIQUE ... DANS LE THÉÂTRE DU XVIII e SIÈCLE

que vous feriez pendre s'ils vous avaient pris la plus petite SILVIA. Bourguignon, cette question-là m'annonce que,
partie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants, suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire des
parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les lois, douceurs : n'est-il pas vrai ?
tandis que vous ne connaissez pas la raison qui vous apprendrait DORANTE. Ma foi, je n'étais pas' venu dans ce dessein-là, je
à vous passer de lois comme nous. te l'avoue. Tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grandes
LÉLIO. TU as raison, mon cher Arlequin, nous sommes des liaisons avec les soubrettes ; je n'aime pas l'esprit domestique ;
fous, mais des fous réduits à la nécessité de l'être. mais à ton égard, c'est une autre affaire. Comment donc ! tu
Delisle de la Drevetière, Arlequin sauvage, acte II, scène 3, 1721. me soumets, je suis presque timide ; ma familiarité n'oserait
s'apprivoiser avec toi ; j'ai toujours envie d'ôter mon chapeau
de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je
jure ! enfin, j'ai un penchant à te traiter avec des respects qui
Des maîtres travestis en valets te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec ton
air de princesse ?
Dans le Jeu de l'amour et du hasard (1730), Marivaux montre SILVIA. Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant,
Silvia et Dorante, promis l'un à l'autre par leurs pères, déguisés est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.
en domestiques. En effet, Silvia, peu enthousiaste, a imaginé DORANTE. Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait
de prendre la place de Lisette, sa femme de chambre, pour aussi l'histoire de tous les maîtres.
observer son prétendant qu'elle ne connaît pas. Or Dorante, SILVIA. Le trait est joli assurément ; mais, je te le répète
de son côté, a eu la même idée. On observera dans le langage encore, je ne suis point faite aux cajoleries de ceux dont la
des maîtres la manière dont ils imaginent celui des valets et garde-robe ressemble à la tienne.
la manière dont Marivaux rend manifeste leur véritable DORANTE. C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?
condition. À la fin de la pièce, Silvia conduira Dorante à SILVIA. Non, Bourguignon ; laissons là l'amour, et soyons
demander en mariage la soubrette qu'elle semble être. Alors, bons amis.
elle lui révélera sa véritable identité. DORANTE. Rien que cela ? Ton petit traité n'est composé
que de deux clauses impossibles.
SILVIA, à part. Quel homme pour un valet !
SCÈNE 7. SILVIA, DORANTE.
Marivaux, le Jeu de l'amour et du hasard, acte I, scène 7, 1730.
SILVIA, à part. Ils se donnent la comédie ; n'importe, mettons
tout à profit, ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas la
soubrette qui l'aura. Il va m'en conter, laissons-le dire, pourvu Un comte amoureux d'une servante
qu'il m'instruise.
Nanine ou le Préjugé vaincu (1749) est une comédie dans laquelle
DORANTE, à part. Cette fille-ci m'étonne ! Il n'y a point de Voltaire représente l'amour d'un noble, le comte d'Olban,
femme au monde à qui sa physionomie ne fit honneur : lions
connaissance avec elle. (Haut.) Puisque nous sommes dans le pour Nanine, élevée dans sa maison et qualifiée par la baronne
style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, de l'Orme, sa rivale, de « servante » et « fille des champs ».
Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d'oser Malgré les obstacles mis par la baronne à cet amour — elle
avoir une femme de chambre comme toi ! promet Nanine à Biaise, le jardinier —, l'amour du comte

86 87
DOCUMENTATION THÉMATIQUE LA REPRÉSENTATION DES D O M E S T I Q U E S . . .

triomphera : il épousera Nanine. La jeune fille avait déjà, dans NANINE


une scène précédente, fait référence au « livre anglais » cité Hélas ! mon sort était trop haut, trop doux.
par le comte : dans ce livre, LE COMTE
« L'auteur prétend que les hommes sont frères,
Non. Désormais soyez de la famille ;
Nés tous égaux ». Ma mère arrive, elle vous voit en fille ;
Et mon estime, et sa tendre amitié
LE COMTE Doivent ici vous mettre sur un pied
[...] Croyez surtout que je vous rends justice. Fort éloigné de cette indigne gêne
J'aime ce cœur qui n'a point d'artifice ; Où vous tenait une femme hautaine.
J'admire encore à quel point vous avez
Développé vos talents cultivés. NANINE
De votre esprit la naïve justesse Elle n'a fait, hélas ! que m'avertir
Me rend surpris autant qu'il m'intéresse. De mes devoirs... Qu'ils sont durs à remplir !
NANINE LE COMTE
J'en ai bien peu ; mais quoi ! je vous ai vu, Quoi ! quel devoir ? Ah ! le vôtre est de plaire ;
Et je vous ai tous les jours entendu. II est rempli ; le nôtre ne l'est guère.
Vous avez trop relevé ma naissance ;
Je vous dois trop ; c'est par vous que je pense. Il vous fallait plus d'aisance et d'éclat.
Vous n'êtes pas encor dans votre état.
LE COMTE
Ah ! croyez-moi, l'esprit ne s'apprend pas. NANINE
NANINE J'en suis sortie, et c'est ce qui m'accable ;
Je pense trop pour un état si bas ; C'est un malheur peut-être irréparable.
Au dernier rang les destins m'ont comprise. Se levant.
Ah, Monseigneur ! ah, mon maître ! écartez
LE COMTE
De mon esprit toutes ces vanités.
Dans le premier vos vertus vous ont mise.
Naïvement, dites-moi quel effet De vos bienfaits, confuse, pénétrée,
Ce livre anglais sur votre esprit a fait. Laissez-moi vivre à jamais ignorée.
Le ciel me fit pour un état obscur ;
NANINE L'humilité n'a pour moi rien de dur.
II ne m'a point du tout persuadée ; Ah ! laissez-moi ma retraite profonde.
Plus que jamais, monsieur, j'ai dans l'idée Et que ferais-je, et que verrais-je au monde,
Qu'il est des cœurs si grands, si généreux Après avoir admiré vos vertus ?
Que tout le reste est bien vil auprès d'eux.
LE COMTE LE COMTE
Vous en êtes la preuve... Ah çà, Nanine, Non, c'en est trop, je n'y résiste plus.
Permettez-moi qu'ici l'on vous destine Qui ? vous obscure ! vous !
Un sort, un rang moins indigne de vous. Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, acte I, scène 7, 1749.
88 89
DOCUMENTATION THÉMATIQUE ... DANS LE T H É Â T R E DU X V I I I e SIÈCLE

Un serviteur dévoué Cependant je me dépouille de mes lambeaux, et je les étends


sous mon maître qui bénissait d'une voix expirante la bonté
Dans le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu, pièce de 1757 du ciel...
jouée en 1771, Diderot montre deux amis, Dorval et Clairville, DORVAL, bas, à part, et avec amertume... qui le faisait mourir
dans le fond d'un cachot, sur les haillons de son valet !
amoureux de la même femme, Rosalie. André, le domestique ANDRÉ. Je me souvins alors des aumônes que j'avais reçues.
du vieux Lysimond, le père de Rosalie, vient annoncer le J'appelai du secours, et je ranimai mon vieux et respectable
retour de son maître. Il fait le récit des infortunes que maître. Lorsqu'il eut un peu repris de ses forces, « André, me
Lysimond et lui-même ont connues : alors même qu'ils dit-il, aie bon courage. Tu sortiras d'ici. Pour moi, je sens à
voyaient les côtes françaises, ils ont été faits prisonniers par ma faiblesse qu'il faut que j'y meure ». Alors je sentis ses bras
des vaisseaux ennemis, puis séparés. André raconte ici son se passer autour de mon cou, son visage s'approcher du mien,
arrivée dans la prison de son maître. La suite de la pièce et ses pleurs couler sur mes joues. « Mon ami, me dit-il (et
ce fut ainsi qu'il m'appela souvent), tu vas recevoir mes
révélera que Dorval, qui se sacrifiait pour son ami, est le fils derniers soupirs. Tu porteras mes dernières paroles à mes
naturel de Lysimond : il épousera la sœur de Clairville. enfants. Hélas, c'était de moi qu'ils devaient les entendre ! »
Dans les Entretiens avec Dorval sur « le Fils naturel » (1757), Diderot, le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu,
Diderot fait dire à Dorval, l'auteur supposé de la pièce dont acte III, scène7, 1757.
il est le personnage principal : « [...] ce ne sont plus, à
proprement parler, les caractères qu'il faut mettre sur la scène,
mais les conditions » (les conditions désignent les situations Un valet bien effronté
familiales et sociales).
Le début du Barbier de Séville de Beaumarchais (1775) présente
le comte Almaviva, un « grand d'Espagne », sous les fenêtres
ANDRÉ. J'arrivai à une des prisons de la ville. On ouvrit les de Rosine, jeune fille séquestrée à Séville par son tuteur.
portes d'un cachot obscur où je descendis. Il y avait déjà quelque Survient Figaro, « une guitare sur le dos », qui chantonne. On
temps que j'étais immobile dans ces ténèbres, lorsque je fus
frappé d'une voix mourante qui se faisait à peine entendre, et remarquera la liberté du langage du valet.
qui disait en s'éteignant : « André, est-ce toi ? Il y a longtemps
que je t'attends. » Je courus à l'endroit d'où venait cette voix,
et je rencontrai des bras nus qui cherchaient dans l'obscurité. LE COMTE, à part. Cet homme ne m'est pas inconnu.
Je les saisis. Je les baisai. Je les baignai de larmes. C'étaient FIGARO. Eh non, ce n'est pas un abbé ! Cet air altier et
ceux de mon maître. (Une petite pause.) Il était nu. Il était noble...
étendu sur la terre humide... « Les malheureux qui sont ici, me LE COMTE. Cette tournure grotesque...
dit-il à voix basse, ont abusé de mon âge et de ma faiblesse FIGARO. Je ne me trompe point ; c'est le comte Almaviva.
pour m'arracher le pain, et pour m'ôter ma paille. » LE COMTE. Je crois que c'est ce coquin de Figaro !
Ici tous les domestiques poussent un cri de douleur. Clairville ne FIGARO. C'est lui-même, monseigneur.
peut plus contenir la sienne. Dorval fait signe à André de LE COMTE. Maraud ! si tu dis un mot...
s'arrêter un moment. André s'arrête. Puis il continue en FIGARO. Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières
sanglotant. dont vous m'avez toujours honoré.
90 91
DOCUMENTATION THÉMATIQUE LA REPRÉSENTATION DES D O M E S T I Q U E S . . .
LE COMTE. Je ne te reconnais pas, moi. Te voilà si gros et il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi
si gras... sous prétexte que l'amour des lettres est incompatible avec
FIGARO, Que voulez-vous, monseigneur, c'est la misère. l'esprit des affaires.
LE COMTE. Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je LE COMTE. Puissamment raisonné ! et tu ne lui fis pas
t'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi. représenter...
FIGARO. Je l'ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance... FIGARO. Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadé
LE COMTE. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas à mon qu'un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas
déguisement que je veux être inconnu ? de mal.
FIGARO. Je me retire. L E COMTE. T U ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon
LE COMTE. AU contraire. J'attends ici quelque chose, et service tu étais un assez mauvais sujet.
deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui FIGARO. Eh ! mon Dieu, monseigneur, c'est qu'on veut que
le pauvre soit sans défaut.
se promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien ! cet emploi ?
LE COMTE. Paresseux, dérangé...
FIGARO. Le ministre, ayant égard à la recommandation de
Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon FIGARO. AUX vertus qu'on exige dans un domestique, Votre
apothicaire. Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes
LE COMTE. Dans les hôpitaux de l'armée ? d'être valets ?
FIGARO. Non ; dans les haras d'Andalousie. LE COMTE, riant. Pas mal. Et tu t'es retiré en cette ville ?
LE COMTE, riant. Beau début ! FIGARO. Non, pas tout de suite.
FIGARO. Le poste n'était pas mauvais, parce qu'ayant le Beaumarchais, le Barbier de Séville, acte I, scène 2,, 1775.
district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux
hommes de bonnes médecines de cheval...
LE COMTE. Qui tuaient les sujets du roi. La révolte d'un homme du peuple
FIGARO. Ah ! ah ! il n'y a point de remède universel, mais
qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Plusieurs années se sont écoulées depuis la fin du Barbier de
Catalans, des Auvergnats. Séville. Le comte Almaviva et la comtesse Rosine vivent dans
un château, mais le comte, maintenant volage, fait la cour à
LE COMTE. Pourquoi donc l'as-tu quitté ?
Suzanne, la camériste de la comtesse et la fiancée de Figaro.
FIGARO. Quitté ? c'est bien lui-même ; on m'a desservi auprès
À la suite d'un échange de vêtements entre la comtesse et
des puissances.
L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...
Suzanne, destiné à tromper le comte, Figaro se croit — à
LE COMTE. Oh ! grâce, grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi tort — trahi par celle qu'il doit épouser. Il s'exprime dans
des vers ? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant un très long monologue, dont seulement une partie est
dès le matin. transcrite ici.
FIGARO. Voilà précisément la cause de mon malheur,
Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus
puis dire, assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyais sombre :
des énigmes aux journaux, qu'il courait des madrigaux de ma Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !...
façon, en un mot, quand il a su que j'étais imprimé tout vif, nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien
92 93
DOCUMENTATION THÉMATIQUE

est-il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé


quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle
me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait
Annexes
en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt... ! Non,
Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez
pas... Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez
un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout
cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous Le théâtre en utopie ; p. 96
vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste,
homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans
la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de Les sources
calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent
ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter...
On vient... c'est elle... ce n'est personne. La nuit est noire en
diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je de l'Île des esclaves, p. 103
ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de
plus bizarre que ma destinée ! [...] Ô bizarre suite
d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces L'Ile des esclaves et la scène ; p. 106
choses et non pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ?
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir,
comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de
fleurs que ma gaieté me l'a permis : encore je dis ma gaieté, l'Île des esclaves
sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel
est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties
inconnues, puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, et la critique, p. 109
un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour
jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là,
selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux
par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le Avant ou après la lecture, p. 116
danger, poète par délassement, musicien par occasion,
amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé.
Beaumarchais, le Mariage de Figaro, acte V, scène 3, 1784. Bibliographie, filmographie, p. 118

94 95
ANNEXES

nous avons puni leurs duretés ») ou plutôt une expérience


Le théâtre en utopie réalisée sur quatre personnages : deux maîtres et deux valets,
deux hommes et deux femmes.

Arlequin contre Cléanthis ?


D'un renversement social En effet, au départ, Trivelin distribue les rôles en fonction de
à une épreuve morale la condition sociale : chaque valet est invité à brosser le
portrait de son maître et chaque maître est prié d'en reconnaître
Une fable utopique ? la vérité. Mais, bientôt, des différences vont se marquer entre
La tradition universitaire a qualifié l'île des esclaves d'« utopie les sexes : Cléanthis et Arlequin prennent des voies différentes,
sociale » ; on a vu, dans cette pièce, la représentation d'une et Arlequin pardonne plus vite à son maître que Cléanthis ne
société nouvelle. Cet acte, pourtant, ne dépeint nullement une pardonne à sa maîtresse. Les scènes se jouent différemment
société parfaite ; tout au plus Trivelin mentionne-t-il l'histoire entre les hommes et les femmes. Cléanthis — et son nom
de l'île, ce qui permet de rendre crédible le renversement des d'origine grecque peut en être un signe — paraît, comme les
rôles (sc. 2). En effet, le cadre insulaire mis en place dans les maîtres, plus investie dans le jeu social : elle se montre très
deux premières scènes, grâce à la référence au naufrage, aux complaisante pour décrire sa maîtresse (sc. 3), prend la parodie
éléments du décor et au récit de Trivelin, ne sert pas à mettre au sérieux (sc. 6) et se révolte amèrement lorsqu'elle doit
en scène un modèle, mais permet à Marivaux de rendre retourner à sa condition initiale (se. 10). Arlequin, en revanche,
possible une expérience : que se passerait-il si maîtres et valets semble toujours plus détaché des considérations sociales : il
échangeaient leurs fonctions sociales ? L'île des esclaves semble refuse de brosser le portrait de son maître (se. 5), interrompt
se présenter davantage comme une question que comme une Cléanthis par ses rires (se. 6) et prend l'initiative du pardon
réponse. (se. 9). Son détachement le laisse plus disponible à ses
sentiments et à sa raison. Malgré — ou plutôt par ? — ce
Une double expérience qu'il doit à la tradition théâtrale italienne et aux conventions
Le rôle de Trivelin est révélateur : ce personnage, présent sur des rôles de valets, il se révèle un personnage moins « socialisé »,
scène pour enclencher et contrôler l'expérience (sc. 2 à 5), plus proche d'un « état de nature ». Son langage est plus
disparaît ensuite et ne revient qu'au terme de la pièce pour transparent, moins codé, souvent marqué par les rires. Arlequin
en dégager les conclusions. Sa sortie correspond donc au reste ouvert aux mouvements de son cœur : il est un
moment où les valets prennent une autonomie et deviennent personnage de théâtre, certes, mais non de « comédie ».
à leur tour l'objet de l'expérience. Livrés à eux-mêmes, ils
prennent les initiatives à partir de la scène 6 et conduisent Le cœur à l'épreuve
l'action : on s'aperçoit alors que leur mise à l'épreuve (sc. 6 L'épreuve est moins politique ou même sociale que
à 10) s'ajoute à celle que subissent les maîtres. L'île des esclaves véritablement morale ou sentimentale. Ainsi, aux scènes 3
est donc une double expérience (Trivelin dira aux valets à la et 5, ce sont les défauts psychologiques et les comportements
scène 11 : «[...] nous aurions puni vos vengeances, comme d'Iphicrate et d'Euphrosine qui sont jugés ; la scène 6 offre

96 97
ANNEXES LE THÉÂTRE EN UTOPIE
une parodie de leur langage amoureux. Enfin, Arlequin sort sur leur capacité à pardonner, offre la possibilité d'un nouveau
vainqueur de l'épreuve grâce à son bon cœur : « ce n'est contrat social.
qu'un bon cœur » dit de lui Cléanthis à la scène 7 ; « tu n'as
pas le cœur mauvais » constate Euphrosine à la scène 8 ; « je Des esclaves ou des hommes ?
dois avoir le cœur meilleur que toi » explique Arlequin à la Il ne s'agit donc pas de proposer un nouveau modèle, mais
scène 9. Quand il incite Cléanthis à pardonner à son tour, il de gérer, d'aménager le système social. Cette nouvelle harmonie
invoque la valeur morale : « je veux être un homme de est fondée sur l'humanité des protagonistes : Trivelin propose
bien » ; « soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du en effet, à la scène 2, de donner un « cours d'humanité ». Si
bien sans dire d'injures » ; « quand on est bon, on est aussi Marivaux est donc « en avance » sur son temps, sans doute
avancé que nous » (sc. 10). En définitive, l'épreuve fait appel est-ce parce qu'il s'efforce de montrer que les domestiques
aux bons sentiments : c'est la générosité qui l'emporte. sont des êtres humains à part entière (voir « Maîtres et
serviteurs en 1725 » p. 10). Sa pièce a donc valeur illustrative.
Elle offre un exemple qui va à l'encontre des opinions
La question sociale habituelles que les maîtres ont de leurs serviteurs ; en créant
les conditions qui vont lui permettre de prouver la valeur
Un nouveau contrat social humaine des valets, en représentant leur supériorité morale,
La place dans le système social est présentée comme un état leur capacité à pardonner, Marivaux s'élève contre une
de fait, fruit d'un hasard : « N'est-ce pas le hasard qui fait injustice : celle de ces hommes qui, parce qu'ils sont les « plus
tout ? » dit Cléanthis à la fin de la scène 6. Cette place fort(s) », traitent leur domestique comme un « pauvre animal »
explique le comportement des maîtres (Arlequin : « Peut-être (sc. 1). À cet égard, assimiler Arlequin et Cléanthis à des
que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le « esclaves » est révélateur ; l'auteur montre ainsi à quel point
maître », scène 5 ; « Si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut- on oubliait que les serviteurs étaient des êtres humains. Le
être pas mieux valu que vous », scène 9) ; elle excuse celui théâtre permet donc à Marivaux de dénoncer de mauvais
des esclaves (Arlequin : « Mes plus grands défauts, c'était ta traitements, de démontrer l'égalité de cœur et de raison des
mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais maîtres et des valets et de proposer les conditions d'une
de ton pauvre esclave », scène 9). Trivelin peut conclure : « La harmonie sociale : certes, Arlequin ou Cléanthis ne sont pas
différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux Figaro, mais ils ne sont pas non plus si éloignés des
font sur nous », et, à la fin de la pièce, chacun reprend sa préoccupations de leur temps.
place initiale. Marivaux ne conteste donc pas la hiérarchie
sociale ; il ne la remet pas en cause, mais la présente comme Ce que parler veut dire
arbitraire : en cela, il n'annonce pas les « révolutionnaires », Cette nouvelle harmonie se fonde sur une meilleure
mais se fait plutôt moraliste. Cependant, s'il n'instaure pas communication, et Marivaux met les mots en question : il
un nouvel ordre social, il élabore un nouvel accord : Iphicrate faut se défaire du langage habituel et apprendre une nouvelle
et Euphrosine promettent d'avoir un comportement différent ; langue. À Iphicrate, qui parle « la langue d'Athènes », Arlequin
valets et maîtres sont réconciliés. La réussite des valets, fondée rétorque « mauvais jargon que je n'entends plus » (sc. 1), et
98 99
ANNEXES LE THÉÂTRE EN UTOPIE

Cléanthis explique, à propos d'Euphrosine : « À présent, il sens premier et où les gestes sont l'expression transparente
faut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ; des mouvements du cœur.
elle l'apprendra avec le temps. » La pièce propose donc une
déconstruction du langage habituel. En citant avec décalage,
ironie ou colère, les propos mêmes de la coquette, Cléanthis L'utopie du théâtre
démonte le langage de la comédie sociale. Non seulement
elle rapporte les paroles de sa maîtresse (« Faites cela, je le Le regard des valets, un miroir offert aux maîtres
veux, taisez-vous, sotte ! »), mais elle en montre la fausseté La foi dans le théâtre semble soutenir la pièce : en représentant
par un jeu de traduction : « [...] je n'ose pas me montrer, je sa maîtresse, Cléanthis permet à celle-ci de se reconnaître et,
fais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce en jouant « l'amour à la grande manière », les valets peuvent
n'est point moi, au moins [...] ». Cléanthis reproduit et dévoiler le ridicule et la fausseté du langage amoureux. Ces
déconstruit les paroles d'Euphrosine : elle révèle ainsi scènes de théâtre dans le théâtre affirment la capacité du
l'insignifiance, la feinte, la duplicité du langage de la coquette. spectacle à représenter et à révéler. Le jeu des valets permet
À la scène 6, Marivaux met le langage amoureux à l'épreuve : aux masques de se lever. Ce regard que Cléanthis et Arlequin
la parodie effectuée par les valets et le décalage introduit par portent sur la société, regard lucide et sage, fait progresser
les rires d'Arlequin permettent de révéler l'affectation, le l'action. Il a cependant pour Marivaux une autre fonction :
caractère vain et non naturel de l'expression des sentiments. en offrant à Euphrosine et Iphicrate un miroir d'eux-mêmes,
Dans la suite de la pièce, après cette déconstruction du les valets le proposent aussi aux maîtres qui assistent à la
langage de la comédie sociale, une nouvelle langue se cherche : représentation. Si l'île des esclaves est un jeu, c'est un jeu qui
celle du cœur. Arlequin souhaite rendre adéquats ses mots et n'est pas sans enjeu. Marivaux donne la parole aux valets : il
ses sentiments (« C'est que je vous aime et que je ne sais entend ainsi mettre le public à l'épreuve. Les rôles d'Iphicrate
comment vous le dire », sc. 8). Les conventions retrouvent et d'Euphrosine, maîtres avec lesquels les spectateurs peuvent
une signification et le valet vouvoie à nouveau son maître. s'identifier, les références à la réalité du temps, la modération
Les termes employés ironiquement (sc. 1) finissent par se du personnage de Trivelin qui permet à l'auteur de se concilier
charger d'une nouvelle vérité, et, lorsque Iphicrate et Arlequin la salle, la structure même de la pièce, qui repose sur des
s'appellent « mon cher Arlequin », « mon cher patron », aveux et un pardon, sont autant d'éléments qui témoignent
l'accord des mots et du cœur est réel. Dans cette nouvelle d'un désir de Marivaux de donner, avec légèreté et gaieté,
communication, les gestes peuvent même dépasser les paroles, une leçon à ses contemporains. On peut se demander, en
être plus proches des sentiments : Arlequin déshabille son effet, à qui le discours de Cléanthis s'adresse lorsque celle-ci
maître et reprend ses vêtements, il se met à genoux et invite s'écrie : « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du
Cléanthis à suivre son exemple. Les valets pleurent et baisent monde ? » (sc. 10).
la main de leurs maîtres : ce geste est un « dernier mot, qui
vaut bien des paroles ». Le nouveau contrat social est fondé « Castigat ridendo mores »
sur la destruction d'un langage opaque et sur l'élaboration Marivaux rejoint donc la fonction traditionnellement attribuée
d'une nouvelle communication où les mots retrouvent leur à la comédie (« elle corrige les mœurs par le rire »). Il imagine
100 101
ANNEXES

une expérience, offre un miroir à son public. Sans doute


entend-il réconcilier une société divisée et montrer aux Les sources
spectateurs comment se comporter. C'est là que réside le
véritable caractère utopique de l'île des esclaves : elle ne présente
pas une société idéale, mais se veut prélude à un meilleur
de l'Île des esclaves
accord. Elle est fondée sur un acte de foi dans la comédie,
dans sa capacité à réformer le public. Si l'Ile des esclaves met
bien en scène une utopie, c'est celle du théâtre. Marivaux donne un cadre utopique à sa pièce. Depuis la
description faite par Thomas More, en 1516, de l'île d'Utopia
— étymologiquement, « l'endroit qui n'existe nulle part » —,
île et utopie sont souvent liées : on peut notamment le
constater chez Rabelais qui imagine des îles allégoriques dans
le Quart Livre.
Marivaux avait lu les Aventures de Télémaque (1699) : Fénelon
y décrit, au livre VII, un pays idéal, la Bétique. À son tour,
Marivaux avait pratiqué la description utopique dans le roman :
les Effets surprenants de la sympathie (1712-1713) montrent
Émander civiliser les habitants d'une île où il a échoué et
construire avec eux une société idéale.
Le théâtre s'intéressait aussi, de plus en plus manifestement,
aux problèmes sociaux : Lesage avait écrit Crispin rival de son
maître en 1707, Turcaret en 1709 ; Dufresny avait fait une
âpre peinture sociale dans ta Coquette de village (1715). Delisle
de la Drevetière, surtout, venait de remporter un très grand
succès avec ses « pièces sociales » créées au Théâtre-Italien :
Arlequin sauvage (1721) et Timon le Misanthrope (1722). Voir
Documentation thématique p. 82.
Enfin, notons que le goût pour les voyages et l'exotisme
allait croissant et qu'il était courant de donner un cadre
insulaire à une fiction. Le thème du pèlerinage à l'île de
Cythère, par exemple, connaissait une grande vogue. Déjà les
œuvres précieuses du xviie siècle avaient représenté des îles
galantes. Le thème de l'embarquement se retrouve à la fin
du XVIIe siècle dans l'opéra et, avec les Trois Cousines de
Dancourt (1700), sur la scène du Théâtre-Français. Les paroles
102 103
ANNEXES LES SOURCES DE L'ÎLE DES ESCLAVES

chantées par Arlequin à la fin de la scène 1 rappellent,


d'ailleurs, ce thème de l'embarquement pour Cythère. Il
semble, en revanche, que Marivaux n'ait pas encore eu
connaissance, en 1725, du Robinson Crusoé de Defoe (1719).
Aussi, dans les années qui précèdent l'île des esclaves,
beaucoup de pièces de théâtre, à la Foire, au Théâtre-Italien,
ont pour cadre des îles et utilisent des naufrages comme
Arlequin roi de Serendib (Lesage, 1713). Quelques titres seulement
suffiront à le montrer : le Naufrage du Port-à-l'Anglais, d'Autreau
(1718) ; l'île des Amazones, de Lesage et d'Orneval, créée à la
Foire (1720) ; l'île du Gougou, composée par d'Orneval pour
la Foire (1720).
Marivaux n'innove donc pas en imaginant un naufrage et
en donnant pour cadre à son théâtre une île. Aussi vaudra-
t-il mieux chercher dans la manière dont il conduit la pièce
ce qui fait sa singularité.

Détail du Pèlerinage à l'île de Cythère,


peint par Antoine Watteau (1684-1721).
Musée du Louvre, Paris.

104 105
ANNEXES

L'Île des esclaves et la scène Par ailleurs, la pièce fut bien reçue dans les villes et cours
allemandes. Le duc de Weimar tint lui-même le rôle d'Iphicrate
en 1755. L'Ile des esclaves fut « copiée » par des écrivains
allemands : en 1758, les insulaires devinrent des bossus, puis,
en 1765, des Indiens d'Amérique (voir J. Lacant, Marivaux en
Succès au XVIIIe siècle Allemagne, 1975).

Créée en 1725, la pièce a connu un grand nombre de


représentations durant tout le xviiie siècle au Théâtre-Italien :
127 représentations sont attestées dans les registres de 1725
Un regain d'intérêt dans les années 1930
à 1768. Mais ils sont incomplets, et F. Deloffre (dans son Depuis 1900, on recommence à monter régulièrement des
édition du Théâtre complet de Marivaux) estime à plus de 170 pièces de Marivaux. Et l'île des esclaves attire à son tour
le nombre probable de ces représentations, ce qui mettrait l'attention : en décembre 1931, Jean Sarment présente la pièce
l'île des esclaves au septième rang des pièces de Marivaux les au Théâtre-Antoine. En avril 1934, elle est jouée au théâtre
plus jouées au Théâtre-Italien. On peut noter que la pièce fut du Vieux-Colombier dans un spectacle monté par un groupe
représentée avec succès à la cour, en 1725 et 1726, et qu'une d'étudiants de la Sorbonne. Elle y illustre un cours de Félix
actrice qui allait devenir célèbre, MUc Clairon, fit ses débuts Gaiffe, qui dirige ce spectacle, sur « l'esprit de Figaro avant
avec l'île des esclaves, en 1736, dans le rôle de Cléanthis. Beaumarchais ». Enfin, elle entre au répertoire de la Comédie-
Française le 5 juillet 1939, suivie d'une pièce de Romain

Représentations attestées de la pièce au Théâtre-Italien. Représentations de la pièce à la Comédie-Française.


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ANNEXES

Rolland, le Jeu de l'Amour et de la Mort, pour célébrer le


150e anniversaire de la Révolution française. Pierre Dux la met
L'Île des esclaves
en scène et tient le rôle d'Arlequin ; la pièce connaît treize
représentations. Cette mise en scène est reprise en 1947 pour et la critique
quatorze représentations.

Une pièce souvent jouée depuis


les années 1960 Lectures du XVIIIe siècle
Ce sont les années 1960-1970 qui consacrent véritablement La pièce a bon accueil, comme en témoignent les extraits
l'Ile des esclaves. Sans doute faut-il y voir une conséquence de suivants.
l'intérêt porté par cette époque aux questions sociales. En
1961, le Théâtre de l'Île-de-France joue l'île des esclaves en Les comédiens-italiens ont donné le mois passé une petite
région parisienne, dans une mise en scène de Jacques Sarthou. pièce, qui a pour titre l'île des esclaves. Le public l'a reçue
La Comédie-Française présente à nouveau la pièce au festival avec beaucoup d'applaudissements. M. de Marivaux, qui en
est l'auteur, est accoutumé à de pareils succès, et tout ce qui
de Baalbek, en juillet 1961, dans une mise en scène de Jacques part de sa plume lui acquiert une nouvelle gloire.
Charon qui sera reprise plusieurs fois de 1964 à 1967. En Compte rendu du Mercure de France, avril 1725.
décembre 1963, au Théâtre de l'Est parisien, Guy Rétoré
monte la pièce dans des décors futuristes. Ce spectacle sera
lui aussi repris, en 1973, peu de temps avant que la Comédie- La Barre de Beaumarchais qualifie l'île des esclaves de « petit
Française n'offre une troisième mise en scène de l'Ile des bijou ». Après avoir résumé la pièce, il conclut ainsi.
esclaves, celle de Simon Eine. Si je vous connais bien, mon cher Monsieur, les huit premières
Rappelons que, à peu près à la même époque, Patrice scènes auront beau vous divertir, vous aimerez encore mieux
Chéreau, dans une mise en scène qui a fait date, présente les pleurs délicieuses que vous arracheront les sentiments
une autre pièce « expérimentale » de Marivaux : la Dispute. généreux qui brillent dans les trois dernières scènes.
Dans ces mêmes années, il semble que l'Ile des esclaves ait La Barre de Beaumarchais, Lettres sérieuses et badines, tome I I I ,
intéressé plusieurs compagnies et, depuis lors, elle apparaît de seconde partie, année 1730.
temps en temps à l'affiche. Dans la période la plus récente, •

elle a été jouée par le théâtre du Campagnol, qui a monté Le marquis d'Argenson est sensible à la double correction qui
toutes les pièces en un acte de Marivaux (1988). s'effectue dans l'Ile des esclaves.
Je crois cette pièce de Marivaux. Elle réussit beaucoup dans
son temps et on la rejoue souvent. Le jeu de Silvia y était
admirable au personnage de Cléanthis. Au reste, rien de plus
moral, rien de plus sermonnaire que cette pièce ; c'est le

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ANNEXES L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

véritable castigat ridendo mores. Les maîtres corrigés par les Lectures du XXe siècle : contre Sainte-Beuve ?
valets et ceux-ci éprouvés par leur bon cœur quand les maîtres
savent le toucher à propos. La fête des saturnales avait cet Dans le programme distribué au Théâtre de l'Est parisien, lors
effet à Rome, mais elle devait peu réussir, ne durant qu'un de la représentation de la pièce en 1963, figurait le texte
seul jour par an, les mauvaises habitudes étaient difficiles à
perdre pour si peu de temps. suivant.
Le marquis d'Argenson, manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal, Cette morale du cœur, pour sincère qu'elle soit, ne va pas
n° 3450, f 308. Cité par F. Deloffre. sans naïveté. Marivaux ne remet pas en cause les structures
de la société, l'inégalité des conditions ; il rêve seulement
d'humaniser les rapports entre les riches et les pauvres, les
Depuis le XIXe siècle, les critiques semblent le plus souvent dominants et les dominés. [...] Il faut, en somme, aménager
chercher à évaluer la portée sociale et politique de la pièce. l'injustice pour la faire accepter. Cela est si vrai que, sur
promesse d'être à l'avenir bien traités, Arlequin et Cléanthis,
dans leur instinctive générosité, reprennent leur condition
Un célèbre jugement du XIXe siècle première. Et tout, dans la pièce, nous suggère qu'il n'en peut
être autrement. Arlequin et Cléanthis sont aussi mal à l'aise
dans les habits de leurs maîtres que ceux-ci sous la livrée du
Les valets et les soubrettes de Marivaux, ses Frontin et ses serviteur. De là à conclure que les uns sont faits pour l'état
Lisette ont un caractère à part entre les personnages de cette d'esclave et les autres pour celui de maître, il n'y a qu'un
classe au théâtre. Les Scapin, les Crispin, les Mascarille sont pas. Voilà peut-être ce qui fait l'ambiguïté de la pièce, dont
assez ordinairement des gens de sac et de corde : chez Marivaux, la fin heureuse apparaît surtout comme une conclusion de
les valets sont plus décents ; ils se rapprochent davantage de convenance, laissant à l'avenir toute son incertitude.
leurs maîtres ; ils en peuvent jouer au besoin le rôle sans trop Luc Decaunes, programme du T.E.P., 1963 et 1973.
d'invraisemblance ; ils ont des airs de petits-maîtres et des
manières de porter l'habit sans que l'inconvenance saute aux
yeux. Marivaux, avant et depuis son Paysan parvenu, a toujours Il y a assurément de l'excès ici et là, dans l'image d'un
aimé ces transpositions de rôles, soit dans le roman, soit au Marivaux métaphysicien comme dans celle d'un Marivaux
théâtre. Dans une petite pièce intitulée l'île des esclaves, il est révolutionnaire. Toutefois aucune de ces deux images n'est
allé jusqu'à la théorie philanthropique ; il a supposé une complètement trompeuse. À elles deux, elles nous permettront
révolution entre les classes, les maîtres devenus serviteurs et peut-être d'évoquer la figure complexe de Marivaux, de cet
vice versa. Après quelques représailles d'insolence et de écrivain qu'on peut qualifier de métaphysicien social. [...] Il
vexations, bientôt le bon naturel l'emporte ; maîtres et valets se garde aussi d'instituer un bouleversement radical des
se réconcilient et l'on s'embrasse. Ce sont les saturnales de structures sociales, les valets devenant définitivement les maîtres
l'âge d'or. Cette petite pièce de Marivaux est presque à et instaurant un nouvel ordre des choses. Son « île des
l'avance une bergerie révolutionnaire de 1792. La nature esclaves », c'est en fait un institut d'éducation, une sorte de
humaine n'y est pas creusée assez avant ; on y voit du moins clinique de la raison. Les valets y sont investis du rôle de
le faible de l'auteur et son goût pour ce genre de serviteurs maîtres, mais c'est pour permettre à ceux qu'ils avaient servis
officieux, voisins des maîtres. auparavant et qui les servent maintenant, de s'amender [...].
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome IX, 1854. Certes, Marivaux ne conclut jamais. Il n'appelle pas au
110 111
ANNEXES L'ILE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

renversement de l'ordre social ; il s'en tient au jeu. Mais nous cette satire déformée d'eux-mêmes, parcourent plusieurs états
montrer comme un jeu une société qui se prétend immuable, de découverte, de honte, peut-être d'autocritique, mais cela
c'est déjà la mettre en question. Le théâtre de Marivaux n'est n'est pas explicite.
rien d'autre qu'un pressant appel à notre lucidité. Jusqu'à ce moment, la pièce est si rigoureusement conduite
Bernard Dort, « Marivaux ou la société en question », que l'on se demande quelle conclusion Marivaux va bien
in T.E.P.-Magazine, n° 4, janvier 1964. pouvoir donner à cette étrange prémonition de « révolution
culturelle ». Mais, hélas ! voici qu'il déraille. Le quatrième
stade de la cure consiste à faire engager à l'esclave-homme les
Une lecture d'après 1968 manœuvres et les discours qui indiquent qu'il veut, qu'il va,
coucher avec la belle dame.
L'île des esclaves nous fait assister à la rééducation des deux Et là, la pièce retombe. D'une part, parce que Marivaux
maîtres par les deux esclaves. Le mécanisme inventé par triche : le domestique cesse immédiatement de se conduire en
Marivaux est surprenant. Il ne s'agit pas d'un amusement maître, en ceci qu'il n'« attaque » pas la maîtresse comme un
d'esprit. Marivaux annonce clairement des faits politiques vrai patron attaque sa femme de chambre, avec aplomb. Au
d'aujourd'hui, comme les expériences de critique-réforme ou contraire, il est tout ému, et aussitôt, la bourgeoise, profitant
la rééducation des propriétaires terriens par les paysans pauvres de cette timidité et du reste d'aliénation du domestique,
en Chine maoïste, ou telles séquences de films gauchistes sur reprend le dessus. D'autre part, parce que cette irruption
les épreuves que des ouvriers font subir à des patrons séquestrés. du sexe dans la cure ne peut que briser la rigueur du
Premier stade de la cure : les deux domestiques-esclaves mécanisme [...].
analysent la situation. Ils ont été dépersonnalisés, c'est là leur Bien sûr, Marivaux estime que les deux esclaves, au terme
grief le plus grave. On leur a ôté leurs vêtements, ils ont dû de cette métamorphose tactique, n'ont aucunement acquis la
en porter d'autres. On leur a ôté leurs noms, ils ont dû en violence, l'intolérance, l'injustice, qui sont comme une seconde
accepter d'autres [...]. Enfin, les esclaves montrent bien nature des personnes nées. Mais après un départ si frondeur,
comment la domination des maîtres, les humiliations, une cette conclusion est décevante.
violence sourde et parfois ouverte, ont achevé, jour par jour, Michel Cournot, le Monde, 16 novembre 1973.
cette dépersonnalisation.
Deuxième stade de la cure : le responsable politique oblige
les deux maîtres à se déshabiller et à endosser la livrée des Des rapports humains
deux esclaves. Il oblige ensuite les maîtres à changer de noms,
à répondre à des noms d'esclaves quand on leur parle. Puis On n'a certainement pas mesuré encore toute la portée de ses
les maîtres doivent écouter attentivement une nouvelle analyse îles. Ce ne sont pas des « bergeries révolutionnaires » ou de
critique de la conduite qu'ils ont eue, celle-là plus détaillée, naïves utopies où l'on nous présenterait béatement un nouveau
plus « historique », faite par les deux esclaves. Le responsable modèle de société ; encore moins des apologues conservateurs,
exige ensuite des maîtres, malgré leur répugnance, qu'ils comme on l'a cru parfois en se méprenant sur la portée de
souscrivent entièrement, ouvertement, à cette critique. certains dénouements : qu'on s'efforce seulement d'écouter
Troisième stade : sous les regards des maîtres, les deux Cléanthis et Arlequin lorsqu'ils consentent à reprendre leur
esclaves engagent une sorte de psychodrame, en « jouant » les ancienne condition ! Comme comédies ou psychodrames
patrons. La scène est frappante. Vêtus en domestiques, sociaux, ces pièces nous tiennent bien un discours
rebaptisés domestiques, les ex-patrons, obligés de percevoir « réactionnaire » (qui d'ailleurs demeure très instructif) : pour
112 113
ANNEXES L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

notre plus grande joie, les esclaves devenus maîtres commettent Comme Marivaux le disait dès le Télémaque travesti avec une
l'erreur de vouloir entrer dans ce rôle [...]. Mais comme jeux parfaite netteté, dans un passage relatif, précisément, aux
théâtraux, ces îles sont d'une extrême hardiesse. Marivaux rapports entre maîtres et serviteurs : « II n'y a qu'une peau
sait fort bien que ses révolutions ne sont pas pour demain, il chez les hommes : le portier d'un ministre lui-même, quand
n'est pas assez naïf pour croire qu'il va si facilement convertir ils sont tous deux dans l'eau, se ressemblent comme des
son public ou réconcilier dans un spectacle édifiant la société jumeaux., »»
de son temps : il crée de grands moments de théâtre [...], F. Deloffre, édition du Théâtre complet de Marivaux,
moments indépassables dont on oubliera difficilement l'éclair coll. « Classiques Garnier », Bordas, tome I, 1980.
ou le frisson. Enfin les esclaves se font entendre, ou des hommes
deviennent hommes, comme il est dit dans l'île de la raison ;
on appellera donc ces pièces utopiques, si l'on n'entend pas
par utopie quelque construction imaginaire, mais une exigence
éthique : comment enfin vivre humainement ? Bien au-delà
des revendications précises ou des projets de réforme qu'on
reproche parfois à Marivaux de ne pas avoir formulés, il y a
cette revendication fondamentale de dignité qu'on retrouve
dans tout son théâtre, cette capacité de percevoir des drames,
actuels ou latents, derrière le train-train quotidien d'un ordre
social contraignant et accepté, ce besoin de faire entrevoir ce
que pourraient être de véritables rapports humains.
Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux.
Un humanisme expérimental, coll. « Thèmes et textes »,
Larousse, 1973.

Il est certain que, quelles que soient les raisons de sa prudence,


Marivaux ne réclame ni un bouleversement des institutions,
ni l'instauration d'une société sans classes, ni, à plus forte
raison, l'établissement d'une dictature des humbles. Les
formules relatives à son « socialisme » ou à son « esprit
révolutionnaire » ne sont pas exactes. Son point de vue est
moral, et sa thèse plus proche de celles du Télémaque que de
celles du Contrat social. Si Marivaux annonce Rousseau, c'est
plutôt par l'importance qu'il attache à la sensibilité dans les
relations humaines que par une doctrine précise. Mais il ne
faut pas oublier que, suivant un mot de Paul Janet, c'est
toujours la morale qui commence la ruine des institutions. Du
reste, on notera que ces revendications limitées en faveur d'un
traitement plus humain des domestiques sont fondées en droit
sur la croyance affirmée en l'égalité foncière des hommes.

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ANNEXES

8. Mettre la scène 6 en perspective : la parodie du langage


Avant ou après la lecture précieux a-t-elle des éléments communs avec celle que fait
Molière dans les Précieuses ridicules (sc. 9) ou les Femmes savantes
(acte III, sc. 2), et celle que fera Marivaux dans le Jeu de
l'amour et du hasard (acte II, se. 3 et 5) ?
9. Propositions de « questions d'ensemble » sur l'île des esclaves
Apprécier la remise en cause sociale pour l'oral du baccalauréat : la différence des conditions ; le
comique ; le rôle d'Arlequin ; langage et action.
1. Débat ou discussion : « Peut-on évaluer la portée sociale
et politique de l'île des esclaves ? »
2. Comparez la tirade de Cléanthis (sc. 10) avec celle de Comprendre ce qu'est une mise en scène
Figaro dans le Mariage de Figaro (1784) de Beaumarchais
(acte V, sc. 3). 10. Question d'interprétation. Si vous étiez metteur en scène,
sur quel ton feriez-vous dire à vos acteurs les passages suivants :
3. Décrivez « votre île » : quels rôles sociaux souhaiteriez-vous
les grandes tirades d'Arlequin à la fin des scènes 1 et 9 ; les
mettre à l'épreuve ? Imaginez un échange de fonctions qui
aveux d'Euphrosine et d'Iphicrate à la fin des scènes 4 et 5 ;
vous semblerait intéressant aujourd'hui : que se passerait-il ?
le dialogue de Cléanthis et d'Arlequin à la scène 6 (1. 66 à
4. Les paroles du divertissement infléchissent-elles la portée
88) ; les reparties entre Arlequin et Euphrosine à la scène 8
sociale du dénouement ?
(depuis la ligne 30) ; le long discours de Cléanthis à la
scène 10 ? Montrez que la signification de la pièce en
Approfondir les thèmes abordés dépend.
11. Parcours dans les illustrations : observez les photographies
5. Exposé qui peut permettre une collaboration avec le des différentes mises en scène. Relevez dans les costumes et
professeur d'histoire : la condition des serviteurs au XVIIIe siècle les décors les éléments orientaux, les coupes « xviiie siècle »
(voir Bibliographie p. 118). ou contemporaines,-les accessoires saugrenus. Quel type de
6. Travail lexicologique : relevez les différentes mentions du coiffure a Trivelin (p. 70) ? Comment appréciez-vous le
mot « honnête » dans la pièce. Est-il facile de distinguer la « bateau en papier » qu'il porte en concluant la pièce ? L'île
valeur sociale et la valeur morale de ce mot ? Aidez-vous de des esclaves serait-elle un jeu d'enfant ? Une « île de papier » ?
dictionnaires (voir Bibliographie). Que pensez-vous des vêtements et décors futuristes (p. 14) ?
7. Exercice de recherche à propos de la scène 3 : consultez 12. À votre tour : quels décors donneriez-vous à la pièce ?
au C.D.I. plusieurs manuels de littérature des xviie et Comment seraient habillés vos comédiens ?
xviiie siècles. Aidez-vous des index, tables des matières, listes 13. Montrez comment les paroles du divertissement créent
de thèmes, propositions de groupements thématiques qui l'atmosphère de « joie » et de « plaisirs » annoncée par Trivelin
figurent à la fin de ces manuels pour trouver plusieurs textes à la fin de la scène 11.
(il y en a beaucoup !) qui parlent de la coquetterie des
femmes. Comparez la manière dont ce thème est abordé.
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ANNEXES

Les domestiques au xviiie siècle


Bibliographie, filmographie Gutton J.-P., Domestiques et serviteurs dans la France de l'Ancien
Régime, Aubier-Montaigne, 1981.
Petitfrère C, l'Œil du maître. Maîtres et serviteurs de l'époque
Éditions de référence classique au romantisme, Éditions Complexe, 1986.
Une tentative intéressante est faite pour respecter la ponctuation Sabattier ]., Figaro et son maître, les domestiques au xviiie siècle,
des éditions originales dans : Perrin, 1984.
Marivaux, Théâtre complet, édition de F. Deloffre et F. Rubellin,
coll. « Classiques Garnier », Bordas, 2 vol., 1989. L'île des
esclaves figure dans le tome I. Les valets au théâtre
Marivaux, le Prince travesti, l'île des esclaves, le Triomphe de Ribaric Demers M., le Valet et la Soubrette de Molière à la
l'amour, édition de }. Goldzink, coll. « G.F. » Flammarion, Révolution, Nizet, 1970.
1989.
Outils pédagogiques
Le théâtre au xviiic siècle « L'Utopie », numéro spécial de l'École des lettres, second cycle,
Lagrave H., le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, n° 11, mars 1981. Contient un article de F. Ninane de
Klincksieck, 1972. Martinoir sur les trois « îles » de Marivaux, p. 15 à 22.
Larthomas P., le Théâtre en France au xviiie siècle, coll. « Que Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français classique,
sais-je ? », P.U.F., 1980. Larousse, 1988.
Rougemont (M. de), la Vie théâtrale en France au xviiiè siècle,
Champion, 1988.
Filmographie
Marivaux et son théâtre On peut éventuellement prendre connaissance d'un autre point
Coulet H., « le Pouvoir politique dans les comédies de de vue sur le même contexte en regardant Que la fête commence :
Marivaux », in l'Information littéraire, n° 5, 1983. ce film de Bertrand Tavernier (1975) est une réflexion
Coulet H. et Gilot M., Marivaux. Un humanisme expérimental, intéressante sur l'épopée de la régence de Philippe d'Orléans
Larousse, coll. « Thèmes et textes », 1973. et la société du début du xviiiè siècle. Un coup d'œil « derrière
Deguy M., la Machine matrimoniale ou Marivaux, Gallimard, l'histoire officielle », avec Philippe Noiret (le Régent), Jean
1981, réédité 1986, coll. « Tel ». Rochefort (l'abbé Dubois), Jean-Pierre Marielle (le marquis de
Deloffre F., Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Pontcallec), Marina Vlady, Christine Pascal, Gérard Desarthe,
les Belles Lettres, 1955, réédité Colin, 1976. Alfred Adam.
Dort B., « À la recherche de l'amour et de la vérité : esquisse
d'un système marivaudien », postface à l'édition du Théâtre
de Marivaux au Club français du livre, 1961 ; repris dans
Théâtre public, Seuil, 1967.
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PETIT D I C T I O N N A I R E

de donner au spectateur des informations utiles à la


Petit dictionnaire compréhension de la situation et d'enclencher dans le même
temps l'action. On parle d'une scène ou d'un acte d'exposition.
pour commenter indication scénique : voir « didascalie ».
métaphore (n. f.) : procédé d'expression qui consiste à employer,
L'Ile des esclaves pour désigner ou qualifier un mot, un terme qui appartient
habituellement à un autre champ lexical. Une comparaison
imagée est ainsi créée sans le secours d'un mot comparatif
(« comme », « ainsi que », etc.). C'est métaphoriquement que
les « flammes », les « feux » désignent l'amour dans la langue
action (n. f.) : cours des événements (faits et actes) dans une classique (voir scène 6).
pièce de théâtre ou un récit. parodie (n. f.) : imitation comique d'une œuvre, d'un type
commedia dell'arte (n. f.) : mots italiens qui signifient « comédie d'écriture ou de langage, généralement sérieux, dans le but
de fantaisie ». Ils désignent un genre de comédie qui s'est d'en faire la satire. À la scène 6, Arlequin parodie un langage
développé en Italie à partir du milieu du XVIe siècle et dans amoureux affecté lorsqu'il dit : « Je ressemble donc au jour. »
lequel les acteurs improvisaient sur un canevas très simple, préciosité (n. f.) : en histoire littéraire, ce terme désigne
didascalie (n.f.) : indication de mise en scène donnée par l'ensemble des caractéristiques de l'esprit précieux adopté dans
l'auteur d'une pièce de théâtre au sein même de son texte. certains salons du xviiè siècle ; on préconisait dans ces
divertissement (n.m.) : petit spectacle, comprenant assemblées des sentiments et un langage recherchés. Au sens
généralement des chants et des danses, qui pouvait être donné large, ce terme désigne une affectation, une recherche excessive
entre les actes d'une pièce de théâtre (c'était alors un dans le langage ou dans le style.
« intermède ») ou à la fin de la représentation (c'est le cas satire (n. f.) : écrit ou discours moqueur qui critique les
de l'île des esclaves). Les divertissements pouvaient comprendre défauts, les ridicules de quelqu'un ou de quelque chose. La
plusieurs parties (menuets, airs, vaudevilles...). Un vaudeville satire de la coquette est faite à la scène 3.
désignait anciennement une chanson populaire satirique ; le scène (n. f.) : ce mot désigne soit le plateau, l'emplacement
mot a été ensuite utilisé pour nommer des couplets insérés du théâtre où les comédiens jouent une pièce, soit la division
dans les textes de théâtre (il est parfois employé comme d'un acte, délimitée par l'entrée ou la sortie d'un personnage
synonyme de « divertissement »). Depuis le XIXe siècle, et offrant généralement une unité.
« vaudeville » a un sens différent : il désigne une comédie utopie (n. f.) : à l'origine, ce mot désigne un pays imaginaire
légère, riche en intrigues et en rebondissements. où règne un système politique idéal ; ensuite, toute conception
éloquence (n. f.) : art de la parole ou du discours qui permet
imaginaire d'une société modèle.
de toucher, d'émouvoir ou de persuader. Voir la tirade de
vaudeville (n. m.) : voir « divertissement ».
Cléanthis (sc. 10).
exposition (n. f.) : scènes initiales qui permettent à l'auteur

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