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Jacques Maurens, préface aux Comédies

de Pierre Corneille, GF Flammarion,


1976 (isbn 2080701794)

CHRONOLOGIE
1606: Naissance à Rouen, rue de la Pie, de Pierre Cor-
neille.
1615: Il entre au collège des Jésuites de la ville.
1620: Elève de la classe de rhétorique, il obtient le prix
• • de vers latins.
1624: Licencié ès lois, il prête serment comme avocat.
1628: Son père lui achète un double office d'avocat du
roi : au siège des eaux et forêts et à l'amirauté de France.
Il conservera ces charges jusqu'en 1650.
1629: Mélite est jouée au théâtre du Marais, début
décembre probablement
1631: La tragi-comédie de Clitandre ou l'innocence déli­
vrée est jouée au Marais.
1632: Fin de 1631 ou début de 1632? Création de La
Veuve ou le traître trahi. Edition de Clitandre et des
Mélanges poétiques. A la fin de l'année probablement,
- La Galerie du palais ou l'amie rivale au théâtre du Marais.
1633: Edition de Mélite en février, tandis que La Sui­
; vante est jouée au Marais. A la fin de l'année, représen-
tation de La Place Royale.
1634: Impression de La Veuve et de l'Excusatio qui
. contient un éloge du cardinal de Richetieu. Renaissance
de la tragédie : Sophonisbe de Mairet, Hercule mourant
de Rotrou.
1635: Corneille fait partie des cinq auteurs chargés par
Richelieu d'écrire La Comédie des Tuileries (jouée le
. 4 mars 1635). Médée, de Corneille, est jouée au Marais.
1636: L' Illusion comique, qui sera publiée en 1639. Fin
décembre : Le Cid.
8 CHRONOLOGIE

1637: En janvier, lettres de noblesse accordées par le roi


au père de Corneille. En février, publication de La
Galerie du palais et de La Place Royale. Publication du
Cid en mars, de La Suivante en septembre. En décembre,
Les Sentiments de l'Académie sur le Cid.
1639: Mort du père de Corneille, le 12 février.
1640: La tragédie d'Horace est jouée au Marais.
1641 : Mariage avec Marie de Lampérière.
1642 : Représentations de Cinna. Mort de Richelieu le
4 décembre.
1643: Première de Polyeucte au début de l'année et de
La Mort de Pompée en fin d'année. Dans • le même
hiver 11, création du Menteur.
1644: La Suite du Menteur au Marais. Première édition
collective : Œuvrcs de P. Corneille (les huit pièces
antérieures au Cid). Première de Rodogune en décembre
probablement.
1645 : Théodore, vierge et martyre : premier échec de sa
carrière.
1647 : Première d' Héraclius. Réception de Corneille à
l'Académie.
1648 : Tome II des Œuvres de Corneille. En août, com­
mencement de la Fronde parlementaire.
1650: AndromMe est jouée au Petit-Bourbon. Le
19 février, Corneille est nommé par Mazarin " procureur
des Etats de Normandie o. Don Sanche d'Aragon,
comédie héroïque, publiée en mars.
1651: Première de NicomMe. En décembre probable­
ment, échec de Pertharite. ,.
1652: Corneille consacre toute son activité littéraire à la
traduction de l' Imitation. ,. ,
1656: L' Imitation complète : quatre éditions. Timocrate
du frère de Corneille, Thomas : le plus grand succès
dramatique du siècle.
1659: Première d'Œdipe à l'Hôtel de Bourgogne. Paix des
Pyrénées le 7 novembre. . ,� , , �
166o: Le Théâtre de Corneille revu et corrigé par l'auteur,
en trois volumes, avec les trois DiscOUf'J, et un Examen
en tete de chaque pièce. La Toison d'or est jouée en
Normandie.
CHRONOLOGIE 9
1661: Mort de Mazarin.
1662: Première de Sertorius au Marais. Corneille s'ins­
talle à Paris.
1663: En janvier, première de Saphonisbe. Querelle avec
l'abbé d'Aubignac. Corneille écrit un Remerciement au
roi pour la pension de 2 ooo livres qui lui est accordée.
1664: La Thébaïde, première tragédie de Racine. En août,
Othon de Corneille.
1665: Succès de l'Alexandre de Racine.
1666: L'Agésilas joué à l'Hôtel de Bourgogne.
1667 : Le 4 mars, Attila est joué par la troupe royale. Le
17 novembre : Andromaque de Racine.
1668: Dixième édition collective du Théâtre. Poème Au
Roi sur la conquête de la Franche-Comté.
1669: Première de Britannicus : Corneille y assiste u seul
dans une loge n.
1670: Le 21 novembre, première de Bérénice de Racine,
et le 28 novembre de Tite et Bérénice de Corneille.
1671: Représentation devant la Cour de Psyché.
1672: •Pulchérie, comédie héroïque, est jouée au Marais.
1674: Iphigénie, de Racine, jouée à Versailles, et Suréna
à l'Hôtel de Bourgogne. La pension de Corneille
est supprimée.
1676: Représentations à Versailles de Rodogune, Sertorius,
Œdipe.
1677: Première de Phèdre. Corneille écrit un poème Sur
les 'llictoires du Roi.
1678: Lettre à Colbert. En octobre, Corneille lit à l' Aca­
démie son poème Au Roi sur la paix de 1678.
1682: Onzième et dernière édition collective du Théâtre,
en quatre volumes. La pension de Corneille est rétablie.
1684: Mort de Corneille en octobre.
PRÉFACE
De 1629 à 1634, pour ses débuts, Corneille choisit de
composer cinq comédies. Mais faisaient-elles rire? On
préfère en douter, on tâche de le surprendre en flagrant
délit de tragique; car il est plus reposant de penser qu'il
écrivait les yeux fixés sur ses chefs-d'œuvre futurs. Pré­
jugé dont Corneille est le principal responsable. Dès la
première édition collective de son théâtre, en 1644, il se
soucie d'ordonner l'œuvre passée selon les exigences de sa
plus grande gloire. Parisien intermittent et d'autant plus
conscient, il reproche à ses comédies de sentir la province
où il est né. Il ne peut se repentir de les avoir écrites,
puisqu'elles viennent grossir le volume et les profits de
l'édition; mais les ferait-il encore s'il avait à les faire? Il
mesure leur distance aux pièces qui les ont suivies : 11 Je
ne puis voir cette inégalité sans quelque sorte de confu­
sion. » Et il entreprend d'aplanir.
En 1629, Tirsis réclamait à Mélitc un baiser cueilli
dessus sa bouche. Ces choses ne passent pas d'usage;
dans une lettre de 1661, Corneille parle avec bonhomie
des • privautés et caresses ordinaires à des gens qui
s'aiment ». Mais, dans l'art, tout tendait au grand et au
vrai, selon la formule de Bossuet. Dans la version de 1648,
Tirsis ennoblit son élan : u Que d'amour et de joie un tel
aveu me donne 1 11 Et encore Mélite, inquiète de ce trans­
port, se repent-elle d'en avoir trop dit.
En 166o, les corrections se multiplient de manière à
intégrer les premières œuvres dans un bel ensemble
théâtral. Car Aristote, selon l'abbé d'Aubignac, ne voyait
aucune différence de nature entre la comédie et la tragédie.
Corneille, à ses débuts surtout, ne s'était guère soucié de
l'opinion d'Aristote; mais il affirme doctement dans ses
Discours : « Il ne parle que de la tragédie, parce que tout
14 PRÉFACE
cc qu'il en dit convient à la comédie et que la différence de
ces deux espèces de poèmes ne consiste qu'en la dignité
des personnages et des actions qu'ils imitent, et non en la
façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette imi­
tation. • Ce qui donnera occasion au fidèle Péguy de décrire
la comédie et la tragédie allant ensemble, comme deux
bœufs, • obéissant exactement au même joug, pointés du
même aiguillon, obéissant exactement aux mêmes règles •·
La métaphore est aisée; il était plus difficile de discerner
dans Mélite une unité d'action ou de péril qui n'a été
découvene et observée que dans Cinna. C'est ce que tente
de faire Corneille dans son Examen; mais ailleurs il ne
cache pas sa désinvolture. Après avoir doté sa plus noire
crim.irielle, Oéopâtre, de grandeur d'âme, puisque Aristote
le veut, il ajoute:• J'ose dire la même chose du Menteur.•
On le voit : l'application au jargon de la critique ne v a
pas sans humour. Mais il y faudrait un lecteur attentif e t
Corneille n'aura plus que d es lecteurs conditionnés p ar l e
conformisme de l a fi n d u siècle. • Il serait encore bon,
écrit Chappuzeau en 1674, qu'on pftt insensiblement
accoutumer les spectateurs à prendre goftt à des représen­
tations comiques, où il y eût un peu moins de bagatelles
et plus de solide. • C'était chose faite au moment où Fon­
tenelle rédige sa trop fameuse Vie de Corneille. Et voilà
pourquoi il s'attache à mettre en valeur le solide des six
premières pièces : l'air assez noble, le caractère assez
raisonnable de l'intrigue, l'absence de propos licencieux.
Etroitesse de goftt d'un libertin, mais aussi pieuse inten­
tion : il lui fallait disculper son onde d'avoir versé., à ses
débuts, dans les bagatelles. Ou, à défaut, l'excuser : la
comédie de Mélire étant décidément irréductible au solide,
il convenait d'en faire un divenisscment, génial mais
sans importance, de prime jeunesse : • Un jeune homme
de ses amis, amoureux d'une demoiselle de la même ville,
le mena chez elle. Le nouveau venu se rendit plus agréable
que l'introducteur. Le plaisir de cette aventure excita
chez Corneille un talent qu'il ne connaissait pas; et s ur ce
léger sujet il fit la comédie de Mélite, qui parut en 1625. •
Mélite ne parut pas en 1625; et nul témoignage contem­
porain ne présente Corneille comme un bourreau des
cœurs. Il reconnaît lui-même que, fon mauvais galant, il
avait la plume féconde et la bouche stérile. N'impone :
une nouvelle affaire de• la dent d'or• commence. Le mythe
d'une création théâtrale fondée sur la vérité d'une expé­
rience amoureuse va prendre autorité en traversant le
PRÉFACE 15
romantisme, mais sans répondre à l'attente de Fontenelle.
Tout ce qu'il voulait, c'est qu'on ne prit pas Mélite au
sérieux; or tel exégète contemporain la prend terrible­
ment au tragique quand il prétend découvrir sa II clef n
dans une épreuve sentimentale durement ressentie par
Corneille. En effet, explique-t-il, • que Tirsis de la comédie
représente l'auteur lui-même, on n'en peut guère douter •·
Et c'est ainsi que par• contamination les cinq premières
pièces deviennent autant de drames à destination confi­
•-dentielle, reliés par la même souffrance.
Dernier avatar des comédies : on s'efforce de donner
une dime:ision métaphysique à cette scuffrance par l'an­
nexion au baroque de l'inconscient cornélien. Et pourtant
Corneille - tel Suréna redoutant d'être déshonoré par
ses neveux - avait protesté, dans la préface de Clitandre,
contre toute interprétation simpliste de l'œuvre d'art : u Il
n'en va pas de la comédie comme d'un songe qui saisit
notre imagination tumulruairement et sans notre aveu.
C'est justement à la symbiose d'une forme inconscient·]
et d'un songe tumultueux que Jean Rousset veut réduit
l'œuvre comique; il discerne dans les profondeurs de l'âm
d'Alidor, le héros de La Place Royale, le besoin ravageant
de disposer de soi, la hantise de l'instabilité, le refus fré­
nétique de la part rouable de lui-même. Il en devient
amoureux • farouche », bien que Corneille, au premier
acte de La Galerie du palais, ait longuement raillé ceW[
qui habillent l'amour en fureur, faute de le connaître.
C'est parce qu'il le connaît qu'il l'habille en romanesque
ou en pédantisme. La distance qui, chez tous ses jeunes
héros, sépare les sentiments de leur expression n'est pas
le lieu d'une angoisse, mais d'une prétention. Décapons
donc les comédies de leurs différents enduits, noblesse,
lyrisme romantique ou baroque, pour retrouver le vrai
Corneille, observateur malicieux de la jeunesse de sa
province. .

La province, on le sait, fut toujours en retard sur la


capitale, et, si elle adopte volontiers les modes vestimen­
taires et parfois les exagère, elle retaille à sa mesure les
audaces de la pensée. Pour avoir une image en relief du
jeune héros de Mélire, transportons-nous dans le Paris
de 1620, celui qu'évoque Charles Sorel dans le Francion.
Des bandes d'adolescents • ennemis de la sottise et de
16 PRÉFACE
l'ignorance •, se réunissent dans les tavernes à la mode; la
Pomme de Pin ou le Cormier, u pour converser et pour faire
une infinité de gentillesses •· Ces gentillesses consistaient
à rosser les gens de Finance, de Justice ou de Commerce, à
troubler les réunions mondaines, tous exploits qui faisaient
les entretiens ordinaires au Louvre, au Palais et aux festins.
Ils faisaient aussi les entretiens de nos jeunes libertins,
soucieux de leur donner une dimension existentielle par
la définition d'une u nouvelle vertu ». Et, comme on ne peut
penser la révolte qu'au moyen de la philosophie apprise, ils
empruntaient au néo-stoïcisme de Charron les thèmes de
la générosité, de la maitrise de soi, du primat de la raison.
Mais cette raison était mise au service de leur refus du
confonnisme social, de la superstition religieuse, de la
mystique sentimentale surtout. u La passion la plus forte
que je puisse avoir, affirme Théophile de Viau, ne m'en­
gage jamais au point de ne la pouvoir quitter dans un
jour. » Pourquoi faut-il la quitter? Par devoir de maîtrise
de soi et par préméditation de la liberté. Se lier aux lois
d'une dame, n'est-ce pas « renonçant à soi-même esclave
résilier toutes ses volontés »? Cet argument en forme se
lit dans le Banquet des Muses, publié à Rouen par le sieur
Auvray, en 1623.
Tirsis, de Mélite, n'a pas manqué de lire cette justifica­
tion de l'inconstance amoureuse; mais c'est tout ce qu'il
peut retenir des audaces de la génération de -1620. L'ordre
avait été rétabli dans les rues de Paris par le pouvoir
royal, et dans les esprits par les soins du P. Garasse et
du président Molé. Une fois Théophile de Viau jeté en
prison et la plupart de ses amis ralliés à Richelieu, le
libertinage se dégrade en dandysme, besoin ardent de se
faire une originalité contenue dans les limites extérieures
des convenances, ainsi que le définit Baudelaire. Le besoin
était-il moins ardent à Rouen? Quand Tirsis refuse,
comme plus tard Dom Juan, de s'ensevelir dans le mariage,
il se fonde sur des considérations matérielles, dignes de
l'Armande des Femmes savantes :
Et l'hymen de soi-même est un si lourd fardeau
Qu'il faut l'appr�ender à l'égal du tombeau.
S'attacher pour jamais au côté d'une femme!
Perdre pour des enfants le repos de son âme,
Quand leur joug importun accable la maison 1
' Ah! qu'on aime ce joug avec peu de raison!
PRÉFACE 17

Il n'importe ; les formules dont il use, son souci du repos,


sa superstition de la raison montrent bien quel est son
parti. • Pour libertin qu'on soit, on s'y trouve attrapé •,
s'écrie Eraste. Car il est, lui, de l'autre parti : le plato­
nisme convient à son conformisme social ; il est riche. Il
affecte de placer la volupté de l'amour dans la démission
masculine :

Un seul de ses regards me sfduit et me pipe,


Et d'un tel ascendant maitrise ma raison,
Que je chéris mon mal, .et fuis ma guérison.

- Que de promesses dans cette première scène de la


première comédie de Corneille ! Un. débat qui permet
d'opposer deux attitudes fondamentales, un dialogue
naturel qui suggère l'environnement social, l'art enfin de
faire entrevoir et désirer le dénouement. Car le faux
cynique, Tirsis - • Je règle mes désirs suivant moq
intérêt • - abandonnera ses prétentions à la maîtrise d�
soi devant le u je ne sais quoi 11 de Mélite, tandis qu'Eraste,
l'amant en titre, démentira ses principes par une affreuse
crise de jalousie et une ruse fort vilaine. La franchise de
l'attaque, le projet de punition comique font songer
à Molière. Mais il n'y faut pas trop songer. Dès le deuxième
acte la comédie perd de son élan et de sa densité ; le rire
hésite, et parfois disparaît Les passions n'entrent que par
accident dans le genre, reconnait Corneille dans l'épître
de La Suivanre ; et c'est pourtant au terme d'un mono­
logue bien passionné de près de cent vers que Tirsis
décide de répandre son sang en quelque lieu sauvage . Il
est cru mort, et son amante se pâme, pendant qu'Eraste
s'abime dans les remords et un interminable accès de
folie pour finir par apporter à Mélite, qui n'en a que faire,
« sa tête à l'abandon 11,
Serait-ce une preuve de la vocation tragique de Cor­
neille ? Mais il a grand soin d'éviter tout pathétique direct :
le spectateur, mis au courant de l'erreur des personnages
et confiant dans l'issue, ne peut guère communier avec
leur trouble et prendre au sérieux leur douleur. C'est le
défaut de substance qui contraint Corneille à la • bigar­
rure •· Le comique, pour se suffire, doit incarner les
ridicules dans des tempéraments bien accusés ; il ne touche
l'intelligence qu'en passant par le corps. Et tout le monde
sait que l'on n'a pas de corps à vingt ans, mais à l'âge
d'Arnolphe et de Chrysale. Peintre de la jeunesse mon-
18 PRÉFACE

daine, Corneille ne dispose que de quelques silhouettes


dont le ridicule tient plus à un tic de pensée qu'à un vice
de caractère. Il s'adresse trop vite à l'intelligence pour ne
pas avoir recours, malgré sa volonté de « naïveté JI, au
pastiche systématique de la pastorale et de la tragi-comédie.
Il leur emprunte l'artifice de l'intrigue, les fausses lettres
destinées à brouiller deux amants en bonne intelligence,
comme l'étalement de l'action qui se développe en tableaux
séparés parfois par des intervalles d'une ou deux semaines.
Il leur doit la distribution antithétique des rôles : le pré­
tendant pauvre et sincère opposé au prétendant riche et
perfide, la jeune fille indifférente et la sentimentale.
Quant à l'amoureux devenu fou, c'était, entre 1624 et
1630, un des personnages les plus habituels de la pastorale;
Rien de plus habituel non plus que le profil de l'action
dramatique : deux couples qui se défont, puis se refont
au détriment du fanfaron, victime de cette partie de quatre
coins.
Ces emprunts reconnus, il demeure une part irréduc­
tible : le dessein d'écrire une pièce comique, au moment
même où le genre avait pratiquement disparu. Dessein
qui n'est plus avoué par le Corneille de 1660 : u On n'avait
jamais vu jusque-là que la comédie fit rire sans person­
nages ridicules. » C'est un personnage de farce, pourtant,
que la nourrice, rôle hérité du théâtre antique et joué par
un acteur masqué. Si Corneille la naturalise, à l'acte IV,
pour lui faire définir une tactique digne de Célimène :
11 Qu'ils vivent tous d'espoir jusqu'au choix d'un mari »,
elle fournit au gros rire lorsqu'elle projette, au dénouement,
de faire telle niche que les mariés, au lieu de labourer,
laisseront tout en friche. A l'intérieur même de la pièce,
la continuité du comique est assurée par les rodomon­
tades de Philandre, le jeu de Cliton, le voisin à tout faire,
comme par la parodie franchement burlesque de la
mythologie : a Vous travaillez en vain, bourrelles Eumé­
nides ». Voilà de quoi équilibrer les propos violents ou
lyriques, mais en partie seulement et au prix de bien des
disparates. Il aurait fallu introduire dans ces propos eux­
mêmes les ruptures ou les équivoques qui assurent la
permanence du sourire.
De sourire point dans la tragi-comédie de Clicandre,
mais des jalousies forcenées, un style énigmatique, des
combats en chaîne, une scène de viol. Cette cure de baro­
quisme flamboyant rafraîchit le génie de Corneille et
l'assure dans son parti pris de c naïveté du style », heu-
PRÉFACE 19
reusement tempéré, dans sa nouvelle comédie, La Veu"Ve,
par la I subtilité • de l'intrigue, c'est-à-dire par le progrès
décisif de la technique théâtrale. Le schéma est calqué sur
celui de Mélire : trois jeunes gens, dont un traître; deux
jeunes filles, la tendre et l'enjouée, sœur du prétendant;
une nourrice passée à l'ennemi. Mais aux fausses lettres
Corneille substitue un enlèvement, plus « raisonnable 1
pour le spectateur du dix-septième siècle du moins, et sur­
tout plus rentable dramatiquement. Alcidon, l'homologue
d'Eraste, prémédite bien plus longuement sa ruse, secondé
par la très active nourrice. Il s'y ajoute les entreprises de
l'agent matrimonial Géron, les initiatives contradictoires
du naïf Célidan. Cet intense mouvement scénique interdit
aux sentiments de s'étaler, en même temps que l'incertitude
ou la duplicité des intentions oblige à la réticence ou à la
fausse confidence : 1 Le plus beau de leurs entretiens est en
équivoques et en propositions dont ils te laissent les consé­
quences à tirer. 11 Le dialogue cornélien acquiert le pouvoir,
essentiel pour la tension dramatique, de suggérer, au-delà
des mots, le rythme secret des sentiments.
. Il est vrai que les sentiments, pendant les deux premiers
actes, peuvent paraître trop subtils et trop délicats pour !.If
scène comique. Par souci de renouveler l'analyse, Come�1
a choisi pour héros principal non plus un libertin en rup,
turc d'inconstance, mais un « cavalier parfait •· Soit timi­
dité naturelle, soit excessive conscience de son infériorité
sociale, Philiste glisse vers la mystique de la soumission :
, Il faut s'en faire aimer avant qu'on se déclare. • L'ini­
tiative passe à Clarice, la jeune veuve; mais elle hésite à
user de sa liberté : « L'un est muet de crainte, l'autre de
pudeur. • Inquiétudes et hésitations qui donnent occasion
à Claveret de louer à demi les « mignardises • de ces vers;
trois ans plus tard il accuse : « galanteries plus que bour­
geoises •· Ces amours évitent, toutefois, la mièvrerie grâce
à la malice de l'analyse et à la qualité des deux âmes qui se
rejoignent en dépit de l'inégalité des fortunes. Il serait
plus juste de reprocher à la pièce un certain romanesque
bourgeois, dft à l'utilisation intempestive du thème du
mariage forcé. Doris a commencé par accommoder de
très bon gré ses amours aux raisons des autres : égoïsme
d'un . frère, ambition d'une mère. Comme Cloris dans
Milite, elle amme la comédie par son « humeur enjouée ••
Florame, nouveau venu des universités, se déclarant
attiré par elle comme par un aimant, elle réplique : « Vous
�tes donc de fer à ce que je puis voir. • Gaieté subitement
20 PRÉPACB
démentie dans un court monologue du quatrième acte;
elle déplore ses malheurs de fille bien sage : • On ne laisse
à mes yeux rien à dire à mon cœur. • Recherche gratuite
de l'effet dramatique ? En tout cas la plainte reste discrète­
ment comique par le mélange des formules pathétiques
et familières. Mais le cinquième acte reprend le thème
et l'étale. Crysante, la mère, se remémore un amour
contrarié et s'attendrit sur les • petits neveux • à naître.
Comédie larmoyante, dont Comeille saura refuser les
facilités.

Il ne modifie pas le profil dramatique; on retrouve dans


La Galerie du palais les deux intrigues qui se croisent,
terminées par un double mariage. Mais les personnages
sont promus à la dignité de Parisiens intégraux. Le petit
tableau du premier acte, « agréable pour sa naïveté .,
montre les boutiques de la lingère, du libraire et du mercier,
où jeunes habitants et habitantes de la capitale parlent
:biffons et littérature avec une égale assurance, avant de
:aire leur théorie de l'amour : • On sent je ne sais quoi qui
.:rouble le repos. • Ce qui n'empêche pas les deux amants
d'être des « hommes d'épée • conséquents; ils n'hésitent
pas à la tirer en attendant qu'on les sépare. Aussi sont-ils
escortés • d'écuyers », qui font office de valets, tandis que
la nourrice est métamorphosée en suivante. Est-ce respect
de la couleur locale ou simple désir de renouvellement,
Corneille, cette fois, incarne le démon du dandysme liber­
tin dans une jeune fille, Célidée : • Mon cœur a de la peine
à demeurer constant. • Caprice d'enfant gâtée, qu'encou­
rage perfidement sa rivale Hippolite. Il est suivi d'un
prompt regret, que ruses et malentendus empêchent de se
manifester. Et Célidée, saisie d'une brève panique à l'idée
de se trouver dépourvue de mari, s'obstine dans son projet
de « change • jusqu'à ce que les deux héros, inconstants
bien malgré eux, puissent revenir, par la vertu du dénoue­
ment, à leur • objet • premier.
Comédie nouvelle par le décor, le milieu, mais aussi par
la qualité du rire. Le fragile tissu de l'intrigue vise moins
à opposer les personnages les uns aux autres qu'à mettre
la plus grande distance possible entre leur cœur et leurs
actes, entre leurs paroles et la réalité. Ce comique d'illu­
sion avait toujours été l'ambition de Corneille; mais, dans
les pièces précédentes, il était exténué en partie par . la
PRfillACB 2r
présence du comique de farce et d'esprit, construit assez
artificiellement par des procédés romanesques, rendu
incertain enfin par une certaine raideur du langage. Ce
qu'apporte La Galerie du palais, c'est la maîtrise dans
l'art de la parodie. u Le style en est plus fort », constate
Corneille dans son Examen ; on en déduit faussement un
progrès inconscient vers le genre tragique, une adhésion
personnelle de l'auteur aux valeurs dont se réclament,
occasionnellement et à contretemps, ses héros. La force
du style n'est que l'envers d'un embarras ou d'une erreur.
Quand Lisandre explique doctement que l'amour doit se
fonder sur le mérite et se soumettre au jugement, c'est
uniquement pour faire, à contreca:ur, sa cour à Hippo­
lite, dont l'impatience et le. dépit indiquent ce qu'il faut
penser de cette mise en équation de la raison et du mérite :
1 Epargnez avec moi ces propos affétés. • Simple dérision
du pédantisme à la mode. Telle est l'exacte portée des
argumentations morales. Quant aux propos • tragiques •,
ils traduisent une émotion fictive, qui aboutit au mot et s'y
tient. • Vous lirez dans mon sang, à vos pieds répandu ... •
s'écrie Lisandre à l'acte V; mais Célidée ne lira rien.
C'est le sourire que sollicite ce pathétique parodié.
Monté sur le faite, celui de la psychologie des méprises
de la passion, Corneille descend, avec La Suivante, vers la
mécanique des surprises de l'intrigue. Au malentendu qui
fait une part égale au hasard et aux tentations du caractère,
se substitue le quiproquo qui retarde arbitrairement l'ac­
cord préétabli des volontés. Car les jeux sont faits au
début de La Suivante : des trois amoureux qui tournent
autour de la belle Daphnis, nous connaissons l'élu, non
pas le fanfaron Théante, de la lignée du Philandre de
Milite, ni Clarimond au nom et à l'oncle également réfri­
gérants, mais Florame, l'apprenti cynique, qui traitait de
peu d'esprit les véritables feux et qui apporte à sa passion
l'élan d'une conversion toute fraîche. Que pourront contre
lui les machinations élémentaires de la demoiselle de
compagnie Amarante, séduisante mais pauvre et crispée
clans son arrivisme ? La pesanteur sociologique, si l'on
peut dire, la condamne immédiatement à l'échec. Mais
pourquoi donc Corneille a-t-il choisi cette déclassée
comme héroïne principale ? Parce qu'un auteur drama­
tique ne peut persévérer dans son être; il lui faut varier
ses combinaisons. Dans ce nouveau cycle, celui de la
traîtrise féminine, il ne lui restait plus, après avoir mis
en scène l'amie rivale, qu'à expérimenter la suivante
22 PRÉPACB
rivale. Quitte à suppléer au défaut d'autorité sociale du
personnage par l'autorité accrue de l'intrigue, d'où la
guirlande des quiproquos, et à étayer l'obstacle par les
volontés incertaines d'un père dominé par une passion
sénile, ce qui explique le marchandage de la fin : • Vieillard
qui de ta fille achètes une femme. •
Ces choses-là blessent la sensibilité moderne. Mais il
faut se garder de projeter sur La Suivante l'ombre du
pathétique romantique : le sacrifice d'une fille inconnue
du spectateur n'est qu'un élément abstrait du dénouement.
Il faut résister également à la tentation d'admirer dans le
monologue final d'Amarante une juste revendication du
prolétariat; ce sont les imprécations risibles d'une füle
justement humiliée. Et 1A Suivante, dans son ensemble,
restitue pleinement l'allégresse comique. Parodie héroïque
lorsque Florame en vient, trompé par les apparences, à
s'imaginer tuant, de désespoir, le père de sa maîtresse.
Comique d'équivoque ou d'ironie, prolongée jusqu'au
sarcasme, quand Théante et Clarimond servent de cible
à Florame, Damon et Daphnis. Burlesque discret du rôle
de Théante, déclinant l'honneur de servir de second dans
un duel, s'efforçant d'ébruiter la nouvelle dans l'espoir
de faire interdire la rencontre, contraint en dernière
ressource de visiter l'Italie • pour divertir le cours de sa
mélancolie •· Comique de situations enfin. Mais cette
diversité de formes dissimule mal l'incertitude de Cor­
neille. Il semble avoir épuisé les possibilités de son univers
comique. Ce que va démentir la aéation de son chef­
d'œuvre, 1A Plau Royale.
Aucune nouveauté dans l'invention proprement dite :
au départ, comme dans 1A Galen·e du palais, un couple
d'amoureux ne trouvant d'autre obstacle à son bonheur
qu'un désir de , change •; et comme presque partout, un
ami rival qui se voit attribuer la sœur enjouée et dévouée,
prête à épouser aussi bien celui qui l'importune que celui
qui feint de l'aimer; un enlèvement enfin comme dans
LA Veuw. L'originalité est dans la disposition de ces
éléments empruntés aux précédentes comédies. Quand le
héros principal, Alidor, déclare son appréhension des
1 fers • du mariage, il est pris au mot par son ami Cléandre;
par vanité, par culte de l'amitié, il s'engage à lui transférer
Angélique, manœuvre qui tourne à l'avantage du rival
Doraste. Piqué au vif, Alidor projette un enlèvement au
profit de Cléandre. Il réunit ainsi en lui deux rôles aupa­
ravant juxtaposés : l'amant séparé de celle qu'il aime et le
PRfillACB 23

perfide qui les sépare. A la fois auteur et victime de la


fourberie, il devient le lieu d'une analyse psychologique
bien plus étoffée et convaincante, qui donne son unité à
la comédie. Ce progrès s'accompagne de servitudes pour
un auteur comique : le dénouement transforme le malen­
tendu en destin, tandis que la situation de l'amante
bafouée atteint au pathétique. Il est remarquable que
Corneille ait limité cc pathétique par la brièveté des
plaintes et par l'espoir d'une intervention des parents. Il
ne l'a pas traité comme une fin, mais comme un moyen
de ridiculiser la satisfaction, fictive, d' Alidor, « amoureux
extravagant •· ••
. Car il n'est nullement, comme on le prétend parfois,
un personnage tragique égaré dans une comédie, et pro­
posé à notre admiration pour son héroïque refus de l'escla­
vage passionnel. L'interprétation se fonde sur une lecture
naïve de l'épître composée en février 1637 pour la pre­
mière édition de la pièce. Le destinataire, anonyme et
sans doute fictif, y est loué d'appliquer dans sa conduite la
morale d'Alidor : u La personne aimée nous a beaucoup
plus d'obligation de notre amour, alors qu'elle est toujours
l'effet de notre choix et de son mérite que quand elle
vient d'une inclination aveugle... » Petite habileté de
C,omeille : au mom�t où le Cid suscite des reproches
chuchotés, et bientôt publiés, d'immoralité, il était de
bonne guerre de faire Je l'extravagance d' Alidor un contre­
poids à l'inconduite de Chimène. Ce qui ne doit pas
défigurer l'œuvre créée, en toute ingénuité comique,
quatre ans auparavant. Car le refus d'Alidor ne s'explique
nullement par la maxime de l'épître. Ne reconnaît-il pas
que sa maîtresse a de la vertu parfaite est l'unique modèle 11 ?
Et il ne semble pas que, pour choisir, il ait manqué de
liberté, ni d'expérience : 11 De mille qu'autrefois tu m'as
vu caresser. 11 Ne se résoudre au mariage que d'une volonté
franche et déterminée, si le principe est raisonnable, la
conséquence inquiète :

, Bt celle qu'en ce cas je nommerai mon miel.li:


M'en sera redevable, et non pas à ses yeux.

On n'y trouve pas ce ton d'égal à égal de l'homme à la


femme qui caractérisera la générosité tragique, mais le
désir d'assurer une dotn.ination que l'on pressent impos­
sible. La Place Royale se situe bien dans la continuité
d'un genre, et d'un thème, la satire du dandysme libertin.
24 PRÉFACE
Il est vrai qu'à la différence de Tirsis et de Florame
Alidor persiste dans sa prétention à la maitrise de soi et
devient personnage franchement ridicule par la contradic­
tion entre l'idéal dont il ne cesse de se réclamer et la réalité
du caractère. Il a la vanité des faibles : • Comptes-tu mon
esprit entre les ordinaires ? • Et son souci de rester libre
n'est que répugnance instinctive à faire les choix décisifs
d'une vie. Ses maximes stoïciennes servent d'alibi awc
incertitudes d'un velléitaire : • Fuis, petit insolent, je vewc
être le maître. • Il l'est si peu que sa vanité est réduite à
faire semblant de vouloir les événements les plus contra­
dictoires. Doraste lui rend-il Angélique ? ci Tout me suc­
cède », proclame Alidor, et il se dispose à regagner son
cœur. Il échoue : • Que par cette retraite elle me favorise 1 >
Il ne mène pas un combat, mais camoufle une fuite.
PoU!quoi fuit-il ? Par égoïsme, refus des avenrures de la
famille, par anxiété surtout : • Est-ce une humeur égale
et ferme que la nôtre ? • Ces traits s'accordent à son défaut
de volonté pour définir un caractère mélancolique. Le
grand comique de Molière s'ébauche, celui qui disqualifie
une prétention morale par la révélation du déséquilibre
d'un tempérament.
On peut rêver d'un Corneille père de la comédie clas­
sique. Mais il lui eût fallu abandonner ses trop jeunes
héros avec la certitude de mécontenter un public peu dis­
posé à goftter l'âpreté satirique. Corneille choisit de
contenter le cardinal de Richelieu en se dirigeant vers la
tragédie, mais en emmenant sa troupe de jeunes premiers
et de jeunes ingénues. • raccommode ma flamme au
bien de mes affaires •, déclare Jason dans Mldée, comme
Tirsis six ans auparavant dans Ml/ire. Et son cynisme,
comme celui de Tirsis, disparaît dans un éblouissement
soudain : • Mais la princesse vient : l'éclat d'un tel visage... •

Corneille retourne, la saison suivante, à la comédie


avec L' Illusion comique, injustement dédaignée pendant
près de trois siècles pour son incohérence mais promue,
depuis vingt ans, à un excès de dignité. On sonde dans ses
failles de singulières profondeurs : message baroque,
confidence pathétique sur le néant de la vie, expression du
conflit fondamental entre le moi créateur et le moi social.
C'est le fait d'une critique qui se dit nouvelle, alors qu'elle
peut faire remonter ses titres de noblesse aux deux préten-
PRÉFACE
tions de -Philaminte admirant le sonnet de Trissotin,
l'une en direction du vulgaire : u Mais en comprend-on
bien comme moi la finesse ? » L'autre en direction de
l'écrivain lui-même : 11 Et pensiez-vous alors y mettre
tant d'esprit ? » Il est bien vrai que tout lecteur a le droit
de disposer de l'œuvre; encore conviendrait-il de ne pas
trop perdre de . vue ce que l'auteur a proposé ou s'est
proposé. Et il est très vraisemblable que la création de
L' Illusion comique était uniquement destinée à masquer
l'incertitude momentanée de . l'auteur dramatique. Que
faire pour rester digne des faveurs officielles et de l'atten­
tion du public, lorsqu'on a eu l'ambition de s'élever au­
dessus de la comédie sans réussir pour autant dans la
tragédie ? Avant tout une apologie, combien nécessaire
en cette année de guerre, de la u sagesse profonde li du
grand protecteur, le cardinal; puis un acte de foi dans
l'avenir : • Le théâtre est un fief dont les rentes sont
bonnes. » Voilà pour le message. Quant à la pièce elle­
même, c'est une sorte de pot-pourri dramatique, manifes­
tant une virtuosité provisoirement sans emploi déterminé.
Gougenot et Scudéry avaient montré comment imbri­
quer deux pièces l'une dans l'autre, « the play within the
play li des élisabéthains. Corneille renchérit, perfectionne
et aussi parodie. C'est grâce à des opérations magiques,
peu convaincantes mais favorables aux unités, 11 ces beautés
si vieilles • qu'il faut bien épouser, qu'un père, inquiet de
la fuite de son fils, assiste à deux épisodes de sa vie :
l'enlèvement, après duel et emprisonnement, de la jeune
fille qu'il aime ; puis sa mort sur la scène dans le rôle d'un
seigneur victime de la jalousie de son roi. Un acte de pro­
logue ; trois actes où Corneille reprend les situations de ses
comédies en les pigmentant de romanesqùe; et voici que
surgit l'imagerie héroïque, programme des chefs-d'œuvre
prochains : ,· : . ;
Madame, il faut apprendre à vous vaincre vous-m�mc,
A faire violence à vos plus chers d�sirs
Et pr�f�rer l'honneur à d'injustes plaisirs.

Une seule nouveauté . : le personnage de Matamore,


emprunté à la tragi-comédie. Dès 1628, Les Folies de
Cardénio avaient élaboré le type du soldat fanfaron : • Et
l'un de mes regards peut causer cent trépas. • Mais le
modèle fut écrasé par la charge de la verve cornélienne.
a Le seul bruit de mon nom renverse les murailles. »
Un très beau rôle pour l'acteur Bellemore chargé de jouer
26 PRÉFACE
les capitans espagnols. Le tout fait un étrange monstre.,
selon Corneille. La scène moderne adopte volontiers ce
monstre, et avec raison.
Il est plus malaisé de caractériser et d'apprécier Le
Menteur, simple pièce de diversion. Le grand cardinal
était mort fin 1642. Il lui avait fait du bien; mais Comeille
n'en disait pas du bien dans La More de Pompée : " Un
cœur né pour servir sait mal comme on commande. •
Ce qui s'appliquait encore mieux au successeur, Mazarin,
qui choisit de ne point lui en tenir rigueur. Ne convenait-il
pas dès lors de faire oublier cette brève erreur par l'éclat
d'un retour à la c->médie ? Vi.mitation de la comedia,
mise à la mode par d'Ouville, offrait ses facilités. Voilà
probablement pourquoi, c dans le même hiver n, il retaille
à la hâte une pièce attribuée à Lope de Vega. Et le temps
fait bien quelque chose à l'affaire ! le quiproquo sur lequel
se fonde l'action, l'erreur de Dorante sur l'identité des
jeunes filles, était moins vraisemblable à Paris qu'à Madrid.,
ville des mantilles et des balcons; Corneille ne se préoccupe
pas de le justifier, non plus que les nombreux incidents
qu'il entasse avec quelque désinvolture dans les trente­
six heures de la pièce française. Mais n'est-cc pas en même
temps nécessité artistique ? La précipitation du spectacle,
son illogisme sont la condition d'une cocasserie qui nous
exalte et devient pour nous l'unique valeur.
Aucun personnage, des emplois : le valet Cliton laisse
trop reconnaître l'acteur enfariné Jodelet; Géronte est un
père noble ou bourgeois selon les besoins; les ingénues fon
positives - • Il me faudrait en main avoir Wl autre
amant • - restent indistinctes. Quant à Dorante, il faut
avoir l'immense bonté de Péguy pour y reconnaître un
frère de Rodrigue, porteur d'un message d'honneur et
animateur d'un noble jeu; les décisions de mensonge
viennent l'habiter sans la moindre justification psycho­
logique. Et si c'était justement ce qui lui donne sa vérit�
humaine ? Dorante n'est pas un hâbleur, aucune vulgarité
en lui, encore moiI;ls un r�veur, mais tout simplement un
amateur de canulars - • c'étaient tours d'école • - en
train de faire sa mue, c'est-à-dire son éducation sociale.
Et on n'en finirait pas de s'interroger sur cette pièce.
Voici comment Qoris, dans Mélite, affectait de fonder
l'amour sur le défaut d'estime :
Quiconque avec railon peut � n��
A qui le veut aimer est bien plus oblig�
PRÉFA� 27
Et voici comment Qarice reprend et épaissit le thème :
Et crois qu'on doit trouver plus de f�licité
A posséder un bien sans l'avoir mérité.
J'estime plus un don qu'une reconnaissance :
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense.

Corneille s'occupe, fâcheusement, à frapper des proverbes


pour mériter un jour l'admiration de l'université. Et pour­
tant, comme il disposait de la plus belle langue théâtrale
de son temps et peut-être de tous les temps, que de
réussites ailleurs, d'une verve brillante ou d'une transpa­
rence à demi poétique 1
Il reste que Le Menteur eut le tort d'obscurcir par sa
perfection fragile l'œuvre du début, invitant à des compa­
raisons injustes. Ainsi Fontenelle, favorablement impres­
sionné, pourtant, par la décence et la régularité de la
pièce, reprochait à Corneille de ne pas aller prendre le
ridicule dans le cœur humain comme Molière, « homme
inimitable •· Inimitable dans son genre, la grande comédie
de caractère. Mais n'y a-t-il pas place pour une comédie
qui desserre l'étreinte de la satire au profit de la gaieté ?
Si l'on veut me faire rire, écrit Stendhal dans Racine et
Shakespeare, 11 il faut que des gens passionnés se trompent,
sous mes yeux, d'une manière plaisante, sur le chemin du
bonheur •· Ce comique d'humour fait l'originalité des
cinq premières œuvres de Corneille, lorsqu'il observait le
cœur humain des adolescents avec un mélange de raillerie
et de tendresse.
Jacques MAURENS.
BIBLIOGRAPHIB
HÉMON (Félix) : Théâtre de Corneille, Paris, Delagrave,
tome I.
LANSON : Corneille, Paris, Hachette, 1898.
lùvAILLE (Louis) : Les Débuts de Corneille, Paris, Boivin,
1936.
liERLAND (Louis) : Corneille par lui-même, Paris, Seuil,
1954.
ADAM (Antoine) : Histoire de la Littérature Française,
Paris, Domat, tomes I et Il.

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