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Georges Nivat, préface à Crime et

Châtiment de Fiodor Dostoïevski,


édition Folio 1975.

PRÉFACE

C'efl Hne hHmanité plra fantafliqHe qHe


celle qHi pellj!ie La Ronde de nuit de
&mbrandt. Et peHt-être jJoHrlant n'eH-eJ/e
fantaf!iqHe qHe de la même manière, par
l'éclairage et le coflHme, et efl-eJ/e aH fond COH­
rante.
Prou� (Lz Prilonnière).

Donoièvski en à Wiesbaden, grevé de soucis et de dettes.


L'année z86J en particulièrement pénible. Donoièvski a perdu
sa premie're femme (le 2z mars z864), puis son fore Michel
(le zo juillet z864). Il a chevaleresquement arsumé les dettes de
son frère, maü_ il a fallu mettre fin à la publication de leur 'revue
commune, L'Epoque. Tout semble écroulé, avorté1 • Il s'aban­
donne à son démon : le jeu. Il perd au jeu, l'hôtel cesse de lui
faire crédit - « Ce matin on m'a annoncé à l'hôtel qu'il eJI inter­
dit de me servir le dîner, le thé ou le café. » «Je continue de jeû­
ner, voici deuxjours queje me sunente de thé, le matin et le soir;
et, chose curieuse, je n'ai plus du tout envie de manger. Mal­
hermurement on me persécute et parfoù on me refure un bout de
chandelle pour le soir.» (L,ettres à A P. Sourlova des 22 et
24 août I86J.)
C'en alors qu'en né le projet de Crime et châtiment et l'idée
d'en proposer la publication à Katkov, l'éditeur dN Messager

1. « Et voici que je suis brutalement re�é seul et la terreur m'a pris.


Toute ma vie, d'un coup, s'eill: scindée en deux. Dans une première moi­
tié, que j'ai déjà parcourue, il y avait tout cc pour quoi j'ai vécu ; dans la
deuxième moitié, encore pleine d'inconnu, tout eill: hoill:ilc, tout cft nou­
veau et il ne me rcftc littéralement plus aucune raison de vivre. »
(Lettre à A. E. Wrangel, du 25 fëvricr 1865.)
VIII Préface
russe, récemment encore un ennemi notoire et une des cibles de la
revue des frères Do11oïevski2 .
« Puis-je e!pérer publier mon récit dans votre revue Le Messa­
ger russe ? Voici deux moir que je l'écrit ici, à Wiesbaden et
maintenant je l'achètJe. Il fera cinq à sixfeuilles d'imprimerie, il me
reJle cinq à six semaines de travai4 peut-être pl111. L'idée de ce récit
pour autant queje peux enjuger ne contredit en rien les positions de
votre re1111e, bien au contraire. Il s'agit du compte rendu p!Jchologique
d'un crime. L'atlion eJI contemporaine, de cette année même. Un
jeune homme qui eJ1 un étudiant exclu de IVnitJmité, d'origine
roturie're, tJivant dans une exmme pauvreté, par légèreté et par
manque de principes s'eJI laissé gagner par certaines de ces idées
bizams et encore embryonnaires qui sont aujourd'hui "dans l'air",
:zmsi a-t-il décidé d'en finir une fair pour toutes et de sortir de sa
mise're. Il a décidé de tuer une tJieille bonne femme, veuve de conseiller
honoraire, et 111urière de son état. La tJieiUe efl sotte, so11rde, malade,
atJide, elle prend des intérits de j,iff, elle fait le ma4 elle SNce
l'exiflence des autres et elle a a1seTVi sa propre sœur cadette. "Elle
ne sert à rien ?" "Pourquoi tJit-eUe ?'� etc. Ces que!lions égarent le
jeune homme. Il décide de la tuer et de la détJa/i4er aftn de faire le
bonheur de sa mère qui vit en prollince, de délivrer sà sœt1r qui eJ1
dame de compagnie chez un propriétaire noble et subit les f14siduités
du chef de famille et riJque ainsi sa perte, aftn d'achever ses études,
partir à l'étranger et ensuite toute sa tJie être honnête, droit, injlexibk
dans l'accomplissement de son "devoir envers l'humanité"; par là,
bien sûr, il effacera le crime, si seulement on peut appeler crime la
mppression d'une tJieille qui eJI sourde, bête, méchante et malade, qui
ne sait Pf14 eUe-même pourquoi elle efl sur lem et qui de toute fofOn
mou,rait sans doute d'elle-même Je mois suivant.
« Bien que de tels crimes soient teniblement dij/iciks à exécuter
et qu'ils livrent presque toujours Jeurs tenants et aboutirsants, car
leurs auteurs abandonnent au hf14ard une grande part de l'exécu­
tion et cela les trahit presque toujours, néanmoins il rémsit par un
pur hf14ard à mener à bien son entrepriJe.
2. Au début des années 186o, Katkov défendait des positions libérales
très anglophiles. Do§l:oïevski s'insurgea plus d'une fois contre le mépris
de Katkov à l'égard des in�tutions russes et de «l'indigence» de la lit­
térature russe. Mais l'insurrefüon polonaise de 1863 avait changé Katkov
en un conservateur très virulent...
Préface IX

« Ensuite, il paue . encore pre's d'un moiJ avant la catailrophe


finale. Pa.r de soup;ons contre lui, pa.r le moindre. Mait c'e!l là que
se développe tout le processus p[jchologjque du crime. D'insolubles
queflions se posent au meurtrier, des sentiments inattendu., et
insoup;onnables lui torturent le cœur. La vérité divine et la loi
humaine reprennent le dessus et il finit par être contraint de· se
dénoncer lui-même. Qgitte à périr au bagne, il e!I contraint de
s'a!féger à nouveau aux hommes. Le sentiment d'isolement et de
séparation d'avec l'humanité qu'il a ressenti des le crime accompli
l'avait mir à la torture. La loi de la juflice et la nature humaine
ont repris le dessus. Le criminel décide lui-même de racheter son
rmvre et d'assumer les souffrances. Du re!le il m'e!I dif!icile d'ex­
poser à fond mon idée.
« Dans mon récit, il y a en outre une allusion à cette idée que
le châtiment juridiquement infligé pour le crime effrqye beaucoup
moins le criminel que ne le pensent les légiJlateurs; en particulier
parce que lui-même, moralement, le réclame. » (Lettre à M. A
Katkov, septembre 1865.)
Nous verrons plus loin que deux projets de roman ont fu.rionné
dans Crime et châtiment, un récit sur les Poivrots centré sur
Marmeladov et le fléau de l'a/cooliJme et un projet bien plu.r .ancien
qui eJ1 une Confession de crirrùnel. Cependant la lettre à Kat­
kov nous indique le the'me dominant; et il e!I .frappant que
Do!loïevski expose avant tout une idée. Cette idée c'efl que la
revendication du droit au crime, tôt ou tard, se heurte à la « loi
divine», autrement dit que le meurtre rationnel efl un atle
exlrémi!le, insupportable à la conscience même de l'homme. La pré­
tention d'échapper à la « loi divine J>, unjour ou l'autre, se retourne
contre celui-là même qui l'éle've.
L'aélion de Crime et châtiment n'occupe au total que deux
semaines, mail la pré-hifloire du crime efl beaucoup plus longue.
L'article de Rmkolnikov a été écrit six moiJ auparavant. Et pen­
dant ces six moiJ germe, grandit et s'affermit l'étrange et
monflrneme idée du « crime permit ». Elle éclot en Rmkolnikov :
<< Une étrange idée faisait toc-toc dans sa tête, comme un poussin
dans l'œef, et elle l'occupait de plus en plus. » Avant tout, ce crime
e!I donc un aéle cérébral médité et voulu (dans l'exécution, les
choses sont plm compliquées ...). Pour mieux rehausser le proble'me,
Do!loievski habille même /idée dejuflijications morales: Rmkol-
X Préface

nikov INe atl4Si pour sauver sa Sflllr, pour fair? le bonheur de sa


mère; il ne jettera pas même 11n collj) d'ail s11r le conten11 de la
bo11rse de la vieiUe. C'en 11n crime q11i en à la fair crap11leux et
généreux. R.mkolni/eov dira à Sonia: «je voulais être 11n Napo­
léon))' mais il s'agit d'tm Napoléon j11Jfir:ier et bon3• Cela ne
modifie pas fondamentalement le problème, c'efl même l'habillage
idéologiq11e normal de to11te pensée poliJiq11e (tradldlez de to11t vo11-
loir politique). Pour être 11n Napoléon j11Jfir:ier (Un Jean Sbogar,
un Ma,prat 4) il faut d'abord être un criminel et .franchir la ligne
d11 sang. Alors, la personne h11maine pe11t-elle servir de mqyen (à
11ne ascension sociale, politiq11e) 011 en-eUe une fin en soi ? Y a-t-il
des hommes sllj)érie11rs et puis des hommes-poux, tout June bons à
être écratés ? Le proble'me posé par Do!lofevski en d'atlllaliti (po11r
nom, pour lui). « Il y a beaucoup de traces dans nos joumallX,
écrit-il encor? à Katkov, de cet insolite ébranlement de toutes leJ
notions, et q11i pomse aux ades monflrueux. Bref,je fNi.r pers11adé
que mon sujet efl partiellelllent juJlifié par l'époque atblellt. »

I. LE «TROUBLE»
DES ANNÉES SOIXANTE

Som l'infomzce de ténébre11x indinds, d'images


fantaffiq11es, les pe,ples marr:hent rofllflle us
somnamb11les entre d'insol11bles antinomies. Ils se
rombattent les 11ns les a11/res sans ritn s'expli•
q11er à e11x-mimes et mille rinq mils ans après
/'é(1'()11/ement d11 monde romain, ils en reviennent
al/X tm,ps d'Alaric, tran!posis dans les m(lllrs
de notre sii,le.
Herzen (1863).

R.Olkolnikov rêve d'être 11n no11veau Napoléon. Mair, des le11r


premier entretien, le juge Porp/!)1? lui rétorque: «QJ!i donc, dans
notre bonne &l.rsie d'aujo11rd'h11i, ne s'effime pat un Napoléon ? »

3. On trouvera cette idée développée dans l'ouvrage de M. Gus: !dei


i obrazy Dofloevs/eogo - Moscou, 1971, p. 301.
4. Types de brigands-j�ciecs, le premier � de Nodier, le deuxième
de George Sand. Do�oïevski cite leurs noms dans ses Carnets.
Priface XI

Do!loïevski a souvent noté dans ses brouillons le mot


«fanta!lique )>, Ce qu; pour lu; rele've du fanta!lique, c'e!I, au­
delà du ca.r de Raskolnikov, toute l'époque. Elle e!I fantaflique
parce que tout e!I en mutation, parce que la Russie craque de par­
tout et que l'avenir efl rigourefl4ement imprévisible.
ÙJ Russie e!I en effet, en 186J, en situation paradoxale. L'ère des
réformes, ouverte en 1861 par l'abolition du servage, bat son plein:
réforme de l'adminiflration locale avec introdutlion d'un se!f-govern­
ment (les Zfm!lvos), réforme de la ju!lice (inamovibilité des juges,
introdutlion desjurys, égalité de to/14 devant la loi) et réforme de l'en­
seignement secondaire (accès libre au gymnase pour les enfants de
toutes origines et développement des &al-Schulen). Maû, surexcitée
par la débâcle de l'ancien ordre, l'opposition, loin de désarmer, passe
au terrorisme. Herzen, de Londres, n'efl p/114 écouté,· la parole e!I
aux extrémifles, à un type nouveau de « setfaires )>, qu'on appelle
depuû le céle'bre Pères et 61s de Tourgueniev (1862) les nihilifles,
et qui vont donner naûsance à l'intelligentsia 1'114Se. Le mot
d'intelligentsia ne paraît qu'un peu p/114 tard, vers 1868-1869. Maû
le phénomène ef-t dijà là, pl114 outrancier encore à ses débuts que par
la suite. Comment Je résumer? il s'agit avant tout d'une extrqordi­
naire inflation idéologique. Toute pluralité de valeurs efl exclue, il
ny a qu'une éthique, élevée au rang de science, et selon laqueOe le
réel doit être remodelé de fond en comble. Co,ifu!ion d'une option
idéologique avec la raûon, confusion du politique avec l'absolu, le
nihilûme de l'intelligentsia aboutit à un dévouement aveugle à la
Cause. Qg'on explique cette inflation idéologique par l'arriération
économique et sociale 011 par le rôle d'une noblesse bureaucratique, le
fait efl là, symbolûé par Bielinski: ÙJ rencontre du tâcheron
intelletluel «prolétaire)> et de la philosophie hégélienne de l'Etprit
abouti.rsait à cette hypertrophie monflrueuse d'une théorie politique en
1m Absolu 5•
Bien siir beaucoup s'explique par la .fragilité de l'édifice social
1'114Se : énorme corps pqysan, agité de soubresauts, prompt aux jac­
queries, impénétrablement nryflérieux, et, aux .franges de ce pqys
PffYSan, deux camps minuscules et .fragiles: le pouvoir, avec son
mélange de hardiesse et de timidité, qui, par ses réformes, fait avan-
'. Cf. Martin Malia : Altxandtr Htrz!11 and tht birth of &ttsian sotialimt.
'-farvard. IQ6I.
XII Préface
cer le p�s d'un sieèle, mai.r hésite devant les conséquences de ses
propres at1es, l'opposition, une poignée d'hommes vivant de
phantfl4mes, mai.r qui font trembler le colosse. LA première procla­
mation de la <<Jeune Russie», en 1862, affirme que la Russie elf
irrémédiablement scindée en deux camps ennemi.r: « Bientôt viendra
l'heure où nom déploierons le grand étendard du fat11r, le drapeau
rouge, aux cri4 de Vive la république f'l{.{Se sociale et démocra­
tique!;; LA troi.rie'me et dernière proclamation a pour titre « Pre­
nez vos haches;; (C'e!I avec une hache que ROJkolnikov tue.•. ).
LA première o�ani.ration de Terre et liberté (1862-1864) e!I une
o�anilation fantoche et maximalifle à la fai.r, mai.r eUe épouvante
le frêle pouvoir, qui �ani.re une cha1se aux sorcières et déclare la
guerre à une subversion qui était surtout un phanta1me. Le dernier
épi.rode de ce duel entre deux phantfl4mes sera le fameux groupe de
Netchaev et son « Catéchi.rme ;; qua1i fanta1magorique, avec le jeu
de dupes entre Bakounine et Netchaev. Avec Crime et châti­
ment, Dofloïevski anafyse l'immorali.rme de l'individu seul en
proie à la « théorie;;. Dans Les Démons il anafysera l'immo­
rali.rme du groupe en proie au << detpoti.rme de l'idée».
Il ne faut pa4 oublier ce qu'a été le nihili.rme. Le nihili.rme
cherche avant tout l'émancipation de l'homme, il liait commencer
par sa propre émancipation. C'eJ1 ce que Tchernychevski a bapti.ré
I'« égoi'sme rationnel». Le BaZflroV de To11�11eniev, le Rakhmetov
de Tche"!Jchevski sont, si l'on peut dire, des « réaliffes forcenés» :
l'amour eJ1 de la pl!Jsiologie, la société e!I un agencement d'égoïsme,
et, comme a dit Pi.rarev, tout Pouchkine ne vaut pa4 une paire de
bottes (quand on n'en a pa.,), 011 encore « Raphaël ne vaut pa., un
sou de cuivre;; (l'aphorirme e!I de BaZflrov). Le nihili.rme veut
dépoéti.rer à toute force; amsi a-t-il un culte pour le scalpel et les
sciences naturelles. Le scalpe4 lui, ne ment pa4. . . Dûciples du tre's
simpliJ1e Feuerbach, les radicaux f'l{.{ses font appel à l'égoi'sme sacré
de l'individu. On voit dans Qge faire ? 6 de Tchernychevski des
héros libérés de tom préjugésfaire a4sa11t de générosité par « égoïsme
rationnel;; (d'où un ménage à troi.r Ires rémsi); car en changeant
le groupe (la cité, la société) on 11/ili.re au mieux l'individu.
Le héros de Tchernychevski, le modeïe le plu.r achevé de son uto-
6. Q!Jefaire? a été écrit pat Tchernychevski en prison et même publié
pendant son incarcération, en 1863.
Préface XIII

pique atelier socia4 c'efl Rakhmetov, une sorte de forre de la


nahlre, un Mce'te matérialifle qui dort mr des c/0114 pour se trem­
per la volonté.
La polémique de Donoievski contre ces « hommes nouveaux »
commence avec les fame111es Notes du souterrain, publiées en
r86.f dans la revue des deux .frères Donoievski7. L'anti-héros du
souterrain efl une caricature du héros tchemychevskien, en même
temps qu'une réplique cinglante au scienti.rme optimine des radi­
caux. D'un côté, il y a le culte des faits, une anthropologie monine
et biologilante. De l'autre, l'affirmation de la nahlre contraditloire
de l'homme, le refa, des faits, et même un refiu faribond. « Ce ne
sont là que des fondements secondaires qu'ilsprennent, EUX, pour
les fondementspremiers. J> L'homme du souterrain n'a que rioane­
mentspo11r I'« égofsme rationnel J>, la croyance scientifique en une
o,g,anisation rationneUe et bonne de la société. L'homme en irra­
tionne4 il agit le pl114 souvent contre son intérêt, il crache s11r les
Palais de Criflal de la civili.ration, il veut souffrir et il refa,e d'ar­
river à ses fins: seule l'affirmation de son libre arbitre lui importe.
L'égoïsme rationnel ne conduit PM à la société harmoniell4e,
mais à un narri.rsisme .ftinétique, un repli dans le « souterrain », un
volontarisme avorté, une parodie grotesque de l'homme· Jort.
L'homme du souterrain efl ambigu: caricahlre de I'« homme nou­
veau J>, vidime des idées nouvelles, homoncu/114pitqyable, il efl un
anti-héros, etporte en lui /0114 les germes de la révolte à vide, celle
de Ralkolnikov et d'Ivan Karamazov. Mais il n'efl PM qu'un
embryon grotesque et révolté. Il dit amsi ce que Donoievski a à
dire à /0114 ces positivines impénitents, à /0114 ces socialif1es
«scientifiques>> qui se croient si supérieurs aux « beUes âmes J> libé­
rales et cremes des années 40: leur Palais de Crinal ne sera qu'un
poulaiUer 011 l'on se marchera les uns sur les autres. Sans Dieu, il
ny a que l'abjetlgrouiUement de ce «poulaiUerJ>.
Or c'en pendant la rédatlion de Crime et châtiment que
sunnent un événement inouï" qui iUuflre bien le délabrement de
l'édifice social rurse: l'attentat de l'éhldiant Karakozov mr laper­
sonne du tsar Alexandre II, le 4 avril r866. Cet atle sansprécé­
dentprouvait que la nphlre de l'édifice était achevée. En un sens,
7. L'ou� fut annoncé en décembre 1862 dans Lt Tmrps. Mais il
parut dans L'Époq11e, en r 864. Entre-temps la revue avait été interdite, et
recoœtïtuée sous un autre nom.
XIV Préface
c'était l'accompli.rsement des sinidres pressentiments de DoJlof'evski.
Dévorée par un capitali.rme rapace qui aime à se cacher sous le
masque des idées nouveUes8, déracinée, devenue « une famiUe de
hasard J> la Rmsie, transgressant la dernière loi, devenait parricide
par défaut d 'âme.
C'eJI l'abouti.rsement de cet « orgueil démesuré J> que personnifie
avant tout F.odion Ratkolnikov.
Ainsi Crime et châtiment ed in!piré par le sentiment qu'a
Doflof'evski de l'ébranlement général de la société oose. Lui-même
cite dans sa lettre à Katkov de septembre r 86J plusieursfaits divers
significatifs : meurtres « cérébraux;> commi.r par des jeunes gens
inteUeélueUement dévqyés. Mair ily a une autre origine, littéraire
cettefair, à I'« idée J> de Ratkolnikov. Les critiques ont depuis long­
temps relevé l'attention avec laqueUe Do.ffof'evski venait de lire
/Histoire de Jules César de Napoléon III dont la préface défen­
dait les « idées napoléoniennes;>, c'e.f!-à-dire la the'se de. l'utilité des
grands hommes pour les peuples. Par ailleurs, les brouillons dN
roman indiquent clairement la filiation de Ratkolnikov avec le
« brigand généreux J> schillerien et romantique, à la manie're de Jean
Sbogar de Nodier. Cependant la source principale n'eJ1 pas donnée
par les Carnets (du moins ceux qui nous reJ1ent). Elle remonte à
l'auteur préféré du jeune Dodoièvski, celui qu'il traduit des ses
années d'étudiant: Balzac. Les liens entre Do.ffoièvski et Balzac
ont été mû en évidence par le grand « do.f!oievskien ;>, qu'eJ1 Leo­
nid Grossman9, reprit par Lukacs10• La confrontation du Père
Goriot et de Crime et châtiment ne lairse aucun doute. « Ce
doute représente les prolégome'nes indispensables à l'étude de Crime
et châtiment. L'hiJ1oire d'Euge'ne de Raffignac - c'eJ1 la for­
mation progressive du surhomm_e, qui acquiert sa Jlature définitive
dans le crime J> (Grossman). A bien des égards, le couple Ratkol­
nikov-Svidrigailov peut être rapproché du couple Raffignac-Vau­
trin. Comme Vautrin, Svidrigailov exerce une fascination doublée
d'amour-haine. Vautrin eJI en révolte contre un ordre moral qui
n'e.f! que mensonge. « On crache sur un petitfilou, mair on ne peut
refarer une sorte de considération à un grand criminel», dit-i4 et
8. C'eill: le personnage de Loujine.
9. Voyez en particulier Leonid Grossman : Tvomffvo Doflotvslwgo, Mos­
cou, 1928.
1 o. Lukacs : Der oositthe &a/imJw in der Welt Jiterahlr, Berlin, 1 9 5 , .
Préface XV

l'article de F.a.rkolnikov ne fait que !]11émati.ter cela. Vautrin n'a


que méprit pour les hommes communs qui n'ont « a.rsez d'étoffe ni
pourfoire un honnête homme, ni pourfaire un fopon )). Svidrigai:
lov déclare (dans les Carnets) : « La seule chose qui compte, ce
sont les convitlions )> - Vautrin méprire cet homme ordinaire:
« On peut l'écra.rser comme une punai.re, il eJI plat et il pue. )>
F.a.rkolnikov, lui, parle de «poux tremblants )> et il eJI obsédé par
l'idée d'être lui-même un mi.rérable pou. Tout le di.rcours de Vau­
trin à Euge'ne a nourri le personnage de F.a.rkolnikov, y comprit ce
«presque rien )> par quoi Vautrin carat!érire la suppression du
père TaiUefer. « Il faut vour manger les uns les autres comme des
araignées dans un pot1 1• )> Détaché de son contexte, on cro irait cette
phra.re de DoJloïevski. Bien sûr Raffignac résille à Vautrin,
n'utili.re pa.r ce fameux droit des personnalités fortes à recourir au
crime. Mai.r si F.a.rkolnikov tue, il ne suit quand même pa.r Svi­
drigaitovjurqu'au bout (ce sera tout le problème de sa régénérqtion).
Même le personnage de Goriot se retrouve - partiellement - en
Marmeladov (son adoration pour sa ftUe) et Dounia reprend le
the'me de la stlllr « ange de beauté et de bonté )). Qgant à Razou­
mikhine, il ef1 préfiguré par le vertueux Bianchon. Qg'on se
rappeUe la discursion entre Raffignac et Bianchon au jardin du
Luxembourg sur la vie du Chinoi.r (« Te souviens-tu de ce pa1sage
011 Rourseau demande à son let!eur ce qu'ilferait au ca.r 011 il pour­
rait s'enrichir en tuant à la Chine, par sa seule volonté, un vieux
mandarin, sans bouger de Parir? )>). Cet épi.rode revient sour la
plume de DoJloièvski, à la veiUe de sa mort, dans le brouiUon du
Discours sur Pouchkine ( 188 1). C'ef1 qu'il s'agit du proble'me
clé de toute l'œuvre dof1oièvskienne, et de Crime et châtiment en
particulier: la liberté de l'homme exige-t-eUe que tout soitpermi.r?
Cependant, il y a loin de la pension Vauquer - avec ses
plqi.ranteries éculées et sa joyeure table d'hôtes - au sinif1re gre­
nier de F.a.rkolnikov. Crime et châtiment ef1 un poe'me péters­
bourgeoi.r, comme Le Père Goriot eJI un récit pari.rien. La ville
eUe-même eJI une des sources vives de l'œuvre. Ily a, dans la littéra­
ture ru.rse, un 8!Jthe de Saint-Pétersbourg. Cette viUe artiftcieUe,
bâtie sur des marai.r, par ordre de Pierre l", par des armées de P'!Y-
1 1 . Pierre-Georges Caftex a montré que l'idée venait du Neve11 de
Ra111ea11 de Diderot : « Dans la nature toutes les espèces se dévorent,
toutes les conditions se dévorent dans la société. »
XVI Préface
sans déportés, eJ! une ville artificielle et une ville-mirage. « BrlUilia )>
de l'ancienne Rmsie, elle eJ! organiquement étrangm à l'homme
ru.rse qui sy sent mal 12• Durant tout le xvm' .rieèle les poe'tes ont
chanté la « Palmyre du Nord )>, avec ses e!paces immenses, ses
palais colossaux, s�s lions et ses !phinx qui semblent étrangement
tran!plantés de l'Egypte pharaonique, ce qui fera dire au poe'te
Viatche.rlav Ivanov, au XX .rieèle :

E�-ce le mirage des blanches nuits


� vous attire en cette nordique captivité,
0 Sphinx-énigmes de Thèbes-aux-cent-portes ?
Une Isis blême vous retient donc ici ?
�t quel secret a pétrifié
A vos lèvres cruelles ce filet de sourire,
Car plus que les étoiles du Nil sacré
Vous plaît l'incessant ressac de ce Septentrion. , .
C'eJ! avec Pouchkine qu'au the'me de la célébration de la Ville
impériale succe'de, non sans ambiguïté, le the'me de la viUe-qui-rend­
Jou. Euge'ne, le révolté du Cavalier de bronze, juché sur un de
ces !phinx thébains égaré s dans le marais finnois, contemple le flot
furieux qui a subme,g,é la ville, ravagé ses banlieues, et emporté sa
fiancée. Le défi surhumain du Fondateur aux forces cosmiques de
la lem paraît inutile et cruel au malheureux Eugène . . . Dans Le
Cavalier de bronze le transgresseur, c'efl Pierre le Grand lui­
même, sa J!atue maléfique, sa ville trop audacieme, son pouvoir de
fer qui fait se cabrer la Hm.rie du bord du précipice • . •
Une autre œuvre - en prose - de Pouchkine reprend ce the'me
de la viUe-qui-rendjou : La Dame de pique. Hermann eJ!,
comme Ra.rkolnikov, un être solitaire dévoré d'orgueil et d 'ambition.
Pour parvenir au pouvoir de l'argent, il doit, lui aursi, s'attaquer
à une vieille inutile à tour et lui dérober un semt de cartes dont
elle ne fait ptll plur mage que l'ururière de son argent Hermann,
dit Pouchkine, avait « le profil de Napoléon, et l'âme de MéphiJ!o­
phéles ». Ra.rkolnikov veut apprendre à transgresser comme Napo­
léon, et il efl possédé du démon. L 'murie're joue le même role
tz. On trouvera un précieux recensement des auteurs qui ont parlé de
Pétcrsbowg, ville et mythe, dans : N. Ançyferov: DNla Peterbmga, Moscou,
192.2.
Préface XVII

trompeur que la vieille comtesse : elle floue son meurtrier car il ne


lui dérobe que son futur remords et sa future folie. Et le sourire
maléfique de la « dame de pique» qui cligne de l'œil à l'adresse
d'Hermann au moment où elle vient de le trahir, évoque irrésiftible­
ment le cauchemar où Ra.rkolnikov revoit la vieille murie're : « La
mauvaise petite vieille était a1sùe el riait, elle se tordait dans un rire
silencieux à peine perceptible, en faisant tom ses efforts pour qu'il
ne l'entendît pa1. »
Ainsi le châtiment d'Hermann, comme de Ra.rkolnikov, c'e!I la
folie pour avoir voulu violenter une vieiUe femme, marâtre .rymbo­
lique dont on se demandera s� au-delà de la mauvaite mère, elle ne
.rymboli.re pa1 la Rmsie.
Le PétersbouTE, de Crime et châtiment e!I un univers de
ieum, comme dans Le Cavalier de bronze. Mai4 le plm remar­
quable e!I l'opposition centre-périphérie. Au centre les palais, les
.rymboles solennels du Pouvoir, et chaque fois que Ra.rkofnikov
pa1se sur le pont Nicola.r, il se sent tran!percé par un .froid inex­
plicable. « Il éprouvait toujours un froid inexplicable devant ce mer­
veilleux panorama; ce tableau somptueux était plein pour lui d'un
e!prit •sourd et muet. » Cette situation cachée de l'Évangile rappelle
l'épi.rode du démoniaque dont Jésm cha1se l'e!prit impur : « Eiprit
sourd et muet, je te le commande, sors de cet enfant. J) Le Péters­
bouTE, impérial e!I démoniaque, il e!I « sourd et muet JJ, il ne
« dit J> rien à Ra.rkolnikov. La vie, dans sa boue et ses crimes, se
pa1se ailleurs, à la périphérie : bruyant et populeux quartier de la
Place-aux-Foins, confins douteux et abandonnés des îles. Le grenier
de Ra.rkolnikov, la sini!lre maison de rapport où vit l'murière,
l'immense et lugubre bâtirse où Sonia a loué sa chambre, la'l(yrinthe
vide où guette Svidrigailov, enfin le lointain hôtel A»drinople, loin
dans les îles, où vient pa1ser sa demie're nuit cauchemardesque ce
même Svidrigaitov. Les quartiers lépreux du canal Catherine, la
populace de la Place-aux-Foins, l'angoissante vaftitude des îles, tout
eJf décrit dans le détail et à tel point qu'on a pu identifier à peu
pre's tom les lieux de Crime et châtiment. Or, toute cette viUe
lépreme suinte la mi.re're et l'angoisse. C'e!I eUe qui écra1e Marme­
ladov, rend folle Catherine Ivanovna, chuchote à Ra.rkolnikov le
dessein de son crime, conduit Svidrigaïluv au suicide. Elle e!I ville
de populace et de solitude. D 'imsiflibles besoins de foule pomsent
Ra.rkolnikov vers la foule des rues, des tripots, des marchés. Mais
XVIII Préface
c 'e.t1 une foule hoJ!ile, qui souligne l 'i.tolement. Elle écra.,e, elle
dévoie, elle rend fou. Mieux que quiconque Doffoïevslei a su rendre
la puanteur, la cohue et l'inhumanité de la grande ville capitali.t1e
011 la mairon de <( rapport», siniffrement, envahit tout.
Le Centre démoniaque - d'o11 partent les ordres - se tait
comme l'e!prit sourd et muet. Mair la périphérie fange111e s 'agite
dans les convulsions du désir et de la mirère.
Le the'me de l'eau eff étroitement lié au the'me de la ville inquié­
tante et aijeffe.
Non l'eau pure des lacs, mair l'eau croupirsante du maraù, une
boue qui monte, avec ses cohortes de rats et de poùons, durant la
nuit de déluge où Svidrigaitov affronte le cauchemar de sa propre
lubricité, et son suicide. The'me de l'inondation, venu lui a111si de
Pouchkine. Maù ici ce sont non des eaux brigandes et torren­
tue111es, maù des eaux impures et chaudes qui, comme un flux
menffrue4 noient périodiquement les orphelins de la grande-ville
marâtre. . .
Crime et châtiment ne pouvait se paJser ailleurs qua Péters­
bou,g. C 'eff dans la grande métropole impériale, avec ses banlieues
mùérables 011 vit une Rmsie déportée, dans la capitale <( excen­
trique J> de la Rmsie impériale que devaient se situer ïa maladie de
RIJlkolnikov, et sa folie. Son rachat commencera à Pétersbourg,
lorsqu'il baùera la terre ferme de la Place-aux-Foins, seul morreau
de vraie Rmsie dans cette cité des eaux, maù la vraie rédemption
n'aura lieu qu'en Sibérie, dans le <(fin fond J> du pqys. Et puù, ce
Pétersbou,g de la populace, Doffofevslei le connait par cœur, il y
habite de 1861 à 1867, il en connait les cours, les escaliers (tou­
jours si essentiels dans ses romans); tout cet univers sordide, il l'a
arpenté comme RIJlkolnikov. Il avait besoin, .rymboliquement, de
situer ce roman <( cérébral >> à la <( tête J> même, dans la capitale
politique du pqys, là où se livre le duelfantaJmatique entre le pou­
voir et les group111mles révolutionnaires.
Pétersbou,g eff, pour Doffofevslei, la salle de travail où la
Rmsie e,ifante ses cauchemars. . . On lit dans les brouillons de
Crime et châtiment cette pbraJe révélatrice : <( Il y a tout à
Piter 13 ; maù ily manque pire et mère. . . »

13. Surnom populaire et familier de Pétersbourg.


Préface XIX

I I . STRUCTURE DU ROMAN

Dof/oïevski avait d'abord songé à un roman monophonique qui


aurait été une << confession J> du criminel (on trouvera en annexe ce
premier brouiUon de Crime et châtiment). Mait à l'automne
r86J, mécontent, il brûle son manu.rcrit, fond en un seul dessein son
projet d'un récit « mirérabiliffe J> sur les Poivrots (les méfaits de
l'alcoo� et son projet de Confession d'un criminel. us Carnets
et brouiUons sont trop .fragmentaires, la com.tpondance trop envahie
par les souci.r d 'argent pour que nou.r puirsions savoir exa!lement
comment s'eff produite la << rencontre J> de Marmeladov et de
Rmkolnikov. L'intervention du motif de la mirere des Marmeladov
complique la Ifrutlure du roman, mair donne une apparente
juffijication à « l'idée J> de RaJkolnikov : cette mirère qui conduit à
l'alcoolitme, à la proI!itution, à la folie et à l'esclavage des enfants,
n'ef/-ce PM la juffijication? Dans le premier Carnet le «fontlion­
naire à la bouteiUe J> apparaîtjuf/e apre's ces réflexions: « Oh, avec
quel méprir. Comme ils sont vils et baJ, les hommes. . . Non : ilfau­
drait les écraJer dans ses mains et ensuite leur faire le bien: J> LJ
bouffon Marmeladov, auteur de ses propres maux, eff-il vraiment la
juffijication de RaJkolnikov? Non, bien sûr. . • mait à travers sa
bouffonnerie, il énonce des le prologue du roman cette vérité évangé­
lique, qu'oubliera RaJkolnikov, de l'égalité des hommes devant l'ap­
pel du Chriff. Il expose complairamment sa fange: « Avez-vou.r
iamair vu un cochon, un cochon bien nourri, bien dégoûtant? c'efl
moi. J> Mair il fait dire au Chriff: « Vene,v vou.r au.rsi, vou.r qui
êtes des porcs J>, car tout être souffrant rencontrera le Chrifl.
LJ roman tel que nou.r le connairsons eff donc né de deux fables
initialement séparées. Mair il comporte encore bien davantage de
lignes de force, et donne nairsance à un tel réseau de symboles,
d'échos, de réverbération des personnages qu'il en efl, à proprement
parler, inépuirable.
L 'atlion se pa8se en quatorze jours, plu.r un épilogue, ouvert sur
l'avenir, et qui se situe ne,if moir apre's: quand l'amour né entre
Rodion et Sonia a eu le temps de venir à terme. On trouve dans
le deuxie'me Carnet, som la rubrique Idée principale
(Eurêka !) cette phra.re:
XX Préface
« La vie en finie d'11n côté, elle commence de l'autre. D 'Nn ç0îé
les fanéraiUes et la malédidion, de l'autre - la résumtlion. »
Ce/a, c 'en le �mbole centra4 voulu par Donoïevski, marqué par
l'épi.rode central de la let/ure de l'Évangile, lorsque, à la demande
de &z.rkolnikov, Sonia lui lit le récit de la résumf/ion de Lazare.
Nul doute que ce �mbole de la ré sumdion de Lazare, apre's
quatre jours de décomposition, ne s'applique à &z.rkolnikov, que
Dieu a quitté durant sa mort <( !piritueUe » et qui sombre dans le
délire pendant quatrejours et ne mient à lui que le cinquie'mejour
apre's le meurtre, à 1 o heures du malin.
La flrutlure du roman en évidemment beaucoup pl111 complexe
q11e cela. &z.rkolnikov mzcontre la mirère des Marmeladov et s'en
sert comme d'un reme'de pour revenir sur la <(planète )> des hommes,
ceUe 011 l'on a pitié, 011 l'on aime, 011 l'on pleure ensemble. Mais il
en engagé dans une multitude de <( duels )> et il dépend de l'irsue de
chacun de ces duels qu'ilpuisse <( renaitre )>. Mikhait Bakhline a
excellemment montré q11e l'idée, chez Donoïevski, n'en jamais
üolée, n'a jamaü de localüation permanente chez un personnage,
elle en to,gours un champ de fortes contraditloires, eUe eff l'enjeu
d'un dialogue (fût-il intériorisé) et même d'11n d11eL Avec Crime et
châtiment, Donoïevski met au point sa méthode j>réf erée : celle
des grandes ronjrontalions dramatiques, pa,joil mélodramatiques,
011, d'explosion en explosion, les participants en arrivent à <( tout »
se dire, jouant au jeu fa.rdnant et briilant de se dire <( les quatre
vérités »14• Ainsi avons-no111 dans Crime et châtiment une
alternance de dialogues-duels extrêmement tendus (Ra.rkolnikov­
Porpf?yf'f, &z.rkolnikov-Svidrigaitov) et de sce'nes coUef/ives <( scan­
daleures )> comme le repa.r funèbre pour la mort de Marmeladov 011
encore la grande confrontation avec Lo,gine dans la chambre de
Do11nia et sa mère.
Ess'!Jons de dégager les fils et de manife!ler chacun de ces duels:

- &z.rkolnikov et l'Ufflrière : la vieille Ufflrière se montre pl111


méfiante que ne le pré vqyait &z.rkolnikov, et pl111 coriace a111si.
Surtout, elle se dédouble en une moitié maléfique (l 'u!urière qui
confisque la montre du père) et une moitié angélique (ÉJilabeth, la
14. q Mikhai1 Bakhtine : Probliflles dl la poiliq11e dl Dofloïmki, Lau­
sanne, 1970. La scène du repas funèbre clt le type même de la « scène
camavalesque » où toute licence de parole e� accordée.
Préface XXI

sat1r simple d'efj>rit). Tuer n'enpa.r si simple : l'a.rsamnat « 11tile J>


de l 'u.rurière a entraîné le meurtre inutile d'Élisabeth, et P.tu/eolni­
kov retrouvera le regard d'Élisabeth l'innocente dans les yeMX de
Sonia.
- P.tukolnikov et Ra.roumikhine: Ra.roumikhine en tout le
contraire de Ra.rkolnikov, une âme limpide, 11n garron sans pro­
blèmes, et qui, de surmJÎf, juge tre's sainement les idéologies
« dévqyées J> qui sont à la mode. En un sens, il e!f l'innocent idéo­
logique, le slavophile un peu naif qui a foi dans la santé de la
F.msie. Il s'agit pour Ra.rkolnikov de vaincre cette excessive bonne
foi, cette désarmante naïveté et de faire admettre par Ra.r011mikhine
l'idée que Ra.rkolnikov e!f un meurtrier et non un « ronfj>irateur
politique J>, P.tuoumikhine persécute Ra.rkolnikov par sa bonne
conscience et sa camaraderie maladroite. « Alors, toi a111si, 111 veux
me tourmenter! J> lui lance Ra.rkolnikov, avec une amère irritation.
Ra.roumikhine en le preux rurse d'a11trefoi.r, indéftdib�ment
courageux.
- Ra.rkolnikov et sa mère : l'encombrante et intari.rsablt Pul­
chérie Aiexandrovna en une me're dévore111e, une mère
« ca!lratrice J> en vocabulair- .freudien. Consciemment ou non, son
hllt unique en de posséder à jamair ce fils chéri, fût-ce en vtndant
Dounia à l'infâme et crapuleux LJJujine. Dounia elle-même, avec
sa raideur et sa beauté o/ympienne, en une figure de « saurposses­
sive J>. A tel point que son mariage avec LJJujine devient . une
sorte d'exogamie insupportable à &dion, qui réagit violemment:
« LJJujine ou moi. »
- Ra.rkolnikov et LJJujine: c'en le duel le plm facile, car il
s'agit pour Ra.rkolnikov de démasquer LJJujine. LJJujine repré­
sente l'ajfairine capitalille, tel qu'il commenfait à puUuler en
F.msie vers les années 1860. Mair il en affublé des idées pro­
gressines radicales. Dévqyé par ce rapace, l'idéal tchernychevskien
d'égoïsme << rationnel J> devient la plm Tipu!J1ante escroquerie. Or
LJJujine veut « acheter J> Dounia et, de sumvît, salir Sonia.
Ra.rkolnikov gagne ce duel mair il était trop facile. LJJujine en ,m
adversaire sans consinance.
- Ra.rkolnikov et Porphyre : c'en le duel le plm sem, le plm
théâtral c'eJI le fameux «jeu du chat et de la souris J>, duel à
sufj>ense entre le juge cultivé, per.tpicace, ironique, et /'ace111é colé­
rique, sufj>icieux, fiévreux. Leurs troir dialogues sont troir duels
XXII Préface
rempli.r de feintes et d'esquives. Porphyre vainc 'Ra4kolnikov dan,r
la messtre 011 il le devine, 011 il le «péne'tre J>. Mai.r Porpf!yre efl
,me image patemeUe urée, désaburée, affaiblie. Il reconnaît en
Rmkolnikov une force que lui-même n'a PM; «Je sui.r un homme
fini, rien de plur. Un homme qui sent et qui compatit, peut-être, et
qui sait, peut-être quelque chose, mai.r comple'tement fini. J> Il invite
Rm/eolnikov à « accepter la souffrance )>, non par ré_ference à Dieu,
mai.r parce qu'il a foi en Rmkolnikov et parce que celui-ci a encore
devant IHi la « vie vivante )>. Porpl?Jre n'efl qu'en apparence l'ad­
versaire de Rmkolnikov. Le duel entre Rmkolnikov et lui efl plu­
tôt une lutte de 'Ra4kolnikov contre lui-même, contre la loi dont il
se sent dépositaire, comme tour les hommes. Porpf!yre lui offre « ie
repos ».
- 'Ra4kolnikov et Svidrigaitov: longtemps avant que le gentil­
homme pervers et élégant se présente dans le galetM de l 'ét11diant
- sans bruit, comme dans un rêve - 'Ra4kolnikov a commencé
son duel étrange avec ce double de lui-même. Svidrigaitov eJI un
joui.rseur, mai.r un jouisseur pMsij, et presque un vqyeur. Il épie les
ébats d'un officier et d'une putain (dans les brouillons), il eipionne
Sonia et 'Ra4kolnikov, il ne peut jouir de Dounia qu'en mettant en
sce'ne un viol. Il veut toutes les joui.rsances, raj/inées et grossie'res,
criminelks, 1l!Jffiques, Mcétiques et mMochiJles (mendier, par
exemple.) En 'Ra4kolnikov, il voit un jeune émule, une sorte de fils
à dévqyer et l'on peut se demander si, sour cet enseignement de
l'amoralisme, ne se cache pM la même tendance homophile qu'entre
Vautrin et Raffignac. En tout cM, Dofloïevski vieillit considéra­
blement Svidrigai'lav, oubliant qu'il ne lui donnait initialement q11e
vingt-Jroi.r ans. « N'était-ce PM la deffinée, n'était-ce PM 11n
inffind qui les uni.rsait? J> Mai.r ce n'efl PM dans son « cloaque »
que Svidrigaïlov veut entraîner 'Ra4kolnikov, c'efl dans l'enfer des
damnés. L'a"acher à la résumé/ion possible, voilà le but de son
intervention (soit par la faite et le tourment éteme4 soit par le sui­
cide). L 'épilogue du roman en trop succind pour que l'on pui.rse
ronclure à la viéloire définitive de 'Ra4kolnikov sur Svidrigaitov.
- Rmkolnikov et Sonia: Par certains aipeds le duel entre
Rmkolnikov et Sonia rappeUe la persécution de 1..1,re, la proffif1lée,
par l'homme du sout6"ain. &14/eolnikov torture Sonia parce que
c'en elle qu'il a choisie pour son aveu, c'en elle qui le rame'nera sur
la plane'te des hommes. Il la me'ne tout au bord du déseipoir et ve11t
Préface XXI I I

même lui enlever Dieu (« Le vüage de Sonia soudain changea ter­


riblement; des convulsions la traversaient»). C'en qu'aursitôt « le
vmvu enlevé», l'aveu prononcé, c'en elle, l 'humble Sonia terrorisée,
qui le poursuivra de son regard, de son attente, de safai: ce qu'elle
attend de lu4 c'en le remords et elle a alors l'innocence effroyable et
désarmée d'Élisabeth au moment où F.ask.olnikov levait sur elk
la hache. Leur duel va jurqu'à d'intenses moments de haine, maiJ
la petite silhouette de Sonia - tout amour et tout attente -
contraint F.askolnikov à faire un aveu public.

Ces dijferents duels fant de Crime et châtiment un champ


magnétique ms puissant où agissent plu.rieurs f()f'Ces et luttent
plu.rieurs voix. C'en la tension du dialogue, son issue incertaine et
même la coexinence d'antinomies irréconciliables quifant la farce de
l'œuvre. Néanmoins, il en clair que certaines voix sonnentfaux, ce
sont celles de la mère de Ra.rk.olnikov, de ùujine, de Lebezjatni­
kov, alors que d'autres ont droit à témoigner à haute voix. Car,
au fand, seules s'élèvent vraiment les voix de ceux qui - chacun
à sa manière - sont des doubles de F.askolnikov et sentent,
comme /114 qu'ily a deux plane'tes, celle de l'homme rationnel qui
rationali.re (et par là même malheureux) et celk des hommes
vivants, souffrants (et par là même heureux).
« Il ny a pa1 de bonheur dans le co,ifort, le bonheur s'achète par
la souffance. ;> Telle en la loi de notre plane'te, mai.r la conscience
immédiate de cela, dans le processur même de la vie, en en soi une
immense joie, et qui vaut bien qu'on l'ache'te par des années de
souffrance. Cette «plane'te )> où le bonheur exige la souffrance, cette
plane'te où autrui ne peut être atteint que dans le partage vécu d'une
souffrance, c'en la plane'te des hommes et la recherche pa1sionnée de
cette «planète ;>, à travers les ténèbres de l'orguei4 de l'i.rolement ou
de l'humiliation conf1itue le principal ressort de Crime et châti­
ment. Les Carnets sont ici précieux, car ils permettent de 11lieux
saisir le sens religieux de cette entreprise de salut. Dès qu'il a conf11
son crime, Ra.rkolnikov s'en séparé des hommes et isolé dans une
« autre plane'te » et il éprouve un aigu besoin << des hommes de cette
planète-ci ;>. Le thè111e de I'« autre planète ;> ou de /'emmurement vif
de Ra.rkolnikov e11, artif1iquement, le the'me central et le mieux
réu.rsi du livre. Le désir de communication le précipite dans les
rues, le me'ne dans les bra1series bondées ou aux carrefaurs les plut
XXIV Préface
populeux, « au plm épair J> de lajoule. Un mot, un seul mot pour­
rait le ramener de l'autre plane'te sur la plane'te des hommes. « Ce
mot terrible tressautait à ses lèvres, comme le crochet de la porte ce
jour-là : il va sauter! un coup de pouce et il saute! il lui
échappe! J> Mai.r le verrou fatal continue à tressaillir, et la petite
sonnette grêle à se démener: le ba"age résifle, Rmkolnikov rtite
sur sa plane'te i.rolée.
Dans les brouillons, le combat qui se livre en Rmkolnikov
efl beaucoup pl11J explicite, c'efl le combat entre le Démon et le
Chrifl. Rmkolnikov s'étonne d'avoir ré11Jsi son crime, un crime
parfait agencé par le hasard : « C'était le Malin: sans quoi,
comment aurai.r-je pu surmonter toutes ces dij/icultés? » Son Ofl!,Ueil
ef/ défini comme « satanique J>. Dans la version définitive, il ne
ref/e plm que « l'e!prit sourd et muet». De même Dofloïevski
a supprimé une « virion du Chrif/ J> que devait avoir Rmkol­
nikov, et amsi l'épi.rode de l'incendie 011, pour Jaire le bien,
Rmkolnikov se jetait dans les flammes et sauvait des vies
humaines. Le rêve <( socialif/e » de l'éhldiant était plm net. Il déci­
dait, apres le crime, de <(plonger dans le bien >>, d'01lJ,aniter le bon­
heur général.
En gommant certains épitodes, Dofloïevski a rend11 Rmkolni­
kov plm opaque, plm énigmatique. Le schéma refle le même. Mait
la juflification idéologique du crime (donnée dans l'article) efl
contredite par l'aveu à Sunia: <( C'e!Ipour moi que j'ai hlé. » Le
Chrifl n'interoient pas direélement, la régénération de Rmkolnikov
ef/ moins nette, rejetée qu'elle e!I dans l'épilogue. L'aipeél policier
du roman s'efl imposé plm rigouremement, camouflant l 'a!petl idéo­
logique. Et surtout, Dofloïevski a introduit avec beaucoup d'art
une sorte d'interatlion entre le milieu urbain et la volonté <( démo­
niaque >> du personnage central. Cette ambiguiïé intervient dans to111
les grands romans, et particulièrement dans Les Frères Karama­
zov. Dirons qu'il s'agit d'un phénome'ne de miroir entre le person­
nage et le milieu (ou le décor).
Il y a, par exemple, le paralléli.rme entre la chaleur mffocante
qui regne dans la ville et la fièvre qui embrase Rmkolnikov. Cette
chaleur canie11laire, conflamment rappelée, semble, elle ami, une
«fie'vre >> de la ville, de cette ville faite pour le brouillard, l'humi­
dité, les longs hivers moitis dont parle Rmkolnikov, qui aime les
complaintes des chanteurs des mes, pendant les soirées d'hiver. Cette
Préface XXV

ville «fantai1ique 15 », si souvent ensevelie sol/4 ses brumes glacées,


efl ici en délire, elle déverse ses foules sur les e!paces publics, elle
surexcite les cerveaux. Ce n'efl qu'au dernier chapitre, avec le vent
violent, la tourmente et l'inondation qu'eUe reprend son vi.tage ordi­
naire, redevenue la nordique métropole des brumes, la cité palu­
déenne, corrodée de brouillard et parcoume de rats. <(Je n 'aijamais
aimé l'eau de ma vie, même en peinture», pense Svidrigaïlov en
regardant les eaux noires du delta, à la veiUe de son <( vqyage pour
l 'Amérique )>. Tout se pa.rse comme si, apres un acces de fièvre
caniculaire, la Ville revenait à son état normal de froid et d'humi­
dité (<( de la mirée venait un air .froid et humide )>). Et revenait à
ses rêveries habituelles d'évasion. Svidrigailov, dont <( les songeries
avaient prit un tour fantaJtique )>, rêve d'une journée chaude, prin­
tanière, fleurie . . .
Ce retour à la <( normale météorologique )) accompagne le retrait
de P.askolnikov au second plan, et la venue au premier plan de
Svidrigailov. Car il y a deux <( concllllions )) à Crime et éhâti­
ment, l',mejogique : le suicide de Svidrigaïlov en tant que double
<( athée )> de 'Raskolnikov, l'autré miraculell4e : la renairsance de
'Raskolnikov grâce à Sonia et au Chriff. Mait cette deuxie'me
concllllion n'eff qu'esquirsée. Crime et châtiment eff un OMvrage
<( inachevé)> (comme Les Frères Karamazov, et po11r la même
raison).
Cette subffitution de Svidrigailov à 'Raskolnikov à l'heure du
châtiment efffondamentale pour la ffrutlure du roman. Svidrigai:
lov-le-vqyeur échoue en somme dans sa tentative de prosé!Jtimre
démoniaque. Po,pf!yre all4si a pensé que P.askolnikov po11"ait se
suicider. Mait la <( vie vivante )) a reprit le dessl/4 et Svidrigailov e!I
se11I à subir le châtiment, faute d'être « quelq11e chose, fit-ce un père
de famiUe, un uhlan, un photographe . . . 011 11n criminel )>. Le prin­
cipe de <(porosité )> entre les personnages eff un des fondements du
roman. Il explique que son exmme complexité ne n11ire en rim à
l'homogénéité de la ffrutlure. Il eff un élément fondamental j>o1lr la
ffrutlure fantaJtique de l'œuvre.
Cette porosité se manifeffe entre P.askolnikov et le <( milie11 )> de
la viUe. On a souvent ana!Jsé ce rôle condutle11r que jouent les
événements : rencontres, paroles su,prites, mots à do11ble entente,
15. C f G. Nivat : U11e viUe fat1ta!fiq11e: Pétmbomg, in E11trttims _. k
tpz11d sie,k 1111se et ses prolo11ge,,,e11ts, Paris, 1971.
XXVI Préface
coïncidences. Tout se pa.rse comme si la ville lui chuchotait et l'heurB
favorable pour son crime, et un dernier encouragement La hache
s'impose d'elle-même, elle s'offre. « Le dernier jour, arrivé si inopi­
nément et qui avait tout résolu d'un coup, avait agi sur lui prBsque
mécaniquement : quelqu'un, semblait-il l'avait pri4 par la main et
l'avait entraîné à sa suite, irrésifliblement, aveuglément, avec une
Jarre sumaflmlle sans objet1ions possibles. Comme s'il avait été pri4
par un pan de son manteau dans une courroie de transmitsion et
que la machine l'emportât. »
C 'en là le nssort principal de Crime et châtiment : ce crime
rationnel voulu et ju!lifté par une (< mathématique » de la violence,
ce crime entièrement cérébral en au.rsi un crime qua.ri involontairB,
ré ussi par miracle, commit dans une sorte d'état second. Bref un
crime où la part du Malin eff plus forte que celle de l'homme.
R.askolnikov, en Vf!Yant que la hache s'offre à lui, se dit à lui­
même: (< Là où ce n'en pa.r la rai.ton qui opère, c'en le démon. »
Le démon agit en tendant de tom côtés des miroirs à Riukolniko,,.
C'en-à-dirB que sans réellement communiquer avec autrui, il sent
une sorte de complicité et d 'assentiment: ainsi l'influence extraordi­
nairB d'une « insignifiante conversation de café;> entre un étudiant
et un ojjicier. . . Ces rencontres et coïncidences ne sont ptJ,t seulement
le « deflin » mait la marque at1ive d'une connivence et cette conni­
vence enfantaflique, elle occulte la lucidité du criminel « mathéma­
tique », elle fait de lui l'agent non d'un vouloir rationnel mait d'un
désir collet/if et inflintfij. Seu/ dans le cachot de son « idée », dans
la sueur.froide de sa peur, R.askolnikov en.frôlé, côt(!Jé, poussé par
des acofytes anof!Jmes et complices.
Ce long parcours de R.askolnikov dans une angoitse de solitude,
mait avec cet obsédant chuchotir complice, crée la force fantaflique
du roman. (Et, comme tom les auteurs fantafliques, Donoïevski
commente lui-même, oitemement, rhétoriquement, cette ambivalence
purBment p!Jchologique de façon à nom livrer une clé, mait à
épaitsir l'incertitude.) C'en sans doute cette même complicité souter­
raine qui crée l'intensité dramatique des grands dialogues entre
R.askolnikov et le juge, R.askolnikov et Svidrigaitov. Ces grandes
co'!frontations (< enveloppées, cauteleuses, venimeuses, obliques 1>,
comme dit Gracq 16, ne puitent pa.r leur vrai dramatirme à la
16. Cahier Doffoïevski, dirigé par J. Catteau, Éd. de l'Heme, Paris, 1973.
Préface XXVII

simple énigme policie're (Rmkolnikov efl-i4 oui ou non, percé à


jour?) mai.r à une ambiguïté bien plm insoluble (Rmkolnikov efl­
il compm, juJlifié même?). Alors dans le vi.rage « efféminé» de
Po,pf!yre, derrie're le halo de ses cigarettes et de ses sourires bon­
hommes, dans la lueur bizam de cesyeux « aux cils blancs J>, il y
a surtout, pour &ukolnikov, un double qui ne veut pa.r s'avouer
te4 qui, malgré les volutes de ses phra.res et la gefficulation de ses
inte,jet!ions moquemes, se dérobe et ne dit rien sur le fond ;
&ukolnikov ne lui appartient-il pa.r p!]chologiquement?
Qgant à Svidrigaitov, il pénètre d'emblée dans la «planète J> de
&ukolnikov. Il efl arrivé par « ce qui sy pa.rse J>, et, tout en phi­
losophant sur les hallucinations, il avoue sa prédilet!ion pour ceux
qui portent en eux des «.fragments d'autres mondes J>. Et d'entrée
de jeu, il souligne la complicité qui les lie : «Qgand je vom di.rai.r
que nom sommes deux têtes som un même bonnet. )>
Cette «porosité )> efl le véritable ciment du roman. Car si nom
reprenons la nomenclature des différents « duels )> que nom avons
relevés, ils sont de troi.r sortes. Il y a les duels avec des forces
detpotiques et familiales: la mère possessive (et refetée) dont le f(yle
sentimental efl insupportable, et lefaux fiancé de la sœur, ajfairifle,
l!Jpocrite, avare: &ukolnikov tranche ces deux liens qui
l 'a.rseroi.rsaient à la rapacité familiale. Il y a le duel avec Sonia;
c 'efl le grand affrontement libérateur, où il découvre et admet à la
foi.r la femme qui l 'arrache au detpotirme familial (dans les
brouillons la haine de Pulchérie Alexandrovna pour Sonia efl bien
plm marquée) et une vi.rion religieme, !Jnthétique de la vie qui lui
permet d'échapper au detpotirme de l'idée. Enfin, il y a les duels
« cauteleux J > avec les doubles, Po,pl!Jre et Svidrigaitov, et dont
l 'i.rsue refle incertaine, car ce sont des miroirs diformants où
&ukolnikov retrouve son propre dérèglement idéologique.
Violent réqui.ritoire contre les forces de l'a.rservi.rsement familial
et socia4 épopée du salut axée sur le thème de la re-nai.rsance,
Crime et châtiment efl avant tout un poème fantaffique qui a
pourfqyer: le déreglement idéologique. Comment pa.rser d'un ordre
fiable mai.r cupide et a.rservi.rsant (l'ordre familia4 l'ordre capi­
talifle, l'ordre de l'argent) à un autre ordre fiable, celui de la vie
homoge'ne, ré générée, « sauvée )) (la communauté humaine, Sonia, les
bagnards)? Faut-il inexorablement affronter le dére'glement mora4
la complicité des « doubles J> et l 'i.rolement dans « l'autre plane'te J>?
XXVIII Préface

III . SIGNIFICATION DE L'INSTABLE

Les contemporains de Dofloïevski forent choqués. Le « talent


crt1el )> de l'auteur de Crime et châtiment parairsait à la limite
du supportable. Comme l'a remarqué Pierre Pa.rca4 le letleur d'au­
jourd'hui eJIpl111 émo111sé 17• « Religion de la souffrance )>, dirait de
Voguè; « marquir de Sade rurse )>, a lancé Tourgueniev. L'a!petl
excessif de l'œuvre était pl111 sensible alors qu'aujourd'hui. Néan­
moins les contemporains avaient rairon d'être choqués. La queffion
posée par Ra.rkolnikov était subversive au plm haut degré: eJl-ce
que toute loi humaine n 'eJI pa.r en fait la sublimation d'une vio­
lence? efl-ce que la « morale )> n'eJI pa.r un théâtre deffiné aux
seuls «poux»? eJl-ce qu'il ny a pa8 en l'homme un seuil entre
rairon et dérairon que les hommes forts, par définition,
.franchirsent? On sait la petite phra.re fame111e de Nietz.sche:
« Dofloïevski, le seul qui m'ait apprir quelque chose en psycholo­
gie . . . )> Ce seuil dofloïevskien 011 l'homme hésite entre la loi et le
désir a donné lieu à de nombre111es interprétations, les 11nes psycho­
logiques (et .freudiennes), les autres métaphysiques (Che.flov) ;
d'autres encore politiques. Mau esst!Jons dy voir clair.
C'efl Bakhtine qui définit le mieux la forme ambiguè" du
ducours dans Crime et châtiment, 011, dit-i4 tout efl « carna­
valiré » et montri dans un état d'inflabilité, de « transition inache­
vée >>, 011 tout efl prêt à se changer en son contraire. Ra.rkolnikov,
qui s'eJI crt1 un « homme extraordinaire )>, eJI devenu un faux roi
de carnaval; le rêve de la vieille 111urie're ricanante, entourée des
rires d'une foule ano'!Yme, annonce le theme du découronnement du
<( roi-impofleur )>. Le découronnement aura lieu à la fin du roman
sur la Place-aux-Foins. Inflabilité du personnage qui a volé un rôle
incongru, inflabilité de l'eipace, 011 tout eJ1 seuil, pa.rsage, escalier,
porte ouverte. lnJlabilité enfin du ducours 011 tout eJI moqueur et
paradoxal pre's de se traniformer en son contraire. Bakhtine
retrouvait dans Crime et châtiment les traits essentiels de la
17. Piene Pascal : - Préface à Crime et rhâliment, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, 1961.
- Do!loïtvslei devant DieN, Bruxelles, 1969.
- Do!loïtvslei, l'homme et l'IZIMf, Lausanne, 1970.
Préface XXIX

satire ménippée, en particulier le «fanta!liq11e expérimenfellr;>,


c'e.ff-à-dire l'obse111ation insolite, VIIe d'11n « ma11vai4 lie11;;: ce sera,
par exemple, la « rencontre de l'MsMsin et de la putain J> avec la
let/ure de l'Évangile, sce'ne 011trancière s'il en e.ff. « To11t, dans ce
roman, e.ff approché de ses.frontières, tout efl comme prêt à se chan­
ger en son contraire, to11t efl poursé à l'extrême, à la limite. ;>
Comme le dit Bakhtine, il s'agit d'un « temps à cri.res;> où
l'inflant s'égale allX années 011 même allX sieèles. Le rêve, si
important dans l'œ11vre romanesq11e de Doflofevski, serait, selon
Bakhtine, 11n rés11mé de la situation « carnavalesq11e;> titi person­
nage, c'e.ff-à-dire de l'inflabilité d11 personnage et titi renversement
de la vie. En somme, pour Bakhtine, Dofloïevski e.ff avant to11t
11n expérimentate11r (littéraire et p!Jchologiq11e, les dellX sont insé­
parables) : éprouver l'idée de l'homme en le so11mettant a11 dére'gle­
ment carnavaleresq11e, a11x situations limites de la ménippée, aux
renversements fanta4més d11 rêve. Crime et châtiment serait la
première grande œuvre où le « rire résorbé;> de la satire ménippée
empêcherait la prédominance de to11t «point de VIIe de l'a11te11r;>
et se trad11irait dans 11n roman à cri.res 011 to11t e.ff affrontement
insol11ble.
Bakhtine ne prétend pa4 q11e Doflofevski ait e11 conscience de
po11rS11ivm la tradition de la diatribe antiq11e contre les idées, celle
de la satire ménippée. Il dit q11e c'était << la mémoire objet/ive titi
genre dans lequel il travaillait, q11i conseniait les particularités de la
ménippée antiq11e;>. Sans nour attarder, signalons l'impréci.rion de
cette notion de « mémoire objet/ive d11 genre;; et le problime a4sez.
paradoxal q11'elle sONlève.
S'il efl 11n point s11r leq11el le schéma de Bakhtine e.ff inslljfi­
sant, c'efl bien le problème d11 rêve. Nom trouvons quatre rêves
dans Crime et châtiment, trois concernent Raskolnikov, le q11a­
trieme Svidrigaitov: rêve de la j11ment martyri4ée, rêve de la logeure
battue, rêve titi reno11vellement de l'a4sa4sinat, enfin rêve de l'enfant
nqyée et de la petite proflituée de cinq ans.
Le rêve de la j11ment martyri4ée a frappé tour les commentate11rs.
Il se situe avant le crime et il efl 11ne des clés d11 livre. Notons q11e
son origine eff littéraire (c'eff 11ne réminiJcence d'un poème de
Nekra4sov). C 'ef1 11n souvenir d'enfance et c'ef1 la smle mention
exiflante titi père. Le petit enfant accompagne son père a11 cime­
tière,· en pa4sant devant le cabaret il voit 11n palefrenier aviné q11i
XXX Préface
a attelé ,me mi4érable jument à une énorme chamlle et, so111 les
rires et encouragements de toute l'a.rsiJlance, la /Ne de deux coups
dt brancard amnés dt pleinfouet. Le petit ga1Jon embrt14se la
jument ensanglantée et veut se jeter sur la brute, maù son père l'en­
traîne. La «jument marrymée » apparaît dès le premier Carnet,
elle eJI un élément essentiel du roman. Effacement total du père,
brutalité dt l'homme envers une créa/Nre douce et résignée qui eJI
considérée comme un bien matériel, enfin révolte avortée du petit
ga1Jon, tels sont les troù éléments du me. Scène « originaire )> ON
eJI représenté le coi'/ des parents, no111 dit le commentate11r
.fre11dien 18 ; le père eJI évidemment dido11blé en 11n père reconn11
maù falot et 11n père-étranger, non reconnu, beJlial Le me dt la
logeme batl1ie serait 11n « redoublement dt cette sce'ne originaire et
génératrice d'une « angoùse insupportable )>. Enfin le fameux me
dt la petite vieille qui rit som les coups dt hache. Ici c'eJI Ra.rkol­
nikov lui-même qui .frappe, qui exerce la violence. M11ù cette vio­
lence (comme le meurtre réel) échoue, la petite vieille t14St14sinée
continue à sourire et une Joule d'aco!Jtes ricane en coulùse. Il eJI
clair que ces troù mes sont troù étapes d'un même me de violence
sexuelle, maù du me originel de la jument marryrirée au me dt
l'u.rurière ricanante il y a progression : ici le meur eJI 'écrt14é par le
conJlat d'une violence qui l11i eJI extérieure (celle dufallX père), là,
il eJI lui-même l'agresseur et conflate que sa vidime lui échappe.
Cette progression eJI un pt14 vers la libération, vers l'acceptation dt
la femme comme un interlocuteur dans le salut de l'homme (il eJI
significatif que, jufle après le meurtre, Ra.roumi/ehine propose à
Ra.rkolnikov dt traduire la brochure: la femme eJl-elle un être
humain ?). Cette interlocutrice sera Sonia la proi1illlée, acceptée non
comme .un objet dt désir sexuel maù comme un partenaire déten­
teur dt la vérité vivante. Cependant le cheminement de Ra.rkolni­
kov vers la pleine acceptation adulte dt la vie ne no111 eJI pt14
montré: l'amour pour Sonia refle .frappé d'interdit et ne s'épanouit
pt14, so111 nos yeux, en une relation comple'te d'amour, qui eJI seu­
lement promi4e dans /'Épilogue. Le cauchemar que voit Svidrigai:
lov la nuit de son suicide eJI, au contraire, un cauchemar dt
régression sexuelle. Svidrigaïlov voit d'abord une fillette dans son
cerc11eil: elle s 'eJI nqyée (comme la femme dt Svidrigaïlov) après un
18. Alain Besançon : Hi!fom et expirimœ dM IIIOÎ. Paris, 1971, p. 1 1 5.
Préface XXXI

viol Puis il voit en rêve une fiUette de cinq ans qui d'abord dort,
puis lui cligne de l'œi4 enfin se métamorphose en unepro!lituée. Il
efl clair que, pour Svidrigaitov, la femme refle l'oijet d'un désir
coupable et inavouable (c'efl le the'me dofloïevskienpar exceUence de
lapetite fiUe violée), l'échange d'amour eflparfaitement inaccessible
au libertin encore infantile et le désir conduit à la mort.
Ces songes sont complémentaires. Ils expriment tom les quatre
un désir refoulé, violent, et inadmissible : l'atle d'amour efl
tran!posé en un atle de violence insupportable. « Malheur à qui
voit son désir en face!», écrit A. Besanfon. Ce que R/JJko/nikov
doit apprendre, c'efl à lier son désir au temps. D'aiUeurs Sonia,
qui guérit son âme, ne fait par autre chose qu�lttendre, attendre
le mûrirsement, la transformation du désir forcené (et i,ifantile) en
un désir maftriré, adulte, inscrit dans le temps. « La vie seule ne
lui avait jamais suffi, il avait torgours voulu davantage», écrit
Dofloïevski dans /'Épilogue. De là son absence de repentir, le
regret de n'avoirpar commis le suicide, de ne s'êtreparjeté dans le
fleuve comme Svidrigaitov «parti pour l'étranger». Le the'me du
viol de la petite fiUe, avec toutes ses implications P-fYchologiques,
indique avant tout l'immaturité du désir, qui ne saitpar attendre.
Lapetite « Camélia» de Svidrigaitovparse en un in.fiant de l'état
d'enfant à celui de la femme vénale. La conclusion de cette incapa­
cité du désir à s'ancrer dans le temps efl ceUe de tom les grands
dévqyés de Dofloïevski : le suicide. R/JJkolnikov, tant qu'il n'ac­
cepteptU le repentir, c'e.fl-à-dire /'aél:ion du temps, refle exclu de
la vie et tenté par le suicide. Et tant que le désir garde toute sa
violence et son immaturité, non seulement le temps re.fle in.fiable,
torgours menacépar la tentation de lapulsion de mort, mais encore
la nature e.fl absente : soleil forêt, herbe verte n 'exiflent par.
R/JJkolnikov vit « les yeux baissés;>, tandis que les autres bagnards
vivent pour la vie, pour la nature, et aiment Sonia. Ainsi
l'in!ltabilité carnavalesque que décrit si admirablement Bakhtine
peut-eUe prendre une premie're signification qu'une anafyse plm
pomsée manifeflerait encore mieux, que j'appeUeraü l'immaturité
du désir. Cette immaturité a pour signes la dépravation du désir
sexuel (le viol de fiUette), le désir maximalifle de tout avoir tout de
suite (par un atle inouï; une transgression), enfin le refu.rforcené de
la durée et de de son influence bénéfique et thérapeutique sur les
contradiflions humaines.
XXXII Préface
C 'efl Léon Cheflov qui nom fournira une deuxie'me interpréta­
tion, dans son Nietzsche et Do�oïevski, ou la philosophie
de la tragédie (1903). Ce qui frappe Cheflov, c'efl la nouveauté
inouïe de la révolte de Rmkolnikov, cette idée « originale J>, relevée
avec effroi par Rmoumikhine, qu'il eflpermis de verser le sang « en
toute conscience J>. Sans aucuneju!liftcation d'aucune sorte, par seul
orgueil et sans reconnaitre aucune << santlion J> morale. C 'efl l 'idée
de Rmkolnikov dans son article. Voici que tom les grands auteurs
de l'hifloire humaine versent Je sang << en toute conscience» et toutes
Jeurs théories ne sont qu'un habillage idéologique. Autrement dit:
il ny a pt11 de santlion éthique parce que Dieu n'eflpt11. lA seule
santlion efl l'échec ou Je succès. On se rappelle le premiergrand dia­
logue entre Rodion et Sonia :
« - Mais peut-être que Dieu n'exif!e pt11, dit &ukolnikov
avec une joie mauvaise. Il rit et la regarda.
« Le visage de Sonia soudain changea terriblement, .il était secoué
de convulsions. Avec un reproche inexprimé, elle leva les yeux sur
lui ; elle voulait lui dire quelque chose, mais rien ne sortait. J>
Ce silence de Sonia ef1 la preuve qu'elle-même connait le doute.
Ce silence ef1 l'effet du silence de Dieu, un silence terrible qui fait
qu'en vain Rmkolnikov cherche Je moindre remofds en lui : il
ny trouve que faiblesse et lâcheté, mais pt11 Je remords. Car,
bien entendu, poser la quef!ion de &ukolnikov : «Qge peut
l'homme? J>, c'ef1 poser J'athéirme. Seulement Dof1oïevski confronte
. tres dramatiquement la théorie de Rmkolnikov et la faiblesse de
l'étudiant en tant que praticien de sa théorie. L'athéisme efl une
queflion de praxis humaine: de quoi efl capable l'homme-dieu qui
ne reconnait aucune loi,? Rmkolnikot• efl un théoricien tresfort, un
praticien lamentable. Etrangement, Cheflov pense que Dofloïevski
reproche à son héros cette faiblesse, alors qu'elle efl Je point essen­
tiel de l'in�abilité de l'univers dofloïevskien : l'athéi.rme efl pllll
facile à penser qu'à vivre, l'échec efl une donnée vitale du proble'me
philosophique. Crime et châtiment efl un poeme de l'échec.
C'efl d'ailleurs ce qui relie en profondeur Ra!kolnikov tant à
l'homme du souteffain qu'à Stavroguine. Rmkolnikov souffre de la
« maladie euclidienne J>, il voudrait trouver dans la mathématique,
dans la logique ou dans la flatiflique une ratio pour l'atlion.
« Cette idée depui.r longtemps séjournait dans sa tête, dij/icile de dire
comment elle y était parvenue. lA mathématique, quoi efl quoi . . .
Préface XXXIII

(chapitre lepl11S dNr, au point de 1111e de l'auteur. Très séritt11ement,


mais avec un brin d'humour) )) (Carnets). Cette mathématique,
c'en le bilan de la vie : additionner le ma4 additionner le bien, faire
le bilan. Tout le drame de Rmkolnikov en qu'il n'en PM un sur­
homme, que son délire en une sorte de santtion qu'il s'i111pose.
Qg,inZJ! ans plllS tard Donoievski rétorquera à Ivan Karamaz.w,
par la bouche d'Afiocha : « Aimer la vie pl11S que le sens de la
vie. J> Sanspartager co111ple'tement la the'se de Chenov dans sa Phi­
losophie de la tragédie, il faut convenir que l'on trouve dans
Crime et châtiment le début de cette coexiflence idéologique des
contraires, caratléri.ffique des héros ambigllS de Donoïevski, et
qu'on en tenté d'appeler, apres le pe're de Llbac, « le drame de
l'humanisme athée19 )).
Un des pl11S enrichissants commentateurs de Donoïevski, Viat­
cheslav Ivanov a exprimé l'idée centrale de Crime et châtiment
dans le langage de la tragédie antique 20 : il s'agit de la révolte
de l'orgueil humain (hybris) contre les décrets sacrés de la Mère
teU11riq11e. Comme chez Pouchkine, il s'agit du theme de l'insanité
du transgresseur. Le roman raconterait la purification du meurtrier,
poursuivi par les Érinyes en raison du sang versé. Le baitrr à la
terre serait le rite de purification (et nu/Jement le repentir chritien).
L'auto-incarcération de Rmkolnikov (rappelons que son nom
signifie << le schismatique ))) en ceUe d'Œdipe transgresseur, et pour
se libérer de son cachot cérébra4 il luifaut sortir, a/Jer humblement
dehors et embrMser la terre a11 1111 de la communauté des hommes.
Ce theme de la déraison et de l'abandon de Die11 en très fort
dans les brouiUons : « Le plllS dur de tout, c'était l'i111pression que
quelq11'11n m'avait abandonné, que la mémoire a11Ssi m'avait trahi J>
(variante en marge : « que Dieu m'avait abandonné et privé de
raison J>). Mait Œdipe en criminel involontaire. En-ce le CM de
Rmkolnikov? 0114 car il en porteur d'un égarement coUettif, il
acco111plit le meurtre voulu par une m11/titude de co111plices. La
souiUure en ce/Je de to11te la communauté. Mait Œdipe doit se
reconnaître coupable, malgré le rote du de.ffin aveugle, afin de pro11-
ver la libre maîtrise de l'homme par lui-même, et sa divinité. « Le
meurtrier s'en condamné lui-même à acco111plir ce que la co/Jetlivité
19. Henri de Lubac : Le Drame de l'h11manimle athée, Paris, 1944.
20. Vyacheslav lvanov : Dofloevsky, freedom and the traor lift.
XXXIV Préface
demande» (Ivanov). Ainsi ily aurait en Ra.rkolnikov à la fait un
/Neur et une vidime, un traqueur et un traqué . . .
Nous essaierons, en conclusion, de reporter le proble'me de cette
ambiguïté de l'ade de Ra.rkolnikov sur le tmain de l'hiffoire rurse.
Car Doffofevski, a.rsumant toutes les voix du roman-affrontement,
a.rsume aussi un rôle de juge qui permet le rapprochement avec
Eschyle 011 Sophocle. « Ilfaut supposer un auteur qui soit un être
omniscient et incapable de pécher, qui expose à tous le ca.r d'un
membre de la nouvelle génération » (Carnets). En dépit de Bakh­
tine cette phra.re indique bien le désir, au moins la volonté
d'inffaurer une norme. Q!Je Doffoïevski veuillejuger sa génération
n'ef1 pt14 douteux. Q!Je l'on retrouve ici son combat contre le radi­
calisme athée au nom de « l'attachement au terro ir J> n'efl pa.r dou­
teux. Mait rappelons-nous que << l'idée nationale » que difendit
Dofloïevski penda'!t ses cinq années de journalitme à la tête du
Temps et de L'Epoque était l'idée de la réconciliation. L'en­
treprile de Piem le Grand ne devait pa.r être condamnée (comme le
faisaient les slavophiles). Pierre le Grand a apporté à la Russie
faél:ion. On lit dans les Carnets : «Je ne désire pa.r une person­
nalité. Je veux moi-même agir (le Hollandai,J Pierre). » Ily a donc
en Ra.rkolnikov un désir d'adion que ne récure pa.r l'tluteur, mais
qui efl dévqyé par son «fanatisme de l'idée ». Et c'e!I ce
«fanatisme de l'i1ée » qui conduit l'homme rurse séparé du peuple
sur les voies de !'Egarement. Ce n'efl pa.r Ra.rkolnikov seu4 qui
a outrepa.rsé, c'efl toute l'intelligentsia rurse, la « nouvelle généra­
tion J>. L'hybril efl collet/ive.
Nous trouvons une Ires .frappante expression de cette << hybril J>
propre à l'intelligentsia rurse dans un curieux livre de la romancière
Olga Forch (1873-1961) où, sou.r une forme ma.rquée, nou.r sont
dépeints les écrivains rurses qui, durant les terribles hivers de 1920
à 1921, avaient, dans un Petrograd affamé et glacia4 trouvé dans
la « Maiton des Arts J> (une ancienne banque réquititionnée) un tre's
relatif refuge. Fantaffique par son dénuement, le moment était par­
fait pour que les rescapés de l'ouragan révolutionnaire médita.rsent à
loisir sur les tenants et aboutissants du « détraquement J> de l'hi!loire
rurse. Biety, Chklovski, Blok et bien d'autres sont présents (sous
des pseudof!Ymes) dans ce jèflin burlesque du dénuement, dans cette
tre's « carnavalesque J> Nef des fous où l'on épilogue sans fin.
« Les .rymptômes de l'intelleduel: une pensée sans objet, la
Préface XXXV

volonté d'œuvrer sans savoir "au nom de quoi". Le primogéniteur


de l'être révolutionnaire, qui efl héraldiquement symbolité dans Le
Roman des bilans comme pure volonté, c'eff Piem21 • J> L 'Her­
mann de Pouchkine, le Rmkolnikov de Doffoïevski, l'Abléoukhov
de Bie/y sont des bâtards de ce « transgresseur )), mait des bâtards
de plm en plm caricaturaux. Ainsi les interlocuteurs de La Nef
des fous établirsent une généalogie bâtarde de l'intelligentsia
r111se. « En Hermann il y a la bouture de Rmkolnikov, en
Rmkolnikov s 'engendre intrépidement Nicolas Abléoukhov. Pour
une généalogie définitive on peut établir ceci : Ivan KaramaZPV, en
assumant l 'expérience de Rmkolnikov, a élaboré une technique plm
raffinée où l 'on accomplit sans verser le san& en se lavant les mains.
P/111 tard, dans les fantaffiques nuits blanches de la ville (. . . ) s 'ac­
complit l'inoculation du ffupre métapf?ysique d1van et naquit
Nicolas Abléoukhov, le dernier des intelletluels r111ses, celui qui les
synthétise /0114, juffe avant la ruine. J>
En effet le grand roman fantaffique de Bie/y, tout imprégné de
situations et de leitmotive doffoïevskiens, eff une sorte de couronne­
ment du the'me raskolnikovien : le détraquement idéologique. Le
the'me du parricide, le the'me de la ville-mirage et complice, le the'me
de la «porosité J> des personnages y sont tom portés ' à un
para>çysme d'expression. « F.oman du bilan J> dirent les deviteurs de
La Nef des fous. Nom n 'entrerons pas dans la comparai.ton
détaillée de Crime et châtiment et de Pétersbourg. Elle four­
nit une multitude d'images-modèles qui ont passé du premier au
second. Arrêtons-nom seulement sur l'idée centrale de la «provoca­
tion J> idéologique. L 'idéologie n 'effpas un syffe'me rationnel de pen­
sée conduitant à une at!ion rationnelle : elle eff 011 bien l'habillage
hypocrite et moderne de la plm ignoble cupidité (Lo1!fine le capi­
taliffe « gauchiffe ))) 011 bien le mensonge de l'intelletluel à lui­
même, la pulsion inffint!ive étant ma.rquée par l'idée. Rmkolnikov
eff, pour Doffoïevski, le premier de ses grands types de penseurs
« détraqués )), de ceux qui échafaudent des théories sur le peuple
mait pour qui « le peuple n 'eff pas populaire J> (Carnets). On
les reconnaît à l'idée qu'ils ont que la vie eff non pas organique,
mait mécanique (et donc scientifiquement connaitsable). « L 'idée
21. Le Roman d11 bilan, e� le nom-masque qu'Olga Forch donne au
grand roman d'Andreï Biely Pitmbo11,g, paru en 1916. Traduélion fnin­
çaise de J. Catteau et G. Nivat, Lausanne, 1 967.
XXXVI Préface
essentielle du sociali.rme - c'e11 le mécanùme J>, dit Svidrigaïlov
dans un brouillon. « L'hommey e11 transformé en un homme méca­
nique. Ily a des /où pour tout. Qgant à l'homme lui-même, on
l'écarte. On lui enle've son âme vivante. Bien sûr c'e11 tre's ratsu­
rant: une vraie muraille de Chine, et dire que ces messieurs se
dirent progressi11es ! Seigneur I Si c'ef1 fa le progre's, alors mieux
vt111/ la Chine !J> Qge ce soit Svidrigaitov qui dire cela montre à
quel point Svidrigaitov ef1 un double, mai.r amsi un juge de
Ra.rkolni/eov. Crime et châtiment préce'de et prépare Les
Démons. La lutte de Dof1oïevs/ei contre l'attirance de l'idéal
sociali11e (le Palaù de Crif1a4 l 'âge d'or, le tableau de Claude Lor­
rain dans L'Adolescent) efl en plein développement Nul doute
que les trichines du dernier cauchemar de Ra.r/eolni/eov dans /'Épi­
logue, ne soient les semences idéologiques, les para4ifes de l'idéologie
utopique, qui atsaillent l'homme des qu'il eflfaible. << Les individm
qui en étaient inftélés devenaient à l'inflant même déséquilibrés et
fom. Toutefoù, chose étrange, jamaù les hommes ne s'étaient crus
amsi sages, amsi sûrs de posséder la vérité. » Tableau saùi.rsant
d'une possession démoniaque par l'idée, et de la tuerie aveugle qui
s'ensuit. « Hommes et choses, tout péri.rsait J> Apoca/yptique viJion
d'un fléau total qui désinte'gre tom les liens : de l'homme avec la
terre, de l 'homme avec l 'homme, et de l'homme avec Dieu. « Seuls,
-dans le monde entier, pouvaient être sauvés quelques hommes é/111,
des hommes purs, defflnés à commencer une nouvelle race humaine,
à renouveler et à purifier la terre; mai.r nul ne les avait VIII et per­
sonne n'avait entendu leurs paro les, ni même le son de leurs voix.J>
..
Les commentaires à Crime et châtiment ne cesseront jamai.r,
car l 'attrait ambigu de l'œuvre ne s'éclaircirajamai.r. La contami­
nation entre l'auteur et ses personnages efl trop prefonde. Et
Dofloïevs/ei sentait en lui-même la pe11e terrible de ces trichines
« venues d 'Orien/22 J>. L'ambiguïté du rn;e de régénération de
Ra.r/eolnikov a été mi.re en évidence23• Lorsque le &u/eolni/eov
22.. Thème fréquent dans la littérature russe que celui du danger orim­
tal de la multitude, de la perte de l'individualité, de « l'enchinoisement ».
On le trouve en particulier chez Herzen.
23. Cf. Jacques Catteau.: D11 Palaû, de Cridal à l'âge d'or 0# les (ll){lfars tk
l'lltupie. Cahier Dodoïevski, Ed. de l'Heme, Paris, 197 3.
Préface XXXVII

bagnard regarde d11 haut de la rive élevée de 11,rych la <( vie vraie J>,
cette « lointaine virion 011 l'on eût dit que le temps s 'était arrêté à
l'époque d'Abraham et de ses troupeaux J>, eJl-ce un rêve sociali!le,
e!t-ce 11n reve chrétien ? 011 bien eJl-ce tout simplement 11n rêve
d'innocence, 11n rêve de régression vers la do11ce11r de l'enfance, dans
le paradir sentimental de Pulchérie Alexandrovna, la mère
dévoreure et tendre ? Rive de Jlabilité, alors que tout le roman eJI
11n poème de l'in!labilité : in!labilité morale, p{Ychologique, idéolo­
gique, hi!lorique. Les temps des troubles sont advenur. Mait le
trouble ne se mesure qu'à l'étalon de son contraire. Qgel e!t cet éta­
lon pour Do!loïevski, re!tera tolfiours un proble'me ouvert. Mait si
l'attrait de cette œuvre eJI si puirsant, si farcinant même, c'eJI
qu'eUe pose de fa;on exemplaire et dramatique le proble'me de la
communication entre les hommes. Le paradoxe iUuJlré par Crime
et châtiment eJI que l'idée eJI le plur débile de tour nos mqyens
de communication. Sonia, eUe, n 'agit par par la parole, mait par le
silence. Bakhtine a montré que le mot de Do!loïevski eJI tolfiours
11n mot contaminé par autrui, adressé à autrui, prononcé pour
autrui et en réponse à autrui. Cette contamination n 'épargne que
Sonia préci.rément parce qu'eUe agit par son silence, un silence
partagé qui, seu4 peut ramener Rmkolnikov sur la planète
des hommes. Les hommes, dirait Schopenhauer, sont comme les
héri.rsons : trop rapprochés ils s'entrepiquent, trop éloignés, ils ne se
tiennent plur arsez chaud les uns aux autres. Rmkolnikov, dans
les duels qu'il livre, éprouve crueUement les paradoxes de cette
çynique dialeflique du prochain et du lointain. La solution qu 'in­
dique Do!toïevskifait interoenir une troirième personne, la personne
de Dieu. C'e!t pour cela qu'e!I nécessaire la résumflion de Lazare
(et par le Sermon sur la Montagne, par l'enseignement éthique,
mait la personne divine du Chri!I). Ce Dieu eJI en somme l'exi­
gence vivante des hommes pour un dialogue qui ne soit par entre
eux duel à mort, mair mutuel amour. Mait même dans Les
Démons, Do!toïevski fait dire à Chatov, queflionné par Stavro­
guine pour savoir s'il croit en Dieu : <r]y croirai, je croirai en
Dieu. » Ce futur eJI important.

Georges Nivat

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