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PRÉFACE
I. LE «TROUBLE»
DES ANNÉES SOIXANTE
I I . STRUCTURE DU ROMAN
viol Puis il voit en rêve une fiUette de cinq ans qui d'abord dort,
puis lui cligne de l'œi4 enfin se métamorphose en unepro!lituée. Il
efl clair que, pour Svidrigaitov, la femme refle l'oijet d'un désir
coupable et inavouable (c'efl le the'me dofloïevskienpar exceUence de
lapetite fiUe violée), l'échange d'amour eflparfaitement inaccessible
au libertin encore infantile et le désir conduit à la mort.
Ces songes sont complémentaires. Ils expriment tom les quatre
un désir refoulé, violent, et inadmissible : l'atle d'amour efl
tran!posé en un atle de violence insupportable. « Malheur à qui
voit son désir en face!», écrit A. Besanfon. Ce que R/JJko/nikov
doit apprendre, c'efl à lier son désir au temps. D'aiUeurs Sonia,
qui guérit son âme, ne fait par autre chose qu�lttendre, attendre
le mûrirsement, la transformation du désir forcené (et i,ifantile) en
un désir maftriré, adulte, inscrit dans le temps. « La vie seule ne
lui avait jamais suffi, il avait torgours voulu davantage», écrit
Dofloïevski dans /'Épilogue. De là son absence de repentir, le
regret de n'avoirpar commis le suicide, de ne s'êtreparjeté dans le
fleuve comme Svidrigaitov «parti pour l'étranger». Le the'me du
viol de la petite fiUe, avec toutes ses implications P-fYchologiques,
indique avant tout l'immaturité du désir, qui ne saitpar attendre.
Lapetite « Camélia» de Svidrigaitovparse en un in.fiant de l'état
d'enfant à celui de la femme vénale. La conclusion de cette incapa
cité du désir à s'ancrer dans le temps efl ceUe de tom les grands
dévqyés de Dofloïevski : le suicide. R/JJkolnikov, tant qu'il n'ac
cepteptU le repentir, c'e.fl-à-dire /'aél:ion du temps, refle exclu de
la vie et tenté par le suicide. Et tant que le désir garde toute sa
violence et son immaturité, non seulement le temps re.fle in.fiable,
torgours menacépar la tentation de lapulsion de mort, mais encore
la nature e.fl absente : soleil forêt, herbe verte n 'exiflent par.
R/JJkolnikov vit « les yeux baissés;>, tandis que les autres bagnards
vivent pour la vie, pour la nature, et aiment Sonia. Ainsi
l'in!ltabilité carnavalesque que décrit si admirablement Bakhtine
peut-eUe prendre une premie're signification qu'une anafyse plm
pomsée manifeflerait encore mieux, que j'appeUeraü l'immaturité
du désir. Cette immaturité a pour signes la dépravation du désir
sexuel (le viol de fiUette), le désir maximalifle de tout avoir tout de
suite (par un atle inouï; une transgression), enfin le refu.rforcené de
la durée et de de son influence bénéfique et thérapeutique sur les
contradiflions humaines.
XXXII Préface
C 'efl Léon Cheflov qui nom fournira une deuxie'me interpréta
tion, dans son Nietzsche et Do�oïevski, ou la philosophie
de la tragédie (1903). Ce qui frappe Cheflov, c'efl la nouveauté
inouïe de la révolte de Rmkolnikov, cette idée « originale J>, relevée
avec effroi par Rmoumikhine, qu'il eflpermis de verser le sang « en
toute conscience J>. Sans aucuneju!liftcation d'aucune sorte, par seul
orgueil et sans reconnaitre aucune << santlion J> morale. C 'efl l 'idée
de Rmkolnikov dans son article. Voici que tom les grands auteurs
de l'hifloire humaine versent Je sang << en toute conscience» et toutes
Jeurs théories ne sont qu'un habillage idéologique. Autrement dit:
il ny a pt11 de santlion éthique parce que Dieu n'eflpt11. lA seule
santlion efl l'échec ou Je succès. On se rappelle le premiergrand dia
logue entre Rodion et Sonia :
« - Mais peut-être que Dieu n'exif!e pt11, dit &ukolnikov
avec une joie mauvaise. Il rit et la regarda.
« Le visage de Sonia soudain changea terriblement, .il était secoué
de convulsions. Avec un reproche inexprimé, elle leva les yeux sur
lui ; elle voulait lui dire quelque chose, mais rien ne sortait. J>
Ce silence de Sonia ef1 la preuve qu'elle-même connait le doute.
Ce silence ef1 l'effet du silence de Dieu, un silence terrible qui fait
qu'en vain Rmkolnikov cherche Je moindre remofds en lui : il
ny trouve que faiblesse et lâcheté, mais pt11 Je remords. Car,
bien entendu, poser la quef!ion de &ukolnikov : «Qge peut
l'homme? J>, c'ef1 poser J'athéirme. Seulement Dof1oïevski confronte
. tres dramatiquement la théorie de Rmkolnikov et la faiblesse de
l'étudiant en tant que praticien de sa théorie. L'athéisme efl une
queflion de praxis humaine: de quoi efl capable l'homme-dieu qui
ne reconnait aucune loi,? Rmkolnikot• efl un théoricien tresfort, un
praticien lamentable. Etrangement, Cheflov pense que Dofloïevski
reproche à son héros cette faiblesse, alors qu'elle efl Je point essen
tiel de l'in�abilité de l'univers dofloïevskien : l'athéi.rme efl pllll
facile à penser qu'à vivre, l'échec efl une donnée vitale du proble'me
philosophique. Crime et châtiment efl un poeme de l'échec.
C'efl d'ailleurs ce qui relie en profondeur Ra!kolnikov tant à
l'homme du souteffain qu'à Stavroguine. Rmkolnikov souffre de la
« maladie euclidienne J>, il voudrait trouver dans la mathématique,
dans la logique ou dans la flatiflique une ratio pour l'atlion.
« Cette idée depui.r longtemps séjournait dans sa tête, dij/icile de dire
comment elle y était parvenue. lA mathématique, quoi efl quoi . . .
Préface XXXIII
bagnard regarde d11 haut de la rive élevée de 11,rych la <( vie vraie J>,
cette « lointaine virion 011 l'on eût dit que le temps s 'était arrêté à
l'époque d'Abraham et de ses troupeaux J>, eJl-ce un rêve sociali!le,
e!t-ce 11n reve chrétien ? 011 bien eJl-ce tout simplement 11n rêve
d'innocence, 11n rêve de régression vers la do11ce11r de l'enfance, dans
le paradir sentimental de Pulchérie Alexandrovna, la mère
dévoreure et tendre ? Rive de Jlabilité, alors que tout le roman eJI
11n poème de l'in!labilité : in!labilité morale, p{Ychologique, idéolo
gique, hi!lorique. Les temps des troubles sont advenur. Mait le
trouble ne se mesure qu'à l'étalon de son contraire. Qgel e!t cet éta
lon pour Do!loïevski, re!tera tolfiours un proble'me ouvert. Mait si
l'attrait de cette œuvre eJI si puirsant, si farcinant même, c'eJI
qu'eUe pose de fa;on exemplaire et dramatique le proble'me de la
communication entre les hommes. Le paradoxe iUuJlré par Crime
et châtiment eJI que l'idée eJI le plur débile de tour nos mqyens
de communication. Sonia, eUe, n 'agit par par la parole, mait par le
silence. Bakhtine a montré que le mot de Do!loïevski eJI tolfiours
11n mot contaminé par autrui, adressé à autrui, prononcé pour
autrui et en réponse à autrui. Cette contamination n 'épargne que
Sonia préci.rément parce qu'eUe agit par son silence, un silence
partagé qui, seu4 peut ramener Rmkolnikov sur la planète
des hommes. Les hommes, dirait Schopenhauer, sont comme les
héri.rsons : trop rapprochés ils s'entrepiquent, trop éloignés, ils ne se
tiennent plur arsez chaud les uns aux autres. Rmkolnikov, dans
les duels qu'il livre, éprouve crueUement les paradoxes de cette
çynique dialeflique du prochain et du lointain. La solution qu 'in
dique Do!toïevskifait interoenir une troirième personne, la personne
de Dieu. C'e!t pour cela qu'e!I nécessaire la résumflion de Lazare
(et par le Sermon sur la Montagne, par l'enseignement éthique,
mait la personne divine du Chri!I). Ce Dieu eJI en somme l'exi
gence vivante des hommes pour un dialogue qui ne soit par entre
eux duel à mort, mair mutuel amour. Mait même dans Les
Démons, Do!toïevski fait dire à Chatov, queflionné par Stavro
guine pour savoir s'il croit en Dieu : <r]y croirai, je croirai en
Dieu. » Ce futur eJI important.
Georges Nivat