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CHRONOLOGIE

Robert A. Jouanny, introduction à


La Bête humaine d'Émile Zola,
Garnier Flammarion, 1972.

1840 (2 avril) : Naissance à Paris, 10, rue Saint-Joseph,


d'Emile Zola, fils de l'ingénieur François Zola et d'Emi-
lie Aubert. • •
1843: Installation à Aix-en-Provence où François va diri­
ger un programme municipal de barrage et d'adduction
d'eau.
1847: Mort de François. La famille· demeure sans res­
sources.
1852-1857: Etudes d'Emile au Collège Bourbon d'Aix.
Il se lie d'amitié avec Cézanne et Baille : littérature,
beaux-arts, vie au grand air sont les grandes préoccu-
pations du trio. .
1858: Installation à Paris. Zola supporte mal le dépayse­
ment. Il poursuit ses études comme boursier au Lycée
Saint-Louis .et rêve de poésie. Au retour de vacances
. d'été passées à Aix, il est atteint 'd'une fièvre typhoïde
et dans le délire de la fièvre est obsédé par le cauche-
mar d'un accident dans un tunnel.
1859: �es études se terminent par deux échecs au bac­
calauréat. Premières publications.
1860-1861: Années difficiles. u Je suis dans une période
bête de la vie. » Vie de bohème, de rêveries, de misère
physique et morale. Lectures, projets et essais poé­
tiques comptent plus que la recherche d'un métier.
1862 (r er février): Il entre comme commis chez Hachette,
où il restera jusqu'en janvier 1866. « La foi est reve­
nue.»'
1862-1866: Zola fréquente journalistes et écrivains,
publie des contes et des chroniques, découvre Sten­
dhal et Flaubert, Taine et Balzac. •
1864: Publication de son premier livre, les Contes à Ninon
(Hetzel et Lacroix éd.).·
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1865: Liaison avec Gabrielle-Alexandrine Meley qu'il •


épousera en mai 1870. La Confession de Claude, roman.
1866 : Il entre comme courriériste à L' Evénement et
s'efforce de u parli:r de chaque livre avant tous les autres
critiques ». Polémiques contre l'académisme, en faveur
de Manet, à propos du Salon de 1866. Mes haines (juin).
Communication écrite au Congrès scientifique d'Aix :
11 deux définitions du roman n.

1867 : Nombreuses amitiés chez les peintres. Les Mystères


de Marseille. Thérèse Raquin, u roman psychologique et
physiologique >>.
1868 : Deuxième édition de Thérèse Raquin, avec une
préface qui expose les principes du naturalisme. Col­
laboration à L' Evénement illustré (« Salon » de 1868)
et à divers journaux d'opposition. Madeleine Férat
(décembre). Première allusion, chez les Goncourt, à
u l'histoire d'une famille, un roman en dix volumes »
(14 décembre).
·1869: Plan des Rougon-Macquart. Contrat avec l'éditeur
Lacroix. Premières relations avec P. Alexis. Prépara­
tion de La Fortune des Rougon qui paraît_ en 1870.. �-
1870 : Après la chute de l'Empire, Zola envisage une car­
rière politique, espère une sous-préfeeture, devient le
secrétaire de Glais-Bizouin, membre de la délégation
générale du gouvernement à Bordeaux.« Tout marche
à souhait.»
1871 : La Commune met fin à· son optimisme. Zola jour­
naliste est suspect aux deux camps. La publication de
La Curée en feuilleton dans La Cloche est suspendue
par ordre du Parquet. .. . .
1872: La Curée. Charpentier devient l'éditeur de Zola.
1873 : Le Ventre de Paris. Echec de Thérèse Raquin au
théâtre.
1874 : La Conquête de Plassans, Nouveaux Contes à Ninon.
Préparant La Faute de l'Abbé Mouret, Zola lit des
ouvrages scientifiques sur la folie et les_ psychopatho­
logies (Trélat, Moreau, Moret, etc.).
1875 : La Faute de l'Abbé Mouret. Collaboration au Mes­
sager de l'Europe de Saint-Pétersbourg (64 articles de
1875 à 1880).
1876 : Son Excellence Eugène Rougon. Scandale et succès
de « l'Assommoir » publié en feuilleton dans Le Bien
public, puis dans La République des Lettres.
CHRONOLOGIE 7
1877: L'Assommoir. Zola est célèbre. Il se lie avec Huys­
mans, Céard, Hennique et Mirbeau pour constituer le
groupe des naturalistes.
1878: Achat de la villa de Médan. Publication de l'arbre
généalogique des Rougon-Macquart, dans Une page
d'amour. Entretien avec E. de Amicis : Zola envisage
d'écrire un roman« sur un réseau de chemin de fer ».
1879: Le conte intitulé « La Mort d'Olivier Bécaille ».,
publié dans Le Messager de l'Europe (mars) évoque
. l'agonie de voyageurs enfermés dans un tunnel dont les
deux issues sont bloquées. Publication de « Nana » en
feuilleton dans Le Voltaire. Articles sur « Le Roman
expérimental ».
1880 :.Nana. Les Soirées de Médan. Le Roman expérimen­
tal. Collaboration suivie au Figaro : articles de polé­
mique politique et de critique littéraire. Crises d'an­
goisse.
1881: Nana au théâtre.Publication de plusieurs volumes
d'œuvres critiques.
1882: Pot-Bouille. Grande fatigue nerveuse de Zola qui
se « bourre de morphine ». Dans Emile Zola, notes d'un
ami, Alexis rapporte quelques propos relatifs à un
roman sur le chemin de fer.
1883: Au Bonheur des Dames. Premiers • signes d'une
réaction antinaturaliste. Huysmans s'éloigne.
1884: Voyage en pays minier pour la préparation de Ger­
minal. La Joie de vivre, roman écrit avec l'obsession de
la mort.
1885: Germinal. Lecture de Crime et châtiment.
1886: L'Œuvre : rupture avec Cézanne. Publication· de
La Criminalité comparée de G. Tarde..
1887: Scandale provoqué par la publication de « La
Terre» en feuilleton. Bonnetain, Rosny, Descaves, Mar­
gueritte et Guiches attaquent Zola dans le « Manifeste
des cinq ,, (Le Figaro., 18 août). Publication de la tra­
duction française de L'Homme criminel de Lombroso.
1888: Le Rêve. Jeanne Rozerot entre au service de
Mme Zola; elle devient la maîtresse de Zola en
décembre. Fin novembre le premier jet de l'ébauche
de La Bête humaine est terminé.
1889: Interview à L'Evénement (8 mars) : Zola annonce
qu'il va entreprendre la rédaction de son prochain
roman dans un mois. 15 avril : voyage sur la locomo-
8 CHRONOLOGIE

rive entre Paris et Mantes. 4 mai : Zola s'installe à


Médan pour y rédiger La Bête humaine dont Le Figaro
donne le titre le même jour. 5 mai: début de la rédac­
tion. Le livre commence à paraitre en feuillcton dans
La Vie populaire le 14 novembre. 20 septembre :
naissance de Denise, premier enfant de Jeanne.
1890 : fin de la rédaction le 18 janvier; fin de la publica­
tion en feuilleton le 2 mars. Début mars : publication
du livre. Vaine candidature à l'Académie française.
1891 : L'Argent. Naissance de Jacques le 25 septembre.
Voyage dans les Pyrénées (Lourdes).
1892 : La Débâcle. Nouveau séjour à Lourdes. Voyage
en Provence et en Italie.
1893 : le 21 juin un banquet célèbre la publication du der­
nier volume des Rougon-Macquart, Le Docteur Pas­
cal. Zola prépare Les Trois Villes et souhaite associer à
son naturalisme une ample expression lyrique.
1894 : Lourdes. Voyage en Italie (Rome). Condamnation
de Dreyfus le 22 décembre.
1895 : Préparation de Rome. Début d'une campagne dans
Le Figaro.
1896 : Rome. Esterhazy était le véritable coupable :
. l'Affaire Dreyfus éclate. .
1897 : Zola prend position en faveur de la révision dans
trois articles du Figaro. , .•,
1898 :.«J'accuse » (L'Aurore, 13 janvier); condamnation
(23 février) et exil (18 juillet). Paris (mars). Prépara-
tion des Quatre Evangiles. . ·
1899 : Retour en France après annulation du jugement
(5 juin). Nombreux articles . sur l'Affaire Dreyfus.
Fécondité, premier des Quatre Evangiles.
1900 : Zola se lie avec Jaurès: La campagne continue.
1901 : La Vén'té en marche. Travail. Zola se met à prati-
quer la photographie avec passion.
1902 : Préparation de Vérité qui paraîtra en 1903 et de
Justice qui demeurera à l'état d'ébauche. 29 septembre :
mort accidentelle ( ou criminelle ?) de Zola asphyxié
dans son appartement de la rue de Bruxelles.
1906 : Réhabilitation de Dreyfus.
INTRODUCTION

Au moment où Zola entreprend la rédaction de La


Bête humaine, dix-septième roman de la série des Rougon­
Macquart, délibérément limitée, depuis longtemps, à
vingt titres, il voit approcher avec lassitude le terme de ce
travail de longue haleine. Avec la lassitude et le courage
du bon·ouvrier, sûr de son métier et résolu à persévérer,
même si, parfois-, la tâche devient fastidieuse, mais
aussi avec l'inquiète exigence du créateur qui se sait
encore riche de mondes divers et qui répugne aux choix
nécessaires.· Les dossiers préparatoires des derniers ro­
mans en témoignent; ils se sont singulièrement gonflés et
diversifiés à partir de 1885 : 953 pages pour Germinal, 677
pour La Bête humaine, 875 pour L' Argent, I 244 pour
La Débâcle. Non que l'imagination de Zola soit en peine;
tous ces romans sont en gestation depuis longtemps, mais
au moment où il les met en chantier, une fièvre de docu­
mentation s'empare de lui, comme s'il craignait de ne pas
remplir son contrat, de ne pas en faire assez. C'est le
Zola quasi légendaire, celui qui descend dans le puits de
la mine, celui qui -peu s'en faut! -conduit la locomotive
entre Paris et Mantes. Les lecteurs de L' Illustration purent
voir, le 8 mars 1890, sur la couverture de la revue, un
« dessin d'après nature >> : le romancier, bourgeois irré­
prochable, le lorgnon bien ajusté, tournant résolument
le .dos à la locomotive sur laquelle il est monté, ignorant
mécanicien et chauffeur, regarde le public d'un air satis­
fait : Zola jouant à être Zola! La publication de La
Bête humaine en feuilleton dans La Vie populaire vient
de s'achever le 2 mars; H. Guillemin a beaujeudes'écrier:
« Son objectif est commercial. » Il est indéniable que •
Zola prête le flanc à la critique : La Bête humaine est un
livre à sensation, destiné à frapper le public, tantôt par
10 INTRODUCTION

l'horreur du crime, tantôt par l'érudition technique, un


livre dans lequel le roman-feuilleton voisine avec le fait
divers spectaculaire. L'imagerie des éditions populaires
ne s'y trompa point : elle retint de ce roman, avec un goût
un peu morbide, les scènes de violence, de meurtres,
Roubaud battant Séverine, le déraillement, etc. De plus,
faisant suite aux tendresses du Rêve, le roman respecte
trop ostensiblement la tactique du balancier, chère à
l'écrivain, il est trop riche de symétries internes, d'expo­
sés techniques, d'habiles correspondances pour que l'on
ne soit pas enclin, d'abord, à suspecter la sincérité de
l'ouvrier trop confiant dans son savoir-faire. Zola roman­
cier comblé s'est-il pris à son propre jeu ?
Et pourtant, si l'on y regarde attentivement, l'auteur de
La Bête humaine donne plutôt l'impression d'un écrivain
singulièrement embarrassé par la rédaction de son roman;
embarrassé sans doute par la nécessaire convergence de
thèmes disparates, par la difficile insertion du récit dans
la continuité des Rougon-Macquart, par le comportement
de personnages excessifs dont l'évolution défie parfois la
vraisemblance, mais plus encore surpris de voir se super­
poser à ses consciencieux arrangements de romancier
naturaliste la puissante, l'inquiétante, l'ancestrale his­
toire de la bête humaine.
Le roman lui venait de loin et la première difficulté
fut de juxtaposer deux sujets qui l'intéressaient depuis
longtemps : le roman du chemin de fer et le roman judi­
ciaire. LE. CHEMIN DE FER était une vieille affaire de
famille: François Zola avait, de 1821 à 1824, construit la
première ligne de l'Europe continentale, entre Linz et
Gmünden, en Autriche, trois ans avant la première ligne
française. De plus le train fut la grande affaire du
x.xxe siècle, et particulièrement du Second Empire; son
cheminement prit vite une signification symbolique, que
Zola tentera d'exprimer dans le roman : force de vie, le
train féconde la nation et représente le progrès de l'huma­
nité. Enfin, événement déterminant, Zola s'installa à Médan
en 1878 et souvent, de sa fenêtre, il observa, il photogra­
phia même, les trains qui allaient de Paris au Havre, il
rêva sur le destin des voyageurs, familiers et inconnus,
qui chaque jour défilaient sous ses yeux. C'est alors,
semble-t-il, que germa dans son esprit l'idée de faire du
chemin de fer la matière d'un roman.« Nos artistes doi­
vent trouver la poésie des gares comme leurs pères ont
trouvé celle des forêts et des fleuves», écrivait-il, dès 1877,
INTRODUCTION II

à propos des toiles de Claude Monet. Dix années durant,


il entretiendra ses familiers et ses biographes de cc projet
qui le hante et auquel il ne parvient pas à donner corps.
En 1882, il indique à Paul Alexis l'intérêt qu'il porte à
« toute la population spéciale des chemins de fer :
employés, chefs de gare, hommes d'équipe, chefs de
train, chauffeurs, mécaniciens, gardes de la voie, employés
du wagon des postes et télégraphes », mais il est romancier
trop avisé pour ne pas sentir combien serait fastidieuse
la monographie sur . la vie du rail vers lâquelle semble
l'orienter son enquête. Le roman devra se charger d'une
intrigue et d'une réflexion philosophiq,ue. Une intrigue,
parce que telle est la loi du genre et 11 est clair que le
choix de celle-ci lui apparaîtra longtemps comme secon­
daire. On peut en croire le témoignage de Goncourt sur
« Les Chemins de fer, son roman sur le mouvement d'une
gare et la monographie d'un bonhomme vivant dans ce
mouvement, avec un drame quelconque » (1884). Plus
chère à son ca:ur de poète épique, la « philosophie » quf
lui suggère le cheminement du train. u Ce formidabll
va-et-vient de la voie », « ce .perpétuel fleuve de vie qui
coule et qui remonte .sans s'arrêter jamais », dit-il à
Alexis, le fascinent. Longtemps il songera à écrire un
roman tel qu'en verra notre siècle, fait d'intrigues simul­
tanées et entrecroisées, à l'image même d'une existence
collective, dont la tête serait à Paris et dont la voie ferrée
constituerait la colonne vertébrale; un roman du mou­
vement et de la vie, dans lequel le· train serait un véri­
table protagoniste. « Une grande gare où se croiseront
dix voies, et sur chaque ligne se poursuivra un épisode,
et tous se relieront.à la gare principale, et tout le roman
aura la couleur des lieux et l'on y entendra, comme un
accompagnement musical, la trépidation de cette vie
précipitée, et l'on y verra l'amour en wagon, l'accident
sous le· tunnel, l'effort de la locomotive, la collision, le
choc, le désastre, la fuite. n De ce projet, dont il entre­
tenait E. de Amicis dès 1878, il conservera les épisodes
beaucoup plus que l'évocation animiste : 11 Je voudrais
bien faire sentir cette vie, mais sans qu'elle débordât »,
écrit-il dans son ,, ébauche », avec la prudence du roman­
cier qui entend demeurer fidèle à une vision objective du
réel. Sa « philosophie » consista finalement à opposer, de
façon plus traditionnelle, à la force trouble d'une sauva­
gerie millénaire, la puissance résolue et indi.fférente de
la civilisation en devenir, symbolisée par l'incessant che-
12 INTRODUCTION

minement des trains : 11 Bien indiquer dans ce chapitre


le transit du monde entier, l'opposition de ces trains
allant au xxe siècle et le drame obscur qui se joue là,
les fauves tapis sous la civilisation » (224)1. En attendant,
pendant plusieurs années, il se contenta de recueillir des
coupures de journaux relatant des accidents ferroviaires,
choix significatif, et, un peu plus tard, de dépouiller
avec un soin exrrême l'ouvrage de Pol Lefèvre, Les
Chemins de fer (Paris, Quantin, 1889); c'est également à
des détails techniques qu'il fut attentif, le ·15 avril 1889,
lors de son fameux voyage aux côtés des mécaniciens,
alors que, de toute évidence, le sujet du roman était
déterminé dans son esprit. Ses notes de voyage (307-335)
sont celles d'un observateur désireux de s'informer afin
de décrire avec la plus grande exactitude. Le rôle du
chemin de fer dans le roman qui devait lui être consacré
est donc allé, pour le plus évident, en s'amenuisant :
décor indispensable à l'action, cadre animé, par rapport
celle-ci, d'une double fonction, symbolique et harmo�
'ique : 11 pendant le chapitre, des trains qui passent.
t cela pour les personnages règle les heures · » (257).
La convergence entre le roman du chemin de fer et
LE ROMAN JUDICIAIRE fut tardive. Les deux sujets demeu­
raient encore bien distincts, vers 1885, dans les projets
du romancier et il se peut que son désir d'en terminer
avec les sujets qu'il se proposait de traiter, sans excéder
la limite des vingt romans, suffise à expliquer leur ren­
contre assez arbitraire dans La Bête humaine. Zola ·le
donna à entendre, le 22 juin 1889, dans une lettre adres­
sée à Van Santen Kolff : 11 Je vais être obligé de tasser
un peu les uns sur les autres les mondes qu'il me reste à
étudier. C'est pourquoi .dans. le cadre du chemin de fer,
je viens de réunir et le monde judiciaire et le monde du
crime [...] J'ai déjà un peu abusé des machines dans
Germinal et c'est pourquoi, ne voulant pas me répéter,
j'ai réduit le chemin de fer à n'être plus qu'un cadre dans
lequel j'étudierai • la dégénérescence chez un de mes
Rougon-Macquart.• » Le rapprochement ne pouvait se
faire qu'au niveau des individus et de leurs actes ; avec
une naïveté qui témoigne de la schématisation de son
univers romanesque où, souvent, un individu est un
monde, Zola note : « pour avoir le chemin. de fer et la

x. Les nombres entr� parenthèses indiquent té folio du dossier


préparatoire auquel est empruntée la citation.
INTRODUCTION 13

magistrature, il faudrait que j'aie un magistrat et un


employé supérieur de chemin de fer », deux hommes que,
bien entendu, seul un crime peut mettre en relation
l'un avec l'autre. Le lien, bien lâche, est trouvé.
La toute première liste de romans d'où sortit l'histoire
des Rougon-Macquart prévoyait, en 1868, un « roman
judiciaire », lié à la Province. Il · figure, en 1869, parmi
les dix sujets proposés à l'éditeur Lacroix : « roman qui
aura pour cadre le monde judiciaire et pour héros [...]
un de ces cas étranges - de criminels· par hérédité qui,
sans être fous, tuent un jour dans une crise morbide,
poussés par un instinct de bête ». Dès ce moment, il est
clair que l'intérêt de Zola -ira au · problème psychologique,
à l'étude du criminel et de ses motivations, plutôt qu'à
la peinture sociale du juge et de son entourage, 11 genre
abandonné aux fournisseurs brevetés . de feuilletons et
dont on pourrait tirer une œuvre hautement littéraire et
profondément émouvante ». Malgré-ce désir, et peut-être
à cause -de cette tradition; Zola ne cessera d'être embar­
rassé par la partie proprement judiciaire de son roman :
11 J'ai le côté chemin de fer et le côté meurtre. Il me reste
à fixer le côté magistrat » (402). L'expérience personnelle
de l'homme, du journaliste et du romancier le dispen­
sait, sans doute, d'entreprendre de longues recherches
sur le mécanisme de la justice et sur les liens, avouables·
ou non, entre la magistrature et le régime. Aussi, dans le
dossier préparatoire, la part réservée à la documentation
proprement dite est-elle exceptionnellement réduite : un
bref 11 dossier de la magistrature n (594-599), inspiré d'un
ouvrage de 1879 portant · le .même titre, trois pages de
notes sur le Palais de Justice de Rouen _(522-524). On
trouve en outre, dans les deux ébauches; des notes sur la
psychologie (ou le manque de psychologie) ·du juge
Denizet, trop enclin à admirer sa belle intelligence pour
savoir reconnaître la vérité ouvertement déclarée, et,
dans un court dossier historique· (584-592), sur . la vie
politique en l 869. Le tout servira de fondement à une
satire de la justice et non à une description de son fonc­
tionnement, comme l'avait · d'abord envisagé Zola. Le
<< roman judiciaire » se résout en quelques « scènes à
faire » (l'enquête, la confrontation, la séance d'assises)
dont l'intérêt n'est pas d'ordre documentaire et en quel­
ques pointes incisives lancées contre des magistrats para­
lysés par l'autosatisfaction et l'autodéfense de la classe
bourgeoise à laquelle ils appartiennent, et par la peur de
14 INTRODUCTION.

déplaire à un pouvoir dont ils dépendent étroitement du


fait de leur ambition ou de leur situation sociales; les
deux figures presque antithétiques du· magistrat parisien,
Camy-Lamotte, et du magistrat provincial prennent leur
véritable signification, au même titre que celle du Prési­
dent Grandmorin, par rapport à une mise en accusation
du régime à laquelle Zola se livre de façon générale dans
ses Rougon-Macquart.
C'est du côté de la psychologie du criminel, et accessoi­
rement de la psychologie du juge dans ses rapports avec
le criminel, que se trouve l'originalité de La Bêce humaine
comme 11 roman judiciaire ». Le sujet du livre est défini
par Zola lui-même, comme 1< quelque drame terrible dans
le cadre des chemins de fer, une étude de crime, ayec une
échappée sur la magistrature » (Lettre du 16 novembre
1888 à Van Santen Kolff). Sans doute, les crimes ne
manquent pas dans son œuvre, et Thérèse Raquin déjà,
en 1867, contait beaucoup plus qu'un fait divers crimi­
nel, l'histoire de deux êtres poussés au meurtre par une
sorte de nécessité instinctive. Mais Zola veut faire autre
chose dans La Bête humaine; si, dans ses notes, il multi:..
plie les mises en garde telles que « se méfier de Thérèse.
Raquin » (122), « ne pas reproduire pourtant Thérèse
Raquin» (199), ce n'es·t pas simple coquetterie de roman­
cier .désireux de se renouveler. Son centre d'intérêt a
changé, à la suite d'une superposition de lectures. C'est
d'abord le problème de l'héridité, • source de toute l'his- .
toire des Rougon-Macquart, qui s'est posé à lui, avec
L'Hérédité naturelle" du Dr.. Lucàs et l'on sait que, dès
1869, il envisageait d'ëtùdier un de ces « criminels par
hérédité ». Après la constatation du fait; l'examen des
motivations psychologiques ·et morales · : :la préparation
de La Faute de l'Abbé Mouret l'a amené à lire, vers 18· 74,_
La Folie lucide; du Dr. Trélat, La Psychologié morbide du
Dr. Moreau, Lei Dégénérescences de Morel. Après 1880,
la criminologie se ·constitue comme objet de science et de
réflexion ·moralè objective : Dostoïèvsky et Lombroso
joueront un rôle déterminant dans .l'évolution de Zola·.
La traduction française de Cn'me et châtiment paraît en
1885; il y trouve exposée la théorie du droit au meùrtre
que Jacques · refusera de faire sienne : « ... il recule devant
le meurtre. Son éducation, les idées transmises. Réponse
du droit au meurtre. Jamais il n'arrive à se persuader
qu'il l'a. Ce n'est pas la réflexion, le raisonnement qui
font le meurtre, c'est l'instinct. En un mot, les scrupules
INTRODUCTION 15
de son intelligence, tandis que l'instinct par moments
l'emporte dans un mouvement . irraisonné » (195-196 et
202-203, passage repris sans changement de la première
à la deuxième ébauche). D'autre part, à l'image d'un
Raskolnikov torturé p.ar le remords et obsédé par le
besoin de tout avouer, Zola veut opposer des héros chez
lesquels le crime ne suscite aucun sentiment de culpabi­
lité (ce qui les distingue profondément des personnages
de Thérèse Raquin) ; même si leur comportement peut,
de fait, se comparer à celui de Raskolnikov après le
meurtre, i< désorganisation » de l'existence chez un Rou­
baud, u besoin du criminel d'aller au-devant de l'accusa­
tion » (106) chez Séverine, les similitudes sont voulues par
Zola, afin que ressorte mieux la différence fondamentale,
telle· qu'elle apparait dans le portrait de Jacques après
le meurtre : « Son attitude doit être très calme. Ses
sensations après le meurtre, un grand soulagement, une
grande paix, aucun remords. C'est comme une renais­
sance pour lui [...] sa tranquillité devant le juge d'ins­
truction [...] finir le roman par la tranquillité de Jacques,
sans doute » (278-279). A l'hyperlucidité des héros de
Dostoïevsky, qui ont, en quelque sorte, suscité une réac­
tion négative de la part de Zola, celui-ci préfère les
thèses de Lombroso (la traduction de L'Homme criminel
paraît en 1887), et sans doute de Tarde qui les a commen­
tées et critiquées dans .La Criminalicé comparée, dès
1886. L'importance qu'ils attribuent à l'hérédité dans le
comportement du criminel vient à l'appui de ses propres
hypothèses, l'opposition que découvre Tarde entre le
progrès moral de l'homme et le progrès matériel et
intelleetuel des sociétés est, peut-être, à l'origine de la
« philosophie » de La Bête humaine, - « la civilisation
qui passe, qui va au vingtième siècle, et le drame sombre,
l'ancien homme des cavernes qui persiste chez l'homme
moderne » (40). Ce qui, dans le récit d'un crime, aurait
pu n'être que cas individuel, encore proche de ces faits
divers contemporains, auxquels il accorde tant d'atten­
tion comme éléments susceptibles de l'aider dans sa
narration (affaire Fenayrou, affaire Barrême, affaire
Poinsot, exploits de Jack !'Eventreur), lui apparait désor­
mais comme participant d'un problème général. Tel est
son but avoué : << L'intérêt du livre, je le répète, serait
dans sa généralité, dans son problème humain contem­
porain. Il faudrait reprendre la théorie du droit au meur­
tre en la présentant d'une façon originale. Peut-être
16 INTRODUCTION

pourtant devrais-je plutôt expliquer le meurtre comme


une fatalité, ce qui serait strictement dans ma thèse de
l'hérédité. Il tue parce qu'il doit tuer, montrer la folie
homicide, la logique qui le pousse au meurtre; et ce qui
serait très original, ce serait par là même de combattre
la théorie du droit au meurtre » (343-344).
Dès lors, le choix de Zola est implicite : son roman,
dans un contexte judiciaire, ferroviaire, provincial, sera
d'abord une étude sur le crime, ou plutôt, la méthode
expérimentale fondée sur des inventaires de situations ne
perdant jamais ses droits avec lui, un roman sur les
comportements criminels les plus divers : « En résumé
- . Le lointain homme primitif : besoin . de tuer sans
nécessité ni pour se défendre ni pour se venger ni pour
voler. J'ai le mari brutal et jaloux que le sang étourdit et
qui tue; j'ai le meurtre par atavisme chez Etienne, lé
meurtre des nerfs, du détraquement nerveux, sans néces­
sité ni explication possible; j'ai chez Misard le meurtre
bas et sournois pour voler, rôdeur louche et doux. Enfin
j'ai Cabuche, le meurtre par violence. Le crime sournois
de Misard en face de la civilisation qui passe » (261).
En fait la rédaction fut loin d'être aisée et le romancier
savait bien qu'il devrait << tout régler de plus près li,
Tout se passa comme s'il était simultanément en train
d'écrire deux romans de nature bien différente. L'un,
dans la tradition narrative de l'histoire des Rougon­
Macquart, abondamment documènté et dont l'exception­
nelle complexité ne pouvait échapper à l'artisan : << Ce
que je crams, c'est d'éparpiller l'intérêt en ayant tant de
buts : d'abord • l'étude de l'hérédité du crime chez
Etienne; puis l'étude de la magistrature avec l'instruc­
tion; en.fin, l'administration du chemin de fer, le poème
d'une grande ·ligne, avec le milieu de la compagnie. Ce
sont là les trois buts li (351). L'autre, au contraire, né de sa
réflexion sur la psychologie du criminel et sur la place
du crime dans le monde contemporain, pourrait, dans
une atmosphère de simplicité et de mystère, déboucher
sur la connaissance essentielle de l'être humain; sans
dédaigner ni le fait divers, ni le nécessaire environnement
de la vie quotidienne, ni les obligations qu'impose l'exis­
tence d'un public et d'une expression littéraire, il s'élè­
verait jusqu'à une autre forme de réalité, effrayante et
inconnue : « Je voudrais, après Le Rêve, faire un roman
tout autre; d'abord dans le monde réel; puis sans des­
cription, sans art visible; sans effort, écrit d'une plume
INTRODUCTION

courante; du récit simplement; et comme sujet, un drame


violent à donner le cauchemar à tout Paris, quelque chose
de ·pareil à Thérèse Raquin, avec un côté de mystère,
d'au-delà, quelque chose qui ait l'air de sortir de la réalité
(pas d'hypnotisme, mais une force inconnue, à arranger,
à trouver). Le tout dans une grande passion évidemment »
�3 �- .
Deux romans virtuels, plusieurs peut-être, les romans
du monde visible, d'une part, et, d'autre part, le roman
d'un monde inconnu dont Zola perçoit confusément
l'inquiétante réalité (« Je voudrais quelque chose d'hal­
lucinant, d'effroyable »); deux écritures différentes, dont
la juxtaposition et plus rarement l'association rendirent
particulièrement malaisée la rédaction de La Bête humaine.
Zola commençait d'ordinaire son « ébauche >> en expo­
sant l'idée générale du roman; pour La Bête humaine,
exceptionnellement, c'est le choix et la mise au point des
détails de l'intrigue qui constituèrent sa première préoc­
cupation et qui lui apparurent comme une source de
difficultés. « Ce qui ne me plaît pas, c'est que cela n'est
pas général, ne pose pas un problème humain, un cas de
conscience » · (342), notait-il au début de la première
ébauche; non que l'idée générale lui fît défaut, au
contraire, son embarras provenait du fait que, romancier
naturaliste, il estimait nécessaire de fonder son exploration
d'une autre réalité sur la présentation objective de quelques
personnages et de leur milieu, et que la liaison s'établis­
sait difficilement entre ce monde objectif, voire profes­
sionnel et le sens profond de l'œuvre en gestation. La
recherche même d'un titre et les quelque cent trente solu­
tions envisagées donnent assez clairement à entendre où
Zola trouvait la raison d'être de son livre (297-304) : dans
une évocation de la folie meurtrière (« Les Carnassiers ».,
« Les Fauves », .« La Soif du sang », « Pluie rouge ».,
« Fleur de sang », « Le Sang humain », etc.), dans une en­
quête sur les motivations individuelles du meurtre (« Le
meurtre incompréhensible », « La logique du meurtre ».,
1< L'instinct », « Pour le plaisir », 11 La Gestation du meur­
tre », « Pourquoi l'on tue », cc Le penchant au meurtre ».,
« L' Idée fixe », « La folie du couteau », etc.), sur ses
origines plus lointaines (« Le meurtre ancestral », « L'an­
tique talion », 11 Le mal héréditaire »,« L'ancêtre commun»,
u Atavisme », u L'âge de pierre », 1c L'obscure origine »,
« Ce qui demeure », etc.), sur le problème moral que son
existence pose à l'individu (<< Vouloir et faire », 1c Le droit
18 nqRODUCTION

au meurtre », « Sans volonté », « Sans remords », « Libre


arbitre », « Satan 1>, 11 L'étonnement de l'acte ))' etc.), ou
encore sur l'opposition entre l'instinct meurtrier et le ·
fragile vernis de la civilisation (li Sous le progrès »,
1< Le monde en marche », «< Civilisation », 11 Peuples en
marche », « Sous nos conquêtes », etc.). Pas un instant
Zola ne songea à un titre qui eût rappelé le caractère
ferroviaire ou judiciaire de .l'intrigue. L'idée générale
était bien de peindre le comportement criminel de 11 la
bête humaine ».
Les crimes et leur nécessité psychologique jouent le
rôle le plus important dans le détail de la préparation du
roman. C'est ainsi que Zola renoncera à employer
Etienne Lantier, trop lié par Germinal à un contexte
d'idées socialistes (339) pour être le « criminel-né » (541)
qu'exige le roman ; il modifiera donc l'arbre généalo­
gique de 1878 en attribuant à Gervaise un troisième
enfant, Jacques (305), qu'il pourra plus aisément « poser
comme un détraqué [...] pour bien préparer son idée
de tuer une femme » (34). De même, par-de là l'adultère,
le couple Jacques-Séverine sera organisé en tenant
compte de l'inévitable réveil de l'instinct meurtrier et de
la nécessité de concilier l'horreur congénitale de la femme
qu'éprouve Jacques et la passion satisfaite qui le lie un
moment à Séverine. Zola renoncera à faire de celle-ci
une mère de famille (379) dégoûtée par un mari pédéraste
(347) et la verra comme une femme passive, docile, non
révélée sexuellement qui s'éveille «< pour la première fois
et violemment » (106) et qui, découvrant la passion, voit
surgir en même temps, en elle, l'instinct de mort. De ce
fait, le problème posé par la contradiction entre la liaison
de Jacques et la permanence de son instinct meUrtrier
sera résolu de façon à peu près vraisemblable : « le besoin
de tuer et de tuer une femme » (353), un instant endormi
par la possession physique ( 126), se réveillera chez Jacques
dès qu'il apprendra le crime des Roubaud : «< Quand il
l'apprendra au VIII, la crise en lui, le besoin de tuer
revenant. Dès lors, il n'aimera plus avec le même abandon,
son mal renaîtra et c'est pourquoi il voudra tuer Roubaud
pour détourner son ancien désir de tuer une femme »
(134-135).
L'immanence du meurtre détermine également le com­
portement de nombreux comparses et jusqu'à la topogra­
phie. Significatifs le choix du site de Malaunay et plus
encore les modifications que Zola n'hésite pas à impo-
INTRODUCTION 19
ser au cadre réel. Significatives aussi les créations de per­
sonnages secondaires, nécessaires sans doute à l'univers
romanesque, mais tous liés à la présence du crime et de
la mort, acteurs conscients ou involontaires, témoins
indispensables ou victimes, tous des rouages qui per­
mettent l'irrésistible progression. de l'engrenage malé­
fique : Flore, d'abord simple concubine (364), avant de
devenir la « vierge et guerrière », qui joue un rôle révéla­
teur et déterminant; tante . Phasie et son vain combat,
Philomène pour laquelle deux hommes s'entre-tueront,
Dauvergne, dont le départ . signera l'arrêt de mort . de
Séverine, la Lison même, meurtrière et promise au
meurtre. Personnages parfois sans autre raison d'être que
d'assurer le triomphe de la mort, pays sans arrière-pays :
le manque d'environnement géographique et humain qui,
toujours, distingue un Zola d'un Balzac, est ici particu­
lièrement. sensible. La Bête humaine ne s'insère pas dans
un espace ou dans une société antérieurs au roman et
destinés à lui survivre, pas même dans la continuité des
Rougon-Macquart, tellement négligée ici. L'objectif du
romancier est tout autre : l'invention romanesque et
l'observation du monde extérieur (en dehors du recours
à quelques documents purement techniques), sont domi­
nées par son désir de mettre en lumière ou de confirmer
la vérité primordiale de tel ou tel comportement criminel.
Que les crimes occupent une place déterminante dans
La Bête humaine, c'est là un fait patent, conforme à la
volonté de Zola. Une place excessive, a-t-on souvent dit,
en lui reprochant comme des invraisemblances et des fautes
de goût, la mélodramatique accumulation de meurtres et
d'accidents meurtriers dans un espace et un groupe
d'individus aussi limités. Un lecteur non averti pourrait
s'imaginer que le roman a pour but de montrer, maladroi­
tement, que « le crime ne paie pas », le crime passionnel
surtout. Grandmorin, esclave de ses désirs, viole et meurt,
Séverine tue, aime et meurt, Flore aime, tue et meurt,
Jacques aime, tue et meurt, Roubaud aime, tue et perd
son être et sa liberté, sinon sa vie, Pecqueux aime (même
lui, à sa façon), tue et meurt, Misard, animé par une autre ·
passion aussi puissante que celle de la chair, tue et fina­
lement sera floué. La galerie des passions exacerbées et
punies est bien là, certes, mais trop convaincante, avec
son contexte socio-professionnel et judiciaire pour que
l'on croie longtemps à ce Zola, moraliste pesant et un peu
pervers. Il est bien certain que l'âme du livre est ailleurs,
20 µITRODUCTION

dans une tonalité étrange, envoûtante, qui dépasse le fait


divers-prétexte et, à plus forte raison, la banale condam­
nation morale. Elle est dans l'omniprésence du crime qui
atteste la . permanence, dans l'être humain; d'obscures
motivations; chacun, dans ce livre coUrt- vers la mort, vic­
time ou bourreau, les deux parfois, comme les passager�
du train fou qu'évoque l'image finale, où le crime indi.:.
viduel semble se prolonger dans le crime national, le
crime universel, le crime lié inéluctablement . à la vie
même : « il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne
savait où, là-bas. Qu'importaient les victimes que la
machine écrasait enchemin! N'allait-elle pas quand même.
à l'avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conduc­
teur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde
qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle rou­
lait chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà
hébétés de fatigue et ivres, qui chantaient. » Il est symp-:
tomatique que Zola ait, à ce propos, refusé d'entendre la
réponse, relativement rassurante à coUrt terme, de son
conseiller technique Pol Lefèvre, pour lequel, dans une
telle situation, le train s'arrêterait de lui-même, après
avoir répandu l'inquiétude pendant une demi-heure envi­
ron (504-505). Cette vision hallucinante, il la voulait asso�
ciée à une terreur illimitée; loin, en effet, d'être inutile-·
ment surajoutée, elle ouvre sur l'humanité entière (et non
seulement sur la guerre de 1870) et donne la clef du
livre, avec ce train qui symbolise le cheminement d'un
mal surgi du fond des âges et destiné à se perpétuer jus-
qu'à la fin des temps. • • . •. · •
La structure dynamique ,du livre se trouve dans la pré.:.
sence obsédante de ce monde où l'homme est le jouet de­
forces inconnues, bien plus que dans la succession d'épi­
sodes issus de l'imagination romanesque de Zola. Celui-èi
a voulu « entrouvrir la porte d'épouvante » (127) et il a
vu s'imposer, au sein même de la fiction, l'angoissante
question de la condition humaine. Mieux, le cauchemar
qu'il voulait faire partager à tout Paris en montrant une
force inconnue échappant à la réalité (338) fut d'abord
le sien. On ne saurait, en effet, .méconnaître la valeur
de La Bête humaine comme témoignage de Zola sur lui­
même. C'est ainsi, par exemple, que le thème de l'acci­
dent dans le tunnel est lié à une vieille obsession morbide
qui se manifesta pour la première fois à l'occasion d'une
fièvre typhoïde en 1858, et que le thème du souterrain
revêt dans son œuvre une importance particulière, . gale-;
INTRODUCTION 21

ries obscures du Ventre de Paris, puits dévorant de Ger­


minal, tunnel de La Bête humaine, souterrains où l'amour,
la folie et la mort sont presque toujours associés, comme
ils le sont dans la vie. On sait également que si cette asso­
ciation est un des thèmes préférés du romancier, ce chaste
venait de redécouvrir, en 1 888, les réalités de l'ivresse
charnelle. Cela donne une autre résonance à son projet :
c, Cc que je veux surtout marquer, c'est ce qu'il y a de
-sauvage au fond du coït, la mort dans l'amour, posséder
et tuer » (161). Témoignages jaillis du plus profond de
son être, qui associent à la trame narrative une hésitante
approche de l'inconnu. . • .
Il ne s'agit donc pas de procéder à une investigation
méthodique, sous la lumière orgueilleuse de la raison.
Zola n'est pas, comme Camy-Lamotte, de -ceux qui
réduisent cc les affaires de ce monde à une simple question
de mécanique», de ces u juges voyeurs et fascinateurs [...]
qui, d'un seul coup d'œil démontent un homme n (ch. xn)
et qui se satisfont trop aisément d'u un chef-d'œuvre de
fine analyse [...], une reconstitution logique de la . vérité »
(ibid.). cc Je veux montrer les erreurs de l'abus de
la finesse » disait-il dans l'ébauche, à propos · du juge
Denizet (563). La cc folie du tunnel » n'est pas seulement
l'écho d'un fait divers contemporain (663-676), c'est aussi
l'image de l'homme qui voit s'échapper, s'effondrer tout
un système de pensées . et de références qu'il croyait
assuré et qui découvre la vanité des ,c certitudes » : « elle
s'.imaginait qu'elle ne saurait plus [...]. D'un effort, elle
tâchait de retenir sa raison, de se souvenir, de discuter.
Puis, tout d'un.coup, la terreur l'avait emportée» (ch. x).
Terreur •irraisonnée, u impulsion instinctive, des · pro­
fondeurs obscures de son intelligence et de son cœur »
( ch. v), cc petit froid ,1 qui accompagne le pressentiment
de la mort (ch. XI), intuitions prémonitoires, regards signi­
ficatifs, telles sont les voies, intermittentes, de la certi­
tude. Lié à cette critique de l'intelligence, LE. THÈME DU
REGARD est particulièrement important, comme mode. de
communication et de connaissance : les voyageurs (u la
vision des compartiments pleins », ch. 11), le meurtre
(c, la scène du meurtre était restée pour lui la vision· d'une
seconde », ch. IV), la blessure (u Jacques fut pris du
désir de voir la blessure n, ch. 11), le baiser • coupable
(u Flore, qui avait ouvert la porte, était là, debout devant
eux, les· regardant », ch. vn) accèdent à la conscience
et acquièrent leur.influence déterminante dans la mesure
22 INTRODUCTION

où ils sont vus. Le regard' n'est-il pas, pour Séverine,


une forme de possession ? 11 elle n'eut plus qu'un but,
sentir à elle, tout à elle, l'homme qui-lui donnait le bras,
obtenir que, lorsqu'elle levait la tête, il laissât ses yeux
dans les siens, profondément. Alors, il lui appanien­
drait >> (ch. v). Il est vrai que tout au long du roman, des
dialogues muets se sont établis, entre elle et Jacques,
par le seul moyen de regards échangés : devant le com­
missaire, par exemple, à la fin du chapitre III, « il ne
la quittait plus du regard », << elle avait brusquement
écarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses yeux en larmes,
qui s'agrandissaient encore », 11 et Jacques, sous le regard
immobile de Séverine, dit ce qu'il avait vu », << et, comme
il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges
yeux, dont la douceur terrifiée et suppliante l'avait si
profondément remué ». Même scène devant le juge Deni­
zet (ch. IV) : « Jacques restait les yeux largement ouverts
sur [Roubaud] », « mais, comme il détournait ses yeux
du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut,
dans ce regard, une supplication si ardente, un don si
entier de toute la personne, qu'il en fut bouleversé ,1.
C'est dans le regard de Séverine qu'après la promesse
chamelle, il trouvera la certitude du crime : 11 il la regarda,
vit trembler les coins de sa bouche. C'était elle. Dès lors,
sa conviction fut absolue » (ch. v). Thème véritablement
obsédant que l'on retrouve à l'occasion de chaque -scène
capitale : 1, ses yeux disaient oui » (ch. IX), u Il évitait
Séverine [...] craignant ses yeux » (ibid.), « le-qrs yeux se
rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesuré­
ment long ,1 (ch. x),- etc. Cette acuité du regard n'a pas
pour seul effet de dispenser du dialogue et d'assurer une
communication immédiate; plus encore que moyen de
connaissance, la vue est, de tous les sens, celui par lequel
s'exprime le plus brutalement l'instinct meurtrier de la
bête humaine, celui qui révèle le mieux le lien entre
l'homme et la mort. Sans doute, lorsque le crime est
décidé et que Jacques et Séverine sont à l'affût, tous les
sens de · ces bêtes de mort, le toucher, l'ouïe, la vue,
prennent-ils 11 une acuité extrême 11 et s'exaspèrent-ils
jusqu'à l'explosion de sensualité qui devrait associer
presque dans le même instant la mort de Roubaud et
l'union chamelle (ch. IX); mais, dans la plupart des cas,
les yeux suffisent à rendre sensible la présence ou la pro­
messe de la mort : regard de Séverine sur la tache rouge
et sanglante du plafond, qui introduit entre les deux
INTRODUCTION

am�ts la mort avouée et la mort projetée ( ch. vm),


regard fixé sur Jacques, à la fin du même chapitre (« Nous
ne pouvons pourtant pas le tuer. Fixement, elle le regarda,
et lui tressaillit, étonné d'avoir dit cette chose, à laquelle
il n'avait jamais songé »), regard farouche de Flore sur
sa rivale : u elle était vue, leurs regards à toutes deux se
croisaient comme des épées » (ch. IX), « regard d'exé­
cration terrifiée » de Jacques sur Flore ( ch. x), regard
de la morte qui refuse obstinément de fermer les pau­
pières et qui « pendant l'accident [....] était restée seule,
la tête à demi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre
tordue, comme si elle eût regardé se b�oyer et mourir
tout ce monde qu'elle ne connaissait pas » (ibid.), regard
meurtrier de Jacques (« En passant près d'elle, il venait
de la regarder, comme malgré lui, et l'éclat de ses yeux
s'était terni d'une fumée rousse, tandis qu'il se rejetait
en arrière, d'un recul de-tout son corps »), de ce Jacques
qui a besoin de voir pour tuer : 11 si elle ne s'était pas tour­
née, pour éteindre la lampe, il l'aurait étranglée, c'était
certain », « jamais il ne l'avait vue ainsi », « et lui, voyant
cette chair blanche, comme dans un éclat d'incendie, leva
le poing, armé du couteau » (ch. XI), 11 jamais ( ...) il
n'aurait frappé sans voir » ( ch. XII).
On connait l'importance prise par le thème du regard
dans toute l'œuvre de Zola et l'on sait que, chez lui, la
vue d'un objet·atteste et parfois contribue à créer la réalité
de celui-ci. On se souvient de l'image de Miette et de
Silvère, dont les reflets s'unissent dans le miroir de l'eau
alors que leurs corps sont réellement séparés. Son rôle
comme moyen de connaissance et signe d'action était
donc prévisible dans un roman comme La Bête humaine
qui veut être une introduction à un monde mystérieux.
Le regard n'est pourtant pas seul à fournir des points de
repère significatifs, éclairs dans la nuit et dans l'angoisse.
Sans doute, la fréquence de certaines notations, la répéti­
tion de certaines phrases pourraient s'expliquer unique­
ment comme procédés d'écriture; il en est bien ainsi
pour les nombreuses références aux passages des trains,
et plus encore pour les précisions topographiques ou
horaires que multiplie Zola (non sans commettre pour­
tant de rares erreurs). L'intention est, dans ce cas, aussi
évidente que l'attention : « se méfier pour l'heure du
train » (12), notait-il avec les scrupules d'un voyageur
pressé! Mais il est d'autres thèmes qui, pour témoigner
24 INTRODUCTION

de la scrupuleuse exactitude du romancier naturaliste,


n'en sont pas moins, en même temps, volontairement ou
non, des témoignages sur les obsessions des personnages,
c'est-à-dire, en dernier ressort, sur l'univers psychique
et moral du romancier. Comme tels, ils· méritent d'être
examinés avec quelque attention :
- THÈME DE LA MAISON DU CRIME, (( la maison où il
doit assassiner » (115), qui, tout au long du roman hante
Jacques : 11 elle le hantait sans qu'il sût pourquoi, avec la
sensation confuse qu'elle importait à son existence »
(ch. u); << il se rappelait l'affreuse tristesse qu'il éprou­
vait chaque fois, le malaise dont elle le hantait, comme si
elle se dressait à cette place pour le malheur de son exis­
tence » (ch. XI); << devant la maison solitaire [... ] il eut
encore au cœur le choc douloureux, ce coup d'affreuse
tristesse, qui était comme le pressentiment du malheur
dont l'inévitable échéance l'attendait là (ibid.) . A cette
l)

maison, noire et délabrée, 11 avec son écriteau : << A vendre »,


cloué sur sa façade close ch. vn), le monde des hom­
l) (

mes ne peut opposer que la vaine course, - le thème du


galop, dit J. Borie, - du troupeau affolé et aveugle qui
fonce sans rien voir de ce qui se trame à côté: : trains qui
passent et prennent une signification particulière, du
fait qu'ils transportent «c des milliers et des milliers de
gens; mais tout ça galopait, pas un qui se serait imaginé
que, dans cette petite maison basse, on tuait à son aise,
sans faire de bruit » (ch. vu), des gens qui arrachés à
leur abri roulant et placés face à l'inquiétante réalité du
site, n'apparaissent plus que comme << une troupe en
déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant perdu jus­
qu'à l'instinct de la propreté » (ibid.). En ce moment
extraordinaire, u l'ordre naturel était perverti » (ibid.), ou
du moins, ce que l'esprit logique d'un Denizet aurait pu
considérer comme l'ordre naturel des choses.
- LA RÉAPPARITION DANS DES SITUATIONS IDENTIQUES
DE CERTAINS LIEUX, OBJETS ou SENSATIONS donne à chacun
d'eux une valeur de leitmotiv et tend à nier le temps et
la volonté humaine, au profit d'un retour cyclique et
fatal : le train qui ramène Jacques et Séverine de Paris
est le même que celui de février (ch. v), c'est dans la même
chambre que Séverine fera ses aveux et que se décideront
la mort de Grandmorin et, indirectement, le crime de
Jacques, dans des circonstances identiques : même at­
tente impatiente de l'instigateur du crime, même dînette,
mêmes rires des petites Dauvergne (que Jacques enten-
INTRODUCTION 25

dra encore et reconnaîtra à la Croix-de-Maufras), même


montée de désir charnel précédant et, en quelque sorte,
suscitant la décision, même ivresse légère provoquée par
le vin; <( les souvenirs la débordaient », une présence
immatérielle semblait peser sur toute la scène entre
Jacques et Séverine : u il lui avait semblé sentir un
souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un
geste brutal venait de passer sur sa chair » (ch. vm).
Une autre présence obsédante et inquiétante est celle du
couteau qui entre en scène au moment où le couple crimi­
nel est pour la première fois présenté au lecteur et où le
drame se noue. Zola tient à l'utiliser tout au long du
roman : « Qu'est-ce que les Roubaud ont fait du couteau ?
Le garder pour ruer Séverine » (89). <( Tout de suite il
allait s'en servir », pense Roubaud; admiré par celui-ci,
redouté dès le premier moment de l'interrogatoire conju­
gal par Séverine, s'imposant soudain à Roubaud, avec
sa u lame grande ouverte », « le beau couteau neuf acheté
par la femme, et que le mari avait planté dans la gorge de
l'amant ,, (ch. VI) peut être réduit un instant au rôle d�
simple couteau à pain, son pouvoir maléfique continue i
s'exercer ; il provoque la curiosité de Jacques (« Et alor�
le couteau, tu as senti le couteau entrer ? ,,, ch. vm) qu
le saisit (ce ne peut être, pour des raisons de vraisem­
blances, le couteau du crime, mais qu'importe, c'est <( le
couteau ») lorsqu'il s'élance comme un fou dans les rues
de Paris, il est touché par Séverine comme un objet
rassurant lors de la scène de l'affût; à nouveau meurtrier
à la Croix-de-Maufras, il établit un lien fatal entre la
mort de Grandmorin et celle de Séverine, un lien matériel
d'abord, mais aussi un lien plus profond, révélant la
similitude des deux crimes : 1, le même coup que pour le
président Grandmorin, à la même place, avec la même
rage ,, (ch. XI). Précision qui n'a pas pour seul but d'égarer
l'enquête ; elle confirme l'interférence psychique entre
les deux .meurtres, (< le meurtre du début se reproduisant
à la fin » (291), et a pour effet d'insérer la trame épisodique
comme motivation immédiate, au sein des motivations
obscures de Jacques.
- THÈMES DE LA CHAMBRE ET DU TUNNEL : les scènes les
plus importantes se passent dans une chambre bien close
ou dans un tunnel isolé du reste du monde ; lieux qui sont
généralement éclairés par un feu symbolique, d'où sort
le meurtre et d'où l'on ne sort que par le meurtre. C'est
la chambre « suffocante » de la mère Victoire, au premier
INTRODUCTION

chapitre, sur laquelle se surimpose la cc chambre tendue


de damas rouge » du viol et du meurtre de Séverine, c'est,
à nouveau, au chapitre vm, la chambre de la mère
Victoire, toujours surchauffée au point de faire peser
une brume lourde sur les deux amants, avec au plafond
« un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante » qui
au cours de la scène de l'aveu ira s'avivant II là-haut comme
un œil d'épouvante », c'est la chambre de la rue François­
Mazeline où, au cours d'une nuit d'insomnie, Jacques
sent monter en lui la possibilité de cc tuer dans un besoin,
dans un emportement de l'instinct » (ch. IX), c'est enfin
la chambre de la Croix-de-Maufras, incendiée par le
soleil d'un rouge qui, bientôt sera celui du sang (ch. XI).
Le thème du tunnel, dont nous avons souligné la réso­
nance personnelle chez Zola, en tant que thème du sou­
terrain, comprend, à peu de chose près, dans La Bête
humaine, les mêmes composantes que· le thème de la
chambre close et sanglante. Coupant tout chemin du
côté de Malaunay, le tunnel fait de la Croix-de-Maufras,
cc un trou [ ... ] séparé des vivants » (ch. II); devant lui,
Jacques se sent pris d'un vertige, de cette ·u folie du
tunnel 1, que connaît aussi Flore. Il leur apparaît comme
une sorte d'enfer souterrain où le crime et la mort sont
annoncés par la fournaise de la locomotive et par l'éclat
symbolique de son fanal : cc Jacques vit d'abord la gueule
noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche d'un four...
Puis... ce fut la machine qui en jaillit, avec l'éblouisse­
ment de son gros œil rond, la lanterne d'avant, dont
l'incendie troua la campagne ,, (ch. 11), et aussitôt, du
tunnel, il vit jaillir le crime. <t' L'œil se changeait en un
brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le
souffle du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce
roulemeqt de tonnerre [...], elle se dirigeait droit à cette
fournaise » (ch. x), et alors, dans le tunnel, Flore mourut,
tandis que, détail significatif, le fanal s'éteignait dans le
choc. C'est encore dans le tunnel que Jacques prend
conscience de la vanité de sa lutte avec Pecqueux, devant
« la porte rougie du foyer » : au sortir du tunnel, les jeux
seront faits, la mort, une fois de plus aura imposé sa loi.
- LE THÈME DE LA LOCOMOTIVE pourrait, comme on
vient de le voir, n'être pas dissocié des précédents. De
même que la maison est faite pour abriter et se délabrer,
le tunnel pour faciliter le passage et pour engloutir, la
machine est toujours, chez Zola, faite pour jouer son
rôle utilitaire et promise au détraquement. Comme l'a
INTRODUCTION

souligné J. Borie, dans La Bête humaine, la locomotive


met en .œuvre une force aveugle qu'elle doit sans cesse
contenir, afin de survivre. Son destin normal est l'explo­
sion, cet instrument de la civilisation et du progrès sera
finalement véhicule de mort en même temps que promis
à la mort : 11 bête domptée dont il faut se méfier toujours ,,
(ch. v). Sa dualité lui donne l'ambiguïté d'un symbole
épique représentant à la fois l'instinct de mort et là marche
en avant da la civilisation. Elle est, à cet égard, comparable
à la bête humaine chez laquelle les résurgences bestiales
coexistent avec une progression ·morale et intellectuelle.
Mais encore-une fois, il y a interférence entre les thèmes :
si la locomotive sert à illustrer la condition humaine, sa
personnification est sexuée. . Entre les· mécaniciens et
11 les belles machines propres, bien luisantes » (321),
s'établit un rapport qui, pour répondre à une nécessité
administrative, n'en est pas moins d'ordre affectif, d'ordre
sexuel, à la limite. C'est un rapport exclusif : 11 si deux
mécaniciens montaient la même machine, ils se renver­
raient les accusations de l'un à l'autre >> (446). Un rapport
d'autorité et de défiance qui fonde un étonnant parallé­
lisme entre les deux liaisons de Jacques : n'est-elle pa1
semblable à Séverine, cette Lison, u douce, obéissante »,
aimée 11 d'amour li par un Jacques, li mâle reconnaissant »,
qui lui reproche uniquement 11 son tempérament », son
11 trop grand besoin de graissage [... } une faim continue,
. une vraie débauche li ? (chap. v.) li Bien insister sur l'inti­
mité qui s'établit entre le chauffeur et le mécanicien li (327),
notait Zola, après son voyage du 15 avril 1889 : le 11 ména­
ge à trois » (ch. x) que constituent Jacques, Pecqueux et
la Lison n'est guère différent, jusque dans son violent
aboutissement, de l'étrange trio formé par Jacques,
Roubaud et Séverine. Les deux liaisons, après avoir connu
11 l'inquiétude », le 1< soupçon », s'achèveront par le triom­
phe de la mort, une mort que Jacques, dans les deux cas,
voit venir et contre laquelle il ne peut rien, par << l'affreuse
tristesse d'un cadavre humain, [ ... ] de tout un monde qui
avait vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la
douleur » (ibid.) 1• On voit que la féminisation de la
Lison a singulièrement enrichi le thème de la locomo­
tive; l'utilisation d'un vocabulaire ou d'images d'une
incontestable tonalité sexuelle, la comparaison et même
une sorte de rivalité avec Séverine, tout un réseau de
1. Faut-il rappeler que le cadavre ainsi ·d�crit est celui de ln Lison ?
28 INTRODUCTION

correspondances invitent à rechercher dans la sexualité


l'explication du premier élément du thème : ?>ambiguïté
de la machine, prise comme symbole de la bête humaine.
« A quoi bon aimer puisqu'il ruerait tout ce qu'il aimait »
(ch. IX), pensait Jacques après le premier accident de la
Lison, dans une réflexion qui, associant confusément
l'homme et la machine, faisait peser sur la création tout
entière le poids fatal ·de l'Amour-Mort.
- LE THÈME DE LA PASSIVITÉ ET DE L'IMPUISSANCE
UNIVERSELLES : rien ne permet à l'homme, dans l'univers
de Zola, d'infléchir le cours de la destinée. Monde en
négatif où paysages et .souvenirs « s'évoquent » (le verbe
est employé avec une relative fréquence) avec une spon­
tanéité neutre qui exclut toute. libre initiative, tant vers
le bien que vers le mal; univers gris de la Croix-de-Mau­
fras (on a relevé le pouvoir évocateur du nom) qui voit
défiler saisons et trains, se succéder accidents et crimes,
sans que sa morne continuité s'en émeuve. Misard est à­
l'image de ces lieux, « l'homme seul perdu dans la nuit.
Rien. Et le vide de la tête pour ceux qui ne lisent même
pas. Le manque d'instructio�. L'hébétude » (477-478).
Même passivité de fait chez les << acteurs » qui semblent
n'avoir d'autre choix que la trompeuse option entre « man­
ger ou être mangé », selon la formule chère. à tante Pha­
sie, et auxquels, en effet, aux moments décisifs manque
le pouvoir de décision (on se souvient des réflexions de
Jacques sur Je droit au meurtre) ou d'action (on se sou­
vient de son impuissance lorsqu'il guette Roubaud pour
le tuer à la gare). Corps violés, consciences aveuglées,
tous sont menés par quelque chose, passion, instinct,
folie, lâcheté, qui agit en eux, pour eux. Séverine : « Pour­
quoi lutter ? Son être fuyait sous elle >> (ch. I). Roubaud :
« [la fureur revenait] comme l'ivresse, par grandes ondes
redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se
possédait plus. » (Ibid. ) Jacques : << ce n'était plus lui
qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si fréquem­
ment s'agiter au fond de son être » (ch. VIII). Le geste
même est involontaire et il ne sert de rien de lier les mains
qui veulent agir d'elles-mêmes : 11 La peur le prit de ses
mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur son ventre,
finit par les glisser, par les écraser sous ses fesses, les
emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque abomi­
nation de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et
qu'il commettrait quand même » (ch. vm). << Ses mains
n'allaient plus être à lui, dans l'ivresse trop forte de cette
INTRODUCTION 29
nudité de femme >> (ch. - XI). Le crime lui-même ne
libère pas de cette sujétion inéluctable. Toute décision
est une duperie : « Une décision brusque [... ] envahit
Jacques : tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle. Cette
fois, comme les autres, il crut en avoir la volonté absolue,
inébranlable » (ch. XI). . Tout acte en entraîne un autre
qui rend �vidente la duperi� : _Jac_ques, un instant 1c ras­
sasié », volt remonter en lw l'mstmct de meurtre; Rou­
baud vengé livre Séverine à un nouvel et autrement dan­
gereux amant; criminel mais honnête, il est emporté par
une désorganisation totale de son être qui, de ce primi­
tif coléreux, fait un individu veule et malhonnête.
, L'évocation- de tous ces thèmes pourrait être presque
indéfiniment poursuivie, tant leurs interférences sont
nombreuses, et arbitraire le désir d'introduire ordre et
logique dans l'univers de La Bête humaine. Leur fréquente
ambiguïté et la complexité de leurs connexions laissent
entendre qu'ils ne témoignent pas seulement de la prise
de conscience esthétique et dramatique du romancier :
ils se sont manifestement chargés, en cours. de route, au
contact du crime et des criminels, d'une signification
autrement profonde et ils sont autant de « signaux », pour
employer le langage surréaliste, qui invitent le lecteur à
découvrir, sous le projet narratif et documentaire avoué
par le romancier, une enquête vertigineuse, peut-être
moins consciemment assumée, qui nous entraîne jusque
dans les profondeurs de l'être humain. Il en est ainsi dans
tous les livres de Zola, et il serait vain de prétendre uti­
liser 'un seul roman pour tracer un portrait psychanaly­
tique du romancier ou pour tenter une approche psycho­
critique de son œuvre.-· . On peut néanmoins entrevoir,
dans La Bête humaine, derrière l'analyse immédiate des
motivations et du comportement des criminels, les élé­
ments d'une réponse plus ample à l'éternelle question des
rapports entre Eros et Thanatos.
Jacques Lantier a hérité de l'hérédité des Rougon-Mac­
quart et son cas, replacé dans la perspective d'ensemble
de l'œuvre, peut s'expliquer comme · l'une des manifes­
tations multiples de cette hérédité : il a déjà tué, il tuera
encore, parce que telle est sa tare héréditaire.- C'est ainsi
que le présentera le maître d'œuvre des Rougon-Macquart
dans Le- Docteur_ Pasca/1. Qu'en est-il exactement de ce
r. Voir infra, les • archives de l'œuvre •, p. 44.
INTRODUCTION

lien héréditaire précisé au dernier moment et au mépris


de l'arbre généalogique initial ? de cette détermination
Macquart, posée comme un postulat, mais dont il ne
sera plus fait mention dans le cours de l'œuvre ? une
détermination dont on sait, dès le premier moment,
qu'elle remonte infiniment plus haut que l'aïeul
Antoine Macquart : « La famille n'était guère d'aplomb.,
beaucoup avaient une fêlure. Lui., à certaines heures, la
sentait bien, cette f êlure héréditaire; non pas qu'il fût
d'une santé mauvaise [...] mais c'étaient dans son être, de
subites pertes d'équilibre, comme des cassures., des trous
par lesquels son moi lui échappait [...]. Et il en venait à
penser qu'il payait pour les autrt:s, les i;:ères, les grands­
pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il
était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie
qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au.
fond des bois» (ch. u). La fêlure résulte, comme on le voit,
d'une fatalité qui, si elle se confond avec la continuité
historique de l'hérédité, trouve ses origines bien en deçà,
dans une nuit préhistorique commune à tous les hommes.
Hérédité épique de la fêlure que G. Deleuze distingue
de la petite hérédité historique des instincts, ceux-ci
ayant surtout pour effet, associés à des rencontres, de
faire résonner la fêlure, iI1stinct majeur, instinct de mort :
l'appétit d'argent de Misard, la jalousie de Roubaud, la
révélation sexuelle de Séverine ou le désir de Flore ne
sont, pour chacun de ces personnages, que les justifica­
tions superficielles, grâce auxquelles triomphe en eux
l'instinct de mort. Le cas de Jacques est un peu différent
puisque ce dernier connaît sa fêlure dès le début et fait
tout ce qu'il peut pour lui interdire de se manifester dans
les actes et de s'associer à un instinct : refus de l'alcool,
refus des femmes, élection de la Lison. Les cheminements
du mal sont pourtant imprévisibles et le hasard de la des­
tinée (le tunnel ?) donnera, par le spectacle du crime, puis
de la victime, une vigueur accrue à l'instinct de mon,
en même temps qu'il l'associera à la satisfaction de l'ins­
tinct sexuel. Jacques aura beau tenter de jouer au plus
fin en n'obéissant qu'au seul instinct de mort, - tuer
une femme quelconque, puis tuer Roubaud pour ne pas
tuer Séverine -, il ne pourra donner la mort qu'à la
femme sur laquelle s'est fixé son instinct sexuel et qui, en
le faisant participer à son propre crime, a réveillé son
instinct de mort. Ainsi se fonde le lien logique entre les
deux meurtres : .u les deux meurtres s'étaient rejoints,
INTRODUCTION 31
l'un n'était-il pas la logique de l'autre ? ,, (ch. XI).
La relation entre l'instinct de mort et l'accomplisse­
ment de l'acte sexuel est fréquemment indiquée chez
Zola : on se souvient, par exemple, de l' « étreinte vio­
lente » qui unit Buteau et Lise, dans La Terre, aussitôt
après la mort du père Fouan. Cette relation est constante
dans le cas de Jacques :« la porte d'épouvante s'ouvrit sur
ce gouffre noir du sexe, l'amour jusque dans la mort,
détruire pour posséder davantage ,, (ch. XI). Le besoin de
tuer est chez lui un besoin de tuer la femme en même
temps qu'il la possède. Séverine est, à cet égard, la vic­
time toute désignée parce qu'elle est vierge, non« vierge
et guerrière ,, comme Flore qui suscite la réapparition de
l'instinct de mort et doit le salut ( elle le sent confusément)
à son refus initial du mâle, quelle que soit sa complai­
sance ultérieure, mais la vierge docile qui s'abandonne et
·s'épanouit. Vierge, Séverine l'est au sens où Zola l'en­
tend et où l'homme primitif le désire : non fécondée, non
révélée. Complice du crime, elle a éprouvé une jouissance
farouche de tout son être en. donnant la mort, elle a
consommé une véritable union sexuelle avec la mort,
comparable à un rite d'initiation. La scène de l'aveu en
témoigne, avec « la montée ardente du récit », les ques-.
tions de Jacques qui semblent fouiller l'intimité de son
corps autant que de son âme : « Et tu étais aplatie sur ses
jambes, et tu l'as senti mourir ? [...] Et alors, le couteau,
tu as senti le couteau entrer ? [...] Et, ensuite, il a eu une
secousse, hein ? ,, -cc Oui, trois secousses, oh ! d'un bout
à l'autre de son corps, si -longues, que je les ai suivies
jusque dans ses pieds. ,, - cc Des secousses qui le rai­
dissaient, n'est-ce pas ? [...] à toi qu'est-cc que ça t'a
fait, de le sentir mourir comme · ça ? [... ] Du plaisir ? »
-<< Du plaisir, ah ! non, pas du plaisir ! ,, -« Quoi donc,
mon amour ? Je t'en prie, dis-moi tout... Si tu savais...
Dis-moi ce �u'on éprouve. ,, - cc Mon Dieu ! est-cc
qu'on peut dire ça ? ... C'est affreux, ça vous emporte,
oh ! si loin, si loin ! J'ai plus vécu dans cette minute-là
que dans toute ma vie passée. ,, Page dont l'atroce ambi­
guïté se précise si l'on songe que dans l'instant qui suit,
Jacques « Pavait prise; et Séverine aussi le prenait. Ils se
possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans
la même volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent
pendant le rut » (ch. vm). Le pouvoir de Séverine, qui lui
permet de survivre à cette première étreinte (ce dont
s'étonne presque Zola), vient de ce qu'elle n'est pas seu-
32 INTRODUCTION

lement la proie sexuelle, mais la criminelle à laquelle


Jacques s'assimile, dont le récit le libère, - pendant
une heure à peine -, de la tentation criminelle. Devant
Séverine l'instinct de mort sera dominé par la curiosité,
par le désir de savoir non ce qu'elle a fait, mais com­
ment elle a pu, par une sorte d'admiration respectueuse
devant la femme forte; on trouve d'ailleurs chez lui,
plus confusément, un sentiment comparable à l'égard
de Flore qui« battait les mâles 11 (ch. x). Jacques souffre
en effet d'une véritable impuissance physique à satis­
faire son instinct de mort et de violence : « Ah! n'être
pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau ! 11 (ch. II
et XI). Au moment décisif, c'est bien une inquiétude
sexuelle ci.ui l'étreint, lorsqu'il se sent <c pareil à ces mâles·
qu'un accident nerveux frappe dans leur virilité » (ch. XI)�
Impuissance physique qui, comme il est habituel, a un
fondement psychique et repose sur une inhibition morale :
c'est un sentiment de culpabilité qui l'empêche d'agir,
qui le déchire lorsqu'il a tenté d'égorger Flore, qui
l'amène à argumenter vainement sur- le droit au meurtre.
Or Séverine, elle, a commis le meurtre qu'il sent en lui :
en la possédant, Jacques se charge de cette force de
caractère qu'il lui envie, il goûte à travers sa confidence,
- d'où le caractère haletant de ses questions -, cette
minute où l'on vit davantage que dans toute une exis­
tence '(ch. vm); mais ensuite, auprès d'elle, il décou­
vrira une sorte de transitivité du crime, qui perd, de ce
fait, son caractère monstrueux et inhibant ; Séverine a
commis le crime, elle exige le crime et, confusément,
range celui-ci au nombre des rapports humains banals,
soumis à des c, préparatifs de ménagère prudente u qui
font oublier ,c l'horreur de l'acte n (ch. XI). Au moment
où c, tout cela se passait dans [la] tête n de Séverine, le
malaise de Jacques, saisi << du frisson abominable », est
significatif : tuer Roubaud, oui, mais nus, éclaboussés de
sang, « comme des sauvages n, 1c non, non! » (ibid.). Il
faudra, justement, que la nudité de la femme, << toute nue,
le cou nu, les seins nus n s'offre à lui comme elle ne
l'avait jamais fait 1, que l'instinct sexuel s'associe à l'ins­
tinct de mort pour que le crime s'accomplisse et pour que,
t. N'oublions pas qu'il • exigeait de la pnssMcr sans lumière •
(263) et que Séverine avait déjà échappé à la mort Je soir où • elle
céda à l'habitude prise, se tourna et éteignit la lampe [ ... ) Cc fut une
de leurs plus ardentes nuits d'amour, la meilleure, la seule où ils se
sentirent confondus, disparus l'un dans l'autre • (ch. XI).
1.N .lKUùUCTION 33
le premier moment d'égarement passé (« Pourquoi, mon
Dieu, pourquoi ? »), Jacques se découvre à son tour
familier avec son crime, à l'aise dans son âme de criminel,
et non plus déchiré, comme il redoutait de l'être, entre
l'homme de son siècle et l'homme primitif, entre la bête
politique et la bête humaine, entre l'amour et la mort :
« Dans l'absence complète de remords, dans ce soulage­
ment, ce bien-être physique où il vivait depuis le meurtre,
Séverine passait ainsi parfois, apitoyant jusqu'aux lar­
mes l'homme doux qui était en lui ,i (ch. xn). Trom­
peuse plénitude, il est vrai, à laquelle le contexte social
fera succéder soit la «< désorganisation >> d'un Roubaud,
soit le retour de l'angoisse chez Jacques à nouveau tenté
par l'instinct de mort; mais on peut admettre que, dans
un autre contexte, le romancier et les personnages libé-
rés de l'impératif moral qu'imposent à l'un les lecteurs,
aux autres la nécessité de vivre en société, aboutiraient à
une acceptation pure et simple de l'instinct de mort,
source d'actes violents, impulsifs, mais non monstrueux,
pas plus. répréhensibles que les é�ans de l'instinct sexuel.
Séverine a joué un rôle d'initiatrice, elle a poussé le
désir à ·se faire acte, elle a permis à l'instinct de mort de
triompher de 'l'inhibition morale qui mettait un malaise
entre les deux amants : ,, c'était l'irréalisé, l'acte voulu,
consenti par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont
la pensée, désormais, mettait entre eux un malaise, un
mur infranchissable » . (ch. IX). Dès lors, _ le meurtre de
Roubaud étant admis, assuré, organisé, par un retour­
nement de· situation qui, en dépit des apparences s'ins­
crit dans la logique de l'être profond, elle ne peut que
redevenir la proie, violée du regàrd et égorgée dans .l'ins­
tant, et permettre à l'acte d'amour et à l'acte de mort, un
moment dissociés, de_ se rejoindre dans le comportement
de - la bête humaine : Enfin� ènfin ! il s'était donc
(l

c�ntent�, il avait tué! [...] Il en �pro_uvait ·une _surpri_se


d orguetl, un grandissement de sa souveraineté de mâle.
La femme, il l'avait tuée, il la possédait, comme il dé­
sirait depuis si longtemps la posséder, . tout entière,
jusqu'à l'anéantir. Ellè n'était plus, elle ne serait
jamais plus à personne » (ch. XI). Cri de • triomphe
qui permet d'élucider un peUo cette angoissante confu­
sion : tuer la femme c'est mieux la posséder et, en même
temps, châtier une trahison dont l'obscur souvenir est
retransmis de génération en génération. Là se trouve le
véritable témoignage de Zola sur une hérédité autrement
I.A nftn IIUMAINti 2
34 INTRODUCTION

vertigineuse que celle des Macquart, dans des allusions


éparses qui, rapprochées, prennent une force singulière.
Evocation de la brutalité des mâles qui, semblables à
des loups, ramènent dans la caverne la bête pantelante
qu'ils vont éventrer dans la fièvre du désir, de ces « loups
mangeurs de femmes, au fond des bois n (ch. II), « des
bêtes qui s'éventrent pendant le rut » (ch. vm), du « rut
du crime » auquel cède le « mâle farouche éventrant les
femelles » (ch. xn). Evocation de la rancune atavique,
du t< mal que les femmes avaient fait à sa race, de la ran­
cune amassée, de mâle en mâle, depuis la première trom- •
perie au fond des cavernes (ch. II et, sous une forme à
peine différente, ch. VI et XI). 11 Eveil farouche de l'ancien
mâle emportant à son cou les femelles éventrées »
(ch. IX), << hérédité de violence [...] besoin de meurtre
qui, dans les forêts premières, jetait la bête sur la bête »
(ch. XI) : c'est dans l'illustration de ces données fonda­
mentales que le livre trouve sa dimension et sa force
épiques. L'association de l'instinct d'amour et ·de l'ins­
tinct de mort, l'opposition entre la permanence de la
bestialité et la continuité du progrès cessent d'être des
thèmes d'enquête pour criminaliste, d'analyse académique
pour moraliste de salon, traités dans le cadre d'un roman
un peu choquant par un romancier sûr de son métier et
de ses effets. Il n'y a, à vrai dire, pas d'opposition, pas
de cas pathologique dont la présence au sein d'un monde
normal doive être expliquée. Il n'y a même pas d'expli­
cation du tout, et il serait aisé de montrer que, peu ou
prou, tous les personnages de La Bêle humaine sont
atteints de la même fêlure que Jacques, plus ou moins
dévoilée par la rencontre de tel ou tel instinct. L'homme
est en marche et par lui peuvent s'accomplir douceur et
violence, bien et mal, amour et mort, selon une fatalité
toujours remise en question, toujours imprévisible, celle
de la bête. N'en est-il pas de même pour ces trains, ins­
truments de progrès et de mort, êtres de chair et de fer­
raille, dont la marche est somme toute comparable à
celle de l'humanité et dont la vie sert de contrepoint à
celle des hommes, sans que nul ne songe à donner une
finalité à leur roulement ? Tout au plus la dernière image
apprend-elle que la « bête aveugle et sourde » va 11 quand
même à l'avenir "·
Vanité des morales et des systèmes de pensée, farou­
che acceptation, voire exaltation de l'instinct, force de
vie et de mort, telle est peut-être la leçon de La Bête
INTRODUCTION 35
humaine, une leçon qui paradoxalement annonce celle du
Docteur Pascal.
Roman sur les chemins de fer ? roman judiciaire ?
roman sur la psychologie et les motivations du criminel ?
sur la société impériale ? sur la vie hébétée des Misard et
les rancœurs du petit monde de la gare ? Sans doute, La
Bêce humaine est tout cela, sans doute tel est le roman
touffu que Zola a voulu écrire. Mais derrière cette réalité,
plus ou moins bien décrite, c'est une autre vie, inconnue,
plus réelle qui s'est peu à peu évoquée, infiniment plus
importante pour lui, pour nous, que la peinture d'un
petit monde périmé. L'instinct de Zola ne s'y est pas
trompé : le titre choisi parmi tant d'autres était le bon.
BIBLIOGRAPHIE

MANUSCRITS

Le manuscrit et le dossier préparatoire de La Bête


humaine sont conservés à la Bibliothèque nationale, dépar­
tement des manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises,
sous les cotes NAF 10 272, folios I à 417 et NAF 10 273,
folios 418 à 733, pour le manuscrit, et NAF 10 274,
folios I à 677, pour le dossier préparatoire. Ce dernier
comprend, en particulier, deux ébauches successives du
roman (folios 3 à 288), des notes de Zola sur son voyage
en chemin de fer (307-335), sur la vie des chemins de
fer (435-506), sur les personnages du roman (537-582),
et des coupures de journaux relatives à divers accidents
ou incidents survenus dans des trains ou sur la voie fer­
rée au cours des années précédant la rédaction du roman.

ÉDITIONS

Edition originale :
E. Zola, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et
sociale d'une fami/le sous le Second Empire. La Bête
humaine, in-18 jésus, 419 p. Paris, Librairie Charpen­
tier et Cie, 3,50 F., 1890.
Autres éditions :
- T. XV des Œuvres complètes, Edition M. Le Blond,
BIBLIOGRAPHIE 37
avec notes et commentaires, Paris, Bernouard, 1928.
- T. XVII des Œuvres complètes, Editions Rencontre,
présentées- par H. Guillemin, Lausanne, 1961 .
- T. VI des Œuvres complètes, édition établie sous la
direction de Henri Mitterand, Cercle du Livre pré­
cieux, Paris, 1 967. Le roman est préfacé par Gilles De­
leuze, annoté par H. Mitterand.
- T. IV de l'édition des Rougon-Macquart, édition inté-
- grale publiée sous la direction d'Armand Lanoux,
études, notes et variantes par Henri Mitterand, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1966. L'impor­
tant dossier recueilli par H. Mitterand sur le dossier
préparatoire, la genèse et les variantes du roman font
de ce volume un instrument de travail indispensable
(pp. 1704-1790). • .
- T. V de l'édition des Rougon-Macquart, préface de
• J.-Cl. Le Blond-Zola, présentation et notes de
P. Cogny, Paris, Editions du Seuil, Collection u L' In­
. tégrale n, 1 970.
- E. Zola, Œuvres, Les Rougon-Macquart, La Bête
humaine, Paris, Fasquelle, 1 942, 418 p.
- E. Zola, La Bête humaine, Livre de poche n° 7, 1953,
436 p. Le texte est celui de l'édition Fasquelle.

ÉTUDES CRITIQUES

Etudes générales sur Zola :


H. GUILLEMIN, Présencacion des << Rougon-Macquarc 11,
Paris, Gallimard, 1964 (pp. 327-346).
A. LANOUX, Bonjour, Monsieur Zola, Paris, Hachette,
1962. .
G. ROBERT, Emile Zola, principes et caractères généraux
de son œuvre, Paris, Belles Lettres, 1952.
Zola [actes du Colloque Zola des 2 et 3 février 1968],
Europe, avril-mai 1968, 512 p., dont 470 consacrées à
Zola.
Zola (ouvrage collectif dû à A. Lanoux, J. et H. Adhé­
mar, M. Thomas, H. Mitterand, Cl. Roy, J. Bouvier,
A. Wurmser, J. Guillemin et R. Ikor, Paris, Hachette,
Coll. << Génies et Réalités », 1969.
Les Critiques de notre temps et Zola, présentation par
C. Becker, Paris, Garnier, 1972.
BIBLIOGRAPHIE

Etudes partiellement ou totalement consacrées à « La Bête


humaine » :
M. BAROLI, Le Train dans la littérature française, Paris,
1953 (pp. 207-266).
J. BORIE, Zola et les mythes, ou De la nausée au salut, Paris,
Ed. du Seuil, 1971 (surtout, pp. 13-40, « Les Fatalités
• du corps 1> et 41-124, « La Bête humaine »).
S. B. BROWN, LA Peinture des métiers et des mœurs pro­
fessionnelles dans les romans de Zola, Montpellier,
Impr. de la Charité, 1928. • •
G. DELEUZE, Introduction à La Bête humaine, in Œuvres
complètes, t. VI, Cercle du Livre précieux, op. cit.
pp. 13-21.
A. DEZALAY, « Le Thème du souterrain chez Zola »,
Europe, op. cit., pp.- no-121.
A. DuLuc, « Emile Zola et le monde du chemin . de
fer », La Vie du Rail, 3 nov.-1 er décembre 1952.
H. GUILLEMIN, Présentation de Zola, op. cit. (« La Bête
humaine », pp. 327-346).
A. }AGMETII, « La Bête humaine 1> d'Emile Zola : écude
de stylistique critique, Genève, Droz, 1955.
M. KA.NES, « Il faudrait creuser Phistoire : notes on the
composition of La Bête humaine », Romanic Review,
févr. 1961, pp. 17-26.
M. KA.NES, Zola' s « La Bête humaine )). A Study in Litte­
rary Creation, Univ. of California Press, Berkeley and
Los Angeles, 1962.
J. H. MATIHEWS, « The Railway in Zola's La Bête
humaine », Symposium, printemps 1960, pp. 53-59.
J. W. Scorr, « Réalisme et réalité dans La Bête humaine.
Zola et les chemins de fer », R.H.L.F., oct.-déc. 1963,
pp. 635-643 .
E. ZOLA, Leuers to J. Van Santen Kolff, ed. by R. J. Niess,
Washington Univ. Studies, Language and Linera­
ture, St-Louis, 1940.
FILMOGRAPHIE

La Bête humaine a inspiré deux films :


« La Bête humaine », réalisation, adaptation et dia­
logues de Jean Renoir (1938), images de Claude Renoir
et Curt Courant, musique de Joseph Kosma; principaux
interprètes : Jean Gabin, Simone Simon, Fernand
Ledoux, Carette, Blanchette Brunoy. Sans être l'un des
meilleurs du grand metteur en scène, ce film rend
assez bien compte de l'atmosphère sombre du roman et
apporte une puissante évocation du monde des chemins
de fer. . .
« Human · desire », réalisé par Fritz Lang en 1954,
appartient, hélas, à la « période américaine » du metteur
en scène allemand. Le scénario d'Alfred Hayes, inspiré
par le film de Renoir (le nom de Zola a totalement dis­
paru !) ne retient plus de la donnée initiale que le drame
passionnel et insiste surtout sur les relations entre le
vieux mari de la Séverine américaine et sa jeune épouse ...
qu'il finit par tuer... Images de Burnett Guffry, musique
de Daniele Amfitheatrof, principaux interprètes :
Glenn Ford (Jeff-Lantier), Gloria Grahame (Vicki-Séve­
rine), Broderick Crawford (Carl-Roubaud), etc.
ARCHIVES DE L'ŒUVRE

Les documents que nous présentons ci-dessous


concernent la genèse de l'œuvre et sa fortune littéraire.
Ils ne sauraient avoir d'autre but que de donner un
simple aperçu de la diversité des problèmes posés par La
Béce humaine tant au romancier qu'aux lecteurs.

�- Le dialogue de Zola ec de J. Van Santetz Kolff.


La constante curiosité du critique hollandais Jacques
Van Santen Kolff, fervent admirateur de Zola et résolu
à lui consacrer une étude d'ensemble, que la mort
l'empêcha de rédiger, nous vaut de précieuses indi­
cations sur les problèmes qui se sont posés au romancier
avant et pendant la rédaction de La Bête humaine. Plu­
sieurs des 56 Jeures publiées par R. J. Niess en 1940
(v. bibliographie) nous permettent de surprendre Zola
au travail.
Première allusion dans une lettre datée de « Médan,
le 8 décembre 1 884 ))' au moment où va paraître Germinal:
Je n'ai nullement fondu mon idée d'un roman judi­
ciaire dans celle de ce roman socialiste. Etienne Lan­
cier doit être simplement le héros des deux romans
(pp. 5-6).
Quatre ans plus tard, Zola a changé d'avis :
Il est peu à croire que le héros de mon prochain
roman, dans le cadre d'une grande ligne ferrée, soit
Etienne Lantier. Je vais sans douce être obligé de
créer un personnage que j'ajouterai plus tard à l'arbre
ARCHIVES DE L'ŒUVRE 41
généalogique, (p. 26 ; lettre datée par le destinataire
du 27 novembre 1888).
Le 6 mars I 889, dans une lettre où il se plaint des diffi­
cultés qu'il éprouve à écrire - la cinquantaine en est
peut-être responsable, suggère-t-il - Zola prévient
l'indiscrète curiosité de son correspondant :
..
· Ne m'interrogez pas sur mon prochain roman avant
quelques semaines (p. 28).
Mais au même moment, il accepte de répondre aux ques­
tions d'E. Clisson qui, dans L'Evénement du 8 mars,
entretient ses lecteurs d' «< Un nouveau livre d'Emile
Zola 11; Van Santen Kolff semble avoir respecté le désir
• de Zola, mais le 4 juin, il reprend la plume et les ques-
tions fusent : , :, ,, . •
Je suis fort désireux de connaître la genèse du titre,
, , de la création du personnage central - pourquoi pas
Etienne Lamier, mécanicien et état de " folie homi­
cide 11, 11 état de crime n; du choix ·et de l'étude du
milieu, de la localité... Des dates précises concernant
la conception, ' l'étude des documents et du milieu,
le commencement du travail _littéraire· proprement
. .dit, me seraient extrêmement les bien venues 11 (p. 28,
n. 93) . :• ;, ·, l
. ,
Zola répond avec beaucoup de précisions daris une lettre
datée de ,, Médan, 6 juin 1889 ,, :
Mon cher confrère;
r J'ai bien tardé à vous donner signe de vie. Il ne
faut pas m'en vouloir, j'ai eu la haine de l'encre,
tous ces derniers mois. Mais me voici revenu à
Médan, et depuis un mois, je me suis- remis au tra­
vail.
J'ai commencé mon nouveau roman, La Bêce
humaine, le 5 mai et en voilà pour sept à huit mois
à me dévorer. .
Vous me posez des questions auxquelles je vais
tâcher de répondre. D'abord je ne me souviens pas
de l'article de L'Evénement : ne vous étonnez donc
point si je me répète. Si je n'ai pas pris Etienne Lan­
ticr, c'est que ses précédents, dans Germinal, me
ARCHIVES DE L'ŒUVRE

gênaient par trop. J'ai donc préféré créer un nouveau


fils de Gervaise, Jacques Lantier, qui sera un frère
d'Etienne et de Claude : elle aura eu trois fils, voilà
tout, et je compléterai l'arbre généalogique à la fin.
Déjà, j'ai dû créer ainsi Angélique. J'espère qu'on
me pardonnera ces retouches, d'autant plus que, sur
tous les autres points, mon plan primitif a été suivi
avec une extrême rigueur.
Quant au titre, La Bête humaine, il m'a donné beau­
coup de mal, je l'ai cherché longtemps. Je voulais
exprimer cette idée : l'homme des cavernes resté
dans l'homme de notre XIXe siècle, ce qu'il y a en
nous de l'ancêtre lointain. D'abord, j'avais choisi .;
Retour atavique. Mais cela était trop abstrait et ne
m'allait guère.J'ai préféré La Bête humaine, un peu
plus obscur, mais plus large; et le titre s'imposera,
lorsqu'on aura lu le livre.
Je ne puis vous dire tout au long le sujet, qui est
assez compliqué et dont les rouages nombreux
mordent profondément les uns dans les autres.- C'est
en somme l'histoire de plusieurs crimes, dont l'un
central. Je suis très content de la construction du
plan, qui est peut-être le plus ouvragé que j'aie fait,
je veux dire celui dont les diverses parties se com­
mandent avec le plus de complication et de logique.
L'originalité est que l'histoire se passe d'un bout à
l'autre sur la ligne du chemin de fer de l'Ouest, de
Paris au Havre. On y entend un continuel gronde­
ment de trains : c'est le progrès qui passe, allant
au xxe siècle, et cela au milieu d'un abominable
drame, mystérieux, ignoré de tous. La bête humaine
sous la civilisation.
Le roman passera dans La Vie populaire, un journal
qui jusqu'à présent n'a donné que des reproductions.
Je préfère ces journaux hebdomadaires aux jour­
naux quotidiens.
Rien n'a été plus simple, mais rien n'a été plus
long que l'étude du milieu et que la recherche des
documents. Pendant tout l'hiver, j'ai fréquenté la
gare Saint-Lazare, j'ai parcouru la ligne de l'Ouest,
regardant, faisant causer, revenant mes poches pleines
de notes [...].
Nouvelles exigences de son correspondant dans une lettre
qui suit de peu la réponse de Zola :
ARCHIVES DE L'ŒUVRE 43
D'abord, en esquissant la genèse de l'œuvre, je
voudrais beaucoup savoir si vos communications ver­
bales sur la future étude des chemins de fer à
Paul Alexis, racontées par celui-ci dans son livre :
Notes d'un ami, ont rapport à votre première idée
de cette étude ou si celle-ci - une étude du crime,
de la folie homicide, dans le cadre d'une étude sur
les chemins de fer - remonte à une époque plus
ancienne. A quand alors, à peu près ? Au premier
projet de la série des -Rougon-Macquart ? Et si vous
pouviez me donner quelques détails de plus sur vos
études locales, c'est-à-dire sur le choix même . du vil­
lage ou de la station où l'action se déroulera prin­
cipalement, je vous en serais fort reconnaissant. Donc
- c'est ce que je déduis au moins de l'article de
. L'Evénement - votre ancien projet d'une étude sur
le monde judiciaire, la magistrature, etc., sera fon-.
due avec l'étude des chemins de fer... Est-ce juste
cela ? (p. 30, n. 90). • ·
Zola répo·nd le 22 juin, de Médan, en ces termes :
1

,, Mon cher confrère,


En hâte, je vous réponds, et excusez-moi si la
réponse est brève. Je n'ai plus que quatre volumes à
écrire pour terminer les Rougon-Macqùart, et la
place me manquant, je vais être obligé de tasser un
peu les uns sur les autres les mondes qu'il me reste
à étudier. C'est pourquoi, dans le cadre d'une étude
• -.sur les chemins de fer, je viens de réunir et le monde
judiciaire et le monde du crime. Naturellement,
toue cela sera réduit; par exemple, j'abandonne le
tableau d'une exécution capitale, et bien d'a.utres.
- Mon idée d'une étude sur les chemins de fer date
de très loin, du plan général de la série. Seulement,
j'ai déjà un peu abusé des machines, dans Germinal,
et c'est pourquoi, ne voulant pas me répéter, j'ai
réduit le chemin de fer à n'être plus qu'un cadre,
dans lequel j'étudierai la dégénérescence criminelle,
chez un de mes Rougon-Macquart. J'ai trouvé là
une opposition philosophique qui est l'idée cen­
trale de mon nouveau roman, et qui m'a décidé. Le
chemin de fer tout seul ne m'aurait donné qu'une
monographie, et, je le répète, Germinal suffisait.
44 ARCHIVES DE . i.•œuvRE

Il m•est difficile de vous expliquer le choix des


lieux où se passe mon roman, sans entrer dans de
trop longues explications. D'abord, il se passe sur­
tout au Havre, puis à Paris, puis à Rouen, et enfin
dans un poste de cantonnement, au sortir du tun­
nel de Malaunay, avant. la station de Barentin. Le
choix de ce poste m'a été imposé-par l'iritrigue même
de l'œuvre. Il faut que certaines scènes se passent
là, parce qu'elles ne peuvent pas se passer ailleurs.
Après avoir arrêté le point, j'ai fait le voyage pour
connaître bien le pays; j'ai poussé jusqu'au Havre ;
enfin, j'ai recueilli les notes nécessaires, comme
d'habitude [...]

2. Zola juge de Jacques Lamier dans II Le Docteur Pas­


cal 11 ( 1893).
Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui
se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune
et frais coulant de la poitrine ouverte d'une femme, la
première venue, la passante du trottoir, abominable mal
contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses
amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle, jetée elle­
même dans le frisson continu -d'une tragique histoire
d'assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux
à la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie
de la bête galopait parmi les trains filant à grande vitesse,
dans le grondement de la machine qu'il montait, la
machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite,
sans conducteur, lancée aux désastres inconnus de l'hori­
zon. (Le Docteur Pascal, chap. v.)

3. L'accueil de la critique en 1890.

Nous avons jugé préférable de retenir ici, plutôt qu'un


florilège des innombrables articles (généralement indi­
gnés) qui accueillirent la publication de La Bête humaine,
trois témoignages représentatifs. Dans Le Temps du 9 mars,
A. France dissimule son embarras et, sans doute, son
peu de goût pour le roman, en imaginant un dialogue
de salon où chacun exprime son point de vue, sans que
l'on puisse savoir si l'un des interlocuteurs est le porte­
parole du critique. La partie délicate du roman, - crimi-
ARCHIVES DE L'ŒUVRE 45
nalité et sexualité - est à peu près complètement ignorée.
J. Lemaitre, dans Le Figaro du 8 mars, adopte une atti­
tude apparemment plus franche et son analyse aborde
quelques points e5senticls; s'écartant peu à peu et comme
malgré lui des considérations purement littéraires, il en
arrive à découvrir l'inquiétante image de l'homme qu'ap­
porte La Bête humaine, à en apprécier la beauté, peut-être
même à en admettre la vérité universelle. Zola fut vive­
ment reconnaissant au critique d'avoir consenti à « expli­
quer » son œuvre, au - lieu de la présenter comme « une
fantaisie sadique >> (lettre du 9 mars 1890). Mais les lec­
teurs du Figaro furent-ils aussi lucides, aussi disposés à
reconnaître un peu d'eux-mêmes dans cette peinture de
la « bête humaine » ? Il est permis d'en douter. Huit jours
plus tard, en effet, dans un article sur « L'Atavisme »,
11 Caliban . » venait remettre les choses au point : ironie,
mauvaise foi, protestation au nom du bon sens, pater­
nalisme, rien (sauf la condamnation de la pornographie)
ne manquait des méthodes critiques adoptées par la
grande presse ·devant ce roman scandaleux. Il est pos­
sible qu'à l'intérieur même du journal, « Caliban >> ait
tenu à rassurer les lecteurs que l'article trop enthou­
siaste de Lemaitre aurait pu ébranler. Telle est la raisor
pour · laquelle, entre tant de témoignages d'incompré
hension, ni meilleurs ni pires, nous avons choisi de citer
ici l'article du Figaro. . . . • •

. . A. Article d'A. France (Le Temps, .9 mars 1 890).


' 1

Fragments :
Il y a deux sujets distincts dans La Bête humaine : une
cause célèbre et une monographie de voies ferrées [...]
Mais quelle bizarre idée de souder ainsi ces deux romans.
L'un est un innocent ouvrage qui semble fait pour appren­
dre à la jeunesse le fonctionnement des chemins de fer.
On dirait que le bon Jules Verne l'a inspiré à M. Emile
Zola. Chaque scène trahit un vulgarisateur méthodique. .
Le train arrêté dans les neiges, la rencontre du fardier sur
le passage à niveau, produisant un déraillement, et la
lutte du chauffeur et du mécanicien sur le petit pont de
tôle de la machine pendant que le train marche à toute
vitesse, voilà des épisodes instructifs. Je ne crains pas de
le dire : c'est du Verne et du meilleur.
Et quels soins pédagogiques, quelles ruses maternelles
ARCHIVES DE L'ŒUVRE

pour apprendre aux jeunes gens à distinguer la machine


d'express à deux grandes roues couplées, de la petite
machine-tender aux trois roues basses, pour les initier à
la manœuvre des plaques tournantes, des aiguilles et des
signaux, pour leur montrer le débranchement d'un train et
leur faire remarquer la locomotive qui demande la voie
en sifflant ! Aucun a,ni de la jeunesse n'a énuméré avec
une patience plus méritoire les diverses parties de la
machine [...]
[Certes, répond un interlocuteur], cela est un peu
bien analytique et M. Emile Zola se plaît dans les dénom­
brements. En quoi il ressemble à Homère. Mais quand
il parle « de cette logique, de cette exactitude qui fait la
beauté des êtres de métal », croyez-vous qu'il rappelle
encore Verne ? Quand il fait de la machine montée
par Jacques Lantier, de la Lison, un être vivant, quand
il la montre si belle dans sa jeunesse ardente et souple;
puis atteinte, sous un ouragan de neige, d'une mala­
die sourde et profonde et devenue comme phtisique,
puis enfin mourant de mort violente, éventrée et rendant
l'âme, n'est-il qu'un vulgarisateur puéril des conquêtes
de la science ? Non, non, cet homme est un poète. Son
génie, grand et simple, crée des symboles. Il fait naître
des mythes nouveaux. Les Grecs avaient créé la Dryade, il
a créé la Lison : ces deux créations se valent et sont toutes
deux immortelles. Il est le grand lyrique de cc temps.
[La conversation s'engage ensuite sur la valeur du
témoignage de Zola et l'un des personnages déclare qu']
il ne suffit pas de voir cc que voient les autres pour voir
comme eux. Zola a vu ce que voit un mécanicien ; il ne
l'a pas vu comme voit un mécanicien.
., ,
B. Article de J. Lemaitre (Le Figaro, 8 mars x890). .
[La Bête humaine est un des romans de Zola] où appa­
raît le plus crûment l'artifice de quelques-uns de ses pro­
cédés de composition. On dirait que lui-même les a appli­
qués ici un peu mécaniquement et avec une sorte d'ennui.
Cela est sensible surtout dans la première partie [... ] La
Bête humaine est donc un livre commode pour bien étu­
dier soit la rhétorique qui est chère à M. Zola, soit la
poésie qui lui est propre, car nulle part vous ne les verrez
mieux séparées qu'ici.
La rhétorique d'abord.
ARCHIVES DE L,ŒUVRE 47
'
Vous savez que dans presque tous les romans qui
forment la série des Rougon-Macquart et surtout à partir
de L'Assommoir, il y a un Milieu, une Bête et un Chœur.
Dans les meilleurs de ses romans le rapport est étroit
et naturel entre l'action et le milieu [...] Mais il n'y a
aucun lien nécessaire, absolument aucun entre le monde
des chemins de fer et le drame qui se déroule dans La
Bête humaine [...] il fallait à M. Zola son milieu. Il n'avait
pas encore « fait » les ��emins de fer. Maint�nant il les a
faits [... ] Nous avons 1c1 toute une anthologie [...] à peu
près tout ce qui eût constitué, il y a cent ans, les « épi­
sodes » d'un poème didactique sur les Chemins de fer si
les chemins de fer avaient été inventés. Et plusieurs
de ces morceaux sont excellents en eux-mêmes ; mais
ils sont plaqués et sentent tout de même un peu trop
l'exercice de la littérature. (Je fais une exception pour
l'admirable lutte du chauffeur contre la neige.)
Il fallait ensuite une « Bête » à M. Zola [...] ici, ce sera
une locomotive; elle-s'appellera Lison, elle vivra comme
un monstre et comme rme femme. Son mécanicien l'ai­
mera [ ... ] Enfin, il lui faut W1 Chœur [ ... ] Ici, ce sont
les employés de la gare du Havre [...] A vrai dire le
Chœur est terne cette fois et tient peu de place. On dirait
que M. Zola a décrit· ces insignifiantes figures humaines
avec lassitude et pour l'amour de Dieu.
Telle est la partie mécaniquement fabriquée du livre de
M. Zola. Mais il y a comme je le disais, autre chose : une
poésie magnifique et terrible dans sa tristesse et dans sa
brutalité.
Il faut pourtant se résigner à prendre M. Emile Zola
comme il est. Un labeur immense, un énorme monument
lentement élevé par un incessant effort, un vaste et
sombre et patient entassement d'images de la vie humaine
où, de plus en plus éclate le génie, tout cela impose à la
fin [...] ,
0 terre ! tout vient de toi, tout rentre en .toi. L'homme
est le fils du limon. Il est à l'origine le pareil des bêtes; et
nous n'offenserons aucune foi en disant que l'homme
civilisé n'est qu'un animal parvenu.
Or certains écrivains, qui peut-être m,étonnent moins
que M. Zola mais à qui je garde une particulière ten­
dresse, ne veulent étudier la Vie que dans ses aboutisse­
ments les plus distingués et ne prennent l'homme qu'au
dernier point de son développement intellecruel et moral.
M. Zola la prend dans ses commencements, proche encore
ARCHIVES DE L'ŒUVRE

de la bête, proche de la fange [ ... ] C'est là le domaine


où il est souverain [...]
Dans son dernier roman, M. Zola étudie le plus effrayant
et le plus mystérieux de ces instincts primordiaux :
l'instinct de la destruction et du meurtre et son obscure
corrélation avec l'instinct amoureux. Il est le poète du
fond ténébreux de l'homme et c'est son œuvre entière
qui devrait porter ce titre : La Bête humaine.
Ici, plus encore que dans L' Assommqir ou Germinal, les
personnages sont purement passifs, absolument soumis,
d'une part, à la fatalité inùme de leur tempérament, de
l'autre, à la pression des objets et des circonstances exté­
rieures. Ils n'agissent que par des impulsions irré­
sistibles. Ils ne se gouvernent pas. C'est ainsi que Séve­
rine, sans savoir pourquoi, sans raison apparente révèle
à son mari ce qu'elle a le plus d'intérêt à lui cacher. Et
c'est ainsi que Roubaud comme dans un rêve où veille
seule l'idée fixe, assassine le vieux Grandmorin. Et
dès lors le souvenir, l'image du sang détermine jus­
qu'aux moindres mouvements de Roubaud et de Séve­
rine, travaille en eux. Roubaud glisse à l'abrutissement
complet, Séverine devient la maîtresse de Jacq_ues Lamier
parce qu'il a vu le crime; et c'est l'idée du premier meurtre
dont elle a été la complice involontaire qui, germant et
fructifiant en elle, lui fait concevoir le désir du second
meurtre. Quant à Jacques Lamier, ce n'est pas lui qui
veut ni qui agit, c'est la longue série des mâles ses ancê­
tres trahis par la femelle dès l'âge des cavernes et qui,
depuis, ont soif du sang de la femmo. Ces personnages ne
sont point des caractères, ce sont des instincts qui parlent,
qui marchent, qui se meuvent...
L'effet de ces simplifications est formidable et beau.
Sous des enveloppes empruntées aux trente dernières
années de l'humanité, on voit l'action des puissances
élémentaires plus antiques que le Chaos. La scène où
Séverine, dans l'obscurité de la chambre et la chaleur du
lit, éprouve l'invincible besoin de raconter à son amant le
premier meurtre, et comment elle maintenait par son
poids les jambes du vieillard pendant que son mari enfon­
çait le couteau ; le je ne sais quoi de furieux et de déses­
péré que la confidence sanglante, chuchotée entre deux
baisers, donne à leur bestial et sombre amour,... non, je
ne crois pas avoir jamais vu, sur l'éternel hymen de
l'amour et de la mort, de pages plus frissonnantes d'hor­
reur et de mystère.
ARCHIVES DE L'ŒUVRE 49
Je ne veux point parler des autres mérites du roman, ni
de ce qu'il offre au milieu de tout cela, d'intérêt à la
Gaboriau. Je cherche ce qu'il y a de vraiment grand. Il a
ceci, qu'i� est comme un meme1!co de nos !ointaines ori­
gines. Il y a des brutes parmi nous, et mnombrables.
Nous-mêmes, chrétiens, civilisés, lettrés, artistes, nous
avons des mouvements de haine ou d'amour, de concu­
piscence ou de colère, qui viennent pour ainsi dire de plus
loin que nous; et nous ne .savons pas toujours à quoi
nous obéissons. Nos .chétives et passagères personnes ne
sont que les vagues infiniment petites d'un océan de
forces impersonnelles, éternelles et aveugles ; et sous ces
vagues il y a toujours un gouffre. C'est, en somme, ce
qu'exprime La Bête humaine avec une mélancolique et
farouche majesté. C'est une épopée préhistorique sous la
forme d'une histoire d'aujourd'hui.

C. Article de II Caliban » (Le Figaro, 16 mars 1890).


Si j'ai bien compris les dix-sept chants du poème d�
Rougon-Macquart, c'est à partir du Second Empire seu­
lement que cette loi de l'atavisme, à peine soupçonnée
par les tragiques grecs ainsi qu'on sait, a commencé à
fonctionner d'une façon normale et régulière et que le
vieux proverbe u Tel père, ·tel fils » est monté au rang de
vérité anthropologique. M. Emile Zola paraît croire assez
fermement que, avant le coup d'Etat, on pouvait être
encore moins canaille que celui dont on recevait le jour,
mais qu'après coup, on n'a plus pu! [...] Dans [le] dernier
chant du poème, le puissant visionnaire de Médan mène,
conduit et pousse sa doctrine à des hauteurs vertigi­
neuses où toute logique se perd outre nuages [...] Le
fameux phénomène de filiation est considéré cette fois en
ce roman comme une simple facétie de la Mère nature à
l'obtuse civilisation. Cybèle pose à la malheureuse race­
type des Rougon-Macquartisés le lapin énorme d'un
sextuple atavisme et elle propose à Thémis le problème de
Jacques Lantier [...] S'il assassine, est-il responsable ?
demande le poète. Telle est la question de la théorie. -
Non, théorie de la question, et le coupable c'est...
Napoléon III. Car si ce n'était pas Napoléon III, qui
serait-ce ? Il est clair que le mécanicien est plus à plaindre
qu'à blâmer et que le coup d'Etat est pour lui comme
pour tous les Macquarts-Rougonnants une magnifique
50 ARCHIVES DE L'ŒUVRE

circonstance atténuante. Les dix-huit années de corrup..:.


tion ont tellement faussé les ressorts de la conscience que
malgré ses trous en rubis et son double mouvement, ce
chronomètre du bien et du mal ne marque plus midi
à douze heures mais à quatorze heures incontestablement.
Mais aussi pourquoi ce Jacques Lantier si gentil d'autre
part, n'est-il pas né sous Louis-Philippe ? Que dis-je,
sous Pépin le Bref? Il aurait moins souffert. Se sentant ·
responsable de ses actes comme sous le vieux jeu, il n'au­
rait pas égorgé peut-être sa chère Séverine qu'il adore et
l'adorant, il l'aurait en vie [...]
Est-ce à dire que la théorie de l'hérédité physiologique
soit erronée et que l'œuvre de M. Emile Zola se développe
sur un paradoxe ? Non pas, la doctrine est lugubrement
vraie et si vieille que, au temps d'Eschyle, elle passait
déjà pour un lieu commun chez ces admirables Grecs [...]
Mais ils en mettaient ironiquement la fatalité sur le
compte des dieux et en chassaient ainsi les obsessions
mortelles à toute philosophie. J'estime donc qu'il eût
mieux valu peut-être laisser à la science la découverte du
vieux principe de l'atavisme et n'en point populariser les
effroyables effets dans des romans tirés à cent mille
exemplaires, car ces romans sont lus par des êtres heu­
reusement ignorants des mystères de l'anthropologie et
qui n'ont pas besoin d'être découragés de vivre, de tra­
vailler., d'aimer et de se reproduire.

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