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Becker, Colette : préface

au Rêve d'Émile Zola,


Garnier Flammarion, 1975.

CHRONOLOGIE

1840 (2 avril) : Naissance à Paris d'Emile Zola, fils


d'Emilie Aubert, née à Dourdan et de François Zola,
ingénieur originaire de Venise, auteur de multiples
mémoires et projets, dont le percement du canal d'Aix­
en-Provence.
1843: Les Zola s'installent à Aix. Vie heureuse.
1847 (27 mars) : Mort de François Zola. Sa femme �
trouve devant une situation financière difficile. Vie c
plus en plus modeste.
1852-1858: Etudes d'Emile Zola au Collège Bourbon
d'Aix. Il s'y lie avec Cézanne et Baille.
1857 (r6 novembre) : Mort d'Henriette Aubert, grand­
mère maternelle de Zola.
1858 (février) : Les Zola quittent Aix pour venir à Paris.
Emile a obtenu une bourse pour entrer dans un lycée.
Au retour de vacances passées à Aix-en-Provence,
grave maladie (octobre).
1858-1859: Seconde et rhétorique au Lycée Saint-Louis.
Double échec au baccalauréat ès sciences, à l'oral, puis
à l'écrit à la deuxième session. La Provence publie plu­
sieurs œuvres de Zola : des poèmes (« Le Canal
Zola », r7 février; « A !'Impératrice Eugénie, régente
de France», 23 juin; « Mon follet», 4 août); un conte
« La Fée amoureuse» (29 décembre et 26 janvier r86o),
repris plus tard dans les Gomes à Ninon.
1859-1860: Années d'incertitude dont on trouve l'écho
dans les lettres à Baille et Cézanne.
1860 (r 0r février) : Il doit a'ccepter avec répulsion un
emploi aux docks de la Douane, à 60 F par mois. Au
6 LES ROUGON-MACQUART

bout de deux mois, il préfère la misère à cette vie de


copiste. Mort du grand-père maternel de Zola, Louis
Aubert.
1860-1861: Années de détresse et de solitude. Troubles
physiques divers. Expérience malheureuse de Pamour
avec une fille galante, Berthe. La Confession de Claude
et certains contes en conservent le souvenir. Il continue
à écrire des contes et de nombreux vers, inspirés
principalement de Musset. Cézanne est à Paris. Visite
avec lui du Salon et des ateliers de peinture.
1862 (1er mars): Zola entre chez Hachette, comme com­
mis aux expéditions. Bientôt chef de la publicité, il y
reste jusqu'au 31 janvier 1866 et s'y fait de nombreuses
relations parmi les écrivains et les journalistes. Louis
Hachette lui conseille de délaisser la poésie.
1863: Collaboration à la Revue du Mois (deux Contes
à Ninette) et au Journal populaire de Lille (divers articles
de critique littéraire).
1864: Contes à Ninon (novembre), premier livre de !'écri-
vain. Rencontre avec Gabrielle-Alexandrine Meley
qu'il épousera le 31 mai 1870. Quelques articles.
1865: Devient chroniqueur au Petir Journal et critique
littéraire au Salut public de Lyon. La Confession de
Claude (25 novembre).
1866: Entre à L' Evénement comme courriériste littéraire.
Il y fait du 27 avril au 20 mai la critique du Salon
de 1866, attaquant les gloires consacrées et défendant
Manet. Mes haines Guin), recueil des articles publiés
en 1865 dans Le Salut public, auquel il joint une étude
sur Taine.
Le Vœu d'une morte (novembre).
1867: Les Mystères de Marseille (juin), Thérèse Raquin
(décembre). Relations d'amitié avec de nombreux
peintres (Manet, Guillemet, Pissarro, etc.) et avec
Duranty.
1868: Collaboration au Globe (janvier-février); à L'Evé­
nement i1lustré (Salon de 1868 en mai-juin); à La Tri­
bune (qui publie sa causerie hebdomadaire du 14 juin
1868 au 9 janvier 1870). Conception du cycle des
Rougon-Macquart dont il envoie les premiers plans
à l'éditeur Lacroix à la fin de 1868 ou au début de 1869.
Début de ses relations avec les Goncourt. Etude élo-
CHRONOLOGIE 7
gieuse de ces deux écrivains dans Le Gaulois (22 sep­
tembre ). Madeleine Férat (décembre).
1869 : Collabore parallèlement au Rappel, au Gaulois,
à La Tribune.
1870: Entre à La Cloche (19 janvier) - Le Siècle com­
mence la publication en feuilleton de La Fortune des
Rougon (juin). Article sur Balzac dans Le Rappel
(13 mai).
Dégagé de toute obligation militaire comme fils de
veuve, il quitte en septembre Paris pour Marseille où
il fonde, avec Marius Roux, un quotidien éphémère :
La Marseillaise. Puis, il se rend en décembre à Bordeaux
où il tente vainement d'obtenir une sous-préfecture.
1871 : Correspondant parlementaire du Sémaphore de
Marseille et de La Cloche (« Lettres de Bordeaux »,
puis « Lettres de Versailles » après son retour à Paris
le 14 mars). En octobre, La Fortune des Rougon, premier
tome des Rougon-Macquart. La Cloche doit interrompre
la publication en feuilleton de La Curée, le 5 novembre,
sur intervention du parquet.
1872: Collaboration à La Cloche (suite des u Lettres de
Versailles », puis à partir du 4 mai, « Lettres. pari­
siennes», parmi lesquelles, le 15 septembre, un article
sur la morale des convenances : « Monsieur Nisard
n'avait point tort »); puis au Corsaire, suspendu le
23 décembre, à cause d'un article de Zola:« Le lende­
main de ]a crise. » La Curée sort en librairie (t. II des
R.-M.). Début de son amitié avec Flaubert, Daudet,
Tourgueniev.
1873: Le Ventre de Paris (t. III des R.-M.). Zola entre
à L'Avenir national pour tenir la rubrique des théâtres.
Première représentation de Thérèse Raquin le 11 juillet.
Il continue sa collaboration au Sémaphore de Marseille,
auquel il enverra du 17 février 1871 au 22 mai 1877
plus de 1 800 articles.
1874: La Conquête de Plassans (t. IV des R.-M.). Pre­
mière des Héritiers Rabourdin (3 novembre).
Nouveaux Contes à Ninon (novembre) : Zola y ras­
semble des contes et nouvelles qu'il a publiés dans la
presse depuis 1866, parmi lesquels « Mon voisin
Jacques»,« Les quatre journées de Jean Gourdon».
1875: Publication de La Faute de l'abbé Mouret (t. V des
R.-M.) dans Le Messager de l'Europe à Saint-Péters-
8 LES ROUGON-MACQUART
bourg. En mars, début d'une collaboration à cene
revue, qui durera jusqu'en décembre 1880 : études sur
George Sand, la critique, le théâtre, la poésie et le
roman contemporains qui, publiées par la suite en
France, soulèveront une vive émotion.
1876: Son Excellence Eugène Rougon (t. VI des R.-M.).
Zola devient critique dramatique au Bien public en
février. L' Assommoir paraît en feuilleton. Scandale.
1877: L'Assommoir (t. VII des R.-M.).
1878: Achat de la propriété de Médan. Première du
Bouton de rose le 6 mai. Une page d'amour (t. VIII).
Juillet 1878-août 1880 : Collaboration au Voltaire : Zola
pose le problème de la moralité dans la linérature,
fait campagne contre les politiciens et en particulier
contre les républicains au pouvoir, au nom de la vérité.
« La République sera naturaliste ou ne sera pas. »
1879 : Adaptation au théâtre de L' Assommoir par W. Bus­
nach et O. Gastineau (18 janvier).
1880: Nana (mars). Les Soirées de Médan (mai); en colla­
boration avec Maupassant, Huysmans, Hennique,
Céard et Alexis.
(20 septembre): début dans Le Figaro d'une campagne
qui durera un an. Il aborde souvent le problème de
l'éducation des filles et de la moralité dans la linérature.
Le Roman expérimental (décembre).
Deuils successifs : morts de Düranty (9 avril), de
Flaubert (8 mai), de sa· mère (17 octobre).
1881 : Première de Nana le 24 janvier.
. Le Naturalisme au théâtre (avril), Nos auteurs drama­
tiques (mai), Les Romanciers naturalistes (septembre)'
Documents liuéraires (décembre).
1882: Pot-Bouille (t. X). Une campagne (recueil des
articles publiés dans Le Figaro en 1880-1881). - Le
Capitaine Burie (novembre) (six nouvelles publiées
dans Le Messager de l'Europe, parmi lesquelles « L'inon­
dation n).
1883: Au Bonheur des dames (t. XI). - Première de
Pot-Bouille,· le 13 décembre.
Mort de Tourgueniev.
1884: La Joie de vivre (t. XII). En mars, Naïs Micoulin
(six nouvelles publiées. dans Le Messager, dont « La
mort d'Olivier Bécaille »).
CHRONOLOGIE 9
1885 : Germinal (t. XIII).
Campagne contre la censure au théâtre dans Le Figaro.
1886 : L'Œuvre (t. XIV). Rupture avec Cézanne.
1887: 16 avril, première de Renée, pièce tirée de La
Curée. La Terre paraît en feuilleton (t. XV). Cinq
jeunes écrivains, Bonnetain, Rosny, Descaves, Mar­
gueritte et Guiches publient dans Le Figaro, le 18 août,
un -manifeste contre La Terre et contre Zola.
1888: Première de Germinal le 12 avril. Rencontre de
Jeanne Rozerot, à Médan, au printemps. Le Rêve
(t. XVI).
1889 : Le 20 septembre naît Denise, fille de Zola et de
Jeanne Rozerot.
1890 : La Bête humaine (t. XVII).
1891 : L' Argent (t. XVIII). Séjour dans les Pyrénées en
septembre : Zola y forme le projet d'un roman sur
·Lourdes.
Naissance le 25 septembre de Jacques, deuxième enfant
de Zola et de Jeanne Rozerot.
1892 : La Débâcle (t. XIX). Deuxième séjour à Lourdes
du 19 août au 1 septembre.
er

1893 : Le Docteur Pascal, vingtième et dernier tome des


Rougon-Macquart.
1894: Lourdes, premier ouvrage des Trois Villes. Voyage
en Italie du 31 octobre au 15 décembre. Le capitaine
Dreyfus est condamné à • 1a déportation à vie pour
trahison, le 22 décembre.
1895: Du 1 décembre 1895 au 13 juin 1896 : nouvelle
er

série d'articles dans Le Figaro, publiés ultérieurement


sous le titre Nouvelle Campagne.
1896 (26 mai) : Rome.
1897 (15 février): Première à l'Opéra de Messidor, drame
lyrique d'Alfred Bruneau sur un livret de Zola.
Zola, convaincu de l'innocence de Dreyfus, publie
trois articles retentissants dans Le Figaro (25 novembre,
1 décembre et 5 décembre). Lettre à la Jeunesse
er

publiée sous forme de brochure le 14 décembre.


1898 : Lettre à la France (brochure le 6 janvier). « J'ac­
cuse », dans L' Aurore du 13 janvier.
Du 7 au 23 février, procès de Zola, condamné à un an
d'emprisonnement et 3 ooo F d'amende.
10 LES ROUGON-MACQUART

Paris (26 mars). Zola défend, dans L' Aurore, la


mémoire de son père ignominieusement attaquée par
Judet (28 mai). Condamné pour la deuxième fois, le
18 juillet, il fait défaut et quitte précipitamment la
France.
18 juillet 1898-5 juin 1899 : Exil en Angleterre.
1899 : Fécondiré, premier des Quatre Evangiles.
1900 : Trois articles de Zola sur son père, François Zola.
Le 14 décembre, loi d'amnistie pour tous les faits rela­
tifs à l'Affaire Dreyfus.
1901 : Travail. La Vérité en marche, recueil de tous les
articles concernant l'Affaire Dreyfus.
1902 (29 septembre) : Mort de Zola. - Anatole France
prononce son oraison funèbre le 5 octobre au cimetière
Montmartre.
1903 : Vérité.
1908 (6 juin): Transfert des cendres de Zola au Panthéon.
PRÉFACE

« La réalisation triomphale du rêve d'une jeune fille


p auvre. Elle épouse le prince charmant, la beauté, la
fortune, au-delà de tout espoir. C'est pourquoi tout doit
chanter. Elle, en blanc, délicieuse; lui, adorable. Le
couple de l'amour dans l'église mystique. » Telle est,
brièvement résumée par Zola lui-même, dans son dossier
préparatoire 1, l'intrigue du Rêve, l'histoire romanesque
de la « petite brodeuse aperçue sous un rayon de lune,
transfigurée en vierge mince de la Légende, adorée dans le
rêve » (chap. x), un conte de fées qui se déroule dans un
monde quasi mythique tout pénétré des belles légendes
de l'Eglise et de !'Histoire.
Le roman peut en effet apparaître, à un premier niveau
de lecture, comme la réalisation miraculeuse des vœux
qu'exprime Angélique au retour d'une promenade aux
ruines du château des Hautecœur : <1 Oh! ce que je vou­
drais, ce que je voudrais, ce serait d'épouser un prince...
Un prince que je n'aurais jamais vu, qui viendrait un
soir, au jour tombant, me prendre par la main et m'em­
mener dans un palais ... Et ce que je voudrais, ce serait
<J.U'il fût très beau, très riche, oh! le plus beau, le plus
nche que la terre eût jamais porté! Des chevaux que
j'entendrais hennir sous mes fenêtres, des pierreries dont
le flot ruissellerait sur mes genoux, de l'or, une pluie, un
déluge d'or qui tomberait de mes deux mains, dès que je
les ouvrirais ... Et ce que je voudrais encore, ce serait que
mon prince m'aimât à la folie, afin moi-même de l'aimer
comme une folle » (chap. 111).
Un tel conte bleu a de quoi surprendre, au premier
abord, les lecteurs de Zola habitués à d'autres sujets et à
I. Biblioth�quc nationale, N.A.F., Ms 10 323, f0 185.
12 LES ROUGON-MACQUART

d'autres couleurs. Pourtant il a toujours obtenu un succès


qu i peut étonner. En 1902, il atteignait le même tirage que
Germi11al, no ooo exemplaires. Même chose en 1927-
1928 : 187 ooo exemplaires. Au 31 décembre 1972, on en
avait vendu, en livre de poche, 607 713 exemplaires ...
Le Rêve se classait, pour le chiffre de vente dans cette édi­
tion, au cinquième rang après Germinal (1 133 683 exem­
plaires), L'Assommoir (805 140 ex.), Thérèse Raquin
(728 968 ex.) et La Bête humaine (668 127 ex.), mais
avant Nana (574 092 ex.) et La Terre (362 579 ex.) 1•
Là n'est pas le seul sujet d'étonnement que suscite ce
roman. Quand on considère, en effet, l'ensemble de la
série des Rougon-Macquarc, on est frappé par la place
qu'il tient, entre La Terre et La Bête humaine, deux des
œuvres les plus violentes. Zola avoue lui-même à son
correspondant Van Santen Kolff : « Si vous cherchez,
dans l'arbre généalogique, l'héroïne de mon nouveau
roman : Le Rêve, vous ne l'y trouverez pas, car c'est un
rejet nouveau que j'y ai enté. Vous savez que, dans le
dernier volume de la série, réservé au Docteur Pascal,
celui-ci développera l'arbre et l'établira définitivement.
C'est pourquoi je n'ai aucun scrupule à modifier légère­
ment l'indication hâtive que j'en ai donnée, en tête
d' Une page d'amour. » (5 janvier 1888.) Le sujet du Rêve
n'était en effet pas prévu dans les listes de projets que
!'écrivain adressa à l'éditeur Lacroix en 1868-1869 et en
1872. Paul Alexis, de son côté, ne fit aucune allusion à
l'œuvre lorsqu'il parla des desseins de son ami dans le
livre qu'il lui a consacré en 1882.
Ainsi, ce court roman, le plus court des Rougon­
Macquarc, pour lequel Zola a rédigé une de ses plus
longues ébauches - 93 feuillets - pose bien des ques­
tions. Comment, pourquoi, le romancier l'a-t-il écrit?
Comment s'insère-t-il dans la série des Rougon-Macquart
et, plus généralement, dans l'univers zolien? Ne le
classe-t-on pas, souvent avec quelque légèreté, dans la
catégorie des « livres pour jeunes filles », suivant en cela
les affirmations de l'auteur : « Ce qui fera la curiosité de
l'œuvre, ce sera qu'elle pourra être mise entre toutes les
mains, même entre celles des jeunes filles », ou encore
une certaine tradition familiale que rapporte Michel
Robida 2 : Zola aurait écrit Le Rêve po� sa filleule,
I. Renseignements fournis par le directeur de la collection.
2. Michel Robida, • Le salon Charpentier •• La Revue de Paris,
septembre 1955.
1 .
' PRÉFACE 13
Georgette Charpentier, alors âgée de 13 ou 14 ans, « qui
lui avait demandé si elle ne pourrait pas lire un de ses
livres » ?

La Terre avait commencé de paraître en feuilleton dans


le Gil Blas, le 29 mai 1887. Dès les premières livraisons,
les critiques se déchaînèrent. La violence des querelles
qui opposent parents et enfants autour des héritages, les
abominations de tous ordres qui accompagn ent les par­
tages, la folie charnelle et meurtrière qui s'empare de
certains personnages, la crudité de quelques scènes, les
viols, les coups, les haines farouches, effrayèrent.
A. France parla de 11 Géorgiques de la crapule ». Le
18 août, Le Figaro publia un texte injurieux signé par
Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul
Margueritte et Gustave Guiches : ces cinq jeunes gens
accusaient Zola << d'un violent parti-pris d'obscénité »
qu'ils attribuaient u à une maladie des bas organes », à "
u des manies de moine solitaire » , ou encore u au dévelop­
pement inconsciem d'une boulimie de vente, une habileté
instinctive du romancier percevant que le gros de son
succès d'éditions dépendait de ce fait que les imbéciles
achètent les Rougon-Macquart entraînés, non pas tant
par leur qualité littéraire, que par la réputation de porno­
graphie que la vox populi y a attachée n, etc.
Le scandale provoqué par La Terre était loin d'être
apaisé que Zola écrivait déjà, le 5 janvier 1888, les pre­
miers mots du Rêve dont il avait commencé à rassembler
la documentation en novembre 1887. Henry Céard et
Gabriel Thyébaut lui envoyèrent en effet les renseigne­
ments qu'il leur avait demandés, le premier, le 22 no­
vembre, le second, le 23 décembre. Le roman fut publié
dans La Revue illustrée qui paraissait tous les quinze jours,
à raison d'un chapitre par numéro, du 1er avril au
15 octobre 1888.
On peut donc admettre que Le Rêve est, en un sens,
une réponse aux détracteurs de La Terre; ou, mieux, une
pause après un roman extrêmement violent et audacieux,
selon le rythme qu'avait déjà suivi !'écrivain, intercalant
une œuvre « un peu popote, un peu jeanjean », selon ses
propres mots, Une page d'amour, entre L'Assommoir et
Nana. Mais on peut croire le romancier lorsqu'il assure :
« On a affirmé que, quand j'ai publié Le Rêve, c'était pour
14 LES ROUGON-MACQUART

apitoyer l' Acadérrùe sur mon sort, qu'en le faisant c'était


une façon de dire : voyez, je suis devenu gentil, bien
raisonnable, acceptez-moi en raison du livre ad hoc que
je viens de faire! C'eût été rrùsérable pour tout le monde,
et, vous le savez, indigne de moi 1. » Les dates suffisent
à ne pas mettre en doute sa sincérité : il ne parla d'une
P.Ossible candidature à l' Acadérrùe qu'en juillet 1888 et
il se présenta pour la prerrùère fois le 1er mai 1890. Sur­
tout il fit suivre Le Rêve de La Bête humaine qui n'avait
rien de « gentil » ni de « raisonnable »...

Les raisons qui le poussèrent à écrire Le Rêve sont


• autres. Elles sont complexes. On peut penser, avec
J. H. Matthews, qu'il a voulu relever le défi qu'avaient
lancé les Goncourt dans la préface des Frères Zemganno :
« Le réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau,
n'a pas en effet l'unique rrùssion de décrire ce qui est
bas, ce qui est répugnant, ce qui pue, il est venu au
monde aussi, lui, pour définir, _dans de l'écriture artiste,
ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore
pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et
des choses riches 2• » Plus profondément, Le Rêve révèle
à coup sûr la volonté que Zola avait de montrer qu'il
était capable de tout tenter, son désir d'étonner : « Mon
prochain roman, écrivait-il le 14 novembre 1887 à Van
Santen Kolff, sera une bien grosse surprise, une fantaisie
une envolée que je médite depuis longtemps. » Dési;
donc de surprendre les lecteurs, de raviver leur intérêt.
Il avait été, pendant quatre ans, employé au service de
la publicité chez Hachette; il savait comment on lançait
une œuvre et il s'employait certes à faire vendre les
siennes, sa seule source de revenus, pensant de surcroît
qu'un livre est fait pour être acheté et lu. Mais il est
vrai aussi qu'il était poussé par le très vif désir de se
renouveler, c'est-à-dire d'affronter tous les genres et
tous les sujets, de faire le tour des possibilités offertes
à !'écrivain, de rendre un compte exhaustif de l'homme.
Or on l'accusait d'en ignorer un aspect. cc Jamais homme
n'avait fait un pareil effort pour avilir l'humanité, écri­
vait Anatole France à propos de La Terre, insulter à

1. Cité par H. Mitterand, Le Rêve, édition de La Pléiade, t. IV,


p. 1620.
2. J. H. Matthews, c Zola's Le Rêve as an cxpcrimemal novel »•
The modern /anguage review, vol. Lli, avril 1957, pp . 187 à 194.
PRÉFACE 15
toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce
qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais homme
n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes ( ... ) Le
désir et la pudeur se mêlent parfois en nuances délicieuses
dans les âmes. M. Zola ne k sait pas. Il est sur la terre des
formes magnifiques et de nobles pensées; il est des âmes
pures et des cœurs héroïques. M. Zola ne le sait pas, etc. »
René Ternois le rappelle, des tendances nouvelles
apparaissaient alors en littérature : <t les romans psy­
chologiques, ou idéalistes, ou attendrissants, les romans
de Georges Eliot, des Russes, de George Sand, plai­
saient au public; ceux aussi où il y avait du mystère et
de l'inconnu; une réaction se manifestait contre le déter­
minisme, contre la littérature des milieux et des fata­
lités 1 ». Nul besoin de chicaner Zola sur l'imprécision
de ce qu'il écrivit, après avoir achevé son roman, à son
correspondant hollandais, Van Santen Kolff, le 16 no­
vembre 1888 : « Depuis des années, j'avais le projet de
donner un pendant à La Faute de l'abbé Mouret, pour que
ce livre ne se trouvât pas isolé dans la série. Une case
(le mot est révélateur de la méthode et des intentions
de !'écrivain) était réservée pour une étude de l'au-delà.
Tout cela marche de front dans ma tête, et il m'est
difficile de préciser les époques. Les idées restent vagues
jusqu'à la minute de l'exécution. Mais soyez certain que
rien n'est imprévu. Le Rêve est arrivé à son heure,
comme les autres épisodes. » Le romancier avait déjà
souligné, dans La Joie de vivre, puis· dans L'Œuvre, la
mode renaissante des idées religieuses dans la jeunesse
lettrée 2• Il fut à nouveau certainement sensible à l'évo­
lution des goûts et des esprits. « On a dit, écrit-il au
début de l'ébauche du Rêve, que le succès, le livre
attendu veux-je dire, serait « Paul et Virginie ,, refait.
Refaisons donc Paul et Virginie. - D'autre part, puis­
qu'on m'accuse de ne pas faire de psychologie, je voudrais
forcer les gens à confesser que je suis un psychologue.
De la psychologie donc, ou ce qu'on appelle ainsi ( !)
c'est-à-dire une lutte d'âme, la lutte éternelle de la pas­
sion et du devoir, ou une autre lutte : amour maternel et
passion, amour filial et autre sentiment » (f 0s 217-218). Il
confirme peu de lignes après : « J'y mettrais aussi le
1
1. René Ternois, Zola et so11 umps, p. n6, Belles-Lettres, Pnris.
2. Rappelons que la conversion de Claudel date du 25 dé­
cembre 1886.
16 LES ROUGON-MACQUART

moment, la réaction contre le naturalisme, l'impatience


de l'au-delà, le besoin d'idéal, la convulsion de la croyance.
Tout cela avec des rêves, toute une partie fantaisiste,
idéaliste très poussée » (Ms 10 323, f 0 222).
Lui-même d'ailleurs se passionna avec sa femme pour
les chasubles, les broderies et les ornements d'église,
suivant en cela les goûts et la mode de son époque. Il
apprécia le mouvement préraphaélite. Ses premiers
goûts l'avaient déjà poussé, en 1860, vers les peintures
d'Ary Scheffer dont il aimait spécialement la Françoise
de Rimini. Il éprouvait aussi une admiration particulière
pour Botticelli dont il parlera longuement dans Rome.
On sait que l'appartement de Jeanne Rozerot, qui devint
sa maîtresse en décembre 1888, était orné de grandes
reproductions photographiques d'œuvres de Botticelli,
de Pinturicchio. L'atmosphère comme épurée de ces
tableaux, leur sensibilité, leurs lignes, un certain mysti­
cisme, on les retrouve dans Le Rêve. Comme Poe-Bouille
ou La Joie de vivre, deux autres romans u improvisés »,
cette œuvre reflète ainsi directement l'époque où elle a
été écrite, ses préoccupations, ses goûts; elle donne les
réponses de son auteur aux questions qui se posaient.
On oublie « l'histoire naturelle et sociale d'une famille
sous le Second Empire », on oublie presque les Rougon­
Macquarc, pour pénétrer dans l'univers du romancier.
Ce fut le titre de son œuvre que Zola trouva le plus
facilement, ce qui est chez lui assez inhabituel; il hésite
souvent, en effet, dans ses dossiers préparatoires, entre
plusieurs formules. Ce qu'il écrivit alors est symptoma­
tique de ses intentions profondes : « Le Rêve sera le
titre du volume, et c'est surtout ce qui me plaît. Je
voudrais que le volume fût la partie de rêve dans la série,
la fantaisie, l'envolée, l'au-delà. Et cela serait franc
puisque le titre avertirait le lecteur : « Voilà du rêve, je
le dis, prenez-le comme tel. » Et alors, sans ironie trop,
il faudrait y mettre la vie telle qu'elle n'est pas, telle qu'on
la rêve : tous bons, tous honnêtes, tous heureux. Une vie
idéale telle qu'on la désire » (Ms 10 323, fos 226 et 227).
Ces généralités, les grandes lignes du sujet tel qu'il
l'avait alors esquissé : « je prends donc une jeune fille et
je raconte ses amours et son mariage (... ) Je finis en la
montrant heureuse, comblée de tendresse et de richesse,
entrant dans le paradis, et je ferme le livre sur ce « rêve
accompli » (ibid., f 0 228), sont révélatrices du côté fleur
PRÉFACE 17

bleue du romancier qui, comme son héros de La Con/es-


• sion de Claude - son double - avait « l'âpre besoin du
réel et les espérances menteuses et douces du rêve ».
« Laissez-moi rêver, implore Claude (...) Il me serait
doux de me sentir la pourpre aux épaules, non pour m'en
draper devant la foule, mais pour vivre plus largement
sous le riche et superbe tissu. Il me serait doux d'être
roi d'Asie, de rêver jour et nuit sur un lit de roses, dans
une de ces féeriques demeures, harems de fleurs et de
sultanes. Les bains de marbre aux fontaines parfumées,
les galeries de chèvrefeuille soutenues sur des treillages
d'argent, les immenses salles aux plafonds semés d'étoiles,
n'est-ce pas là le palais que les anges devraient bâtir pour
chaque homme de vingt ans ? La jeunesse veut à son
festin tout ce qui chante, tout ce qui rayonne. Lors du
premier baiser, il faut que l'amante soit toute de den­
telle et de bijoux, que la couche portée par quatre fées
d'or et de marbre, ait un ciel de pierreries et des toiles de
satin (...). Oh ! que la vie y serait jeune et passionnée ! »
Rêve qui n'est pas loin de celui que fait Angélique
lorsqu'elle attend la venue d'un prince charmant.
Ainsi, lorsqu'il y songe de façon plus précise, Zola
limite son sujet et il lui donne un contenu personnel. Il
semble avoir oublié son propos primitif, l'étude de « la
réaction contre le naturalisme, l'impatience de l'au­
delà, le besoin d'idéal, la convulsion de la croyance ». Le
mot u au-delà », ou le mot « rêve » - il les confond -
évoquent pour lui envolée, fantaisie, songe d'une vie
idéale de bonheur. Ils éveillent en lui un besoin très
ancien qui emplit ses lettres de jeunesse, de nombreux
vers et certains des Contes à Ninon ; très vivace aussi
puisqu'il persiste jusqu'à ses dernières œuvres, Les
Evangiles. Un besoin de se raconter de belles histoires,
d'entrer en plein paradis des merveilles. Rappelons seu­
lement qu'il aimait dès 1 860 Paul et Virginie, mais qu'il
en regrettait le .dénouement. Lui n'aurait pas fait mourir
l'héroïne. Angélique est semblable à l'image gracieuse
et blonde qui hantait ses rêves d'adolescent ...
Pour << mettre là (comme il se le propose) toutes les aspi­
rations de la jeune fille qui attend l'oiseau bleu» (f 0 234),
il lui suffisait de se rappeler ses propres attentes : il se
complaisait aux « charmes de l'amour platonique » et
tirait tout son bonheur d'un regard échangé avec une
jeune fleuriste. « C'est bien moins fatigant d'aimer ainsi,
avouait-il à Cézanne le 13 juin. 1860; je l'attends, mon
18 LES ROUGON-MACQUART

adorée, en fumant ma pipe. Puis les beaux r!ves ! Ne la


connaissant pas, je puis la doter de mille qualités, inven­
ter mille aventures délirantes, la voir, l'entendre parler
à travers le prisme de mon imagination. »
Angélique et Félicien, deux adolescents qui découvrent
eux aussi l'amour, éprouvent leur plus grande joie lors­
qu'ils s'adorent de loin. Ils se satisfont de longs échanges
de regards. Comme le jeune Zola, Angélique vit dans
l'attente de ces moments privilégiés. « Y avait-il un
bonheur plus grand que de · vivre de la sorte, le jour pour
le regard du soir, la nuit pour le regard du matin ? »
(chap. v). Car ces regards leur sont moyen de connais­
sance : 11 elle ne savait rien de lui et elle le connaissait au
point de lire ses pensées dans son regard. Il était venu,
elle l'avait reconnu, et ils s'aimaient » (chap. v). Et aussi
moyen de possession : ils s'appartenaient par eux, comme
Miette et Silvère 1 qui ne peuvent que contempler leur
image dans l'eau d'un puits. Si cette adoration à distance
leur est délicieuse, tout contact physique, au contraire,
les effraie : « Quand il lui tendit le fichu, leurs mains
par hasard se touchèrent. Ils tressaillirent, ils se COlltem­
plèrent, éperdus. Elle s'était reculée vivement, elle
demeura quelques secondes à ne savoir que résoudre,
dans la catastrophe extraordinaire qui lui arrivait. Puis,
tout d'un coup, affolée, elle prit sa course, elle se sauva »
(chap. v). 11 Là, rien que la fuite dans une peur véritable,
la peur de l'amour, de ramant. Elle se sauve, elle se
bam·cade », commente Zola dans son dossier, fo 77.
Miette et Silvère, Albine et Serge 2, avaient été pareille­
ment angoissés par le brusque éveil de leur sensualité,
pareillement séparés : « Je me sens loin de toi, avoue
Serge à Albine. Il y a quelque mur entre nous que mes
poings fermés ne sauraient abattre » (II, 12).
En reprenant inlassablement ce même thème de l'éveil
de l'amour chez des adolescents, Zola fait plus qu'étudier
ce que Michelet avait laissé de côté. « Tu dois savoir,
écrivait-il à Cézanne le 30 décembre 1859, que Michelet,
dans L'Amour, ne commence son livre que lorsque le
mariage est conclu, ne parlant ainsi que des époux et non
des amants. Eh bien, moi, le chétif, j'ai le projet de
décrire l'amour naissant, et de le conduire jusqu'au
mariage.» Il rêve à ce qu'il n'a pas connu : 11 Je ne connaî-

I. La Fortune des Rougon.


2. La Faute de l'abbé Mouret.
PRÉFACE 19

trai jamais, se lamente Claude 1, ce naïf tâtonnement des


caresses, cette innocence du couple qui ne sait comment
déchirer le voile. »
Zola révèle ainsi ses obsessions fondamentales; Le
Rêve tire ses sources du plus profond du romancier.
D'autres faits le confirment.
Lorsque Van Santen Kolff lui demanda quelques pré­
cisions sur la façon dont il avait composé l'œuvrc, il
répondit, le 16 novembre 1888 : « Non, je n'ai même pas
pris la peine d'aller en Picardie, visiter Coucy-le-Château.
Etant dans l'invention pure, je n'ai pas senti le besoin d'une
réalité immédiate. Tout cela est fait sur des documents
et surtout à toute volée d'imagination. » On sait que
l'écrivain s'est servi des sites de Cambrai, de Coucy et
de Chausny pour créer celui de Beaumont. Mais . cette
dernière cité, par sa séparation entre ville ancienne et
ville moderne, par l'atmosphère particulière de sa ville
haute, par sa configuration même, ne ressemble-t-elle
pas beaucoup plus au Plassans de La Fortune des Rougon
pour lequel Zola avait pris pour modèle, et pour cible
aussi, Aix-en-Provence, la ville où il passa sa jeunesse ?
Il y aurait d'ailleurs bien d'autres rapprochements à
faire entre Le Rêve et ce premier roman de la série, tout
nourri des souvenirs et des nostalgies de !'écrivain :
même thématique du mur, de la porte, de l'ombre et de
la lune; même histoire d'amour pur et passionné entre
deux adolescents; même décor aussi : un clos abandonné,
là des ruines habitées par quelques pauvres, ici des tas
de planches et des roulottes de gitans, etc. Bien d'autres
souvenirs d'enfance passent dans Le Rêve qui leur doit
certainement ses meilleures pages : ainsi la scène décrivant
la procession qui parcourt les rues de Beaumont en
l'honneur de sainte Agnès : u une procession telle que
j'en ai vu dans le Midi n, écrit-il dans son dossier pré­
paratoire (Ms 10323, f 0 III), une de ces processions fas­
tueuses qu'il regrettait encore en 1860. « Parle-moi un
peu des processions, demande-t-il à Cézanne le 1 3 juin.
C'est un temps de sainte coquetterie; sous prétexte
d'adorer Dieu dans ses plus beaux atours, on va se faire
adorer soi-même. » Il les avait évoquées dans un texte
paru dans La Cloche du 1er juin 1 872, et recueilli plus
tard dans les Nouveaux Contes à Ninon, qu'il faudrait
citer tout entier tant il est proche de certaines des pages
I. La Confession de Clallde.
20 LES ROUGON-MACQUART

les mieux venues du Rêve : « Il faut avoir vécu dans une


ville dévote et aristocratique, une de �es petites villes où
l'herbe pousse et où les cloches des couvents sonnent
les heures dans l'air endormi, pour savoir ce que sont
encore les processions de la Fête-Dieu... » Lorsqu'il fit
venir, au chapitre VII, Félicien dans la chambre d' Angé­
lique, ne se souvint-il pas aussi d'une des scènes qu'il
préférait dans le théâtre de Shakespeare et dont il parla,
avec enthousiasme, dans une de ses lettres à Baille : H l'en­
tretien des amants », Roméo et Juliette, « lorsqu'ils se
séparent à l'aurore naissante »?
Il est encore un autre fait plus remarquable. Zola
avait d'abord prévu, pour son roman, un dénouement
heureux, un vrai épilogue de contes de fées : « Je finis
en la montrant heureuse, comblée de tendresse et de
richesse, entrant dans le paradis. » Mais, à la fin de son
ébauche, il constate : u Un scrupule m'est venu dont
l'examen est plus grave. Faire Angélique triomphante à
la fin, et vivant, c'est répéter Denise 1• Des deux côtés,
c'est une jeune fille triomphant par sa vertu, arrivant à
la fortune; et il n'y a entre elles que des différences de
tempérament et de faits. L'idée est la même. Il faudrait
donc qu'Angélique ne triomphât pas ou mourût »
(Ms 10323, .fos 302 et 303). En fait, Zola retrouve, au
profond de lui, un schéma qui revient dans toute son
œuvre : Angélique meurt comme, avant elle, sont mortes
Odette, Fleur-des-Eaux� Marie, Miette, Albine, Cathe­
rine, dans leur premier et unique baiser. Ce baiser que,
volontairement, le romancier repousse, dans l'ébauche
du Rêve, au dénouement : « Je veux garder le baiser sur
la bouche pour le dénouement » (f0 102).
Comme l'adolescent Zola rêvait d'amours platoniques,
éternellement passionnées, d'amantes qui seraient à la
fois sœurs et femmes, Angélique rêve elle aussi d'absolu :
« Nous serions très jeunes, très purs et très nobles, tou­
jours, toujours ! » (chap. III). Ainsi, plus que la mièvre
réalisation des désirs d'une jeune fille pauvre, le roman
dit à la fois - son titre le révèle - l'impossible concilia­
tion de la passion et de la pureté, et la peur de la désillu­
sion. Une réflexion du dossier préparatoire exprime
clairement cette angoisse : « Elle ne veut . pas aimer,
parce qu'elle sait qu'on est malheureux » (Ms 10323, f0 255).
Lorsque Angélique sort du monde ombreux de ses rêve s
I. Au bonheur des dames.
PRÉFACE 21

pour entrer, au bras de son époux, dans la lumière crue


de la réalité, elle ne peut que mourir parce qu'elle a alors
atteint le sommet du bonheur absolu, passionné mais
enc9re pur. « N'était-elle pas allée jusqu'au bout du
bonhelll' ? N'était-ce pas là que la joie d'être finissait ? »
Joie qu'elle atteint par la seule contemplation de l'anneau,
symbole du lien éternel qui la lie à Félicien. Le rêve de
pureté et de jeunesse éternelles qu'elle poursuit, ne peut
se développer qu'à l'ombre de la cathédrale et dans sa
paix sépulcrale, ou à la clarté limpide et métamorpho­
sante de la lune. Le roman témoigne ainsi du rêve nostal­
gique que poursuivait Zola d'un bonheur d'où le corps
serait exclu et qui serait à la fois protégé du temps et de
la société, de « sa conception catastrophique, infernale du
corps et des instincts ,,, pour reprendre les termes qt��
Jean Borie emploie dans son livre 1•
Le Rêve est ainsi un roman de la pureté et de l'inno­
cence, du blanc et de la blancheur. Neige qui enveloppe
Beaumont, robes blanches d'Angélique et de sa mère,
blancheur de la lessive qui sèche, clarté de la lune, Zola
bâtit toute l'œuvre autour de cette couleur, comme il
avait bâti Germinal autour, essentiellement, du rouge
et du noir. Les premières lignes de l'œuvre introduisent
le symbole que nous soulignons dans le texte : « Debout
sur son pilier, avec sa palme blanche, son agneau blanc, la
statue de la vierge enfant avait la pureté blanche, le corps
de neige immaculé, dans cette raideur immobile du froid,
qui glaçait autour d'elle le mystique élancement de la
virginité victorieuse. Et, à ses pieds, l'autre, l'enfant
misérable, blanche de neige, elle aussi, raidie et blanche à
croire qu'elle devenait de pierre, ne se distinguait plus
des grandes vierges. »
Mais toute cette blancheur est une blancheur de mort.
Dès le début du roman, Zola allie les deux idées : << raidie
et blanche à croire qu'elle devenait de pierre ». Car le
désir de pureté est refus de la vie.
Le blanc est la couleur préférée d'Angélique, toujours
vêtue de blanc : « Le blanc c'est toujours beau, n'est-ce
pas ? Certains jours, avoue-t-elle à Félicien, j'en ai assez
du bleu, du rouge, de toutes les couleurs; tandis que le
blanc est une joie complète dont jamais je ne me lasse.

1 . Jean Borie, Zola ,t les mythes, ou d, la Nausi, au Salut, Seuil,


Paris, 1971.
22 LES ROUGON-MACQUART

Rien n'y blesse, on voudrait s'y perdre. » Confession


révélatrice. Sa chambre, tout en haut de la maison des
Hubert, n'est que « nudité blanche », pureté, retenue.
Rien de commun entre cette chambre passée à la chaux
et celle de Renée, tout entière « grande alcôve », « lit
immense 1 », ou même celle d'Albine dont les murs sont
couverts de peintures à demi effacées, « jolies indécences
de boudoir ». La tenture du lit d' Angélique, cc une
ancienne perse rose à bouquets de bruyère », est « si
pâlie qu'elle était devenue d'un rose éteint, soupçonné
à peine »; les meubles sont cc vénérables », cc l'énorme lit
surtout gardait la majesté de son grand âge ».
Mais cette chambre qui est l'asile protecteur par excel­
lence, elle retient Félicien qui est venu trouver celle qu'il
aime, « poussé par la passion et le désir », et le rend « plus
candide et plus faible qu'un enfant » (chap. VII), se fait
aussi prison. C'est la vue de sa blancheur. << Jamais la
chambre ne lui avait paru si blanche, les murs blancs,
le lit blanc, l'air blanc comme empli d'une haleine
blanche » (chap. XII) - qui retient la jeune fille et l'em­
pêche de partir avec celui qu'elle aime : cc C'est comme si,
tout d'un coup, la porte se soit murée et que je ne puisse
sortir. »
La clarté de la lune - lumière de l'astre ou ailes des
vierges protectrices ? - transforme la pièce en sanctuaire.
Ses ondes purificatrices, d'une limpidité de cristal, méta­
morphosent paysage et chambre en lieux de rêves surna­
turels : « le miracle l'entourait de toutes parts, flottant sur
le lac mystérieux de la lune » (chap. IV). Elle purifient les
rencontres des jeunes gens qui vivent alors, l'un près de
l'autre, dans une extase quasi divine : Angélique est
« adorante comme une sainte fille aux pieds de Jésus »
(chap. IX) ... Mais l'arrivée du jour déchire le mystère et
l'harmonie, et leurs rencontres dans le Clos Marie,
l'après-midi ou dans le soir qui tombe, n'ont en rien
cette sérénité délicieuse.
A force de lire les histoires des vierges de La Légende
dorée, à force de vivre à leur seul contact, Angélique perd
peu à peu toute matérialité. Elle n'est plus, à la fin de
l'œuvre, qu'une vision.
Zola avait d'abord choisi le prénom de Marguerite.
I. La Curée, chap. IV : • Il semblait que la pièce entière fClt un lit
immense, avec ses tapis, ses peaux d'ours, ses sièges capitonnés, ses
tentures matelassées qui continuaient la mollesse du sol Je long des
murs jusqu'au plafond. •
PRÉFACE 23

Il préféra celui plus symbolique d' Angélique - il n'hésite


pas, dans son dossier préparatoire, à jouer sur le mot :
« Pas une mort triste, une disparition angélique. Elle reste
Angélique » (f 0 303.) - plus proche aussi du nom de la
sainte à laquelle il assimile peu à peu la jeune fille : il
peut ainsi s'adonner aux variations Angélique, ange,
Agnès, agneau...
Mais Angélique ne se borne pas à ressembler physi­
quement << à une petite vierge de vitrail ». Sa vie, sa mort,
s'identifient peu à peu à celles de sainte Agnès.
C'est en effet l'histoire de cette sainte qui est sculptée
sur le tympan du portail de la cathédrale de Beaumont
• sous lequel s'abrite, aux premières lignes de l'œuvre, la
petite Angélique. Cette histoire, au seuil de l'histoire,
offre d'emblée, comme en miroir, celle de l'héroïne.
Zola l'a intentionnellement mise en relief en tête de son
roman, en modifiant la documentation qu'il avait ras­
semblée. Pour décrire le portail de l'église, il a pris pour
modèle celui de l'église abbatiale de Vézelay, à propos de
laquelle il avait relevé des notes dans des ouvrages df
Viollet-le-Duc 1• Mais il a substitué au Christ en gloir,
qui orne le plus souvent les tympans des portails romans,
une statue de sainte Agnès. Substitution qui donne, dès
le début, son sens à la vie d'Angélique. A l'assomption de
la sainte (« Au sommet du tympan, dans une gloire,
Agnès est enfin reçue au ciel, où son fiancé Jésus l'épouse,
toute petite et si jeune, en lui donnant le baiser des
éternelles délices »), répond aux dernières lignes du
roman, celle d' Angélique : en haut des marches de
l'église, dans l'encadrement des portes grandes ouvertes
de la cathédrale, elle disparaît, alors qu'elle donne le
premier et le dernier baiser à son époux Félicien, qui
ressemblait à un <1 Jésus superbe >>, et qu'elle attendait
comme Jésus. « Mais c'est Jésus que je veux ! » s'était­
elle écriée en réponse à sa mère qui lui reprochait ses
r�ves de grandeur.
Sainte Agnès s'est faite la « gardienne de son corps ».
Protégée par elle, Angélique n'est plus, elle-même, que
blanche vision : « elle ne sentait plus son corps, volait
l. Les f0• 103 à 138 du dossier pr�paratoire sont des notes group�es
sous le titre • L'�glise Sainte-Marie. Notes Viollet-le-Duc. Notre­
Dame •· Zola 11 pris en particulier des notes sur l'article Porte du
Dictio11naire raiso11ni de l'architecwrc fra,1çaise de Viollet-le-Duc, et
sur l'nrticle concernant Notre-Dame dans le Grand dictionnaire 1miver-
1e/ du XIX• si�c/e de P. Larousse.
24 LES ROUGON-MACQUART

aux pures délices », « elle ne pesait plus rien, elle était si


légère que, plaisantant, sa mère s'en étonnait, lui disait
de ne pas bouger davantage si elle ne voulait point
s'envoler » (chap. x1v).
C'est que le rêve ne peut que conduire à la mort car
il est folie : « quelque chose de naïf et de déréglé ». « Bien
marquer que c'est de la folie, du rêve », insiste Zola, dans
son dossier préparatoire, lorsqu'il parle du rêve d'Angé­
lique (Ms 10323, f 0 43, plan du chapitre 111). Les deux
mots sont pour lui équivalents. La jeune fille se coupe de
la réalité, elle refait un autre monde avec ses lois propres
qui n'ont rien à voir avec celles de la vie : « C'est le
miracle qui est l'ordre, la règle de la nature» (Ibid., f 0 67).
• Le retour à la réalité, obligatoire, sera douloureux. Zola
en avait fait lui-même la triste expérience en 1860 et en
1861 : t< Parmi les réalités navrantes qui viennent
assombrir notre jeunesse, il en est une contre laquelle se
brise chaque cœur généreux, la désillusion de l'amour »
(lettre à Baille, sans date). De cette désillusion était
sortie La Confession de Claude et aussi certaines réflexions
qui pourraient être un commentaire du roman de 1888.
Il écrivait à ce même ami, le 22 avril 1861, critiquant
Victor de Laprade : cc Ne s'adressant qu'à l'âme, il feint
d'oublier que cette âme est entièrement liée au corps,
que l'homme n'est pas un ange seulement, mais qu'il tient
aussi à la brute par plusieurs côtés. » Et il ajoutait :
te L'homme tient donc de la brute et de l'ange, et c'est
justement . ce mélange qui constitue ce que l'on est
convenu d'appeler l'élément humain, c'est justement de la
lutte éternelle de l'âme et du corps que naît la morale. »
Ce qui pourrait expliquer la place du roman dans la série
des Rougon-Macquart, entre La Terre et La Bêce humaine,
deux œuvres où se déchaînent les instincts.
Plus généralement, Le Rêve s'insère parfaitement dans
l'ensemble des volumes. Le roman reprend un thème
fondamental de l'œuvre qui reflète le drame intime de
!'écrivain : la lutte toujours renaissante entre le rêve et la
réalité, malgré les désillusions de l'idéal. « Va, va, te
voilà partie! Tu as beau te corriger, c'est emporté à
chaque fois, comme par un grand vent », disait Hubertine
à sa fille (chap. 1x). Les deux jeunes idéalistes de La
Fortune des Rougon, Miette et Silvère, Florent dans Le
Ventre de Paris, Etienne même et les mineurs de Ger­
minal à qui il fait entrevoir un monde paradisiaque, sont
tués par la société à laquelle ils voulaient échapper par
PRÉFACE 25
leurs rêves utopiques. Claude Lantier préfère à son
épouse bien vivante, la Femme nue de son tableau.
Christine essaie en vain de le réveiller de son « rêve
exaspéré de créateur» pour le ramener à"la vie: 1c-Réveille­
toi, lui crie-t-elle, ouvre les yeux, rentre dans l'exis­
tence»; il se pend, rué par son rêve. « Notre génération,
commente Sandoz-Zola, a trempé jusqu'au ventre dans
le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés
quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller,
prendre des bains de réalité violente, la tache s'entête,
toutes les lessives du monde n'en ôteront pas l'odeur »
(L'Œuvre, chap. xn).
Quel que soit le domaine dans lequel il se développe
ou entraîne, le rêve mensonger débouche toujours sur
la tragédie.
Le monde du Rêve est en effet celui de l'ombre et de
la mort, celui des interdictions. Hubertine, la Mère,
mère adoptive d'Angélique, sorte de réincarnation de
l'aïeule terrible qui, du cimetière, accable sa fillç de sa
malédiction; Monseigneur, le Père, père de Félicien et
père spirituel d'Angélique, ne cessent de lutter contre les
autres et contre eux-mêmes, d'interdire : « Jamais ! »,
répète l'évêque de Beaumont. « Tu me promets de ne
jamais revoir ce jeune homme et de ne plus songer à cette
folie de l'épouser », ordonne Hubertine à sa fille.
Les personnages du roman se divisent en deux caté­
gories, et cette répartition est valable pour les vivants
comme pour les morts. Il ne s'agit pas de l'opposition
traditionnelle qu'on attendrait, étant donné le sujet de
l'œuvre (le mariage de deux jeunes gens), entre parents
et enfants, entre jeunes et vieux, ou même de l'antago­
nisme entre riches et pauvres; mais d'une opposition
entre des êtres forts et d'autres êtres, non pas faibles,
mais fragiles et vulnérables. D'un côté, Hubertine qui a
derrière elle tout un code moral hérité de son enfance
-bourgeoise, sa mère et Monseigneur, le soldat, le chef,
tous trois raisonnables, rigides, capables de briser leurs
élans et ceux des leurs. De l'autre, les passionnés, les
rêveurs, qui sont aussi les artistes, des « ouvriers pri­
mitifs », Zola le répète dans son dossier et il en fait le
thème de plusieurs scènes de son roman : Angélique,
brodeuse exceptionnelle d'habileté et de sensibilité ;
Félicien, « profondément sensible à la musique » et à
certaines voix, peintre-verrier, << un artiste qui fait cela
LES ROUGON-MACQUART

par goût 1> (f 0 78), capable de se prendre d'amour pour


une vision ; Hubert, de la vieille lignée des brodeurs, le
« mystique » qui « s'emballe avec Angélique, lui qui a
enlevé sa femme et la comprend nùeux qu'Hubertine »
(f 0 44); et, avant eux, les jeunes filles et les jeunes femmes
rêveuses et passionnées, les « Mortes heureuses », Lau­
rette, Balbine, la mère de Félicien...
A ces traits de caractère spécifiques correspondent des
caractéristiques physiques propres à chacun des groupes.
Hubertine est « une femme très belle, une brune forte )),
au « calme visage », au « grand air fort et doux », « d'une
correction admirable de statue », « l'image de l'équilibre
bourgeois, de la placidité heureuse » (f 0 251). Monsei­
gneur a (( la taille haute, mince et noble (.;.) ses yeux
d'aigle luisaient, son nez un peu fort accentuait l'autorité
souveraine de sa face, adoucie par sa chevelure blanche ».
Par contre, Angélique ressemble à une vierge de vitrail,
blonde, (( la face allongée, le col surtout très long, d'une
élégance de lis, sur des épaules tombantes ». Félicien, lui
aussi blond, ressemble (< au saint Georges, à un Jésus
superbe ». Hubert a le (< visage tourmenté », le (< front
bossu ». D'un côté l'équilibre et une certaine froideur;
sans cesse, reviennent, dans le dossier préparatoire, pour
définir Hubertine ou Monseigneur, les mots : correct,
correction. De l'autre, la sensibilité, le rêve, mais aussi
une certaine fragilité, la tendance à se troubler, à rougir,
à /< s'emballer ».
Le roman voit s'opposer les deux groupes et cette lutte
entre passion et devoir, élans et raison qu'ils personni­
fient, se déroule aussi dans l'âme même des personnages.
Une scène donne, par sa symbolique funèbre, l'éclairage
et l'issue de ce combat entre la vie et la mort. Lorsque An­
gélique, poussée par son amour, va tenter de fléchir le
père de Félicien, elle l'aborde dans la chapelle des
Hautecœur, une « des plus plus enterrées, une des plus
sombres de l'antique abside romane », une chapelle­
caveau, Zola insiste longuement : « Pareille à un caveau
taillé dans le roc, étroite et nue (... ) L'autel, en marbre
blanc et noir, sans ornement aucun, avec son Christ et sa
double paire de chandeliers, ressemblait à un sépulcre »
(chap. x). Angélique ne peut qu'être étouffée et
vaincue.
Cette opposition est, en fait, beaucoup plus complexe
qu'il ne le semble à prenùère vue. Sa rigidité n'est qu'ap-
PRÉFACE

parente. Les cinq personnages principaux du roman ont


tous été entraînés par la passion. Zola enchâsse leurs
trois histoires d'amour les unes dans les autres, tisse
autour de celle d' Angélique et de Félicien un réseau
d'échos, de contre-points qui lui donnent un sens et
l'orientent. Les deux jeunes gens sont comme prisonniers
des remords et des regrets de leurs parents qui tuent en
eux la vie, comme ils s'acharnent à la tuer en eux. Mon­
seigneur de Hautecœur « avait cru oublier, dompter la
passion » qu'il avait éprouvée, vingt ans auparavant, pour
son épouse; « mais elle renaissait avec un emportement
de tempête. ( ... ) Ah! la passion, la bête mauvaise, qu'il
aurait voulu écraser, pour retomber à la paix anéantie
de l'amour divin ! » (chap. x). Il veut protéger son fils de
la femme, il aurait aimé le voir entrer dans les ordres.
Hubertine rappelle sans cesse à son mari leur faute passée;
elle se fait volontairement dure; elle craint pour sa fille
Angélique un mariage scandaleux, « en dehors des condi­
tions ordinaires du bonheur » (chap. IX), qui se ferait
contre l'assentiment des parents ! « Voyons, ma chérie,
tu n'épouserais pourtant pas ce garçon malgré nous tous,
malgré son père. » Elle lui confesse sa propre histoire, ses
remords, la mort de son enfant, ce qu'elle ne lui avait
j amais dit encore. Elle blesse la jeune fille, comme le père
de Félicien avait blessé son fils.
Hubertine, comme l'évêque de Beaumont, craignent
le « mal », ce qu'ils appellent le « péché héréditaire »,
c'est-à-dire ces forces obscures qui viennent de l'inconnu,
du lointain du corps, et bouleversent irrémédiablement
l'être et aussi l'ordre social, l'histoire qui éternellement
recommence:- « Elle l'implorait, elle courbait de nouveau
le front (... ) Ah! cette enfant éperdue à ses pieds, cette
odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa nuque ployée
devant lui! (... ) Celle dont le souvenir le torturait, après
vingt ans de pénitence, avait cette jeunesse odorante, ce
col d'une fierté et d'une grâce de lis. Elle renaissait »
(chap. x).
Aussi, se développe-t-il, dans l'œuvre, une thématique
du mur et de la porte, du devoir et de l'abandon, que l'on
pourrait rapprocher de celle qui se développe dans d�ux
autres romans, le premier et le dernier de la série, LA
Fortune des Rougon et Le Docteur Pascal. Le Rêve prend
ainsi une place privilégiée. Il est une étape importante
dans le cheminement de Zola.
28 LES R(?UGON-MACQUART

Angélique vit comme hors du temps et hors du monde,


à l'ombre de la cathédrale, dans un univers étroit, pro-
tégé par de nombreuses barrières.
Beaumont-l'Eglise, la ville haute, entourée de rem­
parts, fermée à toute nouveauté et comme à l'écart de la
vie moderne, « mille âtnes à peine, serrées, étouffées,
au fond de ses rues étroites », ressemble à un cloître. Elle
est écrasée par la cathédrale, « la mère, la reine énorme
au milieu du petit tas de maisons basses, pareilles à une
couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre »,
qui," seule, l'anime d'un semblant de vie; car le temps
paraît s'être arrêté, à son ombre, depuis des siècles.
L'existence que mènent ses habitants, et les Hubert en
particulier, est celle que t1 les aïeux y ont menée de père en
fils, depuis cinq cents ans » (chap. n). 1c De là, cette âme
d'un autre âge, cet engourdissement religieux dans le passé,
cette cité cloîtrée qui l'entoure, odorante d'un vieux
parfum de paix et de foi. »
A l'intérieur de ce monde clos et immobile, la maison
des Hubert forme un îlot encore plus isolé. Elle est
refermée sur elle-même; aucun écho du quartier somno­
lent n'y pénètre. Mise à part la chambre des maîtres qui
seule a été modernisée et dans laquelle Angélique ne
pénètre guère, rien n'a été changé depuis l'origine.
« Depuis le milieu du siècle dernier, pas une modification
ne s'était produite dans l'aménagement de l'atelier »;
la cuisine, « l'ancienne salle commune », a été, elle aussi,
« conservée presque intacte ». De plus, l'étroite maison
ne fait qu'un avec la cathédrale au flanc de laquelle elle
est accrochée. Elle est « scellée à ces vieilles pierres,
fondue en elles, vivant de leur sang »; bruits, parfums
mêmes passent à travers les murs.
Pour Angélique, il n'existe aucune échappée sur le
monde extérieur et sur ce qu'il pourrait apporter de
nouveauté et de mouvement. La fenêtre du salon, de
laquelle elle s'approche rarement, offre toujours « la
même échappée immuable, la rue butant contre la porte
Sainte-Agnès ». L'atelier et sa chambre, les deux pièces
dans lesquelles elle vit, donnent sur un étroit jardin,
véritable cloître, barré par la masse colossale de la cathé­
drale qui y projette une « ombre religieuse, sépulcrale
et pure ». Son horizon se limite à l'ancien verger des
moines, le Clos Marie, lui aussi « enclavé de toutes parts ».
Il est fermé par le rideau que forment les arbres touffus
du parc de l'hôtel de Voincourt, ou ceux du jardin de
PRÉFACE 29
l'Ev�ché dont la porte, <c vieille grille garnie de volets (...),
devait être condamnée depuis longtemps ».
De ce monde mystique, tout entier replié sur le passé,
et les traditions, Angélique ne sort guère. Elle a appris
l'antique métier de brodeuse d'ornements sacerdotaux,
et vit dans l'atelier des Hubert, au milieu d'une <c florai­
son de splendeurs sacrées ». <c D'un bout de l'année à
l'autre, que de merveilles, éclatantes et saintes, lui pas­
saient par les mains ! Elle n'était que dans la soie, le
satin, le velours, les draps d'or et d'argent ,, (chap. III).
Par son attitude et sa façon de concevoir l'éducation,
Hubertine tend à resserrer les limites de cet univers, et,
en conséquence, en la coupant du réel, à favoriser, chez
sa fille, le goût du prodige et du merveilleux. cc Son
ignorance de l'histoire élargissait les faits, les reculait
au fond d'une prodigieuse légende » (chap. m). Ce
qu'elle constate avec effroi : c< Tu me ferais repentir de
t'avoir élevée dans cette maison, seule avec nous, à
l'écart de tous, ignorante à ce point de l'existence... Quel
paradis rêves-tu donc ? Comment t'imagines-tu le
monde ? » ( Ibid.)
Regrettant amèrement en effet l'abandon qui l'a pous­
sée à aimer et à épouser un jeune brodeur malgré
l'interdiction de sa mère, Hubertine dresse autour de la
jeune fille des barrières morales stérilisantes. Elle a
obtenu de ne pas l'envoyer à l'école, par peur des mau­
vaises fréquentations. « Elle pratiquait cette opinion
ancienne qu'une femme en sait assez long quand elle
met l'orthographe et qu'elle connaît les quatre règles »
(chap. n). Surtout, 1< faisant le silence et le froid autour
d'elle, dès qu'elle la sentait s'énerver, les yeux fous, les
joues brûlantes », elle enseigna à l'enfant <c le renoncement
et l'obéissance, qu'elle opposait à la passion et à l'orgueil.
Obéir, c'était vivre. Il fallait obéir à Dieu, aux parents,
aux supérieurs, toute une hiérarchie de respect, en
dehors de laquelle l'existence déréglée se gâtait » (chap. u).
La seule lecture d' Angélique est celle de La Légende
dorée, ce qu' Anatole France reprocha à Zola : cc Ces
légendes gothiques, devenues suspectes aux théologiens,
ne sont maintenant connues que des archéologues. En
faisant vivre son Angélique dans ce petit monde poétique
qui emplissait de joie et de fantaisie les têtes des paysannes
du temps de Jeanne d'Arc, il a fait un étrange anachro­
nisme. Il est vrai qu'il suppose que son héroïne a décou­
vert elle-même toute cette fécrie chrétienne dans un vieux
LES ROUGON-MACQUART

livre du xvie siècle. Mais cela est bien invraisemblable.


11 En réalité, ce qu'apprend une petite fille élevée
comme Angélique dans la piété, à l'odeur de l'encens,
ce n'est point la légende dorée, ce sont les prières, l'or­
dinaire de la messe, le catéchisme; elle se confesse, elle
communie. Cela est toute sa vie 1. 11
Si Zola a choisi cette lecture, ce n'est pas, semble-t-il,
pour affirmer son rationalisme, n'ayant 1c visiblement
retenu que ce qu'il y a d'absurde dans un merveilleux
chrétien qui ne présente guère de différences avec le
merveilleux païen » 2 • Comment affirmer que le merveil­
leux de ces histoires c1 aussi belles que des romans », CJ,UÎ
passionnent Angélique au point de lui faire oublier la vie,
ne le séduit pas encore par certains côtés ? N'y retrouve­
t-il pas - et c'est presque uniquement ce qu'il retient
,, dans ses notes - certaines de ses aspirations les plus
profondes? Dans ce monde du prodige, en effet, 1< Vir­
ginité est sœur des anges, possession de tout bien, défaite
du diable, seigneurie de foi ». <1 La prospérité, la santé
sont en mépris, la joie commence aux privations qui
tuent le corps », la mort est joyeuse. Les saintes, amies
d'Angélique et ses compagnes de chaque instant, ont
toutes été protégées de la souillure et de la tentation par
leur divin époux, Jésus. Elles vivent auprès de lui une
vie de délices éternelles. Aussi comprend-on le souhait
de la jeune fille : <c Ah! mourir d'amour comme elles,
mourir vierge, éclatante de blancheur, au premier baiser
de l'époux ! » (chap. XII). Sainte Agnès est, contre les
abandons, la gardienne et le modèle : « En somme, note
Zola dans son dossier préparatoire, Agnès c'est le renon­
cement à la chair pour l'amour divin, le renoncement au
mariage, la vierge enfant qui renonce à la passion humaine
et qui meurt par chasteté. »
Mais si Angélique atteint à <c la beauté des saintes déli­
vrées de leurs corps », lorsque Félicien vient la retrouver
dans sa chambre pour l'enlever, ce n'est qu'au prix d'un
long et pénible combat; la passion qui, brutalement,
avec la poussée de la vie, s'empare de l'adolescente, lutte
contre le devoir et les peurs qu'on lui a inculqués. <c Tou­
jours des fougues l'emportaient, des fautes se déclaraient,
par des échappées imprévues, dans des coins d'âme qu'on
avait négligé de murer » (chap. 11). <c Puis, un flot de sang

I. Le Tm,ps, 21 octobre 1888.


.2.. Prffacc du Rêve, L'intégrale, P. Cogny, Seuil, Paris.
PRÉFACE 31
montait, l'étourdissait; sa belle santé, sa jeunesse ardente
galopaient en cavales échappées; et elle se retrouvait avec
son orgueil et sa passion, toute à l'inconnu violent de son
origine » (chap. XI).
Elle est bouleversée par « la fièvre anxieuse de sa
puberté n. « Des chaleurs du sang lui battent les tempes. »
L'odeur violente des parfums que le vent lui apporte
du jardin de !'Evêché lui « noie le cœur ». « L'enveloppe­
ment, autour d'elle, continuait, augmentait chaque soir,
comme si l'horizon se fût rétréci et l'eût oppressée. Les
choses pesaient sur son cœur, les voix maintenant bour­
donnaient autour de son crâne, sans qu'elle les entendît
plus clairement. C'était une prise de possession lente,
toute la nature, la terre avec le vaste ciel, entrant dans
son être » (chap. IV). La description de ce qu'elle voit et
de ce qui provoque son émoi : le jardin touffu et invisible
de !'Evêché dans lequel elle rêve de pénétrer, « le grand
paulownia en fleur dont l'énorme bouquet violâtre
apparaissait entre deux ormes du jardin des Voincourt »,
la cathédrale elle-même hérissée de clochetons, d'aiguilles,
de pinacles, les donjons des Hautecœur, rend compte du
contenu très sensuel de ses rêveries, de son éveil à la vie
que provoque l'éveil à la vie - parallèle - de toute la
nature, car la scène se passe au printemps.
Comme Miette ou Albine, Angélique est prête à s'aban­
donner : « Elle se donnait, dans un don de toute sa per­
sonne. C'était une flamme héréditaire rallumée en elle
(.. :) S'il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignorant
tout, cédant à la poussée de ses veines, n'ayant que le
besoin de se fondre en lui » (chap. vu). « La faute doit
être sereine, affirmait déjà Zola dans le dossier prépa­
ratoire de La Faute de l'abbé Mouret. Tout pousse à cela 11
(Ms 10294, fo 47).
Ces forces obscures l'amènent à ouvrir les portes de son
univers pour aller rejoindre Félicien dans le jardin de
!'Evêché. Zola insiste sur la valeur symbolique de ce
geste libérateur : « elle ouvrit sa porte qu'elle ne referma
même pas (... ) elle sortit dans le jardin par la cuisine, et
elle oublia encore de refermer le volet (...) elle gagna la
petite porte qui donnait sur le Clos-Marie, la laissa égale­
ment toute grande derrière elle » (chap. 1x). Elle pénètre
dans le domaine de Félicien par la grille condamnée
depuis longtemps, mais dont le jeune homme a retrouvé
la clef; pour rejoindre Miette, Silvère, pareillement, avait
su retrouver la clef de la porte que son aïeule avait fait
LB llAvB :z
LES ROUGON-MACQUART

percer pour aller retrouver son amant, et qu'elle avait


condamnée à la mort de Macquart; lorsque Clotilde
entraînera le docteur Pascal dans sa chambre, lui aussi
laissera sa porte grande ouverte derrière lui.
Il est ainsi possible de retrouver dans Le R&e un
réseau de symboles, d'images, qui, non seulement,
insèrent l'œuvre dans la suite romanesque dont elle fait
partie, mais qui permettent d'étudier en profondeur
l'univers de son créateur, ses pulsions fondamentales,
sa structure.

L'ébauche du Rêve se fait en effet l'écho d'une crise


que traversait Zola, alors âgé de 48 ans, avant même. de
rencontrer Jeanne Rozerot qui n'entrera au service de
Madame Zola qu'à la fin du printemps de 1888. Le pre­
mier sujet qu'il avait trouvé pour son roman, et auquel il
renoncera partiellement et momentanément, trahit l'an­
goisse et le doute de !'écrivain, son désir profond d'amour,
son attente de quelque chose de nouveau qu'il révèle
dans une pathétique confession : <t Un homme de qua­
rante ans, n'ayant pas aimé, jusque-là dans la science,
et qui se prend d'une passion pour une enfant de seize ans.
Celle-ci l'aimant ou croyant l'aimer, tout l'éveil ; et puis,
prise pour un jeune homme, parent du quadragénaire et
à la fin il cède, il donne la jeune fille au jeune homme (...)
Il faudrait le faire enfoncer dans une recherche de l'au­
delà, spirite ou alchimiste moderne, ou s'occupant de sug­
gestion, d'une science enfin commençante; avec tout le
frémissement qu'il y a dans l'inconnu des ténèbres. Cela
serait bon, symbolique, le montrerait d'abord acharné
à l'inconnu, laissant passer la jeunesse, n'aimant pas, à la
recherche d'une chimère. (Moi, le travail, la littérature
qui a mangé ma vie, et le bouleversement, la crise, le besoin
d'être aimé), tout cela à étudier psychologiquement. » Et
quelques lignes plus bas Zola ajoute : « Après toutes les
recherches, il n'y a que la femme. C'est l'aveu. Des san­
glots, une vie manquée. La vieillesse qui arrive, plus
d'amour possible, le corps qui s'en va » (Ms 10323, ébauche,
fos 219 à 222).
Ce sujet effraya le romancier en 1888 parce qu'il n'était
pas assez pur, mais surtout parce qu'il était trop intime :
« Ce que j'avais trouvé, écrit-il dans la suite de son
ébauche, n'était pas mauvais m ais cela n'est pas trop pur
PRÉFACE 33
et m'inquiète pour les développements » (Ms 10323,
f0 219). Pourtant il sera loin de l'oublier dans Le Rêve
qui est le roman de l'amour fou, de la revendication du
besoin et du droit d'aimer.
• Le père de Félicien a été pris, à quarante ans, d'un
amour fou pour une jeune fille de dix-neuf ans - selon
le canevas auquel Zola avait d'abord pensé. Hubert, lui
aussi, a aimé « une jeune fille de seize ans, Hubertine, d'une
telle passion que, sur le refus de la mère, veuve d'un
magistrat, il l'avait enlevée, puis épousée ». Angélique et
Félicien sont, à leur tour, follement épris l'un de l'autre.
Angélique affirme fortement devant le père de Félicien
la toute-puissance de la passion et le droit d'aimer par-delà
toute convention sociale : « Je suis celle qui aime et qui est
aimée, et rien autre, rien en dehors de cet amour, rien
<;1u'une enfant pauvre, recueillie à la porte de cette église
(...) Je suis une ignorante, je sais uniquement que j'aime
et que je suis aimée... Cela ne suffit-il point ? Aimer, aimer
et le dire! » (chap. x). Ce que va crier peu après Hubert
l'homme de quarante-cinq ans, à peu près l'âge qu'avai
Zola quand il écrivit le roman : « Puisqu'ils s'aiment, il
sont les maîtres... Il n'y a rien au-delà quand on s'aime
et quand on est aimé... Oui! Par tous les moyens, le
bonheur est légitime » (chap. XI). Affirmation boulever­
sante et prémonitoire de !'écrivain qui, quelques mois
après, affirmera par sa vie même : 11 Oui ! par tous les
moyens, le bonheur est légitime. »
E n 1887, Zola rêve à la passion. Ne veut-il pas se per­
suader, en écrivant le roman, qu'elle est néfaste ? Ce sont
de tels << abandons », de tels <1 laisser-aller >> - ces mots
lourds de réprobation et de remords sont dans l'œuvre ­
que réfrènent la rigidité bourgeoise d'Hubertine ou le
devoir moral que s'impose l'évê9ue. Angélique 11 murée »
par sa mère et vidée de vie, dira à son père adoptif :
1c Ah! je suis bien sûre d'être sage, à présent, et de ne pas
me sauver ,, (chap. XI). <1 Etre sage », « ne pas se sauver » ...
Car, de même qu'il avait prévu, dans son ébauche,
un dénouement pessimiste qui reflétait son angoisse
d'homme qui se sent vieux et croit avoir manqué sa vie,
Zola donne aux trois passions du Rêve un dénouement
fatal. La mère de Félicien meure en mettant au monde son
, enfant; les Hubert sont maudits par la mère bourgeoise
dont ils ont transgressé le refus, Hubertine est bourrelée
de remords. Seuls, Angélique et Félicien semblent
34 LES ROUGON-MACQUART

triompher. Mais Monseigneur de Hautecœur n'a consenti


à leur union que parce qu'il savait que la jeune fille était
condamnée. Ce mariage n'est qu'un rêve; il est aussi .
extraordinaire que celui de Denise épousant le riche
propriétaire du Bonheur des Dames : il est « en dehors
des conditions ordinaires du bonheur » (chap. IX). Zola
fait mourir Angélique dans son premier baiser à l'époux.
Il faut attendre Le Docteur Pascal, écrit en 1893, alors
que Jeanne Rozerot avait donné deux enfants au roman­
cier, pour qu'il raconte une histoire d'amour fou et
heureux, que Clotilde avoue simplement, sans aucun
remords : 11 Clotilde, égayée, dans un rayonnement de
bonheur, dans un élan d'allégresse extraordinaire se jeta
vers elle (Martine, la servante), lui cria : 11 Martine, je ne
pars pas !... Maître et moi, nous nous sommes mariés. »
Angélique ne peut, elle, se libérer de la prison qu'on
a, et qu'elle a, construite autour d'elle. Ce sont ces méca­
nismes que Zola veut démonter : « Montrer les rouages des
manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la
physiologie nous les expliquera, sous l'influence de l'héré­
dité et des circonstances ambiantes », tel est le but qu'il
assignait aux romanciers naturalistes (Les Romanciers
naturalistes).
Le Rêve veut être un roman expérimental dont Zola
donna le sujet à Van Santen Kolff le 5 janvier 1888 : « Il
s'agira d'un rejet sauvage des Rougon-Macquari trans­
planté dans un milieu mystique et soumis à une culture
spéciale qui le modifiera. Là est l'expérience scienti­
fique. » L'écrivain•est alors heureux de cette trouvaille qui
lui semble rattacher l'œuvre à la série et authentifier de
surcroît l'armature scientifique de l'ensemble : « C'est
encore de l'hérédité, c'est très bon pour ma série, car ça
montre un rejet des Rougon-Macquart, .attaqué, trans­
planté dans un milieu particulier, et amélioré, sauvé par ce
milieu; toujours l'influence du milieu, ici combattant
l'hérédité. C'est beaucoup moins coco que mon Angélique
toute pure et sans lutte. La psychologie est dans cette
lutte. L'éducation et le milieu » (f0a 282-283).
Ce roman du rêve devient ainsi une démonstration.
Récits et descriptions prennent une place prépondérante,
et ils ont gêné Zola plus que dans tout autre roman :
à cause peut-être du petit nombre de personnages, cinq;
ou du caractère statique du sujet; ou parce qu'il décrivait
un milieu qui lui était inconnu et qui était coupé de la vie
PRÉFACE 35
et de son progrès ; ou surtout parce qu'il avait conscience
du caractère artificiel de son dessein. On le sent en effet
gêné pour faire coïncider un conte qui se déroule hors du
temps, dans un monde quasi mythique et une démonstra­
tion qui se veut scientifique.
Les plans détaillés qu'il a rédigés pour chacun des
chapitres de l'œuvre, témoignent de ses réflexions : « J'ai
d'abord eu la statue avec l'enfant appuyé contre. J'aurai
ensuite le linteau et le tympan en un morceau. Puis avec
la neige tourbillonnante, en séparant chaque morceau par
Angélique souffrant, les statues des vierges >> (Ms 10323,
fo 5); « Elle mange en silence, avec des regards furtifs
autour d'elle. Ce qui me donne la salle commune, puis
le dehors, le jardin, l'église, les arbres du jardin de
l'Evêché au loin » (f0 7), etc. Il ne se contente pas de
reprendre le procédé dont il use assez habituellement : une
personne arrive dans un milieu inconnu et le découvre,
tandis que, parallèlement, elle est découverte, dans son
physique et ses réactions, par ceux qui habitent ce milieu.
Il éprouve le besoin de revenir au procédé balzacien qu'il
essaie d'éviter d'ordinaire : 11 Il ne faut �as que ce soit
seulement Angélique qui me donne la maison. Je la don­
nerai moi, pour avoir les modifications, et Angélique
regardera » (f0 6). Il sent l'artificiel du procédé : 11 Un
portrait du duc (... ) Prendre toute son histoire ( ... ) et la
résumer là, à l'aide d' Angélique à qui on l'a dite. Si elle
ne peut pas tout en savoir, user d'un moyen » (f0 69). Il se
met en garde constamment : 11 Pour ne pas avoir de paquet,
je tâcherai de mettre, entre chaque masse de la Légende
dorée, du récit, même des conversations s'il est possible,
d'autres choses enfin n (f0 35).
Pourtant il a mal surmonté ces difficultés. Le 5 mars 1888,
il écrivait à Van Santen Kolff : ,1 Que vous dirai-je sur
l'œuvre elle-même. J'y travaille, je la soigne, et elle me
donne du mal, pour tous les documents qu'elle néces­
site. » Il est difficile de lire sans ennui et même sans agace­
ment certains passages si laborieux dans lesquels, à grand
renfort de termes techniques, il décrit le métier des bro­
deurs, ce que Jules Lemaitre a beau jeu de critiquer!
Bien fastidieuses aussi ces pages entières qu'il consacre
au rappel de La Légende dorée, où on a l'impression
qu'il se borne à recopier, presque telles quelles, les notes
qu'il a prises à la lecture du livre!
C'est qu'il lui faut échafauder, démontrer une théorie.
Pour répondre à la réaction contre le déterminisme et le
LES ROUGON-MACQUART

naturalisme qui se développait à cette époque, et aussi


à ceux qui professaient, comme Brunetière, que les reli­
gions répondaient en l'homme « à d'autres besoins, plus
universels, plus profonds et plus nobles, peut-être, que
celui de connaître »., il lui faut expliquer le rêve et le
mysticisme en s'appuyant sur les lois de la physiologie et
de l'hérédité., l'influence du milieu et de l'éducation.
« Montrer cette maison d'amour influant sur Angélique
ainsi que le milieu dû à l'église, le travail, la vie régulière
et cloîtrée, l'ignorance du monde., tout enfin ce qui
devrait agir sur le rejet des Rougon-Macquart » (Ms 10323,
f0 19). L'expérience, trop bien montée, paraît alors peu
convaincante et l'œuvre, réduite à cela, serait caduque,
même s'il précise, quelques feuillets plus loin : « Dans
mon idée, le surnaturel du milieu est un effet réflexe de
l'imagination, de la rêverie d'Angélique elle-même. Dans
ma série, je ne puis admettre l'au-delà, l'inconnu, que ·
comme un effet de forces qui sont en nous dans la matière
et que nous ne connaissons pas, simplement. Il faudrait
donc montrer comment Angélique, avec ses désirs
ignorés, son imagination nourrie de légendes, sa puberté
s'épanouissant dans l'ignorance et dans le rêve, crée elle­
même le milieu, l'au-delà, l'invisible, qui agit ensuite sur
elle-même par un effet de retour (... ) De sorte que le
milieu, la prétendue grâce de Dieu, viendrait de l'homme
pour améliorer l'homme » (f0 193).
Mais Zola en arrive à une cuneuse définition de la
grâce et du péché originel. Le milieu qui combat l'hérédité
et permet seul à l'homme de la modifier; c'est la grâce qui
permet au chrétien d'éviter le péché : « Il faut la grâce
pour faire son salut, l'homme ne se sauve pas lui­
même si Dieu ne lui accorde pas la grâce; et de même mes
Rougon-Macquart ne résistent pas à leur hérédité, si le
milieu ne vient pas la combattre (... ) Mon hérédité, c'est
le péché originel d'Adam et d'Eve, transmis à leurs des ­
cendants » (Ms 10324, f0 190 1).
Le romancier réfléchit alors plus précisément à cette
notion d'hérédité. Il ne s'agit pas seulement de l'hérédité
que transmettent les parents; à la question angoissée des
parents adoptifs d'Angélique : 11 Qui était-elle donc ?
D'où venait-elle ? », il ne suffit pas de donner en réponse
l'origine de la jeune fille. L'hérédité, c'est l'inconnu, le
mot revient sans cesse, ce qui, par exemple, pousse Angé-
1. Cf. le texte entier dans Archives de l'a:uvre.
PRÉFACE 37
tique à des crises inexplicables d'une violence extrêmè,
ce qu'ailleurs Zola appellera h <c fêlure ». Le dossier pré­
paratoire du Rêve nous permet de mieux cerner cette
notion fondamentale : <c Il faut bien montrer la lutte entre
son hérédité qui est le besoin de s'en aller avec Félicien, et
le milieu et l'éducation qui la retiennent (en somme le
combat de la conscience contre les instincts, les pas­
sions » (Ms 10323, f0 162).
Et Zola précise par ailleurs : ,c par passionnée, j'entends
entraînée vers l'amour, l'amour libre même, de chair faite
pour l'homme., capable de chutes » (Ms 10324, f0 283).
L'hérédité est ainsi, pour le romancier, l'invasion de fa
sexualité qui vient, du fond des âges, bouleverser la pureté
de l'enfance. En refusant les <c chutes », Angélique refuse
la vie. Son désir de nier les pulsions profondes qui la
poussent à la passion et à la génération - Zola avait
nettement affirmé, rappelons-le : cc En somme, Agnès (... )
c'est le renoncement à la chair pour l'amour divin, le
renoncement au mariage » - est voué à l'échec; c'est
un rêve vain puisqu'elles lui sont héréditairement trans­
mises du fond des âges, qu'elles sont en elle. <c Elle était
bouleversée par une attente ( ... ) C'était une attente qui
datait de loin, du fond de sa jeunesse, une attente qui avait
grandi avec l'âge, pour aboutir à cette fièvre anxieuse de
sa puberté (... ) Elle restait les yeux sur les ténèbres,
comme à un rendez-vous que personne ne lui avait donné,
et elle attendait, elle attendait toujours, jusqu'à tomber
de sommeil, tandis qu'elle sentait l'inconnu décider de sa
vie, en dehors de son vouloir » ( chap. IV).
Angélique et Félicien vivent à leur tour l'histoire de
leurs parents, et ceux-ci n'ont rien pu empêcher : « Pas
de libre arbitre, toute-puissance du péché originel, de
l'hérédité que le milieu seul modifie n, affirme Zola
(Ms 10323, f0 139). En fait, contre cette hérédité, il n'y
a pas de libre arbitre. Le roman marque la fin de cc rêve,
que poursuivait !'écrivain.
Dans la suite des Rougon-Macquart, il indique en effet
un progrès décisif qu'analyse Jean Borie : « Le véritable
miracle, c'est le pardon accordé aux Hubert par l'ancêtre,
par la grand-mère enfouie au fond de son tombeau. En ce
sens, les personnages les plus importants du Rêve sont
Hubert et Hubertine, car ce sont eux qui réalisent, dans
ce roman, le progrès : cette sortie, cet accouchement
auquel Angélique renonce, Hubertine l'accomplira, et la
grande fête qw clôt le livre, célèbre, ensemble et contra-
LES ROUGON-MACQUART

dictoirement, le traumatisme de la naissance, les fian­


çailles du héros et de la mort, et le miracle d'une virilité
sauvée » (p. 238). Mais il faut remarquer que cette grâce
ne leur a été accordée qu'après de longues années de
mariage douloureux.
Le Rêve est ainsi une œuvre déroutante et complexe.
Ce serait certainement la tralùr que de n'y voir qu'un
exercice écrit à des fins intéressées ou un accident.
Jules Lemaitre avait bien senti l'ambiguïté de ce roman
qui le gênait : n Ce conte qui, tout en étant bleu, écrivait-il
dans La Revue bleue, reste physiologique et documentaire,
est aussi romanesque et épique (...) La conclusion, c'est
que j'aime mieux tout, même La Terre. Au moins, La
Terre, c'était franc et c'était harmonieux. »
On ne peut pas, semble-t-il, se contenter de définir
Le Rêve, à la suite de P. Cogny, comme « la traduction
maladroite d'une vague religiosité dont (Zola) se défend,
mais qu'il recherchait comme paratonnerre à son pessi­
misme » 1• Il est possible d'en déchiffrer des significations
diverses, mais toutes convergentes. Ses images en effet,
ses thèmes, sa s_tructure, les obsessions que cette œuvre
révèle, permettent de pénétrer en profondeur l'univers du
romancier. En voulant répondre à une question de son
époque, Zola a écrit un de ses romans les plus personnels
qui oublie finalement son propos initial. Et c'est dans la
mesure où ce propos a été abandonné que Le Rêve est
devenu une œuvre riche et intéressante.
Colette BECKER.

1. PrHace du roman, collection L'intégrale, Seuil, Paris.


BIBLIOGRAPHIE

Manuscrits.
Le manuscrit et le dossier préparatoire du Rêve sont
conservés à la Bibliothèque nationale, département des
manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises, sous les
cotes :
NAF 10323, f08 I à 3 1 1 et 10324, fos I .à 418 pour le
dossier préparatoire,
NAF 10322, fos I à 421 pour le manuscrit.

Edicions.
Feuilleton : Le Rêve fut publié en feuilleton dans La
Revue illustrée qui paraissait tous les quinze jours, à raison
d'un chapitre par numéro, du 1 er avril au 15 octobre 1888.
L'édition originale : E. Zola, Les Rougon-Macquart, Le
Rêve, Paris, lib. Charpentier, 1888.
Première édition illusrrée : E. Zola, Le Rêve, illustrations
de _C. Schwabe et L. Métivet, Paris, Flammarion, 1893.

Autres éditions.
T. XVIII des Œuvres complètes, édition Maurice Le
Blond, Paris, Bernouard, 1927-1929.
T. XVI des Œuvres complètes, éditions Rencontre,
présentées pai: H. Guillemin, Lausanne, 1960-1962.
T. XVI des Œuvres complètes, Cercle du Bibliophile,
avec une préface de H. Guillemin, et des illustrations
originales de Tim, Paris, 1966-1969.
T. V des Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux,
édition établie sous la direction de Henri Mitterand,
Paris, 1966-1970 (Le roman est préfacé par Frantz André
Burguet et suivi des notes de H. Mitterand).
LES ROUGON-MACQUART

T. IV de l'édition des Rougon-Macquart, édition inté­


grale publiée sous la direction d'A. Lanoux, avec de très
importantes études, notes et variantes par H. Mitterand,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1960-1967.
T. V de l'édition des Rougon-Macquart, préface de
Jean-Claude Le Blond-Zola, présentation et notes de
Pierre Cogny, Seuil, collection L'Intégrale, 1969-1970.
Emile Zola, Œuvres, Les Rougon-Macquart, Le Rêve,
Paris, Fasquelle.
Emile Zola, Œuvres, Les Rougon-Macquart, Le Rêve,
Livre de poche, n° 87.
Emile Zola, Le Rêve, illustrations de A. Pécoud.,
Hachette, in-16.
Etudes critiques.

Etudes générales sur Zola.


ALEXIS (Paul), Emile Zola., Notes d'un ami, Paris, Char­
pentier, 1882.
BORIE (Jean), Zola et les mythes, ou de la Nausée au
Salut, Paris, Seuil, 1971.
BRUNEAU (Alfred), A l'ombre d'un grand cœur, souvenirs
d'une collaboration, Paris, Fasquelle, 1931.
EUVRARD (Michel), Zola, Paris, Editions Universitaires,
1966, collection « Classiques du xxe siècle ».
FRÉVILLE (Jean), Zola semeur d'orages, Paris, Editions
sociales, 1952.
GUILLEMIN (Henri), Présentation des Rougon-Macquart,
Paris, Gallimard, 1964.
LANOUX (Armand), Bonjour, Monsieur Zola, Paris,
Hachette, 1962.
LE BLOND-ZOLA (Denise), Emile Zola raconté par sa fille,
Paris, Fasquelle, 1931.
LEPELLETIER (Edmond), Emile Zola, sa vie, son œuvre,
Paris, Mercure de France, 1908 .
.MANN (Thomas), Zola, NRF, 1939.
MIITERAND (Henri), Emile Zola journaliste, Paris,
A. Colin, 1962, coll. « Kiosque ».
ROBERT (Guy), Emile Zola, principes et caractères généraux
de son œuvre, Paris, Belles-Lettres, 1952.
Zola : actes du colloque Zola des 2 et 3 février 1968,
Europe, avril-mai 1968.
Les critiques de notre temps et Zola, présentation par
C. Becker, Paris, Garnier, 1972.
BIBLIOGRAPHIE 41
Etudes sur le « Rêve ».
DEZALAY (Auguste), << Zola et Le Rêve », Travaux de
linguistique et de littérature, VI, 2, Strasbourg, 1968,
pp. 177 à 183.
M. GRANT (Elliott), << The bishop's role in Zola's Le Rêve »,
The romanic review, vol. LII, avril 1962, pp. 105 à I I I.
GUILLEMIN (Henri), Présentation des Rougon-Macquart.
Paris, Gallimard, 1964, pp. 309 à 326.
MATTHEWS (J. H.), << Zola's Le Rêve as an experimental
novel », The modern language review, Vol. LI I
avril 1957, pp. 187 à 194.
TERNOIS (René), Emile Zola et son temps, Lourdes, Rome,
Paris, Paris, Belles Lettres, 1961, chap. IV, « La crise
du naturalisme. 1887-1891 n, étude du Rêve, p. u7 et
suiv.
Filmographie.
Le Rêve, réalisé par J. de Baroncelli, 1920, avec
Andrée Brabant (Angélique), G. Signoret (Mgr de Hau­
tecœur), Suzanne Bianchetti, E. Barclay, Jeanne Del­
vaire.
Le Rêve, réalisé par J. de Baroncelli, 1931, avec Si­
mone Gevenois (Angélique), Germaine Dermoz (Huber­
tinc), Gilberte Savary (Angélique enfant), Le Bargy
(Mgr de Hautecœur). Décorateur : Robert Gys.
(Renseignements tirés de Guy Gauthier, << Zola et les
images », Europe, avril-mai 1968.)

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