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Préface au Horla de Maupassant, par

Philippe Bonnefis. (Le Livre de Poche,


ISBN 2253005398)

Professeur de Littérature française moderne et contemporaine, Philippe


Bonnefis dirige les Presses Universitaires de Lille et partage avec Jean
Decottignies la responsabilité de la Revue des Sciences l1u111aines. Auteur
de livres sur Maupassant (Comme Maupassant, P.U.L, collection • Objet »,
1981), sur Vallès (Jules Vallès/Du bon usage de la lame et de l'aiguille,
L'Age d'Homme, collection • Cistre •. 1983). sur Zola (L 'Innommable,
SEDES, 1984), il a en outre organisé divers collectifs autour de problèmes
ayant trait à la description, aux rapports de la littérature à la peinture, à
l'onomastique littéraire, au naturalisme, ou portant sur les œuvres de
Gustave Flaubert, de Jules Laforgue et de Francis Ponge.

© Librairie Générale Française pour la Préface,·.


les Commentaires et les Notes, 1984.
·PRÉFACE

Le Horla donc, et fouette cocher! Non certes à cause


de Césaire Horlaville, cocher de la diligence du Havre,
« cette carriole qui avait du monstre dans sa structure
et son allure». Non certes à cause de lui, et bien que« La
Bête à Maît' Belhomme », qui retentit de ses clameurs,
soit déjà à sa façon un récit de possession.· Mais parce
que, de tous les titres possibles, Le Horla était peut-
• être le seul qui soit vraiment fait de manière à vous
emporter un livre, à vous l'enlever.Parce qu'il le desti
nait aussitôt à la célébrité.
Il y a des titres, en effet, qui sont investis de ce
pouvoir-là, un pouvoir un peu magique qu'ils partagent
avec certains noms, quand ils ne le leur empruntent
pas purement et simplement. Prenez le nom de Zola,
par �xemple. Maupassant ne se lasse pas de le faire
sonner, miroiter, d'en éprouver le timbre, d'en interro­
ger l'éclat, comme s'il devait y trouver une réponse· au
mystère de son extraordinaire valeur marchande : « De
tous les noms littéraires, il n'en est peut-être pas qui
saute plus brusquement aux yeux et s'attache plus for­
tement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme
deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans
l'oreille, l'emplit de sa brusque et ·sonore gaieté »
(1882).
Je ne doute pas un seul instant que le Horla ne soit
tout droit sorti du moule où ont été coulées les deux
syllabes bondissantes du nom de Zola. Je n'en doute
pas, quelque réticence qu'oppose par ailleurs le narra­
teur à trahir le secret de sa genèse. Le vocable sous le

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patronage duquel il choisit de placer l'Invisible, d�ns
une première version du texte, se serait, à l'en cr01re,
imposé comme de lui-même à son esprit. « Je l'ai bap­
tisé le H9rla. Pourquoi? Je n'en sais rien. » S'il n'en · .
sait rien, si même il fait étalage de son ignorance, ce ne
peut être à l'évidence qu'afin de protester de sa docilité
et, pour ainsi dire, de l'entière soumission à laquelle le
réduit son état de médium. Confèssant le nom de son
démon, il agit seulement d'inspiration, comme sous le
coup· d'un mouvement irrésistible, un emportement •
dont la seconde version contribuera à exalter le carac­
tère surnaturel, en lui substituant l'argument, alors
définitif, d'une indiscutable visitation acoustique.
C'était renchérir sur le thème de la révélation et, à
cet égard, c'était servir fa fable,. et la servir d'autant
plus utilement qu'un texte contemporain du Horla,
l'une de ces œuvres qu'on a envie de qualifier de
"parallèle n, en suivant toutes les directions que ce mot·
ouvre aujourd'hui à l'imagination, venait, avec malice,
et non sans provocation, d'en dénoncer to1:1te la super­
Eherie. Cynisme, sans doute, mais cynisme qui n'a rien
pour surprendre. Maupassant entend n'être jamais la
dupe de ses propres créations. Il a toujours fait profes­
sion de garder la tête froide, et, jusqu'au milieu des
plus folles inventions que lui suggère sa chimère, au .
milieu des plus effrénées et des plus enflammées, de
rester parfaitement de glace, en cela d'ailleurs moins
baudelairien, moins homme de marbre, que notaire de
province qui ne risque qu'à coup sûr le capital d'idées,· ·
de formes, ce dépôt du génie qu'il détient en sa garde.
Avec l'entrée en littérature de l'homme d'affaires,
sachons saluer le dernier avatar du dandy, pour distin­
guer aussitôt, à travers le personnage du promoteur,
dans le roman de Mont-Oriol auquel !'écrivain met la
dernière main au moment où ·il s'intéresse au Horla,
une figure de l'auteur, et de l'auteur dans l'exercice de
fonctions qu'à la différence d'un Zola, Maupassant a
trop souvent tenu secrètes pour que nous nous permet�
tians de ne pas nous y montrer extrêmement attentifs.
Andermatt, le juif Andermatt, ayant réuni les sommes
et obtenu toutes les autorisations nécessaires à la fon­
dati(?n d'un établissement thermal, il ne lui reste plus.

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qu'à décider de la raison sociale sous laquelle la nou­
velle société se fera connaître aux curistes; il ne lui
reste plus, pour le dire tout net, qu'à prendre sa future
_clientèle au piège d'un nom propre. C'est qu'il faut un
nom à la station, en effet, un nom, écoutons le rêver,
« sonore, .attirant · �. un nom « qui frappe l'oreille
comme une note de clairon et entre dans l'œil comme
un éclair ». Et Mont-Oriol alors de lui venir soudain
comme un autre euréka : « Ce vocable est excellent.
On dira le Mont-Oriol, comme on dit le Mont-Dore. Il
reste dans l'œil et dans l'oreille, on le voit bien, on l'en­
tend bien, il demeure en nous : Mont-Oriol! - Mont­
Oriol! - >>
Soit! Mais quoi que prétende Andermatt, Mont-Oriol
n'est pas si bon, moins bon assurément que Mont­
Dore, très inférieur, en tous les cas, à ce Horla dont le
spectre, un fantôme pour l'oreille seulement, a tra­
versé, sans qu'il le sache, le monologue de l'astucieux
commerçant. Car les mots dont se sert ce dernier pour
vanter sa trouvaille, et faire déjà l'article, on les lisait,
identiques à peu près (mêmes images, même fanfare)
dans ce chant à la gloire d'un nom qu'entonnait tout à
l'heure Maupassant sur l'air si entraînant de Zola s'en
va-t-en guerre... Preuve, et alors même que le souvenir
d'avoir écrit un texte à sa louange s'était peut-être
effacé complètement de son esprit, que, du nom de
Zola, il subsistait au moins, dans la mémoire de Mau­
passant, une entêtante musique, comme un vague
refrain qu'on fredonne malgré soi et sur lequel, pour
s'en délivrer, on jette quelques paroles. Preuve que
c'est l'auteur de Germinal, quatre ans plus tard, qui
donne encore le ton, le la, l'O, et, « dans le retentisse­
ment des deux voyelles », l'alternance 0/A... Il donne
tout cela et cède bien davantage, le droit de jouir des
vertus toutes particulières d'éveil, d'appel au public qui
semblent attachées aux propriétés physiques de son
nom.
Décidément Horla sent la réclame : de l'art de chauf-
fer un succès... En sorte que c'est Horla encore, s'en
étonner après cela! qu'on retrouve, en cette matinée du
8 juillet 1887, inscrit « en lettres d'or, dans une plaque
d'acajou »,. au flanc de la nacelle d'un aérostat : Le

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Horla, capitaine Jovis, Maupassant ayant accepté �e
parrainer l'opération publicitaire d'un ballonnier sans
scrupules. Bon gré, mal gré, on n'est sûr de l'un ni de
l'autre, mais finalement consentant, payant même de
sa personne. Chose certaine,. en revanche, le livre était
définitivement lancé, sur le marché et... dans les airs!
Et alors, c'est l'œuvre tout entière qui culmine, por­
tée à ces hauteurs en trois bonds. Il y eut d'abord La
Maison Tellier, et La Guillette qui lui est, pour ainsi •
dire, mitoyenne : le chalet d'Etretat, on se le rappelle,
faillit bien avoir pour marraines les filles de Fécamp.
Cela ne se fit pas, mais c'est égal. En intention, sinon
en fait, l'auteur n'en habitait pas moins son livre. Puis,
il y eut Bel-Ami, Bel-Ami roman et le yacht Bel-Ami :
derechef, l'homme et le livre s'épaulaient, voguaient de
conserve vers .on ne sait quel Eldorado. Enfin,
l'apothéose : Maupassant nous est ravi, tel Elie sur son
char, au lendemain du Horla...
Sans doute, brûlons-nous les étapes. La déification
de Maupassant par la folie est de trois ans postérieure
à l'ascension du Horla. Mais il n'empêche. Contre la
vérité, c'est ici l'illusion qui l'emporte, toute-puissante,
si puissante même que, le recul aidant, à cette distance
qui est la nôtre, et d'où toutes choses, comme dans un
rêve, vont à leur sens, il nous semblerait pour un peu
discerner la main de l'artisan qui en actionne les roua­
ges. A croire, en effet, qu'une obscure volonté distribue
les rôles, agence entre elles les scènes et leur impose
son ordre... Car enfin, de La Maison Tellier à Bel-Ami,
et de Bel-Ami au Horla, la courbe ascendante du suc­
cès recoupe les stations d'un assez étonnant chemin de
croix, jusqu'à former ce fabuleux raccourci auquel,
après l'installation dans la demeure et après la dérive
enchantée, Je capitaine Jovis, d'un « Lâchez tout », met­
trait la touche finale. Comme si, d'un seul élan, l'œuvre
allait être élevée à toute la perfection dont elle était
susceptible, et son auteur enlevé.
Une apogée et un déclin. Précisément, on ne voulait,
en l'espèce, faire obs�rver rien autre chose que cette
conjonction ou concomitance. Une concomitance qui se
vérifie non seulement à un moment exceptionnelle­
ment dramatique de la vie de Guy de Maupassant, mais

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dans la longue durée, sur toute l'étendue d'une exis­
tence de labeur et de souffrance. D'année en année, on
voit s'améliorer la position de !'écrivain (sa situation
matérielle, sa situation sociale, littéraire) à proportion
qu'empire son état physique. Est-ce à dire que l'évolu­
tion de la maladie est, en ce qui le concerne, le vérita­
ble critère pour juger de la marche d'une carrière ou
des progrès d'un art? On criera au paradoxe. Et tel est
bien pourtant le trait le plus singulier du cas qui nous
occupe. Il n'est, pour s'en convaincre, que de se repor­
ter à la communication, désormais célèbre, du docteur
. Ladame, par lui intitulée, daris un esprit touchant d'hu­
manité, « Le calvaire pathologique de Maupassant ». On
y trouvera, racontée au jour le jour, l'histoire d'une
maladie, avec ses crises, ses fausses rémissions, une
histoire éprouvante, tant, à la suivre, s'acquiert peu à
peu la certitude du caractère inexorable de son déve­
loppement. En fait, la chronologie dont il s'agit est
double. En regard des documents médicaux sur les­
quels il fonde son étude, le docteur Ladame a fait figu­
rer, date pour date, la liste complète des œuvres <le
Maupassant, nous mettant ainsi en mesure (c'est �
quoi, déclarativement, sert le dispositif) de constatel
combien la lésion dont souffre !'écrivain affecte pet
son activité intellectuelle. Loin de s'affaiblir, celle-ci
s'exalte au contraire, elle s'efforce, elle s'évertue sous
l'aiguillon. Maupassant écrit d'autant plus, Maupassant
écrit d'autant mieux que le germe morbide croît et qu'il
se multiplie. Au point qu'on en vient à douter si la
puissance de son génie créateur ne serait pas en raison
inverse du délabrement de son organisme. Et c'est
. ainsi que nous nous prenons bientôt à lire dans le
mémoire du docteur Ladame, ce journal de santé,
comme en quelque étrange, en quelque inédit Gradus
ad Parnassum.. Degré après degré, de névralgies en car­
diopathie, de calvitie en dermatoses, de troubles diges­
tifs en troubles oculaires, d'hallucinations de la vue en
hallucinations de l'ouïe et du tact, nous nous élevons
dans l'œuvre de Maupassant jusqu'aux réussites les
plus accomplies de La Maison Tellier, d' Une Vie, de
Miss Harriet ou de Bel-Ami.
Or, avec Le Horla, l'œuvre atteint un so!1}met. La

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logique voudrait, puisque corps et corpus sont ici en
résonance, qu'en conséquence le mal touche alors
à son dernier période. Et sans doute ne peut-on nier
que l'état général de Maupassant, dans les années
1886-1887, ne se soit considérablement aggravé, que les
troubles dont il se plaint n'aient augmenté en nombre
et en intensité : rigidité des deux pupilles à l'action de
la lumière, violents maux de tête, sensibilité anormale
au froid, manque de mesure, irritation sans objet, c'est.
désormais son lot. Mais, cela admis, il est juste de
remarquer que le pire, -la déchéance mentale, était
encore à venir. Cette considération, qui n'a pu leur
échapper pourtant, n'embarrasse apparemment pas les
docteurs Voivenel et Lagriffe. « Le Horla, affirment-ils,
est un conte de paralytique général. » Bref, et pour
parler clair, un conte de folie écrit par un dément. Bien
entendu, c'est lire tout de travers. Le parallélisme des
deux séries, la série pathologique et la série esthétique,
n'implique nullement que soit établie de l'une à l'autre
une quelconque relation de cause à effet. C'est hors de
tout déterminisme qu'il convient de poser le problème
de la maladie-Maupassant. Il peut arriver que la mala­
die inf orme l'œuvre. Mais, si elle le fait, c'est à un
niveau superficiel : finalement, non pertinent. La mala­
die n'intéresse l'écriture de Maupassant qu'en ceci :
qu'elle y ressortit à l'invention ·d'une ratio délirante,
une sorte de conscience artificiepe, factice, qui pren­
drait en charge, et comme à l'insu du sujet écrivant,
tout 1� poids de ce qu'engage d'inintelligible, et d'obs­
cur à ses propres yeux, l'acte même d'écrire. Au fond, la
maladie est à Maupassant ce qu'est la dette, par exem­
ple, à un Baudelaire, un moyen qu'ensemble ils se don­
nent d'esquiver la question essentielle, mais, à tout
bien considérer, parfaitement insoluble, de la situation
qui est la leur devant l'œuvre qu'ils écrivent, cette
œuvre qui leur oppose son illisibilité, et dont Maurice
Blanchot rappelle qu'elle est, pour tout écrivain, « un
secret en face de quoi il ne demeure pas ».
Il en résulte, en tous les cas, qu'homme de lettres et
homme malade seront inséparables. Aussi inséparables
en Maupassant que le sont en Baudelaire l'éternel débi­
teur et le poète. Homme de lettres, homme malade -

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. • vont deux à deux, paraissent en même temps sur la
scène. 1880, entrée de Boule de suif et, avec elle de
Maupassant, dans la littérature. Comme autant d'allégo­
ries qu'on dirait échappées du prologue des Fleurs du
mal, la Migraine, et }'Insomnie, la Maladie déjà et
toute sa kyrielle, guident leurs· pas, leur font cortège.
Avec tant de cérémonies et en si grand appareil que le
lecteur le moins prévenu doit bien à force s'interroger.
Et le moyen, en vérité, de ne pas s'interroger, lorsqu'un
texte de fiction, une fois qu'on 1� rendu aux circonstan­
ces qui l'ont vu naître, manifeste aussi indubitablement
autre chose que ce qu'il était censé représenter? Car,
on le devine, c'est une chose d'importance, examinée
sous le rapport de ce commerce compliqué qu'un écri­
vain entretient avec son œuvre. Mais c'est une chose
qu'on a peine à concevoir, bien qu'irraisonnablement
elle emporte la conviction, l'idée peut-être, si c'en est
une, qu'avec ce texte, santé et morbidité seraient en·
train de former un de ces couples impossibles qu'unis­
sent des liens d'autant plus indissolubles que les
conjoints sont plus étrangers l'un à l'autre. Santé de _
Boule de suif, son embonpoint : « Petite. ronde de par­
tout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés
aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes sau­
cisses, avec une peau luisante et tendue. une gorge
-énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant·
• appétissante, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. »
L'embonpoint de Boule de suif est moins signe de
santé qu'il n'en est l'expression imaginaire, et qu'il ne
signifie la santé du point de vue du mal portant, telle
qu'elle peut être perçue à travers ce sentiment de mal­
être· qu'éprouve Maupassant, et dont .il confie le secret
à Flaubert, dans une lettre. Feuille volante que cette
lettre, mais feuille qu'il faut restituer à la nouvelle
comme sa partie manquante, non. seulement parce
qu'elle précède de peu la parution de Boule de suif
dans le recueil collectif des Soirées de Médan, mais
parce qu'elle en est le pendant obligé, l'autre, en
somme, qui fait la paire. Voici, en effet, ce qu'aux grâ­
ces abondantes de l'héroïne Maupassant peut offrir en
échange : « J'ai une paralysie de l'accommodation de
l'œil droit [...] Je suis [...] atteint de la même maladie

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que ma mère [...] troubles du cœur, chute des poils ou
accidents de l'œil auraient la même cause [...] Dans
tous les cas, c'est bougrement emmerdant. »
Elle est saine, elle est appétissante; pour lui, au
moment même, il est ce qu'il vient de dire qu'il était, et
que confirme, deux mois après, un certificat médical :
« Je soussigné, agrégé, médecin des hôpitaux, certifie
avoir donné, depuis deux ans, mes soins à M. de Mau­
passant. Ce jeune homme a été atteint d'une névrose
tenace, caractérisée par des maux de tête incessants,
des poussées congestives vers le cerveau », etc.Passons
sur le diagnostic, appelé à d'interminables remanie­
ments. L'intérêt du document est ailleurs, qui vaut sur­
tout d'être enfin rédigé dans la seule langue qui
convienne, cette langue de la médecine par le truche­
ment de laquelle allaient s'exprimer désormais, incom­
préhensibles à tous et . peut-être à Maupassant •lui­
même, les modalités d'un rapport particulier entre un
homme et une œuvre. Rapport toujours incertain,
ambigu à tant d'égards, mais rapport toujours essen­
tiel, en dehors duquel il n'est pas d'écriture qui tienne.
Et peu importe même la nature du rapport en ques­
tion, pourvu qu'il soit quelque part situé. Cette place
qui sera la sienne, la chance pour chacun en décide.·La
maladie est la chance de Maupassant. La maladie et
tout ce qui s'ensuit, ses pompes, ses rites, ses prêtres,
ses oracles qu'on consulte.
Lorsqu'il rédigeait l'acte que l'on sait, et qui devait
être si lourd de conséquences, M. Rendu, médecin des
hôpitaux, ignorait, c'est trop ·évident, qu'en fait il s'ap­
prêtait à décerner à Maupassant son brevet d'écrivain.
C'est pourtant ce qu'il fit, avec cette sorte d'indiffé­
rence que mettent à leurs interventions, et surtout
quand elles sont efficaces, les agents du destin. Le cer­
tificat présenté, Maupassant obtint de l'administration
qui l'employait un congé qu'il croyait d'abord tempo­
raire. En réalité, il l'avait quittée pour n'y plus revenir.
Les travaux de plume, et eux seuls, l'occuperaient
désormais. Officiellement, la maladie venait de lui
ouvrir les portes de la littérature.
Fermant en lui qu�lque chose, pour prix de son
entremise; ,frappant, semb �e-t-il,. d'interdit des pans·

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entiers de discours, lui retirant notamment la parole
sur tout ce qui a trait à son art. Cet art, le · sien, n'est
pas un sujet de conversation. Voir combien la corres­
pondance de Maupassant, relativement à sa pratique
d'écrivain, est chiche de confidences. Maupassant ne
dit rien, ou peu, de ce qu'il fait; en revanche, dit tout,
ou presque, et le dit à tout le monde, des malaises qu'il
ressent. Non content d'assister en lui au tortueux che­
minement du principe qui le mine, il y assiste à haute
voix, spectateur effaré et de plus en plus volubile. La
facilité, en effet, avec laquelle il communiquera à ses
proches, pour ne pas dire au premier venu, d'éloquents
bulletins de santé, n'a d'égale que la discrétion qu'il
affiche, partout ailleurs, en matière d'esthétique. ·La
maladie, cette façon qu'il a. d'en préoccuper son entou­
rage, est sa pudeur d'artiste. Non que les plaintes sem­
piternelles de Maupassant tiennent lieu de commen­
taire sur l'œuvre. Mais parce qu'à coup sûr, elles rem­
placent ce dernier et parce que surtout elles le rendent
inutile. L'opacité du corps, tout obscurci de miasmes,
témoigne contrastivement en faveur de la transparence
d'une écriture. C'est la leçon de simplicité que donne la
préface de Pierre et Jean, simplicité du style, comme
d'un corps subtil, peu chargé de matières, auquel le
corps souffrant, ce corps que la maladie, au contraire,
ramène progressivement à sa pesanteur spécifique qui
est celle, à venir, du cadavre, servirait d'efficace faire­
valoir. Comme s'il fallait à ces grands . papillons de
phrases, dont l'aile sensible chatoie dans la lumière,
comme s'il leur fallait, et quasi perpétuellement, la
confirmation des chrysalides.
Technique, si l'on veut du repoussoir. Par repous­
soirs, on désigne · en peinture des objets vigoureux
d'ombre ou de couleur que l'on place sur le devant du
tableau pour faire paraître les autres objets plus éloi­
gnés. Ainsi de Maupassant, sur le devant, occupé à pro­
mener ses stigmates, à inviter au constat, tant l'obsède
le désir de faire constater, tant ce désir même trouve
d'insatisfactions à l'unique fréquentation des méde­
cins. Ainsi, conséquemment, de l'œuvre, en retrait,
jamais assez reculée, assez lointaine, assez incurvée,
• retirée en elle-même, perdue dans la contemplation
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d'on ne sait quel idéal horiz�n, son point de fuite ou,
comme dirait la langue anglaise, plus parlante en l'es­
pèce, son point d'évanouissement (vanishing poin t) .
Tel encore Le Horla, chef-d'œuvre de Maupassant,
parce qu'il est la réussite exemplaire du procédé, parce
qu'aussi il est le signe que l'auteur en a peut-être déjà
perdu la maîtrise, signe que l'homme de lettres et
l'homme malade, si longtemps associés, devront, u n
jour prochain, songer à se séparer.
L'auteur du Horla, conformément à sa règle, a donc
dressé le tréteau de la clinique. Et c'est la maladie, la
folie maintenant, et sa parade, ce feu roulant de symp­
tômes dont Maupassant nous ahurit, tout le jeu subtil
des affirmations conjuratoires (j'aime les fous, puis­
sé-je en être!), des interrogations angoissées, du doute
identitaire (suis-je fou, à la fin, ou ne le suis-je pas?},
qu'exécute avec un brio étourdissant la suite de_s textes
qui, de longue date, ont préparé celui-ci - Maupassant,
avec sa science innée de la réclame, tenant pour assuré
que, loin de desservir l'œuvre, la folie en serait tou­
jours, et de toutes les façons, le meilleur imprésario.
C'est aussi qu'il est bien homme, fût-il .réduit à la der­
nière extrémité, à n'en continuer pas moins à achalan­
der sa boutique ! Nous touchons ici au fond trouble et
troublant d'une conscience où se mêle· à de très réelles
inquiétudes un rien ineffaçable de cautèle, de ruse com­
merçante. Combien s'y laissèrent prendre, ensorcelés
par les deux notes que trompettait le titre, qui auraient
été autrement mieux avisés d'en revenir au texte. Car,
dans le texte du Horla, comme dans tous les textes qui ·
s'y rapportent, la question de la fo lie est instruite en
des termes et suivant des fi gures qui nous font obliga­
tion de surseoir à tout questionnement, à tout examen
qui ne seraient pas d'ordre strictement littéraire. La
littérature seulement a compétence en cette affaire.
Non la psychiatrie. Maupassant appartient toujours à
la littérature. Même si la littérature est sur le point de .
l'abandonner pour le livrer au bras séculier de la méde­
cine. Pour le présent, la cause de Maupassant est ren­
voyée d'une juridiction à l'autre, mais c'est encore, en
dernière instance, entre l'homme et l'œuvre que tout se
joue.

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En effet, qu'est Le Horla, de ce point de vue, sinon le
récit d'une tentative d'expulsion d'un auteur par son
œuvre. De contes en nouvelles, Maupassant a longue­
ment résisté. Mais à la fin des fins, il se rend à l'évi­
dence. Il n'y a pas d'œuvre habitable, il n'y en a pas qui
ne soit tout entière pleine d'elle-même, pas d'œuvre qui
ne fasse le vide, qui n'exige qu'on lui quitte la place.
Pas de chez soi pour !'écrivain. Mais la maison du nar­
rateur, opposera-t-on, cette maison blanche qu'il aime ?
C'est la demeure de Flaubert, pierre pour pierre, site
pour .site (qui ne l'a vu, nous sommes à Croisset). C'est
donc un lieu hanté. Y règne, tyrannique, le souvenir du
Vieux, et à travers son souvenir, le fantôme de la Litté­
rature elle-même. Flaubert ou la Littérature : de sa vie,
Maupassant n'aura jamais trop su distinguer l'un de
l'autre. Le Horla est né de cette confusion, que, sans
doute, il perpétue,. mais dont, en même temps, il res­
treint la portée aux dimensions d'une œuvre singulière.
N'est-il pas étrange que le Horla soit la transparence
en personne, qu'il jouisse comme tel des mêmes quali­
tés que revendique, de son côté, la prose de Maupas­
sant, et qu'en se nourrissant de la blancheur du lait et
de la limpidité de l'eau, ce soit à la substance et à la
forme de son rêve d'esthète que tout simplement il
s'assimile ? Œuvre faite chair. Et ce que c'est que la
chair d'une œuvre, comparée à la carnation d'une vul­
gaire Boule de suif!.·Et l'immense bouleversement que
ce progrès suppose! C'est que l'idéal de santé que pour­
suit Maupassant, toujours plus exigeant à mesure que
son état se dégrade, va se chercher maintenant ses ·
répondants hors du domaine convenu des beautés
femelles et organiques. Le corps de l'œuvre est un
corps sans organes, sauvé donc des disgrâces auxquel­
les la présence en eux d'organes expose tous les corps
ordinaires. D'une nature plus parfaite, commente le
narrateur, plus fine que le nôtre, « si maladroitement
conçu, encombré d'organes toujours fatigués [...],
machine animale en proie aux maladies, aux déforma-
tions, aux putréfactions ».
Absolue perfection de l'œuvre, d'où l'auteur qui la
constate se retranche sur-le-champ, d'un seul coup
aliéné. A moins d'imaginer que, prenant les devants,

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l'œuvre ne l'extirpe d'elle-même par une sorte de
réflexe immunitaire. C'est le parti qu'adopte le conte,
et dans le conte, Maupassant : chassé de la maison
blanche, devenu pour nous cet écrivain en quête d'asile
qu'on voit depuis rôder, et qui passe, passe ... , disparaît
peu à peu, jusqu'à ce jour d'hiver de l'année 1892 où se
referme sur lui, ombre débile, la maison de santé du
docteur Blanche.
PHILIPPE BONNEFIS

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