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MOLIÈRE- 1622-1673

Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est considéré non seulement l’inventeur de la comédie classique,
mais aussi une incarnation de l’esprit classique français – et cela malgré les intrusions baroques que l’on
retrouve dans son œuvre.
Jean-Baptiste Poquelin est baptisé à Paris, dans l’église Saint-Eustache, le 15 janvier 1622; il était
le fils aîné de Jean Poquelin, marchand tapissier, qui mourra en 1669, et de Marie Cressé, morte en mars
1632, provenant d’une famille parisienne de tapissiers. Le couple vivait dans le quartier des Halles. En
1633 son père se remarie avec Catherine Fleurette qui, après avoir mis au monde deux enfants, meurt en
1636. Comme fils aîné, il reprendra la charge de tapissier ordinaire du roi1 en 1637 (en 1654 il cédera
cette charge à son frère, pour la reprendre en 1660, à la mort de celui-ci.). Mais il est plus attiré par le
théâtre que par le métier de son père; il fréquentera l’Hôtel Bourgogne en compagnie de son grand-père
maternel, il assiste aussi aux représentations des troupes italiennes et il a probablement l’occasion de voir
le célèbre Scaramouche interprété par Tiberio Fiorilli2. Il fait des études secondaires au collège Clermont,
tenu par les Jésuites (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand), à Paris, collège fréquenté par les rejetons de
l’aristocratie3, études achevées probablement en 1639. Son père le destinait probablement à une carrière
de magistrat. Il aura sa licence en droit à Orléans (1641), mais il n’aurait plaidé qu’une cause.
Il est évident que pendant sa scolarité il a étudié le latin et la rhétorique, qu’il a dû lire Cicéron,
Ovide, Virgile, Tite-Live Tence ; il connaissait parfaitement Térence, selon les dires de La Grange, son
compagnon, qui avec Vivot signe la préface de l’édition complète du théâtre de Molière de 1682.
C’est aussi l’époque où il prend connaissance des idées épicuriennes de Lucrèce et de Gassendi et
des libertins en compagnie de Claude Chapelle4, Bernier5 et peut-être de Cyrano de Bergerac vers 1641
(le père de Chapelle auraient demandé à Gassendi de donner des cours à son fils et à ses amis) ; il
s’adonne même à la traduction de Lucrèce.
Il pouvait se permettre d’acheter une charge de justice ou d’administration, comme Corneille
avant lui et d’aspirer à une carrière qui le conduirait à l’anoblissement. Mais il décide autrement, contre
l’avis de son père, contre le confort et le calme de la vie bourgeoise. Il apprend auprès des bonimenteurs
Barry et l’Orvietan se contorsionner, grimacer, faire rire le public populaire6.
En 1643, ayant obtenu sa part de l’héritage maternel, il fonde avec une comédienne de quatre ans
son aînée, Madeleine Béjart, et ses frères une troupe de théâtre, appelée l’Illustre Théâtre ; le contrat
signé le 30 juin porte les signatures de Beys, Clérin, Bonnenfant, Pinel, Madeleine Malingre, la Des
Urlis, les Béjart (Madeleine, Geneviève, Joseph) et Jean-Baptiste Poquelin. L'Illustre Théâtre s'installe au
jeu de paume des Métayers, dans le faubourg Saint-Germain (jusqu’en 1644), y fait faire des travaux
d'aménagement et engage quatre musiciens. Le 3 novembre la troupe se rend à Rouen pour la foire de
Saint-Romain. En 1644 L'Illustre Théâtre joue La Mort de Sénèque, de Tristan L'Hermite, et Le
Jugement équitable de Charles le Hardy de Mareschal. Son succès est dû, dit-on, à un incendie qui avait
détruit la sale où les acteurs du Marais donnaient des spectacles.
Ce n’est qu’en 1644 que Jean-Baptiste prend le surnom de Molière, peut-être d’après un village
des alentours de Paris7. L’année suivante Molière est emprisonné pour quelques jours au Châtelet pour
dettes. Il décide donc en 1645 de reprendre son errance en province. Sa trouve rejoint celle de Dufresne.
C’est une longue période de treize ans, mal connue. On ne peut que soupçonner son itinéraire et le
répertoire de son théâtre pendant cette époque, essentielle pourtant pour la formation du dramaturge. Ce

1
Il est un des fournisseurs de la cour en matière de tapisserie et de meubles, charge que cet artisan achète en 1631.
2
Le personnage de Scaramouche est caractéristique de la commedia dell’arte; il était vêtu tout de noir et se situait
entre l’arlequin et le capitan. T. Fiorello est né à Naples v. 1600 et il est mort à Paris en 1694.
3
C’est ici qu’il connaît Armand de Conti, le cousin du roi, qui sera son protecteur pendant sa tournée dans le
Languedoc, un des modèles supposé de Dom Juan.
4
Homme de lettres français, 1626-1686, fils naturel de François Lhuillier, maître des comptes, collègue de
Descartes au Collège de La Flèche. Il fréquentera le salon de Mme de la Sablière et sera l’ami de Molière, Cyrano
de Bergerac, Bernier, La Fontaine, Boileau et Racine. Auteur de courts poèmes satiriques et libertins.
5
François Bernier, voyageur, médecin et philosophe, 1620-1688, familier des salons de Mme de la Sablière et de
Ninon de Lenclos, disciple de Gassendi ; auteur des Mémoires du sieur Bernier sur l’empire du grand Mogol,
1670-71, d’un Abrégé de la philosophie de Gassendi, 1678, d’une Introduction à la lecture de Confucius, d’un
Mémoire sur le Quiétisme des Indes, dans l’Histoire des ouvrages des Savants de Basnage, septembre 1688.
6
http://www.cesar.org.uk/cesar2/imgs/images.php?fct=edit&image_UOID=353679
7
C’est un nom curieux, les comédiens préférant les références florales ou toponymiques : Bellerose, Beauchêne,
Montfleury, Floridor, Desrosiers, Des Oeillets, Des Roches.
36
n’est qu’au 17 décembre 1650 qu’on apprend que Molière est sans doute devenu trésorier de la troupe,
car il recevait 4000 livres des États de Languedoc.
À la mode de la commedia dell’arte, il est probable qu’il avait conçu des farces, ensuite des
comédies, adaptées d’après des pièces italiennes (La Jalousie du barbouillé, le Médecin volant;
l’Étourdi, le Dépit amoureux), sans pour autant négliger les pièces écrites par d’autres auteurs, tragédies
ou comédies. Sa troupe est sous la protection du duc d’Épernon, le gouverneur de Guyenne (1645-53),
sous celle du prince de Conti, le gouverneur du Languedoc (1653-57), ensuite sous celle du gouverneur
de Normandie (1657-58). Au début, il avait accepté de céder la direction de sa troupe à Dufresne, à
laquelle il s’était associé, comme l’avait voulu le duc d’Épernon, mais à partir de 1650 il reprend la tête
de sa troupe. Il traverse la France, en donnant des représentations à Albi, Carcassonne, Toulouse, Agen,
Pézenas, Lyon (où sera représenté son Étourdi en 1654), Béziers (où sera représenté le Dépit Amoureux,
en 1656), Grenoble, Rouen, où il rencontre Corneille, etc.
En 1658 la troupe revient à Paris; ce sera dorénavant la troupe de Monsieur, le frère du roi. Grâce
au succès d’une représentation (on a joué Nicomède et une farce, le Docteur Amoureux), la troupe pourra
même jouer dans la salle du Petit-Bourbon, alternativement avec une troupe italienne. Le 18 novembre
1659 a lieu la première représentation des Précieuses ridicules, qui connaît un grand succès, même si
n’est qu’une farce en un acte en prose. En mai 1660, Molière donne Sganarelle ou le Cocu imaginaire; ce
personnage, repris dans plusieurs autres comédies (la dernière en date étant Le Médecin malgré lui de
1666) et qui sera toujours interprété par lui, est créé par Molière d’après la tradition italienne.
Après la démolition du Petit-Bourbon, en 1661, la troupe s’installe au Palais-Royal. C’est
l’époque de la représentation de Dom Garcie de Navarre, comédie héroïque en vers qui fut un échec, de
l’École des Maris (le 24 juin), qui fut un succès, et de la première comédie-ballet, les Fâcheux,
commandée par Fouquet, représentée en novembre au château de Vaux-le-Vicomte et à laquelle a assisté
aussi le roi. En 1662 Molière épouse Armande Béjart, la sœur (ou la fille) de Madeleine. Le 26 décembre
de la même année L’École des Femmes connaît un grand succès. Mais cette pièce soulèvera une vague de
critiques qui vient de la part d’une partie de son public et de ses rivaux, auxquelles Molière répondra
l’année suivante, en 1663, par la Critique de l’École des Femmes (1-er juin) et par l’Impromptu de
Versailles (14 octobre). De toute façon, la pièce soulève une polémique à laquelle Molière répond par ses
pièces où il critique les marquis, les prudes, ses rivaux de l’Hôtel de Bourgogne.
L’année 1664 est une année mouvementée, car en janvier a lieu la représentation du Mariage
forcé, une nouvelle comédie-ballet. Molière, animateur des fêtes de l’Île enchantée de Versailles (8-13
mai 1664), compose la Princesse d’Élide (le 8 mai) et les trois premiers actes du Tartuffe (le 12 mai)
dont on interdit la représentation à Paris. Sa troupe joue aussi la Thébaïde de Racine.
En 1665 Molière écrit Dom Juan qui sera représenté le 15 février; malgré son succès, Molière
retire la pièce après 15 représentations à cause des protestations des dévots; elle ne sera imprimée
qu’après la mort de Molière. Sa troupe s’intitulera dorénavant la Troupe du Roi, avec une pension de 6
000 livres, somme plutôt modique, vu que la première du Tartuffe de 1669 rapportera à elle seule 2 860
livres. Le 15 septembre est représentée la pièce l’Amour médecin. 1665 est aussi l’année de la brouille
avec Racine qui retire à Molière la représentation de son Alexandre.
En 1666, Molière, malade, interrompt ses représentations pour deux mois; il se retire dans une
maison louée à Auteuil. Le 4 juin il donne le Misanthrope, le 6 août la farce Le Médecin malgré lui, deux
chefs-d’œuvre. Pour les Fêtes du Ballet des Muses à Saint-Germain il compose Mélicerte, le 2 décembre
1666, la Pastorale comique, le 5 janvier 1667, le Sicilien ou l’Amour peintre, le 14 février. Une nouvelle
version du Tartuffe ne trompe personne: l’Imposteur sera interdit dès le lendemain de sa première du 5
août, malgré l’accord verbal du roi qui se trouvait en Flandre. L’archevêque de Paris, Hardouin de
Prérefixe interdit à quiconque de lire ou de voir la pièce sous peiné d’être excommunié.
En 1668 Molière donne trois de ses plus importantes pièces: Amphitryon, le 13 janvier, George
Dandin, le 18 juillet, L’Avare, le 9 septembre. L’année suivante, en 1669, il présente une troisième
version de son Tartuffe ou l’Imposteur, qui sera enfin autorisée le 5 février, et qui sera un vrai triomphe.
Le 6 octobre à Chambord sera représenté Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet.
La série des comédies-ballets s’enrichit des Amants magnifiques, représentée le 30 janvier 1670 à
Saint-Germain et du Bourgeois gentilhomme, représentée le 14 octobre 1670 à Chambord. En
collaboration avec Corneille, Lully et Quinault il participe à la rédaction de Psyché, tragédie-ballet,
représentée aux Tuileries le 17 janvier 1671, puis au Palais-Royal. La même année il donne la farce les
Fourberies de Scapin, le 24 mai, et la Comtesse d’Escarbagnas, représentée le 2 décembre à Saint-
37
Germain.
La comédie Les Femmes savantes est représentée le 11 mars 1672. C’est aussi l’année de la mort
de Madeleine Béjart, du deuxième enfant de Molière38; c’est aussi l’année de la dispute avec Lully qui
avait obtenu du roi le privilège de tous les spectacles avec musique et ballet9.
Le 10 février 1673 c’est la première du Malade imaginaire au Palais-Royal. Pris par un malaise
lors de la quatrième représentation de la pièce, le 17 février, Molière est transporté chez lui, rue
Richelieu. Il meurt le soir même, vers 10 heures, sans avoir renié sa vie de comédien devant un prêtre 10,
ce qui lui défend l’ensevelissement en terre chrétienne. Ce n’est qu’après l’intervention du roi que
l’archevêque accepte son enterrement, sans grande cérémonie, à 9 heures du soir, dans le cimetière de
Saint-Joseph.
En 1680 le roi ordonne a réunion de la troupe de Molière et de sa concurrente de l’Hôtel de
Bourgogne pour constituer la Comédie Française.
*
Figure emblématique de l’artiste aux prises avec l’autorité, l’hypocrisie et la bêtise, Molière a fasciné en
tant qu’auteur dramatique, un des plus illustres au monde, mais aussi par sa personnalité complexe,
singulière, entièrement vouée au théâtre. Comédien et auteur dramatique, metteur en scène, il a été un
professionnel du théâtre dans toute sa complexité, genre syncrétique qui réunit parole, geste, musique et
danse, créé sous les yeux émerveillés du spectateur. Il n’a pas écrit de pièces de théâtre, il les a vécues,
les siennes et celles des autres, sur la scène, il les a inventées dans tous leurs détails. Il voulait quelque
chose de nouveau, c’est pourquoi, au lieu de s’intégrer à une troupe, il préfère s’en faire une11.
Ses créations ont été minutieusement étudiées; on en a inventorié les sources, antiques (Térence,
Plaute, Aristophane, Juvénal, Martial, tout l’héritage antique en quelque sorte), mais aussi modernes et
contemporaines, françaises ou italiennes et espagnoles (Thomas Corneille, Desmarets de Saint-Sorlin,
Rotrou, C. de Bergerac) jusqu’à repérer l’origine d’une réplique, l’idéologie de son œuvre (Gassendi,
Montaigne, Épicure), on a essayé de déterminer si ses personnages incarnent des personnes réelles
(Trissotin, trois fois sot, identifié à l’abbé Cotin, critique des satires de Boileau et qui méprisait aussi les
auteurs de comédies; Vadius, identifié à l’érudit Gilles Ménage, tous les deux apparaissant dans les
Femmes Savantes; Oronte du Misanthrope identifié au duc de Saint-Aignan). Toutes ces recherches
constituent un gros chapitre de l’histoire de la littérature française, faisant preuve non seulement
d’érudition, mais aussi de l’intérêt de la création de Molière, véritable institution nationale. Le succès
dont il a joui de son vivant avait de quoi étonner, car la comédie était un genre mineur, en rien
comparable avec la majesté de la tragédie. Il est à remarquer que le mot comédie n’implique pas
nécessairement, comme c’est le cas aujourd’hui, une pièce qui fait rire, mais une pièce de théâtre qui
mettait en scène des personnages humbles.
Molière a écrit une œuvre diverse, cultivant des genres apparentés, mais distincts du point de vue
des moyens et de la forme: la farce (Les Précieuses ridicules; Sganrelle ou le Cocu imaginaire; Les
Fourberies de Scapin), la comédie-ballet (les Fâcheux, le Mariage forcé, la Princesse d’Élide, l’Amour
médecin, Mélicerte, la Pastorale comique, le Sicilien ou l’Amour peintre, George Dandin, Monsieur de
Pourceaugnac, les Amants magnifiques, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d’Escarbagnas, le
Malade imaginaire), la grande comédie (l’École des femmes, Tartuffe, le Misanthrope, les Femmes
savantes, l’École des maris, l’Avare, Dom Juan), la pièce à sujet mythologique (Amphitryon, Psyché).
Certes, le Bourgeois gentilhomme, comme la plupart des pièces de Molière, allie un comique divers, qui
8
En 1664 le premier enfant de Molière, qui a pour parrain Louis XIV, meurt très peu après sa naissance. Seule sa
fille cadette survivra.
9
En 1669 Lully avait obtenu le privilège sur l’Académie royale de musique et de danse, qui venait d’être fondée.
Seule la troupe royale avait encore le droit de représenter des comédies-ballets. Les lettres patentes de mars 1672
attribuaient à Lully le monopole de la création musicale et chorégraphique. Aucune “pièce entière” ne pourra plus
être chantée sans “la permission par écrit de sieur Lully”; celles de septembre accordaient à Lully le privilège de
faire imprimer non seulement les airs composés par lui, mais encore “les vers, paroles, sujets, desseins et
ouvrages sur lesquels lesdits airs de musique auront été composés, sans en rien excepter.” C’est pourquoi Molière
demandera à Charpentier de composer la musique du Malade imaginaire, la seule comédie-ballet pour laquelle il
ne collabore plus avec Lully.
10
Malgré le décret royal d’avril 1641, inspiré au roi par Richelieu, qui statuait que le métier de comédien n’était
pas infâme, le comédien faisait encore partie des “intouchables”.
11
À la mort de Molière sa troupe était la plus réputée de Paris; en 1680 cette troupe sera réunie à celle de l’Hôtel
Bourgogne pour fonder la Comédie-Française.
38
relève de la farce (gifles, coups de bâton, batailles, disputes, poursuites, déguisements, etc.; le calembour,
les mots déformés, les répétitions, les mots grossiers), de la comédie d’intrigue (les quiproquos et les
malentendus, la mobilisation du personnage à la recherche d’une fin), de la grande comédie (la peinture
des mœurs et des caractères d’une époque, d’une civilisation). Dans d’autres pièces c’est l’univers de la
pastorale qui séduit Molière, avec ses princes déguisés et toute une atmosphère galante (la Princesse
d’Élide, Mélicerte). Mais il convient de laisser de côté l’accident pour dégager les lignes de force de
l’œuvre de Molière.
Pour ce qui est de ses farces, Molière est redevable à une très ancienne tradition française, qui
remonte au Moyen Âge et plus loin encore. Son Médecin malgré lui est inspiré d’un fabliau, Le Vilain
Mire. Mais il est redevable aussi à la commedia dell’arte italienne, qui lui inspire Sganarelle, personnage
dans lequel on peut aussi voir l’influence du Socrate d’Aristophane des Nuées, ou Mascarille, Jodelet des
Précieuses ridicules, avant de lui trouver des correspondants français, Gros-René, le valet, Gorgibus, le
bourgeois de Paris. Selon une tradition commune, les farces étaient parfois des improvisations sur un
canevas écrit. Les procédés de la farce se retrouvent dans toutes les pièces de Molière, même dans les
grandes comédies ou dans la comédie-ballet. La classification des pièces tient compte plutôt de la
proportion que d’une séparation des sortes de comique.
C’est la comédie d’intrigue à l’italienne qui fournit à Molière le schéma ses comédies, ses
personnages aussi: un couple de jeunes qui s’aiment et dont l’amour est le plus souvent contrarié par un
vieillard, père ou tuteur qui se propose d’épouser lui-même la jeune première ou veut lui imposer un
autre choix que le jeune premier, un valet “fourbe”, complice du couple de jeunes. La jeune fille suit la
voix de la nature et choisit toujours la jeunesse, même si le vieillard n’est pas toujours aussi laid ou aussi
ridicule que celui de l’École des maris. Le couple de jeunes est aidé par des serviteurs rusés et des
servantes astucieuses, ce qui conduit à une fin heureuse, les jeunes triomphant de tous les obstacles. Les
pièces présentent généralement aussi un personnage que l’on pourrait appeler le raisonneur, qui
représente le point de vue de l’auteur.
La comédie-ballet est, on pourrait dire, une innovation de Molière. Il s’agit d’une forme hybride,
spécifique au baroque, faisant concurrence à l’opéra. Presque la moitié de la création de Molière est
constituée de comédies-ballets (la première en date est la pièce les Fâcheux). S’il a perfectionné le genre
c’est parce que le public aimait le mélange de l’action dramatique, de la musique et du ballet. Car le
genre avait été cultivé depuis longtemps: Robin et Marion en est peut-être l’exemple le plus ancien en la
matière12. Mais il faut peut-être chercher encore plus loin et retrouver le théâtre antique. Comme la
comédie-ballet de Molière, destinée à être représentée lors des fêtes de la cour (“Pour donner du plaisir au
plus grand roi du monde”, dira Molière dans le Prologue de l’Amour médecin), le Jeu de Robin et
Marion est écrit pour divertir le prince Charles d’Anjou et sa cour, alors en exil à Naples. La tradition est
renouée en 1581 avec le Ballet comique de la reine, création de trois auteurs, Beaujoyeux, La Chesnaie et
le sieur de Beaulieu qui allie vers, chant, danse et costumes, sans laisser de côté les décors et les
machines, ou l’Andromède de Corneille, représentée en 1650, avec la musique de Charles d’Assoucy et
dans les machines inventées par Torelli: l’auteur déclarait que son intention avait été de “satisfaire la vue
par l’éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le
cœur par la délicatesse des passions.” La Comédie sans comédie de Quinault, de 1654, l’Amour malade
de 1657, la Pastorale en musique de Perrin et Cambert, de 1659, les Rieurs du Beau Richard de La
Fontaine, 1659, ne font que continuer un genre qui plaisait malgré ou justement pour sa superficialité. Il
ne faut pas oublier la vogue des ballets de cour, composés d’entrées, de vers et de récits, accompagnés
d’un “livre” qui expliquait au spectateur ce que les danseurs voulaient exprimer, de madrigaux en
honneur de ceux qui jouaient les divers rôles et de récits, tirades ou couplets, qui assuraient les
enchaînements. Ces ballets de cour étaient pour la plupart la création des seigneurs et non des auteurs
professionnels. C’est de cette tradition que s’est inspiré Molière pour en faire oublier la superficialité et le
plaisir facile. Dans l’Avertissement aux Fâcheux il dit avoir arrivé à ce genre hybride par des nécessités
pratiques: le nombre de danseurs étant trop réduit, il fallait leur laisser le temps de se changer, “de sorte
que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre
au sujet au mieux que l’on pût et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie.” De plus,
Molière ajoute la pantomime, surtout dans le Bourgeois gentilhomme.
On pourrait dire à plus juste titre que dans le cas de la comédie-ballet que Molière n’a pas inventé

Le Jeu de Robin et de Marion, XIII-e siècle, création d’Adam de la Halle. La pièce a été représentée en 1283, à
12

Noël.
39
la grande comédie, mais que, par les perfectionnements qu’il lui a apportés, il l’innove. Son prédécesseur
immédiat est Corneille qui en avait fixé la forme13 (5 actes en vers) et le ton de ce type de comédie,
inspirée par la comédie d’intrigue italienne et espagnole. Seules l’École des femmes, Tartuffe, le
Misanthrope et les Femmes savantes obéissent à cette contrainte; l’École des maris n’a que trois actes,
l’Avare est en prose, Dom Juan ne respecte pas l’unité de temps et d’action, les Fourberies frôlent la
farce. D’ailleurs, les comédies de Molière, de quel type qu’elles soient, ne méprisent aucune sorte de
comique, ce qui fait que même dans la grande comédie on retrouve le comique de langage, généralement
interdit dans ce types de composition, des scènes ou des procédés de la farce. Il ne faut pas non plus
oublier que Corneille s’inspirait à son tour de la tradition de la commedia sostenuta, comédie d’intrigue
qui est une composition régulière, largement connue dès le XVI-e siècle surtout grâce aux représentations
des troupes italiennes installées en France. Dans les grandes comédies Molière se lance dans des projets
ambitieux, s’attaquant non seulement aux maux bénins, comme c’est le cas dans ses farces ou ses
camédies-ballets, mais aussi aux maux qui, par les lourdes conséquences qu’ils engendrent, sont à même
de gangrener l’organise social en son entier. On est loin de la peinture du rire provoqué par les précarités
de la nature humaine ou de l’éducation. La grande comédie frôle le drame (Goethe dira que ses pièces
“touchent à la tragédie”), car ce n’est que grâce à un dénouement artificiel qu’elle se résout de manière
heureuse; par des reconnaissances qui changent du tout au tout le statut social des personnages (l’Avare),
par un stratagème (Les Femmes savantes - le billet d’Ariste), par une intervention surnaturelle (Dom
Juan). Il y en a aussi qui présentent une fin plutôt pessimiste: Le Misanthrope, Tartuffe. Plus que ses
prédécesseurs, Molière s’est servi dans les comédies de situation aussi du comique de langage et de
caractères.
Le but de la création de Molière est avant tout de plaire. Certes, pour ne pas susciter les
protestations de ses rivaux et pour répondre au goût de l’époque il respecte autant qu’il peut les règles,
mais il ajoute dans la Critique de l’École des Femmes: “Je voudrais bien savoir si la grande règle des
règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi le bon chemin.”
Pour Molière, “la comédie est un poème ingénieux qui, par des leçons agréables, tend à reprendre les
défauts des hommes” (Préface du Tartuffe). Pour plaire il faut être à l’écoute du public. C’est la raison
pour laquelle il choisit dans ses pièces des types faciles à identifier, comme les personnages de la
commedia dell’arte. Mais la réalité de son époque le fait aussi innover: il choisira le petit marquis pour le
présenter dans ses pièces parce que justement “Le marquis est aujourd’hui le plaisant de la comédie.”
(Impromptu de Versailles). Dorante (Critique de l’École des Femmes) dit: “Vous n’avez rien fait si vous
n’y faites pas reconnaître les gens de votre siècle. Molière ne voit pas pourquoi sa critique épargnera
certains individus: “Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par
quelle raison il y en aurait de privilégiés.” (préface de Tartuffe) Par ailleurs, Molière sait qu’il s’adresse à
des publics différents: il distingue entre “la multitude” et les l’honnête homme: “C’est une étrange
entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens”, ces personnes qui “ne rient que quand ils veulent”,
comme le dit le même Dorante. Il est nécessaire donc de varier le comique, d’inventer un comique
différent de celui de la farce, un comique qui produise le “rire dans l’âme”, dont l’expression la plus pure
se retrouve dans le Misanthrope.
Les comédies de Molière se servent du rire pour parler non seulement de conflits ou de travers
universellement valables (le couple mal assorti, le conflit des générations, le pédant et la précieuse,
l’opposition entre ce qui est naturel et ce que l’on veut imposer; l’hypocrisie, l’avarice, etc.), mais aussi
des conflits propres à la société du XVII-e siècle (la bourgeoisie en ascension qui essaie d’imiter le mode
de vie de la noblesse, les conflits entre la grande et la petite noblesse, l’émancipation de la femme, le
libertinage, etc.)
Hegel disait d’Harpagon que, dans “sa naïveté sérieuse”, il est plus fou que comique, ce qui, au-
delà des distinctions aristotéliciennes entre comédie et tragédie, pose le problème de l’existence d’un
sentiment tragique plus conforme à la sensibilité moderne, présent déjà chez Molière.

Annexes

Liste des œuvres de Molière

13
Quinault, Scudéry, Rotrou, Montfleury avaient eux aussi illustré le genre.
40
(par ordre chronologique)

Œuvre Genre Création

Le Médecin volant Farce en un acte et en prose 1645

La Jalousie du barbouillé Farce en un acte et en prose 1650

L'Étourdi ou les Contretemps Comédie en cinq actes et en vers 1655

16 décembre
Le Dépit amoureux Comédie en cinq actes et en vers
1656

Le Docteur amoureux8,9 Comédie en un acte et en prose 24 octobre 1658

18 novembre
Les Précieuses ridicules Comédie en un acte et en prose
1659

Sganarelle ou le Cocu imaginaire Comédie en un acte et en vers 28 mai 1660

Dom Garcie de Navarre ou le


Comédie héroïque en cinq actes et en vers 4 février 1661
Prince jaloux

L'École des maris Comédie en trois actes et en vers 24 juin 1661

Les Fâcheux Comédie-ballet en trois actes et en vers 17 août 1661

26 décembre
L'École des femmes Comédie en cinq actes et en vers
1662

La Jalousie du Gros-René8 15 avril 1663

La Critique de l'école des femmes Comédie en un acte et en prose 1er juin 1663

41
L'Impromptu de Versailles Comédie en un acte et en prose 14 octobre 1663

Le Mariage forcé Comédie en un acte et en prose 29 janvier 1664

Gros-René, petit enfant8 27 avril 1664

La Princesse d'Élide Comédie galante en cinq actes, en vers10 et en prose 8 mai 1664

Tartuffe ou l'Imposteur Comédie en cinq actes et en vers 12 mai 1664

Dom Juan ou le Festin de pierre Comédie en cinq actes et en prose 15 février 1665

15 septembre
L'Amour médecin Comédie en trois actes et en prose
1665

Le Misanthrope ou l'Atrabilaire
Comédie en cinq actes et en vers 4 juin 1666
amoureux

Le Médecin malgré lui Comédie en trois actes et en prose 6 août 1666

Mélicerte Comédie pastorale héroïque en deux actes et en vers 2 décembre 1666

Pastorale comique 5 janvier 1667

Le Sicilien ou l'Amour peintre Comédie en un acte et en prose 14 février 1667

Amphitryon Comédie en trois actes et en vers 13 janvier 1668

George Dandin ou le Mari


Comédie en trois actes et en prose 18 juillet 1668
confondu

9 septembre
L'Avare ou l'École du mensonge Comédie en cinq actes et en prose
1668

42
Monsieur de Pourceaugnac Comédie-ballet en trois actes et en prose11 6 octobre 1669

Les Amants magnifiques Comédie en cinq actes et en prose 4 février 1670

Le Bourgeois gentilhomme Comédie-ballet en cinq actes et en prose12 14 octobre 1670

Psyché Tragédie-ballet en cinq actes et en vers 17 janvier 1671

Les Fourberies de Scapin Comédie en trois actes et en prose 24 mai 1671

La Comtesse d'Escarbagnas Comédie en un acte et en prose 2 décembre 1671

Les Femmes savantes Comédie en cinq actes et en vers 11 mars 1672

«Comédie mêlée de musique et de danses» en trois


Le Malade imaginaire 10 février 1673
actes et en prose13

Œuvres diverses
• Remerciement au roi, 1663. En 1663, le roi avait fait porter Molière pour mille francs sur la liste
des pensions qu'il accordait aux hommes de lettres.
• Stances
• Vers
• Bouts-rimés
• Au Roi, sur la conquête de la Franche-Comté
• Sonnet, à M. La Mothe-Le Vayer, sur la mort de son fils, 1664
• Lettre d'envoi du sonnet précédent
• La Gloire du dôme du Val-de-Grâce, 1669
• Relation de la Fête de Versailles, 18 juillet 1668. Cette relation est de Michel Félibien, auteur des
Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes. Tous les
intermèdes sont de Molière.

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