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Descartes et La Fontaine
Annie Bitbol-Hespériès

Plusieurs Fables évoquent la « nouvelle » philosophie, celle des


cartésiens. La Fontaine n’est pas seulement un fin chroniqueur satirique, il
est aussi un authentique penseur, nourri de science et de philosophie,
influencé par l’œuvre de Descartes et de ses successeurs.

Né à Château-Thierry en juillet 1621, Jean de La Fontaine est le fils de


Charles de La Fontaine, bourgeois voulant accéder à la noblesse ayant
acheté la charge de maître des Eaux et Forêts du duché de Château-Thierry,
et de Françoise Pidoux, originaire du Poitou. Au collège de sa ville natale,
Jean apprend le latin et l’art des fabulistes anciens. En 1641, à 20 ans, il
songe à devenir prêtre et entre en noviciat à l’Oratoire de Paris,
congrégation séculière fondée à Rome et introduite en France par Bérulle.
Il prend un directeur de conscience proche des jansénistes de Port-Royal. Il
ne passe que dix-huit mois à l’Oratoire, mais restera toute sa vie lié aux
milieux oratoriens et jansénistes. Ayant quitté la théologie pour le droit,
Jean de La Fontaine porte, en 1649, le titre d’avocat au Parlement de Paris.
Entre-temps, il s’est marié pour plaire à son père : en 1647, il a épousé
Marie Héricart, jeune (elle a 14 ans, il en a 26), riche (elle apporte une
belle dot) et passionnée de lectures romanesques. En 1652, La Fontaine
acquiert la charge de maître des eaux et forêts. Il s’intéresse peu à sa
femme et à leur fils, né en 1653. Il partage sa vie entre sa ville natale et
Paris, où il mène une existence de quasi célibataire et où il fréquente les
milieux littéraires. Il étudie Homère et Platon (en traductions latines),
Horace, Virgile et Ovide. Il est tenté par la poésie. Sa première œuvre
imprimée est une comédie, imitée de Térence : L’Eunuque (1654).
En 1657, La Fontaine est présenté au Surintendant général des Finances,
Nicolas Fouquet, qui s’entoure d’artistes dans ses propriétés de Paris,
Saint-Mandé puis de Vaux. En 1658, il offre à Fouquet, devenu son
protecteur, un Adonis, inspiré d’Ovide. À partir de 1659, à la demande de
Fouquet, La Fontaine célèbre dans Le Songe de Vaux les beautés du
château de Vaux (le Vicomte) encore inachevé. Lors de ses séjours à Vaux,
La Fontaine rencontre Mme de Sévigné et Molière. En septembre 1661,
peu après la brillante fête donnée en l’honneur du Roi par le Surintendant,
le jeune Louis XIV fait arrêter Fouquet. La Fontaine, avec Mme de
Sévigné, reste fidèle à Fouquet. Il sollicite l’indulgence du Roi pour son
mécène dans l’Elégie aux Nymphes de Vaux (1661) et dans l’Ode au Roi
pour M. Fouquet (1663).
Fouquet étant condamné à la détention à vie, La Fontaine devient, en 1664,
gentilhomme de la duchesse d’Orléans, charge qui l’anoblit, et il publie les
Contes et nouvelles, textes libertins.

En 1668, à 46 ans, La Fontaine fait paraître son premier recueil de Fables


(124 apologues ou fables en six livres), inspiré d’Ésope et dédié au Dauphin.
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Il insiste sur ses intentions morales : « Je me sers d’animaux pour instruire


les hommes ». Il aborde, de façon plaisante, des thèmes philosophiques : la
sagesse contre la démesure (La grenouille qui veut se faire aussi grosse que
le bœuf), la liberté (Le loup et le chien), la victoire de la volonté (Le lièvre et
la tortue), et, après Descartes, combat les « faiseurs d’horoscope »
(L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits). Le succès est immédiat. Il
est accueilli chez Mme de La Sablière, qui reçoit dans son salon littéraire des
cartésiens comme Jacques Rohault. Un « second recueil » de fables en cinq
livres est publié en 1678- 1679 (87 apologues), inspiré de sources orientales,
dédié à la maîtresse du Roi, Mme de Montespan et discutant des thèses
cartésiennes. En 1682, il publie le Poème du Quinquina, éloge d’un nouveau
remède.
Fin 1683, La Fontaine est élu à l’Académie française. Il s’essaie au théâtre,
sans succès. Il publie en 1694 un douzième livre de Fables, plus disparate,
dédié au duc de Bourgogne. Il est alors malade et, influencé par son
confesseur, renie ses Contes. Il meurt le 13 avril 1695.

Plusieurs Fables s’inspirent de thèses cartésiennes. La Fontaine connaît


la Physique cartésienne de Rohault qu’il a en partie versifiée. Un animal
dans la lune évoque les analyses de Descartes sur les erreurs des sens
rectifiées par la raison et contient une allusion directe à la réfraction
expliquée dans la Dioptrique :
« Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse,
La raison décide en maîtresse ».
Le pouvoir de la raison est aussi évoqué, mais contre la bêtise, dans
L’écolier, le pédant et le maître d’un jardin.
Après Descartes, La Fontaine s’intéresse aux « lunettes », c’est-à-dire aux
télescopes dont traite la Dioptrique, et aux découvertes ainsi permises. Il
connaît le « monde visible » des Principes de la philosophie (Troisième
partie) où l’homme est spectateur d’un monde où les mouvements
apparents des astres ne correspondent pas à leurs mouvements réels. La
fable Le songe d’un habitant du Mogol rêve d’une solitude où « apprendre
des cieux/ les divers mouvements inconnus à nos yeux ».
Le Discours à Madame de la Sablière (fin du livre IX) honore
« Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu/Chez les païens ».
Mais à la différence de Pascal, La Fontaine s’oppose à l’hypothèse des
animaux machines présentée dans le Discours de la méthode, après
l’explication du mouvement du cœur et l’évocation des autres fonctions du
corps humain selon le modèle des automates. Des fables évoquent ce texte
fort discuté de Descartes et plaident en faveur des bêtes qui ont
« Non point une raison selon notre manière
Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort »
(Suite du Discours à Madame de la Sablière : Les deux rats, le renard et
l’œuf).
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Quelques années auparavant, Madame de Sévigné répugnait à l’idée que sa


chienne Marphyse ne soit qu’une machine. Le 23 mars 1672, elle écrivait à
sa fille, Madame de Grignan, ralliée à Descartes : « des machines qui
aiment (…), des machines jalouses, des machines qui craignent ; allez,
allez, vous vous moquez de nous, jamais Descartes n’a prétendu nous le
faire croire ».

Mai 2007, pour la rubrique Traits de Plume de la Revue Dialogues de


Descartes, de l’Université Paris-Descartes, Paris 5.

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