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CHAPITRE 1

Entre tradition et modernité


Espaces et temps de loisirs à
Montréal et Toronto au XXe siècle

A u cours des premières décennies du XXe siècle, la société


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canadienne devient majoritairement urbaine1. À l’origine de problèmes


environnementaux, sociaux et humains, l’urbanisation et la montée de la
grande ville sont aussi perçues comme des signes tangibles des progrès
survenus sur les plans économique et technologique, comme un jalon signi-
ficatif de l’entrée dans le XXe siècle. Ces sentiments contradictoires à l’égard
de la ville s’expriment avec force dans le domaine de la culture et des loisirs
et contribuent à leur réaménagement. Se posent alors tout un ensemble
de questions liées à l’accès aux espaces publics et à leurs partages entre
divers groupes sociaux2, à la « désacralisation de l’espace et du temps3 », à

1. C’est à partir de 1931 que la population urbaine, en augmentation rapide depuis 1891,
prédomine au Canada : Recensements du Canada, 1951, tableaux 9 et 13.
2. Peter G. Goheen, « Public Space and the Geography of the Modern City », Progress
in Human Geography, 22, 4 (1998), p. 479-496.
3. Yvan Lamonde, « Le libéralisme et le passage dans le XXe siècle », dans idem (dir.),
Combats libéraux au tournant du XXe siècle, Montréal, Fides, 1995, p. 30.

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20 Faire et fuir la ville

la définition des loisirs et à leur démocratisation4. Deux histoires, celle de


l’installation d’une ligne de tramway sur le mont Royal à Montréal et celle
entourant l’usage des parcs à Toronto le dimanche, illustrent le rôle central
joué par les loisirs urbains dans l’adaptation à la vie en ville à cette époque.
La peur de l’urbain, voire son refus, apparaît comme un phénomène
récurrent dans l’histoire, comme partie intégrante de l’expérience urbaine à
chaque époque5. Or, si dans les périodes antécédentes cette peur de l’urbain
s’était exprimée dans un contexte où la population rurale dominait, tel n’est
plus le cas au XXe siècle. Au-delà du simple fait que les villes concentrent le
gros de la population, ce sont les réalités du monde urbain, ses préoccupa-
tions, ses modes de vie qui sont en voie de constituer la norme. La ville
devient ainsi l’aune à laquelle se mesurent les progrès et les faits de société,
sur les plans économique, technologique, social ou culturel6. À l’opposé, le
monde rural est désormais associé à la tradition, au passé et à la stabilité.
Et, tandis que sur le plan symbolique la ville incarne dès lors « what man
had made without God7 », la campagne apparaît de plus en plus comme le
seul lieu de communion avec le divin. Aussi dichotomique puisse-t-elle
paraître, cette conception de l’urbain et du rural perdure durant une bonne
partie du siècle.
Dans la première moitié du XXe siècle, cette représentation des rap-
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ports entre ville et campagne donne lieu à un nouveau regain de nostalgie


face au monde rural et à la tradition8, porté par certaines élites urbaines.
Dans la foulée, ces dernières travaillent à rétablir des références à la
nature et au sacré dans la ville, et plus spécifiquement dans le domaine de
la culture et des loisirs alors en plein processus de redéfinition. De fait, les
transformations profondes de la société favorisent à l’époque un élargisse-
ment des cadres de la vie culturelle et des loisirs. Le désir de maîtriser les
espaces publics, de superviser l’organisation des loisirs et des sports et la

4. Michèle Dagenais, « Political Dimensions to Leisure and Cultural Activities in


Canadian Cities, 1880-1940 », Urban History, 26, 1 (1999), p. 55-70.
5. Asa Briggs, Victorian Cities, Londres, Pinguin Books, 1963, p. 72.
6. Raymond Williams, The Country and the City, New York, Oxford University Press,
1973, p. 234-235.
7. Ibid., p. 240.
8. Un phénomène qui n’est évidemment pas propre à cette période : ibid., p. 12.

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Entre tradition et modernité 21

définition de certaines normes morales et de respectabilité dans ces nou-


veaux domaines est à la source des nombreuses luttes de pouvoir opposant
élites, politiciens locaux, églises et syndicats.
C’est dans ce contexte que les élites de Montréal et Toronto, parmi
d’autres, vont tenter d’établir, dans l’espace et le temps liés aux loisirs, des
repères permettant de se mettre à distance de la ville et d’actualiser les liens
qu’elles souhaitent conserver avec certaines traditions. Or, pour mener à
bien leurs actions, ces élites n’hésitent pas à s’inspirer des théories de l’heure
en matière d’architecture du paysage et d’aménagement urbain. Bien plus,
la réussite de leur croisade nécessite un recours à l’État qui, à terme, va contri-
buer à sa redéfinition. Ces efforts déployés pour maintenir certaines tradi-
tions se retrouvent donc en phase avec le processus de modernisation de la
société et de la ville et vont même y participer9. Si cette tension entre tradi-
tion et modernité n’épuise évidemment pas tous les tiraillements qui sur-
viennent alors, elle n’en constitue pas moins une clé de lecture utile pour saisir
les enjeux posés par la redéfinition des loisirs dans la première moitié du
XXe siècle.

Parce que plusieurs des transformations induites par l’émergence de la


ville moderne se répercutent avec force dans l’espace, c’est entre autres par
un travail sur celui-ci que s’expriment les tensions entre tradition et moder-
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nité. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les efforts menés afin « d’as-
sumer et d’ordonner la croissance urbaine10 » passent par une volonté
d’embellissement à l’origine de la création de parcs et d’espaces verts.
Conçus par les élites comme des lieux dépositaires de la tradition destinés
à « re-civiliser11 » la ville en pleine recomposition, ces parcs représentent

9. Un paradoxe dont traite abondamment Ian McKay et qu’il associe au concept d’anti-
modernism dans son livre The Quest of the Folk. Antimodernism and Cultural Selec-
tion in Twentieth-Century Nova Scotia, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University
Press, 1994, en particulier le chapitre 1. Un phénomène que Stephen Hardy, par ailleurs,
résume dans la formule : « the escape from modernism by means of modernism » :
« Sport in Urbanizing America. A Historical Review », Journal of Urban History,
23, 6 (septembre 1997), p. 677.
10. Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. Tome 4, Paris, Seuil, 1980, p. 421.
11. Helen Meller, Towns, Plans and Society in Modern Britain, Cambridge, Cambridge
University Press, 1997, p. 26-31. Voir aussi Keith Walden, Becoming Modern in
Toronto : The Industrial Exhibition and the Shaping of a Late Victorian Culture, Toronto,
University of Toronto Press, 1996, p. 237.

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22 Faire et fuir la ville

des enclaves permettant de se mettre à l’écart de l’agitation du monde urbain.


Leur création répond à l’idéal romantique du rus in urb, de l’intégration de
la campagne dans la ville12. Ces lieux expriment ainsi un refus de l’urbain,
de sa caractéristique essentielle qui réside justement dans la densité de l’es-
pace13. À Montréal, le parc du mont Royal, longtemps situé aux limites de
la ville, correspond bien à cette définition. Comme nous le verrons, les argu-
ments mis de l’avant par ses défenseurs, pour le protéger des assauts répétés
en provenance du monde urbain, illustrent le travail effectué afin de main-
tenir intacte cette barrière destinée à endiguer, à tout le moins partiellement,
l’avancée de la ville moderne.
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Figure 1
Fletcher’s Field, Mount Royal, s.d. (Bibliothèque et Archives nationales
du Québec 2002-2006)

12. Roy Rosenzweig et Elizabeth Blackmar, The Park and the People. A History of
Central Park, Ithaca, Cornell University Press, 1992, p. 4.
13. S’élaborent, dans ce contexte, des discours et des projets de réforme prenant justement
appui sur la notion de congestion ; une notion qui sera à la base d’une nouvelle stratégie
de changement social comme le démontre Christian Topalov : « La ville “ congestion-
née ”. Acteurs et langage de la réforme urbaine à New York au début du XXe siècle »,
Genèses, 1 (septembre 1990), p. 86-111.

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Entre tradition et modernité 23

C’est aussi par l’établissement de barrières que les élites, à Toronto, tra-
vaillent à la définition d’un ensemble de normes répondant au nouveau
contexte créé par l’élargissement des cadres de la vie culturelle et la commer-
cialisation des loisirs14. La lutte pour préserver le dimanche comme jour de
repos, qui gagne en intensité au début du XXe siècle parmi les élites, en par-
ticulier anglo-protestantes, est une autre manière de se mettre à l’écart du
monde urbain et moderne, d’aménager des espaces de temps, cette fois, aptes
à assurer des transitions graduelles et même à préserver des pratiques tra-
ditionnelles. Au-delà de la promotion de la religion, cette lutte, qui se pro-
longe durant une bonne partie du XXe siècle, traduit la résistance farouche
de certaines élites torontoises face au processus irréversible de désacrali-
sation du temps. Ce sont les tentatives menées afin de maintenir cette bar-
rière entre espace sacré et espace laïcisé que nous illustrerons, dans un
deuxième temps, en relatant les débats entourant la lente libéralisation
des espaces de loisirs torontois le dimanche.
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Figure 2
A Rowboat Outing at Toronto Island, 1910.

14. Steven Maynard, « Through a Hole in the Lavatory Wall : Homosexual Subcultures, Police
Surveillance, and the Dialectics of Discovery, Toronto, 1890-1930 », Journal of the
History of Sexuality, 5, 2 (1994), p. 223. Voir aussi l’ouvrage de Carolyn Strange,
Toronto’s Girl Problem. The Perils and Pleasures of the City, 1880-1930, Toronto,
University of Toronto Press, 1995.

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Par ces deux « histoires », ce chapitre veut rappeler certains aspects


du processus d’adaptation de la société canadienne, et en particulier de ses
élites urbaines, à une époque en voie de devenir résolument urbaine. Nous
verrons donc comment espaces et temps de loisirs, d’abord définis en référence
à une certaine représentation du passé et du monde rural, basculent dans
le XXe siècle.

Le tramway sur le mont Royal


À Montréal, la montagne constitue un lieu riche de sens car elle est étroite-
ment associée aux origines mêmes de la ville. Aménagée en parc par le
célèbre architecte paysagiste Frederick Law Olmsted au cours des années 1870,
elle est considérée comme un fleuron de l’époque victorienne, et ce, malgré
les nombreuses transformations apportées par la suite15. Antidote au monde
urbain et au chaos qu’il engendre, ce parc, au « purely rural character16 », est
d’abord destiné à la promenade et à la contemplation. En vigueur à partir
de la seconde moitié du XIXe siècle, cette conception victorienne des grands
parcs suppose d’en restreindre l’accès. La quiétude, le repos et la possibi-
lité de méditation qu’offrent ces lieux ne peuvent évidemment se concevoir
dans des espaces ouverts au plus grand nombre17. La conception du parc du
mont Royal répond ainsi à la vision passive du loisir telle qu’elle est définie
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15. David Bellman, « Frederick Law Olmsted et un plan pour l’aménagement du


Mont-Royal / Frederick Law Olmsted and a Plan for Mount Royal Park », dans idem
(dir.), Mont-Royal : Montréal / Mount Royal : Montreal, Montréal, Musée McCord,
1977, p. 31-43 ; Janice E. Seline, Frederick Law Olmsted’s Mount Royal Park,
Montreal Design and Context, M.A. (beaux-arts), Université Concordia, 1983 ;
Jean-Claude Marsan, Montréal en évolution. Historique du développement de l’ar-
chitecture et de l’environnement urbain montréalais, Montréal, Méridien, 3e édition,
1994, p. 299-302.
16. « Fight against Proposed Mountain Line Steadily Growing », The Montreal Star,
15 janvier 1903, p. 2.
17. Comme l’explique son concepteur : « If it (Mount Royal Park) is to be cut up with
roads and walks, spotted with shelters, and streaked with staircases ; if it is to be strewn
with lunch papers, beer bottles, sardine cans and paper collars ; and if thousand of
people are to seek their recreation upon it unrestrainedly, each according to his
special tastes, it is likely to lose whatever of natural charm you first saw in it », dans
Janice E. Seline, Frederick Law Olmsted’s..., op. cit., p. 89.

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par les élites, à l’époque. Elle s’accorde bien avec les vues des élites
montréalaises, surtout anglo-protestantes, qui vont s’identifier très étroite-
ment à ce lieu.
Plus que n’importe quel autre espace montréalais, en effet, ce parc
devient le lieu d’élection de ces élites et acquiert une forte charge symbo-
lique. Limitrophe des quartiers bourgeois de l’ouest de la ville, il demeure
longtemps en retrait du centre-ville et difficile d’accès. Difficile d’accès, il
l’est d’abord en raison de la manière dont il est conçu. Bien peu s’y identi-
fient et le fréquentent. De plus, entre 1876 et 1885, au moment de la cons-
truction d’un funiculaire pour le gravir, pratiquement seules les élites
disposant d’un moyen de locomotion peuvent s’y rendre. Même après l’ins-
tallation d’un funiculaire, son accès demeure malaisé dans la mesure où il
faut emprunter un tramway pour se transporter au pied de la montagne et,
de là, le funiculaire. Fréquenter ce parc nécessite donc du temps et de
l’argent, ce qui n’est pas à la portée de tous.
En somme, dès son origine, le parc du mont Royal se voit conférer un
caractère sacré, découlant à la fois de son association avec les catégories
mythiques habituelles et des rapports de pouvoir qui lui sont constitutifs,
fondés sur la domination des élites et la subordination des autres groupes
sociaux18. Au-delà des qualités intrinsèques du site et du prestige de l’architecte
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ayant conçu son aménagement, le caractère sacré de la montagne résulte


donc du travail d’exclusion que les élites effectuent pour s’arroger du lieu
et du même coup en déposséder les autres. C’est notamment la raison
pour laquelle d’autres groupes, en particulier les élus locaux, désirent aussi
s’approprier des lieux. Dominer la montagne, c’est aussi une manière de
dominer la ville à distance.
Les débats entourant le projet de construction d’une ligne de tramway
pour accéder au sommet du mont Royal, du début du XXe siècle au moment
de sa réalisation en 1930, illustrent bien l’importance et le caractère parti-
culier du lieu. En 1903, la Montreal Street Railway Company, aussi appelée
la Compagnie des Chars urbains, lance l’idée de construire une voie de
tramway qui se rendrait au sommet de la montagne. Elle réitère en cela le
projet préalablement formulé en 1895, qui avait d’emblée suscité un fort

18. David Chidester et Edward T. Linenthal, « Introduction » dans idem (dir.), American
Sacred Space, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1995, en
particulier p. 17-20.

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26 Faire et fuir la ville

Figure 3
Photo du funiculaire, s.d. (Mountain Incline Railway, Montréal) Mount Royal
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mouvement d’opposition19. La crainte de voir le mont Royal envahi par le


tramway et ainsi rendu vulnérable à sa commercialisation – et par conséquent
à l’envahissement des masses – avait alors donné naissance à une associa-
tion destinée à protéger la montagne contre toute forme d’intrusion. Fortes
de l’appui de membres influents de l’élite montréalaise, les femmes20 à
l’origine de la Parks Protective Association avaient forcé la compagnie de
tramways à retirer son projet. Elles avaient aussi obtenu que soit ajouté

19. Voir l’analyse qu’en fait Sarah Schmidt, Domesticating Parks and Mastering
Playgrounds : Sexuality, Power and Place in Montreal, 1870-1930, M.A. (histoire),
Université McGill, 1996, p. 36 et suivantes.
20. Sur le rôle des femmes dans la promotion des parcs à Montréal : Jeanne M. Wolfe et
Grace Strachan, « Practical Idealism : Women in Urban Reform, Julia Drummond
and the Montreal Parks and Playgrounds Association », dans Caroline Andrew et
Beth Moore Milroy (dir.), Life Space, Gender, Household, Employment, Vancouver,
University of British Columbia Press, 1988, p. 65-80.

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un article à la charte de la Ville, de manière à interdire la construction de


rails sur la montagne21. Bien qu’elle soit importante, la victoire des mem-
bres de la Parks Protective Association, réorganisée sous la bannière de
la Montreal Parks and Playgrounds Association (MPPA) en 1902, allait
s’avérer provisoire.
Elles sont ainsi les premières à élever des barricades quand le projet
de tramway refait surface en 1903. Elles n’ont pas de difficulté à trouver des
appuis tellement est grande la peur des élites de voir la montagne devenir
la proie des intérêts commerciaux. Ne cachant pas son mépris pour les
parcs d’amusements, la MPPA dénonce le projet qui, en plus « d’admettre
les tramways en plein cœur du parc [...] veut y installer un éclairage élec-
trique [...] transformer la montagne en un parc Sohmer22 élevé [...]23 ». De
fait, au-delà du projet de tramway comme tel, on craint l’escalade que
celui-ci pourrait engendrer : « [...] Mount Royal [...] would soon be given
over to [...] hideousness, and could never be restored to the condition which
makes it a true place of rest [...] and altogether a crown of glory and beauty
to Montreal24. »
Le souci de protéger la « beauté sauvage25 » du site fait même dire à
certains opposants que, de toute façon, le sommet ne constitue pas la partie
la plus intéressante du parc du mont Royal : « The top of the mountain, except
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for the outlook from a few points, is by far the least interesting and beauti-
ful part of it, and when the people have seen the views from these points a

21. « La cité conservera et maintiendra à perpétuité comme parc public toute l’étendue du
parc du Mont-Royal, d’après ses limites actuelles, et le conseil ne pourra aliéner
aucune partie dudit parc pour qu’il y soit exercé des droits, privilèges ou franchises
d’une nature spéciale, et le conseil ne permettra pas non plus qu’il y soit posé, par
une personne ou corporation, des rails, poteaux, fils conducteurs ou appareils
électriques pour des fins de vapeur, d’électricité ou de traction, nonobstant tous
pouvoirs spéciaux d’expropriation ou autres conférés par un statut général ou spécial
à la cité de Montréal [...] » : Charte de la Cité de Montréal, 62 Victoria, chapitre 58,
1899, article 546.
22. Il s’agit d’un des principaux parcs d’amusements à Montréal, à cette époque : Yvan
Lamonde et Raymond Montpetit, Le parc Sohmer de Montréal, 1889-1919. Un lieu
de culture urbaine, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986.
23. « Les tramways sur la montagne », La Patrie, 16 janvier 1903, p. 6.
24. « Conservation of Mount Royal Park », The Montreal Daily Star, 14 janvier 1903, p. 12.
25. « Il ne faut pas toucher au parc », La Presse, 15 janvier 1903, p. 2.

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28 Faire et fuir la ville

few times they do not care to repeat their visits26. » Ces défenseurs pré-
tendent ainsi que ce sont le parc Fletcher et la terrasse boisée, tous deux sis
à la base de la montagne, qui attirent véritablement la population et cons-
tituent les endroits les plus intéressants du parc : « It is the safest part of the
Mountain Park ; it has the widest range of open space for children to play
in, and the best woods for shady picnic nooks27. » C’est pourquoi, même si
l’on admet que l’accès au sommet est facilité uniquement du côté ouest
de la montagne, où se trouve la majeure partie des riches demeures des
élites anglo-protestantes, on estime que la population d’origine ouvrière,
concentrée dans l’est de la ville, est aussi avantagée puisque ses lieux de
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Figure 4
Vue de Montréal prise d’une terrace [sic] s.d., Mount Royal (Bibliothèque et Archives
nationales du Québec 2002-2006)

26. « Mount Royal Park, the People’s Heritage Must be Protected », The Montreal Daily
Star, 15 janvier 1903, p. 6.
27. « The Street Railway and the Mountain Park », The Montreal Daily Star, 24 janvier
1903, p. 20.

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Entre tradition et modernité 29

prédilection sont situés de ce côté de la montagne28. Dans ces circonstances,


pourquoi mettre à la portée de tous le sommet du mont Royal et ainsi briser
la quiétude des lieux ?
C’est justement là le but poursuivi par les élus locaux : rapprocher la
montagne de la population, alors considérée comme étant « trop loin de la
foule29 ». Si cet objectif semble louable aux yeux de plusieurs, en revanche
les moyens mis en œuvre pour l’atteindre soulèvent des objections. Beau-
coup craignent de voir la montagne devenir la proie des compagnies de ser-
vices publics. Au-delà de la seule quiétude des lieux, c’est donc le caractère
public de la montagne qui est alors en cause : « Il faut rendre l’accès de la
montagne facile aux travailleurs. Pour cela, il n’est nullement nécessaire de
livrer le parc aux actionnaires des compagnies électriques [...]. C’est bien le
moins que nous puissions avoir un coin dans Montréal qui nous appartienne
en toute propriété et à l’abri des envahissements et des prétentions des grandes
compagnies30. » De fait, si le projet de tramway suscite une telle crainte,
c’est qu’il survient à une époque où les entreprises de services publics –
tramway, gaz, électricité, téléphone – se retrouvent en situation de monopole
dans leur domaine respectif et jouissent de pouvoirs étendus leur permettant
de fixer pratiquement seules les règles du jeu. Bien connues maintenant sont
les batailles menées par les populations urbaines afin d’obtenir un cadre nor-
matif limitant les pouvoirs attribués à ces compagnies et les contraignant à
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fournir des services adéquats31. L’opposition à la construction de la ligne de


tramway, aussi portée par les grands journaux francophones telles La Presse
et La Patrie et plusieurs associations tel le Board of Trade, recoupe donc
toute l’animosité ressentie à l’égard des compagnies de services publics et
de leur monopole.

28. « The approach from the west side at Cote des Neiges – one minute from the park –
is now all that could be desire, but the east side [...] has the advantage of the playground
of Fletcher’s Field and the wooden slopes of the mountain [...] » : The Montreal Daily
Star, 15 janvier 1903, p. 2.
29. «La commission des parcs se montre favorable au projet», La Patrie, 14 janvier 1903, p. 3.
30. « Le tramway sur la montagne », La Presse, 28 janvier 1903, p. 4.
31. Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, Montréal, Boréal,
1992, p. 268 et suivantes. Dans le cas de Toronto, voir Christopher Armstrong et
H. V. Nelles, « The Rise of Civic Populism in Toronto 1870-1920 », dans Victor
L. Russell (dir.), Forging a Consensus. Historical Essays on Toronto, Toronto,
University of Toronto Press, 1984, p. 192-237.

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30 Faire et fuir la ville

Cette opposition au projet de désenclavement de la montagne révèle


également la faible confiance ressentie par beaucoup face aux élus locaux.
On connaît leur difficulté à tenir tête aux toutes-puissantes entreprises de
services publics, d’autant plus que certains des conseillers municipaux ont
eux-mêmes des parts dans certaines de ces compagnies. Les opposants au
projet ont aussi bien de la difficulté à se laisser convaincre quand les élus
prétendent défendre les intérêts populaires comme le fait l’échevin Nelson :
« Le but principal en amenant le tramway dans le parc est d’être utile aux
ouvriers. La montagne est à eux. L’accès devrait leur être facile et cela par
les moyens les plus commodes32. »
C’est aussi le contrôle de la montagne que les élus municipaux
recherchent et la possibilité de gérer cet espace à leur guise sans devoir, pour
cela, obtenir l’approbation des autorités provinciales. Ils vont donc tenter
d’obtenir un amendement à la charte municipale afin de lever les restric-
tions apportées à la fin du XIXe siècle pour contrer le premier projet de cons-
truction d’une ligne de tramway. Comme l’explique le conseiller Couture :
« Il ne s’agit pas de livrer notre Montagne à la compagnie des tramways ;
l’amendement proposé à la charte n’a d’autre but que celui de recouvrer
pour la cité de Montréal le droit de légiférer comme elle l’entend au sujet
du parc de la montagne33. »
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Par les enjeux soulevés et les forces mises en présence, cette bataille
autour de l’élargissement de l’accès à la montagne éclaire tout le travail, en
cours au début du XXe siècle, qui accompagne un certain processus de défi-
nition des frontières entre les espaces dans la ville. Sont ainsi révélées les
conceptions divergentes du loisir et des lieux qui y sont destinés. Ces débats
ne sont pas sans rappeler ceux qui avaient été soulevés, à peu près à la même
époque, par l’aménagement de Stanley Park à Vancouver et celui de Central
Park à New York34. Deux conceptions principales s’affrontent et opposent
une vision élitiste de ces espaces, où les préoccupations esthétiques l’em-
portent, à une autre, davantage populiste, axée sur le caractère récréatif de

32. La Presse, 4 février 1903, p. 4.


33. La Patrie, loc. cit., 14 janvier 1903, p. 3.
34. Robert A. J. Macdonald, « “ Holy Retreat ” or “ Practical Breathing Spot ” ? : Class
Perceptions of Vancouver’s Stanley Park, 1910-1913 », The Canadian Historical
Review, LXI, 2 (juin 1984), p. 127-153 ; Roy Rosenzweig et Elizabeth Blackmar, The
Park and the People..., op. cit.

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P R E M IÈR E PARTI E

Entre tradition et modernité 31

ceux-ci. À Montréal, ces divergences de points de vue se doublent de la


compétition que livrent les nouvelles élites politiques locales, principale-
ment francophones, aux élites anglo-protestantes plus traditionnelles afin
de parvenir à détrôner ces dernières et ainsi contrôler le symbole de pouvoir
que représente la montagne.
Même si la question de l’accès à la montagne est soulevée de manière
sporadique dans les journaux, elle ne refait véritablement surface qu’en
1916-1917. L’état avancé de délabrement du funiculaire et le désintérêt de
la compagnie l’exploitant entraînent la fermeture de celui-ci, puis sa démo-
lition en 192035. Si les positions des groupes se disputant la montagne n’ont
pas véritablement changé, les termes du débat sont plus tranchés. Ainsi,
Médéric Martin, le maire de Montréal, dénonce vigoureusement le fait que
le mont Royal est fréquenté par les mieux nantis : « Les millionnaires qui
s’opposent à la chose (la ligne de tramway) sont ceux qui possèdent de beaux
carrosses et qui peuvent se servir du parc comme un lieu de récréation et de
promenade privé. Ils ne veulent pas que les pauvres puissent se rendre en
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Figure 5
La terrasse du belvédère, parc du Mont-Royal, Montréal (Qc), vers 1910
(Archives photographiques Notman, Musée McCord, Montréal)

35. Ville de Montréal, Division de la gestion de documents et des archives (DGDA),


Commission des parcs et traverses (CPT), vm44, 121-11-01-00. 113-1918.

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P R E M IÈR E PARTI E

32 Faire et fuir la ville

tramway au parc parce que les pauvres pourraient gêner leurs beaux chevaux
et leurs magnifiques carrosses, et rendre l’endroit vulgaire36. »
Curieusement, le fait que la montagne demeure un endroit hautement
élitiste ne semble pas émouvoir autant la population montréalaise. À part les
pressions exercées par les élus, soi-disant au nom du peuple, bien peu de
demandes en faveur d’un accès élargi à la montagne se manifestent. L’amé-
nagement d’une ligne de tramway privée sur la montagne semble encore, pour
beaucoup, incompatible avec le caractère « public » des parcs. Ainsi le Club
ouvrier Saint-Denis-Nord soutient que « le fait d’octroyer de tels privilèges
serait plutôt au désavantage du public et plus particulièrement de la classe
pauvre, si l’on considère que ces compagnies d’utilité publique [sic] enten-
dent soutirer de par l’exploitation de ces endroits de villégiature un profit net
considérable37 ». Par conséquent, le Parti ouvrier réclame bien davantage
que « les parcs publics soient conservés intacts pour l’usage des citoyens ;
que tous les moyens d’accès devraient être municipalisés [...]38 ». Cet intérêt
mitigé de la part des représentants ouvriers s’explique sans doute aussi par
le fait qu’ils ne s’identifient pas encore à cette montagne fréquentée par les
élites. C’est essentiellement vers l’île Sainte-Hélène, le parc La Fontaine et
les parcs d’amusements que se tourne alors le gros de la population, dans
ses temps de loisir39.
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Pour leur part, les élites continuent à défendre avec succès et vigueur
le respect de l’intégrité du parc. Certaines trouvent aussi que la municipali-
sation de l’accès à la montagne est nettement préférable à l’idée de confier
celui-ci à une entreprise privée. Par conséquent, elles vont suggérer aux
autorités municipales d’acquérir et de rénover le funiculaire sans toutefois
consentir, pour autant, à l’élargissement de l’accès à la montagne40.

36. « Posséder le tramway sur la montagne », La Presse, 21 avril 1917, p. 9.


37. DGDA, Bureau des commissaires, vm17, 35162.1, lettre adressée aux membres du
Bureau des commissaires de la Cité de Montréal, 21 mai 1917.
38. DGDA, CPT, vm44 121-11-01-00. 35162, lettre au Maire et aux échevins de la Ville
de Montréal, 3 juin 1917.
39. Josée Desharnais, La gestion des loisirs publics à Montréal : l’exemple du parc de l’île
Sainte-Hélène, 1874-1914, M.A. (histoire), Université de Montréal, 1998 ; Paul-André
Linteau, Histoire de Montréal depuis..., op. cit., p. 240-244.
40. The Montreal Daily Star, 23 novembre 1916, p. 10 ; 19 avril 1917, p. 14.

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P R E M IÈR E PARTI E

Entre tradition et modernité 33

« Une ligne de tramways pour donner


au peuple le parc de la montagne41 »
Le vent tourne dans les années 1920. Plusieurs quotidiens, francophones et
anglophones, appuient désormais le projet de construction de la ligne de
tramway. De même, bien des associations réformistes et des syndicats s’y
rallient42. Le changement de ton surprend d’autant plus que le projet est
demeuré pratiquement identique à celui qui était formulé depuis la fin du
XIXe siècle43. À la crainte de voir les intérêts commerciaux et privés prendre
possession de la montagne succède donc un sentiment de confiance face au
projet, non plus associé à la destruction de la beauté et du caractère sauvage
de la montagne, mais bien plutôt à la notion de progrès. C’est ce qu’exprime
notamment le président du Conseil des métiers et du travail : « Depuis de
longues années [...] le Conseil des métiers et du travail s’est opposé à toute
construction de voies ferrées sur le mont Royal. [...] Mais aujourd’hui [...]
les conditions ne sont plus les mêmes : le progrès toujours en marche
nous donne un moyen très pratique de donner au public ouvrier un accès facile
et peu coûteux sur le sommet de la montagne, et cela sans détériorer [...]
la beauté du site44. »
Perçu jusque-là comme un lieu champêtre, en marge de la circulation
et des bruits de la ville, le parc du mont Royal est devenu un espace urbain.
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Sa signification même a changé. Bien plus, la montagne apparaît comme un


moyen par lequel accroître les communications entre les parties de la ville.
De périphérique, la montagne se retrouve ainsi au cœur de l’espace urbain :
« La construction de la ligne du Mont-Royal permettra d’améliorer le sys-
tème de tramways de manière générale, en décongestionnant le trafic de cer-
taines rues principales [...]. Les résidents d’Outremont et de Côte-des-Neiges

41. Titre d’un article paru dans La Presse, 18 mars 1926, p. 24.
42. Un article extrait du quotidien The Montreal Daily Star mentionne l’appui de la
Chambre de commerce, du Board of Trade, de la City Improvement League, des clubs
Kiwanis et Lions, du Conseil des métiers et du travail au projet : « The Mountain Car
Line », 21 mars 1926.
43. Pour plus de détails sur ce projet, voir : DGDA, Rapports et dossiers du Conseil
municipal et du Comité exécutif, 3e série, nos 25071, 27544, 27726, 37994.
44. « Les ouvriers de Montréal en faveur d’une ligne de tramway sur la montagne »,
La Presse, 5 février 1926, p. 11.

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P R E M IÈR E PARTI E

34 Faire et fuir la ville

pourront communiquer plus aisément avec les autres parties de la cité45 » ;


« la voie [...] constituant une route beaucoup plus rapide et aidant à décon-
gestionner le trafic dans le centre-ville46. »
Les termes des échanges révèlent aussi les changements survenus dans
la manière d’envisager les usages et les usagers de la montagne. Jadis lieu
essentiellement destiné à la contemplation et au repos, il est devenu « un ter-
rain de jeu idéal », « l’endroit par excellence pour cette catégorie d’enfants
[...] bambins et fillettes [qui] peuvent se livrer [...] aux exercices et aux jeux
de leur choix47 ». De même, la vision esthétisante des lieux est relayée par
une conception davantage utilitaire : « It has long been felt that the Moun-
tain has not been utilized to the full extent of its usefulness48. » Plus qu’un
endroit destiné au public dans son ensemble, la montagne « is first and fore-
most a place for the poor of Montreal, where they can enjoy little air and
scenery in the sweltering summer months49 ». Elle est maintenant considérée
comme un parc destiné d’abord à la masse : « Il est temps qu’on comprenne
dans certains milieux que le parc Mont-Royal n’appartient pas à un petit
groupe de privilégiés [...]. La masse du peuple, elle aussi, a un droit pour le
moins égal de profiter des avantages qu’offre le plus beau, le plus vaste et
le plus central de nos parcs publics50. »
L’unanimité à l’égard du projet n’est certes pas totale. Plusieurs dénon-
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cent le fait que la Ville de Montréal y engloutisse des centaines de milliers


de dollars puisque cette dernière, et non la compagnie de tramways, assume
les travaux d’aménagement de la voie. Malgré les appuis manifestés de la
part de nombreux représentants des élites anglophones, la Montreal Parks
and Playgrounds Association continue de penser qu’il n’est pas nécessaire
de construire cette voie d’accès, et que les dollars engloutis dans l’aventure
devraient être investis dans l’aménagement de parcs dans les quartiers

45. La Presse, 2 février 1926, p. 5.


46. « Une heureuse décision », La Presse, 2 février 1926, p. 6.
47. « Terrain de jeu idéal », La Presse, 17 mars 1926, p. 6.
48. « Mount Royal », The Montreal Daily Star, 12 février 1926.
49. « Divergent Views on Mountain Line », The Gazette, 12 février 1926.
50. « Dans l’intérêt du public », La Presse, 21 janvier 1926, p. 6.

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Entre tradition et modernité 35

défavorisés51. L’opinion est aussi partagée par le quotidien La Patrie et le


comité paroissial de l’Immaculée-Conception, sensiblement pour les mêmes
raisons52. Mais ces oppositions, plutôt isolées, ne parviennent pas à ébran-
ler l’enthousiasme du plus grand nombre pour le désenclavement de la mon-
tagne. Les conditions sont donc réunies pour que se réalise cette construction
de la ligne de tramway. Le 14 juillet 1930, la foule se presse nombreuse
pour inaugurer cette voie dont l’ouverture marque l’intégration de la mon-
tagne à la ville, sa « domestication53 ».
L’entrée de la montagne dans la ville marque aussi son entrée dans le
siècle. La montagne est d’ailleurs partiellement refaçonnée pour l’occasion.
L’aménagement de rails et d’un réseau électrique la relie désormais à l’espace
urbain. Bien plus, la montagne se retrouve au centre même de la ville, elle
qui avait été jalousement maintenue à sa périphérie durant de nombreuses
décennies. L’entrée de la montagne dans la ville correspond aussi à l’avancée
d’une définition des loisirs les associant plus à la récréation qu’à la contem-
plation. Le ralliement des groupes réformistes montréalais à cette vision
plus populaire des lieux, à partir des années 1920, s’explique en partie par
l’évolution survenue, à une plus large échelle, dans la définition même des
loisirs54. Il correspond peut-être également à la nécessité de revoir la manière
de se légitimer aux yeux de la population. Quant au recul des élites face à
leur position traditionnelle, il s’explique sans doute par le fait qu’elles ont
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51. « The Committee felt that this money could be used to greater advantage in other direc-
tions to ameliorate the lot of underprivileged, such as the building of new parks
and playgrounds and the improvement of those already existing close to the localities
where there was congestion » : « Opposed to Tram Line on Mountain », The Gazette,
25 février, 1926.
52. « Le tramway de la montagne », La Patrie, 11 mars 1926, p. 4 ; « Opposé au tramway
sur le mont Royal », La Patrie, 15 mars 1926, p. 1 ; 17 mars 1926, p. 3 ; 18 mars 1926,
p. 11.
53. « Les premiers à admirer un nouveau Montréal », La Presse, 14 juillet 1930, p. 3 ;
« Inauguration de ce service de tramway », La Patrie, 14 juillet 1930, p. 7 ; « Moun-
tain Line is Opened to Public », The Montreal Gazette, 14 juillet 1930, p. 5. Voir aussi
l’ouvrage de Patricia Jasen qui analyse ce phénomène de domestication de la nature
dans son étude sur le développement du tourisme en Ontario, en particulier dans le cas
des chutes Niagara : Wild Things. Nature, Culture, and Tourism in Ontario, 1790-1914,
Toronto, University of Toronto Press, 1995.
54. Galen Cranz, The Politics of Park Design ; A History of Urban Parks in America,
Cambridge, Mass., MIT Press, 1982.

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36 Faire et fuir la ville

trouvé de nouveaux lieux pour prendre leur distance de la ville. Elles se


déplacent de plus en plus facilement vers la campagne grâce à l’utilisation
croissante de l’automobile55.
En somme, l’entrée de la montagne dans le XXe siècle constitue une étape
importante dans le processus de démocratisation des espaces de loisirs. Si
ce processus s’accompagne d’une commercialisation certaine des lieux, il
ne se traduit pas moins par un accès élargi de la montagne à tous les groupes
sociaux. Au-delà de sa signification sur les plans physique et concret, cet accès
à la montagne comporte une dimension fortement symbolique. Car la vic-
toire des partisans de l’urbanisation de ce territoire, c’est aussi celle-là. C’est
celle d’élites nouvelles parvenues à détrôner partiellement les élites plus tra-
ditionnelles ayant défini selon leurs critères cette montagne. C’est aussi celle
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Figure 6
Sliding on Mount Royal, 4 février 1940 (Bibliothèque et Archives nationales
du Québec 2002-2006)

55. Un sujet abordé dans les chapitres 7 et 8 du présent ouvrage. Voir également
l’ouvrage de Patricia Jasen, Wild Things..., op. cit.

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P R E M IÈR E PARTI E

Entre tradition et modernité 37

des couches populaires qui, à leur tour, accèdent aux hauteurs de la montagne,
jusque-là perçues comme inaccessibles. Cela traduit donc aussi le travail de
ces groupes pour faire de ce symbole un lieu de récréation populaire.
En ce sens, l’ouverture de la montagne s’apparente à une certaine forme
de désacralisation qui entraîne une redéfinition des attributs sur lesquels était
jusque-là fondé le caractère sacré du lieu. Un des anciens défenseurs du site
ne s’exprime pas autrement lorsqu’il déclare : « The mountain belongs to
God, was created by Him, a thing of beauty to give pleasure to His creation –
Man, and though we lovers of Nature are averse to having the mountain
made less sacred to the few, we have to put ourselves in the place of the
many who cannot enjoy at all the beauty that we prize56. » Mais, plus que
l’anéantissement des attributs divins du site, ce sont la perte d’un symbole
du pouvoir des classes dominantes et la disparition partielle des distinctions
sociales dans l’accès aux loisirs et à la culture en résultant qui ébranlent
alors le caractère sacré de la montagne.

À qui le dimanche appartient-il ?


C’est aussi pour protéger de la vie urbaine une certaine définition du temps
de repos qu’est maintenu, aussi loin que dans les années 1930 et même
au-delà, le respect du dimanche comme jour chômé à Toronto. C’est du
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moins ainsi qu’on peut interpréter la persistance de règlements municipaux


pour limiter les activités des citadins le dimanche. Même si cette question
semble éloignée de celle de la montagne, elle met en jeu plusieurs des mêmes
éléments. Les débats qui reprennent dans les années 1937-1939 à Toronto,
autour de la définition des activités considérées comme socialement accep-
tables le dimanche, touchent de près la définition des loisirs, de leur accès
et de leur démocratisation. Mais ces débats n’ont rien d’inédit à Toronto.
L’épisode des années 1930 ressemble par maints aspects aux précédents,
survenus au cours de la longue bataille entreprise près de 50 ans plus tôt,
afin de séculariser le dimanche. Frappante est l’opiniâtreté d’un groupe de
pression puissant, en tout cas suffisamment puissant pour parvenir à main-
tenir en place un principe de plus en plus considéré comme désuet dans
l’ensemble du monde occidental.

56. « The Parks and the People », The Gazette, 18 février 1926.

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P R E M IÈR E PARTI E

38 Faire et fuir la ville

À cette époque, Toronto représente toujours le haut lieu de la lutte


pour le dimanche tandis que, dans le reste du monde anglo-protestant au
pays, la question a perdu de son importance57. Du côté de l’Église catholique,
on a bien essayé d’imposer le respect du dimanche comme journée de
repos, mais généralement sans succès58. En partie parce que cette croisade
avait pour objectif de renforcer le caractère anglo-protestant de la popula-
tion canadienne, l’épiscopat catholique ne s’y est pas identifié. Et comme
ses fidèles assistent assidûment à la messe du dimanche, l’Église catholique
cherchera plus à influencer le choix de leurs activités de loisir ce jour-là
qu’à les empêcher.
À Toronto, l’épisode des années 1930 se présente comme le troisième
du genre. Après la bataille victorieuse en faveur de la circulation des tramways
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Figure 7
Toboggan Slides, High Park (City of Toronto Archives)

57. Sur cette question, se référer à l’étude fouillée de Paul Laverdure, Sunday in Canada :
The Rise and Fall of the Lord’s Day, Yorkton, Sask., Gravelbooks, 2004.
58. Ibid., chapitre 6. Voir aussi Lucia Ferretti, Brève histoire de l’Église catholique au
Québec, Montréal, Boréal, 1999, p. 131.

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Entre tradition et modernité 39

le dimanche à la fin du XIXe siècle59, et celle, perdue, du « tobogganing »


dans les parcs en 191260, resurgit donc la question du dimanche en 1937. À
nouveau, la fréquentation des parcs municipaux ce jour-là est discutée. Or
si la lutte menée contre l’usage des glissoires dans les parcs le dimanche pou-
vait être, par certains aspects, considérée comme progressiste dans les années
1910, durant la période de l’âge d’or des mouvements réformistes61, tel n’est
plus le cas à la fin des années 1930. De fait, à l’époque, un des objectifs
avoués de cette bataille était de freiner le processus appréhendé de com-
mercialisation des loisirs. Mais à la fin des années 1930, il s’avère plus
douteux de défendre un tel principe tant la commercialisation des loisirs et
de la culture est devenue un fait acquis, voire banal.
Une demande visant à accorder la permission de jouer au baseball le
dimanche provoque, en 1937, la première levée de boucliers62. Formulée
par un élu lors d’une réunion du Conseil municipal, cette demande est aus-
sitôt suivie de l’envoi, aux autorités locales, de près d’une dizaine de lettres
et de pétitions de la part du lobby protestant : différentes sections de la United
Church of Canada, de la Sons and Daughters of Ireland Protestant Asso-
ciation, du club Kiwanis et de la Women’s Christian Temperance Union63.
Dans ce concert d’oppositions, une seule voie dissidente s’élève, celle du
Toronto District Labour Council, pour suggérer de tenir un référendum sur
la question. La proposition n’est pas retenue par le Conseil municipal, pas
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davantage que la demande du conseiller municipal.


Le débat reprend l’année suivante, cette fois à l’instigation d’un des
membres du Board of Control, le conseiller Hamilton64. Il demande en

59. Voir l’étude bien connue de Christopher Armstrong et H. V. Nelles, The Revenge of
the Methodist Bicycle Company. Sunday Streetcars and Municipal Reform in Toronto,
1888-1897, Toronto, Peter Martin Associates Limited, 1977.
60. Gene H. Homel, « Sliders and Backsliders : Toronto’s Sunday Tobogganing Controversy
of 1912 », Urban History Review / Revue d’histoire urbaine, X, 2 (octobre 1981),
p. 25-34.
61. Ibid., p. 33.
62. City of Toronto Archives (CTA), City Council Minutes (CCM), 18 janvier 1937.
63. CTA, CCM, 1er et 15 février, 1er, 15 et 30 mars, 12 avril, 10 mai 1937.
64. CTA, RG12 Department of Parks and Recreation (RG12), Series A, Box 56, file 1,
lettre du surintendant des parcs au greffier, 8 juillet 1938.

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40 Faire et fuir la ville

l’occurrence que les parcs municipaux ouvrent le dimanche après 13 h.


Consulté sur la question, le surintendant des parcs se montre favorable à la
requête mais à certaines conditions : « I see no well-grounded objection to
the use of City parks on Sunday for unorganized games, within limited
hours65. » Avant même que cette opinion ne soit rendue publique, une impor-
tante délégation se présente devant le Board of Control pour exprimer son
opposition à toute forme de libéralisation des activités permises le dimanche66.
Prenant acte de cette opposition, les élus municipaux vont tout de même de
l’avant. Le surintendant des parcs est appelé à dresser une liste de règle-
ments limitant la fréquentation des parcs et des terrains de jeux aux acti-
vités non organisées, à l’intérieur des balises suivantes : « 1. Playgrounds
will be open on Sundays from 1.00 to 6.00 p.m. 2. No apparatus shall be used.
3. Supervision of children... will be the responsability of parents. » Des règle-
ments spécifiques à l’usage des autres types d’espaces de loisirs sont égale-
ment édictés67. Ces directives sont ensuite communiquées au chef de la police
de Toronto et affichées dans les divers espaces de loisirs de la ville. Pour s’as-
surer de ne pas soulever de vagues, le maire de Toronto prend la peine de
préciser publiquement que seules les activités personnelles seront tolérées
dans les parcs : « Sunday activities in the parks will be such as citizens would
ordinarily participate “ in their own backyards [...] ”68. » En restreignant
l’usage des parcs publics à des fins privées, on estime ainsi respecter le
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principe en vertu duquel les activités exercées le dimanche doivent être soit
de nature personnelle soit reliées au culte.
Bien qu’elle soit très partielle et restreinte, la libéralisation des parcs
et des terrains de jeux le dimanche crée une certaine émotion dans la ville.
Digne de mention, l’événement est couvert de près par les journaux toron-
tois, et des journalistes sont dépêchés sur les lieux le premier dimanche où
les parcs sont ouverts69. Afin de s’assurer du respect des directives, le Parks

65. CTA, RG12, du commissaire des parcs aux membres du Conseil municipal, 3 août 1938.
66. CTA, RG12, du greffier au commissaire des parcs, 4 août 1938.
67. CTA, RG12, du commissaire des parcs au Conseil municipal, 4 août 1938.
68. CTA, RG12, « Coming Sunday to Be Test for Scope of Play Rules », The Evening
Telegram, 5 août 1938.
69. « Toronto Enjoys First Sunday of Legal Play », The Evening Telegram, 8 août 1938,
p. 21 ; « Park Playgrounds Quiet as Sunday Sport Starts », Toronto Daily Star, 8 août
1938, p. 23.

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Entre tradition et modernité 41

Department effectue une supervision étroite des activités pratiquées dans


tous les parcs de la ville. Des rapports à cet effet sont remis au directeur
du service ; ils relèvent, par le menu, les sports auxquels s’adonnent les
Torontois et le nombre de participants dans chaque cas70.
Si la plupart des usagers semblent pratiquer des activités conformes aux
règlements municipaux, il n’en va pas de même des amateurs de baseball
et d’autres jeux de balle. Plusieurs groupes, ainsi repérés par les inspecteurs,
font l’objet de nombreux avertissements et des lettres sont même envoyées
aux responsables des équipes contrevenant aux règlements71. Afin de
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Figure 8
Boys’ Softball Game, Bayside Park, Yonge Street/Harbour Street, 28 August 1914
(City of Toronto Archives)

70. CTA, RG12, « Superintendent’s Report – Use of Parks, Sunday... », août, septembre,
octobre 1938.
71. En l’occurrence, au début du mois de septembre, le commissaire des parcs envoie la
lettre suivante à plusieurs entraîneurs : « I understand that you, with others, are respon-
sible for the playing of baseball games on Sunday afternoons at [...] Park, contrary to
the regulations as affecting the Sunday use of parks which prohibit team games being
played. You are hereby notified that such games are to be discontinue, failing which
it will be necessary that such steps be taken as may be required to secure compliance
with these regulations. » CTA, RG12, 15 septembre 1938.

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42 Faire et fuir la ville

s’assurer de leur respect, le commissaire des parcs demande au chef de la


police torontoise d’effectuer des visites, le dimanche suivant, dans les parcs
où les règlements sont enfreints72. Mais ce recours à l’autorité policière pour
donner plus de poids aux règlements ne produit pas les résultats escomptés.
De fait, pris à témoin par un inspecteur du Parks Department, un policier,
en train d’effectuer la visite demandée, conclut qu’il ne voit pas en quoi les
gens accusés de désobéissance transgressent les règlements. À son avis :
« the boys were only playing a pick up game and [...] (I) could not see the
difference between that and a game of tennis [...]73. »
La frontière entre les jeux permis et les jeux prohibés, parce qu’ils sont
considérés comme relevant des sports organisés ou bruyants, paraît plutôt
ténue. Manifestement, si de telles restrictions ont été érigées de manière à
ne pas soulever d’opposition de la part du lobby protestant, elles semblent
difficilement applicables aux employés chargés de faire respecter les règle-
ments. Comme l’écrit d’ailleurs un des inspecteurs du Parks Department :
« I believe we will have difficulty stopping the play of baseball as the player
can not see why they should not play a pick up game of baseball, if tennis
players are allowed to play a game74. » Si des différences existent, elles
relèvent moins des caractéristiques mêmes de chaque activité que des per-
ceptions entretenues par les élites à leur égard. Ainsi, depuis ses origines, le
baseball a été étroitement associé à la classe ouvrière, tandis que des sports
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tels le cricket et le tennis ont été perçus comme des activités élitaires75. En
outre, dès avant la fin du XIXe siècle, le baseball s’est commercialisé et profes-
sionnalisé dans les principales villes canadiennes, contrairement au tennis76.
Par conséquent, la Lord’s Day Alliance établit une distinction « bet-
ween Sunday activities that are matters of personal quiet recreation, and

72. CTA, RG12, lettre de C.E. Chambers à D. C. Draper, Chief Constable, 16 septembre
1938.
73. CTA, RG12, les propos sont rapportés dans « Tour of Inspection », 19 septembre 1938.
74. CTA, ibid.
75. Don Morrow, « Baseball », dans Don Morrow, Mary Keyes et al. (dir.), A Concise
History of Sport in Canada, Toronto, Oxford University Press, 1989, p. 110.
76. Ibid., p. 125-128. Pour une analyse globale des conséquences de l’urbanisation sur
le développement des sports, voir Steven A. Reiss, City Games. The Evolution of
American Urban Society and the Rise of Sports, Urbana et Chicago, University of
Illinois, 1989.

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Entre tradition et modernité 43

recreation that is noisy or organized on an entertainment basis. If we accept


this distinction you can readily see the difference between golf or lawn ten-
nis on Sunday, and baseball77 ». Ce travail de définition des activités considérées
comme étant acceptables le dimanche rappelle celui des élites montréalaises
quelques années plus tôt. Même si dans le cas de Toronto les références
directes à la religion sont plus marquées, c’est aussi par un travail d’appro-
priation de la définition du dimanche et des occupations permises ce jour là
que les élites cherchent à maintenir son caractère sacré. Tout comme les
élites montréalaises, celles de Toronto s’appuient sur des repères ancrés dans
la tradition et le passé. De même, se retrouvent au cœur du litige des concep-
tions du loisir opposées, celle des élites et celle des couches populaires.
Même si relativement rares sont les Torontois contrevenant aux dis-
positions des règlements78, la situation irrite au plus haut point les défenseurs
du dimanche. De nombreuses lettres de protestation sont adressées aux
autorités locales afin de mettre un terme à une situation jugée intolérable,
comme en témoigne cette missive en provenance de la Riverdale Presbyterian
Church : « I have been instructed to present a vigourous protest against [...]
opening the city parks for games and amusements in the Lord’s Day. As our
congregation is located in the vicinity of one of the parks [...] we have first-
hand evidence of [...] [the] devastating effects on the life of the community,
in the disturbance of citizens who desire Christian quietness and in breaking
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down of respect for the Christian Sabbath79. »


Le fait qu’à peu près à la même époque le Board of Control songe à
libéraliser l’usage des patinoires et des glissoires municipales durant l’hiver
contribue aussi à alimenter les appréhensions du lobby protestant80. À l’is-
sue d’une importante réunion à laquelle participent les représentants des dif-
férentes églises protestantes – anglicane, baptiste, presbytérienne et Église
unie –, de la Salvation Army et de la Women’s Christian Temperance Union,

77. CTA, RG12, lettre du président de l’association au Parks Commissioner, 26 mai 1939.
78. CTA, RG12, rapport du Commissaire des parcs adressé aux membres du Parks and
Exhibitions Committee, 14 octobre 1938.
79. CTA, RG12, 4 octobre 1938. Voir également la liste des lettres reçues produite par le
Parks and Exhibitions Committee, 16 novembre 1938.
80. Sur cette question, se référer aux documents et à l’échange de correspondance
entre le commissaire des parcs et le Board of Control : CTA, RG12, septembre et
octobre 1938.

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44 Faire et fuir la ville

le président de la Lord’s Day Alliance réaffirme leur opposition à l’utilisa-


tion des « competitive field games » et à la tenue de jeux organisés dans les
parcs le dimanche. Par surcroît, la tolérance affichée par la Ville de Toronto
à cet égard constitue une menace à l’existence des écoles du dimanche : « The
inculcating of moral and ethical ideals in the lives of the youth of our city
is a task to which thousands of Toronto citizens are giving volunteer ser-
vice on Sundays, and more widely during the winter months than at any
other time of the year81. » Comme l’utilisation des patinoires de hockey et
des glissoires requiert de la main-d’œuvre, le commissaire des parcs suggère
au Board of Control de ne pas permettre leur ouverture ce jour-là afin de ne
pas contrevenir au principe du dimanche comme jour férié82. Le lobby protes-
tant remporte donc cette manche puisque aucune suite n’est donnée à ce projet.
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Figure 9
Hockey Rink, Withrow Park, Logan Avenue/McConnell Avenue, 10 February 1923
(City of Toronto Archives)

81. CTA, RG12, Copie de la résolution rédigée par la Lord Day’s Alliance, 12 octobre 1938.
82. CTA, RG12, rapport du Commissaire des parcs au Parks and Exhibitions Committee,
14 octobre 1938.

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Entre tradition et modernité 45

L’hiver 1938-1939 se déroule apparemment sans incident. Le prin-


temps suivant ramène cependant toute la question de la définition des acti-
vités permises dans les parcs le dimanche. Dans un rapport soumis au Parks
and Exhibitions Committee, le directeur du service dénonce le fait que des
parties de baseball ont lieu dans plus de parcs que l’année précédente. Pour
éradiquer le fléau, il propose de revoir la formulation du règlement muni-
cipal sur les activités permises dans les parcs, de manière à subordonner un
plus grand nombre d’entre elles à son approbation83. Le Parks and Exhibi-
tions Committe ne retient cependant pas la proposition. Il n’en faut pas plus
pour déclencher une nouvelle levée de boucliers du côté du lobby protestant.
The Evening Telegram, tout d’abord, ne manque pas de critiquer le Conseil
municipal qui, selon lui, va à l’encontre du désir de la population. Ce faisant,
le journal exprime clairement le refus de toute libéralisation dans la défini-
tion des activités permises le dimanche : « A loosening up of regulations
against sports in the parks on Sundays has had its inevitable consequence [...]
it is directly against the wishes of Toronto citizens that the parks should
become centres of organized Sunday play. [...] Anything that leads in the
direction of a wide open Sunday in Toronto must be resisted. Toleration of
organized ball games would be little better than toleration of professional
games at the stadium or operation of motion picture theatres84. »
La Lord’s Day Alliance of Canada revient aussi à la charge et conteste,
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cette fois, la légitimité même des élus municipaux à légiférer dans ce domaine :
« it is not within the authority of any municipality, or of any committee of a
municipality, to either prohibit or permit Sunday activities that are regulated
by provincial or federal law85. » Ce en quoi elle a tort. D’abord, même si elles
existent encore, ces deux lois n’en apparaissent pas moins désuètes dans
le Canada des années 1930, donc inapplicables. D’ailleurs, aucun des deux
gouvernements ne se soucie de leur respect86. Autant le gouvernement
fédéral que les gouvernements provinciaux se sont, au fil des ans, délestés
de leur responsabilité sur ce plan au profit des gouvernements locaux. Ces
nouvelles pressions du lobby protestant n’émeuvent donc pas les autorités

83. CTA, RG12, lettre du même au même, 17 mai 1939.


84. « Sunday Baseball in the Parks », The Evening Telegram, 19 mai 1939.
85. CTA, RG12, lettre du président de la Lord’s Day Alliance au Commissaire des parcs,
26 mai 1939.
86. Paul Laverdure, Sunday in Canada..., op. cit., p. 225-229.

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46 Faire et fuir la ville

municipales qui maintiennent la libéralisation partielle des usages permis


dans les parcs87. Mais là s’arrête l’indépendance de ces dernières face à la
question du dimanche.
De fait, il faut attendre la Deuxième Guerre mondiale pour que la situa-
tion change progressivement. Dans ce contexte, en effet, il va s’avérer dif-
ficile d’exercer des contraintes sur une population à laquelle on demande en
même temps de contribuer à l’effort de guerre. Puis l’après-guerre inaugure,
dans ce domaine comme dans d’autres, une nouvelle période dans l’histoire
de Toronto88. Sont alors graduellement levées les dernières barrières freinant
la désacralisation du dimanche et son avènement comme jour véritablement
de congé, dédié aux loisirs.

Toronto the Good


Comment expliquer que se maintiennent si tardivement des normes aussi
contraignantes dans la définition des occupations dominicales à Toronto,
une des deux plus grandes villes du Canada ? À qui attribuer la perpétuation
d’une conception aussi rigide et traditionnelle du septième jour de la semaine ?
Contrairement à la bataille menée en 1912, le milieu ouvrier et les couches
populaires sont les grands absents du débat de la fin des années 1930. Pourquoi
ce silence de leur part ? Est-ce là une des raisons du succès obtenu par le lobby
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protestant ? Difficile de trouver des réponses définitives à ces questions. Il


est cependant possible de penser que le climat de crise économique fait
passer au second rang toute revendication liée à une libéralisation de l’ac-
cès aux loisirs. Le silence de ces groupes peut aussi être interprété comme
un signe de désintérêt pour une question les affectant sans doute beaucoup
moins qu’au début des années 1910. De fait, durant les années écoulées
depuis, l’accès aux loisirs s’est élargi considérablement grâce, notamment,
à un raccourcissement de la journée de travail. En outre, la population en
général et les jeunes en particulier n’attendent vraisemblablement pas le
dimanche pour fréquenter les salles de cinéma ou les parcs.

87. CTA, RG12, Minutes of the Parks and Exhibitions Committee, marginal number 233,
1er juin 1939.
88. J. R. Burnet, « The Urban Community and Changing Moral Standards », dans
S. D. Clark, Urbanism and the Changing Canadian Society, Toronto, University of
Toronto Press, 1961, p. 70-99.

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Entre tradition et modernité 47

De nombreux ouvrages expliquent aussi cette situation par le désir des


élites de vouloir conserver à la ville sa réputation de vertueuse, considérée
enviable par beaucoup et immortalisée dans l’expression bien connue :
« Toronto the Good ». Toronto demeurant, durant toute la première moitié du
XXe siècle, une ville largement dominée par une majorité anglo-protestante,
il lui est donc plus facile d’imposer ses vues. Toronto est aussi marquée par
une forte tradition de moralité, qui se dessine déjà au XIXe siècle, au cours
de la période bien étudiée du maire Howland89, et ne semble pas se démen-
tir par la suite. Cette inclinaison de la part des élites en faveur d’une mora-
lité stricte semble donc se perpétuer d’une génération à l’autre.
Sans doute, le fait qu’elle soit portée par des élites montantes, associées
aux classes moyennes supérieures, confère à la lutte pour le dimanche autant
de vigueur. En émergence depuis la fin du XIXe siècle, ce groupe qui, sur le
plan local, va progressivement remplacer les élites traditionnelles du siècle
précédent90 s’accommode aisément d’une idéologie protestante valorisant
l’effort, le travail et la sobriété. Si, à l’échelle nationale, cette lutte pour le
dimanche tout comme le mouvement prohibitionniste sont animés du souci
de doter les Canadiens anglais d’une identité nationale forte, s’agissant de
leur ville, le dessein des élites montantes torontoises est partiellement autre.
En l’occurrence, il importe aussi de travailler à la prospérité économique de
la ville afin de parvenir à la hisser au premier rang de la hiérarchie urbaine.
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L’atteinte de cet objectif passe donc d’abord par une valorisation du travail
et de l’effort qui s’accorde bien avec les principes mis de l’avant par les
anglo-protestants luttant pour le maintien du dimanche comme jour de repos,
axé sur la sobriété et la piété. C’est pourquoi cette bataille, si traditionnelle
par plusieurs côtés, remporte encore dans les années 1930 l’adhésion d’une
bonne partie des élites torontoises qui représentent en même temps le groupe
d’électeurs dominant sur la scène locale.

89. Carolyn Strange, Toronto’s Girl Problem..., op. cit., chapitre 2. Voir aussi Desmond
Morton, Mayor Howland : The Citizen’s Candidate, Toronto, Kakkert, 1973.
90. M. Careless, Toronto to 1918. An Illustrated History, Toronto, James Lorimer and Co.,
1984, chapitre 3 ; Keith Walden, Becoming Modern in Toronto..., op. cit., p. 16-19.

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48 Faire et fuir la ville

Conclusion
Dans l’histoire de Montréal ou de Toronto et plus globalement celle des
villes canadiennes, la construction d’une ligne de tramway sur le mont Royal
tout comme l’ouverture des parcs le dimanche représentent des épisodes
riches de significations. Chacun à leur manière, ils nous rappellent le proces-
sus complexe d’adaptation au monde urbain au XXe siècle. Ils illustrent ainsi
le travail effectué par les élites, à partir du tournant du siècle, pour ordon-
ner certaines facettes de la ville alors en pleine croissance. Ils représentent
en outre des étapes importantes dans la transformation de la vie culturelle
et des loisirs.
C’est d’abord en référence au passé que se sont effectués ces proces-
sus. Tant à Montréal qu’à Toronto, les élites ont ainsi cherché à endiguer le
développement rapide de la ville, à l’ordonner en tentant de définir le domaine
des loisirs en fonction de repères culturels ancrés dans la tradition. Plus que
l’expression d’un rejet unilatéral du monde urbain, ce travail apparaît comme
un moyen d’accommodement à la ville moderne. De fait, les stratégies adop-
tées pour redéfinir le domaine des loisirs ont emprunté des voies nouvelles
passant notamment par le recours au pouvoir politique. Ce faisant, ces élites
ont contribué à décloisonner le domaine de la culture et des loisirs qu’elles
cherchaient précisément à maintenir à l’écart, en en faisant une question
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publique, voire politique. Par conséquent, les activités du dimanche et bien


des grands parcs, d’abord définis de manière à perpétuer certaines traditions,
sont devenus, au XXe siècle, les lieux mêmes de l’expression d’une vie cultu-
relle urbaine et moderne.
Il en va de même des démarches entreprises par les élites afin de pro-
mouvoir une définition restrictive des espaces et des temps de loisirs. Plutôt
que de consolider une vision passéiste des loisirs, les discussions soulevées
à cette fin ont finalement contribué à sa remise en question. Comme on l’a
vu dans le cas de Montréal et de Toronto, plusieurs ont saisi ces occasions
pour dénoncer les privilèges des mieux nantis tout comme leur vision des
loisirs. Certes, les positions avancées dans ce contexte traduisent probable-
ment plus les luttes de pouvoir opposant élites anciennes et nouvelles qu’un
véritable désir de démocratisation des loisirs de la part des secondes. Ces débats
n’ont pas moins donné lieu à des remises en question qui, à terme, ont mené
à une définition plus étendue de ceux-ci. L’histoire du tramway sur le mont

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Entre tradition et modernité 49

Royal et celle des parcs torontois le dimanche témoignent enfin de l’atté-


nuation, voire de la disparition des références au sacré. La sécularisation
des loisirs qui s’ensuit peut être considérée comme une avancée dans la
mesure où elle a également favorisé un élargissement de ce domaine, aupa-
ravant l’apanage des seules élites. En somme, s’est ainsi amorcée la démo-
cratisation de la vie culturelle et des loisirs, qui allait se généraliser dans la
seconde moitié du XXe siècle.
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