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6. L’intention d’instruire à l’épreuve


de son équivocité :
Les multiples facettes du projet pédagogique

Si le projet d’architecture que nous venons d’évoquer a pour


lui en tant que prototype de tout projet l’antériorité dans le temps,
le projet pédagogique en ce qui le concerne est d’apparition relati-
vement récente. Il est survenu au moment où se sont développés
de façon quelque peu anarchique les systèmes de scolarisation dans
nos sociétés industrielles, de plus en plus consommatrices de com-
pétences diversifiées et nouvelles.
Dans un environnement très mobile, il devient indispensable
que les modèles d’initiation ne soient plus de simples reproductions
d’un état en partie périmé des savoirs et savoir-faire. Ces modèles
doivent intégrer en leur sein une large part d’innovation que les
différentes formes de projets pédagogiques vont concrétiser.
En dehors de ce lien évident entre projet et souci d’innovation
(Cros, 1993), ce qui apparaît d’emblée à propos du projet pédago-
gique, c’est son caractère confus. On le sollicite fréquemment mais
en lui conférant des sens fort variables. Cette confusion propre au
projet pédagogique demeure, même lorsque ce projet se trouve
dans le meilleur des cas explicité sur le papier : projet immatériel
et symbolique souvent insaisissable, sinon à travers quelques indi-
cateurs d’évaluation. Au sein d’une classe d’élèves, d’un établisse-
ment scolaire, d’une équipe d’enseignants, le visiteur a souvent
beaucoup de difficultés à repérer ce qui fait la singularité du projet
concrétisé dans le style pédagogique qu’il observe.
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202 Perspectives opératoires

Une triple confusion

Commençons donc par situer le terrain quelque peu mouvant


sur lequel maintenant nous allons déplacer notre réflexion. Ce ter-
rain du projet pédagogique apparaît tourmenté parce que trois
sortes de confusions pour le moins nous font continuellement nous
méprendre sur son relief ; une confusion liée au langage utilisé,
une confusion engendrée par la signification attribuée à l’action
porteuse de projet, une confusion liée aux motivations en présence.

Une confusion de langage

Les deux dernières décennies qui clôturèrent le XXe siècle ont


vu une prolifération d’expressions et de sigles utilisés pour désigner
le recours au projet dans le champ éducatif : projet éducatif, projet
pédagogique, pédagogie du projet, projet d’établissement… 1.
Cette inflation verbale est accompagnée d’une dérive sémantique
qui amène un amalgame entre l’éducatif et le pédagogique notam-
ment, qui fait écrire tout et son contraire à propos de l’utilisation
valorisante du projet : dans une revue parue voici quelques années
sur le projet d’établissement, ne lit-on pas avec stupéfaction dans
deux articles différents deux affirmations contradictoires à propos
de ce même projet d’établissement. Le premier auteur dit :

1. Dans la littérature sur le projet pédagogique, on peut recenser pour le moins


dix expressions différentes :
— projet éducatif (PE) ;
— projet pédagogique (PP) concrétisé dans le projet pédagogique innovant
(PPI) ;
— projet consultatif (PC) ;
— projet d’activités culturelles et éducatives (PACTE) plus récemment trans-
formé en un projet d’action éducative (PAE) ;
— projet de formation ;
— pédagogie du projet ;
— projet de zone prioritaire ;
— projet d’établissement ;
— projet pédagogique innovant (PPI) ;
— projet personne de l’élève (PPE).
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 203

« L’enjeu de toute survie pour une institution est le projet » ; le


second quelques pages plus loin semble lui répondre en écho :
« Un établissement scolaire sans projet est en survie ! » 1

La littérature sur le projet dans le champ éducatif donne sou-


vent cette impression d’inconsistance d’utilisation mal contrôlée
d’un terme surtout prisé pour ses vertus incantatoires ; une telle
impression peut surprendre dans un milieu professionnel qui s’est
donné comme spécialité et indice de sa compétence la maîtrise du
langage. Aussi face à la prolifération des termes utilisés, il nous faut
mettre un peu d’ordre en dégageant les principaux registres aux-
quels on peut ramener les variantes linguistiques observées.

Une méprise sur l’action pédagogique

Nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin, l’une des raisons
qui ont encouragé la pédagogie du projet vient de cette nécessité
de casser le cadre coercitif des programmes scolaires pour susciter
une certaine créativité. Or en passant du programme au projet qui
en est la figure inversée, on est souvent resté malgré tout dans
l’ancienne logique de prédétermination. En effet, dans bon nombre
de cas, les projets éducatifs et pédagogiques sont préformés dans
leurs contenus et leurs modalités par l’autorité hiérarchique, voire
même l’administration centrale 2. Comment mettre des enseignants
et des élèves en projets, alors que ces projets qu’ils doivent mener
leur sont définis en dehors d’eux par d’autres ? L’actualité du
projet ces dernières années a bien donné l’impression qu’on assis-
tait à une nouvelle programmation de la créativité, c’est-à-dire une
nouvelle façon de tuer cette créativité.

1. Ces deux citations sont attribuées respectivement à : M. Vergnaud, in « Le


projet d’établissement : autonomie et dynamique de l’établissement », p. 9 ;
G. Hutte, in « Mais que sont donc les projets éducatifs ? », p. 35. Ces articles sont
parus dans Les Amis de Sèvres, 1983, 4, Le projet d’établissement.
2. De 1979 à 1984, huit circulaires ministérielles et treize notes de service ont
été rédigées par le ministre de l’Éducation nationale pour définir le cadre des
projets PACTE et PAE, sans compter différentes notes de service ultérieures et circu-
laires préparatoires à la fameuse loi d’orientation sur l’éducation de juillet 1989,
loi instituant l’obligation pour chaque établissement de conduire un projet et pour
chaque élève de se doter d’un projet personnel !
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204 Perspectives opératoires

Des motivations contradictoires

Il est néanmoins intéressant, même si la chose est porteuse


d’ambiguïté, de constater que les courants conflictuels qui tra-
versent le champ pédagogique témoignent d’une certaine unani-
mité en se reconnaissant facilement dans le projet ; pour certains
la pédagogie du projet est la seule voie possible qui ouvre vers
l’autogestion pédagogique (Le Grain, 1980), pour d’autres c’est une
méthodologie appropriée pour valoriser le respect de l’élève, son
expression dans le cadre d’une formation individualisée, pour
d’autres encore il s’agit d’un moyen judicieux pour conduire le
réformisme à l’école. Qui serait donc contre la pédagogie du
projet ? Chacun trouve dans cette pédagogie pour le moment des
moyens propres à asseoir ses justifications : le bureaucrate de l’édu-
cation pense qu’une pincée de créativité dans un système rigide ne
peut que renforcer l’efficacité et la pertinence de ce système ; le
libertaire se voit enfin ouvrir les portes de l’expérimentation rêvée ;
le tenant d’une éducation privatisée loue le recul de l’État et de
son imposition. Mais finalement tous ces projets sont-ils encore
ceux des élèves ? En quoi relèvent-ils de cette intuition de base que
le projet était censé incarner, intuition selon laquelle le jeune se
construit en agissant ?
C’est donc aujourd’hui en toute confusion que nous apparaît
l’utilisation du projet dans le champ éducatif et scolaire. Aussi une
première façon de lever un certain nombre d’ambiguïtés sera de
recourir à l’histoire, qui insensiblement a généré une telle situation.

Recours à l’histoire

C’est la pensée pragmatique nord-américaine qui a suscité les


premiers travaux sur la pédagogie du projet 1. Dans les
1. Dans un souci de simplification, nous utiliserons l’expression « pédagogie du
projet » dans son acception générique pour désigner de façon indistincte toutes
les catégories de projets évoqués ci-dessus. Nous ne préjugeons pas d’un sens plus
spécifique de l’expression, sens que nous analyserons plus loin et qui, lui, est
mieux rendu par l’expression pédagogie par projet.
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 205

années 1915, 1920, J. Dewey (1916) et W. H. Kilpatrick (1918) ont


cherché à opposer à la pédagogie traditionnelle, qui s’avérait trop
coûteuse en regard des gains obtenus, une pédagogie progressiste
encore appelée pédagogie ouverte, dans laquelle l’élève devenait
acteur de sa formation au travers d’apprentissages concrets et signi-
ficatifs pour lui. À ce titre, Dewey aimait bien utiliser son expres-
sion familière : Learning by doing. Pour lui les méthodes actives
stimulent les dispositions créatrices et constructives des enfants, en
s’appuyant sur leurs intérêts. Il est à remarquer que Dewey et
Kilpatrick, sous l’influence du psychologue Stanley Hall, déve-
loppent leurs travaux dans le cadre de l’École fonctionnaliste de
Chicago, école qui a eu de nombreuses ramifications dans diffé-
rentes disciplines, notamment en architecture ; à l’époque où
Dewey s’intéressait au projet en éducation du point de vue
pragmatique, les architectes fonctionnalistes avaient déjà créé le
« style international ». Cette intention de transformer l’élève
d’objet en sujet de sa propre formation sera par ailleurs plus ou
moins contemporaine des efforts tentés dans des contextes diffé-
rents en Europe par les tenants de l’Éducation nouvelle : d’abord
C. Freinet, mais aussi M. Montessori, O. Decroly, A. S. Maka-
renko, quatre auteurs qui valorisent la liberté de l’enfant, ses
besoins d’activités, en un mot l’école liée à la vie : ce sont les
expériences que l’élève réalise lui-même dans un milieu éducatif
approprié qui deviennent significatives et facteurs d’apprentis-
sage. Mais les pédagogues de l’Éducation nouvelle n’auront
guère recours, à la différence de Dewey et Kilpatrick, au concept
de projet. Ce dernier va d’ailleurs tomber en désuétude jusqu’à
ce que réapparaissent de nouveau dans les années 1970-1980 des
préoccupations pragmatiques avec la pédagogie par les objectifs
(Hameline, 1979) ; cette dernière a cherché tout à la fois à
finaliser l’acte éducatif, à lui conférer l’efficacité qui apparem-
ment lui manquait en proposant des critères précis d’évaluation
au travers des objectifs fixés, enfin à dynamiser les motivations
des élèves. Mais cette pédagogie rationaliste a voulu trop réduire
la complexité et les aléas d’une pratique à la simplicité langa-
gière d’une formulation d’objectifs. Elle a de ce fait montré ses
limites que nous pourrions résumer en quatre principaux points :
— en rationalisant le processus de formation, les objectifs
pédagogiques risquent d’atomiser l’acte d’apprentissage ;
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206 Perspectives opératoires

— par la détermination autoritaire à laquelle souvent ils


donnent lieu, les objectifs pédagogiques relèvent plus d’une logique
de l’enseignement que de celle d’un apprentissage ;
— la pédagogie par les objectifs prend très peu en compte la
dimension temporelle de la formation, notamment l’expérience
des stagiaires ;
— la formulation des objectifs est écartelée entre deux tenta-
tions extrêmes : devenir tyrannique pour l’action pédagogique à
venir ou n’en rester qu’à un jeu formel de langage coupé de la
pratique.
C’est sans doute en réaction contre l’échec de la pédagogie par
objectifs qu’est réapparue la pédagogie du projet un demi-siècle
après le travail de ses pionniers américains. Il faut dire qu’entre-
temps le contexte scolaire s’était singulièrement modifié : le carac-
tère formel et abstrait de la formation était devenu de plus en plus
pesant. Dans nos pays industrialisés, tous les jeunes d’une même
classe d’âge jusqu’à seize ans pour le moins étaient scolarisés, pro-
voquant par le fait même un échec scolaire massif, échec vis-à-vis
duquel il s’agissait de réagir. À côté de cet échec scolaire, le sys-
tème éducatif en se développant s’est bureaucratisé et rigidifié à tel
point qu’il a éprouvé lui-même le besoin d’instaurer des contre-
feux : ce fut dans notre contexte français à partir des années 1973
la réforme des « 10 % pédagogiques » 1 : un dixième du temps
scolaire était laissé à la libre gestion créative des enseignants et des
élèves. Cette réforme constitue certainement en France une date
charnière vers la reprise des pédagogies du projet : « les 10 % »
amènent à concevoir des expérimentations pédagogiques soit à tra-
vers les classes expérimentales, qui donneront naissance aux projets
d’activités éducatives et culturelles (PACTE), soit à travers les établis-
sements expérimentaux qui furent à l’origine des projets d’établis-
sement. Ces projets qui veulent prendre en compte simultanément

1. Deux circulaires ministérielles du ministre de l’Éducation nationale sont à


l’origine de la mise en place des « 10 % pédagogiques » :
— la circulaire C. 73-162 du 27 mars 1973 portant sur : Mise à la disposition
des établissements d’enseignement secondaire d’un contingent horaire de 10 % ;
— la circulaire C. 73-240 du 23 mai 1973 portant sur : Détermination du
contingent horaire des 10 %.
Enfin une troisième circulaire fait un premier bilan de l’opération 10 %, la
circulaire C. 74-210 du 24 mai 1974.
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 207

les dimensions tant collectives qu’individuelles de toute situation


pédagogique cherchent à opérer une rupture par rapport à une
conception devenue de plus en plus individualiste et morcelée de
l’acte d’apprendre. Notons que les PACTE qui ont pris le relais des
« 10 % pédagogiques » vont se transformer à leur tour à la faveur
d’un changement de gouvernement en PAE (projets d’action éduca-
tive). La terminologie se modifie sensiblement, l’intention
demeure : le projet dans le domaine éducatif donne l’impression
d’apparaître sur fond de crise sans forcément en épouser tous les
enjeux : échec scolaire, inadéquation des formations aux emplois,
chômage massif, système éducatif trop prisonnier de la rigidité de
ses structures. Le projet se veut pourtant une réponse possible aux
défis lancés au système éducatif en visant à changer les conditions
dans lesquelles jusqu’ici on apprenait.
Parallèlement à la nécessité d’ouvrir un système demeuré clos
sur lui-même, va surgir cette révolution dans l’économie de la for-
mation qu’est l’institutionnalisation pour les adultes de l’éducation
permanente ; ce sera l’occasion d’enrichir singulièrement la
conception que l’on se faisait jusqu’ici de la formation : cette der-
nière, en débordant l’école pour s’étendre à travers des modalités
variées aux différentes catégories d’âges adultes, découvre une réa-
lité toute nouvelle : celle d’adultes qui, contrairement aux enfants,
arrivent dans le processus de formation avec des expériences et des
attentes. Avec ces adultes, un projet de formation peut alors plus
facilement se négocier. Celui-ci va rapidement s’imposer sur le
marché de l’éducation permanente : l’une des fonctions essentielles
de la mise en formation des adultes deviendra vite la possibilité de
faire émerger chez eux au cours du processus même de formation
de nouveaux projets d’orientation ou de réorientation : projet pro-
fessionnel, projet personnel à mettre en œuvre à l’issue de la forma-
tion ; cette dernière est alors conçue comme projet en deux sens
complémentaires : comme réalisation hic et nunc d’un projet négo-
cié, comme émergence de nouveaux projets de mobilité que les
stagiaires adultes auront à réaliser par la suite.
Mais le projet ne peut aujourd’hui totalement échapper au phé-
nomène des modes qui ont tout particulièrement marqué les
milieux éducatifs ces dernières décennies ; une ferveur incantatoire
similaire entoure aujourd’hui la pédagogie du projet par rapport à
celle qui a accompagné hier ces autres produits des sciences de
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208 Perspectives opératoires

l’éducation qu’ont été en leur temps non-directivité, travail de


groupe, dynamique du groupe-classe, analyse institutionnelle,
méthodologies des didactiques, pédagogie de l’éveil, pédagogie par
les objectifs… C’est dire que le projet est abusivement sollicité sans
que l’on s’interroge suffisamment sur les significations qui lui sont
associées ; d’où les confusions continuelles qui, pour bon nombre
d’entre elles, viennent d’un amalgame entre ce qui a trait à l’éduca-
tion et ce qui concerne la pédagogie ; aussi, avant de faire l’inven-
taire des variétés de projets auxquelles recourt actuellement le
pédagogue, nous paraît-il nécessaire de situer l’une par rapport à
l’autre l’éducation et la pédagogie.

Éducation et pédagogie

Éducation et pédagogie sont deux concepts voisins souvent


employés l’un pour l’autre ; et pourtant ils renvoient à deux plans
bien différents, certes liés entre eux mais en même temps auto-
nomes l’un par rapport à l’autre (Gillet, 1987).

L’éducation comme préoccupation

L’éducation constitue pour une société déterminée une préoc-


cupation aux frontières mal définies. Cette préoccupation a trait à
la façon par laquelle un groupe social pense intégrer dans sa propre
culture les jeunes classes d’âge qu’il a engendrées. Elle se fonde
sur un étrange paradoxe qui est la marque de toute initiation ;
ce paradoxe veut que dans le même temps l’initiation (et donc
l’éducation) joue sur deux registres opposés ; d’un côté, elle
cherche à intégrer les jeunes, en leur proposant une place à tenir,
un rôle à jouer dans un ensemble social déterminé, celui du monde
adulte qui les environne ; d’un autre côté, elle s’efforce de les
rendre autonomes, c’est-à-dire acteurs dans leur propre culture.
Intégration et autonomie sont donc les deux faces d’une même
réalité, l’initiation. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner ce
paradoxe fondateur de toute pratique éducative (Boutinet, 1983).
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 209

Ce paradoxe, nous l’avons repris à D. Hameline (1971) qui toute-


fois l’appliquait non pas à l’éducation mais à l’instruction, en rap-
pelant la polysémie du verbe latin instruere :
— instruere classem : armer la flotte pour son départ pour la
haute mer ;
— instruere tubulos in parietibus : fixer des tuyaux sur une paroi.
La polysémie est-elle ici de bonne complaisance ? Il nous
semble en effet restrictif d’appliquer le paradoxe autonomie/inté-
gration à la seule instruction ; une comparaison ethnologique avec
les initiations dans les sociétés traditionnelles nous montre facile-
ment que c’est l’ensemble du processus éducatif qui est amené à
opérer ce double jeu (Erny, 1972) :
— donner les moyens de l’autonomie ;
— donner les moyens de l’intégration.
Pour réaliser cette éducation, il n’y a pas de bonne solution, il
n’y a pas de voie unique, mais bien une pluralité de démarches
selon que l’on valorise l’insertion ou l’autonomie : ce sont là deux
réalités à bien des égards opposées, qui ne deviennent complémen-
taires l’une de l’autre que lorsque le processus éducatif atteint son
terme. C’est dire que le champ éducatif est saturé des valeurs qui
le polarisent. Il n’y a d’éducation qu’en regard de ces valeurs de
référence qui donnent un certain sens, qui essaient d’articuler à
leur manière insertion (ou intégration) et autonomie. Le choix des
valeurs de référence tient à la sensibilité des communautés éduca-
tives en cause. Il tient aussi à la conjoncture ; il est plus facile de
valoriser l’autonomie dans un contexte social en expansion, de
même qu’il est plus urgent de la valoriser dans un cadre trop coer-
citif. En revanche dans un environnement plus anomique, ou qui
fabrique de nombreux laissés-pour-compte, il devient au contraire
plus urgent de favoriser l’intégration.
Ce que nous venons d’évoquer appelle deux précisions impor-
tantes pour finir de caractériser ce qui relève du domaine éducatif.
Tout d’abord l’éducation déborde largement le champ scolaire qui
n’est qu’un des lieux reconnus où elle peut être dispensée. L’éduca-
tion concerne la collectivité dans son ensemble, elle concerne aussi
des groupes particuliers qui s’organisent pour dispenser à côté de
l’école telle ou telle forme d’éducation : les mouvements de jeunes
par exemple dans le cadre de ce que l’on dénomme l’éducation
populaire. Mais surtout l’éducation met en première position les
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210 Perspectives opératoires

familles des enfants ; ces familles sont les principales concernées


par les valeurs éducationnelles à promouvoir. L’éducation s’avère
donc une préoccupation diffuse à l’ensemble du corps social.
Seconde précision, l’éducation vise principalement les initia-
tions de base, les premières initiations faites par le jeune pour lui
permettre dans une culture donnée d’accéder au statut d’adulte.
C’est la raison pour laquelle on assimile souvent l’éducation à la
formation initiale au sens où elle fournit les organisations mentales,
attitudinales et comportementales indispensables. De ce fait, l’édu-
cation peut se définir comme préformation, période de structura-
tion des dispositions qui par la suite acquièrent une certaine
permanence. Mais l’éducation reste plus indifférente aux initiations
secondes, celles faites par un adulte tout au long de son curricu-
lum : apprentissages divers orientés vers un perfectionnement, une
reconversion, une sensibilisation. Pour ces initiations secondes,
l’éducation laisse alors la place à la formation proprement dite :
formation continue au cours de laquelle l’adulte a l’occasion de
prendre une certaine distance par rapport à son environnement de
vie pour analyser son expérience, se la réapproprier et développer
dans telle ou telle direction de nouvelles capacités d’apprentissage.
Toute formation continue, contrairement à l’éducation initiale,
procède à partir des acquis qu’elle contribue à déstructurer, « dé-
former », pour réorganiser, « re-former » de nouveaux apprentis-
sages. Si l’éducation est aussi vieille que les cultures, en revanche
c’est sans doute un trait des sociétés industrielles d’avoir permis la
mise en valeur de cette pratique, jusque-là très minoritaire, qu’est
la formation pour adultes. Si une telle pratique a pu exister de
façon embryonnaire et informelle, ce n’est que tout récemment
qu’elle s’est institutionnalisée.

La pédagogie comme pratique

La pédagogie en opposition au caractère diffus de l’éducation


constitue un espace bien délimité : celui des institutions chargées
par la collectivité de dispenser auprès des jeunes les premières ini-
tiations, en d’autres termes, dans notre culture, les institutions sco-
laires. Ce qui caractérise toute situation pédagogique, c’est son
organisation en deux structures imbriquées, une structure relation-
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 211

nelle et une structure ternaire. D’une part, la pédagogie est rela-


tionnelle dans la mesure où elle met face à face deux activités, celle
d’enseigner, celle d’apprendre, donc deux instances aux statuts
contrastés : un maître supposé savoir, des élèves en quête d’appren-
tissage. La pédagogie sera donc l’art d’aménager la relation entre
l’enseignant et les apprenants. Mais d’un autre côté cette relation
se développe toujours à propos d’un objet tiers, la didactique que
le maître possède, que les élèves veulent s’approprier, tout du
moins dans le meilleur des cas (Houssaye, 1988).
La pédagogie, contrairement à l’éducation, est donc circon-
scrite à des situations bien définies, les situations marquées par un
déséquilibre statutaire dans la relation qu’elle cherche à aménager
entre un enseignant et des apprenants. C’est là certainement ce
qui constitue sa singularité. Ce qui par ailleurs différencie la péda-
gogie de l’éducation, c’est le fait qu’au-delà d’une préoccupation,
la pédagogie se veut être une pratique professionnelle avec ses exi-
gences, pratique à travers laquelle l’enseignant s’efforce d’aména-
ger sa double relation aux apprenants et à la didactique qu’il est
censé enseigner : il s’agit de trouver les moyens adéquats pour
conduire les élèves vers l’appropriation d’un nouveau savoir, vers
la réalisation de nouveaux apprentissages. Mais ces moyens ne sont
pas recherchés séparément par l’enseignant. Ils le sont toujours
avec les élèves ; si le maître est agent central dans la situation péda-
gogique, les élèves gardent eux une capacité d’acteurs ; de ce point
de vue, la relation pédagogique est ce qui empêche les activités
d’enseignement et d’apprentissage d’évoluer séparément.
Pratique professionnelle spécifique, la pédagogie a dû accepter
ces dernières années la confrontation avec une autre pratique celle-
là nouvelle et sous certains aspects plus complexe : la pratique
de formation d’adultes, encore appelée andragogie. Cette dernière
introduit en effet à côté des trois paramètres déjà mentionnés
(enseignant, apprenant, didactique) deux paramètres complémen-
taires qui confèrent à l’andragogie sa spécificité (Boutinet, 1995) :
— le groupe actif des stagiaires, à l’intérieur duquel chacun
arrive avec une expérience personnelle et professionnelle, ce qui
est source d’échanges, de partage, voire de confrontation entre sta-
giaires et par le fait même d’apprentissage ;
— les situations référentielles auxquelles renvoie la didactique
enseignée ; car les apprentissages adultes ne peuvent plus conserver
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212 Perspectives opératoires

le caractère formel et abstrait de leurs antécédents enfantins. Ce


sont des apprentissages concrets, en grandeur nature pourrions-
nous dire, en référence à des situations précises, vécues ou à vivre
(Freire, 1971 et 1974).
À la lumière de ce que nous venons d’écrire, on mesure les
enjeux liés à une confusion de l’éducatif et du pédagogique au sein
du projet ; ce dernier ne peut avoir la même signification selon
qu’il est évoqué dans un contexte éducatif ou dans un contexte
pédagogique. Entre ces deux contextes existe en quelque sorte une
distance analogue à celle qui sépare le projet comme visée symbo-
lique du projet comme programme opératoire. Cette opposition
entre projet-visée et projet-programme a bien été soulignée par
Ardoino (1984).
Suite aux différentes clarifications que nous avons été amené à
faire, il nous est possible maintenant de distinguer quatre niveaux
de projets que nous allons passer en revue et qui traversent l’inten-
tion d’instruire : le projet éducatif, le projet pédagogique, le projet
d’établissement, le projet de formation. La variété des projets ren-
contrés dans le champ de l’éducation et de la formation peut être
située à l’un ou l’autre de ces niveaux ; ceux-ci ont en commun de
mettre en valeur à des degrés divers une même méthodologie que
nous aurons par ailleurs à expliciter : la pédagogie du projet.

La visée du projet éducatif

Sauf abus de langage, le projet éducatif est orienté vers le


monde de l’insertion qui permettra au jeune de se reconnaître
autonome : insertion sociale, culturelle, professionnelle ; dans la
mesure où ce projet dépasse le cadre de l’école, l’institution scolaire
et ses collaborateurs ne peuvent prétendre être seuls partie pre-
nante d’un projet éducatif. Ce dernier implique l’association du
plus grand nombre de partenaires intéressés par le projet, pour le
moins la famille, l’école, l’environnement professionnel, la collecti-
vité politique à travers les représentants qu’elle s’est choisis.
Le projet éducatif de par sa nature entend se référer à certaines
valeurs susceptibles de rendre compte du mode d’insertion sou-
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 213

haité ; de ce fait, il se présente comme un projet plutôt flou, privilé-


giant des finalités susceptibles de polariser l’action à entreprendre.
Les concepts de valeur et de finalité sont souvent confondus au
sein du projet ; en fait la valeur est première : c’est ce vers quoi je
me sens attiré, ce à quoi j’accorde de l’importance. La valeur opère
un double jeu au sein du projet comme l’a opportunément souligné
Cl. Paquette (1979) : elle est à la fois une préférence et une réfé-
rence. En fonction de ce qui me paraît essentiel, je me donnerai
des finalités appropriées, c’est-à-dire des fins à poursuivre, ou à
privilégier au sein de l’action.
Le projet est donc d’abord un projet-visée explicitant la charte
éducative qu’à un moment donné, dans un milieu donné, un
groupe déterminé se définit comme règle destinée à moduler l’inté-
gration des jeunes classes d’âge. Cette règle constitue une charte
de référence négociée et réactualisée de temps à autre ; tout ceci
se fait entre les partenaires concernés : parents, enseignants, admi-
nistration scolaire notamment. Même si une telle règle dépasse le
cadre de l’école, c’est très souvent à propos des institutions scolaires
qu’elle est explicitée et mise en place. Les élèves qui sont alors les
premiers concernés tiennent malgré tout un rôle secondaire dans
l’élaboration du projet, puisque ce dernier de par sa nature leur
échappe. La charte de référence pourra comporter des objectifs
spécifiques à travers la pédagogie de l’éveil, l’instruction civique,
la catéchèse dans les établissements confessionnels ; il n’en
demeure pas moins que cette charte la plupart du temps s’en tien-
dra à l’explicitation de finalités et de valeurs à promouvoir. Aussi
le projet éducatif court-il le risque d’en rester à des formulations
trop générales, trop imprécises, d’autant plus que le langage qu’il
utilise doit servir de référent commun à plusieurs catégories de
partenaires. C’est la raison pour laquelle il reviendra sans doute
au projet pédagogique de traduire en termes plus opératoires les
intentions du projet éducatif.
Mais avant d’aborder ce projet pédagogique, risquons une der-
nière remarque ; parce qu’il énonce surtout des valeurs à défendre
ou à promouvoir, des finalités à poursuivre, le projet éducatif est
un enjeu idéologique et c’est là le risque qu’il court. Il peut servir
d’alibi, de bonne conscience : alors il devient un processus de ratio-
nalisation soucieux de justifier son ou ses auteurs : une certaine
cohérence en surface cache en profondeur une entreprise éducative
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214 Perspectives opératoires

qui s’avère autojustificatrice. Il est de bon ton aujourd’hui dans


notre contexte culturel de se doter d’un projet éducatif, c’est-à-dire
de montrer ce que l’on veut : on formalise un projet avec le secret
dessein non pas de promouvoir des valeurs mais de justifier celles
souvent mal explicitées qui caractérisent l’institution dans son état
actuel. Les batailles scolaires parce qu’elles prétendent mettre en
jeu des conceptions différentes de la société sont émaillées de ces
projets éducatifs que l’on invoque avec le souci défensif d’une iden-
tité sociale à préserver. Ce souci défensif supplante l’intention
offensive de valeurs à promouvoir.
Parce qu’il est plus de l’ordre du discours que de l’opératoire 1
le projet éducatif est menacé par la justification idéologique : au
lieu de signifier un état futur à faire advenir, il symbolise dans sa
verbalisation une place à défendre (Flahaut, 1978).

La programmation du projet pédagogique

Contrairement au projet éducatif plus global, le projet pédago-


gique se limite au champ scolaire, non pas dans le sens qu’il récuse
l’environnement extérieur à l’école, mais dans celui qu’il ne peut
jouer qu’avec deux acteurs essentiels : l’enseignant ou le groupe
des enseignants, les élèves. Selon les différentes conceptions que
l’on se fera du projet pédagogique, les enseignants occuperont dans
le dispositif à mettre en place une position centrale ou périphé-
rique ; en position centrale, ils seront alors les agents pilotes du
projet par rapport aux élèves situés de façon plus périphérique.
Mais ces enseignants pourront aussi occuper une position plus éga-

1. À signaler toutefois une exception récente, promise à un avenir certain, celle


du projet d’éducation thérapeutique qui est ici plus de l’ordre opératoire que du
discours. Ce projet est élaboré par les professionnels de santé, suite aux disposi-
tions législatives récentes (Loi HPST de 2009). Il est à destination des patients
atteints de maladie chronique, qui dans le meilleur des cas seront co-auteurs avec
les soignants du projet. Ici le projet d’éducation thérapeutique se veut résolument
opératoire (Lacroix, 2011), pour amener le patient à devenir plus autonome dans
la prise en charge de sa maladie, lui-même étant invité à gérer de lui-même les
contraintes liées à cette maladie (prescriptions, observances, rythmes de vie…).
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 215

litaire vis-à-vis des élèves, voire une position périphérique lorsqu’ils


auront convenu que les élèves doivent être le centre du dispositif
comme dans les pédagogies développées autour de l’Éducation
nouvelle. En fait dans tous les cas, les enseignants gardent sur la
pédagogie le pouvoir de proposition, le pouvoir de mettre les élèves
à la place qu’ils souhaitent. La seule chose qu’ils contrôlent assez
mal demeure la réaction de ces élèves, face à la place qui leur
est proposée.
Ce qui différencie le projet pédagogique du projet éducatif,
c’est pour le moins la nature des partenaires concernés. Le projet
pédagogique ne peut impliquer directement les familles, en vertu
de la nécessaire autonomie des instances de formation par rapport
à l’environnement social, notamment aux instances de production ;
la famille n’a qu’un contrôle indirect sur l’école, soit en participant
aux conseils prévus à cet effet, soit dans les relations interperson-
nelles avec les maîtres. Elle ne saurait s’immiscer directement
comme acteur dans le projet pédagogique 1.
Ce dernier doit en revanche prendre en compte les exigences
de l’administration scolaire : au travers de la réglementation dont
se portent garants la direction de l’établissement scolaire, ainsi que
les différents systèmes d’inspection.
Ceci étant posé, on peut maintenant préciser la nature du
projet pédagogique en cernant les quatre paramètres essentiels qui
selon nous contribuent à le définir.

La négociation pédagogique

Cette négociation entre maîtres et élèves est un point délicat de


la démarche par projet. Elle est pourtant essentielle puisqu’il n’y a
de pédagogie que dans le relationnel, dans la relation maîtres-
élèves. Si la négociation est court-circuitée, nous ne sommes plus
1. À travers l’opposition entre projet éducatif et projet pédagogique, on mesure
donc l’abus de langage commis par les différents ministres successifs de l’Éduca-
tion nationale qui ont mis en place PACTE et PAE : ces projets ne sont pas à
proprement parler des projets éducatifs et ne méritent donc pas d’être appelés de
la sorte, ce sont en revanche des projets pédagogiques effectifs ; les circulaires
ministérielles et notes de service sont à ce sujet très explicites ; les acteurs centraux
de tels projets restent bien les enseignants et les élèves, dans une moindre mesure
l’Administration. Mais il est très peu question des parents.
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216 Perspectives opératoires

en présence d’un projet pédagogique, mais seulement d’un projet


d’enseignant ou d’enseignement ; car la négociation ici recouvre
pour le moins deux fonctions essentielles :
— elle permet d’effectuer un diagnostic de la situation pédago-
gique, notamment en prenant en compte les acquis des élèves,
cette fameuse évaluation des acquis tant prisée aujourd’hui, ainsi
que les exigences des programmes ;
— elle donne l’occasion aux élèves au travers d’une démarche
active et concrète de s’interroger sur ce qu’ils veulent : la négocia-
tion est alors la dimension essentielle d’une pédagogie qui se pré-
sente comme ouverte, en stimulant la motivation et l’imagination
de tous les intéressés, en leur permettant de s’approprier la situa-
tion dans laquelle ils sont acteurs.
Autre remarque, la négociation est coûteuse en temps et en
énergie ; et souvent ce sont les élèves les premiers qui cherchent à
en faire l’économie. Pour eux, être enseignés s’avère plus sécurisant
qu’apprendre. Or l’apprentissage en tant qu’il est basé sur l’appro-
priation ne peut se dispenser d’une négociation préliminaire qui
singularise et particularise le processus de formation. Si en forma-
tion initiale la négociation est si peu présente, si bon nombre de
projets pédagogiques ne sont que des projets d’enseignement, c’est
surtout en raison des relations maîtres-élèves, rigidifiées par un
programme à appliquer : en pédagogie comme en architecture, le
programme court le risque de tuer le projet.
Et c’est bien parce qu’en formation permanente d’adultes les
programmes sont moins coercitifs, lorsque d’ailleurs ils existent,
que la négociation andragogique est rendue possible.

L’articulation de projets différents à travers les figures


de l’interférence et de l’emboîtement

Le projet pédagogique a cette particularité qu’en lui-même il


est un projet collectif : mais celui-ci demande à être articulé sur les
projets individuels en présence. Nous avons vu précédemment en
quoi ce projet était collectif ; que l’on se réfère à une simple péda-
gogie participative ou que l’on opte pour une ambitieuse pédagogie
autogestionnaire, toujours est-il que le fait d’invoquer le projet
nous positionne dans le cadre d’une pédagogie résolument active
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 217

avec tout ce que cela implique, notamment en deçà du projet


pédagogique, au niveau des projets individuels d’enseignement
pour les maîtres, d’apprentissage pour les élèves ; ces deux
variantes de projets ne sont pas destinées à s’articuler miraculeuse-
ment au sein du projet pédagogique : ce serait gommer à trop bon
compte les inévitables hiatus qui fondent toute relation pédago-
gique. Ces projets doivent seulement chacun en ce qui le concerne
avoir des interférences avec le projet pédagogique : c’est la seule
condition pour que ce dernier puisse exister. En effet pour le
maître, se lancer dans un projet pédagogique c’est concevoir pour
soi un certain type de projet professionnel d’enseignement qui
passe par la réalisation au moins partielle dudit projet pédagogique
à promouvoir. De même l’adhésion des élèves à ce même projet
pédagogique implique un projet personnel d’apprentissage, si
vague soit-il, qui puisse interférer tôt ou tard avec le projet
pédagogique.
Le projet pédagogique nécessite donc pour exister que soient
rendues possibles des interférences entre lui-même et les projets
individuels des maîtres et des élèves. Il implique aussi que soient
ménagées des possibilités d’emboîtement avec d’autres projets.
C’est cette figure de l’emboîtement que nous devons maintenant
expliciter. Il ne peut y avoir de projet pédagogique que dans une
situation scolaire laissant place à suffisamment de liberté et d’initia-
tive ; les contours d’une telle situation doivent par ailleurs être bien
délimités pour que le projet puisse se positionner à un niveau déter-
miné d’un ensemble scolaire : projet lié à une classe qui se met en
expérimentation pédagogique, projet associé à l’enseignement
d’une didactique particulière, autres projets d’enseignement pluri-
disciplinaire, de sensibilisation à l’environnement, de réalisation
par les élèves de telle ou telle activité inédite… Une fois bien posi-
tionné le niveau du projet, de deux choses l’une : ou ce projet
est présentement le seul à exister dans l’établissement scolaire de
référence, et dans ce cas-là il ne doit pas rencontrer de problème
particulier quant à son intégration dans une politique globale, ou
ce projet est mis dans l’obligation de coexister avec d’autres projets
soit latéraux (autres classes expérimentales), soit verticaux (projets
plus vastes). Ledit projet devra alors chercher à cohabiter avec
les autres projets latéraux en ayant une attention particulière aux
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218 Perspectives opératoires

frontières communes et zones d’interférence ; mais en même temps


ce projet avec ses partenaires latéraux veillera à s’emboîter au sein
d’un projet plus vaste, notamment le projet d’établissement,
lorsque ce dernier existe. Interférence et emboîtement se feront par
la négociation qui donnera l’occasion d’infléchir, corriger, modifier
certaines des perspectives choisies, pour les rendre compatibles
avec les impératifs des autres projets.

La détermination d’objectifs pertinents et réalisables

L’explicitation des buts au sein du projet pédagogique acquiert


toute sa signification dans la mesure où elle permet de bien distin-
guer la pédagogie du projet de la pédagogie des objectifs. Cette
dernière en valorisant de façon excessive les buts à atteindre était
devenue à la fois formelle et trop opératoire, formelle dans la
mesure où les buts fixés même avec précision et rigueur pouvaient
être des buts idéaux, peu adaptés à la situation, trop opératoire
parce que le processus pédagogique dans ce qui fait sa richesse et
sa variété en était réduit à l’atteinte coûte que coûte de ces seuls
buts. Si la pédagogie par les objectifs est une pédagogie de la déter-
mination rigoureuse, la pédagogie du projet se veut être une péda-
gogie de la détermination incertaine. Les buts ne sont plus le centre
du dispositif mais seulement l’un des éléments, élément régulateur
de l’action à entreprendre, élément certes important mais à condi-
tion d’être resitué dans le contexte qui lui donne sa pertinence. Les
buts à déterminer doivent notamment émerger du diagnostic de la
situation pédagogique, diagnostic qui consiste, en préalable au
projet, dans une analyse de la situation au terme de laquelle pourra
se développer sur un terrain mieux balisé la négociation pédago-
gique. Les buts au sein du projet sont donc tributaires de cette
double démarche complémentaire qui se trouve présente dans tout
diagnostic, d’une part l’inventaire, notamment des contraintes et
des possibilités d’action, d’autre part la négociation entre parte-
naires. C’est en cela que le projet pédagogique revêtira un carac-
tère concret.
Les buts à mettre en place acquièrent de ce fait toute leur perti-
nence. Il leur reste à devenir réalisables ; d’où cette impérieuse
nécessité pour le projet pédagogique de ne pas se borner à de
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 219

bonnes intentions dont les couloirs de l’institution sont pavés. Le


projet a pour fonction de concrétiser et de réaliser ces intentions.
C’est pourquoi les buts sont à penser par rapport à leur mise en
œuvre prochaine au travers d’une démarche singulière : cette mise
en œuvre aura notamment à préciser les échéanciers de temps,
les méthodes et techniques pédagogiques utilisées, les contraintes
auxquelles il faudra faire face et les moyens à prendre pour les
surmonter.

L’horizon du projet et son évaluation

Dernier paramètre essentiel qui conditionne la conduite des


projets pédagogiques, c’est celui d’un temps à aménager : un projet
à trop court terme perdra ses qualités de projet au profit de
contraintes à gérer ; un projet à trop long terme sera confronté à
la gestion d’un temps insaisissable. D’où la nécessité de fixer des
échéances à moyen terme : une, deux, trois années scolaires.
L’horizon temporel d’un projet pédagogique sera en partie lié à
l’échéance incontournable que constitue une année scolaire, ainsi
qu’aux différents rythmes qui ponctuent cette année (les vacances,
les statuts très contrastés de chaque trimestre de travail). Cet hori-
zon temporel sera aussi dépendant de l’âge des enfants. En école
primaire et encore plus en école maternelle, les coordonnées tem-
porelles sont particulières ; le temps est subjectivement allongé,
l’horizon temporel rapproché. Aussi de petits projets menés à court
terme apparaîtront déjà pour les enfants comme de vastes projets.
Les projets à moyen terme dont nous parlons ici ne prennent tout
leur sens qu’au seuil de l’adolescence avec l’entrée au collège ;
auparavant le projet est déterminé au regard de l’horizon temporel
propre à l’enfant et à son âge psychologique.
Parce qu’il est opératoire, le projet pédagogique doit se donner
des indicateurs d’évaluation de sa praxis : non seulement des indica-
teurs terminaux concernant des buts fixés au préalable, mais des
indicateurs de route liés au processus même du projet : à travers
les itinéraires empruntés, les pertes et échecs subis en cours de
pérégrination au regard des gains obtenus, les coûts assumés par
rapport aux avantages acquis… La seule évaluation critériée de la
pédagogie par objectifs est insuffisante pour rendre compte de la
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220 Perspectives opératoires

réalisation d’un projet. Sauf à vouloir retomber dans une logique


de l’enseignement, c’est donc une évaluation multicritériée qu’il
s’agit de mettre en place ; cette évaluation avoisine ce que nous
aurons à dire ultérieurement concernant l’évaluation de tout
projet.
En revanche il en est autrement du projet éducatif, ce dernier,
n’étant que visée, ne donne guère lieu à évaluation : tout au plus
peut-il être l’objet d’une redéfinition, d’une réélaboration lorsque
le consensus sur lequel il s’appuyait en vient à faire défaut. Bien
que la solution apparaisse insatisfaisante, on peut se risquer à dire
que d’une façon ou d’une autre c’est le projet pédagogique avec
sa dimension opératoire qui constitue au travers de ses résultats
l’instance évaluative du projet éducatif, même si cette instance ne
représente qu’une évaluation indirecte, compte tenu de l’autono-
mie respective de chacun des deux projets. Cette autonomie ne
doit pas néanmoins faire oublier que le projet pédagogique est en
dépendance partielle du projet éducatif : la programmation reste
au service d’une visée qui la dépasse et lui préexiste.
L’horizon du projet renvoie aussi à son propre vieillissement, à
l’épuisement des énergies qu’il mobilise : peut-on rester toujours
en projet ? La littérature éducative fait le silence sur ce délicat
problème. Un groupe scolaire, une classe, un établissement ne
devraient-ils pas admettre, en fonction des circonstances, des alter-
nances entre des phases de projet et des phases de consolidation
des acquis. Finalement, en utilisant la métaphore de la culture agri-
cole, nous pourrions distinguer trois états bien typés, ceux de la
friche, de la jachère et de la mise en culture par le projet ; si nous
devons nous interdire de laisser des situations pédagogiques en
friche, celles des situations d’échec et d’exclusion, il nous faut en
revanche penser une pédagogie de la jachère faite d’alternance ou
de préparation active du terrain, sans que cette préparation soit
finalisée par une production particulière. La jachère est mise en
place dans les circonstances où pour certaines raisons le projet
s’essouffle ou n’est pas actuellement possible.
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 221

La gestion du projet d’établissement

En marge des projets éducatif et pédagogique, ces dernières


années ont vu se multiplier le recours à un troisième type de projet
dans les milieux scolaires : le projet d’établissement. Celui-ci
entend donner sa cohérence aux politiques pédagogiques locale-
ment mises en place ; il vise aussi à susciter le dynamisme d’équipes
pédagogiques en mal de consensus et souvent par trop résignées
face à un travail jugé impossible : combattre l’échec scolaire, pré-
parer les jeunes à leur insertion, les ouvrir à l’éveil sur leur environ-
nement, se soucier à l’école de l’égalisation des chances…
Les projets d’établissement se sont multipliés ces dernières
décennies de façon quelque peu parallèle aux projets d’entreprise
que nous étudierons plus loin. Entre ces deux types de projets
existent bien des similitudes qui pourraient donner l’occasion d’un
rapprochement non factice entre l’école et l’entreprise.
L’expression « projet d’établissement » peut prêter à équi-
voque ; elle ne concerne pas la création, ou l’implantation d’un
nouvel établissement scolaire, mais la revitalisation d’un établisse-
ment déjà existant ; cette revitalisation est aujourd’hui devenue
nécessaire dans la mesure où la prolifération des écoles a amené
avec elle une bureaucratisation certaine de leur mode de fonction-
nement (Obin, Cros, 1991).
Le projet d’établissement à l’instar des deux projets précédents
d’éducation et pédagogique s’inscrit dans la même lignée histo-
rique ; il se veut la généralisation, à toutes les écoles ou du moins
au plus grand nombre, des possibilités d’action offertes aux établis-
sements expérimentaux ; ces derniers sont eux-mêmes issus des ini-
tiatives proposées par la réforme des « 10 % pédagogiques ».
Aujourd’hui le projet d’établissement cherche à incarner la façon
par laquelle une communauté scolaire prend conscience de son
identité et s’affirme dans son autonomie, en développant notam-
ment des liens de collaboration entre ses membres pour en faire
des partenaires : administratifs, enseignants, élèves, parents. C’est
aussi une possibilité offerte de s’ouvrir à un environnement social
et professionnel en constante mutation ; de ce point de vue, le
projet d’établissement entend remédier à ce constat de carence qui
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222 Perspectives opératoires

revient comme un leitmotiv dans les discours pédagogiques : l’école


reste trop coupée de la vie, c’est-à-dire justement ce contre quoi
s’est insurgée l’École nouvelle.
Le moteur central du projet est ici le conseil d’établissement 1 ;
celui-ci par la démarche de projet entend valoriser une gestion
plus rationnelle, gage de dynamisme et d’efficacité. Cette gestion
partiellement rationnelle, cherche à utiliser les capacités de
création et d’innovation rendues disponibles par l’autonomie
accordée à l’institution scolaire ; pour ce faire, elle intègre de façon
pragmatique la politique éducative et pédagogique que l’établisse-
ment choisit de conduire en tenant compte des contraintes de
situations auxquelles il est confronté. Aussi avant de se déployer,
cette nouvelle gestion part de l’analyse méthodique des données
propres à l’établissement : ses besoins, ses handicaps, ses ressources
(cf. infra tableau III). Une telle analyse vise à impliquer progressi-
vement le plus grand nombre possible de partenaires et à dégager
ainsi un consensus indispensable ; elle doit aboutir de la part de
ces partenaires à une prise de conscience de la situation actuelle et
à un engagement dans une action communément définie (Broch
et Cros, 1987). Concrètement, l’analyse méthodique des données
doit viser dans un premier temps à faire émerger un ou des pro-
blèmes majeurs qui se trouvent là, présents au cœur de l’établisse-
ment, et que le projet aura pour fonction de résoudre.
Elle va dans un second temps permettre l’explicitation d’objec-
tifs possibles, dont seuls certains seront retenus. La sélection des
objectifs se fera en regard du projet éducatif qu’a voulu se donner
l’institution concernée. Elle se concrétisera dans des projets péda-
gogiques localisés à tel ou tel niveau de l’organisation. Enfin tou-
jours sous l’impulsion du conseil d’établissement, l’action décidée
sera conduite dans la durée et ses résultats jugés à terme. Le projet
d’établissement plus que les deux autres projets déjà analysés se
présente comme étant davantage de l’ordre du processus, de la
démarche que de celui du but à cerner adéquatement. En effet les
énergies mises en jeu, les capacités d’action libérées, la négociation
incessante qui se trouve impliquée renvoient aux obligations d’une
1. En fait de façon très conjoncturelle ces dernières années, le moteur des
projets d’établissement fut le ministère de l’Éducation nationale lui-même ; ceci
n’est pas sans poser de redoutables problèmes pour une méthodologie d’un projet
insufflée de l’extérieur par le haut et donc génératrice d’injonction paradoxale.
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 223

TABLEAU III — Grille de travail pour l’élaboration


d’un projet d’établissement

PHASE I : Confrontations des données de la situation et des intentions en présence

11) Analyse de la situation concrète 12) Étude des intentions, des


avec ses contraintes et variables ; souhaits, en regard des valeurs
détermination des besoins priori- éducatives de référence
taires, des carences, incohérences
observées, disponibilités identifiées,
acteurs en présence.

PHASE II : Détermination d’un objectif d’action négocié


21) Détermination d’un certain nombre 22) Choix d’un objectif négocié
d’objectifs découlant de 11 et 12 à moyen (# 3 ans) ou long
et énumération des avantages et terme (+ de 3 ans) et fixation
contraintes que leur réalisation des procédures d’évaluation.
entraîne.
24) Planification des objectifs intermé- 23) Détermination éventuelle des
diaires (opérationnels et à court aspects intransitifs et des
terme) du curriculum esquissé. aspects transitifs (négociables
avec d’autres parties prenantes
non présentes) des objectifs.
PHASE III : Méthodologie
31) Inventaire des méthodes disponibles
Avantages et inconvénients par rapport à l’objectif choisi
32) Choix d’une méthodologie déterminée
Explicitation de ses différents aspects pour sa mise en application.
33) Contraintes et obstacles à surmonter
• Organisationnels
• Institutionnels
• Situationnels
34) Planification méthodologique pour la réalisation des objectifs à court terme
– Mise en place du curriculum opératoire – Choix d’indicateurs d’évaluation
ponctuelle et terminale
35) Programmation dans le temps.
PHASE IV : Moyens
41) Moyens humains
42) Moyens financiers
43) Moyens matériels
44) Étude des solutions à trouver pour se donner les moyens de son projet
ENSUITE S’ENGAGE LA PHASE DE RÉALISATION
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224 Perspectives opératoires

gestion permanente de l’action projetée. Le jeu des pouvoirs et


contre-pouvoirs mis en branle ne tolère guère de suspension du
temps pour des exégèses d’ordre sémantique.

Du projet pédagogique à la pédagogie du projet

Jusqu’ici nous avons été amené à recenser trois registres carac-


téristiques du projet, dans les champs de la formation : le projet
éducatif dépasse largement le cadre scolaire pour définir une visée
éducative, inspirée par des valeurs sociétales à défendre ou à pro-
mouvoir. Le projet pédagogique et son correspondant au niveau
adulte, le projet andragogique, restent internes à l’instance de for-
mation ; ces projets s’inscrivent d’abord dans une perspective opé-
ratoire : il s’agit tout à la fois de stimuler la motivation des
apprenants, de négocier avec eux des apprentissages concrets qui
soient significatifs de ce qu’ils recherchent, enfin d’augmenter l’effi-
cacité du système de formation. Le projet d’établissement quant à
lui s’efforce de finaliser les différentes activités d’un établissement
scolaire au sein d’une expérimentation qui donne cohérence à ces
activités. Il valorise à l’extrême, sans doute beaucoup plus que ne
le font le projet éducatif et le projet pédagogique, la dimension
collective inhérente à tout projet, en associant à la même politique
le plus grand nombre possible de partenaires de l’établissement,
d’où son souci d’être participatif.
Face à cette trilogie plutôt éclairante, pourquoi faut-il que des
retournements de langage amènent de façon imprévue une compli-
cation : passer du projet pédagogique à la pédagogie de projet ! Le
projet pédagogique peut-il tenir lieu de pédagogie du ou mieux
par projet ? Ce sont les mêmes retournements qu’a connus la péda-
gogie par les objectifs confondue avec les objectifs pédagogiques.
À ce sujet, D. Hameline (1979) souligne bien l’ambiguïté entre les
deux expressions « pédagogie par objectif » et « objectifs pédago-
giques » ; il dénie tout statut à la première expression pour préférer
n’avoir à utiliser que la seconde. La situation n’est cependant pas
la même pour le projet pédagogique qui recouvre une réalité diffé-
rente de la pédagogie du/par projet. C’est parce que cette dernière
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 225

a un caractère délibérément global qu’elle peut se justifier et se


voir reconnaître le statut de méthodologie, contrairement à la
pédagogie par les objectifs qui tout au plus, D. Hameline le note
bien, n’est qu’une technologie. En fait la pédagogie du projet qui
n’est ni la figure similaire ni la figure inverse du projet pédagogique
ne peut se laisser réduire à l’un ou l’autre des trois niveaux que
nous venons d’évoquer. Alors serait-elle à même de définir à elle
seule une réalité spécifique ? En définitive, ce retournement du
langage qui transforme le projet pédagogique en pédagogie du/
par projet est pour nous l’occasion d’opérer une distinction instruc-
tive entre la description opératoire d’une intention, consignée dans
l’un ou l’autre des projets éducatif, pédagogique ou d’établisse-
ment, et la référence à une méthodologie basée sur le projet : la
pédagogie du ou par le projet initiée depuis déjà près d’un siècle
par l’École pragmatiste nord-américaine (Kilpatrick, 1918 et 1926).
C’est donc cette méthodologie qui va maintenant retenir notre
attention. Nous allons nous efforcer d’en situer les principales
caractéristiques ; et chemin faisant nous nous apercevrons que
cette méthodologie implique une référence simultanée aux trois
catégories de projet déjà étudiées.
En fait le retournement de langage évoqué plus haut n’est pas
pur jeu. Il doit nous permettre de distinguer utilement le projet-
objet du projet-méthode (Le Grain, 1980, Boutinet, 1988). Le pre-
mier renvoie, entre autres, au projet pédagogique, le second à la
pédagogie du projet. Cette dernière se veut mise effective en projet.
Chez les jeunes comme chez les adultes en formation, elle vise à
ce que les stagiaires deviennent des acteurs sociaux et pour ce faire
s’appuient sur une philosophie de l’expérience qui ne sépare pas
la théorie de la pratique. En ce sens, la pédagogie du projet consti-
tue une pédagogie de l’appropriation et est assimilable au mode de
travail pédagogique « de type appropriatif » centré sur l’insertion
sociale, mis en évidence par M. Lesne (1977), mode appropriatif
que Lesne oppose au mode de type transmissif à orientation nor-
mative, ainsi qu’au mode de type incitatif à orientation person-
nelle. Nous devons néanmoins faire observer que pour définir le
mode appropriatif, Lesne n’utilise jamais le concept de projet.
À partir de ce que nous venons de mentionner, nous pouvons
maintenant saisir les liens d’imbrication entre l’approche descrip-
tive et l’approche méthodologique du projet : d’un côté, la pédago-
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226 Perspectives opératoires

gie du projet engendre par le fait même méthodologiquement un


projet à situer à l’un ou l’autre des trois niveaux descriptifs suivants :
éducatif, pédagogique, organisationnel ; d’un autre côté, ces der-
niers peuvent très bien se développer en l’absence, voire même à
l’encontre d’une pédagogie du projet : en effet un projet éducatif,
pédagogique ou d’établissement peut être défini en dehors des élèves
et confisqué pour ses propres fins par un groupe d’administratifs, ou
d’enseignants, ce qui va engendrer chez ces élèves des réflexes tradi-
tionnels de passivité, voire de rejet, qui sont à l’inverse de ce qu’est
censé générer un projet. On mesure donc ici en quoi une mise en
projet qui se voudrait authentique devrait impliquer une interdépen-
dance entre l’objet et la méthode. Toujours est-il que la pédagogie
du projet comme méthodologie se concrétise par une démarche qui
pourrait être cernée à travers l’articulation de deux temps caractéris-
tiques : l’amont du projet, l’aval du projet (cf. tableau IV).
TABLEAU IV — La pédagogie du projet et ses étapes essentielles

Amont du projet Aval du projet


– Diagnostic de la situation – Planification des activités
pédagogique
– Négociation d’un objectif – Réalisation et contrôle
d’action
– Détermination des moyens – Évaluation terminale
à prendre et programma-
tion des séquences .

L’amont du projet

Ce premier temps se laisse facilement décomposer en trois


moments :
— d’abord un diagnostic de situation est effectué conjointement
par le pédagogue et les stagiaires qui se mettent en projet. Ce diag-
nostic fait appel à des outils appropriés permettant d’appréhender la
situation avec suffisamment d’objectivité dans ses différents aspects ;
les outils utilisés pourront revêtir la forme de grilles d’analyse ;
— une négociation prolonge le diagnostic ; elle se fait à propos
des objectifs d’action susceptibles d’émerger de ce diagnostic et
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 227

conduit à leur hiérarchisation en fonction de ce qui peut paraître


pertinent pour les acteurs impliqués ;
— un descriptif des moyens à prendre pour réaliser ces objec-
tifs, ainsi que des contraintes à gérer et du temps à planifier.

L’aval du projet

Ce second temps se décompose lui-même en trois moments :


— la mise en œuvre proprement dite du projet, une mise en
œuvre vécue au jour le jour, avec ses choix, les retours en arrière,
ses avancées, ses inerties ;
— un journal de bord consignant les péripéties liées aux phases
de réalisation du projet, journal susceptible de servir de contrôle
momentané des objectifs fixés au préalable ;
— l’évaluation terminale du projet selon des modalités et des
critères en partie définis au préalable.
Qualifiant l’utilisation du projet en pédagogie, le philosophe
de l’éducation O. Reboul (1984) rappelle ce mot de J.-P. Sartre :
« Quand les parents ont un projet, les enfants ont un destin. » 1
C’est là sans doute le piège qui se cache derrière les connotations
toujours positives du projet dans le champ éducatif : ce piège
est celui de l’illusion : illusion d’une liberté accordée aux uns
qui se transforme chez les autres en destin. Ce piège existentiel
est lié à un autre piège, celui-là sémantique : la pédagogie du
projet finalement s’avère être plus une expression chargée de
connotations qu’un concept possédant une dénotation : d’où le
danger de se laisser abuser par les apparences, faute de connaître
les enjeux, et ce dans un univers qui fait de l’inflation du
langage sa principale spécificité.
Pourtant il faut concilier le scepticisme de O. Reboul avec
l’optimisme du psychosociologue E. Enriquez (1977) lorsque ce
dernier écrit : « La tyrannie, le despotisme, l’oligarchie peuvent
se concevoir sans projet pédagogique. La démocratie ne le peut
pas : il existe un rapport, non fortuit, non d’aventure mais de
structure et de raison entre éducation et démocratie. » Dans

1. La phrase de J.-P. Sartre n’est elle-même qu’un commentaire de la façon


par laquelle Platon concevait l’esclave : l’être qui exécute les intentions pensées
par un autre.
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228 Perspectives opératoires

l’incapacité de prendre parti, mais en tenant face à face ces


deux attitudes sceptique et optimiste, nous devons reconnaître
dans les pratiques engendrées par la pédagogie du projet autant
d’occasions d’émancipation que d’occasions d’assujettissement ;
tout dépend en définitive de la vigilance du pédagogue qui devra
éviter de définir pour autrui, pour ses élèves, des projets de
formation qu’eux seuls sont à même de concevoir pour leur
propre compte si tant est qu’autrui ne peut se mettre à ma
place pour me dicter mes propres projets.

De la pédagogie à l’andragogie : le projet de formation

En passant en revue les quatre types de projets qui présente-


ment occupent la scène scolaire et donnent lieu à maintes réalisa-
tions, nous avons eu l’occasion de faire à plusieurs reprises des
incursions dans la formation pour adultes.
Nous souhaitons maintenant revenir à cette formation dans la
mesure où à sa manière elle consomme beaucoup de projets : elle
le fait dans la même confusion de langage que pour le projet péda-
gogique, confusion notamment entre le projet pris comme objet à
faire advenir et le projet entrevu comme méthode caractérisant
une démarche. Mais au-delà d’une telle confusion, l’expression
générique projet de formation appelle une triple distinction bien
visualisée dans le Tableau V, tantôt le projet est situé au niveau
individuel du stagiaire adulte qui se donne des intentions de perfec-
tionnement, tantôt il se rapporte au niveau organisationnel de
l’instance de formation qui met sur pied un dispositif de formation,
tantôt enfin il vise le niveau du formateur à qui est confiée la
gestion d’une action de formation. Ces trois niveaux bien souvent
sont destinés à s’interpénétrer, à se renforcer, voire à s’opposer. Ils
sont par ailleurs tributaires des coordonnées temporelles qui les
caractérisent selon que le projet est entrevu en amont de la forma-
tion, durant la formation ou en aval de cette formation. Pour la
clarté de l’exposé, nous distinguerons ces cas de figures, dans la
réalité souvent enchevêtrés les uns aux autres.
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 229

Les projets individuels de formation (PIF)

L’insécurité actuelle dans laquelle se déroule la vie adulte, les


nécessités de reconversion professionnelle, les exigences d’une qua-
lification accrue, l’obligation dans un contexte de crise de recher-
cher un nouvel emploi, ces différents éléments depuis une trentaine
d’années principalement ont mis les adultes, jeunes ou déjà expéri-
mentés, devant l’urgence de parfaire sans cesse leur formation pour
être moins vulnérables sur le marché de l’emploi : jeunes en stages
d’insertion, à la recherche d’un premier emploi, mères de famille
désirant s’insérer ou se réinsérer professionnellement, une fois
élevés leurs enfants, professionnels à la recherche d’une mobilité
dans leur carrière, ou atteints par le chômage… Les figures en
sont multiples, d’une réalité qui impose à l’individu des formations
complémentaires bien au-delà de sa scolarisation pour se sentir
moins vulnérable face aux caprices de la conjoncture. Ici bien des
distinctions seraient à apporter selon que cet individu est en situa-
tion de forte précarité, ou au contraire dans un relatif confort psy-
chologique, selon qu’il cherche une formation complémentaire de
perfectionnement ou au contraire une formation de reconversion.
Nous distinguerons les projets de formation en fonction des coor-
données temporelles qui les caractérisent, un même projet pouvant
emprunter aux trois moments que nous allons décrire ou se limiter
à l’un de ces moments :
— En amont de la formation, le projet de formation pour un
adulte est intention de s’inscrire dans un dispositif de formation :
congé individuel de formation, stage de recherche d’emploi, stage
en alternance… dans la perspective à moyen terme de solliciter tel
nouvel emploi. Nous sommes ici en présence d’un projet d’objet,
l’objet étant concrétisé dans l’objectif poursuivi par la formation
envisagée.
— Durant la formation proprement dite, le projet de forma-
tion dans le meilleur des cas vise la réalisation d’une action, person-
nelle si la formation est de nature individuelle, collective si elle se
déroule au sein d’un groupe. Le projet consiste pour l’acteur adulte
à concrétiser son intention et, en la concrétisant, à réaliser sa
propre action de formation. Il se fait ici projet-méthode, méthode
par laquelle la formation va advenir.
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230 Perspectives opératoires

— En aval de la formation, le projet de formation est ordonné


à favoriser pour l’adulte concerné une nouvelle insertion ou de
nouvelles réalisations au sein du cursus professionnel ou personnel.
Nous revenons à la figure du projet-objet, cherchant à privilégier
un objectif à atteindre : mutation professionnelle, réinsertion, nou-
velle prise de responsabilité.
Le projet de formation entendu ici se veut projet d’apprentis-
sage introduisant une conception nouvelle des relations du stagiaire
adulte à son environnement momentané et futur à travers une
adaptation active et dynamique ; le projet individuel de formation
peut être considéré de ce point de vue comme un effort majeur,
délibéré pour obtenir ou parfaire une compétence ; il constitue de
plus les prémisses d’une nouvelle étape dans une carrière adulte
(Tough, 1971), en annonçant une transition de vie dans le parcours
de l’intéressé(e).

Le projet organisationnel de formation (POF)

En mettant en place des réseaux sans cesse diversifiés de forma-


tion, en créant de nouveaux modèles, en cherchant à atteindre de
nouvelles populations, les entreprises et organismes de formation
usent, voire abusent du projet. De ce point de vue, la gestion du
projet de formation est à situer à un double niveau :
— celui de l’entreprise qui se définit un plan de formation plu-
riannuel, spécifié en différents projets de formation ;
— celui de l’organisme de formation qui, en réponse à une
demande qui lui est faite ou spontanément, élabore pour une
population déterminée un projet de formation.
Le projet organisationnel de formation est toujours plus ou
moins intégré à la stratégie de l’entreprise ; il se veut donc forma-
tion-action destinée en aval de la formation à engendrer des effets
qui seront ensuite à gérer au sein de l’entreprise ; ici la dimension
collective et pragmatique de la formation va se trouver privilégiée.

Le projet d’une action de formation (PAF)

Nous nous déplacerons maintenant des stagiaires avec leurs


intentions et de l’organisation avec son plan en direction du forma-
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 231

teur proprement dit ; ce dernier, la plupart du temps, est sollicité


en fonction de ses propres compétences par l’organisation pour
prendre en charge l’animation d’une action de formation. À cette
occasion il déploie un projet d’action de formation qui lui permet
de mieux cibler et planifier son intervention auprès des stagiaires.
Ce projet d’action de formation est la plupart du temps en réponse
à une commande institutionnelle qui est faite au formateur.

TABLEAU V — Les dimensions constitutives du projet de formation

CONDITIONS VISÉE
En amont Pendant En aval
Projet – Insertion Projet Projet
individuel – Mobilité méthode de carrière
de formation – Perfectionnement ou de parcours
(PIF) – Reconversion
– Occupationnel

Projet – Spécification du Projet Formation-action


organisationnel plan de formation méthode
de formation d’entreprise
(POF) – Initiative de l’orga-
nisme de formation
ou/et des formateurs

Projet Diagnostic Projet Développement


d’une action de situation méthode des capacités
de formation et compétences
(PAF) chez les stagiaires

Dans son déploiement, lors de la réalisation de l’action projetée,


il y a prise en compte par le formateur, des stagiaires, de leur
propre histoire personnelle, de leur expérience pour qu’ils se réap-
proprient la démarche présentement proposée et la réorientent
vers des objectifs qui soient significatifs pour eux (Bonvalot, Cour-
tois, 1984) ; on retrouve ici des éléments du projet-méthode sou-
cieux de développer de nouvelles capacités d’innovation. Cela se
fera grâce à l’aménagement d’un temps de diagnostic de situation
conduit par le formateur en début de formation, débouchant sur
une négociation entre stagiaires et formateurs, négociation indis-
pensable pour toute formation d’adultes qui se veut appropriation
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232 Perspectives opératoires

par les stagiaires de leur situation de formation, ce qui est renforcé


lorsque la dite formation cherche à intégrer la perspective du
projet. Cette négociation vise à déterminer le cadre général de
l’action de formation envisagée en générant un accord sur les
objectifs visés, les méthodes utilisées, le temps dévolu et les condi-
tions d’évaluation.
Le projet de formation s’entend donc en des sens relativement
différents et complémentaires (cf. tableau V) qui tiennent d’une
part aux coordonnées temporelles en cause (projet en amont, en
aval, ou simultané à l’action de formation), d’autre part aux acteurs
en présence dans ce type de projet : l’instance organisationnelle
seule, les formateurs, les stagiaires ou bien les formateurs et les
stagiaires ensemble. Comme les précédents, nous le voyons ici, le
projet de formation oscille entre une valorisation de l’objet sur
lequel il porte et une accentuation de la méthode qu’il propose,
d’où son équivocité.

Retour sur le projet d’accompagnement,


comme substitut du projet de formation

Dans le contexte français, les grandes heures de la formation


continue d’adultes ont été ponctuées par des étapes caractéristiques.
Avec son institutionnalisation au tout début des années 1970, cette
formation s’est faite sur le mode de la stagification, à destination de
professionnels demandeurs de perfectionnement ou de reconver-
sion : le stage de formation organisé pour un temps donné en un lieu
donné à destination d’un petit groupe d’adultes volontaires consti-
tuait alors le scénario-type de toute formation pour adultes. Les
entreprises, quant à elles, tout en assurant le financement de ces
stages, contraintes par l’obligation légale, se montraient en retrait,
manifestant plus ou moins discrètement leur réserve quant à l’utilité
pour leur devenir de recourir à la formation. C’est au début des
années 1980, avec la saga du projet d’entreprise qu’elles vont décou-
vrir que la formation peut activement participer à leur développe-
ment stratégique en permettant à leurs salariés de parfaire leurs
compétences, en générant chez eux davantage de consensus et
d’attachement à l’entreprise. La formation se fait alors formation-
action, permettant d’introduire tel ou tel changement dans l’entre-
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L’intention d’instruire à l’épreuve de son équivocité 233

prise par la formation chez les salariés de nouvelles compétences,


celles dont l’entreprise a présentement besoin. La montée inéluc-
table d’un chômage structurel au cours de la décennie 1980-1990,
associé à des mesures de délocalisation des entreprises et d’externali-
sation de certaines de leurs missions vont les fragiliser et les empêcher
de continuer à investir autant dans la formation : certaines consa-
craient alors jusqu’à 10 %, voire plus de leur masse salariale. Dans le
même temps, les licenciements massifs auxquels procédaient certains
bassins d’emploi en crise nécessitaient de reconvertir leurs salariés
privés d’emploi ou au moins de les occuper : arrive alors une troi-
sième génération de formation pour adultes, celle-là plus fragile et
moins ambitieuse, la formation conjoncturelle et occupationnelle.
Avec les années 1990, on assiste impuissant à la persistance du chô-
mage et à son maintien à un niveau élevé en même temps qu’à la
fragilisation croissante des entreprises et des salariés adultes confron-
tés à devoir gérer des parcours de plus en plus chaotiques dans des
environnements de grande mobilité. Alors, pour affronter le défi, un
vent d’individualisation souffle : arrive en conséquence la formation
individualisante 1 dont deux dispositifs officiels caractéristiques
constitueront l’expression la plus accomplie : la mise en place des
bilans de compétence professionnels et personnels pour les profes-
sionnels et les demandeurs d’emploi, la validation des acquis de
l’expérience pour les adultes au travail ou pas, en quête de se faire
reconnaître une qualification diplômante en justifiant de ce qu’ils ont
accompli par leur parcours réalisé jusqu’ici.

Ainsi de la formation-stagification à la formation individuali-


sante en passant par la formation-action et la formation conjonc-
turelle et occupationnelle, on mesure comment en près d’un
demi-siècle la formation pour adulte récemment instituée a peu
à peu évolué vers des pratiques d’accompagnement : car il s’agit
bien d’accompagnement dont a besoin l’adulte dans la réalisation
de son bilan de compétences ou la préparation de sa validation
des acquis de l’expérience. Mais aujourd’hui les pratiques
d’accompagnement dépassent largement le cadre de ces deux
1. Nous préférons ici utilisé le terme individualisant , de préférence aux qualifica-
tifs statiques d’individualisé ou d’individuel pour mieux signifier le focus d’une telle
formation centrée sur le processus actif de transformation de l’individu adulte à
travers la mise en jeu de la singularité de son histoire personnelle.
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234 Perspectives opératoires

dispositifs pour constituer une aide généralisée pour tout adulte


qui la sollicite, pris au niveau de la poursuite de son parcours
de vie dans l’étau de sa propre vulnérabilité personnelle et de
la précarité de ses conditions d’existence. L’accompagnement
concerne désormais tous les âges de la vie, de la parturiente à
la personne en fin de vie ; il déborde le strict cadre professionnel
pour se faire souvent sur le mode du bénévolat et dans tous les
cas il recourt à un projet d’accompagnement, tel celui que nous
avons cherché à expliciter plus haut, comme variante du projet
de couple, lorsque personne accompagnatrice et personne
accompagnée se retrouvent face à face dans une dynamique
relationnelle pour cheminer ensemble pendant un certain temps,
à travers certains lieux, selon des modalités définies.

Si le coaching, figure contrastée de l’accompagnement, et son


projet sont délibérément centrés sur des apprentissages à acquérir
et des compétences à parfaire, l’accompagnement dans son mode
d’expression le plus familier se présente au contraire comme une
forme métissée. Il est constitué pour une part d’une formation indi-
vidualisante tournée vers des apprentissages à développer ou à
conforter, y compris les apprentissages existentiels et pour une
autre part d’un soutien thérapeutique visant à conforter une auto-
nomie quelque peu défaillante. Ce soutien va consister à faciliter
un retour de la personne accompagnée sur son histoire personnelle
pour l’aider à mieux l’assumer et ainsi comprendre sous un jour
nouveau ce qu’elle est et ce qu’elle vit présentement, malgré ses
fragilités et ses formes d’immaturité (Boutinet, 1998). Par un tel
soutien apporté par l’accompagnateur/trice, la personne accompa-
gnée sera plus à même de se reconnaître dans son parcours passé
pour pouvoir anticiper et préparer en autonomie le devenir qu’elle
souhaite pour elle.

Le langage distendu

C’est donc au prix de contorsions que le langage peut rendre


compte d’une façon qui ne soit pas totalement incohérente de l’uti-
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lisation du projet dans le champ éducatif. Nous allons tenter de


donner une vision relativement articulée du cheminement auquel
nous a contraint l’itinéraire du projet pédagogique. Nous le ferons
en ayant recours au tableau synoptique suivant (cf. tableau VI).
TABLEAU VI — Synopsis du projet dans le champ pédagogique

Objet visé La démarche


par le projet de projet
utilisée comme
méthode d’action

Projet éducatif : visée x


Projet pédagogique : programmation x
Projet d’établissement : consensus x x
Pédagogie du projet : appropriation x
amont x
Projet de formation pendant x
aval x

Le même concept renvoie donc à des cas de figures très variés,


tels que le tableau a essayé de les recenser. Il nous semble que le
critère le plus déterminant pour mettre un peu d’ordre dans ces
figures est celui qui permet d’opposer ou simplement de distinguer
au niveau d’un projet son orientation vers un objet et son inclina-
tion vers un style méthodologique. Objet et méthode apparaissent
de façon isolée au sein de certaines figures, de façon simultanée
dans d’autres. Il nous semble que c’est dans ce dernier cas que le
projet court le moins de risques de se laisser dévoyer. Car la fin et
les moyens s’y donnent en une continuelle interdépendance. En
revanche, lorsque le projet n’est que projet d’objet, les risques
d’asservissement aux buts sans appropriation de la démarche
deviennent plus évidents : la fin se fait tyrannique en se posant
comme négation des moyens. Or l’un des mérites du recours au
projet dans le champ pédagogique est bien de nous avoir montré
que, pour être tel, il implique des moyens et des fins étroitement
imbriqués.
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