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© Armand Colin, 2017.


ISBN : 978-2-200-61964-0
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert 92240 Malakoff
Table des matières

Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Partie 1 - Qu’est-ce que la monnaie ?
Chapitre 1 - La nature de la monnaie
1. La conception fonctionnaliste de la monnaie : « Money is that
money does »
2. La monnaie, une institution centrale ?
Chapitre 2 - Les formes de monnaie
1. Monnaie marchandise ou monnaie de crédit ?
2. Un long processus historique vers la monnaie de crédit
3. Des instruments monétaires aux agrégats monétaires
Chapitre 3 - La création monétaire
1. La création monétaire dans un système de monnaie métallique
2. La création monétaire dans les systèmes monétaires modernes
Partie 2 - Les théories monétaires
Chapitre 4 - La monnaie-voile
1. Jean Bodin : naissance de la théorie quantitative
2. Les théories monétaires classiques
3. Les néoclassiques : le statut secondaire de la monnaie
4. Les anticipations rationnelles et la monnaie super-neutre
Chapitre 5 - Monnaie active, monnaie nocive
1. La dichotomie faible
2. Le refus de la dichotomie
Chapitre 6 - Les théories de la monnaie endogène
1. Les précurseurs : John Law et la Banking School
2. Marx : monnaie, capital et refus de la loi de Say
3. L’approche suédoise : Knut Wicksell et Gunnar Myrdal
4. Keynes et/ou le keynésianisme
5. Schumpeter : crédit et capitalisme
6. L’instabilité monétaire et financière : d’Irving Fisher à Hyman
Minsky
Partie 3 - Monnaie et banques dans l’économie
Chapitre 7 - Banques et financement de l’économie
1. Financement de l’économie et intermédiation bancaire
2. La place des banques et de l’intermédiation bancaire
Chapitre 8 - Les banques : d’une mondialisation à l’autre, quelles
régulations ?
1. Le système bancaire français avant 1945
2. Les systèmes bancaires durant les Trente Glorieuses
3. Les banques dans la globalisation financière
4. Les enjeux de la régulation bancaire
Partie 4 - Les politiques monétaires
Chapitre 9 - Objectifs et instruments des politiques monétaires
conventionnelles
1. Les autorités monétaires
2. Les objectifs de la politique monétaire conventionnelle
3. Les instruments des politiques monétaires conventionnelles
Chapitre 10 - Les politiques monétaires non conventionnelles
1. Après la crise de 2008 : un nouveau mandat pour les banques
centrales
2. Les instruments des politiques monétaires non
conventionnelles
3. L’avenir des politiques monétaires non conventionnelles ?
Bibliographie
Collection CURSUS Économie
Index
Index des auteurs
Partie 1

Qu’est-ce que la monnaie ?


Depuis les origines de l’économie politique, la monnaie a toujours
représenté un objet d’étude particulièrement complexe. Selon une expression
célèbre de Stanley Jevons (1835-1882), « la monnaie représente en économie
ce qu’est la quadrature du cercle en géométrie ou le mouvement perpétuel en
mécanique ». Pour d’autres économistes, la difficulté liée à sa définition est
telle qu’il est sans doute préférable d’y renoncer pour, selon la formule de
Francis A. Walker (1840-1897), s’en tenir à l’étude des services que la
monnaie rend à la collectivité : « Money is that money does ». Dans cette
conception qualifiée de fonctionnaliste, la nature de la monnaie, c’est-à-dire
son essence et, par extension, les critères qui permettent de la caractériser
ainsi que sa raison d’être, peut être approchée de manière suffisante à partir
des fonctions qu’elle remplit dans l’économie. En première analyse, la
monnaie apparaît donc comme un instrument technique permettant de
simplifier les rapports marchands, qui sont supposés lui préexister. D’autres
travaux, pour leur part, partent de l’hypothèse que la nature de la monnaie est
une question complexe qui mérite d’être prise au sérieux et que
l’identification des « services » qu’elle rend à la collectivité n’est pas
suffisante pour la définir. Ils montrent que la monnaie est une institution
centrale qui structure de nombreuses sociétés humaines. Si ces analyses,
qualifiées d’institutionnalistes, relèvent pour partie d’autres champs
disciplinaires que celui de l’économie (anthropologie et histoire
particulièrement), il existe, notamment depuis Karl Marx (1818-1883), une
littérature propre à la science économique qui montre comment la monnaie est
la réponse institutionnelle à la fragmentation que produit l’économie de
marché. En ce sens, la monnaie et le marché entretiennent des liens étroits, de
sorte qu’il est difficile de penser la monnaie indépendamment du mode
décentralisé de coordination de l’économie que constitue le marché.
Ce débat structurant entre conception fonctionnaliste et conception
institutionnaliste de la monnaie permet de répondre à trois séries de questions
:
• Pourquoi la monnaie existe-t-elle ? Cette question revient
indirectement à se demander s’il est possible de penser une économie
dépourvue de monnaie : existe-t-il des sociétés qui se sont passées de
la monnaie dans l’histoire longue de l’humanité ? Comment ces
sociétés se sont-elles structurées, le cas échéant ?
• Quels sont les actifs qui, au cours de l’histoire, ont pu devenir de la
monnaie ? L’enjeu sera ici de se demander si l’actif retenu pour
devenir de la monnaie doit nécessairement disposer d’une valeur
intrinsèque ou, à l’inverse, s’il suffit qu’il serve de support à une
relation de créance et de dette. Est-il possible d’inventer la monnaie
indépendamment de l’actif qui lui servirait de support ? En d’autres
termes, si la monnaie n’est pas un actif comme les autres, quelle est sa
nature ?
• Qui crée la monnaie et dans quel but ? Comment la création monétaire
s’opère-t-elle dans le système monétaire actuel ? Comment, par
différence, la création monétaire s’opère-t-elle dans un système
monétaire où l’actif qui acquiert le statut de monnaie dispose d’une
valeur intrinsèque ?
Cette série d’interrogations converge vers un objectif principal : répondre à
la question « comment la monnaie peut-elle être définie ? » En d’autres
termes, il s’agit de se demander en quoi la définition de la monnaie proposée
par les économistes est de nature à rendre compte de la place centrale que
celle-ci occupe dans les sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui.
Chapitre 1

La nature de la monnaie

1. La conception fonctionnaliste de la monnaie : «


Money is that money does »
Caractériser la monnaie à partir des services qu’elle rend dans l’économie
est une démarche ancienne que l’on attribue généralement à Aristote (383-
321
av. J.-C.). Elle a, par la suite, été reprise par de nombreuses générations
d’économistes modernes, en particulier par certains fondateurs de l’économie
politique, à l’image d’Adam
Smith (1723-1790), David Ricardo (1772-1823) ou encore Jean-Baptiste Say
(1767-1832). L’habitude a été
prise de nommer cette approche la conception
fonctionnaliste de la monnaie. Celle-ci considère que la monnaie remplit
trois fonctions essentielles ou, pour le dire autrement, qu’un actif (un
bien comme un coquillage particulier dans une société traditionnelle
insulaire, par exemple) qui remplit ces trois fonctions peut prendre le
statut de monnaie. Dans cette conception, la nature de la monnaie est
assimilée à son utilité économique, et en particulier au fait qu’elle permet
de sortir de la logique du troc qui est perçu comme un obstacle à l’efficacité des
échanges.
En fin de compte, selon la formule célèbre de Ralph G.
Hawtrey (1879-1975), « certains objets trouvent,
dans l’usage que l’on en fait, leur meilleure définition » (Hawtrey,
1935, p. 1).
1.1 La fonction d’unité de compte
La monnaie remplit typiquement une fonction d’unité de compte, c’est-à-
dire qu’elle est un
étalon de mesure de la valeur des biens et services (on utilise aussi
parfois l’expression de monnaie comme étalon de valeur). Elle procure ainsi une
unité commune grâce à
laquelle les prix individuels des différents biens et les transactions
sont évalués dans un langage chiffré unique, commun à tous les membres
de la communauté de paiement. Par exemple,
si on suppose une économie primitive, on considère que le sanglier vaut
autant qu’une hache de bronze si chacun des deux biens correspond à la
même quantité du bien retenu comme unité de compte.
L’existence d’une unité de compte rend donc les biens
commensurables, c’est-à-dire mesurables les uns par rapport aux autres.
Léon Walras
(1834-1910) a notamment mis l’accent sur cette fonction de la
monnaie. Il montre que l’existence d’une unité de compte permet de
réduire le nombre de prix à calculer par rapport à une situation de troc
sans unité de compte : cette dernière permet de réduire le volume
d’information dont les agents ont besoin pour réaliser l’échange et
ainsi de réduire les coûts de calcul. Au final, la monnaie comme unité
de compte ou étalon de valeur, en simplifiant les négociations, favorise
les échanges. Prenons un exemple fictif : si un coquillage particulier
remplit cette fonction d’unité de compte dans une société donnée et
qu’un litre de lait équivaut à un coquillage tandis qu’un litre d’huile
équivaut à trois coquillages, alors le rapport d’échange s’établit tel
que trois litres de lait équivalent à un litre d’huile.

• FOCUS 1.1. La monnaie : unité de compte et prix relatifs


Considérons une économie fictive qui met à
disposition des agents économiques résidents quatre catégories
de biens (A, B, C, D). En l’absence d’unité de compte, il est
nécessaire de calculer six prix relatifs, c’est-à-dire six
rapports d’échange entre deux biens, pour pouvoir exprimer le
prix de chacun d’eux exprimé en unité de chacun des autres biens
(A/B ; A/C ; A/D ; B/C ; B/D et, enfin, C/D). En revanche, si
l’un des quatre biens se voit attribuer le statut de monnaie,
trois prix seront suffisants. Si A devient l’unité de compte, il
vient les trois rapports d’échange suivants : B/A ; C/A ; D/A.
Ce raisonnement peut être étendu dans le
cadre d’une économie composée de n biens.
Si ces biens sont échangeables sur un marché et en l’absence de
toute unité de compte, le nombre de prix relatifs à calculer est
égal à n.(n – 1)/2.
Si on attribue à l’un des biens le statut d’unité de compte, le
nombre de prix relatifs à calculer est égal à (n – 1).
Dans l’exemple ci-dessus d’une économie
composée de quatre biens, il y a effectivement 4 × 3/2 = 6 prix
relatifs en l’absence d’unité de compte et 3 prix relatifs en
présence d’une unité de compte. Par extension, dans une économie
composée de 1 000 biens, il y a : 1 000 × 999/2 = 499 500 prix
relatifs en situation d’absence d’unité de compte, alors qu’en
introduisant l’unité de compte, le nombre de prix tombe à
999 !

1.2 La fonction d’intermédiaire des échanges


La monnaie est un moyen de paiement général. En ce sens,
elle remplit une fonction d’intermédiaire
des échanges (ou fonction de règlement)
par laquelle elle divise l’échange marchand en deux opérations
distinctes. Dans l’optique fonctionnaliste, en l’absence de monnaie,
l’échange implique un « troc » dans le
cadre duquel la transaction n’est possible qu’en situation de « double
coïncidence des besoins », selon
l’expression de S.
Jevons : l’agent A ne peut se procurer un bien détenu par
l’agent B que sous la condition que l’agent B souhaite se procurer en
contrepartie un autre bien détenu par l’agent A. Il faut, de surcroît,
pour que l’échange ait lieu, que les deux biens soient considérés comme
ayant une valeur d’échange égale ou alors que l’un des deux biens soit
facilement divisible. Au final, il y a peu de probabilités pour que les
transactions soient réalisées. En attribuant le statut
d’intermédiaire des échanges à l’un des biens de l’économie, l’échange
marchand, c’est-à-dire le transfert de droit de propriété coordonné par le marché,
s’en trouve facilité. En
généralisant, cela signifie que dans une économie monétaire, les
produits achètent la monnaie, laquelle achète les produits. En d’autres
termes, la monnaie devient le moyen de paiement et le bien qui lui sert
de support (un métal précieux, par exemple, ou une autre marchandise)
n’est plus demandé pour sa valeur d’usage, mais parce qu’il sera accepté comme
moyen de paiement par tous les autres agents. En tant
qu’intermédiaire des échanges, la monnaie devient le moyen de paiement
général, ce qui implique qu’elle peut supporter toutes les
transactions : elle est échangeable sans délai ni coût contre n’importe
quel autre bien. Selon la formule de Léon Dupriez (1901-1986), « la
monnaie est un droit immédiat sur les biens ».
À partir de cette fonction d’intermédiaire des échanges, le
modèle fonctionnaliste fait l’hypothèse que la monnaie est initialement
un bien présent dans l’économie considérée (une marchandise particulière
comme un métal précieux, une « barre de sel » dans la société Baruya de
Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc.). Bien entendu, tous les actifs ne
présentent pas les mêmes qualités pour satisfaire cette fonction. Il est
en particulier nécessaire que l’actif présente un coût de transport
faible afin de réduire les risques associés à son déplacement ; qu’il
soit facilement divisible afin de pouvoir régler les échanges se
traduisant par des prix faibles ; qu’il soit suffisamment homogène afin
que la confiance dans l’actif ne soit pas remise en question ; et enfin,
qu’il soit suffisamment abondant dans l’économie pour ne pas faire
obstacle au développement des échanges.
Cette fonction de la monnaie comme intermédiaire des
échanges a, pendant longtemps, été perçue par les économistes comme le
signe d’un degré élevé de « civilisation ». Les économies primitives, à
très faible degré de division du travail notamment, étaient supposées
relever de la logique du troc. Ainsi,
selon S. Jevons,
« la forme primitive de l’échange consista sans
doute à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir
ceux dont on avait besoin. Ce trafic élémentaire est ce que nous
appelons « barter », en français « troc »,
nous le distinguons de la vente et de l’achat dans lequel on ne veut
garder que peu de temps l’un des articles échangés, pour s’en défaire ensuite en
procédant à un second échange. L’objet qui intervient ainsi
temporairement dans la vente et dans l’achat est la monnaie »
(Jevons, 1876-1881, p. 2).
• FOCUS 1.2. La monnaie comme intermédiaire
des échanges dans la théorie autrichienne
Dans la conception classique (Smith,
Ricardo, Say) qui s’inscrit dans la continuité des réflexions
d’Aristote, la monnaie participe au processus civilisationnel
dans la mesure où elle est une « invention » humaine dont le but
est de faciliter les échanges marchands qui sont supposés lui
préexister. Cette hypothèse selon laquelle la monnaie est un
dispositif intentionnel est toutefois contestée par les
économistes de l’école autrichienne qui, à l’image de Carl Menger (1840-1921), considèrent que
la monnaie est le résultat d’un
processus de sélection des biens qui se sont avérés les mieux à
même de remplir la fonction d’intermédiaire des échanges. Menger
montre ainsi que le plus plausible est de supposer que, dans les
temps primitifs, quelques individus commencent à identifier un
bien qui présente plus de qualités que d’autres pour permettre
la réalisation des échanges. Il s’ensuit alors un processus
d’essais et d’erreurs au cours duquel les biens les plus
performants sont sélectionnés jusqu’à ce qu’en fin de compte,
l’un d’entre eux s’impose de par ses qualités et prenne alors le
statut de monnaie. S’il existe bien un processus civilisationnel
quant à l’évolution des formes monétaires, l’école autrichienne
considère cependant que celui-ci ne relève pas d’une
intentionnalité, mais d’un processus de sélection progressif sur
la base d’une rationalité à l’œuvre dans le comportement des
hommes vivant en société.
L’approche autrichienne dans laquelle
s’inscrit Menger repose sur des bases théoriques différentes de
la conception fonctionnaliste dans la mesure où Menger considère que la monnaie est une
institution
(voir chapitre 2). Toutefois, ces réflexions ont en commun
l’idée selon laquelle la monnaie est apparue dans un but de
faciliter des échanges marchands, qui sont supposés lui
préexister et qui reposaient donc nécessairement, avant son
avènement, sur les principes du troc.

1.3 La fonction de réserve de valeur


La monnaie doit enfin remplir une fonction de réserve de valeur. Afin que
le système
économique puisse fonctionner efficacement, il faut que les agents
économiques ne craignent pas de conserver l’unité monétaire dans
l’intervalle de temps qui sépare les différents échanges marchands entre
eux. Cela implique qu’il faut avoir confiance dans la monnaie. Pour
cela, il est nécessaire que la monnaie conserve sa valeur au cours du
temps, ou, à tout le moins, que cette valeur s’érode le moins possible.
La communauté de paiement doit alors se doter d’institutions dont la
fonction est de garantir cette confiance dans la détention de monnaie.
Pendant longtemps, les économies ont opté pour des monnaies sous forme
de métaux précieux (ou bien des monnaies convertibles en métaux
précieux), dont le but était notamment de garantir cette confiance.
Toutefois, même dans un système de monnaie métallique, les autorités
monétaires et politiques occupent une fonction centrale dans la
confiance dans la monnaie : si le louis d’or satisfait la fonction de
réserve de valeur, c’est autant en raison du métal précieux qu’il
contient que du sceau royal de Louis XIII avec lequel il est frappé
(voir chapitre 2, 2.).
Lorsque la fonction de réserve de valeur est correctement
remplie, le bien qui se voit attribuer le statut de monnaie permet alors
l’utilisation différée du pouvoir d’achat qu’il véhicule. C’est en ce
sens que, selon la formule de John Maynard Keynes (1883-1946), la monnaie
est un
lien entre le présent et le futur. Elle déplace vers l’avenir le pouvoir
d’exercer un droit sur les biens : selon Dupriez, elle est un « droit
différé sur les biens ».

• FOCUS 1.3. Actif, monnaie et liquidité


En économie, un actif est un élément du patrimoine qui
présente une valeur positive pour l’agent qui le détient. Il
s’agit de biens ou de capacités qui peuvent être vendus ou loués
à d’autres agents moyennant rémunération. Le concept d’actif,
utilisé en ce sens, ne doit pas être confondu avec un individu
actif au sens de la population active. On distingue trois
catégories d’actifs en fonction de leur degré de liquidité :
– les actifs monétaires (billets et
pièces, comptes courants bancaires, comptes courants
rémunérés) ;
– les actifs financiers (titres de
propriété et titres de créance) ;
– les actifs réels.
Par exemple, des titres de propriété sous
forme d’actions de sociétés anonymes ou des titres de créance
sous forme d’obligations d’État sont des actifs financiers
tandis qu’une maison, un tableau de maître ou du capital
technique pour une entreprise sont des actifs réels. Il est aisé
d’admettre qu’aucun de ces actifs n’est de la monnaie (il n’est
pas possible de régler une transaction en payant avec un
appartement !). La singularité des actifs monétaires (un dépôt
sur un compte bancaire, par exemple) est leur degré plus élevé
de liquidité par rapport aux autres actifs, financiers et réels.
La liquidité se définit ainsi
comme l’aptitude d’un actif à être converti à bref délai et sans
coût de transaction en
monnaie. Tous les actifs, sauf la monnaie, présentent un certain
degré d’« illiquidité », celle-ci se traduisant par l’existence
d’une différence entre le prix de vente et le prix d’achat de
l’actif, autrement dit par la présence d’un coût de transaction
et/ou par l’existence d’un délai séparant le moment de la vente
de celui de l’achat. Il ne faut ainsi pas confondre la liquidité
qui est une qualité de l’actif avec, d’une part, les
« liquidités » des banques qui désignent leurs disponibilités en
monnaie banque centrale et, d’autre part, la liquidité d’un
agent (d’un État, d’une institution financière) qui est
l’aptitude de cet agent à faire face à ses engagements à une
date prévue. Par exemple, une banque qui ne peut plus convertir
les avoirs sur les comptes courants de ses clients à leur
demande est illiquide.
Comment procéder pour identifier le degré
de liquidité d’un actif et ainsi distinguer les actifs
monétaires des autres catégories d’actifs ? Il existe une
technique communément utilisée par les agents financiers qui
consiste à s’appuyer sur un indicateur appelé « bid ask spread », qui se définit pour un actif
donné de la manière suivante :
(Prix d’achat – Prix de vente)/[(Prix
d’achat + Prix de vente) × (½)]
Ce degré de liquidité peut se mesurer
pour un actif de manière transversale, c’est-à-dire à une même
date, entre deux agents économiques, l’un acheteur, l’autre
vendeur. Plus la différence entre le prix d’achat (ask) et le
prix de vente (bid) est importante, plus la liquidité de l’actif
est faible, ce qui se traduira par un bid ask spread éloigné de
0. Il existe ainsi des actifs très peu liquides, comme les biens
immobiliers. Du fait notamment des réglementations liées aux
taxes
et impôts d’une part, et aux frais notariés d’autre part, le
prix vendeur est plus faible que le prix acheteur. Ainsi, un
appartement peut se vendre à un prix de 300 000 euros tandis que
le prix effectivement payé par l’acheteur peut s’élever par
exemple à 320 000 euros. Dans ce cas, en termes de bid ask
spread, il vient :
(320 000 – 300 000)/[(320 000 +
300 000) × (½)] = 0,065
Plus le résultat est éloigné de 0 (il
peut s’agir d’un réel positif ou négatif), moins l’actif est
liquide. La liquidité est encore plus faible si on ajoute à cela
la présence d’un délai important pour que le transfert de droit
de propriété entre les deux agents puisse s’effectuer (il peut,
par exemple, s’écouler plusieurs mois entre la signature du
compromis de vente entre les deux parties prenantes et
l’acquisition effective de l’appartement par l’acheteur). En
utilisant cet indicateur, on en déduit que la monnaie est
caractérisée par un bid ask spread nul, c’est-à-dire la
liquidité absolue : les transactions s’effectuent sans délai et
il n’y a aucune différence entre le prix d’achat et le prix de
vente de la monnaie.
En fin de compte, la monnaie se
caractérise par le fait qu’elle est le seul actif qui présente
le degré absolu de liquidité. On dit qu’elle dispose d’un pouvoir libératoire général :
seule la monnaie peut supporter, sans coût ni délai, toutes les
transactions sans aucune forme de restriction. La monnaie est
ainsi le seul actif à pouvoir éteindre toutes les dettes à
l’intérieur du territoire considéré, c’est-à-dire la communauté
de paiements. C’est la raison pour laquelle certains moyens de
paiement, à l’image des « chèques restaurants » ou des « chèques
vacances », bien que fréquemment utilisés dans certaines
économies, ne sont pas de la monnaie. Leur usage est limité à
certaines catégories de transactions (achats de services de
restauration, achats de services de tourisme), ils disposent
donc d’un pouvoir libératoire limité.

Schéma 1.1. Les fonctions de la monnaie

1.4 L’approche fonctionnaliste de la monnaie :


quelle portée
heuristique ?
L’approche de la monnaie à partir des fonctions qu’elle
remplit est une construction théorique qui est légitimement critiquée
pour son incapacité à cerner la nature de la monnaie ainsi que les
interactions complexes qu’elle entretient avec le marché. Elle présente
pour autant une certaine portée heuristique.
En premier lieu, elle explique de manière simple comment un
actif peut être sélectionné pour se voir attribuer le statut de monnaie
dès lors que, mieux que d’autres actifs, il remplit les fonctions
assignées. Il cesse alors de ne disposer que d’une valeur intrinsèque et
se voit attribuer une valeur conventionnelle (par exemple, un métal
précieux qui est utilisé pour frapper des pièces de monnaie) grâce à
laquelle les contraintes techniques imposées par le troc sont
supprimées. Cette analyse a également comme avantage de fournir une
grille de lecture simple et séduisante pour expliquer l’évolution des
formes de monnaie au cours de l’histoire. En effet, il semble en
première approche logique de supposer que les sociétés antiques ou
traditionnelles ont choisi l’actif réel qui leur semblait le mieux
satisfaire aux
fonctions monétaires pour le transformer en monnaie (on parle à ce
propos de monnaie marchandise ou de paléo-monnaie) : le sel en Abyssinie, des
coquillages spécifiques en Océanie, la feuille de thé dans le sud de
l’Asie, le poisson séché à Terre-Neuve, le sucre dans les Indes
orientales, des pièces de toile (Guinées) dans certaines régions
d’Afrique, etc. L’approche fonctionnaliste permet par la suite de donner
du crédit à la thèse de la « dématérialisation de la monnaie ». Il semble en effet
aisé d’admettre
qu’au cours de l’histoire longue de l’humanité, la monnaie marchandise a
été progressivement remplacée par la monnaie de métal compte tenu des
caractéristiques intrinsèques supérieures des métaux (et notamment des
métaux précieux) grâce auxquelles les fonctions monétaires sont
effectivement mieux remplies. L’histoire fournit ainsi de très nombreux
exemples de monnaies métalliques qui ont occupé une place centrale dans
les sociétés humaines : le statère d’or du roi Crésus au VIe siècle avant J.-C. ; le
Solidus d’or de
l’empereur Constantin à Rome au début du IVe siècle après J.-C., qui a connu
une exceptionnelle longévité en
restant la monnaie d’or de l’Empire byzantin jusqu’au XIe siècle ; le denier
d’argent de la période
carolingienne en France ; ou encore le louis d’or de Louis XIII. Enfin,
la période moderne est caractérisée par des types de monnaies qui se
sont affranchis des métaux précieux en passant par l’étape du
papier-monnaie ou de la monnaie fiduciaire
moderne, jusqu’à prendre une forme totalement dématérialisée, la monnaie
scripturale, notamment sous sa
forme électronique actuelle, en étant l’exemple emblématique (voir
chapitre 2, 2).
En second lieu, l’approche fonctionnaliste est également
pertinente s’agissant de la question de l’articulation entre les
différentes fonctions de la monnaie. Elle met en particulier en évidence
deux idées importantes : elle montre d’une part qu’une priorité doit
être accordée à la fonction d’intermédiaire des échanges sur les deux
autres fonctions pour définir la monnaie ; d’autre part, elle met en
évidence une contradiction éclairante entre la fonction d’intermédiaire
des échanges et celle de réserve de valeur.
S’agissant de la définition de la monnaie, l’approche
fonctionnaliste montre que la caractéristique première de la monnaie est
d’être considérée comme le moyen de paiement auquel la société dans son
ensemble
attribue un pouvoir libératoire général.
Les fonctions d’unité de compte et de réserve de valeur apparaissent
comme secondaires dans la mesure où elles peuvent être correctement
satisfaites par des actifs qui ne sont pas de la monnaie. La fonction
d’unité de compte tout d’abord peut tout à fait être assurée par un
étalon de valeur fictif qui n’est pas utilisé comme moyen de paiement.
L’histoire monétaire fournit de nombreux exemples où certaines
marchandises étaient étalonnées dans une unité de compte différente de
l’instrument qui servait par ailleurs à régler les transactions. Sous
l’Ancien Régime en France, par exemple, l’étalonnage s’effectue en
livres (on compte le plus souvent en « sous » : 20 sous étant égaux à
une livre), tandis que le paiement des transactions s’effectue dans de
nombreuses monnaies locales (du fait notamment de la dispersion du
pouvoir politique lié à la féodalité, il n’existe pas de moyen de
paiement général qui soit accepté dans tout le royaume). De même, des
preuves de biens qui ont été utilisés comme étalon de valeur ont été
retrouvées dans les civilisations de l’Antiquité : les têtes de bétail
en Égypte mais aussi dans la Grèce et la Rome antique, tandis que des
dessins d’épis d’orge étaient représentés dans le but manifeste
d’étalonner la valeur des richesses sur des tablettes d’argile à Uruk,
dans la civilisation sumérienne 3 000 ans avant J.-C. Pourtant, dans
tous ces cas de figure, il ne s’agissait pas d’actifs remplissant la
fonction de règlement des échanges. Prenons enfin l’exemple de la
Grande-Bretagne contemporaine. Jusque dans les années 1960, certains
biens, notamment ceux qui présentent un prix de marché élevé,
s’expriment en guinées alors que le paiement
s’effectue bien entendu en livre sterling. En fin de compte, l’analyse
fonctionnaliste enseigne que la fonction d’unité de compte n’est pas une
condition suffisante pour transformer un actif réel en monnaie.
L’articulation entre les fonctions permet par ailleurs de
mettre en évidence une contradiction entre la fonction d’intermédiaire
des échanges et celle de réserve de valeur. Cette contradiction se
manifeste d’une part selon le degré de rareté de l’actif qui prend le
statut de monnaie et, d’autre part, selon son degré de liquidité. En
premier lieu, lorsque l’actif monétaire n’est pas suffisamment abondant
dans l’économie, les agents peuvent être conduits à ne plus l’utiliser comme
intermédiaire des échanges, mais à le conserver en revanche pour sa
fonction de réserve de valeur. Par exemple, lorsque le système monétaire
est bimétalliste (deux métaux précieux sont utilisés comme l’or et
l’argent) et que les deux monnaies ont cours légal (voir focus 1.6),
c’est-à-dire que les agents sont tenus, du fait de la loi, de les
accepter comme moyens de paiement, il se produit alors un mécanisme
d’éviction de la monnaie considérée comme la plus « forte »,
c’est-à-dire remplissant le mieux la fonction de réserve de valeur
(celle-ci est thésaurisée), tandis que la plus « faible » est utilisée
comme moyen de paiement (fonction d’intermédiaire des échanges) : c’est
la loi de Gresham selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». En
France
par exemple, la loi du 17 Germinal de l’an XI (20 mars 1803) instaure un
régime bimétalliste. Un taux de change fixe et légal entre l’or et
l’argent est mis en place : un gramme d’or étant égal à 15,5 grammes
d’argent. Chaque franc est alors convertible en 0,32258 gramme d’or et
par conséquent en 5 grammes d’argent. Comme toute monnaie bimétalliste,
la parité or-argent est difficile à respecter en raison d’une part de la
nécessité pour la Banque de France de « produire » des francs en or et
en argent et, d’autre part, en raison des fluctuations de la production
minière des deux métaux. Si l’argent devient plus abondant du fait de la
découverte de nouveaux gisements, cela raréfie l’or en terme relatif et
accroît sa valeur. Dès lors que la valeur marchande de l’or augmente,
les agents ont intérêt à ne plus l’utiliser pour leurs échanges :
l’actif « or » remplit mieux la fonction de réserve de valeur que celle
d’intermédiaire des échanges, il n’est plus utilisé comme monnaie. En
second lieu, l’incompatibilité entre la fonction d’intermédiaire des
échanges et celle de réserve de valeur se manifeste également dès lors
qu’on prend en considération le degré de liquidité de l’actif monétaire.
En effet, nous avons expliqué plus haut qu’un actif monétaire
remplissait d’autant mieux la fonction d’intermédiaire des échanges
qu’il était plus liquide. À l’inverse, un actif présentant un degré de
liquidité moindre (un compte bancaire rémunéré ou un actif financier,
par exemple) est conduit à mieux satisfaire la fonction de réserve de
valeur du fait du versement de l’intérêt qui lui est associé. Il est en
revanche moins liquide du fait de l’existence d’un coût de transaction et d’un
délai
associé à son échange vers l’actif utilisé comme intermédiaire des
échanges.
En fin de compte, l’approche fonctionnaliste montre que les
trois fonctions permettant de définir la monnaie doivent être
considérées comme des types-idéaux à partir desquels on peut rendre
compte de nombreuses situations empiriques. Formellement, la monnaie est
définie lorsqu’un actif permet de satisfaire simultanément les trois
fonctions. Empiriquement, il est difficile d’identifier des actifs qui
remplissent ces trois conditions. Les agents procèdent ainsi à un
arbitrage : ils ont intérêt à détenir des actifs très liquides s’ils
souhaitent satisfaire prioritairement la fonction d’intermédiaire des
échanges et, à l’inverse, des actifs peu liquides s’ils souhaitent
prioritairement satisfaire celle de réserve de valeur. Il découle de
cette incompatibilité une difficulté quant à la définition et à la
mesure de la masse monétaire. Celle-ci
correspond à la quantité totale de monnaie qui circule dans l’économie à
un moment donné. Il est par conséquent nécessaire d’arrêter
conventionnellement quels sont les actifs qui sont considérés comme
monétaires et quels sont ceux qui ne le sont pas. Au cours de
l’histoire, les systèmes économiques ont toujours été conduits à
privilégier une définition de la monnaie orientée vers la fonction
d’intermédiaire des échanges : un actif devient une monnaie dès lors
qu’il peut être utilisé directement comme moyen de paiement pour régler
toutes les transactions et pour éteindre toutes les dettes à l’intérieur
d’un territoire déterminé, c’est-à-dire à l’intérieur de la communauté de
paiement. La monnaie est
ainsi caractérisée par sa capacité à présenter un degré absolu de
liquidité. La fonction de réserve de valeur est, pour sa part,
considérée comme secondaire, notamment de par le fait qu’elle peut
également être satisfaite par des actifs non monétaires.

• FOCUS 1.4. Monnaie, devise et liquidité


Une devise
est une créance libellée en monnaie étrangère. Lorsqu’un agent
détient un actif monétaire relatif à un autre espace économique
(un euro pour un résident du territoire des États-Unis et
réciproquement un US dollar pour un résident de la zone euro),
il s’agit d’un actif qui, certes, peut sous certaines
conditions remplir la fonction d’intermédiaire des échanges,
mais de façon nécessairement moins satisfaisante que la monnaie
propre à l’espace dans lequel l’agent réside. Cette distinction
entre monnaie et devise repose sur une différence de degré de
liquidité. Pour un résident de la zone euro, l’USD présente un
certain degré d’illiquidité. En effet, il n’est généralement pas
possible d’effectuer des paiements en USD au sein de la zone
euro. L’agent économique propriétaire d’USD devra préalablement procéder à une opération de
change via une
banque ou un comptoir de change. Dans tous les cas, une
commission sera prélevée par l’intermédiaire financier. Par
ailleurs, si régler une transaction à partir de devises est in fine possible, cela implique un délai
qui réduit encore davantage la liquidité de l’actif (la
conversion se fera sans doute rapidement entre des USD et des
euros, mais le délai sera sans doute plus significatif pour un
détenteur de devises telles que des Francs Pacifique ou des
Baths thaïlandais !). Dans tous les cas, le bid ask spread d’une
devise est nécessairement différent de 0 (voir focus 1.2).
Il apparaît ainsi que la différence
essentielle entre monnaie et devise ne tient pas seulement à
l’espace monétaire considéré, mais également et surtout à une
différence de degré de liquidité : une devise est un actif moins
liquide que la monnaie ayant cours légal sur le territoire
considéré. C’est la raison pour laquelle si une devise est bien
une créance, elle ne peut être assimilée à de la monnaie.
1.5 L’approche fonctionnaliste : la nature de la
monnaie
éludée
Dans cette conception fonctionnaliste, la définition de la monnaie est
instrumentale : celle-ci est considérée comme un outil, un
instrument technique qui permet de simplifier les échanges. Cette
approche se fonde sur une hypothèse centrale qui est restée longtemps
implicite, notamment dans la tradition classique et néoclassique : les
sociétés humaines sont supposées toujours s’organiser autour de
l’échange marchand, celui-ci étant postulé comme universel et la monnaie
a été créée a posteriori, dans le but de faciliter
le fonctionnement de l’économie de marché.
Il découle de cette approche une conception linéaire de
l’histoire quant aux formes que la monnaie a pu revêtir : la monnaie
marchandise
tout d’abord, puis la monnaie métallique qui est une forme « améliorée »
de monnaie marchandise dans la mesure où l’actif qui sert de support
monétaire présente aussi une valeur d’usage en plus de sa valeur
monétaire (l’or comme les coquillages ont une valeur intrinsèque avant
d’être de la monnaie !), monnaie fiduciaire et monnaie scripturale enfin
(voir chapitre 2, 1). Cette évolution des formes de monnaie est perçue
comme une des composantes d’un « processus civilisationnel » qui conduit
les hommes de « l’état primitif » vers la modernité. Cette conception
n’est cependant pas exempte d’une dérive évolutionniste : la monnaie
marchandise est considérée comme moins « évoluée » que la monnaie
métallique (les métaux précieux disposent de caractéristiques
intrinsèques qui les rendent mieux aptes à remplir les fonctions
monétaires) tandis que, par la suite, la monnaie « dématérialisée »
(monnaie électronique et paiements par Internet) symbolise la modernité
des systèmes monétaires contemporains.
Cette hypothèse, selon laquelle la monnaie a été créée pour
faciliter des échanges marchands qui l’auraient précédé et qui auraient
pu fonctionner sans elle, a été largement infirmée par des travaux
nombreux et convergents produits par des économistes (depuis Karl Marx
jusqu’à
Michel Aglietta, par exemple) mais aussi des historiens1 et des anthropologues2.
On sait aujourd’hui que les
sociétés humaines qui s’appuient, même partiellement, sur la
coordination par le marché se fondent toujours et simultanément sur la
monnaie. Pour le dire autrement, compte tenu de l’état de la
connaissance scientifique dont on dispose aujourd’hui, il est acquis
qu’une société coordonnée par le marché et dépourvue de monnaie n’a
jamais existé. C’est à ce propos que l’on peut affirmer que le modèle
fonctionnaliste repose sur la « fable du troc ». Si penser les rapports
marchands en l’absence de monnaie permet sans doute de comprendre, en
creux, les services qu’elle rend, ce modèle n’a toutefois aucune valeur
empirique ni profondeur historique, ce qui en limite considérablement la
portée.
Ce
postulat du primat des relations marchandes sur la monnaie et de
l’économie réelle sur l’économie monétaire conduit par ailleurs
l’approche fonctionnaliste à éluder l’essentiel de la question de la
nature de la monnaie dans la mesure où elle dresse, a
priori, une liste de services qu’un actif doit remplir pour
« devenir » de la monnaie. La nature de la monnaie est par conséquent
elle-même postulée et ne fait l’objet d’aucune analyse propre. Poser
qu’un actif peut devenir monnaie, même si c’est sous certaines
conditions, c’est considérer que la monnaie n’est pas différente par
nature des autres actifs, qu’elle est initialement une marchandise comme
les autres et que de ce fait l’économie réelle est première par rapport
à l’économie monétaire. Ce sont ces deux postulats (primat des relations
marchandes sur la monnaie, primat de l’économie réelle sur l’économie
monétaire) que remet radicalement en cause l’approche
institutionnaliste.

• FOCUS 1.5. L’or : la monnaie substance


par excellence
Il existe, chez de nombreux économistes,
en particulier à partir de la période « classique », une
hypothèse forte selon laquelle la monnaie est avant tout une
marchandise et que certaines marchandises, à l’image des métaux
précieux, sont « naturellement » conduites à être de la monnaie.
C’est ce que l’on appelle la conception substantialiste de la monnaie. Cette approche a eu
une forte influence politique, en Europe notamment, au XIXe siècle et encore durant une bonne
partie du XXe siècle. Elle trouve
notamment ses origines dans les positions défendues par les
économistes anglais dont D. Ricardo et les tenants de la « currency
school » à l’occasion de la controverse bullioniste (voir
chapitre 4, 2.3) et se prolonge dans les analyses marginalistes
d’Alfred
Marshall (1842-1924) et S. Jevons à la fin du XIXe siècle.
Dans sa version radicale, dite
« métalliste », on trouve des auteurs tels que Vilfredo Pareto (1848-1923) en Italie ou encore
Jacques Rueff (1896-1976) en France
qui défendent l’idée selon laquelle « c’est
par une sorte de sélection naturelle que l’or et l’argent
sont devenus les métaux monétaires des peuples
civilisés » (Pareto, 1904, p. 174). Cette conception entre
en résonance avec le fait que l’or a été sélectionné comme
monnaie par beaucoup de sociétés, soit sur le plan interne
(lorsque la monnaie est strictement métallique ou bien lorsque
les billets de banque sont convertibles en or), soit sur le plan
international, comme dans le cas de l’étalon-or ; et cela sur
des temps historiques parfois très longs. D’un point de vue
strictement économique, l’or est pourtant une marchandise
ordinaire qui fait l’objet d’une production à partir d’une
ressource minière, marchandise sur laquelle s’appliquent les
règles usuelles de l’économie de marché avec notamment un prix
qui fluctue selon les évolutions de l’offre et de la demande.
L’or présente toutefois des caractéristiques qui l’ont, depuis
des temps très anciens, conduit à être considéré comme une
marchandise très différente des autres : il présente des
qualités physiques remarquables (malléable, inaltérable, forte
résistance à la corrosion) auxquelles se combinent des
caractéristiques mystiques et mythiques qui lui sont associées
et que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés (pensons par
exemple au mythe de la pierre philosophale qui peut changer le
plomb en or, ou encore au fleuve Pactole du roi Crésus en Lydie
vers 550 avant J.-C.). C’est notamment pour ces raisons que les
auteurs qui s’inscrivent dans la tradition substantialiste de la
monnaie ont été conduits à considérer l’or comme la monnaie par
excellence. Pareto par exemple propose de distinguer la « vraie
monnaie », de la monnaie fiduciaire sous forme de billets d’une
part et de la fausse monnaie d’autre part. Il associe la vraie
monnaie à l’or, c’est-à-dire « la seule
monnaie dont ne peut faire varier arbitrairement la
quantité » (Pareto, 1904, p. 178). Il considère par ailleurs
qu’il existe une monnaie fiduciaire qui dérive de la vraie
monnaie : « c’est celle qui est échangeable
contre de la vraie monnaie, à vue, sans frais ni difficulté
d’aucune sorte » (Pareto, 1904, p. 167). Enfin, il nomme
fausse monnaie, « celle qui est mise ou
maintenue en circulation par la fraude ou par la violence
même légale » (Pareto, 1904, p. 165). Il s’agit dans ce
dernier cas d’une critique radicale que Pareto adresse à
l’encontre des régimes monétaires qui ont démonétisé l’or (voir
chapitre 2, 2). Par-delà le statut de monnaie suprême conféré à
l’or, la tradition substantialiste de la monnaie s’inscrit dans
une conception politique selon laquelle il est essentiel de se
prémunir contre les intrusions intempestives de l’État dans la
régulation monétaire. On retrouve dans les positions de J. Rueff
ou de Louis
Baudin (1887-1964) en France, de R.-G. Hawtrey en Grande
Bretagne, une farouche résistance à la mise en place d’un régime
monétaire purement nominaliste qui s’affranchirait de la contrainte métallique. Pour J.
Rueff par exemple, le système de l’étalon-or est le seul système
de paiement international qui implique une contrainte
suffisamment robuste pour garantir l’exercice des libertés
individuelles. Au final, pour les tenants de cette approche, la
contrainte monétaire, qui est essentielle pour assurer la
stabilité de l’ensemble du système économique, ne peut que
s’éroder si l’or est démonétisé. Ainsi, selon L. Baudin, « point n’est besoin de procéder à de
subtiles
analyses pour admettre la supériorité de l’or sur le
papier3, c’est-à-dire de la
nature sur l’homme. Oui, la nature est aveugle mais elle est
impartiale. Mieux vaut l’aveuglement que la passion
partisane. C’est parce que l’or s’oppose aux expériences
inconsidérées, aux plans arbitraires, aux tentatives voilées
d’expropriation que les dictateurs, les meneurs et les
réformateurs sans scrupule veulent le détrôner »
(Baudin, 1938, p. 62).

2. La monnaie, une institution centrale ?


L’hypothèse selon laquelle la monnaie est une institution centrale qui
structure les sociétés humaines
se retrouve chez de nombreux auteurs qui relèvent parfois d’autres
traditions disciplinaires que l’économie (histoire, philosophie et
anthropologie, notamment). S’agissant de la science économique, dans la
tradition néoclassique (c’est-à-dire depuis les fondateurs de l’approche
marginaliste jusqu’aux années 1970) comme dans le courant théorique de la
synthèse, les institutions sont le plus souvent considérées comme un cadre
contextuel donné à l’intérieur duquel les faits économiques sont étudiés (un
certain degré d’intervention de l’État au sein de l’économie de marché, par
exemple). Dans cette optique, le concept d’institution est censé relever du
champ d’analyse d’autres disciplines comme la sociologie ou l’histoire.
Toutefois, sur la base notamment des travaux conduits par l’École historique
à partir de la fin du XIXe siècle autour notamment de Arnold
Toynbee (1852-1883) en Angleterre, Thorstein Veblen (1857-1929) et John-
Rogers Commons (1862-1945) aux
États-Unis, Gustav
Schmoller (1838-1917) en Allemagne, le concept d’institution devient
progressivement
un objet d’étude à part entière de l’analyse économique. Cette thématique de
recherche connaît un important renouvellement avec les travaux qui relèvent
du champ de l’économie néo-institutionnelle à partir des années 1960
et 1970. Douglass North (Prix Nobel d’économie en 1993) s’inscrit dans cette
approche. Il définit
les institutions comme les contraintes établies par les hommes qui
structurent les interactions entre eux. Ces contraintes prennent la forme de
règles dont les individus se dotent pour vivre en société, règles sur
lesquelles ces derniers ont peu de prise à tout le moins sur le court ou le
moyen terme. Ces règles peuvent être formelles (constitutions, lois,
règlements) et/ou informelles (coutumes, normes de comportements,
conventions). Les institutions rendent ainsi la vie sociale possible et le
système économique viable. Certaines d’entre elles, à l’image de l’État, de
la monnaie ou du marché, se sont pérennisées et ont résisté au changement
social en raison du fait que les hommes leur ont accordé une légitimité très
importante et parfois même centrale. Ainsi, pour North, les institutions
sont les « règles du jeu » à l’intérieur desquelles se déroulent les
relations économiques.

2.1 La monnaie : un rapport social


La première conceptualisation robuste de la nature de la
monnaie comme institution en économie trouve sans doute son origine dans
les travaux de K.
Marx (1818-1883). Dans Le Capital (1867),
celui-ci montre que l’économie marchande,
c’est-à-dire une économie dans laquelle la coordination par le marché
est prépondérante pour réaliser les échanges entre l’ensemble des
individus, est caractérisée par le fait que la production (l’usage du
travail social) résulte de travaux privés qui sont réalisés
indépendamment les uns des autres. Marx définit une marchandise comme ce qui
est produit par un agent
indépendamment des autres. Or, une telle production n’est possible que
dans une économie marchande, par conséquent une économie dans laquelle
il n’existe pas de dispositif de coordination a priori. Dès lors, la
« marchandise » est le nom donné par Marx au produit des travaux privés
dans le cadre de l’économie marchande : c’est-à-dire les richesses qui ont
une valeur d’usage et, simultanément, une valeur d’échange. À l’inverse,
dans une économie non marchande comme
c’est le cas dans nombre de sociétés traditionnelles, il n’existe pas de
processus de production privée et donc pas de marchandises : la
production de richesses fait l’objet d’une centralisation ex ante dans le cadre
d’un système de conventions
et de normes préétablies, par exemple par la chefferie, puis d’une
distribution et, le cas échéant, d’une redistribution elles-mêmes
conventionnellement préétablies entre les membres de la société. Dans ce
cas, le travail social et l’échange qui peut lui être attaché font
l’objet d’un usage contrôlé par un système de normes : normes de parenté
pour organiser la production domestique, normes religieuses pour
organiser les offrandes, normes politiques pour le paiement de tributs,
etc. De même, dans certaines communautés rurales de la société féodale,
il existe un mode de coordination fondé sur la coopération ou sur la hiérarchie
permettant, ex ante, d’organiser la
production de richesses (par exemple, avec une division du travail
planifiée collégialement entre les habitants d’un village ou placée sous
l’autorité du seigneur local pour semer, cultiver, récolter les
céréales ; puis produire les farines, le pain et enfin distribuer
celui-ci au sein de la population villageoise). Marx montre que la
caractéristique fondamentale de l’économie marchande est de rompre avec
ce principe de la coordination ex ante en
instituant le travail privé et, de ce fait, la « marchandise ». Mais ce
faisant, l’introduction du marché comme
mode principal de coordination des activités économiques conduit à
fragmenter la société : le caractère privé des travaux réalisés n’est
pas suffisant pour rendre le système économique possible. Par exemple,
dans une société fondée sur le marché et dotée d’une certaine division
du travail, à chaque fois qu’un agent (un artisan tanneur, un
charpentier, un tisserand, etc.) produit une marchandise, rien ne permet
a priori de dire combien il pourra en vendre,
ni à quel prix, ni si cela lui permettra de vivre lui et sa famille des
fruits de son travail. Rien ne lui permet de dire par ailleurs si les
autres agents seront, en retour, en mesure de produire les marchandises
dont il a besoin pour vivre, ni à quel prix, etc. Face à cette menace de
fragmentation, il est nécessaire qu’il existe un dispositif
institutionnel de socialisation des
travaux privés. La
monnaie est ainsi cette institution qui permet, via les échanges monétaires,
d’assurer un certain degré de
centralisation. Ainsi, selon Marx, « l’organisme social de production, dont les
membres disjoints – membra
disjecta – naissent de la division du travail, portent
l’empreinte de la spontanéité et du hasard, que l’on considère ou
les fonctions mêmes de ses membres, ou leur rapport de
proportionnalité. Aussi nos échangistes découvrent-ils que la même
division du travail, qui fait d’eux des producteurs privés
indépendants, rend la marche de la production sociale, et les
rapports qu’elle crée, complètement indépendants de leurs volontés,
de sorte que l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des
autres trouve son complément obligé en un système de dépendance
réciproque, imposée par les choses. La division du travail
transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par
cela même sa transformation en argent »4 (Marx, 1867-1965, p. 646).
De ce fait, selon Marx, il n’est pas recevable de réduire
la monnaie à une marchandise à laquelle on aurait attribué des fonctions
singulières même si, par exemple, l’or est effectivement une marchandise
avant de devenir de la monnaie : la monnaie est fondamentalement un
rapport social, elle est la réponse institutionnelle à la fragmentation
que produit l’échange marchand. Reprenant cette analyse de Marx, les
économistes français M.
Aglietta et A.
Orléan affirment : « Dans l’ordre économique,
la monnaie est l’instrument de conversion de l’individuel en
collectif et du privé en social » (Aglietta, Orléan, 1998,
p. 20).
Plusieurs enseignements importants peuvent être dégagés de
cette conception de la nature de la monnaie énoncée par Marx.
>En premier lieu, avancer que la
monnaie est un rapport social signifie qu’elle n’est pas une
« chose », ni une marchandise particulière choisie parmi toutes
celles qui sont produites dans l’économie : Marx remet ici en
cause la tentation d’une définition substantialiste de la
monnaie. La monnaie est par nature une abstraction. Elle est une
relation sociale fondée sur un ensemble de règles explicites ou
implicites ; règles qui assurent l’articulation entre la
fragmentation de l’économie marchande (les travaux privés qui
conduisent à la production des marchandises) et la coordination
ex post qui permet d’assurer la
cohérence de l’ensemble du système social. La monnaie est
l’instrument permettant la validation sociale des travaux
privés. Dans le système capitaliste, qui est un cas particulier
d’économie de marché, ce rapport social conduit à une relation
particulièrement asymétrique : la monnaie est l’instrument par
lequel les rapports d’exploitation sont dissimulés derrière
l’apparence d’une relation marchande équitable, c’est le « fétichisme de la
marchandise ».
>En deuxième lieu, lorsque Marx montre
que la monnaie est le rapport social essentiel qui rend possible
l’échange marchand et par conséquent l’économie de marché
elle-même, on en déduit logiquement qu’une économie marchande
dépourvue de monnaie ne peut exister. Ainsi, non seulement le
troc est une « vue de l’esprit », mais en outre cette fable du troc repose sur
une
incohérence interne forte, car chercher à rendre compte de
l’échange marchand indépendamment de la monnaie ne permet pas de
comprendre la nature véritable de ce type d’échange.
>Enfin, en dernier lieu, la monnaie
n’a pas de raison d’être dans une économie qui n’est pas fondée
sur l’échange marchand : si le travail est socialement validé ex ante comme
par un système coercitif de
normes fondé sur la hiérarchie (politiques, religieuses,
familiales, etc.) ou par une coordination horizontale fondée sur
la coopération, la question de la monnaie et donc de son
existence dans l’économie ne se posent pas (voir
schéma 1.2).

Schéma 1.2. L’articulation entre la monnaie


et le marché

2.2 La monnaie signe


Au début du XXe siècle, en
particulier en Allemagne, plusieurs travaux partent de l’hypothèse selon
laquelle la monnaie est fondamentalement un « signe », c’est-à-dire
qu’elle est le fruit d’une convention qui fonde sa légitimité et que
cette convention ne dépend pas de la nature de l’actif qui est choisi
pour supporter la monnaie. On doit notamment à Georg Simmel (1858-1918),
dans
son ouvrage Philosophie de l’argent (1907), une
analyse de la « monnaie signe » selon laquelle la nature de la monnaie est
attachée au rapport de confiance qui est produit et reproduit entre les
individus qui échangent. Simmel montre que la valeur de la monnaie ne
dépend pas de celle de son support, mais de sa capacité à produire de la
confiance, à pérenniser celle-ci dans le temps et de rendre ainsi
possible la reproduction de l’économie de marché et, par extension, la
société dans son ensemble. Le processus historique de dématérialisation de la
monnaie est ainsi interprété
par Simmel comme le signe d’un approfondissement de la confiance
collective dans la monnaie qui participe de la marche vers la modernité.
Le passage de « l’argent substance » à « l’argent signe » selon les
expressions de Simmel s’effectue en particulier sous l’action des pouvoirs
publics,
et notamment par l’instauration du monopole de la frappe des monnaies.
Au cours de ce processus, Simmel montre que la valeur de la monnaie
devient indépendante de sa valeur comme substance pour devenir un signe
et, par conséquent, une institution. Ainsi, « bien
sûr, l’argent commence par pouvoir exercer les fonctions monétaires parce qu’il
est une valeur ; ensuite, il devient une valeur parce
qu’il exerce ces fonctions. […] C’est la solidité et la fiabilité
des interrelations sociales, en quelque sorte la consistance de la
sphère économique, qui préparent la dissolution de l’argent
substance » (Simmel, 1907-1987, p. 185)5.

• FOCUS 1.6. Cours libre et cours légal, cours


forcé et convertibilité
Pour comprendre l’articulation entre la
monnaie substance et la monnaie signe, il est important
de distinguer, d’une part, l’opposition entre le cours libre et le cours légal de la monnaie ; d’autre
part, entre le cours forcé et la convertibilité de la monnaie en métal
précieux.
On dit qu’une monnaie a cours libre si
les agents économiques sont libres de l’accepter ou de la
refuser comme moyen de paiement. Dans ce cas, le pouvoir
libératoire de cette monnaie risque de ne pas être général (si
certains agents refusent cette monnaie comme moyen de paiement,
celle-ci ne peut plus éteindre toutes les dettes à l’intérieur
du territoire considéré). À l’inverse, on dit que la monnaie a
cours légal dès lors qu’une intervention de l’État (généralement
par la loi) oblige les agents économiques à accepter cette
monnaie comme moyen de paiement. Dans ce cas, la monnaie ne
souffre aucune limite sur sa capacité à éteindre les dettes au
sein de la communauté de paiement.
Par ailleurs, une monnaie peut être
convertible en métal précieux en fonction de la réglementation
qui est adoptée dans le pays considéré. Dans le cas de l’usage
de monnaie métallique, cette convertibilité se retrouve
directement dans la quantité de métal précieux contenue dans les
pièces de monnaie frappées. Par exemple en France, la loi du
4 avril 1803 instaure le bimétallisme or et argent. La Banque de
France, créée en 1800, obtient le monopole de la frappe des
pièces de 1, 2 et 5 francs en métal argent mais aussi pour la
première fois des pièces de 20 et 40 francs en or (l’appellation
« franc-or » s’est imposée par la suite). Dans le cas, en
revanche, de l’usage de billets de banque, la convertibilité
implique d’adopter une règle à partir de laquelle les billets
pourront être échangés en métal précieux. La Banque de France
obtient le monopole d’émission des billets de banque le 14 avril
1803 (pour une durée initiale de seulement 15 ans !). À cette
époque les billets de banque sont convertibles en or selon la
règle établie par la loi du 4 avril 1803 (1 franc = 0,3225
gramme d’or). À l’inverse, lorsque les billets de banque ne sont
pas convertibles en métal précieux, on dit qu’ils ont cours
forcé. C’est ce qui se produit pour les billets de banque en
France entre le 15 mars 1848 et le 1er janvier 1878, date à laquelle la convertibilité or des
billets est rétablie.
Il est par conséquent important de ne pas
confondre le cours légal avec le cours forcé. Généralement,
lorsque les billets de banque sont convertibles en métal
précieux, ils ont également cours libre : le pouvoir libératoire
de la monnaie n’est dans ce cas pas altéré du fait que les
agents peuvent refuser le paiement en billets car, le cas
échéant, le propriétaire des billets peut procéder à la
conversion en métal précieux avant de régler ses transactions. À
l’inverse, lorsque la règle politique choisie est celle du cours
forcé, les autorités politiques et monétaires optent
généralement pour le cours légal afin de renforcer la confiance dans le moyen de paiement et de ne
pas affaiblir le pouvoir
libératoire de la monnaie.

En Allemagne, dès le XIXe siècle, se développe la théorie


organique de l’État. Face à la conception libérale, présente notamment en
Grande-Bretagne, selon laquelle l’État est une institution mandataire
des individus, cette tradition allemande oppose une conception fondée
sur l’idée que l’État incarne l’intérêt supérieur de la nation et qu’il
est donc légitime que celui-ci impose des choix auxquels n’adhèrent pas
spontanément les citoyens. Sur le plan monétaire, cela se traduit par le
droit souverain de l’État à manipuler la monnaie, par exemple en
s’affranchissant de la contrainte métallique (passage au cours forcé),
mais également par la revendication du caractère collectif de la monnaie
qui représente la nation tout entière, institution suprême qui
transcende les intérêts individuels. C’est dans cette perspective que la
« monnaie signe » trouve un prolongement radical sous la plume de G. F.
Knapp (1842-1926) avec la publication de son ouvrage The
State Theory of Money (1905). Dans cette théorie étatique de la monnaie, Knapp
défend l’idée
que seuls les billets non convertibles en métal précieux sont
véritablement de la monnaie, ce qui le conduit à proposer la formule
devenue célèbre : « La monnaie est une création de la
loi ». Il considère que la monnaie apparaît dès lors que l’État
sélectionne une certaine unité de valeur, lui attribue un nom et
proclame sa validité. Cette validité autoproclamée par l’État peut être
assortie d’un dispositif de cours légal de la monnaie. Knapp précise
enfin que cette validité est strictement indépendante de toute valeur
intrinsèque de l’actif qui est choisi comme support monétaire. Mieux,
lorsque l’actif n’a aucune valeur intrinsèque (un billet de banque),
cela ne peut être que de nature à renforcer la confiance dans la
monnaie, puisque la validité accordée par l’État prend alors toute la
place dans le fondement de cette valeur.
La conception monétaire défendue par Knapp s’inscrit dans
une perspective plus doctrinaire que scientifique. En particulier,
celui-ci refuse de prendre en considération tout mécanisme de création
monétaire privée, mais surtout, Knapp n’envisage pas l’hypothèse selon
laquelle le système économique peut rejeter une monnaie imposée par
l’État dès lors qu’il existe une rupture de confiance des agents envers
cette monnaie. De nombreux épisodes historiques rappellent que la
validité de la monnaie et la confiance que les agents lui accordent ne
trouvent pas leurs seuls fondements dans la volonté étatique : l’épisode
des assignats de la Révolution française en est un bon exemple, ou
encore la période de l’hyperinflation allemande dans les années qui
suivent la Première Guerre mondiale. Ce dernier fait historique est
d’ailleurs, aujourd’hui encore, rattaché aux errements de la théorie
étatique de la monnaie de Knapp. Pour autant, malgré sa dimension
idéologique, l’analyse de Knapp a contribué à faire progresser, en
creux, le débat sur la nature de la monnaie : l’hyperinflation allemande
des années 1920 nous apprend que la monnaie est une institution centrale
dans les sociétés modernes, mais qu’une rupture de confiance généralisée
dans le système économique est toujours possible en particulier
lorsqu’elle s’articule avec une période de crise politique grave. La
conception de la monnaie signe défendue par Simmel présente à ce propos une
forte
portée heuristique : la crise de confiance dans la monnaie est une
manifestation de la rupture du lien social
nécessaire à la dialectique entre l’individuel et le collectif. À
travers la crise du Reichsmark en Allemagne dans
les années 1920, c’est la société tout entière qui est affectée par un
processus de délitement. Si la monnaie est bien une institution, rien ne
permet d’affirmer que cette institution est dotée d’une légitimité à
toute épreuve : contrairement à la thèse soutenue par Knapp, la
légitimité et la confiance dans l’institution ne peuvent se résumer à
une simple volonté étatique ; elles découlent d’un processus complexe
qui s’inscrit dans l’histoire longue d’une société et qui est toujours
susceptible de connaître des périodes de crise plus ou moins fortes. La
tentation est alors grande, lors de ces périodes, de rechercher dans la
« monnaie substance » et le retour à la convertibilité en métal précieux
le socle de la confiance perdue dans la monnaie (voir focus 1.5). Les
travaux contemporains qui s’inscrivent dans la perspective
institutionnaliste montrent cependant que la nature de la monnaie ne
réside ni dans une marchandise salvatrice, ni dans l’identification des
fonctions qu’elle remplit. S’il est acquis que la monnaie est une
institution centrale dans les sociétés qui accordent une place
importante à la coordination par le marché, il reste alors à rechercher
les fondements de cette institution ainsi que les conditions requises
pour que celle-ci soit légitime et suffisamment robuste pour qu’elle
permette la pérennisation du système social et économique tout
entier.

2.3 La monnaie : une institution fondatrice des


économies
marchandes
Dans des travaux qu’ils ont entrepris depuis le début des
années 1980, M. Aglietta et A.
Orléan (1982, 1998, 2002) s’appuient sur les enseignements de la
philosophie et de l’anthropologie pour expliquer la place que la monnaie
occupe dans les sociétés humaines. En partant notamment des réflexions
conduites par R. Girard
(1923-2015) dans son ouvrage La violence et le
sacré (1972), mais aussi en s’appuyant sur celles de K. Marx, ils
montrent que la monnaie est une institution fondatrice des économies de
marché et, qu’en ce
sens, il est erroné de penser qu’elle serait la conséquence des
relations marchandes. La monnaie est au contraire l’institution qui rend
possible l’économie de marché et, par extension, dans les sociétés qui
reposent sur ce mode de coordination, la monnaie pérennise et reproduit
le lien social dans son ensemble. Aglietta et Orléan
montrent que, dans toute société humaine, les rapports sociaux sont
caractérisés par une violence fondatrice,
dirigée vers ses membres du fait de la présence d’un désir mimétique qui conduit
les hommes à développer
des rivalités et des conflits. Cette violence originelle risque, à
chaque instant, d’entraîner l’autodestruction de la société. Afin de se
protéger contre ce processus, les sociétés « inventent » des dispositifs
institutionnels qui permettent de canaliser et, dans le même temps,
d’exorciser cette violence fondatrice. Dans les sociétés non marchandes
– et donc dépourvues de monnaie –, des institutions comme la religion
permettent cette canalisation (pensons aux rites sacrificiels chez les
Aztèques). Si l’invention de la monnaie rend les relations marchandes
entre les individus possibles, cette institution permet surtout une
forme singulière de canalisation de cette violence originelle : la
monnaie conduit à substituer l’échange marchand au rapt et à la
prédation qui découlent du désir mimétique. Il existe en ce sens une ambivalence
de la monnaie sur laquelle
Aglietta et Orléan insistent dans leurs travaux. D’une part, la monnaie
produit une violence symbolique
considérable dans la mesure où elle légitime les hiérarchies dans
l’ordre social (entre les riches et les pauvres, les détenteurs de
monnaie et ceux qui en sont dépourvus), où elle suscite les convoitises,
où elle symbolise le pouvoir, etc., alors qu’en tant qu’institution
fondamentale, la monnaie est validée par la société et reconnue comme
nécessaire dans la mesure où elle permet à la violence d’être contenue
par les échanges monétaires. D’autre part, la monnaie est l’institution
qui permet de garantir le caractère décentralisé des décisions au sein
d’une économie de marché ; elle rend possible l’autonomie des individus,
la liberté des contractants à l’occasion des échanges ainsi que l’équité
nécessaire au transfert de droits de propriété par le marché (lorsqu’on
achète une marchandise, on paie en monnaie le prix qui satisfait les
deux parties prenantes). Aglietta et Orléan montrent que cette
dialectique entre la hiérarchie et l’égalité, entre la nécessité et la liberté est
consubstantielle à l’institution monétaire et participe du processus de
création du lien social par la monnaie. Ils insistent pour cela sur le
fait que si les sociétés modernes conduisent à reléguer la monnaie dans
la sphère marchande, celle-ci n’est pas réductible à cette dimension de
la vie sociale : la monnaie trouve son fondement dans la dette primordiale que
chaque individu contracte envers
la société dans son ensemble, dès sa naissance. Ainsi, « la dette originaire ou
primordiale est à la fois
constitutive de l’être des individus vivants et de la pérennité de
la société dans son ensemble. C’est une dette de vie. Dans son
acception archaïque, cette dette est reconnaissance d’une dépendance des
vivants à l’égard des puissances souveraines, dieux et ancêtres,
qui leur ont consenti une part de la force cosmique dont elles sont
la source. Le don de cette force […] a pour contrepartie
l’obligation des vivants de racheter, leur vie durant, cette
puissance vitale dont ils ont été faits les dépositaires. Mais la
série continuelle des rachats n’épuise jamais la dette originaire :
elle construit la souveraineté et cimente la communauté dans ses
travaux et ses jours, notamment à travers les sacrifices, les
rituels et les offrandes » (Aglietta, Orléan, 1998, p. 35). Dans
les sociétés modernes, cette dette de vie
s’incarne dans la monnaie de sorte que lorsque la confiance dans la
monnaie est rompue, c’est l’équilibre de toute la société qui peut être
remis en cause : en cas de rupture de la dette envers le passé (à
l’occasion d’une crise monétaire grave par exemple), la société ne peut
plus se projeter dans l’avenir et ne peut donc plus assurer sa propre
reproduction. En fin de compte, « la monnaie est un
lien social à double face : celle de la nécessité et de l’obligation
d’un côté, celle de l’ouverture à l’échange et de la confiance de
l’autre » (Aglietta, Orléan, 1998, p. 33).
Définir la monnaie comme institution fondatrice des
économies marchandes n’est cependant pas suffisant selon Aglietta et
Orléan. La confiance que chaque membre de la communauté de paiement
octroie à la monnaie est le fruit d’une convention dont la solidité s’articule
étroitement avec celle de la
monnaie comme institution. Dans les systèmes monétaires contemporains,
c’est-à-dire dans lesquels les métaux précieux sont démonétisés (voir
chapitre 2, 2), la valeur de la monnaie repose en effet sur une
convention singulière : cette valeur n’est rien d’autre que ce que
l’ensemble des membres de la société décide d’y voir. Cependant, cette
convention
ne saurait dépendre de la volonté spontanée, contingente et révocable
des participants à la communauté de paiements ; de même, cette confiance
ne peut simplement reposer sur une série de contrats interindividuels,
librement consentis. La pérennité de cette convention suppose une
relation de confiance qui implique la totalité de la société : elle est
un lien qui relie chaque agent privé à la communauté de paiement prise
dans sa globalité. M. Aglietta écrit : « La monnaie
est un rapport global entre les centres de décision économique et la
collectivité qu’ils forment, grâce auquel les échanges entre ces
agents acquièrent une cohérence » (Aglietta, 1986, p. 17).
Cette confiance est rendue possible par l’articulation
entre l’institution monétaire et d’autres institutions qui lui sont
rattachées (État, banque centrale, réseau de banques commerciales,
etc.). Aglietta et Orléan distinguent à ce propos trois types idéaux de
« fondements de la confiance » dans la monnaie qu’ils présentent dans un
ordre croissant d’importance.
>La confiance méthodique, en premier lieu, repose sur la
régularité des paiements et sur la routine des règlements
conduisant à une sécurisation des moyens de paiement au sein du
territoire considéré. Le fait que la monnaie soit utilisée de
manière rituelle, qu’elle occupe une place centrale et
simultanément peu réfléchie dans la vie quotidienne des
individus permet de renforcer de manière inconsciente la
confiance qui est conférée dans le système monétaire. Cette
confiance porte par exemple sur le respect de la parole donnée
lors des transactions commerciales ou financières, ou encore sur
celui des normes prudentielles dans les marchés organisés.
Aglietta et Orléan parlent de « déméfiance » pour caractériser cette
confiance méthodique.
Celle-ci est cependant considérée comme très insuffisante selon
eux pour assurer la pérennité du système monétaire.
>La confiance hiérarchique, en second lieu, repose sur la
reconnaissance, par les membres de la communauté de paiement,
d’une instance qui leur est supérieure. Il existe un rapport de
subordination entre les individus et cette instance par le biais
duquel celle-ci est garante de la continuité de la confiance
dans la monnaie. La robustesse de cette confiance dépend de la
légitimité attribuée à l’autorité concernée ; légitimité qui
peut être de nature religieuse ou politique (et le cas échéant
démocratique). Au cours de l’histoire, cette confiance
hiérarchique s’est toujours appuyée sur des symboles tels que
les sceaux apposés sur les pièces de monnaie ou les inscriptions
sur les billets de banque. La confiance hiérarchique s’applique
notamment aujourd’hui par l’intermédiaire de la banque centrale.
Dans ce cas, la dette de vie peut être perpétuée lorsqu’une
crise survient et que l’institution supérieure applique le
dispositif réglementaire qui est prévu à cet effet. C’est ce qui
se produit par exemple lorsque la banque centrale met en œuvre
le mécanisme du prêteur en dernier ressort ou encore qu’elle
alimente en liquidités le marché interbancaire lorsque survient
une crise monétaire (voir chapitres 9 et 10). Sur le plan
symbolique, la confiance hiérarchique est intériorisée sous la
forme d’une puissance protectrice. Dans le cas de l’euro, par
exemple, la localisation du site de la BCE à Francfort en
Allemagne dans un imposant bâtiment qui lui est dédié est un
symbole particulièrement révélateur6. Aglietta et Orléan
considèrent que « la confiance hiérarchique
est supérieure à la confiance méthodique parce que
l’autorité politique sur la monnaie a le pouvoir de changer
les règles. Mais ce pouvoir n’est pas arbitraire. En effet,
la souveraineté de chaque nation est limitée par celle des
autres nations, alors que l’espace des échanges privés
déborde des frontières. Aussi la régulation monétaire se
modifie-t-elle au gré des oscillations historiques, dans les
flux et reflux de l’internationalisation des échanges »
(Aglietta et Orléan, 2002 p. 180).
>Enfin, en dernier lieu, la confiance éthique repose sur
l’adhésion collective de tous les membres de la communauté de
paiements à des valeurs supérieures et considérées comme
universelles. Dans les sociétés modernes, caractérisées par la
prégnance de l’individualisme, la confiance éthique se construit
notamment autour de valeurs qui assurent la promotion des droits
et des libertés individuels. Dans ce cadre, la monnaie occupe
une place essentielle pour renforcer et reproduire ce système de
valeurs. Ainsi, « l’essor de l’abstraction
monétaire crée l’abstraction de l’individu. La personne
humaine rationnelle, libérée de tout autre lien social que
l’échange volontaire, devient une valeur universelle. […] Il
s’ensuit que la confiance éthique borne l’exercice de
l’autorité politique sur la monnaie […]. Pour être légitimes
d’un point de vue éthique, les politiques de la monnaie
devraient être conformes à un ordre monétaire. Cet ordre est
censé subordonner l’exercice de la régulation monétaire des
États au primat de la conservation de la valeur des contrats
privés dans le temps » (Aglietta et Orléan, 2002,
p. 180).
Finalement, la recherche des fondements de la confiance
dans la monnaie conduit à l’idée selon laquelle la contrainte monétaire
n’a pas disparu avec la monnaie substance, la contrainte métallique qui
lui correspond n’est qu’une forme particulière de contrainte monétaire.
Au contraire, la qualité de cette confiance dépend justement de la
rigueur avec laquelle la contrainte monétaire s’applique dans l’économie
et la société.

Schéma 1.3. Les fondements de la confiance dans


la monnaie

• FOCUS 1.7. La monnaie chez les Baruya :


une croisée des chemins
La société traditionnelle des Baruya de
Papouasie-Nouvelle-Guinée a été rendue célèbre par les travaux
de l’anthropologue Maurice Godelier. Celui-ci montre en
particulier que le sel, produit grâce à une technique
particulière à partir de végétaux qui se présentent sous forme
de « barres » sécables, est un bien particulièrement important
dans cette société. Il est considéré comme un des biens les plus
précieux (avec la viande de cochon) du fait de sa rareté, mais
également du fait de diverses propriétés symboliques et magiques
que les Baruya lui attribuent. De ce fait, les barres de sel
font l’objet d’échanges entre les membres de la tribu au sein ou
entre les familles, pour compenser des préjudices subis ou des
services rendus ou bien dans un cadre de redistribution de cette
richesse sous le contrôle de la chefferie. Il s’agit d’échanges
symboliques impliquant un jeu de prestations réciproques.
Cependant, le sel est rarement consommé, ou bien à l’occasion de
pratiques rituelles (mariages, naissances, fêtes initiatiques).
Ainsi, selon Godelier, « Le sel est donc
investi de toutes les significations attachées aux moments
les plus solennels et les plus décisifs de la vie des
individus et du groupe » (Godelier, 1977, p. 199). Plus
largement, on peut dire que le sel n’est pas une marchandise à
l’intérieur de la société baruya, société qui repose sur les
bases d’une économie non marchande. Il n’est pas non plus de la
monnaie (en raison de l’absence de relations marchandes, la
monnaie n’existe pas à l’intérieur de la société baruya). En
revanche, Godelier a pu observer que les Baruya entretiennent
des rapports marchands avec les tribus voisines. Dans ce cadre,
les barres de sel prennent le statut de monnaie et servent à
payer les marchandises que l’économie baruya ne peut produire :
des haches de pierre pour chasser, des capes d’écorce pour se
protéger du froid, des plumes et des perles pour se parer, etc.
Le sel est également, dans les relations avec les autres tribus,
l’institution par laquelle le lien
social est pérennisé (la monnaie permet, par exemple, de
compenser les préjudices subis).
En fin de compte, on peut considérer que
la société baruya est un cas d’école pour comprendre la place de
la monnaie dans l’économie : au sein de la société, point de
monnaie, point de marché et des échanges coordonnés par la
hiérarchie ou la coopération entre ses membres ; avec les autres
sociétés, le sel devient monnaie et rend possible une
coordination fondée sur les relations marchandes. Selon
Godelier, « le sel est donc, à la fois, une
marchandise que l’on produit pour les autres et un objet que
l’on donne ‘’entre soi’’. Dans la mesure où il est la seule
marchandise qui s’échange contre toutes les autres, il joue
par rapport à celles-ci le rôle privilégié d’une monnaie.
Réciproquement, tous les biens contre lesquels il se
substitue deviennent par cet échange des marchandises et
quittent, sous cette forme, les tribus voisines pour entrer
chez les Baruyas, où ils perdront à nouveau leur qualité de
marchandise pour redevenir des objets à exhiber ou à donner
comme le sel lui-même qui, entre les Baruyas, n’est jamais
objet de troc, mais toujours de don et de redistribution, un
objet d’échange social » (Godelier, 1977, p. 199).

En fin de compte, il apparaît que les analyses qui reposent


sur l’hypothèse selon laquelle la monnaie est une institution centrale,
régulatrice d’un nombre très important de sociétés humaines, présentent
une forte portée heuristique. La conception fonctionnaliste de la
monnaie, pour sa part, permet certes d’expliquer que celle-ci est un
moyen de paiement général qui est de ce fait l’actif le plus liquide
dans une économie (la monnaie présente un pouvoir libératoire général),
mais en se centrant sur ce que « la monnaie fait » selon la formule de
Walker, elle évince l’essentiel de la réflexion sur sa nature.
Surtout, la conception fonctionnaliste propose un modèle qui ne résiste
pas à l’examen historique et anthropologique : il n’existe pas de
société humaine qui coordonne, même partiellement, ses activités
économiques dans le cadre du marché et qui soit dépourvue de monnaie. En
ce sens, la monnaie n’a pu être créée pour faciliter les échanges
marchands, elle ne peut donc être la conséquence du marché : c’est la
monnaie qui rend le marché possible et non l’inverse. La monnaie et le
marché sont deux institutions qui ne peuvent exister l’une sans l’autre
et qui entretiennent des relations étroites dans toutes les sociétés
dans lesquelles la coordination par le marché est présente. En revanche,
considérer la monnaie comme un fait social
total au sens donné par le sociologue français M.
Mauss (1872-1950) ne doit pas conduire pour autant à affirmer
qu’elle serait présente dans toutes les sociétés humaines : les sociétés
caractérisées par un système économique non marchand sont dépourvues de
monnaie, à l’image de l’économie intracommunautaire des Baruya de
Nouvelle-Guinée (voir focus 1.7). Dans ce cas de figure, le processus de
canalisation de la violence fondatrice au sens de Girard est produit
dans le cadre d’autres institutions que la monnaie (les institutions
religieuses, familiales et politiques en particulier).
1. P. Vilar, Or et monnaie dans l’histoire, 1978. C. Kindleberger, Histoire financière de l’Europe occidentale, 1990.
2. M. Godelier, La production des grands hommes, 1982.
3. Dans cette expression de Baudin, il faut entendre par « papier » la monnaie que l’on nomme couramment fiduciaire, c’est à
dire les billets de banque. Dans d’autres contextes, il est fréquent toutefois d’opposer le « papier-monnaie » émis par l’État et les
billets de banque.
4. Dans cet extrait, Marx utilise le terme d’« argent » en lieu et place de celui de « monnaie ».
5. La terminologie utilisée par Simmel peut induire en erreur : les expressions « argent substance » et « argent signe » doivent
être entendues au sens de « monnaie substance » et « monnaie signe ». En revanche, lorsque Simmel indique que « l’argent a exercé
des fonctions monétaires », il parle bien du métal précieux.
6. On peut par exemple observer que, sur la plupart des photos du site de la BCE de Francfort, le photographe opte pour un plan
en contre-plongée qui permet certes de faire entrer dans le champ le symbole de l’euro assorti des étoiles européennes ainsi que
l’intégralité du bâtiment, mais qui contribue aussi à renforcer l’idée de la « toute puissance » de la Banque centrale européenne !
Chapitre 2

Les formes de monnaie


L’étude des formes de monnaie conduit à un constat indéniable : la monnaie
s’est considérablement transformée au cours du temps long des sociétés
humaines. Bien entendu, il est manifeste que ces formes s’inscrivent dans un
processus de dématérialisation dès lors que l’on compare les « monnaies
modernes » (la monnaie électronique, qui permet la circulation de la monnaie
scripturale, est l’exemple le plus abouti) avec les paléo-monnaies de
l’Antiquité. Pour autant, les travaux d’historiens enseignent que l’hypothèse
d’un processus linéaire de dématérialisation de la monnaie ne résiste pas à
l’examen des faits. Plus précisément, l’idée de la dématérialisation de la
monnaie renvoie souvent à une hypothèse implicite selon laquelle les hommes
se seraient progressivement rendu compte du caractère supérieur de certaines
formes de monnaie sur d’autres, la monnaie métallique ayant ainsi
logiquement cédé le pas à la monnaie sous forme de billets de banque par
exemple. Or, l’histoire de la monnaie est plus complexe. Elle est notamment
faite « d’allers et retours » entre les formes monétaires à l’image de la place
controversée de la monétisation de l’or à partir du début du XIXe siècle ou du
développement de formes de monnaie écrites dans certaines sociétés de
l’Antiquité. Pour être comprise, cette histoire implique que l’on s’appuie tout
d’abord sur une distinction idéal-typique fondatrice qui oppose la monnaie
marchandise à la monnaie de crédit.

1. Monnaie marchandise ou monnaie de crédit ?

1.1 La monnaie marchandise


Typiquement, la monnaie marchandise est caractérisée par le fait que le
support monétaire présente une valeur intrinsèque égale à sa valeur monétaire.
Elle est généralement considérée comme la forme la plus « primitive » ; on
parle également de paléo-monnaie. Ainsi, de nombreuses sociétés marchandes
antiques utilisent le bétail1, des céréales, des coquillages ou encore des barres
de sel, comme dans le cas des Baruya de Nouvelle-Guinée. Dans tous ces cas
de figure, il s’agit de marchandises qui sont produites par le système
économique : elles impliquent des coûts de production et disposent d’une
valeur d’échange. Les paléo-monnaies sont utilisées pour remplir la fonction
d’unité de compte et/ou celle d’intermédiaire des échanges. Compte tenu du
caractère parfois périssable de la marchandise qui prend le statut de monnaie,
la fonction de réserve de valeur était le plus souvent peu prise en compte.
De ce strict point de vue, la monnaie métallique peut être considérée
comme une sorte particulière de monnaie marchandise. En effet, la monnaie
métallique prend la forme de pièces de monnaie fondues à partir de métaux
précieux (cuivre, bronze, argent, or, etc.) et, le cas échéant, frappées de
symboles divers. Elle peut également prendre la forme de lingots ou de
plaques de métal pour exprimer des valeurs plus importantes. Par conséquent,
il ne faut pas confondre la monnaie métallique avec l’actuelle monnaie
divisionnaire (les pièces de monnaie modernes, qui sont produites à partir
d’alliages métalliques sans grande valeur intrinsèque) : la monnaie métallique
est bien caractérisée par le fait qu’elle repose sur une marchandise singulière
(le métal précieux) qui dispose d’une importante valeur intrinsèque dans la
société considérée.

1.2 La monnaie de crédit


Le second type idéal de forme monétaire est celui de la monnaie de crédit.
Selon la définition proposée par Pierre-Bruno Ruffini, la monnaie est dite de
crédit « dès lors que le support du moyen de paiement est constitué par une
créance sur une institution émettrice » (Ruffini, 1996, p. 21). En économie,
une créance est un élément de l’actif du bilan d’un agent, c’est-à-dire une
richesse qui a une valeur positive pour lui ; elle est nécessairement la
contrepartie d’une dette et elle donne le droit au créancier d’exiger auprès du
débiteur, au terme prévu par le contrat passé entre les deux agents, le
remboursement de cette dette. S’agissant de la monnaie, cette créance peut
prendre diverses formes : soit être écrite sur du papier et devenir un billet de
banque par exemple ; soit être écrite dans les livres de comptes de l’institution
émettrice (on parle dans ce cas de monnaie scripturale) ; mais également être
représentée par un symbole politique ou religieux apposé sur une pièce
métallique. Ainsi, pour un agent économique, avoir un droit de propriété sur
de la monnaie, comme c’est le cas avec la détention d’un billet de banque ou
d’une somme inscrite sur un compte au nom de l’agent dans une banque de
second rang, c’est être propriétaire d’une créance sur la banque centrale dans
le premier cas (l’institution monétaire qui a le monopole de création des billets
de banque aujourd’hui), sur une banque de second rang dans le second.
Symétriquement, cela signifie que la banque centrale a une dette envers
l’agent qui est propriétaire du billet qu’elle a émis : cette dette consiste à
garantir au porteur la valeur inscrite sur le billet dès lors que celui-ci fera
valoir son droit d’utiliser le billet comme moyen de paiement (la créance
consiste pour le porteur à faire valoir ce droit pour la valeur inscrite sur le
billet). De manière analogue, la banque de second rang a une dette envers
l’agent qui est propriétaire de la somme inscrite sur le compte bancaire. La
monnaie est toutefois une créance particulière, puisqu’elle est dotée d’un
pouvoir libératoire général (voir chapitre 1, 1). Cela permet d’aboutir à une
autre composante essentielle de la définition de la monnaie : c’est une dette
qui permet de s’acquitter de toutes les dettes.
Typiquement, la monnaie de crédit s’oppose donc à la monnaie
marchandise-métallique : dès lors que la monnaie dispose d’une valeur
intrinsèque qui est égale à sa valeur monétaire, il n’existe en principe aucune
relation de créance et de dette qui conditionne et rend possible sa circulation ;
à l’inverse, dès lors qu’il s’agit de la monnaie de crédit, le support monétaire
ne dispose d’aucune valeur intrinsèque et la valeur de la monnaie dépend
fondamentalement de la relation de créance et de dette.
Il importe de préciser que le dispositif institutionnel qui produit la
confiance dans la monnaie repose sur des bases radicalement différentes dans
chaque cas. S’agissant de la monnaie marchandise, le socle de la confiance
dépend d’une convention collective construite par la communauté de paiement
selon laquelle la marchandise ou le métal précieux sélectionné est socialement
reconnu comme digne de confiance. Dans ce cas, les trois types de confiances
identifiés par M. et A. Orléan – la confiance méthodique, la confiance
hiérarchique et la confiance éthique – (voir chapitre 1, 2) reposent sur la
contrainte métallique : les agents acceptent l’actif choisi comme monnaie
parce qu’ils savent que les autres agents, mais aussi les autorités politiques et
monétaires ne peuvent s’affranchir de cette contrainte fondée sur la valeur
intrinsèque de l’actif, ni influencer le volume de monnaie disponible du
simple fait de leur volonté. On retrouve ici la position défendue par de
nombreux économistes, comme V. Pareto (1848-1923) ou J. Rueff (1896-
1978) (voir focus 1.5, chapitre 1). S’agissant de la monnaie de crédit, le socle
de la confiance repose sur un dispositif au sein duquel les institutions
politiques et monétaires (État, banque centrale, banques de second rang
notamment) occupent une place fondamentale. Dans ce cas, les trois types de
confiance reposent exclusivement sur une contrainte institutionnelle : les
agents acceptent la monnaie parce qu’ils sont convaincus du fait que les
autorités politiques et monétaires ne peuvent s’affranchir des règles
essentielles, c’est-à-dire des conventions, qui ont été élaborées au sein de la
communauté de paiement (missions de la banque centrale, règles qui
encadrent les opérations de monétisation de créances conduites par les
banques de second rang, règles prudentielles pour encadrer le comportement
des banques en matière d’activité financière, etc.).

• FOCUS 2.1. Knut Wicksell : économie d’encaisses et économie de


crédit
Dans son ouvrage Interest and Price (1898), l’économiste suédois Knut Wicksell (1851-1926)
distingue trois types idéaux de régimes monétaires :
– l’économie d’encaisses (pure cash economy) en premier lieu, dans laquelle le crédit est
absent. Dans ce cas, tous les paiements s’effectuent « au comptant », ce qui signifie que
les banques n’interviennent pas comme institution émettant de la monnaie.
Empiriquement, l’économie d’encaisses peut correspondre à un régime de monnaie
métallique pur dans lequel il n’existe pas de monnaie de crédit ;
– l’économie de crédit simple (simple credit economy) en deuxième lieu, dans laquelle le
crédit privé existe mais sans que celui-ci soit placé sous le contrôle d’un système bancaire
hiérarchisé. La contrainte métallique est prépondérante mais peut faire l’objet d’un «
relâchement » lorsque les besoins de financement de l’économie augmentent. Wicksell
considère que, dans ce cas, la circulation de la monnaie présente une plus grande
élasticité même si elle reste limitée du fait de la contrainte métallique ;
– l’économie de crédit organisé (organised credit economy) enfin repose sur un mécanisme
dans lequel la monnaie est exclusivement fondée sur le crédit (on dit aussi « économie de
crédit pur »). La contrainte métallique a disparu et tous les paiements s’effectuent par jeu
d’écriture dans les comptes bancaires. Dans un tel régime monétaire, d’une part
l’élasticité de circulation de la monnaie tend vers l’infini et, d’autre part, le système
bancaire est fortement hiérarchisé et centralisé de sorte que la monnaie mise en
circulation est contrôlée par les autorités monétaires et politiques (la contrainte est
devenue exclusivement institutionnelle).

Cette distinction entre monnaie marchandise-métallique et monnaie de


crédit – comme celle proposée par K. Wicksell entre cash economy et
économie de crédit pur (voir focus 2.1) – est bien entendu idéal-typique :
l’histoire nous enseigne que les systèmes monétaires se sont toujours
construits en « composant » entre ces deux types de formes monétaires. Dans
la plupart des formes de monnaie-marchandise, il existe une relation de
créance et de dette, tandis que, jusqu’à une date récente de l’histoire
monétaire, la monnaie de crédit a conservé un lien plus ou moins étroit avec
un support monétaire ayant une valeur intrinsèque. S’il existe bien un
processus historique de marche vers la monnaie de crédit, et donc de
dématérialisation de la monnaie, celui-ci n’est en aucun cas linéaire et repose
sur une évolution complexe du contexte institutionnel. Cette évolution a été
émaillée de crises monétaires nombreuses qui ont parfois profondément
affecté la confiance dans la monnaie. C’est notamment du fait de ces crises
ainsi que des besoins croissants en liquidités afin de financer l’activité
économique au début du XXe siècle que les systèmes monétaires reposant sur
le socle de la monnaie-marchandise-métallique et en particulier sur la
monétisation de l’or ont été progressivement abandonnés.

2. Un long processus historique vers la monnaie


de crédit

2.1 Les paléo-monnaies : une monnaie de crédit


malgré tout
Les approches fonctionnalistes et institutionnalistes de la monnaie peuvent
être articulées pour mettre en évidence l’abandon rapide de certaines paléo-
monnaies et, au contraire, la réussite étonnante, qui se manifeste notamment
par leur longévité historique, de certaines autres. Les monnaies marchandises
qui présentaient des coûts rédhibitoires (de production, de transport) et/ou qui
étaient périssables avec le temps ont rapidement été abandonnées, souvent au
profit de la monnaie métallique, dès lors que les relations commerciales se
sont étendues. Toutefois, dans les cas de figure où la monnaie-marchandise se
voit attribuer une grande importance du fait de caractéristiques magiques,
mystiques, politiques, et/ou religieuses qui lui sont associées, sa longévité et
sa résistance à l’avènement de la monnaie métallique sont parfois importantes.
On retrouve ici la théorie initiée par R. Girard (1913-2015) puis reprise
notamment par M. Aglietta (2016) : la monnaie marchandise devient une
monnaie de crédit dans la mesure où, à travers elle, c’est la dette de vie
primordiale de la société qui s’exprime. Dans ce cas, la valeur intrinsèque de
la monnaie n’est qu’une composante de la confiance que les individus placent
en elle. On peut, à ce propos, prendre l’exemple des coquilles de cauris qui
ont été, depuis l’Antiquité, utilisées dans de nombreux pays disposant de
frontières maritimes. En Chine, Marco Polo observe l’usage du cauri comme
monnaie au XIIIe siècle, alors que les archéologues notent que le cauri était
déjà utilisé vers 1000 avant J.-C. en Asie de l’Est. Ces coquillages sont
également de la monnaie en Afrique tropicale et de l’Ouest suite à leur entrée
sur le continent africain à partir des côtes orientales (certains auteurs
considèrent qu’ils sont sans doute originaires de l’archipel des Maldives, dans
l’océan Indien) ; leur usage s’est ensuite répandu grâce aux populations
nomades africaines. Même si la monnaie de cauri a été interdite par les
Occidentaux au cours de la colonisation, des chercheurs spécialistes de
l’Afrique notent que l’usage du cauri reste présent jusqu’à une période très
récente (le milieu du XXe siècle). Sur le plan symbolique, les cauris sont
associés à la féminité et la fécondité ; ils sont souvent utilisés dans le cadre de
pratiques rituelles magiques (dites de magie défensive) pour stimuler la
fertilité féminine.

• FOCUS 2.2. François Simiand : la monnaie comme réalité sociale


Le sociologue et économiste français François Simiand (1873-1935) publie en 1934 Monnaie
et réalité sociale, un texte qui a eu un important retentissement. En s’appuyant sur plusieurs
travaux historiques, il montre que les paléo-monnaies en vigueur dans de nombreuses sociétés
traditionnelles et/ou préindustrielles puisent leur légitimité dans la relation de créance et de
dette qu’elles perpétuent au sein de la société. Ainsi, « toutes les choses si variées ayant servi
ou servant encore de monnaie avaient ce caractère d’être en même temps, ou même
auparavant et en propre, des ornements, des parures (donc des choses de valeur éminemment
sociale dirons-nous aussitôt) et non pas des choses de quelque utilité pratique, susceptibles de
satisfaire à aucun des besoins biologiques de l’homme. Mais ce n’était pas assez dire : le
caractère d’emploi et de valeur comme ornement n’appelle-t-il pas encore un autre caractère
comme antécédent, et plus profondément encore, social qui le fonde et l’explique ? […] J.-L.
Laughlin nous rappelle que les colonies, futures États-Unis d’Amérique, ont longtemps, dans
leurs échanges avec les Indiens, utilisé comme monnaie-étalon des valeurs économiques, des
‘’wampums’’, des ceintures ou des colliers de coquillages, montés en chapelets, diversement
disposés ou compliqués, et variant de couleur à proportion ; et il ajoute : ces colliers et
ceintures étaient employés comme monnaie non seulement parce qu’ils étaient appréciés
comme ornement, mais parce que précédemment, ils étaient estimés comme le moyen le plus
propre à commémorer des événements de grande importance, comme l’attestation, par
exemple, de traités solennels intervenus entre les tribus et les Européens. Capitan nous signale
au Pérou, au Mexique, la nature divine et sacrée attribuée à l’argent et à l’or, dont le vol était
puni de mort ; et le respect dont étaient entourés les orfèvres, ajoute-t-il, témoignait que ‘’la
nature mystérieuse de ces métaux rejaillissait sur ceux qui les travaillaient’’. Et, à l’inverse, si
au Pérou (qui l’eut cru ?) ce n’était pas tellement l’or qui servait de monnaie propre, mais
c’était plutôt des coquilles ou des grains de collier en coquilles ou en pierre dure, notre auteur
ajoute qu’à ces objets était liée toute une série de pratiques d’ordre religieux » (Simiand,
1934-2006, pp. 233-234).

2.2 Les étapes de la monnaie métallique


Dans l’histoire de nombreuses sociétés, on observe l’adoption d’un système
monétaire fondé sur la monnaie métallique, parfois sans avoir préalablement
reposé sur une ou plusieurs paléo-monnaies, parfois en coexistant avec elles,
parfois enfin en se substituant à elles. La monnaie métallique est une forme
singulière de monnaie-marchandise dans la mesure où le support monétaire en
métal précieux dispose d’une valeur intrinsèque qui est en principe égal à sa
valeur monétaire. Pour autant, il est apparu que la monnaie métallique
présente des caractéristiques qui la rendent bien supérieure en qualité aux
paléo-monnaies : elle est relativement inaltérable, facilement divisible et
s’appuie sur des métaux précieux qui bénéficient d’une reconnaissance
suffisamment forte pour permettre les échanges commerciaux entre des
sociétés éloignées. Toutefois, si l’attrait pour l’or, l’argent ou même d’autres
métaux qui se voient attribuer une valeur moindre (cuivre, bronze, etc.) est
assez universel, cela n’est pas suffisant pour établir une confiance essentielle à
la pérennité du système monétaire. Ainsi, dans toutes les sociétés qui ont
monétisé un ou plusieurs métaux précieux, il a été nécessaire de mettre en
œuvre un dispositif institutionnel permettant d’en réguler l’usage. En premier
lieu, s’est posée la question de la « pureté » du métal utilisé ou de la « teneur »
en métal précieux dans les cas de figure où la monnaie prenait la forme d’un
alliage (l’aloi de la monnaie représente le pourcentage de métal précieux
contenu dans l’alliage ou bien le ratio d’un métal par rapport à l’autre lorsqu’il
s’agit de deux métaux précieux). Par exemple, dans le royaume de Lydie, en
Asie Mineure, vers le VIe siècle avant J.-C., les archéologues ont découvert
des pièces de monnaie en électrum (alliage or-argent) alors que la monnaie
métallique en or pur s’est visiblement répandue seulement à partir du Ve siècle
avant J.-C. dans cette région. On peut faire l’hypothèse que l’usage de
l’électrum a posé des problèmes en matière de mesure de l’aloi, de sorte que
la monnaie métallique en or lui a été par la suite préférée.
En deuxième lieu, s’est posé le problème de la « pesée » de la monnaie dès
lors qu’il n’existe pas de dispositif permettant d’uniformiser les supports
monétaires. C’est ainsi que les historiens identifient une monnaie métallique
pesée qui est caractérisée par le fait qu’au moment des échanges
commerciaux, alors que la monnaie peut prendre des formes variables
(lingots, pépites, pièces de tailles variables), il est nécessaire de pratiquer une
évaluation du poids de métal avant de valider la transaction. Cette pratique se
développe notamment en Mésopotamie et en Chine dans l’Antiquité. Elle
présente des limites évidentes en alourdissant les coûts de transaction (un
contrôle décentralisé de la monnaie, transaction par transaction, était
nécessaire entre les parties prenantes, ou bien la mobilisation d’un « chef de
pesée » était requise), ce qui a conduit à une évolution du contexte
institutionnel. Progressivement, les supports les plus encombrants (en
particulier les pépites d’or de tailles très variables) ont été fondus et divisés en
pièces dont la dimension et la teneur sont progressivement normalisées : c’est
la monnaie métallique comptée. Ce type de dispositif a été identifié sur le
pourtour de la Méditerranée à Troie, Crète et Mycènes par les archéologues
vers 1500 avant J.-C. ; il est également observé dans la Gaule antique au IIIe
siècle avant J.-C. (le potin gaulois, par exemple, était une pièce de bronze
coulée dans un moule). Toutefois, là encore, l’usage de ce type de monnaie
métallique présente des inconvénients majeurs : la teneur en métal précieux
peut se révéler inégale et, surtout, la normalisation du support monétaire est
approximative, ce qui fait obstacle à l’extension du commerce et peut
conduire à une remise en cause du système monétaire. Une rupture
institutionnelle majeure apparaît avec la monnaie métallique frappée. Selon
Pierre Vilar (1906-2003), « l’étape décisive est celle où une effigie donnant
la garantie de la collectivité ou du souverain se trouve frappée sur la pièce
métallique, car cette garantie permet à la pièce de circuler pour une valeur
donnée, sans qu’on ait besoin de la peser ou d’en estimer le titre (c’est-à-dire
la proportion de métal fin et celle de l’alliage), opérations qu’on avait
toujours pratiquées avec les lingots » (Vilar, 1974, pp. 31-32). La monnaie
métallique frappée, qualifiée de « monnaie véritable » par P. Vilar par rapport
à la monnaie pesée et à la monnaie comptée, est identifiée pour la première
fois vers le début du VIe siècle avant J.-C., dans les cités grecques d’Asie
Mineure, en Grèce elle-même (avec la frappe de pièces d’argent), mais aussi
dans le royaume de Lydie sous le règne du roi Crésus (en plus du sigle royal
apposé sur le « statère d’or », des poinçons indiquent, par leur nombre, le
poids de la pièce, et donc sa valeur). La frappe de la monnaie apparaît ainsi
comme la marque de la confiance que les agents peuvent avoir dans le
système monétaire (ils disposent d’une créance envers le souverain qui a «
frappé monnaie »), mais également comme la mainmise du pouvoir politique
ou religieux sur celui-ci : en ce sens, la monnaie métallique est bien une
monnaie de crédit.
2.3 La monnaie métallique : une monnaie
fiduciaire ?
La monnaie métallique, sous diverses formes, a eu une longévité historique
sans égale. Même si l’usage de l’or comme monnaie est loin d’avoir été
central durant une grande partie de l’ère chrétienne (il y a une carence d’or
dans le haut Moyen Âge européen, contrairement, par exemple, au monde
musulman), des substituts monétaires plus ou moins nobles (bronze, cuivre et
argent) ont toutefois permis de maintenir un système monétaire métallique.
Avec le développement du commerce et l’apparition des valeurs
caractéristiques de la modernité (le « commerce de haut vol » selon
l’expression de F. Braudel), l’usage de l’or comme monnaie s’accélère à
partir du XIIIe siècle et surtout après 1500, avec l’afflux d’or en provenance
de l’Amérique centrale et du Sud. Comme le montre P. Vilar, l’or abonde en
Europe dès lors que les balances commerciales des pays d’Europe deviennent
structurellement excédentaires. Ainsi, « ce qui capte les fruits de ce commerce
européen, ce sont les villes qui font l’exportation-importation : produits
européens contre produits d’Orient (Venise, Gênes) et qui, quelquefois, se
mettent à produire elles-mêmes des marchandises de qualité en masse assez
forte (tissus de Florence). Pour un commerce élargi […], il faut des pièces de
monnaie assez fortes : on frappa d’abord de grosses pièces d’argent […].
Mais le triomphe des villes marchandes, surtout autour de la Méditerranée,
est bien consacré par l’adoption de pièces d’or, internationalement acceptées
partout » (Vilar, 1974, pp. 43-44). Il apparaît ainsi que la frappe de l’or sur
cette période est une conséquence du développement économique de l’Europe
plus qu’une de ses causes.
En Europe, jusqu’au début du XVIIIe siècle, la monnaie métallique est donc
la norme. En France, par exemple, à cette époque, les transactions se règlent
massivement en monnaie métallique sous forme de pièces d’or et d’argent
(fonction d’intermédiaire des échanges), même si l’unité de compte repose sur
un autre dispositif (la livre tournois). Le cadre institutionnel qui définit cette
contrainte métallique (l’aloi s’agissant des alliages de métaux précieux, le
poids de la pièce en or s’agissant de la monnaie frappée et normalisée par le
pouvoir royal) a toutefois connu de nombreux ajustements. En particulier
depuis Philippe Le Bel (roi de France de 1285 à 1314), la technique du
rognage de l’or dans la monnaie frappée est devenue une pratique courante.
Les rois de France ont notamment essayé de financer leurs dépenses en «
récupérant » quelques milligrammes d’or sur chaque pièce tout en estimant
que la frappe royale de la monnaie suffisait à garantir le socle de confiance.
Comme le dit John Kenneth Galbraith (1908-2006), « les rois de France,
suivant en cela une tradition bien établie, n’avaient cessé de réduire la teneur
en métal précieux de la monnaie française, espérant comme toujours que
moins d’or et d’argent suffirait à faire le même travail » (Galbraith, 1975, p.
49). C’est le principe de la mutation des monnaies qui est perçu comme étant
à l’origine, selon Jean de Malestroit (XVIe siècle), du sentiment selon lui
erroné de « l’enchérissement de toute chose », c’est-à-dire de la hausse
généralisée des prix. Cette explication sera remise en cause par les réflexions
de Jean Bodin (voir chapitre 4, 1). Cet « arrangement » institutionnel n’a
toutefois jamais remis en question le socle du dispositif : l’or présente une
valeur intrinsèque, et c’est sur cette valeur que s’appuie la convention qui
fonde sa valeur monétaire. Ainsi, la confiance dans la monnaie métallique
repose à la fois sur la quantité de métal contenue dans les supports monétaires
et sur le dispositif de validation par l’ensemble de la communauté de paiement
de cette confiance (fiducia en latin). En ce sens, toute monnaie, et notamment
la monnaie métallique, est nécessairement de la monnaie fiduciaire. On peut
considérer que l’habitude aujourd’hui établie conduisant à nommer monnaie
fiduciaire exclusivement les billets et des pièces est restrictive. En suivant F.
Simiand, on peut rappeler « qu’on oppose souvent monnaie de métal précieux
et monnaie dite fiduciaire. Nous apercevons maintenant que toute monnaie est
fiduciaire. L’or, à ce jour, n’est que la première des monnaies fiduciaires : il
n’est pas plus, mais il n’est pas moins » (Simiand, 1934/2006, p. 249).
À partir du XVIIe siècle, deux catégories de phénomènes conduisent à
bouleverser en profondeur ce contexte institutionnel au profit de l’extension
de la monnaie de crédit, notamment sous la forme inédite du billet de banque :
l’endettement croissant de certains États d’une part, les besoins de
financement de l’économie qui augmentent d’autre part.

2.4 Les origines du billet de banque


Il est acquis que si l’on compare, au cours de l’histoire longue, les formes
monétaires, l’ère de l’or a précédé celle du billet de banque. Pour autant, des
formes « primitives » de monnaie de crédit sans preuve d’ancrage métallique
ont été identifiées sous le règne d’Hammourabi en Mésopotamie vers 1800
avant J.-C. (sur des tablettes d’argile était inscrite la formule « remboursable
au porteur »). Autre exemple, des formes archaïques de billets de banque ont
circulé en Chine sous la dynastie Tang (618-907) : les marchands déposaient
leurs encaisses métalliques sous forme de pièces de cuivre ou de bronze
percées d’un trou carré nommées « sapèques » auprès d’une corporation et
recevaient en échange des billets au porteur, des « quàn », sur lesquels étaient
représentées des sapèques alignées sur des cordes. Ce dispositif privé
rencontra un grand succès et fut repris par les autorités, qui incitèrent les
commerçants à déposer leurs sapèques dans une administration régionale
prévue à cet effet (les jìnzòuyuàn) pour recevoir en échange des « billets de
contrepartie » (Fey-Thsian, la « monnaie volante » en chinois). Enfin, citons
le cas des villes commerçantes d’Europe qui, dès le XIIIe siècle avec Gênes,
puis Venise, Amsterdam, etc., développèrent également des formes de
monnaie de crédit. Les Génois, par exemple, utilisent aux XIIIe et XIVe siècles
des techniques d’escompte d’effet de commerce (voir chapitre 3, 1) en même
temps qu’ils inventent, comme l’a montré Fernand Braudel (1902-1985)
dans ses travaux, la finance moderne et la comptabilité en partie double.
C’est toutefois entre le XVIIe et le XVIIIe siècle que le bouleversement
institutionnel le plus significatif se produit. La première forme moderne de
billet de banque voit le jour en Suède en 1661. Dans les années 1650, le
royaume de Suède doit faire face à une dette publique très importante,
notamment du fait de dépenses militaires structurellement élevées. Des
guerres à répétition affaiblissent l’économie suédoise et conduisent à la
dépréciation de sa monnaie. À cette époque, le régime monétaire est fondé sur
une monnaie métallique dont l’unité principale est le Kopparplätmynt, une
imposante plaque de cuivre de 20 kg qui, outre ses inconvénients techniques,
connaît alors une crise de confiance. En 1656, le pouvoir royal confie à un
marchand hollandais, Johan Palmstruch (1611-1671), la mission de créer
une banque afin de restaurer la confiance dans la monnaie. Palmstruch fonde
la Stockholm Banco en 1657, qui est initialement une banque privée mais qui
bénéficie d’un soutien officiel de l’État. Il adopte tout d’abord une pratique
alors assez courante : proposer aux clients de la banque de recevoir des
certificats de dépôt en contrepartie du stockage des Kopparplätmynt. En 1660,
le prix du cuivre subit une dépréciation sur le marché des métaux, ce qui
conduit les propriétaires des certificats de dépôt, anticipant une poursuite de la
baisse du prix du cuivre, à faire valoir leur droit de retrait d’encaisses.
Palmstruch craint alors de se retrouver en manque d’actifs métalliques : il
demande à l’État l’autorisation d’émettre des « billets de crédit »
(kreditsveldar), c’est-à-dire non intégralement couverts par les encaisses
métalliques, mais disposant d’un cours légal de nature à maintenir la
confiance dans le système, le temps que la crise du cuivre se termine et que
l’émission de monnaie de crédit puisse à nouveau être entièrement couverte
par les encaisses. En 1661, un arrêté royal valide sa demande : le cours légal
est accordé aux billets de la banque de Palmstruch (il est toutefois précisé que
leur émission auprès de clients qui ne disposent pas d’un dépôt métallique
minimal au sein de la banque est interdite). Pour la première fois dans
l’histoire, des billets (nommés Palmstruchers) sont ainsi imprimés par une
banque, mentionnant un montant monétaire fixe, sans référence à un dépôt, un
déposant ou un intérêt. Force est de constater que, dans cet épisode historique,
le relâchement de la contrainte métallique n’a pas été compensé par une
contrainte institutionnelle suffisamment robuste : l’émission de Palmstruchers
s’est révélée très abondante et a échappé au contrôle des autorités politiques.
Il faut noter que la Stockholm Banco versait la moitié de ses profits à l’État et
que celui-ci autorisait durant cette période la perception de l’impôt en
Palmstruchers. On peut ainsi supposer que le roi de Suède, Charles XI, a vu
dans ce dispositif une possibilité d’alléger la dette publique. Quant à
Palmstruch, sa conviction dans l’idée que tous les clients de la banque ne
viendraient pas simultanément retirer leurs encaisses métalliques était
certainement influencée par le fait qu’il avait un grand intérêt pécuniaire à
accroître l’émission de billets ! En fin de compte, la Stockholm Banco a été
conduite à la faillite en 1668 du fait d’une gestion déraisonnable par
Palmstruch de la monnaie de crédit. La même année, la Banque centrale de
Suède – la Riksbank – (la première banque centrale du monde) est fondée dans
le but d’assainir la situation monétaire dans le pays.

2.5 La monnaie de crédit : l’expérience française


En France, les origines du billet de banque ont pendant longtemps été
attachées à la crise puis à la faillite bancaire de John Law (1671-1721) et de
la Banque royale au printemps 1720. Le traumatisme sur la mémoire
collective de cette crise est si important que l’aversion pour ce type de
monnaie, mais aussi pour les banques en général dure ensuite pendant de
longues décennies. Ainsi, selon Charles Kindleberger (1910-2003), «
L’expérience que fit la France avec J. Law fut telle qu’on hésita même à
prononcer le nom de ‘‘banque’’ pendant les 150 années suivantes – un cas
classique de mémoire financière collective. La Banque de France fondée en
1800 fut une exception. Cependant, celle-ci mise à part, il est révélateur de
constater que les institutions bancaires se nommèrent caisses, crédit, société
ou comptoir, mais pas banque » (Kindleberger, 1990, p. 139). L’épisode de la
Banque royale de Law présente beaucoup de points communs avec celui de la
Stockholm Banco qui l’a précédé. Une dette publique considérable à la mort
de Louis XIV, une tentation politique de réduire celle-ci en ayant recours à de
la monnaie de crédit et un personnage hors du commun (un financier écossais)
qui convainc le régent Philippe d’Orléans de la possibilité de parvenir à ce
résultat en fondant une banque et en émettant des billets. La Banque Générale
est ainsi créée en juin 1716. L’État utilise les billets que celle-ci émet pour
s’acquitter de ses dettes et, simultanément, accepte les billets en paiement des
impôts. La confiance dans le dispositif de Law est initialement très forte
durant plusieurs mois, notamment parce que celui-ci s’engage à convertir les
billets en métal sur simple demande. De manière assez paradoxale, la
confiance dans les billets de Law surpasse même celle accordée à la monnaie
métallique dans l’esprit des Français du fait de la pratique ancienne du
rognage du métal par les rois de France : si les billets sont convertibles en or
au cours du jour de leur date d’émission, la valeur des billets est donc
supposée plus forte que celle de la monnaie métallique frappée ! Les résultats
macroéconomiques sont incontestablement positifs jusqu’en 1719 :
amélioration des finances publiques, alimentation de l’économie en liquidités,
reprise des affaires, etc. Law ouvre des succursales dans plusieurs villes de
France (Lyon et Amiens notamment) et l’institution se voit attribuer le nom de
Banque royale en 1718. À ce stade, les recherches historiques sur cet épisode
montrent que la contribution de ce dispositif au système monétaire aurait pu
n’être que positive. Ainsi, comme le souligne ironiquement J.-K. Galbraith,
« le capital liquide souscrit par les actionnaires2 aurait suffi à satisfaire tous
les porteurs de billets désireux d’être remboursés. Le remboursement étant
assuré, peu de gens l’auraient effectivement demandé. Mais il est possible que
l’homme capable de s’arrêter après un tel début n’est pas, et n’a jamais été
de ce monde » (Galbraith, 1975, p. 50). La ligne de fracture au-delà de
laquelle la pérennité du système monétaire est remise en cause est franchie
lorsque Law, sous la pression du régent pour accroître encore davantage les
émissions de billets, décide d’appliquer un mécanisme qu’il a imaginé de
longue date : fonder la contrepartie de la monnaie de crédit non sur des
encaisses métalliques (par définition limitées), mais sur des actifs fonciers
dont la valeur repose sur une évaluation boursière. C’est ce que Galbraith
nomme « l’idée d’une banque de la terre » (Land Money). Law fonde ainsi
une compagnie commerciale, la Compagnie d’Occident, qui devient par la
suite Compagnie des Antilles. Celle-ci exploite des ressources en provenance
d’Amérique comme l’or, mais aussi le tabac notamment grâce à l’obtention
d’un monopole du commerce avec la Louisiane (l’activité de la Compagnie
est ensuite étendue aux Indes). La réussite à court terme est manifeste : il s’en
suit un engouement spéculatif massif conduisant à faire croître dans des
proportions considérables le prix des actions de la Compagnie. Or, c’est sur la
base de ces prix d’actifs que Law fonde sa stratégie d’émission de billets :
ceux-ci ne sont plus convertibles en métal, mais en parts de la société. En
parallèle de la bulle spéculative sur la Compagnie des Antilles qui se
développe, la masse monétaire sous forme de billets explose : au printemps
1719, 100 millions de livres tournois de billets sont émis, 400 millions au
milieu de l’année, puis 800 nouveaux millions en fin d’année. L’euphorie
financière autour de la Compagnie des Antilles s’interrompt brutalement au
début de l’année 1720 avec l’éclatement de la bulle. Le processus de
contagion vers la Banque royale est alors immédiat et massif : une crise de
confiance sur la monnaie éclate puisque la valeur des titres, contrepartie des
billets, s’est effondrée ; crise qui se transforme en panique monétaire dès lors
que les détenteurs de billets comprennent que la Banque n’honorera pas sa
dette (des émeutes ont lieu en juillet 1720 au siège de la Banque, rue
Quincampoix à Paris). La Banque royale fait ainsi faillite la même année et J.
Law fuit la France pour aller s’installer à Venise.
On comprend ainsi pourquoi, durant tout le XVIIIe siècle, la monnaie de
crédit sous forme de billets a quasiment disparu au profit d’un système
presque exclusivement métallique. Les paiements s’effectuent alors
essentiellement à partir de deux formes monétaires : le louis d’or et l’écu
d’argent. Quelques expériences d’établissement de crédit, notamment à partir
de la pratique d’escompte de lettres de change, sont mises en place vers la fin
du siècle, mais toujours de manière marginale. Il faut donc attendre la
Révolution française, puis le Premier Empire pour que la question de
l’articulation entre la monnaie métallique et la monnaie de crédit soit à
nouveau clairement posée. Pourtant, avec l’épisode de la Banque royale, tout
se passe comme si le principe de la monnaie endogène (voir chapitre VI) qui
rend possible le financement de l’économie était perçu pour la première fois.
Cette idée est parfaitement résumée par J.-K. Galbraith : « comme Law
l’avait montré en 1719, le miracle de la création de monnaie par une banque
pouvait stimuler l’industrie et le commerce et donner à chacun, ou presque,
un doux sentiment de bien-être. Les Parisiens ne s’étaient jamais sentis aussi
prospères que pendant cette année merveilleuse. Mais Law avait aussi montré
qu’arrivait inéluctablement un jour, jour terrible, où il fallait faire les
comptes. Tel est […] le problème qui allait occuper l’esprit ou troubler la
cupidité des génies de la finance pendant les deux siècles suivants : comment
avoir le premier résultat sans le second, le miracle sans la catastrophe ? »
(Galbraith, 1975 p. 57).

• FOCUS 2.3. Les assignats de la Révolution française : une


expérience dramatique de papier-monnaie
Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante déclare que les biens du clergé et de la
noblesse seront « mis à la disposition de la nation » pour rembourser la dette de l’État. Une «
Caisse de l’extraordinaire » est créée, avec pour mission d’aliéner les biens fonciers du clergé.
Dans l’attente de la vente de ces actifs réels, la Caisse émet des « assignats », c’est-à-dire des
titres sous forme de promesse de vente, chaque titre étant « assigné » à un actif réel et porteur
d’un intérêt (5 % initialement). Il doit donc être détruit au moment du transfert effectif du droit
de propriété sur l’actif. La première émission par la Caisse porte sur 400 millions de livres
tournois en 1790. Le 17 avril de la même année, une nouvelle émission est proposée, mais
avec un intérêt fixé à 3 %, tandis que les assignats sont dorénavant imposés par l’État comme
monnaie pour effectuer les paiements publics. Le 29 septembre, l’Assemblée transforme les
assignats en « billets au porteur », sans intérêt et destinés à acquitter toutes les dettes exigibles
par l’État. Cela devient alors du papier-monnaie, c’est-à-dire une monnaie fiduciaire émise par
l’État et qui est inconvertible. La spirale inflationniste s’enclenche à ce moment : l’État use
massivement des assignats pour effectuer ses paiements courants et ne les détruit pas à
l’occasion du transfert de propriété des actifs fonciers. La contrepartie sur actif réel devient
bien plus faible que le volume de papier-monnaie émis. En langage économique
contemporain, un tel dispositif n’est viable que sous la condition du maintien d’une forte
asymétrie informationnelle entre l’État (qui sait qu’il ne pourra honorer la dette relative au
papier-monnaie émis et qui en poursuit toutefois l’émission) et la population (qui est détentrice
de créances dont la valeur ne peut que s’effondrer). En 1795, le volume des assignats émis
atteint 7 milliards de livres tournois, de sorte que leur valeur unitaire devient nulle ou quasi-
nulle. Au final, selon Kindleberger, les assignats « enfouirent aussi plus profondément dans le
subconscient du peuple français la paranoïa nationale à l’égard du papier-monnaie et des
banques, et favorisèrent l’accession de Napoléon au pouvoir, d’abord comme consul et ensuite
comme Empereur » (Kindleberger, 1990, p. 141).
Il convient toutefois de préciser que les assignats comme « papier-monnaie » ne doivent pas
être confondus avec des billets de banque. Comme leur nom l’indique, les billets sont émis par
une banque en contrepartie de monnaie métallique et/ou de créances qui sont inscrites au bilan
de la banque, la monnaie émise étant pour celle-ci une dette. Depuis cet épisode historique des
assignats, le « papier-monnaie », en revanche, est associé à l’idée d’une monnaie créée par
l’État sans contrepartie véritable, ce qui conduit à l’idée que le « papier-monnaie » ne peut être
digne de confiance

L’entrée dans la monnaie de crédit débute véritablement au tournant du


XIXe siècle. La Banque de France est créée en 1800 par le Premier consul
Napoléon Bonaparte, décision qui est rapidement suivie de l’instauration du
franc germinal (loi du 28 mars 1803), convertible en or et en argent (système
bimétalliste) et qui conduit à la disparition de l’unité de compte dite « livre
tournois ». La Banque de France est une banque privée qui le restera jusqu’en
1945 ; elle obtient le monopole d’émission de billets de banque le 14 avril
1803, pour une durée de seulement 15 ans et initialement uniquement sur la
ville de Paris. Afin de restaurer une confiance perdue de longue date dans la
monnaie de crédit, ces billets ont cours libre et sont convertibles en or et en
argent. La Banque de France dispose à sa création d’un capital conséquent :
plus de 30 millions de francs germinal en or afin de pouvoir honorer ses
engagements auprès des détenteurs de billets.
On le voit, toutes les précautions sont prises par l’État pour que le lien entre
monnaie métallique et monnaie de crédit soit le plus étroit possible. La suite
du XIXe siècle est parsemée de nombreux allers-retours entre resserrement et
relâchement de la contrainte métallique. Ainsi, il faut attendre le 15 mars 1848
pour que la première expérimentation de cours forcé et de cours légal du billet
de banque ait lieu (voir focus 1.6, chapitre 1), notamment en raison de la
difficulté à tenir la contrainte bimétallique (loi de Gresham, voir chapitre 1,
1.4). La convertibilité du franc ainsi que le cours libre sont cependant rétablis
dès 1850. En 1870, une loi institue le cours légal des billets de la Banque de
France tout en les rendant à nouveau inconvertibles. Le 1er janvier 1878, la
convertibilité est rétablie alors que la loi maintient le cours légal des billets.
Le 5 août 1914, le franc a de nouveau cours forcé : le financement des
dépenses de guerre implique l’accès à des liquidités abondantes, ce qui
conduit au relâchement de la contrainte métallique. Cette situation est
maintenue jusqu’à la loi monétaire du 25 juin 1928, dite « loi Poincaré »3, qui
restaure pour la dernière fois la convertibilité du billet de banque, mais de
manière très limitée, dans la mesure où seule une contrepartie en lingots d’or
peut être exigée. Enfin, la loi du 1er octobre 1936 abroge la loi Poincaré : le
franc, sous forme de billets émis par la Banque de France et sous forme de
pièces émises par le Trésor public (une singularité française !), c’est-à-dire
l’actuelle monnaie divisionnaire, devient inconvertible. C’est par ailleurs la
seule monnaie qui a cours légal : la circulation de la monnaie scripturale par
l’intermédiaire de chèques ou comme actuellement via des cartes bancaires ou
des virements bancaires informatisés a toujours eu cours libre. Ce contexte
institutionnel de cours légal et de cours forcé pour le franc perdure jusqu’à sa
disparition sous forme de monnaie fiduciaire le 1er janvier 2002 (l’euro est mis
en circulation sous forme de monnaie scripturale le 1er janvier 1999 et sous
forme fiduciaire le 1er janvier 2002).

• FOCUS 2.4. Monnaie de crédit et augmentation de la masse


monétaire : attention à la confusion
Il y a monnaie de crédit à chaque fois que la forme de monnaie considérée (une pièce de métal
frappée, un billet de banque, par exemple) implique une créance dont le propriétaire de la
monnaie dispose envers l’institution émettrice ; tandis que, pour celle-ci, la monnaie est une
dette. Dans les économies modernes, les banques ont le monopole de l’émission de monnaie
(les expériences fondées sur le papier-monnaie sont révolues, voir focus 2.3) : pour chaque
dette contractée lorsque la monnaie est émise, la banque enregistre dans son bilan une créance
qui est son exacte contrepartie.
Lorsque le système monétaire repose sur la monnaie métallique et que celle-ci circule comme
moyen de paiement principal, toute monnaie de crédit émise a, en principe, pour contrepartie
une encaisse en métal précieux : la créance sous forme métallique est inscrite à l’actif du bilan
de la banque. Dans ce cas de figure, la monnaie de crédit qui est mise en circulation n’est pas
une monétisation de créance et ne conduit pas à faire croître le volume de monnaie disponible
dans l’économie – la masse monétaire – du fait que la monnaie métallique est retirée du
système. Il y a simple substitution : les billets de banque ou les certificats de dépôt circulent à
la place de l’or, c’est la forme monétaire qui change, tandis que l’effet net sur la masse
monétaire est logiquement nul. Dans un tel système, c’est sur cette base que repose la
confiance. Celle-ci est affaiblie ou rompue dès lors que l’émission de monnaie de crédit par la
banque excède les encaisses métalliques dont elle dispose (faillite de Palmstruch et de Law,
par exemple). On note toutefois qu’il a existé des dispositifs de monétisation de créance
entraînant une hausse de la masse monétaire en situation de monnaie métallique tout en
garantissant la pérennité du système monétaire. Ces dispositifs portent en général sur la courte
période (c’est ce qui se produit par exemple lorsqu’une banque escompte un effet de
commerce sur une durée de quelques semaines), mais ont parfois impliqué des volumes
significatifs de créances monétisées par rapport à la masse monétaire du territoire considéré.
Cette pratique de l’escompte a en particulier été mise en œuvre par la Banque de France au
cours du XIXe siècle (voir chapitre 3,1).
Lorsque le système monétaire repose sur le cours forcé en revanche (comme c’est le cas pour
les systèmes monétaires actuels), chaque opération de monétisation de créance conduit, toute
chose égale par ailleurs, à accroître le volume de la masse monétaire : il n’y a plus de monnaie
métallique qui est retirée du système en contrepartie de la monnaie de crédit émise ! Bien
évidemment, la banque enregistre à l’actif de son bilan une créance (des prêts accordés aux
entreprises et/ou aux ménages qui ont contracté un crédit auprès de la banque, des réserves de
changes en devises, des actifs financiers, etc.), qui est l’exacte contrepartie de la monnaie
créée, laquelle est enregistrée à son passif. Dans ce cas, la confiance dans le système repose :
– d’une part, sur la qualité du dispositif institutionnel qui consiste, pour la banque centrale
notamment, à s’assurer de la solidité des créances détenues par la banque de second rang
en contrepartie de la monnaie (sa dette) que celle-ci a émise ;
– d’autre part, sur la contrainte de liquidité dans la mesure où les clients de banque veulent
pouvoir disposer à tout moment des billets correspant au crédit contracté.

2.6 La démonétisation de l’or


La démonétisation de l’or survient au début du XXe siècle alors que,
paradoxalement, de nombreux pays participent à un régime de changes qui est
supposé paré de nombreuses vertus, dont en particulier celle de permettre la
stabilité monétaire : l’étalon-or. Pour autant, l’idée que le système de l’étalon-
or a conduit à une stabilité économique sans faille et qu’il a bénéficié d’une
longévité importante s’avère discutable. L’étalon-or en tant que système
monétaire international (SMI) implique nécessairement un régime de monnaie
métallique en or au sein de chaque pays qui participe au dispositif. Ce sont
donc des choix politiques relatifs à l’offre interne de monnaie qui prévalent
avant toute participation à ce type de SMI. Il faut par ailleurs que chaque pays
assure la libre circulation internationale de l’or ainsi que la liberté des
changes. C’est la raison pour laquelle la France, par exemple, est entrée
tardivement dans le système de l’étalon-or (1878) : le bimétallisme or-argent
est maintenu pendant une partie importante du XIXe siècle. L’Allemagne, pour
sa part, ne réalise son unification monétaire qu’en 1870, pour une entrée dans
l’étalon-or en 1875. De même, les États-Unis ne renoncent à la frappe libre de
l’argent qu’en 1873 – c’est le « crime de 1873 », selon l’expression de Milton
Friedman (1912-2006) – pour ne finalement adopter officiellement l’étalon-
or qu’en 1900. En fin de compte, selon l’expression de Jean Denizet, «
l’étalon-or a été découvert par hasard » (Denizet, 1982, p. 213). À partir des
années 1870, plusieurs pays (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis
notamment) se joignent à l’Angleterre, parce qu’il se trouve qu’ils ont une
définition en un or de leur monnaie.
Sur le plan interne, au Royaume-Uni, en 1919, le rapport Cunliffe prône un
retour à l’étalon-or avec une telle vigueur que la question pour les
Britanniques ne porte pas sur le fait de savoir si la restauration de la
convertibilité est souhaitable, mais sur le fait de savoir quand et à quelle
parité. Finalement, le Gold Standard Act en 1925 rétablit la convertibilité-or
de la livre sterling sur la base de la parité-or de 1817. La livre se trouve de fait
fortement surévaluée, ce qui génère des conséquences macroéconomiques très
négatives pour l’économie britannique : perte de compétitivité, récession,
montée du chômage. L’enjeu du retour à la convertibilité apparaît ainsi comme
davantage géopolitique qu’économique pour le Royaume-Uni. Comme le
résume Alfred Sauvy (1898-1990), ce retour à l’or est « une question de
prestige, une question de dogme, une question de religion » (1984, p. 90). En
France, la spéculation à la baisse du franc qui accompagne l’arrivée au
pouvoir du Cartel des gauches en 1924-1926 provoque sa dépréciation. Une
politique de stabilisation du franc est mise en œuvre entre 1926 et 1928. Elle
aboutit au « franc Poincaré » en 1928 et à la restauration de la convertibilité-or
de la monnaie française. L’expression « stabilisation » est toutefois trompeuse
en raison du fait que la définition du franc en or est amputée des 4/5e de sa
valeur par rapport à la définition du franc germinal d’avant-guerre. La
restauration de la convertibilité est par ailleurs en réalité limitée : le franc
Poincaré rend possible la conversion en or seulement sous forme de lingots,
tandis que la loi prévoit que l’encaisse-or doit représenter au moins 35 % de la
masse monétaire sous forme de billets et de monnaie scripturale (c’est-à-dire
une contrepartie métallique par rapport à la monnaie de crédit sensiblement
réduite). En fin de compte, la période historique qui s’ouvre à partir des
années 1930 se traduit par un fractionnement de l’espace économique
mondial, tant sur le plan du commerce que sur celui des relations monétaires
internationales. Sur le plan interne à chaque pays, la contrainte métallique
devient de plus en plus difficile à tenir, ce qui conduit finalement à la
démonétisation de l’or pour la plupart des pays, même si le SMI de Bretton
Woods qui s’ouvre à partir de 1944 jusqu’en 1971 est la marque du dernier
attachement historique à l’or comme monnaie. En France, par exemple, la
définition en or du franc Poincaré est abrogée par la loi du 1er octobre 1936 : la
période moderne de la monnaie en cours forcé peut alors débuter.
En résumant, on peut considérer qu’il existe trois causes principales à la
démonétisation de l’or.
>En premier lieu, elle découle de la hausse de la contrainte technique qui
s’imposait aux pays, contrainte liée aux difficultés
d’approvisionnement en or et au quasi impossible maintien des parités
tant sur le plan interne que sur celui des relations monétaires
internationales (le fonctionnement d’un marché des changes fondé sur
l’or devient de plus en plus difficile à réguler avec l’intensification de
la mondialisation commerciale et le développement des flux
internationaux de capitaux jusqu’à la crise de 1929).
>En second lieu, on a assisté à un affranchissement progressif de la
contrainte métallique par les autorités politiques. Certains
économistes, à l’image de Jacques Rueff (1896-1978), considèrent
que cet abandon de la contrainte métallique est lié à un recours abusif
au crédit. La fin de l’étalon-or et, par extension, de la monétisation de
l’or, entraîne les économies modernes vers l’« âge de l’inflation » avec
la généralisation des « faux droits » émis sur l’économie (voir chapitre
5, 2.2.). La conséquence de cet affranchissement est la hausse de la
masse monétaire mondiale. Dans une approche analogue à celle de
Rueff, Pascal Salin (1982) considère que le respect des règles de
l’étalon-or aurait impliqué que les agents créanciers en livres sterling
(et en particulier les banques centrales) en demandent la contrepartie
en métal. La hausse de la masse monétaire aurait été bien moins forte,
ce qui, étant donné la croissance plus soutenue de l’activité, aurait dû
conduire à des baisses de prix rééquilibrantes pour l’économie. Selon
lui, l’étalon-or a été abandonné par choix politique : les États, via les
banques centrales, lui ont préféré un système discrétionnaire qui, dans
la pratique, s’est affranchi de toute contrainte.
>En dernier lieu, la démonétisation de l’or découle également de la
nécessité d’un financement au moins en partie monétaire de la
croissance économique intensive qui s’ouvre à partir du début du XXe
siècle. C’est à ce titre par exemple que John-Maynard Keynes (1883-
1946) qualifie l’or de « relique barbare » et qu’à l’occasion de la
dévaluation de la livre sterling en 1931 (alors qu’il s’était opposé au
retour à la convertibilité-or de la monnaie britannique en 1925), il
annonce : « nous sentons que nous avons enfin les mains libres pour
faire ce qui est raisonnable » (Keynes 1931-1971, p. 109). À la fin des
années 1960, c’est également dans cette optique que se place Robert
Triffin (1911-1993). Celui-ci montre que c’est l’évolution de la
situation économique au tournant du XXe siècle qui rend nécessaire le
basculement vers la monnaie de crédit et qui implique une régulation
consciente des relations monétaires internationales. Ainsi, « la
compatibilité entre les taux élevés de croissance économique, la
stabilité du taux de change et des prix-or fut, en fait, rendue possible
grâce à la croissance rapide et à la gestion avisée de la monnaie
bancaire4, résultat qu’il eut été fort difficile d’atteindre dans les
systèmes métalliques de création de monnaie qui avaient caractérisé
les siècles précédents » (Triffin, 1969 ; cité par Bassoni et Beitone,
1994, p. 62).

3. Des instruments monétaires aux agrégats


monétaires

3.1 Les instruments monétaires modernes


Les formes de monnaie modernes correspondent d’une part à la monnaie
fiduciaire et d’autre part à la monnaie scripturale, qui constituent ensemble la
masse monétaire.

• FOCUS 2.5. La masse monétaire au sein de la zone euro


Dans la zone euro, la monnaie est constituée par l’ensemble des avoirs monétaires détenus par
les agents non financiers (ANF) auprès des institutions financières monétaires (IFM). Ainsi, la
définition de la masse monétaire repose sur la distinction entre les agents émetteurs de
monnaie (IFM) et les agents détenteurs de monnaie (ANF) ; l’État est conventionnellement
considéré comme neutre du point de vue monétaire. Les avoirs détenus par les IFM auprès de
la BCE ne sont donc pas comptabilisés dans la masse monétaire.

La monnaie fiduciaire est composée des billets de banque et de la monnaie


divisionnaire. Les billets de banque sont émis par la banque centrale du
territoire considéré (la Banque centrale européenne au sein de la zone euro, la
Banque centrale d’Angleterre pour la livre sterling, la Banque fédérale
américaine – FED – pour l’US dollar, etc.). Ces billets ont aujourd’hui cours
légal et cours forcé (l’or est démonétisé dans tous les espaces monétaires). La
deuxième composante de la monnaie fiduciaire est la monnaie divisionnaire. Il
s’agit des pièces de monnaie nommées ainsi en raison du fait qu’elles divisent
l’unité de compte. En France, cette monnaie est fabriquée par le Trésor public
(agent financier de l’État) pour ensuite être vendue à la Banque de France à sa
valeur faciale. Avec cette pratique, le Trésor public perçoit un revenu du fait
de l’existence d’une différence entre la valeur faciale des pièces (deux euros,
par exemple) et la valeur intrinsèque de la pièce évaluée aux coûts de
production (quelques centimes pour une pièce de deux euros)5.
La monnaie scripturale, pour sa part, est constituée de l’ensemble des
sommes inscrites dans les banques au crédit des comptes à vue sur des « livres
» tenus soit sur des supports papier, soit sur des supports électroniques. La
monnaie scripturale satisfait la condition de pouvoir libératoire général dans la
mesure où les comptes courants impliquent l’usage de divers instruments de
paiement, tels que le chèque bancaire, la carte bancaire ou encore le
prélèvement/virement bancaire, qui permettent de régler les transactions sans
impliquer une conversion en monnaie fiduciaire (même si, bien entendu, cette
conversion est un droit sur simple demande pour l’agent non financier et une
obligation pour la banque). La monnaie scripturale est émise par des banques
dites de second rang, c’est de la monnaie banque de second rang – monnaie
BSR – qui se distingue de la monnaie émise par la banque centrale – monnaie
BC – (voir focus 2.6). Il convient enfin de préciser qu’il ne faut pas confondre
la monnaie scripturale avec les instruments de circulation de cette monnaie,
comme le chèque ou la carte bancaire, qui ne sont en effet pas de la monnaie
(leur destruction ne conduit pas à la destruction de la monnaie scripturale, qui
reste disponible sur le compte à vue de l’agent non financier – ANF).

• FOCUS 2.6. Monnaie BSR et monnaie BC


La monnaie émise par les banques de second rang (monnaie BSR) est une monnaie
exclusivement scripturale : elle n’a pas cours légal, elle dépend du rapport de confiance qui
existe entre la banque émettrice et l’ANF qui choisit d’ouvrir un compte dans cette banque,
même si ce rapport de confiance est lui-même inscrit dans un dispositif institutionnel plus
large qui engage la totalité de la communauté de paiement (voir chapitre 2, 2). Cela signifie
par exemple que les autres ANF sont toujours en mesure de refuser un paiement par chèque
et/ou au moyen d’une carte bancaire en provenance de la banque concernée, même si, dans la
pratique, ces moyens de paiement sont devenus majoritaires6.
La banque centrale, c’est-à-dire la banque de premier rang, émet pour sa part de la monnaie
banque centrale – monnaie BC – ou « monnaie centrale ». Cette monnaie dispose d’un statut
supérieur dans le système monétaire dans la mesure où, notamment, elle permet aux BSR de se
refinancer suite aux opérations de monétisation de créances qu’elles réalisent. La monnaie BC
alimente la masse monétaire sous forme de monnaie fiduciaire (les billets de banque émis par
la BC ainsi que la monnaie divisionnaire). Dans la zone euro actuellement, une partie de la
monnaie centrale est incluse dans la masse monétaire : il s’agit des billets et des pièces détenus
par les ANF. Une autre partie de la monnaie centrale, celle qui est détenue par les IFM sous
forme scripturale ou fiduciaire, n’est pas comptabilisée dans la masse monétaire.
Pour les économistes monétaristes, la monnaie centrale est appelée base monétaire, dans la
mesure où, selon eux, sa détention par les BSR est la condition préalable à la création de
monnaie (voir chapitre 3).

Schéma 2.1. Les formes de monnaie


3.2 Les agrégats monétaires
Les agrégats monétaires sont des indicateurs statistiques construits par les
autorités monétaires, qui ont vocation à mesurer la quantité de monnaie
disponible à un moment donné dans une économie, c’est-à-dire la masse
monétaire. La définition de la monnaie reposant sur le critère de liquidité, les
autorités monétaires procèdent à un classement conventionnel des actifs
monétaires puis financiers selon leur degré de liquidité (voir chapitre 1, 1.4).
La mesure des agrégats monétaires repose sur la distinction entre deux
catégories d’agents entre lesquels la monnaie circule :
• d’une part, les agents émetteurs de monnaie. Il s’agit des institutions
financières monétaires (IFM) qui émettent au sein d’un territoire
donné des dettes possédant un degré élevé de liquidité. Ce type d’IFM
prend le nom de banque (voir chapitre 7) ;
• d’autre part, les agents détenteurs de monnaie. Il s’agit de tous les
agents non financiers (ANF) résidant dans la zone considérée, c’est-à-
dire les ménages, les sociétés non financières et les institutions
financières non bancaires.
La masse monétaire se définit par conséquent comme le volume total de
monnaie en circulation sur le territoire considéré à un moment donné. La
monnaie étant définie comme la liquidité absolue, sa mesure suppose que l’on
arrête conventionnellement des degrés de liquidité, ces derniers étant
représentés par trois agrégats de la masse monétaire.
Dans la zone euro, les agrégats monétaires sont définis par la BCE à partir
d’une méthode qui était déjà en vigueur avant sa création : trois agrégats sont
distingués, du plus étroit au plus large, et définis selon un principe
d’emboîtement progressif (le plus étroit étant inclus dans l’agrégat moyen, lui-
même intégré dans l’agrégat le plus large).
L’agrégat M1 regroupe les moyens de paiement qui présentent le degré de
liquidité le plus élevé (le pouvoir libératoire dans leur cas est illimité). Il
regroupe la monnaie divisionnaire, les billets et les dépôts à vue (c’est-à-dire
les sommes déposées par les ANF sur des comptes courants). L’agrégat M1
représente ainsi la monnaie au sens strict.
M2 est un agrégat intermédiaire qui inclut M1 et auquel s’ajoutent deux
autres types d’actifs qui sont également considérés comme des actifs
monétaires : d’une part, des dépôts bancaires moins liquides que les dépôts à
vue dans la mesure où ils sont transférables sous forme de M1 selon un
préavis inférieur ou égal à trois mois (par exemple, en France les livrets
réglementés tels que le livret A de la Caisse d’épargne, les livrets de
développement durable, les livrets d’épargne populaire, etc.) ; d’autre part, des
dépôts à terme d’une durée initiale inférieure ou égale à deux ans, ce qui
implique qu’une demande de conversion vers M1 n’est possible qu’à
l’échéance (l’exemple type est celui des plans d’épargne logement).
Enfin, l’agrégat M3 inclut M2 auquel s’ajoutent des instruments
négociables du marché monétaire émis par le secteur des IFM. Il s’agit des
titres d’OPCVM (organisme de placement collectif en valeur mobilière)
monétaires, autrement dit les titres les plus liquides qui sont émis par les
OPCVM, auxquels on ajoute les titres donnés en pension livrée, ainsi que des
titres de créance d’une durée initiale inférieure ou égale à deux ans émis par
des IFM7.
M3 regroupe ainsi, en plus de M2, des instruments qui sont émis par le
secteur des IFM, c’est-à-dire les actifs les plus liquides négociables sur le
marché des capitaux. On parle parfois de « monnaie au sens large » pour
caractériser M38. C’est en particulier sur cet agrégat M3 que la BCE se fonde
pour conduire sa politique monétaire (voir chapitre X).
Ces trois agrégats de la masse monétaire sont représentés d’une part dans le
schéma 2.2. et d’autre part dans le tableau 2.1 s’agissant des données
numériques.

Schéma 2.2. Les agrégats monétaires dans la zone euro


Tableau 2.1. Agrégats monétaires France et zone euro
Encours en milliards d’euros, décembre 2015

Source : À partir de Banque de France, bulletin n° 207, octobre 2016 ; calculs réalisés par les auteurs.

Plusieurs faits saillants peuvent être extraits du tableau 2.1.


>En premier lieu, on observe que la monnaie fiduciaire dans la zone
euro (billets et monnaie divisionnaire) ne représente en 2015 plus que
9,5 % de la masse monétaire, alors que cette part relative s’établissait à
plus de 50 % dans les années 1930, au moment de la démonétisation
de l’or. Cette évolution atteste par conséquent du processus de
dématérialisation de la monnaie9.
>En deuxième lieu, M1 représente, avec plus de 60 % de la masse
monétaire au sein de la zone euro, l’agrégat majoritaire : les ANF de la
zone optent davantage pour des avoirs sous la forme la plus liquide.
>On constate enfin que les actifs les moins liquides (mesurés par le
solde M3 – M2) représentent moins de 6 % de la masse monétaire
totale dans la zone euro.
1. En latin, le mot « pecus » signifie « troupeau », mais aussi « richesse mobile », d’où dérive le mot « pécuniaire ». De ce point
de vue, le bétail comme la monnaie s’apparentent à des richesses « qui se déplacent ».
2. Galbraith évoque dans ce passage les actionnaires de la Banque royale qui augmentent en nombre au fur et à mesure que celle-
ci accroît son capital.
3. Le « franc Poincaré » de 1928 repose sur un retour à la convertibilité-or du franc. Toutefois, sa valeur est amputée des 4/5e par
rapport à la valeur or du franc germinal.
4. Avec l’expression de « monnaie bancaire », R. Triffin parle en fait de la monnaie de crédit.
5. Il s’agit là d’un héritage du « droit de seigneuriage » attribué au pouvoir royal lorsque celui-ci avait le privilège de pouvoir «
battre monnaie » dans un contexte de monnaie métallique.
6. Il faut toutefois noter que si seule la monnaie fiduciaire a cours légal, dans le cas de figure où la transaction porte sur des
sommes élevées, le paiement en billets est interdit par la loi afin d’éviter les pratiques conduisant à de la fraude fiscale. Dans ce cas,
le paiement est nécessairement scriptural et s’effectue en monnaie BSR.
7. Par conséquent, les actifs qui ont une durée supérieure à deux ans sont des actifs financiers non pris en compte dans les
agrégats monétaires.
8. Se fondant sur l’exigence de liquidité, André Chaîneau considérait que « la monnaie, c’est M1 ».
9. La monnaie fiduciaire n’est pas renseignée dans le tableau s’agissant de la France dans la mesure où, au sein du SEBC actuel,
les billets de banque et la monnaie divisionnaire ne sont plus rattachés à un territoire national, mais circulent, au sein de la zone,
entre les différents États membres.
Chapitre 3

La création monétaire
Dans les économies modernes où les métaux précieux sont démonétisés, ce
sont les banques qui disposent du pouvoir de création monétaire. Elles
procèdent pour cela à des monétisations de créance, mécanisme par lequel
elles transforment des créances non monétaires en monnaie. On distingue
typiquement deux cas de figure :
• lorsqu’un agent non financier (ANF) est en besoin de financement, il
peut passer un contrat avec une banque, sous forme d’un crédit
bancaire qui institue une relation de créance et de dette entre la banque
et cet agent. Il s’agit là de la fonction traditionnelle des banques dans
le système monétaire actuel : lorsqu’une banque octroie un crédit à la
consommation à un ménage, par exemple, celui-ci a une dette envers
la banque (obligation de rembourser le crédit augmenté des intérêts) et
la banque a une créance envers l’agent qui est la stricte contrepartie de
la dette ;
• lorsqu’un ANF est propriétaire d’une créance sur un autre ANF,
comme une lettre de change (voir focus 3.1) ou encore un titre
obligataire, cette créance a comme inconvénient de ne présenter qu’un
pouvoir libératoire limité (une obligation est un actif financier, ce n’est
pas un moyen de paiement général et son bid ask spread n’est pas nul,
voir chapitre 1, 1). Il est par conséquent possible à l’ANF, propriétaire
de la créance, de s’adresser à une banque afin que celle-ci transforme
la créance en monnaie (cas de l’escompte de la lettre de change) ou
encore que la banque achète directement le titre de créance s’il est
négociable sur le marché financier. Dans ce cas, il y a également
monétisation de créance, et donc création monétaire.
Dans ces deux cas de figure, une monnaie « nouvelle » circule dans
l’économie. Cette monnaie est une dette pour la banque émettrice dans la
mesure où, ayant crédité le compte de son client, elle est obligée de satisfaire
les exigences de ce dernier (retraits au guichet, règlements par chèque,
virements bancaires, etc.). C’est la raison pour laquelle on dit que la monnaie
est une dette qui permet de s’acquitter de toutes les dettes.

• FOCUS 3.1. Qu’est-ce qu’une lettre de change ?


Une lettre de change est un type particulier d’effet de commerce. Il s’agit d’un titre de créance,
c’est-à-dire un document qui institutionnalise une relation de créance et de dette entre deux
agents économiques. La lettre de change circule par endossement, c’est-à-dire qu’elle doit,
d’une part, être signée par l’agent endetté (pour lequel elle est une reconnaissance de dette)
afin de pouvoir être valide et, d’autre part, faire l’objet d’une reconnaissance par une
institution bancaire. Par exemple, une entreprise (ANF1) vend des produits intermédiaires à
une autre entreprise (ANF2) qui les transforme en biens de consommation finale et les vend
sur le marché. Si l’ANF2 demande un délai de trésorerie, l’ANF1 peut accepter que le contrat
commercial qu’il passe avec l’ANF2 repose sur une lettre de change : l’ANF2 s’engage à
s’acquitter du paiement à une date ultérieure (par exemple, sous 60 jours) par l’intermédiaire
de la banque auprès de laquelle celui-ci dispose d’un compte. La banque produit alors un
document validé par la signature de l’ANF2 (la lettre de change), document dont l’ANF1
devient le propriétaire. On dit que l’ANF1 est le « bénéficiaire » de la lettre de change ; que
l’ANF2 est le « tireur » de la lettre de change ; et, enfin, la banque le « tiré ». Cette créance est
négociable, ce qui signifie que l’ANF1 peut la revendre avant échéance s’il trouve acquéreur.
Cependant, elle présente un pouvoir libératoire limité : ce n’est pas de la monnaie. À
l’échéance, l’agent B (qui a vendu sa production sur le marché) solde sa dette envers l’agent A
et la lettre de change est détruite.
La pratique des lettres de change a été importante en France durant le XIXe siècle et elle a
perduré dans l’activité bancaire, même si elle a tendance à être remplacée par l’affacturage,
notamment depuis le début des années 1980 en France.

La compétence attribuée aux banques en matière de création monétaire


dépend directement du contexte institutionnel. Dans un système de monnaie
métallique, le mécanisme de la création monétaire obéit à des logiques qui
sont significativement différentes de celles qui prévalent dans un système de
monnaie de crédit dans lequel les métaux précieux ont été démonétisés.

1. La création monétaire dans un système de


monnaie métallique

1.1 Le banquier mandataire


Dans un système de monnaie métallique pur dépourvu de monnaie de crédit
(voir chapitre 2,1), il n’existe pas de mécanisme de création monétaire par les
banques. En effet, si seule la monnaie métallique circule, le banquier est un
mandataire dans le sens où il reçoit en dépôt une quantité de monnaie
métallique en contrepartie de laquelle il fournit une reconnaissance de dette
qui peut, le cas échéant, servir d’instrument de paiement ou qui peut être
convertie en monnaie métallique en un autre lieu ou à un moment différé. Il
n’y a pas de création de monnaie dans la mesure où le montant du « papier »
en circulation est strictement égal à la quantité de métal précieux mise en
réserve par le banquier : la masse monétaire ne change pas. Dans un tel
système, l’offre croissante de monnaie, et donc la hausse de la masse
monétaire repose exclusivement sur la mise en circulation de nouveaux
métaux précieux qui sont monétisés. C’est par exemple ce qui se produit à
partir du XVIe siècle avec l’afflux en Europe de métaux en provenance du
nouveau monde et qui conduit à la première expression de la théorie
quantitative de la monnaie par Jean Bodin (1530-1593) (voir chapitre 4, 1).
La monnaie de crédit est dans ce cas précis, selon la formule de Pierre Bruno
Ruffini, un « substitut monétaire » (Ruffini, 1996, p. 102). Autrement dit, elle
fonctionne comme un « ticket de consigne » : elle est un récépissé de dépôt
pour le client et une reconnaissance de dette pour la banque, qui est donc un
simple mandataire. Les billets ont cours libre et sont convertibles de sorte qu’à
tout moment et sur simple demande, les agents qui en sont les propriétaires
peuvent exiger leur conversion en monnaie métallique auprès de la banque
concernée ou d’une banque qui lui est liée. Le métier de banquier, dans ce cas
de figure, consiste à gérer les stocks de métaux précieux et à s’assurer de la
correspondance entre les billets en circulation et la monnaie métallique. Le
système économique a un intérêt manifeste à ce que la circulation de la
monnaie métallique se réduise (coûts de transport, risque élevé, etc.) et le
banquier produit un service marchand pour lequel il est rémunéré.
Pour autant, comme son nom l’indique, la monnaie de crédit implique bien
une opération de crédit dans la mesure où une relation de créance et dette
nouvelle est instaurée entre la banque et le client, même si cette opération de
crédit ne donne pas lieu à une création monétaire. Comme toute opération de
crédit, ce dispositif repose sur la confiance : les agents doivent être
convaincus que la banque honorera sa dette en toute occasion. C’est la raison
pour laquelle cette confiance est d’autant plus forte que la banque dispose
d’un réseau important de succursales et/ou de correspondants couvrant les
grands circuits commerciaux grâce auquel elle augmente sa capacité à
répondre à la demande de convertibilité de ses clients.
Ce mécanisme peut être présenté sous la forme d’un bilan bancaire
simplifié que l’on compare au bilan simplifié de l’agent concerné.
Considérons pour l’instant que, comme pour n’importe quelle entreprise, le
bilan d’une banque reflète, à une date donnée, l’état de ses créances (à l’actif)
et l’état de ses dettes (au passif). Par construction comptable, le bilan bancaire
est équilibré.

Tableau 3.1. Bilan bancaire simplifié en situation de monnaie


métallique sans création monétaire

Bilan simplifié de l’agent

La banque inscrit à son actif l’or reçu en dépôt (encaisse métallique) et à


son passif le certificat de dépôt émis. En effet, le détenteur du certificat de
dépôt peut, à tout moment, en obtenir la conversion en or. De son côté, l’agent
enregistre à l’actif de son bilan le certificat de dépôt qu’il détient et qui se
substitue à l’or qu’il a remis en dépôt à la banque. Dans ce cas de figure, le
ratio de couverture (monnaie métallique/certificat de dépôt) est de 100 %.

1.2 Monétisation de créance et relâchement de la


contrainte métallique
Dès lors que la pratique d’émission de monnaie de crédit s’intensifie alors
que le système monétaire reste fondé sur la monnaie métallique, cela se traduit
par un changement de nature de l’activité bancaire. Celle-ci remplit à partir de
ce moment une fonction inédite : transformer la monnaie métallique en
monnaie de crédit tout en émettant de la monnaie de crédit en quantité
supérieure aux encaisses métalliques.
En effet, dans un système fondé sur la monnaie métallique, il peut exister
un mécanisme de création monétaire dès lors que la monnaie de crédit (MC)
mise en circulation n’a pas pour contrepartie un retrait équivalent de monnaie
métallique (lorsque la monnaie métallique est retirée de la circulation entre les
agents non financiers – ANF –, elle devient une encaisse métallique pour la
banque, notée EM). On a alors MC > EM. C’est ce qui se produit, par exemple,
lorsqu’une banque pratique l’escompte d’une lettre de change (voir focus 3.1).
Avant l’échéance de la lettre de change, le bénéficiaire (l’ANF1, propriétaire
de la créance) peut demander à la banque de monétiser le titre de créance afin
de disposer de son équivalent en moyens de paiement. La banque enregistre
alors à l’actif de son bilan la créance (la lettre de change) dont elle devient la
propriétaire en contrepartie des billets qu’elle émet (sa dette) et qu’elle délivre
à l’ANF1. Dans ce cas, la monnaie de crédit a pour contrepartie un actif
financier (le titre de créance) et non de la monnaie métallique : il y a bien
création de monnaie. À l’échéance prévue par le contrat (60 jours, par
exemple), l’ANF2 (le tireur) rembourse la banque, il solde sa dette pour un
montant exactement identique à la monnaie de crédit émise par la banque : la
monnaie initialement créée est détruite (voir tableau 3.2).

Tableau 3.2. Bilan bancaire simplifié en situation de monnaie


métallique avec escompte de lettre de change

Un mécanisme de création monétaire sous contrainte métallique est


également à l’œuvre dès lors que, toute chose égale par ailleurs, une banque
prête une partie de ses avoirs métalliques à un ANF : le volume de EM se
contracte et devient alors inférieur au volume de MC en circulation : EM < MC.
En effet, si la monnaie métallique est utilisée comme moyen de paiement le
plus courant dans l’économie, un agent peut demander à sa banque un prêt en
monnaie métallique en contrepartie d’un effet de commerce (par exemple, un
billet à ordre) de 100 £. La banque enregistre alors à l’actif de son bilan l’effet
de commerce d’une valeur de 100 £ qu’elle escompte, c’est-à-dire qu’elle
transforme en monnaie et qu’elle met en circulation (dans ce cas de figure en
monnaie métallique) pour un montant égal. Avec cette opération, le volume
d’avoirs métalliques en réserve dans la banque se contracte (il passe dans cet
exemple de 200 £ à 100 £). De ce fait, la masse monétaire en circulation dans
l’économie passe de 200 £ à 300 £, c’est-à-dire les 200 £ de billets
précédemment émis auxquels s’ajoutent les 100 £ de monnaie métallique
réinjectés dans le circuit économique. Le tableau 3.3 résume cette séquence.

Tableau 3.3. Bilan bancaire simplifié avant le prêt de monnaie


métallique

Bilan bancaire simplifié après le prêt de monnaie métallique

À ce stade, le ratio de couverture est de 50 % (100 £ d’encaisses


métalliques/200 £ de billets en circulation). À l’échéance (généralement
quelques mois plus tard), l’ANF rembourse à la banque le montant
correspondant à l’effet de commerce, ce qui éteint la relation de créance et de
dette. Soit l’ANFrembourse sa dette en monnaie métallique ce qui rétablit le
ratio de couverture (monnaie métallique/monnaie de crédit) à 100 % pour la
banque ; soit l’ANF rembourse sa dette en billets, ce qui réduit le volume des
billets en circulation dans l’économie et rétablit également le ratio de
couverture à 100 %. Dans les deux cas de figure, la masse monétaire se
contracte et retrouve son montant initial de 200 £ (la monnaie correspondant
au crédit de 100 £ est détruite). On vérifie à partir de cet exemple que l’octroi
d’un crédit bancaire se traduit par une création de monnaie et que le
remboursement du crédit conduit à une destruction de monnaie.
Ces deux types de pratiques (hausse du volume de monnaie de crédit (MC)
pour un volume d’encaisses métalliques (EM) constant ou baisse du volume
d’EM pour un volume de MC constant) conduisent bien à un relâchement de la
contrainte métallique, dans la mesure où la masse monétaire augmente sans
qu’il y ait monétisation de nouveaux volumes de métaux précieux. Toutefois,
ce dispositif ne remet pas nécessairement en cause la fiabilité du système
monétaire pour au moins deux raisons :
• la vitesse de circulation de la monnaie est importante : la monétisation
de créance porte en effet sur des délais relativement courts (entre
quelques semaines et quelques mois), de sorte que le mécanisme de
création/destruction de monnaie s’effectue sur de brèves échéances.
Cela s’explique par le fait que la pratique de l’escompte vise
principalement à répondre aux problèmes de trésorerie des entreprises
;
• les garanties institutionnelles qui permettent la confiance sont solides
notamment du fait que, sur la base de son expérience, le banquier
s’assure que son stock d’or est toujours suffisant pour faire face aux
demandes de remboursement des porteurs des billets qu’il a émis.
Ainsi, malgré la contrainte métallique, la spécificité de la fonction bancaire
apparaît : en créant de la monnaie, la banque procède à une avance sur
richesse1, elle finance des ANF en besoin de financement sans avoir recours à
des richesses déjà existantes (une partie de l’épargne). Ce faisant, les limites
d’un système monétaire totalement couvert par des encaisses métalliques sont
repoussées : le financement monétaire de l’activité, et donc à terme de la
croissance économique, devient possible. Ce mécanisme de création
monétaire sous contrainte métallique repose cependant sur plusieurs
conditions. En effet, le banquier se livre à un pari bancaire : l’avance sur
richesse que constitue la monétisation de créance suppose pour lui, d’une part,
que l’ANF qui contracte la dette soit solvable (le besoin de financement de
l’ANF traduit une situation d’illiquidité, mais ne doit pas s’accompagner
d’une situation d’insolvabilité) et, d’autre part, que tous les ANF détenteurs de
billets émis par la banque (si celle-ci dispose du pouvoir d’émission de ce type
de monnaie de crédit) ne viennent pas demander leur contrepartie métallique
simultanément. Le cœur de métier de la banque consiste ainsi à évaluer la
solvabilité des ANF qui contractent des dettes envers elle (en cas
d’insolvabilité, la banque doit supporter des coûts qui peuvent se révéler très
importants). Par ailleurs, la confiance que les ANF accordent à la banque est
fonction du niveau de prudence avec lequel celle-ci se livre à son activité de
monétisation de créance. Le banquier doit assurer d’une part la solvabilité de
la banque grâce à la qualité de ses actifs et d’autre part sa liquidité, dans la
mesure où son émission de monnaie de crédit doit être raisonnablement
proportionnelle à son encaisse métallique.
En fin de compte, le processus de création monétaire sous contrainte
métallique a été pratiqué assez fréquemment au cours de l’histoire et s’est
parfois accompagné de crises bancaires gravissimes lorsque le dispositif
institutionnel au sein duquel il s’insérait était défaillant (en particulier en
l’absence de banque centrale, comme c’est le cas à l’occasion de la crise de
Law en 1720 en France ; voir chapitre 2, 2). Dès lors que la qualité du
contexte institutionnel s’améliore, le mécanisme de création de monnaie peut
se révéler compatible avec le maintien de la contrainte métallique sans générer
systématiquement des crises bancaires. Toutefois, il apparaît dans le courant
du XIXe siècle que le rythme de progression de la masse monétaire nécessaire
au financement de l’économie n’est pas suffisant en situation de contrainte
métallique. La démonétisation de l’or au début du XXe siècle transforme alors
en profondeur le mécanisme par lequel la monnaie est créée.

2. La création monétaire dans les systèmes


monétaires modernes

2.1 Quelques représentations sur les banques et la


création monétaire
Dans les représentations collectives, la banque est perçue comme une
institution qui finance certains agents économiques (des entreprises, des États
et des ménages) en prêtant des avoirs qui ont préalablement été déposés sur
des comptes qu’elle gère et dont d’autres agents sont les propriétaires. Nous
venons de voir que, même dans un système monétaire fondé sur la monnaie
métallique, cette idée n’est recevable (même si c’est au prix d’une certaine
approximation !) que dans le strict cas de figure d’absence de toute pratique
de monétisation de créance par les banques. Dans ce cas seulement, le
banquier n’est effectivement qu’un mandataire qui substitue une forme
monétaire (la monnaie métallique) à une autre (la monnaie de crédit) et qui
peut ainsi procéder à une réallocation de l’épargne en fonction des besoins de
financement des agents économiques. Cet argument est énoncé par Joseph
Aloïs Schumpeter (1883-1950) dans son Histoire de l’analyse économique
(1954) : « les déposants deviennent et demeurent les prêteurs à la fois au sens
où ils prêtaient (‘‘confiaient’’) leur argent aux banques et au sens où ils en
sont, en dernière analyse, les prêteurs au cas où les banques prêtent elles-
mêmes une partie de cet argent2. […] Tant que les déposants restent des
prêteurs, les banquiers restent des intermédiaires qui collectent le capital
liquide à des sources innombrables en vue de le mettre à la disposition des
commerçants. Ils n’ajoutent rien à la masse existante des avoirs liquides3,
même s’ils les font travailler davantage » (Schumpeter, 1954-1983, T. III, p.
470). Dans un tel système, on vérifie bien que les dépôts font les crédits, c’est-
à-dire que les avoirs déposés par les ANF sur leurs comptes bancaires sont
utilisés par les banques pour octroyer des prêts à d’autres ANF en besoin de
financement. Or, au moins à partir de 1800 dans les pays qui connaissent la
révolution industrielle, les pratiques de monétisation de créances par les
banques se sont fortement développées. Dès lors, l’idée que les banques sont
de simples mandataires et que les crédits qu’elles proposent pourraient tout
autant être proposés par d’autres agents en capacité de financement (des
ménages, par exemple, mais aussi des institutions financières non bancaires)
devient fausse au regard du fonctionnement réel du système monétaire. Les
banques ont développé un cœur de métier singulier dans la mesure où leur
activité principale porte sur des opérations de création monétaire. Avec la
disparition des encaisses métalliques suite au passage à un système généralisé
de cours forcé (voir chapitre 2, 2.6), le mécanisme par lequel les banques
émettent de la monnaie de crédit change radicalement. Dans le système
monétaire moderne, les propriétaires de dépôts bancaires « ne prêtent rien si
l’on entend par là qu’ils se privent de l’usage de leur argent4 : ils continuent à
dépenser, payant par chèque au lieu de payer en espèces5. La théorie à
laquelle les économistes se cramponnaient avec tant de ténacité en faisait des
épargnants alors qu’en fait ils n’épargnaient pas, et n’avaient même pas envie
de le faire ; elle leur attribue une influence sur l’offre de crédit qu’ils n’ont
pas. […] Néanmoins, il a été extraordinairement difficile aux économistes
d’admettre que les prêts bancaires et les placements bancaires créent des
dépôts » (Schumpeter, 1954-1983, T. III, pp. 471-472). Le mécanisme du pari
bancaire se trouve alors être au fondement du nouveau dispositif institutionnel
qui caractérise le système monétaire moderne. Les banques monétisent des
créances sur la base d’aucune détention préalable de monnaie : elles créent la
monnaie qu’elles prêtent. On dit que la création monétaire s’effectue ex nihilo.
En dépit de l’image trompeuse selon laquelle les dépôts des épargnants sont le
socle à partir duquel les banques procèdent à des crédits (les « dépôts font les
crédits »), c’est en réalité le mécanisme inverse qui est à l’œuvre : ce sont les
opérations de monétisation de créance des banques qui, générant des flux de
richesse et donc de revenus futurs, rendent possibles les dépôts ultérieurs des
agents (« les crédits font les dépôts »6).

• FOCUS 3.2. Le banquier comme intermédiaire financier :


attention aux contrevérités !
La création monétaire est sans doute l’un des mécanismes économiques qui illustre le mieux la
nécessité d’une grille de lecture abstraite pour permettre une explication satisfaisante du réel.
En effet, si l’observation spontanée et intuitive des faits semble conduire à une interprétation
crédible de la place des banques dans l’économie et de leur activité de financement, il s’avère
en réalité qu’avec cette démarche inductive, on aboutit à une série de contrevérités qui sont
autant d’obstacles à la compréhension du mécanisme de création monétaire tel qu’il se produit
effectivement. En apparence pourtant, la représentation fausse communément admise présente
une certaine cohérence. Cette représentation peut être résumée par la séquence suivante :
– la banque dispose de dépôts en provenance de ses clients. Plus elle a de clients, plus son
niveau de dépôts s’élève ;
– sur la base de ces dépôts, la banque opère des « prêts » auprès des agents en besoin de
financement. En ce sens, la banque est censée procéder comme n’importe lequel de ses
clients : avant d’effectuer un prêt, on suppose qu’elle vérifie que son « compte est
approvisionné »7. Le prêt bancaire suppose donc un prélèvement sur certains dépôts ;
– pour que le système fonctionne, on suppose que tous les clients de la banque ne vont pas
retirer leurs avoirs simultanément, étant donné que certains d’entre eux ne sont plus
disponibles (ils ont été prêtés à d’autres agents). La représentation fonctionne ici à partir
du schéma d’une « tirelire collective », gérée par la banque et dans laquelle celle-ci puise
les avoirs qu’elle prête : tant que les prêts s’effectuent sur des volumes « raisonnables »
par rapport à la totalité des avoirs contenus dans la tirelire, le système reste fonctionnel ;
– chaque crise monétaire, liée à une crise de confiance dans la banque, révèle bien une
situation de demande de retrait collectif et massif des avoirs.
En fin de compte, cette interprétation qui semble frappée au coin du bon sens repose sur une
suspicion initiale : le banquier est un « escroc légal » qui prête (avec profit !) ce qui ne lui
appartient pas et la crise se manifeste dès lors qu’il abuse de cette prérogative. Les demandes
de retrait de la part des clients, qui « réalisent » que l’activité du banquier est
déraisonnablement spéculative, précipitent alors la banque vers l’insolvabilité. Le comble du
cynisme semble atteint lorsque les autorités politiques et monétaires mobilisent des fonds
publics pour renflouer les banques, qui ont délibérément abusé de cette escroquerie !
De surcroît, certains faits avérés semblent confirmer cette interprétation. En premier lieu, il est
manifeste que les banques recherchent de nouveaux clients (les campagnes publicitaires des
principales banques en France et en Europe sont souvent explicitement tournées vers cet
objectif). Ensuite, certains services rendus par les banques semblent aussi confirmer cette
fonction de mandataire (les banques ont développé depuis longtemps des activités de conseil
en gestion de patrimoine pour le compte de leurs clients, par exemple). Enfin, le discours
économique ambiant (celui des ménages, mais aussi directement des banquiers) atteste du fait
que plutôt que de laisser « dormir » les avoirs sur un compte, il est préférable de les faire «
travailler ».
Pour autant, on peut vérifier point par point que ce raisonnement est faux. Il repose sur une
incohérence logique interne qui est révélée notamment par les deux remarques suivantes :
– nous avons déjà montré que la monnaie n’est pas un actif réel (voir chapitre I). Elle est
fondamentalement une dette. Par conséquent, la banque ne peut gérer les prêts bancaires
qu’elle propose comme s’il s’agissait d’un stock d’actifs qui lui préexiste et qu’elle
déplacerait selon les besoins de ses clients8 ;
– surtout, les clients de la banque peuvent vérifier à n’importe quel moment que les avoirs
dont ils sont propriétaires restent visibles et disponibles sur leurs comptes bancaires ! Par
conséquent, sauf à pousser jusqu’à l’extrême la suspicion du « banquier escroc » qui
ferait apparaître sur des comptes en ligne des sommes qui n’y sont pas, cette observation
suffit à remettre en cause le schéma de la tirelire collective. Les dépôts des clients sont
leur propriété et la banque ne peut pas en faire usage.
La banque crée donc la monnaie qu’elle prête !

Cette figure du banquier mandataire, qui prête en servant simplement


d’intermédiaire, reste prégnante dans les représentations collectives
aujourd’hui encore (voir focus 3.1). Il importe par conséquent de rompre avec
cette conception conduisant à une explication erronée du réel. Pour cela, le
plus simple consiste à proposer une série de modèles, en supposant en premier
lieu que l’économie n’est composée que d’une seule banque, pour ensuite
examiner le cas de figure, conforme au dispositif en vigueur aujourd’hui, d’un
système monétaire fondé sur une pluralité de banques en situation de
concurrence.

2.2 Un modèle avec une banque unique


Dans un système monétaire où la monnaie de crédit a cours légal et cours
forcé, le pouvoir de création monétaire est confié à une institution dédiée
appelée « banque ».
Supposons dans un premier temps qu’il existe dans l’économie une seule
banque (la banque A) qui émet de la monnaie et qui draine vers elle tous les
dépôts de tous les agents de cette économie. Ainsi, toute la monnaie qui
circule dans cette économie – la masse monétaire – provient nécessairement
de cette banque. À chaque fois que la banque A monétise une créance (c’est-à-
dire qu’elle transforme une créance non monétaire en créance monétaire), elle
augmente, toute chose égale par ailleurs, le volume de la masse monétaire de
manière exactement identique à cette monétisation. Considérons par exemple
le cas d’une entreprise de plomberie (ANF1) qui a besoin d’acquérir du capital
supplémentaire (achat de deux véhicules utilitaires au prix unitaire de 50 000
euros, par exemple). On suppose que cette entreprise est en besoin de
financement pour ce montant de 100 000 euros (elle ne dispose d’aucun profit
mis en réserve qui aurait pu lui permettre d’autofinancer une partie du projet
d’investissement). L’ANF1 décide de s’adresser à la banque A pour solliciter
un crédit de 100 000 €. Après un examen minutieux du dossier de son client
(c’est-à-dire la solvabilité de l’entreprise, la crédibilité de ce projet
d’investissement ainsi que son niveau d’endettement dans le cas où le crédit
serait contracté), la banque accepte la demande de crédit. Concrètement, cela
signifie qu’elle monétise la créance qu’elle détient sur l’ANF1 : elle crédite
pour cela le compte courant de ce dernier du montant de 100 000 €, sans pour
autant puiser la ressource dans le compte d’un autre client. On parle de
création monétaire ex nihilo, c’est-à-dire… à partir de rien. Bien entendu, ce
n’est pas parce que la création monétaire est ex nihilo que celle-ci n’a pas de
contrepartie et donc qu’elle ne contrebalance aucun passif : la banque met une
monnaie nouvelle en circulation en contrepartie de la créance qu’elle détient
vis-à-vis de l’ANF1 (le crédit que celui-ci s’engage à rembourser) et qu’elle
inscrit dans son bilan. Le tableau 3.4 présente l’enregistrement de l’opération
dans le bilan des deux agents économiques concernés.

Tableau 3.4 Bilan simplifié de la banque A dans le cas d’un crédit


bancaire de 100 000 €

Bilan simplifié de l’ANF1 dans le cas d’un crédit bancaire de 100 000 €

Ainsi, la banque inscrit à son actif la créance qu’elle détient auprès de


l’ANF1, créance qui lui donne le droit de mettre en circulation les 100 000 €
de monnaie qu’elle crée. En contrepartie de cette créance, la banque a crédité
le compte de son client du même montant, il faut par conséquent qu’elle
honore son engagement et qu’elle permette à l’ANF1 de disposer de cette
somme comme moyen de paiement général : pour la banque A, les 100 000 €
de monnaie émise sont une dette, dette qui est inscrite au passif de son bilan.
De son côté, l’entreprise de plomberie se trouve également engagée dans une
relation de créance et de dette envers la banque. Elle dispose d’une créance
monétaire d’une part (le crédit bancaire de 100 000 €) grâce à laquelle elle va
pouvoir financer son investissement, cette créance étant inscrite à l’actif de
son bilan (le compte courant de l’ANF1 est crédité de 100 000 €). D’autre part,
elle est endettée dans la mesure où elle devra rembourser le crédit selon les
clauses prévues par le contrat : la dette envers la banque est inscrite au passif
de son bilan.
Plusieurs enseignements importants peuvent être dégagés de cet exemple.
>À partir du moment où la ligne de crédit est ouverte, un nouveau
volume de monnaie commence à circuler dans l’économie. Par
exemple, l’ANF1 achète les deux véhicules utilitaires auprès d’un
concessionnaire automobile (ANF2). Pour celui-ci, le paiement de
l’ANF1 correspond à une recette qui lui permet de couvrir ses coûts de
production (comme le paiement de biens et de services intermédiaires,
le paiement de taxes et impôts, le versement de salaires, etc.). Le flux
de monnaie rend ainsi possible une circulation de revenus entre de
nombreux ANF.
>Les 100 000 € de monnaie créée par la banque A sont une « avance sur
richesse ». Pour le dire autrement, ils sont une ante-validation de
richesses qui seront produites, distribuées et utilisées au cours du cycle
de production suivant. Grâce à ces nouvelles unités de capital (les deux
véhicules utilitaires), l’entreprise de plomberie peut accroître sa
production, et donc son revenu.
>Pour l’ANF1, le crédit bancaire est une ressource qui implique
également un coût, le paiement de l’intérêt auquel il doit faire face.
Avec la hausse de son chiffre d’affaires suite à l’investissement, celui-
ci rembourse la banque A selon des mensualités prévues par le contrat
(principal et intérêt). L’intérêt perçu par la banque correspond à son
chiffre d’affaires, tandis que le principal remboursé réintègre le circuit
bancaire. Ainsi, le crédit accordé permet une création de valeur qui est
validée par le marché. C’est justement celle-ci qui permet à l’ANF de
rembourser le crédit et de payer le service rendu par la banque. Mois
après mois, la monnaie initialement créée est détruite dans la mesure
où elle cesse de circuler entre les ANF du système économique. C’est
ce que Thomas Tooke (1774-1858) nomme la loi du reflux : dès lors
que la créance monétisée est de bonne qualité (c’est-à-dire qu’elle
conduit effectivement à une création de richesses supplémentaire), il y
a un reflux vers la banque au moment de son remboursement (voir
chapitre 6, 1).
>À l’issue de la période de crédit (par exemple, 10 ans), avec le
remboursement par l’ANF1 de sa dette, la masse monétaire s’est
contractée pour un montant exactement égal au crédit initial : la
relation de créance et de dette disparaît, tout comme les écritures au
bilan de chaque agent. On en déduit donc que pour que la masse
monétaire reste constante dans cette économie, il est nécessaire que
des monétisations de créances nouvelles compensent les flux
successifs de destruction de monnaie.
>Dans ce modèle comportant une seule banque et une seule monnaie, il
n’existe aucune contrainte systémique au pouvoir de création
monétaire par la banque. Puisque seule la monnaie émise par la banque
A circule, cette monnaie ne peut jamais quitter le circuit bancaire : tous
les ANF ont un compte auprès de cette banque et pour chaque nouvelle
monétisation de créance, la monnaie circulera entre les comptes des
ANF auprès de la banque A. La seule limite possible à la création
monétaire est l’obligation pour le banquier de ne monétiser que des
créances de bonne qualité dont il est assuré qu’elles seront
remboursées.
Il est manifeste qu’un tel système monétaire, fondé sur une banque unique
qui serait de surcroît un agent économique privé, n’est pas viable
empiriquement : le statut de monnaie comme bien collectif (voir focus 3.3) ne
peut s’articuler efficacement avec la recherche des intérêts propres à
l’institution bancaire (en tant qu’entreprise, la banque accroît ses revenus en
émettant davantage de crédits). Face à cette incompatibilité, deux dispositifs
alternatifs sont envisageables : soit confier le pouvoir de création monétaire à
une institution bancaire publique qui conduit son activité en situation de
monopole ; soit introduire la concurrence dans le système bancaire et par là
même instituer un mécanisme endogène de régulation de la création
monétaire. C’est cette deuxième option qui est examinée ci-dessous.

• FOCUS 3.3. La monnaie comme bien collectif


En théorie économique, le concept de bien collectif renvoie à un cas typique de défaillance de
marché. Par opposition aux biens privatifs, les biens collectifs sont caractérisés :
– d’une part, par le fait qu’ils n’obéissent pas au principe de rivalité (la consommation du
bien par un agent économique n’empêche pas la consommation simultanée par un autre
agent) : ils sont dits « non rivaux » ;
– d’autre part, par le fait qu’ils n’obéissent pas au principe d’exclusion par les prix (les
agents économiques peuvent accéder à la consommation de ces biens sans le paiement
d’un prix de marché) : ils sont dits « non excluables ».
Typiquement, les infrastructures routières, le service de Défense nationale ou encore
l’éclairage public sont des biens collectifs. Si, en toute rigueur, la monnaie n’est pas un bien,
elle peut toutefois se voir appliquer les deux critères qui caractérisent les biens collectifs :
– la monnaie comme institution est non rivale dans le sens où le fait que l’un des agents se
fonde sur la confiance dans la monnaie ne prive pas un autre agent de cette même
confiance. Bien mieux, plus il y a d’agents qui ont confiance dans la monnaie, plus la
qualité de cette dernière s’améliore. La confiance est donc un jeu à somme positive ;
– la monnaie est non excluable dans le sens où il n’est pas possible d’exclure par un
mécanisme de prix certains agents de la communauté de paiement. Si la confiance dans la
monnaie est forte, tous les agents profitent de cette confiance « gratuitement ».
Bien entendu, la monnaie en tant qu’actif sur lequel s’exerce un droit de propriété est un bien
privatif. En effet, si on considère un volume de monnaie qui est la propriété d’un ANF (les 100
000 euros de crédit accordés à l’entreprise de plomberie, par exemple), celui-ci est
effectivement rival et excluable : cet avoir n’est pas la propriété simultanée d’un autre ANF et
la banque a bien consenti l’octroi du crédit à cette entreprise et pas à une autre ! Mais dans le
même temps, ce bien privatif ne fonde sa valeur que sur la confiance collective qui lui est
conférée par l’ensemble de la communauté de paiement, confiance collective sans laquelle la
monnaie ne peut exister. C’est ce que Michel Aglietta appelle l’ambivalence de la monnaie
(2016).

2.3 La création monétaire dans un système


composé de plusieurs banques
Le mécanisme de la création monétaire change de manière significative dès
lors qu’existent dans le système de paiement plusieurs banques qui émettent
chacune leur propre monnaie scripturale. Dans ce cas, les ANF peuvent
choisir d’ouvrir un compte dans la banque de leur choix. Pour reprendre
l’exemple ci-dessus, l’entreprise de plomberie (ANF1) contracte un crédit
auprès de la banque A pour un montant de 100 000 €, somme à partir de
laquelle l’ANF1 effectue son achat des deux véhicules utilitaires auprès d’un
autre ANF (le concessionnaire automobile). Dès lors, deux situations sont
envisageables. Soit l’ANF2 dispose également d’un compte auprès de la
banque A et le mécanisme est dans ce cas en tout point identique à celui
examiné dans le chapitre 3, 2.2) : la banque A retrouve dans son circuit
bancaire le flux monétaire qu’elle a initialement créé. Il lui suffit de débiter le
compte de l’ANF1 et de créditer celui de l’ANF2 du montant correspondant à
la transaction. La seconde situation repose sur l’hypothèse selon laquelle tout
ou partie de la nouvelle monnaie mise en circulation sert à régler une
transaction auprès d’un ANF qui dispose d’un compte auprès d’une autre
banque (la probabilité qu’une telle situation survienne est d’autant plus forte
que le nombre de banques en présence dans le système monétaire est élevé).
Supposons par exemple que l’un des véhicules est acheté par l’ANF1 auprès
de l’ANF2 (tous deux étant clients de la banque A), tandis que le second
véhicule est acheté auprès d’un autre concessionnaire automobile (ANF3) qui
dispose pour sa part d’un compte auprès de la banque B. Dans un tel scénario,
la banque A débite le compte de l’ANF1 du montant de 100 000 € et crédite
celui de l’ANF2 du montant de 50 000 €. Pour sa part, la banque B qui a reçu
un chèque émis par l’ANF1 et tiré sur la banque A crédite le compte de l’ANF3
pour le montant correspondant (50 000 €) ; elle devient ainsi créancière de la
banque A. De son côté, l’ANF3 endosse le chèque au bénéfice de la banque B
tandis que celle-ci va devoir obtenir de la banque A qu’elle s’acquitte de sa
dette (le tableau 3.5 représente la situation comptable des quatre agents
économiques concernés par l’opération).

Tableau 3.5. Bilan simplifié de la banque A dans le cas d’un crédit


bancaire de 100 000 € et après règlement de la transaction

Bilan simplifié de l’ANF1 dans le cas d’un crédit bancaire de 100 000 €
et après achat du capital

Bilan simplifié de l’ANF2 dans le cas d’un crédit bancaire de 100 000 €
et après la vente du bien
Bilan simplifié de l’ANF3 dans le cas d’un crédit bancaire de 100 000 €
et après la vente du bien

Bilan simplifié de la banque B

Le système monétaire se trouve ainsi dans une situation qui ne peut pas
exister dans le modèle à une seule banque : du fait des transactions entre
certains ANF, la banque A et la banque B se trouvent engagées dans une
relation de créance et de dette (indiquée en gras dans le tableau 3.5). La
monnaie créée par la banque A ne circule plus seulement à l’intérieur de son
circuit bancaire, une partie se retrouve inscrite au bilan d’une autre banque.
On parle dans ce cas de « fuite interbancaire » : le taux de fuite s’élève, dans
notre exemple, à 50 % du crédit consenti (50 000/100 000). Bien entendu, on
peut supposer que, de son côté, la banque B se livre également à une activité
de monétisation de créances auprès de ses clients. Par conséquent, un
mécanisme réciproque de fuite interbancaire peut être à l’œuvre avec cette
fois-ci la banque A, qui devient propriétaire d’une créance monétaire sur la
banque B. Concrètement, cela signifie qu’à la fin de chaque cycle (de manière
quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle), se tient une séance de
compensation interbancaire permettant de dégager un solde interbancaire. Par
exemple, si la banque A se retrouve par ailleurs propriétaire d’une créance sur
la banque B pour un montant de 10 000 €, cela conduit à un solde de 40 000 €
en faveur de la banque B (50 000 – 10 000).
Le mécanisme des fuites interbancaires est consubstantiel à tout système
monétaire fondé sur une pluralité de banques. Il n’est en effet pas
envisageable pour une banque d’octroyer un crédit à un client tout en
obligeant celui-ci à ne régler des paiements qu’avec des ANF qui auraient
leurs comptes auprès d’elle : par définition, une fois le crédit contracté, l’ANF
est libre d’en faire usage à sa guise ; par ailleurs, restreindre l’usage du crédit
ferait obstacle au principe fondamental du pouvoir libératoire général de la
monnaie. Par conséquent, le système monétaire doit proposer un dispositif
pour résoudre le problème suivant : comment organiser le paiement
interbancaire ?
En première approche, on pourrait supposer que la banque débitrice paie la
banque créancière avec sa propre monnaie. Dans notre exemple, la banque A
effectuerait un virement vers la banque B avec sa propre monnaie, c’est-à-dire
en la créant. Cela supposerait que la banque B ouvre un compte auprès de la
banque A et que ce compte serait crédité du montant de 40 000 €. Or, un tel
dispositif est impossible en raison du fait que le paiement par la banque A de
la dette avec sa propre monnaie supposerait que celle-ci procède à une
monétisation de créance. Or, il n’existe aucune créance susceptible de
contrebalancer ce passif : les 40 000 € constituent déjà une dette que la banque
A doit rembourser. Par comparaison, c’est comme si un ANF se libérait de ses
engagements financiers envers sa banque en lui remettant une nouvelle
reconnaissance de dette : cela reviendrait à différer le paiement et non à
éteindre la dette ! On aboutit alors sur une conclusion logique : une banque ne
peut s’acquitter de ses dettes en créant sa propre monnaie.
Ce raisonnement conduit à un point essentiel : chaque banque émet une
monnaie qui lui est propre, monnaie qui est par nature différente de celles
émises par les autres banques. La monnaie de la banque A, qui est
nécessairement scripturale dans la mesure où les banques privées n’ont pas de
pouvoir d’émission de billets, est ainsi une monnaie concurrente de la
monnaie émise par la banque B : c’est de la monnaie « banque A ». Il s’agit là
d’un fait établi dans le système monétaire tel qu’il est à l’œuvre actuellement.
Ce fait est généralement inconnu du grand public dans la mesure où toutes ces
monnaies de banque sont libellées dans la même unité de compte au sein de
l’espace monétaire considéré (l’euro, le dollar US, etc.). Pour autant, il existe
bel et bien une monnaie « BNP Paribas », une monnaie « Société générale »,
une monnaie « Crédit mutuel », etc. Chacune de ces monnaies étant émise par
une banque singulière à l’occasion des monétisations de créances auxquelles
elle procède, elle n’a donc de valeur qu’à l’intérieur du circuit bancaire et
repose sur la confiance qui se noue entre la banque et l’ANF qui contracte le
crédit. Dès lors qu’une fuite interbancaire se produit, il est nécessaire que la
relation de créance et de dette qui s’établit entre les deux banques soit soldée
par une monnaie de rang supérieur qui ne soit émise ni par l’une, ni par
l’autre. La pluralité des banques implique la mise en place d’un dispositif
institutionnel hiérarchisé et la création d’une banque des banques, ou encore
d’une banque de premier rang, c’est-à-dire la banque centrale (BC). La
monnaie de cette banque de premier rang est la seule qui peut être utilisée
pour effectuer les règlements interbancaires.

2.4 Création monétaire et banque centrale


La monnaie émise par chaque banque (les banques de second rang, BSR)
est appelée « monnaie banque de second rang » ou « monnaie BSR ». La
monnaie émise par la BC pour sa part prend le nom de « monnaie banque
centrale » ou encore de « monnaie centrale ». Celle-ci est utilisée pour
effectuer les règlements entre les BSR qui sont nécessaires du fait des fuites
interbancaires ; on parle aussi d’opération de refinancement pour les BSR ou
encore de refinancement bancaire.
Reprenons l’exemple proposé ci-dessus. La banque A constate, à la fin du
cycle9, qu’elle a contracté une dette de 40 000 € envers la banque B et qu’il
n’est pas possible qu’elle éteigne cette dette à partir de sa propre monnaie.
Cela signifie qu’il faut mettre en place un dispositif par lequel la banque A
peut s’approvisionner en monnaie banque centrale pour ce montant de 40 000
€10. Le principe est le suivant : chaque BSR ouvre un compte en son nom
auprès de la BC, compte qui est libellé exclusivement en monnaie centrale. En
fonction des besoins de refinancement de certaines BSR, la BC est conduite à
alimenter leurs comptes en monnaie centrale (il s’agit d’une création
monétaire ex nihilo). Cette monnaie centrale est alors utilisée pour éteindre les
dettes réciproques qui existent entre les BSR. Dans notre exemple, la banque
A se refinance à hauteur de 40 000 € en monnaie centrale (tableau 3.6), qu’elle
utilise ensuite pour s’acquitter de sa dette à l’égard de la banque B (schéma
3.1).

Tableau 3.6. Refinancement d’une BSR auprès de la BC


Bilan simplifié de la BSR A au moment du refinancement en monnaie
centrale

Bilan simplifié de la banque centrale

Schéma 3.1. Création monétaire et refinancement bancaire

• FOCUS 3.4. La banque centrale et la monnaie centrale


La banque centrale est une institution financière qui, au sein d’un système
hiérarchisé, assure plusieurs fonctions essentielles :
– elle influence la création de monnaie BSR, notamment par
l’intermédiaire des conditions du refinancement en monnaie centrale ;
– elle détient le monopole de l’émission de la monnaie fiduciaire ;
– elle définit et/ou met en œuvre la politique monétaire ;
– elle agit sur la valeur externe de la monnaie (taux de change),
notamment par sa politique de taux d’intérêt et par ses interventions
sur le marché des changes ;
– elle régule le système financier et participe au contrôle de la gestion
des institutions financières ;
– elle assure une fonction de prêteur en dernier ressort.
La monnaie centrale est la monnaie émise par la banque centrale. Elle est
dotée d’un statut supérieur aux monnaies émises par les BSR : c’est la seule
monnaie acceptée par tous les agents non financiers et toutes les institutions
financières, qu’elles soient monétaires ou non monétaires. La monnaie
centrale se compose d’une part de la monnaie fiduciaire (seule monnaie qui
a cours légal) et d’autre part de la monnaie interbancaire (voir schéma 3.1).
Seule la monnaie fiduciaire est comptabilisée dans la masse monétaire ; la
monnaie interbancaire, pour sa part, circule exclusivement entre les
institutions financières monétaires (IFM) et n’est par conséquent pas
intégrée dans la masse monétaire.
Plusieurs enseignements importants peuvent être dégagés de ce modèle à
plusieurs banques qui se rapproche du système monétaire tel qu’il fonctionne
aujourd’hui dans la plupart des pays.
>La banque centrale ne subit aucune contrainte de liquidité : au sein de
l’espace monétaire considéré et en l’absence de relations monétaires
internationales, la monnaie centrale, qu’elle soit interbancaire ou
fiduciaire (voir focus 3.3), ne peut être convertie en autre chose
qu’elle-même (on parle de liquidité ultime). De ce fait, la BC dispose
du même statut que la banque unique présentée dans le premier
modèle (voir chapitre 3, 3.2). Dans un système d’économie monétaire
internationale, le pouvoir de création monétaire de la BC (même s’il
reste important) est nécessairement contraint par la valeur externe de la
monnaie11 (voir chapitre 3, 2.6). C’est la raison pour laquelle il est
essentiel que la banque centrale soit investie d’une fonction politique
ayant pour objectif de réguler le système monétaire et d’assurer la
pérennité de la confiance dans la monnaie. Dans la plupart des pays
aujourd’hui, c’est ce principe qui a conduit à rendre les banques
centrales plus ou moins indépendantes des autorités politiques (voir
chapitre 10, 1.1).
>Le pouvoir de création monétaire des BSR est influencé par la banque
centrale. Plus le système est composé d’un nombre important de
banques, plus la probabilité que les ANF ouvrent des comptes dans des
banques différentes est élevée. Cela augmente de fait le taux de fuite
(celui-ci est d’autant plus élevé que la part de marché de la banque
considérée est faible), ce qui nécessite un recours à la monnaie centrale
afin d’opérer les règlements qui résultent de la compensation
interbancaire. Or, la BC peut accroître ou réduire le coût du
refinancement pour les BSR en jouant sur le niveau du ou des taux
d’intérêt. Pendant longtemps, le levier utilisé par la BC intervenait
sous forme d’un refinancement à taux fixe (le taux de réescompte).
Dans les économies actuelles, il s’agit le plus souvent d’interventions
sous forme d’un refinancement à taux variable avec la pratique de
l’open market : la BC joue sur le niveau des taux directeurs qui
encadrent le marché interbancaire (voir chapitre 9).
>Les BSR disposent toutefois d’un moyen pour s’approvisionner en
monnaie centrale sans devoir consentir le paiement d’un taux d’intérêt
: il leur faut pour cela gagner des parts de marché en attirant vers elles
des clients de plus en plus nombreux. En effet, les ANF qui ouvrent
des comptes auprès des BSR sont conduits à les alimenter (versements
de revenus du travail et du patrimoine, notamment) ce qui se traduit de
facto par des entrées « gratuites » de monnaie centrale pour la BSR
concernée. Par exemple, dès lors que l’ANF3 accepte le virement
bancaire de l’ANF1 comme paiement du véhicule utilitaire (50 000 €),
la banque B auprès de laquelle l’ANF3 dispose d’un compte se
retrouve propriétaire d’une créance pour ce même montant vis-à-vis de
la banque A : celle-ci crédite alors le compte de celle-là auprès de la
BC ce qui se traduit pour la banque B par une hausse de ses réserves
en monnaie centrale pour un montant de 50 000 €. On comprend la
raison qui conduit les BSR à rechercher de nouveaux clients : plus la
banque dispose de clients, plus elle réduit son taux de fuite et plus elle
augmente les chances de drainer vers les comptes de ses clients des
flux nouveaux de monnaie centrale. Les crédits font bien les dépôts et
les flux successifs de dépôts permettent aux banques de monétiser
davantage de créances dans l’avenir. On comprend aussi pourquoi la
représentation issue du sens commun est trompeuse : la banque ne
prête pas les avoirs de ses clients, mais chaque dépôt conduit à une
transformation de monnaie centrale en monnaie BSR, ce qui permet à
la banque de réduire sa contrainte de liquidité et son coût de
refinancement pour les crédits futurs (voir focus 3.4).
>Avec le mécanisme de la compensation interbancaire, certaines
banques constatent chaque jour qu’elles sont créancières en monnaie
centrale tandis que d’autres sont débitrices : cela se traduit par des
positions d’offre et de demande de monnaie centrale qui se confrontent
sur le marché interbancaire. Celui-ci est un compartiment du marché
monétaire ; compartiment sur lequel s’échange la monnaie centrale qui
circule entre les IFM. Pour les opérations à 24 heures, cet échange
s’effectue moyennant un prix : le taux d’intérêt du marché
interbancaire (il s’agit de l’EONIA dans la zone euro : « Euro Over
Night Index Average », voir chapitre 9, 3.3).

• FOCUS 3.5. Monétisation de créance et contrainte de liquidité


pour les BSR
À l’image de la représentation répandue dans le sens commun, il arrive que les banquiers eux-
mêmes considèrent que les octrois de crédit qu’ils émettent sont subordonnés au montant des
dépôts qu’ils collectent. Cette inversion du raisonnement découle du fait que toutes les BSR
doivent faire face à une contrainte de liquidité quant à leur approvisionnement en monnaie
centrale. Supposons par exemple que la banque A détienne 10 % de parts du marché bancaire.
Selon le principe de la loi des grands nombres, cela implique que son taux de fuite s’établira à
90 % (en moyenne, seulement 10 % des créances monétisées circuleront entre des ANF qui
ont leur compte auprès de la banque A). Ainsi, pour un crédit octroyé d’une valeur de 100 €, la
banque A devra s’endetter à hauteur de 90 € de monnaie centrale auprès de la BC ou sur le
marché interbancaire. Si, en revanche, la banque A détient 15 % de parts de marché, on en
déduit que le montant de sa dette en monnaie centrale chute à 85 €. D’où le sentiment que ce
sont bien les dépôts des ANF qui conditionnent les octrois de crédits.
Ce raisonnement est toutefois trompeur. Les activités de création de monnaie sont réalisées en
continu par l’ensemble des banques du système monétaire. Ainsi, si la banque A monétise des
créances pour un montant de 100 €, on peut supposer que les autres banques qui, prises
globalement représentent 90 % du marché, vont octroyer pour 900 € de crédit en moyenne au
cours de la même période de sorte qu’en fin de compte la banque A enregistre 90 € de dépôts
en monnaie centrale dans son compte à la BC (10 % des 900 € de crédit mis en circulation par
les banques concurrentes). On en conclut donc que, si chaque banque adopte une stratégie
d’octroi de crédit exactement proportionnelle à ses parts de marché, le refinancement en
monnaie centrale pour chacune d’entre elles s’effectue ex post : ce sont bien les crédits qui
font les dépôts, même s’il existe une contrainte de liquidité pour les BSR.

2.5 Multiplicateur et diviseur de crédit


Il existe un débat scientifique quant à l’importance relative qu’occupe la
BC dans le processus de création monétaire et, par extension, quant à son
pouvoir effectif de contrôle de l’évolution de la masse monétaire. Ce débat
s’appuie toutefois sur deux acquis importants qui font l’objet d’un consensus
au sein de la communauté des économistes :
• contrairement à une idée reçue, ce sont les banques de second rang, et
non la banque centrale, qui créent l’essentiel de la monnaie en
circulation dans l’économie. Dans la zone euro en 2016 par exemple,
la monnaie fiduciaire (billets et monnaie divisionnaire), c’est-à-dire
une partie de la monnaie centrale, représente moins de 10 % de la
masse monétaire totale (voir tableau 3.1 et schéma 3.2) contre plus de
90 % de la monnaie scripturale, c’est-à-dire la monnaie émise par les
BSR ;
• la banque centrale dispose d’un pouvoir d’intervention indirect sur les
créances monétisées. En utilisant les instruments de la politique
monétaire conventionnelle et non conventionnelle (voir partie 4), la
BC régule la création monétaire en articulant contrôle et incitation.
La question porte sur le caractère premier ou second de la BC par rapport
aux BSR dans le processus de création monétaire. Les économistes disposent
pour cela de deux modèles explicatifs : le multiplicateur de crédit et le
diviseur de crédit.
L’approche en termes de multiplicateur de crédit met en évidence le fait
qu’une opération de monétisation de créance déclenche une réaction en
chaîne, de sorte que la monnaie créée au final est un multiple de la première
vague de monétisation. Dans ce modèle, le primat est accordé aux réserves
excédentaires en monnaie centrale détenues par les BSR : c’est par conséquent
la banque centrale qui est à l’origine des octrois de crédits par les BSR12.
Compte tenu des parts de marché détenues par chaque BSR, celles-ci savent
par expérience qu’elles doivent conserver un certain pourcentage de dépôts en
monnaie centrale sur leur compte auprès de la BC par rapport aux crédits
qu’elles émettent13. Supposons qu’une BSR monétise une créance d’un de ses
clients pour un montant de 1 000 € (la créance prend par exemple la forme de
devises que le client remet à la banque). Supposons par ailleurs que la BSR
remet à la BC les devises obtenues afin d’obtenir en retour 1 000 € de
monnaie centrale. Ce mécanisme revient à considérer que c’est la BC qui a
finalement monétisé la créance (la BC devient propriétaire de la créance – les
devises – en contrepartie de laquelle elle émet de la monnaie). Les 1 000 € de
monnaie centrale sont alors inscrits au crédit du compte de la BSR auprès de
la BC. Les bilans simplifiés respectifs des deux banques sont présentés dans le
tableau 3.7.
Tableau 3.7. Le multiplicateur de crédit
Bilan simplifié de la BSR

Bilan simplifié de la banque centrale


Si la BSR considère qu’un taux de réserve (ou coefficient de réserve) en
monnaie centrale de 10 % est suffisant, elle conservera 100 € en monnaie BC
sur son compte pour couvrir les fuites à venir relatives au dépôt de 1 000 € en
monnaie BSR sur le compte de son client. Cela signifie que la BSR dispose
d’une réserve excédentaire de 900 € en monnaie centrale. Sur cette base, elle
peut réaliser un crédit pour un montant égal à 900 € (en monnaie BSR !). Ce
nouveau crédit génère une fuite de 90 €, ce qui signifie qu’il reste à la BSR
une réserve excédentaire de 810 € à partir de laquelle elle peut ouvrir une
nouvelle ligne de crédit, etc. Le mécanisme se poursuit de période en période,
sachant qu’à chaque étape le montant de la réserve excédentaire (et donc le
montant du crédit nouveau accordé) se réduit. Au final, si on effectue la
somme des crédits octroyés, le volume total de monnaie créé s’établit comme
suit :
1 000 + 900 + 810 + ...
= 1 000 + (1 000 × 0,9) + (1 000 × 0,9 × 0,9) ...
= 1 000 × 1/(1 – 0,9) = 1 000 × 10 = 10 000
Cet exemple montre qu’à partir d’une réserve excédentaire de 1 000 € en
monnaie centrale, le système bancaire génère un volume de crédit dix fois
plus élevé. Ainsi, dans sa version la plus simple, le multiplicateur de crédit (k)
est égal à l’inverse du taux de réserve (1/0,1 = 10). Formellement, l’équation
s’écrit :
> MBSR = (k). > MBC
avec : MBSR pour monnaie banque de second rang et MBC pour monnaie
banque centrale
Ce modèle du multiplicateur de crédit a comme avantage de mettre en
évidence la fonction régulatrice de la banque centrale : les BSR créent la
monnaie, mais leur activité est subordonnée au contrôle de la banque centrale.
Ce modèle est cohérent avec la théorie quantitative de la monnaie et avec la
conception monétariste de la politique monétaire (voir chapitre IV) : la
monnaie banque centrale est qualifiée de base monétaire, c’est une « monnaie
à haute puissance » (high powered money), qui conditionne la création de
monnaie par les BSR. Cette conception est représentée dans le schéma 3.2 : on
considère ici que la base monétaire (en bas) conditionne le rythme
d’augmentation de la masse monétaire (en haut). L’intersection non vide entre
la masse monétaire et la base monétaire correspond à la monnaie fiduciaire.

Schéma 3.2. Eurosystème : masse monétaire et base monétaire


Ce modèle du multiplicateur de crédit fait cependant l’objet de vives
critiques qui sont généralement regroupées autour de deux idées. D’une part,
il suppose que le processus de création monétaire est subordonné à la
détention préalable par les BSR de réserves excédentaires en monnaie
centrale. Or, s’il est acquis que les BSR s’efforcent d’optimiser leur gestion
d’avoirs en monnaie centrale, la pratique des BSR consiste depuis longtemps à
surtout utiliser ces réserves afin de disposer de plus de souplesse dans la
gestion de leur trésorerie ou bien à se prémunir contre le risque d’une crise
bancaire et non directement à s’en servir de support pour leur stratégie
d’octroi de crédit. D’autre part, ce modèle conduit à supposer que la banque
centrale dispose de la maîtrise de la création monétaire dans la mesure où le
rythme d’augmentation de la base monétaire est censé conditionner celui de la
masse monétaire. Là encore et spécifiquement depuis la crise de 2008 dans les
PDEM, l’observation des systèmes bancaires conduit plutôt à infirmer cette
hypothèse (voir chapitre 10). Dès 1962, dans un article publié dans la Revue
économique, Jacques Le Bourva écrit : « il paraît alors nécessaire
d’abandonner l’idée d’un multiplicateur de crédit qui est un fossile de la
théorie quantitative et de donner une autre explication technique au
développement du crédit bancaire. Afin d’être cohérente avec l’ensemble des
idées monétaires, cette analyse doit montrer que les banquiers peuvent
répondre sans limites, s’ils le désirent, aux demandes de crédit. Il faut donc
qu’ils ne soient pas liés, au départ, par un montant de liquidités préexistantes
; il faut que leurs prêts, en même temps qu’ils alimentent les dépôts demandés,
sécrètent les liquidités dont ils ont besoin » (Le Bourva, 1962, p. 30).
Le modèle du diviseur de crédit repose sur l’idée selon laquelle la banque
centrale conduit sa politique monétaire en régulant a posteriori les activités
d’octroi de crédit des BSR. On voit que cette hypothèse est particulièrement
valide dans les systèmes monétaires contemporains au sein desquels les
banques centrales interviennent beaucoup plus en orientant les marchés
qu’avec des mesures discrétionnaires et/ou administratives (voir chapitre 10).
En particulier, le modèle suppose que les BSR déterminent leurs stratégies de
crédit sur la base de facteurs liés à la dynamique économique. Le diviseur de
crédit repose ainsi sur l’hypothèse d’une monnaie endogène qui, lorsque
certaines conditions sont remplies (qualité du contexte institutionnel,
régulation efficace de la spéculation financière notamment), participe
efficacement au financement de l’économie. On considère que les BSR
monétisent des créances sur la base d’incitations microéconomiques
(solvabilité du client emprunteur, pertinence du projet de financement, coût du
crédit) et macroéconomiques (qualité du contexte institutionnel, sentier de
croissance économique potentielle, climat des affaires, cycle du crédit, etc.).
Une fois le crédit octroyé, les BSR cherchent ensuite à se refinancer en
monnaie centrale. En conservant l’exemple d’un coefficient de réserve de 10
% et pour des opérations de monétisation de créances d’un montant de 10 000
€, les BSR devront faire face, ex post, à une contrainte de liquidité de 1 000 €
en monnaie centrale. Étant donné que chaque BSR dispose, dans son bilan, en
contrepartie de la monnaie émise, de créances sur les ANF, le modèle montre
que ce sont ces créances qui valident la création monétaire dans la mesure où
les BSR pourront toujours, en cas de contrainte de liquidité plus forte, les
mettre en pension ou les céder à la banque centrale en contrepartie de
liquidités. En tout état de cause, on suppose que les crédits bancaires ne sont
plus subordonnés à des réserves excédentaires en monnaie centrale. Le
diviseur de crédit (d) est égal à l’inverse du multiplicateur : d = 1/k. Il est par
construction inférieur à l’unité (d = 0,1), ce qui atteste du fait que la monnaie
centrale émise ex post n’est qu’une fraction de la monnaie créée par les BSR.
Plus précisément, c’est la monnaie centrale qui s’adapte au volume de
monnaie créé par les BSR et non l’inverse. Cette monnaie centrale n’est plus
considérée comme la « base monétaire » et la banque centrale est placée
devant le fait accompli : elle doit mettre en place des dispositifs pour répondre
aux besoins de liquidités des BSR, tout en garantissant la confiance dans le
système et en prévenant les crises bancaires et financières. Ce modèle du
diviseur de crédit présente une incontestable portée heuristique : d’une part, il
rend efficacement compte du processus de création monétaire tel qu’il est à
l’œuvre dans les pays développés au moins depuis les années 1970 et de la
capacité des banques à financer l’économie ; et d’autre part, il pose la question
de l’efficacité de la politique monétaire (voir partie 4).

• FOCUS 3.6. Les contreparties de la masse monétaire


On appelle contreparties de la masse monétaire l’ensemble des créances monétisées au cours
du processus de création monétaire. Ces créances sont inscrites à l’actif du bilan des banques
qui ont émis de la monnaie (celle-ci étant inscrite au passif). L’évaluation des contreparties
(comme celle de la masse monétaire) est par nature conventionnelle. Au sein de la zone euro,
c’est l’agrégat M3 qui sert de référence à partir de laquelle les contreparties sont mesurées.
Parmi ces contreparties, on distingue typiquement deux catégories de créances que les IFM
inscrivent à leur bilan :
– d’une part, les créances que les IFM détiennent sur les agents résidents. Il s’agit des
concours14 au secteur privé auprès des agents non financiers (ménages et entreprises).
Ces concours prennent la forme de crédits bancaires, mais aussi de titres financiers de
diverses natures (titres de créances négociables, obligations, actions). Il faut y ajouter les
concours aux administrations publiques (État, collectivités territoriales, administration de
Sécurité sociale en France). Même si, depuis le Traité de Maastricht (1992), les banques
centrales nationales n’ont plus la possibilité de consentir directement des prêts aux États
membres de la zone euro15, les créances sur le Trésor public achetées sur le marché
secondaire figurent à l’actif du bilan de la BCE. De plus, les BSR inscrivent, elles aussi,
des titres émis par les administrations publiques dans leurs bilans (obligations, bon du
Trésor) ;
– d’autre part, les créances des IFM portent sur les agents non résidents (on dit également «
créances sur l’extérieur »). Il peut s’agir d’opérations sur les biens et services ou
d’opérations sur les capitaux. Ainsi, à chaque fois qu’une firme française exporte des
biens ou services vers un agent non résident (ménages ou autre firme) ou que des
capitaux entrent sur le territoire, cela se traduit par une entrée de devises et, par
conséquent, par une hausse de M3. La hausse des devises détenues par la BSR ou par la
BC devient une créance sur l’extérieur, contrepartie d’une monnaie nouvelle mise en
circulation dans l’économie. Inversement, à chaque fois qu’un agent résident importe des
biens et des services ou que des capitaux sortent du territoire, cela se traduit par une sortie
de devises et par une contraction de M3. Du fait de la tradition historique, les banques
centrales continuent à détenir de l’or à l’actif de leur bilan, ce stock d’or constitue aussi
l’une des contreparties de la masse monétaire.

• FOCUS 3.7. La définition de la monnaie


Au terme de cette première partie de l’ouvrage, il est possible de proposer une définition
complète du concept de monnaie, définition qui peut rendre compte d’un grand nombre de
situations empiriques.
La monnaie est une institution centrale pour les sociétés qui accordent une place significative
au marché dans la coordination des activités économiques. La monnaie revêt deux
caractéristiques :
– c’est un moyen de paiement qui est l’actif le plus liquide dans une économie : elle
présente un pouvoir libératoire général ;
– c’est une dette qui permet de s’acquitter de toutes les dettes.
Dans les économies contemporaines, on retient conventionnellement deux formes accessibles
à tout agent : la monnaie « fiduciaire » (billets et pièces) et la monnaie « scripturale » (les
dépôts à vue libellés en monnaie du territoire considéré).
1. On dit également « ante validation » dans la mesure où la banque octroie une validation sociale à une production ou à des
échanges qui n’ont pas encore été réalisés (voir chapitre 1).
2. Dans le texte de Schumpeter, le mot « argent » doit être entendu au sens de « monnaie métallique ».
3. Il faut entendre ici par « avoirs liquides » la masse monétaire en circulation dans l’économie.
4. « Argent » doit être entendu ici au sens de la monnaie scripturale, disponible sur les comptes à vue des banques.
5. « Espèce » doit être entendu au sens de « monnaie métallique ».
6. Loans Make Deposits
7. L’hypothèse implicite est ici qu’on « ne peut faire sortir de la banque que ce qui s’y trouve ».
8. Inconsciemment, c’est encore souvent la métaphore des « noisettes » de l’écureuil qui est à l’œuvre dans la représentation
collective. Or, rien n’est plus faux que cette métaphore : la banque ne gère pas les flux de monnaie comme elle déplacerait les
noisettes d’un tronc d’arbre vers un autre, augmentant ainsi les moyens de financement d’un écureuil et réduisant du coup ceux d’un
autre !
9. Dans le cadre de cet exemple, le « cycle » se termine au moment où l’ANF1 a effectué ses achats en capital et que la BSR A a
pris connaissance de son taux de fuite. Dans la réalité, le mécanisme de compensation a lieu quotidiennement dans le cadre d’une «
chambre de compensation » (clearing) afin de procéder au règlement des soldes interbancaires. Ce processus fait aujourd’hui l’objet
d’un traitement informatisé.
10. Il est courant de lire le terme « liquidités » à propos de la monnaie centrale. Cette expression est correcte, mais peut être
équivoque dans la mesure où il y a un risque de confusion avec la liquidité comme caractéristique d’un actif qui peut être
transformé rapidement et sans coût de transaction en monnaie (voir chapitre 1, 1).
11. Dans un modèle de flottement pur des taux de change et de libre circulation des capitaux, la politique monétaire interne est
indépendante des conditions monétaires internationales.
12. Dans cette approche, à l’image du premier violon dans un orchestre symphonique, on dit que c’est la banque centrale qui «
donne le la » dans le processus de création monétaire.
13. On suppose ici par simplification que la banque centrale n’impose pas aux BSR des réserves obligatoires, c’est-à-dire un
cadre réglementaire qui les obligerait à détenir un seuil minimal de dépôts en monnaie centrale (voir chapitre 10, 3).
14. Le terme « concours » désigne ici l’ensemble des financements accordés.
15. Il faut préciser ici que le financement des dettes publiques par la BCE est devenu aujourd’hui une modalité importante de la
politique monétaire non conventionnelle (voir chapitre 10).
Partie 2

Les théories monétaires


Depuis au moins le XIVe siècle, mais on pourrait remonter jusqu’à Aristote
(384 av. J.-C.-322 av. J.-C.), les questions monétaires ont fait l’objet de
nombreuses controverses. Pour tenter d’y voir clair, il est possible de partir de
deux grands types d’oppositions théoriques.
On peut établir une distinction entre les théories en fonction de leurs
conceptions de l’origine de la monnaie. On distingue dans ce cas :
• les théoriciens de la monnaie exogène, pour lesquels la monnaie a son
origine à l’extérieur de la sphère économique. En situation de monnaie
métallique ou de billets de banque convertibles, la masse monétaire
augmente à l’occasion des découvertes de métaux. En régime de
monnaie de crédit, la monnaie est exogène quand son injection dans
l’économie dépend de la banque centrale et/ou du pouvoir politique
(voir chapitres 1 et 2) ;
• les théoriciens de la monnaie endogène, pour lesquels la monnaie
prend sa source au cœur même de l’activité économique. Ce sont les
décisions des agents non bancaires qui, en sollicitant des crédits auprès
des banques, sont à l’origine de l’introduction de la monnaie dans le
circuit économique.
La seconde grande opposition théorique concerne les effets de la monnaie
sur l’économie. Elle conduit à distinguer :
• d’une part, les théories qui reposent sur l’hypothèse d’une monnaie-
voile (la monnaie n’a que des effets nominaux et elle n’affecte en rien
les grandeurs réelles de l’économie). On parle de monnaie neutre ;
• d’autre part, les théories qui considèrent que la monnaie a des effets
réels sur l’économie (c’est-à-dire que la monnaie affecte la structure
des prix relatifs et modifie donc les choix de consommation, d’épargne
et d’investissement des agents). On parle alors de monnaie active.
Cette seconde opposition ne concerne pas les théoriciens de la monnaie
endogène. En effet, pour eux, la monnaie ne saurait en aucun cas être neutre.
Dans la conception endogène, les décisions relatives à la monnaie sont
inséparables des décisions relatives à la production.
En revanche, parmi les théoriciens de la monnaie exogène, on distingue
trois positions :
• la dichotomie forte. Dans cette approche, il y a séparation complète
entre une sphère monétaire au sein de laquelle les variables monétaires
n’ont d’effet que sur le niveau général des prix et la sphère réelle au
sein de laquelle les variables réelles se déterminent entre elles. Cette
approche repose sur l’hypothèse d’absence d’illusion monétaire chez
les agents économiques ;
• la dichotomie faible, qui regroupe les auteurs pour lesquels la monnaie
a des effets réels à court terme, mais pas à long terme ;
• le refus de la dichotomie, qui regroupe les auteurs pour lesquels la
monnaie est exogène, mais à des effets réels à court terme et à long
terme. Ces auteurs refusent la théorie quantitative de la monnaie et
considèrent que la monnaie a des effets néfastes sur l’économie (elle
est à l’origine des crises et plus largement de l’instabilité des
économies).
Le tableau ci-dessous résume ces grandes oppositions théoriques et situe
par rapport à elles quelques courants d’analyse et des auteurs marquants. Nous
allons examiner dans les trois chapitres suivants ces principaux courants
théoriques.

Une typologie des théories monétaires

D’après M. Bassoni et A. Beitone, La monnaie. Théories et politiques, Sirey, 1997.


Chapitre 4

La monnaie-voile
Présentant en 1950 une synthèse des connaissances sur la monnaie, Robert
Mossé (1906-1973) écrit : « Avant 1914, l’influence de la monnaie sur
l’économie est considérée comme négligeable. Les économistes la croient
‘‘neutre’’ et pensent que tout se passe comme si elle n’existait pas » (Mossé,
1950, p. 69). Nous verrons qu’il faut doublement nuancer ce point de vue,
selon lequel la conception de la monnaie neutre est dominante avant 1914,
même s’il est globalement exact. D’une part, avant 1914, on trouve déjà des
auteurs qui, bien qu’ils ne s’inscrivent pas dans le paradigme dominant,
contestent plus ou moins explicitement l’idée de neutralité de la monnaie (voir
chapitres 5 et 6). D’autre part, R. Mossé considère que les conceptions
favorables à la monnaie neutre sont « tombées dans un total discrédit » (idem).
Or, comme nous le verrons (voir chapitre 4, 4 et chapitre 5), il existe, encore,
dans les productions scientifiques actuelles, des auteurs importants qui
défendent soit l’hypothèse de la neutralité de la monnaie, soit la thèse de la
nécessaire neutralisation de la monnaie.

1. Jean Bodin : naissance de la théorie


quantitative
Jean Bodin (1530-1596), juriste et théoricien de la souveraineté, publie en
1568 La réponse de Maître Jean Bodin, avocat à la cour, au paradoxe de
Monsieur de Malestroit touchant l’enchérissement de toute chose et le moyen
d’y remédier. L’ouvrage a un grand retentissement et reste une référence
incontournable. Le XVIe siècle est en effet marqué par une forte hausse des
prix (« enchérissement de toute chose »). À la demande de la Chambre des
comptes de Paris, l’un de ses membres, Jean de Malestroit (XVIe siècle)1,
s’était penché sur la question de cette hausse des prix ressentie par la
population et qui suscitait de nombreux débats. La contribution de Malestroit
est publiée en 1566 dans un texte intitulé « Les paradoxes du seigneur de
Malestroit sur le fait des monnaies ». Il y défend l’idée selon laquelle il n’y a
pas eu vraiment hausse des prix, dans la mesure où ces derniers ont bien
augmenté lorsqu’ils sont exprimés en monnaie de compte (la livre tournois),
mais comme la définition en poids d’or ou d’argent de la livre tournois a été
modifiée à la baisse, les prix en métaux précieux n’ont pas véritablement
augmenté. En effet, la livre tournois correspondait à 21 grammes d’argent en
1511 et à 11,5 grammes d’argent en 1580 (Marchal et Lecaillon, 1967, p. 17).
On parle de « mutation des monnaies » par le pouvoir royal qui peut, à cette
occasion, alléger sa dette exprimée en métaux précieux. Par conséquent, une
marchandise payée deux livres en 1580 correspondait à peu près à un prix
d’une livre en 1311 en termes d’argent métal. Pour Malestroit, on se plaint à
tort en France de « l’enchérissement de toute chose » car les prix n’y ont pas
augmenté depuis trois cents ans.
Jean Bodin prend le contre-pied de la thèse de Malestroit. D’une part, il
montre, par une étude précise des variations de prix, qu’il y a bien inflation :
pour obtenir la même quantité de blé ou pour acquérir la même surface de
terre, il faut payer une somme plus importante en métaux précieux. D’autre
part, il propose une explication à cette hausse des prix. Pour lui elle résulte de
l’afflux d’or et d’argent en Espagne en provenance du Nouveau Monde. Ces
métaux précieux se diffusent ensuite en France, car les Espagnols font des
achats dans les provinces françaises voisines (blé, bétail, produits
manufacturés). D’autre part, des Français partent travailler en Espagne parce
que les revenus y sont plus élevés et ramènent en France une partie de ces
revenus. La quantité d’or et d’argent en circulation en France augmente donc,
ce qui conduit à la hausse des prix. On a donc bien là une première
formulation de la théorie quantitative de la monnaie. Il faut souligner
cependant que, si Bodin affirme que cette explication fondée sur l’abondance
d’or et d’argent est la principale, il en donne trois autres. En premier lieu, il
souligne que les monopoles détenus par certains producteurs contribuent à la
hausse des prix (de ce point de vue, il est un précurseur de J. Turgot (1727-
1781) et A. Smith) ; en deuxième lieu, il montre que les « disettes »
(pénuries) causées notamment par le climat ou par les conditions sociales et
politiques provoquent aussi la hausse des prix ; enfin, il évoque un effet de
démonstration puisque les choix de consommation des rois et des grands
seigneurs conduisent à la hausse des prix « des choses qu’ils aiment ». Pour
Bodin, la hausse des prix ne s’explique donc pas uniquement par des variables
monétaires, mais aussi par des phénomènes réels.

2. Les théories monétaires classiques


On appelle économistes classiques le groupe formé notamment d’Adam
Smith (1723-1790), Jean-Baptiste Say (1767-1832) et David Ricardo
(1772-1823). Ces économistes ont en commun de considérer que la monnaie
est neutre, au sens où elle n’affecte pas les grandeurs réelles de l’économie.
Cette conception est inséparable de la loi des débouchés formulée par J.-B.
Say puis reprise par John Stuart Mill (1806-1873) et D. Ricardo. Le seul
économiste de ce courant qui refuse la loi des débouchés est Thomas Robert
Malthus (1766-1834), ce qui lui vaudra par la suite les éloges de John
Maynard Keynes (1883-1946).
Comme le souligne Christian Tutin, cette thèse de la neutralité de la
monnaie a une très grande portée : « La neutralité signifie que non seulement
le niveau d’activité économique, mais tout le système des prix relatifs et la
répartition du capital entre les branches (l’orientation de la production) ne
sont pas durablement affectés par l’offre de monnaie, qui n’influe que sur sa
propre valeur » (Tutin, 2009, pp. 12-13)

2.1 Les approches de David Hume et d’Adam


Smith
David Hume (1711-1776) est l’aîné et l’ami d’A. Smith. Il est notamment
connu pour ses réflexions épistémologiques et pour ses travaux de philosophie
politique, mais il a également écrit de nombreux textes sur les questions
économiques, et notamment sur les questions monétaires. Hume se distingue
des mercantilistes en affirmant que l’on ne peut assimiler la monnaie et la
richesse. Pour lui, c’est le travail qui permet d’acquérir des marchandises et la
prospérité d’un pays dépend de ses moyens de production et de l’usage qui en
est fait. Dans cette perspective, la monnaie n’a qu’une fonction instrumentale.
Elle facilite la réalisation des échanges : « L’argent n’est pas à proprement
parler l’un des objets du commerce, mais seulement l’instrument dont les
hommes sont convenus pour faciliter l’échange d’une marchandise contre une
autre. Ce n’est pas l’une des roues du commerce : c’est l’huile qui rend le
mouvement des roues plus doux et plus aisé » (Hume, 1754, cité par Tutin,
2009, p. 119). La monnaie ne constitue donc pas un élément essentiel de la vie
économique et même de la vie sociale : « […] la plus ou moins grande
abondance d’argent est sans conséquence aucune pour le bonheur intérieur
de l’État » (idem, p. 123). Par contre, la quantité de monnaie est le
déterminant du niveau général des prix : « En règle générale, nous pouvons
observer que dans tout pays dont le commerce est établi, chaque chose est
rendue plus chère par l’abondance d’argent […] » (idem, p. 119). À la suite
de Joseph Schumpeter (1883-1950), on considère donc que Hume est l’un
des fondateurs de la théorie quantitative de la monnaie. Pour Hume, le niveau
général des prix est proportionnel à la quantité de monnaie : « La valeur de
toutes les espèces de denrées et de marchandises est toujours proportionnée à
la quantité de l’argent existant dans un État, ce qui rend le plus ou moins
d’abondance absolument indifférent » (Hume, 1752, cité par Boyer, p. 41). Il
exprime ainsi sa défiance à l’égard des banques et des billets de banque : «
cela me conduit à douter du bienfait des banques et du papier-crédit qu’on
juge généralement très avantageux à chaque nation » (Hume, 1754, cité par
Tutin, 2009, p. 119). Hume adopte donc une posture « métalliste » : pour lui,
la seule vraie monnaie est la monnaie de métaux précieux. Il faut noter
cependant que Hume prend en compte le fait que la hausse des prix induite par
l’augmentation de la quantité de monnaie n’est pas immédiate. Cela le conduit
à considérer qu’à court terme, la monnaie peut avoir un effet réel sur
l’économie : « […] bien que la hausse du prix des denrées soit une
conséquence nécessaire de l’accroissement de la quantité d’or et d’argent-
métal, elle ne suit pas immédiatement cet accroissement ; il faut que s’écoule
un peu de temps pour que l’argent circule dans l’ensemble de l’État et fasse
sentir ses effets dans toutes les classes de la population. Au début, on ne
perçoit aucun changement ; puis les prix augmentent progressivement,
d’abord celui d’une denrée, puis celui d’une autre, jusqu’à ce que l’ensemble
atteigne enfin un niveau proportionné à la nouvelle quantité d’espèces
circulant dans le royaume. À mon avis, c’est seulement dans cet intervalle, ou
dans cette période intermédiaire entre l’acquisition de l’argent et la hausse
des prix, que l’accroissement de la quantité d’or et d’argent-métal est
favorable à l’industrie » (idem, p. 122).
Adam Smith lui aussi se distingue des mercantilistes, il affirme que la
valeur (et donc le prix relatif) des marchandises est fondée sur le travail. Les
marchandises sont achetées avec du travail. Ainsi, les prix relatifs sont
déterminés dans la sphère réelle et la monnaie ne constitue qu’une modalité de
fonctionnement de l’économie qui facilite les échanges : « L’or et l’argent qui
circulent dans un pays peuvent se comparer précisément à un grand chemin
qui, tout en servant à faire circuler et conduire au marché tous les grains et
les fourrages du pays, ne produit pourtant pas lui-même un seul grain de blé
ni un seul brin d’herbe » (Smith, 1776, cité par Tutin, 2009, p. 146). La
monnaie n’est donc pas, par elle-même, une richesse, et Smith insiste sur la
distinction entre le capital et la monnaie. Il compare les Espagnols, qui
adhèrent à l’idée naïve selon laquelle la richesse réside dans l’abondance d’or
et d’argent, et les Tartares, qui considèrent que la richesse réside dans
l’abondance de bétail. Sa conclusion est la suivante : « de ces deux idées, celle
des Tartares approchait peut-être le plus de la vérité » (idem, p. 141). Pour
Smith, si la monnaie peut avoir un effet positif sur l’industrie, ce n’est pas
parce que l’or et l’argent sont du capital. Il conteste sur ce point les idées «
magnifiques mais imaginaires » de l’écossais John Law (1671-1729). Pour
Smith, les banques, si elles sont gérées avec prudence, peuvent favoriser
l’activité économique dans la mesure où elles rendent active une partie du
capital qui ne l’aurait pas été sans elles (voir chapitre 2, 2). L’un des apports
de Smith, par rapport à Hume, est en effet la prise en compte du rôle des
banques et des billets de banque. Charles Rist (1874-1955) rend hommage à
Smith en ces termes : « il a admirablement montré qu’une monnaie de
banque, pour conserver sa valeur, doit constamment rester convertible à vue,
que cette convertibilité est la condition du maintien de son équivalence avec
la monnaie métallique, et qu’un banquier doit toujours avoir une encaisse
métallique suffisante pour faire face aux remboursements » (Rist, 1951, p. 66).
Pour Smith, on peut accorder aux banques la plus grande liberté dans
l’émission des billets dès lors que ces derniers sont convertibles à vue en
métaux précieux (voir focus 1.6, chapitre 1). Dans cette perspective,
l’accroissement de la circulation des billets n’est pas inflationniste, puisqu’elle
réduit d’autant la quantité d’or et d’argent-métal en circulation.

• FOCUS 4.1. Adam Smith, précurseur de la sélection adverse


Smith considère (comme l’ensemble des économistes classiques et plus tard néoclassiques)
que le taux d’intérêt a tendance à s’établir à un niveau qui correspond à la rentabilité du
capital. Il observe cependant que, dans la plupart des pays, il existe un taux légal maximal
destiné à lutter contre l’usure (c’est le cas en Grande-Bretagne au moment où il publie son
livre). Il indique que si le taux d’intérêt légal est trop élevé, seuls les individus « prodigues »
emprunteront et non les « gens sages » : « ainsi, une grande partie du capital du pays se
trouverait, par ce moyen, enlevée aux mains les plus propres à en faire un usage profitable et
avantageux, et jetée dans celles qui sont les plus disposées à la dissiper et à l’anéantir »
(Smith, 1776, cité par Tutin, 2009, p. 154). Cette analyse correspond bien à l’idée de sélection
adverse : un taux d’intérêt légal trop élevé permet aux banques d’offrir des crédits à un taux
supérieur au taux du marché. Ce taux élevé conduira les « bons risques » à ne pas emprunter,
alors que les « mauvais risques » accepteront de payer ce prix prohibitif pour financer des
opérations très aventureuses.

2.2 La monnaie-voile : Jean-Baptiste Say et John


Stuart Mill
Jean-Baptiste Say (1767-1832) a exercé une forte influence en France et a
contribué à faire connaître la pensée économique d’A. Smith. Convaincu de la
nécessité de diffuser la connaissance économique, il publie même en 1815 un
« Catéchisme d’économie politique ». Sa contribution majeure est la
formulation de la « loi des débouchés », qu’il formule ainsi : « un produit
terminé offre, dès cet instant, un débouché pour tout le montant de sa valeur »
(Say, 1803, p. 140). Ce qui revient à dire que « les échanges terminés, il se
trouve toujours qu’on a payé des produits avec des produits » (idem). Cette
économie de l’offre considère donc que ce qui est décisif, ce sont les activités
de production qui mobilisent le travail, le capital et la terre afin de produire
des biens et des services et donc un revenu équivalent à la valeur de ces biens
et services. Il ne peut donc pas y avoir de phénomène durable et général de
surproduction. Dans ce contexte, la monnaie n’est analysée que comme un
moyen de transaction : « l’argent n’est que la voiture de la valeur des produits
» (Say, 1803, p. 138). Elle permet de faciliter le fonctionnement de l’économie
: « semblable à l’huile qui adoucit les mouvements d’une machine
compliquée, les monnaies répandues dans tous les rouages de l’industrie
humaine facilitent des mouvements qui ne s’obtiendraient point sans elles »
(Say, 1803-1972, p. 63). Mais elle ne modifie en aucune façon les grandeurs
réelles de l’économie, en particulier elle ne modifie pas les prix relatifs des
marchandises. Il n’y a donc pas de différence de nature entre une économie de
troc et une économie monétaire (voir chapitre 1, 1 et 2).
Pour Say, la monnaie est une marchandise comme les autres qui présente
deux avantages : elle sert d’intermédiaire des échanges et elle peut se
subdiviser « de manière à former tout juste une valeur égale à celle que l’on
veut acheter » (idem, p. 239). La monnaie est donc un instrument technique
qui permet de faciliter les échanges. J.-B. Say conteste l’idée selon laquelle la
monnaie serait une mesure des valeurs. En effet, pour lui, une mesure des
valeurs doit être invariable, or la monnaie, comme toute marchandise, a une
valeur qui varie sur le marché en fonction de l’offre et de la demande. Il
s’oppose aussi à l’idée selon laquelle le gouvernement pourrait fixer la valeur
de la monnaie : « La même liberté qu’a tout homme de donner ou de ne pas
donner sa marchandise contre de la monnaie, à moins d’une spoliation
arbitraire, d’un vol, fait que la valeur de la monnaie ne saurait être
déterminée par les lois ; elle est déterminée par le libre accord entre le
vendeur et l’acheteur » (Say, 1803-1972, p. 240). La valeur de la monnaie
réside dans la valeur intrinsèque de la marchandise-monnaie (essentiellement
l’or et l’argent). Cela conduit Say à se montrer hostile au papier-monnaie
inconvertible (voir focus 2.4, chapitre 2) et très sceptique à l’égard des billets
de banque (convertibles). Certes, il reconnaît le grand avantage technique des
billets de banque (peu coûteux à produire), mais il craint que les banques
n’abusent de leur pouvoir de création monétaire. Il cite à ce propos Adam
Smith et Thomas Tooke et énumère les conditions très restrictives dans
lesquelles il pourrait être avantageux de mettre en circulation une monnaie qui
ne reposerait pas sur une valeur intrinsèque : « Il est possible que dans une
nation passablement éclairée, sous un gouvernement qui offrirait toutes les
garanties désirables, et au moyen d’une banque indépendante dont les intérêts
seraient en concurrence avec ceux du gouvernement pour assurer les droits du
public, il est possible, dis-je, qu’une pareille monnaie pût être établie avec
beaucoup d’avantages » (idem, p. 276).
Cette analyse conduit Say à adhérer à la théorie quantitative de la monnaie.
Il imagine que si la quantité de monnaie en circulation en France double, cela
ne modifierait en rien la quantité de marchandises à vendre, mais cela
conduirait à un doublement des prix et chaque franc ne vaudrait plus (en
termes de marchandises) que cinquante centimes. Say s’oppose donc aux
discours des marchands et des industriels qui prétendent qu’ils ne parviennent
pas à écouler leurs produits parce que la monnaie fait défaut : « On ne devrait
pas dire : la vente ne va pas, parce que l’argent est rare, mais parce que les
autres produits le sont. Il y a toujours assez d’argent pour servir à la
circulation et à l’échange réciproque des autres valeurs, lorsque ces valeurs
existent réellement » (Say, 1803-1972, p. 139).
John Stuart Mill (1806-1873) est l’un des fondateurs de l’utilitarisme, un
défenseur de la liberté individuelle, un précurseur dans la lutte en faveur des
droits des femmes… et aussi un économiste qui s’appuie notamment sur les
travaux de son père James Mill (1773-1836) et sur ceux de J.-B. Say.
Quoiqu’avec quelques changements de formulation au fil du temps, Mill
reprend à son compte la loi des débouchés : il ne peut pas y avoir de
phénomène général et durable de surproduction. Mais il souligne cependant
qu’en période de crise, certains offreurs peuvent vendre leurs marchandises
sans se porter acheteur au même moment sur d’autres marchés, ce qui peut
conduire à aggraver temporairement le déséquilibre entre l’offre et la
demande. En ce qui concerne la monnaie, on trouve dans ses Principes
d’économie politique l’affirmation selon laquelle la monnaie n’est qu’un
simple instrument pour faciliter les échanges qui ne modifie pas les lois de la
valeur. Il débouche donc sur une formule restée célèbre : « Il n’est point dans
l’économie d’une société une chose moins importante en elle-même que la
monnaie, si on la considère autrement que comme un mécanisme pour faire
vite et commodément ce que l’on ferait moins vite et moins commodément s’il
n’existait pas » (Mill, 1861, tome 2, p. 7). Il affirme donc que l’échange
monétaire ne change rien par rapport au troc et que la valeur de la monnaie
n’est rien d’autre que la valeur des marchandises que la monnaie permet
d’acquérir. Cependant, comme il considère que la monnaie doit être fondée
sur les métaux précieux, la valeur de ces derniers (et donc la valeur de la
monnaie) repose en dernière analyse sur le coût de production des métaux
précieux. J. S. Mill adhère aussi à la théorie quantitative de la monnaie : « si
la somme de la monnaie en circulation avait doublé, les prix doubleraient, si
cette somme n’avait augmenté que d’un quart, les prix ne s’élèveraient que
d’un quart » (idem, p. 13). Mill perçoit qu’une modification des prix relatifs
peut intervenir, mais il considère que la relation de stricte proportionnalité
entre la quantité de monnaie et le niveau général des prix est toujours vérifiée
en moyenne et, pour lui, c’est ce qui importe. Autre élément d’analyse
important, Mill souligne que la vitesse de circulation de la monnaie joue un
rôle important et que son accroissement est équivalent à une augmentation de
la quantité de monnaie.

2.3 David Ricardo et la Currency School


En février 1793, alors que la France révolutionnaire vient de déclarer la
guerre à la Grande-Bretagne, l’économie de ce pays connaît une crise bancaire
et économique sévère liée au refus de la Banque d’Angleterre de continuer à
escompter des lettres de change (voir chapitre 3). Le comportement de la
banque centrale est conforme à la doctrine admise (formulée notamment par
Adam Smith) qui lie l’émission de billets et la réserve d’or. Or, cette dernière
vient de connaître une baisse très importante qui conduit à un climat de
défiance. En février 1797, la Grande-Bretagne décide de suspendre la
convertibilité en or des billets de la Banque d’Angleterre, alors que la
définition officielle de la livre sterling en or reste inchangée. On se trouve
donc en situation de cours forcé (inconvertibilité) et le gouvernement décide
que la convertibilité ne sera rétablie qu’après la signature d’un traité de paix.
Cela va se traduire par une hausse du prix du lingot d’or (gold bullion) au-
dessus de son prix officiel. C’est cette situation du prix élevé du lingot qui
déclenche la controverse bullioniste opposant les défenseurs de l’or et les «
amis du billet de banque ». David Ricardo (1772-1823) joue un rôle
important dans ce débat en rédigeant à la fin de l’année 1809 son Essai sur le
prix élevé du lingot : preuve de la dépréciation des billets de banque (Ricardo,
1991). Le Parlement met en place une commission d’étude sur le sujet
(Bullion Committee) en février 1810, qui rend son rapport en juin de la même
année. Le rapport reprend pour l’essentiel les thèses de Ricardo : il impute le «
prix élevé du lingot » à une augmentation excessive de la quantité de billets en
circulation. Les analyses des « anti-bullionnistes » qui mettaient l’accent sur
les effets réels de la guerre (déficit extérieur, dépréciation du change, inflation
importée) ne sont pas retenues dans le rapport (voir chapitre 6, 1). Celui-ci est
examiné par le Parlement en 1811 et est rejeté. Sans doute en partie parce que,
la guerre n’étant pas terminée, les députés se refusent à restaurer la
convertibilité en or des billets. Ricardo continue à défendre avec
détermination sa conception métalliste : « La monnaie est dans l’état le plus
parfait quand elle se compose uniquement de papier, mais d’un papier dont la
valeur est égale à la somme d’or qu’il représente » (Ricardo, 1821-1970, p.
291). La circulation de billets de banque est moins coûteuse et plus commode
que la circulation de métaux précieux, mais les billets doivent être gagés sur
l’or. Cette exigence repose sur la volonté de soumettre ceux qui émettent les
billets à une contrainte. Il faut en effet se prémunir contre les abus de ceux qui
émettent les billets de banque : « L’expérience prouve cependant que toutes
les fois qu’un gouvernement ou une banque a eu la faculté illimitée d’émettre
du papier-monnaie, il en a toujours abusé. Il s’ensuit que, dans tous les pays,
il est nécessaire de restreindre l’émission du papier-monnaie, et de l’assujettir
à une surveillance ; et aucun moyen ne paraît mieux calculé pour prévenir
l’abus de cette émission qu’une disposition qui impose à toutes les banques
qui émettent du papier de payer leurs billets, soit en monnaie d’or, soit en
lingots » (Ricardo, 1821-1970, p. 287). En 1819, le Parlement anglais décide
le retour à la convertibilité. À cette occasion, il instaure l’étalon-or en écartant
l’idée d’un bimétallisme or-argent. La convertibilité (en lingots et en pièces)
est effective à partir de 1821 sur la base de la définition officielle de la livre en
or telle qu’elle était en vigueur avant la suspension de la convertibilité.
Même si Ricardo décède en 1823, ses idées vont continuer à s’imposer, car,
comme l’écrira beaucoup plus tard J. M. Keynes, les idées de Ricardo ont
conquis la Grande-Bretagne aussi sûrement que la Sainte Inquisition avait
conquis l’Espagne ! Une nouvelle controverse se développe en effet à partir de
la publication à titre posthume, en 1823, d’un texte de Ricardo favorable à
l’établissement d’une Banque nationale. À cette époque en effet, le monopole
de la Banque d’Angleterre ne vaut que pour Londres et d’autres banques
émettent des billets. De 1809 à sa mort, Ricardo continue à défendre ses
conceptions quantitativiste et dichotomiste. Il s’oppose à l’idée selon laquelle
l’émission de monnaie (par une découverte d’or ou par l’émission de billets)
serait en mesure de conduire à une baisse du taux d’intérêt et à une stimulation
de l’économie. Si tel était le cas, affirme-t-il, les banques seraient un puissant
moteur, mais c’est là une idée absurde à ses yeux. Les partisans de l’école de
la circulation (Currency School) inspirés par Ricardo défendent l’instauration
d’une banque émettrice soumise à une contrainte stricte quant à l’émission des
billets. Cela signifie donc que la règle de convertibilité ne suffit pas et qu’un
encadrement réglementaire est nécessaire. C’est ce qui sera fait en 1844 avec
le Bank Charter Act (ou Acte de Peel, du nom du Premier ministre
britannique)2. Ce texte sépare la Banque d’Angleterre en deux départements :
le département de l’émission a la charge de mettre en circulation les billets.
Au-delà d’un montant de 14 millions de livres qui correspondent à la dette
contractée par l’État, toute émission nouvelle doit être couverte à 100 % par
de l’or. Les émissions nouvelles de billets ne peuvent donc être réalisées qu’en
contrepartie de dépôts en or. Le second département est chargé d’octroyer des
crédits (escompte des effets de commerce), il ne peut le faire qu’en mobilisant
l’épargne des agents économiques, c’est-à-dire sans procéder à de la
monétisation de créance. Les fonctions de création monétaire et
d’intermédiation financière sont donc strictement séparées. Cette organisation
vise à éviter un financement monétaire des investissements et de la dette
publique et à garantir une orthodoxie monétaire puisque l’investissement ne
peut être financé que par l’épargne préalable des agents économiques. Dans le
même temps, le Bank Charter Act limite le pouvoir de création monétaire des
autres banques.
Au total, même si on trouve dans la tradition classique des nuances
importantes et même s’il existe des « classiques hors la loi » (Poulon, 2016)
au sens où ils rejettent la loi des débouchés (Th. R. Malthus et J.-Ch. de
Sismondi notamment), l’orthodoxie ricardienne s’impose durablement : elle
repose sur la thèse de la neutralité de la monnaie (donc sur une stricte
dichotomie entre sphère réelle et sphère monétaire) et sur la théorie
quantitative de la monnaie.

Schéma 4.1. Les économistes précurseurs de la théorie quantitative de


la monnaie

3. Les néoclassiques : le statut secondaire de la


monnaie
Au début des années 1870, se produit la « révolution marginaliste » à
travers les œuvres de trois économistes : Stanley Jevons (1835-1882), Léon
Walras (1834-1910) et Carl Menger (1840-1921). Mais, si ces trois auteurs
ont en commun de fonder la théorie de la valeur sur l’utilité et de donner une
place centrale au raisonnement à la marge, il faut souligner qu’ils sont à
l’origine de deux traditions théoriques qui diffèrent sur des points essentiels.
Jevons et Walras donnent naissance à un courant d’analyse dit « néoclassique
» qui raisonne en termes d’équilibre et qui conserve la thèse de la neutralité de
la monnaie. À l’inverse, Menger est le fondateur de la tradition autrichienne
qui conçoit le marché comme un processus de découverte permettant de gérer
de façon décentralisée les déséquilibres qui surgissent de l’activité
économique. Par ailleurs, l’école autrichienne refuse la dichotomie et la
théorie quantitative (voir chapitre 5, 2).

3.1 Léon Walras : une économie d’échange sans


monnaie
Le modèle de base à partir duquel Walras construit son concept d’équilibre
général est une économie d’échange sans production. Les différents acteurs
économiques se présentent avec leur production (déjà réalisée) sur une place
de marché et ils se portent acheteurs ou vendeurs pour chaque catégorie de
biens (il existe un marché pour chaque type de bien). La production n’est pas
analysée, le modèle walrasien ne porte que sur les échanges. Un arbitre de
marché (commissaire-priseur walrasien) « crie » les prix et, par tâtonnement,
fixe le prix d’équilibre de chaque bien, c’est-à-dire le prix pour lequel, sur
chaque marché, la quantité offerte du bien est égale à la quantité demandée.
Tous les échanges se déroulent alors au prix d’équilibre. Dans une telle
représentation de l’échange, le temps n’existe pas puisque les échanges se
déroulent instantanément, lors d’une même séance de marché. De même, dans
un tel modèle, l’information de tous les agents est parfaite puisque les biens
sont supposés homogènes et que le « crieur de prix » produit la seule
information pertinente qui est gratuite et accessible à tous. La monnaie n’est
donc pas nécessaire à la réalisation des échanges. Il suffit que l’un des biens
présents sur le marché soit choisi comme « numéraire » (c’est-à-dire comme
unité de compte), ce qui permettra d’exprimer le prix de chaque bien en unité
d’un seul bien et donc de simplifier les échanges. Comme l’ensemble des
conditions de la concurrence parfaite sont réunies (en particulier tous les
participants au marché sont preneurs de prix), tous les marchés sont
simultanément en équilibre (équilibre général). On vérifie alors qu’il n’existe
aucune demande ou offre excédentaire sur aucun des marchés. C’est la loi de
Walras qui découle du fait que la flexibilité des prix permet un ajustement
parfait entre les quantités offertes et les quantités demandées (ajustement par
les prix). La loi de Walras est équivalente à la loi de Say dans la mesure où, si
tous les marchés sont simultanément en équilibre, il n’y a aucun rationnement
et donc pas de phénomène de surproduction. Pour que les échanges se
réalisent et conduisent à l’équilibre, il faut et il suffit que les prix relatifs des
différentes marchandises soient fixés par la confrontation des quantités
offertes et demandées. Ces prix relatifs dépendent de variables réelles (goûts
des consommateurs, contraintes budgétaires, coûts de production, etc.). Si tous
les prix nominaux varient simultanément, les prix relatifs restent inchangés et
donc les quantités échangées et les revenus réels restent aussi les mêmes.
C’est le postulat d’homogénéité que formulera plus tard Wassily Leontiev
(1906-1999). Dans ces conditions, l’introduction d’une monnaie et les
variations de la quantité de monnaie ne changeraient rien, sauf le niveau des
prix nominaux qui n’ont pas d’impact sur les grandeurs réelles de l’économie.
Même si, dans les dernières éditions de ses Éléments d’économie politique
pure, Walras prend davantage en compte la monnaie et le taux d’intérêt, il
maintient cependant la dichotomie en affirmant que l’équation de la
circulation monétaire (la théorie quantitative) reste indépendante des
équations qui déterminent l’équilibre réel de l’économie. On se trouve bien
dans un cadre à la fois dichotomiste et quantitativiste.
Les développements ultérieurs du programme de recherche walrasien ne
changeront rien de ce point de vue, ce qui conduira Frank Hahn (1925-2013)
à écrire : « le défi le plus important auquel est confronté le théoricien à propos
de l’existence de la monnaie est celui-ci : la monnaie ne joue aucun rôle dans
le modèle le plus développé de la théorie économique. Ce modèle, c’est, bien
entendu, la version d’Arrow-Debreu de l’équilibre général walrasien » (Hahn,
1984, p. 23). Faire abstraction de la monnaie pour rendre compte du
fonctionnement des économies de marché et considérer qu’il n’existe pas de
différence de nature entre économie monétaire et économie de troc semble
cependant très problématique (voir chapitre 1, 2). C’est pourquoi, un
économiste comme Don Patinkin (1922-1995) tente d’introduire la monnaie
dans un modèle de type walrasien. Pour cela, il utilise une idée lancée en 1917
par Arthur Cecil Pigou (1877-1959) : l’effet d’encaisse réelle (on parle
souvent d’effet Pigou pour désigner l’effet d’encaisse réelle). Patinkin suppose
que les agents souhaitent détenir un niveau constant d’encaisse exprimé en
termes réels, c’est-à-dire des avoirs monétaires évalués à prix constant. Si on
note Md la demande nominale de monnaie et P le niveau général des prix,
l’encaisse réelle est constante dès lors que Md/P l’est également. Cela signifie
que si le niveau général des prix augmente, les agents vont accroître la
demande nominale d’encaisse. Par exemple, ils augmentent le montant des
avoirs monétaires qu’ils détiennent sous forme scripturale sur un compte
bancaire ; ils réduisent leur demande de biens de consommation pour épargner
plus sous une forme monétaire. Le mécanisme inverse se produit si P diminue
: les agents ont une encaisse nominale excédentaire qu’ils compensent en
demandant plus de biens et services. Ce raisonnement met fin à la dichotomie,
puisque les variations de la quantité de monnaie qui font varier le niveau
général des prix ont un effet sur le secteur « réel » (la demande de biens).
Mais l’effet d’encaisse réelle a le grand mérite de sauvegarder (et même de
renforcer) l’idée d’un marché autorégulateur : en cas de hausse des prix, la
baisse de la demande de biens permet de contrecarrer les tendances
inflationnistes et réciproquement si le niveau général des prix diminue. Les
comportements des agents obéissant au principe de la constance du niveau des
encaisses réelles contribuent donc à la stabilité du niveau général des prix.
Cependant, cette tentative d’intégrer la monnaie dans un cadre walrasien
n’est pas considérée comme un succès. D’une part, les walrasiens n’ont pas
vraiment pris en compte cette approche et ont continué à raisonner dans un
monde sans monnaie (c’est-à-dire un monde où la monnaie est une simple
unité de compte). D’autre part, les économistes post-keynésiens considèrent
que Patinkin ne propose pas une véritable monnaie endogène dans la mesure
où il n’analyse pas l’impact de la monnaie sur les structures productives.

3.2 Irving Fisher : la refondation de la théorie


quantitative
Irving Fisher (1867-1947) a fait toute sa carrière à l’université de Yale aux
États-Unis. Si l’on en croit J. Schumpeter, il n’a pas bénéficié de toute la
considération à laquelle il avait droit compte tenu de l’importance de son
œuvre et de la diversité des thèmes traités. En particulier, Fisher a été
déconsidéré en raison de l’optimisme dont il a fait preuve pendant la période
de gonflement du cours des titres avant le krach d’octobre 1929. Il s’est
d’ailleurs ruiné en spéculant à la hausse sans anticiper le retournement du
marché. En 1911, il publie son livre sur le pouvoir d’achat de la monnaie qui
marque un retour en force, à l’époque contemporaine, de la théorie
quantitative de la monnaie. Le point de départ de Fisher est le constat que,
dans une opération d’achat et de vente, il y a nécessairement égalité entre la
quantité de monnaie qui passe des mains de l’acheteur à celles du vendeur et
la valeur de la marchandise qui fait le trajet inverse. Il étend à l’ensemble de
l’économie ce constat microéconomique et cela le conduit à l’écriture de la
formule célèbre :
MV + M’V’ = PT
M représente la valeur des pièces et billets en circulation, M’ la valeur de la
monnaie scripturale, V et V’ les vitesses de circulation correspondant à ces
deux formes de monnaie. P est le niveau général des prix et T le volume des
transactions (les biens et services échangés en termes réels). PT mesure donc
le montant nominal des transactions qui est toujours nécessairement égal à la
quantité de monnaie utilisée multipliée par la vitesse de circulation. Il s’agit
donc d’une identité plutôt que d’une égalité et elle n’a aucune portée
explicative. C’est une tautologie. Pour lui donner une portée explicative, il
faut formuler trois hypothèses :
• le volume des transactions est indépendant des variables monétaires.
On se place donc dans le cadre de la dichotomie. Le volume des
transactions est déterminé par d’autres variables réelles qui ne figurent
pas dans la formule (quantité de travail et de capital notamment) ;
• la vitesse de circulation est stable (elle correspond aux habitudes de
paiement et ne se modifie pas à court terme) ;
• la séquence explicative va de M à P (et non l’inverse).
Si ces trois conditions sont réunies, et seulement dans ce cas, alors on peut
affirmer que toute augmentation de la quantité de monnaie conduit à une
hausse des prix. Si on se place dans une perspective dynamique, on dira qu’il
y a inflation si la quantité de monnaie augmente plus vite que le volume des
transactions.
Cette version de la théorie quantitative s’est très largement imposée au
cours des décennies suivantes, à la fois dans le cadre de la recherche et dans le
cadre de l’enseignement, même si, nous le verrons plus loin, I. Fisher a
radicalement modifié ses analyses à partir des années 1930.

3.3 L’école de Cambridge


L’école de Cambridge rassemble des économistes comme Alfred Marshall
(1842-1924) et Arthur Cecil Pigou (1877-1959). John Maynard Keynes
(1883-1946) se rattache à cette école au début de sa carrière (notamment dans
son livre A Tract on Monetary Reform, 1923). Marshall et Pigou développent
des analyses convergentes. Tous deux adoptent la thèse quantitativiste selon
laquelle le niveau général des prix varie proportionnellement à la quantité de
monnaie. Tous deux aussi maintiennent la dichotomie. Marshall, par exemple,
lorsqu’il analyse la constitution d’encaisses monétaires, les évalue… en blé
(c’est-à-dire en termes réels). L’apport spécifique de ce courant est de ne pas
se limiter à la fonction d’instrument de transaction de la monnaie, mais de
considérer la monnaie comme une encaisse détenue par les agents. Marshall
précise : « il nous faut considérer le montant de pouvoir d’achat que les
habitants de ce pays décident de conserver sous forme de monnaie »
(Marshall, 1922, cité par Marchal et Lecaillon, 1967, p. 92). La monnaie est
donc considérée comme une composante du patrimoine, substituable à
d’autres actifs stockables, et de ce fait, la demande de monnaie est influencée
par le taux d’intérêt. Il s’agit donc d’une demande d’encaisses réelles qui
correspond à des nécessités pratiques dans la réalisation des échanges et à des
choix patrimoniaux. Cette demande d’encaisse dépend du revenu et du
patrimoine des individus. Marshall, qui n’envisage la monnaie que sous la
forme d’espèces métalliques et de billets, considère que les agents qui ont un
revenu élevé et règlent leurs fournisseurs par chèque peuvent détenir des
encaisses plus faibles. Ce qui signifie qu’il ne prend pas en compte la monnaie
scripturale dans les encaisses monétaires. En revanche, Pigou comme Fisher
considèrent les comptes à vue en banque comme de la monnaie.
L’équation de Cambridge peut s’écrire ainsi : Md = k.P.Y, où Md est la
demande de monnaie, P le niveau général des prix, Y la production en volume
et k un coefficient qui représente le comportement de détention d’encaisses
monétaires des agents et qui peut s’interpréter comme l’inverse de la vitesse
de circulation de la monnaie. La demande d’encaisses réelles (Md/P) est égale
à k.Y (une proportion de la production en volume). Et P est égal à Md/k.Y, ce
qui signifie que, à comportement de détention d’encaisses donné et à
production en volume donnée, le niveau général des prix dépend de Md : si Md
augmente, le niveau général des prix augmente aussi. Cette prise en compte du
comportement de demande de monnaie des agents et sa mise en relation avec
une logique patrimoniale (et pas seulement une logique de transaction)
auraient pu conduire les cambridgiens de cette époque à rompre avec la
conception dichotomiste, mais ce n’est pas le cas. C’est ce que soulignent
Jean Marchal (1905-1995) et Jacques Lecaillon (1925-2014) : ni Marshall,
ni Pigou n’admettent que les variations de la quantité de monnaie pourraient
se traduire par une modification des prix relatifs et du volume de la
production.

4. Les anticipations rationnelles et la monnaie


super-neutre
La question des anticipations joue un rôle très important dans l’analyse
économique, au moins depuis John Maynard Keynes (voir chapitre 6). Milton
Friedman a apporté à ce débat une contribution importante (voir chapitre 5).
On appelle anticipation une prévision qui conduit celui qui la formule à
modifier immédiatement son comportement compte tenu de la prévision
réalisée. Les « nouveaux classiques » se définissent par le fait qu’ils adoptent
l’hypothèse d’anticipation rationnelle. Formulée pour la première fois par
John Muth (1930-2005) en 1961 et reprise dès le début des années 1960 par
des auteurs comme Robert Lucas, Thomas Sargent ou Robert Barro, cette
hypothèse stipule que les agents économiques ne font pas d’erreurs
systématiques de prévision. Pour le dire autrement, les agents économiques
sont en mesure de mobiliser toute l’information disponible, de la traiter à la
lumière du modèle économique pertinent et de forger des anticipations.
L’espérance mathématique des erreurs de prévision étant nulle, les agents vont
adapter en permanence leurs comportements de telle façon que la politique
économique est inefficace. Par exemple, si le gouvernement décide de creuser
le déficit public pour stimuler l’activité économique, les agents anticipent le
fait que cela donnera lieu ultérieurement à une hausse de la fiscalité (théorème
d’équivalence de Ricardo-Barro). De ce fait, ils accroissent leur épargne tout
de suite pour faire face à cette charge fiscale future, ce qui déprime la
demande intérieure et contrecarre la relance économique recherchée par les
pouvoirs publics. Ce cadre de réflexion s’applique évidemment à la monnaie.
Pour les tenants de la nouvelle économie classique (NEC) ou nouvelle
macroéconomie classique, les variations de la quantité de monnaie n’ont
aucun effet sur les grandeurs réelles de l’économie (en particulier le
chômage), mais uniquement sur le niveau général des prix. Comme le
souligne R. Lucas en 1972, la monnaie est neutre non seulement à moyen et
long termes, mais également à court terme. Il s’oppose donc sur ce point à
Milton Friedman (voir chapitre 5, 1.1). C’est pourquoi on parle parfois de «
monnaie super-neutre ». Dans un article publié en 1977, R. Barro montre que,
au cours de l’histoire monétaire des États-Unis (1941-1973), l’accroissement
de la quantité de monnaie n’a un effet sur le chômage et le niveau de la
production que lorsqu’il n’est pas anticipé par les agents économiques. Mais
pour prendre ainsi en défaut les anticipations des agents, il faut que la banque
centrale mène une politique très « activiste » qui contrecarre ces anticipations,
ce qui se paie à terme par un surcroît d’inflation et qui sape la crédibilité de la
banque centrale. Dans ces conditions, Barro préconise de renoncer à la mise
en œuvre d’une politique discrétionnaire et d’appliquer une règle de politique
monétaire visant à atteindre un objectif d’inflation faible.
1. Ses dates précises de naissance et de décès ne sont pas connues.
2. Ne pas confondre avec la loi sur les manufactures de 1819, appelée aussi « Acte de Peel » (du nom du père de Robert Peel).
Chapitre 5

Monnaie active, monnaie nocive


Comme nous l’avons montré dans le chapitre 4, une longue tradition
d’économistes attachés à la régulation par le marché a mis en avant la
neutralité de la monnaie et la théorie quantitative. On aurait tort, pour autant,
d’identifier ces orientations théoriques au libéralisme économique. Des
économistes importants, qui s’inscrivent dans la tradition libérale, ont produit
des modèles reposant sur l’idée que, si la monnaie est neutre à long terme, elle
est en revanche active à court terme (on parle de dichotomie faible). C’est le
cas notamment de Milton Friedman (1912-2006). D’autres auteurs, tout en
étant eux aussi des défenseurs résolus de la coordination par le marché,
s’opposent à la théorie quantitative et à la neutralité de la monnaie. C’est le
cas des économistes de l’école autrichienne, tels que Friedrich Hayek (1899-
1992), ou du français Jacques Rueff (1896-1978). Pour ces derniers, la
monnaie a des effets à court terme et à long terme (refus de la dichotomie). Le
point commun de tous ces auteurs, c’est que la monnaie n’est pas neutre, mais
nocive : elle perturbe le fonctionnement de l’économie. Il convient donc de la
neutraliser en mettant en place des dispositifs institutionnels. Il y a cependant
débat quant aux institutions qui sont les mieux à même d’assurer un cadre
monétaire non perturbateur à la régulation marchande.

1. La dichotomie faible
Les auteurs qui défendent la dichotomie faible (monnaie active à court
terme, neutre à long terme) ont profondément influencé la macroéconomie
contemporaine. Cette approche constitue encore aujourd’hui le cadre
théorique dominant en macroéconomie.
1.1 Le monétarisme de Milton Friedman
Pour comprendre l’impact des analyses de M. Friedman, il faut se situer
dans le contexte d’émergence de ses travaux à partir des années 1950. Selon
Richard S. Thorn, la publication de la Théorie générale de l’emploi de
l’intérêt et de la monnaie de J. M. Keynes en 1936 a tellement absorbé les
économistes à propos de la politique budgétaire « qu’ils ont virtuellement
négligé les problèmes de la théorie et de la politique monétaire au cours des
périodes qui ont immédiatement précédé et suivi la guerre » (Thorn, 1971, p.
3). Même si, comme nous le verrons (chapitre 6, 4), il est paradoxal
d’attribuer à Keynes une conception de l’analyse économique qui néglige la
monnaie, il n’en demeure pas moins que c’est dans ce contexte que M.
Friedman a pu lancer avec succès sa formule « Money Matters » (la monnaie
compte).
Dans un article de 1956, M. Friedman part du constat du discrédit de la
théorie quantitative de la monnaie depuis la crise de 1929. Il constate aussi
qu’en dehors de l’université de Chicago, ce sont surtout les approches en
termes de revenus et de dépenses (donc les approches keynésiennes) qui ont
eu tendance à s’imposer. Il se propose donc de reformuler la théorie
quantitative. Il précise que son objectif est de proposer une théorie de la
demande de monnaie. Pour cela, il considère la monnaie comme un actif
patrimonial qui est substituable à d’autres actifs : les actions, les obligations,
le capital humain, le capital physique. La demande de monnaie résulte donc
d’un comportement d’optimisation des agents économiques, en fonction de
leurs préférences, dans la composition d’un portefeuille d’actifs dont la
monnaie est une composante. Comme le font remarquer A. Lavigne et J.-P.
Pollin (1997), il n’y a pas, de ce point de vue, de différence marquante avec
les approches développées par des auteurs keynésiens comme James Tobin
(1918-2002). R. S. Thorn considère même que l’on assistait, dans les années
1960, à une convergence des analyses : « Au cours des années récentes, un
large accord s’est fait, entre les tenants de la théorie monétaire quantitative et
ceux de la théorie monétaire keynésienne, sur les points suivants : 1) la
monnaie a une utilité en tant que réserve de valeur dans un monde incertain ;
2) la demande de monnaie fait partie d’une théorie de la préférence pour les
actifs et 3) les principaux déterminants de la demande de monnaie sont la
richesse, le revenu et le taux d’intérêt » (Thorn, 1971, p. 63). Mais une telle
approche ne permet pas de retrouver la théorie quantitative. Pour parvenir à ce
résultat, Friedman avance trois thèses complémentaires : d’une part, il
considère que « la demande de monnaie est très stable » ; d’autre part, il
affirme « qu’il y a des facteurs importants qui affectent l’offre de monnaie et
qui n’affectent pas la demande de monnaie » ; enfin, il rejette l’existence
d’une trappe à liquidité, c’est-à-dire d’un niveau du taux d’intérêt assez faible
pour que la demande de monnaie soit parfaitement élastique (Friedman, 1956,
in Thorn, 1971, p. 86). En conclusion de cet article fondateur de 1956, M.
Friedman écrit : « on n’a peut-être pas observé d’autre liaison empirique, en
économie, qui se reproduise si uniformément dans une si grande variété de
circonstances que la liaison qui existe entre les variations sensibles du stock
de monnaie sur de courtes périodes et celles des prix ; cette uniformité, à mon
avis, est du même ordre que bon nombre des uniformités qui constituent le
fondement des sciences physiques » (Friedman, 1956, in Thorn, 1971, p. 90).
Dans ces conditions, on dispose des fondements théoriques de la célèbre
formule énoncée par M. Friedman en 1970 : « L’inflation est toujours et
partout un phénomène monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être
générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que
celle de la production »1. Cependant, Friedman innove dans la mesure où il
considère que la monnaie a des effets réels à court terme et pas à long terme. Il
introduit en effet implicitement l’hypothèse des anticipations adaptatives selon
laquelle les agents sont victimes d’illusion monétaire à court terme, mais
corrigent leurs anticipations à long terme. Par conséquent, une augmentation
de l’offre de monnaie (qui conduit à une hausse du revenu nominal) est
interprétée à court terme comme une hausse du revenu réel, ce qui va pousser
certains agents à consommer davantage, d’autres à investir plus. Au bout d’un
certain temps cependant, les agents se rendent compte du fait que la hausse
n’est que nominale puisque le niveau général des prix a augmenté, ils
corrigent alors leur comportement (ils adaptent leurs anticipations). De ce fait,
toute tentative de stimuler l’activité économique et de réduire le niveau du
chômage par l’injection de monnaie ne peut avoir que des effets temporaires.
À long terme en revanche, l’économie se retrouve dans la situation de
production et d’emploi qui est déterminée par les seules variables réelles ; elle
connaît toutefois un taux d’inflation plus élevé. Si les pouvoirs publics
s’obstinent à vouloir obtenir un taux de chômage inférieur au taux naturel, ils
ne peuvent le faire que grâce à des injections de plus en plus massives de
monnaie, et donc au prix d’une inflation à taux croissant. Pour Friedman il n’y
a pas d’arbitrage durable entre inflation et chômage et, à long terme, la courbe
de Phillips est verticale.
• FOCUS 5.1. La courbe de Phillips : y a-t-il un arbitrage inflation-
chômage ?
En 1958, l’économiste néo-zélandais Alban William Phillips (1914-1975), qui travaille alors à
la London School of Economics (LSE), publie un article dans lequel il met en relation sur une
longue période (1861-1957) et dans le cas du Royaume-Uni le taux de chômage et le taux de
croissance du salaire nominal. À partir du nuage de points obtenu, Phillips détermine une
courbe d’ajustement (la courbe de Phillips). La relation est décroissante, ce qui signifie qu’un
taux de chômage faible se traduit par une croissance rapide du salaire nominal, et
réciproquement.

La courbe publiée par Phillips

Source : A.W. Phillips, « The Relation Between Unemployment and the Rate of Change of Money Wage Rates in the
United Kingdom 1861-1957 », Economica, novembre 1958, p. 285.

Phillips observe qu’il existe un taux de chômage, à l’intersection de la courbe et de l’axe des
abscisses, pour lequel le taux de croissance du salaire nominal est nul (ce qui signifie que le
salaire reste constant). C’est le NAWRU (Non Accelerationg Wage Rate of Unemployment). Il
interprète sa courbe en termes d’offre et de demande : un taux de chômage élevé signifie que
l’offre de travail est forte, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, a un effet négatif sur les
salaires. Réciproquement, un taux de chômage faible signifie que les employeurs peinent à
trouver de la main-d’œuvre, ce qui joue en faveur d’une hausse des salaires.
Dès 1960, l’économiste canadien Richard Lipsey (qui enseigne aussi à la LSE à cette époque)
propose de faire figurer en ordonnée du graphique le taux d’inflation plutôt que le taux
d’accroissement du salaire nominal. On a alors une relation entre l’inflation et le chômage, ce
qui conduit parfois à parler de courbe de Phillips-Lipsey. Cette courbe coupe elle aussi l’axe
des abscisses et permet de déterminer le NAIRU (Non Accelerating Inflation Rate of
Unemployment), c’est-à-dire le taux de chômage pour lequel l’inflation est nulle (le niveau
général des prix est stable). La même année, Paul Samuelson (1914-2009) et Robert Solow
corroborent la relation de Phillips à partir de données concernant les États-Unis et intègrent
cette analyse dans la synthèse néoclassique. Ils montrent ainsi qu’il existe une possibilité
d’arbitrage inflation/chômage et que la politique économique à mettre en œuvre dépend des
préférences du gouvernement. Celui-ci doit ainsi opter pour une combinaison de l’inflation et
du chômage en jouant à la fois sur la politique monétaire et la politique budgétaire (on parle
aussi de dilemme inflation/chômage). En 1968, de façon indépendante, Milton Friedman et
Edmund Phelps prolongent la réflexion et montrent que le niveau d’inflation ne dépend pas
seulement du niveau du chômage, mais aussi des anticipations d’inflation. On parle de courbe
de Phillips augmentée des anticipations. En effet, si l’inflation dans le passé a été élevée, les
agents vont anticiper le maintien ou l’accroissement de l’inflation, ils vont de ce fait formuler
des revendications salariales conformes à ces anticipations. S’ils obtiennent satisfaction, cette
hausse des salaires a de fortes chances d’être répercutée sur les prix, ce qui alimente par la
suite l’inflation. Par ailleurs, quoiqu’à partir d’approches différentes, ces deux auteurs mettent
en évidence l’existence d’un taux de chômage naturel qui découle du mode de fonctionnement
du marché du travail, c’est-à-dire notamment de l’état de la technologie et des préférences des
agents quant à l’arbitrage travail/loisir. Le terme « naturel » ne doit donc pas prêter à
confusion. Il ne s’agit pas d’un taux de chômage fixé par la « nature » et qui serait donc
immuable, mais par des variables sociales et économiques. On peut dire aussi qu’il s’agit d’un
niveau de chômage correspondant au plein-emploi ou encore d’un taux de chômage
d’équilibre. Les déterminants du taux de chômage naturel étant donnés (les structures
économiques étant inchangées à court terme), il n’est pas possible de faire diminuer
durablement le taux de chômage observé au sein de l’économie au-dessous du taux naturel.
Ces deux éléments d’analyse (rôle des anticipations et taux de chômage naturel) sont repris par
les auteurs monétaristes pour montrer qu’il n’y a pas véritablement de possibilité d’arbitrage
entre inflation et chômage. Le point de vue des monétaristes va être conforté par les évolutions
macroéconomiques qui se manifestent à partir de la fin des années 1960 et pendant les années
1970. On assiste non seulement à un déplacement vers le haut et vers la droite de la courbe de
Phillips (conformément à l’hypothèse de courbe de Phillips augmentée des anticipations), mais
même à un retournement de la courbe de Phillips qui devient croissante. Les économies des
principaux pays développés sont caractérisées à la fois par une inflation de plus en plus rapide
et par un taux de chômage de plus en plus élevé. C’est ce que l’on nomme la stagflation.

France : la relation de Phillips de 1970 à 2003


Ces évolutions apparaissent clairement dans le graphique ci-dessus : la courbe de Phillips est
croissante entre le début des années 1970 et 1975 ; un certain arbitrage se retrouve (à un
niveau élevé d’inflation) entre 1976 et 1979 ; la courbe se déplace à nouveau vers le haut et la
droite sur la période 1980-1983 ; enfin, à partir de cette date, sous l’effet de la politique de
désinflation, la courbe de Phillips se déplace vers le bas et vers la gauche. On parle alors
parfois d’un retour de la courbe de Phillips au sens où les gouvernements retrouvent la
possibilité d’arbitrer entre inflation et chômage à des niveaux relativement faibles du taux
d’inflation.

Quelles conclusions peut-on tirer de l’analyse de M. Friedman en termes de


politique monétaire ? A priori, puisque la monnaie est active à court terme, on
peut utiliser l’instrument monétaire pour réguler la conjoncture ou au contraire
aggraver l’instabilité économique par des décisions inappropriées de politique
monétaire. C’est ainsi que M. Friedman met en cause les responsables du
système de la Réserve fédérale qui, au moment du krach d’octobre 1929, ont
aggravé la situation en contractant l’offre de monnaie. En conclusion d’un
article de 1959, il écrit : « Des variations relativement faibles du stock de
monnaie, à des dates appropriées et de taille correcte, peuvent compenser
convenablement d’autres variations qui vont dans le sens de l’instabilité »
(Friedman, 1959, in Thorn, 1971, p. 126). Toutefois, Friedman infléchit son
analyse quelques années plus tard : dans sa contribution de 1970 à propos de
la « contre-révolution monétariste », il indique que certains auteurs
monétaristes plaident toujours pour l’utilisation des variations du taux de
croissance de la quantité de monnaie afin d’assurer un « réglage fin » de la
conjoncture. Mais Friedman, pour sa part, considère que l’action
discrétionnaire des autorités monétaires a plus d’inconvénients que
d’avantages et il se prononce pour une croissance à taux constant de la masse
monétaire, seule à même d’offrir un cadre stable à la croissance économique.
Cette croissance à taux constant constitue la règle des k %. Pour Friedman la
valeur de k doit correspondre au taux de croissance de la production en longue
période et ne doit pas être modifiée au gré de la conjoncture (voir la partie 4
de ce livre consacrée à la politique monétaire).

1.2 La nouvelle synthèse néoclassique


Dans les années 1960-1970, les chercheurs, comme les organismes officiels
chargés de la conception et de la mise en œuvre des politiques économiques,
se fondent sur des modèles macro-économétriques qui ont pour objectif, d’une
part, de décrire le fonctionnement des économies et, d’autre part, de prédire
les effets des diverses mesures de politiques économiques envisagées. Ces
modèles ont une structure théorique qui se fonde sur une analyse en termes
d’offre globale/demande globale (dérivée de la synthèse néoclassique)2 et sur
la courbe de Phillips. Il s’agit donc d’une approche principalement
keynésienne (au sens de la synthèse). À partir de la fin des années 1970, ces
modèles se révèlent peu pertinents quant aux prévisions qu’ils permettent de
réaliser. La stagflation que l’on constate dans l’économie est incompatible
avec l’hypothèse d’une certaine stabilité de la courbe de Phillips. Cela remet
donc en cause l’arbitrage inflation/chômage. Par ailleurs, la « critique de
Lucas » (1976) a une influence considérable. En effet, les modèles
macroéconomiques de première génération sont fondés sur des équations de
comportements dont les paramètres sont estimés à un instant donné et sont
ensuite supposés constants. C’est sur la base de ces équations que ces modèles
permettent de prévoir l’impact de mesures de politique économique (Policy
Mix) sur les variables-objectifs (croissance, solde extérieur, taux d’inflation,
taux de chômage). Mais R. Lucas montre que si les agents ont des
anticipations rationnelles, ils modifient leurs comportements à l’annonce de
nouvelles mesures de politique économique. Dans ces conditions, des modèles
qui reposent sur l’hypothèse de comportements invariants ne peuvent être que
de mauvais instruments de prévision. Durant les années 1970, l’influence
croissante de la théorie des anticipations rationnelles (nouvelle
macroéconomie classique ou NMC3) conduit donc à la remise en cause des
modèles macroéconomiques traditionnels, qui reposaient largement sur des
hypothèses keynésiennes.
À la suite de ce bouleversement théorique, les tenants de la nouvelle
macroéconomie classique proposent une nouvelle famille de modèles
(modèles de la 2e génération). Ceux-ci reposent sur les bases suivantes : en
premier lieu, ils sont fondés sur l’hypothèse d’anticipation rationnelle et sur la
théorie des cycles réels (Real Business Cycle Theory ou RBC) ; en second lieu,
la démarche est résolument microéconomique : les comportements rationnels
des agents se modifient en fonction des mesures de politique économique. La
critique de Lucas a été prise en compte : l’économie est affectée par des chocs
exogènes et aléatoires de productivité (théorie des cycles réels) et les
fluctuations résultent de la réaction optimale des agents à ces chocs réels
exogènes. Le mode de raisonnement est celui de l’équilibre général : c’est
l’agrégation des comportements rationnels des agents qui permet de prévoir
les évolutions macroéconomiques (PIB, investissement, consommation, etc.).
Ces modèles rencontrent au départ un certain succès en matière de prévisions,
ils sont considérés comme un progrès dans la modélisation, mais ils font
l’objet de critiques assez vives. La principale porte sur le fait que des modèles
qui reposent à la fois sur l’hypothèse de concurrence pure et parfaite et sur
l’hypothèse d’anticipations rationnelles ne peuvent que conduire à considérer
que la politique monétaire est inefficace (on retrouve la monnaie super-neutre)
et que la politique budgétaire l’est tout autant. Or, les responsables de la
politique économique souhaitent travailler à partir de modèles qui permettent
de fonder rationnellement les choix de politique économique. En particulier,
les banques centrales reprochent à cette seconde génération de modèles de ne
faire aucune place à la monnaie alors que les recherches empiriques menées à
la fin des années 1980 soulignent l’importance des chocs monétaires (et pas
seulement des chocs réels). Il s’agit donc de comprendre l’articulation entre la
sphère réelle et la sphère monétaire de l’économie. Ces considérations
conduisent à une troisième génération de modèles : les modèles DSGE
(Dynamic Stochastic General Equilibrium). Ces derniers correspondent à ce
que certains appellent la nouvelle synthèse néoclassique. En effet, ils reposent
à la fois sur l’hypothèse d’anticipation rationnelle et sur des choix théoriques
inspirés de la nouvelle économie keynésienne (NEK). En particulier, ils
prennent en compte l’existence de rigidités nominales (les prix s’ajustent aux
changements de la situation économique, mais ils le font lentement). Certains
de ces modèles de la troisième génération prennent par ailleurs en compte des
rigidités sur le marché du travail (rigidités réelles) et des phénomènes de
concurrence imparfaite4. L’économiste français Jean-Luc Gaffard donne une
illustration de la façon dont ces modèles décrivent le fonctionnement de
l’économie : « face à un choc de productivité [positif], les entreprises ne
diminueront pas les prix autant qu’elles le devraient du fait de l’existence de
coûts des changements de prix (‘‘menu costs’’). Le niveau général des prix
sera supérieur à ce qu’il devrait être. Par suite, la consommation
n’augmentera pas autant qu’elle le devrait ; la production et l’emploi
n’augmenteront pas autant qu’ils le pourraient. Il existera un écart
inflationniste, un écart au produit potentiel (‘‘output gap’’), et du chômage
involontaire » (Gaffard, 2012, p. 4). J.-L. Gaffard ajoute : « suivant cette
perspective, la politique monétaire est conçue pour contrarier les effets
forcément dommageables des rigidités nominales » (Gaffard, 2012, p. 3).
Cette nouvelle synthèse néoclassique, qui fait l’objet d’un assez large
consensus, conduit à considérer que la monnaie est active à court terme et
neutre à moyen et long termes. C’est le point de vue qui est développé dans le
manuel de macroéconomie d’Olivier Blanchard et Daniel Cohen. Pour eux,
les variations du niveau de la masse monétaire sont neutres à moyen terme, ce
qui signifie qu’elles n’ont pas d’effet sur la production et le chômage, mais
seulement sur le niveau général des prix. Réciproquement, les facteurs réels
(pouvoir de monopole des entreprises, syndicats de salariés puissants, déficit
budgétaire) n’ont pas d’effet sur l’inflation à moyen terme sauf s’ils
conduisent à une hausse du taux de croissance de la masse monétaire
(Blanchard et Cohen, 2013, p. 239).
Cette nouvelle synthèse néoclassique fait cependant l’objet de critiques. J.-
L. Gaffard, par exemple, fait observer que « l’analyse de la nouvelle économie
keynésienne partage avec l’analyse de la nouvelle école classique le principe
d’une politique monétaire exclusivement dédiée à la stabilité du niveau
général des prix conforme à la recherche de neutralité » (Gaffard, 2012, p. 7).
En fait, la question qui est posée porte sur l’analyse de l’instabilité
économique : « Ces fluctuations sont-elles naturelles et expriment-elles une
réponse que l’on souhaite optimale à des chocs réels comme le suppose la
théorie dominante ? Ou bien traduisent-elles des défauts de coordination,
récurrents, éventuellement cachés et liés à des changements structurels ? Quel
peut-être, alors, le rôle de la politique monétaire ? Peut-elle raisonnablement
obéir à des règles intangibles ? Ou bien doit-elle faire une part à des choix
discrétionnaires ? Est-elle le seul instrument qui permet d’assurer la stabilité
macroéconomique dans un environnement marqué par la récurrence de
changements structurels ? Ou bien doit-elle être complétée par une
réglementation appropriée, et plus encore s’inscrire dans un ensemble de
politiques dédié à combattre l’instabilité incluant la politique budgétaire ? »
(Gaffard, 2012, pp. 2-3). Gaffard prend l’exemple de la période qui a précédé
aux États-Unis le déclenchement de la crise de 2007-2008. Le taux d’inflation
était faible, la croissance dynamique, l’économie était au voisinage du plein-
emploi. Tout conduisait donc à penser que la situation était saine et que la
politique économique (qui reposait sur les conceptions de la nouvelle synthèse
néoclassique) était efficace. Les observateurs d’ailleurs ne tarissaient pas
d’éloges sur la conduite de cette politique par Alan Greenspan, le président de
la Réserve fédérale. Or la crise a éclaté : « Des déséquilibres liés à des
changements structurels de grande ampleur – en l’occurrence des chocs
technologiques à répétition, une réorientation des échanges commerciaux
internationaux, une profonde transformation de la répartition des revenus
dans certains pays développés – existaient, dont les effets étaient
provisoirement compensés par les facilités de financement accordées par les
marchés financiers et les banques » (Gaffard, 2012, p. 2).
Le débat reste donc largement ouvert en ce qui concerne l’analyse
macroéconomique, et notamment sur la question de la prise en compte de la
monnaie.

Schéma 5.1. Les modèles macroéconomiques et la place de la monnaie


2. Le refus de la dichotomie
Alors que les auteurs monétaristes pensent que la monnaie est active à court
terme et neutre à long terme (dichotomie faible), d’autres économistes
considèrent que la monnaie, bien qu’elle soit exogène, n’est neutre ni à court
terme, ni à long terme (refus de la dichotomie). Ce sont notamment les auteurs
de la tradition autrichienne qui défendent ce point de vue. Par exemple,
Ludwig von Mises (1881-1973) dénonce « l’idée hérétique de la prétendue
neutralité de la monnaie » (Mises, 1949-1985, p. 419) et affirme que
l’équation des échanges, c’est-à-dire la formulation usuelle de la théorie
quantitative de la monnaie, « est incompatible avec les principes
fondamentaux de la pensée économique » (idem, p. 421). Outre les
économistes autrichiens, le Français J. Rueff est un économiste qui associe
une conception de la monnaie exogène et une analyse qui met en avant le
refus de la neutralité de la monnaie.

2.1 Friedrich Hayek : de la monnaie active à la


concurrence des monnaies
F. Hayek se forme en science économique à Vienne, notamment auprès de
L. von Mises. Il est l’hériter de la théorie autrichienne du capital élaborée par
Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914). Il s’inspire aussi des analyses
monétaires de Knut Wicksell (voir chapitre 6, 3). En 1931, suite à une
invitation de Lionel Robbins (1898-1984), il donne à la London School of
Economics quatre conférences qui sont publiées la même année sous le titre
Prix et production.
Conformément à l’approche de Böhm-Bawerk, Hayek considère que la
production se caractérise par la succession d’un certain nombre d’étapes qui
se situent entre les moyens originaires de production (la terre et le travail) et
les biens de consommation finale qui sont la finalité de l’activité productive.
Pour franchir ces étapes, les hommes utilisent du capital. Ce dernier est donc
un détour de production. Si les hommes consomment directement les produits
de la nature (la cueillette, par exemple), le détour de production est nul. Dès
lors que l’on construit des greniers, que l’on produit des instruments destinés à
la chasse ou à l’agriculture, on affecte des ressources productives à la
fabrication de biens (outils, machines, etc.) qui ne donnent pas lieu à une
consommation finale, mais qui contribuent, à terme, à accroître et à diversifier
cette consommation finale. Cette analyse de la production et du capital
conduit à introduire le temps dans l’analyse économique. Si l’on veut accroître
la consommation finale future, il faut dans l’immédiat réduire la
consommation pour consacrer des moyens de production à produire du
capital, c’est-à-dire qu’il faut allonger le détour de production. Le capital est
un stock (détour de production), l’investissement est un flux qui permet
d’accroître la longueur du détour de production. La question centrale est donc
celle de l’arbitrage intertemporel des agents. Plus les agents ont une
préférence pour le présent élevée, plus le détour de production sera court. À
l’inverse plus les agents ont une préférence pour le futur élevée, plus le détour
de production sera long. Cet arbitrage intertemporel se traduit par le partage
du revenu entre consommation (satisfaction immédiate) et épargne
(satisfaction future). Les épargnants vont placer leur épargne sur le marché des
fonds prêtables et les investisseurs vont emprunter des fonds sur ce même
marché. La confrontation entre l’offre et la demande de fonds prêtables
détermine le taux d’intérêt. Ce dernier est donc le « prix du temps », puisqu’il
rémunère pour l’épargnant le renoncement à une satisfaction immédiate et
constitue le coût pour l’investisseur de la disposition immédiate de fonds
nécessaires à ses investissements. Si aucun facteur perturbateur n’intervient, le
taux d’intérêt qui se fixe sur le marché des fonds prêtables est le taux d’intérêt
naturel. Le montant des fonds empruntés détermine le niveau de
l’investissement, ce qui signifie que la longueur du détour de production
résultant de l’investissement est cohérente avec les arbitrages interindividuels
des agents. Sur la base de cette analyse, Hayek élabore une théorie monétaire
des crises. En effet, si l’offre sur le marché des fonds prêtables est alimentée
non seulement par l’épargne préalable des agents, mais aussi par la création
monétaire, le taux d’intérêt du marché (taux d’intérêt monétaire) va être
inférieur au taux d’intérêt naturel. Sur la base de cette information, les
entrepreneurs vont investir et donc allonger le détour de production au-delà de
ce qui serait justifié par l’arbitrage intertemporel des agents. C’est l’amorce de
ce qu’Hayek nomme l’effet accordéon (concertina effect). La structure
productive se déforme puisque davantage de moyens de production sont
utilisés pour produire des biens de production et moins pour produire des
biens de consommation. De ce fait, les prix augmentent, et surtout la structure
des prix relatifs se déforme. Cet allongement du détour de production se
prolonge tant que l’inflation augmente à taux croissant. L’économie est donc
en situation de surchauffe. Au bout d’un certain temps, la longueur excessive
du détour de production, l’endettement et le taux d’inflation excessif
provoquent une crise (crise de surinvestissement), le capital accumulé en
excès se contracte brutalement (l’effet accordéon joue cette fois dans le sens
de la contraction). Cela conduit à des faillites d’entreprise, à la hausse du
chômage et à la déflation.
À travers cette analyse, Hayek montre donc que la variation de la quantité
de monnaie qui permet d’accroître artificiellement l’offre de fonds prêtables
n’a pas que des effets nominaux. Elle a des effets réels du fait que la structure
des prix relatifs se modifie (les prix augmentent d’abord davantage dans le
secteur des biens de production, puis dans un second temps dans le secteur des
biens de consommation). Hayek précise : « presque toutes les variations de la
masse monétaire, qu’elles aient ou non une influence sur le niveau général
des prix, ont toujours nécessairement une influence sur les prix relatifs »
(Hayek, 1931-1975, p. 85). La monnaie n’est donc jamais neutre. Hayek se
demande alors à quelle condition elle pourrait l’être : « je suggère de ne
considérer comme neutre qu’une offre de monnaie invariable » (Hayek, 1931-
1975, p. 168). Mais Hayek est un analyste très fin de la vie économique. Il
remarque que si les banques adoptaient un comportement destiné à conserver
une masse monétaire constante, le crédit interentreprises pourrait se
développer en compensation, ce qui aurait exactement les mêmes effets
qu’une augmentation de la quantité de monnaie. Il ajoute : « même si les
banques centrales réussissaient à maintenir constante la base du système de
crédit durant la phase ascendante du cycle, la circulation monétaire totale
augmenterait sans aucun doute » (Hayek, 1931-1975, p. 176). Il faudrait
donc, pour que la masse monétaire reste constante, que les banques centrales
fassent varier la quantité de leur propre monnaie en sens inverse du
développement du crédit privé. Et cela semble peu probable pour Hayek. À la
fin de ses conférences de 1931, Hayek se montre donc pessimiste quant à la
possibilité d’obtenir une monnaie neutre. Il faudra attendre 1976 pour qu’il
propose une solution. Faute de pouvoir contrôler la quantité de monnaie par
une autorité centrale, Hayek préconise de soumettre la monnaie à la discipline
du marché en mettant en place un système de monnaies privées concurrentes.
Si en effet, on autorise les banques à offrir des monnaies différentes et que les
agents non bancaires sont libres d’utiliser ou de ne pas utiliser, alors, à
l’inverse de la loi de Gresham5, la bonne monnaie chassera la mauvaise. Le
marché jouera donc son rôle de création d’un ordre spontané : « Je n’ai
maintenant aucun doute que le secteur privé, s’il n’en avait pas été empêché
par l’État, aurait depuis fort longtemps fourni au public un choix de monnaies
diverses, et que celles qui auraient prévalu grâce au processus de
concurrence auraient fondamentalement eu un pouvoir d’achat stable et
auraient empêché tant la stimulation excessive de l’investissement que les
récessions qui leur sont consécutives » (Hayek, 1976-2015, p. 15).

• FOCUS 5.2. Les Autrichiens et la théorie quantitative de la


monnaie
L. von Mises condamne fermement la théorie quantitative de la monnaie. Son argument
principal repose sur le fait que le niveau général des prix est quelque chose qui n’existe pas.
C’est une moyenne calculée par les économistes, mais dans la réalité, il n’existe que des prix
singuliers et surtout des prix relatifs. Les Autrichiens sont fidèles à l’individualisme
méthodologique. Il faut partir des acteurs individuels et de leurs comportements et non
d’entités globales comme le niveau général des prix. C’est la même chose en ce qui concerne
l’agrégat monétaire. Ce qu’il faut étudier, ce sont les choix individuels de détermination des
encaisses monétaires que chaque agent veut détenir. Selon F. Hayek l’« exposé basique » de la
théorie quantitative est une « approximation grossière des explications adéquates » (Hayek,
1976-2015, p. 140). Il considère que le principal défaut de la théorie quantitative est qu’« en
toute situation, l’accent mis sur l’effet des variations de la quantité de monnaie sur le niveau
général des prix fait porter une attention bien trop exclusive aux effets néfastes de l’inflation
dans la relation créancier-débiteur, mais omet les conséquences plus importantes et nuisibles
des injections ou des contractions monétaires sur la structure des prix relatifs ainsi que sur la
mauvaise allocation des ressources qui s’ensuivent, plus particulièrement les mal-
investissements qu’elles causent » (Hayek, 1976-2015, p. 140).
Cependant, si la théorie quantitative n’est pas satisfaisante du point de vue scientifique, elle a
le mérite de mettre en garde l’opinion publique quant aux risques inflationnistes qui découlent
d’une émission excessive de monnaie. Hayek avance cette idée dans ses conférences de 1931 :
« sur le plan pratique, la pire des choses serait que l’opinion publique cesse à jamais de croire
dans les propositions élémentaires de la théorie quantitative » (Hayek, 1931-1975, p. 61). Il
reprend cette même idée plus de quarante ans plus tard dans un chapitre relatif à l’inutilité de
la théorie quantitative (Hayek, 1976-2015, p. 133).

• FOCUS 5.3. Richard Cantillon : précurseur de la dichotomie


faible, voire du refus de la dichotomie ?
L’œuvre de Richard Cantillon (1697-1734) marque la transition entre l’approche des
mercantilistes d’une part et celle des physiocrates et des classiques d’autre part. Banquier lui-
même, Cantillon accorde beaucoup d’importance aux questions monétaires. Il écrit notamment
: « M. Locke pose comme une maxime fondamentale que la quantité de denrées et de
marchandises, proportionnée à la quantité de l’argent, sert de règle au prix de marché. [...]
[Il] a bien senti que l’abondance de l’argent enchérit toute chose, mais il n’a pas cherché
comment cela se fait. La grande difficulté de cette recherche consiste à savoir par quelle voie
et dans quelle proportion l’augmentation de l’argent hausse le prix des choses » (Cantillon,
1728, cité par Boyer, 2003, p. 38). Par conséquent, même si, à long terme, la théorie
quantitative est vraie, entre le moment où une quantité additionnelle de monnaie entre dans la
circulation et le moment où le niveau général des prix augmente, la structure des prix relatifs
se modifie, puisque certains biens, en certains lieux, correspondant à certains consommateurs
voient leur prix nominal et donc leur prix relatif augmenter d’abord alors que d’autres prix
nominaux restent inchangés. Si les prix relatifs changent, c’est donc que l’augmentation de la
quantité de monnaie a des effets réels. C’est ce que l’on nomme l’effet Cantillon et ce qui
explique l’hommage que rend Hayek à cet économiste du XVIIIe siècle.

2.2 Jacques Rueff : de l’âge de l’inflation au


retour à l’or
Jacques Rueff (1896-1978) est un économiste français qui a exercé tout au
long de sa carrière une grande influence politique, même si sa postérité dans
les débats économiques est assez limitée. Défenseur résolu du libéralisme
économique, il a développé une théorie monétaire originale. C’est un partisan
du « métallisme » (comme D. Ricardo ou V. Pareto) : pour lui, seule une
monnaie fondée sur une richesse réelle est une vraie monnaie. Il appelle
monnaie « toute richesse de valeur bien déterminée, acceptée par tous les
vendeurs d’un marché en échange des richesses offertes par eux » (Rueff,
1945-1981, p. 187).
L’analyse monétaire de Rueff porte sur deux questions distinctes mais liées
: d’une part, la critique du quantitativisme qui ne peut dont pas expliquer
l’inflation ; d’autre part, une analyse de l’inflation qui résulte de la création de
« faux droits ».
S’agissant de la critique du quantitativisme, Rueff met en relation la
quantité de monnaie et les encaisses désirées des agents. Les billets de banque
ou la monnaie scripturale sont des créances qui servent de monnaie, mais on
ne doit pas confondre selon Rueff les signes monétaires et la valeur de la
monnaie : « la réalité de la monnaie, ce n’est pas le signe monétaire, mais la
valeur dont il est la représentation ostensible » (idem, p. 199). Dans tous les
cas, la monnaie (même métallique) est une créance sur l’institution qui a
assuré l’émission de cette monnaie et la création de monnaie est donc toujours
une monétisation de créance. Rueff accorde une grande importance à la
demande d’encaisse monétaire des agents. Il existe une encaisse désirée qui
est la somme de « l’encaisse nécessaire » (motif de transaction) et de «
l’encaisse thésaurisée » (motif de précaution et de spéculation6). C’est sur
cette base que Rueff critique la théorie quantitative de monnaie. Si la quantité
de monnaie augmente et que cela correspond à une augmentation du montant
de l’encaisse désirée des agents, il n’y aura aucun effet sur le niveau général
des prix. Si la quantité de monnaie émise par les banques ne change pas, mais
que les agents souhaitent réduire le montant de leur encaisse désirée, la
demande de biens et service augmentera, ce qui conduira à une hausse des
prix. Il n’y a donc pas de lien mécanique entre quantité de monnaie et niveau
général des prix7. Très logiquement, Rueff conteste aussi la loi des débouchés
: au cours d’une période donnée, le revenu est nécessairement égal à la valeur
de la production, mais « ce serait exagérer dangereusement la portée des
théorèmes du revenu que d’y voir la preuve que les richesses offertes seront
toujours demandées » (idem, p. 150).
S’agissant de l’explication de l’inflation, Rueff propose un modèle
alternatif. Pour lui, le concept de droit de propriété est central pour analyser le
fonctionnement des sociétés et des économies. Un individu acquiert des droits
du fait de sa contribution à la production (sous forme de travail et/ou d’apport
de capital). Dans une économie concurrentielle où les prix sont parfaitement
flexibles, on n’échange, au prix d’équilibre, que de « vrais droits ». Ces droits
sur la production peuvent donner lieu à des créances (vraies créances) qui,
lorsqu’elles sont monétisées, conduisent à une création de monnaie contenant
de vrais droits. La monnaie a, en effet, pour fonction de contenir les droits
acquis par les individus. Si la monnaie ne contient que des vrais droits, il ne
peut pas y avoir d’inflation. Notamment parce que les vrais droits
correspondent à de « vraies créances » (créances sur des richesses actuelles ou
futures). Par exemple, un agriculteur qui obtient un crédit de campagne
(monétisation par anticipation de sa récolte future qui sera effectivement
vendue) bénéficie de la monétisation d’une vraie créance correspondant aux
vrais droits qu’il a acquis en tant que producteur. À l’inverse, un agent
économique qui obtient la monétisation d’une « fausse créance », c’est-à-dire
d’une créance qui ne correspond pas à la création d’une richesse réelle, obtient
une monnaie qui correspond à de faux droits. Par exemple, une entreprise de
vêtements ayant réalisé une production qui se révélera invendable et qui sera
donc dans l’incapacité de couvrir ses coûts, alors qu’elle a obtenu un crédit
gagé sur la valeur de cette production, a bénéficié de la monétisation d’une «
fausse créance », et donc de faux droits. Il y a création de faux droit dès lors
qu’un banquier accepte sans discernement de monétiser des créances
correspondant à une activité économiquement non viable8. En situation
concurrentielle, dans ce cas de figure, le banquier supporte une perte, à la
limite il fait faillite et cette perspective le conduit à se montrer vigilant dans la
monétisation. Réciproquement, un entrepreneur qui se révèle incapable de
faire face à ses dettes sera éliminé du marché. Rueff parle de « régulation par
la faillite » : ne survivent à long terme que les banquiers qui se montrent
perspicaces et prudents dans la sélection des créances qu’ils monétisent et les
entrepreneurs qui allouent efficacement les facteurs de production. Cette
discipline de marché est d’autant plus efficace que la contrainte monétaire est
forte, ce qui se produit lorsque les billets sont convertibles en or. Dans un tel
contexte, il ne peut pas y avoir d’inflation. Pour Rueff, on est entré dans L’Âge
de l’inflation (1967) après la Première Guerre mondiale sous l’effet essentiel
de deux décisions. D’une part, l’instauration du Gold Exchange Standard
(étalon de change or, mis en place à la Conférence de Gênes en 1922) a mis
fin en pratique à la contrainte métallique en ce qui concerne l’émission de
monnaie. La voie était donc ouverte à la monétisation de « fausses créances ».
D’autre part, les États ont décidé d’autoriser la banque centrale à monétiser les
bons du Trésor. Or, ces bons du Trésor correspondent à un déficit public et,
pour Rueff, ce déficit correspond à de faux droits. L’État a trouvé de ce fait «
le secret du déficit sans pleurs » (Rueff, 1945-1981, p. 394). En effet, la
détention de titres de dettes émis par l’État est désirée dès lors que les
épargnants sont assurés de pouvoir convertir à tout moment cette créance en
monnaie auprès de leurs banques. Ces dernières sont de plus assurées de
pouvoir obtenir, en contrepartie des titres de la dette publique, de la monnaie
banque centrale. Pour Rueff : « l’État seul a le privilège de pouvoir injecter
d’une façon continue et en quantité appréciable des faux droits dans le
patrimoine de ses créanciers » (Rueff, 1945-1981, p. 394). Les déficits
publics et l’inflation sont ainsi sources de désordres sociaux : « qui accepte
l’inflation et refuse le désordre veut la dictature » (Rueff, 1967, p. 86).
La création monétaire ne pose pas de problème tant qu’elle consiste à
monétiser de « vraies créances » (voir schéma 5.2), mais si les banques
monétisent de fausses créances, elles mettent en circulation dans l’économie
des unités monétaires qui contiennent de faux droits, de sorte que la somme
totale des droits (vrais et faux) est nécessairement supérieure à la valeur de la
production, ce qui se traduit par de l’inflation (voir schéma 5.3).

Schéma 5.2. Vrais droits sous contrainte métallique

Schéma 5.3. Vrais droits et faux droits sans contrainte métallique


• FOCUS 5.4. Comment neutraliser une monnaie non neutre ?
Tous les auteurs dont nous avons examiné les thèses dans ce chapitre
considèrent que la monnaie n’est pas neutre. Pour Friedman et les
monétaristes, elle est neutre à long terme et non à court terme. Pour les
Autrichiens et Rueff, elle n’est neutre ni à court terme, ni à long terme. Ils
ont aussi en commun de considérer que la monnaie a des effets
perturbateurs. Certains (Friedman et Rueff) mettent l’accent sur l’inflation
et ses effets sociaux (creusement des inégalités, accroissement excessif de
l’intervention de l’État). Pour Hayek, l’excès de création de monnaie
conduit inéluctablement à une déformation de la structure productive qui ne
peut que conduire à terme à une crise économique. Dès lors, la question qui
se pose pour ces économistes est de « neutraliser » la monnaie pour éviter
les perturbations (voire la mise en péril de l’économie de marché).
Cependant, les trois auteurs proposent des solutions différentes :
– pour Jacques Rueff, seule une décision d’un pouvoir politique
courageux peut conduire à rétablir l’étalon-or au plan national et
international. Les banques et les gouvernements peuvent créer de la
monnaie fiduciaire ou de la monnaie scripturale, mais pas de l’or. La
convertibilité en or est donc le moyen de soumettre les responsables
politiques et les banquiers à une discipline rigoureuse. La
convertibilité-or est une règle qui doit s’imposer à ceux qui créent la
monnaie selon Rueff ;
– dans un débat opposant Rueff et Friedman dans le cadre de la Société
du Mont-Pèlerin en 1965, Friedman exprime ses doutes quant à la
possibilité que le pouvoir politique accepte de se soumettre à la
contrainte de l’étalon-or dans l’ordre international (il se prononce donc
pour le flottement des monnaies). Sur le plan interne, il propose
l’inscription dans la constitution de la règle de croissance à taux
constant de la masse monétaire (voir chapitre 10) ;
– Hayek lui aussi considère qu’il est vain d’espérer un retour à la
discipline de l’étalon-or. C’est pourquoi, il propose de mettre en place
un système de monnaies privées concurrentes. André Orléan note le
caractère paradoxal de cette radicalité de Hayek : « Il est piquant de
voir Hayek, grand pourfendeur du constructivisme, se faire ainsi
l’avocat d’une réforme aussi radicale, en contradiction si flagrante
avec les pratiques et conventions existantes » (Orléan, 2005, p. 241).
En effet, la mise en œuvre d’un tel projet de monnaies privées
concurrentes apparaît comme l’application d’un schéma intellectuel
préconçu (ordre construit), et non d’une évolution découlant de l’ordre
spontané du marché.
1. Cette formule célèbre a fait l’objet d’un commentaire ironique de la part de l’économiste néoclassique Frank Hahn, qui affirme
ne pas voir ce que cela peut signifier et ajoute : « Il n’y a pas de doute que le prix du beurre est un phénomène qui concerne le
beurre, mais il ne me semble pas que ce soit là une observation lumineuse » (Hahn, 1984, p. 91).
2. Sur la synthèse néoclassique, voir le chapitre 6, 4. Précisons simplement pour l’instant qu’il s’agit d’une approche qui combine
des éléments d’analyse keynésiens et un raisonnement en termes de marché et d’équilibre général, dont les fondements sont
néoclassiques. On parle aussi de synthèse néoclassico-keynésienne.
3. On parle parfois aussi de nouvelle économie classique ou NEC.
4. Le paragraphe qui précède s’appuie sur Avouyi-Dovi, Matheron et Fève (2007).
5. La loi de Gresham selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne » ne joue en effet que dans un système de cours légal
et de cours forcé (voir chapitre 1, 1).
6. Rueff parle dans le premier cas des « aléas de la vie économique » et dans le second cas de la volonté de « profiter d’une
occasion imprévue ».
7. Évoquant la période qui a suivi la Première Guerre mondiale, J. Rueff écrit : « on avait à l’époque des idées assez simplistes.
On considérait que l’inflation, c’était l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation » (Rueff, 1967, p. 18).
8. Dans cette perspective, la tâche du banquier est de mobiliser de l’information afin de s’assurer de la qualité des projets
économiques qu’il finance et d’éviter de monétiser des créances frauduleuses.
Chapitre 6

Les théories de la monnaie


endogène
À la différence des théoriciens de la monnaie exogène (chapitres 4 et 5), les
économistes qui s’inscrivent dans la conception de la monnaie endogène se
refusent à distinguer une sphère réelle et une sphère monétaire. Pour eux, dans
une économie monétaire, la monnaie n’a pas son origine à l’extérieur des
activités économiques, mais elle émerge de ces activités elles-mêmes ; elle ne
peut donc pas être neutre.
Il découle de cette hypothèse centrale que l’analyse économique ne peut pas
étudier d’abord les échanges réels, puis rajouter ensuite un voile monétaire
afin de rendre compte des prix nominaux. Dans une économie où la monnaie
est endogène, il n’est pas possible de séparer les choix monétaires et
financiers des agents des activités de production. Or, prendre en compte la
production (et pas seulement les échanges), c’est nécessairement prendre en
compte le temps et les déséquilibres qui surgissent en permanence du fait des
innovations et des changements dans les organisations productives qu’elles
impliquent. Production, temps, innovations et monnaie sont inséparables, et il
faut en rendre compte dans un cadre analytique intégré.

1. Les précurseurs : John Law et la Banking


School
L’un des premiers auteurs qui développe une analyse endogène de la
monnaie et met l’accent sur l’interaction entre monnaie et activité économique
est John Law (1671-1729). Il a une réputation sulfureuse du fait de la faillite
retentissante de la banque qu’il crée en France en 1716 avec l’appui du régent.
Le royaume étant en grande difficulté du fait du poids de la dette publique,
Law se fait fort de résoudre le problème grâce à un montage financier qui se
révèle désastreux et conduit à la faillite en 1720. De nombreux épargnants
sont ruinés, mais quelques fortunes considérables sont constituées ou
confortées pour ceux qui ont vendu le papier émis par la banque de Law avant
le retournement du marché. L’affaire a eu un impact durable dans l’imaginaire
politique des Français, au point que le mot « banque » lui-même fut discrédité
(voir chapitre 2, 2.5).
Il reste cependant que Law a développé des analyses bancaires innovantes.
Il est l’un des premiers à définir les trois fonctions de la monnaie, et en même
temps, il s’oppose à la conception « métalliste ». Son projet de « Land Money
» correspond à la volonté de faire reposer la valeur de la monnaie sur la
propriété foncière, et donc sur l’activité économique. Il défend l’idée selon
laquelle une baisse du taux d’intérêt permettrait de stimuler la production. De
façon plus générale, il affirme que « la monnaie bien employée entretient et
augmente le commerce, et le commerce bien réglé entretient et augmente la
quantité de la monnaie » (Law, 1719, cité par Tutin, 2009, p. 57). Pour lui,
l’abondance monétaire est un gage de prospérité : « Le commerce intérieur
dépend de la monnaie ; une grande quantité emploie plus d’individus qu’une
moindre quantité. Une somme bornée ne peut faire travailler qu’un nombre
d’individus proportionné ; et c’est avec peu de succès qu’on fait des lois pour
employer l’oisif et le pauvre dans les pays où le numéraire est rare » (Law,
1705, in Tutin, 2009, p. 50). Dans la mesure où les billets de banque1 ont pour
contrepartie une activité économique, il ne saurait y avoir trop de monnaie. En
outre, le crédit permet d’impulser l’activité économique : « Le papier-monnaie
proposé étant toujours en quantité égale avec la demande, les habitants seront
employés, le pays amélioré, les manufactures perfectionnées, le commerce
national et étranger s’étendra, et l’on obtiendra puissance et richesse » (Law,
1705, cité par Boyer, 2003, p. 21). Il faut attendre près d’un siècle après la
faillite de Law pour que le débat sur la monnaie endogène ressurgisse.
Thomas Tooke (1774-1858) est l’auteur le plus marquant de la Banking
School. Ses travaux ont fait l’objet de commentaires élogieux de la part de D.
Ricardo aussi bien que de K. Marx. Beaucoup d’historiens de la pensée
économique font de lui un précurseur de la pensée post-keynésienne. Tooke a
notamment publié une Histoire des prix (1838-1857) reposant sur une
investigation empirique très approfondie. Ce travail est l’un des fondements
de la critique qu’il adresse à la Currency School et à la théorie quantitative de
la monnaie. En premier lieu, Tooke a une conception très moderne de la
monnaie : pour lui, la monnaie métallique, les billets de banque et la monnaie
scripturale2 sont au même titre de la monnaie. Il établit en revanche une nette
distinction entre les billets de banque et le papier-monnaie non convertible
émis par l’État (il parle d’assignats). Par ailleurs, Tooke affirme qu’il n’est pas
au pouvoir de la Banque centrale ni des banques de second rang d’augmenter
ou de réduire directement la quantité de monnaie, car « le volume des billets
de banque entre les mains du public est déterminé par les emplois pour
lesquels ils sont nécessaires, à savoir faire circuler le capital et distribuer les
revenus des différents groupes sociaux, mesurés par leur valeur en or »
(Tooke, 1844, cité par Tutin, 2009, p. 247). Tooke distingue donc, en citant
Adam Smith (1723-1790), la monnaie et le capital. Cela le conduit à insister
sur la différence entre la monnaie utilisée pour les relations entre les
commerçants et les consommateurs (qui correspond donc à la demande
adressée à l’économie) et les relations entre commerçants (et plus
généralement entrepreneurs) où la monnaie sert à faire circuler le capital.
C’est de cette circulation de capital que dépend le versement des revenus. La
monnaie est donc à l’articulation entre revenu et dépense. Pour Tooke, il faut
repenser la relation entre la monnaie et le crédit : ce ne sont pas les variations
de la quantité de monnaie en circulation qui font varier les prix, ce sont les
phases d’expansion et de contraction du crédit qui dépendent elles-mêmes de
l’opinion des commerçants et des entrepreneurs sur les perspectives du
marché. Cette analyse accorde un rôle majeur aux entrepreneurs qui
empruntent et à leurs anticipations pour expliquer les fluctuations de l’activité
économique et du niveau général des prix : Tooke est donc bien un théoricien
de la monnaie endogène. La création de monnaie ne dépend ni des décisions
discrétionnaires des banques, ni de la variation des réserves d’or, mais des
décisions d’octroi de crédit qui répondent à une demande des entrepreneurs.
Ces demandes de crédit sont notamment motivées par la nécessité de payer les
fournisseurs et les salariés, donc de distribuer du revenu qui sera à l’origine de
la demande adressée à l’économie. On peut donc parler d’une approche
circuitiste : l’impulsion de l’activité économique se trouve dans la création de
monnaie par les banques à partir du crédit qui génère ensuite un ensemble de
flux de revenus et de dépenses. Non seulement Tooke critique la théorie
quantitative, mais il opère un renversement de la causalité : « les prix des
marchandises ne dépendent ni de la quantité de monnaie mesurée par le
volume des billets de banque, ni de la quantité totale de moyens de paiement
en circulation ; c’est au contraire la quantité de moyens de paiement en
circulation qui est la conséquence des prix » (Tooke, 1844, cité par Tutin,
2009, p. 248)3.
En fin de compte, l’originalité essentielle de l’approche de Tooke et de la
Banking School repose sur une conception de la monnaie bancaire comme
flux et reflux. Le flux est l’octroi de crédit par les banques qui monétisent des
créances (par exemple, elles escomptent des lettres de change) et mettent en
circulation des billets de banque. Si les créances monétisées sont de bonne
qualité (c’est-à-dire si les débiteurs sont solvables), il y a reflux vers la banque
au moment du remboursement de la créance qui a été mobilisée (voir chapitre
3, 1.2). C’est ce que l’on appelle la loi du reflux. Dans cette approche, le
problème n’est donc pas la quantité de monnaie, mais la qualité de la
monnaie, c’est-à-dire la qualité des créances monétisées. Si on ne monétise
que de telles créances, alors il ne peut pas y avoir trop de monnaie, puisque la
monnaie créée finance des activités économiques et que cette monnaie reflue
ensuite vers la banque grâce à la création de valeur rendue possible par le
crédit accordé. En résumé, Tooke met en évidence le fait qu’une approche en
termes de monnaie endogène conduit nécessairement à refuser l’idée de
neutralité de la monnaie et la théorie quantitative.

2. Marx : monnaie, capital et refus de la loi de Say


Karl Marx (1818-1883) construit son analyse de la monnaie dans le cadre
plus général de sa réflexion sur la dynamique historique, et notamment sur
l’émergence du système capitaliste. Le livre I du Capital (1867) commence
par une étude de la marchandise, puis par une analyse des échanges. Ce n’est
qu’ensuite, dans le chapitre 3, que Marx étudie la monnaie et au chapitre
suivant qu’il commence à étudier le capital. Pour Marx, dans une économie
marchande (et donc a fortiori dans une économie capitaliste), la monnaie doit
être comprise comme un lien social ou encore un rapport social. Dans La
Critique de l’économie politique (1859), Marx écrit que la monnaie est « le
lien social sous sa forme solide » (Marx, 1965, p. 390). Pour Marx, en effet,
tant que la division du travail est limitée, les échanges ne portent que sur des
surplus de valeur d’échange. Ces échanges, qui ne sont donc pas marchands,
se réalisent sous forme de troc et ne sont possibles que parce que les membres
du groupe social produisent des biens qui correspondent aux attentes des
autres membres. Ces produits sont donc immédiatement sociaux puisque
conformes aux normes de production et de consommation du groupe social
considéré. Les choses changent radicalement lorsque, sous l’effet d’un
approfondissement de la division du travail, on passe à la production de
marchandises (voir chapitre 1, 2.1). Ces dernières sont le résultat de travaux
privés qui se déroulent dans la sphère de la production. Mais, puisqu’elles sont
produites en vue du marché, les marchandises doivent ensuite entrer dans la
sphère de la circulation. Or, « la circulation fait sauter les barrières par
lesquelles le temps, l’espace et les relations d’individu à individu rétrécissent
le troc des produits » (Marx, 1867, in Marx, 1965, tome I, p. 653). Les
échanges ne se produisent plus entre individus qui se connaissent ou qui
appartiennent au même groupe social. Les marchandises sont le produit d’un
travail concret et elles sont dotées d’une valeur d’usage qui est elle aussi
concrète, mais en entrant dans la circulation, elles sont considérées sous
l’angle de la valeur d’échange et comme le produit d’un travail abstrait. C’est
cela qui permet d’échanger à l’équivalent des marchandises qui ont des
valeurs d’usages différentes et qui sont le fruit de travaux privés qui, comme
tels, sont incommensurables. Si on peut mesurer les valeurs d’échange, c’est
parce que le travail privé est transformé en travail social. C’est la monnaie qui
permet précisément de socialiser les travaux privés (voir chapitre 1, 2). La
marchandise est pour Marx une réalité contradictoire, et cette contradiction est
dépassée dans la sphère de la circulation : « Les contradictions que recèle la
marchandise, de la valeur usuelle et valeur échangeable, de travail privé qui
doit à la fois se représenter comme travail social, de travail concret qui ne
vaut que comme travail abstrait, ces contradictions immanentes à la nature de
la marchandise acquièrent dans la circulation leurs formes de mouvement »
(Marx, 1867, in Marx, 1965, tome I, p. 653). Pour Marx, par conséquent, il est
impossible de concevoir une production et une circulation de marchandises
qui ne soient pas monétaires. En effet, la monnaie est un équivalent général, «
mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d’une action sociale.
Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des
autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques » (Marx,
1867, in Marx, 1965, tome I, p. 622). L’argent4 « se forme spontanément dans
les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait égalisés
entre eux et par cela même transformés en marchandises » (idem). L’échange
marchand, quand il se développe, brise les liens purement locaux et de ce fait
« la valeur des marchandises représente de plus en plus le travail humain en
général » (idem, p. 625). Dans la circulation, la marchandise prend donc une
forme argent, et c’est là que réside la possibilité des crises. C’est pourquoi
Marx critique avec vivacité la loi des débouchés de J.-B. Say : « Rien de plus
niais que le dogme d’après lequel la circulation implique nécessairement
l’équilibre des achats et des ventes, vu que toute vente est achat, et
réciproquement. […] Personne ne peut vendre sans qu’un autre achète ; mais
personne n’a besoin d’acheter immédiatement parce qu’il a vendu » (Marx,
1867, in Marx, 1965, pp. 652-653). Il insiste sur le fait que de telles crises sont
impossibles tant que l’on échange des produits dans le cadre du troc5. Marx
exprime à sa manière l’idée selon laquelle la loi de Say est toujours vraie en
économie de troc et toujours fausse en économie monétaire. Le fait que le
vendeur de marchandises ne soit pas tenu d’acheter immédiatement des
marchandises de même valeur implique qu’il conserve la valeur des
marchandises sous forme argent, c’est-à-dire qu’il ait recours à la
thésaurisation. Pour Marx, ce que nous appelons aujourd’hui une demande
d’encaisses monétaires est la conséquence logique de la division du travail et
de l’extension de la circulation de marchandises.
Dans son analyse des phénomènes monétaires, Marx s’inspire des analyses
de la Banking School. Il écrit par exemple : « La circulation des billets ne
dépend pas plus de la volonté de la Banque d’Angleterre que de l’état de la
réserve d’or dans les coffres de la Banque, qui garantit la convertibilité de ces
billets. […] Ce sont donc les seuls besoins des affaires qui influent sur la
quantité de monnaie en circulation, billets et or » (Marx, 1865-1875, Le
Capital, Livre III, in K. Marx (1968), Œuvres, tome II, p. 1235). Marx est
donc très explicitement un théoricien de la monnaie endogène : ce sont les
nécessités de la production et de la circulation des marchandises qui sont à
l’origine de la monnaie. De plus, la dynamique de la création de monnaie est
liée, dans le capitalisme, aux nécessités de l’accumulation du capital, laquelle
suppose le recours au crédit.
Marx est par ailleurs anti-quantitativiste. Selon lui, c’est le prix des
marchandises et la vitesse de circulation de la monnaie qui déterminent la
quantité de monnaie en circulation. Il s’agit là d’une « loi générale » et Marx
cite en note un texte d’A. Smith exposant la même idée.
Enfin, Marx, comme Tooke, distingue « l’argent en tant qu’argent et
l’argent en tant que capital » (Marx, 1867, in Marx, 1965, p. 692). Le
capitalisme ne peut émerger que lorsque les rapports marchands se sont déjà
suffisamment développés. C’est sous sa forme argent (sous forme monétaire)
que le capital entre dans le cycle de la production et de la circulation : «
Aujourd’hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-dire
sur le marché (marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie)
sous forme d’argent, d’argent qui par des procédés spéciaux doit se
transformer en capital » (idem). On passe alors de la formule de l’échange des
marchandises : Marchandise-Argent-Marchandise (M-A-M), à la formule
générale du capital : Argent-Marchandise-Argent’ (A-M-A’). Le capitaliste, à
l’issue du processus, obtient une quantité de capital argent (A’) plus élevée
parce que le capital, sous forme marchandise, donne lieu à un processus de
production au cours duquel la force de travail crée de la survaleur (plus-
value), et c’est à travers la vente des marchandises que le capitaliste réalise la
valeur produite et donc qu’il réalise la survaleur sous forme de profit.

3. L’approche suédoise : Knut Wicksell et Gunnar


Myrdal

3.1 K. Wicksell : taux d’intérêt monétaire et taux


d’intérêt naturel
Knut Wicksell (1851-1926) est une figure marquante de l’école
économique suédoise. Sa contribution à l’étude des phénomènes monétaires a
eu une grande influence (sur Myrdal, Hayek et Keynes). Tout d’abord,
Wicksell refuse la dichotomie et, en conséquence, refuse la loi de Say. J.
Marchal et J. Lecaillon, qui parlent du « caractère révolutionnaire » de la
pensée de Wicksell, écrivent : « À l’approche dichotomique consistant dans
un examen des phénomènes réels dans un monde sans monnaie, puis à
l’introduction de la monnaie comme facteur de détermination du seul niveau
général des prix, il substitue une approche originale et féconde, une approche
consistant à saisir directement les phénomènes sous leur forme monétaire, une
approche qui ne nie pas a priori la possibilité d’une influence de la monnaie et
des facteurs monétaires sur les équilibres généraux de l’économie » (Marchal
et Lecaillon, 1967, p. 205). Wicksell s’inscrit donc clairement dans la
perspective de la monnaie endogène. Il écrit : « De nos jours, la demande et
l’offre de monnaie sont devenues à peu près la même chose, la demande dans
une large mesure créant sa propre offre » (Wicksell, 1907, cité par Tutin,
2009, p. 280).
Pour autant Wicksell n’adhère pas aux thèses de la Banking School, il
s’oppose notamment à Tooke à propos des taux d’intérêt6 et il fait observer
qu’une augmentation de la quantité de monnaie crée immédiatement une
demande additionnelle à laquelle l’offre ne s’adaptera que plus tard. Dans
l’intervalle, la hausse de la quantité de monnaie provoque une hausse des prix.
C’est pourquoi, on considère généralement que Wicksell est resté
quantitativiste, même s’il refonde la théorie quantitative de la monnaie7. Il
introduit, en effet, deux innovations théoriques majeures.
>D’une part, il fait une distinction entre le taux d’intérêt monétaire (ou
taux d’intérêt du marché) et le taux d’intérêt naturel. Le taux d’intérêt
du marché est celui que l’on constate empiriquement et qui résulte de
la confrontation de l’offre et de la demande de fonds prêtables. Il
constitue le coût du capital, puisque c’est ce que doivent payer les
emprunteurs pour acquérir des unités supplémentaires de biens
capitaux. Le taux d’intérêt naturel est celui qui correspond à la
rentabilité anticipée des nouveaux biens capitaux8. L’économie est en
équilibre lorsque ces deux taux sont égaux. Wicksell parle d’équilibre
monétaire. En revanche, si le taux d’intérêt monétaire est inférieur au
taux d’intérêt naturel, les entrepreneurs vont investir (puisque le coût
du capital est inférieur à son rendement), de ce fait la demande
adressée à l’économie sera plus forte, ce qui aura des effets
inflationnistes. Comme le niveau du taux d’intérêt de marché dépend
de l’offre de crédit des banques, c’est donc bien l’augmentation de
l’offre de monnaie qui conduit à une hausse des prix. Wicksell
retrouve donc la conclusion quantitativiste par un raisonnement très
différent de celui qui est habituellement utilisé9. Pour lui, ce n’est pas
la quantité de monnaie qui a un effet mécanique sur le niveau général
des prix, c’est la différence entre le taux d’intérêt monétaire et le taux
d’intérêt naturel. Wicksell envisage aussi le cas inverse : si le taux
d’intérêt du marché est supérieur au taux naturel, l’économie entre en
récession et le chômage augmente. C’est ce type de raisonnement qui
conduira J.-P. Fitoussi et J. Le Cacheux (1989) à proposer le concept
de chômage wicksellien pour désigner une situation durable de taux de
chômage élevé résultant d’un taux d’intérêt réel excessif. La séquence
articulant le taux d’intérêt monétaire avec le taux d’intérêt naturel est
représentée dans le schéma 6.1.

Schéma 6.1. Taux d’intérêt monétaire et taux d’intérêt naturel chez


Wicksell
>D’autre part, il met en évidence le fait qu’une situation de déséquilibre
ne conduit pas nécessairement à un retour spontané à l’équilibre sous
l’effet des mécanismes de marché. On peut en effet assister à des effets
cumulatifs (on parle de mécanismes cumulatifs wickselliens) qui
approfondissent les déséquilibres au lieu de les corriger. Wicksell écrit
: « Si, toutes choses étant égales par ailleurs, les principales banques
du monde entier baissaient leur taux d’intérêt de, par exemple, un
pour cent en dessous de son niveau normal, et le maintenaient ainsi
pendant quelques années, alors les prix de tous les produits courants
se mettraient à monter, monter, monter sans aucune limite. À l’inverse,
si les principales banques augmentaient leur taux d’intérêt de, par
exemple, un pour cent au-dessus de son niveau normal, et le
maintenaient ainsi pendant quelques années, alors les prix
baisseraient, baisseraient, baisseraient, baisseraient sans autre limite
que zéro » (Wicksell, 1907, cité par Tutin, 2009, p. 278).
Ces analyses conduisent Wicksell à préconiser une action régulatrice de la
banque centrale, qui doit agir sur le taux d’intérêt monétaire pour le maintenir
à un niveau aussi proche que possible du taux naturel. Pour permettre à cette
action régulatrice de jouer de la façon la plus efficace possible, Wicksell
préconise l’abandon de l’étalon-or. Cette action régulatrice est d’autant plus
nécessaire que le taux d’intérêt naturel est instable, il dépend en effet à la fois
des conditions techniques et économiques de la production (innovations) et
des anticipations des entrepreneurs.

3.2 G. Myrdal : anticipations et équilibre


monétaire
Gunnar Myrdal (1898-1987) est un élève de Wicksell. Dans son principal
ouvrage consacré à la monnaie (L’Équilibre monétaire, 1933), Myrdal
considère que Wicksell a rompu avec la loi de Say et avec la théorie
quantitative de la monnaie, mais qu’il n’a pas tiré toutes les conséquences de
cette rupture. En accord avec Wicksell, Myrdal reproche aux conceptions
orthodoxes d’analyser les phénomènes économiques « en dehors de toute
considération monétaire » (Myrdal, 1933-1950, p. 27). Il pense que la théorie
quantitative de la monnaie est « une théorie monétaire superficielle et
imprécise » (idem, p. 31) et il rejette aussi la loi de Say. Pour Myrdal, l’égalité
entre l’épargne et l’investissement est conditionnelle et ne constitue pas une
identité. Pour que l’économie soit en équilibre, il faut qu’il y ait égalité entre
l’offre et la demande de biens de consommation et aussi égalité entre
l’épargne et l’investissement. Cette situation d’équilibre suppose l’égalité
entre le taux d’intérêt naturel et le taux d’intérêt monétaire. Par rapport à
Wicksell, Myrdal insiste sur l’importance du risque et des anticipations pour la
compréhension des phénomènes économiques. Il souligne de plus, sur le plan
épistémologique, que l’équilibre monétaire n’est pas un état vers lequel
l’économie tend spontanément. La démarche n’est donc pas la même que celle
des théoriciens de l’équilibre général. Pour Myrdal, l’équilibre monétaire est
un type-idéal10, il écrit : « l’hypothèse d’un équilibre monétaire ne donne pas
de la réalité une représentation conforme aux faits. Elle n’est qu’un
instrument grâce auquel les faits observés peuvent être analysés sous certains
aspects importants du point de vue de la théorie monétaire » (idem, p. 53). Par
rapport à Wicksell, Myrdal s’efforce de développer une analyse dynamique
(d’où la prise en compte des anticipations) : il introduit la distinction entre «
ex post » et « ex ante ». C’est ainsi que si ex post l’épargne est nécessairement
égale à l’investissement, rien ne garantit que ce soit le cas ex ante. Or, les
écarts entre épargne et investissement jouent un rôle essentiel dans
l’explication des fluctuations économiques. Au terme de sa réflexion, Myrdal
considère que les autorités monétaires doivent s’efforcer d’assurer l’égalité
entre taux naturel et taux monétaire de l’intérêt, de telle façon que l’on
aboutisse au « moindre mouvement possible d’un indice de prix pondéré en
considération de la rigidité des différents prix et de leur signification en ce qui
concerne la rentabilité de l’investissement réel » (idem, p. 190). Dans la
perspective de Myrdal, un indice des prix pondéré par la structure de la
consommation n’est pas satisfaisant pour l’étude de l’équilibre monétaire. Il
faut un indice des prix conçu pour analyser la relation entre les grandeurs
monétaires et les choix productifs (plus ou moins grande rigidité des différents
prix, lien entre les prix et la rentabilité de l’investissement).

4. Keynes et/ou le keynésianisme

4.1 Keynes et la monnaie


L’œuvre de John Maynard Keynes (1883-1946) a été indiscutablement la
contribution la plus influente du XXe siècle dans le domaine de l’analyse
économique. On sait que cet auteur a évolué de positions assez traditionnelles
inspirées d’A. Marshall et de facture très « classique »11 à des positions
beaucoup plus novatrices qui conduiront à la « révolution keynésienne ».
Après la Seconde Guerre mondiale, le paysage scientifique se complique
toutefois du fait de l’émergence d’une « vulgate keynésienne » dont la fidélité
à la pensée de Keynes est devenue un enjeu de lutte théorique entre les
partisans de la « synthèse néoclassique » et les « post-keynésiens ».
S’agissant de Keynes lui-même, on peut distinguer trois étapes dans
l’évolution de sa pensée économique relative à la monnaie :
• avant 1930, son analyse monétaire reste très largement « classique »,
même s’il apparaît déjà comme un contestataire à travers ses prises de
positions tranchées à propos des réparations allemandes (Keynes,
1919) et du retour à l’étalon-or en Grande-Bretagne en 1925 (Keynes,
1930, et Keynes, 1931, in Keynes, 1971) ;
• avec la parution du Treatise on Money (1930), Keynes opère une
rupture avec l’approche classique, mais cette rupture reste à cette
époque inachevée ;
• à partir de 1936 et de la Théorie générale, la construction théorique
singulière de Keynes s’affirme.
Lorsque Keynes publie le Traité sur la monnaie, il rompt avec la théorie
quantitative et avec la loi de Say, mais son cadre d’analyse reste encore
marqué par la tradition marshallienne. Friedrich Hayek (1899-1992) publie
une critique incisive du livre de Keynes, auquel il reproche son obscurité
(Poulon, 2016, pp. 65-85). Il critique surtout Keynes à propos de son analyse
des relations entre l’épargne et l’investissement. Pour Hayek, il n’est pas
possible que l’investissement soit supérieur à l’épargne, sauf si les banques
sortent de leur « neutralité ». En fait, de façon assez paradoxale, Hayek fait
grief à Keynes de ne pas prendre en compte la dimension monétaire des
problèmes économiques. De même, Hayek conteste que l’épargne puisse être
supérieure à l’investissement. Il se situe dans la théorie des fonds prêtables
pour laquelle l’épargne préalable est nécessairement égale à l’investissement
puisqu’il existe un taux d’intérêt d’équilibre qui assure l’égalité de la quantité
demandée et de la quantité offerte de fonds prêtables. Comme le souligne F.
Poulon (2016, pp. 87-101), une autre controverse joue un rôle dans
l’évolution de la pensée de Keynes : celle qui l’oppose à D. H. Robertson
(1890-1963). Ce dernier est un adversaire du « laisser-faire » et il entend
soutenir Keynes contre les Autrichiens. Mais cependant, les deux auteurs
divergent sur la question des rapports entre épargne et investissement. C’est au
cours de leurs échanges que Keynes introduit une composante essentielle de la
« révolution keynésienne », en affirmant que ce sont les crédits qui font les
dépôts et non l’inverse. De même, c’est l’investissement qui génère une
épargne dont le montant est nécessairement identique à l’investissement. Cette
approche est au fondement d’une approche en termes de circuit qui est
présentée dans les premiers chapitres de la Théorie générale : les banques
accordent des crédits en créant de la monnaie, ces crédits permettent aux
entrepreneurs d’investir et de produire, ils peuvent dès lors distribuer des
revenus dont une partie est épargnée et placée dans les banques et une autre
partie conservée sous forme liquide. Au cours de cette période charnière qui
s’étend entre 1930 et 1936, Keynes publie en allemand un texte12 dans lequel
il souligne la nécessité d’élaborer « une théorie monétaire de la production ».
Keynes s’oppose aux analyses économiques qui portent sur le fonctionnement
des économies d’échange réel (il met en cause Marshall et Pigou). Pour
Keynes, la façon de penser qui découle de cette analyse d’un monde sans
monnaie est incapable de rendre compte des booms et des dépressions qui
caractérisent les économies monétaires de production. Il affirme son intention
de construire une analyse dans laquelle la monnaie ne soit pas neutre.
Keynes a donc construit progressivement, par rupture avec sa formation «
klassique », une approche endogène de la monnaie, et c’est dans ce cadre que
ses travaux vont continuer à se développer. Cette vision intégrée de l’analyse
économique est soulignée par Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno : «
Le principal message de Keynes dans La Théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie (1936) est qu’il existe une étroite imbrication entre
les phénomènes monétaires ou financiers et les phénomènes réels censés
refléter l’état des technologies et des préférences. Toutes les variables sont
influencées par les comportements monétaires et financiers. Prix et salaires
sont exprimés en unités monétaires. Ils peuvent dévier de leur position
d’équilibre pour de longues périodes sans que cela ne reflète une illusion
monétaire, des anticipations irrationnelles ou des asymétries d’information »
(Gaffard et Saraceno, 2016, p. 3).
Un des apports essentiels de Keynes réside dans la mise en évidence du fait
que la monnaie peut être demandée pour elle-même. Keynes lui-même
souligne le caractère paradoxal de cette détention d’actifs monétaires : «
pourquoi quiconque, hors d’un asile de fous, voudrait-il utiliser la monnaie
comme réserve de richesse ? » (Keynes, 1937, cité par Tutin, 2001, p. 75). Le
paradoxe est levé avec le concept de « préférence pour la liquidité ». Cette
dernière est fondée sur trois motifs :
• le motif de transaction, c’est-à-dire « le besoin de monnaie pour la
réalisation courante des échanges personnels et professionnels » ;
• le motif de précaution, c’est-à-dire « le désir de sécurité en ce qui
concerne l’équivalent futur en argent d’une certaine proportion de ses
ressources totale » ;
• le motif de spéculation, c’est-à-dire « le désir de profiter d’une
connaissance meilleure que celle du marché de ce que réserve l’avenir
» (Keynes, 1936-1969, p. 181).
La demande de monnaie qui correspond à cette préférence pour la liquidité
est donc corrélée positivement avec le revenu (plus le revenu est élevé, plus
les transactions réalisées sont importantes) et corrélée négativement avec le
taux d’intérêt (plus le taux d’intérêt est élevé, plus le coût d’opportunité de
détention de la liquidité est élevé). La demande totale de monnaie peut
s’écrire :
L = L1(R) + L2(i)
L1 correspond à la demande de monnaie pour le motif de transaction et de
précaution, elle est fonction du revenu (c’est-à-dire de l’activité économique) ;
L2 correspond à la demande de monnaie pour le motif de spéculation, elle
dépend du taux d’intérêt. Cette demande de monnaie pour le motif de
spéculation est fortement liée à l’incertitude, c’est-à-dire à un avenir non
probabilisable face auquel la détention de liquidité permet de réagir. Pour
Keynes, « une économie monétaire est essentiellement […] une économie où
la variation des vues sur l’avenir peut influer sur le volume actuel de l’emploi
» (Keynes, 1936-1969, p. 10). Les anticipations jouent donc un rôle décisif
dans une économie monétaire. La décomposition de la demande de monnaie
chez Keynes est représentée dans le schéma 6.2.

Schéma 6.2. La demande de monnaie chez Keynes

Comme le taux d’intérêt est un coût d’opportunité de la détention de la


liquidité, il existe un taux d’intérêt plancher tel qu’à ce niveau, la demande de
monnaie est infinie : « il se peut que, une fois le taux d’intérêt tombé à un
certain niveau, la préférence pour la liquidité devienne virtuellement absolue,
en ce sens que presque tout le monde préfère l’argent liquide à la détention
d’une créance qui rapporte un taux d’intérêt aussi faible » (Keynes, 1936-
1969, p. 215). Dans ces conditions, souligne Keynes, « l’autorité monétaire
perd la direction effective du taux de l’intérêt » (idem)13. C’est le phénomène
qui sera désigné plus tard par l’expression « trappe à liquidité » (voir chapitre
10, 2.1).
• FOCUS 6.1. Deux conceptions du taux d’intérêt
Dans la conception « classique » au sens de Keynes, le taux d’intérêt est le prix du temps. Plus
précisément, c’est le prix de la renonciation à une satisfaction immédiate en contrepartie d’une
satisfaction future (arbitrage intertemporel entre consommation et épargne). Ce prix se fixe sur
le marché des fonds prêtables : c’est le taux d’intérêt pour lequel la quantité de fonds prêtables
offerte (par les épargnants) est égale à la quantité de fonds prêtables demandée (par les
investisseurs).
Pour Keynes, en revanche, le taux d’intérêt est le prix de la renonciation à la liquidité. Il
résulte de l’arbitrage que font les agents économiques entre la préférence pour la liquidité et le
rendement des actifs financiers qui sont moins liquides que la monnaie. Dans l’optique de
Keynes, l’épargne n’est pas déterminée par le taux d’intérêt, mais par le niveau du revenu
(l’épargne est la partie non consommée du revenu).

Un autre élément important de la pensée de Keynes réside, comme nous


l’avons vu, dans la rupture avec la théorie des fonds prêtables. Pour lui, le
taux d’intérêt ne se détermine pas sur le marché des fonds prêtables. Il
considère que les décisions des agents économiques se prennent en deux
temps. Tout d’abord, ils décident du partage de leur revenu entre la
consommation et l’épargne. Cette décision dépend du montant du revenu,
puisque la propension à consommer décroît avec le montant du revenu (ce qui
signifie que la propension à épargner augmente avec le revenu). Dans un
second temps, les agents décident de conserver une partie de leur épargne sous
forme liquide et une autre partie sous forme de titres. C’est la préférence pour
la liquidité qui contribue à déterminer le taux d’intérêt et qui en même temps
est influencée par le taux d’intérêt.
La révolution keynésienne, pour ce qui concerne les questions monétaires,
réside donc dans les enseignements suivants :
• la monnaie peut être demandée pour elle-même ;
• l’investissement n’est pas conditionné par une épargne préalable, mais
par les prévisions des entrepreneurs ;
• cet investissement fait l’objet d’un financement monétaire ex ante par
les banques et génère ex post un flux d’épargne nécessairement
identique au montant de l’investissement ;
• la monnaie est donc bien endogène, puisque la création de monnaie
dépend de la décision des banques de financer (ou pas) les projets
d’investissement des entreprises ;
• le taux d’intérêt n’est pas un moyen d’ajuster l’épargne à
l’investissement, il contribue à déterminer la demande de monnaie des
agents économiques.
4.2 Les keynésianismes et la monnaie
La richesse de l’œuvre de Keynes, la complexité de ses formulations a
conduit à une postérité composite, dont les divers éléments sont parfois
contradictoires.
Un premier keynésianisme a son origine dans l’article de John Richard
Hicks (1904-1989) publié en 1937 : Mr Keynes and the Classics. C’est dans
ce texte que se trouve le célèbre schéma qui, sous la plume d’Alvin Hansen
(1887-1953) deviendra le schéma IS-LM (Hansen, 1953-1967). Hicks14 a la
volonté, dans ce texte, qui est approuvé par Keynes, d’intégrer l’approche de
Keynes et l’approche « classique ». Pour ce faire, il présente la théorie de
Keynes en termes de marchés : un marché des biens et services (représenté par
la courbe IS) et un marché de la monnaie (représenté par la courbe LM).

Schéma 6.3. Le schéma IS-LM

Dans le schéma ci-dessus, on place en ordonnées sur le graphique le taux


d’intérêt, en abscisses la production. La courbe IS (Investment/Saving)
correspond à tous les points du plan pour lesquels l’investissement est égal à
l’épargne, et par conséquent pour lesquels le marché des biens et services est
en équilibre. La courbe LM correspond à tous les points du plan pour lesquels
le marché de la monnaie est en équilibre, c’est-à-dire pour lesquels la quantité
de monnaie demandée (L) est égale à la quantité de monnaie offerte (M). Dans
ce modèle, l’offre de monnaie est exogène (M = M0). À l’intersection des
deux courbes se trouve un couple Taux d’intérêt/Production (i*/Y*) pour
lequel les deux marchés sont simultanément en équilibre.
Cette modélisation permet de mettre en évidence l’existence d’une situation
d’équilibre de sous-emploi. En effet, puisque le niveau de l’emploi est
fonction du niveau de la production (et non du taux de salaire), il est possible
que le niveau de production d’équilibre (Y* dans le graphique ci-dessus)
conduise à un niveau d’emploi inférieur à la population active disponible. Il
peut donc exister une situation économique d’équilibre (I = S) avec cependant
du chômage. Cette analyse, qui a de grandes vertus pédagogiques, a servi de
fondement aux principaux modèles macroéconomiques de l’après-Seconde
Guerre mondiale. Sur le plan scientifique, ce schéma sert de base au
développement de la synthèse néoclassique (ou synthèse keynésienne)
illustrée notamment par Paul Samuelson (1915-2009). Ce courant juxtapose
une approche microéconomique en termes d’équilibre général et une
macroéconomie fondée sur l’approche IS-LM. Il constitue progressivement,
des années 1940 aux années 1970, une nouvelle orthodoxie au sein de laquelle
la monnaie est exogène et où la politique monétaire est considérée comme
ayant peu d’impact sur l’équilibre macroéconomique, la politique budgétaire
étant privilégiée. Cette approche sert aussi de fondement et de justification,
pendant la même période, aux politiques économiques conjoncturelles visant à
obtenir la croissance et le plein-emploi dont la relance Kennedy du début des
années 1960 est un exemple emblématique. C’est face à ces théoriciens de la
synthèse que Milton Friedman a pu lancer la formule célèbre : « la monnaie
compte » (« money matters »), ce qui est a priori paradoxal, mais qui se
comprend dès lors que cette synthèse keynésienne a abandonné la conception
de la monnaie endogène. Ce keynésianisme de la synthèse va perdre en
influence face aux monétaristes et aux théoriciens des anticipations
rationnelles à partir des années 1970.
Aux côtés de cette synthèse néoclassique, et parfois en conflit avec elle, un
autre courant s’exprime, celui des post-keynésiens, emmenés notamment par
Joan Robinson (1903-1983) et Nicholas Kaldor (1908-1986) : « Par
opposition aux keynésiens traditionnels (la ‘‘vulgate’’) qui ne se
préoccupaient guère des aspects proprement monétaires de l’économie, et par
opposition aux monétaristes et à tous leurs convertis qui prêchent l’exogénéité
du stock de monnaie, les post-keynésiens prétendent que la plus grande partie
du stock de monnaie est endogène » (Lavoie, 1982, p. 193). On peut classer au
sein de ce courant post-keynésien, outre les américains Sydney Weintraub
(1914-1983), Hyman Minsky (1919-1996) et Paul Davidson, les
économistes du circuit, essentiellement français, comme Alain Parguez et
Frédéric Poulon.

• FOCUS 6.2. Les post-keynésiens et la monnaie


Les post-keynésiens défendent quatre thèses essentielles sur la monnaie (Lavoie, 2004) :
– la monnaie est endogène : ce sont les crédits qui font les dépôts ;
– la création monétaire n’est pas subordonnée à la détention de réserves préalables en
monnaie banque centrale. C’est le diviseur de crédit qui permet de rendre compte de la
création monétaire ;
– c’est l’investissement qui détermine le montant de l’épargne ;
– l’inflation n’est pas l’effet d’une hausse excessive de la quantité de monnaie, c’est au
contraire la hausse des prix qui provoque l’accroissement de la quantité de monnaie.

À partir des années 1980, le courant des nouveaux keynésiens émerge


essentiellement aux États-Unis (on parle de nouvelle économie keynésienne
ou NEK). Il est composé d’économistes influents comme Joseph Stiglitz,
George Akerlof, Michael Spence (tous trois Prix Nobel d’économie en
2001), Ben Bernanke et Janet Yelen. Ces auteurs ont en commun d’utiliser
une version enrichie de la microéconomie (asymétries d’information, marchés
imparfaits, défauts de coordination) pour donner un fondement
microéconomique à la macroéconomie keynésienne. Par exemple, J. Stiglitz
montre que l’asymétrie d’information sur le marché du crédit permet de
rendre compte du rationnement du crédit, et donc d’un niveau
d’investissement insuffisant pour atteindre le plein-emploi. À partir de
l’hypothèse de comportement rationnel des agents dans un contexte de
marchés imparfaits, ces auteurs réhabilitent donc l’intervention régulatrice de
l’État et la nécessité de lutter contre l’instabilité des économies et les
inégalités de revenus et de patrimoine. Cependant, ils s’inscrivent dans la
nouvelle synthèse néoclassique et les clivages avec les post-keynésiens restent
forts (voir chapitre 5, 1.2).

5. Schumpeter : crédit et capitalisme


Joseph Schumpeter (1883-1950) est un économiste qui a travaillé dans de
nombreux domaines : théorie de la croissance et des fluctuations, analyse des
innovations, histoire de la pensée économique. Sur le plan monétaire, il
développe une approche singulière fondée sur l’approche autrichienne sans
être un Autrichien orthodoxe. Il présente lui-même son approche comme une
« hérésie » au regard des conceptions selon lesquelles la monnaie n’a pas
d’effet réel : « Si l’on voulait dire que la monnaie est seulement le médium de
l’échange des biens et qu’aucun phénomène important ne s’y rattache, ce
serait faux » (Schumpeter, 1926-1999, p. 139). Au contraire, pour
Schumpeter, les modifications dans la quantité et la répartition de la monnaie
ont une influence très profonde sur l’activité économique. On sait que, chez
Schumpeter, l’entrepreneur joue un rôle essentiel dans la dynamique
économique. C’est l’entrepreneur qui innove et qui investit. Mais les dépenses
correspondantes ne peuvent être financées que par le crédit. Une économie
capitaliste est nécessairement une économie d’endettement. Le crédit permet
en effet de créer un pouvoir d’achat qui n’existe pas encore : « le crédit est
essentiellement une création de pouvoir d’achat en vue de sa concession à
l’entrepreneur, mais il n’est pas simplement la concession à l’entrepreneur
d’un pouvoir d’achat présent, de certificats de produits présents […]. Le
crédit ouvre à l’entrepreneur l’accès au courant économique des biens, avant
qu’il n’en ait acquis normalement le droit d’y puiser » (idem, p. 152). Même
si Schumpeter n’utilise pas cette expression, on voit que pour lui la création de
monnaie est une ante-validation d’une création de valeur qui interviendra
ultérieurement. Pour Schumpeter, qui fut banquier et ministre des Finances, la
monnaie est inséparable de la production, la prise en compte du temps est
indispensable. La monnaie est donc pour lui endogène et, par conséquent, elle
n’est pas neutre, mais active. Il développe une conception extensive de la
monnaie (encore peu répandue à son époque). Pour lui, les créances sur la
monnaie (billets de banque, lettres de change) ont les mêmes fonctions que la
monnaie : « je ne puis enfourcher une créance sur un cheval, mais suivant les
circonstances je puis, avec une créance sur la monnaie, faire tout à fait la
même chose qu’avec de la monnaie, c’est-à-dire acheter » (Schumpeter, 1926-
1999, p. 141). Enfin, Schumpeter considère que la création de monnaie est la
fonction propre des banques, et il est un précurseur de l’analyse selon laquelle
ce sont les crédits qui font les dépôts : « Nul ne voudra nier le fait que […]
l’homme d’affaires devient presque régulièrement le débiteur de la banque
avant d’en devenir le créancier, qu’il ‘‘emprunte’’ d’abord ce qu’il ‘‘dépose’’
du même coup » (idem, p. 143).
6. L’instabilité monétaire et financière : d’Irving
Fisher à Hyman Minsky
La prise en compte des spécificités des économies monétaires conduit
certains économistes à mettre l’accent sur le caractère déstabilisant des
comportements monétaires et financiers des ménages. Cela conduit
évidemment à contester le caractère autorégulateur des économies de marché
au sein desquelles les mécanismes financiers jouent un rôle important.

6.1 Irving Fisher et la déflation par la dette


Irving Fisher, nous l’avons vu, a joué un rôle important dans la
reformulation, au début du XXe siècle, de la théorie quantitative de la
monnaie. Dans la période qui précède le krach de 1929, il se montre très
optimiste à la fois dans ses prises de positions publiques en tant qu’expert et
dans ses comportements privés d’épargnant. L’éclatement de la bulle
spéculative en octobre 1929, puis la Grande Dépression vont contribuer à le
discréditer et à le ruiner. En 1932, il publie un livre, Booms and Depressions,
et en 1933, un article intitulé « La théorie des grandes dépressions par la dette
et la déflation ». Dans son article, Fisher insiste sur l’instabilité de l’économie.
Pour lui, supposer l’existence d’un équilibre stable « est aussi absurde que
d’imaginer l’océan Atlantique sans aucune vague » (Fisher, 1933-1988, p.
164). La cause essentielle des booms et des dépressions réside dans la
succession de phases de surendettement suivies de phases de déflation. Il écrit
: « Tout comme une mauvaise grippe conduit à une pneumonie, le
surendettement conduit à la déflation » (idem, p. 172). C’est donc une théorie
du cycle du crédit que propose Fisher. Il insiste particulièrement sur le
caractère cumulatif de la déflation. Lorsque les marchés financiers se
retournent à la baisse, « l’affolement des débiteurs ou des créanciers ou des
deux » conduit à des ventes en catastrophe de titres (et plus généralement
d’actifs), car les débiteurs cherchent à se désendetter. Mais ce comportement
conduit, par un effet d’agrégation, à aggraver la situation. En effet, les prix
baissent (déflation), de ce fait la valeur de la monnaie augmente et le poids
réel de l’endettement s’accroît : « la déflation causée par la dette réagit sur la
dette. Chaque dollar de dette encore impayé devient un dollar plus lourd. […]
plus les débiteurs remboursent plus ils doivent » (idem, pp. 172-173). Fisher
souligne que la déflation a des effets réels : baisse de la production et hausse
du chômage. La situation conduit à des paniques bancaires, ce qui amplifie la
déflation et la dépression. Si la crise est endogène, la reprise ne l’est pas, ce
qui confirme le fait que le système économique n’est pas autorégulateur. Dans
un premier temps, face à l’instabilité intrinsèque du système économique,
Fisher en appelle à l’État et à la Réserve fédérale : « Les grandes dépressions
peuvent être éliminées et prévenues à travers la relance et la stabilisation »
(idem, p. 182). Mais en 1935, il formule une solution plus radicale : il est
nécessaire selon lui de séparer l’octroi de crédit et la création de monnaie. Il
faut donc imposer aux banques de second rang de couvrir à 100 % par de la
monnaie banque centrale les comptes qu’elles gèrent (monnaie 100 %). Un tel
taux de réserve conduit en effet à un multiplicateur de crédit nul. Les banques
ne pourraient dans ce cas prêter que l’épargne préalablement collectée.
Un tel système a deux avantages aux yeux de Fisher : éviter le
surendettement et empêcher les paniques bancaires, puisque les clients des
banques sont assurés que ces dernières disposent toujours d’assez de monnaie
banque centrale pour faire face aux retraits. Cette solution, qui a été également
soutenue par Maurice Allais (1911-2010), n’a jamais été mise en œuvre
jusqu’ici. L’une des raisons de cette situation est qu’elle suppose une
coordination hiérarchique de la création monétaire, qui est contradictoire avec
le caractère décentralisé des économies de marché. De plus, la monnaie 100 %
subordonne l’investissement à l’épargne préalable et nuit au dynamisme de
l’économie qui est rendu possible par la création de monnaie ex nihilo.

6.2 Hyman Minsky et l’hypothèse d’instabilité


financière
Hyman Minsky (1919-1996) se situe explicitement dans le prolongement
des réflexions de Fisher. Mais il est aussi plus radical que celui-ci, en raison
du fait qu’il se situe dans le prolongement de Keynes et qu’il participe
activement à l’activité du courant post-keynésien. Minsky formule en 1977
son hypothèse d’instabilité financière : « L’existence de processus financiers
capitalistes se traduit par la présence de forces déstabilisatrices endogènes à
l’intérieur de l’économie » (Minsky, 1986-2016, p. 545). Pour Minsky, les
crises sont donc endogènes dans le capitalisme financiarisé. En effet, les
agents économiques (et surtout les entrepreneurs) ont tendance, lorsque la
situation économique est stable, à investir, ils font appel à l’autofinancement,
mais de plus en plus au crédit. C’est ce qu’il nomme le paradoxe de la
tranquillité, car l’articulation entre cette demande de crédit et l’offre du
système bancaire conduit à un endettement de plus en plus risqué (on passe
d’un endettement prudent à un endettement spéculatif, puis à la finance
Ponzi15). Cette dynamique se traduit par un boom économique (la demande et
l’offre sont favorisées par le recours au crédit), mais aussi par une montée du
risque systémique : la prise de risque s’accroît, des crédits sont accordés à des
agents peu solvables, etc. À terme, cela conduit au « moment Minsky » : un
certain nombre d’agents, prenant conscience du risque, renversent leurs
anticipations et modifient leurs comportements, notamment les banques qui
contractent le crédit, la proportion des agents qui font défaut sur leur dette
augmente – ce qui met en péril le secteur bancaire –, la demande se contracte,
– ce qui provoque des faillites d’entreprises et la chute des cours boursiers –,
etc.

• FOCUS 6.3. Une théorie de l’économie monétaire de production ?


Au terme de cet examen des théories monétaires, il faut insister sur le fait que les clivages
habituellement utilisés pour classer les théories économiques ne sont guère opératoires dans le
domaine monétaire. Deux grands programmes de recherche perdurent au fil du temps en dépit
des progrès dans l’analyse. D’une part, un programme qui repose pour l’essentiel sur l’étude
d’une économie d’échange réel où la monnaie n’a pas d’effet (ou pas d’effet durable) sur les
grandeurs réelles de l’économie. D’autre part, une autre tradition de recherche affirme qu’il
existe une différence de nature entre économie de troc et économie monétaire. Pour rendre
compte d’une économie monétaire, il faut penser l’ensemble des activités (production, emploi,
accumulation du capital, répartition des revenus, etc.) en termes monétaires. L’enjeu est donc,
comme l’écrit Keynes dès 1933, d’élaborer une théorie monétaire de la production. Au sein de
ceux qui s’engagent de façon plus ou moins explicite dans cette aventure intellectuelle (rompre
avec la dichotomie), on trouve des auteurs très différents. C’est ce que souligne Christian
Schmidt. Pour lui J. M. Keynes et F. Hayek « raisonnent dans une économie de production et
mettent en évidence la différence radicale qui distingue une économie de troc d’une économie
monétaire » (Schmidt, in Hayek, 1975, p. 17). Mais ces deux auteurs majeurs ne sont pas les
seuls à s’inscrire de cette perspective. Indiscutablement, c’est le cas aussi de K. Marx et de J.
Schumpeter, de J.R. Hicks (au moins à la fin de sa carrière), de G. Myrdal (au moins au début
de sa carrière), de H. Minsky et de nombreux post-keynésiens contemporains, des théoriciens
de la régulation qui travaillent sur les questions monétaires (M. Aglietta et A. Orléan
notamment).
1. Dans le texte cité ci-après, Law utilise l’expression « papier-monnaie » alors qu’il parle en réalité de billets de banque (voir
focus 2.4, chapitre 2, pour la différence entre billet de banque et papier-monnaie).
2. Tooke parle des chèques et des lettres de change, mais ce sont là, nous le savons désormais, de simples instruments qui servent
à faire circuler la monnaie scripturale.
3. Cette analyse consistant à considérer que c’est la hausse des prix qui explique la hausse de la quantité de monnaie est
notamment reprise par Albert Aftalion (1874-1956) dans son analyse de l’hyperinflation allemande des années 1920.
4. Marx utilise le mot « argent » pour désigner la monnaie en général. L’or et les billets de banque sont donc de l’argent (au
même titre que les pièces en argent métal lorsqu’elles sont utilisées dans la circulation).
5. La position de Hayek est strictement identique : il n’y a pas de crise possible en économie de troc.
6. Tooke soutient qu’une baisse du taux d’intérêt fait baisser les prix (puisque l’intérêt est un coût pour l’entrepreneur qui
emprunte). Wicksell, par contre, défend la thèse généralement admise selon laquelle la baisse du taux d’intérêt correspond à une
offre plus abondante de monnaie, et donc à une hausse des prix.
7. Cette question est controversée comme le fait remarquer G. Dostaler : « C’est ainsi qu’on peut voir deux économistes de très
haut calibre comme Don Patinkin et Joan Robinson affirmer le premier que Wicksell adhère à la théorie quantitative de la monnaie
et la seconde qu’il la rejette » (Dostaler, 1991, p. 212).
8. Ce concept est donc équivalent à l’efficacité marginale du capital de J. M. Keynes.
9. Wicksell critique sévèrement la présentation de la théorie quantitative de D. Hume.
10. Bien qu’il n’utilise pas le terme. Mais le concept d’équilibre monétaire est bien un tableau de pensées destiné à ordonner le
réel pour le rendre intelligible.
11. Keynes utilisait le terme « classique » pour désigner des auteurs comme A. Marshall ou A. C. Pigou, qui sont marginalistes et
que nous considérons comme des néoclassiques. C’est pourquoi, certains écrivent « Klassiques » pour désigner les classiques au
sens de Keynes.
12. Après la version allemande de 1933, l’article paraît en anglais en 1963 dans le Nebraska Journal of Economics and Business,
sous le titre On the Theory of a Monetary Economy, enfin en 1973 dans le volume XIII des Œuvres complètes de Keynes sous le
titre A Monetary Theory of Production. Le texte est traduit en français dans Tutin, 2009, pp. 356-360.
13. Keynes ajoute : « Si une pareille situation se produisait, elle signifierait que l’autorité publique pourrait elle-même
emprunter sans limite au système bancaire à un taux d’intérêt insignifiant » (idem).
14. Hicks a une pensée riche et complexe. Il se réclame aussi bien de Marshall que de Keynes, de Myrdal que de Hayek ou de
Pareto. Il déclare lui-même avoir rompu avec la perspective néoclassique dans la deuxième partie de son œuvre et il remet en cause
le schéma IS-LM dans sa biographie intellectuelle (voir G. Dostaler, 2001). Ch. Tutin souligne : « La monnaie telle qu’elle est
envisagée par le ‘‘vieux Hicks’’ est une monnaie bancaire endogène et non plus une monnaie exogène » (Tutin, 2001, p. 81).
15. Le financement prudent est caractérisé par le fait que le placement effectué permet de rembourser le principal de la dette et
l’intérêt. Dans le financement spéculatif le revenu du placement permet de couvrir le paiement des intérêts mais pas de rembourser
le principal. La finance Ponzi est une situation où le placement effectué ne permet de rembourser ni le principal, ni l’intérêt.
Partie 3

Monnaie et banques dans


l’économie
Les banques jouent un rôle central dans les économies de marché. Leur
fonction caractéristique est de créer de la monnaie par l’octroi de crédit (le
pari bancaire). Par cette création de monnaie, elles financent par anticipation
la production de biens et de services, et donc la répartition des revenus. De ce
fait, l’activité des banques est influencée par les autorités monétaires dans le
cadre de la politique monétaire (voir la quatrième partie de ce livre). Les
banques jouent par conséquent un rôle essentiel pour assurer, d’une part, la
liquidité de l’économie et pour s’assurer, d’autre part, de la solvabilité des
agents qui bénéficient des crédits. C’est pourquoi la réglementation de
l’activité des banques est essentielle au bon fonctionnement de l’économie
(voir chapitre 8). Cependant, les banques ne remplissent pas seulement cette
fonction de création de monnaie, elles sont aussi des intermédiaires financiers
non monétaires qui collectent l’épargne et effectuent des placements. Les
banques n’ont pas l’exclusivité de l’intermédiation financière. Il existe des
intermédiaires financiers non bancaires (les compagnies d’assurances, par
exemple), mais nous nous limiterons ici à l’étude des banques1.
Chapitre 7

Banques et financement de
l’économie

1. Financement de l’économie et intermédiation


bancaire

1.1 Organiser le financement de l’économie


Le financement désigne toutes les opérations par lesquelles les agents
économiques (ménages, entreprises, États notamment) se procurent les fonds
nécessaires à la conduite de leurs activités économiques ; autrement dit, les
opérations par lesquelles ces agents satisfont leurs besoins de financement. On
distingue typiquement deux catégories de financement.
>D’une part, les agents peuvent utiliser les ressources financières dont
ils sont propriétaires et qui découlent des revenus qu’ils ont épargnés
au cours des périodes antérieures. On parle dans ce cas de financement
interne : ils utilisent leur propre épargne pour financer leurs dépenses.
>D’autre part, les agents peuvent utiliser des ressources financières
mises à leur disposition par d’autres agents. On parle dans ce cas de
financement externe. Ce type de financement implique la mise en
relation entre les agents qui sont en besoin de financement, c’est-à-dire
qui présentent un volume de ressources inférieur au volume de leurs
dépenses, et ceux qui sont en capacité de financement et qui sont dans
la situation inverse : leur volume de ressources excède leurs dépenses2.
Les institutions financières (IF) et les ménages sont les agents économiques
qui disposent le plus souvent d’une capacité de financement. Les entreprises
non financières et les États expriment typiquement, pour leur part, un besoin
de financement. S’agissant des entreprises, les profits non distribués sont
souvent insuffisants pour financer les projets d’investissement, ce qui les
conduit à recourir à des financements externes en augmentant le passif de leur
bilan (voir focus 7.1).

• FOCUS 7.1. Le financement des entreprises : endettement et


augmentation de capital
Une entreprise peut s’appuyer sur trois dispositifs pour assurer un financement sur fonds
propres de ses investissements : dégager des ressources de son activité, c’est-à-dire utiliser les
profits non distribués ; céder des actifs dont elle est propriétaire (vente de biens immobiliers
ou d’actifs financiers, par exemple) ; procéder à une augmentation de capital. Seuls les deux
premiers dispositifs correspondent à de l’autofinancement dans la mesure où l’augmentation
de capital implique un apport extérieur de ressources.
Dès lors qu’elle est en besoin de financement, l’entreprise doit recourir à un financement
externe qui peut prendre deux modalités : l’emprunt (il s’agit dans ce cas d’un endettement) ou
la hausse de ses capitaux propres.
L’emprunt est l’opération par laquelle l’entreprise contracte une dette (qui peut notamment
prendre la forme d’un crédit bancaire ou de l’émission de titres de créance) envers un ou
plusieurs agents économiques : elle dispose alors d’un capital pour une durée définie et contre
l’engagement de le rembourser et de le rémunérer. Les capitaux propres, pour leur part, sont
les ressources pour lesquelles l’entreprise dispose d’un droit de propriété et qu’elle ne devra
pas rembourser sauf en cas de cessation d’activité. Ils se composent de l’apport des
propriétaires (capital social dans le cas d’une société), des profits non distribués et mis en
réserve et des provisions pour amortissement. Lorsque l’entreprise procède à une
augmentation de capital auprès des propriétaires existant ou en faisant appel à de nouveaux
propriétaires, il s’agit bien d’un financement externe qui, simultanément, conduit à une hausse
de ses fonds propres.
Il est ainsi possible de mesurer, pour chaque entreprise, quelle est la part de l’investissement
qui est financée à partir de sa propre épargne. Il s’agit du taux d’autofinancement. Plus ce taux
est faible, plus le poids du financement externe dans le financement total de l’investissement
est important. Par ailleurs, au sein du financement externe, il est possible de mesurer la part
relative du financement par emprunt et du financement par augmentation de capitaux propres.
Il faut toutefois noter que la frontière entre ces deux formes de financement externe est
aujourd’hui difficile à établir en raison des innovations qui affectent les produits financiers
dans le cadre de la globalisation financière : certains produits combinent les caractéristiques du
capital et de la dette, comme les titres en actions sans droit de vote, les titres hybrides, etc.

Dès lors qu’il existe dans l’économie un système financier, c’est-à-dire un


dispositif organisant la rencontre entre les agents en capacité de financement
et ceux en besoin de financement grâce à l’existence d’institutions telles que
les banques de second rang et les autres institutions financières, les marchés
financiers, la banque centrale, etc., une partie du financement externe se
traduit par un endettement, c’est-à-dire par une circulation de créances et de
dettes entre les agents économiques. Si, au sein de cette économie, les besoins
de financement l’emportent sur les capacités de financement, l’endettement
international conduit à recourir aux capacités de financement des agents
économiques non résidents.
Parmi les agents en capacité de financement, qu’ils soient résidents ou pas,
on distingue les institutions financières (IF) et les agents non financiers (ANF)
tels que les ménages, les entreprises et les États. Certaines IF sont dotées d’un
pouvoir de création monétaire, ce sont les banques ou institutions financières
monétaires (IFM) ; elles se distinguent des autres IF, telles que les entreprises
d’assurance ou les fonds communs de placement, qui procèdent à la collecte et
à l’allocation de l’épargne déjà existante. On peut ainsi distinguer deux
modalités de financement de l’économie (schéma 7.1) :
• le financement non monétaire implique la mobilisation de capacités de
financement en provenance des ANF et/ou des institutions financières
non monétaires. Dans ce cas, l’épargne est un préalable à
l’investissement ;
• le financement monétaire se traduit par la mobilisation des capacités de
financement en provenance des IFM. Dans ce cas, une partie au moins
du financement de l’économie est rendue possible par les
monétisations de créances mises en œuvre par les banques.
Ces deux modes de financement coexistent au sein des économies
contemporaines. Ils sont donc une composante de la réalité empirique. Dans
l’activité quotidienne des banques, les deux modes de financement sont
étroitement imbriqués.
Cependant, l’importance relative de ces deux modes de financement fait
l’objet de débats théoriques. Pour certains économistes, seul le financement
non monétaire est légitime, car il assure que seuls les investissements
compatibles avec l’arbitrage intertemporel des agents seront financés.
L’accumulation du capital est donc subordonnée à l’épargne préalable, c’est-à-
dire que seule une réduction de la consommation permet un financement sain
de l’investissement. Allonger le détour de production suppose que les agents
économiques réduisent leur satisfaction aujourd’hui, s’ils veulent accroître
leur satisfaction future.
À l’inverse, pour les économistes qui se réclament de Keynes (et
notamment pour les tenants de la théorie de la monnaie endogène), seul le
financement monétaire permet d’assurer la dynamique de l’économie. Le
modèle keynésien de croissance économique (modèle Harrod-Domar)
enseigne que si seule l’épargne de la période précédente est investie, le
volume de l’investissement reste alors constant, ainsi que le volume de la
production (mécanisme du multiplicateur d’investissement). Si, en revanche,
l’investissement est à chaque période supérieur à l’épargne de la période
précédente, l’économie connaît une croissance économique. Ex ante,
l’investissement doit être supérieur à l’épargne pour qu’il y ait croissance,
mais ex post, le volume de l’épargne dégagée est par construction égal à
l’investissement (on parle d’égalité ex post entre l’épargne et
l’investissement). Dans cette optique théorique, c’est la création monétaire qui
donne son impulsion au circuit économique et le système est bouclé (ex post)
par le remboursement des crédits accordés (voir chapitre 6).

Schéma 7.1. Les agents et le financement de l’économie

S’agissant du financement externe, on distingue deux dispositifs de mise en


relation des agents en besoin de financement et des agents en capacité de
financement : le financement de marché et le financement intermédié.
Le premier dispositif s’appuie principalement sur l’institution économique
qu’est le marché des capitaux. Sur ce marché, les agents en capacité de
financement offrent leur épargne (non thésaurisée), tandis que les agents en
besoin de financement sont demandeurs de fonds destinés à financer leurs
investissements. Ces échanges de ressources sont rendus possibles par le fait
que la confrontation entre l’offre et la demande conduit à la détermination
d’un prix : le taux d’intérêt3. Le marché des capitaux se compose, d’une part,
des marchés financiers, c’est-à-dire des marchés de capitaux à long terme
portant notamment sur les titres de créance (marché des obligations) et sur les
titres de propriété (marché des actions) ; et, d’autre part, du marché monétaire,
c’est-à-dire du marché des capitaux à court terme qui porte sur des titres de
créances négociables pour une durée allant de 24 heures à un an (notamment
les bons du Trésor, les certificats de dépôts et les billets de trésorerie)4. Le
financement de marché peut aussi prendre la forme de dispositifs de mise en
relation des ANF sans avoir recours aux marchés de capitaux. C’est par
exemple ce qui se produit dans le cas des crédits commerciaux entre firmes
(ou à l’intérieur d’un groupe de firmes contrôlé par une maison mère), ou
encore dans le cas du crowdfunding (plateformes de prêts entre agents
individuels).
On parle parfois de financement direct pour caractériser ce dispositif où les
agents à capacité de financement mettent directement leur épargne à la
disposition des agents à besoin de financement5.

• FOCUS 7.2. Le crowdfunding : une modalité de financement dont


le rôle reste modeste
Le financement participatif est notamment utilisé par les créateurs d’entreprises, par des très
petites entreprises (TPE) ou des petites et moyennes entreprises (PME) pour se financer. La
démarche consiste à présenter un dossier sur un site spécialisé en exposant le projet
d’entreprise ou d’investissement et à le soumettre au vote des crowdfunders. Le site se
rémunère en prélevant un pourcentage des sommes collectées. Il s’agit donc bien d’un
financement direct, puisque des épargnants à la recherche de placements accordent
directement un crédit ou prennent une participation dans le capital de l’entreprise qui cherche
à se financer. Selon le service d’études économiques de BNP Paribas, ce mode de
financement, bien qu’en forte croissance, reste au total très modeste. En France, à la fin 2013,
il a permis de collecter 78,3 millions d’euros sur un total d’encours de 816,7 milliards d’euros
de crédits aux entreprises (Nahmias, 2015, p. 14). Le développement de ce type de
financement souffre de deux difficultés majeures :
– un problème de liquidité : les fonds sont immobilisés pendant une période relativement
longue et il n’existe pas de marché secondaire sur lequel on pourrait revendre facilement
les actifs acquis ;
– il y a une forte asymétrie d’information : les apporteurs de capitaux peuvent difficilement
évaluer la qualité des emprunteurs et la solidité de leur projet.

Le second dispositif implique l’intervention d’agents qui ont pour fonction


d’organiser la rencontre entre les ANF en capacité de financement et ceux en
besoin de financement. Ce sont les institutions financières : on parle alors de
financement intermédié. Les institutions financières sont des entreprises qui
produisent et vendent des services financiers. Elles regroupent notamment les
banques de second rang (institutions financières monétaires – IFM), les
entreprises d’assurance, les entreprises d’investissement telles que les
OPCVM (organismes de placement collectif en valeurs mobilières). Ce mode
de financement articule un financement monétaire (via le recours au crédit
bancaire) et un financement non monétaire avec l’intervention d’autres IF qui
ne procèdent pas à des opérations de monétisations de créance, mais à du
transfert d’épargne. On parle, dans ce dernier cas, de financement intermédié
non bancaire. Par ailleurs, les IF mettent également en œuvre un financement
intermédié en achetant des titres sur les marchés de capitaux pour leur compte
ou celui de leurs clients (voir schéma 7.2).

Schéma 7.2. Financement de marché, financement intermédié

• FOCUS 7.3. J. Hicks : économie d’endettement, économie de


marché financier
En s’appuyant sur les analyses proposées par John Hicks (1904-1989)
(Hicks, 1974-1988), on peut distinguer deux types-idéaux de financement
de l’économie.
– D’une part, un modèle d’économie à découvert (overdraft economy),
dit aussi d’économie d’endettement, qui est caractérisé par un mode de
financement découlant prioritairement du recours au crédit bancaire
pour assurer le financement des entreprises. Les banques et les autres
institutions financières collectent par ailleurs l’épargne auprès des
agents en capacité de financement. De plus, les banques assurent leur
liquidité en ayant recours directement à la banque centrale (on dit
qu’elles sont « en Banque ») Dans ce modèle, la finance se caractérise
par des relations bilatérales entre les ANF et l’intermédiaire financier à
partir d’une information privée que celui-ci produit. En effet, c’est
dans ce cas l’intermédiaire qui endosse le risque de crédit, c’est-à-dire
le risque de contrepartie propre au crédit bancaire auquel s’expose le
créancier dans le cas où le débiteur se révélerait incapable de respecter
ses engagements.
– D’autre part, un modèle « d’économie de fonds propres » ou «
d’économie de marché financier », dans lequel le financement de
l’économie s’opère principalement par l’autofinancement et l’émission
de titres sur les marchés financiers. C’est donc la finance directe qui
domine. Ce second modèle repose sur un principe de relations
multilatérales entre les ANF. Ces relations sont fondées sur la
circulation d’une information publique, véhiculée par les prix d’actifs
sur les marchés. Ce sont dans ce cas les ANF en capacité de
financement qui endossent directement le risque de contrepartie. Ils
s’exposent aussi à un risque de marché. Dans le cas de la France, à
partir du début des années 1980, on assiste à « un passage volontariste
à l’économie de fonds propres » (Renversez, 2008, p. 56) à travers un
certain nombre de réformes, comme la loi bancaire de 1984
notamment (voir chapitre 8). Comme le souligne Françoise Renversez
: « Promouvoir le passage d’une économie d’endettement à une
économie de fonds propres signifie qu’à un financement des
entreprises très fortement articulé sur le crédit bancaire, les autorités
économiques souhaitaient substituer un financement assuré
principalement par l’épargne des entreprises et complété, notamment
pour les investissements de développement, par un appel aux marchés
de capitaux » (Renversez, 2008, p. 58).
Cette distinction présente une forte portée heuristique, notamment pour
expliquer la diversité des systèmes financiers selon les époques et les
territoires. Elle doit toutefois être nuancée dans la mesure où toute
économie monétaire est nécessairement une économie d’endettement : la
monnaie créée qui alimente la masse monétaire occupe nécessairement une
fonction de financement de l’économie.
Patrick Artus (2012) a comparé le financement des entreprises aux États-
Unis, assuré principalement par l’émission d’obligations (financement
direct par recours au marché) et le financement des entreprises en zone euro
assuré principalement par le crédit bancaire (financement intermédié). Il
montre que le modèle américain a pour effet une plus grande fragilité
financière des entreprises, un coût plus élevé du financement de ces mêmes
entreprises pendant les récessions et un niveau d’autofinancement élevé qui
conduit à un investissement des entreprises plus faible. D’après lui, par
conséquent, le financement intermédié est globalement plus favorable que
la finance de marché.

1.2 Les banques et le financement de l’économie


Une banque est une institution financière qui est habilitée à effectuer des
opérations de banque, c’est-à-dire : a) octroyer des crédits par des opérations
de monétisations de créances (voir chapitre 3) ; b) réceptionner les dépôts des
ANF ; c) gérer leurs moyens de paiement ; d) produire des prestations de
services de placement financier. Les banques disposent du pouvoir de création
monétaire, c’est ce qui les distingue des autres institutions financières. Dans le
cadre de la zone euro, ce sont les termes d’établissement de crédit et
d’institution financière monétaire (IFM) qui sont aujourd’hui utilisés, même si
le terme de banque reste en usage.
La place des banques dans le financement de l’économie varie selon les
époques et les territoires, mais elles jouent nécessairement un rôle important
dans le système financier. En particulier, elles contribuent à satisfaire les
principales fonctions de la finance. Dans un article de 1995, Robert C.
Merton6 (Prix Nobel d’économie 1997) dénombre six fonctions associées à
tout système financier :
• fournir un accès à la monnaie, gérer les moyens de paiement et
organiser les règlements entre les agents économiques ;
• mettre en commun les richesses en collectant l’épargne d’une part et en
finançant les projets d’investissement d’autre part, dans le but de sortir
de la contrainte de l’autofinancement ;
• transférer les richesses dans le temps en produisant des services
financiers permettant de rémunérer l’épargne ;
• offrir des instruments de gestion des risques en les associant à des
niveaux de rémunération différents selon les services financiers ;
• produire et diffuser de l’information à partir de laquelle les décisions
financières des divers agents économiques sont prises ;
• instaurer des mécanismes incitatifs permettant de régler les conflits liés
aux asymétries d’information.
La théorie financière dominante a longtemps reposé sur le théorème de
Modigliani et Miller (1958)7. Dans cette approche, le mode de financement
des entreprises n’a pas d’influence sur la valeur des capitaux accumulés, les
entreprises sont donc indifférentes entre un financement sur fonds propres, un
financement par emprunt sur les marchés (émissions d’obligations) ou un
financement par appel au crédit bancaire. Cependant, ce théorème n’est valide
que sous des conditions très restrictives : information parfaite, absence de coût
de transaction, absence de distorsions fiscales affectant tel ou tel mode de
financement. Dans ces conditions, « le financement peut être schématiquement
considéré comme un ‘‘voile’’ » (Clerc, 2001, p. 44) et il n’a donc pas
d’incidence sur l’économie réelle. Cependant, les analyses empiriques mettent
en évidence deux résultats qui conduisent à remettre en cause les analyses
traditionnelles. D’une part, le financement intermédié semble préféré au
financement direct ; d’autre part, l’autofinancement semble moins coûteux
que le financement externe. Ces deux résultats peuvent être expliqués par la
prise en compte des phénomènes d’asymétrie d’information et de coût
d’agence. Ce sont les économistes de la nouvelle économie keynésienne qui
ont joué un rôle essentiel dans l’étude de ces phénomènes à partir de la fin des
années 1970.
Deux points essentiels sont mis en évidence pour expliquer le recours à
l’intermédiation bancaire (et plus largement financière) : l’imperfection des
marchés de capitaux et l’exigence de liquidité (Capelle-Blancard et Couppey-
Soubeyran, 2013).
L’information produite sur les marchés de capitaux est caractérisée par une
asymétrie d’information dans la mesure où les agents en besoin de
financement peuvent être conduits à dissimuler des informations à leurs
créanciers potentiels (des informations relatives à leurs conditions de
solvabilité, au caractère plus ou moins risqué de leur projet d’investissement,
etc.). Compte tenu de l’existence de ce risque, le taux d’intérêt qui se fixe sur
le marché est trop élevé pour les agents solvables porteurs de projets de
qualité et trop faible pour les agents peu solvables porteurs de projets plus
incertains. Les comportements opportunistes des agents les plus risqués
conduisent à un mécanisme de sélection adverse8 : les bons projets renoncent
à se financer quand les projets les plus contestables trouvent les financements
recherchés9. Dans un tel contexte, les institutions financières, et notamment
les banques, ont pour fonction de produire et de gérer de l’information. On
suppose donc que l’efficacité informationnelle des marchés n’est pas parfaite
et que les banques, par contre, dans la mesure où elles entretiennent souvent
des relations de longue durée avec leurs clients dont elles connaissent les flux
de trésorerie, l’activité économique, l’existence ou l’absence d’incidents de
paiement, etc., sont en mesure de réduire davantage l’asymétrie d’information
et, par conséquent, de sélectionner de façon plus pertinente les projets à
financer. De plus, une analyse s’appuyant sur la théorie des jeux conduit à
considérer que la relation entre le banquier et son client constitue un jeu
répété. Dans ce cadre, les participants à cette relation n’ont pas intérêt à
adopter un comportement opportuniste qui serait de nature à remettre en cause
la relation elle-même. Là encore, la relation banquier/client produit une
meilleure information que les relations, plus anonymes, qui se déroulent sur
un marché. La présence d’intermédiaires financiers (et notamment de
banques) est de nature à réduire la situation de sélection adverse, ainsi que le
rationnement du crédit dont certaines entreprises pourraient être victimes.
La présence d’intermédiaires financiers permet également de réduire les
problèmes d’asymétries d’information qui surviennent après les signatures de
contrats (on parle dans ce cas d’aléa moral). En l’absence d’IF, le créancier
peut se trouver face à une situation où l’emprunteur refuse ou est dans
l’impossibilité de faire face à ses engagements. La prévention de ce type de
comportement opportuniste engendre alors des coûts qui peuvent se révéler
prohibitifs (assortir le prêt de pénalités, procédures d’audit, etc.) et qui
affectent uniformément tous les emprunteurs. Là encore, l’expertise produite
par les institutions financières (et notamment par les banques) est de nature à
réduire ces coûts de transaction et ainsi accroître l’efficacité du système
financier.
Comme le souligne Laurent Clerc : « Les banques, qui demeurent la
source prédominante de crédit intermédié dans la plupart des pays,
notamment en Europe continentale, peuvent offrir un certain nombre
d’économies potentielles en termes de coûts par rapport au financement
direct. Elles sont également particulièrement aptes à traiter les problèmes
d’information ainsi que d’autres imperfections du marché du crédit » (Clerc,
2001, p. 45).
En second lieu, tout système financier implique bien la présence de banques
(donc d’institutions financières monétaires) dans la mesure où elles sont la
seule institution financière à procéder à la monétisation de créances qui les
conduit à mettre à la disposition de leurs clients des dépôts exigibles à vue.
Certes, en temps ordinaire, les épargnants et les institutions financières non
monétaires peuvent avoir recours à la liquidité de marché. En effet, celles-ci
peuvent vendre sur le marché des actifs financiers peu liquides pour obtenir en
contrepartie de la monnaie. Mais, d’une part, tous les titres ne bénéficient pas
de marchés suffisamment profonds et liquides pour être vendus avec des coûts
de transaction limités. D’autre part, on l’a vu lors de la crise de 2007-2008, les
marchés, même les plus liquides, peuvent s’assécher brutalement. Les agents
(et notamment les institutions financières) perdent alors la possibilité de
transformer leurs actifs en liquidités. Dans ce cas, l’existence de banques qui
peuvent faire appel à la banque centrale émettrice de la liquidité ultime est
seule de nature à permettre d’échapper à la crise de liquidité. De façon plus
générale, « il n’existe pas de titre équivalent au dépôt bancaire sur les
marchés qui fournisse à la fois une liquidité parfaite à ses détenteurs et qui
finance sur une longue échéance son émetteur. Certes, les titres émis sur les
marchés sont rendus relativement liquides par l’existence d’un marché
secondaire sur lequel ils peuvent être revendus, mais la valeur de cette
revente, à la différence de celle des dépôts bancaires, est incertaine » (G.
Capelle-Blancard, J. Couppey-Soubeyran, 2013, p. 70).
Cette analyse du rôle des banques et des intermédiaires financiers conduit à
souligner que le financement de l’économie n’est pas neutre, il a des effets sur
les variables macroéconomiques réelles (Clerc, 2001) qui sont potentiellement
déstabilisateurs10. Cet effet se réalise par deux canaux de transmission :
• d’une part, le canal du crédit bancaire. Les ANF étant très dépendants
du crédit bancaire, tout choc qui affecte les IF (choc de politique
monétaire, pertes en capital, accroissement de l’aversion au risque)
peut se traduire par une contraction plus ou moins brutale du crédit
bancaire (Credit Crunch), ce qui affecte à la fois l’offre et la demande
globale ;
• d’autre part, le canal du bilan ou mécanisme d’accélérateur financier.
En période de hausse du prix des actifs, les emprunteurs apparaissent
comme plus solvables, ce qui incite les banques à leur accorder des
prêts grâce auxquels ils achètent des actifs… dont le prix augmente.
Réciproquement, en cas de retournement du prix des actifs, les ANF
apparaissent moins solvables, les banques leur accordent plus
difficilement des crédits. Ils achètent moins d’actifs, voire en vendent,
ce qui conduit à une baisse du prix de ces actifs. Le comportement
d’octroi de crédit des intermédiaires financiers apparaît donc comme
pro-cyclique.

2. La place des banques et de l’intermédiation


bancaire
En 1992, dans son livre Finances Internationales, Henri Bourguinat forge
l’expression « Règle des trois D ». L’évolution du système financier serait
marquée par un triple mouvement de déréglementation, de décloisonnement et
de désintermédiation. Si le mouvement de déréglementation et de
décloisonnement est bien documenté et n’est pas controversé, il n’en va pas de
même de la désintermédiation, qui suscite un débat persistant.

2.1 L’intermédiation bancaire


Comme nous l’avons vu, on parle d’intermédiation bancaire lorsque, dans
le cadre de leur financement externe, les ANF ont recours au crédit bancaire
plutôt qu’à la finance directe. Mais le terme « intermédiation » est
partiellement trompeur. Il peut laisser penser que les banques collectent les
dépôts et les prêtent ensuite aux agents à besoin de financement. Si, en effet,
les institutions financières non monétaires se limitent à ce type d’activité (et
dans ce cas, les dépôts font les crédits), il n’en va pas de même des banques
qui créent de la monnaie ex nihilo et contribuent ainsi de façon décisive au
financement de l’économie. Il s’agit donc d’une « intermédiation » financière
bancaire où les crédits font les dépôts (voir chapitre 3). La difficulté réside
bien sûr dans le fait que les banques pratiquent à la fois l’intermédiation
financière classique et la création de monnaie. Elles collectent des fonds sur
des livrets d’épargne, gèrent des organismes de placements collectifs en
valeurs mobilières, développent leurs activités d’assurance (on parle de
bancassurance).
La mesure de l’intermédiation est problématique. La Banque de France
distingue l’intermédiation bancaire et l’intermédiation financière. Pour
mesurer l’intermédiation bancaire, on calcule un taux d’intermédiation qui
comporte au numérateur les crédits accordés aux ANF par les établissements
de crédit et au dénominateur l’ensemble des financements externes obtenus
par ces mêmes agents. Pour mesurer l’intermédiation financière, on fait
figurer au numérateur, outre les crédits, les financements octroyés par les
OPCVM et les entreprises d’assurance. La Banque de France distingue ainsi
une intermédiation au sens strict qui ne prend en compte que les seuls crédits
accordés aux agents non financiers et une intermédiation au sens large qui
prend en compte, outre les crédits, les titres émis par les ANF et détenus par
les institutions financières.
Comme toute mesure, celle de l’intermédiation repose sur des conventions
qui doivent être explicites afin que l’on sache vraiment ce qui est mesuré. Cela
est d’autant plus important que l’on assiste depuis les années 1980 à de
nombreuses innovations financières (qui concernent aussi bien les produits
que les marchés) et qui brouillent la distinction entre finance de marché et
finance intermédiée. Par exemple, la titrisation consiste pour les banques à
accorder des crédits à leurs clients (découverts bancaires, découverts de cartes
de crédit, crédits immobiliers, crédits à la consommation, etc.) puis, grâce à
des organismes spécialisés (les véhicules de titrisation11), à émettre des titres
de créances négociables qui sont adossés à ces crédits bancaires, ce qui
correspond pour les banques à une vente de ces crédits sur les marchés12. Pour
ce faire, la banque transfère les créances correspondant à ces crédits au
véhicule de titrisation qui les inscrit à l’actif de son bilan et qui émet en
contrepartie des titres de dettes lui permettant de collecter de l’épargne (ces
titres sont donc inscrits au passif du bilan). Il y a donc un phénomène de
marchéisation du crédit bancaire qui donne lieu à la mise en circulation de
titres échangés sur le marché des capitaux13. C’est le modèle « Originate to
Distribute »14 : la banque est à l’origine du crédit, mais elle revend ensuite la
créance ou le risque associé à cette créance. La banque qui a octroyé le crédit
ne porte donc pas le risque jusqu’à échéance. Cela se traduit par un aléa moral
: sachant qu’elle ne portera pas le risque, la banque peut être tentée de
sélectionner de façon moins rigoureuse les ANF qu’elle finance, tandis que les
agents qui achètent l’actif sur le marché ne disposent pas de toutes les
informations relatives à la qualité effective de la créance.
D’autres innovations modifient l’arbitrage des agents économiques entre
finance de marché et crédit bancaire. Par exemple, en France, jusqu’aux
réformes intervenues en 1985, les entreprises (même de grande taille) ne
pouvaient obtenir des crédits à court terme qu’auprès des banques. À partir de
décembre 198515, les entreprises peuvent émettre des billets de trésorerie
d’une durée minimale de dix jours, et donc se procurer des liquidités sur le
marché monétaire. Réciproquement, à la même époque, les banques sont
autorisées à émettre des certificats de dépôt qui sont des titres de créances
négociables sur le marché monétaire dont l’échéance va d’un jour à un an. Ces
financements de marché à court terme sont en pratique réservés aux
entreprises qui disposent d’une taille suffisamment importante. Par exemple,
la valeur unitaire de ces deux catégories de titre est de 150 000 euros. En
outre, les entreprises émettrices doivent soit être cotées en Bourse, soit
bénéficier d’un aval bancaire et avoir fait l’objet d’une évaluation du risque
par une agence de notation. À partir de 2013, Euronext a créé un nouveau
marché (Enternext) qui permet aux PME de se financer par émission de titres
(BNP Paribas, 2016). Toutes ces évolutions contribuent à la persistance d’un
rôle décisif des intermédiaires financiers dans le financement de l’économie.
Une étude publiée en 2006 dans le Bulletin de la Banque de France soulignait
: « Les intermédiaires financiers continuent de jouer un rôle essentiel dans la
préparation et l’exécution des levées de capitaux des SNF sur les marchés
boursiers et obligataires. Les choix qui se présentent aux entreprises non
financières couvrent en fait un vaste éventail de services et de prestations de
la part de ces intermédiaires et vont donc bien au-delà de la simple
alternative entre financements intermédiés et financements de marché »
(Boutillier et Bricongne, 2006, p. 57).
Du fait de la complexification des modes de financement à l’œuvre dans les
systèmes financiers actuels, les économistes utilisent aujourd’hui une
distinction conceptuelle utile : l’intermédiation de bilan et l’intermédiation de
marché. On parle d’intermédiation de bilan lorsqu’un intermédiaire qui
collecte de l’épargne inscrit les sommes collectées à son passif et lorsque,
symétriquement, il inscrit à son actif les créances correspondant aux crédits
qu’il a accordés. Par exemple, l’octroi d’un découvert bancaire correspond à
une intermédiation de bilan. On peut dire que la banque se comporte dans ce
cas comme un marchand de biens qui achète un immeuble (lequel fait donc
désormais partie de son patrimoine), puis le revend après transformation. Dans
l’intermédiation de bilan, c’est l’institution financière qui porte le risque de
défaillance du débiteur et c’est elle, toujours, qui est responsable de sa
solvabilité et de sa liquidité à l’égard des ANF qui lui confient son épargne.
Ainsi, l’intermédiation de bilan peut prendre la forme d’une intermédiation
monétaire (cas du crédit bancaire, par exemple) ou d’une intermédiation non
monétaire (cas d’un transfert d’épargne pour lequel l’IF endosse le risque de
marché correspondant). Dans l’intermédiation de marché, la banque intervient
pour fournir à ses clients des prestations liées à la finance de marché. Par
exemple, la banque sert de conseiller dans le cadre d’une procédure de fusion-
acquisition, elle se charge de mettre sur le marché les obligations émises par
une entreprise cliente, elle accompagne l’introduction en Bourse ou
l’augmentation de capital d’une autre entreprise, etc. Dans tous les cas,
l’entreprise qui se finance se procure des ressources sur le marché et c’est elle
qui endosse le risque correspondant. Par exemple, les acheteurs d’obligations
deviennent créanciers de l’entreprise. Il y a bien finance directe, mais la
banque est présente et rémunérée pour les services qu’elle rend. Dans ce cas
de figure, elle se comporte comme une agence immobilière qui met en contact
le vendeur et l’acheteur d’un immeuble et est rémunérée par une commission.
L’immeuble n’entre jamais dans le bilan de l’agence immobilière. Lorsqu’une
banque assure une opération de marché, elle ne porte pas le risque, celui-ci est
supporté par l’acheteur de l’actif financier16.
Il faut donc insister sur le fait que, dans les deux cas, l’institution
financière, monétaire ou non monétaire, joue bien un rôle d’intermédiaire,
mais ce n’est pas le même type d’intermédiation.

2.2 Peut-on parler d’un recul de l’intermédiation


bancaire ?
Assiste-t-on, du fait du développement de l’activité des marchés financiers,
à un mouvement de désintermédiation bancaire, c’est-à-dire à une baisse de
place et du rôle des banques dans le financement de l’économie en Europe ?
Cela ne semble pas être le cas. Dans une étude parue en 2015, BNP Paribas
écrit : « Malgré des disparités au sein de la zone euro, le crédit bancaire
occupe une place prépondérante dans l’endettement (crédits bancaires et
titres de dette) des sociétés non financières pour l’ensemble des pays membres
(entre 62 % et 89 % en février 2015) » (Nahmias, 2015). La même banque
estime en 2016 qu’« en zone Euro, 70 % du financement des entreprises est
constitué de prêts bancaires, et les 30 % restant proviennent des marchés
financiers ; aux États-Unis, la proportion est inversée : les marchés financiers
apportent 70 % des prêts aux entreprises, les banques se contentent des 30 %
restants » (BNP Paribas, 2016). Cette relativisation de la désintermédiation
n’est pas nouvelle. Dans une étude déjà ancienne, Gunther Capelle-Blancard
écrivait : « Il est pourtant erroné de croire que la France, à l’instar des pays
anglo-saxons, est en passe de basculer d’une économie d’endettement à une
pure économie de marchés de capitaux » (Capelle-Blancard, 2000, p. 172). Il
montrait notamment qu’il fallait mesurer l’intermédiation en volume, c’est-à-
dire corrigée de l’augmentation des cours des actifs sur les marchés, car cette
augmentation pouvait conduire à surestimer l’intermédiation de marché. Il y a
bien eu depuis 2000, en ce qui concerne les grandes entreprises et l’État, une
diminution de l’intermédiation bancaire, mais les PME et surtout les ménages
continuent à se financer par l’intermédiaire des banques. L’intensification de
la concurrence qui a résulté de la déréglementation des marchés financiers et
du fait que certains agents se financent désormais sur les marchés a conduit
les banques à développer leur offre. D’une part, elles ont cherché à accroître la
collecte des dépôts et l’octroi de crédits aux agents qui n’ont pas accès au
marché financier17. D’autre part, les banques ont accru leur offre de services
d’intermédiation de marché, les commissions rémunérant ces activités
compensent la réduction des marges de l’intermédiation de bilan. Au total, «
Le développement des marchés a aussi permis aux banques de faire valoir
leur expertise financière et de proposer à leurs clients une vaste gamme de
services financiers (introduction en Bourse des entreprises, montages
financiers, gestion des risques, etc.). La banque est apparue, de plus en plus,
comme une entreprise de services et de gestion des risques adossée aux
marchés de capitaux. Cette évolution transparaît assez nettement dans le
hors-bilan des banques qui retrace les engagements pris sur les marchés de
produits dérivés, pour le compte de la clientèle ou pour leur compte propre »
(Capelle-Blancard et Couppey-Soubeyran, 2013, p. 76).
Si, à partir des données de l’Insee (2016), on examine la structure du
financement de l’économie française, on constate que sur un endettement total
(encours en fin d’année) de 4 638,8 milliards d’euros, les financements de
marché représentent 47 % du total. Mais au sein du financement de marché,
les administrations publiques représentent 76,7 % du total. Cela confirme que
le recours à la finance de marché résulte d’abord de la gestion de la dette de
l’État. À l’inverse, l’endettement des ménages, qui représente un quart de
l’endettement total des agents non financiers, résulte en totalité du recours à
l’endettement auprès des institutions financières.
La place importante de l’intermédiation bancaire en France et en zone euro
en ce qui concerne le financement des entreprises révèle-t-elle un archaïsme
du système financier européen ? Patrick Artus (2012) a comparé le modèle
américain (où la finance de marché domine) et le modèle européen. Sa
conclusion est que le modèle américain suppose un niveau plus élevé
d’autofinancement, donc un moindre investissement, que la fragilité financière
des entreprises est plus forte aux États-Unis et que le coût du financement
devient plus élevé aux États-Unis pendant les périodes de récession. Dans une
autre étude (Artus, 2016), il s’inquiète des risques pour l’économie de
l’adoption d’un modèle désintermédié de type américain. Il fait observer que
le modèle américain suppose une plus grande flexibilité du marché du travail
que celle qui existe en zone euro.
Au total, en longue période (de 1985 à nos jours), on ne peut pas conclure à
un mouvement de désintermédiation. Certains économistes parlent même de
ré-intermédiation. En effet, la part relative de l’intermédiation de bilan a
diminué, alors que la part relative de l’intermédiation de marché s’est accrue.
Le terme de « désintermédiation » conduit à une vision trompeuse s’il s’agit
de penser que les banques interviennent moins que par le passé dans le
financement de l’économie : elles ne sont en réalité pas moins présentes dans
de financement, elles sont présentes différemment. C’est pourquoi, Jézabel
Couppey-Soubeyran parle d’une « économie de marché de capitaux
intermédiée » (voir schéma 8.3, chapitre 8). Dans la période récente toutefois
(depuis la crise de 2007-2008 et la crise des dettes publiques en zone euro), on
constate que le renforcement des règles prudentielles (augmentation des ratios
de fonds propres notamment, voir chapitre 8), et la très forte baisse des taux
d’intérêt ont joué dans le sens d’une moindre intermédiation bancaire et d’une
hausse de l’intermédiation de marché. P. Artus (2016) écrit : « On observe
déjà que les entreprises de la zone euro se financent davantage sur les
marchés financiers et moins par le crédit bancaire. Cette évolution est due aux
nouvelles réglementations des banques qui restreignent leur capacité à prêter,
et les rendent moins compétitives par rapport aux marchés financiers ; mais
elle correspond aussi à une vision théorique selon laquelle les financements
désintermédiés seraient plus efficaces, par exemple en incitant davantage les
entrepreneurs à l’effort ». Cependant, cette évolution, dont on ne sait pas si
elle sera durable, reste tout de même relative.
Répartition des encours en %

Tableau 7.1. Financement des sociétés non financières en France


Source : Banque de France/ACPR (Vinovsky, novembre 2015).

Schéma 7.3. Désintermédiation, ré-intermédiation bancaire

D’après J. Couppey-Soubeyran, G. Capelle-Blancard (2013, p. 77).


1. Sur les marchés de capitaux, voir Marteau (2016).
2. Dans le système européen de comptabilité nationale (SEC 2010), le besoin de financement ou la capacité de financement se
mesure par le solde du compte de capital (solde négatif en cas de besoin de financement et inversement). Ce solde se déduit de la
différence, pour l’unité institutionnelle considérée, entre son volume d’épargne brute et sa formation brute de capital fixe (FBCF)
augmentée des variations de stocks.
3. Dans la théorie néoclassique, le marché financier est appelé marché des fonds prêtables. C’est sur ce marché que se détermine
le taux d’intérêt, c’est-à-dire le prix qui égalise le niveau de l’épargne avec celui de l’investissement (voir focus 6.1, chapitre 6).
4. Le marché interbancaire est également un sous-ensemble du marché monétaire, mais son accès est réservé aux banques
(centrale et de second rang) ainsi qu’à certaines institutions financières. Il s’agit du marché sur lequel s’opère le refinancement en
monnaie centrale des banques de second rang (voir chapitre 3 et chapitre 8). Pour un développement sur la question des marchés de
capitaux à long et court termes, voir Marteau (2016).
5. L’expression « finance directe » peut toutefois induire en erreur. Elle donne en effet à penser qu’il n’existe aucune institution
qui organise la rencontre entre les agents en capacité de financement et ceux en besoin de financement. Or, les marchés de capitaux
sont, comme tous les marchés, des institutions économiques qui fonctionnent grâce à des agents spécialisés (par exemple, les
sociétés de bourse). En toute rigueur, ce mode de financement n’est donc pas direct, puisqu’il suppose que des opérateurs de marché
réalisent les transactions pour le compte des offreurs et des demandeurs.
6. Il s’agit du fils du sociologue Robert King Merton.
7. Franco Modigliani (1918-2003, prix Nobel 1985) et Merton Miller (1923-2000, prix Nobel 1990) publient en 1958 un article
important : « The Cost of Capital, Corporation Finance and the Theory of Investment ».
8. La sélection adverse résulte d’un comportement opportuniste ex ante, c’est-à-dire avant la signature du contrat entre les deux
agents économiques. Ici, certains agents dissimulent tout ou partie des risques liés à leurs projets.
9. Il s’agit là d’un mécanisme analogue à celui décrit par Georg Akerlof dans son article de 1970 : « The Market for ‘‘Lemons’’ :
Quality Uncertenly and the Market Mechanism ».
10. On notera que, contrairement aux idées reçues, des mécanismes dont les journalistes ou le grand public ont découvert
l’importance à l’occasion de la crise de 2007-2008 étaient analysés de longue date par les économistes.
11. Special Purpose Vehicle ou Fonds commun de créance.
12. On parle de « produits structurés » ou de « crédits structurés ».
13. Les « crédits subprimes » qui ont joué un rôle décisif dans le déclenchement de la crise de 2007-2008 étaient des produits
structurés de ce type qui étaient adossés à des crédits hypothécaires à risque. Ces produits offraient une rémunération élevée
(puisqu’ils correspondaient à des actifs risqués), mais on considérait généralement qu’après titrisation, ils étaient à la fois peu
risqués et suffisamment liquides du fait de la mutualisation des risques et de la bonne notation financière des organismes émetteur.
On sait depuis ce qui est advenu…
14. À l’inverse, dans le modèle « Originate to hold », la banque accorde le crédit et porte le risque jusqu’à l’échéance.
15. Sur les réformes financières de cette période, voir notamment Saint-Étienne (1987), Guillaumont-Jeanneney (1986), Coriat
(2008).
16. Si, dans le cas du marchand de biens, le marché de l’immobilier connaît une crise et que le prix des biens chute, c’est l’agent
qui a acheté le bien qui subit la perte et qui sera contraint de revendre à un prix plus faible. En revanche, une agence immobilière
qui vend des appartements ne supporte pas ce risque de marché qu’elle laisse à ses clients vendeurs. Le premier cas renvoie à
l’intermédiation de bilan, le second à l’intermédiation de marché.
17. Le développement des crédits « subprime » aux États-Unis relève dans une large mesure de cette logique. Pour accroître leur
clientèle, les banques ne se sont plus contentées de prêter aux ménages classés « primes » (les meilleurs risques), elles ont prêté,
notamment sur le marché des crédits hypothécaires, aux clients offrant des garanties moindres (les « subprimes »).
Chapitre 8

Les banques : d’une


mondialisation à l’autre, quelles
régulations ?
Comme le soulignent de nombreux travaux, la perspective historique
présente un grand intérêt pour l’analyse économique. Il ne s’agit pas
d’opposer l’histoire, envisagée sous l’angle narratif, et la modélisation,
caractéristique du travail des économistes, mais de recourir à la fois à la
spécificité de chaque démarche et à leur complémentarité. Il existe un grand
nombre d’études historiques sur le système bancaire français qui reposent sur
une exploration méticuleuse des archives. Ce résultat du travail des historiens
permet aux économistes de construire des « faits stylisés » qui sont utilisés
pour mettre à l’épreuve les constructions théoriques visant à rendre compte du
fonctionnement et de la dynamique des économies. En effet, le mode
d’organisation et de fonctionnement du système bancaire est étroitement
articulé avec le financement de l’économie, donc avec la dynamique des
entreprises et plus largement avec la croissance économique. L’État ne peut
pas être indifférent à l’égard des banques et de leur rôle dans l’économie.
Quand l’économie change, le système bancaire se transforme, de son propre
fait et/ou sous l’impulsion de l’État. Réciproquement, les changements sur
l’organisation du système bancaire influencent fortement les transformations
du système économique.

1. Le système bancaire français avant 1945


Comme nous l’avons vu (voir chapitre 2, 2.5), la faillite de la banque royale
de John Law a provoqué durablement en France une méfiance à l’égard du
terme même de banque. Il n’empêche que, tout au long du XIXe siècle, le
système bancaire se développe et se transforme en lien avec la première
révolution industrielle.

1.1 Les banques au XIXe siècle : banques de


dépôts et banques d’affaires
Le système bancaire français hérite de la Haute Banque, constituée sur la
base du capitalisme familial au XVIIIe siècle. On peut citer la famille Le
Coulteulx de Canteleu, originaire de Rouen, qui se lance dans les activités
bancaires dès 1670 et dont l’un des membres participe à la fondation de la
Banque de France, ou encore la famille Mallet (protestants français exilés à
Genève qui reviennent pratiquer le métier de la banque en France)1. La famille
Hottinguer crée sa banque en 17862. En 1812, James de Rothschild s’installe à
Paris et constitue l’une des banques les plus puissantes de la place. Ces
banques pratiquent surtout le placement des emprunts d’État et la gestion de
patrimoine. Elles prennent également des participations dans diverses
entreprises. Avec le développement de l’activité économique, un débat
s’engage : les industriels, commerçants, négociants se plaignent des difficultés
à obtenir du crédit et reprochent aux banques d’affaires familiales qui
constituent la Haute Banque de ne pas contribuer au développement de
l’économie. Cela les conduit notamment à demander l’ouverture du plus grand
nombre possible de comptoirs de la Banque de France (créée en 1800). De tels
comptoirs permettent en effet aux commerçants d’escompter des effets de
commerce (voir focus 3.1, chapitre 3) au plus près de leur lieu d’activité. En
réponse à la crise bancaire de 1848, qui a failli conduire à l’insolvabilité de
nombreuses banques locales victimes de l’assèchement des liquidités suite à
leurs opérations d’escompte, soixante-six comptoirs d’escompte sont créés à
l’initiative croisée de l’État, de certaines municipalités et de capitaux privés.
Certains de ces comptoirs se sont imposés dans le paysage institutionnel
français : le Comptoir d’escompte de Paris, privatisé en 1853 et sauvé de la
faillite par la Banque de France, qui devient le Comptoir national d’escompte
de Paris en 1889 (CNEP)3 ; le comptoir d’escompte de Lille, qui devient en
1871 le Crédit du Nord.
• FOCUS 8.1. La Banque de France doit-elle bénéficier d’un
monopole d’émission ?
La Banque de France obtient le 14 avril 1803 le monopole d’émission des billets à Paris pour
une durée de 15 ans. Ce monopole est-il légitime ? Faut-il l’étendre à la France entière ? Ces
questions donnent lieu à de vives controverses entre économistes. Certains, comme Michel
Chevalier (1806-1879) ou Jean-Baptiste Say (1767-1832) sont favorables à l’émission de
monnaie par des banques en situation de concurrence. Say utilise un argument traditionnel : la
concurrence conduira les différents émetteurs à offrir de la monnaie de bonne qualité.
D’autres, comme Pellegrino Rossi (1787-1848), successeur de J.-B. Say à la chaire
d’économie politique au Collège de France, s’opposent à la liberté de l’émission de monnaie.
Pour ce dernier, ce serait aussi déraisonnable que de laisser s’établir librement des débits de
poison ou des fabriques de poudre à canon. Pour Rossi, ce sont donc des considérations
d’ordre public qui conduisent à attribuer à une seule banque le monopole de l’émission de
billets. Le monopole d’émission est reconduit et, à partir de 1848, alors que la crise bancaire a
mis en péril les neuf banques départementales d’émission, le monopole de la Banque de
France s’étend à l’ensemble du territoire. Lors de l’annexion de la Savoie par la France (en
1860), les frères Pereire proposent de maintenir le privilège d’émission de la Banque de
Savoie, ce qui créerait une offre concurrentielle de monnaie par rapport à la Banque de France.
Mais cette solution n’est pas retenue. Une loi de 1873 rend obligatoire l’ouverture d’au moins
un comptoir (une succursale) de la Banque de France dans chaque département.

On voit par ailleurs se développer un certain nombre de banques régionales


(la banque Martin4 à Marseille est créée en 1825)5. Au-delà de la question de
l’offre de services bancaires (jugée insuffisante par les entrepreneurs), ce
débat a un autre enjeu. Alors que la Haute Banque prône l’orthodoxie
financière, les milieux d’affaire souhaitent un financement plus dynamique de
la création d’entreprise et de la prise de risque. Il n’est pas surprenant dans ces
conditions que la première « révolution bancaire », qui marque l’économie
française, se déroule sous le Second Empire alors même que les industrialistes
(héritiers du mouvement saint-simonien) exercent une grande influence
politique. Le Crédit industriel et commercial est créé en 1859, le Crédit
lyonnais en 1863, la Société générale en 1864, la Société marseillaise de crédit
en 1865. Il s’agit là de banques de dépôts. Ces banques de dépôts disposent de
ressources à court terme (ce sont les dépôts à vue de leurs clients – ménages et
entreprises – qui constituent l’essentiel du passif de leur bilan), ce qui les
conduit à se limiter à des activités de création monétaire également sur le
court terme (escompte d’effet de commerce notamment). D’un autre côté, la
Banque des Pays-Bas est créée en 1864, la Banque de Paris en 1869 (celles-ci
fusionnent pour donner naissance en 1872 à la Banque de Paris et des Pays-
Bas, qui deviendra plus tard BNP Paribas). Il s’agit d’une banque d’affaires
qui dispose de ressources longues (gestion de patrimoine et de produits
d’épargne peu liquides) versées au passif de son bilan, ce qui lui permet de
s’engager dans le financement de projets industriels par des opérations de
création monétaire à longue échéance, notamment par des achats de titres sur
les marchés financiers. Les banques d’affaires sont par ailleurs souvent parties
prenantes de la gestion des grandes firmes, avec notamment des participations
dans les conseils d’administration. En résumé : ressources courtes, emplois
courts ; ressources longues, emplois longs.
Les craintes suscitées par la faillite du Crédit mobilier6 en 1866 ont
certainement contribué à accroître la prudence quant au rôle des banques, et
donc à accélérer la spécialisation bancaire entre banques de dépôts et banques
d’affaires. C’est Henri Germain (1824-1905), président-fondateur du Crédit
lyonnais, qui, échaudé par les difficultés de sa propre banque, formule la «
doctrine Germain » à l’origine de la spécialisation bancaire. Pour Germain : «
Notre métier n’est pas d’être des entrepreneurs, mais de prêter aux
entrepreneurs en leur laissant les risques » (cité par Flamant, 1989, p. 94).
Parallèlement, deux autres pôles bancaires se constituent. D’une part, un
pôle public ou parapublic avec la création de la Caisse des dépôts et
consignation en 1816 afin de rétablir le crédit public7. À partir de 1819, les
Caisses d’épargne sont mises en place (elles sont renforcées par les lois de
1881 et 1895). D’autre part, un bloc mutualiste et coopératif qui se traduit
notamment par la création en 1884, à l’initiative de Jules Mélines, du Crédit
agricole (l’objectif est de financer sur une base mutualiste la modernisation de
l’agriculture). En 1893 est créée la Banque coopérative des associations
ouvrières (ancêtre du Crédit coopératif). La première Banque populaire est
créée à Angers en 1878. Le but est de financer les artisans, les commerçants et
les PME qui se plaignent d’avoir des difficultés à obtenir des crédits auprès
des banques. D’autres banques populaires sont ensuite créées : en 1911,
Joseph Cailleaux dépose un projet de loi afin d’institutionnaliser les banques
populaires. La loi sera adoptée en 1917 en donnant aux banques populaires un
statut coopératif. Le Crédit mutuel se constitue pour sa part en Alsace en 1882
avant de se développer progressivement au niveau national. Ce pôle bancaire
coopératif et mutualiste a conscience de son unité. En 1889, un congrès du
Crédit populaire est organisé, il rassemble à la fois le Crédit agricole, le Crédit
mutuel, les banques populaires et les caisses d’épargne.
À la fin du XIXe siècle, la France a donc constitué, en dépit d’un certain
nombre de crises et de faillites bancaires8, un système bancaire puissant et
diversifié. Au cours de cette première mondialisation, le système bancaire
français joue un rôle non négligeable, en intervenant notamment sur le marché
mondial des capitaux et en finançant le développement économique. À la
veille de la Première Guerre mondiale, par exemple, le Crédit lyonnais est
l’une des premières banques du monde. La bancarisation de l’économie a
considérablement progressé9, l’accès au crédit s’est développé, de même que
la collecte de l’épargne. Tout se passe comme si, dans un processus d’essais et
erreurs, les banquiers et plus généralement l’ensemble du système
économique et social faisaient l’apprentissage du rôle des banques et de la
monnaie de crédit dans l’économie. Ce processus se manifeste par la fixation
de règles et de normes (renforcement de la Banque de France, doctrine
Germain sur les banques de dépôts, développement du pôle bancaire de
l’économie sociale, etc.). Si le marché joue un rôle important, ce rôle ne
s’exerce pas dans un vide institutionnel et les autorités publiques contribuent
en particulier à maintenir un certain degré de stabilité et de solvabilité du
système bancaire.

• FOCUS 8.2. Banque centrale et séparation bancaire : l’exemple


des États-Unis
Entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, le système bancaire des États-Unis rencontre
des difficultés pour mettre en place une véritable banque centrale sur son territoire. L’enjeu est
évidemment la question du fédéralisme. Certains acteurs de la vie politique et économique se
méfient de tout renforcement du pouvoir central. Deux tentatives infructueuses se déroulent au
XIXe siècle. Une première Banque des États-Unis est fondée en 1791, puis une seconde en
1816 qui, à l’échéance de son monopole d’émission de la monnaie fiduciaire en 1836, ne voit
pas son monopole reconduit. Il faut attendre 1913 pour que soit créé le système de la Réserve
fédérale (FED) par un vote du Congrès fédéral. Ce Federal Reserve Act est notamment une
réaction aux crises bancaires et, en particulier, de la panique bancaire de 1907. La FED a une
structure fédérale : il existe douze banques régionales (dont la très influente banque de réserve
de New York), dont les dirigeants participent à la direction de la Réserve fédérale.
S’agissant des banques commerciales, elles développent une activité qui est peu contrôlée
jusqu’à la fin des années 1920. Cette situation est parfois invoquée par les partisans du Free
Banking (voir focus 9.3, chapitre 9). Les effets dévastateurs de la crise de 1929 sur l’économie
américaine et les enseignements que les responsables politiques en retirent, notamment quant à
la nécessité de lutter contre les crises bancaires, conduisent l’administration de F. D. Roosevelt
à soutenir l’adoption par le Sénat d’un texte réglementaire majeur de l’histoire bancaire et
financière des États-Unis : le Glass Steagall Act du 19 juin 1933. Cette loi se traduit
notamment par :
– une interdiction aux banques commerciales d’être présentes simultanément dans plusieurs
États ;
– une réglementation et un plafonnement des crédits afin de sécuriser les opérations de
monétisation de créance par les banques commerciales ;
– la mise en place d’un système d’assurance des dépôts par l’État fédéral avec la création
du FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation). Ce système ne s’applique pas aux
Caisses d’épargne, ni aux banques d’affaire ;
– une stricte séparation des activités bancaires entre les banques de dépôts (National Banks,
dites aussi State Banks) et les banques d’affaires (Investment Banks). S’agissant de ce
dernier point, la loi stipule que les banques de dépôts ne peuvent pas acquérir des titres de
créance et/ou de propriété tandis que les banques d’affaires, qui se spécialisent dans la
gestion des titres financiers, ne peuvent pas recevoir de dépôts. Cette stricte séparation
des activités de monétisation de créance à court terme et des activités financières s’est
révélée particulièrement efficace pour assurer la stabilité financière durant les décennies
suivantes.

1.2 L’entre-deux-guerres : le système bancaire


français dans la tourmente
La période qui s’ouvre en 1914 est marquée par de nombreuses difficultés
pour le système bancaire français. Dès le début de la guerre, on assiste à un
mouvement de retrait des dépôts bancaires qui contraint le gouvernement à
instaurer un moratoire afin que les banques puissent s’acquitter
progressivement des remboursements. L’inflation qui résulte du financement
de la guerre, puis les répercussions des événements internationaux (refus de la
Russie de rembourser les emprunts tsaristes, querelle des réparations
allemandes, etc.) affectent les banques. La crise du franc qui culmine avec le
Cartel des gauches en 1924, puis la stabilisation Poincaré, enfin la crise de
1929 suivie par la victoire du Front populaire contribuent à mettre les banques
en situation très difficile. Pendant les années 1920, les banques locales et
régionales se développent en pratiquant la transformation bancaire10 (ce qui
les fragilise). La dépression des années 1930 est l’occasion de nombreuses
faillites bancaires, même si les grandes banques de dépôts (Crédit lyonnais et
Société générale) résistent bien. Une seule grande banque, la Banque nationale
de crédit créée en 1913, est confrontée à de graves difficultés. Elle est
recapitalisée avec l’aide du Trésor public et devient la Banque nationale du
commerce et de l’industrie (BNCI). Cependant, la place des banques
françaises au niveau mondial a régressé : « en 1936, la plus grande banque
anglaise, la Midland Bank, ‘‘pèse’’ aussi lourd que les sept premières banques
françaises réunies » (Plessis, 2003). À la suite de cette crise bancaire des
années 1930 (plusieurs centaines de banques font faillite), un mouvement de
concentration s’opère. Cette crise renforce aussi la méfiance à l’encontre de la
banque mixte et conforte les dirigeants des banques dans la nécessité de
choisir entre logique de banque d’affaires ou logique de banque de dépôts.
D’autres transformations importantes se déroulent pendant cette période.
D’une part, le réseau des Caisses d’épargne se développe. Elles ont un statut
spécifique d’institutions privées à but d’utilité publique. À cette époque, ce ne
sont pas des banques : elles collectent de l’épargne auprès des ménages et
placent cette épargne. D’autre part, les organismes financiers publics se
multiplient : les chèques postaux sont créés en 1918, le Crédit national en
1919, la Banque française du commerce extérieur en 1920, le Crédit maritime
en 1928, la Caisse nationale des marchés de l’État en 1936. La Caisse des
dépôts et consignations développe ses activités. À partir des années 1930, elle
escompte de plus en plus des effets représentatifs de crédits à moyen terme11.
Enfin, cette période est également marquée par une évolution du rôle de la
Banque de France. Celle-ci adopte un comportement très actif de type banque
commerciale (hausse de nombre de comptes gérés et du nombre de
succursales, développement de l’escompte des effets de commerce auprès des
entreprises) et elle intensifie sa contribution au financement du déficit public.
Selon Alain Plessis : « les avances à l’État passent de 5,9 % de son actif en
1913 à 70 % environ de 1918 à 1926 » (Plessis, 1991, p. 352). De plus, une
loi du 25 janvier 1935 autorise l’escompte des bons du Trésor souscrits par les
banques de second rang. À partir de là, le « papier » émis par l’État va devenir
un support privilégié du refinancement des banques de second rang12.
Par ailleurs, durant les années 1930, une série de textes réglementaires
augmente les possibilités d’intervention de la Banque de France sur la
liquidité des banques de second rang. En d’autres termes, elle se dote
progressivement d’un double statut : celui de banque commerciale et celui de
banque centrale. Le Front populaire, sans nationaliser la Banque de France13,
renforce significativement l’influence de l’État sur la banque centrale : le
gouverneur et les sous-gouverneurs n’ont plus un traitement fixé par les
représentants des actionnaires, mais ils sont rémunérés comme des hauts
fonctionnaires. L’assemblée générale est ouverte à tous les actionnaires (et
plus seulement aux 200 plus gros porteurs). La composition du conseil général
chargé d’administrer la banque est profondément modifiée. Les actionnaires
ne disposent plus que de deux représentants, le personnel désigne un
représentant, les autres membres sont nommés par le gouvernement pour
représenter les intérêts économiques de la nation et les usagers du crédit.
Au total, la période de l’entre-deux-guerres est marquée par de graves
difficultés et des ambiguïtés : ambiguïtés quant au modèle bancaire
(spécialisation ou banque universelle), ambiguïté quant aux rôles respectifs du
secteur privé, du secteur coopératif ou mutualiste et du secteur public14 dans le
financement de l’économie, ambiguïté quant au rôle de la Banque de France
(banque commerciale privée ayant des fonctions de banque centrale ou banque
d’État exerçant des fonctions de gestion des moyens de paiement et de
régulation du système bancaire).
2. Les systèmes bancaires durant les Trente
Glorieuses

2.1 La réforme bancaire de 1945


La période de la guerre et de l’occupation est évidemment difficile pour le
secteur bancaire comme pour l’ensemble de l’économie. Les liens avec
l’étranger sont souvent rompus. La législation antisémite s’applique aux
banques, qui sont de plus soumises aux injonctions du gouvernement de Vichy
et de l’occupant pour placer sous séquestre les biens juifs15. Le gouvernement
de Vichy met en place des mesures de gestion administrative de l’économie
(certains « planistes » de l’entre-deux-guerres sont influents à Vichy). Cela
s’applique aussi au secteur bancaire. La loi du 13 juin 194116 donne pour la
première fois une définition légale du « commerce de banque » et instaure un
monopole de l’exercice de cette profession bancaire à ceux qui sont autorisés.
La loi précise : « sont considérées comme banques les entreprises ou
établissements financiers qui font profession de recevoir du public, sous forme
de dépôts ou autrement, des fonds qu’ils emploient pour leur propre compte
en opérations d’escompte, en opération de crédit ou en opérations financières
». On observera que la fonction de création de monnaie n’est pas mentionnée
et que les banques sont présentées comme des intermédiaires de bilan qui
prêtent les fonds qu’elles collectent. Cette même loi met en place des
organismes de contrôle dans une logique corporatiste : un comité
d’organisation, une commission de contrôle des banques et des associations
professionnelles.
La loi du 2 décembre 1945 conserve pour l’essentiel l’organisation de 1941.
Le Conseil national du crédit remplace le comité d’organisation, il en
conserve les attributions (il établit la liste des banques et établissements de
crédit), mais, dans l’optique de la Libération, il vise à représenter
démocratiquement les agents économiques afin d’élaborer la politique du
crédit. L’association française des banques (AFB) représente la profession et
la Commission de contrôle des banques voit ses pouvoirs renforcés (par
exemple, la commission peut désigner un administrateur provisoire à la tête
d’une banque dont les dirigeants sont remis en cause).
La même loi procède à la nationalisation d’une partie du système bancaire.
Dans le contexte politique de la Libération, cette question de la nationalisation
des banques fait l’objet d’un vif débat politique avec notamment certaines
positions radicales, comme celle du député Christian Pineau (rapporteur
socialiste du projet de loi devant l’Assemblée constituante) visant à
nationaliser tout le secteur, y compris les banques d’affaires. Mais en fin de
compte, la nationalisation concerne seulement les quatre principales banques
de dépôts : Le Crédit lyonnais, la Société générale, la Banque nationale pour
le commerce et l’industrie et le Comptoir national d’escompte de Paris (ces
deux dernières deviendront la BNP en 1966). Si les banques d’affaires ne sont
pas nationalisées, on leur affecte un commissaire du gouvernement qui peut
mettre son veto à toute décision des dirigeants de la banque qui serait
contraire à l’intérêt national.
En 1945, ces quatre banques représentent 55 % du total national des dépôts
bancaires. Les banques d’affaires restent pour leur part sous capitaux privés.
La Banque de France est elle aussi nationalisée, ses actionnaires étant
indemnisés par des obligations remboursables sur vingt ans. Trois types de
banques sont définis :
• les banques de dépôts, qui ne peuvent recevoir de dépôts à plus de
deux ans ni accorder des crédits à moyen et long termes. Elles ne
peuvent prendre que des participations limitées dans les entreprises ;
• les banques d’affaires, qui ont pour vocation de gérer des actifs
patrimoniaux et de prendre des participations dans les entreprises.
Elles ne peuvent effectuer de tels placements qu’avec des dépôts à
terme de plus de deux ans ;
• les banques de crédit à moyen et long termes ne peuvent pas recevoir
de dépôts à moins de deux ans, elles peuvent accorder des crédits à
plus de deux ans, mais elles ne font pas de gestion de patrimoine ou de
prise de participation dans les entreprises. Ces banques sont donc en
situation intermédiaire par rapport aux banques d’affaires et aux
banques de dépôts.
Cette distinction constitue l’institutionnalisation de la spécialisation
bancaire qui est fondée sur la recherche de la sécurité à travers l’adéquation
entre les ressources et les emplois de chaque type de banques. En 1946, il
existe en France 391 banques de dépôts, 45 banques d’affaires et 8 banques de
crédit à moyen et long terme.
Par ailleurs, on introduit une distinction juridique entre trois catégories de
banques :
• les banques « inscrites » auprès du Conseil national du crédit. Ce sont
les banques privées ou publiques qui ont le statut de société.
L’ouverture de guichets par ces banques est soumise à l’autorisation du
Conseil national du crédit ;
• les banques à statut légal spécial. Ce sont les banques coopératives et
mutualistes et des banques créées par l’État (comme la Banque
française du commerce extérieur) ;
• les autres institutions financières qui ne sont pas des banques, mais
seulement des intermédiaires financiers et qui sont sous le contrôle de
l’État : la Caisse des dépôts, le Crédit foncier, la Caisse nationale des
marchés de l’État, etc.
Le paysage bancaire qui se met en place à l’orée des Trente Glorieuses est
donc caractérisé par une très forte emprise de l’État articulée à une politique
volontariste tant sur le plan structurel (planification, politique industrielle,
aménagement du territoire) que conjoncturelle (politique de stabilisation
macroéconomique). La spécialisation bancaire, l’emprise du Conseil national
du Crédit lié à la Banque de France, devrait à la fois favoriser la stabilité du
système financier, la sécurité des épargnants et la gestion de l’épargne au
service du développement économique. Avec le recul, économistes et
historiens portent un jugement nuancé. Certes, la reconstruction et la
modernisation de l’économie ont été financées, mais les banques ne se sont
pas vraiment mises au service de la planification, y compris les banques
nationalisées. Par ailleurs, le secteur bancaire a été cartellisé, de ce fait, il a été
peu concurrentiel et peu orienté vers le financement de l’innovation. On a
reproché aux banquiers de privilégier un comportement de recherche de rente
plutôt que de soutien au dynamisme des entrepreneurs. L’emprise de l’État a
été dans les faits plus limitée que les textes officiels ne pouvaient le laisser
penser. Par exemple, le contrôle des commissaires du gouvernement auprès
des banques d’affaires est resté très formel. De même, les organisations
syndicales de salariés, bien que présentes au sein du Conseil national du crédit
et dans les conseils d’administration des banques nationalisées, n’ont pas
exercé une influence telle que l’on puisse parler d’une démocratisation ou
d’une socialisation de la politique du crédit. La politique monétaire conduite
pendant les Trente Glorieuses (voir chapitre 9) encadre fortement les banques
dans des dispositifs réglementaires qui eux aussi limitent la concurrence et le
dynamisme.

2.2 Le système bancaire français des années 1960-


1970 : l’amorce du changement
Si l’organisation du système bancaire et la politique monétaire (voir
chapitre 9) ont indiscutablement contribué à la reconstruction et au rattrapage
de l’économie française, ce développement économique lui-même conduit
progressivement à une remise en cause du modèle d’une économie fortement
administrée. La croissance économique, la construction européenne, les
mutations technologiques et économiques suscitent la formulation de critiques
à l’égard d’un système bancaire et financier jugé trop peu dynamique. Le
rapport Lorrain (1963) fait état « d’une insuffisance d’investissements liée à
une inadéquation des modes de financement offerts par les banques, mettant
en avant les handicaps du cloisonnement et la faible mobilisation comme
l’insuffisante affectation des circuits de l’épargne » (Thiveaud, 1997, p. 49).
De fait, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, la France
s’engage dans un vaste projet de réforme de son système bancaire et financier.
Cette réforme vise pour l’essentiel à réduire le rôle de l’État dans le système
bancaire et financier au profit d’un recours plus important à la régulation
marchande et à la concurrence bancaire. En 1966-1967, les réformes initiées
par le ministre de l’Économie et des Finances Michel Debré modifient de
façon importante le fonctionnement du système bancaire. En premier lieu,
l’ouverture des guichets des banques est libéralisée, ce qui intensifie la
concurrence entre les banques et permet d’accroître la bancarisation des
ménages et la collecte des dépôts. Entre 1967 et 1975, le nombre de guichets
des banques double. Ce mouvement de bancarisation est amplifié par la
généralisation en 1968 de la mensualisation des salaires et l’obligation de les
payer par virements bancaires. En 1967, un groupe de six banques françaises
crée la Carte bleue, qui amplifie encore le recours aux services bancaires. Les
réformes Debré amorcent aussi une déspécialisation des banques. Par
exemple, les banques de dépôts sont autorisées à collecter des dépôts à plus de
deux ans et elles peuvent accroître leurs prises de participation dans les
entreprises. Autre signe de la modernisation du système bancaire, on assiste
dans la période 1960-1970 à une augmentation de l’implantation en France
des banques étrangères et à un mouvement de concentration des banques. La
fusion de la BNCI et du CNEP en 1966 est emblématique de ce mouvement,
qui se traduit notamment par la disparition ou l’intégration à des groupes
bancaires de nombreuses banques locales. Les banques d’affaires jouent aussi
un rôle beaucoup plus actif en liaison avec le dynamisme industriel. On voit se
constituer deux groupes très importants autour de la Banque de Paris et des
Pays-Bas17 et de la Financière de Suez. Ces groupes bancaires comportent à la
fois une ou plusieurs banques d’affaires et des banques de dépôts. Alors que la
déspécialisation des banques est encore incomplète, les banques d’affaires se
lancent dans la collecte de dépôts grâce à leurs filiales dans le même temps où
les banques de dépôts sont autorisées par les textes réglementaires à prendre
des participations dans les entreprises. L’évolution vers le modèle de la
banque universelle est bien engagée.
Toutes ces mesures qui visent à accroître le dynamisme du système bancaire
reposent sur deux orientations liées entre elles :
• d’une part, les responsables politiques considèrent que l’État doit se
désengager du financement de l’économie et placer ce dernier sous le
contrôle de la discipline de marché ;
• d’autre part, dans une période où l’on est encore très optimiste et très
volontariste en matière de croissance, les besoins de financement des
investissements s’accroissent. Si l’État veut se désengager, il faut que
le relais soit pris par le système bancaire.
Ente 1966 et 1973, la part des banques dans le crédit à l’économie passe de
41 % à 55 %, tandis que la part du Trésor passe de 35 % à 15 % (Hautcoeur,
1996, p. 14). Dans la même période, avec le rapport Marjolin-Sadrin-Wormser
(1969) sont jetées les bases d’une réorientation de la politique monétaire dans
une logique de marché (voir chapitre 9).
Cependant, à la fin de la période, la place de l’État et des organismes qu’il
contrôle reste très importante. En 1980, les trois grandes banques nationalisées
en 1945 (Crédit lyonnais, Société générale, BNP) représentent 55 % des
dépôts bancaires et 45 % des crédits bancaires. Le circuit du Trésor continue à
fonctionner pour contribuer au financement de l’État (Caisse des dépôts,
chèques postaux, etc.).

3. Les banques dans la globalisation financière


Les années 1980 constituent, pour nombre d’observateurs, une nouvelle
révolution pour le système bancaire français. Après un renforcement du
contrôle public en 1981, on assiste à partir de 1984 à un mouvement de
libéralisation du secteur bancaire et financier qui affecte, aujourd’hui encore,
le système économique et financier. Cette mutation financière ne peut être
comprise qu’en lien avec le phénomène mondial que constitue la globalisation
financière. Cette dernière résulte de décisions prises par les différents États
(ouverture des marchés de capitaux, déréglementation, encouragement à
l’innovation financière, etc.), mais ceux-ci sont doublement contraints. Tout
d’abord, par le changement de paradigme de politique publique porté par
certains économistes, par des mouvements intellectuels divers et par la plupart
des institutions internationales. Ensuite, par le fait que les conditions
nouvelles de la compétition internationale constituent une pression exercée sur
les États pour qu’ils alignent leurs institutions sur le nouveau modèle
économique centré sur le marché.

• FOCUS 8.3. Système financier et système social


« […] L’idée selon laquelle il serait possible, moyennant quelques incitations et/ou
ajustements réglementaires, de substituer du financement de marché à du financement
intermédié et faciliter un rebond des financements et donc des investissements est
particulièrement simpliste. […] Il est essentiel de comprendre qu’il existe des
complémentarités institutionnelles entre la structure des systèmes financiers et les systèmes
économiques et sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. Un système « orienté marchés » suppose
une plus grande mobilité de l’allocation des facteurs de production (donc une plus forte
instabilité des emplois) et une plus faible protection sociale (à laquelle se substituent des
assurances privées). Alors qu’un système intermédié favorise des coopérations durables entre
les firmes et leurs salariés, leurs fournisseurs, etc., comme l’illustre le fameux Mittelstand,
exemple d’une organisation dont la coordination repose en partie sur des relations non
marchandes. Ces systèmes financiers dissemblables conduisent à des modèles de
développement de natures différentes, mais entre lesquels on ne peut a priori établir de
hiérarchie en termes d’efficience » (Pollin, 2014, p. 172-173)18.

3.1 Globalisation financière et mutations


institutionnelles
On parle de globalisation financière pour désigner la tendance à la
constitution d’un marché mondial unique des capitaux. Il s’agit bien d’une
tendance car des spécificités nationales subsistent. Cependant, on assiste bien
depuis le milieu des années 1970 et surtout depuis le début des années 1980 à
une augmentation du montant des flux internationaux de capitaux, une
augmentation du stock des actifs financiers détenus à l’étranger. On constate
aussi une interdépendance croissante des marchés de capitaux et le
développement d’institutions financières de taille mondiale. Cette évolution
résulte notamment du fait que les États ont démantelé les entraves aux
mouvements de capitaux. On dit qu’ils ont libéralisé le compte de capital de
leur balance des paiements. De ce fait, la concurrence entre les différentes
places financières est devenue plus intense, ce qui a conduit les acteurs
concernés (États comme institutions financières) à innover en offrant de
nouveaux marchés financiers, de nouveaux services et de nouveaux produits
financiers. Soumises à cette concurrence, les banques ont cherché à réaliser
des économies d’échelle et à conquérir de nouvelles parts de marché en
s’internationalisant. Depuis le début des années 1980, le mouvement de
fusions-acquisitions a été particulièrement important dans le secteur bancaire
et financier. Ce mouvement de globalisation s’explique par de nombreux
facteurs. On peut souligner que, depuis l’inconvertibilité du dollar (1971), le
flottement général des monnaies (1973), le premier choc pétrolier (1974), les
marchés des changes et de matières premières sont devenus plus volatils. D’où
la volonté de se couvrir contre les risques liés aux variations de cours grâce à
de nouveaux produits financiers. Des bouleversements géopolitiques et géo-
économiques (chute du mur de Berlin, montée en puissance des émergents)
ont nécessité la mise en place de nouveaux flux de financement. Le
ralentissement de la croissance économique et la montée des déficits publics
dans nombre de pays industrialisés ont conduit les États à faire appel
massivement aux marchés de capitaux pour se financer. Le fait que tous les
pays ne se trouvent pas dans la même situation du point de vue du cycle de vie
conduit inévitablement à des mouvements de capitaux et font de la
globalisation financière une « aventure obligée » (Aglietta, Brender et
Coudert, 1990). À tous ces facteurs liés à des évolutions socio-économiques, il
faut ajouter le changement de paradigme de politique publique. Après la
conception dominante de l’après-guerre fondée sur l’économie mixte, le rôle
économique décisif de l’État, l’accent mis sur le plein-emploi et la protection
sociale19, a succédé une vision du monde donnant la priorité à la coordination
par le marché, notamment dans le domaine de la banque et de la finance. Les
théoriciens de la régulation montrent à ce propos que l’on est passé de la
régulation fordiste à un régime d’accumulation tiré par la finance (Boyer,
2011).
Dans ce contexte de globalisation financière qui s’intensifie à partir du
début des années 1980, les banques françaises vont connaître un double choc.
Dans un premier temps, l’arrivée au pouvoir de la gauche sous la présidence
de François Mitterrand conduit à un vaste mouvement de nationalisations. La
loi du 11 février 1982 nationalise les deux grandes banques d’affaire (Paribas
et Suez) et toutes les banques (d’affaires ou de dépôts) dont le bilan dépasse
un milliard de francs. Restent privées les banques coopératives et mutualistes,
les petites banques françaises et les banques qui sont des filiales de banques
étrangères. Au total, les trente-six banques nouvellement nationalisées
ajoutées aux trois grandes banques nationalisées depuis 1945 représentent 90
% du volume des dépôts et 80 % des crédits. L’objectif affiché est de mettre le
système bancaire au service d’une politique économique (et particulièrement
d’une politique industrielle) volontariste. Les groupes industriels et bancaires
nationalisés devaient être le « fer de lance » d’une refondation de l’économie
française. Mais dès mars 1983, le « tournant de la rigueur » est pris. Face à la
contrainte extérieure, le gouvernement adopte des mesures de plus en plus
conformes au contexte mondial favorable au libéralisme économique. Une
réforme fondamentale intervient avec la loi bancaire de 1984. Cette loi
constitue une étape majeure dans l’évolution du système bancaire. En dehors
du Trésor, de la Banque de France, de la Caisse des dépôts et des services
financiers de la poste, tous les établissements de crédit sont soumis au même
cadre réglementaire. Les établissements de crédit sont « des personnes
morales qui effectuent à titre de profession habituelle des opérations de
banque ». Les opérations de banque « comprennent la réception de fonds du
public, les opérations de crédit, ainsi que la mise à disposition de la clientèle
ou la gestion des moyens de paiement ». Les établissements de crédit ne
peuvent exercer que s’ils reçoivent un agrément du Comité des établissements
de crédit. La loi distingue :
• les banques (dites aussi banques AFB parce qu’elles adhèrent à
l’association française des banques20) ;
• les banques mutualistes ou coopératives ;
• les sociétés financières (qui accordent des crédits immobiliers, du
crédit-bail, etc.) ;
• les sociétés financières spécialisées (Crédit foncier, Crédit national).
La différence essentielle réside dans le fait que seules les banques peuvent
recevoir des dépôts à vue et à moins de deux ans. On constate que la
distinction entre banque de dépôts et banques d’affaires disparaît. Des
organismes de représentation professionnelle sont mis en place (Association
française des établissements de crédit), des organismes de réglementation et
de contrôle (Comité de la réglementation bancaire, Comité des établissements
de crédit). Enfin, le Conseil national du crédit est maintenu, mais il n’a plus
qu’un rôle consultatif.
Les premières privatisations bancaires interviennent à partir de 1987
(Paribas, Suez, la Société générale, le Crédit commercial de France, etc.) alors
que Jacques Chirac est Premier ministre. Puis, à partir de 1993, une nouvelle
vague de privatisations bancaires concerne la BNP, la Banque française du
commerce extérieur, le Crédit local de France, etc. Enfin, une dernière vague
de privatisations intervient entre 1997 et 1999 avec la Société marseillaise de
crédit, le Crédit industriel et commercial et le Crédit lyonnais. Ce sont les
groupes bancaires, avec l’ensemble de leurs filiales, qui sont à chaque fois
concernés, de sorte que la totalité du système bancaire français se trouve
privatisé au début des années 2000. Cette période n’est pas seulement
l’occasion d’un aller-retour entre le privé et le public, elle correspond à une
très profonde restructuration du secteur bancaire21. C’est ce que note un
observateur attentif22 : entre 1984 et 2000, « le secteur bancaire a connu une
période de réorganisation très profonde, bien que largement méconnue.
Certes, la restructuration du Crédit lyonnais ou la prise de contrôle de
Paribas par la BNP ont été fortement médiatisées. Mais le grand public
ignore généralement qu’au cours des seize dernières années, le nombre total
des établissements de crédit a diminué de moitié ou que près de 40 % des
banques existant en 1984 ont disparu, ayant été absorbées par d’autres
établissements ou ayant cessé leurs activités » (Cassou, 2001, p. 13). Ces
restructurations conduisent à des regroupements bancaires (augmentation de la
taille des banques) et accentuent l’évolution vers le modèle de la banque
universelle. Par exemple, en 1996, le Crédit national et la BFCE fusionnent au
sein de Natexis. En 1998, Natexis passe sous le contrôle des Banques
populaires et devient la composante cotée en Bourse de cette banque
coopérative. En 2001, la Caisse des dépôts filialise certaines de ses activités
de banque d’investissement au sein de CDC IXIS, qui passe sous le contrôle
des Caisses d’épargne en 2004. Le rapprochement des Caisses d’épargne et
des Banques populaires conduit en 2006 à la création de Natixis, qui devient
la composante banque d’affaires du groupe BPCE (constitué en 2009). Cet
exemple est assez emblématique : les Caisses d’épargne deviennent une
banque de détail et forment un groupe avec une autre banque de détail (les
Banques populaires). Le groupe ainsi constitué intègre des banques
d’affaires23 et développe aussi des activités dans le domaine de l’assurance.
Autre événement marquant de la période, à la suite d’une offre publique
d’échange, la BNP prend en 1999 le contrôle de Paribas, ce qui donne
naissance au groupe BNP Paribas, alliance, là encore, d’une banque de détail
et d’une banque d’affaires.
Du milieu des années 1980 au milieu des années 2000 le système bancaire
français a donc connu un triple mouvement de transformation : concentration,
diversification (dans le domaine de l’assurance notamment) et
internationalisation. Ce phénomène d’internationalisation se traduit aussi bien
par la multiplication des implantations bancaires françaises dans le reste du
monde que d’implantation en France de groupes bancaires étrangers24.
La loi de modernisation des activités financières de 1996, qui transpose en
droit français une directive européenne, crée un cadre juridique unique pour
les entreprises d’investissement. On regroupe dans le cadre de ce statut les
agents du marché interbancaire, les sociétés de Bourse, les sociétés de gestion
de portefeuille, etc. Ces entreprises d’investissement sont des entreprises qui
ne sont pas des établissements de crédit, mais qui assurent des opérations qui
concernent les valeurs mobilières, les parts d’OPCVM, les titres de créance du
marché monétaire, etc. L’agrément des établissements de crédit et des
entreprises d’investissement est confié à un organisme unique : le Comité des
établissements de crédit et des entreprises d’investissement (CECEI). Le
mouvement d’unification du cadre des activités bancaires et financières est
encore renforcé par la loi sur la sécurité financière de 2003, qui crée un comité
consultatif de la législation et de la réglementation financière. Le conseil
national du crédit (devenu Conseil national du crédit et du titre en 1996)
devient le Comité consultatif du secteur financier25. De même, le Comité de la
réglementation bancaire et financière devient un simple Comité consultatif de
la législation et de la réglementation bancaire.
La logique d’unification du contrôle du secteur financier se poursuit avec la
création en 2010 de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (APCR),
qui regroupe les compétences de la Commission bancaire, du CECEI, du
Comité des entreprises d’assurance et de l’Autorité de contrôle des assurances
et des mutuelles. L’APCR a pour mission de veiller « à la préservation de la
stabilité du système financier et à la protection des clients, assurés, adhérents
et bénéficiaires des personnes soumises à son contrôle ».

• FOCUS 8.4. Concentration bancaire : la spécificité française


« Quelques données quantitatives permettent de mesurer l’ampleur du problème. Le système
bancaire français est très concentré : quatre de nos banques universelles font partie des
quatorze banques européennes systémiques. […] BNP Paribas a une taille équivalente au PIB
français, le Crédit agricole ‘’pèse’’ environ 90 % du PIB, BPCE 60 % et la Société générale 50
%. Le total de l’actif bancaire français représente 400 % du PIB de notre pays (contre 85 %
aux États-Unis). L’Allemagne n’a qu’une banque systémique, qui représente seulement 85 %
du PIB allemand et finance au contraire avec grand succès son économie avec un réseau de 1
500 banques régionales. En clair, si le problème des banques systémiques est mondial du fait
de l’interconnexion des banques, il est plus grave chez nous que dans beaucoup d’autres pays.
Rappelons qu’aux États-Unis, fin septembre 2012, les huit plus grosses banques ne
représentaient ensemble que 61 % du PIB américain... En réalité, nos banques ‘’universelles’’
ne sont pas seulement trop grosses pour faire faillite (‘’too big to fail’’). Elles ne sont pas
seulement ‘’trop interconnectées pour tomber’’ (‘’too interconnected to fall’’). Elles sont aussi
trop grosses pour être sauvées (‘’too big to save’’) » (Scialom et Giraud, 2013, p. 4).

3.2 Concentrations bancaires et banques


systémiques
Le mouvement de concentration bancaire ne concerne pas que la France. La
concentration du secteur bancaire est à l’œuvre dans les pays développés, mais
aussi dans certains pays émergents (la plus grande banque en termes de taille
de bilan est aujourd’hui chinoise) depuis le début des années 1990. Ce
processus peut sembler paradoxal dans la mesure où il découle de la
libéralisation du marché (et donc en principe de l’ouverture à la concurrence !)
durant les années 1980. L’explication tient au fait que le marché bancaire
présente d’importantes barrières à l’entrée (exigence de fonds propres,
licence, réseau de succursales, etc.) qui n’ont pas été supprimées avec la
déréglementation ; il ne s’agit pas d’un marché contestable. Ainsi, les années
1990 et surtout 2000 sont associées à l’émergence de véritables « mastodontes
bancaires » selon la formule utilisée par Jézabel Couppey-Soubeyran : la
taille des établissements bancaires s’est considérablement accrue sur cette
période, ce qui peut notamment se mesurer par l’accroissement de la taille de
leur bilan. Selon le rapport Liikanen (2012), les grands groupes bancaires
européens, en total de bilan, équivalent souvent au PIB en volume du pays de
la maison mère des banques considérées, ce qui correspond, sur l’ensemble de
l’Europe, à un secteur bancaire qui représente entre 300 et 600 % du PIB des
plus grands pays européens (voir focus 8.4). Au niveau mondial, la Banque
des règlements internationaux (BRI) indique que la taille des bilans cumulés
des 30 plus grosses banques du monde est égale à la dette publique mondiale
(50 000 milliards de dollars) ! Ce mouvement traduit une véritable explosion
de la concentration bancaire, notamment sur le marché européen (vagues de
fusions-acquisitions, prises de participations croisées, accords de coopération)
: les 30 plus grosses banques d’Europe représentent au milieu des années 2010
la moitié du total des actifs bancaires du continent. Comment en est-on arrivé
là ? La théorie économique enseigne qu’un marché a tendance à devenir
oligopolistique en présence de rendements d’échelle croissants (recherche
d’économies d’échelle). Or, s’agissant du secteur bancaire, des études
empiriques récentes montrent que ce sont les banques de taille intermédiaire
qui présentent la structure de coûts la plus favorable, alors que les grandes
banques doivent davantage faire face à des déséconomies d’échelle du fait de
la hausse des coûts d’organisation. Il semble donc que l’explication de la
concentration bancaire repose sur d’autres raisons. Laurence Scialom en
identifie au moins deux : la recherche d’un plus grand pouvoir de marché dans
le but de renforcer les barrières à l’entrée (et le cas échéant de pouvoir
développer ensuite des stratégies collusives permettant de dégager des rentes
supérieures aux profits de concurrence) et la recherche d’une couverture
assurée par les autorités politiques et monétaires (bail out) en cas de crise
d’insolvabilité (principe du « too big to fail »).
Des études montrent par ailleurs que depuis la crise de 2008, le nombre de
banques dans les pays de l’OCDE a continué de baisser tandis que l’actif
cumulé des bilans bancaires a continué de croître, ce qui atteste d’une
accentuation récente du processus de concentration. Non seulement la taille
des bilans bancaires s’est accrue, mais la structure de ces bilans s’est
modifiée. À l’actif, les ressources qui proviennent de l’émission de titres sur
les marchés financiers se sont accrues (au détriment de la part des fonds
propres et des dépôts de la clientèle). Il en va de même au passif, où la part
des titres acquis sur les marchés financiers augmente au détriment des crédits
bancaires. Au total, on assiste à une financiarisation des bilans bancaires qui
accroît la fragilité des banques en cas de turbulences sur les marchés
financiers.

• FOCUS 8.5. L’importance des fonds propres bancaires


Les fonds propres constituent, pour les banques comme pour les autres entreprises, la partie de
l’actif du bilan qui n’est pas empruntée, c’est-à-dire la seule ressource qui ne soit pas une
dette. Les fonds propres comprennent notamment le capital social de l’entreprise, c’est-à-dire
les apports en capital des actionnaires auxquels s’ajoutent les profits mis en réserve. Il s’agit là
du « noyau dur » des fonds propres que l’on désigne souvent aujourd’hui par l’expression «
Core Tier 1 ». Les fonds propres sont la propriété des actionnaires.
Les fonds propres permettent d’éponger les pertes en cas de problème de solvabilité à la
condition d’être suffisants. Par exemple, quand une banque ne détient pas plus de 8 % de son
bilan en fonds propres, cela veut dire que 96 % de son actif (c’est-à-dire de ses engagements)
repose sur ses dettes.
La mesure des fonds propres et la vérification de leur valeur sont complexes et conduisent à
adopter des conventions statistiques. Notamment, le calcul des ratios de fonds propres
rapportés aux engagements pose un problème difficile de choix des coefficients de pondération
par rapport aux risques. Si les coefficients sont mal choisis, ils peuvent conduire à une sous-
estimation des risques. C’est notamment le débat technique qui se pose depuis le protocole des
accords de Bâle II signé en 2004. À cette époque, le régulateur a décidé de confier aux
banques l’adoption de dispositifs de calculs des fonds propres. Certains économistes (J.
Couppey-Soubeyran et L. Scialom en France notamment) font remarquer que les banques ont
été incitées à arrêter des critères de mesure qui ont conduit de fait à minorer les risques
encourus (et donc à surévaluer artificiellement le niveau des fonds propres). La crise mondiale
de 2008 a effectivement mis en lumière les problèmes posés par cette minoration des risques.
Le protocole de Bâle III a notamment pour objectif d’apporter une réponse à ce problème (voir
chapitre 8, 4.2).

Si on combine ces tendances à la hausse et à la financiarisation des bilans


bancaires avec la hausse des activités hors bilan de banques liées notamment
aux produits dérivés ainsi qu’au développement de la pratique de la titrisation,
il est manifeste que les banques de grande taille contribuent à accroître
l’instabilité financière : certaines sont devenues des banques systémiques.
Depuis les années 1980, l’économie mondiale est soumise à une
multiplication des crises économiques dans les pays développés comme dans
de nombreux pays émergents (krach financier de 1987, crise asiatique en
1997, crise de la bulle Internet en 2001, crise des crédits subprime en 2007
puis crise mondiale en 2008, crise des dettes souveraines en Europe à partir de
2010). Ces crises s’inscrivent dans un contexte où le risque systémique
devient prépondérant. Selon Michel Aglietta, le risque systémique résulte de
l’agrégation des réponses rationnelles des agents aux divers risques qu’ils
perçoivent. Dans certaines conditions, cette agrégation accroît l’instabilité
financière au lieu de la réduire, de sorte que les difficultés rencontrées par une
catégorie d’agents (les banques, par exemple) ou sur un marché donné (le
marché des crédits subprime, par exemple) se propagent à l’ensemble du
système, conduisant à une crise systémique (voir schéma 8.1). On appelle
banque systémique une banque qui contribue activement (notamment par sa
taille et le type d’activité qu’elle mène) à accroître le risque systémique, c’est-
à-dire qu’en cas de crise d’insolvabilité par exemple, elle peut déclencher par
contagion un effondrement du système financier. Force est de constater que la
globalisation financière a produit un cadre incitatif propice à l’avènement des
banques systémiques, en particulier du fait des concentrations bancaires et des
pratiques de transferts de risques sur les marchés.
Depuis le début des années 2000, la titrisation et les dérivés de crédits sont
les deux instruments privilégiés par lesquels les banques accroissent leurs
activités spéculatives déstabilisantes. La titrisation est le processus qui conduit
à transformer un actif initialement non négociable (un crédit bancaire) en actif
négociable, c’est-à-dire susceptible d’être vendu sur le marché. Lorsqu’une
banque « titrise » une créance, elle transfère celle-ci par « paquets » (les
crédits sont structurés pour réduire les risques) auprès d’autres institutions
financières (IF) qui en deviennent propriétaires et les inscrivent à leur bilan.
Le plus souvent, ces IF relèvent du Shadow Banking (voir focus 8.6). Ainsi, si
ces pratiques permettent aux IF de mieux se couvrir contre les risques à titre
individuel, elles ont contribué à faire exploser le risque systémique compte
tenu des asymétries d’informations sur lesquelles elles reposent et des
comportements spéculatifs qu’elles impliquent. En particulier, le cœur de
métier de la banque a été altéré par la titrisation dans la mesure où les banques
sont moins rigoureuses en matière d’octroi de crédit dès lors qu’elles savent
qu’elles ne vont pas les conserver dans leur bilan.
En fin de compte, les travaux actuels mettent l’accent sur le fait que la
globalisation financière, dans un contexte où les conditions d’efficience des
marchés ne sont pas assurées, conduit les banques à adopter des stratégies qui
sont à l’origine de défauts de coordination. La question qui se pose est donc
celle de la régulation du secteur bancaire par des dispositifs institutionnels
efficaces.

• FOCUS 8.6. Le Shadow Banking


Le terme « Shadow Banking System », traduit en français par « système bancaire de l’ombre »
ou « système bancaire parallèle », est apparu à la fin des années 2000, en liaison avec la crise
financière mondiale. Il est constitué de l’ensemble des institutions financières qui réalisent des
opérations de banque, sans relever de la législation bancaire, et donc sans être soumises à la
réglementation correspondante et sans avoir accès au refinancement auprès de la banque
centrale. Par exemple, les banques d’investissement américaines ne sont pas sous le contrôle
de la Réserve fédérale et ne bénéficient pas du système fédéral d’assurance des dépôts. Parmi
les institutions qui appartiennent au système bancaire parallèle, on peut citer les Hedge
Funds26, les Money Market Funds27, les véhicules de titrisation. Ces organismes pratiquent
donc la titrisation, qui consiste à transformer des créances bancaires non négociables en titres
de créance négociables, de la gestion alternative et des opérations de « pensions livrées » (ou «
repo »28), c’est-à-dire des prêts de titre.
Selon la formule de L. Scialom et Yamina Tadjeddine (2014), ce sont des organismes hybrides
qui se situent à l’articulation du bancaire et du financier. Le développement de ces structures
(qui ne sont pas nouvelles) s’explique essentiellement par le phénomène de globalisation
financière (déréglementation, recours croissant aux marchés de gré à gré, effet de levier
important, etc.). En période de prospérité, le « système bancaire parallèle » peut collecter
beaucoup de ressources puisqu’il offre une rémunération attractive des capitaux qu’il collecte.
Mais en cas de retournement des marchés et de crise de liquidité, ce système est
particulièrement vulnérable. Les véhicules de titrisation et les Hedge Funds qui avaient
effectué des placements considérables en crédits hypothécaires à risque ont joué un rôle
important dans le déclenchement de la crise des subprimes et dans son ampleur.
Esther Jeffers et Dominique Plihon (2013) insistent pour leur part sur le fait que le système
bancaire parallèle joue de l’opacité financière. Il s’agit là d’un problème structurel de la
finance de marché : « Si les autorités publiques ne les contraignent pas, les plus gros
opérateurs professionnels ont toujours intérêt à échanger sur un marché opaque, dans la
mesure où ils tirent le meilleur parti d’une information qu’ils peuvent ne pas dévoiler au reste
des intervenants. Ils ont donc un intérêt structurel à l’institutionnalisation de l’opacité des
transactions, qu’ils promeuvent en célébrant l’autorégulation et l’ordre spontané des marchés »
(Hautcoeur, Lagneau-Ymonet, Riva, 2011, p. 11).
Au total, le Shadow Banking contribue à l’hypertrophie de la finance et à sa pro-cyclicité. Il
constitue en outre un parfait exemple de défaillance de marché du fait d’une information
asymétrique et d’une incitation à l’adoption de comportements opportunistes par les agents.
C’est pourquoi, depuis la crise de 2007-2008, des efforts sont mis en œuvre pour mieux
connaître et mieux contrôler cette finance de l’ombre.

Schéma 8.1. Risque systémique et crise systémique

4. Les enjeux de la régulation bancaire


La question de la régulation bancaire est posée depuis fort longtemps. Sauf
au cours de brefs épisodes de « banque libre » dans certains pays (voir focus
9.3, chapitre 9), l’accès à la profession de banquier a toujours été réglementé
et la façon dont chaque banque exerce ses fonctions a toujours fait l’objet
d’une surveillance. Il existe deux raisons principales à cela. La première
concerne la nécessité de protéger les clients des banques d’opérations
frauduleuses ou d’une mauvaise gestion dont ils seraient les victimes
collatérales. La deuxième est liée aux effets externes négatifs sur l’ensemble
de l’économie d’éventuelles faillites bancaires, surtout lorsqu’il s’agit de
faillites en cascades. Cependant, la question de la régulation a fait l’objet d’un
intérêt beaucoup plus important depuis le développement de la globalisation
financière à partir de la fin des années 1970. La financiarisation de
l’économie, qui s’est manifestée par un spectaculaire accroissement du
volume des transactions sur les divers marchés d’actifs financiers, par le
mouvement de concentration bancaire et par l’émergence de banques
systémiques, conduit logiquement à la nécessité d’un renforcement de la
régulation bancaire. L’histoire économique nous enseigne en effet que, dans
tous les domaines, un développement du marché implique le développement
d’institutions d’encadrement des marchés (qui sont eux-mêmes des
institutions). De façon significative, c’est à partir du krach financier mondial
de 1987 que s’amplifie, dans le cadre du Comité de supervision bancaire de
Bâle, une intense activité de coopération internationale visant à renforcer la
réglementation bancaire.

4.1 La régulation bancaire de 1987 à 2007


La première impulsion institutionnelle est donnée, dans le cadre de la
Banque des règlements internationaux (BRI), par le Comité de Bâle (Basel
Committee on Banking Supervision – BCBS) et porte sur la nécessité d’une
régulation microprudentielle29. Le Comité de Bâle a été créé en 1974 à la suite
de la faillite de la banque Herstatt en Allemagne. Son premier président, Peter
Cooke, était l’un des dirigeants de la Banque d’Angleterre. En 2016, ce
comité compte 28 pays membres et 45 institutions (de nombreux pays sont
représentés à la fois par leur banque centrale et par une ou plusieurs autorités
de supervision bancaire ou financière). Celui-ci élabore des propositions
réglementaires qui deviennent effectives sous la condition qu’elles se
traduisent par des décisions juridiques au sein des pays membres. Il ne dispose
donc pas d’un pouvoir d’injonction, son influence réside dans la pression
morale qu’exerce le Comité sur les pays membres. La directive CRD IV (voir
4.3) est la transposition au sein de l’Union européenne des accords de Bâle III.
La coopération au niveau international est considérée comme indispensable
pour éviter que certains pays n’adoptent un comportement de passager
clandestin en réglementant moins que les autres pour attirer les activités
bancaires sur leur territoire.
À la suite du krach financier mondial de 1987, les accords de Bâle I (1988)
conduisent à l’adoption d’un ratio international de solvabilité (ratio Cooke). Il
s’agit pour les banques de respecter la contrainte d’un rapport d’au moins 8 %
entre le total de leurs actifs pondérés par les risques associés à chaque type
d’actifs30 et leurs fonds propres (voir focus 8.5). L’objectif était d’améliorer la
solvabilité des banques en leur imposant une capitalisation minimale. Ce
dispositif s’est révélé toutefois très insuffisant, notamment de par son
caractère peu contraignant, mais aussi pour les difficultés de mesure des fonds
propres qui le caractérisaient (en pratique, la contrainte exigeait seulement un
ratio de 2 % de fonds propres effectifs) et surtout en raison du fait qu’il visait
essentiellement à couvrir le risque de crédit alors qu’avec le développement
de la titrisation notamment, les banques ont dû faire face davantage au risque
de marché. Par ailleurs, le ratio Cooke favorisait l’arbitrage réglementaire. Par
exemple, pour améliorer le rapport sans avoir à augmenter les fonds propres, il
était possible d’accorder moins de crédits aux entreprises et aux ménages et
d’acheter plus de titres publics des pays de l’OCDE.
Le dispositif prudentiel est complété à l’occasion des accords de Bâle II en
200431 (et mis partiellement en application à partir de 2007 juste avant la
crise), notamment à travers la mise en place du ratio McDonough. Celui-ci
élargit la gamme des risques couverts notamment en perfectionnant la
méthode de calcul des coefficients de pondération de risques. Plus
généralement, les accords de Bâle II font reposer la supervision bancaire et la
réglementation prudentielle sur trois piliers : les exigences de fonds propres,
un processus de surveillance prudentielle (notamment à travers des stress
tests) et la discipline de marché (qui suppose notamment une plus grande
transparence des banques quant à ses fonds propres et ses risques, y compris la
titrisation). Jézabel Couppey-Soubeyran (2015) fait remarquer à ce propos
que le lobby bancaire s’est révélé particulièrement efficace dès les années
1990 et jusqu’à la signature de Bâle II : les banques ont réussi à imposer leurs
modèles internes d’évaluation du risque et de mesure de la qualité des fonds
propres aux instances de régulation (le débat s’est notamment cristallisé sur le
calcul des pondérations de risques), ce qui a conduit logiquement à une
minoration des risques afin d’augmenter l’effet de levier bancaire. La crise de
2007-2008 a révélé de manière éclatante l’inefficacité de cette régulation
prudentielle (Lehmann Brothers respecte le ratio McDonough au moment de
sa faillite !). Par ailleurs, il est apparu que Bâle II conduisait à renforcer la
pro-cyclicité du système financier : les banques sont incitées à des
contractions de crédits et à des procédures de désendettement (deleveraging)
durant les phases récessives des cycles pour satisfaire à la règle prudentielle.
En fin de compte, cette réglementation bancaire mise en œuvre par le
Comité de Bâle s’inscrit dans une logique purement microprudentielle qui se
révèle inapte à garantir la stabilité financière pour au moins deux raisons. En
premier lieu, les instances de régulation ont supposé qu’en rendant plus
robuste chaque banque, cela améliorerait la robustesse du système, ce qui
revient à nier le principe du risque systémique ou à le considérer au mieux
comme exogène. Cette erreur a conduit avec Bâle II à créer de nouveaux
risques (par exemple, le risque de modèle en autorisant les banques à
construire leur propre ratio de fonds propres), et par conséquent… à accroître
le risque systémique juste avant la crise ! En second lieu, le ratio de fonds
propres s’est révélé insuffisant pour améliorer la qualité des bilans bancaires
et la résilience des institutions financières face aux chocs qu’elles sont
susceptibles de subir.

4.2 Tirer les leçons de la crise de 2008 : Bâle III


La préparation des accords de Bâle III est lancée par le G20 de Pittsburgh
en septembre 2009 et les premiers textes sont publiés dès décembre 2010. La
mise en application progressive est prévue entre 2013 et 2019.
Les accords de Bâle III reposent principalement sur trois instruments.
>Le ratio de fonds propres, dont le calcul est sensiblement modifié. Au
numérateur, les exigences de fonds propres visent à ne retenir que ceux
de base de catégorie 1, c’est-à-dire les actions et les réserves. Au
dénominateur, le calcul des risques prend en compte, outre le risque de
crédit (y compris le risque lié à la titrisation), le risque de marché et le
risque opérationnel. Le ratio ainsi calculé doit être supérieur à 4,5 %,
auquel s’ajoute un coussin de conservation des fonds propres de 2,5 %.
Si une banque ne dispose pas de ce coussin, elle doit réduire ou
interrompre le versement des dividendes et des bonus de rémunération.
Compte tenu des exigences quantitatives et qualitatives plus
importantes, on considère que Bâle III représente une multiplication
par sept des exigences en capital de la meilleure qualité par rapport à
Bâle II (De Bandt, Dumez et Pfister, 2013, p. 198). À ce ratio de
solvabilité s’ajoutent deux autres dispositifs qui relèvent plutôt de la
dimension macroprudentielle :
d’une part, un coussin contracyclique (compris entre 0 et 2,5 %) qui peut
être mis en place par les autorités nationales en haut du cycle (c’est-à-dire si
elles perçoivent que l’économie est en situation de surchauffe). Cette exigence
supplémentaire de fonds propres est donc destinée à freiner l’octroi de crédits
par les banques, et donc le gonflement de bulles d’actifs ;
d’autre part, une surcharge systémique (comprise entre 0 et 2,5 %) qui
s’applique aux établissements systémiques.
>Le ratio de levier, qui est égal au rapport entre les fonds propres de
catégorie 1 et l’ensemble des engagements des banques (bilan et hors
bilan) non pondéré par les risques. Le fait d’inclure les engagements
hors bilan permet de prendre en compte une partie des risques liés au
Shadow Banking (voir focus 8.6) et vise à limiter l’arbitrage
réglementaire32. Le fait que le passif ne soit pas pondéré signifie que
l’on accorde le même poids à tous les risques et que l’on cherche à
limiter l’ampleur globale des crédits accordés et des engagements liés
aux opérations de marché. Ce ratio de levier doit être égal ou supérieur
à 3 %. Les travaux des économistes considèrent généralement que ce
ratio de levier est un complément utile du ratio de fonds propres.
>Des ratios de liquidité, qui constituent une nouveauté par rapport aux
accords de Bâle I et Bâle II. Le ratio de liquidité à court terme rapporte
l’encours d’actifs liquides de haute qualité (qui comporte notamment
les avoirs en caisse, les avoirs auprès de la banque centrale et des actifs
liquides plus risqués qui font l’objet d’une décote de 15 % et qui ne
doivent pas représenter plus de 40 % des actifs qui figurent au
numérateur) et le total des sorties nettes de trésorerie sur 30 jours. Ce
ratio doit être maintenu égal ou supérieur à 100 %. Le ratio de liquidité
à un an est le rapport entre le montant des financements stables
disponibles et le montant des besoins de financements stables. Il doit
être supérieur à 100 %. Ces ratios de liquidité doivent éviter que les
banques ne soient confrontées à une crise de liquidité tout en étant
solvables. La distinction entre les deux risques (solvabilité et liquidité)
est donc désormais prise en compte.
Ce nouveau dispositif a fait l’objet de nombreux débats. Les milieux
bancaires considèrent que ces exigences accrues vont conduire à une hausse
des taux d’intérêt et à une contraction du crédit et, de ce fait, auront un impact
négatif sur la croissance de la zone euro. Les travaux menés notamment au
sein de la Banque des règlements internationaux conduisent à penser que les
banques surestiment les coûts de ces nouvelles contraintes, qu’elles ne
prennent pas en compte le caractère très progressif de la mise en œuvre de
Bâle III qui évite tout choc réglementaire, enfin que le coût additionnel doit
être comparé au gain significatif que constitue le fait d’éviter les crises
bancaires.

• FOCUS 8.7. Une évolution des réglementations nationales


Les dispositions internationales font l’objet de transpositions dans le droit national. Comme le
signale J. Couppey-Soubeyran (2010), certains pays (et notamment les États-Unis) font
manifestement preuve d’une détermination insuffisante pour mettre en œuvre les réformes.
Mais il existe aussi des débats et des réformes à l’intérieur des États.
Aux États-Unis, en réaction à la crise, la loi Dodd-Frank a été adoptée en 2010. C’est un
document de plus de 2 300 pages dont la mise en œuvre nécessitera la publication de
nombreux autres textes. La mesure phare est la règle Volcker, qui interdit aux banques de
détail de s’engager dans des transactions pour compte propre sur les marchés financiers et qui
leur interdit aussi de contrôler des fonds d’investissement et des fonds de Private Equity. C’est
donc bien une règle de séparation bancaire, mais moins contraignante que le Glass Steagall
Act de 1933 qui a été abrogé en 1999. Le président des États-Unis qui a pris ses fonctions en
janvier 2017, Donald Trump, a cependant annoncé son intention de démanteler cette
législation.
En Grande-Bretagne, le rapport Vickers de 2011 a été suivi par un livre blanc sur le
financement de l’économie, puis par une loi votée en 2013 et applicable à partir de 2019. La
règle Vickers prévoit de cantonner les activités de banque de détail dans des filiales
spécifiques des groupes bancaires afin d’éviter la contagion entre d’éventuelles défaillances
dans les activités de marché et de banque d’investissement et les banques de détail.
Michel Barnier, alors membre de la Commission européenne, a commandé un rapport à Erkki
Liikanen (gouverneur de la Banque centrale de Finlande). Le rapport Liikanen publié en
octobre 2012 propose lui aussi de réintroduire une forme de séparation bancaire. Mais à la
différence de John Vickers, il propose de cantonner les activités de marché et de banque
d’investissement dans des filiales dédiées. Il précise que les banques de détail ne doivent
pratiquer ni le négoce pour compte propre d’actifs financiers, ni des activités de tenue de
marché. Il considère qu’il est en effet très difficile de distinguer le premier type d’activités du
second. Erkki Liikanen a résumé la différence entre sa proposition et celle du rapport Vickers
par la formule suivante : « Le rapport Vickers cantonne les agneaux tandis que le rapport
Liikanen cantonne les lions. »
En France, la loi sur la séparation et la régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013 a
suscité de vives polémiques. De nombreux économistes (J.-P. Pollin, J.-L. Gaffard, L. Scialom,
G. Giraud, etc.) ont souligné que cette loi ne procédait pas en fait à une séparation bancaire,
notamment parce qu’elle autorise les banques de détail à continuer à réaliser des opérations
dans le cadre de la tenue de marché (Pollin et Gaffard, 2013 ; Scialom et Giraud, 2013).

4.3 L’Union bancaire européenne


La politique européenne dans les domaines bancaire et financier n’est pas
nouvelle. Tout d’abord, il convient de rappeler le rôle essentiel de la Banque
centrale européenne, notamment dans sa fonction de prêteur en dernier ressort
(voir chapitres 9 et 10). Ensuite, le processus d’intégration économique
concerne évidemment le secteur bancaire. Par exemple, le principe de la
liberté d’établissement et le principe de la libre prestation de service
s’appliquent, selon des modalités spécifiques, aux secteurs bancaire et
financier. Mais la Commission européenne ne s’est pas préoccupée seulement
d’intégration, elle a plaidé pour la modernisation du secteur financier, c’est-à-
dire pour le développement de ce secteur et pour des innovations considérées
comme favorables au financement de l’économie. Cette modernisation
reposait notamment sur la thèse selon laquelle le financement de l’économie,
au sein de l’Union européenne, était trop fondé sur le crédit bancaire (Bank
Based) et pas assez sur la finance de marché (Market Based). Un Plan d’action
pour les services financiers a été mis en œuvre entre 1999 et 2004, conduisant
à l’adoption de nombreux textes réglementaires destinés à harmoniser les
législations nationales afin de réaliser un marché financier unique. En 2005,
un livre blanc sur les services financiers a été publié, couvrant la période
2005-2010 : il s’inscrivait dans la même logique d’intégration et de
modernisation financière. La crise de 2007-2008 a été l’occasion d’une
inflexion importante de la politique européenne qui donne désormais la
priorité à la stabilité financière33. En 2009, est publié le rapport commandé par
la Commission européenne à Jacques de Larosière (ancien gouverneur de la
Banque de France et ancien directeur général du FMI). En application du
rapport, une nouvelle architecture est mise en place en 2010, qui articule la
surveillance macroprudentielle et la surveillance microprudentielle du système
bancaire et financier européen.
D’une part, s’agissant du dispositif macroprudentiel, un Conseil européen
du risque systémique (CERS) est mis en place. Selon la définition de la BCE,
« Le risque systémique se définit comme le risque que la fourniture de
produits et services financiers par le système financier soit entravée à un
point tel que la croissance économique et le bien-être pourraient s’en trouver
considérablement affectés ». Le mandat du CERS est donc très large. D’autre
part, sont mises en place trois autorités indépendantes chargées de la
surveillance microprudentielle : L’Autorité bancaire européenne (ABE),
L’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) et l’Autorité
européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP).
Ces quatre institutions forment ensemble le Système européen de
surveillance financière (SESF).

Schéma 8.2. Le Système européen de surveillance financière


S’agissant plus spécifiquement des banques, l’Union bancaire a été lancée
par le Conseil européen des 28 et 29 juin 2012. Dans le cadre de l’objectif
général de stabilité financière, deux textes sont publiés le 26 juin 2013 : d’une
part, un règlement (dit CRR : Capital Requirement Regulation) qui porte sur
les règles prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux
entreprises d’investissement de l’Union européenne (capital, liquidité, ratio de
levier, risque de contrepartie, etc.) ; d’autre part, une directive (dite CRD IV,
pour Capital Requirement Directive) qui porte sur l’accès à l’activité des
établissements de crédit et sur leur surveillance prudentielle34. Les dispositions
de l’Union bancaire entrent progressivement en application à partir du 1er
janvier 2016.
L’Union bancaire repose sur trois piliers35 :
• le mécanisme de surveillance unique (MSU), adopté le 15 octobre
2013, confie à la Banque centrale européenne la responsabilité du
contrôle prudentiel au sein de la zone euro. La BCE exerce cette
mission depuis novembre 2014. Elle a créé en son sein un Conseil de
la surveillance prudentielle. La BCE exerce une supervision directe sur
environ 130 « banques significatives » de la zone euro. Les banques
significatives sont définies essentiellement en fonction de la taille de
leur bilan. Toutes les banques significatives ne sont pas systémiques au
sens du Conseil de la stabilité financière. Les autres banques,
considérées comme « moins importantes », restent placées sous la
supervision des autorités compétentes nationales. L’examen par la
BCE de la situation des banques significatives a montré, en novembre
2014, que 25 nécessitaient une recapitalisation. La plupart de ces
banques avaient procédé à une augmentation de capital avant même la
publication des résultats de la BCE ;
• un mécanisme de résolution unique (MRU), dont les textes fondateurs
ont été adoptés en mai et juillet 201436. Chaque banque doit élaborer et
faire approuver un plan préventif de résolution pour se préparer à
affronter d’éventuelles difficultés majeures. C’est le volet préventif de
la résolution. Une agence européenne spécifique est créée : le Conseil
de la résolution unique (CRU), qui fonctionne depuis le 1er janvier
2015. Sa mission est d’assurer la résolution ordonnée des banques
défaillantes en réduisant au minimum les conséquences pour
l’économie réelle et les finances publiques des pays participants au
MRU. Le principe général est qu’en cas de défaillance d’une banque,
on fait appel prioritairement aux actionnaires de la banque, à ses
créanciers (y compris les titulaires de compte de dépôts dont le
montant excède 100 000 euros). C’est la démarche du « bail in ». Le
recours à cette démarche s’explique par le fait que « bail out », c’est-à-
dire au moyen de financements publics, méthode très largement
utilisée pendant la crise de 2007-2008, est créateur d’aléa moral et fait
l’objet d’un fort rejet de la part des citoyens. Les autorités européennes
ont aussi la volonté d’éviter que les faillites bancaires ne conduisent à
l’augmentation des dettes souveraines. Un fond de résolution unique
(FRU) est mis en place à partir du 1er janvier 2016. Ce fonds est
constitué par contributions obligatoires des établissements de crédit et
des entreprises d’investissements qui relèvent du MSU. Les sommes
prélevées (proportionnelles au total du bilan et au profil de risque des
établissements) vont conduire progressivement à la constitution d’un
fond d’environ 55 milliards en 2023 ;
• le troisième pilier de l’Union bancaire est la mutualisation de la
garantie des dépôts. La directive adoptée en 2014 prévoit une
harmonisation et une sécurisation des fonds nationaux de garantie des
dépôts37. Ces fonds nationaux peuvent s’accorder des crédits en cas de
nécessité et les pays membres volontaires peuvent mettre en place un
système paneuropéen de garantie des dépôts, qui viendrait se rajouter
aux fonds nationaux.

Schéma 8.3. L’Union bancaire européenne


1. Ces banques ont souvent eu une grande longévité. La banque Mallet, associée aux banques De Neuflize et Schlumberger,
existe jusqu’en 2004, où elle passe sous le contrôle d’ABN Amro (groupe bancaire néerlandais). La filiale française de ce groupe,
sous le nom De Neuflize, pratique toujours des activités de gestion de patrimoine.
2. Il existe toujours à Paris une banque d’affaires et de gestion privée Hottinguer. Les héritiers de la famille sont très nombreux au
sein du Conseil de surveillance.
3. En 1966, le CNEP fusionne avec la Banque nationale du commerce et de l’industrie (BNCI) et donne naissance à la BNP
(Banque nationale de Paris).
4. Après fusion, elle devient en 1964 la banque Martin-Maurel qui fusionne en 2016 avec la banque fondée par David de
Rothschild en 1983 (en réaction à la nationalisation en 1981 de la banque Rothschild).
5. Une controverse a opposé les historiens. Pour certains, dont Charles Kindleberger (1910-2003), il existe un retard
économique français lié au développement insuffisant et tardif de l’activité bancaire en France au XIXe siècle. Cette thèse a été
relativisée par les travaux d’Alain Plessis (1987), insistant sur le rôle des nombreuses banques locales dans le financement de
l’activité économique.
6. Créée par les frères Émile et Isaac Péreire (des saint-simoniens influents sous le Second Empire), le Crédit mobilier est une
banque mixte. Elle collecte beaucoup de ressources à court terme et réalise des placements longs (notamment dans le financement
de compagnies de chemin de fer). Elle est finalement confrontée à une grave crise de liquidité et acculée à la faillite (d’autant que le
comportement des frères Péreire leur avait valu l’hostilité de la Haute Banque).
7. À partir de 1937, la Caisse des dépôts centralise la collecte des Caisses d’épargne.
8. Notamment la faillite de l’Union générale en 1882.
9. L’usage du chèque est légalisé en France en 1865.
10. Par « transformation bancaire », on désigne habituellement la transformation d’échéance : les banques et plus généralement
les institutions financières collectent de l’épargne à court ou moyen terme et effectuent les placements à long terme pour financer
l’investissement et le développement des entreprises ou des infrastructures publiques.
11. À l’époque, la Banque de France ne réescompte que des effets à court terme (trois mois au maximum).
12. Pour la critique de cette mesure par Jacques Rueff, voir chapitre 5, 2.2.
13. On sait que la gauche critiquait vivement le caractère privé de la banque centrale et le pouvoir de ses 200 principaux
actionnaires qui pouvaient seuls voter à l’assemblée générale. Le radical Édouard Herriot, président du conseil du Cartel des
gauches, dénonçait le « mur de l’argent » et les partis socialiste et communiste conspuaient les « 200 familles » incarnation du «
grand capital ».
14. J.-M. Thiveaud parle de la « figure de l’État banquier » et de « modèle du capitalisme d’État » (Thiveaud, 1997, p. 32).
15. La question de l’attitude politique des banquiers pendant l’occupation reste controversée chez les historiens (voir Bonin,
2011).
16. Cette loi est l’un des « actes » du gouvernement de Vichy qui est validé à la Libération. Elle ne sera abrogée qu’à l’occasion
du vote de la loi de 1984.
17. Elle prend le nom de Paribas en 1982.
18. Le terme « Mittelstand » désigne en Allemagne l’ensemble constitué par ce que l’on nomme en France les entreprises de
taille intermédiaire et qui sont en général des entreprises familiales indépendantes, non cotées en Bourse et qui se financent
essentiellement auprès du système bancaire.
19. Ce que l’on a appelé « l’esprit de Philadelphie » (Supiot, 2010).
20. Dans le cadre de la tendance à l’unification du contrôle et de l’organisation du système bancaire et financier, la Fédération
bancaire française est créée en 2002. Elle regroupe aussi bien les anciennes banques AFB que les banques coopératives et
mutualistes.
21. Le secteur de l’assurance est lui aussi concerné par le mouvement de nationalisations, puis de privatisations. L’UAP est
privatisée en 1994, les AGF en 1996, le GAN en 1998, la CNP en 1999.
22. L’auteur de l’article cité ci-après a été secrétaire général du Comité des établissements de crédit et des entreprises
d’investissement de 1984 à 2001.
23. La banque Palatine, banque du groupe BPCE, est l’héritière de la banque Vernes (fondée en 1780 et qui appartenait à la Haute
Banque du XIXe siècle).
24. Par exemple, en 2000, le CCF devient une composante du groupe sino-britannique HSBC ; en 2006, la BNP Paribas prend le
contrôle de la Banca Nazionale del Lavoro en Italie, etc.
25. L’évolution de cet organisme est révélatrice. En 1945, il s’agit d’un organisme qui a des compétences très larges en matière
d’orientation du crédit, de réglementation bancaire et de politique monétaire. Il joue d’ailleurs un rôle très important tant que le
crédit administré domine au sein du financement de l’économie. Mais au fil des diverses lois bancaires, il perd ses prérogatives pour
ne conserver qu’un rôle consultatif.
26. Contrairement à ce que leur nom indique (« hedge » peut se traduire par « couverture » au sens de couverture d’un risque), les
Hedge Funds sont des organismes financiers qui effectuent des placements risqués sur des marchés traditionnels ou sur des produits
financiers plus « exotiques » ou innovants. Leur objectif est d’offrir aux épargnants qui leur confient la gestion de leurs fonds des
rendements supérieurs à ceux du marché. On parle de « gestion alternative » pour dire qu’elle est plus risquée (et donc plus
rémunératrice… tant que tout se passe bien).
27. Les Money Market Funds (MMF) sont des institutions financières qui collectent de l’épargne liquide et qui la rémunère en
réalisant des placements les plus rémunérateurs possible. Pour réaliser cette transformation d’échéance, les MMF comptent sur la
liquidité de marché, c’est-à-dire sur la possibilité de revendre à tout moment des actifs sur le marché si les épargnants veulent retirer
leur épargne liquide.
28. Pour « Repurchasing Agreement ». Il s’agit de prêter des titres en échange de liquidités pour une durée déterminée avec un
engagement de rachat de ces titres à une échéance déterminée. À noter que si l’emprunteur de liquidité qui offre des titres en
garantie (on dit que les titres servent de collatéral) fait défaut, alors le détenteur des titres qui était un créancier devient propriétaire
des titres.
29. Le Conseil de stabilité financière (Financial Stability Board – FSB) mis en place par le G20 de Londres en 2009 se préoccupe
lui de la dimension macroprudentielle. Il a reçu pour mission de surveiller le risque systémique au niveau international. L’une des
tâches qui lui a été confiée est la réglementation du Shadow Banking.
30. Par exemple, les titres de créance sur les États membres de l’OCDE ont un coefficient de pondération nul puisque ces
créances sont réputées sans risque.
31. L’élaboration du document de consensus de Bâle II s’est déroulée entre juin 1999 et juin 2006
(www.bis.org/bcbs/history.htm).
32. En effet, si on ne prenait en compte que les risques correspondants aux actifs inscrits au bilan, on inciterait les banques à
sortir les risques de leur bilan pour placer les actifs correspondants dans le Shadow Banking.
33. Pour autant, la perspective antérieure n’est pas abandonnée. En septembre 2015 a été lancée le Plan d’action pour l’Union des
marchés de capitaux. Ce plan vise notamment à favoriser le financement de marché pour les PME et ETI et à développer la
titrisation à condition qu’elle soit « STS » (simple, transparente et standardisée).
34. Rappelons qu’un règlement s’applique de plein droit au sein de l’Union européenne et que les directives doivent être
transposées dans le droit national des États membres. La directive CRDIV a été transposée en droit français par l’ordonnance du 20
février 2014.
35. Pour une présentation détaillée, voir Banque de France (2015) ; pour une réflexion critique, voir Pollin et Gaffard (2014) et
De Boissieu (2016).
36. Le terme « résolution » désigne le traitement des problèmes liés aux faillites bancaires. La « résolution » peut conduire au
sauvetage de la banque, mais aussi à sa liquidation ou à son absorption par une autre banque.
37. En France, il s’agit du fonds de garantie des dépôts, créé en 1999 et devenu en 2013 le fonds de garantie des dépôts et de
résolution (FGDR).
Partie 4

Les politiques monétaires


Selon le site de la Banque de France, la politique monétaire est « l’ensemble
des moyens mis en œuvre par un État ou une autorité monétaire pour agir sur
l’activité économique par la régulation de sa monnaie »1. La définition est
très large et, nous le verrons, controversée. La politique monétaire est donc
une composante de la politique économique. La question de l’articulation
entre la politique monétaire et la politique budgétaire reste débattue, de même
que le choix des objectifs et des instruments de la politique monétaire. La
situation est devenue plus complexe depuis la crise financière mondiale de
2007-2008. En effet, en réaction à cette crise, les banques centrales ont eu très
largement recours à des politiques monétaires non conventionnelles. Plus
largement, les questions posées portent sur l’efficacité des politiques
monétaires et sur la nécessité de fixer un nouveau mandat pour les banques
centrales qui ne se limite pas à la stabilité des prix.
Chapitre 9

Objectifs et instruments des


politiques monétaires
conventionnelles
Dans ce chapitre, nous allons nous consacrer à l’étude des politiques
monétaires conventionnelles telles qu’elles étaient conduites avant la crise de
2007-2008. Ces politiques sont conçues et mises en œuvre par les autorités
monétaires (pour l’essentiel les banques centrales). Les objectifs et les
instruments de la politique monétaire ont évolué au cours du temps. En
fonction du contexte macroéconomique, et notamment en fonction du rythme
de l’inflation, les autorités monétaires ont eu des objectifs plus ou moins
larges et ont utilisé des instruments fondés sur la gestion de la liquidité et/ou
sur le coût du refinancement.

1. Les autorités monétaires


On a longtemps utilisé le terme « autorités monétaires » pour désigner
l’ensemble constitué du ministère de l’Économie et des Finances et de la
banque centrale. Désormais, dans la plupart des pays, c’est la banque centrale
qui est en charge de la politique monétaire.

1.1 L’indépendance de la banque centrale


À la suite de Charles Goodhart (2010), on peut distinguer trois époques
dans l’histoire des banques centrales. En premier lieu, l’ère victorienne (1840-
1914), marquée par l’existence de l’étalon-or et au cours de laquelle s’élabore
la théorie du prêteur en dernier ressort ; ensuite, les décennies du contrôle
gouvernemental (1930-1960), caractérisées par l’asservissement
(subservience) des banques centrales ; enfin, la période du triomphe des
marchés (1980-2007), marquée par l’indépendance des banques centrales, le
développement des activités financières et la « Grande Modération ». Pour
Goodhart, les périodes intermédiaires (entre 1914 et 1930, par exemple) sont
marquées à la fois par des perturbations économiques et par la recherche d’un
nouveau consensus. La crise de 2007, dans la mesure où elle démontre que la
« Grande Modération » n’a pas permis d’assurer la stabilité financière, ouvre
une nouvelle période intermédiaire.
Cette chronologie a une indiscutable portée heuristique. Elle nous rappelle
tout d’abord que les banques centrales, qui étaient souvent au départ des
banques privées, ont été constituées pour assurer la stabilité financière2, pour
fournir aux économies les liquidités et le crédit qui étaient nécessaires à leur
développement et pour contribuer au financement des dépenses publiques,
notamment en période de guerre. Ce n’est qu’au cours de la seconde période
analysée par Goodhart (1930-1960) que la question de la régulation
économique devient prépondérante. Dans le paradigme de politique publique
d’inspiration keynésienne qui se met en place après la crise de 1929, l’État a
la responsabilité d’assurer la croissance et le plein-emploi en utilisant à la fois
la politique budgétaire et la politique monétaire. Dans cette perspective, la
banque centrale est au service de la politique gouvernementale. Comme le
rappelle J. P. Patat : « Sir Strafford Cripps, ministre des Finances
britannique, déclarait ainsi en 1947 que la Banque d’Angleterre était, non son
conseiller, mais sa ‘‘créature’’ » (Patat, 1992, p. 7). À la même époque, André
Philip (1902-1970), économiste, résistant et ministre à la Libération,
considère qu’il convient d’éviter que la Banque de France « ne soit tentée à
l’avenir de continuer à mener une politique indépendante de celle du
gouvernement » (Prate, 1987, p. 168).
Certes, la réalité est plus complexe : la Réserve fédérale des États-Unis est
formellement indépendante dès 1951 et la Bundesbank dès 1954, mais c’est
bien à partir des années 1980 que des évolutions décisives se produisent. En
1983, Robert Barro et David Gordon publient leur article « Rules,
Discretion and Reputation in a Model of Monetary Policy ». Leur argument,
qui repose sur l’hypothèse des anticipations rationnelles, met l’accent sur
l’importance de la crédibilité dans la conduite de la politique monétaire.
Autrement dit, il faut que les agents économiques considèrent que la banque
centrale va bien mettre en œuvre la politique anti-inflationniste qu’elle
annonce. Or, les banques centrales doivent construire leur crédibilité car, selon
la formule célèbre, « les marchés sont courageux comme des lièvres et ils ont
une mémoire d’éléphant ».
Il faut donc que la banque centrale adopte sur le long terme un
comportement cohérent avec ses déclarations (on parle de cohérence
intertemporelle) pour que les agents lui accordent progressivement une
crédibilité. Toutefois, à la moindre entorse, la crédibilité péniblement
construite est perdue. La crédibilité permet notamment d’agir sur les
anticipations inflationnistes : si la banque centrale est crédible, alors les agents
économiques détermineront leurs anticipations en fonction de la politique
monétaire (on parle d’ancrage de l’inflation sur les objectifs de la banque
centrale). Des anticipations non inflationnistes favorisent évidemment la
réussite de la politique de la banque centrale. Pour que celle-ci soit crédible, il
faut, dans cette perspective, qu’elle soit indépendante du pouvoir politique. En
effet, si les gouvernants peuvent dicter les choix de la banque centrale, il
existe un risque sérieux que la politique de cette dernière soit influencée par
les échéances électorales, et donc que la règle de la cohérence intertemporelle
ne soit pas respectée. C’est cette analyse que résume J. P. Patat : « la
crédibilité ne s’acquiert qu’à certaines conditions qui peuvent être réunies
autour de deux pôles : continuité dans l’action, clarté dans le message,
caractéristiques que les marchés, les opérateurs, les acteurs divers de la vie
économique, dont la politique monétaire vise justement à infléchir les actions
et les anticipations, n’accorderont qu’à une institution que l’on sait libre des
pressions de toutes natures susceptibles de l’amener à modifier sa ligne de
conduite » (Patat, 1993, p. 10). Cette analyse exerce une très forte influence,
notamment en Europe, dès la fin des années 1980. Au sein de l’Union
européenne, le Traité de Maastricht signé en 1992, instaure l’indépendance de
la future Banque centrale européenne. Pour se conformer aux termes du
Traité, la France modifie en 1993 les statuts de la Banque de France.
Désormais, la définition et la mise en œuvre de la politique monétaire sont
confiées à la Banque. Le statut précise que : « Dans l’exercice de ces
attributions, la Banque de France, en la personne de son gouverneur, de ses
sous-gouverneurs ou d’un membre quelconque du conseil de la politique
monétaire, ne peut ni solliciter ni accepter d’instruction du gouvernement ou
de toute personne »3. L’indépendance de la BCE est confortée par le fait que
les membres du Directoire disposent d’un mandat long (8 ans) et que ce
mandat n’est pas renouvelable. En 1997, c’est la Banque d’Angleterre qui
obtient son « indépendance opérationnelle ». En 1998, dans le cadre du « Big
Bang » financier lancé en 1996, le gouvernement japonais fait adopter un
nouveau statut pour la Banque du Japon, qui se voit accorder une plus grande
indépendance dans la conduite de la politique monétaire.
On a donc assisté à un changement radical qui concerne à la fois les
institutions et l’orientation de la politique monétaire. Pendant les Trente
Glorieuses, la mise en œuvre des politiques mixtes, qui visaient
principalement la croissance et le plein-emploi par une action sur la demande,
impliquait une étroite articulation entre le gouvernement et la banque centrale.
Comme le soulignait Ch. Goodhart4 : « L’analyse a viré actuellement en
faveur de l’objectif de la stabilité des prix et de l’indépendance de la Banque
centrale devant la soutenir » (Goodhart 1992, p. 32).

• FOCUS 9.1. Comment l’indépendance de la banque centrale est-


elle assurée ?
L’indépendance des banques centrales repose sur un certain nombre de règles institutionnelles.
Il existe tout d’abord des règles qui interdisent aux responsables de la politique monétaire de
recevoir des instructions de la part du gouvernement. C’est le cas de la BC. L’article 130 du
traité sur le fonctionnement de l’Union européenne de 2009 (Traité de Lisbonne) indique : «
Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur
ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale
européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de
décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou
organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les
institutions, organes ou organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres
s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes
de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans
l’accomplissement de leurs missions. »
Il existe ensuite des règles qui concernent le mandat des responsables de la banque centrale.
On considère en général qu’un mandat long et non renouvelable est un gage d’indépendance.
En effet dans ces conditions, les banquiers centraux restent en fonction alors que les
responsables gouvernementaux changent et ils ne chercheront pas à obtenir les bonnes grâces
de ces derniers pour voir leur mandat renouvelé. On considère aussi que la personnalité des
individus nommés est importante : un banquier central « conservateur » (c’est-à-dire réputé
donner en toute occasion la priorité à la lutte contre l’inflation) et doté d’un fort caractère sera
considéré comme susceptible de renforcer la crédibilité de l’institution. La contrepartie de
l’indépendance est la transparence : les banquiers centraux doivent expliquer (généralement
devant le Parlement) les objectifs et les modalités de la politique qu’ils mettent en œuvre.

Pourtant, l’examen de quelques épisodes historiques majeurs permet de


nuancer fortement la relation établie (et toujours largement admise) entre
indépendance de la Banque centrale et succès dans la lutte contre l’inflation.
Bien que la Réserve fédérale soit indépendante, le taux d’inflation a atteint
11,22 % en 1979. Réciproquement, la France a opéré une remarquable
désinflation à partir de 1982-1983, alors que la Banque de France n’était pas
indépendante. En 1981, le taux d’inflation atteint 13,29 % en France ; en
1992, il n’est plus que de 2,41 %. De même, alors que la Banque du Japon est
considérée à l’époque comme la moins indépendante des banques centrales,
les autorités de ce pays remportent la lutte contre l’inflation. Le taux
d’inflation est de 23,18 % en 1974, il n’est plus que de 2,29 % en 1984.
Mais au-delà de la question de l’inflation, d’autres questions se posent à
propos de l’indépendance des banques centrales. Ces dernières n’ont pas pour
seule mission la stabilité des prix. Comment s’articulent l’indépendance des
banques centrales et la fonction de prêteur en dernier ressort ? (voir ci-
dessous, 1.2). De même, comment s’articulent cette indépendance et la
nécessité d’assurer la stabilité financière (voir chapitre 10) ?
Enfin, de façon plus générale, se pose la question de la légitimité
démocratique de l’action de la banque centrale. Paul Volcker soulevait cette
question en 1990 : « Au sens le plus large, une banque centrale opérant dans
une société ouverte et démocratique aura besoin de développer et de soutenir
ses politiques essentielles dans un environnement de compréhension et
d’adhésion du plus large public » (Volcker, 1990, cité par Aglietta, 1992, p.
37). Christophe Destais (2013) fait observer que l’on ne peut plus
aujourd’hui justifier l’indépendance de la banque centrale par l’autonomie de
la sphère monétaire (autrement dit, par la neutralité de la monnaie). Pour lui,
l’implication des banques centrales dans le sauvetage du système financier
dans son ensemble à la suite de la crise de 2007-2008 démontre bien qu’il
existe nécessairement un lien entre l’action des banques centrales (en principe
en charge de la liquidité des banques) et le gouvernement (en principe en
charge de la solvabilité des banques et des institutions financières non
bancaires). En fin de compte, le débat sur l’indépendance des banques
centrales porte sur le « partage de l’autorité publique entre les techniciens et
les élus dans une démocratie » (Destais, 2013).

• FOCUS 9.2. Banque centrale européenne, Système européen de


banques centrales, Eurogroupe
Le Système européen de banques centrales (SEBC) et la Banque centrale européenne (BCE)
ont été mis en place le 1er juin 1998 en vertu du Traité de Maastricht (signé en 1992).
Le Système européen de banques centrales est composé de la BCE et des banques centrales
nationales des pays membres de l’Union européenne.
L’Eurosystème rassemble pour sa part la BCE et les BCN des pays qui ont adopté l’euro.
La Banque centrale européenne a la charge de déterminer et de mettre en œuvre la politique
monétaire au sein de la zone euro. La BCE est dirigée par un conseil des gouverneurs qui
rassemble les six membres du directoire et les présidents des banques centrales nationales des
pays membres de la zone euro. Depuis le 1er janvier 2015, l’adhésion de la Lituanie à la zone
euro a entraîné la mise en place d’un système de rotation des votes au sein du Conseil des
gouverneurs. Les six membres du directoire ont un droit de vote permanent. Parmi les
gouverneurs des BCN, le droit de vote est attribué par rotation mensuelle. Les cinq pays
économiquement les plus importants se partagent quatre droits de vote et les autres pays se
partagent onze droits de vote. Les pays économiquement les plus importants votent donc plus
souvent que les autres.
Le Conseil des gouverneurs se réunit en principe deux fois par mois et prend toutes les
décisions relatives à la politique monétaire.
Les membres du directoire sont nommés à la majorité qualifiée par le Conseil européen.
La BCE est aussi dotée d’un conseil général, qui rassemble le président et le vice-président du
directoire ainsi que les gouverneurs de tous les BCN des pays membres de l’Union
européenne. En principe, ce conseil est transitoire, il doit être dissous lorsque tous les pays de
l’UE auront adhéré à l’euro.
L’Eurogroupe rassemble les ministres des Finances des pays membres de la zone. Il se réunit
chaque mois de façon informelle car ce groupe n’est pas une institution de l’Union
européenne.

1.2 La fonction de prêteur en dernier ressort


La question dite du « prêteur en dernier ressort » est constitutive de
l’existence des banques centrales puisque, comme nous l’avons vu, les
premières banques centrales ont été créées pour assurer la stabilité financière
et pour financer l’État. Mais c’est Walter Bagehot (1826-1877) qui est le
fondateur de la théorie du prêteur en dernier ressort. Issu d’une famille de
banquiers, journaliste influent au sein de The Economist, il publie en 1873 son
livre Lombard Street, qui se propose de décrire le monde londonien de la
finance et de la banque. Ce monde est secoué de crises bancaires et, à chaque
fois, le gouvernement doit suspendre l’application du Bank Charter Act de
1844 afin de permettre à la Banque d’Angleterre de voler au secours des
banques en difficulté du fait de paniques bancaires5. C’est la fonction de
prêteur en dernier ressort. Pour Bagehot, cette fonction de la banque centrale
est déjà un fait établi en 1873, mais celui-ci n’est pas reconnu par certains
administrateurs de la Banque d’Angleterre qui voudraient qu’elle se comporte
comme les autres banques. À la suite de la panique de 1866, provoquée par la
faillite d’une banque d’excellente réputation (Overend, Gurney et Cie), le
gouverneur de la Banque d’Angleterre prononce devant les actionnaires un
discours dans lequel il explique très clairement la fonction de prêteur en
dernier ressort : « La Banque d’Angleterre a fait tout son possible pour calmer
la crise, et ses efforts ont été couronnés de succès […] Nous ne pouvions pas
non plus nous laisser aller un instant à la pensée de déserter le devoir qui
nous était imposé, c’est-à-dire de venir au secours des banques, et, autant que
je le sache, aucune demande légitime n’a été repoussée par la Banque
d’Angleterre. Quiconque est venu à nous avec des garanties suffisantes a été
libéralement écouté, et si, dans quelques cas, nous n’avons pas pu faire des
avances aussi considérables que celles qu’on nous demandait, quiconque, je
le répète, nous a présenté des garanties suffisantes a obtenu des secours »
(Bagehot, 1873-2009, p. 177). Bagehot approuve vigoureusement ces propos
du gouverneur, il souhaite que cette fonction de la Banque soit assumée et
proclamée publiquement. Ce serait un moyen de renforcer la confiance dans le
système bancaire. À l’époque en effet, la contrainte monétaire se manifeste à
travers les demandes de conversion en or des billets de banque et des dépôts à
vue. Bagehot préconise donc que la Banque d’Angleterre constitue une
réserve suffisante pour, lors des périodes de crise, fournir aux banques de
second rang toute la monnaie métallique qui leur est nécessaire. Il y a donc là
deux exigences majeures : un engagement public à venir au secours des autres
banques et la constitution d’un stock d’or suffisant. Mais une troisième
exigence est capitale : il faut que l’on ne vienne en aide qu’aux banques qui
ont un problème de liquidité et non un problème de solvabilité. C’est
pourquoi, le gouverneur précise que des secours ont été accordés à toutes les
banques qui offraient des garanties suffisantes. Bagehot avait déjà perçu le
problème de l’aléa moral : « On peut établir, d’ailleurs, en règle absolue, que
donner aide et secours à une mauvaise banque existante est le plus sûr moyen
d’empêcher la formation d’une meilleure banque » (Bagehot, 1973-2009, p.
125). On appelle aujourd’hui « règle de Bagehot » le principe selon lequel on
ne doit venir au secours que des banques illiquides, mais solvables.
Plus près de nous, Michel Aglietta propose la définition suivante : « on
peut définir le prêt en dernier ressort comme une intervention reposant sur
des mécanismes hors marché, réalisée dans le cadre d’une crise systémique
menaçant les conditions normales de liquidité, et dont le but est de
sauvegarder la pérennité du système financier » (Aglietta et Denise, 1999, p.
37). Il ne faut donc pas confondre l’exercice de la fonction de prêteur en
dernier ressort avec la fourniture habituelle de monnaie banque centrale aux
banques de second rang (refinancement bancaire, voir chapitre 3). La fonction
de prêteur en dernier ressort est une fonction exorbitante du droit commun,
elle suspend les obligations contractuelles des agents. Le prêteur en dernier
ressort intervient pour éviter que le risque systémique ne se transforme en
crise systémique. On entend par risque systémique (ou risque de système) «
une configuration de marché dans laquelle les comportements individuels,
pour améliorer l’état des bilans, font empirer la situation financière de tous »
(Aglietta, 2013, p. 49). Il s’agit donc d’un effet pervers où l’agrégation de
comportements individuels rationnels conduit à des effets collectifs
dévastateurs. Par exemple, en situation de déflation, il est rationnel pour les
individus de vendre en catastrophe pour se désendetter. Mais lorsque tous les
agents adoptent ce comportement, cela conduit à la déflation par la dette
analysée par I. Fisher (voir chapitre 6, 6). Le risque de système est donc lié à
des prophéties autoréalisatrices et à des comportements mimétiques. Par
exemple, lors de la période qui a précédé le krach boursier d’octobre 1929, il
était rationnel de spéculer à la hausse sur le cours des titres : les anticipations
de hausse poussaient à acheter des actions dont le cours augmentait. Le
constat des succès des opérateurs sur les marchés boursiers a conduit d’autres
agents à se porter acheteurs en opérant à découvert grâce à des intermédiaires
(les brokers), qui eux-mêmes s’endettaient auprès des banques. La hausse des
cours résultant de ces comportements mimétiques a conduit à un
accroissement du risque systémique, qui s’est transformé en crise lorsque les
anticipations et les cours boursiers se sont retournés à la baisse. Face aux
effets de ces comportements mimétiques et à l’impact déstabilisant des
anticipations, le prêteur en dernier ressort contribue au maintien de la
confiance et ses interventions, en cas de survenance du risque systémique,
sont de nature à mettre un coup d’arrêt aux effets de contagion.
La question du prêteur en dernier ressort a été à de nombreuses reprises un
enjeu économique central. On sait, par exemple, que pour Milton Friedman
(1912-2006), dans The Great Contraction (1965), la panique bancaire et les
faillites en cascade aux États-Unis en 1929 tiennent au fait que la Réserve
fédérale n’a pas eu la réaction adéquate face au krach boursier et à ses
répercussions sur le système bancaire. Au lieu d’alimenter les banques en
liquidités, la banque centrale a contracté son offre de monnaie, amplifiant le
mouvement de faillites bancaires. Par contraste, on peut souligner que lors du
krach financier d’octobre 1987 (dont l’origine se trouve dans une crise
boursière et une crise de change aux États-Unis), l’annonce par Alan
Greenspan (nommé en août 1987 à la tête de la Réserve fédérale) que la
banque centrale financerait sans limitation le système bancaire américain mit
un coup d’arrêt à la crise bancaire. Lors de la crise asiatique de 1997, le
recours à la fonction de prêteur en dernier ressort (avec intervention du FMI6)
a été controversé. Certains économistes (notamment M. Friedman) ont fait
observer que le sauvetage systématique des banques qui avaient pris des
risques excessifs était de nature à encourager ces mêmes banques et/ou
d’autres à prendre encore plus de risques dans l’avenir. Il s’agit donc bien
d’une situation d’aléa moral, puisque la protection contre le risque accroît en
fin de compte la prise de risque. Lors de la crise de 2007-2008, la Réserve
fédérale (et le département du Trésor américain) a pris la décision de ne pas
sauver la banque Lehman Brothers qui a fait faillite le 15 septembre 2008.
Officiellement, il s’agit de l’application de la règle de Bagehot : la banque ne
disposait pas de suffisamment d’actifs de bonne qualité pour servir de
collatéral à la fourniture de liquidités à la hauteur de ce qui lui était nécessaire.
Certains observateurs considèrent qu’en réalité, les autorités américaines ont
voulu faire un exemple et convaincre les autres banques que nul ne pouvait
être certain de bénéficier des aides publiques pour survivre. La faillite de
Lehman Brothers aurait donc eu pour fonction de limiter l’aléa moral. Mais au
vu de l’ampleur des conséquences de cette faillite, d’autres observateurs se
demandent s’il n’aurait pas été préférable de sauver cette banque afin de
limiter l’ampleur de la crise.
On le voit, l’existence du prêteur en dernier ressort est une nécessité
impérieuse pour faire face à l’instabilité financière, mais elle s’exerce sous la
contrainte de l’aléa moral. Le débat est d’autant plus complexe que la question
est posée d’étendre la fonction de prêteur en dernier ressort aux États, et plus
seulement aux banques. Actuellement, au sein de la zone euro par exemple, la
BCE ne peut pas prêter aux États en achetant des titres de la dette publique sur
le marché financier primaire. Elle participe, comme toutes les autres banques
centrales, au financement de l’État à travers l’achat de titres de la dette
publique sur le marché financier secondaire. Certains voudraient aller plus
loin et demandent que la Banque centrale monétise directement et
explicitement la dette publique en apportant son concours au financement des
dépenses publiques afin de permettre à l’État de se désendetter. On peut
imaginer aussi que la Banque centrale annule les créances qu’elle détient sur
l’État (diminution de l’actif de son bilan) sans diminution de la quantité de
monnaie en circulation. Une telle approche, mise en œuvre de façon
systématique, est rejetée par la majorité des économistes. Cela n’interdit pas
cependant que la dette publique de certains États soit renégociée, voire
annulée, comme ce fut le cas pour un certain nombre de pays du tiers-monde.
C’est une démarche de ce type qui est préconisée aujourd’hui par le FMI à
propos de la dette grecque.
• FOCUS 9.3. New Monetary Economics et Free Banking
Nous raisonnons dans l’ensemble de ce livre dans le cadre d’un système bancaire hiérarchisé
constitué d’une banque centrale et de banques de second rang. Dans un tel système, l’exercice
de la profession de banquier est soumis à autorisation (il existe donc une barrière à l’entrée).
De plus, l’accréditation qui permet d’exercer des activités bancaires peut être retirée par
l’autorité compétente en cas de non-respect de la réglementation. La coordination du système
bancaire est donc partiellement hiérarchique (même si la coordination par le marché joue un
rôle important). Certains auteurs voient dans ce caractère hiérarchique du système bancaire et
dans le contrôle à l’accès de la profession bancaire un empiétement abusif de l’État sur les
libertés individuelles. Ils considèrent, de plus, qu’en empêchant de réguler la monnaie ou
l’organisation des paiements dans un cadre concurrentiel, on crée les conditions grâce
auxquelles l’État va imposer son arbitraire au détriment des agents économiques non étatiques.
Nous avons vu qu’Hayek oppose à l’existence du monopole d’État dans la gestion de la
monnaie un système de monnaies privées concurrentes (voir chapitre 5, 2).
Deux autres propositions ont été développées, visant à régir la monnaie dans un cadre
marchand.
D’une part, les auteurs de la New Monetary Economics, Fischer Black (1938-1995), Eugene
Fama (prix Nobel 2013) et Robert Hall (on parle du système BFH), qui envisagent, dans les
années 1970-1980, un monde sans monnaie. Pour eux, il suffirait d’autoriser les banques à
émettre des titres à la fois rémunérés et liquides (inscrits au passif des banques) ayant pour
contrepartie des actifs financiers inscrits à l’actif des banques, pour que la monnaie, en tant
qu’actif distinct des actifs financiers, disparaisse. Il suffirait que l’État définisse une unité de
compte abstraite et que des chambres de compensation fonctionnent pour que les agents
économiques puissent réaliser leurs transactions en utilisant des titres dont les divers émetteurs
sont soumis à la concurrence. Pour Laurence Scialom, « le projet consiste en fait à redéfinir
une économie walrasienne de marchés purs où les actifs financiers pourraient acquérir le
statut de moyen de paiement. En effet, les banques, au lieu d’émettre des dépôts convertibles
en monnaie fiduciaire à taux rigoureusement fixe, offriraient des services de paiement sous
forme de parts de fonds commun de placement. La valeur d’échange de ces moyens de
paiements concurrentiels serait variable et exprimée en unités de compte abstraite ≫
(Scialom, 1995, p. 37).
Les projets de Free Banking (banque libre), pour leur part, reposent sur le fait que le système
monétaire pourrait se passer de banque centrale et que l’exercice de la profession de banquier
serait libre. Aucune contrainte ne pèse dans ce cas sur les banquiers, qui sont libres d’offrir
leurs propres pièces et billets et de rémunérer les dépôts. Le Free Banking repose sur
l’existence d’une base monétaire exogène (monnaie de premier rang) qui peut-être soit une
monnaie marchandise (l’or, par exemple) soit une monnaie fiduciaire, mais qui doit être
indépendante de l’activité des banques. Cette monnaie de base n’est pas rémunérée à la
différence des monnaies émises par les banques, de sorte qu’elle n’est détenue que par ces
dernières dans le but d’assurer les règlements interbancaires (qui se déroulent dans le cadre de
chambres de compensations)7. Les monnaies émises par les diverses banques doivent être
définies à une parité fixe avec la monnaie de base. À la différence du système proposé par
Hayek, il y a donc bien concurrence entre les banques, mais pas concurrence des monnaies. À
la différence du système BFH, il existe bien une monnaie distincte des actifs financiers. Un tel
système de banque libre est supposé autorégulateur. On considère en effet que les banques
détiennent une certaine quantité de monnaie de base pour faire face aux règlements
interbancaires dès lors si une banque émet trop de monnaie, elle va être débitrice en
compensation et voir sa réserve diminuer ; à l’inverse, si elle n’en émet pas assez, elle va voir
ses réserves augmenter, ce qui va l’inciter à émettre plus de monnaie. Cependant, Jean-Marc
Figuet et Pascal Kauffmann contestent ce caractère autorégulateur en montrant que les
comportements déviants de banques émettant trop de monnaie ne sont détectés qu’au bout
d’un long délai : « il en résulte qu’une émission excessive de monnaie, émanant d’une partie
du système bancaire, n’est pas suivie d’un retour à l’équilibre monétaire initial » (Figuet et
Kauffman, 1998).
De façon plus générale, ces approches en termes de monnaies privées, d’absence de monnaie
ou de banque libre font l’impasse sur le rôle décisif de la monnaie dans la coordination
marchande et sur le fait que la monnaie est un ensemble de règles qui permet de dépasser la
fragmentation sociale et économique qui menace en permanence les relations marchandes.
C’est ce que souligne L. Scialom lorsqu’elle écrit que la monnaie est « une entité collective,
une institution sociale, […] un élément centralisateur, en ce sens qu’elle sanctionne
socialement les incompatibilités dans les plans individuels des agents, et agit en quelque sorte
comme une ‘’force de rappel’’ » (Scialom, 1995, p. 50).
Cela permet de comprendre pourquoi tous les pays ont adopté des systèmes hiérarchisés où la
banque centrale exerce la fonction de prêteur en dernier ressort, notamment dans le but de
prévenir ou d’endiguer les paniques bancaires.

2. Les objectifs de la politique monétaire


conventionnelle
Ce que l’on appelle désormais politique monétaire conventionnelle
correspond aux politiques monétaires telles qu’elles ont été conçues et mises
en œuvre dans les principaux pays développés jusqu’à la crise de 2007-20088.
Il faut cependant distinguer deux périodes. Pendant les Trente Glorieuses (et
parfois dès les années 1930-1940), de nombreux pays conduisent des
politiques monétaires qui sont parties intégrantes de la politique économique.
Les objectifs des politiques monétaires ne sont donc pas distincts des objectifs
généraux de la politique économique. En revanche, à partir des années 1980,
dans le cadre du nouveau paradigme de politique publique qui se met en place,
la politique monétaire va être pour l’essentiel recentrée sur le seul objectif de
stabilité des prix.

2.1 Les objectifs de la politique monétaire


pendant les Trente Glorieuses
La conception de la politique économique qui est dominante au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale repose très largement sur le bilan de période
de l’entre-deux-guerres. Le Traité de Bretton Woods (1944) vise à éviter les
dévaluations compétitives qui ont amplifié la crise des années 1930, mais
permet le contrôle des mouvements de capitaux. Les États peuvent donc
mettre en œuvre une politique monétaire autonome9. La conviction est
largement partagée, sous l’influence des idées de John Maynard Keynes
(1883-1946), que l’État doit intervenir pour stabiliser l’économie. On
considère en effet que, soumises aux seuls mécanismes de marché, les
économies sont menacées par des déséquilibres cumulatifs (chômage
involontaire ou inflation). Dès lors, ce qui prime, ce sont les objectifs
généraux de la politique économique : la croissance économique, le plein-
emploi, la stabilité des prix et l’équilibre de la balance courante. C’est le
fameux « carré magique » de Nicholas Kaldor (1908-1986). Il s’agit là des
objectifs finaux de la politique monétaire. Les autorités monétaires et les
gouvernants doivent choisir à partir de là des objectifs intermédiaires (par
exemple, l’évolution des encours de crédit, l’évolution de la masse monétaire,
l’évolution du taux d’intérêt), ils doivent en déduire les objectifs opérationnels
(par exemple, le taux de réescompte, le taux des réserves obligatoires, etc.).
Ce choix des objectifs de la politique monétaire est étroitement articulé à ceux
de la politique budgétaire, qui a les mêmes objectifs finaux mais d’autres
objectifs intermédiaires (le solde budgétaire) et d’autres objectifs
opérationnels (par exemple, le barème de l’impôt sur le revenu).
La combinaison de la politique monétaire et de la politique budgétaire
constitue la politique mixte (Policy Mix). Il s’agit de maintenir l’économie sur
un sentier de croissance de plein-emploi en évitant les récessions (conduisant
au chômage) et les surchauffes (conduisant à l’inflation). En 1962, Arthur
Okun (1928-1980) formalise le problème en mettant en évidence le rôle
décisif de l’écart de production (Output Gap), qu’il définit comme la
différence entre la croissance économique potentielle de plein-emploi et la
croissance économique observée (croissance effective). Si la croissance
effective est inférieure à la croissance potentielle, il y a du chômage.
Réciproquement, si la croissance effective est supérieure à la croissance
potentielle, il y a de l’inflation. La politique économique consiste à limiter les
écarts de production en stimulant l’économie lorsque l’Output Gap est négatif
et en freinant la croissance économique lorsque l’Output Gap est positif. Il
faut donc assurer un réglage fin de la conjoncture par des politiques de relance
ou de refroidissement. Cela est possible sur la base de politiques économiques
discrétionnaires : les responsables politiques décident, en fonction de l’analyse
de la situation macroéconomique, des mesures qu’il convient de mettre en
œuvre. Pendant les Trente Glorieuses, dans la plupart des pays, les banques
centrales se sont efforcées de contrôler le volume du crédit, la masse
monétaire et le taux d’intérêt de telle façon que l’on puisse assurer une
inflation modérée, une croissance stable et des taux d’intérêt à long terme
modérés (ce qui correspond aux objectifs de la Réserve fédérale des États-
Unis – FED – tels qu’ils figurent dans ses statuts).
La combinaison entre la politique monétaire et la politique budgétaire peut
être représentée à l’aide du schéma IS-LM qui est au cœur de ce que l’on
appelle le keynésianisme de la synthèse, ou la synthèse néoclassique.

Schéma 9.1. Le schéma IS-LM et la politique mixte

Ce schéma est une modélisation de l’économie qui repose sur deux marchés
: le marché des biens et services et le marché de la monnaie. L’économie est
en équilibre lorsque ces deux marchés sont simultanément en équilibre.
L’équilibre sur le marché des biens et services correspond à l’égalité de
l’épargne et de l’investissement. Sur le schéma ci-dessus, la droite IS
correspond à tous les couples (i taux d’intérêt et Y production) pour lesquels
le marché des biens et services est en équilibre. La politique budgétaire est
représentée dans ce modèle par les déplacements de la courbe IS. La courbe
LM, où L (Liquidity) est la demande de monnaie et M (Money) est l’offre de
monnaie, représente tous les couples (i,Y) pour lesquels la demande de
monnaie est égale à l’offre de monnaie. Cette dernière est considérée comme
exogène. La politique monétaire est représentée par les déplacements de la
courbe LM.
L’intersection entre les deux droites – IS2 et LM – détermine le taux
d’intérêt d’équilibre (i*) et le niveau de production d’équilibre (Y*). Dans une
perspective keynésienne, la production est le déterminant de l’emploi (et donc
du chômage) aussi bien que de l’inflation10. Si Y est trop faible, il faut
conduire une politique de relance (déplacement vers la droite de IS et/ou de
LM) et, réciproquement, s’il y a une surchauffe inflationniste, il faut déplacer
les droites vers la gauche. La combinaison des deux politiques permet de
piloter le taux d’intérêt en même temps que le niveau de la production.
Dans le schéma 9.1, nous avons donné une forme spécifique à la droite LM
pour envisager trois configurations théoriques. La partie horizontale de la
droite correspond à la trappe à la liquidité. Le taux d’intérêt est si bas que la
demande de monnaie est infinie (voir focus 6.1, chapitre 6). Dans ce cas, la
politique monétaire est inefficace, seuls les déplacements de la courbe IS1
(donc la politique budgétaire) peuvent avoir une influence sur le niveau de la
production Y. C’est ce que l’on appelle le cas keynésien pur. La partie
verticale de la courbe LM correspond à une situation où la politique
budgétaire est inefficace (les déplacements de IS3 n’ont aucun effet sur le
niveau de la production Y). Seule la politique monétaire peut faire varier, à
court terme, le niveau de la production. On constate en effet que IS3 étant
donné, seuls les déplacements de LM vers la droite ou vers la gauche peuvent
faire varier le niveau de production d’équilibre. C’est ce que l’on appelle le
cas monétariste pur. La partie intermédiaire du graphique (LM est oblique)
correspond au Policy Mix, les pouvoirs publics peuvent utiliser à la fois la
politique budgétaire (IS2) et la politique monétaire pour stabiliser l’économie.
De très nombreux économistes considéraient dans les années 1960 que cette
politique mixte discrétionnaire mise au service d’une croissance équilibrée
permettait désormais d’éviter le retour des « grandes crises » qui, jusqu’au
krach de 1929, avaient marqué l’histoire du capitalisme. De fait,
rétrospectivement, on constate bien que la période 1945-1975 correspond,
pour les pays industrialisés, à une croissance extrêmement forte qui repose
principalement sur des gains de productivité dans un contexte relativement
stable (faible inflation et situation proche du plein-emploi). La fin de Bretton
Woods en 1971, puis la rupture de croissance de 1973-1975, l’accélération de
l’inflation accompagnée d’une hausse du chômage (stagflation) vont conduire
à des remises en cause radicales, notamment en ce qui concerne la politique
monétaire.
• FOCUS 9.4. L’inflation : causes et conséquences
L’inflation est l’augmentation continue et cumulative du niveau général des prix. Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les responsables de la politique économique ont en
mémoire les méfaits de l’hyperinflation allemande des années 1920 et les conséquences
désastreuses de la déflation des années 1930. Un large consensus existe donc sur la nécessité
de maîtriser l’évolution du niveau général des prix. Mais des débats existent sur les causes de
l’inflation. Pendant les Trente Glorieuses, l’accent est mis sur quatre facteurs importants :
– l’inflation par la demande : les prix augmentent parce que l’offre ne parvient pas à
répondre à la demande nominale. La situation qui suit immédiatement la fin de la guerre
illustre cela : l’appareil productif est en très mauvais état et la demande accrue se traduit
par une hausse des prix ;
– l’inflation par les coûts : les prix augmentent parce que les coûts de production
augmentent, qu’il s’agisse des salaires, des produits importés ou, plus généralement, de la
hausse des prix des consommations intermédiaires ;
– l’inflation liée à la répartition des revenus : la lutte entre les groupes sociaux pour le
partage de la valeur ajoutée conduit chacun d’entre eux à accroître les prix qu’il est en
mesure d’influencer (prix agricoles pour la paysannerie, taux de salaire pour les salariés,
marges commerciales pour les entrepreneurs, etc.) ;
– l’inflation par la monnaie : les prix augmentent parce que la quantité de monnaie
augmente plus vite que la production.
Le dérapage du niveau général des prix est d’autant plus fort que les situations de monopole et
les goulots d’étranglement permettent à certains acteurs de la vie économique d’user de leur
pouvoir de marché. De plus, dans un contexte d’anticipations inflationnistes, chaque agent qui
le peut répercute les hausses de coûts sur les prix de vente, ce qui donne à l’inflation son
caractère autoentretenu. L’existence de règles d’indexation de certains revenus sur le niveau
général des prix joue dans le même sens.
L’inflation a des effets néfastes sur la compétitivité-prix de l’économie concernée lorsque les
prix domestiques augmentent plus vite que les prix étrangers. En changes fixes, cela n’est pas
compensé par la dépréciation du change, mais cela peut conduire à des dévaluations
périodiques.
L’inflation joue par ailleurs en faveur des agents endettés (dont l’État) et au détriment des
épargnants. En outre, toutes les catégories d’agents ne sont pas en mesure de se protéger
contre l’inflation en obtenant l’indexation de leurs revenus. L’inflation constitue donc une
procédure plus ou moins opaque de redistribution des revenus, qui contribue à aggraver les
inégalités.
Enfin, l’inflation nuit aussi au bon fonctionnement du mécanisme des prix en réduisant la
qualité de l’information sur l’évolution des prix relatifs.
S’il existe un accord général sur le fait qu’une inflation modérée peut être favorable à
l’économie, l’accélération du rythme de l’inflation et surtout la stagflation nécessitent la mise
en œuvre de politiques visant à la désinflation (c’est-à-dire au ralentissement du rythme de la
hausse des prix).
Pendant l’essentiel des Trente Glorieuses, l’accent a été mis sur les facteurs non monétaires de
l’inflation. Les pouvoirs publics ont donc eu recours (selon les pays et les périodes) au blocage
ou au contrôle des prix, à la politique des revenus, à des mesures en faveur de la concurrence,
au contrôle du crédit, à des politiques de l’investissement destinées à accroître l’offre de biens
et services, etc. Toutefois, le développement de la Grande Inflation a conduit à une influence
croissante de l’explication monétaire de l’inflation, et donc aux politiques monétaires fondées
sur le contrôle de la quantité de monnaie.
2.2 Les objectifs de la politique monétaire à partir
des années 1980
La définition des objectifs de la politique monétaire est fortement modifiée
à partir de 1979, d’une part en raison de l’influence croissante des idées
économiques libérales et notamment du monétarisme développé par M.
Friedman (voir point 1.1, chapitre 5) et, d’autre part, en raison du contexte
macroéconomique de stagflation. En effet, l’ensemble des pays de l’OCDE
sont affectés par une inflation à taux croissant (on parle de la Grande
Inflation) et à un chômage en hausse. Le président démocrate des États-Unis
de l’époque, Jimmy Carter, nomme en août 1979 Paul Volcker à la tête de la
Réserve fédérale11. Celui-ci opère une rupture majeure. Jusque-là, la banque
centrale, aux États-Unis comme dans le reste du monde industrialisé,
fournissait de la monnaie centrale aux banques de telle façon que le taux
d’intérêt à court terme soit maintenu à un niveau souhaité : la quantité de
monnaie était donc subordonnée à l’objectif de taux d’intérêt. Paul Volcker
renverse cette logique et opte pour une contraction de l’offre de liquidité
centrale pour lutter contre l’inflation en laissant le soin au marché de
déterminer le taux d’intérêt qui équilibre l’offre et la demande de monnaie
centrale. Ce taux augmente alors très fortement et cette hausse se répercute sur
l’ensemble de la courbe des taux d’intérêt aux États-Unis comme dans le reste
du monde. Cela conduit à une forte récession aux États-Unis et à la crise de la
dette du tiers-monde. Cependant, les anticipations inflationnistes sont cassées
et le taux d’inflation, qui était de 13,5 % aux États-Unis en 1981, tombe à 3,21
% en 1983. Cette politique de la FED renforce la tendance qui se manifestait
depuis le milieu des années 1970 : les banques centrales, de plus en plus
souvent indépendantes, centrent leur objectif final sur le seul contrôle de la
hausse des prix. Dans un premier temps, la lutte contre l’inflation repose sur
un objectif intermédiaire de quantité de monnaie (Monetary Targeting)12. Cet
objectif intermédiaire, adopté par de nombreux pays industrialisés, repose sur
l’idée selon laquelle c’est l’accroissement de la quantité de monnaie qui
détermine l’inflation. Les banques centrales annoncent publiquement un
objectif de croissance de la quantité de monnaie et mettent en place des
dispositifs qui visent à corriger les évolutions de la quantité de monnaie qui ne
seraient pas conformes à l’objectif. Cependant, à l’usage, cette politique
monétaire se révèle décevante car il n’existe pas de relation stable entre la
quantité de monnaie et l’inflation. Lorsque les politiques fondées sur le
Monetary Targeting ont permis de réduire l’inflation, c’est en raison de la
crédibilité des banques centrales et de la transparence dont elles faisaient
preuve dans l’annonce de leurs objectifs et des mesures prises pour les
atteindre. La déception face à cet objectif intermédiaire de quantité de
monnaie conduit à l’adoption à partir du début des années 1990 d’un objectif
d’inflation (Inflation Targeting). Dans ce cas, c’est l’objectif de taux
d’inflation qui est annoncé et la banque centrale doit prendre les mesures,
concernant aussi bien la quantité de monnaie, les taux d’intérêt, que les
anticipations des agents, qui permettent d’atteindre cet objectif d’inflation.
Les économistes, notamment Frederic Mishkin, ont tiré un bilan positif des
politiques d’Inflation Targeting. En soulignant, là aussi, l’importance de la
transparence de la banque centrale et de sa capacité à rendre compte à
l’opinion publique (et pas seulement au gouvernement) de la politique mise en
œuvre. Pour Mishkin, la cible d’inflation a l’avantage de ne pas être une règle
rigide et elle permet d’amortir les éventuels chocs inflationnistes. Le contexte
intellectuel des années 1990 à propos de la politique monétaire est bien
résumé par F. Mishkin : « La politique monétaire se situe désormais au cœur
des débats relatifs aux mesures susceptibles de favoriser une croissance
durable et la stabilité des prix dans l’économie. La politique budgétaire a
perdu son attrait en tant qu’instrument de stabilisation de l’ensemble de
l’économie, en raison des doutes quant à la capacité de régler les mesures
budgétaires de façon à atteindre le degré de stabilisation souhaité et
également du fait des préoccupations relatives aux déficits budgétaires. Il
s’ensuit que, depuis quelques années, économistes et hommes politiques
recommandent que l’objectif de stabilisation de la production et de l’inflation
revienne à la politique monétaire. Les économistes en sont également venus à
prôner plus fermement la stabilité des prix comme principal objectif à long
terme d’une banque centrale » (Mishkin, 1996, p. 91).
La réflexion sur les objectifs de la politique monétaire est enrichie en 1993
par John Taylor, qui présente son équation (dite équation de Taylor) visant à
rendre compte de la politique du taux d’intérêt de la banque centrale :
it = rn + pt + 0,5 (yt – y*) + 0,5 (pt – p*)
où :
• it est le taux d’intérêt directeur nominal fixé par la banque centrale
pendant la période t ;
• rn est le taux d’intérêt réel neutre (égal au taux de croissance en volume
à long terme de l’économie) ;
• yt est le taux de croissance effectif de l’économie ;
• y* est le taux de croissance potentiel de l’économie ;
• pt est le taux d’inflation observé dans la période t.
• p* est le taux d’inflation cible.
Le taux directeur de la banque centrale est donc corrélé positivement avec
l’écart de production ainsi qu’avec l’écart d’inflation : le taux d’intérêt
augmente en cas de tension inflationniste et baisse lorsque la croissance de la
production est inférieure à la croissance potentielle (et réciproquement). Dans
les formulations initiales de Taylor, l’écart de production et l’écart d’inflation
ont le même poids (égal à 0,5). Cette formule de Taylor suppose donc que la
banque centrale se préoccupe autant de l’inflation que de la croissance (ce qui
est conforme au mandat de la FED). Divers travaux ont montré que l’équation
de Taylor rend compte de façon satisfaisante de la politique du taux d’intérêt
pratiquée par la banque centrale (aux États-Unis et dans d’autres pays). À
cette utilisation descriptive de l’équation s’est ajoutée ensuite une fonction
normative, on parle alors de la « règle de Taylor », qui indique la norme de
comportement en matière de fixation du taux d’intérêt que devrait adopter la
banque centrale. Progressivement, à partir de la deuxième moitié des années
1990 puis entre 2000 et 2007, les banques centrales ont eu tendance à adopter
cette règle pour guider leurs décisions en matière de taux d’intérêt, mais
toujours en liaison avec la cible d’inflation qui est prise en compte dans la
formule de Taylor. L’application de cette règle, qui n’est pas une règle
invariable du type de celle proposée par M. Friedman, constitue une sorte de
« politique discrétionnaire sous contrainte » on parle aussi de « discrétion
basée sur une règle » (rule based discretion).
Pour Jean-Paul Pollin, l’importance accordée au principe de Taylor
constitue un renouvellement, voire une refondation de la théorie de la
politique monétaire. En effet, écrit-il, « de tout temps, on a présenté la
politique monétaire en faisant comme si les banques centrales contrôlaient la
masse monétaire. Même dans la tradition française du diviseur de crédit (et
donc d’endogénéïté de la monnaie), cette présentation n’a pas été vraiment
récusée, alors que chacun sait et peut vérifier au jour le jour que les banques
centrales fixent des taux d’intérêt et pas la base monétaire » (Pollin, 2005, p.
507)13. En effet, pour lui, il y a un divorce entre la théorie de la politique
monétaire dominante, qui considère que c’est la confrontation de l’offre et de
la demande de monnaie qui détermine le taux d’intérêt et qu’il revient donc à
la banque centrale de déterminer l’offre de monnaie (exogène) afin de fixer le
taux d’intérêt, et la pratique des banques centrales, qui, sachant qu’elles ne
peuvent pas déterminer la quantité de monnaie, se préoccupent de fixer le taux
d’intérêt14. La règle de Taylor a donc le grand mérite de recentrer la théorie de
la politique monétaire sur ce qui est vraiment l’objectif des banques centrales,
c’est-à-dire la fixation du taux d’intérêt.
En fin de compte, quels que soient les objectifs retenus15, les politiques
monétaires des années 1980-2007 ont permis dans un premier temps de
vaincre l’inflation et ensuite, en dépit de divers chocs (éclatement de la bulle
Internet en 2000 et attentat contre la World Trade Center en 2001), de
maintenir, surtout aux États-Unis, une croissance soutenue et une faible
inflation. C’est pour caractériser cette période des années 1990-2007 que l’on
a parlé de « Grande Modération ». La crise de 2007-2008 conduit à une
remise en cause des objectifs comme des instruments des politiques
monétaires (voir chapitre 10).

3. Les instruments des politiques monétaires


conventionnelles
Les banquiers centraux utilisent de longue date deux types d’instruments :
• des instruments réglementaires, qui relèvent de la coordination
hiérarchique et donc d’un pouvoir d’injonction ;
• des instruments de marché, qui consistent pour le banquier central à
intervenir sur le marché de la liquidité afin d’inciter les banques à
prêter plus ou moins selon l’orientation de ses interventions. Il s’agit
donc d’un pouvoir d’influence : par exemple, en provoquant la baisse
des taux d’intérêt, la banque centrale incite les agents non bancaires à
s’endetter davantage afin de consommer ou d’investir.
Comme nous allons le voir, les banques centrales, et spécialement la
Banque de France, ont eu recours de façon importante (mais pas exclusive) à
des instruments réglementaires pendant les Trente Glorieuses. Puis, à partir
des années 1970, elles ont eu recours de façon de plus en plus étendue aux
interventions sur les marchés, ce qui a conduit à poser dans des termes
nouveaux la question de la réglementation.

3.1 Les instruments des politiques monétaires


pendant les Trente Glorieuses
L’expérience de la crise des années 1930 et le nouveau paradigme de
politique qui se met en place à partir de 1945 conduisent les autorités
politiques à utiliser des instruments de politique monétaires contraignants.
Aux États-Unis, par exemple, le Glass Steagal Act adopté en 1933 opère une
séparation entre les activités de banque d’affaires et les activités de banque de
dépôts. Ce même texte instaure la « réglementation Q » (Regulation Q)16 qui
limite les taux créditeurs versés par les banques à leurs clients qui détiennent
des soldes créditeurs sur leurs comptes.
En Allemagne, même si la Banque centrale est indépendante, les liens sont
très forts entre les banques régionales et les gouvernements des Landers. En
France, à partir de 1945, une partie du système bancaire est nationalisée et la
séparation est stricte entre banques d’affaires, banque de crédit à moyen et
long termes et banques de dépôts (voir chapitre 8). Au Japon, à la même
époque, non seulement la banque centrale n’est pas indépendante, mais les
liens sont très forts entre l’État (ministère de l’Industrie et du Commerce
extérieur – MITI – et Agence de planification), les grands groupes industriels
et les banques. Dans ce contexte très interventionniste, la plupart des pays (à
l’exception notable des États-Unis) pratiquent le refinancement à taux fixe17.
La banque centrale fixe unilatéralement le prix de la monnaie banque centrale
qu’elle octroie aux banques en contrepartie de titres (effets de commerce, bons
du Trésor). On parle du taux de réescompte, puisque la banque centrale
escompte au bénéfice des banques des effets de commerce précédemment
escomptés par ces dernières au bénéfice des agents non bancaires. Ce taux
constitue donc le taux directeur de la banque centrale et il influence les taux
pratiqués par les banques de second rang dans leurs relations avec leurs
clients. Le coût du refinancement n’est donc pas fixé par le marché, mais par
la banque centrale (voir chapitre 3, 2). Par ailleurs, cette dernière pratique un
rationnement, c’est-à-dire un ajustement par les quantités : pour chaque
banque est fixé un plafond de réescompte (c’est-à-dire un montant maximal de
monnaie centrale que chaque banque peut obtenir grâce au réescompte). Le
système est cependant assoupli par le fait que les banques de second rang
peuvent obtenir de la liquidité au-delà du plafond de réescompte, mais à des
taux significativement plus élevés. En France, les banquiers parlaient de l’«
enfer » et du « super-enfer » pour désigner ces taux dissuasifs pratiqués au-
delà du plafond. En Allemagne, on appelait taux lombard le taux des avances
sur titres pratiqué par la banque centrale au-delà du plafond de réescompte. Le
taux Lombard était significativement plus élevé que le taux de réescompte. De
plus, la plupart des pays (là encore à l’exclusion des États-Unis) ont eu
recours à l’encadrement du crédit. Ce dispositif consiste à fixer pour chaque
banque un pourcentage maximal d’augmentation du montant des crédits
accordés d’une année sur l’autre. Là encore, il s’agit d’un rationnement dont
la mise en place s’explique par la volonté de limiter l’accroissement des
crédits accordés qui alimentent la demande adressée à l’économie, et donc
l’inflation par la demande18. Le choix du rationnement s’explique notamment
par le fait qu’en situation de fortes anticipations inflationnistes, la hausse des
taux d’intérêt ne suffit pas à dissuader les ANF emprunteurs qui envisagent de
reporter cette hausse du coût sur leurs prix de vente et/ou qui espèrent que
l’accroissement du rythme de l’inflation viendra réduire leurs charges réelles
d’intérêt. Comme l’écrivent Anna Kelber et Éric Monnet : « de 1945 aux
années 1970, la majorité des banques centrales en Europe ont utilisé
principalement des instruments de contrôle quantitatif plutôt que le
maniement des taux d’intérêt, parfois afin de piloter la croissance du crédit,
voire la cibler vers certains secteurs, et pour agir sur la liquidité bancaire
dans un but de stabilité financière » (Kelber et Monnet, 2014, p. 166). En
France plus particulièrement, comme l’explique Éric Monnet (2012 et 2016),
deux dispositifs liés entre eux renforcent le pilotage du secteur bancaire et de
la création de monnaie par des instruments quantitatifs, plutôt que par les taux
d’intérêt. D’une part, le financement de l’économie est largement assuré par le
circuit du Trésor (Trésor public, Caisse des dépôts, crédit foncier, chèques
postaux, etc.) : des liquidités sont collectées (par exemple, par le réseau des
Caisses d’épargne subordonnées à la Caisse des dépôts) et contribuent au
financement des dépenses publiques. D’autre part, la sélectivité du crédit joue
à plein, c’est-à-dire que les banques et les institutions financières non
bancaires sont incitées à accorder des crédits en fonction des orientations du
Commissariat au Plan et plus largement de la politique économique. Des
crédits à taux bonifiés sont accordés aux agriculteurs, aux exportateurs, au
secteur du bâtiment notamment. La politique de l’escompte contribue à cette
sélectivité du crédit (on réescompte prioritairement les crédits à l’exportation,
par exemple). Par ailleurs, on crée le crédit à moyen et long termes
mobilisable (c’est-à-dire éligible à l’escompte et au réescompte)19 afin
d’inciter les banques à contribuer au financement de l’investissement des
entreprises. Cela conduit à réescompter des effets de commerce à échéance de
cinq ans, puis de sept ans, ce qui est très éloigné des normes initiales de la
Banque de France. Enfin, la gestion des banques est strictement encadrée par
des contraintes réglementaires. On les contraint par exemple à détenir un «
plancher de bons du Trésor », c’est-à-dire un pourcentage minimal du montant
des dépôts collectés sous forme de titres émis par le Trésor public. Ce
plancher de bons du Trésor, présenté comme une mesure prudentielle20, a aussi
l’avantage de réguler les liquidités détenues par les banques21 : une hausse du
plancher rend les banques moins liquides et on considère à l’époque que cela
réduit la propension des banques à accorder des crédits.
En fait, se met en place une situation dans laquelle politique monétaire,
politique du crédit et réglementation bancaire forment un tout. C’est « la
politique monétaire sans taux d’intérêt » dont parle É. Monnet (2016). On
notera que cette politique monétaire très administrée a été compatible avec
une forte croissance économique en France durant cette période. De même, il
faut insister sur le fait que, pour l’ensemble des pays industrialisés, la période
1945-1974 est marquée par une diminution sensible de la fréquence des crises
financières.
Cette période est aussi caractérisée par des taux d’intérêt relativement
faibles et, globalement, par une maîtrise de l’inflation22. Les taux d’intérêt
réels (c’est-à-dire hors inflation) sont très faibles, voire négatifs durant
certaines années et pour certains emprunteurs. Des économistes voient dans
cette situation une explication de la croissance économique grâce à un effet de
levier favorable : le taux d’intérêt réel inférieur au rendement économique des
immobilisations pousse les entreprises à s’endetter pour investir. D’autres
auteurs insistent sur le fait que les faibles taux d’intérêt et le rythme de
l’inflation ont contribué au désendettement des États et au financement
monétaire des dépenses publiques. Ils parlent de « répression financière ».
Pour Carmen Reinhart, par exemple : « La répression financière englobe
l’obtention par l’État de prêts préférentiels auprès de publics nationaux
captifs (tels que les fonds de pension ou les banques nationales), le
plafonnement explicite ou implicite des taux d’intérêt, la réglementation des
mouvements de capitaux transnationaux et, plus généralement, le
resserrement des liens entre l’État et les banques, par une participation
publique explicite ou par une lourde ‘‘pression morale’’. Parfois, la répression
financière s’accompagne également de l’imposition de réserves obligatoires
relativement élevées (ou d’impératifs de liquidité), de taxes sur les
transactions boursières, de l’interdiction des achats d’or (comme aux États-
Unis entre 1933 et 1974) ou du placement de montants substantiels de titres
non négociables de dette publique » (Reinhart, 2012, p. 40).

3.2 Les instruments des politiques monétaires


depuis les années 1970
Progressivement, mais selon des calendriers variables, les différents pays
industrialisés modifient le cadre opérationnel et les instruments de leurs
politiques monétaires.
En France l’amorce du changement est constituée par la publication, en
1969, du rapport Marjolin-Sadrin-Wormser23. Le rapport distingue deux
conceptions de la politique monétaire. Selon la première, en usage depuis
1945, la politique monétaire repose essentiellement sur la réglementation
quantitative. Selon la seconde, « la création de la monnaie peut et doit être
avant tout contrôlée par les taux ». Les auteurs ajoutent : « À la différence de
ce qui se produit en cas de réglementation, la répartition des disponibilités se
fait alors selon les lois du marché et non pas par décision administrative
toujours rigide et arbitraire » (Marjolin, Sadrin, Wormser, 1969, p. 14)24. Le
rapport est mis en chantier en décembre 1968, peu après la crise du franc, et il
est publié peu avant la dévaluation d’août 1969. En 1971, l’inconvertibilité du
dollar en or marque la fin du système de Bretton Woods et, en 1973, le
flottement général des monnaies est de fait instauré. Dans ce contexte, la mise
en œuvre des préconisations du rapport ne sera que très progressive. Mais
c’est à tort que certains parlent d’un échec du rapport Marjolin-Sadrin-
Wormser : l’orientation qu’il trace sert de fil conducteur aux politiques
monétaires au long des années. Par exemple, le rapport préconise
l’instauration d’un marché unique de la monnaie banque centrale. Cette
disposition n’est pas immédiatement mise en œuvre, mais elle le sera à
l’occasion des réformes conduites en 1984 et 1985 sous l’autorité de Pierre
Bérégovoy. Dans un premier temps en revanche, la crise monétaire
internationale et l’accélération de l’inflation imposent le renforcement des
mesures quantitatives. Par exemple, l’encadrement du crédit devient
permanent à partir de 1972. Si le refinancement à taux variable tend à se
développer, les banques continuent à se refinancer prioritairement en
réescomptant des créances sur l’extérieur qui restent éligibles au réescompte.
Il reste qu’un tournant est pris : la politique monétaire est prioritairement
consacrée à la lutte contre l’inflation, au travers d’instruments de marché. Par
exemple, en septembre 1976, dans le cadre de la politique anti-inflationniste
conduite par Raymond Barre (1924-2007), un objectif de croissance de la
quantité de monnaie est adopté. Progressivement, le refinancement par les
interventions sur le marché interbancaire s’impose. C’est en effet sur ce
marché interbancaire que les BSR empruntent les liquidités en monnaie
centrale qui leur font défaut et que d’autres BSR placent au jour le jour (c’est-
à-dire pour une période de 24 heures) les liquidités excédentaires dont elles
disposent25. La confrontation des offres et des demandes de monnaie centrale
détermine un taux (le taux au jour le jour, ou TJJ) qui constitue le coût du
refinancement pour les banques de second rang. Il s’agit donc d’un taux de
marché et non d’un taux administré, mais la politique monétaire de la Banque
de France vise à influencer ce taux. La Banque de France disposait pour cela
de deux taux directeurs :
• le taux plancher de la Banque de France, qui correspond aux appels
d’offres lancés à l’initiative de cette dernière. Chaque semaine (le plus
souvent), la Banque de France lance un appel d’offres de fourniture de
monnaie centrale. Les BSR répondent à l’appel d’offres en annonçant
le taux auquel elles sont disposées à payer ces liquidités et le montant
de monnaie centrale qu’elles souhaitent obtenir. Sur la base de cette
information, la Banque de France annonce le taux qu’elle choisit et la
quantité qu’elle livre. Les banques qui avaient proposé un taux
d’intérêt inférieur ne reçoivent aucune liquidité. Les autres banques
sont toutes servies au taux retenu par la banque centrale et reçoivent
une quantité de monnaie centrale proportionnelle à ce qu’elles avaient
demandé26 ;
• le taux plafond de la Banque de France, qui correspond à des
opérations de mise en pension à 5-10 jours conduites à l’initiative des
banques de second rang qui ne trouvent pas sur le marché
interbancaire toute la liquidité qu’elles souhaitent se procurer. Le taux
pratiqué à l’occasion de ces opérations est supérieur au taux des appels
d’offres.
Le taux au jour le jour qui résulte du fonctionnement du marché fluctue
entre le taux plancher et le taux plafond. La Banque de France peut, de plus,
réaliser des opérations d’open market27, c’est-à-dire des achats fermes (et non
des prises en pension) de titres afin d’alimenter le marché en liquidité. En
augmentant ou en diminuant ses taux directeurs, la Banque de France
influençait donc les taux du marché interbancaire, donc les taux d’intérêt
pratiqués par les banques à l’égard de leurs clients. En temps normal, cela
avait un effet sur le volume des crédits accordés et donc sur la demande
globale (consommation et investissement).

• FOCUS 9.5. La légende urbaine de la loi de 1973


Depuis 2008 environ, circule sur les réseaux sociaux un discours selon lequel la loi de 1973
portant sur le statut de la Banque de France marquerait une rupture majeure en interdisant à
l’État de se financer auprès de la Banque de France et en lui imposant de se financer sur les
marchés financiers (ce dont les banques tireraient de substantiels profits). Ce discours a connu
un indiscutable succès pendant l’élection présidentielle de 2012 au cours de laquelle plusieurs
candidats ont affirmé que le problème de la dette était facile à résoudre : il suffirait
d’emprunter gratuitement auprès de la banque centrale. Or, ce discours repose sur des erreurs
manifestes :
– l’État se finançait déjà sur les marchés (et parfois de façon fort coûteuse) bien avant la loi
de 1973. L’épisode de l’emprunt Pinay de 1952 en constitue une bonne illustration
historique ;
– si l’article 25 de la loi précise bien que le Trésor public (donc l’État) ne peut pas
présenter directement ses effets à l’escompte de la Banque de France, cette disposition
existe toutefois depuis un décret qui date de 1936 ;
– l’article 19 de la loi prévoit explicitement que l’État peut obtenir des avances (c’est-à-dire
des prêts) de la part de la Banque de France, mais il stipule que le plafond de ces crédits
doit faire l’objet d’un vote du Parlement. En d’autres termes, il s’agit là d’un contrôle
démocratique des emprunts de l’État à la Banque de France.
La légende urbaine de la loi de 1973 n’est donc rien d’autre que l’une « des innombrables
théories du complot de la finance publiées de manière récurrente depuis des siècles »
(Hautcoeur et Vari, 2012).

De même que le refinancement à taux variable progresse, l’encadrement du


crédit est progressivement remis en cause. En effet, cette contrainte
administrative dans l’octroi de crédit faisait l’objet de nombreuses critiques : «
L’encadrement du crédit, en attribuant à chaque banque un droit à émission
du crédit proportionnel à la situation initiale, fixe plus ou moins les parts de
marché. Ce système limite la concurrence entre établissements financiers et
instaure une rente de situation aux banques les moins dynamiques qui peuvent
céder leurs droits non utilisés à émission de crédits sur le marché du
‘‘désencadrement’’. Il conduit le système bancaire à la passivité et interdit une
allocation optimale des ressources financières » (Sterdyniak et Vasseur, 1985,
p. 114). Il est progressivement démantelé entre 1985 et 1987 et le rôle des
réserves obligatoires est renforcé. Analysant, en 1995, les évolutions de la
gestion de la monnaie, Christian Pfister distingue les économies dans
lesquelles les marchés financiers sont peu développés et au sein desquelles un
contrôle quantitatif est possible et des économies où les marchés financiers
sont très développés et dans lesquelles la confiance doit être solide entre les
autorités et les marchés. Dans ce second cas, les actions réglementaires
remplissent une fonction de maintien de la stabilité financière, mais elles ne
doivent pas aller au-delà. Il faut laisser les mécanismes de marché déterminer
les prix et l’allocation des liquidités et du crédit. Pfister précise : « Dans le
débat ‘‘rules versus discretion’’ qui traverse l’ensemble des réflexions sur la
politique monétaire, le développement des marchés de capitaux tend à faire
pencher la balance en faveur de l’adoption de règles, sans pour autant que
l’élément de jugement propre à la conduite de la politique monétaire dans un
environnement perpétuellement changeant puisse vraisemblablement n’être
jamais éliminé » (Pfister, 1995, p. 31). Dans cette perspective, la substitution
progressive d’une approche en termes de marché à une approche en termes
réglementaire résulte donc de l’adaptation à une contrainte nouvelle :
l’expansion des marchés de capitaux. Toutefois, cette analyse occulte un fait
essentiel selon lequel ce sont les pouvoirs publics qui ont progressivement
favorisé le développement des marchés financiers en même temps qu’ils
réformaient la conduite de la politique monétaire (voir schéma 9.2). Là
encore, le rythme des réformes varie en fonction du contexte institutionnel et
politique de chaque pays. En France par exemple, la fin de la séparation entre
banques d’affaires et banques de dépôts intervient dès 1984, tandis qu’aux
États-Unis, l’abrogation du Glass Steagal Act est votée en 1999. En fin de
compte, l’évolution des instruments de la politique monétaire conventionnelle
découle à la fois d’une inflexion du contexte économique (globalisation
financière, montée du libéralisme économique) et d’une série de choix
politiques de la part des États, notamment s’agissant du recours aux marchés
financiers pour le financement des dettes publiques.

Schéma 9.2. Les deux étapes de la politique monétaire conventionnelle


en France

• FOCUS 9.6. Les canaux de transmission de la politique monétaire


Les canaux de transmission de la politique monétaire sont les processus par lesquels la
politique monétaire agit sur le comportement des agents économiques, et donc sur la situation
économique globale. La Banque de France présente un schéma simplifié de ces canaux de
transmission28.

Représentation simplifiée des canaux de transmission de la politique monétaire


Source : Banque de France, Note d’information : « Qu’est-ce que la politique monétaire ? », septembre 2015.

Trois canaux sont retenus dans le schéma ci-dessus :


– le canal du crédit signifie que, si la liquidité est plus abondante, les banques de second
rang vont être incitées à accorder plus de crédits (on se situe là dans l’optique du
multiplicateur de crédit) et que les agents économiques (entreprises qui investissent et
ménages qui achètent à crédit des biens de consommation durable) vont donc investir et
consommer davantage. Les effets sont symétriques dans le cas d’une politique monétaire
restrictive ;
– le canal du prix des actifs signifie qu’une baisse des taux d’intérêt, par exemple, amène à
une hausse du prix des actifs réels et financiers. Cela conduit à un effet de richesse
positif. Les agents qui voient s’accroître la valeur de leur patrimoine sont incités à
investir et consommer davantage. De plus, l’accélérateur financier va jouer : des agents
économiques qui ont un patrimoine dont la valeur est plus importante obtiennent plus
facilement des crédits auprès des banques ;
– le canal des taux d’intérêt bancaire signifie que les banques répercutent, à la hausse
comme à la baisse, les variations des taux directeurs sur les taux qu’ils appliquent à leurs
clients. Des taux plus élevés freinent l’activité économique et des taux plus faibles la
stimulent.
Le canal du taux de change, qui n’est pas présent dans le schéma de la Banque de France,
signifie qu’une baisse du taux d’intérêt directeur conduit (toutes choses égales par ailleurs) à
une dépréciation du taux de change, ce qui stimule les exportations et donc l’activité
économique (et réciproquement en cas de hausse des taux directeurs).
3.3 La politique monétaire conventionnelle dans
la zone euro
La politique monétaire mise en place par la BCE à partir de 1999 est
emblématique de la politique monétaire conventionnelle. D’une part, quant à
son objectif, elle est consacrée à la maîtrise de l’inflation : « une importance
prépondérante est donnée à la monnaie, en vertu de la théorie solidement
étayée par les faits selon laquelle l’inflation, du moins à long terme, est un
phénomène monétaire » (Issing, 1999, p. 20). Ces propos d’Otmar Issing,
membre influent du directoire de la BCE à cette époque, confirment que la
logique qui est mise en avant est de type monétariste : il s’agit de maintenir à
moyen terme le taux d’inflation à un niveau inférieur à 2 % mais proche de 2
%. Issing précise, dès 1999, qu’une déflation serait contraire aux objectifs de
la BCE.
Dans la même optique, il indique que la politique monétaire porte sur la
zone euro dans son ensemble et qu’il revient aux politiques budgétaires des
États membres de prendre en charge les chocs macroéconomiques propres à
chaque pays : « une monnaie unique va de pair avec une politique monétaire
unique, qui sera guidée exclusivement par les perspectives d’évolution des
prix dans l’ensemble de la zone euro. Autrement dit, la politique monétaire
unique n’est pas censée réagir aux chocs économiques qui peuvent frapper un
pays individuellement. Dans le nouvel environnement, la solution aux
problèmes économiques nationaux ou régionaux résidera dans la mise en
œuvre de politiques budgétaires nationales appropriées et dans une
amélioration de la compétitivité au niveau des coûts » (Issing, 1999, p. 21).
Cette politique monétaire implique cependant la coopération des États qui
doivent respecter le Pacte de stabilité et de croissance (en particulier la limite
à 3 % du PIB pour le déficit public et à 60 % du PIB pour la dette publique) et
des conventions salariales subordonnant la hausse des salaires à la croissance
de la productivité du travail.

• FOCUS 9.7. La politique monétaire de la BCE et les taux d’intérêt


L’instrument privilégié de la politique monétaire conventionnelle est le taux d’intérêt. La BCE
met en place trois taux directeurs :
– le taux des opérations principales de refinancement (appelé couramment le taux refi ou le
taux repo). Ces opérations, qui sont des prises en pension, sont conduites chaque semaine
par la BCE (via les banques centrales nationales) à travers des appels d’offres. Les
banques de second rang annoncent la quantité de liquidités qu’elles veulent obtenir et le
taux d’intérêt qu’elles sont disposées à payer. Sur la base de ces informations, la BCE
fixe la quantité qu’elle distribue aux banques ;
– le taux de la facilité de prêt marginal est le taux qui est appliqué pour des prêts à 24
heures que les banques de second rang sollicitent quand elles ne trouvent pas sur le
marché la liquidité qui leur est nécessaire. Ce taux est de fait le taux plafond du marché
monétaire : aucune banque n’est prête à payer sur le marché plus cher que le taux qu’elle
est certaine d’obtenir auprès de la banque centrale. Il s’agit là aussi de prise en pension de
la BCE ;
– le taux de la facilité de dépôt concerne le rendement des dépôts de liquidités que les
banques de second rang peuvent déposer à la BCE. Ce sont des opérations à 24 heures et
le taux de la facilité de dépôt constitue le taux plancher du marché monétaire. Aucune
banque n’acceptera sur le marché une rémunération moindre que celle qu’elle est certaine
d’obtenir auprès de la banque centrale.
L’écart entre le taux de la facilité de prêt marginal et le taux de la facilité de dépôt forme un
corridor au sein duquel se situe le taux repo et au sein duquel fluctue le taux des opérations à
24 heures sur le marché monétaire, que l’on nomme le taux EONIA (Euro OverNight Index
Average).
La BCE augmente ses taux directeurs lorsqu’elle souhaite mettre en œuvre une politique
restrictive et elle les diminue lorsqu’elle souhaite mettre en œuvre une politique
expansionniste.

Schéma 9.3. Taux directeurs de l’Eurosystème

Source : Banque de France, Note d’information : « Qu’est-ce que la politique monétaire ? », septembre 2015 (jusqu’en
2007, on est en politique monétaire conventionnelle. À partir de l’année 2008, on est en politique monétaire non
conventionnelle (voir chapitre 10).
À partir de ses trois taux directeurs (voir focus 9.6), la BCE agit sur le
refinancement en monnaie centrale des banques de second rang (voir schéma
9.2). Les BSR se procurent la monnaie banque centrale qui est nécessaire à
leur liquidité dans le cadre des opérations principales de refinancement (Main
Refinancing Operation). Le taux des opérations principales de refinancement
est fixé par le Conseil des gouverneurs de la BCE (comme les deux autres
taux directeurs). On l’appelle couramment « taux refi » (pour refinancement)
et plus souvent encore, sur le modèle des États-Unis, « taux repo », puisqu’il
s’agit d’opérations de pension29. Dans le cadre de la politique monétaire
conventionnelle, les opérations principales de refinancement sont organisées
chaque semaine, avec une échéance d’une semaine sous forme d’appel
d’offres à taux variable30. Les BSR indiquent la quantité de monnaie centrale
qu’elles souhaitent obtenir et le taux d’intérêt auquel elles sont disposées à
rémunérer la BCE. Il existe un taux minimal de soumission qui est le taux
repo. Une fois les offres collectées, la BCE décide du montant total de
monnaie centrale qu’elle accorde et sert en priorité les banques qui ont
proposé les taux les plus élevés jusqu’à épuisement de la quantité totale des
liquidités que la BCE a prévu de mettre sur le marché. Certaines banques (qui
ont proposé des taux trop faibles) risquent donc de ne rien recevoir et les
liquidités sont accordées à des taux multiples (chaque banque paie le prix
qu’elle a annoncé). Par ailleurs, les banques gèrent quotidiennement leurs
liquidités en intervenant sur le marché interbancaire : celles qui, à l’issue de la
compensation interbancaire, disposent d’un excès de liquidité les placent sur
le marché (elles se portent offreur), celles qui ne disposent pas d’assez de
monnaie banque centrale empruntent la liquidité qui leur fait défaut sur le
marché interbancaire (elles se portent demandeur). La confrontation des offres
et des demandes (pour les opérations à 24 heures) détermine le taux au jour le
jour que l’on nomme EONIA (Euro OverNight Index Average) dans la zone
euro. Ce taux est le coût effectif du refinancement bancaire. En temps normal,
il est identique au taux refi ou très voisin de ce taux. Si, en principe de façon
exceptionnelle, une banque ne trouve pas sur le marché la monnaie banque
centrale qui lui est nécessaire (ce qui signifie que sur le marché interbancaire
la demande est rationnée), alors elle peut s’adresser directement à la banque
centrale et emprunter les liquidités qui lui manquent au taux de la facilité de
prêt marginal. Réciproquement, si une banque ne parvient pas à placer sur le
marché toute la liquidité excédentaire dont elle dispose (l’offre est rationnée),
alors elle peut placer cette monnaie banque centrale sur son compte à la BCE
et elle est rémunérée au taux de la facilité de dépôt.
Le taux de la facilité de prêt marginal (taux plafond) et le taux de la facilité
de dépôt (taux plancher) définissent un « corridor » au sein duquel on trouve à
la fois le taux directeur principal et le taux de marché qui fluctue au gré des
offres et des demandes.
En fin de compte, la BCE détermine ces taux directeurs en se fondant sur
deux piliers d’analyse :
• un pilier économique qui concerne l’analyse de l’inflation et plus
largement d’un grand nombre d’indicateurs portant sur la production,
l’emploi, le taux de change, etc. ;
• un pilier monétaire qui repose, notamment mais pas exclusivement, sur
l’évolution de l’agrégat monétaire M3.

Schéma 9.4. Les trois taux directeurs de la BCE et le refinancement


bancaire

La BCE dispose par ailleurs, d’autres instruments de politique monétaire.


En premier lieu, elle utilise le taux des réserves obligatoires. Il s’est révélé
jusqu’ici très stable puisqu’il a été fixé en 1999 à 2 % des dépôts collectés
auprès de la clientèle. Il a été réduit à 1 % en janvier 2012 dans le cadre de la
politique monétaire mise en place après la crise de 2007-2008 et n’a pas été
modifié depuis. En second lieu, la BCE peut aussi conduire des opérations de
refinancement à long terme qui, avant la crise de 2007-2008, avaient
seulement une échéance de trois mois. Enfin, la BCE peut conduire des
opérations de réglage fin en apportant ou en retirant des liquidités au marché
monétaire en fonction de la situation, elle utilise pour cela soit des achats ou
des ventes fermes, soit des opérations de pension.
1www.banque-france.fr/politique-monetaire/presentation-de-la-politique-monetaire/definition-de-la-politique-monetaire.html
2. Le contexte de création des banques centrales varie. La Banque d’Angleterre, créée en 1694, est nationalisée en 1946 ; la
Banque de France, créée en 1800, est nationalisée en 1945. Par contre, la Réserve fédérale des États-Unis, créée en 1913, est
d’emblée une institution publique.
3. La réforme est adoptée en août 1993 par le Parlement sur la base du projet présenté par le gouvernement de cohabitation
d’Édouard Balladur. Les dispositions relatives à l’indépendance de la Banque de France sont censurées par le Conseil
constitutionnel car elles sont contraires à l’article 20 de la Constitution, qui stipule que le gouvernement détermine et conduit la
politique de la nation. Ce n’est qu’après la ratification du Traité de Maastricht que le gouvernement peut, par une loi du 31
décembre 1993, réintroduire ces dispositions.
4. Économiste réputé, Charles Goodhart a aussi exercé des responsabilités importantes au sein de la Banque d’Angleterre.
5. Bagehot est très attaché au libéralisme économique. Il écrit : « tout gouvernement qui se mêle d’un commerce quel qu’il soit
nuit à ce commerce. Ce qu’un gouvernement peut faire de mieux, sans contredit, pour le marché financier, est de le laisser
s’arranger comme il l’entend » (Bagehot, 1873-2009, p. 123).
6. Ce qui pose la question du prêteur international en dernier ressort.
7. Dans leurs travaux historiques portant sur l’Écosse au XVIIe siècle ou sur les États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, les partisans du Free Banking soulignent que la banque centrale est imposée par l’État, alors que les banques sont capables
de créer et de gérer seules des chambres de compensation.
8. À l’exception du Japon, qui met en œuvre des politiques non conventionnelles depuis les années 1990. Nous y reviendrons au
chapitre 10.
9. On s’appuie ici sur le « triangle des incompatibilités » de Robert Mundell (prix Nobel 1999).
10. Sur l’arbitrage inflation/chômage, voir le focus 5.1, chapitre 5.
11. Il est reconduit dans ses fonctions pour un nouveau mandat de quatre ans par le président Reagan en 1983.
12. Même si P. Volcker lui-même n’est pas monétariste, il n’en demeure pas moins que le choix de toutes les banques centrales
de se consacrer à la lutte contre l’inflation au moyen de la maîtrise de la quantité de monnaie est une victoire des idées monétaristes.
Nulle part la règle des k % (voir 1.1, chapitre 5) n’a été inscrite dans la Constitution, comme le souhaitait M. Friedman, mais les
politiques monétaires, et plus largement les politiques économiques, s’inscrivent dans une logique monétariste et en rupture avec le
consensus keynésien qui caractérisait les Trente Glorieuses.
13. Sur la monnaie endogène, voir chapitre 6 ; sur le diviseur de crédit, voir point 2.5, chapitre 3.
14. Dans la même perspective, voir Creel et Sterdyniak (1999).
15. À propos des objectifs, le président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, a précisé en février 2006 devant le Congrès des
États-Unis que la stabilité des prix n’était pas une fin en soi, mais qu’elle permettait d’atteindre les autres objectifs de la FED, c’est-
à-dire le plein-emploi et des taux d’intérêt à long terme modérés : « Achieving price stability is not only important in itself; it is also
central to attaining the Federal Reserve’s other mandated objectives of maximum sustainable employment and moderate long-term
interest rates » (cité par Bentoglio et Guidoni, 2009, p. 293).
16. Cette réglementation ne sera supprimée qu’en 1986.
17. L’Allemagne fédérale a pratiqué le refinancement à taux fixe jusqu’au passage à l’euro en 1999.
18. En France, entre 1958 et 1973, l’encadrement du crédit n’est pas utilisé de façon permanente, mais uniquement au cours des
périodes où la politique monétaire est la plus restrictive.
19. Les effets sont dits « mobilisables » lorsqu’ils peuvent faire l’objet d’une opération d’escompte ou de réescompte, ce qui
revient à dire qu’ils sont « éligibles » à l’escompte.
20. En effet, dans la mesure où il existe un marché des bons du Trésor profond et liquide, une banque menacée d’illiquidité
pouvait toujours vendre une partie des bons du trésors qu’elle détenait et obtenir ainsi de la monnaie banque centrale.
21. Lorsque l’actif d’une banque augmente, celle-ci doit accroître la quantité de bons du Trésor qu’elle détient dans son «
plancher ». De ce fait, elle doit consacrer une partie de la monnaie centrale qu’elle détenait à acheter des bons du Trésor.
22. Il faut noter cependant que de 1949 à 1966, la France connaît un taux d’inflation de 5,2 %, supérieur à celui des autres pays
occidentaux : 1,7 % pour l’Allemagne fédérale ; 1,8 % aux États-Unis ; 3,3 % au Royaume-Uni ; 3,4 % pour l’Italie. De plus,
l’économie française connaît une inflation à taux croissant entre 1964 et 1974.
23. Les auteurs sont des personnalités éminentes : Robert Marjolin jouait un rôle de conseiller économique sous le Front
populaire, il sera plus tard commissaire général au plan et membre de la Commission européenne ; Jean Sadrin a exercé
d’importantes responsabilités au sein du ministère des Finances ; quant à Olivier Wormser, il a travaillé au ministère des Affaires
étrangères (et notamment aux négociations sur le Traité de Rome) et il est nommé gouverneur de la Banque de France en 1969, peu
après la remise du rapport.
24. Le terme « disponibilités » utilisé dans la citation désigne à la fois la monnaie banque centrale détenue par les banques et,
plus largement, l’épargne liquide collectée par le système financier.
25. Ces prêts et emprunts de monnaie centrale entre banques de second rang prennent, le plus souvent, la forme de « pensions ».
La banque qui emprunte offre en garantie des titres qu’elle s’engage à racheter à l’échéance (généralement 24 heures, mais parfois,
une semaine, un mois, trois mois ou six mois). On dit qu’elle met ces titres en pension. La banque qui prête prend les titres en
pension. À l’échéance, elle restitue les titres à la banque emprunteuse qui rembourse la liquidité.
26. La quantité offerte par la banque centrale est en effet inférieure à la quantité totale demandée par les banques.
27. Au sens étroit, les opérations d’open market sont les achats fermes sur le marché monétaire. Au sens large, on appelle
opérations d’open market toutes les interventions de la banque centrale sur le marché monétaire, donc y compris les interventions
qui visent au réglage de la liquidité sur le marché interbancaire.
28. Pour une présentation plus détaillée, voir Mishkin (1996).
29. « Repo » est l’abréviation usuelle pour « Repurchase Agreement », qui désigne en anglais une opération de pension.
30. C’est la procédure en usage du 28 juin 2000 au 15 octobre 2008. Du 1er janvier 1999 au 28 juin 2000, les appels d’offres se
sont déroulés à taux fixe. C’est aussi le cas dans le cadre de la politique non conventionnelle depuis le 15 octobre 2008 (voir
chapitre 10).
Chapitre 10

Les politiques monétaires non


conventionnelles
La crise de 2007-2008 a constitué un choc planétaire de grande ampleur.
Choc financier, tout d’abord : l’accord est général pour considérer qu’il s’agit
de la plus grave crise financière depuis celle de 1929. Choc
macroéconomique, ensuite : en 2009, la production mondiale et le commerce
mondial ont baissé en valeur absolue et l’on s’interroge désormais sur la
perspective d’une stagnation séculaire. Choc théorique, enfin et surtout,
s’agissant de la politique monétaire : alors que les banquiers centraux étaient
présentés comme des « sorciers » qui avaient découvert le moyen de vaincre
la Grande Inflation puis de maintenir les économies dans la Grande
modération (1985-2007), alors qu’ils étaient indépendants et crédibles, que la
politique monétaire mise en œuvre permettait (surtout aux États-Unis) de
concilier croissance et stabilité des prix, la crise de 2007-2008 a conduit à des
remises en cause radicales. Il faut à la fois redéfinir les missions et les
objectifs des banques centrales, gérer les conséquences de la crise et tracer les
perspectives d’une nouvelle politique monétaire, ce qui implique une sortie
ordonnée des politiques monétaires non conventionnelles qui ont été mises en
place.

1. Après la crise de 2008 : un nouveau mandat


pour les banques centrales

1.1 Une nouvelle définition des objectifs de la


politique monétaire ?
« Dur métier donc que celui de banquier central ! En quelque sorte, un
chasseur de lièvres qui, plus que jamais, devra s’armer de plusieurs fusils »
(Couppey-Soubeyran, 2011, p. 53). Sur le mode humoristique, Jézabel
Couppey-Soubeyran soulève un problème essentiel. Avant la crise, les
choses étaient simples : la banque centrale avait un seul objectif : la stabilité
des prix, c’est-à-dire en fait un taux d’inflation de 2 %. Les banquiers
centraux avaient tendance à considérer que le fait d’assurer la stabilité des prix
était la meilleure contribution possible de la politique monétaire à la stabilité
financière et à la stabilité microéconomique. Une étude publiée par la Banque
nationale de Belgique résume le point de vue dominant avant 2007 quant à
l’articulation des politiques monétaire et budgétaire : « Le consensus d’avant
la crise concernant la conduite de la politique macroéconomique assigne
principalement, voire exclusivement, à la politique monétaire le rôle de
préserver la stabilité des prix. Cette dernière contribue de ce fait également
grandement à la stabilité macroéconomique au sens large, par exemple en
lissant les fluctuations conjoncturelles. Selon ce consensus, et conformément
au cadre politique européen actuellement en vigueur, la politique budgétaire
ne participe pas activement à la stabilisation de l’inflation : elle doit surtout
ne pas être un élément perturbateur, et c’est en veillant aux caractères durable
et sain des finances publiques, de manière à ne menacer ni la stabilité des prix
ni la stabilité macroéconomique, qu’elle y parvient le mieux » (Boecks et
Deroose, 2016, p. 7)
S’agissant de la stabilité financière, les banquiers centraux s’en remettaient
à la discipline des marchés. Ils considéraient en effet que des marchés plus
concurrentiels (globalisation financière) et plus transparents permettaient de
sanctionner les gestionnaires d’institutions financières qui prenaient trop de
risques, tout en assurant une allocation optimale des financements disponibles.
Du fait de la domination de ces conceptions, les mises en garde n’ont pas été
entendues. Des économistes importants, comme Raghuram Rajan, Kenneth
Rogoff, Nouriel Roubini et Robert Shiller (prix Nobel 2013), ont alerté en
vain face au danger que constituaient la bulle immobilière et l’endettement
des ménages. R. Rajan raconte l’accueil glacial qu’il reçut en 2005 à la
Conférence annuelle de Jackson Hole, où se réunissent les banquiers centraux
et les économistes influents. Alors, que le discours standard à l’époque
consistait à s’extasier devant l’expansion des marchés financiers et les mérites
de la titrisation qui permettait de mieux gérer les risques, Rajan insiste au
contraire sur la montée des risques, il dénonce les effets pervers des dérivés de
crédit (notamment les Credit Default Swaps – CDS), il envisage un scénario
de crise où le marché interbancaire serait gelé et où les banques ne pourraient
plus se refinancer. En bref, il décrit, avec les outils usuels de l’analyse
économique et avec trois ans d’avance, le scénario de la crise. La réaction à
son discours a été incroyablement négative : « J’exagère à peine en disant que
je me suis senti comme un des premiers chrétiens qui serait arrivé par erreur
au beau milieu d’un congrès de lions à moitié morts de faim » (Rajan, 2013, p.
9). La vivacité de la réaction hostile face à la lucidité de R. Rajan est
révélatrice de l’aveuglement au désastre que l’on retrouve fréquemment dans
les périodes qui précèdent les crises financières : « Dans les dix années qui ont
mené des crises asiatique et russe à la crise financière globale, la finance des
pays développés a été prise d’une frénésie d’expansion face à laquelle la
politique monétaire est restée muette ; elle n’a donné aucun repère, n’a pas
réagi à l’accumulation des déséquilibres, n’a posé aucune barrière à l’orgie
de crédit » (Aglietta, 2013, p. 41).
Michel Aglietta résume ainsi les principaux dogmes qui structuraient les
conceptions de la politique monétaire antérieures à la crise :
• « la stabilité des prix est une condition suffisante de la stabilité
macroéconomique ;
• la stabilité des prix est séparable de la stabilité financière, donc la
politique monétaire ne doit avoir aucune part dans cette dernière ;
• le taux court piloté par la banque centrale est l’instrument pertinent
unique de la politique monétaire ;
• les banques centrales n’ont à s’occuper que de l’économie domestique.
Les taux de change flexibles guidés par les écarts de taux d’intérêt
rendent le monde entier stable » (Aglietta, 2013, p. 42).
Non seulement la Grande Modération ne permettait pas de se prémunir
contre les risques financiers, mais elle les aggravait. C’est le fameux «
paradoxe de la tranquillité » analysé par Hyman Minsky (1919-1996). La
prospérité économique et les anticipations inflationnistes maîtrisées
conduisent les emprunteurs comme les banques à prendre des risques
excessifs (l’aversion pour le risque diminue du fait du climat des affaires très
optimiste). Dans le contexte antérieur à la crise de 2007-2008, un « paradoxe
de la crédibilité » est aussi intervenu : les succès passés des banques centrales
conduisaient à penser que ces dernières seraient à même de maîtriser des
accidents éventuels (comme ce fut le cas lors du krach de 1987 ou après
l’éclatement de la bulle Internet au début des années 2000).
La survenance de la crise et la gravité de ses conséquences ont conduit à un
changement d’orientation majeur : « la ‘‘grande récession’’ a fait comprendre
aux décideurs que la stabilité des prix ne pouvait à elle seule garantir la
stabilité financière et qu’elle ne pouvait donc empêcher les crises financières.
Il est en outre apparu que les chocs prenant naissance dans le système
financier sont susceptibles d’influencer lourdement l’économie réelle – et
donc aussi les risques pesant sur la stabilité des prix » (Boecks et al., 2015, p.
7).
Un premier débat porte sur les objectifs de la politique monétaire. Si l’on
vise la stabilité des prix, comment faut-il la définir ? Certains économistes,
comme Olivier Blanchard (alors chef économiste au FMI), ont proposé, dès
2008, de fixer un objectif de taux d’inflation à 4 %. Cela permettrait, selon lui,
de disposer de davantage de marge pour diminuer les taux d’intérêt en cas de
ralentissement de l’activité économique. En effet, certaines analyses
conduisent à penser qu’il aurait été nécessaire, au plus fort de la crise, que la
Réserve fédérale des États-Unis baisse ses taux directeurs de 4 ou 5 points de
plus, mais elle ne pouvait pas le faire puisqu’elle atteignait la frontière du taux
zéro. Partir de taux d’intérêt plus élevés serait donc utile en cas de récession et
de menace de déflation. Cette proposition de relèvement de la cible d’inflation
ne fait pas l’unanimité (et n’a d’ailleurs pas été adoptée). On craint en effet
qu’une telle mesure ne parvienne pas vraiment à accroître les anticipations
d’inflation et que, en revanche, elle sape la crédibilité chèrement acquise par
les banques centrales en matière de lutte contre l’inflation. D’autres
économistes, comme Michael Woodford, ont proposé d’adopter comme
objectif de la politique monétaire la croissance du PIB nominal (et non le taux
d’inflation). Cela permettrait de traiter de façon symétrique le danger
inflationniste et le danger déflationniste. En effet, pour un taux de croissance
en volume donné, un ralentissement comme une accélération de l’inflation
éloigneraient la croissance du PIB nominal de sa cible et justifieraient une
réaction de la politique monétaire.
Mais au-delà de la cible de la politique monétaire, c’est la politique
macroéconomique dans son ensemble qu’il faut repenser, comme l’indique un
rapport du FMI paru en 2010. Le rapport indique notamment qu’un taux
d’inflation faible est nécessaire, mais pas suffisant, et qu’il faut redonner toute
sa place à la politique budgétaire contracyclique (Blanchard, Dell’Ariccia,
Mauro, 2010). Commentant ce rapport, Olivier Blanchard déclare : « Les
taux d’intérêt ne sont pas très efficaces pour remédier à l’endettement
excessif, à la prise excessive de risque ou aux décalages apparents entre les
prix des actifs et les fondamentaux de l’économie. Il faut combiner
instruments de la politique monétaire et réglementation » (Blanchard, 2010).
Un second débat porte sur l’articulation entre l’objectif de stabilité des prix
et l’objectif de stabilité financière (voir focus 10.1). Pour certains
économistes, il faut en rester à l’application des règles de la politique
économique. Selon la règle de Tinbergen, il doit y avoir un instrument pour
chaque objectif et, selon la règle de Mundell, chaque instrument doit être
affecté à l’objectif à l’égard duquel il est relativement le plus efficace. Dans
cette optique, le taux d’intérêt, déterminé par la politique monétaire, doit être
affecté à l’objectif de stabilité des prix. Il revient à la banque centrale de viser
cet objectif et de gérer cet instrument. L’objectif de stabilité financière, qui
doit être atteint par la politique macroprudentielle, doit être confié à une
autorité indépendante distincte de la banque centrale. C’est la position que
défend Christian Bordes dans un rapport du Conseil d’analyse économique.
À l’inverse, ses co-auteurs, pour leur part, s’appuient sur l’expérience
antérieure à la crise de 2007-2008 et soulignent que les banques centrales se
sont centrées sur la stabilité des prix et ont considéré que le réglage de la
liquidité suffisait à assurer la stabilité financière. Or, la crise a constitué la
preuve empirique du fait que la stabilité financière n’était pas assurée. Pire, le
paradoxe de la crédibilité a conduit les banques à prendre des risques accrus,
ce qui a aggravé le risque systémique. Dès lors, ces auteurs proposent de
confier à la banque centrale le soin de poursuivre deux objectifs : la stabilité
des prix et la stabilité financière. Et, comme il n’est pas possible de s’en tenir
à un seul instrument (le taux d’intérêt), il faut confier à la banque centrale le
soin de mettre en œuvre une batterie d’instruments macroprudentiels visant à
la stabilité financière (Betbèze, Bordes, Couppey-Soubeyran, Plihon, 2011).

• FOCUS 10.1. Stabilité financière et risque systémique


Selon la BCE, « la stabilité financière peut être définie comme une situation où le système
financier – comprenant les intermédiaires, marchés et infrastructures de marché financier – est
capable de faire face à des chocs », cela implique que : « (i) le système financier devrait être
capable de transférer des ressources de manière efficace et régulière des épargnants vers les
investisseurs ; (ii) les risques financiers devraient être évalués et valorisés de manière
relativement précise et devraient aussi être relativement bien gérés ; (iii) le système financier
devrait être dans un état où il peut confortablement absorber des surprises et des chocs,
financiers ou se rapportant à l’économie réelle » (cité par Bandt, Drumetz, Pfister, 2013, p.
19).
Le risque systémique résulte du fait que l’agrégation des comportements des agents financiers,
alors même qu’ils visent à se protéger individuellement contre les risques, conduit à accroître
le risque global au lieu de le réduire.
La recherche de la stabilité financière vise à combattre le risque systémique.
Pour sa part, Xavier Ragot (2012) fait observer qu’en réponse à la crise, les
banques centrales sont intervenues pour sauvegarder la stabilité financière.
Certes, elles ont baissé leurs taux d’intérêt et injecté de la monnaie centrale
dans le système bancaire, mais elles sont allées bien au-delà. Aux États-Unis,
dès 2008, la Réserve fédérale est venue en aide à des banques
d’investissement (comme Bear Stearns) qui ne relevaient pas de son champ
d’intervention. De même, en collaboration avec le Trésor, la FED a sauvé le
premier assureur mondial (AIG) ainsi que les deux organismes semi-publics
de financement hypothécaire (Fanny Mae et Freddie Mac). Dans la zone euro,
la BCE est intervenue activement sur le marché des dettes publiques,
notamment à partir de 2010, pour éviter aux États du sud de la zone euro de
faire défaut. Si ce choix des banques centrales a été salutaire en période de
crise aiguë, il existe un risque en temps ordinaire d’un conflit entre l’objectif
de stabilité des prix et l’objectif de stabilité financière. On peut imaginer par
exemple un contexte macroéconomique caractérisé par une faible inflation qui
conduirait la banque centrale à maintenir ou à baisser son taux directeur. Si,
dans le même temps, on observe une prise accrue de risque de la part des
acteurs financiers, cela devrait conduire à augmenter les taux directeurs. Ce
risque de conflit d’objectifs conduit logiquement à proposer la séparation
entre l’institution chargée de la stabilité des prix et celle qui est chargée de la
stabilité financière. Ce n’est cependant pas la conclusion de X. Ragot. Il
formule un certain nombre de « modifications simples » permettant de confier
à la banque centrale un mandat de stabilité financière. Tout d’abord, il
propose, dans le cas de la BCE, de fusionner le « pilier économique » et le «
pilier monétaire » sur lesquels repose l’analyse qui fonde la politique
monétaire et de créer un nouveau pilier : le pilier financier. La BCE pourrait
donc désormais rendre publique chaque mois une analyse économique et
monétaire d’une part, une analyse financière d’autre part. Cette dernière
permettrait d’attirer l’attention sur un éventuel accroissement de la fragilité
financière. Sur la base de cette analyse, la BCE pourrait adresser des
recommandations aux organes chargés de la stabilité financière, assurant ainsi
une coordination des actions visant à la stabilité monétaire et à la stabilité
financière.
Au-delà des arbitrages institutionnels qui varient d’un pays à l’autre, il faut
constater qu’une page est tournée. On a changé de paradigme en matière de
politique monétaire : « Avant 2007, les objectifs des politiques
macroéconomiques, les outils nécessaires pour les atteindre et leur
contribution à la stabilisation de l’économie bénéficiaient d’un large
consensus. Les récentes turbulences financières ont eu raison de ce
consensus, en démontrant que la stabilité des prix ne garantit pas la stabilité
financière et, de ce fait, la stabilité macroéconomique. Économistes et
autorités politiques s’accordent aujourd’hui largement à dire que des
politiques visant explicitement à réduire la fréquence et l’ampleur des crises
financières sont nécessaires pour garantir la stabilité macroéconomique »
(Antipa et Matheron, 2014, p. 244).

1.2 Stabilité financière et politique


macroprudentielle
Au-delà des débats institutionnels, l’accord est cependant très large quant à
la nécessité de sauvegarder la stabilité financière, non seulement grâce à la
recherche d’une stabilité macroéconomique et de la stabilité des prix, mais,
plus spécifiquement, grâce à une politique macroprudentielle.
On parle parfois de « résilience du système financier » pour désigner cette
capacité à faire face à des chocs. Les responsables de la politique économique
et des banques centrales ont désormais acquis la conviction qu’on ne peut pas
s’en remettre à l’efficience des marchés ou à leur caractère autorégulateur
pour sauvegarder la stabilité financière. Cette dernière est en effet un bien
collectif. Si elle existe, tous les acteurs (du ménage le plus modeste à la
multinationale) en bénéficient, elle est donc « non excluable » (elle est mise à
la disposition de tous les agents dès lors qu’elle est mise à la disposition d’un
seul). Elle est aussi « non rivale » : le fait qu’un acteur bénéficie de la stabilité
financière ne prive pas un autre acteur de cette même stabilité. Bien au
contraire, la stabilité financière produit des externalités positives favorables à
tous. C’est d’ailleurs pourquoi la question de la stabilité financière est
désormais posée au niveau mondial : en avril 2009, le G20 a décidé de la mise
en place du Conseil pour la stabilité financière, qui regroupe les organisations
internationales concernées (FMI, BRI, Banque mondiale, OCDE) ainsi que les
autorités chargées de la régulation et de la supervision financières des pays
membres du G20.
Les biens collectifs constituent une défaillance du marché qui justifie
l’intervention publique, et donc la mise en œuvre d’une politique publique, en
l’occurrence la politique macroprudentielle. S’appuyant sur une contribution
commune du Conseil de la stabilité financière, du FMI et de la BRI, Jame
Caruana et Benjamin H. Cohen précisent que la politique macroprudentielle
est « une politique qui recourt principalement aux outils prudentiels pour
limiter le risque systémique ou touchant l’ensemble du système financier,
atténuant par ce biais l’incidence des perturbations dans la fourniture des
services financiers essentiels, qui pourraient avoir de graves conséquences
pour l’économie réelle » (Caruana et Cohen, 2014, p. 16). Ils ajoutent : « Les
éléments qui définissent la politique macroprudentielle sont son objectif
(limiter le risque systémique ou le risque financier pour tout le système), le
champ de l’analyse (le système financier dans son intégralité et ses
interactions avec l’économie réelle) et un ensemble de pouvoirs et
d’instruments ainsi que leur gouvernance (les outils prudentiels et ceux
spécifiquement attribués aux autorités macroprudentielles) » (Caruana et
Cohen, 2014, p. 17). La politique macroprudentielle vise donc à lutter contre
le risque systémique qui est, comme le rappelle M. Aglietta, « un échec
généralisé de coordination par les marchés financiers » (Aglietta, 2011 a, p.
195). La politique macroprudentielle se situe donc au niveau de l’ensemble du
système financier, alors que la politique microprudentielle (en usage de longue
date) se situe au niveau de chaque établissement financier. Il apparaît que les
mesures prudentielles prises au niveau des établissements financiers
considérés de façon individuelle ne suffisent pas à assurer la stabilité
financière. En effet, le risque systémique résulte de l’agrégation de décisions
individuelles qui peuvent être parfaitement rationnelles. Par exemple, avant la
crise de 2007-2008, les établissements financiers qui avaient massivement
recours à la titrisation, cherchaient à limiter leur exposition au risque, leur
comportement agrégé a conduit cependant à l’accroissement du risque
systémique. Par conséquent, « La politique macroprudentielle complète ainsi
la politique microprudentielle : la première vise la stabilité du système
financier dans son ensemble alors que la dernière veut assurer la solvabilité
des institutions bancaires prises individuellement » (Kelber et Monnet, 2014,
p. 167).
Dès 2003, tirant les leçons des crises des années 1990, André Cartapanis
plaidait pour une « prévention macroprudentielle des crises financières
internationales ». Il s’appuyait notamment sur la tradition issue de Knut
Wicksell et H. Minsky pour mettre en évidence le caractère endogène des
crises financières liées en particulier au caractère pro-cyclique des
comportements bancaires. Même si les banques évaluent correctement le
risque de crédit au niveau individuel, elles ne prennent pas en compte le risque
systémique. De sorte que le risque global est sous-estimé pendant les périodes
de boom (paradoxe de la tranquillité) et qu’il est surestimé après le
retournement des anticipations (ventes en catastrophe). La prévention
macroprudentielle suppose donc de mettre en place des normes contraignant
les banques à intégrer dans leurs calculs et dans leurs comportements le risque
systémique. Par exemple, on peut contraindre les banques à intégrer dans
l’évaluation du risque de crédit au niveau individuel des indicateurs de risque
systémique (rapport entre le total des crédits accordés et le PIB, évolution du
prix des actifs, etc.)1. De même, on peut envisager que les ratios prudentiels
(rapport entre les fonds propres et le total des engagements) soient
progressivement durcis en période de boom et partiellement assouplis en
période de récession. Cette politique macroprudentielle devrait porter une
attention particulière aux banques systémiques. Le principe « too big to fail »
crée en effet un aléa moral : les banques systémiques qui se pensent à l’abri de
la faillite ont tendance à prendre des risques excessifs, ce qui fait peser une
menace de grande ampleur sur la stabilité financière. Exercer une surveillance
particulière de ces banques systémiques et leur imposer des contraintes plus
lourdes en matière de gestion des risques seraient donc conforme à l’intérêt
général. En 2011, A. Cartapanis publie une vaste synthèse des travaux
disponibles sur la question de la politique macroprudentielle et il note que l’on
ne peut s’en tenir à une simple inflexion de la réglementation existante alors
que ce qui s’impose est un véritable changement de paradigme. Il observe que
« le G20 fait désormais implicitement référence à une lecture de la crise que
l’on qualifiait jusqu’alors d’hétérodoxe » (Cartapanis, 2011). Les
communiqués du G20 parlent en effet de pro-cyclicité de la finance,
soulignent les effets pervers de l’évaluation des actifs à leur valeur de marché
(« Fair Value » et « Market to Market »)2. Ils mettent en avant la
réglementation plutôt que le contrôle interne des risques ou la discipline de
marché.
Il faut enfin souligner le fait qu’il existe désormais un consensus assez large
pour considérer que les banques centrales doivent prévenir la réalisation du
risque systémique. Comme ce risque s’amplifie au cours des périodes de
boom économique (et qu’il est de fait dissimulé par le climat d’euphorie qui
caractérise le boom), les banques centrales doivent « naviguer contre le vent »
(Leaning Against the Wind – LAW), c’est-à-dire prendre des mesures contra-
cycliques en période de boom. Pendant longtemps, de nombreux responsables
des banques centrales ont défendu le point de vue selon lequel il était difficile
voire impossible de prévenir les crises (en dehors du maintien de la stabilité
des prix et de l’équilibre des finances publiques) dans la mesure où les
banquiers centraux ne seraient pas en mesure de déceler les bulles d’actifs et
de les distinguer des modifications de prix relatifs. De ce point de vue, les
banques centrales devaient se contenter de « nettoyer les dégâts après coup »
(Cleaning Up Afterwards – CUA). Compte tenu du coût des crises financières
et de leur impact sur l’économie réelle, la stratégie du LAW devrait s’imposer
sur celle du CUA. Elle suppose pour les autorités macroprudentielles une
analyse vigilante de la montée des risques financiers et la diffusion des
résultats de ces analyses3. L’information constitue en effet un élément
important de la prévention des risques.

2. Les instruments des politiques monétaires non


conventionnelles
Confrontées aux premières manifestations de la crise à l’été 2007 avant de
connaître une aggravation de la situation à l’automne 2008 avec la faillite de
la banque Lehman Brothers, les banques centrales ont mis en œuvre la «
doctrine Bernanke »4. Dans un discours prononcé en 2002, Ben Bernanke,
président du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis,
avait exprimé avec force la volonté de la banque centrale de prévenir et de
combattre la déflation. Bernanke, s’appuyant sur l’expérience japonaise,
affirmait que la banque centrale et les autres responsables de la politique
économique disposaient de moyens pour lutter contre la déflation, même si les
taux directeurs descendaient jusqu’à zéro (Zero Lower Bound). Et de fait, la
dépression et la déflation ont bien été évitées en dépit de la violence de la
crise financière. Pour parvenir à ce résultat, les banques centrales ont mis en
œuvre des politiques monétaires non conventionnelles.

2.1 L’usage non conventionnel des instruments


conventionnels
Les banques centrales ont fait appel à des instruments conventionnels
qu’elles ont utilisés avec une particulière vigueur. Il s’est agi pour l’essentiel
d’une baisse rapide et importante des taux directeurs jusqu’à atteindre
quasiment zéro.
Schéma 10.1. Taux d’intérêt de référence de la Fed, de la BCE, de la
BoE et de la BOJ

Source : Philippe Waechter, Natixis

L’objectif principal de ces actions était d’éviter la crise de liquidité du


marché interbancaire. En effet, la montée brutale de l’aversion pour le risque a
conduit les banques à contracter fortement leur offre de liquidités par crainte
de les prêter à d’autres banques qui se révéleraient insolvables. Ce
comportement auto-réalisateur pouvait conduire à un assèchement du marché
et à des défaillances en cascade des banques. Non seulement les banques
centrales ont apporté des liquidités5 à un prix de plus en plus faible (envoyant
ainsi un signal au marché quant à leur volonté de combattre la menace
déflationniste), mais elles ont fait évoluer leurs dispositifs d’intervention.
C’est ainsi que, en décembre 2007, la Réserve fédérale des États-Unis met en
place le Term Auction Facility (TAF), qui lui permet d’allouer aux banques
des liquidités pour une période de 28 jours (alors qu’habituellement, elle
accorde des liquidités à 24 heures). De plus, le TAF a été accessible à plus de
7 000 banques alors que traditionnellement, la FED alimente le marché en
liquidités par l’intermédiaire d’un petit nombre de grandes banques (les
Primary Dealers), qui se chargent ensuite de redistribuer ces liquidités dans le
système bancaire6. Dans le même esprit, à l’automne 2008, la BCE a modifié
la procédure d’appel d’offres de ses opérations principales de refinancement :
elle a mis en place un refinancement à taux fixe (taux décidé par la BCE) et
elle a renoncé au rationnement. C’est-à-dire que les BSR ont eu l’assurance de
recevoir toute la monnaie centrale qu’elles demandaient (et donc d’éviter la
crise de liquidité). À partir de mars 2016, la BCE a réduit jusqu’au niveau
zéro le taux des opérations principales de refinancement7. Elle a fixé un taux
d’intérêt négatif sur la facilité de dépôt à partir de juin 2014. De ce fait,
l’EONIA est lui aussi devenu négatif depuis l’automne 2014 (voir chapitre 10,
point 3.2). Si ces mesures ont permis d’éviter dans l’immédiat la crise de
liquidité et son effet de contagion, elles ont, en rapprochant les taux directeurs
du niveau zéro, fait perdre aux banques centrales un instrument d’action
essentiel. En effet, quand elles agissent sur le taux d’intérêt au jour le jour ou à
très court terme sur le marché interbancaire, les banques centrales adressent
un signal au marché et entendent agir sur les anticipations, et donc sur les taux
d’intérêt à long terme qui sont décisifs en matière d’investissement et de
croissance. Avec un taux à zéro, les agents économiques ne peuvent
qu’anticiper une remontée du taux nominal et donc une hausse d’autant plus
forte du taux réel que l’inflation est très faible et que la déflation menace.
Mais si les agents anticipent une remontée des taux réels, ils ne peuvent que
former des anticipations pessimistes quant à la croissance, ce qui déprime la
demande et aggrave la menace déflationniste. Pour éviter l’enlisement dans le
piège déflationniste, il faut donc innover en matière de politique monétaire.

2.2 Les mesures non conventionnelles


On distingue habituellement trois grandes familles de mesures non
conventionnelles.
Tout d’abord, les mesures d’assouplissement quantitatif (Quantitative
Easing), qui consistent à agir sur le volume de monnaie centrale mis à la
disposition de l’économie (puisque l’action par les taux est bloquée par la
frontière des taux zéro). Pour ce faire, les banques centrales achètent des actifs
financiers sur les marchés et créent donc en contrepartie de la monnaie banque
centrale (base monétaire, voir point 2.5, chapitre 3). De ce fait, le bilan des
banques centrales augmente.

Schéma 10.2 : OCDE, Base monétaire


Dans ce schéma, OCDE = États-Unis + Royaume-Uni + zone euro + Japon

Source : P. Artus, « Le policy mix des pays de l’OCDE est devenu trop expansionniste : quelles conséquences ? », Flash Économie
Natixis, n° 1352, 9 décembre 2016.

On voit sur le graphique ci-dessus qu’entre 2007 et 2016, la base monétaire


des principaux pays de l’OCDE a été multipliée par quatre environ (tant en
valeur absolue qu’en pourcentage du PIB en valeur). Pour obtenir ce résultat,
les banques centrales ont engagé des achats d’actifs à grande échelle sur les
marchés financiers. Aux États-Unis, il y a eu trois opérations de Quantitative
Easing (QE) :
• QE1 : de décembre 2008 à mars 2010 : 1 150 milliards de dollars
(achats de titres hypothécaires et de titres publics) ;
• QE2 : novembre 2010 à juin 2011 : 600 milliards de dollars d’achat
d’obligations d’État (Long Term Tresury Securities) ;
• QE3 : septembre 2012 à décembre 2013 1 105 milliards de dollars
(achats de titres hypothécaires).
Dans la zone euro, des opérations diverses ont été mises en œuvre dans le
même objectif (même si la base monétaire a moins augmenté qu’aux États-
Unis ou au Royaume-Uni). En 2009 et en 2011, la BCE a engagé deux
programmes d’achat d’obligations sécurisées8. Du 10 mai 2010 à février 2012,
la BCE a mené des interventions sur les marchés obligataires au titre du
programme pour les marchés de titres9. En août 2012, elle a annoncé la
possibilité d’effectuer des opérations fermes d’open market sur le marché
secondaire des obligations d’État. Elle a aussi eu recours, en 2011 et 2012, à
des opérations de refinancement à très long terme (Very Long Term
Refinancing Opération – VLTRO) d’un montant total de 1 000 milliards
d’euros. Ces opérations avaient une échéance de trois ans, portée ensuite à
cinq ans (contre trois mois pour les opérations de refinancement à long terme
dans la politique monétaire conventionnelle). Constatant que le bilan de la
BCE diminuait cependant entre 2013 et 2015 du fait de l’arrivée à échéance
des crédits en monnaie centrale précédemment accordés et devant le risque
accru de déflation10, le président du directoire de la BCE, Mario Draghi,
précise en septembre 2014 que la taille du bilan de l’Eurosystème devrait
atteindre 3 000 milliards d’euros, soit environ 30 % du PIB en valeur de la
zone euro, alors qu’il n’était que de 2 000 milliards d’euros à la fin du
troisième trimestre 2014. Cela conduit la BCE à annoncer en janvier 2015 et à
mettre en œuvre à partir de mars 2015 un programme de rachat d’actifs de 60
milliards chaque mois sur 18 mois (soit 1 140 milliards d’euros). Il s’agit de
titres de la dette publique des pays de la zone euro et de titres privés de bonne
qualité. Le programme initialement prévu jusqu’en septembre 2016 est
prolongé jusqu’en mars 2017, puis septembre 2017. Entre mars et décembre
2016, les achats ont été portés à 80 milliards mensuels.
Cette politique d’assouplissement quantitatif vise à agir sur l’économie à
travers trois canaux de transmission :
• l’effet quantité : les achats d’actifs signifient que des titres sortent du
bilan des banques et sont remplacés par des réserves en monnaie
centrale de ces mêmes banques auprès de la banque centrale ;
• l’effet signal : la banque centrale montre sa détermination à agir pour la
remontée de l’inflation. La BCE a beaucoup insisté sur le fait qu’elle
agissait dans le cadre de son mandat (une inflation inférieure, mais
proche de 2 %). Les tensions déflationnistes étant en contradiction
avec ce mandat, la BCE est légitime à agir par tous les moyens qui lui
semblent de nature à rapprocher le taux d’inflation de sa cible et à
éviter la spirale déflationniste ;
• l’effet sur l’excès de liquidités : les banques sont davantage liquides et
les achats d’actifs contribuent à la baisse du coût du refinancement sur
le marché monétaire.
L’idée générale est donc que des banques plus liquides, dans un contexte de
remontée des anticipations inflationnistes (et donc de baisse des taux d’intérêt
réels à long terme), devraient favoriser la reprise de la croissance.
La seconde grande catégorie de mesures des politiques monétaires non
conventionnelles est l’assouplissement du crédit (Credit Easing). Ici, il ne
s’agit plus d’agir sur la taille du bilan de la banque centrale (et donc sur le
montant de la base monétaire), mais d’agir sur la structure de ce bilan.
L’objectif est d’inciter les banques de second rang à reprendre ou à amplifier
leurs opérations de crédit au bénéfice des ménages et des entreprises. Il est
possible notamment d’agir sur la maturité des titres acquis par la banque
centrale. Par exemple, en septembre 2011, la FED met en œuvre l’opération
twist, qui consiste à vendre 400 milliards de titres à moins de trois ans et à
acheter le même montant de titres d’une maturité de six à trente ans. L’action
est donc neutre sur le montant du bilan de la banque centrale, par contre, elle
permet de faire baisser les taux d’intérêt à plus long terme, ce qui est de nature
à favoriser l’investissement. Une autre modalité du Credit Easing consiste à
élargir la gamme des collatéraux11 acceptés par la banque centrale dans ses
achats de titre. Par exemple, en acceptant d’acheter des titres de moindre
qualité, la banque centrale peut permettre aux banques de second rang
d’améliorer la qualité moyenne de l’actif de leur bilan, ce qui devrait jouer en
faveur d’octrois de crédits12. La BCE a agi dans le même sens (au prix de
difficiles négociations politiques) en rachetant sur le marché secondaire des
obligations émises par certains États membres de la zone euro (Grèce, mais
aussi Espagne, Portugal, voire Italie) qui étaient caractérisés par des taux
d’intérêt très élevés, ce qui creusait les écarts de taux (Spread) entre les pays
membres de la zone euro13. Ces écarts de taux manifestaient une défiance
quant à la viabilité de la zone euro. Face à cette situation, outre les mesures
d’intervention sur les marchés, Mario Draghi a usé avec brio de la
communication. Le 26 juillet 2012, s’exprimant à Londres devant un parterre
de financiers, le président du directoire de la BCE lance une formule qui va
rester célèbre : « Within our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes
to preserve the euro. And believe me, it will be enough »14. « Tout ce qui sera
nécessaire » et « Croyez-moi, ce sera suffisant » sont deux expressions qui
marquent fortement les marchés, les écarts de taux d’intérêt commencent
immédiatement à se réduire entre les pays membres de la zone euro. La BCE a
aussi innové en mettant en œuvre en 2014 des opérations de refinancement à
plus long terme ciblées (Targeted Long Term Refinancing Operations –
TLTRO)15. Ces octrois de liquidités d’une durée de quatre ans (à un taux très
favorable16) sont liés au montant des crédits accordés par les banques aux
ANF. La nouveauté par rapport aux LTRO est le lien établi entre les crédits à
l’économie réelle et le refinancement à long terme. Grâce à cet instrument, la
BCE entend bien agir sur les conditions du crédit.
Le Credit Easing repose sur le constat d’un relatif blocage (ou d’une reprise
insuffisante) des crédits accordés à l’économie : les banques centrales mettent
donc en place divers mécanismes visant à inciter les banques à prêter
davantage.
Enfin, la troisième grande catégorie de mesures est constituée par les «
orientations prospectives » (Forward Guidance). Le Forward Guidance
consiste pour une banque centrale à s’engager publiquement quant à
l’évolution future des taux directeurs. Elle peut le faire pour une échéance
donnée (au moins jusqu’à telle date) ou pour une période. Elle peut
conditionner les taux directeurs à la situation macroéconomique (par exemple,
maintenir des taux faibles jusqu’à un certain niveau d’inflation ou de
chômage). La Banque centrale de Nouvelle-Zélande a utilisé le Forward
Guidance dès 1997, la Banque du Japon l’a utilisé à partir de 1999 alors que
les taux directeurs étaient proches de zéro et la Réserve fédérale a utilisé cet
instrument non conventionnel à partir de 2008. S’agissant de la BCE, qui
l’utilise depuis juillet 2013, une étude de la Banque nationale de Belgique
précise : « Les orientations prospectives (Forward Guidance) […] consistent à
donner des indications sur l’évolution future des taux directeurs. Ainsi, par
exemple, en communiquant sur le fait que ces taux demeureront bas pendant
une période prolongée, la banque centrale peut affecter les anticipations
relatives aux taux courts et réduire l’incertitude entachant leur évolution. De
cette manière, elle a la possibilité de peser davantage sur les taux à plus long
terme. De telles indications ont été prodiguées par la BCE à compter de juillet
2013. Le Conseil des gouverneurs a alors fait savoir qu’il prévoyait que ‘‘les
taux d’intérêt directeurs de la BCE resteraient à leurs niveaux actuels ou à
des niveaux plus bas sur une période prolongée’’, en précisant que cette
anticipation se fondait ‘‘sur le maintien, à moyen terme, de perspectives
d’inflation globalement modérées, compte tenu de la faiblesse généralisée de
l’économie réelle et de l’atonie de la dynamique monétaire’’ » (Cordemans et
al., 2016, p. 39). Au cours de l’été 2016, la Banque du Japon a annoncé son
intention de maintenir son principal taux directeur à 0 % pour les dix
prochaines années.
La politique de Forward Guidance vise à agir sur les anticipations des
agents économiques et à faire baisser les taux d’intérêt à long terme dans le
but de favoriser l’investissement et la croissance.

Schéma 10.3. Les instruments de la politique monétaire non


conventionnelle
• FOCUS 10.2. Le Japon et la politique monétaire non
conventionnelle
Depuis l’éclatement de la bulle financière et immobilière de 1990-1991,
l’économie japonaise connaît de façon structurelle une croissance faible. On
a parlé dans un premier temps d’une décennie perdue, il s’agit maintenant
d’un quart de siècle. Au cours des vingt-cinq dernières années, le Japon a
connu une croissance de 0,8 % de son PIB par habitant en volume.
Entre 1991 et 1995, la Banque du Japon (BoJ) baisse son taux directeur de
9 % à 2 %. En dépit de cette politique conventionnelle, l’économie
japonaise entre en déflation à partir de 1995. La période 1997-1998 est
marquée par un épisode de forte contraction du crédit (Credit Crunch) sur
fond de crise systémique du système bancaire japonais. Avec le recul, un
consensus existe désormais sur l’idée que la réaction de la BoJ a été
insuffisamment vigoureuse. Mais, à l’époque, les autorités monétaires
considéraient que la pression à la baisse sur les prix était de nature
structurelle (importations de produits à bas prix en provenance des pays
émergents). La BoJ s’est donc montrée prudente dans sa politique de baisse
des taux d’intérêt en dépit d’une fragilité financière croissante du système
bancaire japonais. Dans un premier temps, la déflation est interprétée
comme le résultat de chocs d’offre positifs (réformes structurelles,
nouvelles technologies, importations en provenance de Chine), de sorte que
ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la BoJ commence à mettre en
œuvre une politique monétaire non conventionnelle. De 1999 à 2000, la
BoJ réduit son taux directeur à zéro (Zero Interest Rate Policy –ZIRP), le
taux restera à ce niveau en dehors de brèves périodes. Puis, la BoJ conduit
une politique d’assouplissement quantitatif entre 2001 et 2006. La sortie de
cette première phase d’assouplissement quantitatif se traduit par une baisse
sensible de la base monétaire, alors que l’inflation reste faible dans une
période où, au niveau mondial, on assiste à une forte accélération de
l’inflation liée au boom de croissance. Le choc de la crise de 2007 et plus
encore la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis ont un impact très
négatif sur l’économie japonaise, ce qui conduit à reprendre en 2010 la
politique d’assouplissement quantitatif. Toutefois, celle-ci est trop peu
dynamique et ne parvient pas à remettre en cause les tendances
déflationnistes. La victoire en 2009 du parti de centre gauche est suivie par
une défaite cinglante en 2012 et le retour au pouvoir du parti libéral
démocrate sous la conduite de Shinzo Abe. À partir de 2013, la nouvelle
politique macroéconomique repose sur trois orientations principales (on
parle des « trois flèches » des « Abenomics ») :
– la lutte contre la déflation ;
– le soutien à la demande pour relancer la croissance ;
– une politique structurelle favorable à la croissance à long terme.
Un nouveau gouverneur, favorable à la politique gouvernementale, est
nommé à la tête de la banque du Japon, la cible d’inflation est portée de 1
% à 2 % et une politique vigoureuse d’assouplissement quantitatif et
qualitatif (QQE) est mise en œuvre. La base monétaire augmente alors très
rapidement comme le montrent les graphiques ci-dessous :

Source : Flash Économie Natixis, n° 1310, 30 novembre 2016.


La chute du yen sur les marchés des changes n’a pas vraiment stimulé les
exportations japonaises dans un contexte où le commerce mondial est très
peu dynamique. En revanche, le gouvernement a joué à plein de la « flèche
budgétaire » grâce à un plan de relance qui a certes accru la dette publique
(230 % du PIB en 2014 !), mais qui est parvenu à relancer la croissance. La
« troisième flèche » se heurte à des facteurs défavorables (notamment le
vieillissement de la population), mais le gouvernement mène des réformes
structurelles (déréglementation) et cherche à favoriser l’innovation et
l’investissement. Cette politique ne pourra avoir que des effets à long terme.
À moyen terme, la BoJ poursuit sa politique accommodante, elle a pris des
engagements de maintien à long terme d’un taux d’intérêt nul et elle rachète
massivement des titres de dette publique pour que les taux d’intérêt sur
cette dette restent modérés.
Patrick Artus parle d’un « piège japonais » qui placerait la banque centrale
dans l’impossibilité de sortir des politiques monétaires très expansionnistes
par crainte de provoquer de graves difficultés sur le marché obligataire (une
hausse des taux d’intérêt conduirait en effet à une baisse de la valeur des
obligations émises à des taux d’intérêt plus faibles). Cet éventuel krach
obligataire fragiliserait le système financier, aurait des effets de richesse
négatifs sur les ménages et compromettrait le financement de la dette
publique.
La situation du Japon pose donc le problème de l’efficacité des politiques
monétaires non conventionnelles et celui des modalités de sortie de ces
politiques initialement considérées comme transitoires.

3. L’avenir des politiques monétaires non


conventionnelles ?
Les politiques monétaires non conventionnelles ont été l’occasion pour les
banques centrales d’une série d’innovations qui s’appuyaient sur la réflexion
ancienne des économistes17. La « doctrine Bernanke » a joué à plein : la
spirale de déflation et de dépression a été évitée. De plus, la coopération entre
banques centrales a été forte (notamment sous la forme d’échanges de devises
entre la FED et les banques centrales européennes afin que les BSR
européennes ne se retrouvent pas illiquides en dollars). Il reste cependant que
des interrogations se font jour sur l’efficacité des politiques monétaires non
conventionnelles et sur la sortie de ces politiques afin de revenir à une
situation « normale ».

3.1 L’efficacité des politiques monétaires non


conventionnelles
Si le péril déflationniste a été évité, les politiques monétaires non
conventionnelles n’ont pas permis de retrouver le sentier de croissance
antérieur à 2009. La faiblesse de la reprise, l’atonie du commerce mondial, la
faiblesse des gains de productivité, conduisent au débat sur la stagnation
séculaire. L’une des difficultés majeure est la persistance de faibles
anticipations d’inflation (voire d’anticipations déflationnistes au Japon).
Certes, la remontée des cours du pétrole qui s’amorce en 2016 pourrait
conduire à une inflation plus soutenue, mais l’inflation sous-jacente18 reste
faible.

Schéma 10.4. Zone euro : inflation sous-jacente

Core CPI : inflation sous-jacente. CPI : Consumer Price Index. GA : Glissement annuel.

Source : Flash Économie Natixis, n° 1393, 16 décembre 2016.

La raison de cette situation réside dans l’absence manifeste de lien entre


base monétaire, masse monétaire et inflation. Les banques centrales peuvent
certes créer de la monnaie centrale (que l’on nomme parfois M0), mais pour
l’essentiel, ce sont les BSR qui créent la monnaie lorsqu’elles accordent des
crédits à leurs clients. L’effet attendu du Quantitative Easing par les banques
centrales repose sur la logique du multiplicateur de crédit. Or la monnaie est
endogène et l’existence de réserves excédentaires en monnaie centrale n’est ni
une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour que les BSR
octroient davantage de crédits. En effet, les politiques monétaires non
conventionnelles ont conduit à une forte croissance de la base monétaire, mais
la masse monétaire en circulation s’est accrue dans des proportions bien
moindres. On le voit sur le graphique 10.5 ci-dessous, dans le cas de la zone
euro. La situation est comparable dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Quant
au niveau général des prix, il augmente encore moins rapidement que la masse
monétaire. Le caractère systématique de la relation monétariste entre quantité
de monnaie augmentant plus vite que la production et hausse du niveau
général des prix est donc remis en cause. Il est clair, de plus, que
l’accroissement des réserves excédentaires en monnaie centrale ne suffit pas à
déclencher l’octroi de crédit par les banques, ni la demande de crédit par les
agents non bancaires (voir point 2.5, chapitre 3).

Schéma 10.5. Base monétaire et masse monétaire dans la zone euro


Base 100 = 2007
Source : N. Cordemans et al., 2016, p. 43.

Les profits des entreprises se sont redressés, mais sans effets significatifs
sur l’investissement, les taux de change de l’euro et du yen ont baissé, mais
sans effet marquant sur les exportations. En revanche, le partage des revenus
en défaveur des salariés continue à peser négativement sur la demande et, aux
États-Unis, l’amélioration de la situation de l’emploi ne conduit pas à une
hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Il semble donc que ce
sont des facteurs structurels de la croissance qui sont en jeu. Les banquiers
centraux et le FMI ont beau jeu de souligner que la politique monétaire a été
utilisée autant que cela était possible, mais qu’un relais des politiques
budgétaires est nécessaire. Or, du fait d’un niveau élevé de l’endettement
public et des contraintes qui pèsent sur la politique budgétaire (notamment au
sein de la zone euro), la politique de soutien à la croissance potentielle par le
budget n’est pas vraiment mise en œuvre. Des propositions ont été faites qui
conduiraient, par exemple, à financer des dépenses budgétaires par la
monétisation dans le domaine des infrastructures, de l’investissement en
capital et de la transition énergétique. Mais pour l’instant, ces propositions
sont restées lettre morte. En fait, c’est un nouveau policy mix, dans le cadre
d’une coopération internationale renforcée et d’un fédéralisme budgétaire
accru au sein de la zone euro, qui semble nécessaire. Mais les conditions
politiques de telles évolutions ne semblent pas réunies.
Patrick Artus se montre particulièrement critique à l’égard du Quantitative
Easing de la BCE tel qu’il a été conduit notamment en 2016. Il souligne que
désormais, la BCE achète surtout des obligations à des non-résidents dans la
zone euro. Ces derniers utilisent les liquidités en euro ainsi obtenues pour
acheter notamment des actions sur le marché boursier des États-Unis. De ce
fait, la création de base monétaire par la BCE ne soutient pas l’activité
économique au sein de la zone euro, mais risque de se traduire par la
formation de nouvelles bulles spéculatives via la hausse des prix d’actifs.

3.2 Peut-on sortir des politiques monétaires non


conventionnelles ?
Les politiques monétaires non conventionnelles ont été mises en place en
2008. À la fin de 2016, la Réserve fédérale amorce une légère remontée des
taux directeurs, alors que le Japon et la BCE maintiennent des taux nuls dans
le même temps où la BCE annonce le maintien jusqu’à la fin 2017 de sa
politique d’achat d’actifs.
Il faut pourtant rappeler que les politiques monétaires non conventionnelles
sont normalement des mesures exceptionnelles qui n’ont pas vocation à durer.
Comment peut-on en sortir ? Le scénario est assez bien connu des
économistes. Dans un premier temps, il faut mettre fin à la politique d’achat
d’actifs et laisser progressivement les titres pris en pension arriver à échéance.
Les BSR qui avaient bénéficié de l’opération de pension reprennent leurs
titres et restituent la monnaie centrale, qui est alors détruite. Cela peut prendre
du temps compte tenu du fait que certaines opérations de refinancement ont
été conduites à long terme et que les banques centrales ont aussi réalisé des
achats fermes de titre. On peut aussi « éponger » la liquidité en augmentant le
taux des réserves obligatoires ; ainsi, une partie des liquidités excédentaires
seraient « bloquées » sur les comptes des BSR au sein de la banque centrale.
Dans un second temps, les banques centrales peuvent remonter
progressivement leurs taux directeurs. On pourrait donc imaginer une
transition en douceur qui serait facilitée par une inflation plus soutenue et des
anticipations d’inflation modérées quoique plus importantes que pendant la
crise et par une reprise de la croissance en volume des économies qui
conduirait les BSR à financer davantage l’activité économique.
Cependant, plusieurs risques importants pèsent sur ce scénario optimiste.
Le premier risque est celui de la déflation : l’arrêt de l’assouplissement
quantitatif et la remontée des taux peuvent conduire à un retour en force des
anticipations déflationnistes, une contraction de l’activité, une hausse du
chômage, etc. Le risque réciproque est celui du dérapage inflationniste. La
masse des avoirs en liquidités banque centrale peut donner lieu à de la
création de monnaie par les banques de second rang si la demande de crédit
des ménages et des entreprises redémarre, de ce fait un choc de demande
positif peut se produire et déclencher de fortes tensions inflationnistes compte
tenu de la rigidité de l’offre à court terme. Une autre version de ce scénario
verrait la création monétaire rendue possible par la liquidité excédentaire
s’orienter vers des achats d’actifs financiers ou immobiliers, et donc des
gonflements de bulles spéculatives.
Une autre question épineuse relève de ce que l’on nomme la domination
budgétaire (Fiscal Dominance). En effet, la contraction de l’offre de monnaie
banque centrale et l’arrêt des achats d’actifs sur les marchés (achats qui
portent dans une large mesure sur des titres de la dette publique) risquent de
remettre en cause la soutenabilité de la dette (la hausse des taux conduisant à
une augmentation de la charge de la dette). Si, de plus, les taux réels
deviennent supérieurs au taux de croissance en volume de l’économie, un effet
boule de neige de la dette publique se met en place. Dans ces conditions, le
risque existe que les pouvoirs publics imposent à la banque centrale le
maintien de sa politique accommodante afin d’éviter une crise de la dette
publique et un possible défaut de l’État sur sa dette. On tomberait alors dans le
« piège japonais ». La sortie des politiques monétaires non conventionnelles
se révélera donc très délicate à mettre en œuvre. L’art du « Central Banking »
devra encore se perfectionner.
1. Ce qui signifie que l’expansion trop importante du crédit ou le gonflement de bulles sur les prix des actifs devraient conduire à
considérer chaque crédit individuel comme plus risqué. Il faut donc internaliser le risque systémique dans le calcul du risque
individuel.
2. Sur ces questions, voir le livre de Didier Marteau (2016).
3. On retrouve ici l’idée selon laquelle la transparence de l’information financière, sa diffusion non seulement en direction des
responsables politiques et des institutions financières, mais aussi en direction de l’opinion publique dans son ensemble est une tâche
importante des autorités monétaires.
4. « Deflation: Making Sure ‘‘It’’ Doesn’t Happen Here »
5. Rappelons que le terme « liquidités » (au pluriel) désigne usuellement la monnaie banque centrale.
6. On pouvait craindre en effet que, dans le contexte d’aversion au risque, les Primary Dealers ne conservent les liquidités
obtenues qui n’auraient donc pas bénéficié à l’ensemble du système bancaire.
7. Il était de 0,05 % depuis septembre 2014.
8. Les obligations sécurisées sont des obligations adossées à des crédits hypothécaires ou à des créances sur les administrations
publiques. Elles sont donc réputées peu risquées.
9. Ces opérations sont controversées. En février puis septembre 2011, deux responsables allemands de la BCE démissionnent :
Axel Weber (gouverneur de la Bundesbank) et Jürgen Stark (chef économiste de la BCE).
10. En effet, le taux d’inflation a baissé continûment depuis l’année 2012 et il devient négatif dans la seconde moitié de l’année
2015 et au début 2016.
11. On appelle « collatéraux » les titres qui sont admis comme contrepartie dans les opérations de fourniture de liquidités aux
banques de second rang. Plus généralement, il s’agit des titres qui font l’objet d’une opération de pension et qui sont donc la garante
des crédits accordés.
12. Cela présente le risque de faire de la banque centrale une « bad bank », c’est-à-dire une structure de défaisance permettant
aux banques de second rang de se défaire des créances de mauvaise qualité qu’elles détiennent. Il y a donc un problème d’aléa
moral.
13. Entre 2010 et 2012, dans le cadre des Securities Markets Program, la BCE a racheté 220 milliards d’euros de d’obligations
souveraines à long terme (notamment des obligations grecques, italiennes, portugaises et espagnoles). Dans sa communication, la
BCE a expliqué qu’il s’agissait de s’opposer aux spéculateurs qui mettaient en doute l’irréversibilité de l’euro. L’objectif, en
l’occurrence, n’était pas d’accroître la base monétaire, pour preuve la BCE a « stérilisé » ses achats de titres longs en reprenant de la
monnaie centrale sur le marché interbancaire (reprises de liquidités en blanc).
14www.ecb.europa.eu/press/key/date/2012/html/sp120726.en.html
15. Une seconde opération de TLTRO a été lancée en 2016.
16. Le taux est au départ celui des opérations principales de refinancement, mais si les banques accroissent suffisamment leurs
crédits à l’économie, elles peuvent bénéficier d’un taux d’intérêt négatif (dans ce cas, elles sont « payées » pour emprunter de la
monnaie centrale).
17. Dans le monde anglo-saxon, les banquiers centraux sont souvent des économistes réputés pour l’excellence de leurs travaux
académiques.
18. L’inflation sous-jacente est une mesure de l’inflation qui ne prend pas en compte les variations de prix les plus volatiles (prix
des matières premières, variation saisonnière des prix, etc.). L’inflation sous-jacente mesure donc la dimension la plus structurelle
de l’inflation.
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Collection CURSUS Économie

Ouvrages publiés sous la direction d’Alain Beitone


Alain Beitone, Lionel Lorrain, Christophe Rodrigues, La dissertation de
science économique, 2016
Marion Navarro, Les inégalités de revenus, 2016
Didier Marteau, Les marchés de capitaux, 2e édition, 2016
Vincent Barou et Benjamin Ting, Fluctuations et crises économiques, 2015
Mickaël Joubert et Lionel Lorrain, Économie de la mondialisation, 2015
Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Économie de l’environnement et
économie écologique, 2e édition, 2015
Emmanuel Buisson-Fenet et Marion Navarro, La Microéconomie en
pratique, 2e édition, 2015
Marc Bassoni et Alexandre Joux, Introduction à l’économie des médias,
2014
Magali Chaudey, Analyse économique de la firme, 2014
Antoine Bernard de Raymond et Pierre-Marie Chauvin, Sociologie
économique. Histoire et courants contemporains, 2014
Denis Anne et Yannick L’Horty, Économie de l’emploi et du chômage, 2013
Jean-Luc Gaffard, La Croissance économique, 2011

Voir aussi
Dictionnaire de science économique, Alain Beitone (dir.), 2016 (5e édition)
Économie sociologie et histoire du monde contemporain, Alain Beitone
(dir.), 2016 (2e édition)
Index


A
Abenomics 1
accélérateur financier 1, 2
accords
de Bâle II 1
de Bâle III 1
de Bâle I 1
accumulation du capital 1
Acte de Peel 1
actif 1
agrégats monétaires 1
ajustement par les prix 1
aléa moral 1, 2, 3, 4
ambivalence de la monnaie 1, 2
ancrage de l inflation 1
ante-validation 1, 2
anticipation 1, 2
adaptatives 1
rationnelle 1
rationnelles 1, 2
approche circuitiste 1
arbitrage
inflation/chômage 1
intertemporel 1, 2
travail/loisir 1
arbitre de marché (commissaire-priseur walrasien) 1
assignats 1
association française des banques 1
assouplissement
du crédit Credit Easing 1
quantitatif Quantitative Easing 1
quantitatif et qualitatif 1
asymétrie
d information 1
informationnelle 1
autofinancement 1
Autorité
bancaire européenne 1
de contrôle prudentiel et de résolution 1
européenne des assurances et des pensions professionnelles 1
européenne des marchés financiers 1
autorité
monétaires 1
avance sur richesse 1
aveuglement au désastre 1

B
bail in 1
bail out 1
banque systémique 1
bancarisation de l économie 1
bancassurance 1
Bank Charter Act 1
Banking School 1, 2
banque 1, 2, 3, 4
centrale 1, 2, 3, 4
d affaires 1, 2
de crédit à moyen et long termes 1
de dépôts 1, 2
de second rang 1
libre 1
systémique 1
systémiques 1, 2
universelle 1
Banque
centrale européenne 1
de France 1
base monétaire 1, 2
besoin de financement 1
bid ask spread 1
bien
collectif 1, 2
privatifs 1
billet
à ordre 1
de banque 1, 2, 3, 4
de trésorerie 1
bulle spéculative 1, 2

C
canal
des taux d intérêt bancaire 1
du bilan 1
du crédit 1
du crédit bancaire 1
du prix des actifs 1
du taux de change 1
capacité de financement 1
capital 1
capitaux propres 1
carré magique 1
Central Banking 1
certificats de dépôt 1, 2, 3
chambre de compensation 1
chocs
monétaires 1
réels 1
chômage wicksellien 1
cible d inflation 1, 2
circuit du Trésor 1
circulation de la monnaie 1
Cleaning Up Afterwards 1
coefficient de réserve 1, 2
cohérence intertemporelle 1
Comité
de Bâle 1
des établissements de crédit et des entreprises d investissement 1
communauté de paiement 1, 2
compensation interbancaire 1
comportements mimétiques 1
Concentration bancaire 1
conception
fonctionnaliste de la monnaie 1
substantialiste de la monnaie 1
concurrence parfaite 1
Conférence de Gênes 1
confiance
éthique 1
hiérarchique 1
méthodique 1
Conseil
de la résolution unique 1
européen du risque systémique 1
national du crédit 1
pour la stabilité financière 1
contrainte
de liquidité 1, 2, 3
institutionnelle 1
métallique 1, 2, 3
contreparties de la masse monétaire 1
controverse bullioniste 1
convention 1
convertibilité 1
-or 1
coopération 1
coordination 1, 2
hiérarchique 1
courbe
de Phillips 1, 2
de Phillips-Lipsey 1
de Phillips augmentée des anticipations 1
cours
forcé 1, 2, 3, 4
légal 1, 2, 3
libre 1, 2
coussin de conservation
des fonds propres 1
coussin
contracyclique 1
coût
d agence 1
d opportunité 1
de transaction 1
créance 1
création
de monnaie 1
monétaire 1
monétaire ex nihil 1
crédibilité 1, 2
crédit bancaire 1
Credit Crunch 1, 2
crise
de liquidité 1
de surinvestissement 1
systémique 1
critique de Lucas 1
croissance
économique potentielle 1
effective 1
potentielle 1
crowdfunding 1
Currency School 1, 2
cycle du crédit 1

D
décloisonnement 1
défaillance de marché 1
défauts de coordination 1
d effet de commerce 1
déflation 1, 2, 3
demande de monnaie 1
dématérialisation de la monnaie 1, 2
dépréciation 1
déréglementation 1
désinflation 1
désintermédiation 1
désir mimétique 1
destruction de monnaie 1
détour de production 1
dette
de vie 1, 2
primordiale 1
dévaluations 1
devise 1
dichotomie 1
faible 1, 2
forte 1
dilemme inflation/chômage 1
discipline du marché 1
discrétion basée sur une règle 1
diviseur de crédit 1, 2, 3
doctrine
Bernanke 1
Germain 1
domination budgétaire
Fiscal Dominance 1
droit
de propriété 1, 2, 3
de seigneuriage 1

E
écart de production
Output Gap 1
école économique suédoise 1
économie
d échange réel 1
d’encaisses 1
d endettement 1, 2
de crédit organisé 1
de crédit pur 1
de crédit simple 1
de fonds propres 1
de l offre 1
de marché financier 1, 2
de troc 1, 2, 3
marchande 1
monétaire 1, 2, 3
monétaires de production 1
non marchande 1
effet
accordéon (concertina effect) 1
boule de neige de la dette publique 1
Cantillon 1
d encaisse réell 1
de commerce 1, 2
de levier 1
de levier bancaire 1
Pigou 1
efficacité informationnelle 1
emprunt 1
encadrement du crédit 1
encaisse
désirée 1
monétaire 1
nécessaire 1
thésaurisée 1
EONIA 1, 2, 3
épargne préalable 1
équation de Taylor 1
équation
de Cambridge 1
équilibre
de sous-emploi 1
général 1
monétaire 1, 2
escompte 1, 2
escompte d effet de commerce 1
établissement
de crédit 1, 2
étalon-or 1
étalon
-or 1
de change or 1
de valeur 1
Eurogroupe 1
Eurosystème 1
ex ante 1
ex post 1
F

fable du troc 1
Fair Value 1
fait social total 1
faux droits 1
fétichisme de la marchandise 1
financement 1
de marché 1
direct 1
externe 1
intermédié 1, 2
interne 1
monétaire 1
non monétaire 1
participatif 1
sur fonds propres 1
financiarisation des bilans bancaires 1
fonction
d intermédiaire des échanges 1
d unité de compte 1
de la finance 1
de règlement 1
de réserve de valeur 1
fonds
de résolution unique 1
prêtables 1
propres 1
propres bancaires 1
Forward Guidance 1
franc Poincaré 1
Free Banking
banque libre 1
fuite interbancaire 1

G
Glass Steagall Act 1
globalisation financière 1
Gold Exchange Standard 1
Grande
Inflation 1, 2
Modération 1, 2, 3, 4

H
hiérarchie 1
hyperinflation 1

I
illusion monétaire 1
illiquidité 1
insolvabilité 1
incertitude 1
individualisme méthodologique 1
inflation 1, 2, 3
par la demande 1
par la monnaie 1
par les coûts 1
Inflation Targeting 1
instabilité financière 1
institution 1, 2
financière monétaire 1
financières 1
financières monétaires 1
financières non monétaires 1
instrument
conventionnels 1
de marché 1
réglementaires 1
intermédiation
bancaire 1
de bilan 1
de marché 1
investissement 1

K
keynésianisme de la synthèse 1
krach
de 1929 1
financier 1

L
Leaning Against the Wind 1
lettre
de change 1, 2, 3
lien social 1, 2, 3
liquidité 1, 2, 3, 4
de marché 1
ultime 1
livre blanc sur les services financiers 1
Loans Make Deposits 1
loi
bancaire de 1984 1
de Gresham 1, 2, 3
de modernisation des activités financières 1
de Say 1, 2, 3
de Walras 1
des débouchés 1, 2, 3, 4
du reflux 1, 2
sur la sécurité financière de 2003 1

M
M. Friedman 1
M1 1
M2 1
M3 1
marchandise 1, 2
marché 1, 2
autorégulateur 1
des actions 1
des capitaux 1
des fonds prêtables 1, 2
des obligations 1
financier primaire 1
financier secondaire 1
financiers 1
interbancaire 1, 2
monétaire 1, 2
marchéisation du crédit bancaire 1
Market to Market 1
masse
monétair 1
monétaire 1, 2, 3, 4, 5, 6
mécanisme
cumulatifs wickselliens 1
de résolution unique 1
de surveillance unique 1
métallisme 1
modèle
DSGE 1
Harrod-Domar 1
moment Minsky 1
Monetary Targeting 1
monétarisme 1
monétisation
de créance 1, 2, 3, 4
monnaie 1, 2
-voile 1
100 % 1
active 1
au sens large 1
au sens strict 1
banque centrale 1
BC 1
BSR 1, 2
centrale 1, 2, 3
de crédit 1, 2, 3
divisionnaire 1, 2, 3
endogène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
exogène 1, 2
fiduciaire 1, 2, 3, 4, 5
marchandise 1, 2
métallique 1, 2, 3
métallique comptée 1
métallique frappée 1
métallique pesée 1
neutre 1
privées 1
privées concurrentes 1, 2
scripturale 1, 2, 3, 4, 5
signe 1, 2
substance 1
super-neutre 1, 2
motif
de précaution 1
de spéculation 1
de transaction 1
moyens originaires de production 1
multiplicateur
d'investissement 1
de crédit 1
mutation des monnaies 1, 2
mutualisation de la garantie des dépôts 1

N
Nairu 1
NAWRU 1
NEC 1
NEK 1
neutralité de la monnaie 1, 2, 3, 4
New Monetary Economics 1
niveau général des prix 1
NMC 1
nouveaux classiques 1
nouvelle
économie classique 1, 2
économie keynésienne 1, 2, 3
macroéconomie classique 1, 2
synthèse néoclassique 1, 2
numéraire 1

O
objectifs
finaux 1
intermédiaires 1
opérationnels 1
obligations sécurisées 1
offre de monnaie 1
OPCVM 1, 2
open market 1
opération
twist 1
d open market 1
de banque 1
de refinancement 1
de réglage fin 1
principales de refinancement 1
ordre
construit 1
spontané 1
Originate to Distribute 1
orthodoxie monétaire 1
overdraft economy 1

P
paléo-monnaie 1, 2, 3
paniques bancaires 1, 2, 3
papier-monnaie 1, 2, 3
paradigme de politique publique 1
paradoxe
de la crédibilité 1
de la tranquillité 1, 2
pari bancaire 1, 2
plafond de réescompte 1
Plan d action pour les services financiers 1
plancher de bons du Trésor 1
politique
discrétionnaire sous contrainte 1
économique 1
économiques discrétionnaires 1
macroprudentielle 1, 2
microprudentielle 1
mixte Polici Mix 1
monétaire 1, 2, 3
monétaire conventionnelle 1
monétaires non conventionnelles 1, 2
post-keynésiens 1, 2
postulat d homogénéité 1
pouvoir
de marché 1
libératoire général 1, 2
préférence
pour la liquidité 1, 2
pour le futur 1
pour le présent 1
preneurs de prix 1
prêteur en dernier ressort 1, 2
prévention macroprudentielle 1
principe de Taylor 1
prix
d équilibre 1
du temps 1
nominaux 1
relatifs 1, 2, 3, 4
propension
à consommer 1
à épargner 1
prophéties autoréalisatrices 1

Q
Quantitative Easing 1

R
rapport
Liikanen 1, 2
Marjolin-Sadrin-Wormser 1
social 1
Vickers 1
ratio
Cooke 1
de couverture 1, 2
de fonds propres 1
de levier 1
McDonough 1
rationnement 1, 2
du crédit 1
ratios
de fonds propres 1
de liquidité 1
prudentiels 1
ré-intermédiation 1
refinancement
à taux fixe 1, 2, 3
à taux variable 1
bancaire 1
en monnaie centrale 1
refus
de la dichotomie 1, 2, 3
de la neutralité 1
réglage fin de la conjoncture 1
règle
de Bagehot 1
de Mundell 1
de Taylor 1
de Tinbergen 1
des k % 1
des trois D 1
Volcker 1
réglementation Q 1
règles
prudentielles 1
Regulation Q 1
répression financière 1
réserves
excédentaires 1
obligatoires 1
révolution
bancaire 1
keynésienne 1
marginaliste 1
risque
de contrepartie 1
de crédit 1, 2
de marché 1
de système 1
systémique 1, 2, 3, 4, 5

S
schéma IS-LM 1, 2
sélection adverse 1, 2
sélectivité du crédit 1
Shadow Banking 1, 2
socialisation des travaux privés 1
solvabilité 1, 2
sphère
monétaire 1
réelle 1
stabilisation Poincaré 1
stabilité
des prix 1
financière 1, 2, 3, 4 1
stagflation 1, 2, 3
stress tests 1
surcharge systémique 1
surchauffes 1
surendettement 1
survaleur
plus-value 1
surveillance
macroprudentielle 1
microprudentielle 1
synthèse
keynésienne 1
néoclassico-keynésienne 1
néoclassique 1, 2, 3, 4, 5
système
bancaire 1
bancaire hiérarchisé 1
de monnaie de crédit 1
de monnaie métallique 1
financier 1, 2
monétaire international 1
Système
européen de banques centrales 1
européen de surveillance financière 1

T
Targeted Long Term Refinancing Operations 1
too big to fail 1
taux
repo 1
au jour le jour 1
d'autofinancement 1
d'inflation 1
d'intérêt 1, 2, 3, 4
d'intérêt du marché 1
d'intérêt du marché (taux d intérêt monétaire) 1
d'intérêt du marché interbancaire 1
d'intérêt naturel 1, 2
d'intermédiation 1
de chômage 1
de chômage naturel 1
de fuite 1, 2
de la facilité de dépôt 1
de la facilité de prêt marginal 1
de réescompte 1, 2
de réserve 1
des opérations principales de refinancement 1, 2
des réserves obligatoires 1
directeurs 1
lombard 1
plafond de la Banque de France 1
plancher de la Banque de France 1
refi 1
temps 1
théorème
d'équivalence de Ricardo-Barro 1
de Modigliani et Miller 1
théorie
autrichienne du capital 1
des cycles réels 1
des fonds prêtables 1
étatique de la monnaie 1
monétaire de la production 1
monétaire des crises 1
organique de l'État 1
quantitative de la monnaie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
quantitative de monnaie 1
titre obligataire 1
titrisation 1, 2, 3, 4
traité
de Bretton Woods 1
de Maastricht 1
transparence 1
trappe
à la liquidité 1
à liquidité 1, 2
travail
abstrait 1
concret 1
troc 1, 2

U
Union bancaire 1
unité de compte 1, 2
usure 1

V
valeur
d'échange 1, 2
d'usage 1
Very Long Term Refinancing Opération 1
violence
fondatrice 1
symbolique 1
vitesse de circulation de la monnaie 1
voile monétaire 1
vraies créances 1, 2
vrais droits 1

Z
Zero Interest Rate Policy 1
Zero Lower Bound 1

W
www.banque-france.fr/politique-monetaire/presentation-de-la-politique-
monetaire/definition-de-la-politique-monetaire.html 1
www.bis.org/bcbs/history.htm1
www.ecb.europa.eu/press/key/date/2012/html/sp120726.en.html 1
Index des auteurs


A
Aglietta M. 1, 2, 3, 4, 5, 6
Akerlof G. 1
Allais M. 1
Aristote 1, 2
Artus P. 1

B
Bagehot W. 1
Barre R. 1
Barro R. 1, 2
Baudin L. 1
Bernanke B 1, 2
Blancard G. C. 1
Blanchard O. 1, 2, 3
Bodin J. 1, 2, 3
Böhm-Bawerk E. 1
Bordes C. 1
Bourguinat H. 1
Braudel F. 1, 2

C
Cartapanis A. 1
Caruana J. 1
Clerc L. 1
Cohen B. H. 1
Cohen D. 1
Commons J.-R. 1
Couppey-Soubeyran J. 1, 2, 3, 4

D
Davidson P. 1
De Sismondi, J. Ch. 1
Denizet J. 1
Destais C. 1
Draghi M. 1, 2
Dupriez L. 1, 2

F
Figuet J.-M. 1, 2
Fisher I. 1
Fitoussi J.-P. 1
Friedman M. 1, 2, 3, 4, 5, 6

G
Gaffard J.-L. 1, 2
Galbraith J. K. 1, 2, 3
Girard R. 1, 2
Goodhart Ch. 1, 2
Gordon D. 1
Greenspan A. 1

H
Hahn F. 1
Hansen A. 1
Hayek F. 1, 2
Hicks J. R. 1
Hume D. 1

I
Issing O. 1

J
Jevons S. 1, 2, 3, 4, 5

K
Kaldor N. 1, 2
Kauffmann P. 1
Kelber A. 1
Keynes J. M. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Kindleberger C. 1
Knapp G. F. 1

L
Larosière J. de 1
Lavigne A. 1
Law J. 1, 2, 3
Le Bourva J. 1
Le Cacheux J. 1
Lecaillon J. 1, 2
Leontiev W. 1
Lucas R. 1, 2, 3

M
Malestroit J. de 1, 2
Malthus T. R. 1, 2
Marchal J. 1, 2
Marshall A. 1, 2, 3
Marx K. 1, 2, 3, 4
Menger C. 1, 2
Merton R. C. 1
Mill J. S. 1, 2
Minsky H. 1, 2
Mises L. 1
Mishkin F. 1
Monnet E. 1, 2
Mossé R. 1
Muth J. 1
Myrdal G. 1

N
North D. 1

O
Okun A. 1
Orléan A. 1, 2, 3

P
Palmstruch J. 1
Pareto V. 1, 2
Parguez A. 1
Patat J. P. 1, 2
Patinkin D. 1
Pfister C. 1
Philip A. 1
Pigou A. C. 1, 2
Pollin J.-P. 1, 2
Poulon F. 1
R
Ragot X. 1, 2
Rajan R. 1
Reinhart C. 1
Ricardo D. 1, 2, 3, 4
Rist C. 1
Robbins L. 1
Robinson J. 1
Rogoff K. 1
Roubini N. 1
Rueff J. 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ruffini P. B. 1

S
Salin P. 1
Saraceno F. 1
Sargent T. 1
Sauvy A. 1
Say J.-B. 1, 2, 3
Schmoller G. 1
Schumpeter J. A. 1, 2, 3
Scialom L. 1
Shiller R. 1
Simiand F. 1, 2
Simmel G. 1
Smith A. 1, 2, 3, 4, 5, 6
Spence M. 1
Stiglitz J. 1

T
Taylor J. 1
Thorn R. S. 1
Tobin J. 1
Tooke T. 1, 2, 3, 4
Toynbee A. 1
Triffin R. 1
Turgot J. 1

V
Veblen T. 1
Vilar P. 1, 2
Volcker P. 1, 2

W
Walker F. A. 1
Walras L. 1, 2
Weintraub S. 1
Wicksell K. 1, 2, 3
Woodford M. 1

Y
Yelen J. 1

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