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STRATÉGIE ET MANAGEMENT STRATÉGIQUE DES ENTREPRISES

Un regard historique et critique


Taïeb Hafsi, Alain-Charles Martinet

HEC Montréal | « Gestion »

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2007/3 Vol. 32 | pages 88 à 98
ISSN 0701-0028
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https://www.cairn.info/revue-gestion-2007-3-page-88.htm
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Pour citer cet article :


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Taïeb Hafsi, Alain-Charles Martinet« Stratégie et management stratégique des
entreprises. Un regard historique et critique », Gestion 2007/3 (Vol. 32), p. 88-98.
DOI 10.3917/riges.323.0088
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Stratégie et management
stratégique des entreprises :
un regard historique et critique 1
Taïeb Hafsi et Alain-Charles Martinet

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La Harvard Business School a été Les auteurs
créée il y a un siècle. HEC Montréal,
100 ANS DE GESTION

dont on célèbre le 100e anniversaire, Taïeb Hafsi est professeur titulaire à HEC Montréal.
a été créée la même année. À cette Alain-Charles Martinet est professeur des universités en sciences de gestion à l’IAE de Lyon.
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époque, on était à la recherche d’une


sorte de professionnalisation du travail
des dirigeants d’entreprise, mais on ne La démarche d’Hippocrate a inspiré treprise (business policy) pour faciliter
savait trop quoi enseigner. La réussite la méthode des cas. Le cas de gestion la capacité des étudiants à intégrer les
des entreprises ne semblait pas obéir décrivait une situation réelle complexe connaissances acquises dans les cours
à des règles claires. Du moins, on avait où les multiples aspects qui influaient spécialisés.
du mal à associer des pratiques clai- sur la situation étaient présentés pour Depuis cette époque, qui considé-
res à la réussite. Cela changeait tout le discussion en vue de la compréhension rait le monde des organisations comme
temps. En s’inspirant de la démarche de de la problématique, puis on appli- trop complexe pour être soumis aux
la médecine, les premiers chercheurs quait la démarche analytique d’Hippo- démarches conceptuelles simplifiées
et enseignants ont découvert la démar- crate, pour arriver à «la construction des universitaires, Harvard a continué à
che pratique énoncée par Hippocrate judicieuse» d’une théorie élémentaire, perfectionner la démarche d’enseigne-
et qu’on peut résumer comme suit «une modeste affaire piétonne […] un ment centrée sur les cas. Autour de cette
(Roethlisberger, 1977; traduction libre). bâton de pèlerin pour le chemin» dont démarche, des sociétés de conseil pres-
Le premier élément de la méthode l’objet est de permettre d’agir. C’est tigieuses se sont constituées et ont créé
est un travail difficile, persistant, sans cette théorie élémentaire de la direc- une véritable industrie du management
relâche, dans la chambre du malade et tion de l’entreprise qui fut progressive- stratégique2. Ce faisant, elles ont aussi
non dans la bibliothèque; une adapta- ment conceptualisée comme la straté- apporté des améliorations sensibles à
tion complète du médecin à sa tâche, gie d’entreprise (Learned et al., 1965). l’analyse stratégique traditionnelle et
une adaptation qui est loin d’être sim- Le lancement de l’approche stratégi- préparé l’objectivation et le rapproche-
plement intellectuelle. Le deuxième que est devenu petit à petit le cœur de ment des disciplines scientifiques qui
élément de la méthode est fait d’obser- la formation à Harvard. Le MBA y a en allaient suivre. Depuis les années 1960,
vations précises des choses et des évé- fait été conçu comme un programme la conceptualisation de la stratégie s’est
nements, de sélection, guidée par un de formation à un esprit stratégique. poursuivie sans relâche. Les modèles
jugement basé sur la familiarité et l’ex- Les étudiants apprenaient graduelle- de base développés par Harvard pour
périence, des phénomènes récurrents et ment une perspective d’ensemble, un l’entreprise mono-produit et par Ansoff
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qui ressortent, puis leur classification et souci de la coordination et de l’intégra- pour l’entreprise diversifiée ont été enri-
leur exploitation méthodiques. Le troi- tion, qui devint la marque distinctive du chis considérablement, d’abord par les
sième élément est la construction judi- domaine de la stratégie. Harvard a eu le nouveaux chercheurs en stratégie, puis
cieuse d’une théorie, non pas une théo- monopole de fait de la démarche stra- par les chercheurs dans des domaines
rie philosophique, ni un grand effort tégique jusqu’à la fin des années 1950, plus spécialisés, comme le marketing,
de l’imagination, ni un dogme quasi lorsque la Ford Foundation a fait faire la finance, l’économie, la psychologie et
religieux, mais une modeste affaire pié- une étude globale des études en mana- la sociologie.
tonne ou peut-être, devrais-je dire, un gement et a fortement incité toutes les Aujourd’hui, cette objectivation est
bâton de pèlerin pour le chemin, et son institutions américaines à introduire allée si loin que les aspects spéciali-
utilisation ensuite. un cours de politique générale de l’en- sés, notamment les aspects financiers,
plus élégants sur le plan conceptuel, problèmes de gestion du personnel, à en Amérique du Nord, peut-être parce 89
ont éclipsé le besoin d’intégration, des problèmes de direction et de lea- que les Américains, généralement très
moins précis et basé davantage sur le dership, à des problèmes de pouvoir et pratiques, étaient à la recherche d’une
jugement, menant à ce que beaucoup de motivation, et à bien d’autres encore, philosophie et l’y ont trouvée.
d’observateurs considèrent comme une qui touchaient de manière inattendue Le modèle d’Ansoff, qui était plus
impasse ou un acte de décès du champ le fonctionnement du groupe de direc- éclaté, tenait compte de la diversité des
de la stratégie (Martinet, 2006). tion et généraient un sentiment de activités et des ressources qu’on trouve
Dans cet article, qui se veut surtout confusion que la taille de l’entreprise ou dans la grande entreprise. Il mettait
un tableau rétrospectif et une analyse son apparente simplicité n’annonçaient toutefois l’accent sur cinq aspects
historique, nous présenterons d’abord pas. Cette introduction était destinée à fondamentaux : les buts, puis des élé-
la stratégie, sa naissance et ses premiers suggérer que le dirigeant naviguait un ments qui définissent la trame com-
développements. Nous alléguerons que peu dans le noir. Il avait donc besoin mune (common thread) de l’entreprise;
l’essence de ce champ de connaissan- d’un instrument de mise en ordre, d’un l’envergure en matière de produits-
ces est de traiter de questions vastes guide, non pas d’une grande «théorie marchés; le vecteur de croissance; les
et complexes, difficiles à structurer et philosophique», mais, comme le prédi- éléments distinctifs ou de l’avantage
à conceptualiser. Puis, nous décrirons sait Hippocrate, d’«une modeste affaire concurrentiel; la synergie. Ces éléments
le processus qui a mené à la transfor- piétonne», d’un bâton de pèlerin. Cet spécifiés de manière systématique four-
mation de ce champ dominé par le instrument a été ensuite popularisé nissaient une démarche pour guider la
jugement en un champ «scientifique». comme le concept de stratégie d’en- prise de décision, même dans des situa-
Après avoir décrit les modalités tech- treprise harvardien (Andrews, 1987). tions particulièrement complexes. Le

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niques qui ont grandement contribué Le concept tirait toute sa force d’exem- modèle d’Ansoff a été plus populaire
à notre compréhension et à l’utilisation ples de petites et moyennes entreprises en Europe, peut-être parce que les

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de l’idée de stratégie, nous montrerons et d’activités pour l’essentiel entrepre- Européens, plus philosophes de nature,
que cette évolution aboutit aussi à un neuriales (voir la première version dans étaient à la recherche d’outils concrets.
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management amoral et détaché du Learned et al., 1965). Parallèlement, Ce modèle plus précis a aussi été utilisé
contexte, qui finit par devenir immoral une autre version était développée par plus directement dans la consultation
et inefficace. Nous débattrons alors de Ansoff (1965), qui mettait l’accent sur que le modèle d’Andrews.
ces grands problèmes et de leur nature les défis stratégiques auxquels faisait Les deux modèles se distinguaient
profonde pour suggérer les solutions face une grande entreprise. Les élé- aussi par leur conception du lien avec
qui pourraient conduire à une renais- ments du modèle étaient alors diffé- la pratique. Le modèle d’Andrews consi-
sance. rents, même si leur objectif de servir à dérait la réalité comme un phénomène
mettre de l’ordre dans la prise de déci- à comprendre et constituait un instru-
sion était le même. ment d’investigation surtout. Le dia-
Le modèle de Harvard, que nous gnostic était une action de découverte
L’évolution de la stratégie : appellerons désormais le modèle d’An- et débouchait sur la stratégie comme
du bâton de pèlerin à l’analyse drews, comprenait deux grands seg- une création de nature artistique, un
scientifique ments, soit un segment formulation et saut à faire à partir des éléments d’ana-
un segment mise en application, sépa- lyse pour mieux intégrer ceux-ci. Ainsi,
La stratégie comme bâton de pèlerin3 rés selon les auteurs pour les besoins l’enseignement théorique était réduit
de l’exposé seulement. Le segment for- au minimum et l’accent était mis sur
Les enseignements en matière de mulation était basé sur quatre aspects l’étude de cas. La démarche n’était
stratégie à la Harvard Business School fondamentaux : que pourrait faire l’en- découverte et maîtrisée qu’en relation
dans les années 1950 commençaient treprise compte tenu des exigences et avec la réalité. Alors que le modèle
toujours par un cas apparemment des possibilités de son environnement? d’Andrews se voulait une approche,
très simple. Le cas Midway4 était typi- Que pouvait-elle faire compte tenu de celui d’Ansoff a plutôt été un modèle de
que. Il s’agissait d’une petite entreprise ses ressources et compétences? Que structuration systématique de la déci-
de friandises de Chicago qui ne sem- voulaient faire ses dirigeants et leurs sion. Il fournissait un mode d’emploi.
blait pas avoir de problème particu- collaborateurs? Que devrait faire l’en- D’ailleurs, il a été le plus souvent ensei-
lier, ni présenter d’intérêt particulier. treprise vu ses obligations éthiques gné comme un contenu technique avec
Progressivement, en introduisant à tra- et sociétales? Ces quatre aspects, qui parfois le soutien d’exercices de logique
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vers les cas B, C, D et E des informations étaient considérés comme insépara- quasi mathématique et il était rarement
complémentaires, le professeur aidait bles, intégraient les activités de l’orga- associé à des cas.
les étudiants à découvrir les multiples nisation. Leur cohérence était un gage Quoi qu’il en soit, les deux modèles
aspects du management global d’une de succès. Quant au segment mise en ont eu une influence considérable sur
entreprise. Ainsi, on se rendait compte application, il portait surtout sur la le monde des affaires et ont servi à défi-
que les dirigeants faisaient face à des relation stratégie-structure, telle que nir la stratégie de manière définitive.
problèmes de marché (compréhension décrite par Chandler (1962), et sur Toutes les définitions de la stratégie se
des besoins des clients, des actions des le processus de gestion au sens bar- sont référées, d’une manière ou d’une
concurrents), à des problèmes opéra- nardien du terme (Barnard, 1938). Le autre, à ces deux textes. On peut aussi
toires ( faire marcher les usines), à des modèle d’Andrews a été plus populaire noter qu’ils ont accompagné et peut-
90 être inspiré l’une des périodes les plus Pendant que Bower et ses collègues que la connaissance de la structure de
fastes du développement des entrepri- se battaient pour sauver le concept de l’industrie est la base du développe-
ses en Europe et en Amérique du Nord. stratégie, une lame de fond, amorcée par ment des stratégies des firmes. Il croyait
Lawrence et Lorsch (1967), Thompson ainsi que la connaissance de l’industrie
Le malaise des généralistes face (1967) et la théorie de la contingence, permet de choisir une position concur-
aux universitaires spécialisés : allait bouleverser le domaine et ouvrir rentielle favorable. Il est même allé plus
la transition la voie à des contributions analytiques loin en disant que les positions les plus
qui allaient disséquer, développer et en courantes forment un ensemble borné
Toutefois, le modèle d’Ansoff ne satis- fin de compte dénaturer le modèle de et comprennent trois types de straté-
faisait pas aux canons de la construc- stratégie. gies : le leadership sur les coûts, la dif-
tion scientifique, et encore moins celui férenciation et la focalisation.
d’Andrews. Ces deux modèles appa- Les progrès de l’analyse stratégique : Porter a complété cette idée de posi-
raissaient au mieux comme des outils du positionnement à l’avantage tionnement avec l’idée de la chaîne de
prescriptifs, utiles peut-être, mais sans concurrentiel valeur. Celle-ci correspond à l’ensemble
grand fondement scientifique empiri- des activités reconnaissables de l’en-
que ou théorique. Andrews a d’ailleurs Comme l’a proposé Pamela Sloan treprise qui peuvent être rattachées à
écrit un article célèbre sur la différence (2006), la recherche a examiné plus la création de valeur. Grâce à la chaîne
systématiquement les quatre gran- de valeur, on peut ainsi déterminer les
entre le généraliste et le spécialiste qui
des influences que suggérait le modèle moteurs des coûts, de la différenciation
lui a servi à établir la version la plus
d’Andrews : l’influence du marché, ou de la focalisation et tenter de les
récente de son modèle (Andrews, 1987,

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l’influence de la firme elle-même, l’in- mobiliser pour améliorer le position-
chap. 1). Cet article montrait le défi que
fluence des personnes et l’influence nement choisi. Ce lien entre la position
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posait le concept de stratégie. C’était


sociétale. Nous ajouterions à ces élé- et les activités cruciales pour la soute-
une démarche généraliste, visant à
ments, davantage rattachés à la for- nir a fait florès et suscité un véritable
coordonner, à intégrer, plutôt qu’à
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mulation stratégique, les progrès engouement chez les gestionnaires.


développer. Elle était donc forcément
considérables qui ont été faits dans la Par ailleurs, les études empiriques
multidisciplinaire. De plus, les phéno-
compréhension des questions de mise ont toutes confirmé l’importance de la
mènes stratégiques se manifestent à de
en application avec les développements structure de l’industrie pour la renta-
multiples niveaux et sous de multiples
en théorie des organisations. Ces cinq bilité (McGahan, 1993). Les travaux de
formes; ils sont donc difficiles à étudier
grandes voies de recherche ont marqué recherche ont démontré non seulement
de manière systématique.
le champ de la stratégie depuis la fin que la structure était importante, mais
De ce fait, le généraliste est en situa- des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. aussi que la position choisie s’avérait
tion de faiblesse face au spécialiste. Son Chacune de ces influences a apporté un déterminante. Ainsi, de 1970 à 1990,
territoire paraît sans substance et trop éclairage majeur et décisif à la théorie l’industrie pharmaceutique, où l’inten-
général. Pourtant, sans lui, le travail des et à la pratique. sité concurrentielle était faible, était
spécialistes, même lorsqu’il est brillant, La théorie portérienne du posi- également l’industrie la plus rentable
peut devenir destructeur parce que par- tionnement. Après l’apport considé- avec un rendement moyen des capitaux
tiel et désorganisant pour l’ensemble. rable de la théorie de la contingence propres de 21,4 %, tandis que l’industrie
C’est cela qui a amené les universitaires à la compréhension des effets de l’en- de l’acier, où la rivalité était forte, avait
de Cambridge (au Massachusetts) à dire vironnement-tâche sur la stratégie et un faible rendement moyen de 3,9 %.
que la rivière Charles était une vraie la structure5, la contribution de l’éco- Toutefois, dans ces deux industries,
mer qui séparait la Harvard Business nomie industrielle a été substantielle. on pouvait aussi noter des différences
School de la Faculté des arts et sciences L’économie industrielle était destinée de rentabilité considérables entre les
(McNair, 1954). Cette période de débat au départ à servir de guide à l’action entreprises, qui ne peuvent s’expliquer
sur ce qu’était la science de la gestion, gouvernementale. La compréhension que par la position. Ainsi, de 1988 à
et notamment sur ce qu’était la straté- de la dynamique de l’industrie devait 1992, Marrion Dell, la firme pharma-
gie, a été l’une des plus fécondes dans permettre aux autorités de réglemen- ceutique la plus rentable, avait un ren-
les campus universitaires de gestion en tation de veiller à ce que les règles de dement moyen des capitaux propres
Amérique (Roethlisberger, 1977). gestion de la concurrence soient effica- de 42,6 %, tandis que Pfizer était loin
Au cours de cette période, il y eut ces et maintiennent une concurrence derrière avec un rendement moyen de
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aussi l’une des premières tentatives active et juste. La théorie indiquait 16,5 %. Des chiffres semblables étaient
de conceptualisation de la stratégie. notamment que la structure de l’indus- observés dans la plupart des indus-
Bower (1968) a proposé une conceptua- trie déterminait la stratégie des firmes, tries.
lisation plus universitaire de la stratégie ce qui influait sur leur performance. Le Le positionnement a dominé les
et l’a présentée comme une théorie de gouvernement était alors censé agir sur débats jusqu’à la parution d’un article
la décision par la résolution de problè- la structure de l’industrie pour obte- de Prahalad et Hamel (1990) dans la
mes. Ce travail a permis de donner une nir les comportements souhaités des Harvard Business Review, qui révélait
certaine respectabilité universitaire au firmes. Porter (1980) a inversé la logi- l’importance des ressources comme
concept et évité qu’il ne disparaisse des que de la théorie structure-conduite- base de la stratégie. Sans mettre en cause
fiches des enseignants. performance de Caves (1967) en posant la théorie portérienne, ces auteurs pré-
tendaient toutefois que la stratégie ne ressources et les compétences non pas et en mettant l’accent sur les dimen- 91
commence pas par le marché, mais par à l’avantage concurrentiel ou à la per- sions cognitives et institutionnelles
les ressources dont disposent les entre- formance, mais plutôt à des variables comme facteurs déterminants pour le
prises. Wernerfelt (1984) avait déjà pro- (activités) intermédiaires qui sont cru- comportement.
posé une formalisation élémentaire de ciales pour celles-ci. En prenant l’exem- L’influence sociétale. Les études
l’idée, qui est devenue par la suite la ple de l’industrie des assurances, ces sur l’influence sociétale se sont tradi-
perspective des ressources – certains auteurs ont montré que dans ce cas-là tionnellement focalisées sur les rela-
disent la théorie des ressources. la théorie était vérifiée. Ce faisant, ils se tions avec les communautés concer-
La perspective des ressources. La sont beaucoup rapprochés de la théorie nées et sur les dimensions éthiques du
perspective des ressources considère portérienne et ont ouvert la voie à une management stratégique. Le consensus
que les ressources peuvent être à la réconciliation entre ces deux grandes parmi les chercheurs est que le com-
base d’un avantage concurrentiel dura- théories. Cela n’est bien entendu pas portement éthique est essentiel à l’ac-
ble, donc d’une asymétrie stratégique, surprenant, puisque l’idée de stratégie ceptation de l’entreprise par la société
à condition qu’elles soient rares, diffici- est bâtie essentiellement sur l’intégra- (Andrews, 1987). Andrews (1989) a lui-
les à imiter ou à remplacer et pertinen- tion de la dimension environnementale même dirigé un grand débat dans la
tes dans le cadre du marché considéré. et de la dimension des ressources. En Harvard Business Review sur ces ques-
Miller et Shamsie (1996) ont fait un pas fait, deux autres dimensions intervien- tions. Le dilemme qui dérange diri-
de plus en montrant que les ressources nent dans le schéma stratégique : les geants et universitaires vient de l’idée
et l’environnement pouvaient être cor- préférences des dirigeants et celles de qu’à court terme au moins les entrepri-
rélés. Ainsi, les ressources basées sur la la communauté. ses dont les comportements sont les

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propriété sont plus favorables dans des La part des dirigeants. Les théories plus éthiques font face aussi à des coûts
environnements stables, tandis que les du positionnement et des ressources plus élevés et peuvent être défavorisées

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ressources basées sur la connaissance font peu de place au dirigeant, consi- dans une concurrence intense.
sont plus favorables dans des environ- déré au mieux comme une ressource Cet argument est mis en cause par
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nements changeants. Cette idée a attiré particulière. Pourtant, dans leur tra- les tenants de la responsabilité sociale
l’attention sur la nature particulière vail de base, Andrews (1987) et l’école des entreprises, qui affirment que le
des connaissances et il en est ressorti de Harvard, tout comme Ansoff (1965), comportement responsable des entre-
la conviction, si ce n’est la démonstra- mettaient en avant le rôle crucial des prises permet, entre autres effets, d’ac-
tion, que les ressources plus «molles», dirigeants. Les travaux de Hambrick et croître l’attachement des employés et
bâties sur l’expérience et le savoir-faire Mason (1984) ont toutefois expliqué la des cadres, et de réduire les risques liés
accumulés, sont beaucoup plus diffici- relation entre les caractéristiques des à la responsabilité légale des entrepri-
les à imiter et, en conséquence, sont la dirigeants et la performance stratégi- ses, notamment en matière de protec-
vraie source d’avantages concurrentiels que. tion de l’environnement et de sécurité
durables. Alors que la contribution des diri- des produits mis sur le marché. Ces
La poursuite de la réflexion a amené geants a le plus souvent été analysée bénéfices cachés seraient bien plus
à se poser des questions sur la construc- sous l’angle psychologique ou psychana- considérables qu’on ne le croit habi-
tion de l’avantage concurrentiel dura- lytique par les études sur le leadership, tuellement. Sur le plan empirique, peu
ble et donc sur le développement de ces Hambrick et Mason ont souligné qu’on d’études viennent confirmer ou infir-
ressources molles qui en sont l’essence. peut de manière fiable se contenter de mer ces positions. Aucune étude syn-
Cela a conduit à l’idée de compétence recenser les caractéristiques démo- thèse n’a été menée, mais on peut faire
(capabilities), qui apparaît ainsi comme graphiques des personnes concernées. l’hypothèse que les probabilités là aussi
une ressource servant au développe- Ainsi, l’âge, la formation et l’expérience ne seraient pas concluantes. Il demeure
ment de ressources. Les compétences figurent parmi les caractéristiques qui que les universitaires et les défenseurs
seraient des méta-ressources qui sont apparaissent comme des «prédicteurs» de l’environnement ou de la responsa-
liées aux activités routinières de l’orga- fiables du comportement stratégique bilité sociale des entreprises croient
nisation (Winter, 2003) et à ses appren- des dirigeants. qu’à long terme un comportement res-
tissages les plus fondamentaux, autre- Ce travail, qui s’est considérable- ponsable est payant.
ment dit à l’histoire et à la culture de ment développé au cours des années Un deuxième aspect des études de
l’organisation. 1990, a étendu les études sur les diri- l’influence sociétale est venu du déve-
Le problème de la perspective des geants à tout le groupe de direction loppement considérable de la théorie
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ressources est que les efforts pour la (top management team), et c’est main- institutionnelle (Dacin et al., 2002). Les
vérifier empiriquement ont donné des tenant devenu une voie de recherche de institutions, conçues comme étant les
résultats très décevants. Une méta-ana- première importance dans le domaine lois et les règlements, les normes de
lyse (Newbert, 2007) vient de révéler que de la stratégie. Les études empiriques comportement professionnel ou géné-
dans environ 50 % seulement des cas les confirment les prévisions de Hambrick ral, les tendances culturelles et cogni-
ressources, dures ou molles, semblent et Mason et les relations entre le com- tives, exercent une influence réelle sur
expliquer l’avantage concurrentiel ou portement des dirigeants et les choix le comportement des entreprises. On
la performance, ce qui est tout à fait stratégiques des firmes. Les travaux a affirmé que cela avait tendance à
insuffisant. Ray et al. (2004) ont indiqué continuent en combinant les caracté- accroître l’isomorphisme stratégique.
que l’on devrait tenter d’associer les ristiques de tout le groupe de direction DiMaggio et Powell (1983) ont même
92 indiqué que l’observation courante clarifié les relations de cause à effet qui est convenu d’appeler les sciences de la
montre que les entreprises ont plus déterminent la mise en application de complexité (Maguire et al., 2006). Des
tendance à se ressembler qu’à être dif- la stratégie. méthodes nouvelles apparaissent pour
férentes, ce qui est troublant pour l’ana- En conclusion. Les recherches faciliter la prise en considération de
lyse stratégique qui est le plus souvent des trois dernières décennies dans ces critères multiples et de l’imprévisibilité
basée sur la différenciation des entre- cinq grands domaines ont apporté des due à l’incertitude.
prises par la stratégie. Plus récem- résultats systématiques uniques en leur Plus important, cependant, est le
ment, Greenwood et Hinings (1996) genre. Sur le plan théorique comme sur fait que la simplification a amené une
ont exprimé un consensus en affirmant le plan empirique, la compréhension de confusion dans le langage qui fait de
que les institutions ne déterminent l’effet des dimensions stratégiques sur la stratégie un caméléon qui s’adapte
pas le comportement mais sont une la performance de la firme est substan- à toutes les situations. Ainsi, on parle
contrainte inévitable, que doit prendre tielle. Aujourd’hui, toutefois, on assiste de stratégie de marketing, de stratégie
en considération l’analyse stratégique. à une sorte de retour en arrière. Les financière, de stratégie des ressources
La mise en œuvre de la stratégie. recherches ont tendance à chevaucher humaines, etc., pour évoquer la straté-
La mise en œuvre de la stratégie a été plusieurs des cinq champs de recher- gie comme intégration. La confusion
dominée par la discussion sur les rap- che mentionnés. Ainsi, comme nous est accentuée par les contributions
ports entre la stratégie et les arrange- l’avons signalé, les comportements des créatives de nombreux gourous qui ten-
ments structurels. Aujourd’hui, sans dirigeants et la gouvernance ont sou- tent de convaincre les dirigeants que
reprendre les débats qui ont suivi le tra- vent été associés aux contraintes ins- des relations simples et unidimension-
vail de Chandler (1962) et les nombreu- titutionnelles. Également, la théorie du nelles peuvent mener à la réussite.

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ses recherches qui l’ont soutenu, on peut positionnement et celle des ressources La stratégie devient aussi un enjeu
dire que la stratégie et les arrangements sont souvent rapprochées, et il arrive politique majeur puisqu’en son nom
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structurels sont tellement liés qu’il est même que toutes les dimensions soient des groupes spécialisés dans l’entre-
préférable d’y penser comme étant regroupées pour expliquer la durabilité prise prennent le pouvoir, en éliminant
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une seule et même chose. Toutefois, la de l’avantage concurrentiel et de la per- les autres perspectives. La dérive la plus
meilleure façon d’envisager la mise en formance. Mais ces travaux sont diffi- courante aujourd’hui est l’importance
œuvre de la stratégie consiste à revenir à ciles et vus avec beaucoup de méfiance considérable prise par la financiarisa-
la théorie de la coopération de Barnard par la communauté des chercheurs. tion de l’entreprise. Sous la pression
(1938). Celui-ci avait indiqué que la d’actionnaires puissants, les dirigeants
raison d’être d’une organisation est le L’objectivation : de l’arène stratégique abdiquent leurs responsabilités et se
développement et le maintien d’un sys- à l’arène scientifique transforment en agents obéissants qui
tème de coopération. Sans coopération, mettent en application des normes
il n’y a pas d’organisation. Bien entendu, La «science de la stratégie» est ainsi générales de rentabilité souvent au détri-
toute coopération est construite sur à la fois aussi vieille que le monde et très ment de la santé à terme de l’entreprise
une finalité, ce qui remet en selle la for- jeune. Elle a longtemps été dominée par et du simple bon sens. Ainsi, ils peuvent
mulation stratégique. Dans son livre les praticiens, qui l’associaient généra- adopter une démarche antistratégiques
sur les fonctions du dirigeant, Barnard lement à une vision d’ensemble, à une lorsqu’ils appliquent des recettes sim-
avait décrit comment on peut amener capacité d’intégration et à une sagesse. plistes du type «il faut se concentrer sur
les membres de l’organisation à coopé- Dans les contributions plus moder- ce qu’on sait faire» (Peters et Waterman,
rer, et il avait surtout insisté sur ce que nes, celles qui ont été faites à partir 1983). Même si ce genre de recomman-
Simon a développé par la suite dans la de la fin des années 1970, la science, dation a du mérite dans certains cas,
théorie de la prise de décision. Comme avec ses méthodes de simplification et appliqué de manière générale il mène à
Barnard, Simon (1945) a montré que d’examen systématique de chacune des un isomorphisme qui est à l’opposé de
le plus important dans le fonctionne- dimensions, s’est emparée de la straté- la démarche stratégique de différencia-
ment d’une organisation, donc dans la gie. Elle a apporté un éclairage majeur, tion. Aussi, la communauté n’a plus voix
mise en œuvre stratégique, est d’influer mais elle a aussi contaminé le champ au chapitre, menant l’entreprise à des
sur les décisions qui sont prises par les de la recherche en lui imposant des comportements de plus en plus discu-
membres de l’organisation. En agis- simplifications que beaucoup considè- tables sur le plan éthique.
sant sur ces décisions, on peut amener rent comme inappropriées. Le comportement pratique des diri-
l’organisation à aller dans la direction Cette simplification est parfois geants d’entreprise et de leurs patrons
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

souhaitée. Ces travaux pionniers ont perçue comme une dénaturation. On financiers est cependant conforté par
aujourd’hui bénéficié de contributions étudie des dimensions plus précises, la spécialisation universitaire qui perd
considérables qui viennent de la théorie mais on est de ce fait obligé de laisser de vue la perspective d’ensemble, cru-
des organisations et qu’il est difficile de de côté la stratégie (Bower, 1982). Les ciale pour la compréhension de l’or-
décrire ici en détail. On peut cependant débats sur la manière d’étudier des ganisation entière, pour se nourrir de
dire que, malgré leur caractère parcel- combinaisons complexes des dimen- méthodes générales appliquées à des
laire, les contributions de la sociologie sions stratégiques du management systèmes simplifiés à outrance et sans
des organisations, de la théorie de la sont nombreux. Les inspirations les rapport avec la réalité. La stratégie
décision et des nouvelles théories ins- plus convaincantes sont celles qui vien- réduite à des études de dimensions sim-
titutionnelles ont considérablement nent de la théorie du chaos et de ce qu’il plifiées peut maintenant être examinée
de manière scientifique, mais ce faisant La stratégie aujourd’hui : La domination des champs et des 93
elle a perdu son utilité. une science amorale et sciences traditionnels élimine
a-contextuelle qui finit par l’intégration
Les difficultés de la mise en œuvre devenir immorale et inefficace
stratégique et l’échec de la science D’un côté, l’économie et la finance,
face à la pratique de l’autre, la psychologie et la sociolo-
La domination des financiers et gie : ainsi pourrait être schématisée
Ce qui est le plus frappant lorsqu’on des économistes chasse la réflexion l’évolution de la recherche en stra-
examine le domaine de la stratégie, stratégique tégie depuis qu’elle tente de se parer
c’est, d’un côté, le pouvoir théorique des habits de la science. En matière de
considérable du concept de stratégie, Nombre d’observateurs de tous contenu des choix stratégiques, l’éco-
ce bâton de pélerin du départ, et, de bords, praticiens méditatifs ou uni- nomie industrielle, puis l’approche par
l’autre, l’incapacité des chercheurs à versitaires généralistes, mettent en les coûts de transaction et, enfin, la
aider les dirigeants à prendre les déci- finance sont venues progressivement se
évidence la montée du capitalisme
sions les plus utiles. La mise en œuvre substituer au programme relativement
financier depuis 15 ans, libéré idéolo-
de la stratégie est alors considérée original élaboré à Harvard autour d’An-
giquement par l’effondrement du bloc
comme un art, un terrain inapproprié drews, Bower, Chandler, Rumelt et leurs
soviétique et techniquement par la
pour la science. Pourtant, la mise en collègues. Le promoteur de la théorie
désintermédiation bancaire et la déré-
œuvre est inséparable de la formulation des coûts de transaction, Williamson
glementation. Beaucoup s’inquiètent
(Mintzberg, 1987). On ne peut faire de (1991), n’a d’ailleurs pas hésité à affir-
des dérives, voire des risques d’auto-

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formulation sans référence à l’action mer la supériorité de l’économie sur
destruction, de ce capitalisme sans
collective et aux dimensions du fonc- la stratégie dans les pages mêmes

100 ANS DE GESTION


réels contre-pouvoirs où tendent à
tionnement organisationnel. Cela veut du Strategic Management Journal. De
s’aligner les intérêts des fonds spécu-
dire que les efforts de séparation des pareille façon, la théorie de la déléga-
latifs, des analystes financiers, des ban-
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dimensions dures, faciles à étudier, et tion (agency theory), fortement promue


ques d’affaires et des hauts dirigeants
des dimensions molles et complexes de par les financiers Jensen et Meckling
en quête d’un enrichissement rapide.
la vie collective des acteurs sont futiles. (1994), a constitué le référentiel majeur
C’en est au point que la stratégie et le
Ils permettent de faire des exercices de la plupart des travaux sur le gou-
management des sociétés cotées se
d’analyse techniquement valables mais vernement d’entreprise. Amorale et
trouvent asservis aux impératifs finan-
qui n’ont aucun sens pour la stratégie. a-contextuelle, elle a éclipsé jusqu’à
ciers. Pour certains, «les dix comman-
Le problème est qu’on ne peut affir- ces dernières années toute approche
dements de la finance» (Betbèze, 2003)
mer que cela est destructeur, même concurrente, comme celle par les par-
si théoriquement on peut en être tiennent lieu de feuille de route quasi ties prenantes pourtant déjà ancienne
convaincu. La raison principale vient obligée. Ainsi, par exemple, à partir de (Freeman, 1984; Martinet, 1984) et
de la complexité elle-même. Les dimen- l’objectif d’un rendement des capitaux beaucoup plus stratégique.
sions qui font le succès sont tellement propres de 15 %, se déduisent de façon Le second volet de la recherche
nombreuses et les horizons temporels mécanique les voies et les moyens concerne les processus. Amorcé par
qui permettent d’apprécier la perfor- qu’adoptent, de manière convention- Barnard (1938) et Simon (1945), puis
mance sont tellement différenciés que nelle et mimétique, les entreprises : opérationnalisé par Bower (1970), et
les recherches qui permettraient de recentrage sur un métier unique, sim- remis à l’ordre du jour au milieu des
clore les débats sont hors de la portée plification des structures, réduction années 1970 par «le second Ansoff»
des chercheurs pris individuellement. Il des coûts, externalisation, rachat de (1976), cet abondant courant de recher-
faudrait réaliser des projets de recher- leurs propres actions, fusions-acqui- che s’est abreuvé du spectre entier des
che collectifs de grande envergure, ce sitions. Cette série d’injonctions peut sciences sociales en empruntant de
que personne ne peut aujourd’hui faire. se traduire par des actions technique- multiples cadres théoriques : de la psy-
C’est pour cela que malgré l’impor- ment sophistiquées mais qui dispen- chanalyse à la sémiotique en passant
tance des recherches faites ailleurs, la sent largement de réfléchir sur un plan par toutes les formes de psychologie,
Harvard Business School, qui est restée stratégique. de sociologie et de sciences politiques.
plus focalisée sur les questions d’inté- La stratégie est en effet un art fait D’innombrables contributions, érudi-
gration et sur des outils de démarche d’arbitrages et de pondérations entre tes mais de plus en plus parcellaires
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

anciens et imparfaits, demeure la réfé- des critères divers où il s’agit d’effec- et fragmentées, ont proposé une série
rence la plus influente. tuer les choix et de faire les compro- de grilles d’interprétation, permettant
L’idée du bâton de pèlerin est dans mis qui permettent de réaliser une tra- certes de tourner autour de l’organi-
l’ensemble plus appropriée et plus jectoire de développement singulière sation (Morgan, 1986), mais sans pour
convaincante que les prétentions scien- tout en conservant un degré de liberté autant déboucher sur des prescriptions
tifiques des universitaires du domaine. suffisant et des risques acceptables. claires ou une quelconque praxéologie.
Ces dernières posent par ailleurs des Dès lors qu’une séquence de décisions Pire encore, il est devenu de plus en
problèmes de plus en plus graves, sur- quasi algorithmique se trouve tracée, plus difficile de publier des travaux syn-
tout lorsque les praticiens les prennent peut-on encore parler de réflexion stra- thétiques, soucieux d’articuler, sinon
au mot. tégique? d’intégrer, les différentes dimensions
94 généralement appelées par toute situa- sables d’unités de réaliser sur le terrain la fourniture d’un produit précis. Ce fai-
tion stratégique un tant soit peu com- les compromis industriels et commer- sant, on s’éloignait aussi de la démarche
plexe. Ce qui est pertinent pour des ciaux inévitables, en conservant ou stratégique, ou du moins on en laissait
questions de recherche très structurées non le sentiment d’être des «stratèges la responsabilité totale aux dirigeants.
( finance du marché, comportement du ordinaires», dans tous les cas forte- En retour, les dirigeants, qui croyaient
consommateur, etc.) ne l’est pourtant ment contraints. La véritable tragédie «acheter la stratégie la plus acceptée
pas nécessairement pour des problè- de la société Nortel au Canada est de ce par les pairs» grâce à ces travaux tech-
mes mal structurés comme la stratégie. point de vue là un cas d’école. niques, étaient heureux de faire l’éco-
Les travaux du lauréat du prix Nobel Ainsi ramenée à quelques grandes nomie de la réflexion stratégique, dont
d’économie Herbert Simon (1945) sur décisions ponctuelles de quelques- la remise en cause facile est toujours
ce point sont plus souvent cités que uns liées à la prise en considération dangereuse pour eux.
retenus et, a fortiori, médités. de critères essentiellement financiers, En mettant l’accent sur des aspects
la stratégie en pratique a pu, ces der- de plus en plus techniques, les sociétés
La concentration des pouvoirs entre nières années, se transformer en pure de conseil en fait aggravent le phéno-
les mains des entreprises rend la rhétorique, voire en sémiotique, où les mène de la transformation de la stra-
science inutile dirigeants devaient utiliser les mots tégie en territoire technique où le juge-
attendus par les analystes financiers, ment est de moins en moins bienvenu.
Point n’est besoin de refaire l’his- les agences de notation et autres «fai- Même si on reconnaît parfois le rôle
toire. La constitution du corps de seurs de tendances». Un tel usage peut considérable que joue le dirigeant dans
connaissances sur le management nettement se passer d’une science per- cet exercice d’équilibriste qu’impose

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stratégique au cours du XXe siècle est fectionnée et d’une recherche appro- le jugement stratégique, la plupart du
inséparable du développement des ges- fondie. Et d’ailleurs, sauf en quelques temps on le ramène à des dimensions
100 ANS DE GESTION

tionnaires professionnels et de la firme lieux ou programmes symboliques, les simples et aisément compréhensibles.
gestionnaire étudiée par Berle et Means dirigeants ne font pas grand cas de la Certains travaux qui sont vendus sur
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(1968), Chandler (1962), Galbraith recherche en stratégie. Quand il s’agit la place publique sont toutefois remar-
(1967), Roethlisberger (1977) et bien de faire preuve d’ouverture, sociolo- quablement construits, à l’image de
d’autres. L’enseignement de la politi- gues, économistes, voire philosophes celui présenté par Collins (2001) dans
que générale de l’entreprise a été long- ou anthropologues, ressortent comme son livre Good to Great.
temps vécu comme un exercice prag- des fournisseurs plus prestigieux.
matique in vitro sur des cas spécifiques, Le champ théorique de la stratégie
servant aussi de rite de passage à de Les sociétés de conseil se spécialisent et son lien avec les praticiens sont-ils
futurs diplômés promis à des positions et accentuent le mouvement agonisants?
de direction. Le «modèle de Harvard» a
été pendant de nombreuses années suf- On ne peut vendre l’art ou le juge- De prime abord, la situation est
fisant pour cette double fonction. ment. L’intégration se vend donc diffici- paradoxale. Jamais le vocable de stra-
Au cours de la période 1970-1990, la lement. Après avoir épuisé les qualités tégie n’a été autant utilisé et n’a donné
recherche en management stratégique du modèle du portefeuille, les grandes lieu à autant d’écrits, de discours et
et les outils proposés par des cabinets sociétés de conseil se sont vite réorien- de conseils. Sur le plan théorique, les
sont venus sophistiquer l’enseignement tées vers des modèles techniques, sim- revues et les associations savantes se
et ont diffusé un langage stratégique, plifiés et basés sur la technologie. Toutes sont multipliées, installées et se por-
d’abord au sein des grandes entreprises, les grandes entreprises américaines de tent plutôt bien. N’importe quelle
puis, comme une tache d’huile, dans les conseil en stratégie – McKinsey, Bain, notion usuelle – avantage concurren-
P.M.E. et, bientôt, dans les organisa- A.D. Little, Booz Allen –, stimulées par tiel, fusion, externalisation, etc. – se
tions à but non lucratif (organisations les succès du modèle intégrateur de voit immédiatement associer des mil-
publiques, hôpitaux, collectivités terri- SAP, se sont progressivement orien- liers de références bibliographiques. Et
toriales, etc.). Cette sorte d’espéranto a tées vers une utilisation de plus en plus nombre de chercheurs, tout préoccu-
permis d’intérioriser l’idée gratifiante grande des technologies, mettant l’ac- pés qu’ils sont par la publication de leur
pour beaucoup de gestionnaires qu’ils cent sur la technologie de l’information prochain article dans une revue cotée,
pouvaient être, eux aussi à leur niveau, ou sur des applications de celle-ci. n’éprouvent pas la moindre interroga-
des stratèges. L’accent mis sur des produits tels tion sur la pertinence et le devenir de
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

Mais l’aplatissement de la firme que les progiciels de gestion intégrés leur champ.
gestionnaire et la financiarisation des (ERP), la réingénierie et le tableau de Et pourtant! Au-delà des mots, la
entreprises ont largement modifié bord de performance (balanced score- spécificité du champ sur le plan théo-
cet état de fait. Les décisions stratégi- card), comme mode d’intégration, avait rique n’est plus guère évidente : beau-
ques centralisées et repeintes aux cou- l’avantage de transformer les rapports coup d’articles apparaissent davantage
leurs de la finance sont (re)devenues avec les clients de manière favorable comme des exercices d’économistes, de
le domaine réservé d’une poignée de à l’action de conseil. Il permettait de financiers, de sociologues des organisa-
hauts dirigeants, expressions parfois à diminuer l’ambiguïté et de clarifier la tions et autres, empruntant les figures
peine déguisées de leurs seules straté- nature des produits à fournir, réduisant imposées de leurs disciplines mieux
gies de carrière. Il revenait aux respon- ainsi la responsabilité du consultant à établies, faisant de la stratégie un objet-
prétexte, furtif et appliqué. Il y a deux cette position est peu adaptée à l’ob- Mais la physique quantique a depuis 95
décennies, Ansoff (1987) voyait ou jet et au projet de la stratégie. Celle-ci largement pris ses distances. Et de toute
appelait de ses vœux l’émergence d’un doit intégrer pleinement les considéra- façon, la stratégie n’est pas la physique.
paradigme du comportement straté- tions éthiques, morales et politiques et Ces lignes n’auraient probablement
gique de l’entreprise. On se contente tendre constamment vers le service de pas besoin d’être écrites si les cher-
aujourd’hui de baptiser «paradigmes» l’action organisée. Incontestablement, cheurs avaient plutôt suivi Pascal qui,
des courants de recherche aussitôt le champ gagnerait beaucoup à voir son à la même époque, écrivait : «Je tiens
qu’ils sont suffisamment reconnus, centre de gravité épistémologique se pour impossible de connaître les par-
sans trop se soucier de leur coexistence déplacer vers un néopragmatisme exi- ties sans connaître le tout; pas plus que
kaléidoscopique. geant (Wicks et Freeman, 1998) où l’ex- de connaître le tout sans connaître par-
Quant aux liens avec les praticiens, périmentation pratique va de pair avec ticulièrement les parties.» Fulgurance
ils souffrent doublement. Cela s’expli- un intense travail d’intégration concep- du génie pour tracer la voie de la sys-
que par le faible intérêt, comme nous tuelle et d’explicitation des valeurs témique et de l’intelligence de la com-
l’avons dit précédemment, que le cœur mises en jeu. Faute de quoi l’immoralité plexité : faire des allers et retours
de la cible – les hauts dirigeants – et l’inefficacité dans la recherche ris- incessants entre des représentations
accorde à la recherche et à la littérature quent fort de l’emporter. provisoires de l’ensemble et l’analyse
stratégiques, comme en attestent toutes de relations élémentaires. Et ne pas se
les enquêtes. Et même, les gestionnai- contenter de multiplier les allers sans
res intermédiaires (middle managers), retours en se réfugiant dans l’illusion
qui manifestent parfois un intérêt plus La renaissance du que la seule juxtaposition d’explica-
management stratégique

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marqué, le font peut-être surtout du fait tions parcellaires donnera une connais-
d’une valorisation symbolique, tant le viendra-t-elle de la science sance du tout.

100 ANS DE GESTION


vocable reste associé au pouvoir dans traditionnelle? Si la complexité appelle la straté-
les représentations de la plupart. gie comme le prétendent Morin et Le
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Mais ces liens sont aussi pénalisés La stratégie est une science du Moigne (1999), encore faut-il que la
par la faible reconnaissance, dans les complexe, donc incompatible avec science de la stratégie ne réduise pas
publications scientifiques, des formes des réductions analytiques trop son objet en fragments, certes expli-
de recherche qui privilégient ces liens. poussées qués mais alors dénués de sens et d’in-
La recherche-intervention, l’observa- térêt pour agir. Car la raison d’être de
tion clinique et l’étude longitudinale Quiconque fait face à une situa- la recherche en stratégie est bien de
d’une organisation, malgré leur grande tion stratégique réelle éprouve la com- guider l’action, de fournir aux stratè-
pertinence dans le domaine, sont très plexité : un grand nombre de variables, ges de terrain des opérateurs de sens,
difficiles à mettre en œuvre, coûteu- des critères multiples, des données des concepts et des méthodes mis à
ses en temps et en énergie, et surtout disparates, des trous d’informations, l’épreuve qui leur permettent de mieux
inadaptées aux formats et aux critè- des buts enchevêtrés, des interactions concevoir et de piloter les voies et les
res majoritairement retenus par les nombreuses, une incertitude quant aux moyens les plus appropriés pour leur
revues, les colloques et les évaluateurs. (ré)actions des autres, etc. On fait alors entreprise en fonction des contextes
C’est ainsi qu’un cadre conceptuel (fra- l’expérience que cette complexité n’est particuliers qui sont les leurs.
mework) synthétique et instrumental pas réductible à un problème parfaite-
patiemment élaboré et reposant sur une ment défini auquel on pourrait asso- La stratégie est une science du
fréquentation assidue de trois ou quatre cier une solution unique et définitive. dialogique, du paradoxe, de
entreprises pendant 10 ans se verra Si besoin est de s’en convaincre, il suffit l’ago-antagonisme
probablement rejeté parce qu’il n’ap- de se souvenir du désastre engendré par
porte pas de résultats validés sur une la planification centralisée soviétique : La stratégie appelle à son tour la
hypothèse explicative précise. Même détourner un fleuve pour produire mas- dialogique et ses diverses expressions :
si des chercheurs réitèrent régulière- sivement du coton s’est avéré le plus sûr paradoxe, dialectique, raison contra-
ment l’invitation au développement de moyen d’assécher la mer d’Aral. dictoire, ago-antagonisme. Ce principe
recherches générant des connaissances C’est pourtant ce que privilégie le général, admis et massivement res-
plus adaptées aux phénomènes straté- courant dominant de la recherche en pecté dans les autres domaines de la
giques (Whittington, 2004), le doyen de stratégie; c’est assurément la meilleure pensée stratégique (affaires militaires,
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

la Sloan School of Management conclut tactique pour publier rapidement un internationales, psychothérapie, méde-
que «malheureusement» le système article. Mais c’est aussi une façon fort cine, etc.), a du mal à être reconnu en
de reconnaissance universitaire actuel efficace de vider la stratégie de son stratégie d’entreprise.
n’est pas fait pour ce type de recherche contenu et de sa raison d’être. En vou- Et pourtant, il s’agit bien de conjoin-
(Schmalensee, 2006)! lant devenir science, la discipline a dre plutôt que de disjoindre, seule
Le positivisme dominant a voulu choisi Descartes : «réduire en autant de façon de dépasser la pensée binaire et
produire une science amorale et a- parcelles qu’il se pourrait pour monter les oppositions stériles : entre le plan et
contextuelle obsédée par la mesure graduellement du plus simple au plus l’apprentissage, l’intégration et la diffé-
et les généralisations statistiques. complexe». Certes, cela a réussi à la renciation, la centralisation et la décen-
Pertinente dans certains domaines, mécanique rationnelle au XIXe siècle. tralisation. Il n’y a pas lieu de choisir,
96 mais de doser, d’agir sur les deux pôles et Meckling le fait d’avoir explicité «la but ne peut être le profit, encore moins
de façon tâtonnante, dynamique, récur- nature de l’homme» sur laquelle ils fon- sa maximisation, bien que le profit
sive (Avenier, 1997). dent la théorie de la délégation, même puisse être considéré comme un résul-
La stratégie ne consiste pas à analy- si elle paraît naïve et peu réaliste. tat nécessaire. Il affirmait que l’objectif
ser pour expliquer, mais à comprendre Cette attention aux philosophies était ailleurs et comportait notamment
pour concevoir des actions qui sont en sous-jacentes nécessite tout à la fois la nécessité de satisfaire le client et
flux, en trames, en réseaux. Il ne s’agit une fréquentation et une compréhen- toutes les parties intéressées (stakehol-
pas d’extraire l’essence des choses en sion fines de ces dispositifs, une culture ders) pertinentes.
gommant les apparences ou les circons- en sciences sociales suffisante pour les Nous croyons que c’est ce va-et-
tances, mais de prendre appui sur ces mettre en perspective et les rattacher à vient entre la nécessité de fondements
dernières pour recréer en permanence l’histoire des idées ainsi qu’une imagi- de cohérence dans l’action et dans la
du potentiel. La stratégie est un aller et nation conceptuelle pour se représen- pensée et celle de méthodes et de mesu-
retour incessant entre la virtualisation ter leur reconstruction. Ce travail est res appropriées pour ne pas dénaturer
(concevoir une vision) et l’actualisa- certes exigeant et risqué, à côté duquel la recherche de cohérence qui est au
tion ( faire que cela advienne). Aristote, la littérature prolixe qui cherche par cœur de l’intégration que le domaine
Ulysse et Héraclite sont, pour ce faire, exemple à mesurer l’effet de la planifi- de la stratégie propose aux praticiens et
de meilleurs inspirateurs que Platon. cation stratégique sur la performance aux chercheurs.
de l’entreprise apparaît simpliste, sans
La stratégie doit tenir compte des issue et fort peu éclairante. La stratégie doit remettre les
jeux réciproques entre les dispositifs classes de risques au centre

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ou instruments gestionnaires et La stratégie doit continuer à être des préoccupations
les philosophies qu’ils cristallisent obsédée par la finalité
100 ANS DE GESTION

Quelle que soit l’entité concernée


Le corpus moderne du management Depuis l’émergence de la stratégie – l’individu, l’organisation, la nation,
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puis du management stratégique s’est comme champ de recherche, l’idée de etc. –, la stratégie n’a de raison d’être
constitué, disons à partir de Taylor buts, d’objectifs, de finalité a été cen- que si elle contribue à sa pérennité,
et Fayol, en proposant d’abord des trale. Ansoff (1965) lui avait consa- qui passe bien sûr par des évolutions
techniques. La tentation scientifique cré une grande partie de sa réflexion, et, parfois, des bifurcations radicales.
s’est ensuite infiltrée, provoquant une tandis que Learned et al. (1965), de Si l’on veut bien reconnaître que cette
prise de distance à l’égard des outils. Harvard, en avaient fait l’essence de la entité est nécessairement insérée dans
À un point tel que dans des domaines stratégie. La définition de l’objectif est, la société et non pas seulement enga-
comme la stratégie, contrairement à la comme l’affirmaient ces deux grandes gée dans des marchés, alors la durée,
finance par exemple, la grande majorité contributions, à la fois un fondement la contextualisation, la prévention des
des publications les ignore. Ce faisant, de l’action et un guide pratique pour risques, certes économiques et finan-
la recherche contribue à effacer sa spé- celle-ci. Le fondement est construit sur ciers ou individuels, mais aussi sociaux,
cificité – l’instrumentation de l’action la croyance que des actions cohérentes écologiques, politiques et culturels,
organisée – et, du coup, remplit mal et convergentes mènent à des résultats ressortent comme les préoccupations
sa double mission de critique à l’égard positifs (efficaces, constructifs, plutôt majeures de la stratégie. Fournir les
des outils mis en œuvre et d’aide à la que destructifs). Comme fondement, concepts et les méthodes génériques
conception de nouveaux outils. les objectifs contribuent à donner du permettant aux dirigeants en situation
Aujourd’hui, les organisations sont sens aux actions. Pour cela, il faut les de composer avec le risque et de gérer
des assemblages complexes et hétéro- construire en relation avec les sources leur «portefeuille de risques» constitue
clites d’outils, de techniques, de règles, de cohérences (internes et externes) et dès lors une mission première pour la
de normes, de discours, qui véhiculent en faire un chemin et des balises pour recherche.
des philosophies plus ou moins claires : éviter les dérives et l’incohérence. Remarquons d’ailleurs que le très élé-
une «démarche qualité» ou une démar- Comme guide pratique, les objectifs mentaire «modèle de Harvard» place en
che de «développement durable» dési- sont nécessairement liés aux méthodes son centre la détermination des mena-
gnent des acteurs, des relations, des et aux instruments de mesure. Pour ces et des occasions, tout comme les
buts, des critères d’action, qui sont aussi mieux apprécier ce caractère pratique, travaux prescriptifs d’Ansoff. En effet,
des visions de l’homme en société. La Ansoff (1965) avait proposé de considé- certains risques sont porteurs d’occa-
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

responsabilité des chercheurs en stra- rer trois aspects : l’attribut (par exem- sions. C’est ainsi que l’on peut recevoir
tégie est en jeu : il leur faut avant tout ple, la rentabilité), la fourchette d’ac- le dernier livre de Prahalad (2004); le
mettre au jour, au plus près des dispo- ceptation (threshold) et la cible. Dans risque majeur de perte de légitimité et
sitifs concrets mis en œuvre dans les ce domaine, la tendance moderne a été d’épuisement des sources habituelles
entreprises, non seulement leur effica- d’évacuer le débat sur les méthodes et de profit des multinationales peut être
cité, mais aussi les philosophies ges- les instruments. Le profit est souvent retourné par des stratégies novatrices
tionnaires sous-jacentes, et proposer considéré comme une mesure indis- et ambitieuses de construction d’offres
ensuite des dispositifs rénovés, tout en cutable, alors que c’est justement la adaptées aux quatre milliards de pau-
décrivant les valeurs qu’ils comportent. plus discutable des mesures. Drucker vres qui peuplent la planète. Une telle
Reconnaissons aux financiers Jensen (1957) rappelait avec vigueur que le vision va bien au-delà des efforts de res-
qui pourraient être rendues disponibles à des lecteurs 97
ponsabilité sociale que ces firmes met- nomiste qui ne serait pas aussi philoso- qui le souhaiteraient.
tent généralement en avant. phe, sociologue et historien serait irres- 5. Voir Chandler (1962), Lawrence et Lorsch (1967),
ponsable et dangereux? Peut-il en être Thompson (1967).
autrement pour un «stratégiste»? 6. Au sens d’infrastructure.
Les sciences de gestion ne peuvent
Les universitaires en stratégie plus être vues comme des techniques
ont-ils besoin de repenser économiques tâchant exclusivement Références
leur contribution sur une base d’expliquer des régularités observables
morale et politique? au sein des entreprises. C’est le mana- Andrews, K.R., The Concept of Corporate Strategy, Irwin,
gement stratégique qui est aujourd’hui 1987.
La reconfiguration des pouvoirs le producteur premier des «faits» éco- Andrews, K.R., «Ethics in practice», Harvard Business
s’est opérée comme jamais au cours Review, septembre-octobre 1989.
nomiques et sociaux repérables à des
du dernier quart de siècle : les grandes Ansoff, H.I., Corporate Strategy: An Analytic Approach to
niveaux méso et macro dont il consti- Business Policy for Growth and Expansion, McGraw-
entreprises mondiales, quelle que soit tue en quelque sorte un gigantesque Hill, 1965.
leur «nationalité», sont devenues le service de soutien (back office) en Ansoff, H.I., «The emerging paradigm of strategic behav-
lieu majeur de leur concentration. Leur réseaux. En général, comme l’a montré ior», Strategic Management Journal, vol. 8, 1987,
management est dès lors le vecteur pre- Hatchuel (2000), les sciences de gestion p. 501-515.
mier du politique, tant ils façonnent, ne sont plus l’application mais l’assise Ansoff, H.I., Declerck, R.P., Hayes, R.L., From Strategic
qu’on le veuille ou non, le devenir des déterminante des sciences sociales. La Planning to Strategic Management, McGraw-Hill,
hommes, des cultures, des sociétés, de 1976.
res gestae des Romains, toute préoccu-

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la faune, de la flore, de la planète. Avenier, M.J. (dir.), La stratégie «chemin faisant»,
pée d’actions accomplies, devient alors
Economica, 1997.
Le management stratégique ne peut l’interlocuteur majeur de la res publica,

100 ANS DE GESTION


plus revendiquer un caractère privé, et Barnard, C.H., The Functions of the Executive, Harvard
toutes deux nécessaires au vivre ensem- University Press, 1938.
les critères de rentabilité et d’efficience ble. Berle, A.A., Means, J.C., The Modern Corporation and Private
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de l’entreprise doivent être rempla- La stratégie est-elle une science? La Property, Harcourt, Brace and World, 1968.
cés par ceux de pertinence, de justice, réponse que nous avons essayé d’ap- Betbèze, J.P., Les dix commandements de la finance, Odile
d’équité de ses actions dont les effets porter dans ce texte, en proposant un Jacob, 2003.
externes sont massifs. Il y a suffisam- regard historique, est qu’elle ne peut Bower, J.L., «Descriptive decision theory from the admin-
ment de mauvaises pratiques. Il n’est être conçue sans l’apport des scien- istrative point of view», dans Bauer, R.A., Gergen, K.J.
vraiment pas nécessaire que de mau- (dir.), The Study of Policy Formation, The Free Press,
ces, mais elle ne peut être un domaine
vaises théories du management vien- 1968.
scientifique spécialisé et précis sans se
nent détruire les bonnes pratiques, Bower, J.L., Managing the Resource Allocation Process,
dénaturer et sans mener les sociétés Irwin, 1970.
comme l’a explicité le regretté Ghoshal vers l’immoralité et l’inefficacité ultime.
dans son dernier article (2005). Bower, J.L., «Business policy in the 1980s», Academy of
Elle est à la fois un art et une philoso- Management Review, vol. 7, no 4, 1982, p. 630-639.
De même que la science politique phie, et de ce point de vue elle serait Caves, R., American Industry: Structure, Conduct,
n’est pas séparable de la philosophie plutôt une «infrascience6», comme le Performance, Prentice-Hall, 1967.
politique, de même la science du mana- disait Hatchuel (2000), ou, pour rester Chandler, A.D., Strategy and Structure, MIT Press, 1962.
gement stratégique ne peut maintenir près des préoccupations pratiques, une Collins, J., Good to Great: Why Some Companies Make the
aux frontières une réflexion exigeante «intégralogie» dont l’objet est d’inté- Leap… and Ohers Don’t, Harper Business, 2001.
de caractère moral et politique. La grer et de réconcilier les résultats des Dacin, M.T., Goodstein, J., Scott, W.R., «Institutional theory
mondialisation portée par les grandes sciences traditionnelles, à la recherche and institutional change: Introduction to the special
firmes peut être vue comme une suc- d’explications plus vastes et de guides research forum», Academy of Management Journal,
cession de rencontres plus ou moins vol. 45, no 1, 2002, p. 45-57.
pour l’action.
conflictuelles entre une logique écono- DiMaggio, P.J., Powell, W.W., «The iron cage revisited»,
American Sociological Review, 1983.
mico-financière, abstraite, numérisée, à
Notes Drucker, P.F., La pratique de la direction des entreprises, Les
tendance universelle et uniformisante
Éditions d’Organisation, 1957.
et des contextes sociaux, humains, juri- 1. Nous voudrions exprimer notre reconnaissance à Freeman, R.E., Strategic Management: A Stakeholder
diques et politiques qui caractérisent les Kamal Argheid, de l’Université Concordia, et à Steve Approach, Marshfield & Pittman, 1984.
lieux concrets où le management opère. Maguire, de l’Université McGill. Les commentaires Galbraith, J., The New Industrial State, The Free Press,
Aider à mieux penser ces rencontres, à qu’ils ont faits sur une version précédente ont permis 1967.
Gestion, volume 32, numéro 3, automne 2007

la fois créatrices et destructrices, selon d’améliorer sensiblement ce texte. Pamela Sloan,


de HEC Montréal, et Howard Thomas, de la Warwick Ghoshal, S., «Bad management theories are destroy-
l’éventail des critères évoqués offre Business School, ont enrichi notre compréhension et ing good management practices», Academy of
une fort belle mission aux chercheurs stimulé nos intuitions lors de nombreuses discussions Management Learning and Education, vol. 4, no 1,
en stratégie, plus que jamais politique sur le sujet. 2005, p. 75-91.
d’entreprise. Ils ne doivent pas se réfu- Greenwood, R., Hinings, C., «Understanding radical orga-
2. Voir le cas Harvard, McKinsey and Co., 9-396-357
nizational change: Bridging together the old and
gier dans une illusoire et idéologique (2000).
the new institutionalism», Academy of Management
neutralité scientiste, mais assumer un 3. Les éléments de cette section sont tirés en partie de Review, vol. 21, no 4, 1996, p. 1022-1045.
rôle de penseur indissociable, en scien- Hafsi et Thomas (2005). Hafsi, T., Thomas, H., «The field of strategy: In search of
ces sociales, de celui de chercheur. 4. Malheureusement, le cas Midway n’est plus référencé a walking stick», European Management Journal,
Hayek (1953) ne disait-il pas qu’un éco- par HBS Press. Les auteurs disposent de copies papier vol. 23, no 5, 2005, p. 507-519.
98 Hambrick, D.C., Mason, P.A., «Upper echelon: The organi- Wernerfelt, B., «A resource-based view of the firm»,
zation as a reflection of its top managers», Academy Strategic Management Journal, vol. 5, 1984, p. 171-
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