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Ce que je crois
Béchir Ben Yahmed • bby@jeuneafrique.com
Samedi 4 juin
Tunisie
« Ennahdha sort de l’islam politique »
P
réparée avec soin, l’annonce a été diffusée à
partir du 20 mai. Grassement payée, une agence
internationale de communication a veillé à ce
que les médias du monde entier s’en fassent
l’écho en bonne place et soulignent que c’est là une
évolution importante et très positive.
Un vrai « changement » qui dépasse le pays où il
a lieu, la Tunisie, et intéresse l’ensemble du monde
musulman et la planète entière.
■ l’inverse d’un Houari Boumédiène, qui, arrivé au
De quoi s’agit-il ?
Réunis du 20 au 22 mai en congrès, les islamistes
tunisiens d’Ennahdha ont adopté une posture inédite
concoctée par leur président, Rached Ghannouchi.
Ayant constaté que le qualificatif d’islamiste accolé
à son parti comporte trop d’inconvénients et limite
son expansion, il en est venu à estimer qu’il n’y a que
des avantages à le mettre au rancart.
Il veut que les Tunisiens et le monde entier le sachent,
et en tiennent le plus grand compte : Ennahdha est
désormais un parti civil, qui se proclame démocratique.
Et Ghannouchi d’énoncer la formule que citeront
les médias : « Ennahdha sort de l’islam politique pour
entrer dans la démocratie musulmane. »
Tunisiens ou non, musulmans ou non musulmans,
lecteurs de Jeune Afrique ou non, beaucoup me
demandent ma réponse aux interrogations que cette
initiative suscite : faut-il prêter foi à cette démarche
et qu’annonce-t-elle pour la Tunisie ?
Les islamistes tunisiens peuvent-ils devenir de vrais
démocrates ? Au pouvoir pendant trois ans, de fin
2011 à fin 2014, ont-ils montré qu’ils sont à même de
gouverner un pays moyennement développé ?
■ ils se sont rapidement remis en selle, ont fait bonne
Ces islamistes tunisiens et leur président ont une
histoire qu’il est utile de rappeler. Leur formation a
vu le jour au début des années 1980 sous le nom de
Mouvement de la tendance islamique (MTI).
Réprimés par un Bourguiba déclinant, puis, après
une courte période d’observation et une participation
aux élections, par un Ben Ali déterminé à les éliminer,
ils ont pris des coups mais se sont signalés par un
jeune afrique
recours avéré à la violence aveugle et même au coup
d’État militaire. Sans succès.
Ils sont donc, à cet égard, les ancêtres des jihadistes
d’aujourd’hui, et cela a laissé des traces.
Ceux de leurs dirigeants qui n’ont pas été arrêtés et
condamnés se sont exilés en Europe. Ghannouchi, lui,
s’est établi à Londres, où il a vécu vingt ans.
Il ne connaissait ni ne parlait le français, mais n’a
pas jugé utile d’apprendre l’anglais, de sorte qu’à
pouvoir, s’est obligé à apprendre le français, et à un
Abdelilah Benkirane, chef des islamistes marocains,
qui manie le français à la perfection, Ghannouchi ne
connaît et ne parle que l’arabe.
Cela le rapproche des Arabes du Moyen-Orient et
le distingue de l’écrasante majorité des Maghrébins.
Significatif de sa personnalité, ce trait étonne : com-
ment peut-on, au XXIe siècle, diriger un grand parti,
et a fortiori un État, si on ne comprend aucune autre
langue que la sienne ?
Les Suisses, les Suédois, les Israéliens, les Iraniens,
entre autres, le savent bien, dont les dirigeants et leurs
enfants s’astreignent au bi-, voire au trilinguisme.
Une question se pose : lorsqu’il sera au pouvoir, car
c’est l’objectif qu’il s’est assigné, Ghannouchi favo-
risera-t-il le bilinguisme ou bien voudra-t-il que les
Tunisiens ne pratiquent que la langue arabe ?
■
Lorsque, le 14 janvier 2011, le régime de Ben Ali est
tombé après avoir tenu vingt-trois ans, les islamistes,
qui n’étaient pour rien dans sa chute, ont été, comme
tout le monde, pris de court. Mais ils se sont vite
ressaisis et ont été les premiers à combler le vide :
figure aux élections et ont pris le pouvoir, avec deux
comparses : la troïka, dont ils ont été le centre et le
moteur, a gouverné le pays pendant trois ans mais
n’y a assuré ni la sécurité, ni le fonctionnement de
l’économie, ni même la propreté des villes.
Ils ont recruté 250 000 personnes, souvent incom-
pétentes, mais choisies parmi les leurs, alourdissant
et déséquilibrant le budget de l’État et de ses sociétés.
n o 2891 • du 5 au 11 juin 2016
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Leurs frères jihadistes ont commencé à infester la de renoncer en apparence au label d’islamiste et tout à leur honneur, à la même distance vis-à-vis des Et ce n’est que lorsqu’il a rassemblé entre ses mains
Tunisie et à en menacer les structures. Ghannouchi d’avancer le concept de parti civil, champion de la dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. tous les leviers du pouvoir qu’Erdogan a écarté les
a dit alors, la larme à l’œil, qu’ils lui rappelaient sa démocratie musulmane. ■ Abdullah Gül et autres démocrates de son parti pour
jeunesse et il les a adjurés… d’être patients. « Attendez On a parlé « d’islamistes autodéfroqués », de « tour Ennahdha, Ghannouchi et leurs collègues se sont réislamiser son pays et en devenir le maître.
que nous ayons en mains tout le pouvoir, que nous de passe-passe », de « ravalement de façade », de donc embarqués, depuis le 22 mai, dans une opération Sans aucun contre-pouvoir digne de ce nom.
contrôlions l’armée », leur a-t-il dit. magicien de foire qui fait disparaître l’islamiste dans qu’ils jugent habile de fausse conversion : nous avons C’est exactement ce qui attend les Tunisiens à moyen,
Pendant ce temps-là, le pays allait à vau-l’eau et, sa main droite qu’il dissimule dans son dos et montre désormais, disent-ils, deux costumes et deux visages ; voire à court terme, car Ghannouchi, qui ne rêve que
n’ayant à leur tête qu’un assez bon tacticien mais un le civil dans sa main gauche qu’il brandit devant vous. oubliez la religion et traitez avec le civil. de revanche sur Bourguiba et Ben Ali en prenant leur
piètre stratège, les islamistes d’En- On peut également évoquer la Ils croient ainsi berner les Occidentaux, qui les place, a déjà 74 ans.
nahdha n’ont gagné ni les cœurs fable de la chauve-souris de Jean surveillent, et offrir aux Tunisiens un visage plus ■
des Tunisiens ni leur confiance. Rached Ghannouchi de La Fontaine : avenant. Que faire pour éviter à la Tunisie de tomber à son
C’est à ce moment-là qu’ils ont est la ruse faite Je suis oiseau : voyez mes ailes… Mais avec quel dessein ? Celui de revenir au pouvoir, tour dans l’escarcelle de l’internationale islamiste ?
de le conquérir cette fois complètement, de faire occu- Ce que Béji Caïd Essebsi a tenté de faire, qu’il n’a pas
vraiment raté le coche. homme politique. Je suis souris, vivent les rats !
per le palais de Carthage, c’est-à-dire la présidence fait, ne peut plus (ou même ne veut plus) faire. Créer
■ Il y a du vrai dans chacune de ces
Portés eux aussi au pouvoir, leurs Lui et son parti sont images, car l’auteur principal de de la République, par Rached Ghannouchi, au plus face aux « ex-islamistes » un parti de gouvernement
homologues égyptiens, les « Frères des islamistes l’initiative du 20 mai est un peu tout tard en 2019, et la Kasbah, c’est-à-dire la primature, solide et qui soit le rempart de la Tunisie du XXIe siècle
musulmans », ayant dérapé plus et le resteront. cela à la fois : on le comprend mieux par l’un des leurs. contre les passéistes.
gravement encore – et plus vite – si on dit que Rached Ghannouchi Leur modèle est l’AKP turc et son chef incontesté, Cette Tunisie, celle de Bourguiba, produira-t-elle,
ont été brutalement éliminés par est la ruse faite homme politique. lequel sera demain le seul maître du pays : Recep à très court terme, issu de la génération des quin-
l’armée du maréchal Sissi et jetés en prison. Lui et son parti sont des islamistes et le demeure- Tayyip Erdogan. quagénaires nés dans les années 1960, un candidat
Ennahdha et ses dirigeants ont pris peur, ont cédé ront. Ils ne renient pas l’islamisme, pas plus qu’ils Ce dernier et son parti ont fait croire aux Turcs et au au pouvoir ?
sur la nouvelle Constitution et accepté de quitter le ne se convertissent à la démocratie, et l’on est en monde entier, au début du XXIe siècle, qu’ils n’étaient Pour qu’il soit crédible et suivi, il faudrait qu’il soit
gouvernement. droit de leur dire : « Ce que vous êtes parle si fort que plus islamistes et s’étaient convertis à la démocratie. déjà connu de l’opinion nationale et reconnu par elle
«  Faisons deux pas en arrière pour sauver le je n’entends pas ce que vous dites. » Ils ont conquis les votes des campagnes délaissées comme un président possible.
parti », leur a recommandé à ce moment-là Rached ■ par leurs concurrents, puis ceux des villes, et ont Il faut qu’il soit un fédérateur d’hommes et de
Ghannouchi. Mais, au fait, qu’est-ce qu’un islamiste ? gravi les marches du pouvoir une à une. femmes, qu’il constitue et rassemble autour de lui
Nous sommes toujours, comme vous le voyez, dans la C’est un musulman intégriste qui utilise sa religion Ils ont éliminé les généraux gardiens de la laïcité une équipe de pouvoir.
tactique, celle d’un Ghannouchi plus rusé que stratège. indûment et cyniquement pour accéder au pouvoir et des fondements kémalistes de la République, Les temps ayant changé, ce doit être un démocrate
Le gouvernement de la Tunisie a été alors confié et s’y maintenir. Intégristes, les uns et les autres le et ont proclamé urbi et orbi qu’ils se mettaient au convaincu, ce que n’étaient, hélas, ni Bourguiba ni
à un indépendant, Mehdi Jomâa, qui s’est entouré sont, mais à des degrés différents. diapason de l’Europe. Ben Ali. ●
d’une équipe rajeunie mais inexpérimentée. Elle a Le monde arabo-musulman de 2016 a presque
tenu convenablement les rênes du pays et l’a conduit partout à sa tête des islamistes qui l’ont mis dans
sans encombre à des élections qui se sont impecca- une situation inextricable et, de surcroît, ont enfanté Humour, saillies et sagesse
blement déroulées. Al-Qaïda d’abord, Daesh ensuite.
Pour vous faire sourire, grincer des dents – ou réfléchir –, ici, chaque semaine, une sélection subjective, la mienne, de ce qui a été
Les Tunisiens en gardent le meilleur des souvenirs. Soudan, Arabie saoudite, Qatar, Gaza et, désormais, dit ou écrit au cours des siècles par des hommes et des femmes qui avaient des choses intéressantes ou drôles à nous dire. B.B.Y.
Mais, dans leur majorité, ils ont ressenti le besoin la Turquie d’Erdogan forment, avec quelques autres,
d’avoir un rempart contre les islamistes. Un vétéran l’internationale des islamistes. u Très peu de choses sont urgentes, u On a tous tendance à voir dans u L’amant c’est l’artiste de l’amour.
de la politique, Béji Caïd Essebsi, s’est avancé pour Et si en Tunisie, Ennahdha dispose d’argent à pro- même en politique. la force un coupable et dans la Le mari n’en est que le rond-de-cuir.
le leur donner en créant Nidaa Tounes en juin 2012. fusion, le dépense sans compter, c’est parce que Erik Orsenna faiblesse une innocente victime. Georges Feydeau
Les Tunisiens ont alors décidé de faire de « Si Béji » d’autres islamistes, déjà au pouvoir, la financent à Milan Kundera
leur président et l’ont élu le 22 décembre 2014. coups de millions de dollars pour l’aider à revenir à u Le présent n’est pas un passé en u On ne devrait lire que les livres qui
puissance, il est le moment du choix u Celui qui cherche ce qu’il ne doit pas nous piquent et nous mordent. Si
Les dirigeants d’Ennahdha n’ont pas présenté de la tête de l’État.
et de l’action. Simone de Beauvoir chercher finit par trouver ce qu’il ne le livre que nous lisons ne nous
candidat contre lui, mais ont tout de même, sans le Je m’étonne de constater que le président et le cherchait pas. Proverbe zoulou réveille pas d’un coup de poing sur
dire, donné les voix de leurs partisans à son adversaire. Premier ministre tunisiens laissent sans réagir les u Je ne suis pas pour la femme- le crâne, à quoi bon le lire ?
■ valises d’argent étranger venir polluer la politique de objet, au contraire j’aime bien u Un problème sans solution est un Franz Kafka
Nous sommes, en ce mois de juin 2016, à la veille leur pays. Et infléchir les résultats de ses élections. quand c’est moi qui ne bouge pas. problème mal posé. 
d’élections municipales prévues pour 2017 et, surtout, L’avez-vous remarqué ? Les islamologues, qui sont Pierre Desproges Albert Einstein u Plutôt dormir avec un cannibale
sobre qu’avec un chrétien ivre.
à l’avant-veille d’élections législatives et présidentielle : les meilleurs connaisseurs de l’islam, j’en connais deux
u Quel que soit le nombre de saintes u Un sans-papiers qui bosse au noir, Herman Melville
elles auront lieu en 2019 mais nul n’exclut qu’elles se en Tunisie de réputation mondiale, Mohamed Talbi paroles que vous lisez, que vous tu lui donnes des papiers, tout de
tiennent avant l’échéance normale. et Abdelmajid Charfi, ont à l’endroit des islamistes la prononcez, quel bien vous feront- suite il s’inscrit au chômage. u On ne peut pas faire semblant d’être
Le tacticien en chef d’Ennahdha, Rached plus grande réserve et s’en tiennent à bonne distance. elles si vos actes ne s’y conforment Le Grand Café des brèves de courageux.
Ghannouchi, a refait surface avec son idée astucieuse Ces deux derniers s’étaient d’ailleurs tenus, et c’est pas ? Bouddha comptoir Napoléon Bonaparte

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