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Introduction 3
Conclusion 125
Annexes 135
Introduction
D’un point de vue esthétique et théorique, j’ai pris le parti de mettre en résonance la pratique
picturale de l’expressionnisme abstrait (plus précisément l’action painting1 de Jackson
Pollock2 et les Color-field paintings3 de Mark Rothko4) et la pratique musicale du drone (par
exemple les travaux de Sunn O)))5 ou de La Monte Young6). Mes ambitions plastiques et
sonores pour ce travail étant de mettre en avant une certaine planéité, dilution, lenteur,
abstraction picturale et sonore ainsi que densité et uniformité, j’ai choisis de valoriser la
matière même, et non une forme de représentation ou d’incarnation/figuration au sens
mimétique où interprétatif de celle-ci. Ainsi, les interprétations sur l’aspect inconscient et
surréaliste du travail de Pollock seront mises à l’écart de ma recherche au profit d’un point de
vue strictement esthétique et technique, visant à mettre en avant son rapport d’intentionnalité
avec la matière, la forme, et les dynamiques plastiques. De plus, l’influence du fresquisme ou
muralisme mexicain et plus précisément les travaux de José Clemente Orozco7 ou David
Alfaro Siqueiros8 sur les œuvres de Pollock ne feront pas non plus partit de notre analyse.
Au niveau pictural et plus particulièrement de l’expressionnisme abstrait, les travaux de
Willem De Kooning9, Lee Krasner10, Sam Francis11 voire Pierre Soulages12 seront entre autres
étudiés afin d’approfondir et de confronter la relation à la gestuelle et l’esthétique plastique au
sein de ce travail de recherche, alors que d’un point de vue sonore, ce sont les travaux
d’Eliane Radigue13 ou de Khanate14 que j’étudierai.
1
Ou « peinture d’action ou gestuelle» en français, traduction du terme employé par le critique américain Harold
Rosenberg en 1952 dans The American Abstract Painters publié dans la revue ARTnews de Décembre 1952 à
propos du travail de Pollock
2
Artiste américain (1912-1956) reconnu pour son langage plastique unique dans l’abstraction américaine des
années 50
3
Littéralement « peinture de champs colorés », mouvement émanant de l’expressionnisme abstrait de l’école de
New York dans les années 1940 à 1960
4
Artiste américain d’origine lettone (1903-1970) impliqué dans le mouvement expressionniste abstrait aux Etats-
Unis
5
Groupe américain de drone formé à la fin des années 90 à Seattle reconnu dans le milieu musical metal
6
Compositeur et artiste américain né en 1935 reconnu comme un des fondateurs de la musique minimaliste
expérimentale et pour sa collaboration au mouvement Fluxus dans les années 60 aux côtés de John Cage
7
Artiste mexicain (1883 – 1949) fondateur du muralisme (1920-1930)
8
Artiste mexicain (1896-1974) qui créa en 1936 le New York The Siqueiros Experimental Workshop à New
York auquel participa assidument Jackson Pollock
9
Artiste américain d’origine batave (1904-1997) figure importante du mouvement expressionniste abstrait
10
Artiste américaine (1908-1984) épouse de Jackson Pollock participant au mouvement expressionniste abstrait
11
Artiste expressionniste abstrait américain (1923-1994)
12
Artiste plasticien français né en 1919, reconnu pour son travail sur la matière picturale qu’il appelle le « noir
lumière » ou « outre-noir »
13
Compositrice de musique minimaliste éléctronique et acoustique française née en 1932
14
Groupe américain formé en 2001 jusqu'à 2006, ils ont sortit 4 albums dont un posthume en 2009
3
Les auteurs principaux sur lesquels j’appuie ma réflexion et mon analyse sont Milija
Belic pour sa notion de durée et de rythme dans l’expérience et le processus de création
artistique : « Au commencement, alors, il n’y a que l’énergie et sa nature vibratoire exprimée
par le mouvement ondulatoire. Ces phénomènes ondulatoires ou vibratoires expliquent aussi
bien la genèse de la forme que la forme finie, aussi bien le mouvement qu’une forme
stationnaire, l’organisation temporelle que la configuration spatiale qui est, finalement,
toujours provisoire. La forme suit le mouvement : la forme est le produit du mouvement en
même temps que le mouvement possède une forme. ». 15 Je convoque également Margit
Rowell pour son approche du geste et de la matière picturale dans son analyse de
l’expressionnisme abstrait : « La matière picturale idéale du peintre d’action est ainsi
pratiquement une anti-matière. Traditionnellement inerte, ici la matière doit être aussi mobile
que l’improvisation psychique et gestuelle qu’elle incarne. » 16ainsi qu’Edmond Couchot pour
sa théorisation de l’intelligibilité de l’œuvre, du temps du faire et du voir artistique ainsi que
l’hybridation numérique : « Il faut aussi abandonner l’idée, elle aussi trop simple, que la
temporalité d’une image est entièrement contenue dans le temps des événements que l’image
décrit. ». 17
15
Milija Belic, L’Apologie du Rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un méta-art, Paris, L’Harmattan,
2002, p°51
16
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, Editions Klincksieck, Paris, 1972, p°33
17
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, Paris, Editions
Jacqueline Chambon, 2007, p°26
18
Artiste français (né en 1959) reconnu pour son implication dans l’Art Numérique
19
Installation interactive de 2008, voir Annexes Numériques, Miguel Chevalier, Pixel Liquide
20
Voir interview de l’artiste sur http://m.youtube.com/#/watch?v=ALwXBBwfpVM&gl=US
4
l’utilisation des technologies numériques dans les Arts Plastiques une nature expressive
véritable.
Dans le premier chapitre nous étudierons d’abord les pratiques mises en jeu dans
Anterograde et les notions fondamentales qui en découlent. A travers l’étude de celles-ci nous
établirons un lien à la fois théorique et esthétique entre ces pratique afin d’aborder le chapitre
suivant. Ce second chapitre sera consacré à l’étude du geste et du processus de création en
tant que vecteurs de l’intelligibilité de la matière et de l’œuvre, ainsi qu’a l’étude de
l’hybridation des pratiques picturales et sonores, analogiques et numériques dans le cadre du
projet Anterograde. Enfin, nous aborderons dans le dernier chapitre la mise en place globale
de ce dispositif, des évolutions de ma pratique picturale et sonore à la construction de l’espace
de création et de diffusion de l’œuvre. Nous conclurons sur les possibles ouvertures de ce
travail de recherches ainsi que sur les points non abordés dans ce mémoire que je souhaite
approfondir à l’avenir.
5
1 – Vers une esthétique de la planéité
Pour commencer ce mémoire, nous allons nous intéresser aux pratiques artistiques
convoquées dans mon projet, leurs enjeux fondamentaux, leurs esthétiques et leurs résonances
théoriques. Afin d’expliciter mon choix de mettre en relation une pratique analogique avec
l’outil numérique pour ce projet de recherche, étudions d’abord la pratique picturale et sonore
que je mets en jeu et les notions prépondérantes à l’appréhension de celles-ci. Ainsi l’enjeu
théorique de ce chapitre sera l’analyse de l’esthétique commune de ces pratiques directement
liée à l’abstraction et aux notions de durées, de planéité et de matérialité.
La pratique picturale que j’ai décidé de mettre en jeu dans mon dispositif est la peinture
des expressionnistes abstraits américains des années 1950. L’école de New York, et ses
figures emblématiques que sont Jackson Pollock, Mark Rothko, Sam Francis, Willem De
Kooning, Lee Krasner ou encore Robert Motherwell21, font ainsi partie de mes influences
picturales, et convoquent dans leurs travaux des notions propres à mon projet de recherche
comme nous allons l’étudier. Nous allons cependant noter qu’une interprétation des travaux
de ces artistes (surtout ceux de Pollock) d’un point de vue de l’inconscient et de l’ordre du
psychique que beaucoup d’auteurs ont abordé ne sera pas présenté ici. En effet, comme nous
allons le voir seuls les aspects plastiques et esthétiques des œuvres de ces artistes sont
pertinents dans mon projet. Mon choix d’interprétation se situe donc strictement dans le
champ d’une ontologie plastique, et non psychologique de l’auteur dans le cadre du faire
pictural.
Il me faut tout d’abord introduire l’Action Painting, les enjeux plastiques qu’il soulève
ainsi que ses caractéristiques esthétiques, qui sont des éléments prépondérants dans ma
recherche.
21
Artists américain (1915-1991) impliqué dans le mouvement expressionniste abstrait de New York, intéressé
par la notion d’écriture abstraite, notamment inspirée de la calligraphie asiatique
22
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Folio Essais, 2005
23
The American Abstract Painters, revue ARTnews, Décembre 1952
24
Artiste français (1896-1966) connu pour son Manifeste du surréalisme, courant qu’il fonda en 1924 auquel
Pollock manifesta un intérêt particulièrement dans la notion d’écriture automatique.
6
Ce qui différencie tout d’abord la conception de la forme entre l’approche « Kandinskienne »
et « Pollockienne » est la façon dont s’incarne celle-ci. Les valeurs de couleurs, et formes25
sont chez Kandinsky l’élément prépondérant à la structuration de la toile, afin d’harmoniser
les différents éléments picturaux dans l’espace, et de rendre visible, intelligible, la matière
picturale (en tant qu’association géométrique et colorimétrique). Ces différentes combinaisons
sont les matériaux même de la peinture abstraite de Kandinsky. Ainsi, il pense la forme en
tant que limite, et la couleur en tant que surface, et cet ensemble ne fait qu’un. La notion de
contenant/contenue dans son travail révèle l’expressivité de la matière plastique. « […] la
délimitation extérieure est totalement efficace lorsqu’elle sert à manifester de la manière la
plus expressive le contenu intérieur de la forme. [Auquel il ajoute en note] Il importe de bien
comprendre ce terme d’«expressive » : parfois la forme sera expressive en étant atténuée.
Parfois la forme exprime justement le nécessaire de la manière la plus expressive lorsqu’elle
ne va pas au bout de ses possibilités, mais reste une indication, montre simplement la
direction vers l’expression extérieure. ».26
25
Voir le chapitre le langage des formes et des couleurs, dans Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et
dans la peinture en particulier op.cit, pp 113 à 173
26
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’Art, et de la peinture en particulier, op.cit, p°119
27
Philosophe français (1925-1995) reconnu pour influence dans la philosophie des arts
28
Gilles Deleuze, Logique de la Sensation, Paris, Seuil Editions, 2002, p°99
29
Ici à considérer comme inaltéré par une figuration ou une narration de la matière,. Elle se suffit à elle-même,
elle n’a de propos que de se dévoiler sur la toile sans artifices mimétiques ou figuratifs.
7
Le faire pictural va donc changer l’appréhension de l’espace de ces peintres abstraits,
outre l’expressivité même de la matière plastique. Pollock, inspiré des Sand Paintings30 des
Indiens d’Amérique, peint de façon presque rituelle, chamanique, et se défend de laisser place
au hasard lors de la composition de ses toiles : « […] il me semble possible de contrôler la
coulée de peinture, dans une large mesure, et je ne l'utilise pas… je n'utilise pas l'accident…
parce que je nie l'accident. »31 Ainsi grâce à sa technique du dripping32, l’artiste développe un
langage plastique qui lui est propre, dénué de toutes références figuratives et dont la structure
picturale n’est pas hiérarchisée. Cette technique amène, outre la combinaison de la forme et
de la couleur comme vu précédemment, une nouvelle façon d’emplir l’espace pictural pour le
peintre. La corporéité de l’auteur, directement mise en jeu pour insuffler le rythme à la
matière, offre une nouvelle façon d’appréhender l’agencement plastique des formes et des
couleurs. Celui-ci ne s’opère plus par un jeu de concordance entre les différentes formes pour
leurs valeurs, mais par un jeu de rythme entre les différentes empreintes picturales. Chaque
impulsion plastique, chaque touche vibre ainsi comme le souligne Kandinsky dans un espace
« […] où coexistent les deux éléments, et dans lesquelles prédomine soit l’élément matériel,
soit l’élément abstrait. ».33 Par élément matériel et élément abstrait, l’auteur parle ici de la
forme en tant que délimitation ou en tant que forme libre de toute représentation. Ainsi, les
formes/couleurs de Pollock que nous appellerons « instants picturaux »34 se situent entre les
deux, dans le champ des possibles que constitue une forme colorée, ou une couleur formée
par les propres limites du dynamisme du mouvement dont elle est issue. Ceci va alors amener
une nouvelle approche dans la construction de la toile chez Pollock ; en considérant les
limites des instants picturaux comme interdépendants de l’interaction matière picturale/action
du peintre, le rythme constitutif de l’espace plastique s’en trouve considérablement
bouleversé : « Le dessin n’épousera plus le contour d’un objet perçu ; il sera déploiement
d’énergie. La couleur ne s’associera plus à des objets réels ; elle sera lumière, pulsation,
résonnance chromatique. L’espace se ramènera progressivement à un plan unique : celui de la
surface. La composition, traditionnellement un agencement hiérarchique de formes et de
couleurs, sera délaissée au profit de deux solutions alternatives : 1° une multiplicité
d’éléments départis à égalité sur toute l’étendue de la surface ou bien 2° un champ
chromatique modulé où couleur et forme coïncident dans un tout radicalement unifié. ».35
38
Ibidem, p°10
39
Courant émanant de l’expressionnisme abstrait contemporain de l’Action Painting, porté sur les aplats de
couleurs ou sur la vibration de la peinture elle-même, qui n’est pas nécessairement lié à un geste.
40
Peintre américain de l’école de New York (1912-1962)
41
Ici la « limite du cadre » est d’autant plus absente que le format monumental des œuvres étend
proportionnellement la matière dans l’espace et le temps.
42
Ibidem, p°29
9
1.1.1 L’esthétique de la planéité
Cependant, nous pouvons observer des similitudes au niveau de l’articulation des instants
picturaux des tableaux des expressionnistes abstraits, dans un jeu de trame de fond et de
formes, des entrelacs mettant en jeu la matière et l’espace. Chez Brice Marden44, Willem De
Kooning dans son travail des années 1970 ou toujours Jackson Pollock, nous observons des
dynamismes, respirations qui s’articulent et se construisent formellement de façon non
linéaire dans l’espace du support, mais se chevauchent, s’appuient les unes aux autres à la
surface de la toile. L’esthétique de la planéité est ici bien présente dans le rapport égal entre
les formes et les contre-formes, entre les dynamismes picturaux et les respirations, n’amenant
pas de sens de lecture à la toile, mais un équilibre entre ses différents éléments picturaux.
Cette trame picturale, quadrille l’espace de la toile, semblable à un ensemble d’alvéoles dans
lesquelles la matière plastique trouve un équilibre vis-à-vis de son support et de ses différents
instants picturaux. L’observation de cette structure nous permet de constater que l’équilibre se
trouve tout d’abord au sein même de la matière (le dialogue entre ses différents moments
plastiques), et également dans le rapport de la matière avec la toile en tant que
support/surface. Un élément commun permet ces deux niveaux d’équilibre de la matière dans
son espace d’expression, c’est la respiration que l’on peut observer dans l’agencement de la
composition. Autant au niveau de l’élément indépendant que dans l’ensemble plastique, c’est
par l’absence de matière, par la baisse de rythme plastique, par l’étirement spatial entre les
instants picturaux que se créer l’équilibre pictural dans l’espace-temps de la toile. Ainsi, la
planéité se retrouve dans ce cas présent -non pas à travers une surenchère de matière- mais
dans l’espace entre les espaces picturaux, là où la matière trouve sa plus grande intensité,
quand elle résonne d’elle-même par rapport à son support. Nous voyons dans figures 1 à 6
suivantes les rapports de linéarité entre les travaux des différents artistes affirmant un délié
expressif de la matière, bien que leurs techniques soient différentes, la corrélation esthétique
entre ces travaux est apparait alors comme évidente.
43
Extrait de l'interview de Jackson Pollock par William Wright en 1951 cité dans Hans Namuth, L'Atelier de
Jackson Pollock, Macula, 1979 (pas de numérotation de pages)
44
Artiste américain né en 1938
10
Figure 1 : Jackson Pollock, One: number 31, detail, huile et email sur toile, 269.5 x 530.8, Museum Of Modern
Art, New York, 1950
Figure 2 : Mise en évidence des lignes de force du tableau de Jackson Pollock, One : number 31 détail, huile et
email sur toile, 269.5 x 530.8, Museum Of Modern Art, New York, 1950
11
Figure 3 : Willem De Kooning, Untitled I, huile sur toile, 117.8 x 20.3, collection privée, Allemagne, 1985
12
Figure 5 : Brice Marden, Chinese Dancing, huile sur toile, 152.4 x 274.3, UBS Art Collection, Suisse, 1994-
1996
Figure 6 : Brice Marden, Vine, huile sur lin, 20.3 x 21.5, Museum Of Modern Art, New York, 1992-1993
13
Sans aborder la notion de spontanéité et de geste inconscient lors du processus de
création picturale, l’immédiateté à laquelle fait référence le peintre souligne plus
particulièrement dans le sens de notre analyse, un refus d’une touche préméditée, allant dans
le sens d’une narration, d’une figuration. Ceci débouche sur l’accomplissement d’une œuvre
qui doit être considérée comme un ensemble, dont chaque instant pictural à la même valeur et
est interdépendant des autres dans le cadre du All-Over. La perte de repères spatio-temporels
s’opère durant l’expérience esthétique et sensible de l’œuvre et la planéité à laquelle nous
faisons face propose alors une expression de la matière picturale même, s’inscrivant et
trouvant sa vitalité sur la toile à travers un geste de l’auteur, et libre de toute hiérarchie, de
toute narration, de toute figuration. Ainsi, l’abstraction atteint un nouveau niveau
d’expression, magnifiée le plus souvent par la monumentalité des œuvres 45. De plus, on ne
considère plus les choix colorimétriques pour leurs valeurs, mais l’usage de la couleur -au
sens de la matière et non plus d’une association sensorielle ou sensible- se fait pour
l’utilisation de la couleur en tant que telle : « Celle-ci n’est jamais associative ; ni objets ni
images ne sont évoqués. La couleur existe comme dynamisme, présence chromatique, lumière
ou absence de lumière, à la fois sensuelle et évanescente. ».46 Ainsi la dramaturgie ou la
légèreté émotionnelle des couleurs ne rendent plus état d’une sensibilité et d’une intention
expressive de l’auteur, comme chez les expressionnistes allemands par exemple. Il me semble
alors que c’est à travers sa propre temporalité/spatialité, et le mouvement qui l’incarne que la
couleur prend non pas son sens, mais son expression profonde. La toile opère alors une forte
attraction sur le spectateur, l’aspirant à l’intérieur, lui faisant ressentir chaque touche, chaque
instant pictural en l’englobant visuellement dans un espace non linéaire (au sens narratif).
Ceci met clairement en valeur la matière picturale, en tant qu’expression indépendante de
toutes représentations ou hiérarchisations formelles, et permet de considérer cette picturalité
comme vecteur de sensibilité à part entière, en dehors de toutes structures ou de valeurs qu’on
pourrait lui attribuer, Rowell souligne : « […] on ne demande plus à la matière de constituer
la substance d’une illusion, mais d’être le véhicule d’un acte. ».47
Cet acte, ou ce geste ainsi que l’inscription temporelle du mouvement du peintre dans
l’espace de création de sa toile, constituent alors son essence picturale même. Nous
nommerons ce phénomène « durée de la matière » lorsque nous aborderons plus loin dans ce
chapitre la notion de rythme plastique. L’esthétique qui s’en dégage convoque différemment
la picturalité au sein de son espace plastique, et dégage de son champ pictural la figuration,
pour laisser l’abstraction de la peinture même témoigner de sa corporéité. « L’artiste moderne,
me semble-t-il, travaille et exprime un monde intérieur ; en d’autres termes : il exprime
l’énergie, le mouvement et d’autres forces intérieures.».48 Ces forces intérieures font
références à la vitalité qui anime chaque touche, chaque instant pictural né d’un geste
plastique expressif. C’est ce bouillonnement intérieur, cette intensité plastique qui surgit de la
matière alors imprégnée dans l’espace-temps de la toile, qui est définit comme l’expression
même de la picturalité.
L’ordre visuel dans ces toiles n’est plus représentatif du réel, et les notions de planéité de
l’espace-temps, bien que toujours présentes, ne sont plus abordées dans un rapport narratif ou
figuratif. La technique du peintre, découle alors d’un besoin d’exprimer différemment son
rapport à la toile. Le fait que le pinceau n’ai pas de contact direct avec le support, comme
nous le précise Pollock : « Les pinceaux, je m’en sers plus comme des baguettes- le pinceau
ne touche pas la surface de la toile, il reste juste au dessus ».49 traduit une appréhension de la
vitalité de la peinture, travaillée pour elle-même et non dans son rapport sensible ave une
surface, un support. La sensibilité plastique que cela introduit se tourne clairement vers la
45
Introduite chez Pollock par son travail au sein de l’Art Students League of New York avec le peintre américain
Thomas Benton (1889-1975)
46
Ibidem, p°47
47
Ibidem, p°32
48
Hans Namuth, L’atelier de Jackson Pollock, op. cit., ouvrage non paginé
49
Ibidem
14
nature, sa multiplicité, son imperfection, sa volubilité. Ainsi, les toiles du peintre témoignent
d’un engagement corporel et psychique dans la création de celles-ci, à faire vibrer la peinture
dans l’espace plastique dans lequel il la fait vivre : « Je n’ai pas peur des changements, de
détruire l’image, parce qu’un tableau à sa vie propre ».50 L’artiste implique donc dans la
création de ses toiles un certain rapport à la temporalité qui à lieu lors de l’inscription de la
matière picturale au cœur du support.
Cette temporalité dont nous avons parlé agit en résonance avec la spatialité intérieure de
l’œuvre (autant à sa surface que dans le rapport matière/support). Cette coïncidence d’un
espace pictural et d’une temporalité du geste plastique fait apparaître au regard des œuvres de
Pollock ou de Rothko par exemple, une nouvelle notion : le rythme. Celui-ci n’est pas abordé
usuellement pour qualifier des œuvres de l’ordre du visible, mais plutôt de l’ordre de
l’audible. Nous allons cependant observer qu’un rythme entre les différents instants
picturaux ; à la fois dans leur agencement, dans leur essence même et également en tant que
matérialisation plastique d’un geste, d’un dynamisme, d’une vitalité, d’une expressivité. Dans
le rapport matière/support nous observerons également que ce n’est pas toujours par le
« plein » que ce rythme se manifestera mais par le « vide ». De la densité à la vacuité
picturale, l’expression de la matière et celle de son rapport à la surface de la toile apparaît
grâce à cette vitalité rythmique. Nous appellerons cette incidence le « rythme plastique », en
tant qu’épiphénomène de la matérialisation picturale, du dialogue geste/matière/surface.
50
Ibidem
51
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°43
15
De la « durée de la matière » à l’espace-temps du rythme et de l’inertie plastique nous
allons voir comment se définit la picturalité mise en jeu dans les travaux des expressionnistes
abstraits. Le caractère spatial et temporel du rythme au sein d’une création artistique et plus
particulièrement plastique et sonore dans le cadre de notre étude apparaît lors du processus de
création picturale. Milija Belic nous dit : « […] dans la peinture, le rythme a pour rôle
d’organiser la vision dans le temps. La contemplation esthétique, qui se déroule à partir de
l’espace, est liée au phénomène de la durée qui rend l’œuvre plastique accessible au
mouvement et au rythme, donc au temps. ».52 Ainsi la perception du rythme, comme une
organisation et une combinaison des différents « instants picturaux », se fait à travers le
temps, mais également dans l’espace. C’est là toute la subtilité qu’apporte l’analyse de
l’auteur sur le rythme plastique en tant que phénomène spatio-temporel, car inscrivant la
perception du rythme dans l’espace de création picturale (autrement dit le rapport
support/surface). Cette durée est à la fois le temps que dure le phénomène, une continuation
d’instants, de périodes, et l’espace dans lequel se rencontrent, dialoguent ces moments
plastiques (et sonores bien sûr). Pour expliciter ce principe, prenons l’exemple de la durée
dans les phénomènes astronomiques, où la rotation d’un astre se mesure à la fois dans le
temps, et dans l’espace, mettant en évidence un mouvement intrinsèque à l’objet céleste (ici,
sa rotation autour de son propre axe, et sa rotation autour du Soleil en 24 heures pour le
premier cas et en 365 jours pour le second). Ainsi différents mouvements coïncident à travers
différentes temporalités propre à chaque astre du système solaire dans le cas évoqué. Pour la
peinture, cette durée va à la fois désigner le mouvement externe et interne à chaque instant
pictural, à savoir la pulsion de l’auteur d’un côté, permettant la genèse de cet instant plastique,
et le rythme interne de celui-ci : le dynamisme créé par son rapport formel et colorimétrique
et sa résonance avec l’espace de la toile et ses composants. Belic nous dit à propos de la durée
qu’elle est la première et la plus primitive forme de mouvement, amenant ainsi la dimension
spatiale dans l’appréciation d’une temporalité inscrite sur un support, qu’elle est la forme
statique du rythme. Au travers de cette formulation, l’auteur évoque une dimension formelle
du rythme, un état de mouvement ou plutôt d’inertie, qui correspond à la perception
extérieure, à l’expérience sensible du spectateur face aux différents composants d’une œuvre.
Nous observons alors un rapport au processus de création picturale, question majeure dans
l’appréhension des travaux de Pollock notamment, car cette appréhension des éléments
constitutifs de l’œuvre (les instants picturaux) se fait sur le plan spatio-temporel. Rowell
exprime ceci dans une expression poétique remarquable : « l’épaisseur de chaque instant »53
qui définit l’espace et le temps dans lesquels se déroule un mouvement en avant (le
processus). Ce processus, faisant état d’une continuité, retrouve l’idée d’une structuration
dans un espace-temps d’éléments donnés.
52
Milija Belic, L’Apologie du Rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un méta-art, op.cit, p°140
53
« La simplicité temporelle de cet espace se définit donc par son mouvement toujours en avant ; sa complexité,
par l’épaisseur de chaque instant » Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°43
16
Figure 7 : Lee Krasner, Another Storm, huile sur toile, 238.7 x 447, Robert Miller Gallery, New York 1963
Figure 8 : Lee Krasner, Polar Stampede, huile sur toile, Fisher Collection, 1961
17
Figure 9 : Jackson Pollock, Full Fathom Five, huile sur toile, clous, punaises, boutons, clés, pièces de monnaie,
cigarettes, 129.2 x 76.5, Museum Of Modern Art, New York, 1947
Figure 10 : Jackson Pollock, Number One: Lavender Mist, huile, émail et l'aluminium sur toile ; 221 x 300,
National Gallery of Art, Washington, 1950
18
Nous voyons avec ces exemples que chez Pollock (figures 9 et 10) comme chez Krasner
(figures 7 et 8), la durée s’exprime dans cette « épaisseur de chaque instant », à travers les
couches successives de peinture entremêlées et interdépendantes, à la fois au niveau formel et
au niveau des agencements des différents plans (chaque couche de couleur se superposant les
unes aux autres.) De plus, le rapprochement thématique de ces œuvres dans leurs titres
(tempêtes, brouillard etc.) indique un mode de composition relativement similaire dans
l’appréhension de la touche et de l’atmosphère qu’elle dégage de la matière lors de son
imprégnation picturale.
Figure 11 : Sam Francis, Blue Balls, acrylique et huile sur toile, 92 x 73, collection privée, 1960
19
Figure 12 : Sam Francis, Why then opened, huile sur toile, 243.8 x 182.8, Manny Silverman Gallery, Los
Angeles, 1962-63
Figure 13 : Sam Francis, Blue In Motion III, huile sur toile, 113.4 x 146, collection privée, 1960-1962
20
« Tout est en mouvement, c'est-à-dire en vibration. Et la vibration n’est rien que l’autre
nom de ce rythme primordial. […] l’énergie vibratoire est l’énergie d’existence et la matière
n’existe que dans un temps vibré et seulement dans un temps vibré. La matière a ses divers
degrés de structuration, n’est qu’un amas de rythme en état plus ou moins stationnaire,
condensé et stabilisé par résonance. ».54 De mon point de vue, on peut considérer que c’est à
travers cette durée, qu’apparaissent les différents possibles plastiques. Entendons par là que,
c’est dans cet espace-temps pictural que se joue la vitalité de la matière au sein de l’œuvre, la
relation des différents instants picturaux entre eux. Chaque touche réagissant selon sa propre
unité et durée, chaque geste propose une sorte de répétition, ou du moins de variation de
matérialisation picturale à travers ces touches. Ici, la notion de répétition est à penser comme
une succession, un écoulement, une base de langage à partir de laquelle les variations
s’opèrent. Ainsi, selon Milija Belic : « La durée se présente comme unité spatio-temporelle
dans l’étendue ou dans la succession de l’identique. ».55 Dans la mesure où un geste, va
inscrire une répétition (ici en tant que moyen et non de résultat) dans un espace-temps donné,
qui est celui du processus de création picturale, et dans laquelle la matière s’inscrit selon sa
propre durée. Le geste et l’imprégnation plastique sont donc liés, mais ne jouissent pas de la
même durée, de la même temporalité et spatialité, ils en sont interdépendant, car toujours
selon Milija Belic : « […] chaque rythme particulier représente une formule spécifique de
l’écoulement de cette même durée. ».56 Pour nous, il s’agit ici du rythme de la matière
picturale et du rythme corporel de l’auteur. Ceci, chez Jackson Pollock s’observe dans l’étude
de la touche picturale en elle-même, où les variations formelles et les résonances entre les
instants picturaux sont multiples, mais dépendant d’une seule et même technique. Celle-ci
induisant déjà une durée de la matière spécifique dans son rapport à la surface. Du fait que le
geste pictural s’opère au dessus de cette dernière -et non à son contact-, la touche produit une
variation de la durée de la matière même sur son support grâce à la technique qui la met en jeu
(en l’occurrence le dripping). Ces variations s’observent dans le rapport matière/surface, dans
la forme pourrait-on dire. La forme –non pas comme enveloppe picturale définissable- mais
comme incidence épiphénoménale d’un geste, d’une touche picturale, qui trouve son
dynamisme, son essence, sa vitalité d’abord dans le geste du peintre.
54
Milija Belic, L’apologie du rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un méta-art, op.cit, p°47
55
Ibidem, p°25
56
Ibidem, p°27/28
57
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°44
58
Terme emprunté par Edmond Couchot à la Biologie, qui décrit un processus de développement d’un
organisme au cours de la création de son être. Ici le cadre du processus de développement de la forme est la
coïncidence de la durée de la surface de la toile et de la matière.
59
Voir l’ouvrage du mathématicien franco-américain Benoit Mandelbrot (1924-2010), Les Objets fractals -
Forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 1975
21
amène alors une contradiction dans son appréhension. On constate en effet à la fois un repli
de cet ensemble sur lui-même et extension de ses éléments intrinsèques jusqu’aux limites de
sa propre matérialité. Cependant ce n’est pas dans l’hyper-réalisme, ou dans la recherche de
vérité60 que cette approche est intéressante, mais simplement dans la mise en évidence d’une
autoréflexivité de la forme et de la touche, pouvant amener –non pas de la redondance- mais
un aboutissement de celle-ci dans sa durée intérieure.
Cette analyse formelle étant trop scientifique pour notre propos 61, nous retiendrons cependant
la répétition vers laquelle tend la touche picturale des expressionnistes abstraits que l’on
retrouve de façon assez probante chez Lee Krasner ou Sam Francis (figures 14 à 20)
proposant à travers celle-ci, un accomplissement formel de la matière. Ainsi, la vitalité
immanente de la forme à travers sa répétition, sa succession, sa variation autour d’une
technique peut être abordée comme la morphogénèse de l’instant pictural. Cette répétition
tend à canaliser l’ensemble des possibles dynamiques et rythmiques que peut prendre la
matière, en systématisant son rapport au support, en ancrant sa durée et en étendant le
discours plastique de manière anaphorique à la surface de la toile.
Figure 14 : Sam Francis, Yellow, huile sur toile, 194.3 x 158.2, collection privée, 1953
60
Au sens mathématique
61
Voir Richard P. Taylor, Adam P. Micolich & David Jonas, Fractal analysis of Pollock's drip paintings, Nature
n° 399, pp. 422 (3 Juin 1999)
22
Figure 15 : Sam Francis, Grey, huile sur toile, 302.3 x 192.4, K20 Museum, Düsseldorf, 1953-54
23
Figure 16 : Sam Francis, Red and Pink, huile sur toile, 203.2 x 167.3, 1951
Figure 17 : Sam Francis, White, huile sur toile, 162.6 x 97.2, 1951
24
Figure 18 : Lee Krasner, Continuum, huile et émail sur toile, 135 x 107, Robert Miller Gallery, New York, 1947-1949
25
Figure 19 : Lee Krasner, Shattered Colors, huile sur toile, 53.3 x 66, Guild Hall Museum, East Hampton, 1947
Figure 20 : Lee Krasner, Untitled, huie sur planche, 121.9 x 93.9, Museum Of Modern Art, New York, 1949
26
Dans le processus de création, le rythme est insufflé à travers le mouvement comme
nous l’avons déjà souligné, au niveau plastique, pour structurer la matière picturale à travers
le geste, la touche. Ainsi, il nous faut penser le rythme comme prépondérant à la
matérialisation de l’essence plastique dans la mesure où, selon Milija Belic, « Il est illusoire,
d’ailleurs, de parler de la matière en dehors du mouvement car c’est le mouvement même qui
détermine la façon d’être de la matière. ».62 Ainsi, l’immanence de la matière picturale est
consécutive au geste durant le processus de création picturale, qui inscrit et incarne dans sa
durée, l’espace-temps propre de cette matière. Au sein d’Anterograde, je souhaite donc rendre
intelligible ce processus où la durée du geste rencontre celle de la matière, afin d’apprécier
cette matérialisation au moment même de cette imbrication.
62
Milija Belic, op.cit, L’apologie du rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un meta-art, p°28
63
Dominique Demartini, Le processus de création pictural, analyse phénoménologique, Paris, L'Harmattan,
2005
64
Philosophes français, respectivement 1912 et 1922-2002
65
Dominique Demartini, Le processus de création picturale : Analyse phénoménologique, op.cit, p°135
66
Ibidem, p°137/138
67
Ibidem, p°138
68
Ibidem, p°136
27
tant que technique à visé esthétique) met en valeur le caractère morphogénétique de l’acte
créateur. Et Edmond Couchot d’ajouter dans cette vision d’une technique mettant en valeur la
matérialité de l’œuvre : « Il n’y a pas d’art sans technique dans la mesure où l’art a besoin
pour se manifester d’une certaine matérialité sur laquelle seule la technique peut exercer un
contrôle. ».69 En outre, nous pouvons interpréter différemment la dimension psychologique
du geste que Rowell convoque, en nous appuyant sur une durée corporelle s’inscrivant à la
fois dans l’espace-temps du processus de création, et sur un plan mental pour l’auteur. Ce
plan mental auquel correspondrait une connaissance, une sensibilité, un corps subjectif au
travers duquel se manifeste (au sens d’un phénomène) une transcendance de l’expressivité de
l’auteur dans la matière plastique. Michel Henry et Margitt Rowell semblent alors
appréhender le corps de l’auteur comme vecteur du rythme plastique. L’auteure nous dit :
« […] la matière picturale ne saurait nous livrer l’essence de la peinture. Indispensable à
l’existence de l’œuvre, elle ne l’est pas à son essence, si ce n’est que sans elle l’essence ne
pourrait apparaître. La matière est donc nécessaire tout en étant secondaire. »70 en tant qu’elle
dépend uniquement de cette corporéité génitrice.
La manifestation du corps dans sa durée n’impliquerait pas selon la vision Henrienne une
valorisation de la matière picturale via le geste, mais à l’inverse, une immanence de la
sensibilité de l’auteur à travers celle-ci. Autrement dit, l’expression de l’auteur prévaut à
l’expression de la matière elle-même car ses prédispositions au sensible et au pathos sont
dépendantes de l’intention de l’auteur. Nous pouvons accorder cet argument dans la mesure
où au sein d’Anterograde, mon intention en tant qu’auteur prévaut au caractère inconscient de
l’Acte de création en tant que phénomène psychologique. Cependant, là où cette analyse nous
pose problème, c’est dans la considération de la matière picturale, principalement dans le
cadre de la peinture abstraite. Partant de cette vision, si nous prenons l’exemple de Pollock, et
selon ce que nous rapporte Demartini : « Il n’est possible de comprendre la temporalité
particulière de la création que si l’on parvient à montrer comment l’artiste oriente son effort et
ses mouvements en fonction du rythme qu’il vise (celui de l’œuvre achevée) et il n’est
possible d’analyser ce dernier que si l’on est en mesure d’expliquer comment l’artiste le
perçoit. ».71 Ainsi, l’expressivité de la matière, qui s’appréhende à travers sa durée, semble
occultée au profit uniquement de la durée de l’auteur.
Dans l’optique de l’esthétique de la planéité mise en jeu à travers le All-Over, en ce qui
concerne Pollock, cette analyse présente un geste visant à rythmer la matière à des fins
esthétiques. Autrement dit, le rythme de l’auteur rythme la matière, mais la matière ne vibre
pas d’un rythme autonome, ou du moins distinguable. Ainsi, la matérialité picturale mise en
jeu ne vibre pas de son énergie propre, mais uniquement de celle insufflée par l’artiste. Ceci
pose le problème de la durée de la matière dans la mesure où chaque instant pictural résonne
selon la surface, le support, et les autres éléments constitutifs de la toile. La succession de ces
instants chez Pollock, comme chez Krasner, fait entrer en résonance formelle et
colorimétrique chaque touche, et ceux-ci ne sont autres que l’immanence plastique de
l’expressivité de l’auteur. Demartini nous dit, « […] si le rythme est « la dimension suivant
laquelle elle se forme » alors il n’est pas nécessaire qu’il y ait combinaison de formes entres
elles pour qu’il puisse advenir. Il procède de la formation même de la forme, c'est-à-dire
d’une « temporalisation » de la forme. ».72 Cependant, chez Pollock, cette combinaison, cette
temporalité de la forme est à la fois consécutive à son geste, et expression picturale vibrant de
sa propre énergie. Le rythme plastique apparaissant sur la toile fait état d’une structure et d’un
dialogue mettant en jeu les différents instants picturaux regroupés sur la durée de la surface et
du support. « En contre-point sur une surface plane, il expose les couches de la pensée en
profondeur. Il révèle l’entrelacement de dynamismes divers et contradictoires et la simplicité
69
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit, p°29
70
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°31
71
Dominique Demartini, Le processus de création picturale : Analyse phénoménologique, op.cit, p°136
72
Ibidem, p°139
28
de leur organisation, à savoir un enchaînement organique, vital, non pas évolutif dans le sens
d’une progression mais dans le sens d’une succession d’événements-monotones par leur
qualité mécanique- dans l’espace et dans le temps. ».73 Cette vitalité de la matière et la façon
dont elle évolue au sein de son processus de matérialisation semble ainsi être occultée par la
vision Henrienne du travail du peintre. Du moins, pour rapprocher l’idée d’un rythme
plastique comme nous l’avons évoqué dans le travail des expressionnistes abstraits, son
analyse ne semble pas complète.
78
Milija Belic, Apologie du rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un meta-art, op.cit, p°44
79
Henry Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, ed. L’Age d’Homme, 1994, p°66 cité dans D. Demartini, Le
processus de création picturale : Analyse phénoménologique, op.cit, p°152
80
Milija Belic, Apologie du rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un meta-art, op.cit, p°144
30
Figure 21 : Mark Rothko, In The Tower, technique mixte sur toile, 266.5 x 203.2, Meyerhoff Collection, 1964
32
A travers Anterograde et mon analyse, je souhaite faire coïncider les visions du rythme
de Maldiney et Henry. La durée de l’auteur et de la matière relevant de rythmes différents
mettant en jeu leur corporéité respective, il me semble pertinent dans le cadre de mon projet
de recherche de ne pas séparer ces deux visions comme nous l’avons vu plus haut, car les
instants picturaux semblent prendre leur rythme de façon interdépendante du geste artistique,
et ce même geste n’aurait de finalité sans objectif de transcendance de l’expressivité à travers
la matière picturale. Ainsi, je propose une vision du geste pictural chez les expressionnistes
abstrait mettant en jeu cette dualité interdépendante de durées. Donnant autant d’importance à
la corporéité de l’artiste, au geste pictural, qu’à la matérialité plastique mise en jeu sur la toile,
nous devons à mon sens, parler de ces durées dans le processus de création picturale afin
d’apprécier chaque instant, chaque épaisseur, chaque pulsation du rythme global de l’œuvre,
qui constitue sa substance.
Chez Rothko par exemple, l’aplanissement de l’espace de la matière révèle en fait une
temporalité de monstration, de matérialisation picturale à travers sa durée, qui fait vibrer et
rythme sa structure. Cette temporalité étirée va de paire avec la spatialité de la matière qui va
en fait trouver son rythme, sa durée à travers cette inertie. J’entends par là que si la durée de
l’artiste n’est pas apparente, elle va laisser à travers les espaces de la matière, sa temporalité,
autrement dit, les deux durées consécutives à une expression plastique et sensible dialoguent
lors de notre perception de l’œuvre. Ainsi, nous pouvons, en suivant cet automouvement de la
matière, pressentir la durée de l’artiste qui ne prend pas lieu dans l’agitation formelle et dans
un rythme corporel visible comme chez Pollock par exemple, mais à travers une étendue de la
durée plastique coïncidant avec l’étendue du mouvement de l’auteur. Belic souligne ceci à ce
propos: « Sous une couche d’apparence immobile, ce qui peut représenter l’espace observable
ou plutôt l’idée de cet espace, se cache alors tout un monde d’agitation à l’infini, des tensions
et des forces en équilibre ou déséquilibre, un dynamisme dont l’origine est responsable de
l’existence même de notre univers. ».81 Cette inertie à laquelle je fais référence est, si l’on suit
la citation de l’auteur, une épaisseur, une couche qui ne nous parait non pas immobile, mais
en dehors de toute temporalité, et spatialité. Comme l’expérience optique de la roue d’une
voiture en mouvement que nous percevons tourner dans le sens contraire de son sens de
rotation normal, le trop plein d’informations que contient l’œuvre, sa multitude de durées, de
moments picturaux, toutes ses « épaisseurs d’instants » nous donne à mon sens une fausse
impression d’immobilité, de quiétude, de vitalité éteinte, comme les toiles de Mark Rothko
(figure 25) et Morris Louis (figure 26) en témoignent.
81
Ibidem, p°53
33
Figure 25 : Mark Rothko, Untitled (White, Blacks, Grays on Maroon), huile sur toile, 227x175, Kunsthaus,
Zurich, 1963
Figure 26 : Morris Louis, Bronze, acrylique sur toile, 231 x 345.4, Smithsonian American Art Museum,
Washington, 1962
34
Le rythme, comme nous l’avons définit au début de cette analyse est la perception d’une
combinaison, structure, répétition d’un élément en une séquence, en une durée. Ainsi, pour
Henry, « Celui qui regarde une forme éprouve le même pathos que celui qui l’a conçue, dans
la mesure où la forme ne peut être lue que par la réactivation - dans une sorte de symbiose
pathétique, au moins imaginaire - , de forces qui sont en vous, qui sont identiquement les
forces du corps vivant du créateur ou du spectateur. ».82 Cette perception de la corporéité de
l’artiste, autant que de la « forme » - ou dans notre cas des « instants picturaux » - nous
permet de capter l’expressivité totale de l’œuvre à travers ses différentes durées (celle de
l’auteur et celle de la matière même). « Bref, la composition d’éléments picturaux qui
constitue le tableau est à la fois l’écho du « jeu des forces » au sein du corps vivant du
créateur et le medium par lequel ce « jeu » est mystérieusement suscité dans le corps vivant
contemplateur. ».83 Ce rythme (dans cette citation « composition d’éléments ») révèle ainsi
ses différentes durées (ou ici « jeu des forces ») aux yeux du regardeur. Celui-ci peut ainsi
ressentir l’expressivité de l’œuvre par un processus de visualisation empathique : « Cela veut
dire que la durée d’un objet esthétique ne peut être perçue qu’à condition d’être intégrée dans
notre propre durée […] ».84 Autrement dit, pour se trouver sur le même plan spatio-temporel
que l’œuvre (et que l’auteur), le regardeur doit se projeter dans ce plan.
L’inscription temporelle de l’image se fait alors selon Couchot « […] sitôt qu’elle prend
forme, forme matérielle et visible ».89 L’acte pictural de Pollock, possède donc une matérialité
propre à son exécution. Ce qui m’intéresse également dans ce rapport au temps dans la
pratique du peintre américain, c’est l’appréhension de la toile. En effet, la succession de
moments picturaux, chacun unique traduisant la picturalité de son medium s’entrecroisent sur
la toile. L’image qui en découle, bien que fixe possède alors une temporalité étirée ; on y
observe toujours selon Couchot : « […] une sédimentation de temporalités successives se
superposant les unes sur les autres et se fondant entre elles. […] Ce qui donne au spectateur
l’impression d’un présent non plus ponctuel, événementiel, mais indéfiniment étiré ».90 Ce
présent, que tente de retrouver le regardeur du tableau, c’est le présent du temps du faire de la
toile. A travers chaque lacis de peinture, nous cherchons une trace de l’imageur, toujours
selon Couchot « […] dont chaque touche peut temporellement fonctionner comme un
indice. ».91
De mon point de vue, le caractère temporel très important dans la pratique de Pollock est
contenu dans chaque geste unique avec lequel il construit, fait vivre et vibrer la matière
picturale. Cela prend alors toute son importance dans le cadre de mon dispositif s’il on
considère cet aspect comme prépondérant dans le processus de création et de visualisation de
l’œuvre. En effet, ce temps de création qui se retrouve dans l’appréciation visuelle de l’œuvre
nous pousse à nous mettre à la place de l’imageur : « Regarder une image, c’est tenter de
retrouver la présence d’un autre corps, de se projeter dans l’autre – l’imageur-, mais sans se
confondre avec lui. ».92
L’aspect temporel, nous le trouvons également dans la pratique sonore mise en jeu dans
Anterograde que nous allons analyser dans la partie suivante. Mes intentions pour ce projet de
recherche sont en effet de créer un rapport entre mes pratiques picturales et sonores au niveau
théoriques afin de les hybrider au sein d’un même espace de création pour mettre en valeur les
notions fortes de ce travail. Je souhaite pouvoir associer ces pratiques du drone et de
l’expressionnisme abstrait afin de présenter un dispositif dont tous les éléments artistiques
émanent de ma propre sensibilité. La présentation des notions fondamentales du drone et du
doom seront donc directement lié à ma pratique sonore et à mon appréhension esthétique de la
matière dans ce cadre. De plus, en appréhendant en tant que plasticien le son et en empruntant
à la peinture un vocabulaire d’espace, de matière, de temps et de surface, la présentation de
cette pratique induira intrinsèquement dans mon analyse des liens entre mon activité musicale
et plastique au sein d’Anterograde.
88
Ibidem, p°159
89
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit, p°10
90
Ibidem, p°106
91
Ibidem, p°39
92
Ibidem, p°10
36
1.2 De la dilution à la vacuité rythmique :
Les pratiques musicales que j’ai décidé de convoquer dans mon projet sont celle du
Drone et du Doom, héritiers à la fois de la tradition Sabbathienne93 et Younguienne94, ces
pratiques s’inscrivent dans des courants artistiques que nous allons analyser, autant dans le
fond sonore que dans la forme musicale. Les notions convoquées dans ces pratiques ainsi que
l’esthétique de celles-ci font parties intégrante de mon travail et influences et vont révéler des
points communs avec les interrogations plastiques que nous avons évoquées dans la première
partie. Ainsi, nous verrons tout d’abord chronologiquement comment ces deux pratiques sont
apparues dans le paysage musical, quelles notions elles mettent en jeu, et enfin dans quelle
mesure elles peuvent rentrer en coïncidence avec une pratique plastique abstraite.
Etudions tout d’abord les héritiers de la tradition Sabbathienne que sont le Doom et le Drone
dans le paysage musical issue du rock ou en général de la musique électrique amplifiée depuis
son apparition dans les années 1970 à aujourd’hui. L’esthétique mit en jeu à travers cette
musique va rejoindre notre préoccupation autour de la planéité picturale comme nous allons le
constater. Tout d’abord, faisons un point chronologique sur l’apparition des courants
musicaux que sont le Doom et le Drone que je convoque ainsi dans ce travail de recherche,
afin de pouvoir développer par la suite les notions propres à ces pratiques.
Le Doom en tant que tel est considéré comme apparaissant en 1970, avec le premier
album éponyme de Black Sabbath introduisant une nouvelle approche de la musique
électrique. En initiant le detuning ou désaccordage dans des tons plus graves des instruments
à cordes, le groupe propose une palette sonore plus vrombissante, et ce également grâce au
fuzz95 popularisé par Jimmy Hendrix96, mais poussé ici à l’extrême. La tendance novatrice
des trois premiers albums du groupe97 fut de ralentir les tempos et de jouer plus lentement,
avec des riffs plus simples et malsains, notamment grâce à l’utilisation du triton (ou quinte
diminuée) pour gagner en efficacité et en apprécier toute l’essence (dans des morceaux tels
« Black Sabbath », « Electric Funeral », ou encore « Into The Void »). Notons pour l’anecdote
que cet intervalle fut jugé comme diabolique au Moyen-âge pour sa dissonance dans la
musique tonale, ce qui lui valut le surnom de Diabolus In Musica. Ainsi, la volonté du
groupe de se détacher des standards mélodiques du rock de l’époque dénotait déjà une volonté
d’approcher la musique électrique avec une finalité différente. De plus, contrairement à la
tendance du heavy metal baignant alors le paysage musical électrique, ou même le metal en
général qui se penche plus vers la rapidité et la virtuosité, le groupe à engrangé un intérêt
croissant pour la matière sonore et son déploiement dans l’espace grâce à des compositions
plus lourdes et longues, plutôt qu’à une démonstration technique noyant les notes et leur
essence dans un continuum mélodique perdant tout son sens dans son abondance. Depuis, de
nombreux groupes ont apporté leur contribution dans le développement de ce style qui s’est
93
Black Sabbath, groupe anglais de heavy metal, mené par Ozzy Osbourne et Tomi Iommi qui en 1970 avec son
album éponyme innove et pose les bases du metal moderne, et est considéré a posteriori comme précurseur du
Doom.
94
De la Monte Young
95
Effet de distorsion sur les instruments à cordes électriques, rendant le son plus puissant, vrombissant et sale.
96
Guitariste américain (1942-1970) célèbre pour son jeu de guitare virtuose et novateur, à contribué à l’essort du
rock’n’roll et à la popularisation des pédales d’effets de fuzz, wah wah ou encore octaver.
97
Sortis respectivement en 1970, 9170 et 1971 sur le label Vertigo, voir Annexes, Figure 2, p°135
37
considérablement élargit : notons l’album Epicus Doomicus Metallicus98 de Candlemass99
sortit en 1986, et le Forest Of Equilibrium100 de Cathedral101 de 1991 qui sont également
considérés comme des albums pionniers dans le genre, outre les Saint Vitus, Pentagram et
autres Trouble ou Witchfinder General qui ont fait de leurs noms synonymes de précurseurs
du style. Depuis le Doom dit « traditionnel », notons une évolution et une expansion du genre
au Stoner, Sludge, Funeral Doom, Doom-Death, ou encore au Drone. En effet, des évolutions
flagrantes avec des penchants plus ou moins psychédéliques venant du rock, un caractère plus
brut et sale venant du punk, un aspect plus épique ou dépressif venant du metal en général, ou
encore un apport expérimental lié aux musiques contemporaines, le Doom en tant que genre
(et ceci est propre au genre metal en général) s’est vu connecté à d’autres styles et à vu ses
ramifications accroitre depuis sa création à nos jours. Dans la continuité de l’évolution
stylistique du Doom, les caractéristiques sonores et structurelles sont devenues plus extrêmes,
et les expérimentations de groupes tels The Melvins et Earth (de la scène de Seattle qui a
également vu naître Nirvana) ont fait émerger le Drone dans le paysage musical rock en tant
que tel, que l’on peut définir comme un ensemble de sons continus et homogènes au niveau
tonal créé par des instruments électriques principalement. On peut ainsi considérer que des
albums tels Earth 2102 ont été les influences majeures des groupes de Drone actuels, dont
Sunn O))), un des principaux protagonistes de cette scène. Formés à la fin des années 90 ce
duo explore le son à travers des nappes de guitares distordues et vibrantes, afin de créer des
ambiances sombres et des compositions monumentales. Bien qu’ils axent principalement leur
musique sur les guitares et les basses électriques, induisant dans la pratique musicale d’un
groupe de « rock » des riffs ou des enchainements de notes, on peut cependant considérer que
leurs recherches sonores ont des connivences avec l’esthétique de la planéité. Attachant une
attention particulière à la diffusion de leur musique en concert, leur mot d’ordre étant « Le
volume maximum créé un résultat maximum »103, Sunn O))) à su créer une identité sonore
dans une démarche mettant en jeu les caractéristiques esthétiques du style. Le volume
excessif auquel joue le groupe dépasse ainsi allégrement les limites sonores autorisées dans la
plupart des pays en atteignant les 120 à 130db grâce à un backline impressionnant d’amplis à
lampes Sunn O))), Ampeg et autres Orange ou Hiwatt. Les vibrations ainsi produites par les
basses fréquences des instruments distordus et sous-accordés (leur accordage étant La Mi La
Ré Fa# Si) et des synthétiseurs analogiques tel Moog Taurus ou Korg Ms-20104 dégagent une
puissance donnant véritablement un impact physique sur leur auditoire. Il est important de
noter que le choix de ces mediums influence la perception de la matière sonore dans la mesure
où les caractéristiques techniques de ces instruments et amplis sont en adéquations avec
l’esthétique mise en jeu dans leur musique. L’utilisation de matériel vintage nous invite à
nous concentrer particulièrement sur le grain du son et sur ses vibrations. Notre perception de
l’espace sonore est également influencée par la visualisation de ce backline qui affiche
clairement une volonté de mettre en avant une matérialité sonore à la sensibilité exacerbée.
Outre l’aspect cérémoniel et processionnel de leurs prestations scéniques, c’est une véritable
expérience corporelle et sensible qui est proposée aux spectateurs du groupe. Le corps du
spectateur devient ainsi un « résonateur » et devient la surface sur laquelle peut se propager la
matière sonore mise en jeu par le groupe. Au-delà du corps comme surface de résonance, on
pourrait également parler de corporéité comme support de l’incarnation sonore, transcendant
ainsi la diffusion de la matière d’un espace à un corps sensible. Dans un premier temps,
l’esthétique du groupe s’est essentiellement constitué de nappes continues et massives sans
98
Sortit sur le label Black Dragon Records, voir Annexes, Figure 3, p°135
99
Groupe de heavy doom suédois formé en 1984 et toujours actif à ce jour
100
Sortit sur le label Earache Records, voir Annexes, Figure 4, p°135
101
Groupe de doom metal anglais formé en 1989 qui se retire de la scène musicale en 2012 après une dizaine
d’albums
102
Sortit en 1993 par le groupe Earth sur Subpop Records, voir Annexes, Figure 5, p°136
103
De l’anglais « Maximum Volume Yields Maximum Results » présent sur les pochettes ou livrets de leurs
albums.
104
Voir Annexes, figures 6 et 7, p°136
38
respirations ni structures reconnaissables, comme par exemple sur l’album Grimmrobe Demos
ou O.O Void105 de leur début, mettant en jeu une esthétique sonore relativement abstraite et
continue. Cette esthétique de la planéité, sans repères rythmiques, sans narration précise
présente parfois une certaine vocalité qui peut induire un déroulement chronologique et une
lecture horizontale de la musique. Dans des titres comme « Candlegoat » sur Black One106 ou
sur « Orakulum » tiré de Oracle107 le chant (assuré généralement par Attila Csijar108) est
utilisé comme un timbre supplémentaire jouant plus sur le grain pour induire une strate sonore
supplémentaire pour étoffer l’ambiance malsaine ou du moins plus oppressante du morceau.
Contrairement à « My Wall » sur White One109, où la vocalité présente des qualités narratives
dans le déroulement du morceau, nous pouvons toutefois admettre qu’elle n’apporte que peu
de repères tant l’étendue du morceau est importante. Enfin leur musicalité s’est
progressivement étendue à des expérimentations plus aérées où le silence à son importance
comme sur leur album Monolith and Dimensions110 dans lequel l’utilisation d’instruments de
musique classique leur a permit de varier les timbres de leurs plages sonores.
La contradiction dans l’esthétique sonore de cette pratique vient à mon sens du fait que
l’espace sonore est très dense de part le volume et la texture envahissante du son, mais est
cependant très aéré dans sa musicalité. La planéité sonore des longues plages de drone n’a
d’égale que la planéité tonale et rythmique qu’elles mettent en jeu. L’absence de base
rythmique ayant un effet déstabilisant sur l’auditeur, les dynamique de son par les attaques
des guitares à des intervalles espacés ont un effet d’autant plus fort. En effet, le geste du
musicien ayant pour but de construire un espace sonore étendu parfois structuré en boucles
(ou pattern) ne donne pas pour autant un sentiment de répétition que l’on peut observer dans
une structure de composition classique, car nous ne saisissons pas les contours de ces boucles.
L’importance de la forme sonore est dans le drone une notion fondamentale. Rejoignant la
notion d’abstraction que nous avons étudiée pour la pratique picturale de l’expressionnisme
abstrait, la limite, la bordure ainsi que le contenu de la matière ont ici une importance
particulière dans l’appréhension de l’essence sonore du drone. En effet, la seule limite
possible pour le drone semble être sa propre durée qui englobe sa diffusion et son expression
dans un temps et dans un espace qui lui est propre. Cependant, cette durée dépasse
intrinsèquement ses propres bordures en manifestant dans une durée extérieure son
expressivité et sa matérialité, créant un jeu d’imprégnation de son essence à la surface de
différents supports. L’aspect physique du drone a également une part importante dans
l’appréciation du son et se sa matérialité. Si la diffusion de basses fréquences à fort volume
provoque des vibrations sur le corps, la pratique en elle-même de l’instrument électrique
implique le corps d’une certaine façon. En effet, les amplis pouvant rentrer en résonance, ou
créer des larsens, la position de l’instrument par rapport au sol, à l’ampli, aux baffles interagit
sur le son, la texture sonore. Le musicien doit ainsi adapter sa position, et trouver la meilleure
façon d’utiliser son corps comme élément médiateur entre le son matière et sa diffusion, et sa
perception en est de ce fait modifiée selon le medium avec lequel il est en interaction. Le son
ayant alors sa propre vitalité oblige le musicien à s’adapter, à se plier physiquement à la
matière sonore pour la laissée se diffuser et exprimer sa matérialité propre. Ce qui est
intéressant de constater dans une pratique du drone tel que Sunn O))) le met en place, c’est la
place de la corporéité dans la durée de l’œuvre, tant au niveau de la création, de la diffusion
que de la réception. Nous avons vu que la matière impose sa forme et ses limites à l’auteur
s’il veut la canaliser afin de pouvoir maintenir sa durée le plus longtemps possible, et elle
impose également son essence au spectateur en se servant de sa corporéité comme surface de
vibration. Le moyen technique utilisé par le groupe pour diffuser sa musique (le volume
105
Albums sortis respectivement en 1999 et 2000 sur Hydra Head Records, voir Annexes, Figures 8 et 9, p°137
106
Album sortit en 2005 sur Southern Lord Records, voir Annexes, Figure 10, p°137
107
Album sortit en 2007 sur Southern Lord Records, voir Annexes, Figure 11, p°137
108
Vocaliste d’origine hongroise réputé dans le milieu Black Metal pour son timbre de voix extrême.
109
Album sortit en 2003 sur Southern Lord Records, voir Annexes, Figure 12, p°137
110
Album sortit en 2009 sur Southern Lord Records, voir Annexes, Figure 13, p°137
39
sonore généré par de nombreux amplis analogiques aux propriétés esthétiques certaines)
implique donc une corporéité au service de la matière, sans laquelle elle ne pourrait
s’extérioriser et grâce à laquelle elle transcende ses propres limites dans une durée nouvelle.
Cette corporéité bien spécifique s’inscrit alors comme medium, support et surface, maniant et
réceptionnant la matière, ses résonances et son expression profonde. Contrairement à la
musique électrique standard où l’instrument délivre une matière qui est l’expression mentale
de l’artiste, le drone permet de laisser cette matière sonore libre de toute instrumentalisation
expressive. Entendons par là que selon notre analyse, c’est seule l’expression de la matière
même qui prévaut à celle de l’auteur, qui ne devient qu’un réceptacle, qu’un élément
déclencheur voir même libérateur de cette matière. Le corps, comme dans la pratique de
l’expressionnisme étudiée précédemment, n’opère que pour intelligibiliser la matière grâce à
sa fonction abstractisante et non figurante.
La notion de rythme induite par le corps dans le cadre du drone fait plus appel à la durée, de la
même façon que nous l’avons étudié dans la pratique picturale. En effet, elle est à aborder
d’un point de vue à la fois spatial et temporel pour discerner toutes les composantes de son
imprégnation dans le processus de création et de diffusion, autrement dit dans la durée
morpho et chronogénique de l’œuvre. Cette genèse par le temps et la forme est directement
liée au rythme dans le cadre du drone de part la simultanéité de la création et de la diffusion
de celui-ci. Son incarnation fait état d’une action coïncidant à la fois d’un déroulement
temporel et d’une animation de l’espace par sa corporéité et sa matérialité. Cette coïncidence
fait alors entrer en résonance la durée de la matière, celle de l’auteur et du spectateur dans
l’espace et le temps de sa création/diffusion dont le résultat est la manifestation d’une
nouvelle durée ambivalente impliquant chaque élément qu’elle contient dans cette
transcendance de l’unité de la matière. Cette unité de la matière, entendons la comme
l’ensemble des composants physiques et atomiques de chaque élément impliqué dans le
processus de déploiement de l’œuvre. Ces différents éléments vibrants chacun d’une énergie
propre, ne seront pas modifiés selon les durées ou les coïncidences de durées environnantes,
mais c’est la perception de leur ensemble qui sera alors changée. C'est-à-dire
qu’intrinsèquement, la matière sonore, la physiologie de l’auteur et du spectateur, ainsi que
les caractéristiques de l’espace temps de diffusion de l’œuvre ne seront modifiés à proprement
parlé, bien que la pression acoustique puisse avoir une incidence sur le corps et remplisse
inévitablement l’espace. En revanche, la perception de tous ces éléments va être commutée à
partir du moment où les composants de cette nouvelle durée vont entrer en vibration, en
résonance les uns avec les autres. A partir du geste amorçant la diffusion sonore dans un
espace et un temps donné, la perception de chaque élément sera différente qu’il soit perçu
séparé ou en lien temporel et spatial avec d’autres éléments. J’entends par là que l’espace sera
modulé dans le temps par de la matière, et que la matière sera diffusée dans un espace par une
corporéité et pourra même entrer en vibration dans une surface sensible et réceptive, ce qui
amène une réflexion de ces fragments sur les autres et sur eux-mêmes. Il est cependant
nécessaire de ne pas penser cette réflexion comme un acte cognitif (ce qui serait assez absurde
car la matière inerte ou en mouvement ne pense pas sa propre présence, elle la manifeste dans
la suffisance de sa formalité) ou comme un acte réverbérant. Nous devons en effet considérer
cette réflexion/réflexivité comme une transcendance et une résonance de son essence dans la
jonction des différentes durées constituant le faire et le voir sensible dont fait expérience la
matière, l’auteur, l’espace et le temps du processus de création et d’écoute du drone. Ces
éléments semblent en effet soumis aux limites de l’espace et du temps en tant que surfaces et
supports vitaux pour pleinement exprimer leurs durées, mais trouvent cependant en eux un
moyen d’outrepasser leurs propres matérialités et l’appréhension de celles-ci. Cette
ambivalence d’une durée relativement hermétique mais permettant à ces éléments internes de
sortir de leurs propres limites révèle une richesse de l’expérience sensible du drone qui créé
par cette fusion de durées une nouvelle façon d’appréhender le son, le corps, l’espace et le
temps dans un mode perceptif complet, au plus proche de l’intelligibilité de l’œuvre, de la
40
matière et de son expressivité111. Notre perception sonore de la matière se bouleverse alors du
fait que nous sommes nous même impliqués dans le processus de création/diffusion et dans la
durée ainsi créée par le déploiement de l’œuvre en notre présence. Cette réflexivité évoquée
nous permet alors d’observer de l’intérieur le son, de le ressentir physiquement et d’en être
même une surface résonatrice. En outre, l’autoréflexivité proposée par la matérialité de ce
dispositif nous fait appréhender notre propre corporéité différemment en étant impliqué dans
celui-ci.
Le Doom du groupe Khanate quant à lui présente une esthétique de la respiration plus
prononcée. A l’inverse du drone de son homologue Sunn O))) (dont Stephen O’Malley112 fait
également parti) Khanate propose une musique aérée, ouverte, plus fluide et moins dense d’un
point de vue sonore comme l’illustre un morceau tel « Commuted » sur Things Viral113.
L’intensité des silences et des attaques des instruments est d’autant plus présente que le son
des cordes est plus clair (on parle plutôt de crunch : une légère distorsion) laissant ainsi
l’espace sonore plus libre de magnifier la matière dans ses espaces de respirations. Cette perte
de densité laisse cependant la matérialité plus appréhensible du fait que les attaques sonores
sont espacées. A propos du silence, Yann Gourdon114 nous dit : « La prolifération sonore
vient combler le moindre silence, mais c'est oublier que le silence ce n'est pas l'absence de
son... ».115 L’impact sonore de la batterie et des instruments à cordes peut être ainsi
appréhendé de différentes façons : il perturbe le silence d’un point de vue temporel et spatial,
ou il se place comme élément constitutif de la temporalité et spatialité du son, créant ainsi le
silence dans la perte de volume et de densité sonore. Autrement dit, tout comme la notion de
rythme plastique que nous avons précédemment étudié, le rythme structure à la fois la
matière, et la non-matière de sorte de laisser homogène la durée de représentation de l’œuvre.
En effet, si le rythme n’axait son pouvoir expressif que sur la matière sonore, aucun temps-
morts ne serait observable pour prendre le recul nécessaire à l’appréhension sensible de celle-
ci dans sa durée de déploiement. Hors, en présentant également une structuration de cet
espace-temps par le vide et l’inertie, cette expressivité de la matière n’en est que renforcée en
permettant une réflexivité de sa corporéité et de sa transcendance de ses limites dans cette
durée de représentation. Sans ces silences ou ses bribes de sons s’amenuisant au fur et à
mesure que le signal s’estompe, la matière ne saurait être sublimée au regard qu’on peut lui
porter lorsqu’elle se meut dans un dernier souffle, une dernière vibration témoignant de toute
sa vitalité déployée dans sa durée de diffusion. Ces instants où seul le sustain de l’instrument
(dans le cas de Khanate des instruments aux manches en aluminium augmentant sensiblement
la durée de vie de chaque note) délivre à travers le medium musical ce qui reste de la matière
sonore. D’autres groupes de doom se sont également illustrés dans cette volonté d’amener la
matière dans ses derniers retranchements tels Monarch 116 dont la densité des compositions fait
charnière entre la spatialité du drone et la temporalité du doom, ou Borhen Und Der Club Of
Gore117 par exemple qui dans son aspect presque jazz (ne serait-ce qu’au niveau du choix des
instruments) propose avec une réelle délicatesse des plages sonores étirées et lentes. La
matière sonore résiduelle, restante et son rapport au medium utilisé ne se retrouve en revanche
que très peu dans la peinture. En effet, l’analogie que nous pourrions observer est simplement
celle du trop peu de peinture restant sur un pinceau frottant la toile et ne laissant qu’un frottis
111
Ce qui incluse un cadre interprétatif pour le spectateur selon ce mode de résonance entre la matière et le corps
112
Musicien et graphiste américain installé en France, connu pour ses travaux au sein de Sunn O))), Khanate,
KTL ou encore ses collaboration avec l’artiste Gisèle Vienne dans des pièces comme Kindertotenlieder
113
Album sortit en 2003 sur Southern Lord Records, voir Annexes, Figure 14, p°138
114
Compositeur et artiste français contemporain
115
Yann Gourdon, entretien avec Elodie Ortega et Jérémie Sauvage, Avril 2009 lisible à cette adresse :
http://labellerevue.org/pdf-d27artistes/yann_gourdon.pdf, p°17
116
Groupe français actif depuis 2002, voir interview avec Shiran Kaïdine guitariste du groupe par Marc Baradat
dans la série « des compositions » à cette adresse :
http://www.dailymotion.com/video/xxav3y_des-compositions-shiran-kaidine-mon_music#from=embediframe
117
Groupe allemand créé en 1992 toujours actif à ce jour, est un des rares à explorer le jazz et le doom
41
pictural, léger et appauvris de sa substance expressive, peinant à transparaitre en deçà de la
surface. Ce qui apparait à l’écoute de cet étouffement du signal sonore aux propres limites de
sa corporéité, c’est que le silence lattant ne peut cependant pourtant jamais surpasser cette
matière agonisante. Contrairement à la peinture qui peut être recouverte en surface ou qui peut
se diluer voir s’effacer, se gratter, un son seul (traité uniquement de façon analogique) ne
laisse aucune place dans sa durée de déploiement à un dépassement de sa surface d’écoute sur
sa propre corporéité. On notera cependant que des effets de masques sont utilisables grâce à
l’outil numérique afin de créer des effets analogues aux techniques picturales (grattage,
opacification, jeu de transparence etc.). Il est donc primordial pour une appréhension optimale
de la durée de l’œuvre de laisser ces respirations aérer l’espace de diffusion, étant donner la
nature opaque du son mis en jeu dans l’esthétique du drone.
Outre le Drone étudié dans son penchant électrique originaire d’une pratique de
groupe, penchons nous à présent sur le drone d’un point de vue des musiciens contemporains
tels Eliane Radigue, La Monte Young ou encore Charlemagne Palestine118 par exemple qui
ont également explorés la durée de la matière sonore par l’emploi du drone.
Dans la musique contemporaine (entendons par là atonale, ne faisait pas appel à une
structuration classique, ni même à l’utilisation d’instruments traditionnels) la pièce initiatrice
du terme de Drone a été composée par La Monte Young en 1958 sous le nom de Trio for
Strings pour violon, violoncelle et violon alto119. Cette pièce minimale composée alors que La
Monte Young était encore étudiant à l’université de Berkeley pousse la musique sérielle 120
dans ses retranchements en étirant le plus possible chaque note et chaque silence, le tout régit
par une gamme d’accords extrêmement restreinte et l’interdiction de l’utilisation du vibrato121
pour les interprètes de la pièce. Ces restrictions ont pour but de focaliser l’attention sur la
matière sonore sans effets de style particulier, afin de la laisser se déployer librement dans
l’espace-temps de sa diffusion. Les principaux effets recherchés par l’auteur sont de l’ordre de
la perception acoustique, où des résonances semblent se créer de part les fluctuations sonores
de ces notes tenues. L’uniformité esthétique que propose une telle pièce renvoie non pas à la
notion de répétition d’une forme, mais aux limites d’extension de la matière dans un espace-
temps donné. En effet, ce n’est pas par la répétition en tant que telle que le son trouve sa
sublimation formelle, mais par son déploiement spatial et temporel de façon continue, étendue
et diluée, là où les bordures de chaque son apparaissent et là où la superposition, la fusion des
différentes strates sonores crée l’émergence d’une nouvelle matérialité sonore. Selon moi,n
l’accroissement de l’expressivité de la matière lorsque son essence la plus « pure » (une seule
note tenue) entre en coïncidence avec d’autres flux sonores eux aussi minimalistes est alors
flagrant. L’épaisseur ainsi créée laisse entrevoir différents rythmes, battements, pulsations
perceptibles dans l’enchevêtrement de matière fluctuant de sa propre vitalité dans sa durée de
diffusion. Ces nappes sonores abstraites ne renvoient à aucune narration, à aucune
instrumentalisation de la matière sonore, elles reflètent uniquement leur sensibilité
intrinsèque. Ce qui est également intéressant d’observer, c’est la transcendance de l’espace
même de cette matière qui, à travers la dilution du déploiement de sa durée, nous expose ses
limites, celles de son espace de diffusion, et enfin la limite de cette rencontre de durées.
Entendons par là que la coïncidence des différents flux de matière sonore entraine la création
d’une nouvelle durée de l’œuvre, et les limites de celle-ci sont observables grâce à l’alchimie
118
Artiste compositeur et performeur américain né en 1947
119
Voir Annexes numériques, La Monte Young, Trio for Strings
120
On peut parler ici d’approche sérielle dans la mesure où les enchainements de notes et de séquences sonores
semblent être rédigés sous forme de série.
121
Modulation périodique de la hauteur d’un son tenu
42
et le dialogue entre les différents interne au drone. De plus, la limite de l’instrument en tant
que medium est également observable dans cette pièce dans la mesure où ce n’est pas dans
une surenchère de notes, de technique, de virtuosité que l’instrument nous livre toute sa
potentialité vibratoire, mais au contraire dans le minimalisme qu’il tire toute l’essence de la
forme de chaque son. Poussé à l’extrême, l’instrument ne jouant qu’une note étirée sur une
durée étendue nous livre ses limites vibratoires et matérielles. Nous pouvons ainsi entendre à
la fois toute l’intensité de la matière sonore, mais également celle du medium lorsqu’il nous
délivre toute sa vitalité en animant sa propre durée de l’expressivité de l’essence sonore du
drone. Les accords utilisés par La Monte Young seront appelés par l’artiste Dream
Chords122 ; à cause notamment de sa fascination pour la culture orientale et sa propension à la
méditation. Ainsi, le drone à souvent été associé au bouddhisme dans son aspect immersif,
méditatif avec l’analogie au son du tantra OM permettant un état réflexif profond par les
vibrations ainsi créées. La sérénité qu’il procure lorsque nous plongeons notre sensibilité dans
la durée de l’œuvre nous amène à un état presque extatique et contemplatif de la matérialité et
de la sensibilité environnante. En outre, l’intérêt de l’artiste pour la culture indienne vient
également s’appuyer sur ses musiques traditionnelles utilisant beaucoup le bourdon
(traduction de l’anglais drone) avec des instruments tels le Sitar qui permet grâce à ses cordes
sympathiques et aux cordes de bourdon rythmique (cikârî) de créer des nappes sonores
continues et planantes, servant de base aux mélodies, ou encore des instruments à vent comme
la flute chinoise à calebasse. Notons que d’autres instruments acoustiques occidentaux
possèdent des caractéristiques similaires tels la vielle à roue (que l’artiste Yann Gourdon
utilise dans des pièces contemporaines par exemple), l’harmonium ou encore la cornemuse et
ses dérivés. Cette influence sera très présente dans sa pièce « Tortoise His Dreams And
Journeys » commencée en 1960 et toujours approfondi par l’artiste. Sa recherche s’est
également portée sur la réponse psychologique de l’individu face au drone en mettant en place
des dispositifs d’études de fréquences sur la corporéité du spectateur. Ces dispositifs appelés
Continuous Periodic Composite Sound Waveform Environment Realizations, ou « réalisation
d’environnements de continuité périodique et composite d’ondes sonores » consistent en la
diffusion d’ondes sinusoïdales à basses fréquences dans un espace donné sur un temps très
long, afin d’observer une adaptation ou un changement de comportement du sujet, ou du
moins une modification de sa perception. Voici comment l’auteur explique la mise en place
de ce dispositif :
«To my knowledge there have been no previous studies of the long term effects on continuous
periodic composite sound waveforms on people. (Long term is defined to be longer than a few
hours in this case.) My past work in music with sounds of long duration slowly led in this
direction until it became possible for me to develop a situation allowing the study of truly
continuous sounds by establishing continuous frequency environments with electronic
instruments. I have maintained an environment of constant periodic sound waveforms at my
studio and home continuously since September 1966. The only exceptions have been that I
sometimes, but not always, turn off the equipment when no one will be in the environment at
all, and when listening to “other music.” Also, I sometimes turn it off to test the acoustical
situation for spurious (incidental) sounds, and to study the contrasts of such extended periods
of sound with periods of silence. ».123
122
Accords de rêve, composé de quatre notes : sol, do, do, ré#
123
La Monte Young, Septembre 1969, Notes On Continuous Periodic Composite Sound Waveform Environment
Realizations, dans ASPEN Magazine n°8, section 7, édité par Dan Graham
« À ma connaissance il n’y a aucune étude antérieure des effets à long terme des ondes sonores composites et
périodiques continues sur les gens. (À long terme est défini comme étant plus long que quelques heures dans ce
cas). Mon travail passé dans la musique avec des sons de longue durée a conduit lentement dans cette direction
jusqu'à ce qu'il soit devenu possible pour moi de développer une situation permettant l'étude des sons vraiment
continues en créant des environnements de fréquence continue avec des instruments électroniques. J'ai maintenu
un environnement d'ondes sonores périodiques constantes à mon studio et ma maison sans interruption depuis
septembre 1966. Les seules exceptions ont été que parfois, mais pas toujours, j’éteigne l'équipement quand
43
On observe alors que l’auteur fait vivre la matière sonore de façon autonome dans un espace-
temps de diffusion sans qu’une présence corporelle humaine soit nécessairement requise.
Cette matière occupant ainsi l’espace et le temps interroge le cadre perceptif de la durée dans
un environnement nouveau. Celui-ci ne peut être défini comme un espace de diffusion sonore
a proprement parlé ni comme un espace performatif car la présence inhérente de l’auteur au
déploiement de la matière n’est pas nécessaire dans ce cas. Cette durée de la matière en
constant développement (au sens processuel) se déploie en effet de façon immersive et
transcendantale dans un cadre perceptif donné. Entendons par là que la matière vibrante entre
en interaction avec son environnement et s’extériorise en même temps qu’elle s’imprègne à la
surface de cette durée de diffusion. Le support environnemental de diffusion de la matière
sonore est de ce fait transcendé par cette matière qui lui insuffle son expressivité, faisant
passer du statut de support à celui de surface la durée de diffusion de l’œuvre. Ce qui me
semble intéressant de noter, c’est la lecture chronogénique de l’œuvre qui s’impose au
récepteur de cette œuvre, entrant dans un cadre perceptif exempté de repères spatio-temporels.
L’immersion de notre corporéité dans un tel dispositif nous amène à devenir nous même
surface d’imprégnation vibratoire de la matière, et à porter non pas un regard extérieur sur une
matière se déployant dans une durée donnée, mais une surface réceptive de cette
matérialisation expressive. Ainsi, notre corporéité fait état de l’incarnation en profondeur de
la matière dans le temps de la surface. Ce temps de la surface ou superficiel (au sens propre),
est dans le cadre d’un tel dispositif, la clé de l’intelligibilité de la matière de part sa
propension à capter l’essence (la vibration) de l’élément sonore durant son processus de
déploiement expressif. Le musicien contemporain Yann Gourdon nous parle ainsi de cette
imprégnation sonore dans son espace de diffusion : « Par habitude nous orientons notre écoute
vers la source du son, vers l'objet ou la personne qui émet le son. En faisant cela, on oubli que
le son se diffuse de manière sphérique. La spatialité est une qualité du son. Lorsqu'une onde
sonore est émise, elle ne se dirige pas uniquement vers l’auditeur, mais se propage dans toutes
les directions et sera arrêtée ou réfléchie par les différents éléments qui constituent un lieu.
Ces éléments, murs ou objets... entrent en résonance avec le son, l'absorbent ou le
réfléchissent donnant lieu à de nouvelles localisations au sont. Porter son attention et son
écoute vers ces phénomènes révèle une autre perception des espaces. Je cherche dans mes
travaux à faire apparaître des zones précises où la perception auditive, mais aussi visuelle,
entre en vibration avec l'environnement direct. ».124 L’artiste évoque de ce fait un cadre
perceptif mettant en jeu le temps et l’espace du son dans sa matérialité même, considérant les
champs vibratoires et la perception acoustique comme mediums en tant que tels qu’il met en
jeu dans des installations sonores : Projections, réalisée en 2009 ou Glocke de 2008 en
collaboration avec Jérémie Sauvage et Mathieu Tilly sous le nom Zeitspielraum. La matière
des pièces de l’artiste ne sont pas considérées comme des drones à proprement parlé par le
musicien mais présentent cependant des points communs d’un point de vue perceptif : « Dans
ce cas là [la pièce France] et pour le Gliss de vielle aussi, c'est le volume sonore élevé,
saturant l'espace, qui permet d'accéder à ce glissement de la perception. Cependant je
m’applique à rendre possible ces phénomènes avec des dispositifs plus subtiles, qui
demandent un effort d'écoute plus important de la part de l’auditeur. ».125
En outre, la spatialité de l’œuvre étant fixe, sa matérialité n’en est pas moins inerte, ainsi les
mouvements internes aux flux sonores s’injectent dans l’espace de diffusion figé afin de le
faire entrer en vibration. Autrement dit, les éléments physiques présents dans cet espace se
transmutent d’une certaine manière en surface sonore et déploie en eux le temps de la matière.
personne ne sera dans l'environnement et quand j’écoute « d’autres musiques ». Aussi, je le désactive parfois
afin de vérifier la situation acoustique pour des bruits fortuits, et d’étudier les contrastes de ces longues périodes
sonores avec des périodes de silence. »
124
Yann Gourdon, entretien avec Elodie Ortega et Jérémie Sauvage, Avril 2009, p°18
125
Ibidem, p°18
44
Notre propre corporéité entre alors en résonance avec cet espace vibrant lorsque nous entrons
en coïncidence avec lui et l’œuvre, ce qui nous permet de saisir toute la chronogenèse de
celle-ci. C’est en devenant nous même surface sonore (ou spatialité) que la temporalité de
l’œuvre pourra se dérouler en nous. Nous incarnons alors la durée même de l’œuvre, rentrant
en résonance avec celle de la pièce et la durée de notre propre corporéité.
Le choix des basses fréquences dans le travail de La Monte Young en général s’explique par
leur aspect vibratoire et puissant tout d’abord, puis pour des raisons physiques que l’artiste
nous explique en trois points.
Premièrement, la notion de justesse selon lui est une question de temps et de durée. Plus des
sons sont graves, plus la durée nécessaire pour atteindre une alchimie vibratoire est longue :
« Tuning is a function of time. Since tuning an interval establishes the relationship of two
frequencies in time, the degree of precision is proportional to the duration of the analysis, id
est to the duration of tuning. Therefore, it is necessary to sustain the frequencies for longer
periods if higher standards of precision are to be achieved. […] On the other hand,
astronomers have known for some time that if a measurement or comparison is to be made of
two orbits which involve many years of time, the degree of precision of the measurement will
be proportional to the duration for which the measurement is made. »126
« Consider the possibility that the number of complete cycles of a periodic composite
waveform is a primary factor in recognizing an interval and/or in determining the degree of
precision in tuning once the interval has been recognized. If this were the case, ratios
comprised of lower frequencies would have to be sustained for longer periods of time than the
identical ratios comprised of higher frequencies in order to produce an equivalent number of
complete cycles of their periodic composite waveform. »127
126
La Monte Young, Notes On Continuous Periodic Composite Sound Waveform Environment Realizations, op
cit.
« La justesse est une fonction du temps. Étant donné que régler un intervalle établit la relation entre deux
fréquences dans le temps, le degré de précision est proportionnel à la durée de l'analyse, c'est-à-dire la durée de
l'écoute. Par conséquent, il est nécessaire de maintenir les fréquences plus longtemps si des normes plus élevées
de précision doivent être atteints. […] D'autre part, les astronomes ont comprit depuis longtemps que si une
mesure ou une comparaison de deux orbites doit être effectuée, ce qui prendra de nombreuses années, le degré de
précision de la mesure sera proportionnel à la durée pour laquelle la mesure est faite. »
127
Ibidem,
« Envisager la possibilité que le nombre de cycles complets d'une forme d'onde périodique composite est un
facteur primaire de reconnaissance d’un intervalle et/ou de détermination du degré de précision dans le réglage
une fois que l'intervalle a été reconnu. Si tel était le cas, les rapports composés de basses fréquences devront être
45
Enfin, l’artiste expose que la répétition (pas nécessairement sous forme de boucles mais aussi
d’étendue) d’une fréquence fera vibrer la membrane basilaire située dans l’oreille interne et
transmettra au même point du cortex cette information vibratoire. En outre, plus ces
fréquences sont basses et continues, plus elles imprègnent notre sensibilité et notre corporéité
car les mêmes groupes de neurones travailleront et focaliseront les informations vibratoires à
nos sens.
« The place theory of pitch identification postulates that each time the same frequency is
repeated it is received at the same fixed place on the basilar membrane and transmitted to the
same fixed point in the cerebral cortex presumably by the same fiber or neuron of the auditory
nerve. The volley theory of pitch perception assumes that a sequence of electrical impulses is
sent traveling along specified neurons of the auditory nerve. For frequencies up to about 2000
Hz only, these produce a more or less complete reproduction of the frequency of the vibratory
motion of the basilar membrane in the case of a single sine wave and a more or less distorted
reproduction of the complete waveform for more complex signals. It is presumed that this
reproduction will be best for sounds at lower frequencies and less good for higher frequencies
since an individual neuron cannot fire faster than 300 Hz. At lower frequencies a group of
neurons working together would be able to supply several pulses per cycle whereas at higher
frequencies they could only supply one every several cycles. The assumptions of place theory
and volley theory suggest that when a specific set of harmonically related frequencies is
continuous, as is often the case in my music, it could more definitively produce (or simulate)
a psychological state that may be reported by the listener since the set of harmonically related
frequencies will continuously trigger a specific set of the auditory neurons which in turn will
continuously perform the same operation of transmitting a periodic pattern of impulses to the
corresponding set of fixed points in the cerebral cortex. When these states are sustained over
longer periods of time they may provide greater opportunity to define the psychological
characteristics of the ratios of the frequencies to each other »128
Autrement dit, le drone, de part sa mise sa forme et son esthétique, est selon l’artiste un mode
de perception de la matière sonore dans un état de réceptivité sensible et intelligible le plus
riche. Le cadre perceptif du drone ne passe donc pas seulement par la durée de diffusion telle
maintenus en des périodes plus longues que les ratios identiques composées de hautes fréquences afin de
produire un nombre équivalent de cycles complets de leurs formes d'ondes composites périodiques. »
128
Ibidem,
« La Place Theory postule que chaque fois la même fréquence est répétée elle est reçu au même endroit fixe sur
la membrane basilaire et transmis au même point fixe dans le cortex cérébral, probablement par la même fibre ou
les neurones du nerf auditif. La Volley Theory suppose qu'une séquence d'impulsions électriques est envoyée
voyageant le long des neurones spécifiés du nerf auditif. Pour les fréquences jusqu'à environ 2000 Hz seulement,
elles produisent une reproduction plus ou moins complète de la fréquence du mouvement vibratoire de la
membrane basilaire dans le cas d'une onde sinusoïdale unique et une reproduction plus ou moins déformée de
l'onde complète de signaux plus complexes. On présume que cette reproduction serait meilleure pour les sons à
des fréquences plus basses et moins bonne pour des fréquences plus élevées car un neurone individuel ne peut
pas vibrer plus rapidement que les 300 Hz. À des fréquences plus basses, un groupe de neurones ensemble serait
capable de fournir plusieurs impulsions par cycle, alors qu'à des fréquences plus élevées qu'ils pouvaient
seulement fournir un chaque plusieurs cycles. Les hypothèses de la Place Theory et de la Volley Theory
suggèrent que lorsqu'un ensemble spécifique de fréquences harmoniquement connexes est continu, comme c'est
souvent le cas dans ma musique, elle pouvait plus définitivement produire (ou simuler) un état psychologique
qui peut être reporté par l'auditeur puisque l'ensemble des fréquences harmoniquement connexes déclenchera
continuellement un ensemble spécifique de neurones auditifs qui à leur tour effectueront continuellement la
même opération de transmission d'un modèle périodique d'impulsions à la série correspondante de points fixes
dans le cortex cérébral. Lorsque ces états sont maintenues sur de plus longues périodes de temps ils peuvent
fournir une plus grande occasion de définir les caractéristiques psychologiques des ratios de fréquences à
l'autre.»
46
que nous l’avons décrite précédemment mais également par les caractéristiques physiques du
son et ses incidences sur notre corporéité et sensibilité d’un point de vue physiologique selon
les théories de Place et Volley que La Monte Young cite dans son explication. La notion de
justesse dont parle l’auteur dans ces citations fait également référence à son travail sur les
pianos accordés avec son œuvre The Well Tuned Piano commencée en 1964, pièce
monumentale d’une durée d’environ 6 heures. Ce travail basé sur des intonations justes vise
après l’accordage minutieux d’un piano à la réalisation d’une improvisation mettant en jeu
une matière sonore régulée à des intervalles précisément choisis 129, pour être les plus purs
possible mais dont chaque note est réglée avec des légers décalages afin de créer des masses
sonores vibrantes.130 Cette volonté d’affirmer une matérialité exprimant toute sa sensibilité de
manière la plus directe, ou du moins la moins altérée, montre que l’artiste tient à affirmer
l’expression de la matière sonore et de ses composants vibratoires.
Le travail sur l’accordage d’un piano à également été abordé par l’artiste Charlemagne
Palestine, connu aussi bien pour son implication dans le mouvement fluxus que dans la
création de pièces drone. Son œuvre la plus représentative est Strumming Music131 créée en
1974 qui consiste en la répétition de deux notes durant 45mn sur un piano Bösendorfer132,
avec la pédale de sustain enclenchée durant toute la durée de l’exécution. Au fur et à mesure
que la pièce évolue, le piano se désaccorde et les deux notes distinctes se transforment en
groupe de notes fluctuant. De plus, l’apparition de résonances et de partiels (partie des
fréquences composant le timbre de l’instrument) fini par créer un drone doté de son propre
rythme. Cette pulsation interne au son n’est pas tant en rapport avec les attaques sonores de
l’artiste sur l’instrument mais avec les imbrications des éléments intrinsèques à la matière
sonore mise en jeu dans ce dispositif. Les entrelacs de notes et les nuances de timbres et de
fréquences que nous percevons alors nous rendent intelligible toute la sensibilité de la matière
sonore de cette œuvre. Nous sommes alors dans un cadre perceptif où les repères sont
brouillés : du son de deux notes nous passons par une multitude d’expression de la sensibilité
de leurs timbres et de leurs partiels, entrant en coïncidence durant le processus de création de
l’œuvre et se développant d’une façon qui leur est propre. Cette œuvre met donc en œuvre la
morphogenèse de l’ensemble par la répétition, mais d’un point de vue du fond et non de la
forme. En effet, la répétition ici n’a pas pour but que la forme musicale trouve son
aboutissement et transcende ses limites, elle à pour visée une transcendance de ses éléments
internes, de son fond acoustique. Entendons par là que dans le cadre de cette œuvre, la
répétition n’est pas employée pour sublimer ces deux notes en tant que forme ; nous ne
cherchons pas à nous représenter ces notes à l’écoute de cette pièce. Dans le cadre de ce
dispositif, la répétition sublime les éléments internes de la matière en les faisant justement
sortir de leur enveloppe, en abstractisant la note pour nous délivrer son essence en dehors de
tout épiderme sonore.
Parler de la forme sonore dans le cadre du drone, d’un point de vue épidermique et superficiel
(au sens propre du terme, sa forme extérieure, en surface) nous amène à réfléchir à la
perception de la matière et à sa représentation. Le fait que le drone soit définit comme étant
une animation relativement abstraite de la matière nous permet de questionner la théorie
gestaltienne133 de la perception sensible, bien que cela ne soit pas l’objet à proprement parlé
de ce travail de recherche ce point serait intéressant à aborder mais ne sera pas développé
profondément dans ces lignes. Cette théorie selon laquelle les processus de perception et de
représentation mentale traitent de façon naturelle la phénoménalité comme un ensemble
129
Voir Annexes, Figure 15, p°138
130
Voir l’article de Kyle Gann, La Monte Young's The Well-Tuned Piano, in Perspectives of New Music Vol. 31
No. 1 (Hiver 1993), pp. 134-162 ou sur http://es.scribd.com/doc/91047782/Well-Tuned-Piano
131
Voir Annexes numériques, Charlemagne Palestine, Strumming Music
132
Voir Annexes, Figure 16, p°138
133
Gestalt terme allemand signifiant « forme » en tant qu’élément qui dans sa structuration prenant du sens pour
son récepteur.
47
structuré et non comme une addition ou une juxtaposition d'éléments est discutable dans le
cadre d’une pratique artistique mettant en jeu l’esthétique de la planéité. En effet, la
structuration des différents éléments d’un phénomène plastique et sonore ne se faisant pas de
manière lisible, distincte, narrative ou figurative, nous pouvons imaginer que notre perception
de l’ensemble de la matière expressive s’opère alors différemment. Selon le principe
gestaltien le processus perceptif se construit de la même façon que le monde et que les
processus. Cette isomorphie selon ce principe induit une perception initialement structurée en
une distinction de la figure sur le fond (par exemple avec le vase de Rubin 134) et du tout avant
ses parties constituantes. Cette structuration des formes ne se fait pas au hasard selon cette
théorie, mais selon certaines lois dites « naturelles » et qui s’imposent au sujet lorsqu’il
perçoit. Ces lois naturelles dictent qu’un ensemble de parties informes, tend à être perçu
d’abord (et ce de façon naturelle) comme une forme. Autrement dit, notre perception naturelle
de l’abstraction serait d’attribuer mentalement une enveloppe, une superficie, une
représentation à cet ensemble de matière. Nous percevons dans une continuité, comme des
prolongements différents éléments s’ils sont regroupés de façon rapprochée selon la
Gestalttheorie. Cette continuité ou prolongement indique alors une volonté perceptive de
lecture des éléments constitutifs de l’ensemble (nous pouvons citer le pointillisme comme
courant pictural ayant exploité cette notion par exemple) principalement des points les plus
proches les uns des autres en les regroupant mentalement. De plus, la loi dite de « destin
commun » tend à nous faire percevoir des parties en mouvement ayant la même trajectoire
comme faisant partie de la même forme ou du même ensemble. Notons également qu’une
forme fermée est plus facilement identifiée comme une figure (ou comme une forme) qu’une
forme ouverte selon le principe de la gestalt.
Ainsi, pour l’appliquer au principe perceptif du drone, cette théorie supposerait que les
différents éléments imbriqués dans l’ensemble sonore correspondent à cette définition des
parties constituantes de l’œuvre. Hors, dans le cadre de l’esthétique de la planéité, il semble
délicat tout d’abord de définir un tout à un moment donné puisque comme nous l’avons vu, la
chronogenèse de l’œuvre contient toute l’intelligibilité de la matière, autrement dit le sens
expressif de ses éléments constituant. Ce déroulement de matière dans une temporalité
étendue ne semble pas permettre une perception regroupant les différents éléments constitutifs
du drone dans un tout, puisqu’il se déploie constamment de façon non linéaire. Autrement dit,
ce déploiement de matière ne permet que d’une certaine manière une perception telle que la
Gestalttheorie le présente. En effet, de part son ouverture morphogénique, la « forme » du
drone ne peut être perçu en un instant donné comme une forme fixe ou inerte ; la multitude de
flux sonores qui le compose n’étant pas régulier ou régit par un prédicat humain, on ne peut
par essence percevoir la totalité des éléments constitutifs de l’œuvre afin de les regrouper
mentalement en un ensemble formel. Ainsi, l’esthétique de la planéité ne met pas en jeu une
matière pouvant être perçue de manière fragmentée, mais ne propose pas non plus un
engagement perceptif de ses composants de manière à être regroupé formellement. Entendons
par là que si nous percevons l’œuvre de façon globale, ces éléments sont imbriqués mais ne
forment pas au sens propre du terme un tout pour autant. Cette abstraction (en opposition à
une formation là aussi à considérer au sens propre) ne nous permet pas d’engager
mentalement une perception de ces éléments en une structure définit. Le fait que l’esthétique
de la planéité présente dans le drone ne hiérarchise pas ses éléments constitutifs ne peut en
aucune façon nous amener à nous représenter ceux-ci de façon formelle. Le cadre interprétatif
est ici à exclure du cadre perceptif dans notre analyse et les possibles formes sonores qu’un
auditeur puisse se faire du drone n’aurait finalement pas à voir avec sa matérialité propre,
dénuée dans son essence même de toute figuration, de tout détachement de sa non-forme à sa
surface spatio-temporelle d’imprégnation. Vis-à-vis du mouvement abordé dans une des lois
gestaltienne, on peut également poser un doute sur la perception sonore du drone ne mettant
134
Image créant une ambivalence optique entre la perception de la forme d’un vase blanc, et la contre forme de
deux visages noirs, voir Annexes, Figure 17, p°139
48
pas en jeu un rythme, mais des fluctuations de matière. Ces flux sonores bien que mobiles,
font appel à un mouvement interne, à une oscillation de leur propre durée ou à la coïncidence
et à la circulation des durées des différentes sources sonores du drone ; ainsi ils ne progressent
pas que de façon horizontale dans la durée de l’œuvre mais également verticalement, ce qui
n’est pas perceptible dans la théorie gestaltienne. En effet, le regroupement par blocs des
éléments mobiles du drone ne peut s’opérer de part la nature bidimensionnelle des battements
du son dans l’œuvre, n’offrant ni points de repère ni inertie auditive. Le cadre perceptif du
drone engage le spectateur selon mon approche à saisir à la fois toute la matière constitutive
de l’œuvre, et à le considérer comme un ensemble de durées la créant. Cependant, cet
ensemble de durées n’est pas à considérer comme formel, épidermique ou superficiel, mais
simplement comme sublimation de la matière sonore de façon abstraite, non narrative, et non
hiérarchisée. Ces aspects découlent de l’esthétique de la planéité qui ne vise pas à imposer sa
forme à l’auditeur, mais au contraire à laisser la matière outrepasser notre représentation
formelle afin d’en saisir toute l’essence expressive.
L’aspect le plus frappant dans la musique de l’artiste est son écriture, qui diffère de la plupart
des compositeurs de drone. En effet, ses pièces étant toutes composées de façon stricte, elle ne
laisse d’une part pas de place à l’improvisation, et de l’autre explore au préalable toutes les
possibilités de construction d’un son et d’agencement de ceux-ci. Sa méthode d’écriture à la
fois horizontale et verticale est d’une richesse rare. Celle-ci nous permet en effet d’une part
d’appréhender la chronogenèse de l’œuvre de façon évidente dans la façon même dont elle est
composée comme nous l’explique la musicienne : « J’ai toujours travaillé avec un
chronomètre pour me rendre compte des durées. ».140 Ce travail de durée nous renvoie alors
au temps d’appréciation de la matière, et au temps de déploiement nécessaire à la sublimation
formelle de chaque élément sonore. La temporalité étirée dans laquelle la durée de l’œuvre
déroule toute son intelligibilité est un cadre perceptif nous faisant appréhender les limites de
chaque son, non pas au niveau formel mais au niveau superficiel. La surface (au sens
mathématique) de chaque son ainsi déployé dans la durée de diffusion de l’œuvre se vit et
s’explore en confrontant sa propre durée ainsi que son endurance perceptive et sensible à
l’envergure de la matérialité sonore. L’expression de chaque élément sonore se déroule dans
une spatialité dont nous pouvons faire l’expérience en nous imprégnant totalement de la
matière, selon les termes de Radigue, il faut pour cela « se donner à l’écoute ». Cela implique
un cadre perceptif mettant en jeu la temporalité de l’œuvre dans une spatialité en adéquation
avec l’esthétique de la planéité. Le All Over sonore doit selon notre analyse se ressentir dans
l’espace de diffusion afin de ne pas induire de direction, de sens de lecture ou de
hiérarchisation structurelle dans la spatialisation du son. Ainsi, la configuration acoustique de
la pièce doit être pensée de sorte qu’aucun élément ne soit distinguable plus qu’un autre, ou
soit audible seulement dans une zone précise de l’espace de diffusion. A ce propos, Eliane
Radigue nous informe sur la façon dont elle organise l’espace perceptif lors de la diffusion de
ses œuvres : « En fonction des hauts parleurs de la salle, de la disposition des hauts parleurs,
la manière dont le son doit remplir tout l’espace, la manière dont chaque auditeur où qu’il soit
doit être confortable dans ce train musical. ».141 L’esthétique de la planéité dans la diffusion
sonore est ainsi respectée et corrobore celle de l’œuvre elle-même en axant la perception de la
matière de manière uniforme et complète dans son cadre d’appréhension. Elle nous dit
également qu’elle n’organise pas les hauts parleurs de façon frontale ou en stéréo : « Pour
éviter la directionnalité du son pour les gens qui écoutent « pas besoin de se mettre au centre
c’est là où on entend le mieux »»142 elle insiste également sur le fait que le cadre perceptif ne
doit pas être acoustiquement parfait d’un point de vue théorique, mais d’un point de vue
sensible seulement. Nous pouvons également nous permettre un aparté montrant à l’inverse
l’importance du rapport entre le son et son environnement de diffusion dans le but de mettre
en avant toute la matérialité du lieu grâce à son imprégnation par la matière sonore. Le travail
d’Alvin Lucier143 I’m sitting in a room, de 1969 visait en effet à mettre en valeur la fréquence
de résonance d’une pièce (autrement dit sa matérialité sonore intrinsèque latente) par
138
Ibidem, 8mn15
139
Ibidem, 13mn38
140
Ibidem, 3mn09
141
Ibidem, 10mn06
142
Ibidem, 10mn53
143
Compositeur américain né en 1931 reconnu pour ses œuvres mettant en jeu la physique acoustique ou
psychoacoustique
50
l’enregistrement répété d’une même source sonore dans un environnement donné par deux
sources d’enregistrements différent imprégnant la matière en alternance. Cette démonstration
acoustique qui n’est pas le propos de Radigue nous amène cependant à penser l’espace sonore
de diffusion comme primordial en tant que cadre perceptif doté d’une musicalité, et donc
d’une réceptivité singulière de la matière qui y est diffusée. Le travail de Radigue sur la forme
et son imperceptibilité tant elle se fait discrète et subtile est complexe à saisir totalement,
malgré la mise en place d’un tel dispositif d’écoute. Les entrelacs de matière et les variations
de flux sont infimes et ne peuvent être perçus qu’avec une grande concentration d’écoute, ce
qui à mon sens contredit d’une certaine manière la volonté de l’artiste de proposer une
musique qui nous enveloppe et se déroule en nous de manière sensible. L’effort de perception
que nous devons effectuer à l’écoute d’une pièce de Radigue est à la fois en continuité avec
l’esthétique de planéité et son sens de lecture non définit, mais perd un peu à mon sens de son
expressivité intrinsèque, de sa sensibilité naturelle qui se déploie dans le cadre perceptif et qui
nous fascine, nous immerge dans sa durée. Cette ambiguïté dans le travail de l’auteure vient
sans doute de son expérience de la collaborative dans la musique minimale avec notamment
Pierre Henry, Steve Reich, Terry Riley ou encore récemment Kasper T. Toeplitz144, tous
adeptes des micros variations sonores et des fourmillements discrets mais grouillants de
fréquences. Notons également dans la perception des œuvres de Radigue un aspect méditatif,
né de son attrait pour la culture tibétaine, à laquelle elle s’est convertit en adoptant le
bouddhisme comme religion à la fin des années 70. Tout comme chez La Monte Young, cet
intérêt pour la musique orientale la poussera à travailler sur des œuvres composées pour
instruments acoustiques, telle Naldjorlak qui peut rappeler certaines œuvres de Phill
Niblock145 où d’Ellen Fullman et son long strings instrument146. Niblock avec qui Radigue a
d’ailleurs travaillé, à composé en 1990 une pièce pour quatre flutes : Four Full Flutes147
explorant les textures et les résonances créées par les micro-intervalles que peuvent jouer les
instruments sur des durées étirées. Cette pièce d’une vingtaine de minutes déploie une
superposition de notes très proches d'un point de vue tonal sur une longue durée, créant par
résonance des fréquences contenues dans les accords de la pièce une fluctuation et des
battements harmoniques internes à la matière. Ces combinaisons de textures et de durées
sonores d’apparence statiques génèrent en réalité des mouvements harmoniques riches et
denses qui sont le propre de l’esthétique de la planéité mise en jeu dans le drone.
L’importance de l’harmonie non pas d’un point de vue de l’écriture ou esthétique classique
est également à noter dans sa puissance expressive. Afin de mettre en résonance les
différentes sources sonores il faut en effet les harmoniser afin de les faire coïncider en une
durée commune. Plus l’harmonisation est aboutie, plus les éléments pourront dialoguer les
uns avec les autres en formant un bloc compact vivant de matière sonore. La quinte ou la
tierce sont souvent utilisés mais ce sont généralement l’octave et l’unisson qui prévalent dans
le cadre du drone pour uniformiser les timbres en une durée axiale commune comprenant une
tonalité, une spatialité et une temporalité similaire. Seuls les nuances micro-tonales créées par
les résonances des instruments ou le jeu du musicien viennent entrer en vibration avec le bloc
de matière de façon verticale d’un point de vue perceptif.
En effet, l’appréhension des différentes strates sonores est renforcée par ces vibrations qui
donnent une impression de décalage sur différentes hauteurs de cette masse sonique. Nous
pourrions les comparer à des mouvements sismiques où le frottement de plaques tectoniques
144
Compositeur, musicien français contemporain (né en 1960) reconnu pour son travail sur laptop dans le milieu
contemporain et de la noise
145
Compositeur, cinéaste et vidéaste américain né en 1933, directeuyr de la Fondation Experimental Intermedia
consacré à la musique d’avant-garde
146
Compositrice américaine qui en 1981 commence à développer son Long string instrument ou instrument à
cordes de plusieurs mètres reliées a un résonateur qui permet de faire vibrer les cordes sur une durée étendue si
on les frotte à la manière d’un archer avec la main par exemple sur la longueur de la corde (et non de façon
transversale)
147
Voir Annexes numériques, Phill Niblock, Four Full Flutes
51
créant une intense secousse dans le déroulement naturel du flux vital de la matière. Une œuvre
de Yann Gourdon propose par ailleurs ce principe de vibration de l’espace acoustique par le
décalage tonal injecté à un son continu dans l’œuvre Modulation, écrite en 2009 et interprétée
par Pierre-Vincent Fortunier à l’école supérieure d’Arts et Design de Saint Etienne en France.
Cette pièce se constitue d’une note tenue à la cornemuse en souffle continue amplifiée par
micros piezzo et modulée par deux glissendos ascendants et descendants afin de créer ces
espaces interstitiels sonores où la matière vibre de façon paronymique. Ce rapprochement
formel entre les notes variant autour d’un axe tonal crée un sentiment de similitude de
contenu de la matière mais pas de son enveloppe. L’ambigüité produite par ces décalages
insuffle alors un rythme et une force latente à la matière qui ne demande qu’à entrer en
coïncidence avec son environnement de diffusion. Ce magma de matière sonore bouillonnant
intérieurement se trouve alors expulsé par secousses spatiales et spasmes temporels et
perturbe l’alchimie harmonique instaurée dans la durée de l’œuvre.
148
Plasticienne et musicienne américaine, épouse de La Monte Young, née en 1940
52
Figure 27 : La Monte Young, Marian Zazeela, Dream House, installé à la Biennale de Lyon en 2005
149
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°20
150
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit, p°33
53
geste, et dans l’intentionnalité de l’artiste à transfigurer ses émotions. Nous sommes alors loin
de la peinture de maître déléguant son travail à ses apprentis, ou au compositeur laissant les
musiciens jouer sa musique savante. Il y a une « âme » dans chacun de ces gestes figurant
l’essence de la toile, chacun prend naissance dans un mouvement à travers un medium afin de
donner la vie et de créer un espace plastique et sonore cohérent comme le souligne Pollock :
« C’est seulement quand je perds le contact avec le tableau que le résultat est chaotique.
Autrement, il y a harmonie totale, échange facile, et le tableau est réussi. ».151
Dans le travail du son, l’atmosphère générée durant l’acte sonore dépend uniquement du
rapport entre l’artiste et la matière sonore qu’il manipule et la façon dont elle s’inscrit dans
son espace de diffusion de manière naturelle. On peut considérer que cette matière que
manipule l’auteur (aussi bien plastique que sonore) ne peut vibrer de la même façon à chaque
expression/interprétation, car celle-ci induirait une scénarisation ou une structuration fixe des
éléments picturaux et sonores qui excluent la transfiguration gestuelle de la matérialité
picturale et sonore dans l’espace de création et d’appréciation de l’œuvre. On voit à travers le
témoignage de Pollock que la charpente qui suspend la vie et la cohérence de la toile ne tient
que par la succession d’instants plastiques, ordonnés et vécus par l’artiste au moment où il
créé. S’il se déconcentre, il peut alors perdre son lien avec le tableau et le processus de
figuration de l’œuvre est rompu, tout comme lors du processus de visualisation/d’écoute, une
concentration à la fois mentale et physique est nécessaire pour appréhender toute la corporéité
de l’œuvre. De même pour le musicien dans le temps du faire qui peut perdre le fil du
morceau en se noyant dans un tempo étendu et des plages sonores longues, ou perdre les
résonances, les feedback ou les larsens créé par son positionnement dans l’espace de création
(devant un ampli par exemple). On peut cependant considérer que c’est dans l’agonie de la
matière sonore et picturale, dans ses retranchements, dans son jeu hors cadre que toute son
expressivité peut se transfigurer à travers l’essence gestuelle de l’auteur. Alors, c’est dans ce
point de rupture, au bord du non-être que la matière s’intensifie et déploie tout son potentiel
esthétique et expressif comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.
Après avoir analysé les pratiques picturales et sonores et leurs notions relatives mises en jeu
dans Anterograde, nous allons aborder plus spécifiquement dans le chapitre suivant les
notions de geste et de processus en tant que vecteurs de l’intelligibilité de l’œuvre et dans
quelle mesure nous pouvons penser ces éléments afin de créer un espace de création et de
visualisation les mettant en jeu. En abordant la notion d’hybridation, à la fois au sens général
de la coïncidence des deux pratiques présente dans ce projet de recherche et au sens
numérique qui induit une nouvelle temporalité dans l’appréciation du temps de création et de
monstration, nous allons chercher à mettre en évidence sous quelles conditions et dans quel
contexte la matérialité de l’œuvre peut nous apparaitre au plus proche de son expressivité
intrinsèque. Ainsi à la fois dans la pensée et dans la réalisation d’un dispositif permettant cette
appréhension de la durée de l’œuvre, le chapitre suivant nous permettra de définir un cadre
théorique et pratique pour mettre en jeu les notions agissantes d’Anterograde.
151
Hans Namuth, L’atelier de Jackson Pollock, op. cit., ouvrage non paginé
54
2- Geste et processus de création plastique et sonore dans un espace
hybride
Suite à notre analyse des pratiques picturales et sonores misent en jeu dans Anterograde,
nous avons observé une prépondérance du geste et du processus de création dans les notions
agissantes de ce projet. Autant à travers la peinture que le son, le geste semble matérialiser et
contenir toute l’essence de l’œuvre, de chaque élément la constituant, et induit ainsi un certain
sens de lecture à celle-ci. Ce geste s’incarnant dans une durée, possède donc des
caractéristiques spatio-temporelles, qui s’incarnent au sein du processus, que nous allons
définir plus particulièrement dans cette partie. De plus, afin de mettre en exergue le geste et le
processus de création en tant qu’éléments porteurs de l’essence plastique et sonore, nous
allons voir que la mise en place d’un « espace hybride » est nécessaire, c'est-à-dire un lieu de
résonance entre la création et la monstration. Du moins, c’est le parti que j’ai décidé d’adopter
dans ce dispositif afin de mettre en avant le geste et le processus de création pour
l’appréciation maximale du potentiel expressif de l’œuvre. Nous allons ainsi voir comment
dans un espace coïncidant au travers de la monstration d’une œuvre le faire de l’artiste et le
voir du spectateur, toute l’intelligibilité de celle-ci s’en retrouve décupler afin de rendre au
plus visible toute sa sensibilité, expressivité, matérialité. Nous verrons également que cette
hybridation passe également par la mise en place d’un dispositif numérique, injecté dans une
pratique picturale et sonore analogique.
Il faut cependant avant de débuter faire la distinction entre deux utilisations du terme
d’hybridation. Tout d’abord l’hybridation du point de vue « analogique » ou du moins d’un
point de vue des pratiques artistiques que sont la peinture et la musique misent en jeu dans ce
travail de recherche. Ce premier stade d’hybridation met en relation deux pratiques incluant
deux esthétiques, deux techniques, deux mediums, deux modes de perception différents ou du
moins complémentaires. L’hybridation numérique en revanche ne s’inscrit pas dans le même
champ et ne fonctionne pas par association, collage ou inclusion mais par interaction en temps
réel de l’auteur et du regardeur avec les matériaux de l’œuvre même. Mon but dans
Anterograde a été au départ de croiser ces deux modes d’hybridation, afin de retrouver des
caractéristiques propres à l’outil numérique dans mes pratiques picturales et sonores
analogiques. Je souhaitais dans un premier temps apporter la fonction dialogique de
l’hybridation numérique à l’hybridation du son et de la peinture, afin de dépasser la simple
mise en relation et coïncidence de ces deux pratiques. Comme le définit Edmond Couchot
dans Les promesses de l’hybridation numérique152 : « L’hybridation caractérise également les
rapports entre l’image, l’objet (le réel, ou la partie du réel figurée par l’image) et le sujet
(celui qui fait ou qui regarde l’image). Le sujet n’est plus en rapport frontal avec l’image, il ne
se tient plus devant l’image. Il la pénètre, il s’y déplace, il la modifie. L’image numérique est,
en effet, à des degrés divers, soit au moment où l’ordinateur la calcule, soit au moment où on
la regarde quand les dispositifs sont conçus dans ce but, comme les multimédias, interactive
par définition. »153 ou encore « Nous distinguerons d’abord une hybridation au niveau des
constituants figuratifs (formes, couleurs, textures) de l’image. Alors que le collage travaille
sur des fragments du réel, y compris les images, possédant une sorte d’entité plastique, alors
que l’inclusion travaille sur des objets entiers et l’incrustation sur la ligne électronique, le
numérique opère sur le point image. Par conséquent à un niveau plus élémentaire, plus
organique. ».154 Ce qui m’intéresse particulièrement au travers de ces citations, c’est de créer
152
Edmond Couchot, Les promesses de l’hybridation numérique, dans Odile Blin et
JacquesSauvageot, Images numériques, l’aventure du regard, Ecole des Beaux-Arts de
Rennes, 1997
153
Ibidem, p°70
154
Ibidem, p°68
55
un rapport entre cette définition de l’hybridation et mon analyse de la pratique du drone et de
l’expressionnisme abstrait abordée dans le premier chapitre de ce mémoire. En effet,
l’hybridation conçue ici comme permettant d’agir au plus profond de la nature de l’image et
du son, corrobore l’idée du drone et de l’expressionnisme abstrait de mettre en valeur une
matière nous livrant son essence sans altération figurative ou hiérarchique. J’entends ainsi que
nous pouvons établir un lien entre l’hybridation numérique et analogique de ces deux
pratiques afin de mettre en avant la même profondeur d’action sur la matière, dans le but
unique de la valoriser pour ses caractéristiques internes. De plus, la distinction entre les deux
types d’hybridation évoquée plus haut ne renvoie pas à la même temporalité de l’œuvre.
Ainsi, l’hybridation numérique dans Anterograde s‘applique au temps du faire lorsque
l’imageur interagit avec la nature profonde de la matière, alors que l’hybridation au sens
général s’applique au temps du voir où il n’y a plus d’interactivité entre le sujet et l’œuvre,
mais seulement une coïncidence de différents mediums dans le but d’intelligibiliser l’œuvre.
56
2.1 Essence de l’acte de « figuration » : geste, processus et durée au centre du faire
de l’artiste
Revenons donc sur les notions de geste et de processus qui au sein de mon dispositif, et
selon les pratiques plastiques et sonores convoquées, se manifestent comme l’essence de
l’acte de « figuration » (au sens d’action de rendre visible par une forme visuelle et sonore,
mimétique ou non). Je souhaite mettre ainsi en évidence le fait que pour le regardeur et
l’auteur –autrement dit dans l’expérience esthétique- l’impression de toute la matérialité de
l’œuvre découle du processus de création et du geste, en tant qu’éléments possédants le
niveau d’intelligibilité maximale dans l’appréhension globale de l’œuvre. Nous allons voir
que cette matérialité et cette intelligibilité de l’œuvre que met en jeu durant le processus de
création, le geste questionne également de par l’hybridation numérique de mon dispositif
l’intentionnalité de l’auteur. En ce sens, l’interactivité entre l’œuvre et l’auteur décuple le
pouvoir intelligible et créateur du geste au sein du processus plastique et sonore.
Abordons tout d’abord le geste, que nous définirons ici comme action du corps de
l’artiste préméditée au propos expressif. Comme nous l’avons abordé précédemment, dans la
pratique plastique de l’expressionnisme abstrait, et plus particulièrement de l’Action Painting
ce geste n’est pas seulement un medium corporel à une transcendance de la matière plastique,
une extension expressive de l’auteur, mais également le vecteur de toute l’intelligibilité de la
durée de la matière selon mon analyse.
155
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit, p°67
57
Je vais donc prendre le parti de ne pas dissocier totalement le geste de la touche picturale. Si
le geste convoque selon Rowell une expression de l’artiste a travers un aboutissement de lui-
même (à un niveau mental), il n’en est pas moins que l’animation de la matière par la touche
ne peut s’opérer qu’à travers une incarnation dans le temps du faire de l’auteur et donc par son
geste. Il y a donc une inscription dans un temps à la fois mental et physique de la
corporéité/gestualité de l’artiste afin de manifester sa propre durée, mais l’analyse se l’auteure
ne prend pas en compte la durée de la matière qui se manifeste consécutivement et
intrinsèquement au geste pictural. A mon sens en effet, il faut considérer à la fois la durée de
l’auteur et celle de la matière comme étant interdépendant dans le cadre d’une pratique
picturale gestuelle tel l’Action Painting. Ainsi, la coïncidence de ces deux espace-temps est
un dialogue entre l’œuvre et l’auteur à travers une corporéité, un medium, une technique, un
support, inscrivant toute la matérialité, toute l’essence artistique, toute l’intelligibilité de
l’œuvre dans le processus.
Le geste dans le faire pictural selon mon approche contient toute la puissance d’intelligibilité
de la matière outre une évidente maitrise d’une technique propre à la discipline picturale.
Nous ne pouvons en effet mettre de côté -surtout dans l’analyse de la pratique Pollockienne-
une approche technique du geste à travers un medium précis. Le dripping de l’artiste induit
déjà une durée précise dans la façon dont l’auteur va dialoguer avec son support pour laisser
la matière s’exprimer au mieux et dans la façon dont cette matérialité sera perçu par le
regardeur. En effet, dans la façon même dont réagit dans l’espace et le temps la matière au
travers de cette technique, le corps de l’artiste doit s’adapter afin d’exprimer les intentions
picturales voulues, et éviter ainsi le hasard et les accidents. La technique elle-même influe
donc –non pas sur l’expressivité- mais sur la gestualité et la matérialité des deux
protagonistes. Le « corps peinture » et le « corps du peintre » coïncident alors dans un rapport
dialogique à travers ce medium et cette technique, ce qui permet selon moi de percevoir toute
la matérialité de l’œuvre dans la gestualité mise en œuvre dans le processus de création.
Comme dans un tango, le corps des deux protagonistes entrent en relation et leurs
mouvements dépendent l’un de l’autre. L’extension du premier entraine la flexion du second,
et l’équilibre de l’ensemble dépend de la bonne entente des deux partis, d’un mouvement
fluide et continue et d’une coordination entrainant une expressivité corporelle des deux
danseurs. Le rythme auquel ils répondent est le même intrinsèquement, mais la position dans
l’espace et dans le temps de chacun d’entre eux diffère, et c’est le rapport entre ces deux
durées qui détermine toute l’expressivité de l’ensemble. En effet l’intentionnalité est la même
dans la façon de réagir au rythme, mais le rapport entre les deux durées sera nécessairement
complémentaire car elles sont à la fois imbriquées l’une à l’autre et prennent forme de façon
différentes dans l’espace temps de représentation (dans le cadre de la danse dans cet
exemple). Pour revenir à la peinture, entendons donc que c’est à travers une corporéité
induisant une transcendance de l’expressivité de la matière que se joue « la durée de
l’œuvre »156 dans laquelle nous retrouvons toute son essence. Et de mon point de vue, c’est
cette durée de l’œuvre qui contient tous les dialogues entre les différents éléments la
composant, toutes ses corporéités qui coïncident et dans leur interdépendances expriment
toute la matérialité de l’œuvre.
Selon notre analyse, ce geste initial de l’auteur possède un rythme, un dynamisme qui lui est
propre. C’est cette base rythmique qui est le liant avec les durées dialoguant avec lui. C’est
l’intention première (celle que Rowell met en exergue) qui va alimenter tout le dialogue avec
la matière, le support, la surface au sein du processus. A travers un medium, une technique,
l’auteur va alimenter le processus par sa corporéité pour animer la matière et coïncider,
fusionner avec elle. C’est là que l’expression se développe en tant que dialogue et
interdépendance de la durée de l’artiste et de celle de la matière, car le geste de l’auteur induit
par ses caractéristiques une « forme » qui en découle. Ici la forme est à considérer comme
156
« La durée de l’œuvre » étant la durée de l’auteur et celle de la matière, celle du support et de tous les
éléments intrinsèques à l’œuvre au sein du processus global de création de celle-ci.
58
phénomène plastique consécutif au geste, et non enveloppe picturale définit. Si la
manipulation de la matière, et le rapport au corps de l’artiste face à un medium, un support,
une surface, s’opère dans le processus de création, la coïncidence, la résonance, le dialogue
au sein de cette « durée de l’œuvre » prend son essence dans le geste et dans une notion que
nous allons aborder qui est l’intentionnalité de l’auteur (l’impulsion primordiale au geste
artistique). Ainsi l’interdépendance de la matière face à l’intention de l’auteur se traduit par
un geste pictural et non seulement par une réflexivité de la touche par rapport à un support, ou
d’une irrationalité de la main comme dans l’analyse cathartique de Rowell vis-à-vis du geste
artistique Pollockien.
Dans le dispositif que je mets en place pour ce travail de recherche, le geste est interrogé
dans le cadre d’un espace hybride, où la corporéité de l’auteur se retrouve mise en exergue via
une interface numérique permettant un dialogue de l’image et du son durant le processus de
création de l’œuvre. La diffusion de cette discussion visuelle et sonore, analogique et
numérique, créée et captée se fait en temps réel (sur un mode simultané), afin de proposer une
lecture de l’œuvre dans toutes ses dimensions spatio-temporelles. Les différents points de vue
que propose ce dispositif permettent une appréciation picturale et sonore non fragmentée de
l’œuvre et propose a posteriori une lecture de tous les instants du processus de création lors
de l’exposition de l’œuvre. Nous reviendrons plus tard sur le dispositif hybride en lui-même.
Ainsi dans cette optique, grâce au Geste nous pouvons appréhender les différents aspects de la
morphogénèse de l’œuvre durant le processus d’incarnation plastique/sonore des gestes de
l’auteur. L’appréhension artistique et sensible du geste au sein de l’œuvre reste consécutive à
l’intention, empreinte de l’artiste dans l’espace-temps de l’œuvre, mais s’opère sur un mode
simultané d’un point de vue de la corporéité de l’artiste mise à nue durant l’acte de figuration.
Ce processus temporel apparaît selon Couchot sous la forme d’une narration visuelle dont le
regardeur suit le cours, reconstitue le cheminement. Ici, le fait d’assister au processus de
création, et d’en saisir toutes les subtilités de chaque geste constituant la plasticité/sonorité et
59
la vitalité de l’œuvre permet au regardeur de se situer sur le même temps de référence,
nécessaire à l'intelligibilité de l'image. Selon Couchot, l’intelligibilité de l’image ne peut avoir
lieu que si le regardeur et l’image se réfèrent à un présent axial, commun. Or, dans le cadre
d’une pratique plastique dans laquelle le temps de l’action correspond au moment le plus
intense dans l’appréciation/appréhension de la temporalité et de la matérialité de l’œuvre, la
résonance temporelle entre le regard et l’œuvre ne peut s’effectuer dans un rapport simultané
que si le spectateur assiste au temps du faire. 157 En ce rapport, la peinture ne s’inscrit plus
dans le champ de l’image fixe, qui possède selon Couchot un mode de résonance temporelle
différée, mais dans un rapport où le temps du faire et du voir sont simultanés et fusionnés.
Couchot nous dit que « Le temps et l’image sont organiquement liés par la technique. Une
technique qui intervient autant au moment originaire du faire qu’au moment du voir, de sa
réception. »158 ; on voit alors que les caractéristiques temporelles de l’Action Painting doivent
entrer en coïncidence avec la perception esthétique de l’œuvre par le regardeur. Autrement
dit, la technique gestuelle (définit comme touche picturale précédemment) faisant l’essence de
la figuration de la matière sur une surface d’incarnation (l’espace-temps de création, le
processus) doit s’entrechoquer au regard extérieur dans sa vibration et dans sa vitalité
intrinsèque, afin de délivrer tout son sens au moment où il est le plus intelligible. La technique
plastique et sonore, pour délivrer sa matérialité et sa réflexivité optimum, se doit de
fonctionner comme un dialogue entre le temps et l’espace de l’auteur, de l’œuvre et du
regardeur, exempt des interférences spatio-temporelles postérieurs au processus de création
(contextualisation, exposition, historisation, classification etc.).
Dans le cadre de la pratique du drone, la coïncidence entre le son et l’auditeur se fait sur un
mode physique et direct (dû aux vibrations et au volume sonore) avec un déroulement
temporel inhérent à la diffusion de l’œuvre. La dilution du temps du faire ne s’opère que si le
temps du voir (ou de l’entendre ici) rentre en coïncidence avec celui-ci. C’est par la
percussion de l’espace-temps de l’auteur, de l’œuvre, et de l’auditeur que la perception
sensible de la matérialité de l’œuvre se fait dans un rapport direct de cause à effet, de geste à
matière. Si ce processus peut être capté par le regardeur/auditeur, il décuple sa puissance
d'intelligibilité car il permet une lecture de l'œuvre dans toute sa dimension temporelle et
spatiale. « L'acte de figuration se déploie alors dans le temps du voir et interfère avec le temps
de présentation de l'œuvre.».159 Ce temps de présentation qui d’ordinaire est postérieur au
processus de création fusionne dans ce cas avec le temps d’incarnation de la matière dans
l’espace-temps. La figuration (ou matérialisation) de l’œuvre rentre en résonance avec sa
présentation mais sur un mode non plus de monstration fragmentée, mais d’unité. Le geste
prend une place alors déterminante dans son rapport à la matière, on observe selon Philippe
Guisgand160 : « Une équivalence entre figure et mouvement, que le geste se convertit en
forme autant que la forme recèle le geste. Cette pulsation se révèle identique à la fois dans le
corps de l’artiste au moment du geste et dans la trace qui en garde la mémoire. ».161 La
corporéité de l’auteur inscrit dans l’espace-temps de la toile la matérialité du corps peinture,
en tant que trace plastique émanant d’un processus gestuelle et esthétique.
Le rythme -que nous avons déjà abordé au niveau plastique- est nécessairement induit par un
mouvement, dans le cadre des pratiques misent en jeu dans mon dispositif, le geste est ce
mouvement initiateur de rythme sonore et plastique. Si l’absence de repères rythmiques est
dût à l’abstraction, à la planéité et à la dilution au niveau narratif dans l’œuvre,
157
Le rapport de la musique à l’auditeur étant nécessairement directe (au moins d’un point de vue du
déroulement temporel de l’œuvre) il apparaît clairement que le mode de perception de l’œuvre s’opère sur un
mode simultané.
158
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit, p°11
159
Ibidem, p°35
160
Enseignant chercheur en danse à l’Université Lille 3
161
Philippe Guisgand, Pollock ou les états de la peinture, revue DEMeter, Juin 2004, Université de Lille 3 (pas
de numérotation de pages)
60
intrinsèquement ces pratiques induisent des rythmes et des durées qui entrent en résonance
durant le processus de création. Si dans mon analyse la fonction principale de la peinture et du
son est d’apparaître (au sens d’une manifestation sensible) rendant compte d’une expérience
esthétique dans un espace-temps donné, faisant état d’une matérialisation, d’une incarnation
d’une intention artistique, son rythme se situe –comme le souligne Guisgand : « Dans
le jaillissement et la tension d’énergies spatiales contraires ».162 La matérialisation par la
figuration passe donc par une succession de mouvements, ou l’impression de la corporéité de
l’artiste dans l’espace-temps de création de l’œuvre (ici la durée comme globale, et pas
seulement celle de la matière à la surface de l’œuvre). Celle-ci induit alors l’incarnation sur le
support de la matière même toute l’expressivité matérielle à travers le geste, vecteur de toute
l’intelligibilité picturale. Le rythme avec lequel s’inscrivent cette matière et la corporéité dans
le processus de création de l’œuvre est propre aux mouvements de l’auteur et insuffle à la
figuration cette même mobilité dans l’espace de la toile. En effet, selon Guisgand, le rythme
plastique imposé par la gestualité de l’auteur dépend d’un côté du rapport à la surface entre la
matière et la forme (au niveau esthétique, l’incarnation plastique correspond à la coïncidence
des différentes durées constituant l’œuvre) et de l’autre de la technique, du geste au sein d’un
processus de création.
« Quel que soit le mouvement contenu à travers la figure peinte et son immobilité - la forme
se dote d’une vitesse, d’une impulsion d’apparition ; impulsion par laquelle les formes,
dynamiques ou statiques, s’imposent à nous à travers un accent, une fréquence, une amplitude
où le maintien d’une intensité dans la présence d’une figure corporelle sans mouvement. ».163
On note que le choix des adjectifs qualifiant les formes dont parle Guisgand, font référence à
un mouvement (dynamique ou statique) et que ces mouvements, traduisent un rythme
plastique appuyant une intensité de ces formes. La manière de donner sens aux formes dans
l’espace et dans le temps est contenue dans les caractéristiques des gestes picturaux (vitesse,
cadence etc.) et les impulsions contrastant avec les respirations produisent des dynamismes
picturaux consécutifs à une gestuelle plastique. Par exemple, les niveaux de transparences, les
différents angles d’attaques de certaines touches picturales, le rapport au cadre de la toile,
dépendent du geste au-delà de la technique (et d’une maitrise d’un medium) dans sa capacité
d’intelligibilité dans l’incarnation de la matière. J’entends par là que dans sa nature
intrinsèque, dans sa durée propre et dans son rapport aux autres durées de l’œuvre (celle du
support par exemple) le geste et le mouvement qu’il induit, figure l’expression de la matière
même dans son rapport à la forme. Ce rapport fait alors selon moi état d’une relation au
support, à la surface, et au processus dans lequel s’inscrivent la matière et le geste la figurant,
autrement dit dans la durée de l’œuvre dans son ensemble.
162
Ibidem
163
Ibidem
61
que le châssis de la toile. ».164 S’il exclu la notion du geste dans l’appréciation de la toile, il
met bien en avant le caractère temporel de l’acte de figuration dans le processus de
visualisation de la toile. Le temps de la toile dont parle Soulages, définit ici comme le
processus et ses différents instants (dans l’espace et dans le temps) permettrait une lecture de
l’œuvre dans son intégralité. Ainsi, la durée de l’œuvre contiendrait bien toute son
expressivité, sa matérialité et son intelligibilité. A contrario, la lecture de l’œuvre finie,
exposée comme telle, sans aucuns rapports d’espace et de temps à son processus de création,
ne montre que la surface, qu’un seul état de l’être de la toile. Autrement dit, cette lecture
impose au regardeur une seule et même durée : celle de l’exposition, de la monstration. La
vitalité de la toile se trouve tout au long de son incarnation picturale, et non uniquement dans
son exposition. La monstration d’une œuvre s’apparente à une veillée funèbre où la toile à
cessée de vivre dans son propre espace-temps, et ne laisse plus apparaître qu’une couche,
qu’un niveau de lecture, de temporalité, de spatialité. Le dialogue entre les différentes durées
de l’œuvre et celle du spectateur devient amoindris si une partie, voir l’ensemble du processus
de création est occulté lors de la monstration de l’œuvre. De mon point de vue, c’est par le
temps d’incarnation picturale (dans le cadre de la pratique de Pollock, induit par le geste) que
le spectateur peut accéder au sens de la toile, qu’il peut y déceler sa matérialité et sa plasticité
- autrement dit, son essence vitale. « (…) il ne s’agit nullement d’un espace conceptuel défini
recomposé sur la toile, mais d’un espace de la perception immédiate, un instantané d’espace,
un cadre d’expérience, une tranche de vie. ».165 Cette vitalité constitue le sens de lecture non
narratif de la peinture abstraite et propose dans son immédiateté un rapport à la matière en
tant qu’élément non linéaire dans l’appréciation esthétique de l’œuvre. Au niveau sonore, et
dans le cadre du drone où les gestes sont les instants sonores donnant l’impulsion à la vitalité
de la matière, la perception de l’essence de l’œuvre se fait par l’appréhension physique et
mentale de cette matérialisation/transfiguration par le geste musical. Le sens de lecture est
donc induit par le geste de l’auteur et son intentionnalité, mettant en jeu la matière sonore et
d’infimes modulations de fréquences dans un espace-temps de figuration simultané à celui de
perception, de monstration transfigurée. Le geste inscrit également l’auteur dans la matière du
drone et laisse trace de sa réflexivité au sein d’un espace-temps sonore autonome. On peut
considérer que la corporéité de l’auteur est empreinte dans l’amas sonore que constitue le
drone, et fait état de sa vitalité au sein de celle de l’œuvre.
164
Extrait de Michel Ragon, Les Ateliers de SOULAGES, Albin Michel, Paris, 1990 depuis
Bernard Ceysson, Entretien avec Pierre SOULAGES, Musée de St Etienne, 1976 ouvrage non paginé
165
Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, op.cit. p°23
166
Le Petit Larousse, Paris, Larousse, 2001
62
2. Suite continue d’opérations constituant la manière de fabrique, de faire quelque chose ;
procédé technique. Processus de fabrication.
Si on décompose les racines latines du mot « processus », le PRO désigne l’idée d’être en
avant, c’est un préfixe usuel que l’on retrouve par exemple dans procession, progresser,
prolonger, projeter. Il apparaît en effet ainsi que PRE, PER, PRI, comme relatif aux
déplacements. Les radicaux correspondants a PRO sont CED, CLAM, GRAD…
En l’occurrence dans processus, c’est le CED (venant du latin cedere) qui signifie aller,
marcher, avancer, physiquement ou par l’esprit, qui s’applique.169
A travers ces définitions, nous notons que l’idée principale du processus est le
développement, la progression caractérisée par un mouvement en avant. Ce mouvement est à
la fois physique et mental, ainsi que spatio-temporel.
Dans le cadre d’une création, aussi bien artistique qu’artisanale, le processus est définit
comme un processus de fabrication. En ce sens qu’il décrit, délimite dans le temps du faire,
les différentes étapes nécessaires et constitutives de l’état final de l’objet. Ce processus de
fabrication induit la notion de temporalité dans la création d’un objet, d’une production
artistique ou artisanale. En effet, il pose l’idée que l’œuvre, en tant qu’objet « terminé » voit
son essence se constituer dans les multiples étapes de sa création, inscrites dans la durée de sa
fabrication. Les deux notions importantes découlant de ce processus de fabrication sont donc
relatives à la morphogénèse et à la chronogenèse de l’œuvre. Le temps dans lequel s’inscrit la
création de l’œuvre, et les différents aspects que prend celle-ci au cours de cette création,
jusqu'à sa finalisation, et son acceptation par le créateur en tant qu’œuvre terminée. Ce
processus induit la notion de figuration d’une matière en une forme. Cette manipulation de
matière par l’auteur nécessite une technique afin d’incarner la vitalité du matériau dans une
œuvre. On peut également considérer qu’appréhender le processus de création de l’œuvre
permet une lecture des plus directes et sans interférents spatio-temporels de celle-ci. Cette
lecture en mouvement, ne s’inscrit pas sur un mode linéaire ou narratif, mais morphogénique.
Dans le cadre d’une pratique artistique, le processus inscrit donc chaque moment de l’œuvre
dans le temps de sa création, qu’il soit pris en compte ou non dans l’intention plastique ou
sonore par l’artiste. Ce processus, que Hegel 171 définit comme l’essence même de l’idée,
inscrit alors les instants d’une œuvre dans l’ensemble de sa vie. Cette vie, qui prend forme
sous les coups de pinceaux, de burins, d’archers etc. qui continue sous le regard des
spectateurs. Une œuvre est donc par essence processus de création et de visualisation. Il faut
167
Emmanuèle Baumgartner et Philippe Menard, Dictionnaire étymologique & histoire de la langue française,
Paris, Le Livre de Poche, 1996
168
Ibidem
169
Jacques Cellard, Les racines latines du vocabulaire français, Paris, Duculot, 2000
170
Jean Lecointe, Dictionnaire des synonymes et équivalences, Paris, Livre de poche, 1993
171
Philosophe allemand du XIX siècle, qui dans La Phénoménologie de l’esprit (1806), évoque l’idée comme
étant un processus.
63
alors considérer que l’appréciation de l’œuvre se fait selon un schéma chronologique. De sa
création à sa visualisation. Un sens de lecture est alors intrinsèquement donné par la façon
dont l’œuvre s’inscrit dans l’espace-temps. Il faut établir dans l’appréhension de l’œuvre
l’idée qu’elle n’est pas un moment esthétique figé dans un temps extérieur à elle-même. C’est
notre regard qui s’inscrit sur l’œuvre, dans un moment de sa temporalité propre, de sa vie.
Ainsi, l’anecdote du Grand Verre172 de Marcel Duchamp173, dont une partie fut fissurée, n’a
pas été remplacée. Cet accident fait partie de la vie de l’œuvre, et si l’esthétique de celle-ci fut
altérée, on peut cependant considérer en poussant ce raisonnement à l’extrême que cette
altération fait partie de la morphogénèse de l’œuvre, même si ce changement apparaît alors
que le processus de l’appréciation de l’œuvre était alors de l’ordre de la visualisation. En effet
l’œuvre exposée, jugée comme terminée174 semble achever le processus de création, et
entamer le processus de visualisation de l’œuvre par les spectateurs. Cependant on voit que la
création peut interférer avec la visualisation, de façon accidentelle ou volontaire, et ainsi
démontrer que l’œuvre possède sa propre temporalité. Pour la musique, la temporalité inscrit
un rythme, autrement dit une durée dans sa création, qui coïncide avec son temps
d’appréciation. C’est à travers la temporalité de l’œuvre, avec laquelle s’entrechoque celle de
l’auditeur et de l’auteur, que son sens, son essence, son intelligibilité se manifeste, en
s’incarnant comme expression de sa matière même.
La difficulté dans une pratique plastique et sonore d’inclure la notion de processus vient du
fait que l’œuvre ne doit plus être considéré comme objet finit. Il faut admettre dans cette
optique que la vitalité de l’œuvre vient de sa création et de sa visualisation, et qu’ainsi faire
coïncider ces deux durées conduit à obtenir le potentiel optimum de l’intelligibilité, de
l’expressivité, de la matérialité de l’œuvre. Ainsi, conjuguer le processus de création et de
visualisation, permettrai une meilleure mise en pratique de cette acception de l’œuvre comme
vitale dans sa propre temporalité et spatialité, dans sa propre durée. La simultanéité de ces
processus peut être une clé de l’intelligibilité de l’œuvre, afin que nous puissions en tant
qu’auteur ou spectateur, appréhender au mieux la matérialité et la temporalité propre à
l’œuvre, et ainsi faire coïncider notre durée avec celle de l’œuvre et de l’auteur avec le plus de
pertinence.
Les pratiques artistiques comme les performances et les happenings, mettent bien en relation
le temps du faire de l’œuvre (le processus de création) et le temps du voir du spectateur (le
processus de visualisation) de façon simultané comme le pratiquent Allan Kapprow175 ou
Joseph Beuys176 par exemple. Mais dans cette pratique, le faire ne peut avoir lieu si le voir ne
coïncide avec lui. Le voir est l’élément inhérent au faire de l’artiste, et sa durée se doit de
rentrer en résonance directe avec celle du spectateur afin de matérialiser l’essence picturale.
Ce manque d’autonomie de la matière artistique, ne pouvant s’incarner que dans sa propre
durée de représentation, est à mon sens trop faible en pouvoir expressif car il n’existe pas de
durée pouvant faire se manifester celle de l’auteur dans celle du regardeur de façon
indépendante. La matière ne peut se transcender qu’à travers une corporéité de l’auteur mise
en jeu uniquement dans le cadre d’une relation au regardeur. Ceci ne m’intéresse pas dans
mon analyse du processus car, bien qu’agissant dans le même présent axial, le regardeur ne
peut avoir de recul dans son appréhension de la durée de l’œuvre, il assiste ici à la
matérialisation de l’œuvre en tant qu’épiphénomène et non en tant que transcendance
172
Dont le vrai titre est Marié mise à nue par ses célibataires, mêmes, 1915-1923, voir Annexes, Figure 19,
p°140
173
Artiste français naturalisé américain (1887-1968) précurseur du mouvement Dada, connu pour son attitude
« anti-art » et ses ready-mades
174
Bien que dans ce cas présent l’œuvre ne soit pas achevée, ici il faut plus considérer son exposition comme
une acceptation de son état.
175
Artiste américain (1927-2006) reconnu comme un des fondateurs de ce mouvement à la fin des années 1950
176
Artiste allemand (1921-1986) reconnu pour sa contribution au mouvement fluxus, à ses performances et
autres installations.
64
expressive de la matière et de sa durée. Dans le cadre de la musique, où la temporalité de
l’œuvre se déroule simultanément au faire de l’interprète, l’appréciation sonore de l’œuvre
découle de ce faire et de la temporalité interne de l’œuvre. Nous pourrions considérer que
l’aspect événementiel de la pratique sonore pourrait s’apparenter à la critique précédente de
l’appréhension de la durée du spectacle vivant et sa matérialisation, cependant, la matière
sonore n’a pas toujours besoin de la corporéité de l’artiste ni de la présence inhérente à sa
diffusion au sein de la durée de l’œuvre. On peut considérer en effet que l’impulsion, le Geste
donne la possibilité à la matière sonore de se développer dans sa propre durée, et de s’inscrire
dans un espace-temps autonome, au même titre que la durée d’un support, d’une surface
permet l’inscription dans une durée qui perdure au-delà de sa propre durée. Dans une pratique
plastique, le processus d’incarnation de l’œuvre –outre sa durée globale, son existence en
dehors d’un temps de visualisation ou de création- est constitutif de la coïncidence de la durée
de l’auteur et de celle du support, créant ainsi le phénomène esthétique, l’incarnation picturale
en révélant et en coïncidant la durée de la matière sur celle de la surface à travers un medium,
une technique. Le processus de visualisation se créé a posteriori, s’appose à cette matérialité
et à cette temporalité que met en jeu l’artiste dans la durée de l’œuvre. Il est consécutif à la
matérialisation de la toile, et s’inscrit dans la temporalité de l’œuvre au moment de sa
visualisation, autrement dit la durée du regardeur entre en résonance avec la durée de l’œuvre
terminée sans prendre en compte la durée du processus de création. Comme le dit Couchot,
nous sommes dans le cadre d’une image fixe, où l’intelligibilité de l’œuvre n’est pas à son
paroxysme. Pour resurgir cette intelligibilité a travers le processus, la durée du faire de
l’œuvre pendant la visualisation, il nous faut pouvoir entrer en résonance avec celui-ci, de
façon simultanée ou différée, voir, fragmentée. Cependant, contrairement à une pratique
événementielle (happenings, performances), la question de la lecture de l’œuvre (outre sa
visualisation, son appréhension) bien que simultané au processus de création suit de façon
linéaire la chronogenèse et la morphogénèse de l’œuvre. Ainsi un sens de lecture de l’œuvre
est imposé par l’obligation de coïncidence de la durée du spectateur avec celle de l’auteur et
de l’œuvre. Entendons par là que l’épiphénoménalité expressive de la durée de l’œuvre d’une
performance, ne laisse au regardeur qu’une appréhension fragmentée de la durée, du
processus, de l’intelligibilité de l’œuvre. C’est également pour rompre avec l’aspect
chorégraphique de la mise en jeu de la corporéité de l’artiste lors de la création de l’œuvre
(particulièrement dans le cas Pollock) que je souhaite écarter toute notion de performance
dans ce dispositif. Il serait à mon sens assez incohérent de parler d’une mise en scène de la
corporéité de l’auteur dans le processus de création picturale, mettant en jeu une durée proche
de celle d’un danseur ou d’un performeur, car le Geste n’existe que pour lui-même, pour sa
durée propre et non en vue d’une transcendance expressive d’une matière. On pourrait dire
que la transcendance de l’auteur même est la matière expressive initiée par le geste, mais c’est
le Geste en soit qui est alors considéré comme artistique, esthétique, et non sa coïncidence
avec la matière corporelle, car le corps de l’auteur est à la fois initiateur, matière, surface,
médium. Ainsi toutes les durées se confondent à travers un seul élément, qui n’entre en
résonance qu’avec lui-même au travers d’un geste pensé, puis vécu. Il n’y a pas ici
d’épaisseur des différents instants de l’œuvre car l’auteur ne peut se détacher de son support,
de sa surface de représentation, ni de son medium, et encore moins de sa matière.
L’uniformité avec laquelle la vitalité de l’œuvre se déploie ne créée pas de couches de
lectures différentes. « Ce que l’interacteur voit et que ses gestes participent à faire apparaître
est un possible parmi d’autres possibles, dans une temporalité possible. ».177 Ce que Couchot
souligne ici, ce sont les différents instants, les différents possibles qui s’inscrivent dans
l’espace-temps de réalisation de l’œuvre interactive qui nous est donné à voir. Toute cette
matière qui s’anime dans la durée de l’œuvre interactive recèle en elle une multitude de
possibles, une infinité d’incarnations, de coïncidences de durées. La linéarité avec laquelle
une performance inscrit cette matière dans la durée de l’œuvre ne créée pas d’ouverture dans
la lecture de celle-ci, car malgré la coïncidence du voir et du faire, l’uniformité) avec laquelle
177
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit., p°212
65
se confond la corporéité et la gestualité mettant en jeu l’essence de l’œuvre, n’ouvre pas dans
l’appréhension du phénomène esthétique ces différents possibles au moment du Geste.
Nous pouvons établir le lien entre l’action et le geste en comparant leurs racines.
L’action vient de la racine latine AG, que l’on retrouve dans agere, passer devant soi, faire
aller. Son participe passé actum désignant un fait, quelque chose d’accompli, que l’on traduit
par acte, action180. Le terme d’action tel que nous le connaissons aujourd’hui apparaît au
XIIIème siècle, tandis que celui d’interaction ne voit le jour que durant le XXème siècle.181
On notera les synonymes suivants, perspicaces dans le cadre d’une pratique artistique :
attitude, fait, activité.182 L’action fait aussi référence au mouvement, principalement du bras,
de la main, du corps de l’acteur (au sens de celui qui fait l’action) Ce mouvement est
également un synonyme du geste, dont nous commençons alors a mieux cerner le sens
profond.
Le mouvement, de la racine latine MOV (dont la déclinaison est également MOT, désignant
un mouvement au figuré, par exemple une émotion) donne moveo « je mets en mouvement »
Ici, à la première personne du singulier l’intention d’un geste est bien mise en avant. De plus,
dans le mot momentum (contraction de movi-mentum) on trouve une idée de temporalité :
petite division dans les mouvements du temps : moment, momentanés, que nous pouvons
également retrouver dans la notion de rythme que nous avons déjà abordé. Ici apparaît un
aspect primordial dans le cadre d’une pratique plastique : la temporalité du geste, qui inscrit
l’action dans son moment, instant pictural ou sonore. Ce momentum désigne également une
impulsion, qui ramène bien à la notion d’intentionnalité du geste, comme élément pensé,
réfléchi, unique, et inscrit dans sa propre temporalité, dans sa durée intrinsèque.
Pour en venir au geste a proprement parlé, il vient du latin gerere, signifiant « porter sur soi »
et au sens figuré « prendre sur soi, se charger volontairement de… » dont on peut faire le
rapprochement avec les verbes exécuter et faire.183 Il apparaît sous sa forme actuelle au
XIIIème siècle, alors que les mots gestuel, gestualité, apparaissent au XXème.184
178
Jacques Cellard, , op.cit.
179
Jean Lecointe, Dictionnaire des synonymes et équivalences, op.cit.
180
Jacques Cellard, Les racines latines du vocabulaire français, opus cit.
181
J.Dubois, H.Mitterand, A.Dauzat, Dictionnaire étymologique et historique du français, op.cit.
182
Jean Lecointe, Dictionnaire des synonymes et équivalences, op.cit.
183
Jacqueline Picoche, Nouveau dictionnaire étymologique du français, , Paris, Hachette/Tchou, 1971
184
Dictionnaire étymologique & histoire de la langue française, Emmanuèle Baumgartner et Philippe Menard,
Paris, Le Livre de Poche, 1996
66
Sa racine latine GER (qui dérive en GEST) donne gesta : « choses faites », synonyme de
acta : « actions ». De cette racine, viennent également les mots gerundivus (modus) « mode
de l’action à accomplir », gestus « attitude du corps, geste », gestion « exécution » 185
Le geste à également comme synonyme le mouvement, qui lui-même trouve comme
synonymes progression, impulsion, dynamique parmi tant d’autres.
Nous voyons bien qu’étymologiquement parlant, l’action et le geste sont liés, outre le rapport
que nous pouvons donner dans une utilisation artistique de ces notions. C’est à travers un
rythme et un mouvement, en tant que propriétés intrinsèques, essence du geste que celui-ci
s’inscrit dans sa propre durée, dans un espace-temps de réalisation. Ces notions possèdent en
elles l’aspect dynamique, intentionnel, et temporel d’un corps dans un rapport spatio-
temporel, d’une durée de la corporéité. L’inscription d’une action, d’un geste, d’un
mouvement dans un lieu et un temps donné, est consécutive à une intention préétablie par
l’acteur (l’auteur qui acte), qu’il projette en dehors de sa corporéité propre dans le temps du
faire. En effet, l’action, le geste, dans le cadre d’une pratique artistique, est l’élément
fondateur du processus de création, son essence constitutive. Sans geste plastique ou sonore,
quels qu’ils soient, l’œuvre ne peut naitre.
185
Jacques Cellard, Les racines latines du vocabulaire français, op.cit.
67
2.2 De l’hybridation d’un espace à l’intelligibilité de la corporéité de l’auteur et de
la matérialité de l’œuvre
Nous avons donc vu que toute la puissance d’intelligibilité de l’œuvre abstraite autant
musicale que picturale se déploie durant le processus de création, là où la matière prend toute
son essence et son expressivité à travers un geste vecteur de sensibilité. Ce geste porte en lui
toute l’intention de l’auteur, toutes les caractéristiques de la durée de la corporéité de l’artiste
dans le faire artistique, qu’il confronte avec la durée de la toile, de la matière afin de laisser
s’exprimer la matière picturale. Nous nous sommes également interrogés sur la façon de
percevoir cette intention, cette expression profonde de l’être pictural, ce dialogue au sein de la
durée de l’œuvre entre l’auteur, la matière, le support etc. et à présent nous pouvons constater
que l’appréhension et l’appréciation de ce faire artistique doit entrer en coïncidence avec cette
durée de l’œuvre.
Ainsi, selon cette analyse il faut à mon sens créer un espace hybride dans lequel toutes
les durées de l’œuvre, de l’auteur et du regardeur pourront entrer en coïncidence, fusionner, et
dans lequel le geste et le processus auront un rôle prépondérant. Cette hybridation comme
nous l’avons introduit dans ce chapitre est à la fois un terme général visant à faire coïncider
des pratiques, des durées et des temporalités, mais concerne également spécifiquement
l’hybridation numérique et propose alors des caractéristiques différentes propres aux
technologies numériques.
Définissons tout d’abord ce terme d’hybridation dans le cadre d’Anterograde dans ces
deux niveaux. Tout d’abord comme un mélange, un croisement entre deux sujets, une fusion
ou une coïncidence, un espace de dialogue interne et profond entre plusieurs acteurs. Dans
notre cas, l’hybridation constitue un espace-temps de rencontre entre différentes durées,
différentes corporéités. Le rapport proposé entre l’auteur, l’œuvre et le regardeur n’est
usuellement qu’un espace d’exposition, de monstration n’ouvrant aucune lisibilité sur le
processus de création, sur le faire de l’œuvre, et ainsi ne propose aucune hybridation entre les
différents acteurs de l’expérience artistique et esthétique. Outre l’exemple de la performance
que nous avons rejeté, la musique quant à elle propose un mode de perception esthétique
correspondant plus à notre idée d’hybridation. En effet, la diffusion et la perception de la
durée de l’œuvre se fait simultanément, au fur et à mesure que l’œuvre se déroule.
Contrairement à la performance, la musique peut exister dans sa propre durée et se diffuser
indépendamment de la durée de l’auteur ou de l’auditeur. Si elle découle comme pour la
peinture de la durée et de la corporéité de l’artiste, la pratique de l’enregistrement sonore
permet une diffusion a posteriori de l’œuvre. Ainsi comme l’incarnation sur un support d’une
matière picturale, l’incarnation sur un support de la matière sonore permet à l’œuvre d’exister
indépendamment de la durée corporelle de l’auteur. Ce détachement support/auteur n’étant
pas possible dans les pratiques événementielles telles les happenings ou les performances
comme nous l’avons vu précédemment, nous observons dans la diffusion musicale une
caractéristique correspondant à la création d’un espace d’hybridation. Ce support sonore
propose à la fois de revivre le moment du faire artistique et de l’appréhender dans un rapport
chronologique à sa diffusion si nous entrons en coïncidence avec celle-ci. A l’inverse, une
toile ne permet pas de revivre un faire artistique, un processus chronologique, elle nous invite
seulement à contempler un moment de l’œuvre, une durée fixe, mais renvoi tout de même à
une durée de création antérieure sans laquelle l’œuvre ne pourrait exister. Cependant, si
l’incarnation picturale et sonore permet une autonomie de l’œuvre (détachée du contexte
original dans lequel elle a été créée), elle ne s’inscrit pas de la même façon dans sa propre
durée pour l’une ou l’autre pratique. En effet, la musique peut être jouée sans auditeur, ou être
diffusée a posteriori mais il lui faut pour être projetée dans un espace-temps un certain
dispositif technique et donc une présence humaine pour exister (ne serait-ce que pour appuyer
sur le bouton marche d’un lecteur, ou pour programmer informatiquement une diffusion à un
68
moment précis). Ainsi a posteriori un geste est toujours présent pour la diffusion de l’œuvre,
une présence est nécessaire car l’œuvre ne peut exister en tant que telle, d’elle-même dans une
durée d’exposition. Si elle possède sa propre durée, autonome à l’auteur et à l’auditeur, elle ne
possède par contre pas d’indépendance dans sa diffusion, dans son expansion expressive au-
delà d’un support. Si la bande magnétique, le compact-disque où l’encodage numérique du
son permet sa pérennisation, sa diffusion, ce support ancre irrémédiablement la matière
sonore dans une enveloppe qu’elle ne peut ni outrepasser ni transcender. Entendons par là que
ce support n’est pas une surface sur laquelle la matière peut vivre dans sa propre durée « à
l’air libre », contrairement à la toile qui permet à la toile d’être visible, de rentrer en
coïncidence avec le monde à tout instant car son rapport se fait en surface. C’est là la limite
du support sonore dans notre volonté d’hybrider le faire et le voir dans un espace
d’intelligibilité expressive et sensible. La toile possède bien un support et une surface faisant
résonner sa durée avec celle du regardeur, mais la fixité du matériau artistique fini (entendons
par là le produit, la somme des différents instants picturaux) ne nous permet pas d’entrer en
relation avec la corporéité de l’artiste, avec la temporalité de son geste outre les incidences
visibles, les corrélations possibles entre geste et « forme picturale » de surface et la
contextualisation historique de l’œuvre. Si nous pouvons percevoir, et imaginer par un
exercice mental de reconstitution la corporéité de l’auteur au travers des traces picturales
laissées en surface de l’œuvre, nous ne pouvons accéder à toutes les couches plastiques, et à
comment se sont déroulés les différents instants picturaux bien que nous fusionnions avec la
temporalité de l’auteur au travers d’un support matériel. Le sens de lecture de l’œuvre est
donc relativement linéaire car nous n’avons à notre disposition qu’un support et une surface
pour appréhender toutes les durées de l’œuvre mises en jeu durant le processus de création. Le
temps du faire nous est alors totalement inconnu, ou du moins nous ne pouvons y accéder
totalement lors de la visualisation de l’œuvre: « Le temps y apparaît alors sous l’aspect d’une
narration visuelle, et c’est le regardeur qui en reconstitue le cours à partir de certains
indicateurs figuratifs. ». 186 Si Couchot nous parle de figuration ici, il faut en réalité l’étendre
à une approche plus formelle de l’empâtement, de l’incarnation plastique, autrement dit, aux
projections mentales que nous pouvons effectuer en suivant les dynamismes picturaux afin de
retrouver l’élan, le mouvement initial avec lequel ils ont été incarnés sur la toile. Cette
coïncidence de durées, nous devons la deviner, elle s’esquisse seulement à la surface de la
toile mais ne laisse pas toutes les épaisseurs apparaître au regard extérieur dans la seule durée
du temps du voir.
Afin de construire l’espace hybride qui nous permettra d’autonomiser à la fois la matière en
dehors du faire artistique, et de coïncider la durée de l’auteur avec celle du regardeur, nous
devons tout d’abord associer les modes de perception et de diffusion de la peinture et de la
musique. En premier lieu, considérons un espace de diffusion dans lequel la perception de
l’œuvre se déroule de façon simultanée à son déroulement chronologique, mais possédant un
support physique187 lui permettant une certaine autonomie de durée en dehors du faire de
l’artiste et du voir du regardeur. Cet espace hybriderai par la peinture et la musique au niveau
processuel et réceptif, et également au niveau de la pratique. Si je m’attache à joindre la
pratique du drone à celle de l’expressionnisme abstrait, c’est qu’outre leurs correspondances
esthétiques et théoriques dans la planéité que je mets en jeu dans ce dispositif, nous pouvons
trouver dans leur mode de diffusion des caractéristiques complémentaires dans l’appréhension
des notions que je mets en exergue dans ce projet (le geste, le processus principalement)
L’hybridation (au sens général) de ces deux techniques dans le même espace de création et de
diffusion feraient ainsi entrer les différentes durées de l’œuvre en résonance avec la durée du
regardeur lors de l’exposition de celle-ci. Considérons alors afin d’illustrer notre propos une
œuvre hybridant musique et peinture sur le plan du faire tout d’abord, mais pas nécessaire via
186
Edmond Couchot, Des images, du temp et des machines dans les arts et la communication, op.cit. p°19
187
la toile qui existe immuablement de façon matérielle
69
une interface numérique. On peut en effet imaginer un dispositif où le geste pictural serait en
relation dialogique avec un dispositif sonore analogique utilisant des theremins par exemple
dans l’espace de création. Le geste ainsi hybridé de façon interactive entre deux pratiques
garderait son statut de vecteur d’intelligibilité de la matière d’un point de vue pictural et
sonore car il est l’impulsion initiale permettant une diffusion, une inscription sur un support et
sur une surface de la matière et de son expressivité. Il mettrait ainsi en jeu une matière
picturale dans une durée précise où coïncident l’auteur et la surface grâce à un medium, et une
matière sonore dans une durée mêlant la corporéité de l’auteur à la diffusion de celle-ci. La
durée de l’œuvre serait à la fois inscrite dans une spatialité, faisant état de la rencontre entre la
durée de l’auteur, de celle de la matière et de la surface, et diffusée dans une temporalité
faisant état de la coïncidence d’un geste sonore et d’un déroulement simultané de la matière
dans sa propre durée. Cette ambivalence du geste inscrivant simultanément dans l’espace
picturale et dans le temps musical la matière qu’il met en jeu, permet de dégager celui-ci en
tant que vecteur d’expressivité. De plus, le processus de création picturale bénéficie du
déroulement dans le temps de la matérialisation sonore, ceci accentuant sa durée. De même le
processus de création sonore est également valorisé par la picturalité inscrivant au niveau
spatial un Geste commun. Ce geste interactif comme nous le verrons plus tard en abordant
spécifiquement le dispositif numérique qui le met en jeu, permet dans son hybridation de
décupler la puissance d’intelligibilité de l’œuvre en créant une coïncidence des durées
picturales et sonores au sein du processus de création global de l’œuvre.
188
A la fois d’un point de vue d’une pratique dont les caractéristiques théoriques peuvent dialoguer, et d’un point
de vue interactif.
70
Si l’hybridation des techniques picturales et sonores ainsi que celle des deux durées
consécutives au geste permet une mise en relation directe de la matière dans l’espace et dans
le temps du processus, il n’en reste pas moins que l’intelligibilité de l’œuvre doit être
perceptible par le regardeur afin qu’il puisse inscrire sa propre durée dans celle de l’œuvre et
de l’auteur. Nous allons ainsi observer les différentes possibilités d’hybridation de durées
entre l’artiste, l’œuvre et le regardeur.
Tout d’abord, revenons sur le principe de l’intelligibilité de l’œuvre développé par Edmond
Couchot dans l’ensemble de son dernier ouvrage189 et qui nous sert de fondement théorique à
cette réflexion. Il va ainsi nous éclairer sur l’espace-temps d’hybridation nécessaire à
l’appréciation de toute l’expressivité de l’œuvre que nous avons situé précédemment dans le
processus et dans le geste.
L’expérience esthétique selon l’auteur, apparaît comme un dialogue tout d’abord entre
l’auteur et l’œuvre, puis entre l’œuvre et le regardeur. Couchot explique très bien ceci :
« L’image et le temps sont organiquement liés par la technique. Une technique qui intervient
autant au moment originaire du faire, de la production de l’image, qu’au moment du voir, de
sa réception. »190 Ainsi, ce qui lie originairement les différentes durées sus-citées est un
medium (ce que Couchot appelle technique) mettant en jeu la corporéité de l’auteur dans le
processus de création : c’est le Geste que nous avons précédemment définit.
Si nous continuons notre analyse dans ce sens, le chainon manquant dans l’expérience
esthétique d’une image fixe comme la peinture serait le dialogue entre l’auteur et le regardeur
durant le processus de création. Afin de transcender la fixité de la durée de visualisation, le
regard extérieur doit pouvoir se poser à la fois sur l’œuvre mais également sur l’auteur en
train de créer. Si ce processus ne doit pas être nécessairement simultané, il doit pouvoir
engendrer une coïncidence entre le processus de création et le processus de visualisation. En
effet la simultanéité, bien que prépondérante dans l’analyse de Couchot sur les conditions
d’intelligibilité de l’œuvre, peut dans le cadre d’une pratique plastique changer l’appréhension
de l’expérience de la corporéité et de l’image. Comme nous l’avons abordé avec le cas de la
performance, l’aspect chorégraphique et événementiel de la corporéité mettant en jeu une
durée de la matière n’est pas un propos transposable dans la pratique plastique des
expressionnistes abstraits. Cependant, on notera l’exception du peintre français Georges
Mathieu198 qui, à partir de 1954 réalisera des toiles en public dans le cadre de happening afin
194
Ibidem, p°8
195
Ibidem, p°30
196
Ibidem, p°44
197
Ici « œuvre » est à entendre comme comprenant l’ensemble des durées de l’auteur et de la matière réunis au
sein d’un support et d’une surface.
198
Artiste plasticien français né en 1921, voir Annexes, Figure 20, p° 140
72
de démontrer la vitalité et la spontanéité de son geste. Couchot aborde à ce propos l’artiste :
« Il s’est même exposé en public en train de peindre, sous l’œil des caméras de télévision,
faisant ainsi coïncider exactement mais passagèrement le temps du faire avec le temps du
voir. Le parcours qui s’impose à l’œil du regardeur, dans ce cas, est celui qui suit le peintre en
action, sa gestualité. Là encore, toute une esthétique est suspendue au temps propre à l’acte de
figuration. ».199 Le risque d’une telle pratique selon moi est l’accentuation du côté
événementiel voir épiphénoménal de la coïncidence des durées de l’auteur de la matière et du
regard. En effet, malgré la visualisation du temps du faire, le temps du voir extérieur ne
dispose d’aucun recul sur l’œuvre. L’intelligibilité de l’œuvre passe certes par le processus de
création, mais également par celui de visualisation a posteriori, afin de pouvoir apprécier
chaque instant pictural et son rapport à l’œuvre exposée. Il nous faut alors hybrider la durée
d’exposition avec celle de visualisation. Théoriquement, l’expérience de Georges Mathieu
nous donne une piste intéressante : a captation ; à la fois pour étoffer notre réflexion théorique
sur l’aboutissement de la mise en exergue des durées du faire, et dans la pratique pour la mise
en place d’Anterograde..
199
Ibidem, p°34/35
200
Voir Annexes numériques, Jackson Pollock by Hans Namuth
201
Benoît Jacquot , L'Atelier de Robert Motherwell, Production FR3, La Sept, Ina, 1988, 42 min
202
Barbara Rose, Le mythe Pollock porté par la photographie, p°43, dans Hans Namuth, L’atelier de Jackson
Pollock, op.cit.
73
Figure 28 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
74
Figure 30 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
75
Figure 31 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
76
Figure 33 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
77
Figure 34 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
78
Nous pouvons cependant émettre une critique sur le choix des images mises en avant par
Namuth dans ses vidéos, qui choisit de nous montrer uniquement les phases d’actions, de
mobilité, en délaissant les respirations gestuelles de l’auteur lors du processus de création.
Ces moments d’accalmie où le corps ne porte plus en lui d’intention mais se décontracte et
reprend son souffle ne sont à mon sens pas assez mis en avant. En effet, pour souligner la
puissance gestuelle de l’artiste, Namuth aurait du insister sur les respirations, sur le bavardage
corporel lors de ces pauses picturales. Si le corps de l’auteur n’est jamais silencieux durant le
processus de création, il n’en demeure pas moins quiet et relâché pendant ces embellies. La
corporéité de l’auteur possède donc en dehors de sa durée artistique un statut, le plus souvent
réflexif, de recul vis-à-vis du travail qu’il met en œuvre. Si la corporéité de Pollock est
d’ailleurs parfois cadrée hors-champ, du moins de façon fragmentée, les instants de
respirations sont en revanche coupés au montage sur les vidéos de Namuth. Le geste expressif
est dans ses vidéos accentué par un montage relativement dynamique, révélant lui-même un
rythme intéressant relatif au rythme de l’artiste au travail et au rythme pictural ; il montre
ainsi la coïncidence de la durée de l’auteur avec celle de la surface et de la matière.
Cependant, je pense qu’une dynamisation du montage par une succession de temps forts et de
temps faible au niveau de l’intensité de la gestualité, voir de l’absence de mouvement hors du
temps de figuration, aurait permit à Namuth de mettre d’autant plus en exergue l’intelligibilité
du geste pictural de Pollock. A contrario, nous retrouvons cette respiration dans ses photos
comme nous allons le voir.
Premièrement, ces clichés ont une fonction documentaire, faisant office de trace et
d’empreinte matérielle de processus de création des toiles de l’artiste. La photographie ici est
utilisée comme medium pour retranscrire dans une durée de visualisation les différentes
durées de l’œuvre. De façon presque didactique, ces clichés nous renseignent sur le lieu et le
temps du faire des toiles de Pollock, nous retrouvons ainsi cette durée intime du processus
dans un espace. Pour s’immiscer complètement dans la durée de l’œuvre, il nous faudrait
étudier simultanément une toile exposée et les photographies de sa création afin de confronter
les différentes durées recelant toute l’intelligibilité de l’œuvre. La visualisation du faire
picturale, l’observation de la corporéité de l’auteur dans son espace-temps de création nous
permet lors de l’appréciation de l’œuvre exposée de nous situer au plus proche de
l’expressivité de celle-ci. L’aspect documentaire de ces images photographiques transcende
donc la durée du faire pictural vers le regardeur qui doit pouvoir ainsi accéder à toute
l’intelligibilité de l’œuvre au travers des traces matérielles d’un processus donné.
De plus, elles ont dans leurs structures et dans leur esthétique même à voir avec le caractère
plastique des œuvres qu’elles figurent : « Les photographies recréent donc l’espace du all
over : la figure humaine peut à peine y exister ; au mieux, son rapport à la gravité, à une base
solide, devient ambigu. L’espace de l’atelier est subsumé par un autre espace, plus actif, plus
éblouissant : une concaténation de surfaces planes, décorées, formant un collage de plans
rassemblés qui ne doit rien à la situation initiale des murs et du sol de la pièce, mais au seul
effet optique de la planéité spécifique du champ photographique ».203 Ainsi, elles mettent en
évidence toutes les caractéristiques de la peinture de Pollock sans artifices, de façon presque
évidente lorsqu’on les visualise. Krauss nous dit : « Que les photographies de Namuth ne
soient pas un simple reportage sur le travail de Pollock mais qu'on puisse les tenir pour une
interprétation signifiante de ce travail. ».204 On observe ainsi l’espace photographique
quasiment de la même manière que l’on observe l’espace plastique des toiles grâce à une
intégration du point de vu de l’artiste : « […] les photographies de Namuth ne font pas que
témoigner du fait que Pollock travaillait sur le sol. Elles récapitulent souvent l’angle de vision
203
Rosalind E. Krauss Emblèmes ou lexies : le texte photographique, dans Hans Namuth, L'atelier de Jackson
Pollock, op.cit. p°32
204
Ibidem, p° 93
79
exact qu’avait l’artiste, et cette vision était nécessairement fragmentaire.».205 L’esthétique de
la planéité transcende également l’espace photographique, qui en plus d’être une trace
chronologique d’un processus, devient lui-même une empreinte de cette esthétique. Selon
Krauss, « Les photographies de Namuth sont des « lectures » critiques de la peinture de
Pollock, qui recréent par le biais de l’appareil photographique le champ anti-figural, palpitant
et distendu, des toiles maculées. ».206 En effet, on peut observer à la fois un aplanissement de
l’espace, grâce à la plongée souvent utilisée dans la prise de vue de Namuth (ce qui est plutôt
rare dans la tradition du portrait photographique ou pictural du peintre au travail) et grâce à
l’agencement des toiles dans l’atelier lui-même. L’espace plan de la toile (son contenu
pictural) trouve une résonance dans l’espace plan photographique. En effet, la perte de repère
s’effectue dès lors que la toile posée au sol se trouve confrontée aux tableaux posés au mur,
créant un jeu d’espace et de plans inhabituels dans l’appréhension spatiale de l’œuvre. La
confusion entre le sol et le mur est accentué par le cadrage en plongé qui retransmet
également la problématique du plan dans le travail pictural de Pollock qui effectue un
renversement de la peinture traditionnelle de chevalet en la repositionnant au sol. De plus, le
cadrage de ces photographies rend compte de l’immensité de la surface Pollockienne en
fragmentant les éléments de l’image. Les limites du cadre pictural se situent hors-champ et
seules des parties des toiles sont visibles, dans le cadre photographique, simulant ainsi la
vision fragmentée du peintre au dessus de son support, n’ayant aucun recul face à son travail.
Cette emprise picturale sur l’espace photographique montre également toute la pesanteur de la
peinture dans l’atelier (toile au sol et au plafond, éclaboussures au sol) et fait ainsi office de
résonance photographique au All-Over pictural. De plus, l’ouverture hors-champ de l’espace
de la toile amène la notion de durée hors support de la toile, de sa vitalité et son expressivité
qui continuent en dehors du processus de création jusqu’au processus de visualisation.
205
Ibidem p°35
206
Ibidem p°33/34
80
Figure 36 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950
Dans l’optique d’une mise en évidence de l’acte physique de création plastique - où l’artiste
projette à la fois sa matière à travers le medium (bâton ou pinceau) mais également son
intention et ce dynamisme cathartique qui la caractérise – nous devons observer une façon de
montrer l’acte de création ou de figuration afin d’en apprécier son essence physique,
prédominant l’œuvre achevée. Ainsi, l’expérience photographique de Namuth des travaux de
Pollock est clairement l’imbrication d’un processus plastique et d’un processus de
visualisation/d’appréciation dans un rapport visuel de représentation (propre au medium
photographique). Cette représentation doit être prit à la fois au sens propre, mimétique, que la
photographie met en jeu dans un rapport de représentation, véridique, faisant état d’une
expérience du réel retranscrite a posteriori sous un aspect documentaire ; et doit être
également considérée au sens d’une représentation, une translation, une transfiguration de
l’esthétique Pollockienne au sein de l’espace photographique.
Le fait de présenter Anterograde avec ce mode d’exposition met ainsi le regardeur sur un
temps axial commun à l’œuvre et à l’imageur. Ce dialogue, du moins cette proposition de
dialogue incite alors le regardeur à se projeter différemment dans l’œuvre et dans la durée du
faire afin de créer une communication entre les différents éléments constitutifs de
l’expérience esthétique comme nous le souligne Couchot : « A l’instar de la résonance
temporelle dans la communication linguistique, la résonance temporelle dans la
communication visuelle n’est pas la conséquence d’un accord tacite et préalable entre
l’imageur et le regardeur. Cet accord, car il y a accord, repose de la même manière non pas
sur des représentations, mais sur des gestes, entendons par là, à la suite de Merleau-Ponty, des
vécus corporels profonds et intimes – en l’occurrence les expériences technesthétiques
singulières associés à la création d’une image ou à sa vision -, commune en partie à l’imageur
et au regardeur. Cet élan du regardeur vers l’imageur qui prend appui sur la trace laissée par
son geste, le projette mentalement jusqu’à l’origine de l’acte figuratif et l’u fait participer
[…] ».209 De plus, l’auteur insiste sur la place du regard, sur le point de vue du spectateur lors
de l’expérience esthétique, afin de saisir toute l’intelligibilité de l’œuvre : « En occupant la
place du peintre au sommet de la pyramide visuelle, le spectateur passe d’un référentiel spatial
à un référentiel temporel. Il entre en résonance différée avec le peintre : il partage le même
présent axial et générateur que celui-ci a vécu pendant l’acte de figuration –le temps du faire
pictural-, présent composé lui-même d’une somme d’instants de travail, de poses successives,
qui s’ajoutent les unes aux autres et ne font plus qu’une quand l’œuvre est achevée. De même
qu’il transpose son propre espace avec lui, devant lui, le tableau transporte son propre temps.
Le point de temps fonctionne, à l’instar de l’instance de parole, comme un facteur
d’intersubjectivité : il met en relation deux sujets, le peintre et le spectateur. ».210 Cette notion
de pyramide visuelle est intéressante à aborder en relation avec les photographies de Namuth
et la visualisation d’un tableau de Pollock lors d’une exposition traditionnelle. On imagine le
207
Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, op.cit. p°49
208
Du latin percipio : percevoir, ressentir, saisir à la fois sur le plan sensible et sur le plan mental
209
Ibidem, p°48
210
Ibidem, p°100
82
peintre en haut de celle-ci, suivit de Namuth assistant au temps du faire, et enfin tout en bas
de cette chaine de visualisation se trouve le spectateur dans sa propre durée du voir. Ajoutez à
l’équation les photographies de Namuth et le spectateur peut d’un bond se propulser à un
niveau intermédiaire de coïncidence entre sa propre durée, celle de l’œuvre, de l’auteur, du
photographe et de l’espace photographique. A mon sens et par ce moyen, le point de vue du
regardeur change non seulement mais évolue, décuple ses capacités à recevoir l’expression et
la sensibilité de l’œuvre ; en d’autres mots, il est apte à réceptionner toute l’intelligibilité de
celle-ci afin de profiter au maximum de l’expérience esthétique proposée par ce dispositif de
visualisation.
Les traces ou empreintes de durée sont en revanche différentes selon la pratique mise en jeu et
selon le medium utilisé et influe directement sur notre perception de celles-ci. Par exemple,
pour le musicien, le geste variera selon des rapports de fluidité, de vitesse, qui se ressentiront
sur le volume de la note (pianissimo, forte par exemple) et sur le mode de jeu, entre cordes
frottées, pincées (pizzicato par exemple) et même par rapport à son medium. Entre les piano
préparés de John Cage211, l’archer de Kasper T. Toeplitz sur son méta-instrument, le médiator
d’un guitariste ou la pulpe des doigts d’un bassiste ou d’un contrebassiste ; le son de
l’instrument sera différent et permettra ainsi à l’auditeur de mieux saisir la façon dont l’œuvre
à été jouée. Entendons par là que dans la façon dont est joué l’instrument, la matière sonore
sera différente dans son essence, son intention, sa diffusion, son volume, son intensité etc. Au
geste ici s’ajoute un medium qui influera sur la matérialité sonore, et intrinsèquement à la
corporéité génitrice de l’auteur vis-à-vis de son support matériel.
Pour les plasticiens, entre la peinture au couteau sur chevalet, les drippings ou le travail au
pinceau traditionnel nous observons des modes opératoires différents de maniement de la
matière qui renvoient à une durée de la surface différente selon le medium utilisé pour
imprégner la durée de la matière sur le support. Ces mediums renvoient à des pratiques
singulières auxquelles le regardeur peut se rattacher, pour faire son parcours mental du
processus de création de l’œuvre et saisir toute la matérialisation de la durée plastique et
sonore dans et sur son support de diffusion, d’incarnation. De même que pour la sculpture ou
la danse, la façon dont l’œuvre est conçue, interprétée, réalisée, ouvragée, sera une clé pour le
spectateur pour retrouver la présence de l’auteur dans son processus de création. L’outil
devient ainsi un medium entre l’intention artistique et la matière. Outre la technique comme
connaissance, nous saisissons ici toute l’importance de la technique en tant que pratique
précise. En effet, le maniement, la maitrise d’un outil médiateur induit déjà une prise de
position du discours plastique que le regardeur ou auditeur peut saisir à la fois par sa
sensibilité et par sa connaissance du processus de création de l’œuvre où coïncide les
différentes durées de celle-ci.
211
Compositeur, poète et plasticien américain (1912 -1992) reconnu pour son implication dans le mouvement
Fluxus
212
Ibidem, p°209
83
que Couchot appelle ici le « temps uchronique ». Cette durée de figuration, d’incarnation de
la matière en relation à un geste et à un medium révèle de nouvelles caractéristiques par
rapport à cette même durée dans une pratique plastique ou sonore analogique. « C’est un
temps en puissance qui s’actualise en instants, durées, simultanéités particulières ; un temps
non linéaire qui s’expanse ou se contracte en d’innombrables enchaînements, ou bifurcations
de causes et d’effets. »213 comme le définit Couchot.
Si je souhaite mettre en rapport ce temps uchronique avec les pratiques picturales et sonore
que j’ai précédemment évoqué c’est qu’à mon sens, la définition que nous donne l’auteur de
celui-ci résonne avec l’analyse de la durée plastique et sonore de l’expressionnisme abstrait et
du drone, et avec ma volonté de mettre en avant le geste et le processus de création comme
vecteur de l’intelligibilité de l’œuvre. Ainsi, selon l’analyse de Couchot, nous pouvons faire
un rapport entre la notion de geste et de processus de création dans l’art numérique et les
questionnements dans les pratiques analogiques abstraites picturales et sonores. Par exemple à
travers la citation suivante, nous observons une même appréhension de la notion de répétition
de l’instant de figuration du geste numérique interactif et celui du peintre : « Ce que
l’interacteur voit et que ses gestes participent à faire apparaître est un possible parmi d’autres
possibles, dans une temporalité possible. ».214 Comme nous l’avions analysé précédemment, il
faut considérer la répétition en tant qu’incarnation d’une durée de la matière contenant tous
les possibles plastiques, et comme une technique visant à transcender la « forme » répétée
pour incarner toute la véritable expression de la matière.
Voyons également que le geste numérique possède pour Couchot des caractéristiques que
nous avions évoqué dans la relation du peintre avec la matière face à une surface : « Sujet
singulier et vivant dont les gestes, bien qu’ils soient codés et virtualisés afin d’interagir avec
la machine (ces gestes visent alors une action précise), traduisent aussi une expression et sont
porteurs de caractères irréductibles à un processus computationnel. ».215 Edmond Couchot
désigne l’imageur dans le cadre d’une pratique numérique « l’interacteur », dans le sens où il
se trouve interfacé à une machine, à l’outil numérique. « Toutes ses perceptions, ses actions
rabattent l’interacteur sur le présent qu’il est en train de vivre et qui fait obstacle à toute
résonance différée, reconstruite mentalement, avec le présent d’un auteur qui n’est plus le seul
auteur du faire. Le présent qui s’impose à lui en priorité est celui dans lequel le temps réel le
plonge – un présent qui met en résonance sa propre temporalité avec le temps de la machine,
de son horloge interne, du déroulement des programmes, et qui s’inscrit, en le générant, dans
le temps uchronique. ».216 L’interacteur entre bien dans un dialogue et une mise en relation
des différentes durées de l’œuvre grâce à l’interface numérique qui lui permet un retour direct,
simultané de sa corporéité dans l’espace-temps d’incarnation, de diffusion et de visualisation
de la matière qu’il met en jeu. Cette corporéité interfacée à l’outil numérique dans un
dispositif mettant en jeu à la fois des techniques picturales et sonores garde donc sa pulsion
créatrice et sa gestualité expressive.
En considérant dans un premier temps dans mon dispositif Anterograde une corporéité
hybridée à une interface numérique grâce à une captation de ces mouvements (selon des
rapports de vitesse, de déplacement, d’amplitude par exemple) nous pourrions observer dans
l’acte créateur et dans le processus de création différentes durées inhérentes à l’œuvre et le
temps uchronique dans lequel celles-ci s’imbriquent. Ainsi selon Couchot, « […] il y a
toujours un corps, une présence vivante auréolée de sa temporalité propre, appareillée aux
interfaces, tout en amont du temps du faire le corps de l’auteur de l’image et du dispositif
interactif qui lui est associé. Tandis que, en aval, tout au long de cette expérience temporelle
indéfiniment réinitialisable qu’est le temps du voir, il y a toujours une présence vivante,
appareillée aux interfaces : le corps de l’interacteur]. ».217 L’auteur insiste donc sur la
213
Ibidem, p°208
214
Ibidem, p°214
215
Ibidem, p°215
216
Ibidem, p°211
217
Ibidem, p°217
84
corporéité de l’auteur comme élément prépondérant à la fois à l’intelligibilité de la matière
pour le regardeur, mais aussi dans sa position dialogique entre la matière et l’interface
numérique, et a fortiori, sur son incidence sur le processus de visualisation et l’appréhension
du processus de création.
Si nous avons donné une solution à la question du corps dans un tel dispositif, comme se la
pose Couchot tout au long de son analyse: « Quel rôle joue alors le corps quand il s’appareille
aux interfaces numériques, comment se nouent et se dénouent les fils du temps qui conduisent
au sens de l’image ? »218 ou encore « Mais qu’en est-il de ce corps et de ses gestes lorsqu’il
s’appareille aux interfaces numériques ? Comment un corps fait de matériaux organiques
peut-il agir sur des objets virtuels composés de nombres ? Est-il augmenté ou diminué, enrichi
ou appauvri dans ses fonctions ? »219 c’est plutôt la question du temps perceptif qui demeure
en suspens dans notre propre analyse et qui serait à approfondir.
En effet, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la temporalité d’Anterograde tel
que je conçois ce dispositif doit entrer en coïncidence avec celle du regardeur. Dans l’optique
de nous dégager de toute approche événementielle de la pratique artistique, nous ne pouvons
pas présenter le dispositif hybride de création de manière simultanée au processus de
visualisation de l’œuvre, auquel cas nous serions en présence d’une installation interactive ne
mettant plus en jeu la corporéité et même l’hybridation comme moyen, mais comme propos.
Ainsi, nous devons fragmenter le dispositif. Tout d’abord, dans l’optique de ce détachement
vis-à-vis de la pratique artistique événementielle, et ensuite afin de retrouver dans
l’expérience de ce dispositif des caractéristiques propres aux pratiques mises en jeu en son
sein. En effet, à la fragmentation de la monstration (au niveau temporel et spatial) nous
retrouvons les échos de la fragmentation de la visualisation de l’artiste durant le processus de
création.
218
Ibidem, p°217
219
Ibidem, p°214
85
l’imageur durant son processus de création. Nous pouvons à mon sens nous projeter à un autre
niveau dans la peau de l’artiste par ce procédé afin de saisir une fois de plus, toute
l’intelligibilité de l’œuvre. Grâce à ce mode de monstration du processus de création, Couchot
nous dit : « Le spectateur a pénétré, comme par effraction temporelle, une intimité souveraine
qui ne lui appartient pas, mais dont il partage les instants précieux, un présent revécu
indéfiniment. Il occupe le sommet d’un faisceau de temporalités dont il suit et explore chaque
trajectoire. Il défait et refait avec un délicieux vertige les nœuds du temps. ».220 Nous pouvons
également mettre en jeu cette fragmentation à travers un dispositif hybride, Anterograde dans
notre cas. En ajoutant des angles de vues différents à celui de la toile terminée et exposée,
nous pourrions confronter ces différentes visions de l’œuvre et de son processus de création
au sein d’une même durée afin d’en explorer toute son essence et son incarnation. Toujours
dans le but d’augmenter le pouvoir d’intelligibilité de l’œuvre, ces captations peuvent être
vidéo221 afin d’observer en mouvement tout le dynamisme corporel de l’auteur dans sa durée
de manifestation. Ainsi la fragmentation de la monstration résonnerait à la fois avec le mode
de visualisation de l’auteur de son propre travail, et proposerait une esthétique de la planéité
également dans son aspect documentaire (avec des caractéristiques communes comme nous
en avons attesté dans l’analyse des photographies de Pollock par Namuth) tout en se détachant
de la pratique événementielle. Couchot souligne alors l’ambivalence du propos de ces images:
« Le destin de l’image oscillera désormais entre ces deux finalités : manifester la présence
d’un auteur avec sa temporalité propre, ou effacer cette présence au profit d’une objectivité
dépouillée de toute contamination subjective. ».222 Autrement dit, être à la fois une piste
d’intelligibilité de l’œuvre de par la compréhension de sa durée (son aspect morphogénique,
ce que Couchot cite comme étant de l’objectivité pure) et de sa causalité (la présence de
l’auteur en tant qu’élément prépondérant à sa manifestation).
Nous pouvons alors mettre en place un apport du numérique au sein du processus de création
dans le cadre de mon dispositif. En injectant la captation vidéo dans la durée du faire de
l’œuvre, la fragmentation de la visualisation de l’auteur serait transcendée au profit d’une
omniscience optique de celui-ci au sein de son espace-temps de création. En effet, en
imaginant la mise en place d’un dispositif hybride dans lequel la captation visuelle et sa
diffusion se ferait de manière simultanée, nous permettrions à l’auteur de transcender sa
propre vision fragmentaire de l’œuvre en devenir. La captation de plusieurs angles de vue de
la toile en gestation permettrait un tout autre regard de l’auteur sur sa création, une prise de
distance, un recul optique et non seulement mental sur la surface plastique sur laquelle il acte.
Ainsi, le mode de résonance simultané offre selon Couchot de nouvelles possibilités de
moduler la matière dans sa durée : « Faire et voir l’image non seulement coexistent mais
s’engendrent mutuellement et simultanément. ».223 Ce dialogue met d’autant plus le geste en
exergue que l’imageur peut acter soit selon son propre point de vue (fragmentaire) soit selon
la visualisation des captations de son faire pictural. Entendons par là que la diffusion au sein
de l’espace de création du faire artistique propose une sorte de mise en abime du processus et
du geste de création en proposant cependant un recul possible sur le choix du point de vue
adoptable avant d’acter, d’incarner la matière dans sa durée.
Ensuite, la retranscription dans le processus de visualisation de ces captations permettrait au
regardeur d’entrer dans le temps du faire à la fois d’un point de vue de la forme, mais
également du fond en observant toute l’interactivité et le dialogue entre le dispositif, l’œuvre
220
Ibidem, p°108
221
Voir chapitre 3 pour une description de la mise en place du dispositif vidéo au sein d’Anterograde
222
Ibidem, p°111
223
Ibidem, p°209
86
et le regardeur comme le souligne Couchot : « A l’alignement spatial du sujet, de l’image et
de l’objet, correspondent trois états temporels concomitants (alignés sur le même axe
temporel) de ces mêmes acteurs, trois états uniques et irréversibles. ».224 Autrement dit, selon
ce point de vue l’imbrication temporelle des trois éléments œuvre/auteur/regardeur serait
d’autant plus forte avec un tel dispositif. L’hybridation qu’Anterograde propose afin de
transcender la durée et l’expressivité de l’œuvre et de la rendre la plus intelligible possible
permettra ainsi une appréhension la plus complète de l’expérience esthétique et sensible.
L’utilisation du numérique dans un tel dispositif sera ainsi un moyen d’exploration esthétique
de la toile de par son caractère simultané permettant une visualisation du temps du faire au
moment même où il se réalise dans l’espace de création.
En ce qui concerne la pratique sonore, le faire et le voir (ou plutôt l’entendre) s’opèrent de
façon simultanée, permettant une interactivité directe entre l’œuvre et la matière et son
appréhension dans la durée globale de l’œuvre. Pour le spectateur, la durée de visualisation ou
d’écoute, même si elle s’opère de manière différée avec le faire sonore -par le biais d’un
enregistrement par exemple- s’écoulera inéluctablement sur la même durée que la durée
chronogénique que l’œuvre. La fragmentation de l’appréciation sonore se constate dans la
mesure où la durée de la matière sonore s’écoulant de manière simultané et indéfectible de
son écoute, il nous faut trouver un moyen d’hybrider notre espace de création et de diffusion
sonore afin de rendre compte d’une durée globale de l’œuvre. Pour se faire, prenons le partit
de choisir un mode de diffusion différé au temps du faire, toujours dans l’optique de rester en
dehors du champ événementiel d’une pratique, qui nous permettra de surcroit de faire
résonner la matière picturale avec la matière sonore lors de la monstration du processus de
création de l’œuvre et de l’œuvre en elle-même. Ainsi, la diffusion dans l’espace d’exposition
de manière continue de la matière sonore, conformément à l’esthétique de la planéité
rencontrer dans le drone, nous permettrait d’apprécier l’expression sonore en relation avec
l’expression picturale mise en jeu dans ce dispositif. Cependant, il nous faut aller au-delà
d’une simple bande son en proposant une mise en relation directe de la durée sonore et de la
durée de l’auteur. Autrement dit, la coïncidence de la durée corporelle de l’artiste, de la
matière qu’il manipule et de la durée de diffusion chronogénique. Cette coïncidence, je pense
que nous pouvons la provoquer en aplanissant ces trois espaces-temps en une même durée,
afin de retrouver la présence de l’auteur dans l’appréciation chronogénique de l’œuvre. En
passant par la captation vidéo du processus en disposant des caméras dans l’espace de
création, nous pourrons dans un premier temps assister au faire sonore et au rapport
auteur/medium/matière, comme une vidéo de concert par exemple. Le phénomène
empathique de ce document permet au spectateur de se projeter dans le temps du faire de
l’auteur et ressentir à travers sa gestualité toute la matière sonore mise en jeu, avec toutes les
variables que contient la durée de l’œuvre. Pour aller au-delà d’une simple documentation
vidéographique du processus de création sonore, nous devons imaginer un dispositif mettant
en jeu une corporéité agissant comme medium pour moduler la matière picturale et sonore.
Une corporéité non pas chorégraphiée mais agissant au plus profond des états de la matière de
façon interactive avec elle. Dans le cadre d’un dispositif hybride, cet état de la matière le plus
radical et primordial se situe dans la matrice numérique que constitue l’essence de la matière
sonore et picturale. Ainsi, notre volonté d’agir sur la matière dans son état le plus intense,
contenant le plus d’intelligibilité se trouve ici décuplée par la possibilité qu’offre l’outil
numérique d’interagir directement sur les éléments constitutifs de la matière. Pour l’image, le
pixel est son plus petit élément constitutif alors que pour le son, son timbre, sa hauteur, sa
durée de vibration font partie de ses éléments intrinsèques225. Grâce à l’hybridation du
dispositif que nous imaginons, nous pourrions alors nous concentrer sur l’instant de
matérialisation et sur la constitution même de ses éléments matériels et ce, de façon
simultanée. Ainsi, grâce à un dispositif de captation et de retranscription de la corporéité de
224
Ibidem, p°122
225
Ce qui réfère à la synthèse granulaire
87
l’auteur, la matière pourrait être modulée dans sa constitution même, comme la main du
sculpteur modèle un morceau d’argile mais à un niveau moléculaire et non seulement formel.
L’outil numérique nous permet en effet d’agir directement à la source de la matière sonore et
picturale lorsqu’elle s’y trouve hybridée numériquement en modulant le tableau de chiffre qui
constitue l’essence de cette matérialité, et grâce aux interfaces, ces modulations sont souvent
transparentes à l’utilisation (notamment à travers des logiciels de retouches d’images ou de
mixage audio par exemple). Nous pouvons alors également imaginer pour ce dispositif une
interface nous permettant via la corporéité de l’auteur d’effectuer ces modulations de manière
transparente lors du processus de visualisation. Ainsi nous ne serions plus en présence d’un
simple document illustrant une pratique, mais devant une manifestation corporelle modulant
l’image et le son de manière interne, autrement dit, devant une sorte d’interface, de medium
corporel. Nous assisterions en quelque sorte à une durée de manipulation de la matière au
niveau élémentaire, comme si nous entrions à l’intérieur de la machine, de l’interface
permettant ceci. Outre le processus de création, c’est également le processus de modulation
qui nous est donné à voir au grand jour, comme si l’ordinateur dénudé, boitier ouvert, nous
livrait ses entrailles et les logiciels travaillant en son sein. A mon sens, la monstration du faire
nous permettrait donc non seulement d’entrer en relation directe avec la durée de création de
l’œuvre et la corporéité de l’auteur, mais également, avec le temps uchronique définit par
Couchot. Dans ce temps qui nous est donné à voir, nous observerons alors la transcendance de
l’interface numérique, incarnée dans la corporéité medium de l’auteur.
88
3 - D’une pratique analogique à un dispositif hybride : Anterograde
Après avoir étudié en détail les deux pratiques misent en jeu dans ce projet de
recherche, nous avons également aborder la façon dont nous pouvons mettre en relation
celles-ci et les notions qu’elles convoquent en les hybridant à l’outil numérique de façon
théorique afin de mettre en exergue le processus, le geste et la durée de la matière. Nous
allons à présent nous attarder sur l’élaboration et les évolutions qu’on connues ce travail.
D’un point de vue plastique nous allons tout d’abord voir l’évolution de ma pratique et de mes
préoccupations au cours de l’élaboration de ce projet de recherches grâce aux entretiens avec
Denis Orhant qui ont permit de faire coïncider au mieux ma peinture avec les problématiques
de ma pratique sonore. Concernant le son, j’aborderai également les différentes étapes
d’élaboration des drones au sein d’Anterograde et quels moyens techniques ont été trouvés
pour les enrichir. Enfin, nous verrons quelles évolutions à connu la mise en place du dispositif
en lui-même, à la fois dans l’espace de création et dans l’espace de monstration, ainsi que les
partis-pris logistiques qui ont jalonnés l’élaboration du dispositif d’Anterograde.
Figure 37 : Francis Bacon, Portrait de Lucian Freud, collection particulière Londres, 1965
Figure 38 : Francis Bacon, Auto-portrait , huile sur toile, 35.5 x 30.5, Centre Georges, Pompidou, Paris, 1971
90
Regardons les figures 37 et 38, et comparons la touche avec une de mes premières peintures
illustrant mon propos (figure 39). La résonance des blancs avec les noirs se fait sur la limite
entre ces deux couleurs, soit dans un rapport de dynamique (tension dans le geste créant des
nuances de direction de la touche) soit dans un rapport de fond/forme où les touches foncés
renforcent l’intrusion des clairs à la touche laiteuse ou des rouges sanguins sous un rapport
sensible complémentaire. De plus les mauves et les teintes bleutées observées sur la figure 38
évoquent également des ecchymoses dans la matière picturale renforçant l’idée de surface
plastique et charnelle. J’entends par là tout d’abord que les espaces de noirs prennent place
dans une structuration de l’espace pictural de par leur étendue et leur rapport de profondeur,
tandis que les dilués projettent un dynamisme gestuel pour entrer en contact avec les autres
masses de couleurs, afin d’entrer en résonance dans un rapport de forme, de contraste. Les
blancs quant à eux dynamisent en se faufilant entre les impulsions rythmiques des projections
foncées et bénéficient de transparences afin d’entrer en résonance avec les aplats de noirs et
de rouges. Ces derniers, apportent de la plasticité grâce à une touche plus « sèche » qui
contraste avec les projections liquides. Cet aspect pâteux n’est pas présent dans mon travail de
part le support et le type de peinture utilisée. De plus j’apporte une importance à l’épaisseur
de la touche afin que cet aspect sec ou pâteux qui selon moi ne permet pas une imbrication
des éléments picturaux entre eux soit évité, et laisse plus place à une superposition d’éléments
plastiques. Ainsi, cette façon de traiter la touche picturale permet de mettre en avant le
processus de création comme imbrication de différents moments picturaux, s’imbriquant au
niveau spatio-temporel afin de créer une œuvre invoquant une esthétique de la planéité.
Figure 39 : Moreau Benjamin, Sans Titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010
Figure 40 : Francis Bacon, Portrait de Lucian Freud, détails, collection particulière, 1965
91
J’ai cependant laissé de côté progressivement ces teintes sanguines, d’une part à cause de leur
caractère dramatique et carnassier trop important qui ressurgissent de l’atmosphère globale de
la toile, et ensuite par manque de stabilité dans mes compositions. En effet, les différences de
valeurs de ces trois couleurs imposaient un contraste fort lors de leur mise en relation ne
permettaient pas une imbrication de leur substance les unes dans les autres sans créer de
teintes intermédiaires non désirées (dans les tons de roses et de gris principalement). Ainsi,
lors de la composition, il me fallait jouer essentiellement sur les oppositions de valeurs afin de
faire contraster les différents instants picturaux les uns par rapport aux autres, et non en les
mêlant au sein d’une même surface. Cette contrainte posait alors un problème de structure en
imposant à la lecture de la matière sur le support une durée relativement marquée et
retranchant dans leur champ de couleurs chaque instant pictural séparément (les touches de
blancs, les touches de rouges et celles de noirs). La durée de la couleur portait alors dans son
appréhension un caractère plus temporel que spatial tant son rapport aux autres touches
colorées s’effectuait sur un rapport de force, d’opposition ou du moins de dynamique franche.
Cet écart avec l’esthétique du All-Over ne permettait pas alors de visualiser une durée
homogène de la matière au sein du support, mais hiérarchisait de façon trop importante, ne
serait-ce que temporellement, les touches colorées. L’ensemble, bien que cohérent dans son
style, ne présentait en revanche plus d’unité spatio-temporelle d’un point de vue sensible. On
se trouve alors dans un espace de visualisation laissant chaque trace mener sa propre voie, se
faufilant entre les autres touches, et contournant de façon quasi-systématique la question de
l’imbrication de la durée picturale sur la surface de projection. Bien souvent lors de la
réalisation de mes peintures, la lecture linéaire (au sens formel) bloquait soudainement ma
visibilité de la toile en une succession, une fluctuation d’instants non imbriqués. La façon
dont je me sortais de cette impasse était le plus souvent une redynamisation de la surface en
projetant de façon saccadée des rythmes picturaux liquides afin de confondre les instants
précédents, de créer un liant entre ceux-ci.
D’un point de vue de la narration mon travail se situait dans l’abstraction proche des toiles en
dripping de Pollock, et des toiles de la période 1970 de Willem De Kooning ; où la structure
et l’expression picturale de la peinture même, à travers un geste, sont les points primordiaux
pour l’appréciation de celle-ci. On observe alors une sorte de paysage non figuratif (voir
figures 41 à 43), dans lequel les touches et les entrelacs, les différentes superpositions de
couches diluées se confondent. Dans une dynamique et non dans une narration préétablie, la
peinture se développe d’elle-même, et son rapport au fond, au cadre, au support devient
secondaire. L’articulation entre les différents éléments ainsi que la dynamique des formes est
ainsi faite par le geste ayant empreint la peinture sur le support. Ce moment, dans lequel
l’intentionnalité de l’auteur se manifeste plastiquement, rend compte de son expressivité au
moment du processus pictural. Le geste engendre donc l’image, et n’amène pas une narration
ou une figuration dans l’espace de la toile, mais une imbrication de divers moments picturaux
au sein d’un espace non cadré (au sens photographique). Ainsi, nous observons que la
hiérarchisation des éléments picturaux sur la toile ne se fait pas par rapport à un rendu final
(cela reviendrai à une esthétisation des mouvements), mais au fur et à mesure que les touches
picturales manifeste l’expression de l’auteur. Ici, l’abstraction interroge l’essence même de la
peinture, dans sa capacité d’expression de l’intention plastique de l’auteur. Les différents
moments picturaux font alors partie d’un ensemble plastique, n’ayant pas de point de chute
d’un point de vue narratif, mais constituant un déroulement pictural dans un espace de
création. Si la structure globale de l’œuvre est cohérente au niveau esthétique, c’est que
chaque touche est une expression en soit, en elles toutes les qualités plastiques sont présente.
On peut considérer que ces instants picturaux apportent chacun leur pierre à l’édifice dans la
mesure où ils sont indépendants d’un point de vue narratif. Leur liaison avec chaque autre
élément ne se fait pas dans la linéarité, grâce à l’esthétique plane, mais dans un rapport
relationnel avec les autres sans rapport hiérarchique entre eux (que l’on retrouve dans les
œuvres mettant en jeu le All Over) On observe donc que les éléments picturaux entre en
92
résonances entre eux par le biais de leur matérialité propre, qui prend forme dans le processus
de création de la toile.
Chaque touche, s’inscrit comme instant pictural indépendant, mais prenant sa place dans un
ensemble. On peut donc considérer que la planéité mise en jeu par cette approche de la
pratique plastique, est valable au niveau de la construction et la structure interne de l’œuvre
durant son processus de création (et non par une hiérarchie prédéfinie) et au niveau de son
esthétique. Le fond et la forme de cette pratique plastique que j’interroge dans mon travail
s’inscrit donc dans le rapport de la planéité et de la matérialité picturale.
Figure 41 : Willem De Kooning, Sans titre V, huile sur toile, 203 x 178, 1977
Figure 42 : Willem De Kooning Sans titre XXX, huile sur toile, 1977
93
Si nous regardons en détail les différents passages picturaux sur ces exemples de peintures de
De Kooning, nous observons une communication et une uniformité au niveau de la touche. Si
les formes, les courbes qui structurent les toiles ne sont pas les éléments fondamentaux pour
l’appréciation de l’œuvre, mais font jonctions entre les différentes étapes du processus
pictural. Non pas en détachant chacun d’eux de l’ensemble plastique dont ils font partie, mais
en associant les instants picturaux entre eux, on observe des résonances gestuelles et des
dynamiques expressives, des intentions plastique, plutôt que des lignes de forces structurant la
globalité de l’œuvre de façon prédéfinie. De plus notons que les couleurs ne sont pas utilisées
à des fins narratives mais pour leurs valeurs et ainsi, comment elles résonneront les unes par
rapport aux autres selon leurs ancrage à la surface de la toile. La vibration de la touche
picturale ne sert pas à animer l’ensemble de la toile d’une atmosphère quelconque, elle à pour
dessein de rendre compte de toute la vitalité de la matière prenant forme à travers un geste.
Ainsi, cette énergie vibratoire que l’on observe chez De Kooning est davantage une traduction
plastique de l’état du rythme pictural qu’un moyen esthétique pur. Entendons par là que
l’utilisation de la touche chez De Kooning, tout comme je l’ai adapté dans ma pratique, n’a
pas pour visée une modulation formelle de la matière mais est dans son essence une
transcendance de sa vitalité et de l’intention de l’auteur. Autrement dit, je considère ma
touche davantage comme révélatrice de la matérialité picturale consécutive au geste qu’a un
exercice de style, mettant l’accent sur le fond de la matière plutôt que dans sa forme.
Figure 43 : Jackson Pollock, Number One, huile et email sur toile, 172.7 x 264.2, Museum Of Modern Art, New
York, 1948
94
D’un point de vue de la structure, l’exemple de cette toile de Pollock est assez représentatif du
type d’agencement de mes peintures du moment. Nous pouvons observer plus en détail celle-
ci et la confronter avec mes travaux afin de déceler les problèmes structurels auxquels j’ai été
confronté durant leur élaboration (figures 44, 46, 47, 48).
Figure 44 : Schéma de mise en valeur des lignes de forces de Jackson Pollock, Number One, huile et email sur
toile, 172.7 x 264.2, Museum Of Modern Art, New York, 1948
On observe tout d’abord une ouverture des côtés de la toile, une disparition du cadre dans la
mesure où nous sentons que le champ d’action des touches picturales s’étend également au
dehors ; faisant ainsi état du processus pictural dans son ensemble, non limité à un support,
mais à une dynamique gestuelle. On pressent alors un étalement de la surface au-delà de ses
propres limites, un allongement de sa durée par delà le support grâce à des points de fuites
tournés vers l’extérieur du cadre pictural. Contrairement aux autres toiles de Pollock, on
souligne ici une ouverture dans le haut de la toile, un flottement aérien, où l’espace pictural
laisse le fond dialoguer avec ces entrelacs de peinture. De plus, on assiste à une centralisation
au niveau rythmique, alors que les espaces latéraux sont plus confus et plus denses. Cet
espace, flottant, ouvert, indique un sens de lecture, et est ici renforcé par le bas de la toile
(figure 44) qui se laisse appréhender comme une base à partir de laquelle les projections
prennent leur élan vers le centre de la toile. L’appréhension d’une sorte d’horizon pictural
présente ici une narration assez linéaire de la toile ; en effet nous aurions tendance à balayer
du regard de façon continue les chemins picturaux que nous devinons à la surface de la toile.
On suit alors non pas le tracé pictural de la touche mais une sensation de trajectoire insufflée
par l’agencement des différentes durées au sein du support. Alors, ce n’est pas totalement la
gestualité de l’auteur dans laquelle nous nous projetons en suivant à la surface de la toile les
instants de la matière, mais plutôt une interprétation optique de directions de la peinture. Là
où cette visualisation nous pose problème, c’est qu’elle incite le regardeur à interpréter une
structure de surface, et non à retrouver la corporéité de l’auteur mettant en jeu la vitalité de la
matière. Le spectateur possède alors un sens de lecture qui lui est propre, mais qui se limite à
son interprétation, à un agencement de surface et non à une trame de fond.
95
Figure 45 : Jackson Pollock, Number 30, Autumn Rhythm, huile et email sur toile, 266.7 x 525.8, George A.
Hearn Found, 1950
Figure 46 : Schéma de mise en valeur du cadrage plastique de Jackson Pollock, Number 30, Autumn Rhythm,
huile et email sur toile, 266.7 x 525.8, George A. Hearn Fund, 1950
Prenons un autre exemple d’aération au niveau du cadrage avec Autumn Rythm (figure 46), où
on observe qu’un cadre peut-être délimité au sein même de la toile. Ceci souligne alors la
centralisation de la dynamique picturale, et l’ouverture du geste vers le cadre (celui du
support) de la toile. Contrairement à la fermeture de l’espace plastique sur la peinture
observée précédemment, on constate ici un déploiement des rythmes picturaux, une explosion
vers les limites physiques de l’œuvre, et non une continuité de la peinture dans l’espace
pictural gestuel. Le sens de lecture se fait alors dans un schéma interne de redondance du
geste et des lignes qui s’entrecroisent, comme un tourbillon pictural qui tend à s’élargir vers
les limites du support. On peut dès lors situer plus aisément la corporéité de l’auteur et
l’ampleur de son action au sein de la surface. Le rythme expansif que l’on observe sur cette
toile n’est pas spécifiquement indiqué par une lecture subjective de l’œuvre ; en effet le fondu
entre les différentes durées de la couleur et du fond créé réellement un espace de All-Over.
96
Ainsi, le cadre virtuel qui centralise l’énergie picturale et vibratoire de la matière n’enferme
pas la durée picturale dans une lecture plane de sa spatialité et de sa temporalité, mais ouvre
au contraire les possibles picturaux au-delà de leur surface. Ce qui est intéressant de noter,
c’est qu’au sein du cadre dans lequel nous visualisons la plus grande concentration de lignes,
nous nous surprenons à suivre inlassablement avec notre œil les différents chemins
qu’emprunte la matière et ce de manière différente à chaque fois. Comme si à travers
l’expérience optique de cette matière picturale et de sa formalité, de sa durée, nous faisions
l’expérience des possibles picturaux à la fois dans son caractère épiphénoménale et corrélatif.
Dans les peintures de ma production (figures 47 et 48), nous observons le même schéma que
dans les peintures de Pollock évoquées plus haut (figures 43 et 45). Ainsi pour la figure 47
« la base » induit un sens de lecture vertical et ne guide donc pas l’appréhension de la toile
dans sa globalité comme le suggère l’esthétique du All-Over. De plus, l’aération de l’espace
ne laisse pas la matière picturale animer la surface sur sa totalité et semble contrainte à
tournoyer sur elle-même et à s’enfermer dans ses propres limites. Le principal souci auquel
j’ai été confronté lors de l’élaboration de ces espaces plastiques était mon incapacité à
transcender la matière au-delà de ses propres limites, de sa propre durée. Figée sur la surface
je ne réussissais dans ce type de composition qu’à imbriquer les différents instants picturaux
de façon formelle en créant des rythmes et des vagues colorées dont l’impulsion, bien que
palpable, s’estompe dans l’immobilité formelle de l’agencement global. Entendons par là que
malgré la tension que l’on peut pressentir au regard ces travaux, le geste apparait finalement
pour figer la matière dans une durée relativement pauvre en mouvement. Du moins, avec le
recul je ressens ces rythmes picturaux comme des coulées de lave ayant peu de mouvement
propre et dépendants essentiellement d’une impulsion maladroite tentant d’exprimer hors de
sa propre durée une matérialité expressive. Comme la lave, ces instants picturaux se figent
alors en une forme aux consonances formelles relatives mais contiennent en elle que trop peu
d’expression du mouvement et du geste. Pour la figure 48, on constate une centralisation des
gestes vers le centre de la toile. Ainsi, on pressent le geste dans son ensemble, et on y constate
son expressivité dans la matière picturale, inscrite sur la toile à des instants plastiques donnés
mais de façon non uniforme. De plus, ce travail montre clairement le manque flagrant
d’articulation entre les différentes durées picturales. En effet le centre de la toile est certes
plus rythmé, mais les instants picturaux le constituant ne s’imbriquent pas avec le reste de
l’espace. A la surface s’activent les instants picturaux les plus vifs et les plus récents mais au
fond et sur les côtés de la toile restent stagnants les précédents. Ainsi, les différentes strates de
durées picturales ne sont ni apparentes, ni palpables à travers l’articulation rythmique des
instants picturaux à la surface de la toile. Dans les figures 49 et 50, j’ai essayé de travailler
différemment la touche en accentuant plus le jeu de profondeur appuyé par une touche plus
cotonneuse, plus contrasté et en travaillant en bichromie. Le résultat n’est pas encore à la
hauteur de ce que j’attendais en matière de structure, mais l’atmosphère qui se dégage de ces
essais était plus convaincante. En effet le mouvement induit dans ces toiles est moins grossier
et joue d’avantage sur les masses de couleurs que sur une traçabilité du geste en tant que
dynamique purement physique ; ici on observe des espaces colorés avec une mobilité interne,
plutôt et non une simple manifestation colorée de la corporéité de l’auteur à la surface de
l’œuvre.
En continuant ce travail sur le geste, j’ai cependant réussi à aller au bout de cette approche
(figures 51, 52 et 53) suite à mes entretiens avec Denis Orhant et à trouver une alternative ;
grâce à l’utilisation de grandes spatules de plâtriers permettant une focalisation du geste et du
rythme au détriment d’un travail de ponctualité picturale instaurée par la touche. Les jeux de
mouvements à la fois de l’auteur et de la peinture arrivent à concorder dans l’espace de la
toile et les différentes strates picturales sont visibles sans pour autant hiérarchiser l’espace et
le temps de l’œuvre de manière chronologique. J’ai par la suite pris parti de ne pas continuer
dans cette voie afin d’ouvrir encore plus mon champ pictural et de le faire correspondre au
mieux à mon discours analytique et au projet Anterograde.
97
Figure 47 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010 suivi de schéma de mise en
évidence du cadrage pictural
Figure 48 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010 suivit de schéma de mise en
évidence des lignes de force
98
Figure 49 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 100x120, 2010
99
Figure 51 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 120x100, 2011
100
Figure 52 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 100x120, 2011
Figure 53 : Moreau Benjamin, Ganymede’s Monts, acrylique sur papier, 45x60, 2011
101
Parallèlement, j’ai senti que la limite de l’articulation de la matière colorée était atteinte, et
que je devais alors changer ma gamme de couleurs pour m’extirper de ce mode de
composition mettant en jeu une gestualité systématisé de façon Pollockienne. J’ai eu alors le
sentiment que le choix colorimétrique me faisait défaut car il inscrivait trop la matière et le
geste dans un registre strictement Pollockien et ne permettait pas une bonne respiration des
blancs. En effet, la présence du rouge dans ma palette connote le blanc et ne me permet pas
une utilisation optimale de celui-ci. C’est en associant le blanc avec des teintes jaunes, beiges,
ocres, marronnées que les textures et les dynamiques que je souhaite mettre en formes
pourront s’opérer227. Ainsi j’ai décidé d’exclure le rouge de ma palette et de réduire dans un
premier temps le noir au maximum. Je me suis alors penché sur un autre aspect de la
composition et de la touche que j’ai précédemment abordé dans ma partie théorique et que je
devais expérimenter.
227
Ce que j’ai commencé à faire des figures 49 à 52 et qui m’a convaincu d’effectuer ce basculement
102
Figure 54 : Moreau Benjamin, Bruns et blancs : travail sur la touche, acrylique sur kraft, 70x100, 2011
Figure 55 : Moreau Benjamin, Yellow combinaisons I et II, acrylique sur papier, 60x45, 2011
103
Afin d’approfondir l’esthétique de la planéité dans mon travail pictural, j’ai ensuite mit de
côté cette notion de répétition de la touche, de la forme, de l’instant pictural. En focalisant
mon attention sur le geste répété en lui-même, il s’est avéré que le rythme qui en découlait ne
correspondait pas exactement à ma définition de la planéité pour ce projet. Même si l’aspect
esthétique de ces toiles me convenait, de part leur uniformité formelle et la dilution de la
forme-matière au fur et à mesure de sa répétition sur la surface (figure 55), je me suis rendu
compte qu’un sens de lecture ponctuel apparaissait lors de l’expérience esthétique de ces
toiles également dut à la touche tamponnée et répétée en surface. En effet, l’aspect séquentiel
de notre appréhension de la forme dans ce cas présent ne nous permet pas de visualiser
l’ensemble des vibrations formelles entrant en coïncidence sur la surface. Nous sommes en
présence d’une masse picturale vibrante sans pour autant réussir à en saisir l’ensemble, mais
seulement ses différents instants. Ainsi, comme une sorte de synecdoque picturale, nous
considérons visuellement chaque rythme indépendant, chaque durée de la forme pour
l’ensemble de l’œuvre pour la totalité de sa surface. Hors, c’est à travers la résonance de ces
instants que se créé d’une part la morphogenèse de la matière plastique et de l’autre, la
cohérence et l’agencement esthétique de la toile. Ainsi, cette lecture verticale de l’œuvre et de
ses instants picturaux ne correspond pas à l’esthétique du All-Over que je souhaite mettre en
jeu dans mon travail pictural et sonore.
Il me fallait alors changer de cap esthétique afin de retrouver cette planéité, a la fois dans ma
technique induisant déjà une certaine perception de l’œuvre, dans ma structure et dans mon
choix de couleurs. Si pour mes essais de répétition je me suis efforcé de prendre des teintes
jaunes, beiges et blanches afin de m’assurer une certaine brillance dans mon rendu et une
subtilité de fondu entre les différentes formes répétées d’une part, et de l’autre de ne pas
marquer de façon trop émotionnelle/symbolique la toile par des couleurs sombres ; je me suis
alors intéressé au monochrome afin de ne me soucier de la couleur que pour son côté matériel
et non pour ses valeurs colorimétriques.
En parcourant les travaux de Soulages, Klein, Rothko, j’ai tout d’abord cherché à trouver une
palette sensiblement plus neutre. Je me suis alors dirigé vers des teintes automnales : blancs,
beiges, jaunes, oranges, ocres, marrons, noirs, ainsi que quelques pointes de rouges pour
rehausser ou donner plus de profondeur à mes couleurs. Ni trop brillantes, ni trop sombres,
ces teintes ne connote pas d’une émotion particulière la surface de la toile. En revanche, elles
renvoient à un caractère assez terrestre et brut (la terre, le sable, la vase, les végétaux) ou au
contraire vaporeux et humide comme dans certaines toiles de Joseph Mallord William
Turner228 où elles se fondent avec légèreté et fusionnent subtilement. L’ambivalence de ces
couleurs est intéressante pour questionner à la fois le temps et l’espace de la surface
d’incarnation de la matière pour souligner soit son imprégnation en tant que pigment dans le
support, soit sa relation aux autres instants picturaux à sa surface. Un jeu de va et vient
s’opère alors entre notre perception de l’aspect laiteux, humide, vaporeux et la force terrestre
tellurique et naturelle auxquels renvoient ces couleurs. Je souhaitais alors mettre en avant
cette dualité, non pas nécessairement de matière, mais de perception de ces couleurs, en
associant non pas à des formes, mais à des durées à la surface de la toile ces touches. Ainsi,
mon analyse de la durée picturale chez Rothko m’a amené à développer une structuration de
la matière également en adéquation avec mes problématiques musicales. De plus nous avons
conclu avec Denis Orhant ce choix de restreindre ma palette à deux ou trois teintes comme
nécessaire pour effectuer un jeu de résonance, d’aplats, de proportions, de limites dans cette
optique de planéité
228
Artiste britannique romantique (1775-1851) reconnu pour sa touche brumeuse et ses compositions avant-
gardistes mises en jeu dans des paysages.
104
J’ai alors adopté un mode de composition horizontal229, mettant en avant à la fois la durée de
la matière et celle du support lors de l’appréhension esthétique de l’œuvre. Les différentes
strates de couleurs délimitent bien un espace et déroulent une temporalité qui leur est propre,
et inscrivent la totalité de la surface dans le champ optique sans hiérarchiser ou ponctualiser
les différents instants picturaux. Lors de mes entretiens avec Denis Orhant, nous avons
également observés l’apparition de la notion de limite de la matière à travers les dégradés qui
fondent les différents instants entre eux, ce qui a été primordial dans la relation stylistique de
la peinture et du son de mes travaux pour Anterograde. Cette fusion, cet écoulement de la
durée d’un instant pictural dans un autre ne fait cependant pas état de la même morphogenèse
que lors de l’exercice de répétition auquel je me suis confronté précédemment. En effet, le
dégradé entre deux couleurs s’opère plutôt en verticalité et rompt ainsi avec le sens de lecture
horizontal du geste. L’espace-temps d’appréhension de la durée de la matière et de la surface
est ainsi confondu, et les différents sens de lecture de l’œuvre se trouvent eux aussi imbriqués.
Ces différentes strates et les dégradés entre elles permettent également de visualiser la matière
sous deux aspects différents : ses vides et ses pleins (figures 56 à 58). Tout d’abord notre
regard s’attache aux masses de couleurs et à leur déploiement sur la surface de la toile, puis à
la dilution de leur durée au travers des dégradés. De cette dispersion de leurs limites aux
travers d’autres instants picturaux apparaît une durée nouvelle, intermédiaire à la surface de la
toile, qui tend le regard à se poser non plus sur la matière « active », en mouvement, mais sur
l’espace créé entre ces différents instants de matières. Ainsi, la respiration entre les strates
colorées rythme non seulement la composition et la matière mais également la lecture de
l’œuvre en mettant en valeur les jonctions picturales et les dégradés. On peut alors considérer
que les instants où la matière se dilue et s’estompe ne créés pas de vides, mais articule
l’appréhension de celle-ci autour des différentes strates colorées. Ce qui me semble
intéressant dans ce type de lecture est que la durée et ce qu’on pourrait nommer la contre-
durée (le temps mort, la contre-forme) rentre en coïncidence grâce à la matière même à la
surface de l’œuvre. L’inertie plastique est ainsi évitée en rythmant l’espace et le temps de la
« forme »230 en transcendant ses propres limites.
229
Composition non-ponctuelle déroulant le processus et le geste de façon plus continue dans le temps et
l’espace, où l’appréhension de la matière s’effectue sur son étendue. Celle-ci diffère d’une écriture verticale ou
contrapuntique par exemple.
230
Qu’elle soit figurée ou abstraite ici, il faut entendre la forme comme enveloppe, contenue, ou incarnation
plastique sur une surface de la matière picturale.
105
Figure 56 : Moreau Benjamin, travail sur la bordure, acrylique sur papier, 45x100, 2011
Figure 57 : Moreau Benjamin, Strates : travail sur la bordure, acrylique sur papier, 45x60, 2011
106
Figure 58 : Moreau Benjamin, Brun et orange : travail sur la bordure, acrylique sur kraft, 115x100, 2012
Figure 59 : Moreau Benjamin, Blanc, brun et orange : travail sur la bordure, acrylique sur papier, 70x70, 2012
107
Figure 60 : Moreau Benjamin, Jupiter Stratas I, acrylique sur toile, 145 x 120, 2012
108
Figure 61 : Moreau Benjamin, Rust, acrylique sur toile, 100 x 90, 2012
J’ai arrêté mon choix sur les figures 60 et 61 pour représenter mon travail au sein
d’Anterograde, car elles me semblent correspondre le mieux à ma réflexion et à mes
intentions plastiques et sonores concernant l’abstraction au sein de ce projet de recherche.
D’un point de vue de la monstration dans mon dispositif, j’ai décidé de présenter ces peintures
en diptyque ou en triptyque. Ce n’est pas sur l’aspect sériel de ce mode de présentation que
j’aimerai insister mais sur les résonances qui peuvent alors s’opérer entre les différentes
toiles. En effet, la juxtaposition des différentes durées picturales créée des espaces entre les
supports et amène donc un rythme nouveau dans l’appréhension des surfaces. Ainsi, les
strates et les lignes communiquent d’une toile à l’autre, non pas par continuité figurative ou
structurelle, mais par la vibration créée par la discontinuité de leur durées qui trouvent comme
résonateur l’espace entre leurs surfaces. De plus, en analogie avec la représentation spectrale
du son, l’écoulement horizontal des durées picturales et leurs résonances verticales amène une
cohérence dans le sens de lecture des surfaces et des rythmes qui les constituent.
109
D’un point de vue sonore, mes premières expérimentations possédaient une accointance
avec la musique concrète et comportaient des éléments de traitement effectués grâce aux
technologies numériques. Ces expérimentations consistaient dans un premier temps à
enregistrer des sons et bruits venant d’objets du quotidien (eau qui coule d’un robinet,
percussion sur des récipients vides, frottement du micro contre une surface en tissu ou autre
etc.) puis à les traiter numériquement avec des filtres via l’outil numérique. J’utilisais
principalement un effet de ralentissement dans le but d’allonger l’échantillon sonore et de le
diluer dans sa propre durée. Ainsi, je replaçais mes échantillons en plages sonores continues,
passant d’un niveau de compréhension figuratif (reconnaissance des sons) à un niveau de
lecture totalement abstrait. Nous observons que la mise en place de ces échantillon de façon
non linéaire, mais en superposition, amène de part sa nature abstraite une certaine planéité, et
une narration non figurative et adimensionnelle dans l’espace de l’œuvre. La perte de repères
figuratifs étant accentuée par la superposition des différentes strates sonores, nous étions alors
en présence d’un espace adimensionnel et atemporel. En effet, l’absence de rythme, et de
structure rythmique au sein de l’agencement de ces échantillons créée une dilution de l’espace
sonore dans un enchainement et une imbrication de nappes sonores étirées. L’utilisation des
traitements numériques des échantillons avait alors pour but non seulement une transcendance
de leur propre matière (allongement de leur spectre sonore) mais une mise en valeur de leur
temporalité. Ainsi, de l’étalement temporel d’un échantillon jusqu'à sa transformation en une
succession de vibrations arythmiques, c’est à la fois sa matérialité spatiale et temporelle qui
était modifiée, autrement doit son essence d’incarnation : sa durée. Sans que j’eu
spécifiquement connaissance des notions propres au drone, ma pratique se dirigeait dès lors
vers l’esthétique de la planéité que nous avons observé précédemment. L’allongement de la
durée de la matière transformant ainsi chaque instant sonore en une couche, une texture
vibrante créait alors une composition abstraite et dense, mettant en valeur l’expressivité de
chacun d’entre eux.231
La découverte de Sunn O))) et de Khanate m’a ensuite amené à m’intéresser à cette planéité
dans la musique électrique. L’ajout d’effets de distorsion sur les guitares et la basse permet de
rallonger le sustain, où la durée de vibration de la note et conduit ainsi un allongement des
plages sonores et à des respirations renforcées par la baisse du signal électrique distordu qui,
« agonisant », laisse place à un larsen ou à des bribes de sons, de craquements, de buzz qui
traduisent également sa matérialité propre. Ainsi, avec le drone de Sunn O))), j’ai trouvé une
inspiration et une base que je ne possédais pas auparavant, avançant à l’aveugle, tâtonnant
dans l’abstraction sonore. Les compositions du groupe, très denses font état d’une expérience
nouvelle du son, mettant en avant une procession sonique et un jeu de textures se structurant
au fur et à mesure que les compositions se déroulent. Nous sommes ici en présence d’une
épaisseur sonore contenant différents éléments reconnaissables (différents instruments et
timbres) mais constituant un seul et même bloc de son. A la différence des modifications
apportées aux échantillons sonores diluant ainsi à la fois leurs durées et leur figuration, le
propos ici est plutôt de l’ordre d’une sublimation de la matière sonore émanant d’un
instrument. A l’aide d’effets et d’un choix spécifique d’instruments, d’amplification, de
système de sonorisation, la matière vibrante prend ainsi des proportions nouvelles, et
transcende sa propre durée grâce à ces différentes techniques, mediums. Je me suis alors
penché sur ce type de matériel afin de pouvoir manipuler la matière sonore tel que je
l’entendais. J’ai donc réussi à me procurer des instruments Kramer, datant des années 1970,
dont les manches sont constitués en partie d’aluminium, renforçant ainsi la structure de
l’instrument et permettant des vibrations plus importes de celui-ci. Ainsi dans la structure
même de l’instrument, l’esthétique de la vibration étendue dans la durée est présente et permet
un accroissement conséquent du sustain des notes jouées. Pour continuer dans cette recherche
sonore, j’ai également fait l’acquisition d’amplis Sunn O))), Orange des années 1970
également, qui possèdent un grain particulièrement chaleureux et une rondeur dans les bas et
231
Voir Annexes numériques, expérimentations sonores
110
les bas medium typique des sonorités doom et drone. Enfin, j’ai recherché des pédales du
Fuzz de type Electro Harmonix Big Muff qui ont également une forte teneur en basses et
allongent considérablement la vibration de la note jusqu'à la noyer dans un signal distordu qui
ne possède plus que l’impulsion initiale pour figurer sa matérialité initiale. Ce qui est
intéressant avec ce genre d’effets c’est la façon dont la matière se transforme et se déforme au
cours de sa durée. Comment à partir du geste musical, la matière va suivre son propre cours
grâce aux effets qu’on lui prête, dans une durée qui n’appartient plus au corps de l’auteur de
moduler.
Je me devais donc pour illustrer mon propos théorique trouver une pratique en adéquation
avec les contraintes techniques du dispositif hybridant peinture et son.
D’un point de vue de la création des drones et des sons, je me suis d’abord posé la question de
la nature de la source sonore. Devait-elle être analogique, numérique, provenant
d’oscillateurs, de guitare/basse ? En partant de ma pratique électrique du drone je me suis
naturellement penché en premier lieu sur la création de nappes de guitares. En imaginant les
enregistrer à l’avance puis en les modulant simultanément durant le processus de création
j’aurai pu créer des couches sonores relativement épaisses. Cependant le problème principal
de cet exercice aurait été le choix des notes, des riffs à jouer durant l’enregistrement qui aurait
111
induit un parti prit narratif ou compositionnel. De plus, la modulation de nappes de guitares et
de basses via l’outil numérique n’aurait pas été satisfaisant esthétiquement parlant car l’ajout
d’effets de type ring modulator ou phaser sur des pistes déjà très saturées aurait été trop
marqué, voir grossier dans l’esthétique générale. En outre, le décalage temporel entre la
création sonore et sa modulation n’avait aucune pertinence dans mon propos, au contraire
même il aurait nuit à la bonne compréhension des coïncidences des durées plastiques et
sonores au sein du dispositif. La création du son par un geste antérieur au processus même
aurait ainsi déplacé la fonction des drones d’un pendant sonore à une illustration, voir à une
bande son préparée à l’avance. De plus, il m’aurait fallu capter visuellement ce faire sonore
antérieur à la mise en place du dispositif afin de mettre en évidence la corporéité mise en jeu
dans cette création musicale. En effet, dans l’optique de retrouver l’intelligibilité de la matière
ainsi que sa matérialité au travers du geste et du processus créateur, cette création antérieur
aurait nécessité une transposition de sa durée dans le dispositif hybride puis dans la durée de
monstration de l’œuvre, transcendant ainsi deux fois sa propre durée. Cela devenait trop lourd
techniquement, car la captation sonore et visuelle de la création et de l’enregistrement de ces
drones aurait dût être diffusée dans le dispositif hybride pour qu’il puisse s’opérer un échange
de durée, puis captée de nouveau, afin de rendre compte de cette rencontre. Autrement dit, le
geste musical aurait nécessité deux captations et deux diffusions différentes ce qui alourdissait
considérablement la conception du dispositif. Le statut de ces captations et diffusions aurait
également d’un point de vue théorique nécessité une analyse et un approfondissement, ce qui
ne rentrait pas spécifiquement dans mon propos global. Bien que transcendant l’espace et le
temps du geste musical, ces captations/diffusions ne nécessitaient pas d’être employées deux
fois dans le dispositif pour délivrer toute l’intelligibilité de la matière.
Il me fallait donc trouver une alternative à cette création pour la rendre véritablement
simultanée au faire pictural, c’est pourquoi j’ai laissé les instruments de côté, nécessitant une
corporéité génitrice que je n’aurais pas été en mesure de développer durant le processus de
création pictural. Ainsi mon choix c’est donc porté sur des oscillateurs comme sources
sonores continues car ils ne nécessitent pas une implication ponctuelle du corps sur le medium
pour délivrer un son, une fois celui-ci lancé il ne s’arrêtera que si on le débranche. J’ai donc
choisit différentes sources sonores avec des timbres différent, dans le but de créer une masse
et une épaisseur conséquente à mes nappes sonores. Mon choix c’est tout d’abord porté sur un
ring modulateur Moog232, réputé pour ses basses fréquences puissantes, rondes et épaisses. Le
LFO intégré permettant des légères variations de tonalité enrichie d’autant plus le drone créé
par cette pédale d’effet. J’ai souhaité également épaissir le timbre de cet oscillateur en lui
adjoignant un delay analogique Electro Harmonix Deluxe Memory Man 233. Le chorus integré
à ce delay enrichie la modulation de l’oscillateur et sa chaleur naturelle ajoute du grain et de
la consistance au Moog et lui donne plus d’ampleur et d’espace. La seconde source sonore est
un autre delay analogique MXR Carbon Copy234, dont le réglage de durée est mit à son
maximum, provocant une auto-oscillation de la pédale d’effet. La répétition du signal et son
oscillation intrinsèque créée alors un drone très versatile et riche au niveau de son timbre.
Relativement dense et complexe il permet de solidifier l’ensemble du drone grâce a ses
fréquences ni trop basses ni trop aigues, créant ainsi un liant entre tous les oscillateurs.
Vibrant ainsi de son propre rythme, tout comme le ring modulator, cette pédale utilisée
comme oscillateur nous fait entrer dans un état de contemplation de la matière de part son
caractère hypnotisant et lancinant. Je souhaitais ensuite apporter plus de grain à mon drone,
grâce à une source sonore plus saturée et plus agressive afin d’accentuer toutes les aspérités
de la matière sonore. J’ai alors choisit une pédale de fuzz pour basse, la Bass Big Muff235
d’Electro Harmonix chargée en basse et en grain, elle possède un timbre très dense et saturé,
232
Voir Annexes, Figure 21, p°141
233
Idem, Figure 22, p°141
234
Idem, Figure 23, p°141
235
Idem, Figure 24, p°142
112
vibrant avec intensité elle ajoute un caractère rugueux au drone. En la faisant auto-osciller
avec un Octaver Multiplexer236 d’Electro Harmonix, je rajoute encore plus d’épaisseur et
d’intensité au timbre du drone. La saturation de cet oscillateur apporte un côté plus granuleux
et râpeux au drone jusqu’ici rond et chaleureux. Il me semble que pour mettre en valeur cette
matérialité sonore, toutes les textures doivent être exploitées et ce choix d’oscillateur va ainsi
dans ce sens pour apporter de subtils reliefs à l’esthétique de la planéité mise en jeu dans le
drone. Après plusieurs essais je me suis rendu compte qu’il manquait un oscillateur rond et
précis, délivrant des basses propres et sans aspérités afin de remplir le bas du spectre avec un
timbre neutre. J’ai alors fait auto-osciller un low pass filter237 Moog sans y ajouter d’effets
supplémentaires afin de garder des basses rondes, pleines et chaleureuses. L’addition de ces
quatre sources sonores créé alors une épaisseur conséquente et un jeu de textures varié et des
nuances d’intensité au niveau de la spatialité de chaque oscillateur. Voici les mesures de
fréquences effectuées par le logiciel Pure Data une fois le dispositif mit en place : Mxr
Carbon Copy à 21Hz, Moog Ring Modulator à 33hz, Big Muff à 33hz et Low Pass Filter à
33hz. En jouant sur la rugosité ou la netteté des nappes sonores on obtient ainsi différentes
strates de timbres rentrant en résonance de par le choix de leurs fréquences et de la
complémentarité de leurs tessitures. Dans notre appréhension globale du drone nous pourront
à la fois distinguer chaque oscillateur différent de part son timbre et sa matérialité propre,
mais ce qui m’intéresse dans la création de cette construction sonore c’est la symbiose de tous
ses éléments constituant. Ainsi, l’imbrication de chacune des durées des sources sonores et la
fusion de tous les timbres créée une combinaison de fréquences englobant tous l’espace de
déploiement du son. Cet amalgame indiscernable et uniforme constitue toute l’essence de la
matière du drone, sans repères formels et sans lecture définit. En effet grâce à l’union de tous
les oscillateurs en un seul et même magma vibrant, de multiples sens de lectures sont
possibles entre l’appréciation uniforme du bloc sonore compacte ou des différents flux
sonores se déroulant tout au long de la durée du drone. Ainsi, l’esthétique de la planéité se
retrouve dans ce drone pour nous faire apprécier la matière sonore dans un état non-narratif et
nous délivre toute son expressivité.
236
Idem, Figure 25, p°142
237
Filtre passe bas, voir Annexes, Figure 26, p°142
113
Figure 62 : Schéma du dispositif sonore d’Anterograde
114
Dans la mise en place d’Anterograde, ces drones seront lancés avant que le processus pictural
ne commence, pour plus de commodités techniques. Cependant, au niveau du montage audio
nécessaire pour la phase de monstration du projet, l’enregistrement sonore débutera au même
moment que le processus de création pictural (qui sera callé simultanément avec le début de la
vidéo) Dans le cadre du dispositif, la question de la diffusion de ces drones a également
évolué. En effet, partant d’une idée de réalisation des drones avec des instruments, je pensais
naturellement utiliser mes amplis dans l’espace de création pour des questions de volume et
de grain. Ainsi, avec des baffles utilisés normalement pour la basse électrique, les fréquences
basses auraient été parfaitement restituées. L’aspect vibratoire procuré par ce mode
d’amplification du signal est un atout pour l’esthétique mise en jeu au travers des drones car il
est analogique et donc très chaleureux. Cependant, suite à mon abandon de l’instrument au
profit des oscillateurs analogiques, je souhaitais toujours utiliser ce mode de diffusion afin de
garder l’aspect analogique présent dans mon travail, ce qui me tenait particulièrement à cœur.
Finalement, après avoir fais plusieurs essais je me suis rendu compte que l’utilisation des
amplis ne pouvait apporter le grain analogique à la matière du fait de son passage dans
l’interface numérique, en effet, la multiplicité des supports aurait plutôt tendance à atténuer la
qualité du signal plutôt qu’a lui donner la couleur souhaitée. Passer d’oscillateurs analogiques,
dans l’outil numérique, puis le retourner dans des amplis analogiques créerait trop
d’interférences sur le signal, outre les contraintes logistiques engendrées par la multiplicité
des outils dans ce dispositif. La diffusion des drones se fera donc par un système de
sonorisation classique a fort volume, directement à la sortie de la carte son externe de
l’ordinateur pour plus de commodités et en conformité avec le projet esthétique dans son
ensemble. Cependant, cette solution technique ne me satisfait pas totalement, j’aurai préféré
pouvoir proposé un dispositif avec un système d’amplification Sunn O))) typique de ma
pratique du drone et du doom éléctrique, afin de poser un cadre perceptif pour l’auditeur. En
effet, la visualisation du type d’amplification induit pour le spectateur une perception
différente de l’œuvre, et dans l’appréhension des ambitions esthétiques de l’auteur. Ces
mediums techniques font déjà état d’une interprétation de l’œuvre à laquelle nous sommes
confrontés, tout comme le choix de la méthodologie dans une analyse est déjà une
interprétation en soit du concept étudié. J’entends par là que les mediums utilisés dans
Anterograde démontrent dans leur choix et dans leurs natures, des caractéristiques précises
démontrant mon angle d’approche de la notion de matière plastique et sonore. Ainsi,
l’amplification par système de sonorisation traditionnel ne soumet pas exactement de façon
pertinente la perception du dispositif logistique de l’œuvre au spectateur pour qu’il puisse
construire son cadre mental d’appréhension de sa matérialité.
115
3.2 L’hybridation comme vecteur de l'intelligibilité de l’œuvre
Quand j’ai pensé ce dispositif au commencement, l’idée principale était d’hybrider mes
pratiques sonore et picturale analogiques, et d’y injecter le numérique comme outil
d’interactivité entre la matière et moi. Ainsi convoqués, dans un même espace de création, ces
pratiques qui sur le plan théorique ont des résonances certaines, se trouveront imbriquées dans
une même pratique artistique. La finalité de ce dispositif dans lequel la peinture et le son
coexistent est de m’aider à développer une pratique hybride, grâce à laquelle le numérique va
ouvrir des portes que l’analogique n’aurait pas pu entrebâiller.
Nous allons donc voir quelles évolutions a connu la mise en place de ce dispositif, dans le
cadre de la création tout d’abord puis dans celui de la monstration.
La captation vidéo qui au départ a été pensé comme une aide à la création comme nous
le verrons plus loin, pouvait également servir de trace visuelle, diffusable a posteriori dans un
espace de monstration où coïnciderait à la fois les images documentaires de ce processus, et la
toile en résultant. Le placement des caméras dans le temps du faire pictural à donc été pensé
en respectant l’idée de fragmentation du point de vue que nous avons évoqué en analysant les
documents photo et vidéographique d’Hans Namuth sur le travail de Pollock. La première
caméra vidéo devait être placée « en douche », c'est-à-dire a la verticale au dessus de la toile
disposée au sol (voir Annexes numériques, vidéo essai 4). Avec dans l’idéal un cadrage
correspondant parfaitement aux limites du support plastique, nous pouvons de la sorte assister
à l’incarnation de la matière avec un point de vue proche de celui que nous avons lors de la
visualisation traditionnelle d’une toile de manière frontale et plane. Cet aspect du point de vue
ainsi adopté nous amène plus à considérer l’espace et le temps de la toile à l’intérieur de sa
surface, sans jamais en dépasser les limites. Ce retranchement à l’intérieur du cadre plastique
nous amène également à constater une corporéité intrusive de l’auteur dans la durée du
support. Toutes les images hors-champ du corps étant ainsi invisibles et non suggérées nous
amène à observer une action plastique pure, dénuée de tout bavardage corporel, rythmant la
surface et la matière de son irruption dans le cadre pictural. Cependant, allant dans le sens de
ma critique des documents vidéographiques de Pollock par Namuth il apparait que cet angle
de vue fractionne certes le corps de la peinture et celui de l’auteur, mais d’une part ne
fragmente pas l’espace visuel à l’instar de celui du peintre, et ne laisse aucune place au hors-
champ de manière suggestive. En effet, en occultant totalement en dehors des limites du cadre
toute l’activité corporelle, nous n’observons qu’un « rythme plein » de l’activité picturale au
sein de sa surface et sa durée. Hors comme nous l’avons vu, c’est également le « non-
rythme », ou la « contre-durée » qui nous intéresse ici. D’autres points de vue étaient alors
116
nécessaires à la captation globale du processus, dans et hors-champ, ainsi pour faire l’analogie
a la fragmentation du point de vue de l’auteur j’ai choisit un second angle de prise de vue à la
première personne238. A la manière d’un jeu vidéo F.P.S.239 où la corporéité du personnage
principal (dans notre cas l’imageur) est absente du cadre d’appréciation visuelle mais est
suggérée par les mouvements de la caméra. Il me semble intéressant d’observer ce point de
vue qui fait s’incarner le regardeur dans la corporéité du héros ou de l’auteur. Cette projection
nous plonge alors au cœur de l’action et de la durée de l’œuvre dans le processus de création,
en confondant notre point de vue et a fortiori l’appréhension de notre corporéité avec celle de
l’auteur. La fragmentation de notre visualisation de la toile au cours de sa réalisation,
analogue à celle du peintre, nous permet une fois la toile terminée de retracer toute la durée de
la matière à sa surface, de ressentir toute l’expression de la matière dans son incarnation sur le
support. Les mouvements induisent également la notion de rythme plastique, que nous
pouvons ainsi ressentir « de l’intérieur » comme si notre vision se situait non seulement dans
le geste, mais dans le corps même du mouvement. Ce « corps du mouvement » constitue en
effet à la fois la durée de la matière, celle du corps de l’auteur déployant son geste, et de celle
de la surface, hôte de l’expressivité picturale. Notre projection dans tous les éléments
constituant ce mouvement expressif de la matière de part le corps sur une surface permet une
expérience optique de l’incarnation de l’œuvre des plus complètes si elle est confrontée à
l’inertie tangible de la toile terminée et exposée. Ce déploiement d’énergie dans la durée de la
monstration d’ordinaire d’une relative apathie, propose au spectateur de se replonger dans le
temps du faire, dans le processus d’incarnation de la matière pas seulement d’un point de vue
extérieur et contemplatif, mais introspectif et sensible. C’est par phénomène d’empathie
plastique que le regardeur pourra ainsi se plonger dans toute l’expressivité de la matière et
saisir toute l’intelligibilité de l’œuvre.
D’autres points de vue ont également été pensés pour simuler la fragmentation de la durée
observée dans notre analyse des clichés de Pollock par Namuth, en jouant sur la notion de
champ/hors-champs, en cadrant en plongée ou à ras-terre afin de perturber la visualisation de
l’espace240. Ces pertes de repères, tout comme chez Namuth auront pour fonction de
corroborer l’esthétique de la planéité mise en jeu dans les toiles alors en gestation, mais
également de questionner les temps morts en actes. Le rythme plastique ainsi que le rythme
du corps actant lors du processus de création seront alors captés sans pour autant délaisser les
contretemps diluant la durée de l’œuvre dans un espace-temps de non-création, de
relâchement, de respiration.
Toutes ces captations vidéos étaient supposées à l’origine servir à la fois pour la
compréhension du processus de création par le regardeur, mais également à l’auteur durant le
faire artistique même. Cette aide à la création, servant de recul pour appréhender les
différentes durées de la toile a d’abord été pensé pour être mit en place grâce à la
retransmission en direct de ces captations vidéos par des vidéos projecteurs dans l’espace du
dispositif de création. J’aurai pu alors simultanément acter et observer une transcendance de
ma durée par un medium au-delà de ma corporéité propre, de mon angle de vue fragmentaire,
et de mon appréhension chronogénique de l’œuvre. L’aspect interactif entre l’auteur, son
geste, et la perception extérieure de celui-ci aurait ainsi permit un retrait objectif du regard sur
la matière et sur la surface. Cependant, la lourdeur d’un tel dispositif aurait nuit d’une part à
la bonne mise en œuvre de ce projet, et après plusieurs essais à moindre échelle à finalement
révélé que l’interactivité espérée apparaissait finalement à défaut d’un dialogue réel entre
l’œuvre et l’auteur. Entendons par là que le jeu de regard entre l’œuvre matérielle et sa
captation vidéographique ne me permettait pas d’instaurer une réelle durée de création avec le
support car la possibilité de visualiser avec du recul la morphogenèse de l’œuvre était au final
plus une distraction qu’une réelle ouverture sur les possibles picturaux. La possibilité de
238
Voir Annexes numériques, Vidéo essai 1 et 2 avec une caméra fixée directement au pinceau
239
First-Person Shooter ou jeu de tir subjectif
240
Voir Annexes numériques, Vidéo essai 5
117
prendre des instantanés photographiques des différents moments picturaux était une autre
hypothèse laissée de côté dans l’élaboration de ce dispositif. En effet, le temps de pause
nécessaire pour prendre en photo la coïncidence de la durée de la surface avec celle de la
matière aurait nécessité un calibrage systématique de l’appareil selon la distance focale entre
celui-ci et le support, de plus il m’aurait fallu stopper toute activité picturale pour centrer mon
attention sur la prise de vue. Ainsi, une cassure de rythme aurait totalement perturbée le
processus de déploiement de la matière sur la toile, et d’un point de vue vidéographique, ces
pauses n’auraient apporté ni dynamisme, ni rythme corporel intéressant. Le bavardage du
corps aurait de ce fait interféré avec la projection de l’expressivité de la matière par le geste,
en ne proposant pas un réel temps mort du corps actant, mais en déplaçant tout à coup sa
fonction d’imageur plastique à imageur photographique. Si la simultanéité de ces pratiques
auraient pût apporter un intérêt d’un point de vue de l’interdisciplinarité de ce dispositif, les
notions en rapport avec la corporéité de l’auteur dans ces deux approches de la transfiguration
de la matière auraient en revanche été contradictoires. Si le corps du peintre à un rôle
clairement actif dans l’incarnation de l’expressivité de la matière à travers geste et technique,
celui du photographe est au contraire plus passif ou du moins il ne possède pas la distinction
geste/technique que nous avons observé dans notre analyse du geste expressionniste abstrait.
Sans évoquer la notion d’abstraction et de figuration de la matière sur un support qui créé un
premier conflit dans l’assimilation de ces deux corporéités dans le dispositif, la question de la
diffusion de ces images photographiques engendre également un questionnement sur
l’autonomie de telles images confrontées à l’œuvre exposée. En effet, si l’image en
mouvement permet une intelligibilisation du processus de création, une image fixe en gros
plan de la toile et de ses composantes plastiques ne proposerait pas directement un axe de
lecture de la morphogenèse de l’œuvre. Si son aspect fragmentaire corrobore parfaitement
l’esthétique de la planéité et la plasticité mise en jeu sur la surface de la toile, il demeure que
l’absence de toutes les autres durées de l’œuvre dans une telle image, excepté celle de la
surface et de la matière dans l’espace-temps confiné du cliché photographique, ne laisse
aucune ouverture sur la lisibilité du processus de création. Autrement dit, l’image se referme
sur elle-même, et n’offre au regard que sa durée intérieur, limité à l’espace-temps
photographique et au cadrage resserré à la surface de l’œuvre. Nous serions donc certes en
présence d’un fragment de l’œuvre à un moment et à un endroit donné, mais ce que l’image
aurait à nous révéler se limiterait à son esthétisme propre, n’ouvrant pas de lecture et
d’appréhension du contexte dans lequel il saurait s’inscrire. Cette limite également définie par
la notion de bordure et de cadre de la matière sur une surface, ne questionne pas non plus
véritablement la notion de hors-champ car elle fige volontairement un instant pictural pour
focaliser notre appréhension et notre sensibilité sur un moment donné. Cette centralisation de
l’expérience optique de l’œuvre amène alors à considérer non plus ce fragment comme partie
intégrante de la morphogenèse de celle-ci, mais comme un élément plastique à part, dénué de
repères, ne soumettant aucun ou peu d’élément intelligible du processus de création. Ces
photographies ne sont donc plus à considérer comme une sorte de synecdoque plastique
amenant à l’intelligibilisation de l’œuvre, mais comme œuvres à part entière, ce qui dénature
considérablement le propos de ce dispositif.
J’ai donc préféré me concentrer sur un seul type de captation des mouvements à partir d’un
appareil déjà présent dans le dispositif : la caméra. Sous le logiciel Pure Data, la caméra vidéo
renvoie potentiellement des éléments susceptibles de servir de base à nos modulations
sonores, encore faut il les choisir judicieusement. Le principal problème technique a donc été
de faire un choix de captation avec cette caméra afin d’en extraire les données numériques les
plus claires, lisibles et exploitables possible. Les premières données basiques des axes visuels
X, Y et Z de la caméra n’étaient pas exploitables dans la mesure où les changements de
d.irections créés par les mouvements du bras entrainaient de trop grosses perturbations et
119
modifications de ces valeurs. L’aspect fluide et subtil des modulations sonores n’aurait alors
pas pu ressortir à cause de ces valeurs trop changeantes et aux écarts trop importants.
Plusieurs essais de captation vidéo ont alors été envisagés, de la captation de mouvements par
zones en passant par la reconnaissance de couleurs, mais sans résultats probants. La solution a
finalement été trouvée dans un patch de reconnaissance des niveaux RVB241, permettant une
captation directe des couleurs de la toile par synthèse colorimétrique. Ce système
fonctionnant par l’addition des trois valeurs de rouge, vert et bleu, les valeurs de chacune des
composantes colorimétriques varie ainsi selon un ratio peu élevé, permettant donc une
utilisation de celles-ci avec un résultat relativement subtil. Ainsi, la matière colorée même
devient la source des modulations induite par un mouvement de l’auteur à la surface de
l’œuvre. L’intérêt de ce mode de captation est d’autant décuplé que les différentes strates
picturales étendent sur une certaine durée la matière colorée, permettant à chaque modulation
d’évoluer lentement et simultanément au geste pictural. En outre, chaque passage entre ces
strates, qu’ils soient de l’ordre du dégradé ou de la bordure nette entrainera une modulation
sonore en corrélation avec la matérialité en jeu sur la toile à ce moment donné. Un dégradé
subtil entre deux couleurs proches créera lui aussi un dégradé de texture sonore en adéquation
avec la plasticité de l’œuvre, alors qu’une rupture plastique simulera un jeu de bordure sonore
où deux durées tangibles rentrent en confrontation ou en résonance. De plus, la captation de
cette bordure à la surface même de la toile engendrera une modulation sonore traduisant cet
état de transition picturale entre deux durées. Tout ce qui se jouera picturalement à l’orée de
deux instants picturaux trouvera donc une résonance et une traduction sonore. L’esthétique
picturale et sonore pourra alors rentrer pleinement en coïncidence et en situation dialogique
grâce à l’hybridation numérique du geste créateur outrepassant sa propre durée.
241
Rouge Vert Bleu, norme informatique pour la colorimétrie à l’écran.
242
Voir Annexes numériques, Vidéo Son et Couleurs
120
son essence dans le faire analogique. La perception de ce rapport d’hybridation est donc
induit par le dispositif en lui-même, qui pose un cadre interprétatif et appréciatif de cet enjeu.
121
Figure 63 : Sonic Device, partie sonore du patch réalisé sous Pure Data
Sous ce régime de captation numérique qui hybride l’analogique, je vais pouvoir développer
une technique de composition picturale et sonore tout au long du processus de création de
l’œuvre. Ma posture en tant que musicien et plasticien sera ainsi confrontée et hybridée me
permettant d’interagir avec la matière d’une nouvelle façon. Ce dispositif convoque ainsi des
résonances esthétiques entre le son et la peinture, mais permet également à l’œuvre de se
déployer d’une nouvelle façon au regard du spectateur et de l’auteur tout au long de sa
création, mais a posteriori. Ainsi, sa matérialité en est décuplée et s’expose tout au long du
processus, et l’appréhension de son expressivité de part là gestuelle de l’auteur, hybridé au
sein d’un même espace grâce à la mise en jeu de l’intentionnalité de l’auteur. Avec ce
principe d’enrichissement sonore par le geste plastique, un jeu d’interaction entre l’œuvre et
l’auteur dans une esthétique commune sera clairement mis en valeur à travers la manipulation
de la matière. De plus, la perte de repère au niveau sonore et rythmique s’appliquera d’autant
plus que les sons paraitront se mouvoir d’eux-mêmes, alors qu’ils mettront en résonance des
gestes plastiques avec des sons. En outre, l’intentionnalité de l’auteur se déploie en tant
qu’élément prépondérant dans le processus de création, par son ambivalence. Les incidences
plastiques et sonores se trouveront confondues dans le processus global et renforcent la
matérialité du geste, dans le sens de l’impression dans l’espace-temps de création d’un acte
pictural et sonore dénué de linéarité, et faisant état de l’expression pure de l’auteur.
Nous observons ainsi que la surcharge d’éléments dans l’espace de création amène une
confusion entre la perception du faire artistique et sa diffusion dans l’espace temps du
dispositif. Outre l’aspect événementiel que prend alors la création artistique (que nous avons
précédemment réfuté) c’est le mode de captation de l’action de l’auteur et la morphogenèse de
l’œuvre par le spectateur présent qui devient corrompue par le dispositif en lui-même. En
effet, il s’avère que la perception directe d’une performance artistique doit se faire en
concentrant l’expérience sensible sur l’action physique de l’auteur déroulant sa durée au
contact d’une surface pour en saisir toute l’expressivité et la matérialité. Hors, devant un tel
dispositif, les interférences vidéo et sonores sont nombreuses et ne propose pas de réelle
alternative sensible à l’appréhension du processus de création. Nous sommes en présence
d’un phénomène assez analogue à ce que l’on observe dans l’auditoire des concerts ou des
manifestations artistiques, où la captation vidéo de celle-ci accapare complètement l’attention
du spectateur qui ne suit plus la prestation de l’artiste qu’à travers son écran. Ce décalage
entre la coïncidence des durées de l’œuvre de l’auteur et du regardeur ou auditeur, et
l’appréhension de celle-ci par ce dernier est tel que le présent axial commun, le mode de
résonance simultané de l’image, chorégraphie, concert etc., en devient accessoire voir
superfétatoire. Afin de recentrer toute l’attention du spectateur, et de l’auteur sur le faire
artistique qui se joue durant le processus de création et non sur sa représentation, sa projection
en dehors de sa propre durée, il fallait donc élaguer ce dispositif de toutes ses distractions
nuisibles pour l’appréciation sensible maximale de l’œuvre. Voici donc respectivement des
schémas de la mise en place du dispositif à la fois de création et de diffusion modifiés afin de
correspondre le plus à mes enjeux :
123
Figure 66 : Schémas des dispositifs de création et de monstration d’Anterograde
Comme nous l’avons vu précédemment, la suppression des vidéos projections, ainsi que du
système d’amplification analogique a considérablement allégé techniquement le dispositif,
mais a par la même occasion permit de focaliser notre attention sur les différents instants et
durées du processus. La sensation de « rater quelque chose » d’un côté ou de l’autre du
dispositif ne permettait pas une concentration optimale de nos sens sur l’expressivité alors en
jeu durant le faire artistique. En proposant un mode de diffusion différé, et donc regardable a
fortiori en boucle ou à plusieurs reprises, l’appréhension de ces différents instants ne se fera
pas au détriment de la visualisation de l’œuvre physique. La mise en place d’un dispositif de
monstration hybride doit alors permettre l’appréhension totale de ses éléments et expressivité
intrinsèque en perturbant le moins possible le conditionnement sensible du spectateur à
l’intelligibilité de l’œuvre. Ainsi, le caractère immersif du drone dans l’espace de diffusion
doit plonger le spectateur dans la matière même de l’œuvre et progressivement concentrer
tous ses sens à l’appréhension de celle-ci. Progressivement, le spectateur sera immergé dans
l’œuvre en étant véritablement baigné au niveau sensible dans une durée complète de
visualisation. Son expérience de la matière de l’œuvre pourra alors pleinement s’enclencher
grâce à l’hybridation du son et de l’image. La possibilité d’entendre, de visualiser les trois
toiles différentes et son pendant vidéo de façon plus souple permettra de saisir toute
l’intelligibilité du processus de création.
124
Conclusion
Au cours de cette analyse nous avons pu étudier à la fois deux pratiques rejoignant une
esthétique commune et proposant une approche complémentaire des notions importantes de
ce travail de recherche. L’expressionnisme abstrait et le drone présentent en effet sur le plan
théorique des concordances et des complémentarités dans leurs rythmes, durée, planéité et
mise en valeur de la matière. En cherchant à mettre en relation dialogique mes pratiques
sonores et picturales j’ai également pu aborder la notion d’hybridation, à la fois au sens
général et numérique du terme. L’hybridation de pratiques sonores et picturales avec l’outil
numérique m’a ainsi permit de dégager le geste et le processus de création et de visualisation
comme éléments prépondérant à l’intelligibilisation de l’œuvre selon mon analyse. La mise en
place d’un dispositif de création et de visualisation mettant en jeu les notions fortes de ce
projet à travers l’interactivité et la coïncidence du temps du faire et du voir/entendre à ainsi
permit d’illustrer ce propos et de développer ma pratique de façon différente, et plus
approfondie selon mes angles d’attaques théoriques.
Les différences majeures entre le début de ma recherche sur ce sujet et le rendu proposé
aujourd’hui est principalement se trouvent principalement sur la mise en place du dispositif en
lui-même. De la création en temps réel devant un public avec une captation et retransmission
simultanée importante à l’allégement et au détachement du dispositif de création et du
dispositif de visualisation, la tendance de l’évolution du projet pratique a été de correspondre
au mieux aux notions mises en jeu dans les pratiques convoquées dans Anterograde et à ma
sensibilité. Ma volonté de proposer un dispositif mettant en jeu mes pratiques artistiques
auxquelles j’apporte une importance très forte devait ainsi correspondre au plus près à mes
intentions : rester dans une pratique honnête et ne pas faire prendre le dessus aux technologies
numériques dans ce projet qui doivent rester un moyen et non un propos pour approfondir
mon activité artistique.
Les améliorations possibles à ce dispositif que j’aurai souhaité apporter sont de l’ordre
technique. Dans un dispositif que j’aurai souhaité plus immersif et plus dialogique encore au
niveau du geste et de la captation de la couleur, ainsi qu’au niveau de la finesse des
modulations sonores consécutives à ces captations du geste et de la matière picturale. Je suis
en revanche satisfait des tournants que j’ai pris dans ma pratique plastique grâce au travail
effectué avec Denis Orhant dans le but de créer un lien esthétique plus fort entre peinture et
son. Ma pratique sonore en revanche aurait pu prendre une place plus importante dans ce
dispositif, mais ma méconnaissance du logiciel Pure Data ne m’a pas permit de créer un patch
sonore permettant une simulation des modulations sonore que j’effectue habituellement en
analogique. Ce changement de medium était cependant confrontant et m’a aidé à projeter ma
pratique sonore sur le long terme à l’aide de technologies et d’interfaces que je souhaiterai
maitriser pour approfondir mon vocabulaire sonore. D’un point de vue théorique, les points
manquant dans mon analyse que j’aurai souhaité développer sont les notions de silence, très
présent dans le doom et avec lequel je souhaiterai faire des liens avec le « mutisme corporel »
ou du moins les temps faibles ou temps de pauses ; ainsi qu’une ouverture sur la planéité
narrative au niveau cinématographique. Le travail de Jim Jarmusch243, Terrence Malick244 ou
de Gus Van Sant245 respectivement dans des œuvres telles The Limits of Control (2009),The
Tree Of Life (2011) ou Gerry (2002) comportent en effet des éléments relatifs à l’esthétique
de la planéité telle que nous l’avons définie dans ce travail et que j’aurai aimé traiter. A la fois
au niveau du cadrage que du matériau cinématographique mis en valeur par une certaine
243
Cinéaste américain né en 1953 reconnu pour son cinéma relativement minimaliste
244
Cinéaste américain né en 1943, connu pour son travail en longueur et sur la plasticité remarquable de sa
photographie
245
Cinéaste américain né en 1952 également reconnu pour son cinéma minimaliste et la beauté de sa
photographie
125
lenteur et choix d’angles de vue, ces œuvres présentent des aspects esthétiques m’intéressant
particulièrement en relation avec celles mises en jeu dans Anterograde et que j’aimerai par la
suite essayer d’approfondir. La notion de répétition mériterait également un
approfondissement plus poussé dans les pratiques picturales que je convoque (et au-delà), ce
que j’ai pu constater en suivant le séminaire transdisciplinaire Kaïros246 dirigé par Joseph
Delaplace et Yvan Toulouse. De plus, la perception en tant que telle n’a pas été étudiée
particulièrement dans ce travail tout d’abord par choix analytique afin de me concentrer sur
l’étude de la création, en amont de la perception, mais également par contrainte afin de ne pas
dépasser les limites du mémoire. Cet aspect serait a développer en corrélation avec ce travail
de recherche dans le cadre d’une thèse par exemple que j’envisage dans mon parcours futur.
246
« Répétition et Création » groupe de recherche transdisciplinaire de l’Université Rennes 2 (2011-2012)
126
Bibliographie et webographie
Corpus du mémoire
Milija BELIC,
Apologie du rythme. Le rythme plastique : prolégomènes à un méta-art, Paris,
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130
Index des noms cités
Klein Y., 104
B Krasner L., 3, 6, 22, 28, 102
Krauss R., 79, 80
Bacon F., 89, 90
Baranoff-Rossiné V., 52
Baumgartner E., 63, 66 L
Belic M., 4, 16, 21, 27, 29, 30, 33, 35 Larousse, 62, 127
Beuys J., 64 Lecointe J., 63, 66
Black Sabbath, 37 Louis M., 9, 33
Bohren Und Der Club Of Gore, 41, 111 Lucier A., 50
Breton A., 6
M
C
Maldiney H., 27, 29, 30, 33
Cage J., 83 Mandelbrot B, 21
Candlemass, 38 Marden B., 10
Cathedral, 38 Mathieu G., 72, 73
Cellard J., 63, 66, 67 Mc Donald-Wright S., 52
Chevalier M., 4 Menard P., 63, 66
Couchot E., 4, 21, 28, 36, 53, 59, 60, 65, 69, 71, 72, 82, Merleau-Ponty M., 82
83, 85, 86, 87, 88, 116 Mitterand H., 66
Csihar A., 39 Monarch, 41
Morris R., 9
D Motherwell, 6, 73
Dauzat A., 66
De Kooning W., 3, 6, 10, 85, 92, 94 N
Deleuze G., 127 Namuth H., 10, 14, 54, 73, 79, 80, 81, 82, 83, 85, 86, 116,
Demartini D., 27, 28, 29, 30, 35 117
Dubois J., 66 Niblock P., 51
Duchamp M., 64 Nirvana, 38
E O
Earth, 38 O'Malley S., 41
Orozco J.C., 3
F
Fortunier P.V., 52 P
Francis S., 3, 6, 9, 19, 22, 29, 102 Paik N.J., 52
Fullman E., 51 Palestine C., 42, 47
Pentagram, 38
G Picoche J., 66, 128
Pollock J., 3, 6, 7, 8, 10, 14, 15, 16, 19, 21, 22, 28, 29, 33,
Gourdon Y., 41, 43, 44, 52 36, 54, 57, 60, 62, 65, 71, 73, 79, 81, 82, 85, 89, 90,
Guisgand P., 60, 61 92, 94, 95, 97, 116, 117, 127, 128
H R
Hegel G.W.F., 63 Radigue E., 3, 42, 49, 50
Hendrix J., 37 Ragon M., 128
Henry M., 27, 62, 127 Reich S., 51
Henry P., 51 Riley T., 51
Rose B., 73
J Rosenberg H., 6, 128
Rothko, 33
Jacquot B., 73 Rothko M., 3, 6, 9, 15, 30, 33, 104
Rowell M., 4, 8, 9, 14, 15, 16, 21, 27, 28, 29, 53, 57, 58,
59, 62
K Russel M., 52
Kandinsky W., 127
Kapprow A., 64
Khanate, 3, 41, 110, 111
S
Klee P., 35, 52 Sauvage J., 41, 44, 127
131
Schoenberg A., 52
Siqueiros D.A., 3
W
Soulages P., 3, 30, 61, 62, 104 Wagner R., 52
St.Vitus, 38 Witchfinder General, 38
Sunn O))), 3, 38, 39, 41, 110, 115, 136, 137
Y
T
Young L.M., 3, 42, 43, 45, 47, 51, 52
The Melvins, 38
Tilly M., 44
Toeplitz K.T., 51, 83
Z
Trouble, 38 Zazeela M., 52
Turner W., 104
132
Table des illustrations
Figure 1 : Jackson Pollock, One: number 31, detail, huile et email sur toile, 269.5 x 530.8, Museum Of Modern
Art, New York, 1950_________________________________________________________________________ 11
Figure 2 : Mise en évidence des lignes de force du tableau de Jackson Pollock, One : number 31, détail, huile et
email sur toile, 269.5 x 530.8, Museum Of Modern Art, New York, 1950 ______________________________ 11
Figure 3 : Willem De Kooning, Untitled I, huile sur toile, 117.8 x 20.3, collection privée, Allemagne, 1985 ____ 12
Figure 4 : Willem De Kooning, Untitled XII, huile sur toile, 1985 ______________________________________ 12
Figure 5 : Brice Marden, Chinese Dancing, huile sur toile, 152.4 x 274.3, UBS Art Collection, Suisse, 1994-199613
Figure 6 : Brice Marden, Vine, huile sur lin, 20.3 x 21.5, Museum Of Modern Art, New York, 1992-1993 _____ 13
Figure 7 : Lee Krasner, Another Storm, huile sur toile, 238.7 x 447, Robert Miller Gallery, New York 1963 ____ 17
Figure 8 : Lee Krasner, Polar Stampede, huile sur toile, Fisher Collection, 1961 _________________________ 17
Figure 9 : Jackson Pollock, Full Fathom Five, huile sur toile, clous, punaises, boutons, clés, pièces de monnaie,
cigarettes, 129.2 x 76.5, Museum Of Modern Art, New York, 1947 ___________________________________ 18
Figure 10 : Jackson Pollock, Number One: Lavender Mist, huile, émail et l'aluminium sur toile ; 221 x 300,
National Gallery of Art, Washington, 1950_______________________________________________________ 18
Figure 11 : Sam Francis, Blue Balls, acrylique et huile sur toile, 92 x 73, collection privée, 1960 ____________ 19
Figure 12 : Sam Francis, Why then opened, huile sur toile, 243.8 x 182.8, Manny Silverman Gallery, Los Angeles,
1962-63 __________________________________________________________________________________ 20
Figure 13 : Sam Francis, Blue In Motion III, huile sur toile, 113.4 x 146, collection privée, 1960-1962 ________ 20
Figure 14 : Sam Francis, Yellow, huile sur toile, 194.3 x 158.2, collection privée, 1953 ____________________ 22
Figure 15 : Sam Francis, Grey, huile sur toile, 302.3 x 192.4, K20 Museum, Düsseldorf, 1953-54 ____________ 1
Figure 16 : Sam Francis, Red and Pink, huile sur toile, 203.2 x 167.3, 1951 _____________________________ 24
Figure 17 : Sam Francis, White, huile sur toile, 162.6 x 97.2, 1951 ____________________________________ 24
Figure 18 : Lee Krasner, Continuum, huile et émail sur toile, 135 x 107, Robert Miller Gallery, New York, 1947-
1949 ______________________________________________________________________________________ 1
Figure 20 : Lee Krasner, Shattered Colors, huile sur toile, 53.3 x 66, Guild Hall Museum, East Hampton, 1947_ 26
Figure 19 : Lee Krasner, Untitled, huie sur planche, 121.9 x 93.9, Museum Of Modern Art, New York, 1949 __ 26
Figure 21 : Mark Rothko, In The Tower, technique mixte sur toile, 266.5 x 203.2, Meyerhoff Collection, 1964 31
Figure 22 : Mark Rothko, Brun foncé, gris et brun orange, 1963______________________________________ 31
Figure 23 : Pierre Soulages, Peinture, 2007 ______________________________________________________ 32
Figure 24 : Pierre Soulages, Peinture, 2008 ______________________________________________________ 32
Figure 25 : Mark Rothko, Untitled (White, Blacks, Grays on Maroon), huile sur toile, 227x175, Kunsthaus, Zurich,
1963 _____________________________________________________________________________________ 34
Figure 26 : Morris Louis, Bronze, acrylique sur toile, 231 x 345.4, Smithsonian American Art Museum,
Washington, 1962 __________________________________________________________________________ 34
Figure 27 : La Monte Young, Marian Zazeela, Dream House, installé à la Biennale de Lyon en 2005 _________ 53
Figure 28 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 ______________________________ 74
Figure 30 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 ______________________________ 75
Figure 29 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 31 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 ______________________________ 76
Figure 32 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 33 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 34 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 35 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 36 : Hans Namuth, dans L’atelier de Jackson Pollock, op.cit, 1950 _______________________________ 1
Figure 37 : Francis Bacon, Portrait de Lucian Freud, collection particulière Londres, 1965 _________________ 90
Figure 38 : Francis Bacon, Auto-portrait , huile sur toile, 35.5 x 30.5, Centre Georges, Pompidou, Paris, 1971 _ 90
Figure 39 : Moreau Benjamin, Sans Titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010___________________________ 91
Figure 40 : Francis Bacon, Portrait de Lucian Freud, détails, collection particulière, 1965 _________________ 91
Figure 41 : Willem De Kooning, Sans titre V, huile sur toile, 203 x 178, 1977____________________________ 93
Figure 42 : Willem De Kooning Sans titre XXX, huile sur toile, 1977 ___________________________________ 93
Figure 43 : Jackson Pollock, Number One, huile et email sur toile, 172.7 x 264.2, Museum Of Modern Art, New
York, 1948 ________________________________________________________________________________ 94
Figure 44 : Schéma de mise en valeur des lignes de forces de Jackson Pollock, Number One, huile et email sur
toile, 172.7 x 264.2, Museum Of Modern Art, New York, 1948_______________________________________ 95
Figure 45 : Jackson Pollock, Number 30, Autumn Rhythm, huile et email sur toile, 266.7 x 525.8, George A.
Hearn Found, 1950 _________________________________________________________________________ 96
Figure 46 : Schéma de mise en valeur du cadrage plastique de Jackson Pollock, Number 30, Autumn Rhythm,
huile et email sur toile, 266.7 x 525.8, George A. Hearn Fund, 1950 __________________________________ 96
133
Figure 47 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010 suivi de schéma de mise en
évidence du cadrage pictural _________________________________________________________________ 98
Figure 48 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 115x100, 2010 suivit de schéma de mise en
évidence des lignes de force __________________________________________________________________ 98
Figure 49 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 100x120, 2010 ___________________________ 99
Figure 50 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 2010 ___________________________________ 99
Figure 51 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 120x100, 2011 __________________________ 100
Figure 52 : Moreau Benjamin, Sans titre, acrylique sur kraft, 100x120, 2011 __________________________ 101
Figure 53 : Moreau Benjamin, Ganymede’s Monts, acrylique sur papier, 45x60, 2011 ___________________ 101
Figure 54 : Moreau Benjamin, Bruns et blancs : travail sur la touche, acrylique sur kraft, 70x100, 2011 _____ 103
Figure 55 : Moreau Benjamin, Yellow combinaisons I et II, acrylique sur papier, 60x45, 2011 _______________ 1
Figure 56 : Moreau Benjamin, travail sur la bordure, acrylique sur papier, 45x100, 2011_________________ 106
Figure 57 : Moreau Benjamin, Strates : travail sur la bordure, acrylique sur papier, 45x60, 2011 __________ 106
Figure 58 : Moreau Benjamin, Brun et orange : travail sur la bordure, acrylique sur kraft, 115x100, 2012 ___ 107
Figure 59 : Moreau Benjamin, Blanc, brun et orange : travail sur la bordure, acrylique sur papier, 70x70, 2012
________________________________________________________________________________________ 107
Figure 60 : Moreau Benjamin, Jupiter Stratas I, acrylique sur toile, 145 x 120, 2012_____________________ 108
Figure 61 : Moreau Benjamin, Rust, acrylique sur toile, 100 x 90, 2012 ______________________________ 109
Figure 62 : Schéma du dispositif sonore d'Anterograde___________________________________________ 114
Figure 63 : Sonic Device, partie sonore du patch réalisé sous Pure Data ______________________________ 122
Figure 64 : partie vidéo du patch réalisé sous Pure Data ___________________________________________ 122
Figure 65 : Schéma de l’ancien dispositif du processus de création et de visualisation ___________________ 123
Figure 66 : Schémas des dispositifs de création et de monstration d’Anterograde ______________________ 124
134
Annexes
135
Figure 5 : Earth – Earth 2 Special Low Frequency Version
136
Figure 8 : Sunn O))) – Grimmrobe Demos Figure 9 : Sunn O))) – 0.0. Void
Figure 12 : Sunn O))) – White One Figure 13 : Sunn O))) – Monolith & Dimensions
137
Figure 14 : Khanate – Things Viral
Figure 16 : piano à queue Bösendorfer utilisé par Charlemagne Palestine pour sa pièce Strumming Music
138
Figure 17 : figure du vase de Rubin
139
Figure 19 : Marcel Duchamp, La mariée mise à nue par ses célibataires, même, 1915-1923
Figure 20 : Georges Mathieu performant à Tokyo son œuvre Rentrée triomphale de Go Daïgo à Tokyo, 1975
140
Figure 21 : Moog MF102 Ring Modulator
141
Figure 24 : Electro Hamornix Bass Big Muff version XO
142
Remerciements,
Denis Orhant, Luc Larmor, Guillaume Brunet
CONTACT
MOREAU Benjamin
25 rue St Hélier
35000 Rennes
06.84.11.06.18
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