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Kieffer
Kieffer Charles M. La fin proche des langues iraniennes résiduelles du Sud-Est, Ōrmuŗi et Parāči, en Afghanistan - Première
partie. In: Langage et société, n°10, 1979. Décembre 1979. pp. 37-71.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1979_num_10_1_1179
LA FIN PROCHE DES LANGUES IRANIENNES RESIDUELLES
DU SUD-EST, ORMURI ET PARACI , EN AFGHANISTAN *
Première partie
Charles M. KIEFFER
peut-être, été précédée par un état qui pourrait être celui du "proto-brahui",
vers 2500-2000 ans av. n. ère. Elle est suivie par un état qui annonce la
situation linguistique moderne , caractérisée par l'arrivée, vers le Ve ou le
Vie siècle de n. ère, du pa^fo et du persan, (v. 1.3).
14 14
NENGR AHAR
PERSAN
10 ?0 30 40 Km \gr8m
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usage de nos jours, elles n'ont même pas encore été complètement invento-
^23
riées et leur description est loin d'être achevée
mais parce que cette recherche-ci se situe strictement sur un plan sinon
synchronique, du moins descriptif et que mon ambition se borne à apporter
aux anthropologues intéressés par ce sujet un faisceau de faits concrets
recueillis à un moment de l'histoire, qu'ils ordonneront et interpréteront
à leur convenance dans le cadre de leur discipline.
2 . Les_langues__iraniennes_du_sud-est
- développement v )> -v(w)-. Ainsi av. vafra-, prs.barf, orm. VosV^, par.
~^arp neige; av. vaxs'-, orm. Baraki-Barak yo£-, orm. Kânigram "ywas- dire;
* waf-, orm. et par. yaf- tisser, broder.
- développement -g- ^> ~^~- Ainsi orm. drây long, cf. skr. dTrgha-; par.
mayas mouche, cf. prs. magas .
- amuissement de -t- et -d-;. Ainsi av. mâtar-, prs. mâdar, mais orm. mava,
par. ma mère.
- développement -p-, -_b^ )> -w-. Ainsi orm. towa soleil, cf. av. tap-; par.
xowân berger, cf. p£ %pün.
3. Les aires_anciennes
a) l'orm. est parlé aujourd'hui en deux points distants d'environ 200 km,
situés tous deux sur le rebord oriental du plateau iranien, de part et
d'autre des monts Solaymân, à Baraki-Barak dans le Lôgar (Afghanistan) et
à Kanigrâm dans le Waziristan (Pakistan); mais les deux groupes s'appellent
eux-mêmes du même nom de Baraki, Barki, Braki , etc. et sont désignés par
leurs voisins Pa^tun par l'ethnique C-r-mur, , litt, "feu-éteint" qui semble
bien constituer une allusion à une secte d '"extincteurs du feu" 27
c) les toponymes en -gram litt, village, cf. Turner 4368 gräma-, mot typi
quement darde, comme Grâm nom local de Baraki-Barak, Penjgrâm litt, "les
cinq villages" (correspondant exact de prs. Panjj-deh) , situé près de
Carx-e Lôgar sur une route ancienne menant à Ghazni, et, au Pakistan,
Känigr~am litt, "le village bâti sur des pierres (?)", témoignent d'une aire
culturelle anciennement indienne où sont installées aujourd'hui les deux
communautés ôrmuriphones d'Afhanistan et du Pakistan, mais suggèrent aussi
une certaine connexité entre l'aire ôrmur et l'aire des toponymes en -gram
des environs de Caboul : au nord Bagram près de Câriklr et à l'est Bagrâmi
sur l'ancienne route du Lataband reliant Caboul à Sôrubi;
langue iranienne, mais pas le saka, bien qu'il soit la langue clanique des
souverains kus/ana, car ils ne l'ont jamais utilisée ni sur leur monnayage,
ni à Surkh Kotal . Dès lors on peut seulement penser à une langue iranienne
locale, assez différente du bactrien (moyen-iranien du nord-est), sinon
cette version n'aurait pas eu de raison d'être. C'est donc peut-être la
langue des Kamboja, cités dans un même composé avec les Yona et les Gandhâra
dans le cinquième édit rupestre d'Asoka. Ce serait alors un parler moyen-
iranien du sud-est, dont le seul représentant contemporain est justement
l'orm. Qu'il puisse s'agir d'un proto-örmuri n'est donc pas exclu.
4. Localisât ion_de_l^ormuri. 37
L'ïïrmuri est parlé en deux points du rebord oriental du plateau
iranien:
a) à Kânigrâm 38 , village du Waziristan méridional au Pakistan, orm. £ö~r litt.
"la ville", où vivent aussi des Wazir et des Mahsud tous pa^tôphones . Les
ôrmuriphones, au nombre d'un millier, se désignent comme Barki ou Braki
(Baraki) . Certains d'entre eux se considèrent comme sâdât descendants du
Prophète. Tous les hommes sont bilingues ou trilingues (ôrmuri, pa^tô"
mashsudi et hindkô qui est une variété de hindi. Seulement quelques jeunes
filles ne parlent qu' ôrmuri, mais plus tard elles apprennent toutes le pa^tô".
L'ö"rmuri y est la langue maternelle et domestique d'un groupe ethnique relati
vement homogène, plus important et plus riche que celui des Massud, traitant
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à égalité avec ses voisins, les Wazir. Ce dialecte "ôrmuri de Kanigram, plus
archaïque, solidement établi dans une agglomération prospère ou il domine
les autres parlers, n'est pas compris à Baraki-Barak, en Afghanistan.
D'ailleurs les relations des deux groupes linguistiques, établis de part et
d'autre d'une frontière politique souvent contestée, sont quasi inexistan
tes. Nous ne prendrons en considération, pour le propos qui nous intéresse,
que le parler en usage en Afghanistan, en voie d'extinction;
b) près de Baraki-Barak, chef-lieu de la province du Lftgar, à 160 km à vol
V
d'oiseau de Kanigram, dans quelques qala fermes fortifiées comme Çendal ,
SaQgtuy et Nurolllh. Dans le village même de Baraki-Barak l'ormuri a pres
que déjà disparu: seuls quelques vieillards le comprennent encore, quel
ques enfants en connaissent certains mots (noms de nombre de 1 à 10, père,
mère, formules de salutation), mais la langue domestique est en général une
variété de persan campagnard, plus ou moins proche du kaboli, ou parfois
le pa|to quand le père a pris femme dans un clan pa^tun.
5. Situation linguistique
On ne trouve donc de véritables ormuriphones que dans les fermes
environnantes, mais des 300 ou 400 Örmur qui les habitent, moins d'une cin
quantaine parlent encore "ôrmuri, pour la plupart hommes d'âge mûr ou vieil
lards, qui, contrairement à la majorité, ont pratiqué une stricte endogamie.
Beaucoup de gens d'âge moyen l'ont parlé dans leur jeunesse, mais n'en usent
plus guère, sinon, occasionnellement, comme langue secrète, quand ils veulent
ne pas être compris des persano- ou pa|tôphones. Les jeunes, pour une partie
d'entre eux du moins, le comprennent encore, mais ne le pratiquent plus.
Cependant un de mes meilleurs informateurs qui avait une vingtaine d'années
en 1968, était orphelin de père et avait continué de parler sa langue
clanique avec sa vieille mère.
Notons enfin: a(y)era tout, tout à fait, dra^ long, dux un peu,
duxak un petit peu, yçn disparu (yç^n son! disparais!, = kb gom s^o id.),
ki£i appel (ki^i k- : dak appeler, cf. kb ^icj/ciy kadan crier), kern un
peu, moins (cf. kb kam), k (^)wSÎ action de parler (pi., <. ar. qesa, par
le pjS; k(9)si k- : dak parler, cf. kb. gap zadan) , Kâs" les Pa^tun (a
ujourd'hui disparu), now neuf, péc derrière, pa-béga en haut, pa-nexta dehors,
pa-joma en bas, wâk action de trouver (wâk k- : dâk trouver, (w)uk sec, waya
oui, na non, nak- négation + verbe, xur mouillé, humide, frais, zâl vieux,
zari petit, zot beaucoup, très.
Si tous ces mots ne sont pas originellement ormuri, ils sont en
tout cas caractéristiques du lexique Ormuri par rapport à celui des langues
environnantes. Il en est ainsi du mot qalyët : considéré comme typiquement
"ormuri par un informateur, il présente cependant des particularités qui
font penser à un emprunt (q- indiquerait un emprunt kâboli ou turc, et -t
soit un emprunt à l'indien par le pa^tô, soit un emprunt au persan hazâragi,
ce qui paraît d'ailleurs incompatible). Quoi qu'il en soit il appartient à
la langue.
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Mise à part la liste que nous avons donnée plus haut, tout le
reste du vocabulaire est constitué par des mots appartenant au lexique du
pafftô et bien plus encore du persan. Si l'on admet de distinguer l'emprunt
de la substitution lexicale, il faut noter que l'emprunt naturalisé est
relativement rare. En effet, il s'agit le plus souvent d'un procédé de sub
stitution lexicale: la substitution qui est typiquement le fait des multi
lingues, présente une adaptation moindre, parfois inexistante, et le sub
stitut, comme nous l'avons constaté, conserve le système phonologique et
l'accentuation de la langue d'origine. Ceci est confirmé par le fait que
1 'ôrmuriphone est conscient d'employer un mot d'une autre langue et d'intro
duiredans la chaîne parlée un élément hétérogène dont il connaît en général
l'origine. Le cas de qalyët cité plus haut est révélateur à cet égard: est
Ôrmuri tout ce qui n'est ni persan, ni pa^tô; la règle est valable dans
la plupart des cas.
Sy_ntagme nominal
En ce qui concerne les faits de contact dus au multilinguisme ,
une autre distinction est plus intéressante, celle de l'emprunt et du cal
que, surtout quand il s'agit d'un syntagme.
a) £ub-e dest, emprunt pur et simple du kb., lit. bâton de main; ordre
prs, : déterminé-déterminant;
b) gon-e dest, calque hybride: traduction du premier élément, maintien
de l'ez_âfe et du deuxième élément; ordre prs.: déterminé-
déterminant;
c) ta dest-e £ub, calque aberrant, véritable pataquès syntaxique, du a
l'introduction de l'ordre orm«: prép. du génitif ta^
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D. Processus_de_substitution lexicale
La substitution lexicale est très différente de l'emprunt qui
est plus ou moins adapté phonétiquement et intégré dans la langue au point
que le sujet parlant le considère comme un mot originel. Elle présente les
caractéristiques suivantes:
substitution emgru nt
kb. l6la tube lola lola (9 0
vK monj palmier nain mon5 munjj (u !)
kb. mobâ choléra mobâ mubâ (u. !)
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44
kb> rc^z-e
—| td/t
| ">S dari campagnard = orm. emprunt pur et simple
ruz-e "d/t y orm, calque hybride ta id-e ruz/roz/roz7 (co-existence de la
\ ' r i i r ^
marque de 1' annexation proprement orm: ta, et de celle du prs.: ezaf e -e) ">
orm. structure régulière ta id a-ruz/r^z/r^z" (le déterminé étant actualisé
par la particule a-, parfois confondue avec l'ezâfe -e! ) .
A. Actualisationde
Elle est rendue au persan par la particule enclitique -ra
(ketâb-râ mixaram j'achète le livre en question) alors qu'en pastö le con
texte seul permet d'établir la distinction entre un objet actualisé ou non
(ketäb për&m j'achète un libre/le livre en question). En ôrmuri la situa
tion est plus complexe. A Kanigrâm nous avons relevé par exemple : a-buz-em
dyëk "je vis la chèvre (en question)" mais 1 ' actualisateur a- apparaît dans
n'importe quel syntagme sujet, objet ou prépositionnel. Or 1 'ormuriphone de
Baraki-Barak, depuis longtemps bilingue (ôrmuçi-persan) , ressentant le be
soin de marquer l'objet actualisé par un morphème approprié, à la façon du
-ri persan, a opéré une véritable transposition fonctionnelle de la prépo-
sition ku 45 (en relation avec une postposition : ku mun ki à" moi) en actua
lisateur proclitique de l'objet, et il dit aujourd'hui ku boz-am dék je vis
la chèvre (en question). Ainsi nous avons l'opposition ku...ki préposition +
postposition = à : ku seul = prs -râ. Chaque fois que dans un contexte donné
le persanophone de Caboul ou du Lôgar emploierait -râ (pop, -a après conson
ne ou -ra après voyelle), 1 'ormuriphone emploie ku- proclitique : yâsp bu
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nal kam je ferre un cheval, mais ku yâsp bu nal kam je ferre le cheval;
spok ku ad bu ^at ke le chien lèche l'os (et non pas un os) ; ta kirz'i ku
w6lk-at prâke ? as-tu vendu les oeufs ? ; zambur ku mun gezawok la guêpe me
piqua (ku mun = persan ma-râ) , etc.
B. Çonstruction_gossessive
En örmuri de Baraki-Barak la concurrence de trois structures de
la construction possessive (passive) constitue un fait surprenant. Si nous
les comparons avec les constructions parallèles en usage dans les parlers
kaboli ou paàVo nous obtenons le tableau suivant, par exemple pour la phrase
"je pris un couteau" :
Notes
(12) L'iranien et 1 ' indo-aryen se sont scindés au cours des siècles suivants
en diverses langues. En ce qui concerne les langues citées dans ce ta
bleau (nuristâni, darde, parâ£i et ôrmuri) , nous n'en connaissons ni
le stade ancien, ni le stade moyen) .
(13) C'est à l'étage moyen que ces langues ont été marquées par l'arrivée
du pa^to originaire du nord-est et du persan venant de l'ouest.
(14) II est hautement probable que des dialectes issus de 1' indo-aryen ou
de l'iranien anciens sont morts sans laisser de descendance connue.
Ainsi le pa?ftô et l'ormuri ont été marqués par une langue darde aujour
d'hui disparue comme l'atteste une part non négligeable de leurs voca
bulaires .
(36) The travels and adventures of the Turkish admiral Sidi Ali Reis in
India, Afghanistan, Central Asia, and Persia during the years 1553-1556,
translated ... by A. Vambéry, Londres 1899.
(37) V. aussi Ch.M. Kief fer : Grammaire de l'ôrmuri. Introduction.
(38) Les faits ethnolinguistiques concernant Kânigram ont été relevés prin
cipalement à Tank au cours d'enquêtes dialectologiques faites du 4 au
16 septembre 1963.
(42) Expression employée dans le sens que lui donne A. Martinet : Eléments
de linguistique générale, Paris 1960, 1967, 1-8, 1-11, 2-10.
(43) Pour nak "femme", ^ *nava-kâ- , cf. ps\ nâwè "jeune mariée" (<^ iranien);
pour nâk "poire", < kb . id., cf. Turner, Comp.Dict. I.-A. Langu. 404
s.v. 7037 inakka- "like a nose" (< indien) . Beaucoup de plantes, fruits,
légumes, champignons tirent leurs noms d'une resemblance avec une partie
du corps en indien comme en iranien.
(44) Le concept d'ormuri "standard" est tout pragmatique : il désigne ici
la langue telle qu'elle se présente quand les sujets parlants (mais non
pas l'enquêteur) l'ont débarassée des processus de contamination ré
cente dont ils sont conscients et pour lesquels ils disposent d'une
forme ou d'une expression considérée par eux comme "originelle-1 ("le
bon ôrmuri" comme on dit "le bon français", ce qui est toujours, bien
sur, d'une appréciation toute personnelle). En l'occurrence il s'agit
d'un syntagme caractérisé par l'augmentation vers la gauche /ta Id
a-roz/ "jour de fête", ce qui est un trait structurel caractéristique
de cette langue, remplaçant le syntagme né d'une substitution lexicale
/roz-e îd/ qui représente un modèle persan. Il serait inexact d'employer
l'expression "Ôrmuri originel", qui repose sur une hypothèse historique
inacceptable pour une langue dont nous ne savons rien ni du stade
moyen, ni du stade ancien.
(45) V. Ch.M. Kieffer : Grammaire de l'ôrmuri (à paraître).
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(46) Remplacé aujourd'hui par Pol-e ' Alam situé' sur la grand-route Caboul-
Gardez, Baraki-Barak a été longtemps le chef-lieu administratif de la
province du Lögar; au XIXe siècle ce rôle était dévolu à Baraki-Rä5än,
à 3 km au sud-ouest. Itinéraire : Caboul, km 5 Binisâr, km 11 Pol-e
SaQg-e Nawes'ta, km 16 Cârasya, km 39 Madagha (*Mohammad-âgha) , km 39
Kolaggar (bäzär) , km 69 Pol-e 'Alam (tourner à droite, vers l'ouest),
km 70 Uni-Saydân, km 79 Baraki-Barak (bazar) . Baraki-Barak est situé
sur la bretelle qui réunit la grand-route Caboul-Gardëz à la grand-
route Caboul-Ghazni .
(47) V. Encyclopédie de l'Islam (nouv. éd. franc.), 1960, I, 1155-58
s.v. Bâyazîd .
(47 bis) Mais non pas sayyed-e s'aw-e juma litt. "Sayyed, i.e. descendants
du prophète de la veille du vendredi", ce qui est un surnom depré-
ciatif que les sunnites donnent aux chiites. En effet, chez ces
derniers, a cours une croyance populaire selon laquelle les enfants
d'une famille non sayyed, qui naissent la veille d'un vendredi sont
également sayyed. C'est donc une façon de se moquer de tous ceux,
et ils ne sont pas rares, qui se prétendent sayyed sans que leur
généalogie fonde cette prétention.