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Le Financement de L'économie Dans La Pensée de J.M. Keynes Augusto Graziani
Le Financement de L'économie Dans La Pensée de J.M. Keynes Augusto Graziani
Graziani Augusto. Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes. In: Cahiers d'économie politique, n°14-15,
1988. La Théorie Générale de John Maynard Keynes : un cinquantenaire. pp. 151-166;
doi : https://doi.org/10.3406/cep.1988.1066
https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1988_num_14_1_1066
Abstract
The aim of the present paper is to show the existence of a theory of monetary circulation in Keynes'
thought. It is going to be shown that it is just the fact of having neglected the analysis of money supply
and to have defined the money stock as an exogeneous variable, that allows neo-classical theory to
consider savings as an independent variable determining the level of investment. The analysis of
Keynes's theory of financement shows that he supplied a complete description of the monetary circuit,
that he considered the money stock as an endogeneous variable, and that the analysis of the supply of
money led him to drop, in his subsequent writings, the marginal theory of distribution, a theory he had
followed in the General Theory, in favour of the new mark-up theory of prices and distribution, recently
suggested by M. Kalecki.
LE FINANCEMENT DE L'ECONOMIE
DANS LA PENSÉE DE J.M. KEYNES
AVANT-PROPOS
conséquent, il n'y a aucun instant pour lequel les dettes des entreprises
envers les banques soient entièrement annulées. Les conditions d'équilibre
doivent donc être formulées d'une façon différente. Puisqu'on ne peut
plus définir comme équilibre la situation dans laquelle les dettes des
entreprises envers les banques ont été entièrement payées, on doit limiter
la condition d'équilibre à la situation dans laquelle, si le niveau de la
production et celui de l'emploi sont constants, le niveau de l'endettement
des entreprises est aussi constant. Cette définition présente un avantage,
en ce qu'elle permet de considérer les réserves liquides d'équilibre comme
ayant été produites par les banques et ne nous oblige plus à les définir
comme provenant d'un déficit budgétaire.
*
Keynes est connu pour avoir développé, dans la Théorie Générale, une
théorie de la monnaie comme forme de la richesse, et pour avoir introduit
la demande de monnaie comme demande d'un stock de réserves liquides.
Lors de la publication de la Théorie Générale, l'idée que la préférence
pour la liquidité aurait pu être une source possible de chutes dans le
niveau de l'emploi semblait le pilier fondamental de la construction
keynésienne. Robertson, toujours prêt à souligner les aspects paradoxaux
de la pensée de Keynes, l'accusait d'être tellement obsédé par l'idée de
la préférence pour la liquidité et de la monnaie gardée comme réserve,
qu'il avait apparemment oublié le fait élémentaire que « parfois les agents
demandent de la monnaie non pas pour la garder, mais plutôt pour la
dépenser » 4.
En dépit des affirmations de Robertson, on peut démontrer que Keynes
n'avait pas oublié les simples vérités de la circulation monétaire. Il les
avait peut-être négligées dans la Théorie Générale, un ouvrage consacré
à tout autres problèmes, mais elles étaient bien présentes à son esprit,
comme tous les ouvrages publiés soit avant, soit après la Théorie Générale,
le démontrent clairement.
Dans la Théorie Générale, Keynes avait illustré le principe selon lequel
l'investissement, décidé par les entrepreneurs d'une façon autonome,
produit — moyennant l'accroissement du revenu — une offre d'épargne
correspondante. Keynes avait défendu sa position contre l'opinion courante
qui voulait que ce fut la formation de l'épargne qui précédait
l'investissement. Dans une série d'articles publiés entre 1937 et 1939 5, Keynes
précisa que, afin que l'investissement puisse avoir lieu et que, selon le
principe du multiplicateur, il puisse être suivi par un accroissement
proportionnel de la production de biens de consommation, il est nécessaire
qu'une provision adéquate de liquidité soit mise à la disposition des
entreprises 6. Par là, Keynes fut amené à analyser de plus près le processus
du financement de l'économie, de la création de liquidité, et de la
circulation monétaire.
L'inclusion dans son modèle de l'analyse du financement initial de la
production donna lieu à trois conséquences. En premier lieu, Keynes fut
porté à donner une description complète du circuit monétaire 7. En même
temps, en décrivant les mécanismes de création et d'annulation de la
liquidité, Keynes parvint à traiter la quantité de monnaie comme une
variable endogène 8. Enfin, l'analyse de la circulation monétaire porta
Keynes à abandonner la théorie marginaliste de la répartition, qu'il avait
suivie dans la Théorie Générale, pour accepter la nouvelle formulation
du mark-up qui venait d'être présentée par Michal Kalecki 9.
Il s'agit d'innovations analytiques d'une importance telle que les articles
de 1937-39 qui les contiennent devraient être lus comme un vrai supplément
à la Théorie Générale. Malheureusement, il s'agit aussi d'innovations d'un
genre tel qu'il serait difficile de répéter avec elles l'assimilation
progressivement réalisée avec la Théorie Générale, dont le contenu a été peu à
peu ramené à l'approche traditionnelle. Voilà peut-être pourquoi ce groupe
d'articles a été longuement ignoré, au point que, quand on n'a pas pu
éviter de les prendre en considération, on les a traités comme ouvrages
secondaires, remarquables plus pour les fautes qu'on a cru y découvrir
que pour les innovations qu'ils présentent en effet.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 157
CONCLUSIONS
NOTES
1. Keynes 1937a, p. 242, note {Collected Writings, xiv, pp. 202-3, note).
2. Barrère 1985b, p. 9.
3. Marjolin 1941, pp. 112-116, analyse la nature du taux de l'intérêt chez Keynes en
utilisant en même temps les chapitres de la Théorie Générale consacrés au marché financier
et les articles de 1937 consacrés au marché monétaire et aux relations entre banques et
entreprises. Le « finance motive » est mentionné brièvement aussi par Barrère 1952, pp. 202-
3 et 664-5.
3bis. Debreu, 1966, déclare : «... l'on suppose que l'économie fonctionne sans l'aide
d'un bien servant de moyen d'échange » (p. 32). Et encore, Arrow et Hahn, 1971 : «...
our model is in no shape to give a satisfactory formal account of the role of money. In
part, it could be hard to explain the holding of money or why it mediates most acts of
exchange » (chap. 13, p. 338). La même approche se trouve dans les ouvrages de politique
monétaire, où la monnaie est traitée comme un instrument d'intervention; S. Turnovsky,
1977.
164 Augusto Graziani
3ter. Ce point est souligné par les keynésiens les plus aigus : Barrère 1979, p. 127, et
Barrère 1985c, p. 41 : «... un des premiers emplois de la monnaie est de payer les salaires
et ainsi de participer au financement actuel de la production ».
4. Robertson 1966, p. 161 (l'article original est de 1936).
5. Keynes, 1937a, 1937b, 1938, 1939a, 1939b.
6. La nature de monnaie circulatoire du financement dont parle Keynes est reconnue
par Arena 1982, pp. 433-8, et 1984, p. 273 ; par Parguez 1985b, p. 271 ; et par de Boissieu
1985, p. 340. La plupart des interprètes du « finance motive » n'ont pas vu ce point avec
clarté, comme on va le voir ensuite.
7. La présence de l'idée de circuit dans la pensée de Keynes a été signalée par Poulon
1982, chap. 11.
8. Les recherches les plus détaillées au sujet de la quantité de monnaie comme variable
endogène dans le modèle de la Théorie Générale sont dues à B. Moore, 1983 et 1984.
L'école postkeynésienne adopte explicitement l'hypothèse de la monnaie endogène. Davidson
et Weintraub 1973.
9. Sous cet aspect, l'article fondamental est : Keynes 1939a, où Keynes mentionne l'article
de Kalecki 1938, et déclare qu'au sujet de la théorie de la répartition du revenu, l'analyse
contenue dans la Théorie Générale devrait être totalement révisée.
10. Keynes, 1937a, p. 247 {Collected Writings, xiv, p. 208).
11. Keynes, 1937b, p. 663 {Collected Writings, xiv, p. 216).
12. Keynes, 1936, chap. 15 : « There is no necessity to hold idle cash to bridge over
intervals if it can be obtained without difficulty at the moment when it is actually required »,
p. 196.
13. Keynes, 1937a, p. 247 ; 1937b, p. 668 ; et 1938, p. 319 {Collected Writings, xiv, pp. 209,
222 et 230).
14. Les auteurs qui limitent la fonction du financement aux cas d'un accroissement du
niveau de la production sont : Davidson, 1975 et 1978; Minsky, 1975 ; Smith, 1979a et
1979b ; Tsiang, 1956, 1957, et 1980 ; Wells, 1981; McKenna et Zannoni, 1982 ; Chick,
1983.
15. Robertson, 1966, p. 164. Le même point est décrit très clairement par J. Robinson,
1960, pp. 60-64.
16. Robertson, 1937, p. 432. La réponse de Keynes est contenue dans Keynes 1937b.
Le débat se poursuivit pendant quelques temps : Robertson, 1938a; Keynes, 1938 ; Robertson,
1938b. L'existence d'une double source de financement dans la construction de Keynes est
soulignée par Arena 1984, pp. 273-5 ; ce point est pourtant critiqué, excessivement peut-
être, par de Boissieu 1985, p. 341, qui semble exclure toute possibilité de variation dans
la vitesse de circulation de la monnaie.
17. « The investment market can become congested through a shortage of cash. It can
never become congested through a shortage of saving. This is the most fundamental of my
conclusions within this field », Keynes 1937b, p. 669 {Collected Writings, XIV, p. 222). Ce
point n'est souligné aujourd'hui que par les interprètes les plus fidèles de Keynes : Parguez
1975, p. 108 ; Kregel 1985.
18. Kregel 1986b, § 1.
19. Keynes, 1938, p. 311 note, {Collected Writings, XIV, p. 232 note) ; Moore 1984.
20. Keynes, 1937a, p. 247, {Collected Writings, p. 208).
21. Keynes, 1939b, p. 572, 573 {Collected Writings, XIV, p. 282, 283).
22. On peut consulter les auteurs indiqués à la Note 14. Il est paradoxal, qu'en dépit
des affirmations explicites de Keynes, l'équivoque se perpétue. Tout récemment, un débat
entre quatre économistes très distingués a été biaisé par la même confusion entre financement
à court terme de la production et financement à long terme de l'investissement : Asimakopulos
1983, 1986 ; Terzi 1986, Richardson 1986 ; Kregel 1986a et 1986b. La même équivoque
chez de Boissieu 1985, p. 341.
23. Un exemple lucide de cette opinion, d'ailleurs tout à fait rigoureuse, est donné par
Hahn, 1955. A son avis, la seule fonction de l'analyse du financement est d'expliquer le
parcours qui mène à l'équilibre; mais l'équilibre lui-même qui en résulte pas modifié.
24. Keynes, 1930, vol. I, chap. 10 (1), p. 136.
25. Keynes, 1939a.
26. Le nom de Kalecki est mentionné aussi dans Keynes 1937a, p. 246 {Collected Writings,
XIV, p. 208). Au-delà de ces deux articles, le nom de Kalecki n'apparaît que dans la
correspondance privée.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 165
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