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Cahiers d'économie politique

Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes


Augusto Graziani

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Graziani Augusto. Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes. In: Cahiers d'économie politique, n°14-15,
1988. La Théorie Générale de John Maynard Keynes : un cinquantenaire. pp. 151-166;

doi : https://doi.org/10.3406/cep.1988.1066

https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1988_num_14_1_1066

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Résumé
Le but de cet article est établir l'existence d'une théorie de la monnaie circulatoire chez Keynes. On va
démontrer que c'est justement le fait d'avoir négligé l'analyse de l'offre de monnaie et d'avoir considéré
la monnaie comme grandeur exogène qui a permis à la théorie néoclassique de développer l'idée
fausse que ce sont les épargnes comme grandeur indépendante qui déterminent le niveau des
investissements. L'analyse de la théorie keynésienne du financement montre que Keynes a donné une
description complète du circuit monétaire, que Keynes parvint à traiter la quantité de monnaie comme
une variable endogène, et que l'analyse de la circulation monétaire le porta à abandonner la théorie
marginale de la répartition, qu'il avait suivie dans la Théorie Générale, pour accepter, dans ses
ouvrages ultérieurs, la nouvelle formulation du mark-up qui venait d'être présentée par M. Kalecki.

Abstract
The aim of the present paper is to show the existence of a theory of monetary circulation in Keynes'
thought. It is going to be shown that it is just the fact of having neglected the analysis of money supply
and to have defined the money stock as an exogeneous variable, that allows neo-classical theory to
consider savings as an independent variable determining the level of investment. The analysis of
Keynes's theory of financement shows that he supplied a complete description of the monetary circuit,
that he considered the money stock as an endogeneous variable, and that the analysis of the supply of
money led him to drop, in his subsequent writings, the marginal theory of distribution, a theory he had
followed in the General Theory, in favour of the new mark-up theory of prices and distribution, recently
suggested by M. Kalecki.
LE FINANCEMENT DE L'ECONOMIE
DANS LA PENSÉE DE J.M. KEYNES

par Augusto Graziani

AVANT-PROPOS

Keynes et Fisher sont les deux géants de la théorie monétaire de la


première moitié du xxe siècle. Leurs noms sont évoqués en même temps
chaque fois qu'on établit une comparaison entre le concept keynésien de
l'efficacité marginale de l'investissement et la définition fishérienne du
« rate of return over cost ». Il y a pourtant un autre aspect pour lequel
Keynes et Fisher peuvent être rapprochés : c'est l'analyse de l'offre de
monnaie et de la circulation monétaire.
Il peut sembler que la théorie monétaire de Fisher et celle de Keynes
suivent deux approches totalement opposées. La théorie de Fisher est
essentiellement une théorie de la formation des prix ; elle est donc fondée
sur l'analyse de la circulation et des flux de liquidité. L'équation des
échanges et la vitesse de circulation de la monnaie fournissent à Fisher
les instruments fondamentaux pour son analyse. Keynes par contre veut
construire une théorie macroéconomique de la demande agrégée. Pour
atteindre son but, il a besoin de formuler une théorie de la préférence
pour la liquidité et de traiter la monnaie comme fonds de richesse. C'est
donc la demande de monnaie comme stock qui représente pour lui
l'instrument analytique nécessaire.
Cependant, les formulations de Keynes et de Fisher sont moins éloignées
l'une de l'autre de ce que l'on pense. Après tout, Keynes lui-même
déclarait :
«[...] I find, looking back, that it was Irving Fisher [...] who
first influenced me strongly towards regarding money as a "real"
factor » \
L'idée de relier Keynes et Fisher au sujet de la théorie de la circulation
monétaire, qui tout d'abord peut sembler surprenante, peut devenir
acceptable, si l'on reconnaît que la pensée de Keynes au sujet de la
monnaie n'est ni unitaire ni homogène. D'un côté, on a le Keynes que
tout le monde connaît, l'auteur de la Théorie Générale, le théoricien de
la monnaie comme stock et de la préférence pour la liquidité. De l'autre
côté, il y a aussi un Keynes beaucoup moins connu, le Keynes « non
intégrable » dont parle Alain Barrère 2, l'auteur du Traité et des articles
de 1937-39, le théoricien du « finance motive for holding money » et de
la circulation monétaire.
Depuis 1936, l'attention de la plupart des économistes s'est concentrée
sur le premier Keynes, une des rares exceptions étant représentée par
l'analyse de Robert Marjolin 3. Il est évident qu'une évaluation complète
de son œuvre de théoricien exige que la même attention soit consacrée
aux écrits qui peuvent paraître en contraste avec son ouvrage principal
et plus connu.
La raison pour laquelle il est important d'établir l'existence d'une théorie
152 Augusto Graziani

de la monnaie circulatoire chez Keynes est que, comme on va le démontrer,


c'est justement le fait d'avoir négligé l'analyse de l'offre de monnaie et
d'avoir considéré la monnaie comme grandeur exogène qui a permis à
la théorie néo-classique de développer l'idée fausse que ce sont les
épargnes, comme grandeur indépendante, qui déterminent le niveau des
investissements.

L'OFFRE DE MONNAIE DANS LA MACROECONOMIE


COURANTE

C'est un aspect commun à la plupart des modèles macro-économiques


que de considérer l'offre de monnaie comme une donnée exogène. Même
dans les modèles de stratégie employés dans les analyses de politique
économique, dans lesquels la quantité de monnaie est traitée comme
instrument d'intervention et perd son caractère de grandeur donnée, elle
garde pourtant celui de grandeur exogène.
Un point de départ convenable est offert par la constatation que dans
la plupart des modèles macro-économiques le secteur bancaire n'est pas
représenté. S'il s'agit de modèles d'une économie fermée aux échanges
avec l'extérieur, il ne reste qu'un seul moyen technique par lequel la
quantité de monnaie puisse être modifiée, c'est la gestion du déficit
budgétaire. En effet, dans la plupart des modèles, la différence entre
recettes et dépenses publiques qui n'est pas couverte par des placements
de titres, est par définition considérée comme étant égale à la variation
de la quantité de monnaie existante, ce qui confirme le fait que tout
autre source de création, ou bien d'annulation, de la monnaie a été
supprimée.
Il est évident que, dans la réalité, le déficit budgétaire n'est pas la
seule source de création de la monnaie. La monnaie peut être aussi bien
créée par les banques, ou bien par un actif de la balance des paiements ;
et pourtant, les modèles macro-économiques courants sont formulés d'une
façon telle à exclure les deux dernières sources de variations de la liquidité.
La réduction des sources de création de la liquidité à une seule est à
son tour conséquence de la façon dont les conditions d'équilibre du
modèle ont été définies. Il n'est pas difficile de s'en rendre compte :
a) En ce qui concerne les relations avec l'extérieur, le problème est
très simple. Si l'on décide d'observer l'économie dans une situation où
la balance des paiements est en équilibre, on a déjà exclu par là toute
variation de liquidité provenant de l'extérieur.
b) En ce qui concerne le marché des biens, il faut considérer avec
attention la façon dont l'équilibre est défini. La tradition des modèles
d'équilibre général veut que l'on considère comme position d'équilibre la
situation où les négociations ont été achevées, les échanges sont faits, et
les budgets de tous les agents sont en équilibre, sans aucun résidu de
créance ni de dette. L'équilibre unipériodal de Walras, par sa séparation
rigoureuse entre négociations et échanges, répond à une définition pareille.
L'équilibre par semaines isolées, décrit par Hicks dans Valeur et capital,
est construit encore plus explicitement de la même façon. Si la position
d'équilibre est définie comme on vient de le dire, et puis encore s'il
s'agit d'un équilibre de concurrence parfaite en absence d'incertitude, et
si tous les agents sont en équilibre ayant remboursé leurs dettes aux
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Key nés 153

banques, il est évident que, dans la position d'équilibre, le secteur des


banques ne joue aucun rôle et il peut même être ignoré.
*

On ne saurait pas considérer cette formulation comme une simplification


neutre, étant donné qu'elle produit au moins deux conséquences négatives :
a) La première est la disparition de la monnaie. Si dans la position
d'équilibre, par définition, tous les agents ont remboursé leurs dettes aux
banques, toute monnaie bancaire disparaît. S'il s'agit en plus d'une
économie fermée sans intervention de l'Etat, puisqu'il n'y a pas d'autre
source possible de monnaie, la disparition de la monnaie devient totale.
En effet, les théoriciens les plus aigus ont remarqué que les modèles
d'équilibre général, limités au secteur privé et à une économie fermée,
sont aussi des modèles sans monnaie 3bls.
Il s'agit là d'une conclusion assez embarrassante. Si l'économie est en
équilibre, la monnaie serait absente ; si par contre, dans la position
d'équilibre les agents disposent de réserves liquides, l'équilibre ne serait
pas un vrai équilibre, et les agents, ou au moins certains d'entre eux,
devraient se trouver encore endettés envers les banques.
Pour sortir de cette impasse, les auteurs des modèles courants n'ont
su imaginer qu'une seule solution, c'est-à-dire d'amplifier le modèle jusqu'à
y comprendre le secteur public, et d'imaginer que la monnaie soit créée
par le déficit budgétaire de l'Etat. Dans ce cas, même si, dans la position
d'équilibre, il y avait encore des réserves liquides auprès des agents,
ceux-ci ne seraient pas nécessairement endettés envers les banques. Ce
serait tout au plus le Trésor de l'Etat à avoir une dette envers la Banque
Centrale.
Cette solution n'est pas sans inconvénients. Si le budget de l'Etat est
en équilibre et s'il a toujours été en équilibre dans le passé, l'offre de
monnaie, par définition serait nulle, et aucune demande de réserves
liquides ne pourrait être satisfaite. Si par contre le marché de la monnaie
doit être en équilibre, pour que l'on puisse réaliser une égalité entre
offre et demande de monnaie, il faut que le Gouvernement soit prêt à
créer ou bien à annuler le déficit budgétaire, non pas selon les exigences
de la dépense publique, mais suivant les variations qui se vérifient dans
la demande de monnaie.
b) Le fait d'avoir éliminé du modèle les banques comme secteur séparé
par rapport aux entreprises produit, au point de vue analytique, une
deuxième conséquence négative, qui est la disparition de tout problème
de financement.
Comme on l'a dit, par définition, dans la position d'équilibre, toute
dette envers les banques doit avoir été remboursée. Afin que cette
condition soit satisfaite, il faut que le marché financier soit aussi en
équilibre. Plus précisément, il faut que le taux de l'intérêt soit assez haut
pour attirer sur le marché financier la totalité de l'épargne monétaire,
étant donné que si une partie des épargnes était placée en dépôts bancaires,
la conséquence inévitable en serait une dette des entreprises envers les
banques.
Puisque, par ailleurs, la définition de l'équilibre prévoit que les épargnes
volontaires soient égales aux investissements, la condition d'équilibre
154 Augusto Graziani

réduit tout problème de financement à un problème de bon fonctionnement


du marché financier. D'un côté, le marché financier doit assurer l'égalité
entre épargnes volontaires et investissements ; d'un autre côté, le même
marché doit assurer que les épargnes monétaires soient entièrement placées
en titres. Pourvu que le marché financier fonctionne d'une façon
satisfaisante, tout problème concernant les rapports entre banques et entreprises
est donc résolu.
Mais puisque la fonction du marché financier est de financer les
investissements, et puisque ce marché est en équilibre quand épargnes
et investissements sont égaux, il semble qu'on puisse en tirer les trois
conclusions typiques de la théorie néo-classique :
a) Le problème du financement ne regarde pas la production toute
entière mais uniquement les investissements.
b) Le financement des investissements doit être assuré par les épargnes
volontaires.
c) Afin que l'investissement soit financé, il faut que l'épargne
correspondante soit formée à l'avance, sous forme de fonds à la disposition des
investisseurs.
Les deux premières conclusions ne peuvent pas être considérées comme
erronées au point de vue logique ; pourtant, comme on l'a vu, leur
validité est strictement liée à la définition néo-classique de l'équilibre. La
troisième conclusion est clairement fausse, puisqu'on ne saurait comment
une épargne préalable pourrait être formée et mise de côté, avant que
l'investissement ait été réalisé, et que le revenu se soit formé.
Et pourtant, la plupart des auteurs raisonnent comme si l'investissement
était l'emploi d'une épargne déjà formée et prête à être utilisée. Si les
modèles courants, au lieu d'ignorer le secteur bancaire, s'étaient posés
comme but d'analyser le processus de création et de circulation de la
monnaie, ce malentendu ne se serait jamais présenté.

L'OFFRE DE MONNAIE : UNE FORMULATION


ALTERNATIVE

L'analyse critique qu'on vient de développer au sujet de la théorie


néo-classique de l'offre de monnaie nous permet d'esquisser rapidement
les lignes d'une construction alternative.
Les trois hypothèses de base à partir desquelles on doit raisonner sont
les suivantes :
a) Le secteur des banques doit être considéré comme étant strictement
séparé de celui des entreprises : les banques produisent la monnaie sans
l'employer, tandis que les entreprises emploient la monnaie sans pouvoir
la produire (si toute entreprise pouvait produire sa propre monnaie, on
se trouverait dans une économie de troc ou bien dans une économie de
crédit, non pas dans une économie monétaire).
b) Dans la position d'équilibre, les profits ne sont pas annulés, la
concurrence ne faisant que ramener les taux de profit à un niveau unique,
mais positif.
c) Les échanges ne sont pas segmentés dans le temps, comme il arrive
dans l'analyse de Walras, où l'on a une succession d'équilibres unipériodaux
séparés l'un de l'autre, mais ils ont lieu sans solution de continuité. Par
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 155

conséquent, il n'y a aucun instant pour lequel les dettes des entreprises
envers les banques soient entièrement annulées. Les conditions d'équilibre
doivent donc être formulées d'une façon différente. Puisqu'on ne peut
plus définir comme équilibre la situation dans laquelle les dettes des
entreprises envers les banques ont été entièrement payées, on doit limiter
la condition d'équilibre à la situation dans laquelle, si le niveau de la
production et celui de l'emploi sont constants, le niveau de l'endettement
des entreprises est aussi constant. Cette définition présente un avantage,
en ce qu'elle permet de considérer les réserves liquides d'équilibre comme
ayant été produites par les banques et ne nous oblige plus à les définir
comme provenant d'un déficit budgétaire.
*

On peut à présent examiner le déroulement des échanges et de la


circulation monétaire dans une économie dans laquelle les trois hypothèses
indiquées sont respectées.
Dans le modèle théorique de Walras, les négociations de chaque période
ont lieu d'une façon simultanée sur tous les marchés, et continuent jusqu'à
la détermination d'un ensemble de prix d'équilibre. Elles sont suivies par
des échanges qui ne sont que la reproduction fidèle des engagements pris
pendant les négociations.
Dans une économie monétaire, par contre, les opérations ne peuvent
commencer que par les négociations des seuls agents qui soient en mesure
d'amorcer l'activité économique, c'est-à-dire les banques et les entreprises.
Les banques concèdent des financements aux entreprises, qui les emploient
pour payer les salaires et produire des marchandises 3ter. Les marchandises
produites sont ensuite vendues, soit aux salariés, s'il s'agit de biens de
consommation, soit à d'autres entreprises, s'il s'agit de biens capitaux.
C'est ainsi que les entreprises récupèrent les sommes qu'elles ont payées
en salaires et que les travailleurs ont destinées à la consommation. Les
entreprises peuvent aussi placer des titres sur le marché financier, et
récupérer de la sorte les sommes que les salariés ont destinées à l'épargne.
Pourvu que les revenus des salariés soient entièrement dépensés —
qu'importe si c'est sur le marché des marchandises ou bien sur le marché
financier — les encaisses des entreprises seront égales à leurs dépenses,
ce qui signifie que les entreprises seront en mesure de rembourser aux
banques la totalité de leurs emprunts. Il leur reste à payer les intérêts
dus aux banques, ce qui ne peut être accompli que si les banques elles-
mêmes font des dépenses équivalentes à leurs profits, et achètent une
partie des marchandises produites par les entreprises.
Puisque les processus de production ne sont pas successifs (comme il
arriverait dans la production agricole) mais synchronisés, il n'y a jamais
un instant dans lequel les entreprises aient remboursé aux banques la
totalité de leurs dettes. Même si l'économie se trouve dans une situation
d'équilibre parfait, les entreprises ont toujours une dette envers les banques,
et puisque la quantité de monnaie en circulation est égale à l'endettement
des entreprises, la monnaie ne s'annule jamais. Dans une situation
stationnaire, avec un niveau constant de la production et de l'emploi, la
quantité de monnaie et l'endettement des entreprises sont aussi constants.
Les encaisses de chaque période couvrent les dépenses de la période
suivante, et la monnaie devient le « revolving fund » illustré par Keynes.
156 Augusto Graziani

LA CIRCULATION DE LA MONNAIE CHEZ KEYNES

Keynes est connu pour avoir développé, dans la Théorie Générale, une
théorie de la monnaie comme forme de la richesse, et pour avoir introduit
la demande de monnaie comme demande d'un stock de réserves liquides.
Lors de la publication de la Théorie Générale, l'idée que la préférence
pour la liquidité aurait pu être une source possible de chutes dans le
niveau de l'emploi semblait le pilier fondamental de la construction
keynésienne. Robertson, toujours prêt à souligner les aspects paradoxaux
de la pensée de Keynes, l'accusait d'être tellement obsédé par l'idée de
la préférence pour la liquidité et de la monnaie gardée comme réserve,
qu'il avait apparemment oublié le fait élémentaire que « parfois les agents
demandent de la monnaie non pas pour la garder, mais plutôt pour la
dépenser » 4.
En dépit des affirmations de Robertson, on peut démontrer que Keynes
n'avait pas oublié les simples vérités de la circulation monétaire. Il les
avait peut-être négligées dans la Théorie Générale, un ouvrage consacré
à tout autres problèmes, mais elles étaient bien présentes à son esprit,
comme tous les ouvrages publiés soit avant, soit après la Théorie Générale,
le démontrent clairement.
Dans la Théorie Générale, Keynes avait illustré le principe selon lequel
l'investissement, décidé par les entrepreneurs d'une façon autonome,
produit — moyennant l'accroissement du revenu — une offre d'épargne
correspondante. Keynes avait défendu sa position contre l'opinion courante
qui voulait que ce fut la formation de l'épargne qui précédait
l'investissement. Dans une série d'articles publiés entre 1937 et 1939 5, Keynes
précisa que, afin que l'investissement puisse avoir lieu et que, selon le
principe du multiplicateur, il puisse être suivi par un accroissement
proportionnel de la production de biens de consommation, il est nécessaire
qu'une provision adéquate de liquidité soit mise à la disposition des
entreprises 6. Par là, Keynes fut amené à analyser de plus près le processus
du financement de l'économie, de la création de liquidité, et de la
circulation monétaire.
L'inclusion dans son modèle de l'analyse du financement initial de la
production donna lieu à trois conséquences. En premier lieu, Keynes fut
porté à donner une description complète du circuit monétaire 7. En même
temps, en décrivant les mécanismes de création et d'annulation de la
liquidité, Keynes parvint à traiter la quantité de monnaie comme une
variable endogène 8. Enfin, l'analyse de la circulation monétaire porta
Keynes à abandonner la théorie marginaliste de la répartition, qu'il avait
suivie dans la Théorie Générale, pour accepter la nouvelle formulation
du mark-up qui venait d'être présentée par Michal Kalecki 9.
Il s'agit d'innovations analytiques d'une importance telle que les articles
de 1937-39 qui les contiennent devraient être lus comme un vrai supplément
à la Théorie Générale. Malheureusement, il s'agit aussi d'innovations d'un
genre tel qu'il serait difficile de répéter avec elles l'assimilation
progressivement réalisée avec la Théorie Générale, dont le contenu a été peu à
peu ramené à l'approche traditionnelle. Voilà peut-être pourquoi ce groupe
d'articles a été longuement ignoré, au point que, quand on n'a pas pu
éviter de les prendre en considération, on les a traités comme ouvrages
secondaires, remarquables plus pour les fautes qu'on a cru y découvrir
que pour les innovations qu'ils présentent en effet.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 157

LE « FINANCE MOTIVE » CHEZ KEYNES

Dans les articles de 1937-39, consacrés à l'analyse du financement des


investissements, Keynes introduit une quatrième sorte de demande de
monnaie, la demande pour financement, qui s'ajoute aux trois demandes
de monnaie, pour transactions, pour précaution, et pour spéculation,
analysées dans la Théorie Générale.
Bien qu'il soit évident que, si un agent demande un financement, il
demande de la monnaie pour la dépenser, Keynes, afin de garder une
symétrie de traitement par rapport à la Théorie Générale, définit la
demande de liquidité pour financement comme demande d'un stock de
monnaie. La seule modification qu'il introduit est que, la monnaie destinée
au financement n'est — par définition — qu'un stock provisoire, destiné
à être dépensé et converti en marchandises.
Pour réaliser cette réconciliation, apparemment contradictoire, entre la
décision d'emprunter une somme pour la dépenser et la décision de garder
un stock de monnaie comme réserve, Keynes a recours à une description
toute particulière de la technique de financement de la production, qu'il
analyse comme il suit :
a) un entrepreneur, ayant décidé de réaliser la production d'une
marchandise, demande un financement sur le marché monétaire. Ce
financement peut être obtenu soit auprès d'une banque soit auprès de n'importe
quel agent qui soit prêt à renoncer à une partie de ses réserves liquides ;
b) l'entrepreneur garde l'argent emprunté pendant une certaine période
de temps, ce qui, par conséquent, donne lieu à la formation d'un stock
de monnaie. La demande de ce stock est justifiée par le « finance motive
for holding money » ;
c) dès que l'entrepreneur utilise son financement, la liquidité est
transmise à un autre agent, et devient une réserve ordinaire de monnaie pour
transaction.
Cette analyse présente l'avantage de considérer le stock de monnaie,
que Keynes avait traité dans la Théorie Générale comme variable exogène,
comme variable endogène, dont la valeur est déterminée au cours des
négociations qui ont lieu sur le marché monétaire. Pourtant, comme on
va le voir, la même analyse ne semble pas satisfaisante du point de vue
de la rigueur logique.

Financement et quantité de monnaie

Keynes définit la monnaie de financement comme un stock provisoire


de monnaie que l'entrepreneur garde entre le moment où le financement
a été obtenu et le moment où le même financement est utilisé pour un
paiement. Dans son premier article de 1937, Keynes définit le financement
comme fourniture préalable de liquidité 10. Dans un second article de la
même année, il écrit :
« J'emploie le terme finance pour indiquer le financement qui
est nécessaire dans l'intervalle entre le moment où une dépense
est projetée et le moment où elle est réalisée u. »
Cette définition n'apparaît pas tout à fait convaincante. En effet, si le
marché monétaire est un marché de concurrence parfaite, et s'il n'y a
158 Augusto Graziani

aucun problème d'incertitude, aucune raison ne justifie le fait qu'un


entrepreneur, ayant obtenu un financement, et payant des intérêts dessus,
le garde sous forme liquide sans l'utiliser. En principe, le critère de
maximation du profit exige que l'entrepreneur ne demande un financement
qu'à l'instant même où il doit effectuer un paiement. Il est surprenant
de remarquer que Keynes lui-même avait souligné ce point dans la Théorie
Générale 12. Dans ses articles successifs, il semble parfois l'avoir oublié,
bien qu'il admette que, la plupart des fois, ce qu'il appelle « liquidité
mise à côté pour des dépenses futures » n'est en effet que des « unused
overdrafts », ou plus simplement des « engagements à financer » de la
part de la banque 13. Autrement dit, les réserves liquides de financement
ne sont que de la liquidité potentielle.
Mais, si tout cela est vrai, les réserves financières elles-mêmes
disparaissent. En effet tant que l'entrepreneur n'a encore employé son
financement, la liquidité correspondante, n'étant qu'une promesse, ou même
l'espoir d'un financement, n'existe pas ; mais si l'entrepreneur a déjà
utilisé son financement pour effectuer* un paiement, la liquidité, qui se
trouve à présent chez les destinataires du paiement, est devenue une
réserve normale de transaction.

Etat stationnaire et état de croissance

Si l'on accepte pour l'instant la définition de réserve de financement


donnée par Keynes, il faut examiner une deuxième question qui est
devenue centrale dans la littérature postkeynésienne concernant le « finance
motive ». La question est la suivante : la fourniture préalable de liquidité
est-elle nécessaire uniquement pour réaliser un accroissement du niveau
de la production, ou bien est-elle nécessaire aussi bien dans un état
stationnaire ?
La plupart des interprètes de Keynes semblent convaincus du fait que
le problème du financement ne se présente que dans le cas où l'entrepreneur
doit faire face à un accroissement du volume de la production. Il semble
implicite dans cette idée que, dans un état stationnaire, tout besoin de
finance soit absent et que le « finance motive » lui-même doive disparaître.
On ne peut pas ignorer le fait que Keynes lui-même semble accepter
cette interprétation, lorsqu'il déclare, ce qui arrive plusieurs fois, que la
fonction du financement est de « rendre possible un accroissement de
production » 14.
Toutefois cette interprétation est fausse. Si le financement n'était
nécessaire que pour accroître le niveau du produit, on devrait admettre
que toute production, une fois commencée, pourrait se continuer sans le
soutien d'aucun financement. Or, il est vrai que, si la production est
stationnaire, les encaisses de chaque période, comme on l'a déjà observé,
couvrent les dépenses de la période suivante. Mais cela n'est pas suffisant.
L'entrepreneur ayant réalisé des encaisses, devrait en principe les employer
à rembourser sa dette à la banque qui l'a financé. S'il veut employer ses
encaisses à nouveau pour continuer son activité, il faut que le financement
lui soit renouvelé. Un volume constant de production doit être financé
exactement comme un volume croissant de production, la seule différence
étant que si le niveau de la production est constant, le volume du
financement sera aussi constant. Mais en aucun cas un niveau de production
stationnaire ne peut être considéré comme autosuffisant du point de vue
financier.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 159

Bien entendu, si banque et entreprise se trouvent d'accord sur la


décision de tenir la production à un niveau constant, la même quantité
de monnaie peut financer la production pour une période indéfinie, et
le financement initial devient le « revolving fund » mentionné par Keynes.
A ce propos, il faut reconnaître que le premier à engendrer l'idée
fausse qu'une production stationnaire soit aussi autofinancée a été Keynes
lui-même, soit — comme on l'a déjà dit — par son affirmation selon
laquelle le fonds de finance ne deviendrait nécessaire que lors d'un
accroissement du niveau de l'activité, soit par le fait de traiter le « revolving
fund » comme un fonds mis automatiquement à la disposition de
l'entreprise. En lisant les lignes que Keynes consacre au fonds de rotation,
on a en effet l'impression que c'est le marché des biens, et non pas le
marché monétaire (c'est-à-dire les banques) qui fournit de la liquidité à
l'entreprise. Mais il s'agit évidemment d'un piège dans lequel Keynes est
tombé et que Robertson lui a d'ailleurs immédiatement signalé 15.

Les origines de la liquidité

Dans son analyse du financement, Keynes insiste sur le fait que la


demande de liquidité peut être satisfaite par deux sortes différentes
d'agents : a) par les banques, qui peuvent créer de la liquidité, ou bien :
b) par les intermédiaires financiers, qui, moyennant un accroissement du
taux de l'intérêt, peuvent accroître la vitesse de circulation de la monnaie
et rendre disponible pour les entreprises de la liquidité déjà existante.
Robertson ne voyait pas de justification à cette insistance :
« Le bon sens, écrivait-il, nous suggère que la voie la plus
naturelle pour que cela (le financement) ait lieu est que les
banques se tiennent à la fonction primaire du secteur bancaire,
qui est celle de prêter de l'argent à qui désire de l'employer 16. »

Mais, en dépit des remarques de Robertson, Keynes resta fidèle à son


approche.
En effet, sur ce point aussi la position de Keynes semble faible. En
principe, on ne saurait pas nier qu'un accroissement de la liquité puisse
être obtenu en augmentant soit la quantité de monnaie soit sa vitesse
de circulation. Mais, dans une économie en état de croissance, il est
pratiquement impossible que la liquidité nécessaire soit fournie par un
accroissement continu et illimité de la vitesse de circulation, sans aucun
accroissement dans la quantité de la monnaie. L'innovation financière a
aussi ses limites, et une économie dont le secteur financier se développerait
uniquement à cause de sa modernisation rencontrerait bientôt ce que
Keynes lui-même nommait une congestion du marché causée par un
« shortage of cash » 17. A ce sujet, le bon sens de Robertson nous semble
bien plus convaincant que la logique têtue de Keynes.
Il faut donc s'interroger sur les raisons qui poussaient Keynes à insister
sur la double source de la liquidité, comme s'il avait voulu dévaluer la
fonction des banques.
Les raisons de Keynes sont probablement très simples à deviner. Dans
ses articles de 1937-39, Keynes cherchait à préserver autant que possible,
l'approche adoptée dans la Théorie Générale, où le marché financier
occupe la position centrale, tandis que les banques sont presque totalement
ignorées. Keynes voulait donc intégrer le problème du financement dans
160 Augusto Graziani

le schéma général déjà dessiné. Il est possible que Keynes ait eu


l'impression que, s'il avait admis que la liquidité courante est créée
essentiellement par les banques, et que, par conséquent, la monnaie est
une variable endogène, il aurait affaibli, ou même trahi, le modèle de
la Théorie Générale. En effet, dans la Théorie Générale la source de la
liquidité est le marché financier, et les protagonistes de ce marché ne
sont pas les banques, mais d'un côté les entreprises et de l'autre côté
les spéculateurs et les rentiers.
Il ne faut pas oublier pourtant que, même dans la Théorie Générale,
Keynes n'avait pas eu l'intention de traiter la quantité de monnaie comme
une grandeur donnée : c'est lui-même qui l'affirme, et les recherches
successives démontrent que ses affirmations étaient bien fondées 19.

Les destinations de la liquidité

L'analyse qu'on vient de développer au sujet du marché monétaire et


du financement de la production montre clairement que le financement
initial est nécessaire pour n'importe quelle sorte de production. A ce
point de vue, il n'y a aucune différence entre la production de biens de
consommation et la production de biens capitaux.
Par contre, la situation est différente en ce qui concerne le marché
financier. Ici, les placements de titres à long terme doivent être, autant
que possible, égaux à l'épargne monétaire. Dans une situation d'équilibre,
dans laquelle investissements et épargnes sont égaux, les placements de
titres sont aussi égaux à la valeur monétaire des investissements. Voilà
pourquoi, bien que la fonction du marché financier soit celle de ramener
aux entreprises les épargnes monétaires des ménages, on dit souvent que
sa fonction est de permettre aux entreprises de financer les investissements.
Entre le marché monétaire et marché financier, il y a donc une différence
précise : le marché monétaire fournit un financement initial, nécessaire à
toute sorte de production ; le marché financier par contre doit résoudre
les problèmes engendrés par la présence de l'épargne monétaire, problèmes
qui, dans le cas où investissements et épargnes sont en équilibre,
correspondent aux problèmes du financement des investissements. Cette
distinction est absolument claire chez Keynes, qui affirme plusieurs fois
que le financement initial satisfait une exigence commune à la production
des biens de consommation et des biens capitaux :
« Le financement de l'investissement, écrit-il, n'est évidemment
qu'une forme particulière du financement nécessaire pour
n'importe quelle sorte de production 20. »
et encore :
La production des biens de consommation exige une fourniture
préalable de fonds liquides exactement comme la production des
biens capitaux 21. »
Malheureusement, ce point semble avoir échappé totalement aux
interprètes de Keynes, qui s'obstinent à considérer le financement initial comme
nécessaire uniquement à l'investissement 22. Il s'agit évidemment d'une
confusion entre financement initial et final, entre financement à court
terme et à long terme, entre financement de la production et financement
de la demande.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 161

La théorie de la répartition du revenu

L'analyse du « finance motive » ne présenterait pas une grande


importance si elle n'était liée à une position hétérodoxe en matière de répartition
du revenu.
Un théoricien néo-classique n'aurait aucun problème à inclure dans son
modèle les banques, le marché monétaire, le financement initial et la
circulation de la monnaie, tout en gardant le pilier central de sa théorie,
c'est-à-dire la théorie marginaliste de la répartition. Mais, pour sauvegarder
la validité de la théorie marginaliste de la répartition, il faut préserver
toutes les conditions de l'équilibre walrasien, et avant tout le principe
de la séparation rigoureuse entre les négociations d'un côté, qui déterminent
l'ensemble des prix et des quantités d'équilibre, et les échanges de l'autre
côté, qui sont l'image fidèle des engagements pris par les agents. Si le
modèle est amplifié jusqu'à y introduire les banques, le crédit, et la
monnaie, il est évident que la seule phase où il serait possible de les
introduire est celle des échanges, étant donné que, dans la phase des
négociations un numéraire quelconque est plus que suffisant pour permettre
aux agents, ainsi qu'au commissaire— priseur, de faire les calculs
nécessaires. Mais la phase des échanges n'est que la simple exécution
d'engagements pris dans la phase précédente, de sorte que, au cours de cette
phase, tout ayant été déjà déterminé, on n'a la détermination d'aucune
grandeur économique. On doit en conclure que, même si l'on voulait
introduire les transactions monétaires dans le modèle de l'équilibre général,
la monnaie, le crédit et les banques y joueraient un rôle totalement
neutre, et ne pourraient modifier ni la production ni la répartition du
revenu. Cette circonstance démontre aussi qu'il serait inutile de convertir
en modèle d'économie monétaire ce qui est le modèle typique d'une
économie de troc 23.
Le modèle d'une vraie économie monétaire est le modèle d'une économie
dans laquelle :
a) Puisqu'il n'y a aucune séparation entre négociations et échanges, on
n'attend pas que les négociations aient conduit tous les marchés à la
position d'équilibre pour que des échanges aient lieu. Par conséquent,
les échanges ne peuvent commencer que si quelqu'un parmi les agents,
ayant accès au crédit bancaire, est en mesure de faire des achats avant
d'avoir perçu des encaisses.
b) Les prix étant négociés en monnaie, les vrais termes de l'échange
entre les marchandises ne seront connus qu'au cours des échanges (par
exemple, le salaire négocié est le salaire monétaire, tandis que le salaire
réel ne sera connu qu'au moment où le salaire monétaire sera dépensé
et que l'on découvrira son pouvoir d'achat effectif).
c) Tous les échanges étant des échanges monétaires, la monnaie est le
seul moyen d'accès au marché, ce qui produit comme conséquence que
la monnaie est considérée comme une forme de la richesse et peut être
demandée et gardée comme telle.
Dans une économie pareille, il n'y a aucune raison pour que la production
et la répartition du revenu suivent les règles de l'équilibre néo-classique.
Voilà pourquoi, les théoriciens qui fondent l'analyse macroéconomique
sur la circulation monétaire, refusent la théorie marginaliste de la répartition
et suivent, en matière de répartition, la théorie dite postkeynésienne.
162 Augusto Graziani

Revenons à Keynes. Chez Keynes aussi, on remarque un lien précis


entre la théorie de la circulation monétaire et le refus de la théorie
marginaliste de la répartition. Les sources principales à ce propos sont
le Traité sur la monnaie d'un côté et les articles de 1937-39 de l'autre.
Dans le Traité, la théorie de la répartition est synthétisée dans les
équations fondamentales, leur structure est trop connue pour qu'il soit
nécessaire de les reproduire. Le principe sur lequel les équations
fondamentales sont construites est présenté par Keynes avec la plus grande
clarté : dans une économie monétaire, les entreprises, ayant accès au
crédit bancaire, et ayant par là la gestion de la production entre leurs
mains, peuvent déterminer d'une façon autonome le niveau de l'emploi
et la répartition de la production entre biens de consommation et biens
capitaux. Les travailleurs, par contre, n'ont entre leurs mains que des
billets de banque, c'est-à-dire des bouts de papier dont le pouvoir d'achat
ne sera connu que plus tard, quand ils les échangeront sur le marché 24.
Ce sont donc les entrepreneurs qui, en décidant l'offre de biens de
consommation, décident aussi du niveau de la consommation réelle. D'un
autre côté, le niveau des investissements par rapport aux épargnes
volontaires détermine les profits.
Parmi les ouvrages de Keynes successifs à la Théorie Générale, on
trouve un article d'importance fondamentale en matière de répartition ;
c'est l'article de 1939 sur les « Mouvements relatifs des salaires réels et
de la production » 25. Dans cet article, Keynes abandonne la théorie
marginaliste des prix et de la répartition, et adopte explicitement la
théorie dite du mark-up. Il s'agit d'un article remarquable, non seulement
parce qu'il est un des rares ouvrages publiés où Keynes mentionne le
nom et les contributions de Michal Kalecki 26, mais aussi parce qu'il
contient un revirement complet par rapport à la théorie de la répartition
adoptée dans la Théorie Générale.
Selon l'interprétation la plus répandue, Keynes, au sujet de la théorie
de la répartition, ne se serait jamais détaché de la tradition néo-classique.
Il s'agit évidemment d'une interprétation strictement liée à la Théorie
Générale. Si, par contre, l'on considère l'œuvre de Keynes dans sa totalité,
on serait tenté de parvenir à la conclusion opposée, étant donné que le
seul ouvrage qui contienne une adhésion claire à la théorie marginaliste
de la répartition est la Théorie Générale. Mais l'on ne devrait pas donner
trop d'importance aux aspects traditionnels de la Théorie Générale. On
sait bien que, dans cet ouvrage, le but de Keynes était de démontrer
que, tout en gardant les hypothèses de la théorie néo-classique, on peut
aboutir à un équilibre de sous-emploi. En écrivant la Théorie Générale,
Keynes donc, afin d'accroître la force de son raisonnement, voulait se
tenir autant que possible à l'intérieur de l'approche néo-classique.
L'adhésion à la théorie marginaliste de la répartition qu'on trouve dans la
Théorie Générale ne permet donc pas de tirer aucune conclusion générale
au sujet de la pensée de Keynes.
Il semble donc plus raisonnable de penser que, à l'exception de la
Théorie Générale, la macroéconomie de Keynes est une macroéconomie
monétaire fondée sur une monnaie strictement endogène, et que sa
macroéconomie conduise à refuser les conclusions de la théorie
néoclassique, non seulement en ce qui concerne le niveau de l'emploi mais
aussi bien en ce qui concerne la répartition du revenu.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Key nés 163

CONCLUSIONS

On dit souvent que la macroéconomie keynésienne est la théorie d'une


économie monétaire parce que la monnaie n'y joue pas simplement le
rôle d'intermédiaire des échanges mais elle y est définie comme une
forme de la richesse et elle est demandée par les agents en tant que
telle. Il est évident qu'il s'agit là d'un aspect fondamental, puisque c'est
justement le fait que la monnaie soit gardée comme richesse qui justifie
les fluctuations de la demande agrégée et crée la possibilité d'une situation
de sous-emploi prolongé.
Pourtant, un examen plus complet de l'œuvre de Keynes montre
clairement que sa théorie monétaire n'est pas limitée à l'idée que la
monnaie doive être considérée comme une forme de la richesse. Dans
sa pensée on trouve en outre une théorie complète de la monnaie, à
partir de l'analyse de la création de la liquidité, jusqu'à l'utilisation, à
la circulation, et à l'annulation finale de la monnaie.
La présence d'une analyse complète des mécanismes monétaires produit
des effets considérables dans plusieurs directions. La conséquence la plus
évidente est l'abandon de la théorie marginaliste de la répartition, adoptée
dans la Théorie Générale, en faveur d'une théorie de la répartition fondée
sur le pouvoir de disposition des entreprises. Une deuxième conséquence
est représentée par l'analyse du pouvoir des banques par rapport au
niveau de la production et de l'emploi. Une troisième conséquence est
l'introduction dans le modèle du conflit entre banques et entreprises, à
côté du conflit, bien connu par tous ceux qui ont la moindre familiarité
avec la Théorie Générale, entre entreprises et rentiers.
Il reste à se demander pourquoi, en écrivant la Théorie Générale,
Keynes s'est borné à l'analyse de la monnaie comme stock de richesse.
La réponse est, qu'en écrivant la Théorie Générale, Keynes voulait surtout
analyser le problème du sous-emploi et qu'il aurait été hors de propos
de porter attention à l'activité des banques, puisque l'intention était de
se concentrer sur un problème vis-à-vis duquel les banques sont considérées
comme étant dépourvues de tout pouvoir. Entre les différentes parties
de l'œuvre de Keynes, il n'y a donc aucune incohérence, et rien n'empêche
de reconstruire sa pensée d'une façon unitaire et logique.

Université de Naples (Italie)

NOTES

1. Keynes 1937a, p. 242, note {Collected Writings, xiv, pp. 202-3, note).
2. Barrère 1985b, p. 9.
3. Marjolin 1941, pp. 112-116, analyse la nature du taux de l'intérêt chez Keynes en
utilisant en même temps les chapitres de la Théorie Générale consacrés au marché financier
et les articles de 1937 consacrés au marché monétaire et aux relations entre banques et
entreprises. Le « finance motive » est mentionné brièvement aussi par Barrère 1952, pp. 202-
3 et 664-5.
3bis. Debreu, 1966, déclare : «... l'on suppose que l'économie fonctionne sans l'aide
d'un bien servant de moyen d'échange » (p. 32). Et encore, Arrow et Hahn, 1971 : «...
our model is in no shape to give a satisfactory formal account of the role of money. In
part, it could be hard to explain the holding of money or why it mediates most acts of
exchange » (chap. 13, p. 338). La même approche se trouve dans les ouvrages de politique
monétaire, où la monnaie est traitée comme un instrument d'intervention; S. Turnovsky,
1977.
164 Augusto Graziani

3ter. Ce point est souligné par les keynésiens les plus aigus : Barrère 1979, p. 127, et
Barrère 1985c, p. 41 : «... un des premiers emplois de la monnaie est de payer les salaires
et ainsi de participer au financement actuel de la production ».
4. Robertson 1966, p. 161 (l'article original est de 1936).
5. Keynes, 1937a, 1937b, 1938, 1939a, 1939b.
6. La nature de monnaie circulatoire du financement dont parle Keynes est reconnue
par Arena 1982, pp. 433-8, et 1984, p. 273 ; par Parguez 1985b, p. 271 ; et par de Boissieu
1985, p. 340. La plupart des interprètes du « finance motive » n'ont pas vu ce point avec
clarté, comme on va le voir ensuite.
7. La présence de l'idée de circuit dans la pensée de Keynes a été signalée par Poulon
1982, chap. 11.
8. Les recherches les plus détaillées au sujet de la quantité de monnaie comme variable
endogène dans le modèle de la Théorie Générale sont dues à B. Moore, 1983 et 1984.
L'école postkeynésienne adopte explicitement l'hypothèse de la monnaie endogène. Davidson
et Weintraub 1973.
9. Sous cet aspect, l'article fondamental est : Keynes 1939a, où Keynes mentionne l'article
de Kalecki 1938, et déclare qu'au sujet de la théorie de la répartition du revenu, l'analyse
contenue dans la Théorie Générale devrait être totalement révisée.
10. Keynes, 1937a, p. 247 {Collected Writings, xiv, p. 208).
11. Keynes, 1937b, p. 663 {Collected Writings, xiv, p. 216).
12. Keynes, 1936, chap. 15 : « There is no necessity to hold idle cash to bridge over
intervals if it can be obtained without difficulty at the moment when it is actually required »,
p. 196.
13. Keynes, 1937a, p. 247 ; 1937b, p. 668 ; et 1938, p. 319 {Collected Writings, xiv, pp. 209,
222 et 230).
14. Les auteurs qui limitent la fonction du financement aux cas d'un accroissement du
niveau de la production sont : Davidson, 1975 et 1978; Minsky, 1975 ; Smith, 1979a et
1979b ; Tsiang, 1956, 1957, et 1980 ; Wells, 1981; McKenna et Zannoni, 1982 ; Chick,
1983.
15. Robertson, 1966, p. 164. Le même point est décrit très clairement par J. Robinson,
1960, pp. 60-64.
16. Robertson, 1937, p. 432. La réponse de Keynes est contenue dans Keynes 1937b.
Le débat se poursuivit pendant quelques temps : Robertson, 1938a; Keynes, 1938 ; Robertson,
1938b. L'existence d'une double source de financement dans la construction de Keynes est
soulignée par Arena 1984, pp. 273-5 ; ce point est pourtant critiqué, excessivement peut-
être, par de Boissieu 1985, p. 341, qui semble exclure toute possibilité de variation dans
la vitesse de circulation de la monnaie.
17. « The investment market can become congested through a shortage of cash. It can
never become congested through a shortage of saving. This is the most fundamental of my
conclusions within this field », Keynes 1937b, p. 669 {Collected Writings, XIV, p. 222). Ce
point n'est souligné aujourd'hui que par les interprètes les plus fidèles de Keynes : Parguez
1975, p. 108 ; Kregel 1985.
18. Kregel 1986b, § 1.
19. Keynes, 1938, p. 311 note, {Collected Writings, XIV, p. 232 note) ; Moore 1984.
20. Keynes, 1937a, p. 247, {Collected Writings, p. 208).
21. Keynes, 1939b, p. 572, 573 {Collected Writings, XIV, p. 282, 283).
22. On peut consulter les auteurs indiqués à la Note 14. Il est paradoxal, qu'en dépit
des affirmations explicites de Keynes, l'équivoque se perpétue. Tout récemment, un débat
entre quatre économistes très distingués a été biaisé par la même confusion entre financement
à court terme de la production et financement à long terme de l'investissement : Asimakopulos
1983, 1986 ; Terzi 1986, Richardson 1986 ; Kregel 1986a et 1986b. La même équivoque
chez de Boissieu 1985, p. 341.
23. Un exemple lucide de cette opinion, d'ailleurs tout à fait rigoureuse, est donné par
Hahn, 1955. A son avis, la seule fonction de l'analyse du financement est d'expliquer le
parcours qui mène à l'équilibre; mais l'équilibre lui-même qui en résulte pas modifié.
24. Keynes, 1930, vol. I, chap. 10 (1), p. 136.
25. Keynes, 1939a.
26. Le nom de Kalecki est mentionné aussi dans Keynes 1937a, p. 246 {Collected Writings,
XIV, p. 208). Au-delà de ces deux articles, le nom de Kalecki n'apparaît que dans la
correspondance privée.
Le financement de l'économie dans la pensée de J.M. Keynes 165

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