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Bayard Georges

Michel − Hachette 1958-1985, 39 volumes.

1. Michel Mène l'Enquête (1958)


2. Michel et la Falaise Mystérieuse (1958)
3. Les Étranges Vacances de Michel (1959)
4. Michel Fait Mouche (1959)
5. Michel au Val d'Enfer (1960)
6. Michel et les Routiers (1960)
7. Michel Poursuit des Ombres (1961)
8. Michel et le Brocanteur (1961)
9. Michel et Monsieur X (1962)
10. Michel Fait du Cinéma (1962)
11. Michel au Refuge Interdit (1963)
12. Michel et la Soucoupe Flottante (1963)
13. Michel Maître à Bord (1964)
14. Michel en Plongée (1964)
15. Michel chez les Gardians (1965)
16. Michel à Rome (1965)
17. Michel et le Complot (1966)
18. Michel Mousquetaire (1967)
19. Michel et le Trésor Perdu (1971)
20. Michel et la Voiture-Fantôme (1971)
21. Michel fait du Vol à Voile (1973)
22. Michel dans l'Avalanche (1974)
23. Michel fait un Rallye (1975)
24. Michel et les Castors du Rhône (1975)
25. Michel Connait la Musique (1976)
26. Michel et les Deux Larrons (1977)
27. Michel et le Rapport Secret (1977)
28. Michel Entre Deux Feux (1978)
29. Michel et la Super-Maquette (1978)
30. Michel et les Maléfices (1979)
31. Michel à la Fontaine du Diable (1979)
32. Michel et la preuve par sept (1980)
33. Michel et les Faussaires (1980)
34. Michel chez les Trotters (1981)
35. Michel et le Vase de Soissons (1981)
36. Michel fait de la Planche à Voile (1982)
37. Michel Aux Antilles (1983)
38. Michel et les Casseurs (1984)
39. Michel Fait Surface (1985) 

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Cécile − Hachette 1982-1987, 9 volumes.

40. Cécile et la panthère noire (1982)


41. Cécile et la villa du prince (1982)
42. Cécile et le taxi des neiges (1982)
43. Cécile et les bas-rouges (1983)
44. Cécile et la tapisserie volée (1983)
45. Cécile et les rockers (1984)
46. Cécile prend le mors aux dents (1984)
47. Un casse-tête pour Cécile (1985)
48. Cécile et la boîte à musique 

César − Hachette 1964-1980, 6 volumes.

49. César fait du karting (1964)


50. César suit le tour de France (1964)
51. César marin d'eau douce (1965) maison Bernard
52. César fait du ski (1978)
53. César et la clef du mystère (1979)
54. César au royaume de la chine (1980) (l'intrigue de ce dernier titre a été reprise
dans  Cécile et la boîte à musique, du même auteur) 

Romans hors série


55. L’École des détectives, Hachette, Paris, coll. « Bibliothèque verte ». 1959
56. Les 5000 francs d'Alain Cloche-Dur, Hachette, 1959
57. Les Fidji chantent à minuit, Delagrave, Paris. 1960
58. Les Pionniers du déluge, Delagrave, Paris. 1962
59. Le Mystère de l'Anita, Delagrave, Paris. 1966
60. Moi, Eric le Rouge  1988

Sous le pseudonyme de Georges Travelier


61. La Chanson du cabestan  éditions Fleurus, Paris, collection « Caravelles ». 1957
62. Amérique an mille   Fleurus/Gautier-Languereau, Paris, coll. « Jean-François » 1959
63. Le mystère de la rose 1959
64. Le Secret de la Dune Bleue 1959
65. Enquête à Hambourg − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
66. S.O.S. Pikkolo − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
67. L'Urganda, yacht fantôme  ; Fleurus, Paris, coll. « Monique ». 1962

Sous le pseudonyme de Jean-Pierre Decrest


68. À manipuler avec précaution Hachette, Paris, coll. 1979
69. Le Réseau Pluton Hachette 1979 

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COLLECTION JEAN-FRANÇOIS

AMÉRIQUE
AN MILLE
par G. TRAVELIER

Illustrations de J. GIRAUD et G. MOUM1NOUX

Imprimé en France
1959

ÉDITIONS FLEURUS Éd. GAUTIER-LANGUEREAU

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31, r. deFleurus, PARIS (VIe) 18, rue Jacob, PARIS (VF)

AMÉRIQUE
AN MILLE

CHAPITRE PREMIER

L’ISLANDE allait s'éveiller... La brume nonchalante


étouffait les couleurs et les sons. Dans l'ombre bleue du petit
jour, elle prenait une épaisseur molle de coton effiloché. Seule
la pierre brute des rues de Breida luisait d'humidité poisseuse.
Une cloche ébranla le silence ; coups hésitants avant la
volée régulière, assourdie, sans joie.
Une silhouette drapée de blanc glissa le< long des
murailles, bras étendus, à pas furtifs, hésitants, suivis de
courses lestes, d'arrêts brusques, qui trahissaient l'angoisse.
Une bouffée d'air salé fit osciller les couches basses de la
brume, déchirées aussitôt comme une fumée. Le fuyard
s'arrêta plus longuement, une main sur la poitrine, comme
pour comprimer les battements de son cœur : un jeune garçon,
quinze ans au plus, que le brusque silence qui suivit les
derniers coups de cloche amortis fit frissonner...
Il jeta un regard rapide derrière lui, n'aperçut qu'un pan
de muraille, et reprit sa course en avant.

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Il se laissa glisser, sans plus hésiter, le long d'un rocher et
se reçut légèrement sur une plate-forme naturelle, encore
humide de la dernière marée. Un sourire éclaira un instant son
visage ouvert. Il tendit l'oreille et, rassuré sans doute, avança
plus lentement.
« C'est le moment ! » murmura-t-il pour lui-même.
En talonnant du pied, il atteignit le bord de la plate-forme
et s'y campa, penché en avant, les mains sur les genoux.
Il écouta, avec le même sourire, le léger clapotis de la
houle contre la pierre et, plus loin, une grincement de bois
frotté : celui des bordages des drakkars (1) amarrés côte à
côte.

(1) Navires des Normands.

Son attitude contrastait avec la course éperdue qu'il


venait de fournir. Mais ce n'était pas de l'hésitation. Il finit par
trouver ce qu'il cherchait : une planche, appuyée d'un bout à la
plate-forme, s'enfonçait dans la brume et se soulevait
doucement au rythme de la houle. Il s'en approcha et posa un
pied sur la passerelle pour en éprouver la solidité. Puis, les
bras en croix pour assurer son équilibre, il avança. Il progressa
lentement, avec la même gravité que s'il accomplissait un rite
étrange.
A l'autre extrémité, il se laissa tomber d'un saut léger
dans une embarcation qui oscilla, heurta sa voisine qui gémit.
Animé maintenant d'une ardeur farouche, le garçon franchit
rapidement deux autres grandes barques et s'arrêta dans la
quatrième, la dernière. Malgré l'écran protecteur de la brume,
il était évident que l'angoisse étreignait de nouveau de fugitif.
Il se fouilla fébrilement, sortit un couteau de sa ceinture et
s'affaira à couper les amarres qui retenaient le bateau à ses
voisins. La peau de phoque résista et il dut s'acharner, à coups
rageurs. L'arrière, libéré, se déporta doucement vers le large.

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L'enfant sourit. Il n'avait plus qu'à trancher l'amarre de
proue, et le bateau dériverait.
— Je hisse la voile... et je suis libre ! s'exclama-t-il en
approchant le couteau de la dernière amarre.
Le bateau remua brusquement, avec une amplitude qui fit
sursauter le jeune homme. Mais, avant qu'il eût le temps de se
retourner, deux bras vigoureux l'enserrèrent dans leur étau et il
fut soulevé de terre. Sous la puissante étreinte, il suffoqua et
distribua au hasard des ruades frénétiques. Des doigts rudes
l'obligèrent à lâcher son couteau et, au moment où la pointe se
ficha dans le plancher de l'embarcation, le jeune garçon poussa
un grand cri de désespoir...

*
**

On était à l'automne, l'automne de l'année 999...


Breida (1) s'animait lentement, comme il sied à une ville
étouffée par la brume ; et, comme elle, toute l'Islande s'apprê-
tait à l'hivernage, sans hâte, en pays conscient de ses possi-
bilités limitées. Les derniers échanges, dont l'Islande était le
comptoir, entre les Groenlandais et les Norvégiens venaient de
se terminer. Les drakkars des premiers étaient repartis, chargés
d'orge et de bois, que les marchands norvégiens de leur côté
avaient apportés dans l'île. Les peaux de phoque, de renard
bleu et d'ours, salées à point, s'entassaient dans les entrepôts,
monnaie d'échange qui partirait vers l'Europe, au printemps
prochain. Chacun estimait ses gains, amassait le bois et les
provisions et attendait l'hiver.
(1) Capitale de l'Islande.

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Trois jours plus tôt, un riche marchand de la ville,
Herjolf, se préparait à sortir de chez lui, lorsqu'un serviteur
l'avertit de l'arrivée d'un visiteur, venant de Norvège.
Dans la grande salle, un homme jeune, aux longs cheveux
blonds, se leva en souriant à son entrée. Sous une pelisse
d'ours, il portait une tunique de laine bleue, des chausses de
même teinte et des bottes de veau rasé. Herjolf, surpris,
s'arrêta sur le seuil.
— Leif ! mon bon Leif ! C'est donc toi ! Par Odin, si je
m'attendais !
Leif Ericson ouvrit la bouche, mais son hôte n© lui laissa
pas le temps de parler. Tout en l'entraînant vers la cheminée
où flambaient des troncs entiers, il poursuivit :
— Je te croyais déjà au Groenland bien au chaud chez
ton père ! La saison est déjà avancée ! Ne crains-tu pas la
brume et la surprise des glaces flottantes ?
Et, comme si une idée venait de traverser son esprit, il
ajouta joyeusement :
— Songerais-tu à hiverner en ma maison ? Ce serait la
meilleure nouvelle de l'année ! Le fils de mon vieil ami Eric
sera l'hôte honoré de cette demeure ! Installe tes gens, Leif ! Je
ne manque heureusement pas de dépendances !
Leif secoua la tête en souriant :
- Non, Herjolf, je ne vous demande l'hospitalité que pour
quelques jours, le temps de faire radouber (1) mon drakkar.
Mon père m'attend et il ne sera déjà que trop inquiet après le
grand malheur de ce printemps !

(1) Radouber: faire des réparations à une coque, un mât, une voile,
un filet.

Herjolf se rembrunit.
- N'a-t-on point reçu d'autres nouvelles, au royaume de
Norvège, des navires disparus ? Cela paraît étrange, n'est-ce

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pas ? Quatorze de nos meilleurs navires, montés par de vrais
marins, perdus sans rémission à quelques jours d'ici !
Leif soupira.
— Le roi Olaf s'en est ému. Il songe à faire modifier les
navires qui assureront le trafic entre l'Islande et la Norvège.
Dans la tempête, nos drakkars embarquent trop d'eau, et
certains se brisent par le milieu...
Herjolf parut tout à coup mécontent.
- On ne me fera pas croire ces sornettes, Leif ! On ne me
retirera pas de la tête la conviction que nos vieux dieux se
vengent des chrétiens ! Il ne sortira rien de bon de cette
trahison de la foi de nos pères... Je te le dis, Leif... rien de bon!
Leif cessa de sourire. Son visage exprima une douceur
surprenante chez ce guerrier bâti en force.
— Je suis chrétien, moi aussi, Herjolf. Le roi Olaf m'a
fait instruire et il m'a accordé l'honneur de me présenter lui-
même au baptême, avec mes compagnons !
Le marchand soupira :
— Comment ? Toi aussi ? J'ai appris que, déjà, mon fils
Bjarni n'écoute plus la voix des anciens dieux ! Il s'est fait
chrétien...
Puis, plus animé tout à coup, il reprit :
— Allons, rien ne sert de maugréer ! Viens plutôt
me raconter les dernières nouvelles de Norvège !
... Il y avait trois jours déjà que cette conversation avait
eu lieu et, ce jour-là, Leif revenait de l'office matinal lorsqu'un
brouhaha, à l'intérieur de la maison d'Herjolf, lui fit presser le
pas.
Il arriva dans la grande salle pour apercevoir son hôte aux
prises avec un jeune garçon d'une quinzaine d'années, que sa
tunique blanche et ses cheveux blonds, coupés court,
désignaient comme étant un esclave. Un immense gaillard,
portant la tunique et les chausses de laine des guerriers,

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maintenait difficilement son prisonnier, qui se tortillait avec la
vivacité d'une anguille.
Interdit par ce spectacle, Leif allait se retirer, par
courtoisie, croyant assister à quelque scène domestique qui ne
le regardait en rien, lorsque Herjolf l'appela :
— Approche, mon ami Leif ! J'ai grand besoin de ton
aide ! Leif obéit. Le jeune esclave lui jeta un coup d'œil
farouche
et fit des efforts plus violents encore pour se libérer.
Des mèches courtes couvraient son front têtu. Le collier de fer,
insigne de son sort, cliquetait sur sa poitrine déjà large. Herjolf
désigna le guerrier qui tenait le jeune homme :
— Voici Thordson ! Il a surpris ce sacripant au moment
où il coupait les amarres de son bateau, pour s'en emparer ! De
bonnes amarres en peau de phoque ! Si c'est possible ! Et
pour quoi faire, grands dieux ! Car ce diable refuse
de répondre !
— Je le connais, intervint Thordson. Il parle encore très
mal notre langue. C'est un jeune esclave qui n'est arrivé de
Norvège qu'au printemps dernier, avec les rescapés de la
tempête... Snorri, son maître, m'a dit qu'il avait été ramené
d'une expédition en terre de Frise (1) !

(1) La Frise : Province du nord des Pays-Bas.

Leif se départit de son silence :


— Mais pourquoi l'as-tu conduit ici, et non à son maître?
Herjolf sourit pour expliquer :
- Snorri est absent en ce moment et tu ignores sans doute
que je suis le God (2) du district de Breida. Il m'appartient
donc de lui infliger le châtiment qu'il mérite, et ce serait déjà
fait si le bougre voulait parler !

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(2) God : Haut dignitaire d'une province, chez les Normands, jouant
à la fois le rôle de chef politique, de chef religieux et de juge.

Leil ne put s'empêcher de trouver le jeune esclave


sympathique. Ses efforts, voués d'avance à l'échec, dénotaient
une énergie peu commune et un caractère bien trempé.
- Peut-être serai-je plus heureux... J'ai appris le flamand
avec le vieux Tyrker, mon père nourricier!
Il adressa quelques mots dans cette langue au jeune
garçon, qui cessa aussitôt de se débattre. Il renvoya ses
cheveux' en arrière, d'un mouvement de tête, et fixa hardiment
celui qui venait de parler. Il finit pourtant par détourner les
yeux et serra les lèvres d'un geste boudeur.
Leif éclata de rire.
- Il me comprend, l'entêté, mais il est buté ! Peut-être
vaudrait-il mieux le mettre en confiance ? Si Thordson le
relâchait un peu, l'orgueil de notre jeune coq serait peut-être
moins chatouilleux ?
Thordson obtempéra avec un gros rire.
Le jeune esclave prit tout juste le temps de secouer ses
bras endoloris et fila vers la porte en bousculant Leif au
passage. Mais le fils d'Eric fut plus prompt que lui. Il le
rattrapa par le bras et le retint malgré ses ruades. En même
temps, il lui parlait rudement dans une langue que ni Herjolf ni
Thordson ne comprirent. Peu à peu, le jeune garçon se
détendit, son visage enflammé par la colère et par l'effort
garda son expression boudeuse, mais il cessa de s'agiter.
— Là ! Qu'est-ce que je disais ! Ce jeune homme est
doué d'une énergie peu commune, en vérité !
Herjolf intervint :
- Nous verrons si son énergie résiste aux quinze coups de
fouet que mérite sa tentative de vol !
Leif faillit faire remarquer à son hôte que c'était dix, et
non pas quinze coups, que la loi viking prescrivait pour la

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première infraction d'un enfant voleur. Mais il se souvint à
temps qu'il s'agissait d'un esclave. Herjolf ne se trompait pas.
A l'appel de leur maître, des serviteurs étaient entrés et ils
s'étaient emparés du garçon dont ils s'employaient à dénuder le
torse. Déjà ils l'avaient allongé sur la table. Chose étrange, il
ne se débattait plus. Il n'y avait plus, sur son visage tourné sur
le côté, qu'une farouche détermination.
Leif fut certain qu'il ne pleurerait pas, qu'il ne crierait pas,
et il eut un peu honte, brusquement, de la barbarie de la loi.
Un incident acheva de le décider à intervenir. Il s'était
dirigé vers l'autre côté de la table pour ne pas avoir le visage
de 1 enfant devant les yeux. Il vit briller un objet contre son
épaule. En s'approchant, il découvrit que c'était une croix, une
petite croix d'argent, suspendue à une chaînette.
Leif n'hésita plus. Il étendit la main et arrêta net le geste
de Herjolf, qui levait son fouet.
— Arrêtez, ami, je rachète la faute de cet enfant ! Fixez
vous-même l'amende que je verserai à Thordson ! Je deman-
derai à Snorri de me céder cet esclave.
La stupéfaction des assistants se refléta sur les visages.
Jamais encore on n'avait vu un guerrier racheter la faute d'un
esclave ! La notoriété de Leif, et sans doute aussi l'expression
de bonté répandue sur ses traits, l'emportèrent sur les
hésitations du God.
— Je comprends mal les motifs qui te font agir ainsi, Leif
Ericson, mais je pense que rien ne s'oppose au rachat, du
moins en ce qui concerne la faute, car, pour la personne de cet
esclave, il n'appartient qu'à son maître de décider s'il consent
ou non à s'en séparer !
Leif demanda seulement :
— Et quand son maître sera-t-il de retour ?
— Pas avant longtemps. Il est en voyage à sa ferme de,
l'Est et son retour est prévu pour la prochaine lune.

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- Qu'à cela ne tienne, je veux lui envoyer un messager. Je
n'ai pas l'intention d'attendre ici tout le temps ! La route du
Groenland sera déjà assez difficile dans quelques jours et je
tiens à emmener ce jeune homme à Brattahlid, la résidence de
mon père. Le Groenland a besoin d'âmes bien trempées
comme la sienne. Ce sera une recrue de choix !
Indifférent au bavardage qu'il ne comprenait pas, le jeune
esclave était resté allongé sur la table. Herjolf donna l'ordre
qu'on lui rendît ses vêtements. Et cette fois la détente
qu'éprouva le jeune homme fut si vive, qu'il s'écroula entre les
bras de Leif, sans connaissance !

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CHAPITRE II

_ QAND le jeune garçon revint à lui, Leif lui parla dans sa


langue. Herjolf était parti et ils étaient seuls devant le feu de
bois.
— Qui es-tu, toi qui voulais te perdre dans l'océan ?
Le maintien farouche du jeune homme avait disparu. Sur
son visage ouvert, il était facile de suivre le débat intérieur qui
se livrait en son âme. Il luttait contre la sympathie et la
reconnaissance que l'intervention de Leif lui inspirait. Il finit
par répondre :
— J ai nom Simon Bastien, de la paroisse de Steincôte...
—- Pourquoi voulais-tu t'emparer du drakkar de Thordson,
Simon ? reprit Leif. Pour t'enfuir, n'est-ce pas ? Le jeune
esclave secoua énergiquement la tête :
— Non, ce n'est pas pour ça !
Il se renferma dans un mutisme étrange, et l'expression
butée qui marqua son visage surprit son interlocuteur, qui
demanda :
.— Je veux demander à Snorri, ton maître, de te céder à
moi. Je t'emmènerai aux Terres vertes (1), et je te prendrai à
mon service !

(1) Terres vertes : Nom donné à la terre découverte par Eric le Rouge,
en 985, après son bannissement d'Islande. (Rapprocher « Green Land » en
anglais de «Groenland».)

L'enfant secoua énergiquement la tête : .le ne veux pas


quitter l'Islande !

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Leif faillit se fâcher et répliquer qu'un esclave ne devait
avoir d'autre volonté que celle de son maître, mais il comprit à
temps qu'avec un caractère aussi fier que celui de Simon c'était
le plus sûr moyen de ne rien savoir. Il ne put s'empêcher
pourtant de laisser percer une certaine irritation dans sa voix :
— Mais enfin, explique-toi ! Tu ne sais dire que « Non !
Ce n'est pas ceci l » Ta vie au Groenland sera plus intéressante
qu'ici et je pourrai t'affranchir dans quelques années et faire de
toi un homme libre !
Simon releva les yeux et fixa Leif. - Je suis libre !
Puisque je suis chrétien !
—- Moi aussi, je suis chrétien, répliqua doucement le
Groenlandais.
La surprise et la joie transformèrent le visage du jeune
homme.
— Vous êtes chrétien? Alors, je peux tout vous dire !...
Simon raconta son histoire. Et Leif, bien qu'il fût
normand, ne put s'empêcher de frémir douloureusement à sa
conclusion. Les Bastien formaient une excellente famille
frisonne emmenée en captivité par une expédition normande,
l'année précédente. De Norvège, le marchand d'esclaves les
avait envoyés vers l'Islande en même temps qu'un convoi de
vingt-six navires, au printemps dernier. Son père, sa mère et
son frère jumeau, Pierre, avaient été placés chacun sur un
navire différent. Le convoi avait essuyé une tempête
extraordinaire, pendant plusieurs jours, entre la Norvège et
l'Islande. A l'arrivée, quatorze drakkars étaient manquants, et
parmi eux celui à bord duquel Pierre Bastien avait pris place.
— Mon père et ma mère ne sont pas encore consolés !...
Et moi... je leur ai promis d'aller à sa recherche, s'il est encore
possible de le faire ! Ils ont pu aborder en un point de la côte
de ces Terres vertes..., n'est-ce pas ? Mais pour cela il me
fallait un navire-La tristesse de Simon était si poignante que

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Leif l'entraîna vers la fenêtre, pour le distraire de ses pensées.
La maison de Herjolf dominait la ville. Le soleil avait réussi à
percer la brume et le port était visible. Ce n'était que la fin d'un
fjord, que l'île, de Sudreys semblait défendre à l'autre
extrémité.
— Nous avons habité cette île, autrefois, il y a quatorze
ans de ça. Puis mon père, Eric le Rouge, a été banni par le
Parlement (1). Il a armé trois de nos navires, et il est parti à
l'aventure, à la recherche d'îles rocheuses que cent ans plus tôt
un marin, Gunnborn, avait aperçues, très à l'ouest...

(1) Le Parlement, ou « Althing », était une assemblée des notables


d'un district qui élisait le « God », prononçait des condamnations, se
conduisait à la fois comme un parlement moderne et un tribunal.

Simon s'intéressait visiblement au récit de Leif.


— Et vous les avez découvertes ? Vous y vivez peut-
être, c'est là le Groenland ?
- Ce n'était pas tout à fait le Groenland. Leif évoqua les
guerriers de son père, groupés au centre du navire et
contemplant, pour la première fois, cette côte inconnue,
déchiquetée ; les glaciers des montagnes qui brillaient au
soleil, entre les rochers sombres et les vallées verdoyantes.
— Selon la coutume, mon père a lancé son bâton de
commandement à la mer et il a attendu que la houle le pousse
vers le rivage...
— Mais pourquoi ?
— Les anciens croyaient que les dieux, dont l'effigie était
sculptée dans le bois, guideraient le bâton vers l'endroit le plus
favorable de la côte.
Simon poussa un curieux soupir.
— Ce sont ce que l'on appelle des superstitions, n'est-ce
pas ?

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— C'est cela, admit Leif en riant. Mon père n'y croyait
guère sans doute, puisque, le bâton ayant échoué sur la rive
d'un fjord dénudé, encombré de glaces, il a envoyé une petite
barque pour le rechercher et il a choisi lui-même un autre
fjord, beaucoup plus au nord, mais plus agréable... Il lui a
donné son nom. Et c'est au fond de l'Ericfjord qu'il a construit
sa maison !
Simon, après s'être diverti au récit de l'incident du bâton,
redevint soucieux. Leif devina qu'il avait envie de poser une
question, mais n'osait pas. A la fin, il se décida :
- Aucune des barques qui ne sont pas arrivées... ici, en
Islande..., n'est arrivée chez vous, au Groenland ?
Leif comprit l'espoir informulé. Il regretta de devoir le
décevoir :
— Non, Simon..., aucune. Mais il ajouta aussitôt :
— Je suis parti depuis plusieurs mois d'Ericfiord... Peut-
être que, pendant mon absence...
Il n'insista pas. Il savait que ce n'était pas possible.
Quatre, jours de navigation seulement séparaient l'Islande de
l'Ouest du cap Wharf, au Groenland. Si des survivants avaient
atteri, il était venu suffisamment de navires groenlandais
pendant l'été pour que la nouvelle fût arrivée jusqu'à Herjolf.
Mais Simon avait repris espoir.
— Ne voudriez-vous pas racheter aussi mes parents,
seigneur Leif ? Nous partirions tous trois avec vous. Et
peut-être retrouverons-nous mon frère Pierre...
Leif accepta, après une longue réflexion.
Leif, en racontant à Herjolf sa vie au Groenland, était
bien loin de se douter de ce qui allait arriver. Un soir, le
troisième depuis l'arrivée du fils d'Eric, le vieux marchand
garda un moment le silence avant de déclarer :
— Ce que tu me dis des Terres vertes, après les autres, a
fait naître en moi le désir de m'y installer...

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Leif n'eut pas le temps de manifester sa surprise. L'autre
continua :
— J'ai longtemps hésité, tu peux le croire. N'ai-je pas ici,
à Breida, tout ce qui me convient ? Mais je pense qu'un pays
neuf doit être propice au commerçant avisé... et, si tu acceptais
de me donner passage, je laisserais volontiers mon établisse-
ment d'ici à mon fils Bjarni...
Au comble de la stupéfaction, Leif ouvrit la bouche mais
fut incapable de répondre sur-le-champ. Herjolf se méprit sur
la cause de son silence. Il crut que Leif cherchait une excuse
pour refuser.
— Serait-il possible, Leif, que tu hésites à me rendre ce
service ? Crains-tu que ton père en prenne ombrage ?
— Non, bien sûr... Je suis seulement surpris que vous
abandonniez ainsi cette maison, vos habitudes, pour courir
l'aventure aussi soudainement !
.. — C'est qu'il y a déjà beau temps que j'y songe, Leif, et
ta venue ne fait que me décider finalement. Je ne puis espérer
meilleur marin que toi, si ce n'est ton père... Mais il ne quitte
jamais son Groenland !

*
**

Leif admit le fait. Il n'était que trop naturel que le vieux


Jarl (1) ne tînt nullement à revenir dans un pays qui l'avait
banni.

(1) Jarl : équivalent de Duc ou de Comte. (A rapprocher


de l'anglais « Earl ».)

Les deux hommes se mirent d'accord, et il fut décidé que


l'on mettrait à la voile le lendemain du jour où le messager que

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Leif avait envoyé vers Snorri, pour le rachat de Simon,
reviendrait.

*
**

Simon ne quittait guère son nouveau maître. Celui-ci sur-


veillait le chargement de son navire, remis à flot après le
radoubage. Un jour il apporta, avec d'infinies précautions, une
jarre qui étonna le jeune garçon, et qu'il déposa dans un coffret
de bois, devant le siège sculpté du commandant du bord.
— Qu'est-ce donc, seigneur Leif, que cette jarre, si
précieuse que vous seul avez pu la mener à bord ?
Leif sourit.
— Mon père t'aurait dit que cette jarre contient le pilote
du bateau !
L'étonnement de l'enfant fit éclater son maître de rire.
— Le pilote ?
— Oui, un pilote qui se tient dans cette jarre, bien au
frais ! Simon n'en pouvait croire ses oreilles.
— Et... c est aussi une invention... des dieux vikings ?
Il surveillait attentivement le visage de son maître. Il vit
les lèvres trembler, réprimant mal un sourire. Et la légère
angoisse qui s'était emparée de Simon à l'idée qu'il allait
devoir naviguer en compagnie de cette invention de la magie
païenne s'évanouit.
Leif reprit, beaucoup plus sérieusement cette fois :
- En réalité, ce n'est pas un pilote. C'est une pierre ! Une
pierre de direction, la pierre qui n'aime pas le soleil ! Elle
désigne toujours la partie de l'horizon où le soleil ne passe
jamais : le nord !

20
Simon fronça les sourcils et se mordilla les lèvres. Il ne
pouvait comprendre et encore moins admettre ce phénomène.
— Mais, seigneur Leif, les pierres ne bougent pas ! Je le
sais bien ! Et cette pierre de direction... il faut bien qu'elle
tourne avec le navire !... Alors ?
Malgré le ton vainqueur sur lequel fut prononcé cet
«alors», Leif ne se démonta pas. Il ouvrit le couvercle du
coffret et la jarre apparut, en équilibre sur un système de deux
cercles de bois reliés entre eux d'abord et au coffret ensuite par
de fines lanières de peau, de telle sorte que la jarre était à peu
près indépendante des oscillations du navire.
— Qu'est-ce que je disais ! s'exclama Simon. La jarre
tourne avec le navire !
— Oui, admit son maître. La jarre, sans doute, mais pas
la pierre ! Ouvre tes yeux et regarde !
Il souleva un autre couvercle, celui de la jarre, et l'enfant
put apercevoir, sur une coupelle de bois clair, flottant sur un
liquide transparent, une pierre allongée, grosse comme un fétu
de paille, qui oscillait.
Simon, muet d'étonnement, contemplait bouche bée le
spectacle extraordinaire de l'immobilité relative de la pierre
malgré la houle. Elle était si frêle, à l'extrémité du long navire,
qu'il était difficile de croire que c'était elle qui le dirigeait en
fait.
— Mais, seigneur Leif, que vous sert de savoir que cette
pierre désigne le nord, puisque ce n'est pas dans cette direction
que vous voulez aller ?
A l'égard de son protégé, Leif possédait des trésors de
patience. Il expliqua :
- Ne comprends-tu pas que tant que je maintiendrai la
barre de telle sorte que la pierre désigne ma droite, le bateau se
dirigera vers le soleil couchant ? Là, précisément, où je veux
aller ?

21
Simon poussa un soupir de contentement.
— Je crois bien que j'ai compris, affirma-t-il avec un
signe de tête qui en disait long sur l'effort d'attention qu'il
venait de fournir.
Il se retourna vers le siège du barreur, flanqué de
montants sculptés aux effigies de Thor et d'Odin.
— Qu'est-ce donc que ces figures ? demanda-t-il en dési-
gnant les deux têtes.
—- Ce sont les effigies d'Odin et de son fils Thor, les
vieux dieux des Vikings !
Le jeune homme parut absorbé dans quelque difficile
réflexion. Puis, hésitant devant l'importance de la question :
— Mais... n'êtes-vous pas chrétien ? Et n'est-il pas
défendu d'adorer des idoles ?
Il avait rougi, et Leif s'était d'ailleurs trouvé aussi embar-
rassé que lui. Le drakkar appartenait à son père, et le vieux
Jarl Eric n'était point disposé à embrasser la foi chrétienne. Et
pourtant il semblait délicat au nouveau converti de placer le
voyage de l'Islande, périlleux en cette partie de l'année, sous la
protection des faux dieux. Il se tira de ce dilemme en
dissimulant les figurines sous des peaux de chèvres. Ce qui
parut soulager grandement l'adolescent.

*
**

Leif et Simon Bastien quittèrent le port pour retourner


vers la maison de Herjolf. Le jeune garçon gardait le silence.
Leif s'en inquiéta. Mais il dut insister pour que Simon
consentît à répondre.
— Mon père et ma mère n'ont plus que moi, et je vais les
quitter pour toujours sans doute... sans même les avoir
embrassés...

22
Leif ne répondit pas.
Mais, lorsqu'ils entrèrent dans la grande salle, Simon eut
la surprise de constater que Herjolf n'était pas seul. Un guer-
rier de Leif s'y trouvait avec lui ; et brusquement les deux
personnages qui se tenaient devant le feu se retournèrent, et
l'enfant poussa un cri en se précipitant vers eux.
Leif contempla son œuvre en souriant, Son messager
avait su plaider la cause de Simon et de ses parents. Snorri
avait accepté de lui céder les membres de la famille Bastien. A
vrai dire, Leif n'avait pas l'intention de les maintenir dans la
rond ilion d'esclave. Ils étaient chrétiens comme lui, depuis
plus longtemps que lui, et il ressentait devant cette scène de
famille une intense émotion qui lui serrait la gorge, embuait
ses yeux. Malgré leur actuelle condition servile, Leif
découvrait la noblesse et la dignité de cette famille, l'affection
profonde qui unissait ses membres.
Il s'étonna de remarquer la note de tristesse poignante
imprimée sur les traits réguliers et doux de la mère de Simon.
Avant que ce dernier ne vînt mettre un genou en terre et lui
baiser la main, il se promit de l'aider dans sa recherche de son
frère, s'il en était encore temps. Lorsque Leif lui fit part de
cette résolution, il vit briller dans le regard de Simon une
flamme reconnaissante.

23
CHAPITRE III

HERJOLF quitta Breida à bord du drakkar de Leif Ericson.


Simon Bastien et ses parents, revêtus de la tenue blanche des
esclaves, les cheveux coupés court, étaient aussi à bord.
Leif, dans son affection pour Simon et pour préparer son
affranchissement, décida de lui faire prendre part à la vie et à
la conduite du bateau. Et le jeune garçon, s'il était inapte
encore au dur maniement de la rame, dut prendre le quart
comme tout le monde, à la vigie. Leif, en marin avisé, savait
que la brume étouffe non seulement le regard mais aussi les
sons et il plaçait toujours deux guetteurs : l'un à la proue,
exposé aux paquets de mer, l'autre sur le mât, dans un « nid de
pie». Simon grimpa donc plusieurs fois le long de la lanière de
phoque tressée et s'installa dans la peau d'ours destinée à le
protéger du vent glacial. Il subissait le roulis et le tangage,
amplifiés par la hauteur du mât, davantage que les autres
membres de 1 équipage, mais du moins il était relativement à
l'abri des embruns.
Pendant deux jours entiers la navigation avait été calme.
Rien ne s'était produit, à l'exception d'un grain qui avait obligé
l'équipage à écoper. Mais ce n'était la que monnaie courante
sur une embarcation insuffisamment pontée.
Puis, brusquement, une brume épaisse s'abattit sur le
navire. Et pourtant le vent ne tomba pas. La houle grossit et
Leif jugea prudent de prendre un ris et de faire établir un relais
« à voix » entre le veilleur de proue et lui.

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Leif avait l'expérience de ce genre de voyage. Depuis que
son père avait, été banni d'Islande, quatorze ans plus tôt, il
l'avait accompagné à chacun de ses déplacements entre le
Groenland et l'île. Car si Eric ne pouvait résider en Islande, il
lui était permis d'y venir pour les besoins de son commerce.
Depuis quelques années seulement le vieux Jarl restait à sa
ferme. Leif savait aussi qu'en mer un danger n'arrive jamais
seul.
Simon était depuis un bon moment déjà dans le nid de pie
lorsqu'il crut apercevoir une masse énorme en plein travers de
la route du drakkar. Il n'hésita qu'une seconde. Tant pis s'il se
trompait, le ridicule valait mieux qu'un accident.
— Glaces à l'avant ! cria-t-il le plus fort qu'il put. Glaces
à l'avant !
Leif, à la barre, réagit instantanément. Deux ordres brefs
jaillirent, repris par le relais :
- Carguez la voile ! Parez à ramer, arrière toute !

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Leif imita, par réflexe, le geste qu'il avait vu faire tant de
fois à son père : le geste du Viking. Il serra les dents et tendit
un poing menaçant vers l'avant. Ne pouvant voir le danger en
face, il le défiait. C'était la coutume : un Viking devait
toujours menacer qui le menaçait, homme, bête ou élément !
La bordée de quart lâcha les écoutes, et la voile s'abattit
dans le grincement des moufles. La bordée de repos avait déjà
glissé les rames dans les trous de nage et souquait à une
cadence endiablée pour freiner l'élan du navire et repartir
ensuite en arrière. Les deux opérations se firent simultané-
ment, et les Normands, encore une fois, rendirent grâce à leurs
ancêtres d'avoir su dessiner des bateaux aussi maniables, dont
l'avant et l'arrière, en tous points semblables de forme et
pareillement relevés, permettaient de naviguer indifféremment
dans les deux sens.

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Soudain, par un caprice fréquent de la brume, celle-ci se
déchira et, en même temps qu'un soleil brillant, un
gigantesque iceberg apparut.
Simon, comme les autres, poussa un cri d'admiration
effrayée. On aurait juré qu'un magicien venait de faire surgir
des flots une forteresse flanquée de tours, une forteresse de
cristal, d'une taille prodigieuse. Le murmure admiratif dura
longtemps. Chaque facette de la glace lançait un arc-en-ciel !
Herjolf lui-même, peu habitué aux choses de la mer, ne
put cacher sa joie :
- J'ai agi sagement, Leif, de sortir de chez moi. J'eusse
ignoré jusqu'à ma mort qu'il existait semblable merveille
sous le ciel, et c'eût été dommage !...
Mais Leif ne répondit pas. Il manœuvrait pour contourner
le danger. Il s'apprêtait à piquer au nord lorsqu'il aperçut
d'autres icebergs qui s'avançaient, menaçants.

27
La brume se déchira et un gigantesque iceberg apparut.

Par chance, le vent tourna. Il soufflait maintenant du


nord-est. Ce vent était un bien, puisqu'il lui permettait de fuir
le danger de la glace rapidement. Mais d'autre part, s'il hissait

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la voile, il risquait de se dérouter grandement. Il pesa le pour
et le contre des deux solutions possibles, et donna enfin ordre
de mettre à la voile de nouveau.
La joie revint à bord et les rames reprirent leur place de
repos. Quand la brume absorba de nouveau le navire, Leif
estima que le danger des glaces flottantes devait être écarté et
il obliqua vers le nord-ouest pour recouper sa route initiale. Il
savait que son navire, peu propre à la navigation au plus près
du vent, dériverait un peu, mais il était habile à estimer cette
dérive et il ne se soucia pas autrement de cet inconvénient.
Il avait raison. Malgré le détour imposé par l'iceberg,
deux jours plus tard la vigie signala terre.
On mit bientôt à la rame et le vaisseau vira au nord-est.
Simon contempla avec une joie teintée d'amertume la
côte du Groenland, qui, avec ses rochers sombres, ses glaciers
qui brillaient au soleil et ses montagnes, lui parut si farouche à
côté du littoral de son pays. Il n'avait pas osé faire part à sa
mère de l'espoir que les paroles de Leif avaient fait naître en
son cœur. Qui sait si, depuis le départ de son maître, quelques-
uns des drakkars égarés ne s'étaient pas réfugiés sur cette côte?
...et si son frère n'était pas parmi les rescapés ?...

*
**
Le repas d'accueil tirait à sa fin. Les servantes apportaient
les cruches d'hydromel et remportaient les cruches de bière
vides.
— Ton fils m'a fort dignement traité, Eric ! affirma
Herjolf. Et quel marin !
Eric le Rouge sourit. Herjolf soupira :
— Bjarni, mon fils, me manquera cet hiver ! Il avait
coutume de préparer ses campagnes auprès de moi, pendant
les mois froids.

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— Que ne l'as-tu amené avec toi ?
— C'est qu'il était en Norvège, avec mon propre navire
et un chargement de peaux fort bien choisies. Je ne suis point
si bon marin que j'aie pu envisager de me risquer, seul pilote à
bord, dans ces régions encombrées de glaces flottantes pour
venir jusqu'ici. Le voyage de ton fils était une occasion que je
ne pouvais manquer !
Eric rit de bon cœur, comme à son habitude.
- C'est bien la première fois que j'entends un Normand
avouer qu'il n'est point bon marin ! Aurais-tu peur de la
vague?
Herjolf savait ce qu'Eric voulait dire. Comme tous les
Normands qui croyaient à Odin et à Thor, son fils, il était
convaincu que, de même que le guerrier mort au combat était
emporté vers le Walhalla sur les ailes des Walkyries, le marin
naufragé dormait son dernier sommeil, joyeusement, au creux
d'une vague.
- Ce n'est point tant la crainte de la vague, que le désir
d'arriver à bon port, pour contempler ton œuvre, mon ami !
s'exclama Herjolf, qui constata, au sourire de fierté qui illu-
mina le rude visage d'Eric, que le compliment avait porté.
Les cheveux roux du Jarl et son épaisse moustache, qui
lui avaient valu son surnom, étaient maintenant largement
mêlés de fils d'argent.
- Tu pourrais m'aider, ami, il y a encore beaucoup à faire
ici ! Parce que tu comptes t'installer, j'espère ?
— Si tu m'y fais place, bien entendu !

*
**
Eric installa lui-même son ami, lui prêta des esclaves
pour bâtir sa maison à l'extrémité d'un promontoire qu’il
baptisa Herjolfness, ou cap Herjolf.

30
*
**

Un mois plus tard, alors que la maison d'Herjolf était à


peine terminée, le marchand découvrit sur la mer un point
sombre que, dans son inexpérience, il ne put identifier.
S'agissait-il d'une épave, d'un tronc flotté depuis l'Islande ? A
quelle distance se trouvait-il de la côte, il n'aurait pu le dire.
« Mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient », murmura-t-il
pour lui-même. Et il reprit le chemin de la maison. Il se
retourna à plusieurs reprises, et il eut la surprise de constater
que le point grossissait rapidement. S'étant arrêté, il crut
voir briller des objets sur les côtés du point allongé.
«Serait-ce possible qu'un drakkar arrive ici, en cette
saison ? »
II pensa aussitôt aux rescapés de la tempête du printemps.
« Réfugiés dans quelque île, peut-être... Ils ont réussi à
réparer et à reprendre la mer... »
Mais il se trompait. Le drakkar, car c'en était bien un,
obligé de mettre à la rame pour remonter le vent du nord-est,
finit par être nettement visible. Et Herjolf, le cœur battant
d'une douce émotion, reconnut son drakkar ! Bjarni, son fils,
était venu le retrouver et, par un hasard providentiel, il
s'apprêtait à atterrir à Herjolfness, près de la nouvelle maison
de son père !
Mais s'il avait su quelle nouvelle son fils apportait, le
vieux marchand eût été bien plus ému encore !

*
**

31
Entre Brattahlid et Herjolfness, il fallait compter cinq
bons jours de marche. A cheval, Eric le Rouge et sa suite
avaient mis trois jours pour revenir chez eux, après
l'installation d'Herjolf.
Leif était resté auprès de sa mère, Thorild. Ils avaient eu
de longues conversations au sujet de la nouvelle religion
embrassée par le jeune homme. Helge, un prêtre norvégien qui
avait accepté d'accompagner le nouveau converti, partageait
son temps entre ces conversations et les leçons de norvégien
qu'il donnait à Simon.
Dans l'atmosphère familiale et au contact de la gentillesse
de Leif, le jeune garçon supportait plus vaillamment la décep-
tion cruelle qu'il avait éprouvée en apprenant qu'aucun navire
n'était venu demander asile au Groenland. Même si son frère
n'avait pas été au nombre des rescapés, il aurait pu garder
l'espoir d'apprendre un jour qu'il avait réussi à se réfugier
ailleurs..., alors que cette absence complète de nouvelles ne
laissait aucun doute sur l'issue de la tempête.
Simon ressentait dans son cœur l'absence de son frère
jumeau que même la captivité n'avait pas séparé de lui : les
Normands trouvaient trop étrange leur ressemblance qui
les faisait souvent prendre l'un pour l'autre. Ils s'entendaient
merveilleusement bien, exprimaient souvent en même temps
la même idée et ils adoraient leur mère. Ils se confiaient tout,
et même maintenant il arrivait encore à Simon d'éprouver le
besoin de la présence de Pierre pour lui demander son avis. Il
retombait alors dans la triste réalité à laquelle il ne pouvait se
résigner. Quelque chose, au fond de lui-même, protestait
contre cette absence, contre le sens que leurs parents eux-
mêmes lui accordaient. Il était impossible que Pierre ne fût
plus en vie. Simon était persuadé que, s'il en avait été ainsi,
quelque chose le lui aurait fait sentir. Pierre n'était au fond que

32
la moitié de lui-même et il gardait un espoir ténu mais vivace
de le revoir un jour.
Et cet espoir, contre toute apparence, était si touchant que
Leif était de plus en plus résolu à mettre tout en œuvre pour
acquérir une certitude quant au sort du jeune Bastien.
Un souci nouveau était venu s'ajouter à sa peine. Ragnar,
le jeune Normand qui jouait auprès de Leif le rôle de page, ne
lui pardonnait pas la faveur que le maître lui accordait. Ragnar
était un garçon de la taille de Simon et sensiblement de son
âge. Son visage eût été avenant sans le pli méchant qui
déformait son front et le froncement quasi continuel de ses
sourcils.
Dans l'impossibilité où il se trouvait de parler
couramment le norvégien, Simon ne pouvait s'expliquer
franchement avec le jeune garçon. Il ne manquait aucune
occasion de lui faire comprendre sa sympathie. Mais l'autre
n'avait pour lui que regards dédaigneux. Pis encore, Simon
avait surpris des conversations entre Ragnar et les autres
garçons de Brattahlid. Sans en comprendre le mot-à-mot, il en
devinait le sens aux regards qui lui étaient adressés. Il en
souffrait à la fois dans son orgueil et dans ses bons sentiments.
Accueilli par Thorild comme un fils, il aurait aimé être
accepté comme un frère par tous ces garçons turbulents et
joueurs.
Leif ignorait ces difficultés, et il s'inquiétait parfois de la
mélancolie de son protégé.
— N'es-tu pas heureux parmi nous, Simon ? lui demanda-
t-il un jour.
Mais le jeune garçon n'avait pas voulu dévoiler son
secret. Il savait que si Leif intervenait, les autres accepteraient
de le mêler à leurs jeux ; mais il sentait confusément que ce
serait en rechignant et il voulait que leur amitié fût spontanée.
Aussi avait-il répondu :

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— Si fait, seigneur Leif ! Je suis aussi heureux qu'il est
possible de l'être... dans ma situation. Il faudrait être bien
ingrat pour qu'il en fût autrement.
Et Leif s'était contenté de cette réponse.

*
**

Herjolf avait envoyé un serviteur avertir Eric le Rouge de


l'arrivée de son fils Bjarni.
Leif avait senti son cœur s'emplir de joie, au souvenir de
l'amitié qui avait régné entre eux à Trondjheim. Et l'arrivée
d'un chrétien n'était pas à négliger, pour la propagation de la
foi nouvelle.
Eric le Rouge prit un grand intérêt au récit du voyage de
Bjarni. Assis sur le haut siège de la salle, devant les trois
foyers de pierre, où fumait la tourbe, il en oubliait, pour une
fois, de parler de ses démêlés d'autrefois avec Eylof le
Mauvais et Rafn le Batailleur, qui avaient été la cause de son
bannissement.
Il avait écouté attentivement le récit et, lorsque le
messager avait parlé de terres nouvelles que Bjarni, perdu
dans la brume, avait aperçues à l'ouest, il s'était redressé
brusquement :
— Et comment sont ces terres ? demanda-t-il avec un
froncement de sourcils.
— Je ne saurais le dire, répondit le serviteur. Le seigneur
Bjarni ne les a point accostées ! Il s'est contenté de les élonger.
Certainement, selon ses dires, certaines paraissent riches et
propres à nourrir un peuple. Mais Bjarni et ses hommes ne les
ont vues que de loin.
Eric se leva d'un bond et son visage s'enflamma d'une
indignation qui fit courir un frisson parmi l'assistance. Il avait

34
en même temps assené au plancher un coup de son lourd
bâton, dont il ne se séparait jamais.
— La race des Vikings serait-elle si dégénérée, qu'un
homme puisse aujourd'hui passer devant des terres nouvelles
sans les reconnaître ?
Il respirait difficilement, sous le coup de sa colère.
—• Par Odin ! Je partirais sur l'heure, si j'étais moins
chargé d'ans !
Un profond silence accueillit ces dernières paroles.
L'atmosphère de la salle enfumée venait de se rafraîchir, par la
seule vertu de ces mots : terres nouvelles !
Pour ces hommes mués en agriculteurs, en éleveurs et en
chasseurs par la nécessité, les murs de la salle venaient de
reculer à la limite d'un horizon immense. Ils sentaient bouil-
lonner dans leurs veines l'antique dualité de la race normande
qui avait fait de leurs aïeux des marins-laboureurs, des
guerriers-paysans.
Plus d'un respirait plus largement comme s'il s'était déjà
trouvé dans son drakkar, en face des terres nouvelles promises
à son courage et à ses efforts.
Leif s'avança d'un pas et résuma d'une courte phrase ce que
tous pensaient :
— Eh bien ! j'irai, moi f

CHAPITRE IV

35
SIMON s'éveilla, quelques jours plus tard, avec le
sentiment bizarre qu'il n'avait pas terminé la journée de la
veille. Sa nuit de sommeil n'avait pas été comme à
l'accoutumée une frontière entre deux séries d'activités. Il mit
un certain temps à comprendre de quoi il retournait. Il s'était
endormi en se posant une question, el c'était cette même
question qui lui trottait encore par la tête au moment où il
avait ouvert les yeux :
« Le seigneur Leif acceptera-t-il de me prendre avec lui
pour son nouveau voyage ? »
II n'osait pas exprimer son espoir tenace. Depuis qu'il
avait entendu parler des terres nouvelles, il s'était mis en tête
que son frère Pierre avait pu y trouver refuge. Ce qui était
advenu à Bjarni pouvait aussi bien être arrivé à quelques-uns
des quatorze navires manquants.
Mais il savait aussi que pour une entreprise de ce genre il
n'y aurait que juste assez de place pour les rameurs, les
provisions et quelques couples de bestiaux.
- J'ai quinze ans, murmura-t-il. Je suis déjà fort ! Je
pourrais tenir la rame aussi bien qu'un autre !
Mais il savait au fond de lui-même que ce n'était pas tout
à fait vrai. Il se leva en soupirant et se dirigea vers la fenêtre.
L'aube blanchissait à peine le ciel. Simon se demanda s'il
reverrait jamais et son frère et le pays de la Frise, qui était
pour lui maintenant le plus beau du monde.
Une grande activité régnait dans la cour. Le Jarl Eric était
déjà debout et donnait ses ordres à une équipe d'esclaves et de
guerriers. Simon comprenait suffisamment bien le norvégien
maintenant pour savoir qu'il était question des bateaux.
« Vont-ils déjà charger les navires ? » se demanda-t-il
avec au cœur un pinçon d'angoisse.

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Il enfila très vite ses vêtements et s'emmitoufla dans sa
pelisse fourrée. On était en novembre et, sans la clarté diffuse
de la neige, il aurait fait complètement nuit encore.
Il trouva dans la cuisine les servantes en grand émoi.
Mais, comme elles parlaient un patois incompréhensible pour
lui, Simon sortit aussitôt. Il se mêla à la troupe qui quittait
Brattahlid sans que sa présence fût remarquée. Il vit aussitôt
que tous se dirigeaient vers le fjord. Certains portaient de
lourds rouleaux de câbles en peau de phoque tressée, et d'au-
tres des troncs de pins bien ronds ramenés par Leif de son
voyage.
Pour les Normands, habitués à l'abondance de leurs forêts
natales, l'absence de bois au Groenland était un souci majeur.
Tout au plus trouvaient-ils parfois sur le rivage des bois
flottés, amenés par la mer, depuis les côtes de la Sibérie. Mais
ces bois étaient impropres à toute construction et, bien sèches,
ils ne servaient guère qu'au chauffage. Imprégnés de sel, ils
donnaient des flammes vertes qui amusaient beaucoup les
enfants les soirs de veillée.
Simon assista au halage des drakkars sur la berge. Il
comprit la raison de la présence des troncs de pins. Ils
servaient de rouleaux pendant l'opération de halage. Un
esclave, dès qu'un rondin était libéré par le drakkar,
s'empressait de le retirer et de le replacer devant la proue,
comme un chemin sans fin.
Dès que les longs navires furent couchés sur le flanc, le
radoubage commença. Une équipe raclait la coque pour la
débarrasser des coquillages qui y étaient incrustés. Sur un feu
de bois, la poix que Leif avait rapportée de Norvège fondait
doucement dans une jarre.

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Il comprit la présence des troncs de pins : ils servaient
de rouleaux pendant l'opération de halage.

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Simon aida un vieil esclave qui enfonçait à force une
cordelette en poil de vache dans les joints des clins de la
coque. La poix fondue s'étala bientôt sur le bois poli des
longues planches.
Le .Jarl Eric et son fils Leif inspectaient eux-mêmes
chaque lame,
- Ce bâtiment est neuf, opina Eric en désignant celui qu'il
avait. acheté à Herjolf. Il est plus large et plus long que nos
navires habituels. Sans doute sera-t-il un peu plus lent, mais il
tiendra mieux la mer.
- Et surtout, la largeur de son banc nous permettra de
loger davantage de provisions. Ce qui n'est pas négligeable, si
l'on songe que nous ne savons pas quelles seront les ressources
des pays que nous allons découvrir !
Mais leurs réflexions furent interrompues tout à coup par
l'arrivée bruyante d'une petite troupe de jeunes guerriers,
conduits visiblement par Ragnar, dont les yeux brillaient d'une
joie méchante.
—. Seigneur Eric ! Seigneur Eric ! s'exclama-t-il dès qu'il
fut à portée de voix. Le collier d'or de notre maîtresse a été
volé !...
— Volé ? Que dis-tu là ?
— Oui, volé, et voici le voleur !
Eric suivit la direction du doigt de Ragnar, imité par Leif,
et ils découvrirent le pauvre Simon qui rougissait, les yeux
étincelants de colère.
Leif dut s'interposer. Eric, d'un caractère violent, voulait
s'emparer sur-le-champ du jeune esclave.
— S'il vous plaît, mon père, cette nouvelle mérite d'être
accueillie prudemment. Simon ne nous a donné, jusqu'à ce
jour, que des satisfactions... Retournons à la ferme et voyons
ce qu'il en retourne.

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Les deux guerriers abandonnèrent le chantier après avoir
donné leurs ordres pour que le travail continuât en leur
absence. La petite troupe reprit le chemin de la ferme, et Leii
dut se fâcher pour faire taire les cris hostiles des jeunes
guerriers à l'égard de Simon, dont le regard affolé allait de son
maître à la troupe de ses accusateurs. Sa rougeur avait fait
place à une pâleur livide.

*
**

Le Jarl Eric était assis dans la grande salle, sur son haut
siège, Leif et ses frères, Thorvald et Thorstein, l'entouraient.
Devant eux, Simon était debout, seul, face à un demi-
cercle de guerriers, au premier rang desquels se tenaient
Ragnar et ses camarades, frémissants d'une joie mauvaise.
Leif ne quittait pas des yeux son protégé, et son visage
était empreint d'une tristesse inquiète. Se pouvait-il que Simon
fût un voleur ? Dans ce cas, il recevrait les quinze coups de
fouet mérités, et Leif ne l'emmènerait pas en expédition
comme il l'avait décidé.
Ragnar conta comment, le matin même, Thorild, l'épouse
du Jarl, s'était aperçue de la disparition de son collier d'or,
laissé par elle, la veille, dans un coffret de bois. Les servantes
avaient fouillé toute la maison, aidées par Ragnar et ses amis,
et le collier avait été retrouvé sous la couche de Simon, parmi
les fourrures qui la garnissaient.
Simon frémit et fit mine de se jeter sur son accusateur.
Mais sous le regard de Leif il se contint et serra les poings de
rage.
Eric avait écouté attentivement et il demanda à Simon :
— Comment expliques-tu la présence de ce collier parmi
les fourrures de ton lit ? Tu as entendu ce qu'a dit Ragnar ?

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La bouche de Simon trembla avant qu'il pût articuler un
son.
— Ce n'est pas possible, seigneur Eric, ce n'est pas
possible ! Le vieux Jarl hocha la tête.
— Je regrette, Simon Bastien, mais je ne puis me
contenter de tes paroles... Pourquoi n'est-ce pas possible ? Dis-
le-nous sans crainte...
— Je ne sais pas... mais je n'ai pas pris ce collier...
J'ignorais où il se trouvait, et je suis sorti ce matin directement
de ma chambre pour aller dans la cour.
Leif intervint à son tour.
— Simon... dis-nous la vérité... Je t'en conjure !
Mais le jeune garçon plissa les lèvres. Il finit par
demander :
— Vous ne me croyez pas, seigneur Leif ?
Leif hésita. Quelque chose lui disait que Simon était
sincère. Mais le témoignage de Ragnar appuyé par tous ses
camarades n'était pas non plus à négliger. Simon comprit, à
l'attitude de son maître, que celui-ci n'était pas certain de son
innocence et il ne répondit plus aux questions qui lui furent
posées. Son silence irrita Eric, qui condamna l'esclave à
recevoir publiquement les quinze coups de fouet.
Leif ne put s'empêcher de se souvenir de la scène, dans la
maison d'Herjolf, à Breida, qui l'avait décidé au rachat de la
faute du jeune garçon. Mais là il ne pouvait plus rien. Son père
avait prononcé' et le châtiment serait appliqué. Déjà des
guerriers s'emparaient de Simon pour dévêtir son torse et
l'attacher au pilier, où des anneaux avaient été fixés à cette fin.
Et, tout à coup, Leif demanda au vieux Jarl :
— Vous plairait-il, mon père, ordonner que l'on
attende quelques instants, avant de commencer la punition. J'ai
quelque chose à voir...

41
Le Jarl Eric leva ses sourcils épais, mais accorda ce que
son fils préféré lui demandait. Celui-ci quitta la salle quelques
instants, et, quand il revint, nul ne put lire sur son visage le
résultat de sa mystérieuse démarche.
— Mon père, je voudrais poser une question, une seule, à
ce jeune guerrier...
Il désignait de la main Ragnar, qui parut s'étonner et
voulut sourire, mais ne réussit qu'à grimacer bizarrement.
-— Nous t'écoutons, Leif, nous t'écoutons !
Leif jeta un coup d'œil à Simon et vit que celui-ci
attendait la question avec impatience. Il avait deviné sans
doute que son maître venait à son secours, comme à Breida.
- Voudrais-tu nous dire, Ragnar, si c'est bien toi qui as
découvert le collier de Thorild, ma mère, dans la couche de
Simon Bastien ?
Ragnar dut avaler sa salive, assez difficilement, sembla-t-
il.
— Oui, seigneur Leif... C'est moi !
Leif attendit, et le silence dans la salle devint pénible.
— Voudrais-tu nous dire sous laquelle des peaux qui
garnissaient cette couche tu l'as trouvé, ce collier ? Sous la
peau d'ours ou sous la peau de mouton ?
Ragnar devint livide. Il balbutia :
- Sous la peau d'ours, Leif, sous la peau d'ours, j'en suis
sûr !
Leif regarda Simon et s'approcha du jeune Ragnar.
- Tu as bien dit sous la peau d'ours ? C'est bien ça ?
Ragnar, éperdu, sentant le piège sans parvenir à le découvrir,
hocha la tête avec la force exagérée que donne la mauvaise
conscience :
— Ou... oui... Leif, sous la peau d'ours !
Une paire de gifles magistrales retentirent dans la vaste
salle, cependant qu'un murmure surpris s'élevait dans le rang

42
des guerriers. Leif alla chercher Simon et l'aida à remettre sa
tunique.
Il amena le jeune esclave devant son père et lui dit :
— Et maintenant, Simon Bastien, dis toi-même au Jarl
Eric pourquoi ce n'est pas toi qui as pris ce collier, et pourquoi
j'ai compris que Ragnar mentait !
Simon, épanoui, s'avança et, d'une voix claire, vibrante de
joie, déclara :
— Il n'y a pas de peau d'ours sur ma couche, seigneur
Eric ! Juste une peau de mouton et une couverture ! Ragnar a
menti !
Les yeux du vieux Jarl pétillèrent de malice.
— Bien joué, Leif ! Que faut-il infliger à Ragnar pour
son mensonge ?...
Mais Simon secoua la tête.
Leif le regarda et sourit. Bien qu'il sût ce que Simon allait
lui répondre, il posa néanmoins la question qu'il attendait :
—- Tu as entendu, Simon ? Pourquoi secoues-tu la tête ?
- Le Seigneur a dit de pardonner les offenses. Je ne sais
pas pourquoi Ragnar a voulu me faire accuser de ce vol, mais
je ne tiens pas à ce qu'il soit puni pour son mensonge...
Puis, comme s'il s'agissait d'un geste tout simple, il tendit
la main au jeune Normand. Ragnar, surpris, serra la main
tendue, mais, d'un geste qu'il ne put réprimer, il la retira
aussitôt derrière son dos, comme s'il regrettait cette faiblesse.
Simon, tout à la joie de se voir innocenté, ne remarqua rien.
Les rudes guerriers témoins de la scène, peu habitués à
pardonner, hochèrent la tête. Plus d'un, devant l'attitude
incompréhensible de Simon, garda un doute sur son
innocence.

43
CHAPITRE V

ERIC LE ROUGE avait donc acheté à Herjolf son drakkar,


le Long-Serpent, un bâtiment neuf, plus large et plus long que
les navires de croisière. Il en surveillait maintenant le
chargement. Son épouse, Thorild, dirigeait à la ferme la
préparation des paniers de beurre, de la morue sèche, des fruits
conservés, et surtout des jarres de bière fraîche brassée par les
servantes.
Eric balança un moment sur la possibilité d'emmener du
bétail. Il tint même conseil dans la grande salle à ce sujet.
Tyrker, le vieux Saxon, qui était le père nourricier de Leif
et qui avait de ce fait son franc-parler, recueillit un succès de
rire en déclarant :
— Par Odin ! vous n'y pensez pas ! A vingt-cinq livres de
foin par bête et par jour, il vous faut choisir ! Ou faire ramer
les vaches, ou embarquer les hommes ! La place n'est point
pour les deux à la fois !
Malgré cette boutade, il fut décidé de limiter à un taureau
et à une génisse le bétail emmené. Simon se réjouit de cette
décision. Ses chances augmentaient d'autant. Il resterait plus
de place pour les hommes.
Leif avait essayé de décider son père à prendre le
commandement de l'expédition. Après avoir refusé en
déclarant : « Je suis trop vieux, je l'ai dit ! » il avait laissé
mourir, avec une satisfaction non dissimulée, la protestation
affectueuse des assistants, et avait ajouté :
- Cependant, il se peut que j'y aille...
El, avec une malice qui faisait pétiller les yeux enfoncés
sous les sourcils roux :
- … pour faire honte à Bjarni...

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Cette déclaration déclencha l'enthousiasme et les vivats
des hommes. Plus d'un rêva cette nuit-là d'une contrée
merveilleuse où il bâtirait une nouvelle maison.

*
**

Le navire fut bientôt fin prêt. La voile, enroulée sur sa


vergue, avait été cousue dans le lin tissé par Thorild et ses
femmes. Leif avait vérifié les tapons de fermeture des trous de
nage destinés à recevoir les rames. La toile de la tente qui, au
centre du navire, abriterait le repos de l'équipage avait été
changée et la toile neuve avait été suiffée pour la rendre
imperméable aux embruns.
Dans un va-et-vient de fourmilière, les esclaves
achevaient d'amarrer les derniers paniers et les jarres
contenant les provisions, entassées dans la partie basse, pour
donner à la nef une plus grande stabilité.
Simon avait assisté à une curieuse conversation entre Leif
et son père.
— Emportons-nous des corbeaux, mon père ? avait
demandé le jeune homme, un soir, à la veillée.
— Des corbeaux ! Et pour quoi faire ? Leur chair n'est
point préférable, tant s'en faut, à la morue séchée et l'un d'eux
ne nourrit point son homme !
Leif avait deviné à la malice du regard de son père que
celui-ci répondait exprès à côté de la question. Il était entré
dans son jeu :
- Que non, vous le savez bien qu'il ne s'agit pas de les
manger ! Mais nous pourrions ainsi, comme Ingôlfur, les
lâcher un à un après quelques jours de voyage. En observant
attentivement leur vol, nous saurions où trouver la terre !

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- Peut-être, mon fils, peut-être ! Mais j'ai mieux encore
que des corbeaux. J'ai décidé d'acheter des « vents favorables
», et demain je donnerai à cette occasion une grande fête !
Leif dissimula son dépit. Jamais il ne parviendrait à
débarrasser son père de ses superstitions païennes.

*
**

Simon, malgré son horreur pour tout ce qui touchait aux


superstitions, ne put s'empêcher de s'intéresser aux préparatifs
de la fête. Il conclut, par leur importance, que la voyante
devait être un personnage important.
C'était en effet à la voyante Thorbjaga qu'Eric le Rouge
avait décidé d'acheter des « vents favorables » à son expédi-
tion. Dans la grande salle, un troisième siège, identique à ceux
du maître et de Thorild, avait été installé,' nanti d'un coussin
qui devait être garni de plumes de coq. Un messager avait été
chercher la voyante, pour l'aider, car elle était d'âge respec-
table, et aussi pour lui servir d'escorte. Elle arriva bientôt,
vêtue d'un manteau bleu foncé, serré à la taille par une
ceinture d'or ciselé et garnie de pierres rares. Elle portait aussi
un bizarre collier de verre brillant. Ses cheveux, presque
blancs, s'échappaient en deux longues tresses d'un bonnet de
peau d'ours et tombaient jusqu'à terre.
Un silence respectueux accueillit son entrée dans la salle.
Les assistants se haussaient sur la pointe des pieds pour
apercevoir, par-dessus l'épaule du premier rang, le bâton garni
de cuivre sculpté, dans lequel étaient enchâssées des pierres, et
qui servait de canne à Thorbjaga. On se montrait discrètement
du doigt, avec une secrète frayeur, un sachet d'écorce de
bouleau. C'était dans cet étui que la voyante conservait les «
charmes » qui lui servaient à la sorcellerie. Ses chaussures

46
étaient de veau tacheté et le poil en était hérissé, ce qui
impressionna beaucoup ceux qui le remarquèrent. Simon la
trouva fort laide. Mais il était chrétien et il n'assistait à la
cérémonie qu'à son corps défendant.
Chacun s'était levé de son siège pour la saluer à son
entrée. Eric le Rouge, descendu de son fauteuil, s'était avancé
au-devant de la voyante, l'avait prise par la main et l'avait
conduite au haut bout de la table, préparée à l'avance et déjà
servie.
Thorbjaga goûta au bouillon de chèvre à l'aide d'une
cuiller de cuivre qu'elle sortit de son sac. On servit ensuite le
cœur de plusieurs animaux : rennes, ours, phoques, bœufs,
chèvres et moutons.
Le repas fut silencieux, chacun s'évertuant à respecter le
silence de la voyante. Puis elle entraîna Eric le Rouge à part,
en compagnie d'une dame d'âge qui devait réciter en même
temps qu'elle le Vardlokkur, l'appel aux dieux tutélaires.
Quelques instants plus tard, Eric le Rouge reparaissait, le
visage éclairé par une joie éclatante.
- Mes amis, s'exclama-t-il, nous aurons bon vent et bonne
route ! Qu'on apporte l'hydromel et qu'on boive ferme à la
santé de la respectable Thorbjaga et au succès de notre
voyage!

*
**

Pour se rendre avec ses trente-cinq compagnons à bord


du Long-Serpent, qui, ayant quitté le chantier de radoub, se
trouvait maintenant à l'extrémité du fjord, Eric chevauchait un
petit cheval gris, à peine plus grand qu'un âne.
Soudain la bête buta et le vieux Viking tomba. Il se
releva en riant.

47
— Plus de peur que de mal ! s'exclama-t-il.
Et il voulut se remettre en selle. Mais la grimace qu'il ne
put retenir alerta son fils qui le reconduisit à la ferme. On
découvrit que le Jarl s'était enfoncé une côte et démis une
épaule. H parvint à sourire, malgré sa souffrance :
— Cette Thorbjaga n'avait pas prévu ça ! Pendant qu'elle
y était, elle aurait pu aussi bien me vendre une « bonne che-
vauchée » jusqu'à la mer !
Puis il déclara :
- Leif, mon fils, tu prends dès ce moment le commande-
ment de l'expédition. Puisses-tu faire honneur à ton nom et à la
renommée des Vikings !
- Ainsi ferai-je, mon père, en me souvenant toujours de
votre exemple !
Un peu consolé par la piété de son fils et le rappel de ses
hauts faits, Eric le Rouge laissa partir Leif vers la mer.

*
**
Leif refit donc à l'inverse, à bord du Long-Serpent, le
voyage que Bjarni avait accompli. Après cinq jours de
navigation il découvrit d'abord un pays de pierres plates,
inhabité et inhabitable, qu'il appela pour cette raison le
Helluland (1). Une seconde terre, plate et brisée, reçut le nom
de Markland.

(1) Rapprocher de l'anglais « hell » : enfer.

Certains parlaient de s'y installer.


Leif s'y opposa :
— Bjarni, fils d'Herjolf, a parlé d'une troisième terre.
C'est là qu'il nous faut aller !
Le vent soufflait du nord-est, c'était un signe favorable.
On hissa de nouveau la voile. Pendant deux jours entiers le

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drakkar se retrouva en pleine mer, et c'est à la fin du second
jour que la vigie signala une terre, devant laquelle une île
montait la garde. La mer ondulait à peine, et pourtant elle était
sale de vase : Leif sut qu'il arrivait sur des hauts-fonds. Il
gouverna vers la côte et soudain il y eut un choc : le drakkar
venait de s'échouer sur le sable.
Leif fit jeter une ancre et, avec la moitié de ses
compagnons, sauta dans l'eau.
Et Leif comprit qu'il était arrivé !
Une rivière coulait dans la mer et venait d'un lac. On
sonda la profondeur. Il serait facile, avec l'aide de la marée
haute, de mener le navire jusque dans le lac. Pouvait-on rêver
meilleur port ? L'eau douce, le poisson et le gibier ne feraient
pas défaut. Et, de plus, le bois était abondant.
Simon, parmi les premiers, sauta dans l'eau. Elle était peu
profonde et ne lui arrivait qu'à mi-cuisse.
— Que la moitié des rameurs restent à bord ! commanda
Leif. Les autres viendront avec moi en reconnaissance.
Les Normands, ivres de leur découverte, effrayèrent des
milliers d'oiseaux, qui s'envolèrent avec des cris aigres. A
marée haute, Leif gouverna le navire jusqu'au lac, où il jeta
l'ancre. Afin d'éviter les surprises, on décida de passer la nuit à
bord, et ce ne fut que le lendemain matin que tous descen-
dirent à terre.

*
**

Simon s'épouvanta de l'immensité de la forêt qui couvrait


le rivage et paraissait s'enfoncer loin dans les terres. Aussi loin
qu'il pouvait apercevoir, ce n'étaient que des troncs et des
broussailles. Comment pouvait-il espérer retrouver Pierre dans
un pays aussi étendu ?

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Leif désigna une équipe de chasseurs, chargée de forcer
le gibier et de rapporter de la nourriture fraîche. Dans leur hâte
d'arriver aux terres nouvelles, les Normands n'avaient mâché
que de la morue séchée depuis leur départ.
— Les autres vont abattre des arbres, et nous allons cons-
truire notre maison.
Simon n'eut plus guère le temps de penser à son frère. 11
transporta comme les autres des troncs de pins que les haches
à double tranchant abattirent.
Une autre équipe ébrancha les troncs et les équarrit sur
deux faces. Leif délimita lui-même le carré qui constituerait la
maison principale et les troncs s'empilèrent bientôt. De la
mousse et de l'argile garnirent les intervalles, et le lac fournit
la tourbe en plaques pour le toit.
La même argile et des pierres constituèrent un âtre où le
bois flamba aussitôt. On sortit les hamacs, et ils furent
suspendus dans la grande salle.
Une seconde maison, plus petite, fut construite à son tour.
Un four spécial y fut aménagé pour chauffer les pierres néces-
saires aux bains de vapeur. Quand tout fut fini, Leif décida de
construire une troisième pièce, qui fut destinée à recevoir les
provisions.
Par habitude, et par prudence, on acheva l'ouvrage par
une haute palissade, qui transforma l'ensemble en un fortin de
bonne allure.
Les chasseurs revenaient tous les soirs chargés de
chevreuils, de daims et d'élans tués par leurs flèches. D'autres
péchaient dans le lac et ramenaient dans leurs filets des
saumons énormes, des truites de mer.
Ainsi rassurés sur les provisions dont ils disposaient pen-
dant l'hiver, les Normands de Leif se groupaient le soir autour
de l'âtre et racontaient les anciennes histoires de leur race.

50
Une palissade transforma l'ensemble en un fortin de
bonne allure.

51
*
**

Un jour, pourtant, alors que Simon, lassé d'entendre les


inclues histoires qu'il comprenait maintenant, était sorti pour
pouvoir penser sans contrainte, il dépassa la porte de l'en-
ceinte. Le clair de lune donnait à l'herbe rase une teinte
argentée et, tout près, la limite sombre de la forêt s'éclairait par
-endroits le long des troncs blancs des bouleaux.
Il resta dans l'ombre de la palissade pendant un long
moment, pensif, isolé des autres, très triste aussi. Il sentait
bien que jamais il ne retrouverait son frère. Le pays paraissait
sans limite, et Leif avait bien accepté de l'aider, mais pas avant
la fin de l'hiver. Il ne tenait pas à engager ses hommes dans un
pays inconnu, sans savoir à quels dangers il allait les exposer,
et surtout sur quel ravitaillement il pouvait compter.
Simon soupira et releva la tête. Il tressaillit. Une ombre
venait de se déplacer, dans un fourré, juste en face de lui. 11
s'élança rapidement, sans réfléchir, imaginant quelque bête
embarrassée dans les fourrés. Mais il n'avait pas fait trois pas
qu'un trait siffla au-dessus de sa tête et se ficha en vibrant dans
la palissade. Simon se rejeta dans l'ombre d'un bond. Il regarda
au-dessus de lui, atteignit la flèche et parvint à l'arracher du
tronc. Il revint vers la maison, où des rires insouciants
retentissaient.

52
CHAPITRE VI

L’ARRIVÉE de Simon dans la pièce passa inaperçue tout


d'abord, mais le jeune garçon se précipita vers Leif, malgré les
regards courroucés des" guerriers, et lui tendit la flèche. Elle
était brisée à son extrémité, mais il restait contre le bois un
fragment d'os de ce qui avait été la pointe. Il était évident que
le reste s'était fiché dans le bois de la palissade.
L'essoufflement du garçon, qui ressemblait à de la
frayeur, alarma Leif, qui s'était rendu compte d'un coup d'œil
que la flèche n'appartenait pas au type que lui et ses hommes
utilisaient.
— Où as-tu trouvé ça ? Parle, Simon Bastien... parle !
Simon raconta très rapidement l'incident. Leif mit ses
compagnons au courant. Ils se précipitaient déjà sur leurs
grandes haches et cherchaient leurs boucliers ronds, lorsque
Leif s'écria :
— Pas de précipitation ! Il ne sied point que nous nous
exposions à un ennemi inconnu dont nous ignorons le nombre
et la force. Retranchons-nous pour la nuit dans la maison ! Je
double les sentinelles... Plaise au ciel que nous retrouvions
demain notre drakkar !
Cette parole jeta la consternation dans les rangs des Nor-
mands. Privés de leur barque, ils seraient prisonniers de la
terre nouvelle, sans espoir de revoir un jour le Groenland. Et il
fallu toute l'autorité de leur chef pour les empêcher de se
précipiter au-dehors en direction du mouillage.
Thorall le Chasseur, d'une taille gigantesque, aux épaules
larges et vigoureuses, qui pourtant ne parlait jamais, proposa :

53
- Pourquoi ne pas partager notre troupe en deux parts
égales ? L'une resterait ici pour garder notre maison et l'autre
défendrait le bateau !
Leif réprima le mouvement d'humeur que la proposition
du chasseur avait soulevé en lui. Le ton surtout. Il savait que
les paroles de Thorall rencontraient un écho favorable parmi
ses guerriers, qui considéraient l'inaction comme le pire des
maux. 1 suffirait d'un rien pour qu'ils choisissent d'eux-mêmes
un autre chef si celui-ci parlait de combat.
- Thorall, tu es plus habile à tuer le daim et l'élan qu'à
conduire ©n guerre ! Si je t'écoutais, malheureux impatient,
sais-tu ce qui arriverait ?
Leif avait parlé d'une voix ferme, sans colère, prouvant
ainsi à tous qu'il savait garder son sang-froid en toute circons-
tance. Et il eut le soulagement de voir que l'attention des
hommes lui restait acquise.
— Suivons le conseil de Thorall, partageons-nous en
deux troupes affaiblies, et je gage que ceux qui sortiront de
cette enceinte n'auront pas le temps de parcourir dix pas dans
la forêt sans succomber sous les coups d'ennemis invisibles,
qui ne peuvent être que les habitants de ce pays... et qui
1© connaissent beaucoup plus parfaitement que nous...
Leif savait exactement l'effet que ses paroles pouvaient
faire sur les plus emportés. L'évocation d'ennemis invisibles
n'était pas faite au hasard. Les plus braves parmi ses hommes
redoutaient les puissances des ténèbres et, malgré leur
conversion récente au christianisme, plus d'un affirmait qu'il
ne fallait pas abandonner aussi vite les dieux des Vikings et les
sorcières. Combattre à visage découvert leur convenait, à
condition que l'ennemi fût à portée de leurs haches. Mais
l'ennemi invisible tenait pour eux de la magie. Leif ressentait
le flottement des plus exaltés. Il acheva :

54
— Puis, la moitié de nos hommes sur le terrain...,
qu'adviendrait-il de l'autre, de celle qui resterait ? Je vous le
demande ?
Mais un silence profond accueillit cette question. Sous le
regard brillant du chef, les paupières se baissèrent. Leif retint
un sourire. Il avait gagné :
— Pris au piège, sans une grande réserve de nourriture et
sans espoir de secours extérieur... Alors ?
Mais Thorall ne voulut pas s'avouer aussi facilement
vaincu :
— Pris au piège... pris au piège ! Ne le sommes-nous pas
déjà, peut-être?
Leif ne se démonta pas.
— C'est bien ce que je disais... Mais la moitié de notre
effectif pourra alors utilement tenter une sortie, appuyée par
l'autre moitié ! Et en plein jour, ce qui double nos chances !
Un murmure de soulagement courut dans les rangs des
guerriers. Leif annonça qu'il allait faire le tour des sentinelles
qu'il avait fait placer depuis le retour de Simon.
- Et dès demain matin nous aviserons... Il convient que
chacun de nous dorme sous les armes, sans doute, mais
dorme ! Peut-être aurons-nous besoin de nos forces intactes
demain, à l'aube. C'est le parti le plus sage. Ayant dit, il
parcourut du regard les visages de ses compagnons et il
apprécia leur compréhension. Thorall lui-même, le visage
détendu, ne trouva plus rien à redire aux dispositions de Leif.
Celui-ci, de retour de sa ronde, s'étendit sur son hamac.
Mais il lui fut impossible de trouver le sommeil. Il allait falloir
compter avec les indigènes, quels qu'ils fussent. Et si Leif ne
ressentait aucune frayeur, il n'en était pas moins préoccupé.

55
*
**

La nuit s'écoula sans incident. Le clair de lune permettait


aux sentinelles de voir distinctement la clairière que les
Normands avaient ouverte dans la forêt en coupant les arbres
nécessaires à leurs constructions. A la lisière du bois, ils ne
perçurent aucun mouvement suspect. Et, sans la flèche que
Simon avait rapportée, plus d'un aurait été enclin à penser qu'il
avait rêvé.
Leif commença par ordonner que l'on rompît le jeûne,
avant toute autre chose.
— Nous ne savons pas ce que nous allons rencontrer, et
il convient que nous agissions sagement. Mangeons donc
comme si cette journée que Dieu nous accorde devait être
consacrée au plus dur combat de notre vie !
Il montra l'exemple. Simon, le cœur un peu serré, se
contenta de quelques cuillerées de gruau.
Quand le repas prit fin, Leif réunit ses guerriers :
— Quelle que soit la situation que nous allons rencontrer,
nous devons nous efforcer de mettre notre navire à l'abri, à
l'intérieur de l'enceinte. Il y sera protégé des glaces qui ne
manqueraient pas, au cœur de l'hiver, de le briser. Et si nous
ne rencontrons point d'ennemi, nous partirons à sa recherche.
La neige doit nous donner sa trace.
Sur ses indications, la moitié des hommes se tinrent à la
palissade, prêts à protéger de leurs flèches la sortie de l'autre
moitié. Mais il s'avéra bientôt que les bois environnants étaient
entièrement libres. On ne trouva qu'une trace de pas, dans les
fourrés, mais Leif interdit la poursuite immédiate.
— Profitons plutôt du répit qui nous est accordé pour
ramener notre bateau.

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Il laissa cinq hommes à la garde de la maison et partit
avec le reste vers le mouillage. Un soupir de soulagement lui
échappa lorsqu'il aperçut la silhouette du Long-Serpent intact.
La surface du lac était calme, sans une ride, avec cette pro-
fondeur dans les reflets qui évoque le plomb fondu. Ils trou-
vèrent aussi leur canot et le halage du bateau s'effectua sans
incident au cours de la journée. Il fallut élargir la porte de la
palissade. Par précaution, Leif fit dresser une seconde palis-
sade, en demi-cercle, devant la porte. Ces travaux occupèrent
tout le reste du jour.
Simon y participa. Mais il avait aperçu, lui aussi, la trace
laissée par son mystérieux agresseur, la veille, et d'étranges
visions le hantèrent. La forme du pied qui s'était imprimé dans
la neige ne rappelait en rien celle qu'il laissait lui-même. Alors
que les bottes de veau des Normands laissaient une empreinte
longue et pataude, celle de l'inconnu était beaucoup plus large
et se terminait en triangle. La distance entre les empreintes
tourmentait également le jeun© garçon. Elle pouvait signifier
aussi bien que l'homme était immense, ou qu'il ne se déplaçait
qu'en courant.
La nuit amena les mêmes dispositions que la veille, mais
cette fois encore rien ne se produisit.

*
**

Leif tint conseil, comme Eric le Rouge l'avait toujours


fait dans les grandes circonstances.
— Il nous faut élucider le mystère de la flèche et des
empreintes, commença-t-il. Mais nous ne pouvons nous expo-
ser ensemble. Une grande troupe est trop visible. Je propose
que seulement cinq d'entre nous suivent la trace, mais qu'ils ne

57
s'éloignent pas trop loin le premier jour, pour être de retour ici
le soir même. Nous verrons par la suite ce qu'il convient de
faire !
Il attendit que quelqu'un proposât une autre solution.
Mais Thorall le Chasseur déclara :
— J'en suis, moi !
Il fallut tirer au sort pour désigner les quatre autres guer-
riers qui l'accompagneraient, tous voulant partir.
Simon supplia Leif de le laisser partir, lui aussi. Peut-être
recueillerait-il un indice sur la possibilité que des barques
normandes aient pu s'échouer sur cette partie de la côte ? Leif
était sceptique mais il n'eut pas le courage de décevoir Simon,
il accepta. On déjeuna, plus copieusement encore que d'habi-
tude, et l'expédition prit congé du reste de la troupe, qui
enviait ouvertement la chance de ceux qui partaient.

*
**
Les cinq hommes s'enfoncèrent dans la forêt à la
poursuite du mystérieux visiteur. Plusieurs fois ils s'arrêtèrent
pour un bruit suspect, une ombre entrevue. Mais, à chaque
alerte, il s'avéra qu'il ne s'agissait que d'un animal surpris,
effrayé, qui avait décampé.
Les traces continuaient dans la neige, toujours aussi espa-
cées, longues de plus du double de celles laissées par les
chasseurs.
Un moment, un ruisseau coupa la piste et mit nos
chasseurs dans l'embarras. Au-delà du petit cours d'eau vive
qui courait dans les pierres de son lit, la trace s'évanouissait. Il
fallut remonter le lit pendant un long moment avant de
retrouver la trace.
- L'homme est habile, s'il s'agit d'une créature humaine,
émit Thorall le Chasseur. Il a suivi le ruisseau pour effacer ses

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traces ! C'est donc qu'il s'attend à la poursuite, sinon pourquoi
aurait-il pris tant de précautions ?
Les autres le regardaient, se demandant où il voulait en
venir.
— Et s'il s'attend à ce que nous le poursuivions, nous
devons redoubler de vigilance, car lui et ses pareils, s'ils
existent, auront pris leurs dispositions !
Plus d'une main farouche se crispa sur le manche de la
hache à deux tranchants, à l'évocation de la bataille.
— Je vais marcher en tête, poursuivit Thorall. Et vous me
suivrez à une portée de flèche ; il convient que deux d'entre
vous tiennent leur arc prêt à décocher un trait au moindre
signe. Je m'arrêterai tous les cent pas et je vous attendrai. Je
repartirai et vous attendrez mon signal pour avancer de
nouveau.
Ainsi firent-ils, dans le plus grand silence. Le cœur de
Simon battait si fort au cours de cette approche muette, qu'il
lui sembla que c'était dans sa gorge qu'il en sentait les pulsa-
tions.
L'avance se poursuivit ainsi jusqu'au moment où Thorall
leva le bras, faisant le signal convenu.
Les arcs se tendirent, mais rien ne se produisit. Les quatre
hommes et le jeune garçon se hâtèrent de rejoindre le
chasseur.
Il était accroupi dans un bosquet, un peu à l'intérieur de la
lisière de la forêt, qui cessait brusquement. Ils aperçurent tout
d'abord une vallée, large mais encaissée. Sur ses pentes des
pins et des sapins d'un vert sombre descendaient vers un cours
d'eau aux eaux calmes qui serpentait mollement entre deux
rives verdoyantes malgré la neige. La vallée paraissait absolu-
ment déserte, aussi loin que portait la vue. Et pourtant la piste
qu'ils suivaient descendait vers le fleuve.
Mais Thorall, de la main, désigna un point précis. Et les

59
guerriers réprimèrent un cri de surprise : au-dessus des
derniers sapins qui bordaient le fleuve,.une fumée bleue, un
mince filet nonchalant s'élevait doucement, à peine visible,
mais qui n'avait pas échappé à l'œil du chasseur.
- Il n'y a pas de fumée sans feu, et pas de feu sans cuisi-
nier ! murmura Thorbrand, le plus âgé des guerriers de
l'expédition.
— C'est aussi mon avis, opina Thorall. Mais ce cuisinier-
là pourrait bien n'être pas seul de son espèce.
Pour eux, il ne faisait aucun doute que la présence du feu
signifiait la présence d'êtres humains. Ils résolurent de s'en
assurer. La progression reprit, plus lente cette fois.
La pente était assez rude et, sous les semelles de peau des
Normands, la neige rendait la piste glissante. Plus d une fois
ils crurent que la chute de l'un d'eux allait alerter les étrangers.
Mais ils arrivèrent enfin sur une partie plus plate qui devait
descendre en pente plus douce vers le fleuve. Les sapins
s'éclaircirent, et bientôt ils ne progressèrent plus que d'arbre en
arbre, un à la fois.
L'homme de tête fit soudain un signe impératif et tous
s'accroupirent sur place. Le geste leur permit de découvrir la
cause de l'arrêt : devant eux une dizaine de tentes sombres
s'élevaient, et c'était au-dessus de ces tentes que le filet de
l'innée continuait, impassible, à serpenter dans la lumière.

60
CHAPITRE VII

D'INSTINCT les chasseurs se tournèrent vers Thorall, qui


faisait figure de chef de l'expédition. Celui-ci leur fit signe de
revenir en arrière, sous le couvert de la forêt plus dense.
— C'est ici, affirma le Chasseur ; ce qui recueillit l'appro-
bation de tous mais n'expliqua rien.
— Ces tentes ressemblent à celles des Skroelings (1), émit
un autre. Elles ont l'air d'être habitées.

(1) Nom donné par les Normands aux Esquimaux.

Thorall paraissait plongé dans une profonde réflexion.


— C'est ce dont il faudrait nous assurer. Mais en cas de
surprise nous ne sommes que cinq, contre des lascars qui
connaissent bien la région, et nous sommes loin de
nos camarades !
— Cinq Normands valent bien cinquante Skroelings ! s'ex-
clama un emporté. Et ces huttes ne sauraient en contenir plus
de vingt ! En état de combattre, je veux dire !
Ce discours rallia la majorité des autres. Thorall sut qu'il
lui fallait trouver un expédient pour reconnaître le petit,
village indigène, sinon ses compagnons allaient s'élancer dans
l'inconnu, lourd de menaces, que représentait la clairière.
Simon le tira par la manche de sa pelisse de peau :
— Je puis y aller, moi, Thorall ! Je cours vite et ne suis
point chargé d'une hache ! J'ai vu comment le seigneur Leif
procédait. Vous pourriez tous vous installer en lisière du bois
de sapins, l'arc prêt à décocher une flèche, et je me précipiterai
en courant vers la première hutte. Si elle est occupée, je
reviendrai vers vous aussi vite... et tout sera dit !

61
- Bien raisonné, pour un esclave ! Thorall hocha la tête :
- Oui, pas mal ! Seulement, si tu es découvert, prends ta
course dans une autre direction afin de les lancer sur une
fausse piste et, lorsque tu seras en plein bois, rabats-toi vers
nous, seulement à ce moment-là. Nous repartirons aussitôt par
le chemin que nous avons pris à l'aller. C'est entendu ?
Simon acquiesça. Les cinq hommes le suivirent et se
déployèrent à quelque distance les uns des autres. Ils s'établi-
rent chacun derrière un arbre différent, et Simon s'apprêta à
bondir.
Thorall leva la main : le jeune garçon fonça de toute la
vitesse dont il était capable vers les tentes. En même temps,
les chasseurs bandèrent leur arc et se tinrent prêts à protéger la
retraite de Simon s'il y était obligé.
Simon franchit la distance qui le séparait du petit village
et atteignit la première tente. Les chasseurs retinrent leur
souffle ; mais le jeune garçon s'aventura plus avant à l'intérieur
du village, allant de tente en tente, et bientôt il n'y eut plus
aucun doute : Simon adressa à ses compagnons des signes
véhéments, qui leur intimaient d'avoir à s'approcher.
— Tout beau ! grogna Thorall. Ce village désert ne me
dit rien qui vaille ! Nous allons nous y précipiter comme
l'attendent peut-être ses habitants, pour nous y surprendre ! J'y
vais, moi. Restez ici, sur la défensive, prêts à intervenir !
Il franchit la clairière à grandes enjambées et rejoignit
Simon. Il constata après lui que les cases étaient vides.
- Et pourtant ce feu fume encore ! grogna Thorall.
Car, chose étrange, non seulement les tentes étaient vides,
mais aucun objet ne s'y trouvait qui pût attester une présence
récente. Simon regarda à loisir les huttes coniques, faites
d'écorce de bouleau et. de peaux. Elles étaient constituées par
des branches d'un bois dur rassemblées dans le haut par des
lanières d© peau. La hutte n'était pas fermée au sommet et

62
la patine des branches à cet endroit disait assez que
l'orifice servait de trou à fumée.
Thorall se convainquit qu'il n'y avait pas de piège. Sinon
les indigènes n'eussent pas enlevé tout ce qui devait servir à la
vie. Dans la cervelle du géant, plus apte à relever une trace
qu'à assembler des idées, le phénomène avait de la peine à
s'expliquer. Il revenait toujours à la même idée, qui l'empê-
chait de penser plus loin :
— S'il n'y avait pas ce feu...
Les autres chasseurs s'approchèrent à leur tour et,
curieux, inspectèrent les huttes.
— Moi, je suis d'avis qu'ils se sont enfuis quand
leur gaillard, celui qui a tiré la flèche, est venu leur dire que
nous étions là ! Il n'a pas dû se rendre compte qu'il avait tiré
trop haut... et de voir que le garçon ne tombait pas, ça a dû lui
flanquer la frousse !
Cette hypothèse fut accueillie comme une certitude par
les autres chasseurs. De gros rires saluèrent cette victoire d'un
genre nouveau. Mais elle n'était pas de nature à étonner ces
hommes habitués à faire trembler les habitants riverains de la
mer du Nord et de la Manche.
Thorall releva autour du village abandonné de
nombreuses traces et une piste qui s'enfonçait entre les sapins,
dans la direction opposée à celle par laquelle ils étaient
arrivés. Il hésita sur le point de savoir s'il convenait de suivre
cette piste, mais un coup d'œil au soleil l'avertit qu'il était
temps de repartir en direction du camp s'ils voulaient y arriver
avant la nuit, comme Leif l'avait prescrit.
Avant de donner le signal du départ, Thorall donna un
coup de hache dans le tronc d'un bouleau pour repérer la
direction de la seconde piste.
— La neige peut tomber de nouveau, s'écria-t-il, et
brouiller les traces. Nous saurons par où ils sont partis !

63
Les chasseurs reprirent le chemin du camp. Ils avançaient
plus rapidement que le matin, débarrassés du souci de surveil-
ler les alentours. Simon fermait la marche, le visage soucieux.
Il tenait à la main le seul objet qu'il eût trouvé dans le petit
village abandonné, et cet objet l'emplissait d'un trouble qui
allait grandissant à mesure qu'il s'éloignait des huttes.

*
**

Les chasseurs franchirent de nouveau le ruisseau qui


avait brouillé la piste le matin et s'enfoncèrent de plus belle
entre les bouleaux.
Ce ne fut qu'en arrivant au fortin de leurs camarades
qu'ils s'aperçurent que Simon n'était plus avec eux...
Leif accueillit leur récit avec la réserve prudente d'un vrai
chef. Savoir que des indigènes avaient un campement à une
demi-journée de marche à peine de son propre établissement
ne lui souriait guère. Il n'y aurait aucune sûreté lorsqu'il
voudrait pousser l'exploration du pays plus à l'intérieur.
Mais quand la nouvelle de la disparition de Simon lui fut
communiquée, il entra dans une violente colère contre Thorall.
— Je ne te savais pas étourdi au point de ramener ton
équipe incomplète, Thorall ! N'as-tu rien entendu ? N'est-il
point tombé dans un piège ? Peut-être avez-vous été suivis par
ces indigènes que vous n'avez pas su découvrir et se sont-ils
attaqués au plus faible ?
Toutes ces questions ne pouvaient recevoir de réponse, et
Thorall comprit la portée des reproches.
— Je vais aller à sa recherche ! grogna-t-il en manière
d'excuse.
—- Non pas ! Nous ne sommes déjà pas si nombreux que
je puisse risquer de diminuer notre effectif d'une nouvelle

64
unité. La nuit porte conseil. Demain j'irai moi-même, avec une
dizaine d'entre vous. Que l'on prenne les dispositions pour la
veille !
Le repas fut morne, sans ces plaisanteries bruyantes et les
éclats de rire que la bonne chère et la bière engendraient
d'habitude. Simon n'était qu'un esclave, mais il était chrétien.
Sa disparition, de plus, signifiait l'existence d'un danger sour-
nois, d'hommes capables de se livrer avec habileté à l'embus-
cade, la forme de combat que ces rudes guerriers n'aimaient
pas. Pour eux, hors le combat à découvert où les vertus de leur
courage et leur mépris de la mort faisaient merveille, ils
n'étaient point à leur aise. Ils étaient prêts à conquérir le pays,
la hache haute, mais pas à s'exposer ainsi à un danger
invisible.
Le récit de Thorall les avait convaincus que les indigènes
avaient quitté leur campement par crainte d'une surprise. Et ils
savaient que la peur est mauvaise conseillère. Sans doute
devaient-ils s'attendre à ce que ces hommes essaient de les
attaquer par surprise, pour se débarrasser de la menace qu'ils
représentaient pour eux.
Leif était plus soucieux encore. Simon, entre les mains
des mystérieux habitants de ce pays, serait un otage ! Qui sait
seulement s'il était encore en vie ?

*
**

Simon, lui, se posait d'autres questions.


Lorsqu'il avait vu que les chasseurs avançaient dans le
bois sans se retourner, il avait mis aussitôt à exécution un
projet qui avait mûri lentement en lui depuis son arrivée. Leif
et les autres Normands semblaient uniquement préoccupés par
leur installation et il ne songeait pas à leur tenir rigueur de ce

65
souci. La proximité de l'hiver, avec l'inconnu qu'il représentait,
justifiait toutes les précautions. Mais il n'était venu, lui, que
dans l'espoir de retrouver son frère jumeau, et son jeune âge ne
connaissait pas la patience.
La découverte des huttes lui avait fait craindre que les
indigènes ne se soient montrés hostiles à tout nouveau débar-
qué et que les rescapés, s'il y en avait eu, ne se soient heurtés à
leurs ruses et n'aient succombé.
Et sans doute aurait-il supporté un moment encore l'incer-
titude de l'attente si, lorsqu'il avait visité les huttes abandon-
nées, il n'avait découvert près de l'un© d'elles une flèche.
Il n'y avait rien là d'extraordinaire sans doute. Les
indigènes utilisaient les flèches, puisque l'une d'elles avait bien
failli terminer son voyage deux jours plus tôt. Mais, tout de
suite, un détail l'avait frappé : l'empennage de la flèche qu'il
venait de découvrir ne ressemblait en rien à celui de la flèche
qu'il avait arrachée de la palissade de leur camp. Quatre
plumes et non trois le garnissaient et la pointe était de fer et
non d'os. Il y avait un certain temps qu'elle séjournait dans
l'herbe, car le fer était déjà bien rouillé. Et, à sa grande
surprise, il avait découvert que le bois de la fine baguette était
gravé. Sans doute n'y aurait-il eu là rien d'extraordinaire si ces
gravures ne lui avaient rappelé celles des flèches des
Normands. Leif, pendant leurs conversations au Groenland, lui
avait expliqué vaguement la signification des runes, sorte
d'écriture dessinée qui, dans l'esprit des chasseurs, devait
donner à leurs flèches la force de pénétrer les cuirasses et les
toisons les plus épaisses. Ces runes, en forme d'angles aigus,
l'avaient frappé. Et il les avait reconnues sur la flèche trouvée
près des huttes.
Et tout de suite l'idée avait germé. Il ne retournerait pas
au camp. Si la neige se mettait à tomber, la piste qu'ils avaient
repérée d'un coup de hache dans le tronc d'un bouleau risquait

66
de disparaître. Il fallait la suivre tout de suite et essayer de
comprendre ; il ne savait pas encore comment ni pourquoi une
flèche normande se trouvait dans le campement abandonné par
les Skroelings.
Il avait repris sans rien dire le chemin inverse, de toute la
vitesse de ses jambes, craignant à tout moment d'entendre un
appel. Mais les chasseurs ne s'étaient aperçus de son absence
qu'une fois arrivés au camp.
Il était revenu aux huttes et il avait essayé en vain de
découvrir un autre indice. Il avait alors gagné les traces
repérées et il les avait suivies.
La forêt était la même de ce côté-là. Après les sapins de
la vallée, des pins, des bouleaux, des érables au feuillage
rouge composaient un ensemble somptueux.
La piste était plus importante. Plusieurs personnes
l'avaient suivie, visiblement depuis assez peu de temps. Simon
n'était pas assez au fait encore de ces choses, mais il pensa que
ce devait être la veille que la fuite avait eu lieu. Sans doute
quelqu'un était-il resté en arrière et n'était parti que le matin
même, ce qui expliquait que le feu fumait encore.
La piste serpentait entre les arbres et bientôt elle grimpa
en pente douce au flanc de la vallée. Simon se retourna plu-
sieurs fois pour contempler le magnifique spectacle qui s'éten-
dait derrière lui. Par places d'énormes rochers d'un brun violet
jaillissaient de la verdure des sapins ou de l'or des feuilles, il
crut apercevoir, beaucoup plus loin à l'intérieur, une vaste
étendue verte, mais peut-être ne s'agissait-il que de la fron-
daison d'une autre forêt.
La piste cessa de monter, elle longea le bord d'un plateau
qui surplombait la vallée. Simon sentit sa fatigue, tout à coup.
Il avait, en effet, peu mangé ce jour-là. Le déjeuner était loin.
Et Simon découvrit alors son imprudence. Il était parti sans
autre arme qu'un couteau de chasse.

67
« Bah ! se dit-il avec un sourire résigné. De toute
manière, je ne puis guère espérer tenir tête, tout seul, à une
troupe d'indigènes ! »
II frissonna un peu en pensant que les indigènes n'étaient
peut-être pas le seul danger de cette contrée. Mais sa jeunesse
surmonta son angoisse passagère.
Il ne savait plus depuis combien de temps il marchait. Le
soleil était déjà bas sur l'horizon et la piste continuait toujours.
Simon se rendit compte qu'il n'arriverait certainement pas à
son but avant la nuit. D'autre part, aborder un nouveau cam-
pement indigène pendant l'obscurité n'était peut-être pas la
manière la plus adroite et la moins risquée. Il résolut de
s'arrêter sur place et se mit en quête d'un endroit favorable
pour y passer la nuit.
Il finit par découvrir un rocher en surplomb, qui laissait
entre sa plate-forme et le sol un espace sufSsant pour qu'il pût
s'y glisser. L'herbe courte était intacte, la neige n'avait pu s'y
déposer.

68
CHAPITRE VIII

SIMON sortit son couteau et racla à la base des troncs de


la mousse sèche et s'en fit une couche agréable. Il jugea
prudent de fermer son réduit, au moins contre les grands
carnassiers dont la présence était à redouter. Il trancha des
buissons épineux et les entassa, bien enchevêtrés, comme une
cloison, entre le sol et le plafond constitué par la face
inférieure du rocher. Il ne ménagea qu'une ouverture suffisante
pour lui permettre de pénétrer dans son gîte, en laissant à
portée un « bouchon » d'épines qu'il tira à lui une fois qu'il se
trouva dans son logis. Il éprouva une impression de sécurité
agréable et disposa la mousse pour la nuit.
Un instant, au moment de sa prière, il ressentit un pinçon
au cœur. Peut-être Leif serait-il en peine de sa disparition ?
Mais, entre le devoir de reconnaissance envers celui qui n'était
que son maître et son devoir fraternel et filial, il ne pouvait pas
hésiter. Ce fut sur cette pensée apaisante qu'il s'endormit.

*
**

Leif était ennuyé. L'incident de la flèche, la découverte


d'un camp abandonné et la disparition de Simon étaient une
suite d'événements qui contrariaient ses projets. Et en fait, la
patrouille de Thorall le Chasseur n'avait apporté aucun
éclaircissement. Elle n'avait fait que confirmer l'existence dans
le voisinage du camp d'indigènes hostiles. Et surtout la
disparition de Simon posait une énigme. En supposant que le
jeune garçon eût été enlevé par les indigènes, pourquoi ceux-ci
ne s'étaient-ils attaqués qu'à lui et aussi comment les autres
n'avaient-ils rien entendu ?

69
Il avait fait répéter plusieurs fois le récit de leur retour
aux cinq hommes, mais il n'en avait puisé aucune indication
valable. Ce fut Tyrker qui le tira d'embarras :
- Il n'est que de suivre la piste, Leif, et tu découvriras les
traces qui s'en écartent.
On discuta à perdre haleine sur cette proposition et l'on
finit par décider que c'était la seule chance de retrouver la
trace de Simon et de ses ravisseurs...
Mais lorsque le camp s'éveilla, le lendemain matin, une
nouvelle couche de neige rendit illusoire le succès de cette
démarche que Leif se décida pourtant à tenter. A la tête de la
moitié de ses hommes, munis de vivres en quantités
suffisantes pour un voyage de plusieurs jours, il s'enfonça dans
la forêt.

*
**

II avait fallu de longues discussions pour que la


désignation des deux équipes, celle qui resterait au fortin et
celle qui partirait à la recherche de Simon, fût possible.
Les guerriers normands, s'ils reconnaissaient l'autorité
de Leif à bord du drakkar en expédition, reprenaient leur
quasi-indépendance une fois l'expédition terminée.
Et leur passion des aventures était trop fqrte pour qu'ils
consentissent de gaieté de cœur à céder leur place à
quiconque.
Leif avait emmené Thorall et Tyrker. Ils purent, avec de
grandes difficultés, retrouver la piste par endroits, là où l'en-
chevêtrement des frondaisons avait empêché la neige de la
recouvrir. Mais leur avance fut lente, coupée d'arrêts pendant
qu'un homme partait à la recherche d'un autre tronçon de piste

70
jusqu'à ce qu'ils arrivassent à la rive du ruisseau qui, déjà,
avait arrêté Thorall et les autres, la veille.
Leif décida de s'arrêter sur place pour qu'ils pussent se
restaurer.

*
**

Simon crut d'abord que c'était le soleil qui l'avait


réveillé. Mais il se rendit compte presque aussitôt que la lueur
était trop blanche pour qu'il en fût ainsi. Il écarta sa « porte »
d'épines et découvrit avec désappointement que la neige fraî-
chement tombée allait rendre ses recherches difficiles, sinon
impossibles.
Déjà, pour trouver cet abri, il lui avait fallu s'écarter de
la piste. Comment allait-il la retrouver ? La seule encoche lui
permettant de s'orienter se trouvait à proximité du village
abandonné, il n'était pas question qu'il repartît en arrière pour
la retrouver. Il regretta de ne pas avoir jalonné sa roule, sur les
troncs, avec son couteau. Un subit découragement s'empara de
lui. Il s'était trop pressé de partir à l'aventure.
Il regretta le substantiel déjeuner du camp. Il aurait dû
repartir avec les chasseurs, préparer son expédition, se munir
d'une arme plus efficace que son couteau et de quelques provi-
sions. Il se sentit l'estomac vide et sa jeunesse lui valut de
connaître une défaillance brutale. Il se laissa aller sur sa
couche de mousse et des larmes de dépit lui montèrent aux
yeux. Le souvenir de son frère et du serment fait à sa mère lui
rendirent conscience de son devoir. 11 sortit de son abri, s'étira
longuement, et tenta de s'orienter. Le soleil n'était pas encore
levé et malgré sa pelisse il frissonna.
« Voyons, se dit-il, il n'est pas possible que je ne
retrouve pas au moins la trace de ceux qui ont quitté le village

71
il y a seulement deux ou trois jours ! S'ils ont rejoint un autre
village, plus important, je dois le découvrir ; et s'ils avaient
une longue route à faire, ils ont dû faire comme moi, bivoua-
quer. Ils ont dû faire du feu, même, je devrais en découvrir les
traces. »
Il avança en direction de la vallée.
« Peut-être que ces Skroelings sont des pêcheurs ? Leur
village devrait se trouver en bordure de la vallée, dans un
endroit dominant d'où ils pourraient apercevoir l'arrivée de
leurs ennemis, trouver de l'eau et pêcher... »
Il sourit, parce qu'il s'aperçut qu'il venait de prêter à ces
indigènes inconnus un comportement d'Européens. Il n'était
pas du tout certain que ces hommes eussent des ennemis qu'ils
craignaient, et aussi peut-être n'étaient-ils pas assez intelli-
gents pour installer leurs habitations en un point facile à
défendre.
« De toute manière, il faut que je me décide ! pensa-t-il.
Ou retourner au camp de Leif, ou aller de l'avant... »
Mais il se rendit compte qu'il n'aurait pas plus de chance
de retrouver ses compagnons que de partir à la recherche des
indigènes. La piste était aussi dissimulée par la neige de ce
côté-là. II était prisonnier de cette immensité farouche, de sa
propre solitude. Il ressentit un certain soulagement à l'idée que
le choix ne lui était plus possible.
« Si seulement je trouvais quelque chose à manger ! »
soupira-t-il.
Il se secoua, se reprocha son manque de courage et suivit
le bord de la vallée. Le ciel devint rosé à l'horizon, et il sut que
le soleil allait se lever. En même temps, il constata que le
fleuve qui coulait à ses pieds suivait la direction de l'est.

*
**

72
Leif tint conseil sur place, après le repas de sa troupe :
— Je pense de plus en plus que notre entreprise pour
retrouver Simon est inutile.* Nous ignorons quelle direction il
a pu prendre avec ses ravisseurs, et la neige nous empêche de
découvrir leur trace, malgré ce que j'espérais.
Un silence accueillit ces paroles. Les Normands ne
renonçaient pas volontiers à l'aventure promise.
—_ De plus, ces ravisseurs ont sur nous l'avantage de
bien connaître cette région et de pratiquer la surprise. Ils
viennent de le prouver suffisamment. Je suppose qu'il est trop
tard maintenant pour intervenir au profit de Simon. Si les
indigènes ont eu l'intention de le mettre à mort, c'est fait
depuis longtemps ; sinon, rien ne presse. Nous parviendrons
bien à le délivrer lorsque nous connaîtrons mieux ce pays. Je
pense que nous n'avons rien de mieux à faire que de retourner
au camp et de nous préparer à l'hiver.

*
**

Simon avait marché toute la matinée, sans rien découvrir


d'autre que des buissons garnis de baies rouges. Mais il n'osa
pas en consommer, malgré leur bel aspect, par crainte qu'ils ne
recèlent du poison.
La faim le tenaillait et il n'avançait plus avec la même
ardeur. Il poursuivait machinalement sa route, l'esprit
engourdi.
Il déboucha tout à coup dans un espace découvert,
encombré de rochers. Cette partie du paysage s'enfonçait dans
la vallée vers le fleuve et Simon décida d'aller au moins
étancher sa soif autrement qu'avec une poignée de neige.

73
Il n'avait pas fait plus de dix pas en direction de la rive
lorsqu'il aperçut un spectacle qui le fit s'arrêter net, frémissant.
Tout contre un rocher, le corps d'un homme était allongé,
sans mouvement. Simon devina, malgré le tourbillon de ses
pensées, qu'il ne pouvait s'agir que d'un indigène. La forme de
ses bottes de peau ornées de franges comme ses chausses, la
teinte cuivrée de ses bras et surtout la teinte brune de ses
cheveux tressés, luisants de graisse, ne lui laissèrent aucun
doute.
Près de l'homme gisait un arc et des flèches enserrées
dans un étui de peau et, à portée de sa main, un bizarre
instrument, que Simon assimila à une hache à manche court,
auquel un gros silex tranchant était retenu par des lanières de
peau.
Simon crut tout d'abord que l'homme dormait. Le cœur
battant il s'approcha et découvrit le visage aux yeux obliques,
1res pâle malgré le teint de la peau.
L'homme était grand et, s'il ressemblait aux Skroelings
que Simon avait pu voir au Groenland, il était visiblement plus
fortement bâti qu'eux.
Ce fut alors qu'il découvrit que l'indigène portait une
plaie au front, sur le côté droit. La blessure avait saigné
abondamment et la neige avait absorbé le sang.
D'après l'aspect de la plaie, Simon devina que l'accident
venait de se produire. L'homme avait dû glisser sur la roche cl
la heurter du front. Assommé par le coup, il n'avait pas encore
repris connaissance. Simon découvrit un peu plus loin un petit
panier en fibre tressée d'où sortaient les queues de plusieurs
poissons de belle taille. 'Cette vue lui rendit conscience de sa
faim. Mais il estima que ce n'était sans doute pas tout à fait le
moment de s'inquiéter d'un repas possible. Un homme était
blessé à ses pieds et il fallait lui porter secours.

74
Simon emplit le sac d'eau, et revint le plus vite qu'il put
vers le blessé.

75
Par mesure de prudence, il éloigna du blessé la hache de
silex et l'arc. La surprise aurait pu déterminer chez l'homme un
réflexe de défense dont Simon ne tenait pas à faire les frais.
Il chercha désespérément autour de lui un objet pouvant
faire office de récipient pour aller chercher de l'eau à la
rivière, mais il n'en trouva pas. Il finit par remarquer que l'étui
des flèches figurait assez bien un petit sac et il se hâta de le
vider. La peau était souple mais cousue serré par de fines
lanières. Il s'en empara et courut vers le fleuve.
Il emplit le sac d'eau glacée et revint le plus vite qu'il put
vers le blessé. Celui-ci n'avait pas bougé.
Simon chercha fébrilement une étoffe pour la tremper
dans l'eau et appliquer une compresse sur le front de l'autre.
Mais il ne réussit pas, malgré ses tentatives, à poser le sac par
terre sans risquer de le voir se vider aussitôt. D'une main il
atteignit sa chemise de grosse toile et après bien des efforts
parvint à entamer l'étoffe de la pointe de son couteau. Il tira et
un craquement l'avertit qu'il avait réussi. Il obtint ainsi un petit
morceau de toile qu'il trempa aussitôt dans l'eau. Il humecta la
plaie et lava le sang coagulé qui maculait le front. L'homme
était jeune et Simon estima que, malgré le teint de cuivre et les
yeux obliques, il n'était pas dépourvu d'une certaine noblesse.
Le blessé frémit et Simon ne put s'empêcher de redouter
son réveil. Comment allait-il réagir ? Bien sûr il était privé
momentanément de ses armes, mais il était de taille à combat-
tre sans leur secours. L'instinct fraternel l'emporta. Simon
continua à changer la compresse improvisée malgré l'écœure-
ment qu'il ressentait à toucher les cheveux empreints d'une
graisse malodorante.
L'indigène ouvrit lentement les yeux et les referma. Il
n'avait pas aperçu Simon. Puis Simon découvrit tout à coup
que les yeux qu'il croyait fermés l'observaient par une petite
fente, à peine visible entre les paupières. Il esquissa un sourire

76
et continua à appliquer sa compresse. Il savait que la peur
appelle la peur. Un geste de frayeur de sa part pouvait très
bien déterminer un geste identique de la part de son blessé. Il
se contenta d'accentuer son sourire et de conserver à ses gestes
un calme qu'il était loin d'éprouver.
L'indigène dut comprendre qu'il était deviné, car il ne se
donna plus la peine de feindre, il ouvrit les yeux.
Simon ne put rien lire sur le visage impassible, pas plus
que dans le regard brillant des yeux sombres. L'homme
s'appuya sur les mains et fit un effort pour se retourner et se
redresser. Très doucement Simon entoura ses épaules et l'aida.
Mais l'indigène eut un geste brusque et une grimace tordit
ses traits. Ce ne fut qu'une grimace fugitive, mais la surprise
avait eu raison de son impassibilité. Simon devina à la direc-
tion du regard de l'autre qu'il devait aussi être blessé au pied. Il
se demanda ce qu'il devait faire, assez content de s'activer
pour échapper au regard noir qui maintenant ne le quittait pas.
Les jambes paraissaient normales, il pensa qu'elles n'étaient
pas cassées. Mais avec les chaussures de peau il était difficile
peut-être de s'en rendre compte.
Mais l'indigène se redressa lentement sur son séant et il
commença à libérer son pied gauche. Simon le soutint et lui fit
signe de s'adosser au rocher, ce que le blessé fit aussitôt.
Lorsque le mocassin orné de franges libéra le pied de
l'homme, Simon vit que la cheville était terriblement enflée. Il
ne savait pas ce qu'il convenait de faire en pareil cas et il
montra le sac qui contenait encore un peu d'eau et le chiffon
que le sang et la graisse des cheveux avaient maculé. L'indi-
gène replia la jambe et se mit en devoir de soigner sa cheville.

77
CHAPITRE IX

MAIS bientôt l'Indien, car l'indigène était un Indien,


secoua la tête, tout en regardant Simon d'un air bizarre. Le
jeune garçon chercha à comprendre ce que ce regard voulait
dire. L'Indien lui désigna le panier aux poissons. Simon
l'apporta. L'indigène se livra alors à une étrange préparation. Il
se traîna sur les genoux avec une agilité qui surprit son
compagnon. Il rassembla des mousses sèches, et Simon
l'imita. Il sortit d'un petit sac de peau qu'il portait au cou un
morceau d'une matière brunâtre qui ressemblait à un
champignon desséché que Simon connaissait en Europe sous
le nom de langue-de-bœuf et deux pierres de silex. Une
étincelle alluma cet amadou et bientôt, sous le souffle
énergique de l'indigène, les mousses flambèrent. Simon
alimenta le feu en brindilles sèches qu'il cassa sur les arbres
voisins. Quand la flamme monta, haute et claire, l'Indien piqua
un poisson à la pointe d'une flèche, le vida d'un coup sec à
l'aide d'une pierre aiguisée tirée du sac et le mit à rôtir sur la
flamme. La peau argentée rissola, se boursoufla et noircit.
Simon admira la dextérité avec laquelle l'homme fit rôtir son
poisson sans le laisser calciner.
L'odeur de chair grillée raviva la faim du pauvre garçon.
II s'attendait à voir l'homme dévorer devant lui le poisson qu'il
venait de faire cuire. Mais l'autre rompit le poisson en deux
parts et lui en tendit une. Sans même penser qu'il ne pouvait
pas se faire comprendre, Simon sourit et remercia. L'autre
sourit à son tour, sans insister, et déclara :
— Wha !
Simon sourit de plus belle et inclina la tête. Il mâcha lon-
guement le poisson dont la chair gardait un arrière-goût de

78
fumée, qu'il ne jugea pas trop désagréable. Sans cet assai-
sonnement, le plat aurait sans doute été bien fade. Simon eut
l'occasion de constater que le proverbe : « Ventre affamé n'a
pas d'oreille » pouvait s~e compléter par « et se régale d'un
rien » !
Tout en mangeant, l'Indien avait entrepris de faire cuire
un autre poisson de la même manière. Avec la même simpli-
cité aussi, il partagea encore le poisson.
Simon, par gestes, voulut faire comprendre à l'Indien qu'il
ne pouvait pas accepter mais que lui devait tout manger.
L'autre refusa en souriant et en proférant des syllabes sur un
ton guttural qui rappelait un peu une quinte de toux.
Et Simon mangea un autre demi-poisson. Heureusement,
l'autre s'en tint là. Il éteignit soigneusement son feu, rangea les
pierres et l'amadou dans le petit sac, et s'efforça de se mettre
debout. Mais il ne put appuyer son pied blessé sur le sol. Il
sautilla avec une grande adresse sur son pied valide et
rassembla son arc et ses flèches. Adossé au rocher, il parut en
proie à une profonde réflexion.
Enfin, il se désigna du doigt en heurtant sa poitrine.
— Marou ! dit-il.
Il répéta plusieurs fois ce mot et Simon finit par deviner
que c'était son nom que l'autre voulait lui dire.
Il sourit et, répétant les mêmes gestes, il prononça à son
tour :
— Simon !
Puis, désignant du doigt l'indigène, il répéta :
— Toi, Marou... Moi, Simon !
Un rire silencieux détendit la face cuivrée. Simon,
restauré, se sentait dispos. Il fit signe à l'Indien qu'il était prêt à
l'accompagner. L'autre finit par comprendre. Il s'appuya sur
l'épaule du jeune garçon et il indiqua du doigt la rivière. Ils

79
descendirent la pente de la berge avec de grandes difficultés,
mais Marou se montra stoïque.
Ils arrivèrent près d'une petite plage de sable blanc qui de
loin se distinguait mal de la neige. Simon découvrit alors un
canot renversé, à sec sur le sable. Marou le retourna, logea son
sac, ses flèches et son arc, et fit signe qu'il allait le mettre à
l'eau. Il tira du canot deux avirons que Simon trouva assez
ressemblants, quoique beaucoup plus petits, à ceux qui
servaient de gouvernail aux drakkars.
Le canot était entièrement recouvert de peau tendue sur
des baguettes de bois. Il était plus grand que ceux qu'il avait
vus montés par les Skroelings du Groenland. Il fallut avancer
dans l'eau jusqu'aux genoux pour entrer dans le canot sans que
le fond frottât le sable.
Simon dut prendre la place à l'avant et ses jambes se trou-
vèrent enfournées dans la proue du canot comme dans un sac.
Il se retourna prudemment, car la petite embarcation roulait
facilement sur sa quille ronde, et vit que Marou s'installait à
son tour. Malgré la sympathie que l'indigène lui inspirait, il ne
put s'empêcher de ressentir une impression désagréable en
pensant qu'il allait naviguer pendant un moment sans le voir.
Et si c'était une ruse du blessé pour se débarrasser de lui ?
Ainsi dans le canot, il était à sa merci.
Mais il parvint à se rassurer. Il n'y avait aucune raison
pour que l'Indien eût de mauvaises intentions à son égard. Il
s'arma de l'aviron et imita les gestes qu'il avait vu faire aux
Skroelings.
Marou dirigeait le canot en le maintenant assez près de la
berge. Simon devina aisément pourquoi. Le courant, au
milieu, était très fort et il leur serait moins difficile de le
remonter contre la rive.
Le paysage changea. La rivière cessa d'être encaissée
entre deux rives élevées. Elle serpentait maintenant dans une

80
plaine assez morne où des saules bordaient des ruisseaux.
Simon aperçut des animaux étranges qui ressemblaient à des
bœufs mais* dont les courtes cornes, le poitrail puissant et la
robe d'un marron foncé lui parurent étranges, tout comme la
bosse qui donnait à ces animaux un aspect farouche (1).

(1) Bisons.

Ils pagayèrent longtemps et Simon commençait à se


fatiguer de ce mouvement, nouveau pour lui, lorsque Marou
lui désigna un point, proche d'un bois de bouleaux, à quelque
distance de là. Il grogna quelques mots qu'il ne comprit pas et
bientôt le canot s'échouait sur le sable et Marou en sortait.
Simon l'imita et soutint l'Indien jusque sur la terre ferme. Des
tentes analogues à celles que les Normands avaient trouvées
dans la clairière, la veille, se dressaient en plus grand nombre.
De nombreuses et minces colonnes de fumée s'élevaient.
Ce ne fut que lorsqu'ils se trouvèrent à quelques portées
de flèche que les Indiens du village parurent s'intéresser à eux.
Des enfants, d'abord, accoururent et entourèrent les deux
arrivants à distance respectueuse.
Marou leur adressa quelques mots et ils éclatèrent de rire.
Simon remarqua que quelques-uns partaient en courant vers
les tentes.
Ils pénétrèrent dans le village, qui n'était constitué que
par deux rangées de tentes concentriques, disposées autour
d'une place vide, au milieu de laquelle s'élevait une sorte de
tronc d'arbre ébranché et couvert de sculptures simplifiées et
de taches de couleurs vives. Tous les indigènes, les enfants
mis à part, restaient silencieux et calmes, étrangement
indifférents même et très loin de l'exubérance que les
Normands ou les gens du pays de Simon auraient manifestée
en pareille occasion.

81
Simon soutint l'Indien

82
Il remarqua aussi que certains des hommes portaient des
plumes fichées dans leurs cheveux tressés. Tous avaient aux
pieds les mêmes chausses de peau que Marou.
Simon, impressionné par l'aspect des indigènes, dont l'air
de suprême indifférence pouvait passer pour du dédain, se
demanda où Marou l'emmenait.
Ils arrivèrent bientôt à l'extrémité de la place et l'Indien
entra dans une hutte en entraînant Simon à sa suite. Il régnait
dans l'habitation une demi-obscurité et une odeur acre et forte
qui prit le jeune garçon à la gorge. Il démêla qu'il s'agissait
sans doute d'une odeur de fumée, de poisson séché et de
viande. Par l'ouverture du toit, le ciel était visible et laissait
pénétrer de l'air froid.
Marou s'affairait, allongé sur une peau fourrée, que
Simon finit par reconnaître : celle du bœuf sauvage à l'épaisse
crinière.
II dégagea d'un tas de cendres qui s'amoncelaient au
centre de la tente quelques braises rouges. Il atteignit dans un
coin une poignée de brindilles sèches et la disposa sur les
tisons. Il souffla deux ou trois fois et une flamme claire s'éleva
bientôt.
Sur un signe de Marou, Simon s'allongea sur une autre
peau et pour la première fois depuis le matin se sentit à l'aise.
Le t'eu dégageait une chaleur que l'exiguïté de la tente rendit
très vite agréable.
A la lueur de la flamme, Simon put examiner l'intérieur.
Il ne découvrit, en dehors des peaux, que quelques jarres de
terre assez mal formées, et dont il ne devina pas l'usage.
Marou en atteignit une, de petite taille, et y plongea les doigts.
Il en tira une sorte de graisse répugnante d'aspect et de couleur
et qui exhala aussitôt une odeur rance.

83
Marou dégagea son pied souffrant et l'enduisit de cet
onguent en massant fortement la cheville, qu'il enserra ensuite
dans une bande de peau.
Ils mangèrent le reste des poissons et ils s'endormirent
après que Marou eut recouvert le feu.

*
**

Simon passa trois jours au village indien. Il découvrit que


ses habitants se préoccupaient de faire des provisions de
viandes pour l'hiver. Les jeunes hommes du village
ramenaient le soir, de leurs expéditions, des élans et des bisons
découpés en quartiers. Le lendemain, les femmes et les
vieillards, après avoir mis la graisse à part, découpaient cette
viande en lanières et la faisaient sécher à la flamme d'un grand
feu. Cette viande, desséchée et refroidie, était alors introduite
dans de grandes jarres, où des pilons de bois dur la réduisaient
en poudre.
Cette poudre brunâtre était ensuite placée dans de grands
sacs de cuir. Simon comprit pourquoi la graisse avait été
soigneusement mise de côté. Cette graisse fondue fut coulée
dans les sacs. Quand elle était figée, on refermait soigneuse-
ment les enveloppes de peau qui étaient suspendues à l'inté-
rieur des tentes. Marou désigna le sac de Simon en prononçant
ce mot : pemmican ! D'où Simon conclut que c'était le nom
que les Indiens donnaient à cette préparation.

*
**

Le pied de Marou s'était rétabli avec une grande rapidité


qui avait étonné Simon. Il regretta que son ignorance du lan-

84
gage indien ne lui permît pas de se renseigner sur la nature de
l'onguent employé. Mais il n'eut pas besoin de connaître la
langue de la tribu dont il était l'hôte pour deviner dans l'après-
midi du troisième jour que l'inquiétude régnait parmi ses
membres.
Simon assista à une opération qui le stupéfia. Les
hommes se peignirent le corps de lignes blanches, rouges et
noires qui leur donnèrent un aspect terrifiant. Marou lui-même
s'affubla de plumes noires et blanches comme ses congénères.
Et, malgré son étonnement, Simon dormit seul cette nuit-là
dans la hutte.
Quand il ouvrit les yeux, il crut rêver. Le soleil devait
être déjà haut au-dessus de l'horizon, car une lueur rouge
apparaissait par l'ouverture de la tente. Mais en même temps
un crépitement insolite acheva de le réveiller. Il lui fallut plu-
sieurs minutes pour qu'il parvienne à se rendre compte que le
village brûlait ! La partie haute des huttes, garnie d'écorce de
bouleau, brûlait facilement. Mais l'origine de cet incendie
avait-elle un rapport avec l'inquiétude et les préparatifs des
indigènes ? Comment expliquer les peintures dont ils avaient
orné leurs visages et leurs bras et cette catastrophe ?
Simon sortit de dessous ses fourrures et s'aventura au-
dehors en enfilant sa lourde pelisse. La tente de Marou ne
flambait pas encore, mais elle était à peu près la seule. Il
aperçut dans la lueur de l'incendie les femmes et les enfants
rassemblés sur la place comme un troupeau apeuré. Et Simon
comprit/Des flèches tombaient ça et là avec un léger
sifflement et certaines de ces flèches étaient garnies à leur
extrémité d'une boule de feu impressionnante. Quand elles
touchaient le sol ou une tente, elles se mettaient à flamber en
dégageant une fumée noire, en ronflant. Le village était
attaqué.

85
Simon s'aventura dehors en enfilant sa lourde pelisse.

86
Pendant une seconde, le jeune garçon imagina que
l'attaque venait des Normands lancés à sa recherche. Mais il se
rendit compte que cette tactique des flèches enflammées ne
leur appartenait pas.
Bientôt il vit refluer des blessés, immédiatement soignés
par le groupe des femmes. Des hurlements de rage retentirent
et, par groupes de deux ou trois, les hommes du village
refluèrent en combattant contre d'autres indigènes que Simon
réussit à identifier à leurs peintures de formes différentes.
Il se réfugia dans la tente intacte de Marou et par la porte
assista à la suite du combat. Il n'était pas armé, hormis son
couteau, pour pouvoir aider ses nouveaux amis. Et tout à coup
le combat cessa. Simon s'aperçut qu'il ne restait pas un homme
valide parmi les amis de Marou. Les nouveaux venus entou-
rèrent le groupe des survivants et l'entraînèrent au-dehors du
village. Mais une équipe d'ennemis parcourut le village à la
recherche de ceux qui pouvaient y être tapis. Simon vit arriver
sur lui deux énormes gaillards qui écartèrent la portière de
peau et s'emparèrent chacun d'un bras du jeune garçon. Sans
ménagement, et avec des bourrades plus douloureuses à son
amour-propre que réellement agressives, il rejoignit le trou-
peau morne des prisonniers. La troupe fit main basse sur les
sacs de pemmican encore intacts et la colonne s'ébranla,
laissant derrière elle le village fumant.
Dans la nuit, la colonne pressée avançait péniblement. A
chaque instant Simon, perdu dans ses pensées, heurtait celui
qui le précédait ou bousculait sans le savoir celui qui le
suivait. Il ressentait une sorte de rage impuissante à voir ses
projets et ses espoirs réduits à néant par cette attaque. C'en
était fait désormais. Plus jamais il ne reverrait les Normands,
ni Leif, ni sa famille. La cruauté de l'assaut donné par ces
démons hurlants ne laissait aucun doute sur le sort qu'ils
réservaient à leurs prisonniers. Simon avait remarqué, pendant

87
à leur ceinture, d'horribles chevelures, dont ils semblaient tirer
orgueil. Mais il résolut de faire contre mauvaise fortune bon
visage et de se montrer courageux, quoi qu'il pût arriver.

88
CHAPITRE X

LE petit jour surprit les prisonniers et leurs vainqueurs


dans une plaine dénudée où la neige étendait sa blancheur
uniforme. Simon avançait du même pas que les autres, la tête
basse, perdu dans des pensées qui n'avaient rien de réjouissant.
Il s'enfonçait dans un pays inconnu, captif d'une tribu
d'indigènes dont ce qu'il pouvait en deviner n'était pas fait
pour le rassurer. Cette fois c'en était bien fait de sa liberté et
peut-être de sa vie. Jamais Leif ne le retrouverait, à supposer
qu'il songeât à partir à la recherche d'un esclave. Son
expédition n'était qu'une expédition de reconnaissance, non de
conquête. Et les Normands n'étaient ni assez nombreux ni
préparés à ce genre d'aventure dans un pays entièrement
inconnu.
Ils marchèrent pendant presque toute la matinée.
Et bientôt, Simon eut la surprise de voir que la colonne
redescendait vers le fleuve. Il comprit en arrivant au bord de la
rive ce qui s'était passé ; le fleuve décrivait une grande boucle
et ils avaient parcouru la corde dont il était l'arc. Une palissade
immense apparut bientôt. Elle entourait un village important,
dont les tentes s'étendaient à perte de vue. Des feux brûlaient
partout et la fumée s'étendait comme une brume immense au-
dessus des huttes.
Cette fois, ce fut une foule bruyante et moqueuse qui
accueillit la colonne. Les prisonniers furent conduits devant un
mât immense, sculpté de têtes grimaçantes et devant lequel se
trouvait assis un personnage important par la taille et le poids
et apparemment aussi par la fonction.
Tous les prisonniers furent obligés de défiler devant lui.
Le personnage était énorme et laid. Ses lourdes paupières

89
plissées semblaient avoir de la peine à rester ouvertes. Il était
entouré de trois indigènes enveloppés comme lui de
couvertures multicolores. Ils se penchaient de temps à autre
vers celui que tout désignait comme le chef de la tribu et lui
murmuraient un mot à l'oreille.
Simon constata qu'il était fait trois groupes des
prisonniers. D'un côté les femmes et les enfants, de l'autre les
hommes âgés, et, en face du mât, les jeunes guerriers. Lorsque
son tour vint, il adopta une attitude fière et digne malgré
l'affolement de son cœur. Il regarda successivement les quatre
personnages bien en face, mais son comportement fut
éphémère. En approchant sur un signe qui lui fut adressé, il
découvrit avec une stupéfaction qui lui coupa la respiration
que le chef était assis sur un siège qu'il reconnut aussitôt. Les
deux montants en étaient sculptés et sous les mains grasses de
l'Indien c'étaient les effigies des dieux Thor et Odin qu'il
apercevait !
L'Indien était assis visiblement sur le siège arrière d'un
drakkar ! Le cœur du jeune garçon se mit à battre violemment,
et il ne remarqua pas tout de suite l'intérêt évident que les
quatre personnages semblaient prendre à sa personne. Alors
que les autres prisonniers ne faisaient que passer devant eux,
ils le considéraient avec une agitation qui ne se traduisait que
dans les échanges de paroles mais qui contrastait avec leur
indifférence précédente.
Mais, encore une fois, Simon était bien trop préoccupé
par la vue du siège pour prêter attention à leur mimique. D'où
ces indigènes tenaient-ils ce siège ? Par quel hasard ?
S'agissait-il d'une épave recueillie par eux sur une grève du
littoral ? Fallait-il croire qu'il s'agissait au contraire du butin
d'un combat contre l'équipage d'un drakkar drossé par la
tempête jusque sur cette partie de la côte et surpris par une
attaque ?

90
Malgré son affolement, Simon adopta une attitude
digne et fière

91
Dans ce cas, qu'était devenu l'équipage ? Simon n'osait
formuler d'autres pensées : son frère Pierre ne pouvait-il pas
avoir atteint, lui aussi, une partie de la côte et se trouver
maintenant aux mains des Indiens?
C’était trop de questions auxquelles il ne pouvait
répondre, alors que l'immédiat offrait déjà tant de problèmes !
Ce ne fui. que lorsqu'il se trouva devant les quatre hommes, à
deux pas à peine, qu'il devina que sa présence les intriguait. Il
pensa qu'il ne s'agissait sans doute que de son costume diffé-
rent de celui de la tribu. Mais c'était son visage qu'ils exami-
naient avec une attention gênante. L'un des personnages lui
adressa une question qu'il ne comprit pas. Il se contenta de
regarder fièrement son interlocuteur en secouant la tête.
Sur un signe des quatre hommes, un Indien l'entraîna vers
une tente et lui entrava les jambes. Un peu plus tard, un autre
lui apporta une sorte de galette plate, assez dure, en lui faisant
signe de la manger. Simon dut la mâcher longtemps avant de
pouvoir avaler cette nourriture sans saveur. Mais, après le
poisson grillé et le jeûne relatif de ces derniers jours, il la
trouva délicieuse.
Il se traîna vers la porte et constata qu'un guerrier indien
appuyé sur une lance montait la garde. Il se rejeta sur les
peaux qui garnissaient le sol de la hutte et s'enveloppa dans les
fourrures. Mais il mit longtemps à trouver le sommeil. La
présence du siège de chêne sculpté continuait à le préoccuper.
La fatigue de la marche et les émotions de la journée
l'avaient brisé. Il s'endormit en faisant sa prière.

*
**

Pendant ce temps, Leif et les autres Normands avaient


connu d'autres aventures. Le lendemain de la disparition de

92
Simon, après avoir renoncé à le retrouver, ils revinrent au
camp et continuèrent leurs préparatifs d'hivernage. Une équipe
comprenant Tyrker partit à la découverte pour explorer les
ressources de la région.
Selon les ordres de Leif, cette équipe, comme les autres,
ne devait pas s'éloigner du camp à plus d'une demi-journée de
marche afin d'y être de retour le soir même. Or un jour
l'équipe revint normalement, mais on s'aperçut bientôt que
Tyrker manquait à l'appel ! Leif s'émut de cette disparition de
celui qui était son père nourricier, celui qu'il aimait le mieux
après son propre père, Eric le Rouge.
— Etes-vous donc si fous, tous autant que vous êtes, de
ne pouvoir remarquer l'absence de l'un des vôtres ? Ne suffit-il
pas déjà que Simon ait disparu ? A cette cadence nous ne
serons bientôt plus que quelques-uns à garder le camp, et à
peine serons-nous en nombre suffisant pour ramer et armer
notre vaisseau !
Il désigna une dizaine d'hommes parmi les plus forts «t
partit à leur tête. Il emmenait un des hommes de l'expédition
du jour comme guide.
Mais ils n'eurent pas à aller bien loin. A quelques portées
de flèche du camp ils s'arrêtèrent tout à coup, surpris d'en-
tendre chanter à pleine voix dans une langue qu'ils ne con-
naissaient pas. Du moins Leif finit-il par reconnaître dans la
bizarre mélodie le parler de Tyrker !
Ils avancèrent prudemment dans la direction d'où venait
le chant et bientôt ils aperçurent le vieux Tyrker qui chantait
avec de grands gestes. Le spectacle était étrange de ce vieil
homme clamant à pleine voix une joie insolite. Ils
l'entourèrent rapidement, car d'ordinaire Tyrker était d'un
naturel renfermé, parlait peu et chantait moins encore. Il fallait
bien croire que quelque étrange accident lui était arrivé pour
troubler ainsi son comportement !

93
Leif s'écria à son adresse :
— Mais que t'est-il arrivé, Tyrker ? Pourquoi as-tu si
imprudemment quitté les autres compagnons ? Et d'où te vient
cette joie si bruyante ?
Thorall, qui accompagnait l'expédition et qui jalousait la
faveur du vieux Tyrker, s'exclama en montrant d'un doigt
dédaigneux le vieil homme :
— Tyrker est fou, c'est visible, il aura eu peur de se voir
perdu dans ces bois !
Un murmure indigné courut dans l'assistance. C'était là
un langage indigne d'un guerrier à l'égard d'un autre guerrier.
Il eût été normal à l'adresse d'un ennemi défié, mais non d'un
compagnon d'arme. Cette indignation fit taire Thorall.
Tyrker, pourtant, finit par donner des explications, mais
comme il s'exprima, dans son émotion, dans sa langue natale,
seul Leif le comprit. Le chef des Normands allait donner
l'explication lorsque Tyrker, mis en joie sans doute par la tête
étonnée des autres, répéta ses explications en langue norse :
— Je n'ai pas été plus loin que les autres, du moins pas
beaucoup plus loin !...
Il laissa la phrase en suspens pour faire languir un peu les
autres, y compris Thorall dont le feint détachement l'amusait.
— Je n'ai pas été beaucoup plus loin, mais j'ai découvert
un trésor !
Leif lui-même ne put s'empêcher de sourire devant le
visage plissé par la malice de son père nourricier, et la lueur
d'intérêt que le mot « trésor » venait d'allumer dans les yeux
de ses compagnons.
— Un trésor ! Oui, mes agneaux ! Des vignes et du
raisin !
— Des vignes et du raisin ?
— Oui ! Des vignes et de bons raisins, dont j'ai mangé
tout mon soûl !

94
Il semblait bien qu'en effet il en avait mangé au point
d'être légèrement ivre.
— Et je m'y connais... Je suis né au bord du Rhin, dans
un pays où la vigne et le raisin ne manquent pas, et je vous dis
que j'ai découvert de la vigne et du raisin.
Le soir tombait ; il n'était pas question de s'assurer sur-le-
champ de la véracité des dires de Tyrker. Mais Leif se promit
bien que dès le lendemain matin il s'en assurerait
personnellement. Il ne perdait pas de vue le côté pratique de
l'expédition. Ce raisin, s'il existait vraiment, serait un appoint
précieux pour le ravitaillement de cet hiver, et, en le faisant
sécher, il enrichirait considérablement la cargaison de bois
qu'il comptait bien rapporter au Groenland au printemps pro-
chain lorsqu'il quitterait ce pays.
— En attendant, déclara-t-il aux autres, stupéfaits,
puisque ce pays produit de la vigne et du raisin, je tiens à lui
donner le nom de Vindland ! Qu'il en soit ainsi désormais !
Ses compagnons poussèrent des acclamations d'enthou-
siasme en répétant à l'envi le nom du nouveau territoire :
Vindland ! Vindland ! Et le retour au camp fut, ce jour-là,
particulièrement joyeux.

*
**

Les expéditions reprirent, en direction cette fois du pays


de la vigne. Tyrker était de tous les voyages et les raisins
sèches s'accumulaient en telle quantité qu'il fut nécessaire de
leur construire une réserve spéciale. Non loin de la vallée dans
laquelle poussait si généreusement la vigne, les Normands
découvrirent du blé sauvage, qui vint varier encore leur
nourriture.

95
Sur le lac, toute une flottille de canots d'écorce
avançait au. rythme des pagaies

96
Depuis l'incident de la flèche et la disparition de Simon,
les indigènes n'étaient plus apparus aux alentours du camp.
Leif se félicitait de la relative douceur du climat de cette
région où la neige ne recouvrait pas l'herbe, qui restait verte.
Cette particularité facilitait l'entretien du taureau et de la
génisse que les Normands avaient amenés avec eux. Ils
paissaient librement aux alentours et ne s'éloignaient jamais.
On les rentrait seulement le soir, par crainte de quelque bête
féroce dont pourtant le pays semblait exempt.
Un matin, la sentinelle lança l'alarme.
Leif, accouru, découvrit la cause de cette soudaine agita-
tion : sur le lac, toute une flottille de canots d'écorce s'avançait
au rythme des pagaies. A bord de chaque canot, deux
indigènes avaient pris place. Les Normands se félicitèrent de
ce que l'éauipe qui devait partir en expédition fût encore là.
Ils revêtirent en hâte leurs attributs de guerre : la courte
cuirasse qui leur protégeait la poitrine et le casque aux orne-
ments impressionnants. Ils ajustèrent les boucliers et prépa-
rèrent leurs lourdes haches à deux tranchants. Ainsi parés, ils
sortirent de l'enclos afin de montrer aux Skroelings qu'ils
étaient sans peur.
Les canots se dirigeaient vers la rive, de leur côté. Avec
des mouvements vifs, les pagaies frappaient l'eau en cadence,
et, comme s'ils obéissaient à un signal, les indigènes levèrent
ensemble leurs pagaies,et les agitèrent.
Leif, perplexe, tint rapidement conseil.
— Que veulent dire ces signaux ? demanda-t-il à ses plus
proches compagnons.
— Ruse de guerre, opina Thorall le Chasseur. Je suis
d'avis de charger ces faces rouges dès leur débarquement,
avant qu'ils aient le temps de se déployer. Et afin que nul
n'échappe et n'aille raconter aux autres leur triste histoire, je
propose que quelques-uns d'entre nous percent les canots !

97
Quelques guerriers se rangèrent à cet avis, mais Leif en
décida autrement. Il estima, pour lui, qu'il ne pouvait s'agir
que de signes amicaux, et il envoya chercher une pièce d'étoffe
blanche dont il entoura son propre bouclier. S'avançant alors
seul, en avant de la ligne de ses compagnons, il éleva ce bou-
clier au-dessus de sa tête.
Bientôt les canots accostèrent et furent tirés par leurs
occupants vers la plage, où ils furent retournés. Les indigènes
se groupèrent et s'arrêtèrent à distance respectueuse, sans
manifester aucun signe de crainte, non plus que d'intentions
belliqueuses. Ils contemplaient les étrangers avec la même
curiosité que ceux-ci les contemplaient.
Puis, sur un signe que les Normands n'aperçurent point,
les Indiens se précipitèrent sur leurs canots.

98
CHAPITRE XI

UN mouvement d'alarme anima un instant les rangs des


Normands. Un grondement fit craindre à Leif que le contrôle
des opérations ne lui échappât. Mais bientôt les Skroelings
revinrent, portant non des armes, mais des ballots de fourrures.
Ils les déposèrent sur le sol devant eux, et l'un d'eux, un très
grand gaillard qui paraissait être le chef, s'avança, la main
droite à la hauteur du cœur. Leif l'imita.
L'Indien, impassible, désigna la hache et l'épée qui
constituaient l'armement du fils d'Eric, puis les ballots de
fourrures. Il montrait ainsi clairement qu'il désirait acheter les
armes.
Leif réfléchit. Vendre des armes à ces indigènes qui n'en
possédaient pas, du moins pas en métal, c'était perdre la
supériorité relative qu'ils possédaient sur eux. Il ne pouvait
non plus refuser ouvertement sans risquer de s'aliéner ces
hommes, et qui sait s'ils ne- reviendraient pas en nombre ?
Contre toute une tribu, la vaillance des Normands serait
inutile.
Il revint vers ses guerriers et donna l'ordre que l'on
apporte un ballot d'étoffe rouge qu'il avait emporté dans le
dessein d'en faire des couvertures au cas où les fourrures
auraient manqué dans la terre nouvelle.
Il déploya une partie de la pièce, et il vit d'abord
l'étonnement se peindre sur les visages rouges, puis la joie les
éclaira.
Le chef appela d'un signe quelques Indiens auprès de lui,
et ils apportèrent un ballot de peaux.
Leif palpa les fourrures. Elles étaient belles, les peaux
étaient douces au toucher, elles dégageaient une odeur aroma-

99
tique de fumée. Les Normands surent qu'ils n'auraient aucun
mal à vendre très cher de telles peaux et ils n'hésitèrent plus.
Le chef indien ayant fait comprendre par signes qu'il
désirait une bande d'étoffe de la largeur d'une main, Leif la
découpa aussitôt et la lui tendit. L'homme la noua prestement
autour de sa tête et tendit en paiement une peau de renard.
Ce fut le signal d'un étrange ballet. Les indigènes s'appro-
chèrent, chacun à son tour, et reçurent une bande d'étoffe
contre une peau. Leif dut faire apporter les autres ballots mais
bientôt il se vit contraint de réduire la largeur de la bande
d'étoffe, qui n'en valut pas moins une peau.
Les Indiens repartirent comme ils étaient venus, mais le
lac se trouva recouvert cette fois de minuscules points rouges,
offrant ainsi un spectacle que Leif et ses compagnons trou-
vèrent plaisant.

*
**

Sans doute cette rencontre n'aurait-elle eu d'autre consé-


quence que d'enrichir les Normands d'un stock de peaux
magnifiques, adroitement préparées et fumées, si un nouvel
incident ne s'était produit peu après.
Un autre groupe de Skroelings, moins important que le
premier, était arrivé un matin par la même voie. Et le même
cérémonial s'était déroulé. Seulement Leif n'avait plus qu'un
reste d'étoffe rouge. Il ne put satisfaire tout le monde. 11
proposa d'autres étoffes, mais sans succès ; seule l'étoffe rouge
intéressait les Indiens. Une discussion s'éleva entre les indi-
gènes dans un dialecte que Leif fut bien entendu incapable de
comprendre. Il eut l'impression que ceux qui avaient été servis
allaient en venir aux mains avec les autres lorsque l'incident se
produisit.

100
Le taureau des Normands se promenait à son habitude
autour de l'enclos, en paissant tranquillement. Les éclats de
voix des discussions attirèrent son attention, sans doute, car il
dressa la tête et mugit.
Les Indiens, brusquement silencieux, manifestèrent les
signes de la plus vive terreur. Ils tournèrent les talons et, sans
se soucier davantage de leurs fourrures, ils s'enfuirent à toutes
jambes. Excité sans doute par les morceaux d'étoffe rouge qu'il
voyait danser devant lui au rythme de la course, le taureau
chargea. Les Normands s'esclaffèrent en considérant la
panique des autres, dont certains durent se jeter à l'eau pour
échapper à la fureur de la bête.
Leif donna l'ordre que l'on maîtrisât le taureau, et il
adressa des signes pressants aux fugitifs pour les inviter à
revenir. Mais les canots fendaient l'eau du lac à une vitesse
folle, et ils disparurent rapidement.
Supposant que ces Skroelings ne se risqueraient plus dans
les parages, Leif procéda au partage des peaux laissées par
eux.
Les Normands ne tarissaient pas en plaisanteries sur la
peur panique des indigènes. Mais Leif n'était pas de leur avis.
— Ils ont pris la charge du taureau pour un geste hostile
de notre part ! Et je crains bien que nous n'ayons à nous en
repentir sous peu !
Mais les travaux habituels reprirent comme par le passé,
et ils cessèrent de penser à cette menace.
Ce fut un soir qu'eut lieu une étrange découverte.
Les Normands aiment à contempler leurs richesses et cer-
tains profitaient des loisirs forcés des longues soirées d'hiver
pour marquer les peaux qui leur étaient échues en partage. En
cas d'incident ultérieur, il leur serait facile d'identifier leur
bien.

101
Thorsen, l'un des plus jeunes guerriers de la bande,
poussa une exclamation :
— Regardez ! Qu'est ceci ?
Il désignait un coin d'une fourrure, sur l'envers, où un
dessin étrange était visible.
Les autres se penchèrent et poussèrent à leur tour un cri
de surprise :
— Une croix !
— Et d'autres dessins en dessous !
Ils demandèrent à Leif de considérer leur découverte.
Celui-ci s'approcha, prit la peau en main et, à la lueur du
quinquet à graisse, il tenta de déchiffrer les dessins, assez peu
nets, tracés sans doute avec quelque suc de plante, qui
entouraient une croix, dessinée d'une manière malhabile mais
plus nettement visible que le reste.
- Curieux, murmura Leif pour lui-même. Ces
Indiens connaissent-ils le symbole de la croix ?
Il estima impossible qu'il en fût ainsi. Ce n'était sans
doute qu'une coïncidence étrange. La faible lueur du quinquet
de terre cuite ne lui permit pas de déchiffrer, ni même de
distinguer nettement les dessins qui encadraient la croix.
- Nous y verrons plus clair demain matin, affirma-t-il.
... Et le lendemain matin, lorsque le soleil éclaira directe-
ment la peau, ce fut au tour de Leif de se récrier.
Il désigna d'un doigt qui tremblait d'excitation les lettres
nettement visibles cette fois qui entouraient la croix. Il épela
les runes pour les autres guerriers :
— A... y... M...
Mais la signification de ces initiales échappait aux
guerriers. Leif lui-même fut incapable de comprendre leur
sens. Mais il comprit que ces caractères n'avaient pu être
tracés que par une main connaissant les runes, l'écriture norse.

102
Il n'y avait qu'une seule explication à cet étrange phénomène.
Il l'exprima :
— Je pense que des gens de notre race sont prisonniers de
ces misérables Peaux-Rouges et qu'ils sont employés par eux
comme esclaves ! Ces lettres sont un message que ces pauvres
gens ont tracé sur cette peau et peut-être sur d'autres
encore dans l'espoir qu'elles parviendraient peut-être à d'autres
chrétiens, comme Dieu l'a permis !
Un bouillonnement de colère généreuse anima les
guerriers. Ils étaient prêts à partir sur les traces des Indiens
pour leur ravir leurs esclaves. Mais Leif objecta que, puisqu'ils
étaient venus par le lac, les traces n'existaient
malheureusement pas.
—• Oui, sans doute, affirma un autre, mais leur arrivée
nous renseigne au moins sur un point : ces tribus doivent vivre
en bordure du fleuve et, si nous le remontons, nous finirons
bien par les retrouver et nos camarades avec eux !
Leif, soucieux, ne parut pas de cet avis. Il songeait aux
dangers d'une telle expédition. Et non seulement pour eux !
Qui pouvait savoir si les Indiens ne mettraient pas à mort leurs
compagnons en voyant arriver une troupe d'ennemis?
- Je pense qu'il n'est pas nécessaire peut-être de remonter
le fleuve... Nous ne disposons pas d'un nombre de canots
suffisant pour nous déplacer tous...
- Mais nous pourrions en construire !
— Au mieux, nous en aurions pour un mois ou deux ! Et
pendant ce temps, des chrétiens comme nous gémissent dans
l'esclavage parmi ces sauvages ! Non !
Et Leif développa son plan :
— Nous longerons le fleuve. Une petite équipe suivra la
rive et guidera le gros de la troupe, qui restera dissimulé dans
la forêt et avancera à l'abri des arbres. Ainsi seulement
pouvons-nous espérer les surprendre. Pour le reste, nous

103
disposerons sur place, lorsque nous aurons vu comment vivent
ces gens-là.
Les préparatifs commencèrent.
On décida de laisser au camp dix hommes qui disposaient
d'une arme terrible : le taureau qui, désormais, n'eut plus le
droit de sortir de l'enclos. On le savait capable de mettre en
fuite, à lui seul, par la seule force de son beuglement et par
l'impétuosité de sa charge, une troupe nombreuse. Et les dix
hommes n'éprouvèrent nulle crainte malgré leur petit nombre.
Le reste de la troupe, portant sur le dos des sacs de viande
séchée, s'enfonça dans la forêt.

*
**

Simon s'était endormi dans la hutte qui lui servait de


prison. Il s'éveilla le lendemain matin, tourmenté par son
estomac. Les repas qu'il avait pris depuis son départ du camp
normand n'avaient jamais égalé l'abondance qu'il y avait
connue. Il ne comprit pas tout d'abord l'horreur de sa situation.
Il était le prisonnier de Skroelings beaucoup plus farouches
que ceux qui l'avaient hébergé après sa rencontre avec Marou.
Puis ses souvenirs se précisèrent. Ce fut tout de suite le
siège du chef, au pied du mât, qui lui apparut avec une netteté
extraordinaire. Des Normands s'étaient donc échoués sur les
côtes de cette contrée ? Ou n'était-ce que des épaves recueil-
lies ? Et pourtant, Simon se souvenait de l'état du bois flotté
qui arrivait jusqu'au Groenland. Il en conclut qu'il n'était pas
possible que le siège, dans l'état où il était, parfaitement bien
conservé, fût une épave roulée par la mer.
Il ne voulait pas, par une étrange superstition, évoquer
son frère, craignant, s'il manifestait trop d'espoir, de ne jamais
le revoir.

104
Mais il fut bientôt tiré de ses réflexions par l'arrivée d'un
personnage qu'il ne reconnut pas tout de suite, dans la pénom-
bre de la tente. C'était l'un des adjoints du chef, l'un de ceux
qui avaient accueilli les prisonniers la veille. L'homme le
regarda longuement, sans parler. Puis il disparut comme il
était entré. Simon se demanda s'il n'avait pas rêvé.
La journée se passa sans qu'il reçût d'autre visite.
L'Indien en sentinelle devant sa porte ne s'écarta jamais d'un
pouce de l'ouverture, et chaque fois que Simon écarta la
tenture de peau, il aperçut le dos large et les plumes fichées
dans les cheveux graisseux. Il reçut une maigre ration de
pemmiçan et une jarre d'eau, de propreté douteuse, mais dont
il but jusqu'à la dernière goutte sans parvenir à chasser le goût
de graisse et de fumée que la nourriture avait laissé dans sa
bouche.
Le soir revint. Et Simon put apercevoir les étoiles
brillantes par l'ouverture du sommet de la tente. Il se coucha
par habitude, et aussi pour lutter contre le froid. Malgré ses
efforts il dut constater que le tas de cendres grises qui
garnissait le centre de la hutte ne recelait plus aucune braise
rouge.
Il ne savait plus depuis combien de temps il était là,
allongé sur le dos, emmitouflé sous les fourrures, à regarder le
ciel, ou du moins la petite partie de ciel visible, lorsqu'il
sursauta. Il tendit l'oreille et crut qu'il s'était trompé. Mais
bientôt^ le petit bruit qui l'avait alerté reprit, s'arrêta, pour
reprendre de plus belle, imperceptible, comme un frôlement le
long de la tente.
Il crut qu'il s'agissait de quelque bête errante, qui
cherchait sa nourriture au hasard des détritus qui encombraient
l'espace libre entre les tentes. Il avait remarqué à son arrivée
des chiens hargneux et sales. Mais il n'entendit pas le souffle
habituel d'une bête affamée.

105
C'était à la peau de la hutte que l'on s'attaquait. Il
percevait maintenant une sorte de crissement lent, qu'il
reconnut. Il avait entendu le même bruit lorsqu'il avait tenté de
couper les amarres de peau de phoque, à Breida, avec son
couteau. Son cœur se mit à battre. Qu'est-ce que cela
signifiait ? Les idées les plus folles se présentèrent à son
cerveau. Les Normands de Leif lancés à sa poursuite avaient-
ils réussi à pénétrer par ruse dans le camp indien et, ayant
découvert (par quel hasard ?) la tente dans laquelle il était
retenu prisonnier, venaient-ils le délivrer sans éveiller
l'attention de la sentinelle? Mais il se rendit compte aussitôt de
l'invraisemblance de cette hypothèse.
Il écoutait, l'oreille tendue, essoufflé de retenir sa respira-
tion.
Les crissements cessèrent bientôt et il vit nettement la
peau de la tente se soulever, dégageant un carré de la largeur
d'un homme. Ses yeux étaient habitués à la pénombre de
l'intérieur, et pourtant il faillit pousser un cri lorsqu'il reconnut
la tête du personnage qui venait de se glisser par l'ouverture.
Encore peinturluré, les dents luisantes visibles dans le sourire
silencieux qui adoucissait son visage farouche, Marou lui
faisait signe de le suivre.

106
CHAPITRE XII

SIMON avait été si crispé depuis le moment où les


crissements lui étaient parvenus, qu'il ne réagit pas tout de
suite. Il était comme engourdi et il se surprit à trembler. Ce
n'était pas de peur, mais de nervosité. Toute cette scène avait
pris depuis un instant un caractère d'irréalité, que la présence
de la sentinelle, qu'il devinait de l'autre côté, achevait de
rendre dramatique. Il s'attendait à chaque instant à voir la porte
se soulever et l'Indien apparaître. C'était l'insolite de cette
situation, de sa situation, entre deux indigènes, l'un son
ennemi, l'autre son ami, réunis dans un espace restreint, qui le
paralysait. Mais Marou donnait tous les signes d'une vive
impatience.
Il se retira lentement et fit signe à Simon de le suivre. Le
jeune garçon se mit à quatre pattes, puis s'allongea sur les
peaux afin de s'introduire dans l'ouverture. Marou tenait la
peau soulevée pour éviter les tremblements de l'édifice qui
n'eussent pas manqué d'alerter l'homme de garde.
Simon se retrouva bientôt à l'air libre, et il frissonna.
L'Indien se baissa et trancha les lanières qui lui entravaient les
jambes. Puis Simon sentit la main dure de Marou s'emparer de
son poignet et il se laissa entraîner sans réagir vers l'autre
rangée de huttes. Ils se maintinrent ainsi à l'abri de la tente
qu'ils venaient de quitter, évitant d'être vus directement.
Quand ils eurent atteint l'autre rangée, Marou se mit à courir,
le plus fort qu'il put, silencieusement. Simon s'efforça de le
suivre.
Cette course les conduisit à l'extrémité de la rangée des
huttes. Là, Marou s'arrêta et désigna à Simon une construction

107
de bois que celui-ci n'avait pas encore aperçue. C'était une
sorte de palissade de troncs, sans aucune ouverture autre
qu'une porte monumentale, du moins pouvait-elle paraître
ainsi par rapport à la simplicité des huttes qui constituaient le
village indien. Et lorsque ses yeux s'habituèrent à l'obscurité,
Simon découvrit avec une intense émotion que la masse qui
ornait le fronton de la porte n'était autre qu'une figure de proue
de drakkar ! Fallait-il croire que les Indiens s'étaient emparés
d'un drakkar entier ? Et son équipage ? Qu'en avaient-ils fait ?
Mais le moment n'était plus aux questions. Ils s'étaient
arrêtés à une portée de flèche du bâtiment, dont les écailles
d'écorce luisaient doucement au clair de lune.
Simon se demanda dans quel but Marou l'avait entraîné
jusque-là. Le village était absolument silencieux. Et brusque-
ment Simon comprit. Deux ombres venaient d'apparaître,
armées de lances, au coin de la construction, dans l'ombre de
la palissade. Elles avançaient lentement, du pas nonchalant des
sentinelles qui savent que leur chemin ne mène nulle part.
Marou attendit que les deux Indiens apparaissent dans la
lumière et contournent encore une fois la construction de leur
côté. Lorsque les deux hommes ne furent plus visibles, il
courut aussi légèrement que la première fois jusqu'à la
palissade. Il colla sans ménagement le jeune garçon contre les
pieux et, s'aidant des pieds et des mains dans une courte
échelle improvisée, il atteignit le sommet de la palissade, s'y
rétablit et tendit la main a Simon. Ils basculèrent ensemble au-
dessus de la cloison et freinèrent leur chute en s'agrippant des
deux mains aux pieux. Simon vit que Marou riait silen-
cieusement. L'oreille collée à la paroi ils entendirent les pas
des sentinelles crisser dans la neige et, quelque part dans le
village, un chien lança quelques abois aigus. Puis le silence
retomba.

108
Simon regarda autour de lui et distingua d'autres huttes,
une dizaine en tout, beaucoup plus rapprochées que dans le
village. Sans hésiter, Marou se dirigea vers l'une de ces huttes.
Simon le suivit. Avant d'entrer, l'Indien contempla le visage
du jeune garçon d'un air grave, hocha la tête et souleva la
portière de peau. Ils entrèrent dans une hutte qui semblait un
peu plus grande que les autres. Et tout d'abord Simon ne
distingua rien d'autre que des formes allongées sous les four-
rures habituelles. Puis Marou l'entraîna vers le fond de la hutte
et lui désigna un des dormeurs.
Simon se pencha et écarta doucement la couverture
fourrée. Son cœur fit un tel bond dans sa poitrine qu'il dut se
redresser, en proie à un malaise insurmontable, souffle coupé,
jambes molles.
Son frère ! Pierre était devant lui, endormi !
Simon s'agenouilla et, doucement, tendrement, il
embrassa le front de son frère, qui finit par s'éveiller. Sans un
mot, les deux garçons s'étreignirent.
Pierre se méprit sur la cause de la présence de son frère :
- Toi aussi... tu es prisonnier ! Et nos parents ?
Mais Marou ne leur laissa pas le temps de se livrer aux
confidences ! Il fit signe à Pierre qu'il était temps de se lever et
de les suivre. Quelques instants plus tard, les trois fugitifs se
trouvaient au pied de la palissade, mais ils ne l'escaladèrent
pas tout de suite. L'oreille collée au bois, ils attendirent le
passage des sentinelles pour refaire la même manœuvre que
celle qui leur avait permis d'entrer.
La perspective de la liberté décupla leurs forces. Un
instant plus tard ils se recevaient légèrement de l'autre côté et
ils prenaient aussitôt leur course vers la rangée des tentes qui
allaient les dissimuler à la vue des sentinelles.
Jls suivirent Marou jusqu'à la palissade qui menait à l'ex-
térieur du village. Ils la franchirent de la même façon et se

109
retrouvèrent bientôt en vue du fleuve qui coulait en murmu-
rant. Marou intima aux deux frères l'ordre de se dissimuler
dans les buissons. Il disparut seul en direction du fleuve et
Simon se demanda d'où provenaient les coups sourds qu'ils
entendaient. Quelques instants plus tard, l'Indien revint les
chercher et les emmena vers un grand canot d'écorce. Ils le
retournèrent et le mirent à l'eau. D'autres embarcations
gisaient sur le sable de la rive.
Un instant plus tard, le canot descendait le fleuve, de
toute la vitesse du courant. L'effort des pagaies, malhabile au
début, accentua encore la vitesse.
Simon se demanda à quelle mystérieuse besogne Marou
avait bien pu se livrer, et pourquoi il avait mis si longtemps à
choisir leur barque. Ce ne fut que lorsqu'il se mit à craindre de
voir apparaître sur leurs traces les Indiens qu'il devina que cette
hypothèse n'était sans doute pas prête à se réaliser. Marou avait
crevé les autres embarcations !
Pendant toute la nuit, les fugitifs ramèrent pour leur salut.
Malgré leur fatigue, ils n'avaient nullement envie de cesser le
mouvement qui leur permettait non seulement de s'éloigner de
leurs ennemis mais aussi de se réchauffer. La proximité de l'eau
ne contribuait pas, en effet, à leur bien-être.
De temps à autre, Pierre sentait sur son épaule la main de
Simon placé derrière lui. Il comprit que Simon voulait s'assurer de
la réalité de sa présence. Pour ne pas rompre la cadence de
l'embarcation, il ne se retourna pas mais pagaya de plus belle.
Aux premières lueurs de l'aube, Marou piqua vers la rive.
Les trois fugitifs débarquèrent et tirèrent le canot sur la grève. Ils
le dissimulèrent sous un bosquet et, conduits par l'Indien, se
dirigèrent vers l'intérieur des terres.

*
**

110
Malgré leur ardeur, les compagnons de Leif n'avaient pas
abouti dans leurs recherches des Skroelings. Ils n'en poursuivaient
pas moins leur expédition. Ils décrivaient de larges zigzags pour
balayer la plus grande surface possible. Leif avait fractionné sa
troupe en trois. L'une d'elles, la plus importante, marchait au
centre du dispositif, portant le gros des provisions et progressant
selon une ligne droite orientée sensiblement est-ouest. La
patrouille de droite balayait le terrain entre cet axe et le fleuve. Un
coureur venait renseigner Leif tous les jours sur les incidents de
route. Mais rien jusqu'ici n'avait été remarqué. La patrouille de
gauche décrivait des demi-cercles qui la ramenaient un jour sur
deux au contact du groupe central.
Lorsque la patrouille de droite signala le village incendié,
Leif s'y rendit personnellement pour essayer d'y découvrir des
indices. Il ne repéra que la trace laissée par la colonne des
prisonniers dans la neige durcie. Il résolut de la suivre, mais_
bientôt il lui fut impossible de progresser. La piste se fractionnait
en deux, l'une aboutissait au fleuve, l'autre s'enfonçait dans la
forêt, où elle cessait rapidement d'être visible. Leif fit entailler un
arbre pour repère et il décida de poursuivre ses recherches pendant
deux jours encore. S'il ne découvrait rien, il serait temps de
retourner au camp.

*
**

Marou, Simon et Pierre se trouvaient dans une situation


difficile. Privés d'armes, hors le couteau de Simon, ils ne pou-
vaient espérer chasser. Tendre des pièges de fortune leur aurait
demandé trop de temps, et la pêche, sans engin, ne leur était pas
davantage possible.
Marou détacha d'un arbre un morceau d'écorce qu'il partagea
en trois et se mit à mâcher. Ses compagnons l'imitèrent et
trompèrent ainsi leur faim.

111
Ils avançaient maintenant dans la forêt silencieuse. Les
broussailles ne leur permettaient pas de voir loin devant eux. Mais
les deux jeunes garçons, engourdis par la fatigue de la nuit passée
à pagayer, avançaient machinalement, suivant sans réaction leur
guide.
Et lorsqu'ils atteignirent, à la fin de la journée, les tentes
calcinées par les agresseurs auxquels ils venaient d'échapper, le
soleil était déjà bas sur l'horizon. Marou put découvrir un sac de
pemmican qui avait échappé aux recherches des incendiaires. Les
trois jeunes gens se restaurèrent avidement sans penser à autre
chose. Simon brûlait du désir de connaître comment son frère
avait échoué dans cette tribu farouche et ce qu'il y faisait. Mais ils
étaient l'un et l'autre trop harassés pour avoir la force l'un de
parler, l'autre d'écouter. Ils se regardaient avec une joie qui
détendait leurs visages si semblables que Marou les regardait
parfois encore avec étonnement.
Marou avait trouvé aussi un petit filet en forme de nasse et
un écheveau de corde à arc, tiré par les Indiens de fibres
d'arbustes. Il alla tendre son filet dans le fleuve et se tailla un arc
de fortune à l'aide du couteau de Simon.
Pendant qu'il s'affairait, Pierre raconta son histoire à Simon.
Lorsque la tempête avait drossé les drakkars vers l'ouest, il
semble que certains avaient heurté des récifs inconnus et s'étaient
perdus corps et biens. Pierre en avait eu la preuve lorsque, son
propre drakkar abordant tant bien que mal la côte inconnue, il
avait aperçu des épaves.
- J'ai bien cru, à ce moment-là, que je ne te reverrais jamais,
Simon.
Le chef du drakkar, Snatti, avait pensé que, malgré la côte
déserte, ils trouveraient sans doute des habitants à l'intérieur des
terres. Ils avaient découvert le lac et l'embouchure du fleuve et à
marée haute ils étaient parvenus à franchir la barre en ramant à
contre-courant. Ils s'étaient avancés assez loin vers l'amont et ils
avaient décidé de faire halte et de s'installer au bord du fleuve, qui

112
leur procurerait l'eau douce et le poisson. Ils avaient pu se rendre
compte que l'arrière-pays serait favorable à la chasse.
- Mais Snatti a commis une grosse erreur. Un jour, alors
qu'il n'avait pas encore décidé de s'installer, nous avons
aperçu sur la côte trois canots d'écorce soutenus par des
pagaies et formant ainsi auvent. Deux hommes reposaient à
l'ombre de chaque canot. Au lieu de les capturer pour savoir qui
ils étaient, Snatti laissa ses hommes en tuer quatre, mais les deux
autres eurent le temps de mettre leur canot à l'eau et de disparaître
en faisant force de pagaie malgré la pluie de flèches qui leur fut
décochée.
Le plus clair résultat de cet acte inutile s'était révélé une nuit.
Alors que, confiants dans la solitude des lieux où ils avaient établi
leur campement, les Normands de Snatti dormaient lourdement
après un copieux repas de viande fraîche, les Skroelings étaient
arrivés en nombre, s'étaient emparés de tous ceux qui dormaient et
avaient occis les autres, ceux qui avaient eu le temps de se saisir
de leurs armes.
- Et nous sommes leurs captifs depuis ce temps-là. Il n'y
avait avec moi que trois de nos compagnons, ils sont morts d'une
maladie étrange qui leur a attaqué la bouche et les dents (1).

(1) Le scorbut.

Pierre ajouta qu'il n'avait pas été maltraité. On l'obligeait


seulement à racler des peaux pour les préparer à la fumée.
— J'ai pensé qu'un jour ces peaux seraient peut-être vendues
à d'autres voyageurs qui les ramèneraient en Europe. J'ai
dessiné avec le suc d'une plante, sur les peaux sèches, une croix
chrétienne et j'ai entouré cette croix d'un Ave Vîrgo Maria... Mais
je ne pense pas qu'elles arrivent jamais entre les mains de gens de
notre race...
Pierre ne laissa pas son frère se reposer avant d'avoir appris à
son tour ce qui concernait ses propre aventures et celles de leurs
parents.

113
— Les reverrons-nous jamais ? demanda-t-il en conclusion.
— Je le crois. Le seigneur Leif ne restera pas éternellement
dans ce pays.
— Mais encore faudrait-il qu'il ne soit pas reparti ! Qui sait
si en constatant ta disparition il n'a pas craint de connaître le sort
de mes malheureux compagnons ?
Simon, un peu inquiet malgré tout, rassura son frère.
— Le seigneur Leif est plus avisé... Il ne qui liera celle terre
qu'au printemps, s'il la quitte. La route sera à celle époque
beaucoup moins dangereuse.
Marou revint bientôt vers eux. Il brandissail un arc tout neuf.
Mais ce n'était pas pour leur montrer son arme qu'il était revenu
précipitamment. Son visage inquiet traduisait une autre
préoccupation. Il leur fit signe de le suivre.

114
CHAPITRE XIII

LES deux jeunes gens s'avancèrent avec des précautions


infinies, modelées sur celles que prenait Marou. Simon fermait la
marche. Jamais il ne regretta autant d'être incapable de
comprendre le langage de Marou. Ils allaient à l'aveuglette,
entièrement soumis à l'Indien qui dirigeait leurs pas. Avait-il
découvert des poursuivants ? Sinon, s'il s'était agi de quelque bête
qu'il entendait forcer, pourquoi son inquiétude ?
Simon, perdu dans ses pensées, buta contre son frère qui
venait de s'arrêter sur un signe de l'Indien. Il avança à sa hauteur
et regarda dans la direction qu'il désignait. Il n'aperçut rien et il
estima que Marou avait voulu lui indiquer la nouvelle direction
qu'ils devaient prendre. Mais l'Indien leur lit signe de rester sur
place et que, lui, il allait avancer seul.
Simon et Pierre restèrent en arrière et attendirent. Ils
regardèrent l'Indien disparaître dans la forêt, courbé en deux, de
son pas allongé et souple.
— Il a l'air gentil, ton ami Marou, émit Pierre.
Simon acquiesça.

*
**

— Mais qu'est-ce qu'il peut bien faire ? s'inquiéta Simon


longtemps après.
Ils s'étaient levés, et ils s'agitaient pour combattre le froid de
la nuit déjà bien avancée. L'Indien n'avait pas reparu. La forêt était
absolument silencieuse. Dans le ciel, la lune brillait d'un éclat
glacé, toute blanche.

115
- Aurait-il perdu notre trace ?
Mais les deux garçons savaient que c'était impossible. Ils se
demandèrent s'il fallait attendre sur place ou partir à sa recherche.
— C'est ennuyeux ! S'il ne revient pas, nous allons passer
une nuit à la belle étoile, par cette température glaciale. Et s'il
revient, il ne nous trouvera plus et il pourrait s'inquiéter...
- S'il part à notre recherche, c'est un jeu qui pourrait durer
longtemps !
Néanmoins, Simon l'emporta. Ils décidèrent de marquer
l'emplacement dans l'écorce de l'arbre le plus proche, et ils
partirent dans la direction qu'avait suivie Marou.
Ils battirent ainsi une grande partie de la forêt sans trouver
trace de l'Indien. Malgré le clair de lune, il ne fallait pas espérer
relever sa piste. Ils en étaient réduits à tâtonner. Ils eurent
plusieurs fois l'impression de tourner en rond et au bout d'un
certain temps se trouvèrent complètement perdus.
— Je n'en peux plus ! gémit Pierre. Je propose que nous
nous reposions à l'abri d'un buisson.
Simon regretta son premier abri, sous le rocher. Mais il n'y
avait plus aucun affleurement de roche dans les parages. Ils se
mirent en quête d'un buisson touffu et ce fut au moment où Simon
chercha son couteau qu'il s'aperçut que Marou ne le lui avait pas
rendu. Ils étaient seuls, dans la forêt, absolument désarmés.
Ils s'installèrent de leur mieux l'un contre l'autre pour se tenir
chaud. Mais ils ne parvinrent pas à fermer l'œil.

*
**

Pendant ce temps Leif, après avoir fait entailler un arbre


pour repère, était reparti avec ses guerriers pour la dernière
recherche. Ils s'apprêtaient à établir leur bivouac et déjà des
sentinelles avaient été placées, lorsque l'une d'elles avait signalé
une ombre suspecte. Aussitôt cinq hommes étaient

116
partis à sa poursuite et avaient ramené un Indien furieux, qui
se débattait silencieusement.
Amené devant Leif, celui-ci avait ordonné que l'homme fût
fouillé et débarrassé des armes qu'il pouvait porter. La vue d'un
arc grossier, assez rudimentaire, et de la peinture de guerre qui
recouvrait l'indigène amusa fort les Normands. Mais la découverte
du couteau de Simon — car c'était Marou qui s'était fait prendre
ainsi -- excita la curiosité et la colère de Leif :
- Cet individu a rencontré Simon, j'en suis sûr ! Dieu sait ce
qui a pu résulter de cette rencontre ! Ce couteau me donne de
sombres pressentiments sur le sort que ces sauvages ont pu
réserver à Simon.
Mais Marou, qui connaissait le nom de Simon, réagit en
entendant prononcer le nom de son ami. Il sourit largement et
répéta de sa voix bizarrement gutturale :
- Simon, Simon...
Et en même temps il désignait un point dans la forêt.
Perplexe, Leif se demandait ce que l'Indien voulait dire.
Mais Marou lui prit la main et fit mine de l'entraîner en répétant :
— Simon ! Simon !
- Cette fois, aucun doute, opina Tyrker, ce gaillard sait où
est notre Simon ! Allons-y à quelques-uns !
Et c'est ainsi que cinq Normands, dont Tyrker, reprirent le
chemin qu'avait suivi l'Indien. Mais, à l'endroit où Pierre et Simon
auraient dû se trouver, il n'y avait personne. La stupéfaction de
Marou parut sincère à Tyrker, mais d'autres murmurèrent qu'il les
avait joués. L'Indien devina à l'expression des visages que les
étrangers ne le croyaient pas. Il chercha désespérément autour de
lui et finit par découvrir la marque faite sur l'arbre par Simon, à
l'aide d'une pierre tranchante sans doute. Il la montra aussitôt à ses
gardiens. Hélas ! cette marque ne représentait rien pour eux.
Ils voulurent l'emmener de nouveau vers le groupe des
Normands. Mais l'Indien s'insurgea. Dans son désespoir de ne
pouvoir se faire comprendre de ses gardiens, son visage prenait,
sous la peinture noire, blanche et rouge, un aspect terrifiant.

117
II parvint, d'un dernier effort, à se libérer de l'étreinte des
doigts rudes et il s'enfuit dans la forêt.
Les Normands se lancèrent à sa poursuite.

118
Les poursuivants s'arrêtèrent à leur tour, médusés.

Ils s'interpellaient à haute voix, injuriaient le pauvre Marou,


qui détalait le plus vite qu'il pouvait. Cette étrange chasse à courre
réveilla les échos de la forêt. L'Indien, tel un cerf forcé,
accumulait les détours et, sous le clair de lune, sur la neige
étincelante, la poursuite prenait l'allure fantomatique d'une chasse
de sorciers.
Les Normands, qui fonçaient droit devant eux sans se soucier
des feintes de l'Indien, gagnèrent rapidement sur lui, et ils
n'étaient plus qu'à quelques pas de lui lorsqu'ils entendirent des
cris qui répondaient aux leurs, en face d'eux ; et ils imaginèrent
que Leif et le reste de la bande, alertés par leurs cris, avaient
réussi à couper la retraite au fugitif.
Mais ils aperçurent deux ombres claires, vers lesquelles
l'Indien se précipitait plus vite encore qu'il ne l'avait fait jusque-là.
Il s'arrêta auprès d'elles et attendit ses poursuivants. Or ceux-ci
s'arrêtèrent à leur tour, médusés. Ce n'était plus Simon Bastien
qu'ils avaient devant eux, un Simon engourdi de froid : il y en
avait deux, maintenant !
Si les habillements des deux jeunes gens qui se tenaient
devant eux avaient été semblables, sans aucun doute il leur aurait
été impossible de reconnaître Simon. Mais celui-ci portait la
pelisse des Normands, alors que l'autre était vêtu à l'indienne.
D'ailleurs, à leur attitude, il était relativement facile de distinguer
Simon de l'autre. Le premier, soulagé d'avoir retrouvé ses
compagnons de voyage souriait largement, alors que l'autre
manifestait un étonnement visible.
Quant à Marou, satisfait d'avoir prouvé la véracité de ce qu'il
avait voulu faire comprendre aux Normands, il se tenait à l'écart,
silencieux.
Le groupe rejoignit Leif, après quelques hésitations sur la
route à suivre. Tyrker, ayant lancé le cri de la chouette, s'entendit

119
répondre dans le lointain, et bientôt tous les Normands étaient
regroupés. Leif comprit tout de suite que Simon avait réussi à
retrouver son frère. Ils décidèrent de bivouaquer sur place
autour d'un feu de bois que Marou alluma. Et la nuit s'écoula à
entendre le récit que Simon d'abord, puis son frère Pierre,
firent des incidents qui les avaient conduits jusque-là. Au petit
jour, Leif fit préparer un quartier de venaison qu'ils avaient
abattu la veille, et chacun se restaura avant de repartir vers le
camp.

*
**

Ils progressèrent sans souci. La joie des retrouvailles


donnait à cette marche un laisser-aller bon enfant relativement
bruyant. Simon marchait avec Leif et son frère Pierre. L'Indien
Marou, oublié de tous et isolé par son langage incompréhen-
sible, marchait à part, impassible en apparence. Mais, brusque-
ment, il poussa une exclamation rauque et s'accroupit en
inspectant le sol.
Ceux des Normands qui s'approchèrent de lui
découvrirent les traces d'un feu de camp dont les cendres
avaient été dispersées.
- Il n'y a pas longtemps que ce feu a été éteint ! affirma
Thorall. L'eau de la neige fondue n'est pas encore gelée.
Leif, en apprenant la nouvelle, fronça les sourcils.
— Que veut dire ceci ? Il appela Simon.
- Ce n'est pas toi qui as allumé un feu récemment dans
cette partie de la forêt ?
— Certainement pas, seigneur Leif ! Leif réfléchit.
—• II faudrait donc admettre que d'autres que nous
rôdent dans les parages... Mais qui ?

120
Marou, maintenant que la progression avait repris,
marchait en tête. Il avançait de la démarche qui lui était
propre, le corps penché en avant, à longues enjambées, les
bras pendants.
Il semblait suivre une piste invisible aux autres.
Selon les évaluations de Leif, la troupe ne devait pas être
très loin du camp maintenant. Il s'apprêtait à pousser le cri de
reconnaissance lorsqu'un concert de vociférations retentit, qui
cloua les Normands sur place.
Marou donna tous les signes d'une vive inquiétude. Leif
fit prendre immédiatement les dispositions de combat. Puis,
mû par un brusque pressentiment, il tint rapidement conseil.
— Selon toute apparence notre camp est attaqué en ce
moment par des Skroelings qui n'appartiennent pas à la tribu
de celui-ci, dit-il en désignant Marou. Sinon il ne ferait pas
cette tête !
Un grognement accueillit ses paroles. Il poursuivit :
— Ces Skroelings sont sans doute venus, comme la
première fois, par le lac à bord de leurs canots. Si nous
voulons intervenir efficacement, je pense que nous devons les
empêcher de fuir quand nous apparaîtrons. Une équipe va
donc partir en direction de la grève du lac et éventrer tous les
canots sans exception... Le reste de la troupe se divisera en
deux afin de prendre ces diables sur les flancs. L'équipe des
canots formera le troisième côté du carré dans lequel nous
enfermerons les agresseurs, le camp formant le quatrième
côté!
Tous approuvèrent, et les Normands préparèrent leurs
grandes haches et tendirent leurs arcs. Pierre et Simon, désar-
més, restèrent sous la protection de Leif.
Pour donner le temps à l'équipe chargée de la destruction
des canots de se mettre en place, Leif fit faire halte au reste de

121
la troupe, et l'on acheva les provisions qui restaient du
déjeuner.

*
**

L'équipe qui devait constituer le troisième côté du piège


partit la première en effectuant un grand détour. C'était d'elle
que devait partir le signal de déclenchement de la contre-
attaque.
Leif, impatient et inquiet du sort de leurs compagnons
restés dans le fortin, aurait volontiers donné le signal de
l'attaque tout de suite, mais il importait d'empêcher un seul
fuyard d'aller donner l'alarme à d'autres tribus.
Enfin le signal vint. Sans pousser leur habituel cri de
guerre, les Normands s'élancèrent la hache haute, le bouclier
rond bien campé sur le bras gauche.
Ils débouchèrent dans la clairière pour découvrir une cen-
taine d'Indiens vociférants, qui décochaient des flèches garnies
d'étoupe enflammée vers le fortin. L'une de ces flèches s'était
fichée dans la palissade, qui commençait à brûler. Il ne
semblait pas, pour le moment, qu'à l'intérieur du camp un
incendie se fût déclaré, mais il était temps !
Tout se déroula comme un ballet bien réglé. L'arrivée de
l'équipe de Leif amorça un mouvement des Indiens vers eux.
Sans doute la vue d'une troupe aussi réduite leur parut-elle
dérisoire, car ils poussèrent des cris de joie en brandissant
leurs casse-tête de silex.
Mais tout aussitôt un cri de rage remplaça leur contente-
ment. L'un d'eux sans doute avait aperçu l'équipe qui défonçait
les canots d'écorce. Un flottement se produisit dans les rangs
des Peaux-Rouges. Ils refluèrent en une masse confuse et
affolée autour de leur chef, une sorte de géant emplumé. Une

122
grêle de flèches s'abattit sur les Normands, dont les boucliers
résonnèrent. Avant que les Indiens aient eu le temps de placer
une nouvelle flèche sur la corde de leurs arcs, les hommes de
Leif furent sur eux, la hache haute. Et tel était l'aspect de ces
guerriers farouches que les Indiens, démoralisés déjà par la
perte de leurs canots, battirent en retraite. L'arrivée simultanée
des deux autres équipes, puis, un peu plus tard, des hommes
du fort, acheva leur déroute. Avec des imprécations sauvages,
ils attendirent la mort inévitable.
Mais Leif lança un ordre qui fit flotter les rangs des
Normands :
— Halte ! J'accorde quartier à ces hommes !
Il appela Pierre et Simon Bastien et les chargea avec
Marou de traduire ses paroles aux Indiens.
— Les guerriers à peau blanche ne veulent pas la mort
des guerriers skroelings ! Leur dieu défend de tuer
inutilement, et les guerriers blancs ne sont pas les ennemis des
Skroelings ! Que le chef des Skroelings vienne vers moi en
confiance !
Simon traduisit les paroles de Leif en frison, à l'intention
de son frère. Pierre, qui pendant sa captivité avait appris un
peu du dialecte indien, put en traduire tant bien que mal le
contenu pour Marou. Lorsque celui-ci eut parlé à ses congé-
nères, il apparut que les Indiens en avaient saisi le sens, car le
géant emplumé s'avança, les mains nues, et se tint à quelques
pas de Leif, les bras croisés sur sa puissante poitrine.
- Dans quelques lunes, je repartirai vers mon pays !
affirma Leif. D'ici là, ni mes hommes ni moi ne pénétrerons à
l'intérieur de ce pays. Le grand chef rouge est-il prêt à
promettre devant la face de ses dieux qu'il retournera dans sa
tente et qu'il laissera en paix les guerriers blancs ? S'il le
promet, tous ses guerriers pourront repartir, il ne leur sera fait

123
aucun mal, j'en atteste mon dieu, qui est le plus puissant de
tous les dieux !
Malgré l'impassibilité du chef rouge, Leif perçut son
éton-nement devant semblable proposition. Un combat
intérieur sembla se dérouler en lui, et il parcourut lentement du
regard les rangs des Normands et ceux de ses guerriers. Puis
son regard noir se fixa sur celui de Leif, qui le soutint sans
frémir, avec un grand calme.
Le silence se prolongea quelques minutes interminables.
Puis le chef prononça une longue phrase dans son parler
guttural et, la main à la hauteur du cœur, s'inclina.
Marou et Pierre expliquèrent à Simon, qui le traduisit à
Leif, l'accord du chef indien. Il offrait même, en gage de son
acceptation, deux otages, deux adolescents qui resteraient avec
les Normands, en don de bonne amitié.
Leif faillit refuser ce dernier point, mais il réfléchit que
ces deux enfants pourraient être convertis à la religion
chrétienne et qu'il sauverait ainsi deux âmes.
Les deux jeunes Indiens acceptèrent leur sort avec une
résignation qui en disait long sur leur force d'âme et inspira le
respect aux rudes guerriers de Leif. Les Skroelings se reti-
rèrent avec leurs armes, à travers la forêt, abandonnant leurs
canots inutilisables, sans manifester, par un seul geste, qu'ils
considéraient encore les Normands comme des ennemis.
Par prudence, Leif maintint le camp en état d'alerte
pendant toute une semaine. Mais la forêt resta silencieuse et
nulle ombre suspecte ne fut aperçue rôdant aux alentours. Des
patrouilles, envoyées autour du fort, ne signalèrent aucune
présence insolite.

124
CHAPITRE XIV

LE calme retomba sur le camp. Avec l'inaction et les


longs séjours devant les foyers, les récits reprirent, et Simon
dut refaire plusieurs fois la narration de ses aventures. La
présence de Pierre, qui ignorait la langue norse, donnait lieu à
d'étranges conversations. Ce que disaient les Normands était
traduit par Simon à Pierre, qui le traduisait à son tour à Marou.
L'inverse se produisait aussi.
Les deux jeunes Indiens, dont il était difficile de préciser
l'âge mais qui pouvaient avoir entre douze et quatorze ans,
avaient fini par s'apprivoiser. Ils restaient avec Marou et les
deux jumeaux, s'intéressaient à la vie du camp et prenaient
part aux menus travaux.
La neige, de plus en plus abondante, gênait considérable-
ment la marche des chasseurs chargés de ravitailler le camp en
viande fraîche. Ils furent intrigués par l'étrange appareil que
Marou se mit un jour en devoir de fabriquer. Il avait
soigneusement choisi des baguettes de pin légères et flexibles.
Dans la cendre chaude d'un feu de bois il les avait cintrées de
façon à en réunir les extrémités et à leur donner la forme d'un
ovale allongé, soutenu par deux traverses. Cet appareil avait
reçu une sorte de filet de fibres entrelacées et des lanières de
peau lui avaient permis de fixer ces semelles d'un nouveau
genre à ses chausses. Ces souliers de neige (1) qui

125
permettaient de marcher commodément dans la neige fraîche
tombée obtinrent un grand succès auprès des Normands, qui
imitèrent avec plus ou moins de bonheur, au début, leur '
professeur. Ils traquèrent ainsi plus facilement l'élan et le daim
et augmentèrent leur réserve de nourriture.
(1) Raquettes,
L'hiver s'écoula en préparatifs. Les peaux furent aérées et
serrées en paquets en vue de leur embarquement, les raisins
sèches visités afin d'éliminer les grains douteux.
Simon donnait à son frère et aux deux Indiens captifs des
leçons de langue norse, que Leif complétait souvent, ou le
Germain Tyrker.
Dès les premiers jours du printemps, le drakkar radoubé,
enduit de résine de pin, reçut sa cargaison. Les Normands le
chargèrent joyeusement, escomptant tout le bénéfice qu'ils
allaient retirer de ces richesses.
Pierre et Simon ne tenaient plus d'impatience à l'idée de
revoir bientôt leurs parents. Pourtant l'amertume de laisser
Marou au Vindland atténuait leur joie. Rien ne put décider
l'Indien à quitter la terre de ses ancêtres.
- Il dit qu'il faut qu'il revienne à son village, expliqua
Pierre. Ainsi le veut le Grand-Esprit de sa religion.
Et la veille du départ, sans que personne s'en aperçût,
Marou s'enfonça dans la forêt, portant toujours son arc et ses
flèches et le petit sac de peau contenant l'amadou et un
couteau de silex. Mais il portait à la taille le couteau dont
Simon lui avait fait cadeau.

*
**

Le voyage du retour fut sans histoire. On éiongea le


Hellu-land puis le Markland et lorsque la terre disparut à

126
l'horizon les deux jeunes Indiens poussèrent un gémissement.
Pierre et Simon s'empressèrent auprès d'eux. Ils savaient
maintenant assez de langue norse pour converser avec eux.
Tho, le plus âgé des Indiens, se redressa fièrement, après
avoir surmonté la défaillance passagère du départ.
— Nos chefs sont puissants, déclara-t-il sur un ton mono-
corde, comme s'il récitait une litanie. Nos chefs sont puissants
et vivent dans la maison des roches et aussi sous la terre !
II répéta plusieurs fois l'affirmation comme pour mieux
se convaincre.
- Les sages de mon pays disent qu'il y a vers le soleil
levant un pays où beaucoup d'hommes à peau blanche vivent
dans les huttes. Ils disent aussi qu'ils ne sont point vêtus de
peau comme nous, mais de vêtements clairs. Vers le soleil
levant sont les guerriers qui chantent, qui chantent très fort
pour honorer leur dieu, en suivant des étoffes dorées pendues à
des piques sans pointe, des étoffes pour honorer leur dieu,
comme leur chant.
Simon appela Leif et fit répéter ces étranges paroles. Tho
répéta, mot pour mot, ce qu'il avait dit. Mais il ne put ajouter
rien de plus.
- Ce sont les sages de mon village qui disent ces
paroles... ce sont les sages !
Leif se sentit troublé. Simon et Pierre aussi. Comment ces
nouvelles étaient-elles parvenues à la connaissance des
Skroelings ?
Mais les soucis habituels de la navigation ne lui laissèrent
pas le loisir d'approfondir davantage ce mystère.
Lorsque quelques jours plus tard Ericfjord apparut, tous
aperçurent la foule qui en peu de temps garnit les rochers de la
rive. Ils mirent à la rame et chantèrent en cadence, heureux de
retrouver la houle courte du fjord et des visages connus.

127
Debout à la proue, Simon et Pierre agitaient une étoffe
blanche pour se signaler à leurs parents.
Jemais encore drakkar revenant d'expédition ne fut
accueilli avec un tel enthousiasme.
Les fêtes durèrent trois jours pleins, pendant lesquels plus
d'un tonneau de bière fut mis en perce. Simon et Pierre ne
quittèrent guère la maison de leurs parents, éperdus d'une joie
qui les faisait pleurer et rire à la fois.

*
**

Un mois après le retour des colons...


Simon et Pierre rejoignirent à leur tour la ferme d'Eric le
Rouge. Ils suivirent la foule des derniers arrivants qui
traversaient les cours et pénétrèrent dans la grande salle. Deux
rangées de piliers soutenaient le toit d'un bout à l'autre de
l'édifice. Des cris et des rires dominaient parfois un bourdon-
nement grave, celui d'une réunion nombreuse.
Entre les piliers et les murs latéraux, une rangée de sièges
était doublée de tables mobiles, garnies de pots de bière. Le
siège élevé, au milieu de la rangée de gauche, était vacant.
Ils aperçurent Eric le Rouge, au centre des trois foyers,
qui se tenait debout devant leur père et leur mère. Simon et
Pierre sourirent en réponse au regard de leur mère, que la
solennité de la cérémonie qui se préparait n'avait pas empê-
chée de remarquer l'entrée de ses fils.
Les guerriers, en longues tuniques de laine aux couleurs
vives, garnissaient les tables du premier rang. Leurs épouses,
selon la loi viking, se tenaient à part et devaient rester debout.
Seule Thorild, l'épouse du Jarl Eric le Rouge, mère de Leif,
assistait à là cérémonie du haut d'un siège situé en face de
celui du maître.

128
Eric fit un signe. Un gong résonna.
Le brouhaha des conversations fit place brusquement à
un silence recueilli. Eric s'avança d'un pas vers le couple, très
pâle. Simon sentit la main de Pierre qui cherchait sa main et la
serrait très fort.

129
D'un geste de la main, Eric rétablit le silence.

Eric le Rouge s'éclaircit la voix et demanda : — Jean


Bastien, tu es entré dans cette famille il y a bien des lunes
déjà... Tu as reçu pour ta part la terre de ta libération, afin que

130
tu la travailles à ton compte et produises le prix de ton rachat.
Le reconnais-tu ?
— Oui, seigneur Eric, je l'ai reçue.
- As-tu su la faire fructifier ? As-tu su épargner pour ton
rachat ?
— Oui, seigneur Eric !
A vrai dire, Jean Bastien n'avait rien reçu du tout. La part
de Simon et de Pierre dans la cargaison du drakkar avait
pourvu à la somme du rachat. Mais pour rien au monde le
vieux Jarl n'aurait consenti à modifier les formules consacrées.
- As-tu la somme ? ajouta Eric.
Jean Bastien tendit à son maître un petit sac de peau que
celui-ci soupesa.
- Le poids y est, Jean Bastien ! Approche de la liberté !
L'esclave avança d'un pas. Eric tendit la main, retira de son
cou la chaînette de fer et laissa tomber à terre l'insigne de la
condition servile.
Le bruit métallique de la chaînette sur les pierres du sol
parut à Simon le bruit le plus joyeux qu'il eût jamais entendu.
- Par Odin, père des peuples, adversaire des loups et dieu
des tués, je t'accueille parmi nous comme affranchi !
Un hourra vibrant jaillit de l'assistance. Simon remarqua
le signe de croix rapide de la plupart des assistants, comme
chaque fois que le dieu des païens était invoqué. Eric le Rouge
était presque le seul maintenant à n'avoir pas embrassé la
nouvelle religion.
Mais, d'un geste de la main levée, Eric rétablit le silence.
- Désires-tu aussi racheter ta compagne ? Et tes fils ?
Jean Bastien fit le signe deux fois. Le collier de la jeune
femme rejoignit celui de son époux sur le sol.
Simon et Pierre, eux, ne le porteraient jamais.
Eric le Rouge rejoignit son siège et s'assit entre les
figurines sculptées de son fauteuil.

131
- Qu'on apporte la « bière de liberté » !
Des servantes en tuniques blanches apportèrent les
cruches de terre et circulèrent vivement entre les tables où les
guerriers avaient pris place.
Comme toujours au bout d'un certain temps, le tumulte
fut à son comble.
Simon et Pierre embrassèrent leurs parents et
s'esquivèrent pour retrouver Tho et Ming, les deux Skroelings,
au bord de la mer. Simon ne put s'empêcher, en les voyant
accroupis sur une roche au bord du fjord, face au soleil
couchant, de se souvenir de son propre tourment, quelques
mois plus tôt, lorsqu'il se languissait de sa patrie et de son
frère. II pouvait, mieux que quiconque, comprendre ce qui se
passait dans l'âme des deux jeunes garçons. Pour eux aussi ces
flots battaient, quelque part vers le soleil couchant, les rives de
leur pays.
Et ce qu'ils avaient dit du grand pays aux hommes blancs,
chantant en procession à la gloire de leur dieu derrière les
bannières, permettait de supposer que d'autres navigateurs,
des chrétiens peut-être, avaient abordé avant eux au
Vindland. Et ces marins avaient raconté aux Skroelings les
coutumes de leur pays ; c'était sans doute la seule explication
valable.
- S'il est possible que des chrétiens restent prisonniers
au Vindland, commença Simon...
- Qui nous empêchera de partir à leur recherche, à notre
tour ? acheva Pierre.
Ils arrivaient auprès des deux Skroelings, impassibles, les
yeux perdus sur la mer.
— Ce serait un devoir, n'est-ce pas ? Comme de
reconduire Tho et Ming chez eux ! Hého, Tho el Ming ? Que
pensez-vous de ce projet ?

132
*
**

Il faut bien croire que l'hypothèse de Simon relative aux


chrétiens prisonniers des Skrolings était l'ondée. Sinon, com-
ment expliquer que, cinq siècles plus tard, les seconds
découvreurs du Nouveau Continent rencontrèrent à leur
grande surprise des Indiens blonds... dont la présence leur
parut inexplicable.
Peut-être déplaisait-il à leur amour-propre de penser
qu'ils n'étaient point les premiers à fouler le sol de ce qui serait
l'Amérique. Mais ils étaient loin de penser que les Normands
n'avaient fait, là comme ailleurs, qu'appliquer leur fière devise:

Vikings, premiers partout !

133
Georges Bayard (1918-2004) né à Amiens le 20/0/1918 et décédé le 08/10/2004 est un
écrivain français, auteur de romans pour la jeunesse. Il mena cette activité parallèlement à sa
carrière d'enseignant de 1952 à 1988. On lui doit notamment la série des Michel, publiée à
partir de 1958 chez Hachette dans la collection Bibliothèque verte. S'y sont ajoutées, par la
suite, celles des César et des Cécile chez le même éditeur. Il a publié quelques romans sous
les pseudonymes de Georges Travelier et Jean-Pierre Decrest.

Issu d'une famille modeste, Georges Bayard passe son enfance dans
la Somme à Corbie. Il étudie ensuite à l'École Normale d'Instituteurs d'Amiens dont il sort
diplômé en 1937.Lors de la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé en 1939 comme officier
de réserve. Après l'armistice, il rejoint la Résistance et réintègre l'armée régulière en 1944.
Ses faits d'armes lui vaudront la Croix de guerre 1939-1945 et la Médaille de la Résistance.

Il quitte l'armée en 1952 avec un diplôme d'interprétariat anglais en poche, pour


exercer le métier d'enseignant auquel sa formation le destinait. Il est d'abord nommé dans le
Nord, puis à Antony (Hauts-de-Seine) où il accomplira le reste de sa carrière. Son épouse,
Louise Marandet, par ailleurs artiste-peintre, y enseigne également.

Il rencontre le monde de la littérature pour la jeunesse quand il se voit confier la


traduction de cinq aventures de Simon Black, héros créé par l'auteur australien Yvan Southall.
Il publie ensuite de sa plume de nombreux récits et contes pour des périodiques pour enfants
et adolescents tels que Benjamin, Le Journal de Tintin, Le Journal de Mickey, etc. Après deux
premiers romans historiques (La Chanson du cabestan et Amérique an mille), il publie en
1958 chez Hachette Michel mène l'enquête puis Michel et la falaise Mystérieuse. L'un et
l'autre séduisent rapidement le public adolescent et ouvrent la voie à une longue série de
succès.

Georges Bayard prend sa retraite en 1988 et se retire à Soyans (Drôme) où il possède


une résidence secondaire depuis 1959.

Il fut notamment au collège des Rabats à Antony un excellent professeur de Français


qui donna le goût à bien des élèves de faire du théâtre. Il avait coutume d'enregistrer sur
cassette les élèves qui déclamaient du Molière entre autres.

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