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Bayard Georges
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Cécile − Hachette 1982-1987, 9 volumes.
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COLLECTION JEAN-FRANÇOIS
AMÉRIQUE
AN MILLE
par G. TRAVELIER
Imprimé en France
1959
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31, r. deFleurus, PARIS (VIe) 18, rue Jacob, PARIS (VF)
AMÉRIQUE
AN MILLE
CHAPITRE PREMIER
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Il se laissa glisser, sans plus hésiter, le long d'un rocher et
se reçut légèrement sur une plate-forme naturelle, encore
humide de la dernière marée. Un sourire éclaira un instant son
visage ouvert. Il tendit l'oreille et, rassuré sans doute, avança
plus lentement.
« C'est le moment ! » murmura-t-il pour lui-même.
En talonnant du pied, il atteignit le bord de la plate-forme
et s'y campa, penché en avant, les mains sur les genoux.
Il écouta, avec le même sourire, le léger clapotis de la
houle contre la pierre et, plus loin, une grincement de bois
frotté : celui des bordages des drakkars (1) amarrés côte à
côte.
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L'enfant sourit. Il n'avait plus qu'à trancher l'amarre de
proue, et le bateau dériverait.
— Je hisse la voile... et je suis libre ! s'exclama-t-il en
approchant le couteau de la dernière amarre.
Le bateau remua brusquement, avec une amplitude qui fit
sursauter le jeune homme. Mais, avant qu'il eût le temps de se
retourner, deux bras vigoureux l'enserrèrent dans leur étau et il
fut soulevé de terre. Sous la puissante étreinte, il suffoqua et
distribua au hasard des ruades frénétiques. Des doigts rudes
l'obligèrent à lâcher son couteau et, au moment où la pointe se
ficha dans le plancher de l'embarcation, le jeune garçon poussa
un grand cri de désespoir...
*
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Trois jours plus tôt, un riche marchand de la ville,
Herjolf, se préparait à sortir de chez lui, lorsqu'un serviteur
l'avertit de l'arrivée d'un visiteur, venant de Norvège.
Dans la grande salle, un homme jeune, aux longs cheveux
blonds, se leva en souriant à son entrée. Sous une pelisse
d'ours, il portait une tunique de laine bleue, des chausses de
même teinte et des bottes de veau rasé. Herjolf, surpris,
s'arrêta sur le seuil.
— Leif ! mon bon Leif ! C'est donc toi ! Par Odin, si je
m'attendais !
Leif Ericson ouvrit la bouche, mais son hôte n© lui laissa
pas le temps de parler. Tout en l'entraînant vers la cheminée
où flambaient des troncs entiers, il poursuivit :
— Je te croyais déjà au Groenland bien au chaud chez
ton père ! La saison est déjà avancée ! Ne crains-tu pas la
brume et la surprise des glaces flottantes ?
Et, comme si une idée venait de traverser son esprit, il
ajouta joyeusement :
— Songerais-tu à hiverner en ma maison ? Ce serait la
meilleure nouvelle de l'année ! Le fils de mon vieil ami Eric
sera l'hôte honoré de cette demeure ! Installe tes gens, Leif ! Je
ne manque heureusement pas de dépendances !
Leif secoua la tête en souriant :
- Non, Herjolf, je ne vous demande l'hospitalité que pour
quelques jours, le temps de faire radouber (1) mon drakkar.
Mon père m'attend et il ne sera déjà que trop inquiet après le
grand malheur de ce printemps !
(1) Radouber: faire des réparations à une coque, un mât, une voile,
un filet.
Herjolf se rembrunit.
- N'a-t-on point reçu d'autres nouvelles, au royaume de
Norvège, des navires disparus ? Cela paraît étrange, n'est-ce
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pas ? Quatorze de nos meilleurs navires, montés par de vrais
marins, perdus sans rémission à quelques jours d'ici !
Leif soupira.
— Le roi Olaf s'en est ému. Il songe à faire modifier les
navires qui assureront le trafic entre l'Islande et la Norvège.
Dans la tempête, nos drakkars embarquent trop d'eau, et
certains se brisent par le milieu...
Herjolf parut tout à coup mécontent.
- On ne me fera pas croire ces sornettes, Leif ! On ne me
retirera pas de la tête la conviction que nos vieux dieux se
vengent des chrétiens ! Il ne sortira rien de bon de cette
trahison de la foi de nos pères... Je te le dis, Leif... rien de bon!
Leif cessa de sourire. Son visage exprima une douceur
surprenante chez ce guerrier bâti en force.
— Je suis chrétien, moi aussi, Herjolf. Le roi Olaf m'a
fait instruire et il m'a accordé l'honneur de me présenter lui-
même au baptême, avec mes compagnons !
Le marchand soupira :
— Comment ? Toi aussi ? J'ai appris que, déjà, mon fils
Bjarni n'écoute plus la voix des anciens dieux ! Il s'est fait
chrétien...
Puis, plus animé tout à coup, il reprit :
— Allons, rien ne sert de maugréer ! Viens plutôt
me raconter les dernières nouvelles de Norvège !
... Il y avait trois jours déjà que cette conversation avait
eu lieu et, ce jour-là, Leif revenait de l'office matinal lorsqu'un
brouhaha, à l'intérieur de la maison d'Herjolf, lui fit presser le
pas.
Il arriva dans la grande salle pour apercevoir son hôte aux
prises avec un jeune garçon d'une quinzaine d'années, que sa
tunique blanche et ses cheveux blonds, coupés court,
désignaient comme étant un esclave. Un immense gaillard,
portant la tunique et les chausses de laine des guerriers,
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maintenait difficilement son prisonnier, qui se tortillait avec la
vivacité d'une anguille.
Interdit par ce spectacle, Leif allait se retirer, par
courtoisie, croyant assister à quelque scène domestique qui ne
le regardait en rien, lorsque Herjolf l'appela :
— Approche, mon ami Leif ! J'ai grand besoin de ton
aide ! Leif obéit. Le jeune esclave lui jeta un coup d'œil
farouche
et fit des efforts plus violents encore pour se libérer.
Des mèches courtes couvraient son front têtu. Le collier de fer,
insigne de son sort, cliquetait sur sa poitrine déjà large. Herjolf
désigna le guerrier qui tenait le jeune homme :
— Voici Thordson ! Il a surpris ce sacripant au moment
où il coupait les amarres de son bateau, pour s'en emparer ! De
bonnes amarres en peau de phoque ! Si c'est possible ! Et
pour quoi faire, grands dieux ! Car ce diable refuse
de répondre !
— Je le connais, intervint Thordson. Il parle encore très
mal notre langue. C'est un jeune esclave qui n'est arrivé de
Norvège qu'au printemps dernier, avec les rescapés de la
tempête... Snorri, son maître, m'a dit qu'il avait été ramené
d'une expédition en terre de Frise (1) !
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(2) God : Haut dignitaire d'une province, chez les Normands, jouant
à la fois le rôle de chef politique, de chef religieux et de juge.
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première infraction d'un enfant voleur. Mais il se souvint à
temps qu'il s'agissait d'un esclave. Herjolf ne se trompait pas.
A l'appel de leur maître, des serviteurs étaient entrés et ils
s'étaient emparés du garçon dont ils s'employaient à dénuder le
torse. Déjà ils l'avaient allongé sur la table. Chose étrange, il
ne se débattait plus. Il n'y avait plus, sur son visage tourné sur
le côté, qu'une farouche détermination.
Leif fut certain qu'il ne pleurerait pas, qu'il ne crierait pas,
et il eut un peu honte, brusquement, de la barbarie de la loi.
Un incident acheva de le décider à intervenir. Il s'était
dirigé vers l'autre côté de la table pour ne pas avoir le visage
de 1 enfant devant les yeux. Il vit briller un objet contre son
épaule. En s'approchant, il découvrit que c'était une croix, une
petite croix d'argent, suspendue à une chaînette.
Leif n'hésita plus. Il étendit la main et arrêta net le geste
de Herjolf, qui levait son fouet.
— Arrêtez, ami, je rachète la faute de cet enfant ! Fixez
vous-même l'amende que je verserai à Thordson ! Je deman-
derai à Snorri de me céder cet esclave.
La stupéfaction des assistants se refléta sur les visages.
Jamais encore on n'avait vu un guerrier racheter la faute d'un
esclave ! La notoriété de Leif, et sans doute aussi l'expression
de bonté répandue sur ses traits, l'emportèrent sur les
hésitations du God.
— Je comprends mal les motifs qui te font agir ainsi, Leif
Ericson, mais je pense que rien ne s'oppose au rachat, du
moins en ce qui concerne la faute, car, pour la personne de cet
esclave, il n'appartient qu'à son maître de décider s'il consent
ou non à s'en séparer !
Leif demanda seulement :
— Et quand son maître sera-t-il de retour ?
— Pas avant longtemps. Il est en voyage à sa ferme de,
l'Est et son retour est prévu pour la prochaine lune.
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- Qu'à cela ne tienne, je veux lui envoyer un messager. Je
n'ai pas l'intention d'attendre ici tout le temps ! La route du
Groenland sera déjà assez difficile dans quelques jours et je
tiens à emmener ce jeune homme à Brattahlid, la résidence de
mon père. Le Groenland a besoin d'âmes bien trempées
comme la sienne. Ce sera une recrue de choix !
Indifférent au bavardage qu'il ne comprenait pas, le jeune
esclave était resté allongé sur la table. Herjolf donna l'ordre
qu'on lui rendît ses vêtements. Et cette fois la détente
qu'éprouva le jeune homme fut si vive, qu'il s'écroula entre les
bras de Leif, sans connaissance !
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CHAPITRE II
(1) Terres vertes : Nom donné à la terre découverte par Eric le Rouge,
en 985, après son bannissement d'Islande. (Rapprocher « Green Land » en
anglais de «Groenland».)
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Leif faillit se fâcher et répliquer qu'un esclave ne devait
avoir d'autre volonté que celle de son maître, mais il comprit à
temps qu'avec un caractère aussi fier que celui de Simon c'était
le plus sûr moyen de ne rien savoir. Il ne put s'empêcher
pourtant de laisser percer une certaine irritation dans sa voix :
— Mais enfin, explique-toi ! Tu ne sais dire que « Non !
Ce n'est pas ceci l » Ta vie au Groenland sera plus intéressante
qu'ici et je pourrai t'affranchir dans quelques années et faire de
toi un homme libre !
Simon releva les yeux et fixa Leif. - Je suis libre !
Puisque je suis chrétien !
—- Moi aussi, je suis chrétien, répliqua doucement le
Groenlandais.
La surprise et la joie transformèrent le visage du jeune
homme.
— Vous êtes chrétien? Alors, je peux tout vous dire !...
Simon raconta son histoire. Et Leif, bien qu'il fût
normand, ne put s'empêcher de frémir douloureusement à sa
conclusion. Les Bastien formaient une excellente famille
frisonne emmenée en captivité par une expédition normande,
l'année précédente. De Norvège, le marchand d'esclaves les
avait envoyés vers l'Islande en même temps qu'un convoi de
vingt-six navires, au printemps dernier. Son père, sa mère et
son frère jumeau, Pierre, avaient été placés chacun sur un
navire différent. Le convoi avait essuyé une tempête
extraordinaire, pendant plusieurs jours, entre la Norvège et
l'Islande. A l'arrivée, quatorze drakkars étaient manquants, et
parmi eux celui à bord duquel Pierre Bastien avait pris place.
— Mon père et ma mère ne sont pas encore consolés !...
Et moi... je leur ai promis d'aller à sa recherche, s'il est encore
possible de le faire ! Ils ont pu aborder en un point de la côte
de ces Terres vertes..., n'est-ce pas ? Mais pour cela il me
fallait un navire-La tristesse de Simon était si poignante que
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Leif l'entraîna vers la fenêtre, pour le distraire de ses pensées.
La maison de Herjolf dominait la ville. Le soleil avait réussi à
percer la brume et le port était visible. Ce n'était que la fin d'un
fjord, que l'île, de Sudreys semblait défendre à l'autre
extrémité.
— Nous avons habité cette île, autrefois, il y a quatorze
ans de ça. Puis mon père, Eric le Rouge, a été banni par le
Parlement (1). Il a armé trois de nos navires, et il est parti à
l'aventure, à la recherche d'îles rocheuses que cent ans plus tôt
un marin, Gunnborn, avait aperçues, très à l'ouest...
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— C'est cela, admit Leif en riant. Mon père n'y croyait
guère sans doute, puisque, le bâton ayant échoué sur la rive
d'un fjord dénudé, encombré de glaces, il a envoyé une petite
barque pour le rechercher et il a choisi lui-même un autre
fjord, beaucoup plus au nord, mais plus agréable... Il lui a
donné son nom. Et c'est au fond de l'Ericfjord qu'il a construit
sa maison !
Simon, après s'être diverti au récit de l'incident du bâton,
redevint soucieux. Leif devina qu'il avait envie de poser une
question, mais n'osait pas. A la fin, il se décida :
- Aucune des barques qui ne sont pas arrivées... ici, en
Islande..., n'est arrivée chez vous, au Groenland ?
Leif comprit l'espoir informulé. Il regretta de devoir le
décevoir :
— Non, Simon..., aucune. Mais il ajouta aussitôt :
— Je suis parti depuis plusieurs mois d'Ericfiord... Peut-
être que, pendant mon absence...
Il n'insista pas. Il savait que ce n'était pas possible.
Quatre, jours de navigation seulement séparaient l'Islande de
l'Ouest du cap Wharf, au Groenland. Si des survivants avaient
atteri, il était venu suffisamment de navires groenlandais
pendant l'été pour que la nouvelle fût arrivée jusqu'à Herjolf.
Mais Simon avait repris espoir.
— Ne voudriez-vous pas racheter aussi mes parents,
seigneur Leif ? Nous partirions tous trois avec vous. Et
peut-être retrouverons-nous mon frère Pierre...
Leif accepta, après une longue réflexion.
Leif, en racontant à Herjolf sa vie au Groenland, était
bien loin de se douter de ce qui allait arriver. Un soir, le
troisième depuis l'arrivée du fils d'Eric, le vieux marchand
garda un moment le silence avant de déclarer :
— Ce que tu me dis des Terres vertes, après les autres, a
fait naître en moi le désir de m'y installer...
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Leif n'eut pas le temps de manifester sa surprise. L'autre
continua :
— J'ai longtemps hésité, tu peux le croire. N'ai-je pas ici,
à Breida, tout ce qui me convient ? Mais je pense qu'un pays
neuf doit être propice au commerçant avisé... et, si tu acceptais
de me donner passage, je laisserais volontiers mon établisse-
ment d'ici à mon fils Bjarni...
Au comble de la stupéfaction, Leif ouvrit la bouche mais
fut incapable de répondre sur-le-champ. Herjolf se méprit sur
la cause de son silence. Il crut que Leif cherchait une excuse
pour refuser.
— Serait-il possible, Leif, que tu hésites à me rendre ce
service ? Crains-tu que ton père en prenne ombrage ?
— Non, bien sûr... Je suis seulement surpris que vous
abandonniez ainsi cette maison, vos habitudes, pour courir
l'aventure aussi soudainement !
.. — C'est qu'il y a déjà beau temps que j'y songe, Leif, et
ta venue ne fait que me décider finalement. Je ne puis espérer
meilleur marin que toi, si ce n'est ton père... Mais il ne quitte
jamais son Groenland !
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Leif avait envoyé vers Snorri, pour le rachat de Simon,
reviendrait.
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Simon fronça les sourcils et se mordilla les lèvres. Il ne
pouvait comprendre et encore moins admettre ce phénomène.
— Mais, seigneur Leif, les pierres ne bougent pas ! Je le
sais bien ! Et cette pierre de direction... il faut bien qu'elle
tourne avec le navire !... Alors ?
Malgré le ton vainqueur sur lequel fut prononcé cet
«alors», Leif ne se démonta pas. Il ouvrit le couvercle du
coffret et la jarre apparut, en équilibre sur un système de deux
cercles de bois reliés entre eux d'abord et au coffret ensuite par
de fines lanières de peau, de telle sorte que la jarre était à peu
près indépendante des oscillations du navire.
— Qu'est-ce que je disais ! s'exclama Simon. La jarre
tourne avec le navire !
— Oui, admit son maître. La jarre, sans doute, mais pas
la pierre ! Ouvre tes yeux et regarde !
Il souleva un autre couvercle, celui de la jarre, et l'enfant
put apercevoir, sur une coupelle de bois clair, flottant sur un
liquide transparent, une pierre allongée, grosse comme un fétu
de paille, qui oscillait.
Simon, muet d'étonnement, contemplait bouche bée le
spectacle extraordinaire de l'immobilité relative de la pierre
malgré la houle. Elle était si frêle, à l'extrémité du long navire,
qu'il était difficile de croire que c'était elle qui le dirigeait en
fait.
— Mais, seigneur Leif, que vous sert de savoir que cette
pierre désigne le nord, puisque ce n'est pas dans cette direction
que vous voulez aller ?
A l'égard de son protégé, Leif possédait des trésors de
patience. Il expliqua :
- Ne comprends-tu pas que tant que je maintiendrai la
barre de telle sorte que la pierre désigne ma droite, le bateau se
dirigera vers le soleil couchant ? Là, précisément, où je veux
aller ?
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Simon poussa un soupir de contentement.
— Je crois bien que j'ai compris, affirma-t-il avec un
signe de tête qui en disait long sur l'effort d'attention qu'il
venait de fournir.
Il se retourna vers le siège du barreur, flanqué de
montants sculptés aux effigies de Thor et d'Odin.
— Qu'est-ce donc que ces figures ? demanda-t-il en dési-
gnant les deux têtes.
—- Ce sont les effigies d'Odin et de son fils Thor, les
vieux dieux des Vikings !
Le jeune homme parut absorbé dans quelque difficile
réflexion. Puis, hésitant devant l'importance de la question :
— Mais... n'êtes-vous pas chrétien ? Et n'est-il pas
défendu d'adorer des idoles ?
Il avait rougi, et Leif s'était d'ailleurs trouvé aussi embar-
rassé que lui. Le drakkar appartenait à son père, et le vieux
Jarl Eric n'était point disposé à embrasser la foi chrétienne. Et
pourtant il semblait délicat au nouveau converti de placer le
voyage de l'Islande, périlleux en cette partie de l'année, sous la
protection des faux dieux. Il se tira de ce dilemme en
dissimulant les figurines sous des peaux de chèvres. Ce qui
parut soulager grandement l'adolescent.
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Leif ne répondit pas.
Mais, lorsqu'ils entrèrent dans la grande salle, Simon eut
la surprise de constater que Herjolf n'était pas seul. Un guer-
rier de Leif s'y trouvait avec lui ; et brusquement les deux
personnages qui se tenaient devant le feu se retournèrent, et
l'enfant poussa un cri en se précipitant vers eux.
Leif contempla son œuvre en souriant, Son messager
avait su plaider la cause de Simon et de ses parents. Snorri
avait accepté de lui céder les membres de la famille Bastien. A
vrai dire, Leif n'avait pas l'intention de les maintenir dans la
rond ilion d'esclave. Ils étaient chrétiens comme lui, depuis
plus longtemps que lui, et il ressentait devant cette scène de
famille une intense émotion qui lui serrait la gorge, embuait
ses yeux. Malgré leur actuelle condition servile, Leif
découvrait la noblesse et la dignité de cette famille, l'affection
profonde qui unissait ses membres.
Il s'étonna de remarquer la note de tristesse poignante
imprimée sur les traits réguliers et doux de la mère de Simon.
Avant que ce dernier ne vînt mettre un genou en terre et lui
baiser la main, il se promit de l'aider dans sa recherche de son
frère, s'il en était encore temps. Lorsque Leif lui fit part de
cette résolution, il vit briller dans le regard de Simon une
flamme reconnaissante.
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CHAPITRE III
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Leif avait l'expérience de ce genre de voyage. Depuis que
son père avait, été banni d'Islande, quatorze ans plus tôt, il
l'avait accompagné à chacun de ses déplacements entre le
Groenland et l'île. Car si Eric ne pouvait résider en Islande, il
lui était permis d'y venir pour les besoins de son commerce.
Depuis quelques années seulement le vieux Jarl restait à sa
ferme. Leif savait aussi qu'en mer un danger n'arrive jamais
seul.
Simon était depuis un bon moment déjà dans le nid de pie
lorsqu'il crut apercevoir une masse énorme en plein travers de
la route du drakkar. Il n'hésita qu'une seconde. Tant pis s'il se
trompait, le ridicule valait mieux qu'un accident.
— Glaces à l'avant ! cria-t-il le plus fort qu'il put. Glaces
à l'avant !
Leif, à la barre, réagit instantanément. Deux ordres brefs
jaillirent, repris par le relais :
- Carguez la voile ! Parez à ramer, arrière toute !
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Leif imita, par réflexe, le geste qu'il avait vu faire tant de
fois à son père : le geste du Viking. Il serra les dents et tendit
un poing menaçant vers l'avant. Ne pouvant voir le danger en
face, il le défiait. C'était la coutume : un Viking devait
toujours menacer qui le menaçait, homme, bête ou élément !
La bordée de quart lâcha les écoutes, et la voile s'abattit
dans le grincement des moufles. La bordée de repos avait déjà
glissé les rames dans les trous de nage et souquait à une
cadence endiablée pour freiner l'élan du navire et repartir
ensuite en arrière. Les deux opérations se firent simultané-
ment, et les Normands, encore une fois, rendirent grâce à leurs
ancêtres d'avoir su dessiner des bateaux aussi maniables, dont
l'avant et l'arrière, en tous points semblables de forme et
pareillement relevés, permettaient de naviguer indifféremment
dans les deux sens.
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Soudain, par un caprice fréquent de la brume, celle-ci se
déchira et, en même temps qu'un soleil brillant, un
gigantesque iceberg apparut.
Simon, comme les autres, poussa un cri d'admiration
effrayée. On aurait juré qu'un magicien venait de faire surgir
des flots une forteresse flanquée de tours, une forteresse de
cristal, d'une taille prodigieuse. Le murmure admiratif dura
longtemps. Chaque facette de la glace lançait un arc-en-ciel !
Herjolf lui-même, peu habitué aux choses de la mer, ne
put cacher sa joie :
- J'ai agi sagement, Leif, de sortir de chez moi. J'eusse
ignoré jusqu'à ma mort qu'il existait semblable merveille
sous le ciel, et c'eût été dommage !...
Mais Leif ne répondit pas. Il manœuvrait pour contourner
le danger. Il s'apprêtait à piquer au nord lorsqu'il aperçut
d'autres icebergs qui s'avançaient, menaçants.
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La brume se déchira et un gigantesque iceberg apparut.
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la voile, il risquait de se dérouter grandement. Il pesa le pour
et le contre des deux solutions possibles, et donna enfin ordre
de mettre à la voile de nouveau.
La joie revint à bord et les rames reprirent leur place de
repos. Quand la brume absorba de nouveau le navire, Leif
estima que le danger des glaces flottantes devait être écarté et
il obliqua vers le nord-ouest pour recouper sa route initiale. Il
savait que son navire, peu propre à la navigation au plus près
du vent, dériverait un peu, mais il était habile à estimer cette
dérive et il ne se soucia pas autrement de cet inconvénient.
Il avait raison. Malgré le détour imposé par l'iceberg,
deux jours plus tard la vigie signala terre.
On mit bientôt à la rame et le vaisseau vira au nord-est.
Simon contempla avec une joie teintée d'amertume la
côte du Groenland, qui, avec ses rochers sombres, ses glaciers
qui brillaient au soleil et ses montagnes, lui parut si farouche à
côté du littoral de son pays. Il n'avait pas osé faire part à sa
mère de l'espoir que les paroles de Leif avaient fait naître en
son cœur. Qui sait si, depuis le départ de son maître, quelques-
uns des drakkars égarés ne s'étaient pas réfugiés sur cette côte?
...et si son frère n'était pas parmi les rescapés ?...
*
**
Le repas d'accueil tirait à sa fin. Les servantes apportaient
les cruches d'hydromel et remportaient les cruches de bière
vides.
— Ton fils m'a fort dignement traité, Eric ! affirma
Herjolf. Et quel marin !
Eric le Rouge sourit. Herjolf soupira :
— Bjarni, mon fils, me manquera cet hiver ! Il avait
coutume de préparer ses campagnes auprès de moi, pendant
les mois froids.
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— Que ne l'as-tu amené avec toi ?
— C'est qu'il était en Norvège, avec mon propre navire
et un chargement de peaux fort bien choisies. Je ne suis point
si bon marin que j'aie pu envisager de me risquer, seul pilote à
bord, dans ces régions encombrées de glaces flottantes pour
venir jusqu'ici. Le voyage de ton fils était une occasion que je
ne pouvais manquer !
Eric rit de bon cœur, comme à son habitude.
- C'est bien la première fois que j'entends un Normand
avouer qu'il n'est point bon marin ! Aurais-tu peur de la
vague?
Herjolf savait ce qu'Eric voulait dire. Comme tous les
Normands qui croyaient à Odin et à Thor, son fils, il était
convaincu que, de même que le guerrier mort au combat était
emporté vers le Walhalla sur les ailes des Walkyries, le marin
naufragé dormait son dernier sommeil, joyeusement, au creux
d'une vague.
- Ce n'est point tant la crainte de la vague, que le désir
d'arriver à bon port, pour contempler ton œuvre, mon ami !
s'exclama Herjolf, qui constata, au sourire de fierté qui illu-
mina le rude visage d'Eric, que le compliment avait porté.
Les cheveux roux du Jarl et son épaisse moustache, qui
lui avaient valu son surnom, étaient maintenant largement
mêlés de fils d'argent.
- Tu pourrais m'aider, ami, il y a encore beaucoup à faire
ici ! Parce que tu comptes t'installer, j'espère ?
— Si tu m'y fais place, bien entendu !
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Eric installa lui-même son ami, lui prêta des esclaves
pour bâtir sa maison à l'extrémité d'un promontoire qu’il
baptisa Herjolfness, ou cap Herjolf.
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Entre Brattahlid et Herjolfness, il fallait compter cinq
bons jours de marche. A cheval, Eric le Rouge et sa suite
avaient mis trois jours pour revenir chez eux, après
l'installation d'Herjolf.
Leif était resté auprès de sa mère, Thorild. Ils avaient eu
de longues conversations au sujet de la nouvelle religion
embrassée par le jeune homme. Helge, un prêtre norvégien qui
avait accepté d'accompagner le nouveau converti, partageait
son temps entre ces conversations et les leçons de norvégien
qu'il donnait à Simon.
Dans l'atmosphère familiale et au contact de la gentillesse
de Leif, le jeune garçon supportait plus vaillamment la décep-
tion cruelle qu'il avait éprouvée en apprenant qu'aucun navire
n'était venu demander asile au Groenland. Même si son frère
n'avait pas été au nombre des rescapés, il aurait pu garder
l'espoir d'apprendre un jour qu'il avait réussi à se réfugier
ailleurs..., alors que cette absence complète de nouvelles ne
laissait aucun doute sur l'issue de la tempête.
Simon ressentait dans son cœur l'absence de son frère
jumeau que même la captivité n'avait pas séparé de lui : les
Normands trouvaient trop étrange leur ressemblance qui
les faisait souvent prendre l'un pour l'autre. Ils s'entendaient
merveilleusement bien, exprimaient souvent en même temps
la même idée et ils adoraient leur mère. Ils se confiaient tout,
et même maintenant il arrivait encore à Simon d'éprouver le
besoin de la présence de Pierre pour lui demander son avis. Il
retombait alors dans la triste réalité à laquelle il ne pouvait se
résigner. Quelque chose, au fond de lui-même, protestait
contre cette absence, contre le sens que leurs parents eux-
mêmes lui accordaient. Il était impossible que Pierre ne fût
plus en vie. Simon était persuadé que, s'il en avait été ainsi,
quelque chose le lui aurait fait sentir. Pierre n'était au fond que
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la moitié de lui-même et il gardait un espoir ténu mais vivace
de le revoir un jour.
Et cet espoir, contre toute apparence, était si touchant que
Leif était de plus en plus résolu à mettre tout en œuvre pour
acquérir une certitude quant au sort du jeune Bastien.
Un souci nouveau était venu s'ajouter à sa peine. Ragnar,
le jeune Normand qui jouait auprès de Leif le rôle de page, ne
lui pardonnait pas la faveur que le maître lui accordait. Ragnar
était un garçon de la taille de Simon et sensiblement de son
âge. Son visage eût été avenant sans le pli méchant qui
déformait son front et le froncement quasi continuel de ses
sourcils.
Dans l'impossibilité où il se trouvait de parler
couramment le norvégien, Simon ne pouvait s'expliquer
franchement avec le jeune garçon. Il ne manquait aucune
occasion de lui faire comprendre sa sympathie. Mais l'autre
n'avait pour lui que regards dédaigneux. Pis encore, Simon
avait surpris des conversations entre Ragnar et les autres
garçons de Brattahlid. Sans en comprendre le mot-à-mot, il en
devinait le sens aux regards qui lui étaient adressés. Il en
souffrait à la fois dans son orgueil et dans ses bons sentiments.
Accueilli par Thorild comme un fils, il aurait aimé être
accepté comme un frère par tous ces garçons turbulents et
joueurs.
Leif ignorait ces difficultés, et il s'inquiétait parfois de la
mélancolie de son protégé.
— N'es-tu pas heureux parmi nous, Simon ? lui demanda-
t-il un jour.
Mais le jeune garçon n'avait pas voulu dévoiler son
secret. Il savait que si Leif intervenait, les autres accepteraient
de le mêler à leurs jeux ; mais il sentait confusément que ce
serait en rechignant et il voulait que leur amitié fût spontanée.
Aussi avait-il répondu :
33
— Si fait, seigneur Leif ! Je suis aussi heureux qu'il est
possible de l'être... dans ma situation. Il faudrait être bien
ingrat pour qu'il en fût autrement.
Et Leif s'était contenté de cette réponse.
*
**
34
en même temps assené au plancher un coup de son lourd
bâton, dont il ne se séparait jamais.
— La race des Vikings serait-elle si dégénérée, qu'un
homme puisse aujourd'hui passer devant des terres nouvelles
sans les reconnaître ?
Il respirait difficilement, sous le coup de sa colère.
—• Par Odin ! Je partirais sur l'heure, si j'étais moins
chargé d'ans !
Un profond silence accueillit ces dernières paroles.
L'atmosphère de la salle enfumée venait de se rafraîchir, par la
seule vertu de ces mots : terres nouvelles !
Pour ces hommes mués en agriculteurs, en éleveurs et en
chasseurs par la nécessité, les murs de la salle venaient de
reculer à la limite d'un horizon immense. Ils sentaient bouil-
lonner dans leurs veines l'antique dualité de la race normande
qui avait fait de leurs aïeux des marins-laboureurs, des
guerriers-paysans.
Plus d'un respirait plus largement comme s'il s'était déjà
trouvé dans son drakkar, en face des terres nouvelles promises
à son courage et à ses efforts.
Leif s'avança d'un pas et résuma d'une courte phrase ce que
tous pensaient :
— Eh bien ! j'irai, moi f
CHAPITRE IV
35
SIMON s'éveilla, quelques jours plus tard, avec le
sentiment bizarre qu'il n'avait pas terminé la journée de la
veille. Sa nuit de sommeil n'avait pas été comme à
l'accoutumée une frontière entre deux séries d'activités. Il mit
un certain temps à comprendre de quoi il retournait. Il s'était
endormi en se posant une question, el c'était cette même
question qui lui trottait encore par la tête au moment où il
avait ouvert les yeux :
« Le seigneur Leif acceptera-t-il de me prendre avec lui
pour son nouveau voyage ? »
II n'osait pas exprimer son espoir tenace. Depuis qu'il
avait entendu parler des terres nouvelles, il s'était mis en tête
que son frère Pierre avait pu y trouver refuge. Ce qui était
advenu à Bjarni pouvait aussi bien être arrivé à quelques-uns
des quatorze navires manquants.
Mais il savait aussi que pour une entreprise de ce genre il
n'y aurait que juste assez de place pour les rameurs, les
provisions et quelques couples de bestiaux.
- J'ai quinze ans, murmura-t-il. Je suis déjà fort ! Je
pourrais tenir la rame aussi bien qu'un autre !
Mais il savait au fond de lui-même que ce n'était pas tout
à fait vrai. Il se leva en soupirant et se dirigea vers la fenêtre.
L'aube blanchissait à peine le ciel. Simon se demanda s'il
reverrait jamais et son frère et le pays de la Frise, qui était
pour lui maintenant le plus beau du monde.
Une grande activité régnait dans la cour. Le Jarl Eric était
déjà debout et donnait ses ordres à une équipe d'esclaves et de
guerriers. Simon comprenait suffisamment bien le norvégien
maintenant pour savoir qu'il était question des bateaux.
« Vont-ils déjà charger les navires ? » se demanda-t-il
avec au cœur un pinçon d'angoisse.
36
Il enfila très vite ses vêtements et s'emmitoufla dans sa
pelisse fourrée. On était en novembre et, sans la clarté diffuse
de la neige, il aurait fait complètement nuit encore.
Il trouva dans la cuisine les servantes en grand émoi.
Mais, comme elles parlaient un patois incompréhensible pour
lui, Simon sortit aussitôt. Il se mêla à la troupe qui quittait
Brattahlid sans que sa présence fût remarquée. Il vit aussitôt
que tous se dirigeaient vers le fjord. Certains portaient de
lourds rouleaux de câbles en peau de phoque tressée, et d'au-
tres des troncs de pins bien ronds ramenés par Leif de son
voyage.
Pour les Normands, habitués à l'abondance de leurs forêts
natales, l'absence de bois au Groenland était un souci majeur.
Tout au plus trouvaient-ils parfois sur le rivage des bois
flottés, amenés par la mer, depuis les côtes de la Sibérie. Mais
ces bois étaient impropres à toute construction et, bien sèches,
ils ne servaient guère qu'au chauffage. Imprégnés de sel, ils
donnaient des flammes vertes qui amusaient beaucoup les
enfants les soirs de veillée.
Simon assista au halage des drakkars sur la berge. Il
comprit la raison de la présence des troncs de pins. Ils
servaient de rouleaux pendant l'opération de halage. Un
esclave, dès qu'un rondin était libéré par le drakkar,
s'empressait de le retirer et de le replacer devant la proue,
comme un chemin sans fin.
Dès que les longs navires furent couchés sur le flanc, le
radoubage commença. Une équipe raclait la coque pour la
débarrasser des coquillages qui y étaient incrustés. Sur un feu
de bois, la poix que Leif avait rapportée de Norvège fondait
doucement dans une jarre.
37
Il comprit la présence des troncs de pins : ils servaient
de rouleaux pendant l'opération de halage.
38
Simon aida un vieil esclave qui enfonçait à force une
cordelette en poil de vache dans les joints des clins de la
coque. La poix fondue s'étala bientôt sur le bois poli des
longues planches.
Le .Jarl Eric et son fils Leif inspectaient eux-mêmes
chaque lame,
- Ce bâtiment est neuf, opina Eric en désignant celui qu'il
avait. acheté à Herjolf. Il est plus large et plus long que nos
navires habituels. Sans doute sera-t-il un peu plus lent, mais il
tiendra mieux la mer.
- Et surtout, la largeur de son banc nous permettra de
loger davantage de provisions. Ce qui n'est pas négligeable, si
l'on songe que nous ne savons pas quelles seront les ressources
des pays que nous allons découvrir !
Mais leurs réflexions furent interrompues tout à coup par
l'arrivée bruyante d'une petite troupe de jeunes guerriers,
conduits visiblement par Ragnar, dont les yeux brillaient d'une
joie méchante.
—. Seigneur Eric ! Seigneur Eric ! s'exclama-t-il dès qu'il
fut à portée de voix. Le collier d'or de notre maîtresse a été
volé !...
— Volé ? Que dis-tu là ?
— Oui, volé, et voici le voleur !
Eric suivit la direction du doigt de Ragnar, imité par Leif,
et ils découvrirent le pauvre Simon qui rougissait, les yeux
étincelants de colère.
Leif dut s'interposer. Eric, d'un caractère violent, voulait
s'emparer sur-le-champ du jeune esclave.
— S'il vous plaît, mon père, cette nouvelle mérite d'être
accueillie prudemment. Simon ne nous a donné, jusqu'à ce
jour, que des satisfactions... Retournons à la ferme et voyons
ce qu'il en retourne.
39
Les deux guerriers abandonnèrent le chantier après avoir
donné leurs ordres pour que le travail continuât en leur
absence. La petite troupe reprit le chemin de la ferme, et Leii
dut se fâcher pour faire taire les cris hostiles des jeunes
guerriers à l'égard de Simon, dont le regard affolé allait de son
maître à la troupe de ses accusateurs. Sa rougeur avait fait
place à une pâleur livide.
*
**
Le Jarl Eric était assis dans la grande salle, sur son haut
siège, Leif et ses frères, Thorvald et Thorstein, l'entouraient.
Devant eux, Simon était debout, seul, face à un demi-
cercle de guerriers, au premier rang desquels se tenaient
Ragnar et ses camarades, frémissants d'une joie mauvaise.
Leif ne quittait pas des yeux son protégé, et son visage
était empreint d'une tristesse inquiète. Se pouvait-il que Simon
fût un voleur ? Dans ce cas, il recevrait les quinze coups de
fouet mérités, et Leif ne l'emmènerait pas en expédition
comme il l'avait décidé.
Ragnar conta comment, le matin même, Thorild, l'épouse
du Jarl, s'était aperçue de la disparition de son collier d'or,
laissé par elle, la veille, dans un coffret de bois. Les servantes
avaient fouillé toute la maison, aidées par Ragnar et ses amis,
et le collier avait été retrouvé sous la couche de Simon, parmi
les fourrures qui la garnissaient.
Simon frémit et fit mine de se jeter sur son accusateur.
Mais sous le regard de Leif il se contint et serra les poings de
rage.
Eric avait écouté attentivement et il demanda à Simon :
— Comment expliques-tu la présence de ce collier parmi
les fourrures de ton lit ? Tu as entendu ce qu'a dit Ragnar ?
40
La bouche de Simon trembla avant qu'il pût articuler un
son.
— Ce n'est pas possible, seigneur Eric, ce n'est pas
possible ! Le vieux Jarl hocha la tête.
— Je regrette, Simon Bastien, mais je ne puis me
contenter de tes paroles... Pourquoi n'est-ce pas possible ? Dis-
le-nous sans crainte...
— Je ne sais pas... mais je n'ai pas pris ce collier...
J'ignorais où il se trouvait, et je suis sorti ce matin directement
de ma chambre pour aller dans la cour.
Leif intervint à son tour.
— Simon... dis-nous la vérité... Je t'en conjure !
Mais le jeune garçon plissa les lèvres. Il finit par
demander :
— Vous ne me croyez pas, seigneur Leif ?
Leif hésita. Quelque chose lui disait que Simon était
sincère. Mais le témoignage de Ragnar appuyé par tous ses
camarades n'était pas non plus à négliger. Simon comprit, à
l'attitude de son maître, que celui-ci n'était pas certain de son
innocence et il ne répondit plus aux questions qui lui furent
posées. Son silence irrita Eric, qui condamna l'esclave à
recevoir publiquement les quinze coups de fouet.
Leif ne put s'empêcher de se souvenir de la scène, dans la
maison d'Herjolf, à Breida, qui l'avait décidé au rachat de la
faute du jeune garçon. Mais là il ne pouvait plus rien. Son père
avait prononcé' et le châtiment serait appliqué. Déjà des
guerriers s'emparaient de Simon pour dévêtir son torse et
l'attacher au pilier, où des anneaux avaient été fixés à cette fin.
Et, tout à coup, Leif demanda au vieux Jarl :
— Vous plairait-il, mon père, ordonner que l'on
attende quelques instants, avant de commencer la punition. J'ai
quelque chose à voir...
41
Le Jarl Eric leva ses sourcils épais, mais accorda ce que
son fils préféré lui demandait. Celui-ci quitta la salle quelques
instants, et, quand il revint, nul ne put lire sur son visage le
résultat de sa mystérieuse démarche.
— Mon père, je voudrais poser une question, une seule, à
ce jeune guerrier...
Il désignait de la main Ragnar, qui parut s'étonner et
voulut sourire, mais ne réussit qu'à grimacer bizarrement.
-— Nous t'écoutons, Leif, nous t'écoutons !
Leif jeta un coup d'œil à Simon et vit que celui-ci
attendait la question avec impatience. Il avait deviné sans
doute que son maître venait à son secours, comme à Breida.
- Voudrais-tu nous dire, Ragnar, si c'est bien toi qui as
découvert le collier de Thorild, ma mère, dans la couche de
Simon Bastien ?
Ragnar dut avaler sa salive, assez difficilement, sembla-t-
il.
— Oui, seigneur Leif... C'est moi !
Leif attendit, et le silence dans la salle devint pénible.
— Voudrais-tu nous dire sous laquelle des peaux qui
garnissaient cette couche tu l'as trouvé, ce collier ? Sous la
peau d'ours ou sous la peau de mouton ?
Ragnar devint livide. Il balbutia :
- Sous la peau d'ours, Leif, sous la peau d'ours, j'en suis
sûr !
Leif regarda Simon et s'approcha du jeune Ragnar.
- Tu as bien dit sous la peau d'ours ? C'est bien ça ?
Ragnar, éperdu, sentant le piège sans parvenir à le découvrir,
hocha la tête avec la force exagérée que donne la mauvaise
conscience :
— Ou... oui... Leif, sous la peau d'ours !
Une paire de gifles magistrales retentirent dans la vaste
salle, cependant qu'un murmure surpris s'élevait dans le rang
42
des guerriers. Leif alla chercher Simon et l'aida à remettre sa
tunique.
Il amena le jeune esclave devant son père et lui dit :
— Et maintenant, Simon Bastien, dis toi-même au Jarl
Eric pourquoi ce n'est pas toi qui as pris ce collier, et pourquoi
j'ai compris que Ragnar mentait !
Simon, épanoui, s'avança et, d'une voix claire, vibrante de
joie, déclara :
— Il n'y a pas de peau d'ours sur ma couche, seigneur
Eric ! Juste une peau de mouton et une couverture ! Ragnar a
menti !
Les yeux du vieux Jarl pétillèrent de malice.
— Bien joué, Leif ! Que faut-il infliger à Ragnar pour
son mensonge ?...
Mais Simon secoua la tête.
Leif le regarda et sourit. Bien qu'il sût ce que Simon allait
lui répondre, il posa néanmoins la question qu'il attendait :
—- Tu as entendu, Simon ? Pourquoi secoues-tu la tête ?
- Le Seigneur a dit de pardonner les offenses. Je ne sais
pas pourquoi Ragnar a voulu me faire accuser de ce vol, mais
je ne tiens pas à ce qu'il soit puni pour son mensonge...
Puis, comme s'il s'agissait d'un geste tout simple, il tendit
la main au jeune Normand. Ragnar, surpris, serra la main
tendue, mais, d'un geste qu'il ne put réprimer, il la retira
aussitôt derrière son dos, comme s'il regrettait cette faiblesse.
Simon, tout à la joie de se voir innocenté, ne remarqua rien.
Les rudes guerriers témoins de la scène, peu habitués à
pardonner, hochèrent la tête. Plus d'un, devant l'attitude
incompréhensible de Simon, garda un doute sur son
innocence.
43
CHAPITRE V
44
Cette déclaration déclencha l'enthousiasme et les vivats
des hommes. Plus d'un rêva cette nuit-là d'une contrée
merveilleuse où il bâtirait une nouvelle maison.
*
**
45
- Peut-être, mon fils, peut-être ! Mais j'ai mieux encore
que des corbeaux. J'ai décidé d'acheter des « vents favorables
», et demain je donnerai à cette occasion une grande fête !
Leif dissimula son dépit. Jamais il ne parviendrait à
débarrasser son père de ses superstitions païennes.
*
**
46
étaient de veau tacheté et le poil en était hérissé, ce qui
impressionna beaucoup ceux qui le remarquèrent. Simon la
trouva fort laide. Mais il était chrétien et il n'assistait à la
cérémonie qu'à son corps défendant.
Chacun s'était levé de son siège pour la saluer à son
entrée. Eric le Rouge, descendu de son fauteuil, s'était avancé
au-devant de la voyante, l'avait prise par la main et l'avait
conduite au haut bout de la table, préparée à l'avance et déjà
servie.
Thorbjaga goûta au bouillon de chèvre à l'aide d'une
cuiller de cuivre qu'elle sortit de son sac. On servit ensuite le
cœur de plusieurs animaux : rennes, ours, phoques, bœufs,
chèvres et moutons.
Le repas fut silencieux, chacun s'évertuant à respecter le
silence de la voyante. Puis elle entraîna Eric le Rouge à part,
en compagnie d'une dame d'âge qui devait réciter en même
temps qu'elle le Vardlokkur, l'appel aux dieux tutélaires.
Quelques instants plus tard, Eric le Rouge reparaissait, le
visage éclairé par une joie éclatante.
- Mes amis, s'exclama-t-il, nous aurons bon vent et bonne
route ! Qu'on apporte l'hydromel et qu'on boive ferme à la
santé de la respectable Thorbjaga et au succès de notre
voyage!
*
**
47
— Plus de peur que de mal ! s'exclama-t-il.
Et il voulut se remettre en selle. Mais la grimace qu'il ne
put retenir alerta son fils qui le reconduisit à la ferme. On
découvrit que le Jarl s'était enfoncé une côte et démis une
épaule. H parvint à sourire, malgré sa souffrance :
— Cette Thorbjaga n'avait pas prévu ça ! Pendant qu'elle
y était, elle aurait pu aussi bien me vendre une « bonne che-
vauchée » jusqu'à la mer !
Puis il déclara :
- Leif, mon fils, tu prends dès ce moment le commande-
ment de l'expédition. Puisses-tu faire honneur à ton nom et à la
renommée des Vikings !
- Ainsi ferai-je, mon père, en me souvenant toujours de
votre exemple !
Un peu consolé par la piété de son fils et le rappel de ses
hauts faits, Eric le Rouge laissa partir Leif vers la mer.
*
**
Leif refit donc à l'inverse, à bord du Long-Serpent, le
voyage que Bjarni avait accompli. Après cinq jours de
navigation il découvrit d'abord un pays de pierres plates,
inhabité et inhabitable, qu'il appela pour cette raison le
Helluland (1). Une seconde terre, plate et brisée, reçut le nom
de Markland.
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drakkar se retrouva en pleine mer, et c'est à la fin du second
jour que la vigie signala une terre, devant laquelle une île
montait la garde. La mer ondulait à peine, et pourtant elle était
sale de vase : Leif sut qu'il arrivait sur des hauts-fonds. Il
gouverna vers la côte et soudain il y eut un choc : le drakkar
venait de s'échouer sur le sable.
Leif fit jeter une ancre et, avec la moitié de ses
compagnons, sauta dans l'eau.
Et Leif comprit qu'il était arrivé !
Une rivière coulait dans la mer et venait d'un lac. On
sonda la profondeur. Il serait facile, avec l'aide de la marée
haute, de mener le navire jusque dans le lac. Pouvait-on rêver
meilleur port ? L'eau douce, le poisson et le gibier ne feraient
pas défaut. Et, de plus, le bois était abondant.
Simon, parmi les premiers, sauta dans l'eau. Elle était peu
profonde et ne lui arrivait qu'à mi-cuisse.
— Que la moitié des rameurs restent à bord ! commanda
Leif. Les autres viendront avec moi en reconnaissance.
Les Normands, ivres de leur découverte, effrayèrent des
milliers d'oiseaux, qui s'envolèrent avec des cris aigres. A
marée haute, Leif gouverna le navire jusqu'au lac, où il jeta
l'ancre. Afin d'éviter les surprises, on décida de passer la nuit à
bord, et ce ne fut que le lendemain matin que tous descen-
dirent à terre.
*
**
49
Leif désigna une équipe de chasseurs, chargée de forcer
le gibier et de rapporter de la nourriture fraîche. Dans leur hâte
d'arriver aux terres nouvelles, les Normands n'avaient mâché
que de la morue séchée depuis leur départ.
— Les autres vont abattre des arbres, et nous allons cons-
truire notre maison.
Simon n'eut plus guère le temps de penser à son frère. 11
transporta comme les autres des troncs de pins que les haches
à double tranchant abattirent.
Une autre équipe ébrancha les troncs et les équarrit sur
deux faces. Leif délimita lui-même le carré qui constituerait la
maison principale et les troncs s'empilèrent bientôt. De la
mousse et de l'argile garnirent les intervalles, et le lac fournit
la tourbe en plaques pour le toit.
La même argile et des pierres constituèrent un âtre où le
bois flamba aussitôt. On sortit les hamacs, et ils furent
suspendus dans la grande salle.
Une seconde maison, plus petite, fut construite à son tour.
Un four spécial y fut aménagé pour chauffer les pierres néces-
saires aux bains de vapeur. Quand tout fut fini, Leif décida de
construire une troisième pièce, qui fut destinée à recevoir les
provisions.
Par habitude, et par prudence, on acheva l'ouvrage par
une haute palissade, qui transforma l'ensemble en un fortin de
bonne allure.
Les chasseurs revenaient tous les soirs chargés de
chevreuils, de daims et d'élans tués par leurs flèches. D'autres
péchaient dans le lac et ramenaient dans leurs filets des
saumons énormes, des truites de mer.
Ainsi rassurés sur les provisions dont ils disposaient pen-
dant l'hiver, les Normands de Leif se groupaient le soir autour
de l'âtre et racontaient les anciennes histoires de leur race.
50
Une palissade transforma l'ensemble en un fortin de
bonne allure.
51
*
**
52
CHAPITRE VI
53
- Pourquoi ne pas partager notre troupe en deux parts
égales ? L'une resterait ici pour garder notre maison et l'autre
défendrait le bateau !
Leif réprima le mouvement d'humeur que la proposition
du chasseur avait soulevé en lui. Le ton surtout. Il savait que
les paroles de Thorall rencontraient un écho favorable parmi
ses guerriers, qui considéraient l'inaction comme le pire des
maux. 1 suffirait d'un rien pour qu'ils choisissent d'eux-mêmes
un autre chef si celui-ci parlait de combat.
- Thorall, tu es plus habile à tuer le daim et l'élan qu'à
conduire ©n guerre ! Si je t'écoutais, malheureux impatient,
sais-tu ce qui arriverait ?
Leif avait parlé d'une voix ferme, sans colère, prouvant
ainsi à tous qu'il savait garder son sang-froid en toute circons-
tance. Et il eut le soulagement de voir que l'attention des
hommes lui restait acquise.
— Suivons le conseil de Thorall, partageons-nous en
deux troupes affaiblies, et je gage que ceux qui sortiront de
cette enceinte n'auront pas le temps de parcourir dix pas dans
la forêt sans succomber sous les coups d'ennemis invisibles,
qui ne peuvent être que les habitants de ce pays... et qui
1© connaissent beaucoup plus parfaitement que nous...
Leif savait exactement l'effet que ses paroles pouvaient
faire sur les plus emportés. L'évocation d'ennemis invisibles
n'était pas faite au hasard. Les plus braves parmi ses hommes
redoutaient les puissances des ténèbres et, malgré leur
conversion récente au christianisme, plus d'un affirmait qu'il
ne fallait pas abandonner aussi vite les dieux des Vikings et les
sorcières. Combattre à visage découvert leur convenait, à
condition que l'ennemi fût à portée de leurs haches. Mais
l'ennemi invisible tenait pour eux de la magie. Leif ressentait
le flottement des plus exaltés. Il acheva :
54
— Puis, la moitié de nos hommes sur le terrain...,
qu'adviendrait-il de l'autre, de celle qui resterait ? Je vous le
demande ?
Mais un silence profond accueillit cette question. Sous le
regard brillant du chef, les paupières se baissèrent. Leif retint
un sourire. Il avait gagné :
— Pris au piège, sans une grande réserve de nourriture et
sans espoir de secours extérieur... Alors ?
Mais Thorall ne voulut pas s'avouer aussi facilement
vaincu :
— Pris au piège... pris au piège ! Ne le sommes-nous pas
déjà, peut-être?
Leif ne se démonta pas.
— C'est bien ce que je disais... Mais la moitié de notre
effectif pourra alors utilement tenter une sortie, appuyée par
l'autre moitié ! Et en plein jour, ce qui double nos chances !
Un murmure de soulagement courut dans les rangs des
guerriers. Leif annonça qu'il allait faire le tour des sentinelles
qu'il avait fait placer depuis le retour de Simon.
- Et dès demain matin nous aviserons... Il convient que
chacun de nous dorme sous les armes, sans doute, mais
dorme ! Peut-être aurons-nous besoin de nos forces intactes
demain, à l'aube. C'est le parti le plus sage. Ayant dit, il
parcourut du regard les visages de ses compagnons et il
apprécia leur compréhension. Thorall lui-même, le visage
détendu, ne trouva plus rien à redire aux dispositions de Leif.
Celui-ci, de retour de sa ronde, s'étendit sur son hamac.
Mais il lui fut impossible de trouver le sommeil. Il allait falloir
compter avec les indigènes, quels qu'ils fussent. Et si Leif ne
ressentait aucune frayeur, il n'en était pas moins préoccupé.
55
*
**
56
Il laissa cinq hommes à la garde de la maison et partit
avec le reste vers le mouillage. Un soupir de soulagement lui
échappa lorsqu'il aperçut la silhouette du Long-Serpent intact.
La surface du lac était calme, sans une ride, avec cette pro-
fondeur dans les reflets qui évoque le plomb fondu. Ils trou-
vèrent aussi leur canot et le halage du bateau s'effectua sans
incident au cours de la journée. Il fallut élargir la porte de la
palissade. Par précaution, Leif fit dresser une seconde palis-
sade, en demi-cercle, devant la porte. Ces travaux occupèrent
tout le reste du jour.
Simon y participa. Mais il avait aperçu, lui aussi, la trace
laissée par son mystérieux agresseur, la veille, et d'étranges
visions le hantèrent. La forme du pied qui s'était imprimé dans
la neige ne rappelait en rien celle qu'il laissait lui-même. Alors
que les bottes de veau des Normands laissaient une empreinte
longue et pataude, celle de l'inconnu était beaucoup plus large
et se terminait en triangle. La distance entre les empreintes
tourmentait également le jeun© garçon. Elle pouvait signifier
aussi bien que l'homme était immense, ou qu'il ne se déplaçait
qu'en courant.
La nuit amena les mêmes dispositions que la veille, mais
cette fois encore rien ne se produisit.
*
**
57
s'éloignent pas trop loin le premier jour, pour être de retour ici
le soir même. Nous verrons par la suite ce qu'il convient de
faire !
Il attendit que quelqu'un proposât une autre solution.
Mais Thorall le Chasseur déclara :
— J'en suis, moi !
Il fallut tirer au sort pour désigner les quatre autres guer-
riers qui l'accompagneraient, tous voulant partir.
Simon supplia Leif de le laisser partir, lui aussi. Peut-être
recueillerait-il un indice sur la possibilité que des barques
normandes aient pu s'échouer sur cette partie de la côte ? Leif
était sceptique mais il n'eut pas le courage de décevoir Simon,
il accepta. On déjeuna, plus copieusement encore que d'habi-
tude, et l'expédition prit congé du reste de la troupe, qui
enviait ouvertement la chance de ceux qui partaient.
*
**
Les cinq hommes s'enfoncèrent dans la forêt à la
poursuite du mystérieux visiteur. Plusieurs fois ils s'arrêtèrent
pour un bruit suspect, une ombre entrevue. Mais, à chaque
alerte, il s'avéra qu'il ne s'agissait que d'un animal surpris,
effrayé, qui avait décampé.
Les traces continuaient dans la neige, toujours aussi espa-
cées, longues de plus du double de celles laissées par les
chasseurs.
Un moment, un ruisseau coupa la piste et mit nos
chasseurs dans l'embarras. Au-delà du petit cours d'eau vive
qui courait dans les pierres de son lit, la trace s'évanouissait. Il
fallut remonter le lit pendant un long moment avant de
retrouver la trace.
- L'homme est habile, s'il s'agit d'une créature humaine,
émit Thorall le Chasseur. Il a suivi le ruisseau pour effacer ses
58
traces ! C'est donc qu'il s'attend à la poursuite, sinon pourquoi
aurait-il pris tant de précautions ?
Les autres le regardaient, se demandant où il voulait en
venir.
— Et s'il s'attend à ce que nous le poursuivions, nous
devons redoubler de vigilance, car lui et ses pareils, s'ils
existent, auront pris leurs dispositions !
Plus d'une main farouche se crispa sur le manche de la
hache à deux tranchants, à l'évocation de la bataille.
— Je vais marcher en tête, poursuivit Thorall. Et vous me
suivrez à une portée de flèche ; il convient que deux d'entre
vous tiennent leur arc prêt à décocher un trait au moindre
signe. Je m'arrêterai tous les cent pas et je vous attendrai. Je
repartirai et vous attendrez mon signal pour avancer de
nouveau.
Ainsi firent-ils, dans le plus grand silence. Le cœur de
Simon battait si fort au cours de cette approche muette, qu'il
lui sembla que c'était dans sa gorge qu'il en sentait les pulsa-
tions.
L'avance se poursuivit ainsi jusqu'au moment où Thorall
leva le bras, faisant le signal convenu.
Les arcs se tendirent, mais rien ne se produisit. Les quatre
hommes et le jeune garçon se hâtèrent de rejoindre le
chasseur.
Il était accroupi dans un bosquet, un peu à l'intérieur de la
lisière de la forêt, qui cessait brusquement. Ils aperçurent tout
d'abord une vallée, large mais encaissée. Sur ses pentes des
pins et des sapins d'un vert sombre descendaient vers un cours
d'eau aux eaux calmes qui serpentait mollement entre deux
rives verdoyantes malgré la neige. La vallée paraissait absolu-
ment déserte, aussi loin que portait la vue. Et pourtant la piste
qu'ils suivaient descendait vers le fleuve.
Mais Thorall, de la main, désigna un point précis. Et les
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guerriers réprimèrent un cri de surprise : au-dessus des
derniers sapins qui bordaient le fleuve,.une fumée bleue, un
mince filet nonchalant s'élevait doucement, à peine visible,
mais qui n'avait pas échappé à l'œil du chasseur.
- Il n'y a pas de fumée sans feu, et pas de feu sans cuisi-
nier ! murmura Thorbrand, le plus âgé des guerriers de
l'expédition.
— C'est aussi mon avis, opina Thorall. Mais ce cuisinier-
là pourrait bien n'être pas seul de son espèce.
Pour eux, il ne faisait aucun doute que la présence du feu
signifiait la présence d'êtres humains. Ils résolurent de s'en
assurer. La progression reprit, plus lente cette fois.
La pente était assez rude et, sous les semelles de peau des
Normands, la neige rendait la piste glissante. Plus d une fois
ils crurent que la chute de l'un d'eux allait alerter les étrangers.
Mais ils arrivèrent enfin sur une partie plus plate qui devait
descendre en pente plus douce vers le fleuve. Les sapins
s'éclaircirent, et bientôt ils ne progressèrent plus que d'arbre en
arbre, un à la fois.
L'homme de tête fit soudain un signe impératif et tous
s'accroupirent sur place. Le geste leur permit de découvrir la
cause de l'arrêt : devant eux une dizaine de tentes sombres
s'élevaient, et c'était au-dessus de ces tentes que le filet de
l'innée continuait, impassible, à serpenter dans la lumière.
60
CHAPITRE VII
61
- Bien raisonné, pour un esclave ! Thorall hocha la tête :
- Oui, pas mal ! Seulement, si tu es découvert, prends ta
course dans une autre direction afin de les lancer sur une
fausse piste et, lorsque tu seras en plein bois, rabats-toi vers
nous, seulement à ce moment-là. Nous repartirons aussitôt par
le chemin que nous avons pris à l'aller. C'est entendu ?
Simon acquiesça. Les cinq hommes le suivirent et se
déployèrent à quelque distance les uns des autres. Ils s'établi-
rent chacun derrière un arbre différent, et Simon s'apprêta à
bondir.
Thorall leva la main : le jeune garçon fonça de toute la
vitesse dont il était capable vers les tentes. En même temps,
les chasseurs bandèrent leur arc et se tinrent prêts à protéger la
retraite de Simon s'il y était obligé.
Simon franchit la distance qui le séparait du petit village
et atteignit la première tente. Les chasseurs retinrent leur
souffle ; mais le jeune garçon s'aventura plus avant à l'intérieur
du village, allant de tente en tente, et bientôt il n'y eut plus
aucun doute : Simon adressa à ses compagnons des signes
véhéments, qui leur intimaient d'avoir à s'approcher.
— Tout beau ! grogna Thorall. Ce village désert ne me
dit rien qui vaille ! Nous allons nous y précipiter comme
l'attendent peut-être ses habitants, pour nous y surprendre ! J'y
vais, moi. Restez ici, sur la défensive, prêts à intervenir !
Il franchit la clairière à grandes enjambées et rejoignit
Simon. Il constata après lui que les cases étaient vides.
- Et pourtant ce feu fume encore ! grogna Thorall.
Car, chose étrange, non seulement les tentes étaient vides,
mais aucun objet ne s'y trouvait qui pût attester une présence
récente. Simon regarda à loisir les huttes coniques, faites
d'écorce de bouleau et. de peaux. Elles étaient constituées par
des branches d'un bois dur rassemblées dans le haut par des
lanières d© peau. La hutte n'était pas fermée au sommet et
62
la patine des branches à cet endroit disait assez que
l'orifice servait de trou à fumée.
Thorall se convainquit qu'il n'y avait pas de piège. Sinon
les indigènes n'eussent pas enlevé tout ce qui devait servir à la
vie. Dans la cervelle du géant, plus apte à relever une trace
qu'à assembler des idées, le phénomène avait de la peine à
s'expliquer. Il revenait toujours à la même idée, qui l'empê-
chait de penser plus loin :
— S'il n'y avait pas ce feu...
Les autres chasseurs s'approchèrent à leur tour et,
curieux, inspectèrent les huttes.
— Moi, je suis d'avis qu'ils se sont enfuis quand
leur gaillard, celui qui a tiré la flèche, est venu leur dire que
nous étions là ! Il n'a pas dû se rendre compte qu'il avait tiré
trop haut... et de voir que le garçon ne tombait pas, ça a dû lui
flanquer la frousse !
Cette hypothèse fut accueillie comme une certitude par
les autres chasseurs. De gros rires saluèrent cette victoire d'un
genre nouveau. Mais elle n'était pas de nature à étonner ces
hommes habitués à faire trembler les habitants riverains de la
mer du Nord et de la Manche.
Thorall releva autour du village abandonné de
nombreuses traces et une piste qui s'enfonçait entre les sapins,
dans la direction opposée à celle par laquelle ils étaient
arrivés. Il hésita sur le point de savoir s'il convenait de suivre
cette piste, mais un coup d'œil au soleil l'avertit qu'il était
temps de repartir en direction du camp s'ils voulaient y arriver
avant la nuit, comme Leif l'avait prescrit.
Avant de donner le signal du départ, Thorall donna un
coup de hache dans le tronc d'un bouleau pour repérer la
direction de la seconde piste.
— La neige peut tomber de nouveau, s'écria-t-il, et
brouiller les traces. Nous saurons par où ils sont partis !
63
Les chasseurs reprirent le chemin du camp. Ils avançaient
plus rapidement que le matin, débarrassés du souci de surveil-
ler les alentours. Simon fermait la marche, le visage soucieux.
Il tenait à la main le seul objet qu'il eût trouvé dans le petit
village abandonné, et cet objet l'emplissait d'un trouble qui
allait grandissant à mesure qu'il s'éloignait des huttes.
*
**
64
unité. La nuit porte conseil. Demain j'irai moi-même, avec une
dizaine d'entre vous. Que l'on prenne les dispositions pour la
veille !
Le repas fut morne, sans ces plaisanteries bruyantes et les
éclats de rire que la bonne chère et la bière engendraient
d'habitude. Simon n'était qu'un esclave, mais il était chrétien.
Sa disparition, de plus, signifiait l'existence d'un danger sour-
nois, d'hommes capables de se livrer avec habileté à l'embus-
cade, la forme de combat que ces rudes guerriers n'aimaient
pas. Pour eux, hors le combat à découvert où les vertus de leur
courage et leur mépris de la mort faisaient merveille, ils
n'étaient point à leur aise. Ils étaient prêts à conquérir le pays,
la hache haute, mais pas à s'exposer ainsi à un danger
invisible.
Le récit de Thorall les avait convaincus que les indigènes
avaient quitté leur campement par crainte d'une surprise. Et ils
savaient que la peur est mauvaise conseillère. Sans doute
devaient-ils s'attendre à ce que ces hommes essaient de les
attaquer par surprise, pour se débarrasser de la menace qu'ils
représentaient pour eux.
Leif était plus soucieux encore. Simon, entre les mains
des mystérieux habitants de ce pays, serait un otage ! Qui sait
seulement s'il était encore en vie ?
*
**
65
souci. La proximité de l'hiver, avec l'inconnu qu'il représentait,
justifiait toutes les précautions. Mais il n'était venu, lui, que
dans l'espoir de retrouver son frère jumeau, et son jeune âge ne
connaissait pas la patience.
La découverte des huttes lui avait fait craindre que les
indigènes ne se soient montrés hostiles à tout nouveau débar-
qué et que les rescapés, s'il y en avait eu, ne se soient heurtés à
leurs ruses et n'aient succombé.
Et sans doute aurait-il supporté un moment encore l'incer-
titude de l'attente si, lorsqu'il avait visité les huttes abandon-
nées, il n'avait découvert près de l'un© d'elles une flèche.
Il n'y avait rien là d'extraordinaire sans doute. Les
indigènes utilisaient les flèches, puisque l'une d'elles avait bien
failli terminer son voyage deux jours plus tôt. Mais, tout de
suite, un détail l'avait frappé : l'empennage de la flèche qu'il
venait de découvrir ne ressemblait en rien à celui de la flèche
qu'il avait arrachée de la palissade de leur camp. Quatre
plumes et non trois le garnissaient et la pointe était de fer et
non d'os. Il y avait un certain temps qu'elle séjournait dans
l'herbe, car le fer était déjà bien rouillé. Et, à sa grande
surprise, il avait découvert que le bois de la fine baguette était
gravé. Sans doute n'y aurait-il eu là rien d'extraordinaire si ces
gravures ne lui avaient rappelé celles des flèches des
Normands. Leif, pendant leurs conversations au Groenland, lui
avait expliqué vaguement la signification des runes, sorte
d'écriture dessinée qui, dans l'esprit des chasseurs, devait
donner à leurs flèches la force de pénétrer les cuirasses et les
toisons les plus épaisses. Ces runes, en forme d'angles aigus,
l'avaient frappé. Et il les avait reconnues sur la flèche trouvée
près des huttes.
Et tout de suite l'idée avait germé. Il ne retournerait pas
au camp. Si la neige se mettait à tomber, la piste qu'ils avaient
repérée d'un coup de hache dans le tronc d'un bouleau risquait
66
de disparaître. Il fallait la suivre tout de suite et essayer de
comprendre ; il ne savait pas encore comment ni pourquoi une
flèche normande se trouvait dans le campement abandonné par
les Skroelings.
Il avait repris sans rien dire le chemin inverse, de toute la
vitesse de ses jambes, craignant à tout moment d'entendre un
appel. Mais les chasseurs ne s'étaient aperçus de son absence
qu'une fois arrivés au camp.
Il était revenu aux huttes et il avait essayé en vain de
découvrir un autre indice. Il avait alors gagné les traces
repérées et il les avait suivies.
La forêt était la même de ce côté-là. Après les sapins de
la vallée, des pins, des bouleaux, des érables au feuillage
rouge composaient un ensemble somptueux.
La piste était plus importante. Plusieurs personnes
l'avaient suivie, visiblement depuis assez peu de temps. Simon
n'était pas assez au fait encore de ces choses, mais il pensa que
ce devait être la veille que la fuite avait eu lieu. Sans doute
quelqu'un était-il resté en arrière et n'était parti que le matin
même, ce qui expliquait que le feu fumait encore.
La piste serpentait entre les arbres et bientôt elle grimpa
en pente douce au flanc de la vallée. Simon se retourna plu-
sieurs fois pour contempler le magnifique spectacle qui s'éten-
dait derrière lui. Par places d'énormes rochers d'un brun violet
jaillissaient de la verdure des sapins ou de l'or des feuilles, il
crut apercevoir, beaucoup plus loin à l'intérieur, une vaste
étendue verte, mais peut-être ne s'agissait-il que de la fron-
daison d'une autre forêt.
La piste cessa de monter, elle longea le bord d'un plateau
qui surplombait la vallée. Simon sentit sa fatigue, tout à coup.
Il avait, en effet, peu mangé ce jour-là. Le déjeuner était loin.
Et Simon découvrit alors son imprudence. Il était parti sans
autre arme qu'un couteau de chasse.
67
« Bah ! se dit-il avec un sourire résigné. De toute
manière, je ne puis guère espérer tenir tête, tout seul, à une
troupe d'indigènes ! »
II frissonna un peu en pensant que les indigènes n'étaient
peut-être pas le seul danger de cette contrée. Mais sa jeunesse
surmonta son angoisse passagère.
Il ne savait plus depuis combien de temps il marchait. Le
soleil était déjà bas sur l'horizon et la piste continuait toujours.
Simon se rendit compte qu'il n'arriverait certainement pas à
son but avant la nuit. D'autre part, aborder un nouveau cam-
pement indigène pendant l'obscurité n'était peut-être pas la
manière la plus adroite et la moins risquée. Il résolut de
s'arrêter sur place et se mit en quête d'un endroit favorable
pour y passer la nuit.
Il finit par découvrir un rocher en surplomb, qui laissait
entre sa plate-forme et le sol un espace sufSsant pour qu'il pût
s'y glisser. L'herbe courte était intacte, la neige n'avait pu s'y
déposer.
68
CHAPITRE VIII
*
**
69
Il avait fait répéter plusieurs fois le récit de leur retour
aux cinq hommes, mais il n'en avait puisé aucune indication
valable. Ce fut Tyrker qui le tira d'embarras :
- Il n'est que de suivre la piste, Leif, et tu découvriras les
traces qui s'en écartent.
On discuta à perdre haleine sur cette proposition et l'on
finit par décider que c'était la seule chance de retrouver la
trace de Simon et de ses ravisseurs...
Mais lorsque le camp s'éveilla, le lendemain matin, une
nouvelle couche de neige rendit illusoire le succès de cette
démarche que Leif se décida pourtant à tenter. A la tête de la
moitié de ses hommes, munis de vivres en quantités
suffisantes pour un voyage de plusieurs jours, il s'enfonça dans
la forêt.
*
**
70
jusqu'à ce qu'ils arrivassent à la rive du ruisseau qui, déjà,
avait arrêté Thorall et les autres, la veille.
Leif décida de s'arrêter sur place pour qu'ils pussent se
restaurer.
*
**
71
il y a seulement deux ou trois jours ! S'ils ont rejoint un autre
village, plus important, je dois le découvrir ; et s'ils avaient
une longue route à faire, ils ont dû faire comme moi, bivoua-
quer. Ils ont dû faire du feu, même, je devrais en découvrir les
traces. »
Il avança en direction de la vallée.
« Peut-être que ces Skroelings sont des pêcheurs ? Leur
village devrait se trouver en bordure de la vallée, dans un
endroit dominant d'où ils pourraient apercevoir l'arrivée de
leurs ennemis, trouver de l'eau et pêcher... »
Il sourit, parce qu'il s'aperçut qu'il venait de prêter à ces
indigènes inconnus un comportement d'Européens. Il n'était
pas du tout certain que ces hommes eussent des ennemis qu'ils
craignaient, et aussi peut-être n'étaient-ils pas assez intelli-
gents pour installer leurs habitations en un point facile à
défendre.
« De toute manière, il faut que je me décide ! pensa-t-il.
Ou retourner au camp de Leif, ou aller de l'avant... »
Mais il se rendit compte qu'il n'aurait pas plus de chance
de retrouver ses compagnons que de partir à la recherche des
indigènes. La piste était aussi dissimulée par la neige de ce
côté-là. II était prisonnier de cette immensité farouche, de sa
propre solitude. Il ressentit un certain soulagement à l'idée que
le choix ne lui était plus possible.
« Si seulement je trouvais quelque chose à manger ! »
soupira-t-il.
Il se secoua, se reprocha son manque de courage et suivit
le bord de la vallée. Le ciel devint rosé à l'horizon, et il sut que
le soleil allait se lever. En même temps, il constata que le
fleuve qui coulait à ses pieds suivait la direction de l'est.
*
**
72
Leif tint conseil sur place, après le repas de sa troupe :
— Je pense de plus en plus que notre entreprise pour
retrouver Simon est inutile.* Nous ignorons quelle direction il
a pu prendre avec ses ravisseurs, et la neige nous empêche de
découvrir leur trace, malgré ce que j'espérais.
Un silence accueillit ces paroles. Les Normands ne
renonçaient pas volontiers à l'aventure promise.
—_ De plus, ces ravisseurs ont sur nous l'avantage de
bien connaître cette région et de pratiquer la surprise. Ils
viennent de le prouver suffisamment. Je suppose qu'il est trop
tard maintenant pour intervenir au profit de Simon. Si les
indigènes ont eu l'intention de le mettre à mort, c'est fait
depuis longtemps ; sinon, rien ne presse. Nous parviendrons
bien à le délivrer lorsque nous connaîtrons mieux ce pays. Je
pense que nous n'avons rien de mieux à faire que de retourner
au camp et de nous préparer à l'hiver.
*
**
73
Il n'avait pas fait plus de dix pas en direction de la rive
lorsqu'il aperçut un spectacle qui le fit s'arrêter net, frémissant.
Tout contre un rocher, le corps d'un homme était allongé,
sans mouvement. Simon devina, malgré le tourbillon de ses
pensées, qu'il ne pouvait s'agir que d'un indigène. La forme de
ses bottes de peau ornées de franges comme ses chausses, la
teinte cuivrée de ses bras et surtout la teinte brune de ses
cheveux tressés, luisants de graisse, ne lui laissèrent aucun
doute.
Près de l'homme gisait un arc et des flèches enserrées
dans un étui de peau et, à portée de sa main, un bizarre
instrument, que Simon assimila à une hache à manche court,
auquel un gros silex tranchant était retenu par des lanières de
peau.
Simon crut tout d'abord que l'homme dormait. Le cœur
battant il s'approcha et découvrit le visage aux yeux obliques,
1res pâle malgré le teint de la peau.
L'homme était grand et, s'il ressemblait aux Skroelings
que Simon avait pu voir au Groenland, il était visiblement plus
fortement bâti qu'eux.
Ce fut alors qu'il découvrit que l'indigène portait une
plaie au front, sur le côté droit. La blessure avait saigné
abondamment et la neige avait absorbé le sang.
D'après l'aspect de la plaie, Simon devina que l'accident
venait de se produire. L'homme avait dû glisser sur la roche cl
la heurter du front. Assommé par le coup, il n'avait pas encore
repris connaissance. Simon découvrit un peu plus loin un petit
panier en fibre tressée d'où sortaient les queues de plusieurs
poissons de belle taille. 'Cette vue lui rendit conscience de sa
faim. Mais il estima que ce n'était sans doute pas tout à fait le
moment de s'inquiéter d'un repas possible. Un homme était
blessé à ses pieds et il fallait lui porter secours.
74
Simon emplit le sac d'eau, et revint le plus vite qu'il put
vers le blessé.
75
Par mesure de prudence, il éloigna du blessé la hache de
silex et l'arc. La surprise aurait pu déterminer chez l'homme un
réflexe de défense dont Simon ne tenait pas à faire les frais.
Il chercha désespérément autour de lui un objet pouvant
faire office de récipient pour aller chercher de l'eau à la
rivière, mais il n'en trouva pas. Il finit par remarquer que l'étui
des flèches figurait assez bien un petit sac et il se hâta de le
vider. La peau était souple mais cousue serré par de fines
lanières. Il s'en empara et courut vers le fleuve.
Il emplit le sac d'eau glacée et revint le plus vite qu'il put
vers le blessé. Celui-ci n'avait pas bougé.
Simon chercha fébrilement une étoffe pour la tremper
dans l'eau et appliquer une compresse sur le front de l'autre.
Mais il ne réussit pas, malgré ses tentatives, à poser le sac par
terre sans risquer de le voir se vider aussitôt. D'une main il
atteignit sa chemise de grosse toile et après bien des efforts
parvint à entamer l'étoffe de la pointe de son couteau. Il tira et
un craquement l'avertit qu'il avait réussi. Il obtint ainsi un petit
morceau de toile qu'il trempa aussitôt dans l'eau. Il humecta la
plaie et lava le sang coagulé qui maculait le front. L'homme
était jeune et Simon estima que, malgré le teint de cuivre et les
yeux obliques, il n'était pas dépourvu d'une certaine noblesse.
Le blessé frémit et Simon ne put s'empêcher de redouter
son réveil. Comment allait-il réagir ? Bien sûr il était privé
momentanément de ses armes, mais il était de taille à combat-
tre sans leur secours. L'instinct fraternel l'emporta. Simon
continua à changer la compresse improvisée malgré l'écœure-
ment qu'il ressentait à toucher les cheveux empreints d'une
graisse malodorante.
L'indigène ouvrit lentement les yeux et les referma. Il
n'avait pas aperçu Simon. Puis Simon découvrit tout à coup
que les yeux qu'il croyait fermés l'observaient par une petite
fente, à peine visible entre les paupières. Il esquissa un sourire
76
et continua à appliquer sa compresse. Il savait que la peur
appelle la peur. Un geste de frayeur de sa part pouvait très
bien déterminer un geste identique de la part de son blessé. Il
se contenta d'accentuer son sourire et de conserver à ses gestes
un calme qu'il était loin d'éprouver.
L'indigène dut comprendre qu'il était deviné, car il ne se
donna plus la peine de feindre, il ouvrit les yeux.
Simon ne put rien lire sur le visage impassible, pas plus
que dans le regard brillant des yeux sombres. L'homme
s'appuya sur les mains et fit un effort pour se retourner et se
redresser. Très doucement Simon entoura ses épaules et l'aida.
Mais l'indigène eut un geste brusque et une grimace tordit
ses traits. Ce ne fut qu'une grimace fugitive, mais la surprise
avait eu raison de son impassibilité. Simon devina à la direc-
tion du regard de l'autre qu'il devait aussi être blessé au pied. Il
se demanda ce qu'il devait faire, assez content de s'activer
pour échapper au regard noir qui maintenant ne le quittait pas.
Les jambes paraissaient normales, il pensa qu'elles n'étaient
pas cassées. Mais avec les chaussures de peau il était difficile
peut-être de s'en rendre compte.
Mais l'indigène se redressa lentement sur son séant et il
commença à libérer son pied gauche. Simon le soutint et lui fit
signe de s'adosser au rocher, ce que le blessé fit aussitôt.
Lorsque le mocassin orné de franges libéra le pied de
l'homme, Simon vit que la cheville était terriblement enflée. Il
ne savait pas ce qu'il convenait de faire en pareil cas et il
montra le sac qui contenait encore un peu d'eau et le chiffon
que le sang et la graisse des cheveux avaient maculé. L'indi-
gène replia la jambe et se mit en devoir de soigner sa cheville.
77
CHAPITRE IX
78
fumée, qu'il ne jugea pas trop désagréable. Sans cet assai-
sonnement, le plat aurait sans doute été bien fade. Simon eut
l'occasion de constater que le proverbe : « Ventre affamé n'a
pas d'oreille » pouvait s~e compléter par « et se régale d'un
rien » !
Tout en mangeant, l'Indien avait entrepris de faire cuire
un autre poisson de la même manière. Avec la même simpli-
cité aussi, il partagea encore le poisson.
Simon, par gestes, voulut faire comprendre à l'Indien qu'il
ne pouvait pas accepter mais que lui devait tout manger.
L'autre refusa en souriant et en proférant des syllabes sur un
ton guttural qui rappelait un peu une quinte de toux.
Et Simon mangea un autre demi-poisson. Heureusement,
l'autre s'en tint là. Il éteignit soigneusement son feu, rangea les
pierres et l'amadou dans le petit sac, et s'efforça de se mettre
debout. Mais il ne put appuyer son pied blessé sur le sol. Il
sautilla avec une grande adresse sur son pied valide et
rassembla son arc et ses flèches. Adossé au rocher, il parut en
proie à une profonde réflexion.
Enfin, il se désigna du doigt en heurtant sa poitrine.
— Marou ! dit-il.
Il répéta plusieurs fois ce mot et Simon finit par deviner
que c'était son nom que l'autre voulait lui dire.
Il sourit et, répétant les mêmes gestes, il prononça à son
tour :
— Simon !
Puis, désignant du doigt l'indigène, il répéta :
— Toi, Marou... Moi, Simon !
Un rire silencieux détendit la face cuivrée. Simon,
restauré, se sentait dispos. Il fit signe à l'Indien qu'il était prêt à
l'accompagner. L'autre finit par comprendre. Il s'appuya sur
l'épaule du jeune garçon et il indiqua du doigt la rivière. Ils
79
descendirent la pente de la berge avec de grandes difficultés,
mais Marou se montra stoïque.
Ils arrivèrent près d'une petite plage de sable blanc qui de
loin se distinguait mal de la neige. Simon découvrit alors un
canot renversé, à sec sur le sable. Marou le retourna, logea son
sac, ses flèches et son arc, et fit signe qu'il allait le mettre à
l'eau. Il tira du canot deux avirons que Simon trouva assez
ressemblants, quoique beaucoup plus petits, à ceux qui
servaient de gouvernail aux drakkars.
Le canot était entièrement recouvert de peau tendue sur
des baguettes de bois. Il était plus grand que ceux qu'il avait
vus montés par les Skroelings du Groenland. Il fallut avancer
dans l'eau jusqu'aux genoux pour entrer dans le canot sans que
le fond frottât le sable.
Simon dut prendre la place à l'avant et ses jambes se trou-
vèrent enfournées dans la proue du canot comme dans un sac.
Il se retourna prudemment, car la petite embarcation roulait
facilement sur sa quille ronde, et vit que Marou s'installait à
son tour. Malgré la sympathie que l'indigène lui inspirait, il ne
put s'empêcher de ressentir une impression désagréable en
pensant qu'il allait naviguer pendant un moment sans le voir.
Et si c'était une ruse du blessé pour se débarrasser de lui ?
Ainsi dans le canot, il était à sa merci.
Mais il parvint à se rassurer. Il n'y avait aucune raison
pour que l'Indien eût de mauvaises intentions à son égard. Il
s'arma de l'aviron et imita les gestes qu'il avait vu faire aux
Skroelings.
Marou dirigeait le canot en le maintenant assez près de la
berge. Simon devina aisément pourquoi. Le courant, au
milieu, était très fort et il leur serait moins difficile de le
remonter contre la rive.
Le paysage changea. La rivière cessa d'être encaissée
entre deux rives élevées. Elle serpentait maintenant dans une
80
plaine assez morne où des saules bordaient des ruisseaux.
Simon aperçut des animaux étranges qui ressemblaient à des
bœufs mais* dont les courtes cornes, le poitrail puissant et la
robe d'un marron foncé lui parurent étranges, tout comme la
bosse qui donnait à ces animaux un aspect farouche (1).
(1) Bisons.
81
Simon soutint l'Indien
82
Il remarqua aussi que certains des hommes portaient des
plumes fichées dans leurs cheveux tressés. Tous avaient aux
pieds les mêmes chausses de peau que Marou.
Simon, impressionné par l'aspect des indigènes, dont l'air
de suprême indifférence pouvait passer pour du dédain, se
demanda où Marou l'emmenait.
Ils arrivèrent bientôt à l'extrémité de la place et l'Indien
entra dans une hutte en entraînant Simon à sa suite. Il régnait
dans l'habitation une demi-obscurité et une odeur acre et forte
qui prit le jeune garçon à la gorge. Il démêla qu'il s'agissait
sans doute d'une odeur de fumée, de poisson séché et de
viande. Par l'ouverture du toit, le ciel était visible et laissait
pénétrer de l'air froid.
Marou s'affairait, allongé sur une peau fourrée, que
Simon finit par reconnaître : celle du bœuf sauvage à l'épaisse
crinière.
II dégagea d'un tas de cendres qui s'amoncelaient au
centre de la tente quelques braises rouges. Il atteignit dans un
coin une poignée de brindilles sèches et la disposa sur les
tisons. Il souffla deux ou trois fois et une flamme claire s'éleva
bientôt.
Sur un signe de Marou, Simon s'allongea sur une autre
peau et pour la première fois depuis le matin se sentit à l'aise.
Le t'eu dégageait une chaleur que l'exiguïté de la tente rendit
très vite agréable.
A la lueur de la flamme, Simon put examiner l'intérieur.
Il ne découvrit, en dehors des peaux, que quelques jarres de
terre assez mal formées, et dont il ne devina pas l'usage.
Marou en atteignit une, de petite taille, et y plongea les doigts.
Il en tira une sorte de graisse répugnante d'aspect et de couleur
et qui exhala aussitôt une odeur rance.
83
Marou dégagea son pied souffrant et l'enduisit de cet
onguent en massant fortement la cheville, qu'il enserra ensuite
dans une bande de peau.
Ils mangèrent le reste des poissons et ils s'endormirent
après que Marou eut recouvert le feu.
*
**
*
**
84
gage indien ne lui permît pas de se renseigner sur la nature de
l'onguent employé. Mais il n'eut pas besoin de connaître la
langue de la tribu dont il était l'hôte pour deviner dans l'après-
midi du troisième jour que l'inquiétude régnait parmi ses
membres.
Simon assista à une opération qui le stupéfia. Les
hommes se peignirent le corps de lignes blanches, rouges et
noires qui leur donnèrent un aspect terrifiant. Marou lui-même
s'affubla de plumes noires et blanches comme ses congénères.
Et, malgré son étonnement, Simon dormit seul cette nuit-là
dans la hutte.
Quand il ouvrit les yeux, il crut rêver. Le soleil devait
être déjà haut au-dessus de l'horizon, car une lueur rouge
apparaissait par l'ouverture de la tente. Mais en même temps
un crépitement insolite acheva de le réveiller. Il lui fallut plu-
sieurs minutes pour qu'il parvienne à se rendre compte que le
village brûlait ! La partie haute des huttes, garnie d'écorce de
bouleau, brûlait facilement. Mais l'origine de cet incendie
avait-elle un rapport avec l'inquiétude et les préparatifs des
indigènes ? Comment expliquer les peintures dont ils avaient
orné leurs visages et leurs bras et cette catastrophe ?
Simon sortit de dessous ses fourrures et s'aventura au-
dehors en enfilant sa lourde pelisse. La tente de Marou ne
flambait pas encore, mais elle était à peu près la seule. Il
aperçut dans la lueur de l'incendie les femmes et les enfants
rassemblés sur la place comme un troupeau apeuré. Et Simon
comprit/Des flèches tombaient ça et là avec un léger
sifflement et certaines de ces flèches étaient garnies à leur
extrémité d'une boule de feu impressionnante. Quand elles
touchaient le sol ou une tente, elles se mettaient à flamber en
dégageant une fumée noire, en ronflant. Le village était
attaqué.
85
Simon s'aventura dehors en enfilant sa lourde pelisse.
86
Pendant une seconde, le jeune garçon imagina que
l'attaque venait des Normands lancés à sa recherche. Mais il se
rendit compte que cette tactique des flèches enflammées ne
leur appartenait pas.
Bientôt il vit refluer des blessés, immédiatement soignés
par le groupe des femmes. Des hurlements de rage retentirent
et, par groupes de deux ou trois, les hommes du village
refluèrent en combattant contre d'autres indigènes que Simon
réussit à identifier à leurs peintures de formes différentes.
Il se réfugia dans la tente intacte de Marou et par la porte
assista à la suite du combat. Il n'était pas armé, hormis son
couteau, pour pouvoir aider ses nouveaux amis. Et tout à coup
le combat cessa. Simon s'aperçut qu'il ne restait pas un homme
valide parmi les amis de Marou. Les nouveaux venus entou-
rèrent le groupe des survivants et l'entraînèrent au-dehors du
village. Mais une équipe d'ennemis parcourut le village à la
recherche de ceux qui pouvaient y être tapis. Simon vit arriver
sur lui deux énormes gaillards qui écartèrent la portière de
peau et s'emparèrent chacun d'un bras du jeune garçon. Sans
ménagement, et avec des bourrades plus douloureuses à son
amour-propre que réellement agressives, il rejoignit le trou-
peau morne des prisonniers. La troupe fit main basse sur les
sacs de pemmican encore intacts et la colonne s'ébranla,
laissant derrière elle le village fumant.
Dans la nuit, la colonne pressée avançait péniblement. A
chaque instant Simon, perdu dans ses pensées, heurtait celui
qui le précédait ou bousculait sans le savoir celui qui le
suivait. Il ressentait une sorte de rage impuissante à voir ses
projets et ses espoirs réduits à néant par cette attaque. C'en
était fait désormais. Plus jamais il ne reverrait les Normands,
ni Leif, ni sa famille. La cruauté de l'assaut donné par ces
démons hurlants ne laissait aucun doute sur le sort qu'ils
réservaient à leurs prisonniers. Simon avait remarqué, pendant
87
à leur ceinture, d'horribles chevelures, dont ils semblaient tirer
orgueil. Mais il résolut de faire contre mauvaise fortune bon
visage et de se montrer courageux, quoi qu'il pût arriver.
88
CHAPITRE X
89
plissées semblaient avoir de la peine à rester ouvertes. Il était
entouré de trois indigènes enveloppés comme lui de
couvertures multicolores. Ils se penchaient de temps à autre
vers celui que tout désignait comme le chef de la tribu et lui
murmuraient un mot à l'oreille.
Simon constata qu'il était fait trois groupes des
prisonniers. D'un côté les femmes et les enfants, de l'autre les
hommes âgés, et, en face du mât, les jeunes guerriers. Lorsque
son tour vint, il adopta une attitude fière et digne malgré
l'affolement de son cœur. Il regarda successivement les quatre
personnages bien en face, mais son comportement fut
éphémère. En approchant sur un signe qui lui fut adressé, il
découvrit avec une stupéfaction qui lui coupa la respiration
que le chef était assis sur un siège qu'il reconnut aussitôt. Les
deux montants en étaient sculptés et sous les mains grasses de
l'Indien c'étaient les effigies des dieux Thor et Odin qu'il
apercevait !
L'Indien était assis visiblement sur le siège arrière d'un
drakkar ! Le cœur du jeune garçon se mit à battre violemment,
et il ne remarqua pas tout de suite l'intérêt évident que les
quatre personnages semblaient prendre à sa personne. Alors
que les autres prisonniers ne faisaient que passer devant eux,
ils le considéraient avec une agitation qui ne se traduisait que
dans les échanges de paroles mais qui contrastait avec leur
indifférence précédente.
Mais, encore une fois, Simon était bien trop préoccupé
par la vue du siège pour prêter attention à leur mimique. D'où
ces indigènes tenaient-ils ce siège ? Par quel hasard ?
S'agissait-il d'une épave recueillie par eux sur une grève du
littoral ? Fallait-il croire qu'il s'agissait au contraire du butin
d'un combat contre l'équipage d'un drakkar drossé par la
tempête jusque sur cette partie de la côte et surpris par une
attaque ?
90
Malgré son affolement, Simon adopta une attitude
digne et fière
91
Dans ce cas, qu'était devenu l'équipage ? Simon n'osait
formuler d'autres pensées : son frère Pierre ne pouvait-il pas
avoir atteint, lui aussi, une partie de la côte et se trouver
maintenant aux mains des Indiens?
C’était trop de questions auxquelles il ne pouvait
répondre, alors que l'immédiat offrait déjà tant de problèmes !
Ce ne fui. que lorsqu'il se trouva devant les quatre hommes, à
deux pas à peine, qu'il devina que sa présence les intriguait. Il
pensa qu'il ne s'agissait sans doute que de son costume diffé-
rent de celui de la tribu. Mais c'était son visage qu'ils exami-
naient avec une attention gênante. L'un des personnages lui
adressa une question qu'il ne comprit pas. Il se contenta de
regarder fièrement son interlocuteur en secouant la tête.
Sur un signe des quatre hommes, un Indien l'entraîna vers
une tente et lui entrava les jambes. Un peu plus tard, un autre
lui apporta une sorte de galette plate, assez dure, en lui faisant
signe de la manger. Simon dut la mâcher longtemps avant de
pouvoir avaler cette nourriture sans saveur. Mais, après le
poisson grillé et le jeûne relatif de ces derniers jours, il la
trouva délicieuse.
Il se traîna vers la porte et constata qu'un guerrier indien
appuyé sur une lance montait la garde. Il se rejeta sur les
peaux qui garnissaient le sol de la hutte et s'enveloppa dans les
fourrures. Mais il mit longtemps à trouver le sommeil. La
présence du siège de chêne sculpté continuait à le préoccuper.
La fatigue de la marche et les émotions de la journée
l'avaient brisé. Il s'endormit en faisant sa prière.
*
**
92
Simon, après avoir renoncé à le retrouver, ils revinrent au
camp et continuèrent leurs préparatifs d'hivernage. Une équipe
comprenant Tyrker partit à la découverte pour explorer les
ressources de la région.
Selon les ordres de Leif, cette équipe, comme les autres,
ne devait pas s'éloigner du camp à plus d'une demi-journée de
marche afin d'y être de retour le soir même. Or un jour
l'équipe revint normalement, mais on s'aperçut bientôt que
Tyrker manquait à l'appel ! Leif s'émut de cette disparition de
celui qui était son père nourricier, celui qu'il aimait le mieux
après son propre père, Eric le Rouge.
— Etes-vous donc si fous, tous autant que vous êtes, de
ne pouvoir remarquer l'absence de l'un des vôtres ? Ne suffit-il
pas déjà que Simon ait disparu ? A cette cadence nous ne
serons bientôt plus que quelques-uns à garder le camp, et à
peine serons-nous en nombre suffisant pour ramer et armer
notre vaisseau !
Il désigna une dizaine d'hommes parmi les plus forts «t
partit à leur tête. Il emmenait un des hommes de l'expédition
du jour comme guide.
Mais ils n'eurent pas à aller bien loin. A quelques portées
de flèche du camp ils s'arrêtèrent tout à coup, surpris d'en-
tendre chanter à pleine voix dans une langue qu'ils ne con-
naissaient pas. Du moins Leif finit-il par reconnaître dans la
bizarre mélodie le parler de Tyrker !
Ils avancèrent prudemment dans la direction d'où venait
le chant et bientôt ils aperçurent le vieux Tyrker qui chantait
avec de grands gestes. Le spectacle était étrange de ce vieil
homme clamant à pleine voix une joie insolite. Ils
l'entourèrent rapidement, car d'ordinaire Tyrker était d'un
naturel renfermé, parlait peu et chantait moins encore. Il fallait
bien croire que quelque étrange accident lui était arrivé pour
troubler ainsi son comportement !
93
Leif s'écria à son adresse :
— Mais que t'est-il arrivé, Tyrker ? Pourquoi as-tu si
imprudemment quitté les autres compagnons ? Et d'où te vient
cette joie si bruyante ?
Thorall, qui accompagnait l'expédition et qui jalousait la
faveur du vieux Tyrker, s'exclama en montrant d'un doigt
dédaigneux le vieil homme :
— Tyrker est fou, c'est visible, il aura eu peur de se voir
perdu dans ces bois !
Un murmure indigné courut dans l'assistance. C'était là
un langage indigne d'un guerrier à l'égard d'un autre guerrier.
Il eût été normal à l'adresse d'un ennemi défié, mais non d'un
compagnon d'arme. Cette indignation fit taire Thorall.
Tyrker, pourtant, finit par donner des explications, mais
comme il s'exprima, dans son émotion, dans sa langue natale,
seul Leif le comprit. Le chef des Normands allait donner
l'explication lorsque Tyrker, mis en joie sans doute par la tête
étonnée des autres, répéta ses explications en langue norse :
— Je n'ai pas été plus loin que les autres, du moins pas
beaucoup plus loin !...
Il laissa la phrase en suspens pour faire languir un peu les
autres, y compris Thorall dont le feint détachement l'amusait.
— Je n'ai pas été beaucoup plus loin, mais j'ai découvert
un trésor !
Leif lui-même ne put s'empêcher de sourire devant le
visage plissé par la malice de son père nourricier, et la lueur
d'intérêt que le mot « trésor » venait d'allumer dans les yeux
de ses compagnons.
— Un trésor ! Oui, mes agneaux ! Des vignes et du
raisin !
— Des vignes et du raisin ?
— Oui ! Des vignes et de bons raisins, dont j'ai mangé
tout mon soûl !
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Il semblait bien qu'en effet il en avait mangé au point
d'être légèrement ivre.
— Et je m'y connais... Je suis né au bord du Rhin, dans
un pays où la vigne et le raisin ne manquent pas, et je vous dis
que j'ai découvert de la vigne et du raisin.
Le soir tombait ; il n'était pas question de s'assurer sur-le-
champ de la véracité des dires de Tyrker. Mais Leif se promit
bien que dès le lendemain matin il s'en assurerait
personnellement. Il ne perdait pas de vue le côté pratique de
l'expédition. Ce raisin, s'il existait vraiment, serait un appoint
précieux pour le ravitaillement de cet hiver, et, en le faisant
sécher, il enrichirait considérablement la cargaison de bois
qu'il comptait bien rapporter au Groenland au printemps pro-
chain lorsqu'il quitterait ce pays.
— En attendant, déclara-t-il aux autres, stupéfaits,
puisque ce pays produit de la vigne et du raisin, je tiens à lui
donner le nom de Vindland ! Qu'il en soit ainsi désormais !
Ses compagnons poussèrent des acclamations d'enthou-
siasme en répétant à l'envi le nom du nouveau territoire :
Vindland ! Vindland ! Et le retour au camp fut, ce jour-là,
particulièrement joyeux.
*
**
95
Sur le lac, toute une flottille de canots d'écorce
avançait au. rythme des pagaies
96
Depuis l'incident de la flèche et la disparition de Simon,
les indigènes n'étaient plus apparus aux alentours du camp.
Leif se félicitait de la relative douceur du climat de cette
région où la neige ne recouvrait pas l'herbe, qui restait verte.
Cette particularité facilitait l'entretien du taureau et de la
génisse que les Normands avaient amenés avec eux. Ils
paissaient librement aux alentours et ne s'éloignaient jamais.
On les rentrait seulement le soir, par crainte de quelque bête
féroce dont pourtant le pays semblait exempt.
Un matin, la sentinelle lança l'alarme.
Leif, accouru, découvrit la cause de cette soudaine agita-
tion : sur le lac, toute une flottille de canots d'écorce s'avançait
au rythme des pagaies. A bord de chaque canot, deux
indigènes avaient pris place. Les Normands se félicitèrent de
ce que l'éauipe qui devait partir en expédition fût encore là.
Ils revêtirent en hâte leurs attributs de guerre : la courte
cuirasse qui leur protégeait la poitrine et le casque aux orne-
ments impressionnants. Ils ajustèrent les boucliers et prépa-
rèrent leurs lourdes haches à deux tranchants. Ainsi parés, ils
sortirent de l'enclos afin de montrer aux Skroelings qu'ils
étaient sans peur.
Les canots se dirigeaient vers la rive, de leur côté. Avec
des mouvements vifs, les pagaies frappaient l'eau en cadence,
et, comme s'ils obéissaient à un signal, les indigènes levèrent
ensemble leurs pagaies,et les agitèrent.
Leif, perplexe, tint rapidement conseil.
— Que veulent dire ces signaux ? demanda-t-il à ses plus
proches compagnons.
— Ruse de guerre, opina Thorall le Chasseur. Je suis
d'avis de charger ces faces rouges dès leur débarquement,
avant qu'ils aient le temps de se déployer. Et afin que nul
n'échappe et n'aille raconter aux autres leur triste histoire, je
propose que quelques-uns d'entre nous percent les canots !
97
Quelques guerriers se rangèrent à cet avis, mais Leif en
décida autrement. Il estima, pour lui, qu'il ne pouvait s'agir
que de signes amicaux, et il envoya chercher une pièce d'étoffe
blanche dont il entoura son propre bouclier. S'avançant alors
seul, en avant de la ligne de ses compagnons, il éleva ce bou-
clier au-dessus de sa tête.
Bientôt les canots accostèrent et furent tirés par leurs
occupants vers la plage, où ils furent retournés. Les indigènes
se groupèrent et s'arrêtèrent à distance respectueuse, sans
manifester aucun signe de crainte, non plus que d'intentions
belliqueuses. Ils contemplaient les étrangers avec la même
curiosité que ceux-ci les contemplaient.
Puis, sur un signe que les Normands n'aperçurent point,
les Indiens se précipitèrent sur leurs canots.
98
CHAPITRE XI
99
tique de fumée. Les Normands surent qu'ils n'auraient aucun
mal à vendre très cher de telles peaux et ils n'hésitèrent plus.
Le chef indien ayant fait comprendre par signes qu'il
désirait une bande d'étoffe de la largeur d'une main, Leif la
découpa aussitôt et la lui tendit. L'homme la noua prestement
autour de sa tête et tendit en paiement une peau de renard.
Ce fut le signal d'un étrange ballet. Les indigènes s'appro-
chèrent, chacun à son tour, et reçurent une bande d'étoffe
contre une peau. Leif dut faire apporter les autres ballots mais
bientôt il se vit contraint de réduire la largeur de la bande
d'étoffe, qui n'en valut pas moins une peau.
Les Indiens repartirent comme ils étaient venus, mais le
lac se trouva recouvert cette fois de minuscules points rouges,
offrant ainsi un spectacle que Leif et ses compagnons trou-
vèrent plaisant.
*
**
100
Le taureau des Normands se promenait à son habitude
autour de l'enclos, en paissant tranquillement. Les éclats de
voix des discussions attirèrent son attention, sans doute, car il
dressa la tête et mugit.
Les Indiens, brusquement silencieux, manifestèrent les
signes de la plus vive terreur. Ils tournèrent les talons et, sans
se soucier davantage de leurs fourrures, ils s'enfuirent à toutes
jambes. Excité sans doute par les morceaux d'étoffe rouge qu'il
voyait danser devant lui au rythme de la course, le taureau
chargea. Les Normands s'esclaffèrent en considérant la
panique des autres, dont certains durent se jeter à l'eau pour
échapper à la fureur de la bête.
Leif donna l'ordre que l'on maîtrisât le taureau, et il
adressa des signes pressants aux fugitifs pour les inviter à
revenir. Mais les canots fendaient l'eau du lac à une vitesse
folle, et ils disparurent rapidement.
Supposant que ces Skroelings ne se risqueraient plus dans
les parages, Leif procéda au partage des peaux laissées par
eux.
Les Normands ne tarissaient pas en plaisanteries sur la
peur panique des indigènes. Mais Leif n'était pas de leur avis.
— Ils ont pris la charge du taureau pour un geste hostile
de notre part ! Et je crains bien que nous n'ayons à nous en
repentir sous peu !
Mais les travaux habituels reprirent comme par le passé,
et ils cessèrent de penser à cette menace.
Ce fut un soir qu'eut lieu une étrange découverte.
Les Normands aiment à contempler leurs richesses et cer-
tains profitaient des loisirs forcés des longues soirées d'hiver
pour marquer les peaux qui leur étaient échues en partage. En
cas d'incident ultérieur, il leur serait facile d'identifier leur
bien.
101
Thorsen, l'un des plus jeunes guerriers de la bande,
poussa une exclamation :
— Regardez ! Qu'est ceci ?
Il désignait un coin d'une fourrure, sur l'envers, où un
dessin étrange était visible.
Les autres se penchèrent et poussèrent à leur tour un cri
de surprise :
— Une croix !
— Et d'autres dessins en dessous !
Ils demandèrent à Leif de considérer leur découverte.
Celui-ci s'approcha, prit la peau en main et, à la lueur du
quinquet à graisse, il tenta de déchiffrer les dessins, assez peu
nets, tracés sans doute avec quelque suc de plante, qui
entouraient une croix, dessinée d'une manière malhabile mais
plus nettement visible que le reste.
- Curieux, murmura Leif pour lui-même. Ces
Indiens connaissent-ils le symbole de la croix ?
Il estima impossible qu'il en fût ainsi. Ce n'était sans
doute qu'une coïncidence étrange. La faible lueur du quinquet
de terre cuite ne lui permit pas de déchiffrer, ni même de
distinguer nettement les dessins qui encadraient la croix.
- Nous y verrons plus clair demain matin, affirma-t-il.
... Et le lendemain matin, lorsque le soleil éclaira directe-
ment la peau, ce fut au tour de Leif de se récrier.
Il désigna d'un doigt qui tremblait d'excitation les lettres
nettement visibles cette fois qui entouraient la croix. Il épela
les runes pour les autres guerriers :
— A... y... M...
Mais la signification de ces initiales échappait aux
guerriers. Leif lui-même fut incapable de comprendre leur
sens. Mais il comprit que ces caractères n'avaient pu être
tracés que par une main connaissant les runes, l'écriture norse.
102
Il n'y avait qu'une seule explication à cet étrange phénomène.
Il l'exprima :
— Je pense que des gens de notre race sont prisonniers de
ces misérables Peaux-Rouges et qu'ils sont employés par eux
comme esclaves ! Ces lettres sont un message que ces pauvres
gens ont tracé sur cette peau et peut-être sur d'autres
encore dans l'espoir qu'elles parviendraient peut-être à d'autres
chrétiens, comme Dieu l'a permis !
Un bouillonnement de colère généreuse anima les
guerriers. Ils étaient prêts à partir sur les traces des Indiens
pour leur ravir leurs esclaves. Mais Leif objecta que, puisqu'ils
étaient venus par le lac, les traces n'existaient
malheureusement pas.
—• Oui, sans doute, affirma un autre, mais leur arrivée
nous renseigne au moins sur un point : ces tribus doivent vivre
en bordure du fleuve et, si nous le remontons, nous finirons
bien par les retrouver et nos camarades avec eux !
Leif, soucieux, ne parut pas de cet avis. Il songeait aux
dangers d'une telle expédition. Et non seulement pour eux !
Qui pouvait savoir si les Indiens ne mettraient pas à mort leurs
compagnons en voyant arriver une troupe d'ennemis?
- Je pense qu'il n'est pas nécessaire peut-être de remonter
le fleuve... Nous ne disposons pas d'un nombre de canots
suffisant pour nous déplacer tous...
- Mais nous pourrions en construire !
— Au mieux, nous en aurions pour un mois ou deux ! Et
pendant ce temps, des chrétiens comme nous gémissent dans
l'esclavage parmi ces sauvages ! Non !
Et Leif développa son plan :
— Nous longerons le fleuve. Une petite équipe suivra la
rive et guidera le gros de la troupe, qui restera dissimulé dans
la forêt et avancera à l'abri des arbres. Ainsi seulement
pouvons-nous espérer les surprendre. Pour le reste, nous
103
disposerons sur place, lorsque nous aurons vu comment vivent
ces gens-là.
Les préparatifs commencèrent.
On décida de laisser au camp dix hommes qui disposaient
d'une arme terrible : le taureau qui, désormais, n'eut plus le
droit de sortir de l'enclos. On le savait capable de mettre en
fuite, à lui seul, par la seule force de son beuglement et par
l'impétuosité de sa charge, une troupe nombreuse. Et les dix
hommes n'éprouvèrent nulle crainte malgré leur petit nombre.
Le reste de la troupe, portant sur le dos des sacs de viande
séchée, s'enfonça dans la forêt.
*
**
104
Mais il fut bientôt tiré de ses réflexions par l'arrivée d'un
personnage qu'il ne reconnut pas tout de suite, dans la pénom-
bre de la tente. C'était l'un des adjoints du chef, l'un de ceux
qui avaient accueilli les prisonniers la veille. L'homme le
regarda longuement, sans parler. Puis il disparut comme il
était entré. Simon se demanda s'il n'avait pas rêvé.
La journée se passa sans qu'il reçût d'autre visite.
L'Indien en sentinelle devant sa porte ne s'écarta jamais d'un
pouce de l'ouverture, et chaque fois que Simon écarta la
tenture de peau, il aperçut le dos large et les plumes fichées
dans les cheveux graisseux. Il reçut une maigre ration de
pemmiçan et une jarre d'eau, de propreté douteuse, mais dont
il but jusqu'à la dernière goutte sans parvenir à chasser le goût
de graisse et de fumée que la nourriture avait laissé dans sa
bouche.
Le soir revint. Et Simon put apercevoir les étoiles
brillantes par l'ouverture du sommet de la tente. Il se coucha
par habitude, et aussi pour lutter contre le froid. Malgré ses
efforts il dut constater que le tas de cendres grises qui
garnissait le centre de la hutte ne recelait plus aucune braise
rouge.
Il ne savait plus depuis combien de temps il était là,
allongé sur le dos, emmitouflé sous les fourrures, à regarder le
ciel, ou du moins la petite partie de ciel visible, lorsqu'il
sursauta. Il tendit l'oreille et crut qu'il s'était trompé. Mais
bientôt^ le petit bruit qui l'avait alerté reprit, s'arrêta, pour
reprendre de plus belle, imperceptible, comme un frôlement le
long de la tente.
Il crut qu'il s'agissait de quelque bête errante, qui
cherchait sa nourriture au hasard des détritus qui encombraient
l'espace libre entre les tentes. Il avait remarqué à son arrivée
des chiens hargneux et sales. Mais il n'entendit pas le souffle
habituel d'une bête affamée.
105
C'était à la peau de la hutte que l'on s'attaquait. Il
percevait maintenant une sorte de crissement lent, qu'il
reconnut. Il avait entendu le même bruit lorsqu'il avait tenté de
couper les amarres de peau de phoque, à Breida, avec son
couteau. Son cœur se mit à battre. Qu'est-ce que cela
signifiait ? Les idées les plus folles se présentèrent à son
cerveau. Les Normands de Leif lancés à sa poursuite avaient-
ils réussi à pénétrer par ruse dans le camp indien et, ayant
découvert (par quel hasard ?) la tente dans laquelle il était
retenu prisonnier, venaient-ils le délivrer sans éveiller
l'attention de la sentinelle? Mais il se rendit compte aussitôt de
l'invraisemblance de cette hypothèse.
Il écoutait, l'oreille tendue, essoufflé de retenir sa respira-
tion.
Les crissements cessèrent bientôt et il vit nettement la
peau de la tente se soulever, dégageant un carré de la largeur
d'un homme. Ses yeux étaient habitués à la pénombre de
l'intérieur, et pourtant il faillit pousser un cri lorsqu'il reconnut
la tête du personnage qui venait de se glisser par l'ouverture.
Encore peinturluré, les dents luisantes visibles dans le sourire
silencieux qui adoucissait son visage farouche, Marou lui
faisait signe de le suivre.
106
CHAPITRE XII
107
de bois que celui-ci n'avait pas encore aperçue. C'était une
sorte de palissade de troncs, sans aucune ouverture autre
qu'une porte monumentale, du moins pouvait-elle paraître
ainsi par rapport à la simplicité des huttes qui constituaient le
village indien. Et lorsque ses yeux s'habituèrent à l'obscurité,
Simon découvrit avec une intense émotion que la masse qui
ornait le fronton de la porte n'était autre qu'une figure de proue
de drakkar ! Fallait-il croire que les Indiens s'étaient emparés
d'un drakkar entier ? Et son équipage ? Qu'en avaient-ils fait ?
Mais le moment n'était plus aux questions. Ils s'étaient
arrêtés à une portée de flèche du bâtiment, dont les écailles
d'écorce luisaient doucement au clair de lune.
Simon se demanda dans quel but Marou l'avait entraîné
jusque-là. Le village était absolument silencieux. Et brusque-
ment Simon comprit. Deux ombres venaient d'apparaître,
armées de lances, au coin de la construction, dans l'ombre de
la palissade. Elles avançaient lentement, du pas nonchalant des
sentinelles qui savent que leur chemin ne mène nulle part.
Marou attendit que les deux Indiens apparaissent dans la
lumière et contournent encore une fois la construction de leur
côté. Lorsque les deux hommes ne furent plus visibles, il
courut aussi légèrement que la première fois jusqu'à la
palissade. Il colla sans ménagement le jeune garçon contre les
pieux et, s'aidant des pieds et des mains dans une courte
échelle improvisée, il atteignit le sommet de la palissade, s'y
rétablit et tendit la main a Simon. Ils basculèrent ensemble au-
dessus de la cloison et freinèrent leur chute en s'agrippant des
deux mains aux pieux. Simon vit que Marou riait silen-
cieusement. L'oreille collée à la paroi ils entendirent les pas
des sentinelles crisser dans la neige et, quelque part dans le
village, un chien lança quelques abois aigus. Puis le silence
retomba.
108
Simon regarda autour de lui et distingua d'autres huttes,
une dizaine en tout, beaucoup plus rapprochées que dans le
village. Sans hésiter, Marou se dirigea vers l'une de ces huttes.
Simon le suivit. Avant d'entrer, l'Indien contempla le visage
du jeune garçon d'un air grave, hocha la tête et souleva la
portière de peau. Ils entrèrent dans une hutte qui semblait un
peu plus grande que les autres. Et tout d'abord Simon ne
distingua rien d'autre que des formes allongées sous les four-
rures habituelles. Puis Marou l'entraîna vers le fond de la hutte
et lui désigna un des dormeurs.
Simon se pencha et écarta doucement la couverture
fourrée. Son cœur fit un tel bond dans sa poitrine qu'il dut se
redresser, en proie à un malaise insurmontable, souffle coupé,
jambes molles.
Son frère ! Pierre était devant lui, endormi !
Simon s'agenouilla et, doucement, tendrement, il
embrassa le front de son frère, qui finit par s'éveiller. Sans un
mot, les deux garçons s'étreignirent.
Pierre se méprit sur la cause de la présence de son frère :
- Toi aussi... tu es prisonnier ! Et nos parents ?
Mais Marou ne leur laissa pas le temps de se livrer aux
confidences ! Il fit signe à Pierre qu'il était temps de se lever et
de les suivre. Quelques instants plus tard, les trois fugitifs se
trouvaient au pied de la palissade, mais ils ne l'escaladèrent
pas tout de suite. L'oreille collée au bois, ils attendirent le
passage des sentinelles pour refaire la même manœuvre que
celle qui leur avait permis d'entrer.
La perspective de la liberté décupla leurs forces. Un
instant plus tard ils se recevaient légèrement de l'autre côté et
ils prenaient aussitôt leur course vers la rangée des tentes qui
allaient les dissimuler à la vue des sentinelles.
Jls suivirent Marou jusqu'à la palissade qui menait à l'ex-
térieur du village. Ils la franchirent de la même façon et se
109
retrouvèrent bientôt en vue du fleuve qui coulait en murmu-
rant. Marou intima aux deux frères l'ordre de se dissimuler
dans les buissons. Il disparut seul en direction du fleuve et
Simon se demanda d'où provenaient les coups sourds qu'ils
entendaient. Quelques instants plus tard, l'Indien revint les
chercher et les emmena vers un grand canot d'écorce. Ils le
retournèrent et le mirent à l'eau. D'autres embarcations
gisaient sur le sable de la rive.
Un instant plus tard, le canot descendait le fleuve, de
toute la vitesse du courant. L'effort des pagaies, malhabile au
début, accentua encore la vitesse.
Simon se demanda à quelle mystérieuse besogne Marou
avait bien pu se livrer, et pourquoi il avait mis si longtemps à
choisir leur barque. Ce ne fut que lorsqu'il se mit à craindre de
voir apparaître sur leurs traces les Indiens qu'il devina que cette
hypothèse n'était sans doute pas prête à se réaliser. Marou avait
crevé les autres embarcations !
Pendant toute la nuit, les fugitifs ramèrent pour leur salut.
Malgré leur fatigue, ils n'avaient nullement envie de cesser le
mouvement qui leur permettait non seulement de s'éloigner de
leurs ennemis mais aussi de se réchauffer. La proximité de l'eau
ne contribuait pas, en effet, à leur bien-être.
De temps à autre, Pierre sentait sur son épaule la main de
Simon placé derrière lui. Il comprit que Simon voulait s'assurer de
la réalité de sa présence. Pour ne pas rompre la cadence de
l'embarcation, il ne se retourna pas mais pagaya de plus belle.
Aux premières lueurs de l'aube, Marou piqua vers la rive.
Les trois fugitifs débarquèrent et tirèrent le canot sur la grève. Ils
le dissimulèrent sous un bosquet et, conduits par l'Indien, se
dirigèrent vers l'intérieur des terres.
*
**
110
Malgré leur ardeur, les compagnons de Leif n'avaient pas
abouti dans leurs recherches des Skroelings. Ils n'en poursuivaient
pas moins leur expédition. Ils décrivaient de larges zigzags pour
balayer la plus grande surface possible. Leif avait fractionné sa
troupe en trois. L'une d'elles, la plus importante, marchait au
centre du dispositif, portant le gros des provisions et progressant
selon une ligne droite orientée sensiblement est-ouest. La
patrouille de droite balayait le terrain entre cet axe et le fleuve. Un
coureur venait renseigner Leif tous les jours sur les incidents de
route. Mais rien jusqu'ici n'avait été remarqué. La patrouille de
gauche décrivait des demi-cercles qui la ramenaient un jour sur
deux au contact du groupe central.
Lorsque la patrouille de droite signala le village incendié,
Leif s'y rendit personnellement pour essayer d'y découvrir des
indices. Il ne repéra que la trace laissée par la colonne des
prisonniers dans la neige durcie. Il résolut de la suivre, mais_
bientôt il lui fut impossible de progresser. La piste se fractionnait
en deux, l'une aboutissait au fleuve, l'autre s'enfonçait dans la
forêt, où elle cessait rapidement d'être visible. Leif fit entailler un
arbre pour repère et il décida de poursuivre ses recherches pendant
deux jours encore. S'il ne découvrait rien, il serait temps de
retourner au camp.
*
**
111
Ils avançaient maintenant dans la forêt silencieuse. Les
broussailles ne leur permettaient pas de voir loin devant eux. Mais
les deux jeunes garçons, engourdis par la fatigue de la nuit passée
à pagayer, avançaient machinalement, suivant sans réaction leur
guide.
Et lorsqu'ils atteignirent, à la fin de la journée, les tentes
calcinées par les agresseurs auxquels ils venaient d'échapper, le
soleil était déjà bas sur l'horizon. Marou put découvrir un sac de
pemmican qui avait échappé aux recherches des incendiaires. Les
trois jeunes gens se restaurèrent avidement sans penser à autre
chose. Simon brûlait du désir de connaître comment son frère
avait échoué dans cette tribu farouche et ce qu'il y faisait. Mais ils
étaient l'un et l'autre trop harassés pour avoir la force l'un de
parler, l'autre d'écouter. Ils se regardaient avec une joie qui
détendait leurs visages si semblables que Marou les regardait
parfois encore avec étonnement.
Marou avait trouvé aussi un petit filet en forme de nasse et
un écheveau de corde à arc, tiré par les Indiens de fibres
d'arbustes. Il alla tendre son filet dans le fleuve et se tailla un arc
de fortune à l'aide du couteau de Simon.
Pendant qu'il s'affairait, Pierre raconta son histoire à Simon.
Lorsque la tempête avait drossé les drakkars vers l'ouest, il
semble que certains avaient heurté des récifs inconnus et s'étaient
perdus corps et biens. Pierre en avait eu la preuve lorsque, son
propre drakkar abordant tant bien que mal la côte inconnue, il
avait aperçu des épaves.
- J'ai bien cru, à ce moment-là, que je ne te reverrais jamais,
Simon.
Le chef du drakkar, Snatti, avait pensé que, malgré la côte
déserte, ils trouveraient sans doute des habitants à l'intérieur des
terres. Ils avaient découvert le lac et l'embouchure du fleuve et à
marée haute ils étaient parvenus à franchir la barre en ramant à
contre-courant. Ils s'étaient avancés assez loin vers l'amont et ils
avaient décidé de faire halte et de s'installer au bord du fleuve, qui
112
leur procurerait l'eau douce et le poisson. Ils avaient pu se rendre
compte que l'arrière-pays serait favorable à la chasse.
- Mais Snatti a commis une grosse erreur. Un jour, alors
qu'il n'avait pas encore décidé de s'installer, nous avons
aperçu sur la côte trois canots d'écorce soutenus par des
pagaies et formant ainsi auvent. Deux hommes reposaient à
l'ombre de chaque canot. Au lieu de les capturer pour savoir qui
ils étaient, Snatti laissa ses hommes en tuer quatre, mais les deux
autres eurent le temps de mettre leur canot à l'eau et de disparaître
en faisant force de pagaie malgré la pluie de flèches qui leur fut
décochée.
Le plus clair résultat de cet acte inutile s'était révélé une nuit.
Alors que, confiants dans la solitude des lieux où ils avaient établi
leur campement, les Normands de Snatti dormaient lourdement
après un copieux repas de viande fraîche, les Skroelings étaient
arrivés en nombre, s'étaient emparés de tous ceux qui dormaient et
avaient occis les autres, ceux qui avaient eu le temps de se saisir
de leurs armes.
- Et nous sommes leurs captifs depuis ce temps-là. Il n'y
avait avec moi que trois de nos compagnons, ils sont morts d'une
maladie étrange qui leur a attaqué la bouche et les dents (1).
(1) Le scorbut.
113
— Les reverrons-nous jamais ? demanda-t-il en conclusion.
— Je le crois. Le seigneur Leif ne restera pas éternellement
dans ce pays.
— Mais encore faudrait-il qu'il ne soit pas reparti ! Qui sait
si en constatant ta disparition il n'a pas craint de connaître le sort
de mes malheureux compagnons ?
Simon, un peu inquiet malgré tout, rassura son frère.
— Le seigneur Leif est plus avisé... Il ne qui liera celle terre
qu'au printemps, s'il la quitte. La route sera à celle époque
beaucoup moins dangereuse.
Marou revint bientôt vers eux. Il brandissail un arc tout neuf.
Mais ce n'était pas pour leur montrer son arme qu'il était revenu
précipitamment. Son visage inquiet traduisait une autre
préoccupation. Il leur fit signe de le suivre.
114
CHAPITRE XIII
*
**
115
- Aurait-il perdu notre trace ?
Mais les deux garçons savaient que c'était impossible. Ils se
demandèrent s'il fallait attendre sur place ou partir à sa recherche.
— C'est ennuyeux ! S'il ne revient pas, nous allons passer
une nuit à la belle étoile, par cette température glaciale. Et s'il
revient, il ne nous trouvera plus et il pourrait s'inquiéter...
- S'il part à notre recherche, c'est un jeu qui pourrait durer
longtemps !
Néanmoins, Simon l'emporta. Ils décidèrent de marquer
l'emplacement dans l'écorce de l'arbre le plus proche, et ils
partirent dans la direction qu'avait suivie Marou.
Ils battirent ainsi une grande partie de la forêt sans trouver
trace de l'Indien. Malgré le clair de lune, il ne fallait pas espérer
relever sa piste. Ils en étaient réduits à tâtonner. Ils eurent
plusieurs fois l'impression de tourner en rond et au bout d'un
certain temps se trouvèrent complètement perdus.
— Je n'en peux plus ! gémit Pierre. Je propose que nous
nous reposions à l'abri d'un buisson.
Simon regretta son premier abri, sous le rocher. Mais il n'y
avait plus aucun affleurement de roche dans les parages. Ils se
mirent en quête d'un buisson touffu et ce fut au moment où Simon
chercha son couteau qu'il s'aperçut que Marou ne le lui avait pas
rendu. Ils étaient seuls, dans la forêt, absolument désarmés.
Ils s'installèrent de leur mieux l'un contre l'autre pour se tenir
chaud. Mais ils ne parvinrent pas à fermer l'œil.
*
**
116
partis à sa poursuite et avaient ramené un Indien furieux, qui
se débattait silencieusement.
Amené devant Leif, celui-ci avait ordonné que l'homme fût
fouillé et débarrassé des armes qu'il pouvait porter. La vue d'un
arc grossier, assez rudimentaire, et de la peinture de guerre qui
recouvrait l'indigène amusa fort les Normands. Mais la découverte
du couteau de Simon — car c'était Marou qui s'était fait prendre
ainsi -- excita la curiosité et la colère de Leif :
- Cet individu a rencontré Simon, j'en suis sûr ! Dieu sait ce
qui a pu résulter de cette rencontre ! Ce couteau me donne de
sombres pressentiments sur le sort que ces sauvages ont pu
réserver à Simon.
Mais Marou, qui connaissait le nom de Simon, réagit en
entendant prononcer le nom de son ami. Il sourit largement et
répéta de sa voix bizarrement gutturale :
- Simon, Simon...
Et en même temps il désignait un point dans la forêt.
Perplexe, Leif se demandait ce que l'Indien voulait dire.
Mais Marou lui prit la main et fit mine de l'entraîner en répétant :
— Simon ! Simon !
- Cette fois, aucun doute, opina Tyrker, ce gaillard sait où
est notre Simon ! Allons-y à quelques-uns !
Et c'est ainsi que cinq Normands, dont Tyrker, reprirent le
chemin qu'avait suivi l'Indien. Mais, à l'endroit où Pierre et Simon
auraient dû se trouver, il n'y avait personne. La stupéfaction de
Marou parut sincère à Tyrker, mais d'autres murmurèrent qu'il les
avait joués. L'Indien devina à l'expression des visages que les
étrangers ne le croyaient pas. Il chercha désespérément autour de
lui et finit par découvrir la marque faite sur l'arbre par Simon, à
l'aide d'une pierre tranchante sans doute. Il la montra aussitôt à ses
gardiens. Hélas ! cette marque ne représentait rien pour eux.
Ils voulurent l'emmener de nouveau vers le groupe des
Normands. Mais l'Indien s'insurgea. Dans son désespoir de ne
pouvoir se faire comprendre de ses gardiens, son visage prenait,
sous la peinture noire, blanche et rouge, un aspect terrifiant.
117
II parvint, d'un dernier effort, à se libérer de l'étreinte des
doigts rudes et il s'enfuit dans la forêt.
Les Normands se lancèrent à sa poursuite.
118
Les poursuivants s'arrêtèrent à leur tour, médusés.
119
répondre dans le lointain, et bientôt tous les Normands étaient
regroupés. Leif comprit tout de suite que Simon avait réussi à
retrouver son frère. Ils décidèrent de bivouaquer sur place
autour d'un feu de bois que Marou alluma. Et la nuit s'écoula à
entendre le récit que Simon d'abord, puis son frère Pierre,
firent des incidents qui les avaient conduits jusque-là. Au petit
jour, Leif fit préparer un quartier de venaison qu'ils avaient
abattu la veille, et chacun se restaura avant de repartir vers le
camp.
*
**
120
Marou, maintenant que la progression avait repris,
marchait en tête. Il avançait de la démarche qui lui était
propre, le corps penché en avant, à longues enjambées, les
bras pendants.
Il semblait suivre une piste invisible aux autres.
Selon les évaluations de Leif, la troupe ne devait pas être
très loin du camp maintenant. Il s'apprêtait à pousser le cri de
reconnaissance lorsqu'un concert de vociférations retentit, qui
cloua les Normands sur place.
Marou donna tous les signes d'une vive inquiétude. Leif
fit prendre immédiatement les dispositions de combat. Puis,
mû par un brusque pressentiment, il tint rapidement conseil.
— Selon toute apparence notre camp est attaqué en ce
moment par des Skroelings qui n'appartiennent pas à la tribu
de celui-ci, dit-il en désignant Marou. Sinon il ne ferait pas
cette tête !
Un grognement accueillit ses paroles. Il poursuivit :
— Ces Skroelings sont sans doute venus, comme la
première fois, par le lac à bord de leurs canots. Si nous
voulons intervenir efficacement, je pense que nous devons les
empêcher de fuir quand nous apparaîtrons. Une équipe va
donc partir en direction de la grève du lac et éventrer tous les
canots sans exception... Le reste de la troupe se divisera en
deux afin de prendre ces diables sur les flancs. L'équipe des
canots formera le troisième côté du carré dans lequel nous
enfermerons les agresseurs, le camp formant le quatrième
côté!
Tous approuvèrent, et les Normands préparèrent leurs
grandes haches et tendirent leurs arcs. Pierre et Simon, désar-
més, restèrent sous la protection de Leif.
Pour donner le temps à l'équipe chargée de la destruction
des canots de se mettre en place, Leif fit faire halte au reste de
121
la troupe, et l'on acheva les provisions qui restaient du
déjeuner.
*
**
122
grêle de flèches s'abattit sur les Normands, dont les boucliers
résonnèrent. Avant que les Indiens aient eu le temps de placer
une nouvelle flèche sur la corde de leurs arcs, les hommes de
Leif furent sur eux, la hache haute. Et tel était l'aspect de ces
guerriers farouches que les Indiens, démoralisés déjà par la
perte de leurs canots, battirent en retraite. L'arrivée simultanée
des deux autres équipes, puis, un peu plus tard, des hommes
du fort, acheva leur déroute. Avec des imprécations sauvages,
ils attendirent la mort inévitable.
Mais Leif lança un ordre qui fit flotter les rangs des
Normands :
— Halte ! J'accorde quartier à ces hommes !
Il appela Pierre et Simon Bastien et les chargea avec
Marou de traduire ses paroles aux Indiens.
— Les guerriers à peau blanche ne veulent pas la mort
des guerriers skroelings ! Leur dieu défend de tuer
inutilement, et les guerriers blancs ne sont pas les ennemis des
Skroelings ! Que le chef des Skroelings vienne vers moi en
confiance !
Simon traduisit les paroles de Leif en frison, à l'intention
de son frère. Pierre, qui pendant sa captivité avait appris un
peu du dialecte indien, put en traduire tant bien que mal le
contenu pour Marou. Lorsque celui-ci eut parlé à ses congé-
nères, il apparut que les Indiens en avaient saisi le sens, car le
géant emplumé s'avança, les mains nues, et se tint à quelques
pas de Leif, les bras croisés sur sa puissante poitrine.
- Dans quelques lunes, je repartirai vers mon pays !
affirma Leif. D'ici là, ni mes hommes ni moi ne pénétrerons à
l'intérieur de ce pays. Le grand chef rouge est-il prêt à
promettre devant la face de ses dieux qu'il retournera dans sa
tente et qu'il laissera en paix les guerriers blancs ? S'il le
promet, tous ses guerriers pourront repartir, il ne leur sera fait
123
aucun mal, j'en atteste mon dieu, qui est le plus puissant de
tous les dieux !
Malgré l'impassibilité du chef rouge, Leif perçut son
éton-nement devant semblable proposition. Un combat
intérieur sembla se dérouler en lui, et il parcourut lentement du
regard les rangs des Normands et ceux de ses guerriers. Puis
son regard noir se fixa sur celui de Leif, qui le soutint sans
frémir, avec un grand calme.
Le silence se prolongea quelques minutes interminables.
Puis le chef prononça une longue phrase dans son parler
guttural et, la main à la hauteur du cœur, s'inclina.
Marou et Pierre expliquèrent à Simon, qui le traduisit à
Leif, l'accord du chef indien. Il offrait même, en gage de son
acceptation, deux otages, deux adolescents qui resteraient avec
les Normands, en don de bonne amitié.
Leif faillit refuser ce dernier point, mais il réfléchit que
ces deux enfants pourraient être convertis à la religion
chrétienne et qu'il sauverait ainsi deux âmes.
Les deux jeunes Indiens acceptèrent leur sort avec une
résignation qui en disait long sur leur force d'âme et inspira le
respect aux rudes guerriers de Leif. Les Skroelings se reti-
rèrent avec leurs armes, à travers la forêt, abandonnant leurs
canots inutilisables, sans manifester, par un seul geste, qu'ils
considéraient encore les Normands comme des ennemis.
Par prudence, Leif maintint le camp en état d'alerte
pendant toute une semaine. Mais la forêt resta silencieuse et
nulle ombre suspecte ne fut aperçue rôdant aux alentours. Des
patrouilles, envoyées autour du fort, ne signalèrent aucune
présence insolite.
124
CHAPITRE XIV
125
permettaient de marcher commodément dans la neige fraîche
tombée obtinrent un grand succès auprès des Normands, qui
imitèrent avec plus ou moins de bonheur, au début, leur '
professeur. Ils traquèrent ainsi plus facilement l'élan et le daim
et augmentèrent leur réserve de nourriture.
(1) Raquettes,
L'hiver s'écoula en préparatifs. Les peaux furent aérées et
serrées en paquets en vue de leur embarquement, les raisins
sèches visités afin d'éliminer les grains douteux.
Simon donnait à son frère et aux deux Indiens captifs des
leçons de langue norse, que Leif complétait souvent, ou le
Germain Tyrker.
Dès les premiers jours du printemps, le drakkar radoubé,
enduit de résine de pin, reçut sa cargaison. Les Normands le
chargèrent joyeusement, escomptant tout le bénéfice qu'ils
allaient retirer de ces richesses.
Pierre et Simon ne tenaient plus d'impatience à l'idée de
revoir bientôt leurs parents. Pourtant l'amertume de laisser
Marou au Vindland atténuait leur joie. Rien ne put décider
l'Indien à quitter la terre de ses ancêtres.
- Il dit qu'il faut qu'il revienne à son village, expliqua
Pierre. Ainsi le veut le Grand-Esprit de sa religion.
Et la veille du départ, sans que personne s'en aperçût,
Marou s'enfonça dans la forêt, portant toujours son arc et ses
flèches et le petit sac de peau contenant l'amadou et un
couteau de silex. Mais il portait à la taille le couteau dont
Simon lui avait fait cadeau.
*
**
126
l'horizon les deux jeunes Indiens poussèrent un gémissement.
Pierre et Simon s'empressèrent auprès d'eux. Ils savaient
maintenant assez de langue norse pour converser avec eux.
Tho, le plus âgé des Indiens, se redressa fièrement, après
avoir surmonté la défaillance passagère du départ.
— Nos chefs sont puissants, déclara-t-il sur un ton mono-
corde, comme s'il récitait une litanie. Nos chefs sont puissants
et vivent dans la maison des roches et aussi sous la terre !
II répéta plusieurs fois l'affirmation comme pour mieux
se convaincre.
- Les sages de mon pays disent qu'il y a vers le soleil
levant un pays où beaucoup d'hommes à peau blanche vivent
dans les huttes. Ils disent aussi qu'ils ne sont point vêtus de
peau comme nous, mais de vêtements clairs. Vers le soleil
levant sont les guerriers qui chantent, qui chantent très fort
pour honorer leur dieu, en suivant des étoffes dorées pendues à
des piques sans pointe, des étoffes pour honorer leur dieu,
comme leur chant.
Simon appela Leif et fit répéter ces étranges paroles. Tho
répéta, mot pour mot, ce qu'il avait dit. Mais il ne put ajouter
rien de plus.
- Ce sont les sages de mon village qui disent ces
paroles... ce sont les sages !
Leif se sentit troublé. Simon et Pierre aussi. Comment ces
nouvelles étaient-elles parvenues à la connaissance des
Skroelings ?
Mais les soucis habituels de la navigation ne lui laissèrent
pas le loisir d'approfondir davantage ce mystère.
Lorsque quelques jours plus tard Ericfjord apparut, tous
aperçurent la foule qui en peu de temps garnit les rochers de la
rive. Ils mirent à la rame et chantèrent en cadence, heureux de
retrouver la houle courte du fjord et des visages connus.
127
Debout à la proue, Simon et Pierre agitaient une étoffe
blanche pour se signaler à leurs parents.
Jemais encore drakkar revenant d'expédition ne fut
accueilli avec un tel enthousiasme.
Les fêtes durèrent trois jours pleins, pendant lesquels plus
d'un tonneau de bière fut mis en perce. Simon et Pierre ne
quittèrent guère la maison de leurs parents, éperdus d'une joie
qui les faisait pleurer et rire à la fois.
*
**
128
Eric fit un signe. Un gong résonna.
Le brouhaha des conversations fit place brusquement à
un silence recueilli. Eric s'avança d'un pas vers le couple, très
pâle. Simon sentit la main de Pierre qui cherchait sa main et la
serrait très fort.
129
D'un geste de la main, Eric rétablit le silence.
130
tu la travailles à ton compte et produises le prix de ton rachat.
Le reconnais-tu ?
— Oui, seigneur Eric, je l'ai reçue.
- As-tu su la faire fructifier ? As-tu su épargner pour ton
rachat ?
— Oui, seigneur Eric !
A vrai dire, Jean Bastien n'avait rien reçu du tout. La part
de Simon et de Pierre dans la cargaison du drakkar avait
pourvu à la somme du rachat. Mais pour rien au monde le
vieux Jarl n'aurait consenti à modifier les formules consacrées.
- As-tu la somme ? ajouta Eric.
Jean Bastien tendit à son maître un petit sac de peau que
celui-ci soupesa.
- Le poids y est, Jean Bastien ! Approche de la liberté !
L'esclave avança d'un pas. Eric tendit la main, retira de son
cou la chaînette de fer et laissa tomber à terre l'insigne de la
condition servile.
Le bruit métallique de la chaînette sur les pierres du sol
parut à Simon le bruit le plus joyeux qu'il eût jamais entendu.
- Par Odin, père des peuples, adversaire des loups et dieu
des tués, je t'accueille parmi nous comme affranchi !
Un hourra vibrant jaillit de l'assistance. Simon remarqua
le signe de croix rapide de la plupart des assistants, comme
chaque fois que le dieu des païens était invoqué. Eric le Rouge
était presque le seul maintenant à n'avoir pas embrassé la
nouvelle religion.
Mais, d'un geste de la main levée, Eric rétablit le silence.
- Désires-tu aussi racheter ta compagne ? Et tes fils ?
Jean Bastien fit le signe deux fois. Le collier de la jeune
femme rejoignit celui de son époux sur le sol.
Simon et Pierre, eux, ne le porteraient jamais.
Eric le Rouge rejoignit son siège et s'assit entre les
figurines sculptées de son fauteuil.
131
- Qu'on apporte la « bière de liberté » !
Des servantes en tuniques blanches apportèrent les
cruches de terre et circulèrent vivement entre les tables où les
guerriers avaient pris place.
Comme toujours au bout d'un certain temps, le tumulte
fut à son comble.
Simon et Pierre embrassèrent leurs parents et
s'esquivèrent pour retrouver Tho et Ming, les deux Skroelings,
au bord de la mer. Simon ne put s'empêcher, en les voyant
accroupis sur une roche au bord du fjord, face au soleil
couchant, de se souvenir de son propre tourment, quelques
mois plus tôt, lorsqu'il se languissait de sa patrie et de son
frère. II pouvait, mieux que quiconque, comprendre ce qui se
passait dans l'âme des deux jeunes garçons. Pour eux aussi ces
flots battaient, quelque part vers le soleil couchant, les rives de
leur pays.
Et ce qu'ils avaient dit du grand pays aux hommes blancs,
chantant en procession à la gloire de leur dieu derrière les
bannières, permettait de supposer que d'autres navigateurs,
des chrétiens peut-être, avaient abordé avant eux au
Vindland. Et ces marins avaient raconté aux Skroelings les
coutumes de leur pays ; c'était sans doute la seule explication
valable.
- S'il est possible que des chrétiens restent prisonniers
au Vindland, commença Simon...
- Qui nous empêchera de partir à leur recherche, à notre
tour ? acheva Pierre.
Ils arrivaient auprès des deux Skroelings, impassibles, les
yeux perdus sur la mer.
— Ce serait un devoir, n'est-ce pas ? Comme de
reconduire Tho et Ming chez eux ! Hého, Tho el Ming ? Que
pensez-vous de ce projet ?
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**
133
Georges Bayard (1918-2004) né à Amiens le 20/0/1918 et décédé le 08/10/2004 est un
écrivain français, auteur de romans pour la jeunesse. Il mena cette activité parallèlement à sa
carrière d'enseignant de 1952 à 1988. On lui doit notamment la série des Michel, publiée à
partir de 1958 chez Hachette dans la collection Bibliothèque verte. S'y sont ajoutées, par la
suite, celles des César et des Cécile chez le même éditeur. Il a publié quelques romans sous
les pseudonymes de Georges Travelier et Jean-Pierre Decrest.
Issu d'une famille modeste, Georges Bayard passe son enfance dans
la Somme à Corbie. Il étudie ensuite à l'École Normale d'Instituteurs d'Amiens dont il sort
diplômé en 1937.Lors de la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé en 1939 comme officier
de réserve. Après l'armistice, il rejoint la Résistance et réintègre l'armée régulière en 1944.
Ses faits d'armes lui vaudront la Croix de guerre 1939-1945 et la Médaille de la Résistance.
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