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La pensée d’Augustin, mais surtout peut-être sa pensée trinitairc qui en

est le fondement, est, à plusieurs titres, une des sources de la pensée


occidentale, tant théologique que philosophique 1. Elle est un moment décisif
de la rencontre de la foi chrétienne avec la philosophie antique. La foi
d’Augustin creuse en la philosophie platonicienne des profondeurs
subjectives que celle-ci ignorait et l’ouvre à l’individualité singulière de la
personne, élue de Dieu. La pensée d’Augustin est aussi un tournant décisif à
l’intérieur de la tradition chrétienne : c’est avec elle que la tradition latine
prend son essor et commence à se distinguer plus nettement de la tradition
orientale. Le schème trinitaire de la théologie scolastique, que Th. de
Régnon a si clairement distingué du schème des Pères grecs, trouve ici sa
source. C’est donc à tous ces titres que l’étude de la pensée trinitaire
d'Augustin se recommandait à notre attention.
Si nous voulons atteindre ce « tournant » et l’analyser correctement, il
nous faut choisir soigneusement l’objectif de notre étude. C'est pourquoi
nous devons définir au départ le niveau que nous visons à atteindre dans la
pensée d’Augustin, la méthode appropriée à une telle investigation et les
limites chronologiques qui s’imposenL à nos recherches. Ces trois considé-
rations, qui précisent le thème de ce livre, nous justifieront aussi d'ajouter
encore un titre à l'énorme bibliographie augustinienne des dernières années,
1. Le niveau que nous voudrions atteindre dans la théologie trinitaire de
saint Augustin est celui de l'intellectus fidei, c’est-à-dire, non pas de la
régula fidei, ni même d’une dogmatique, trop souvent confondue avec cette
régula dans notre scolastique, mais celui de l’intelligence croyante des
données de la foi. Cette visée rencontre une double difficulté. Il faut d’abord
rompre avec des conceptions théologiques plus récentes qui ne

1. Cf- P. HADOT, L'image de la Trinité dans U âme chez Victorinus et chez saint Augustin, dans Studio
Patristica, vol. VI, TU, t. 31, p. 409 : « Le de trinitatc de saint Augustin est un livre qui a orienté d’une
manière nouvelle et décisive la pensée théologique et philosophique de l’Occident. En cherchant, dans la
structure de la puissance intellectuelle de l’âme, l’image de la Trinité, Augustin n’a pas seulement fondé la
doctrine des relations et la théologie du Verbe, il n’a pas seulement donné à toute la mystique occidentale
la psychologie qui lui permettrait d’exprimer ses expériences, il a aussi révélé en quelque sorte à toute la
pensée occidentale une intériorité spirituelle qu’un Descartes ou un Husserl chercheront à retrouver en
pensant à saint Augustin. Le de ivinitate est donc un moment décisif de l’histoire de la pensée. »
" INTRODUCTION

faisaient guère de place à celle démarche, pourtant toute traditionnelle,


' intelligence de la foi. Il faut ensuite rejoindre ce qu’Augustin concevait par
la, et nous verrons que sa conception et surtout sa pratique de Yin- tellectus
fidei n’ont cessé d’évoluer.
L’intelledus fidei a vu sa légitimité tellement contestée ou sa portée
tellement réduite dans la théologie occidentale ultérieure que l'interprétation
de la pensée augustinienne elle-même en a été affectée 1. Ce défaut „ S™S
ll,storic Lie eL cette
1 l oppression de la scolastique ont trop souvent allaibh les études
des augustiniens du début de ce siècle. Mais cette incompréhension remonte
plus haut. Dès la fin du XIIle siècle, on « appropriait » a Augustin la
fameuse « légende de l’Ange2 ». On 11e peut concevoir plus total contresens :
« Saint Augustin, méditant sur le mystère de la Trinité, se promène
sur le bord de la mer et rencontre un petit enfant qui, équipé d’une
cuiller (ou d un coquillage), lui explique vouloir transvaser toute 1
eau de la mer dans un petit trou qu’il a creusé dans le sable de la
plage ; au Saint qui s'étonne d’une entreprise aussi irréalisable r?- 1
frï* Se révèle ^re im AnSe (0Ll> selon une autre version,
I Enfant-Jésus lui-même), rétorque avant de disparaître : ‘ Cela me
serait plus facile qu’à toi d’épuiser, avec les seules ressources de ta
raison humaine, les profondeurs du mystère de la Trinité ’3 *. »
Si cette légende témoigne d'une méconnaissance des intentions théologiques
les plus profondes^ d’Augustin, ce n’est toutefois pas sans un juste retour
des choses qu’elle lui est finalement revenue. Nous montrerons dans cette
thèse que l’entreprise d’inletlectus fidei d’Augustin devait aboutir à des
impasses qui feraient un jour concevoir le mystère, et

1. Voir par exemple les objections que H.-J. Marron a rencontrées de la part (les tho- mnstra, lorsqu
il a remis en évidence la distinction entre scientia et sapientia chez Augustin
':i la fin de la CUltwre antique’ I98S> L h et surtout Retraetatio, 1949 P‘ T!, a™it Peut-etre
seulement le tort, comme il l’a reconnu lui-même (op. cit
p. 639-040) de designer ees deux démarches par nos catégories modernes de théologie et de philosophie.
Mais il a bien vu que ce siudium sapientiae <, restera toujours, à des nuances près, ce qu Augustin l’avait
défini à Cassiciacum * (op. cit., p . 838), nous dirions plus exactement qu a travers toutes les évolutions de
son intellectus fidei, c’est la même aspiration d intelligence * gnostique » de la foi qui meut sa recherche.
Nous souscrivons donc entièrement a la repense que H.-I. AIARROU, op. cit., p. 040-841, fait à l’article,
par
re
ailleurs
S^1î1ifIqUabIe’ de Tn' •Deman’ Composantes de la théologie, dans RS PT, 28, 1939 p. dbb-434.

2. Cf. H -1. MAR ROU, Saint Augustin et la légende de l’ange, dans Bulletin de la société
nationale des Antiquaires de France, Paris, Klineksiock, 1954-1935, p. 131-135 . Saint Augustin et
l’augustinisme, Paris, Seuil, 1955, p. 145-146 ; Saint Augustin et ’Vanne
L ne legende médiévale, dans L'homme devant Dieu. Mélanges de Lubac, Paris, Aubier, 1901 t. il, p. 137-
140. La première attribution à saint Augustin de cette légende, qui préexisté comme exemplum anonyme
du début de ce même XIII» siècle, est faite vers 1363 par 4HOMA8 DE CATmeœK, Bonum uniuersale de
proprietaiibus apum, II, 47 (Strasbourg, incunable, BN Res. 11 1330) ou II, 48, éd. de Douai, 1027, p.
437-139.
■J. D'après H.-I. MARROU,.Saint Augustin et l'ange, p. 137.
INTRODUCTION 15

particulièrement le mystère de la Sainte Trinité, comme un donné in-


compréhensible. Mais cette légende tellement répandue, qui trahit la pensée et
l’œuvre d’Augustin, reflète bien la mentalité théologique et spirituelle, de
l’occident chrétien. 11 nous faudra donc revenir d’abord à Augustin, par delà
la tradition issue de lui, pour l'aire justice à son entreprise, mesurer
exactement sa portée et y trouver peut-être, mais parmi d’autres, les germes
de. la pensée scolastique.
La seconde difficulté que rencontre notre étude de inieltedus fidei tient au
caractère mouvant et évolutif de cette méthode augustinienne. Tant sur le plan
des déclarations méthodologiques que sur le plan de leur mise en pratique,
Augustin n’a jamais cessé de chercher sa voie. Ei cette constante recherche ne
va pas sans possibilités de décalages entre l’intention méthodologique et ses
réalisations. Nous étudierons donc à la fois les déclarations d’intention et
leurs réalisations, n’oublianL jamais leur relativité. Mais il faut choisir la
méthode qui nous permettra d’explorer ce niveau d’intelligence de la foi dans
toute sa profondeur, au delà des simples formules ou énoncés de foi, dans son
évolution et sa cohérence interne.
2. Ce niveau de la pensée augustinienne que nous visons à atteindre
commande la méthode que nous allons mettre en oeuvre. Cette méthode se
voudrait à la fois phénoménologique, génétique et structurale. Méthode
phénoménologique, c’est-à-dire visant à atteindre l’intuition qui meut la
pensée augustinienne et qui, ne s’épuisant dans aucune formulation
successive, relance perpétuellement sa recherche. Comme nous l’avons déjà
dit ailleurs1, notre attention se portera aux tâtonnements et aux hésitations,
indices d’une visée qui ne s’épuise pas dans ses expressions. Méthode
génétique, puisqu’il s’agit de saisir le jaillissement de cette pensée et son
intuition directrice dans une élaboration progressive. Méthode structurale
enfin, car il s’agit bien d’une puissante synthèse dont les matériaux,
d’origines très diverses, sont intégrés dans un plan d’ensemble sans cesse
remanié.
On a compris depuis longtemps que toute étude sur la pensée d Augustin
devait respecter strictement la chronologie de ses œuvres2. Cette chronologie
nous est d’ailleurs exceptionnellement bien connue grâce aux Rétractations,
Elle a été précisée par nombre de savants qui, à la suite de

1. Vexpérience, de l’amour et l'intelligence de la foi trinitaire selon saint Augustin, dans Rech.
Aug. II, p. 115-410.
2. Voit O. BOTTMANNER, Saint Augustin sur l’auteur de Vépître aux Heureux, dans Rev. Bén., 18,
1901, p. 257 : « Lors du 8e congrès international des savants catholiques à Munich (23 sept. 1900), j’ai
dit quelques mots sur la 1 nécessité absolue de traiter et d’utiliser les écrits de saint Augustin dans l’ordre
historique et chronologique . » Ce principe a été rappelé récemment par A.-M. LA BONNARDIÈRE,
L’Epître aux Hébreux dans l’œuvre de saint Augustin, dans RE A, 3, 1957, p. 137. Voir aussi P. ALFARIC,
L évolution intellectuelle de saint Augustin, Paris, 1018, p. II1-V : « ..-il importe avant tout de lire ses
écrits dans l’ordre où il les a rédigés, en tenant compte de leurs moindres nuances ».
16 INTRODUC T ION

Le Nain de Tillemont et des Mauristes, se sont attachés à dater toutes les


œuvres d'Augustin, jusqu'à ses Serinons et ses Lettres. Cette connaissance de
la chronologie de son œuvre, unique peut-être pour toute l’antiquité
chrétienne, n’est pas la seule raison de tenir compte de l’histoire de sa
pensée, Cette pensée est en effet essentiellement évolutive et, en ce sens,
historique. Augustin lui-même nous en a retracé, dans les Confessions, la
période décisive. C’est pourquoi beaucoup d'études se sont proposé, au début
de ce siècle surtout, de décrire l’évolution d’Augustin, ou, comme disaient
les allemands, « seine Geistesentwicklung1 ».
Ces études du développement d’Augustin nous déçoivent souvent, soit
par leur caractère polémique, principalement à propos de la conversion
d’Augustin, soit par leur manque de rigueur analytique et leur manque de
prises sur la réalité mouvante de cette évolution 2. Sur un point particulier,
mais décisif, celui du néo-platonisme d’Augustin, l’absence de précision
analytique a mené à des impasses. On ne trouve en effet chez saint Augustin
que des exposés très allusifs, un climat néo-platonicien plus qu’une doctrine
enseignée pour elle-même. Or ce néo-platonisme est fortement marqué par le
génie propre d’Augustin. Trois attitudes erronées onl alors prévalu : soit
qu’on ail ramené ce néo-platonisme à un platonisme diffus, soit qu’on l’ait
confondu avec un augustinisme plus tardif, soit enfin qu’on l’ait attribué
sans plus à des influences plo- tiniennes ou porphyriennes.
Une réaction s’imposait d’abord sur le plan de la « recherche des sources
», et c’est P. Henry qui a, le premier, mis en garde contre la multi-

1. La plus remarquable, malgré sa thèse extrémiste, est celle de P. ALFARIC, op. cit. Voir ses
déclarations méthodologiques dans la Préface, p. JII : « Augustin qui ne pouvait se passer d’un système
était incapable de s’enfermer jamais dans aucun. Son esprit inquiet le portait à aller sans cesse de Pavant, à
élargir sans cesse son horizon. Sa vie intellectuelle se présente à nous comme une lente ascension vers des
sommets qui toujours se dérobent. Et sur la pente escarpée qu’il a gravie, le spectacle qui s’offrait à lui s’est
modifié jusqu’à la fin. C’est à se représenter d’une façon exacte sa marche ininterrompue et ses visions
fuyantes que doivent tendre ses historiens. Plusieurs s’y sont essayés. Mais ils n’ont étudié que quelques
moments de ce long pèlerinage et les limites qu’ils se sont imposées ont souvent faussé leur perspective.
(11 cite en note les plus importants : A. N A VILLE, Saint A ugustin, Étude sur le développement de sa
pensée jusqu’à Vépoque de son ordination, Genève, 1872 ; P. WoRTER, Die Geistesentwicklung des
heilïgeu Augustinus bis zu seiner Taufêy Paderborn, 1892 ; ... M, BECKER, Augustin, Studien zu seiner
geistigen Entwieklung, Leipzig, 1908 ; et surtout W. THIMME, Augustine geisiige Entwieklung in den ersten
Jahrcn nach seiner Bekehrung (386-891), Berlin, 1908, et Grundlinien der geisiigen Enl- wickhmg
Augustin s-, dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 1910, p. 172-213). Si les panoramas que découvre
Augustin changent souvent, aucun n’apparaît tout d’un coup, aucun ne disparaît brusquement. Ils vont
plutôt en se mêlant et en se transformant d’une manière à peu près continue. Chacun en appelle et en
prépare d’autres. On ne peut donc les isoler sans les dénaturer. Malgré leur diversité, ils forment un
spectacle suivi, et on n’en saurait étudier à fond un seul détail sans se famé une idée de l’ensemble .»

2, La troisième partie du livre de P. Alfaric, qui expose le néo-platonisme d’Augustin, n’est qu’une
intelligente paraphrase des premiers écrits. Elle est uniquement descriptive, avec de-ci de-]à des notes très
suggestives sur les sources de ces idées. Mais l’auteur se laisse emporter au fil de l’eau, il ne pénètre pas en
profondeur.
INTRODUCTION 17
1
plication des rapprochements . Mais cela ne résolvait pas encore le problème
méthodologique posé par l’analyse du néo-platonisme augusti- nien. Si W.
Theiler a pu donner une étude vraiment éclairante de ce néo-platonisme, dans
un ouvrage par ailleurs très critiquable du point de vue de la « recherche des
sources », c’est parce qu’il osait en reconstituer le « système 2 ». Il avait le tort
d’attribuer ce système à une source por- phyrienne et de le considérer comme
constitué tout d'une pièce, mais il introduisait dans les études augustiniennes
l’idée de système et il centrait son analyse sur certains schèmes triadiques. La
force de son étude consistait à faire apparaître grâce à ces schèmes
l’originalité, augustinienne à notre avis et non porphyrienne, de ce néo-
platonisme.
Nous croyons en effet que seule une méthode structurale permet d’ana-
lyser la pensée d'Augustin. H.-I. Marrou a très justement observé «le
caractère flottant de sa terminologie 3 », suggérant que « sa pensée très
mouvante s’organise quelques fois moins autour des idées que de leurs
rapports mutuels4 ». Et il met en garde contre les interprétations qui
s’appuieraient sur des rapprochements de mots empruntés à des œuvres d
époques différentes5. Mais cette constatation, qui met en question toute étude
d’Augustin qui se baserait uniquement sur la « méthode des fiches » ou des
concordances verbales, ne doit pas nous mener au relativisme. Elle permet
seulement de conclure qu’on n’avait pas encore trouvé 1 instrument
d’analyse adéquat ni isolé l'unité de sens du langage augus- tinien. En effet,
cette unité de sens n’est pas, selon nous, le mot mais la structure ou le
schème dans lequel est pris le mot. L’expression peut varier, les structures
demeurent relativement stables. Elles peuvent se trouver à trois niveaux :
celui de. la phrase, celui du paragraphe, celui d’une œuvre ou d’une section
d’œuvre. Nous tâcherons donc toujours de situer les schèmes étudiés dans un
texte suivi, analysé lui-même selon la méthode structurale et situé à son tour
dans la structure d’ensemble de l’ouvrage. Au lieu de procéder par
multiplication de rapprochements, noire étude s’attardera donc de préférence
à des textes longs, traduits intégralement et commentés ligne après ligne.
Lorsqu’on interroge l’œuvre d’Augustin avec cet instrument nouveau qu’est
la méthode structurale, elle apparaît admirablement cohérente. V.
Goldschmidt, dont les recherches structurales ont si profondément renouvelé
l’étude du platonisme

1. F. HENRY, Plolin et l'Occident, Louvain, (9134, p, 63-00.


2. Vf. THEILER, Phorphyrios une/ Augustin, Halle, 10.913.
3. H.-I. MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1938, p. 243.
4. Op. cit., p. 240.
li. Op. cit., p, 24ü : <■ On ne saurait trop attirer l'attention du lecteur là-dessus ; rien n’est plus
dangereux que d’interpréter un terme augustinien par un texte emprunté à une œuvre différente de celle oit
on le lit, surtout si cette œuvre est d’une date éloignée ou d'un caractère différent. i> Il faut lire toutes ces
pages excellentes consacrées à la terminologie augustinienne (p. 345-248).
I» INTRODUCTION

et du stoïcisme1, vient de publier un échantillon de ce que peut donner une


telle méthode appliquée à un texte d’Augustin 2. Nous croyons cependant
que cette méthode doit être en même temps génétique si l’on veut en obtenir
tout le bénéfice possible dans l’étude d’Augustin. On ne peut opposer en ce
cas genèse et structure3 4 : non seulement parce que les structures de la
pensée d’Augustin sont essentiellement « parlées », parce qu’elles sont
structures d’un discours1, c'est-à-dire inséparablement « synchroniques » et
« diachroniques », ce qui nous sera concédé sans peine, mais encore, du fait
qu’Augustin est un orateur avant d’être un écrivain, qu’il invente sa pensée
en la dictant et ne semble pas toujours aussi soucieux que les modernes
d’une cohérence synchronique rigoureuse 5. Plus encore : l’œuvre semble
n’accéder jamais, chez lui, à cette indépen

1, Voir surtout Les Dialogues de Platon, structure et méthode dialectique, Paris» PUF* 1947 (seconde
édition, 1963, précédée d’une importante préface sur la méthode structurale) et Le système stoïcien et Vidée
de temps, Paris, Vrin, 1953.
2, Exégèse et axiomatique chez saint Augustin, dans Hommage à Martial Guérouli : Lf histoire de la
philosophie, ses problèmes, ses méthodes, Paris, Fisclibâcher, 1965, p. 4-32.
3. Nous nous séparons sur ce point de la méthode structurale décrite par V. GOLD- sCHAIIDT, dans la
Préface de la seconde édition des Dialogues de Platon, p. XXII-XXIII. L’auteur ne prétend d’ailleurs pas
proposer une méthode universellement valable. Ce sont plutôt differents « points d’application du concept
de structure » qu’il récapitule au terme de ses recherches sur les dialogues de Platon. Il fait d’ailleurs
remarquer dans Le système stoïcien, p. S3 n. 4 : « L’idée de structure n’est pas le titre pour une méthode
universelle, d’application mécanique ; les recherches qui la prennent pour idée directrice peuvent se
spécifier en plus d’une méthode et la réussite de celle-ci dépend, à chaque fois, de son exacte adaptation à
l’auteur étudié... » L’augustinisme ne se laisse jamais réduire à un « système » et c’est sans doute pourquoi
nous avons trouvé la plus grande convergence méthodologique avec nos recherches dans une étude récente
sur l’augustinien que fut Malebranche. Cf. A. ROBINET, Système et existence dans V œuvre de
Malebranche, Paris, Vrin, 1965, qui cherche « les stratifications successives » de ses œuvres, opérant une
sorte de « radiographie historique qui confirme par le menu ce que la comparaison des œuvres contraint
d’admettre. On soumet les tableaux des peintres à la critique en épaisseur : les compositions de
Malebranche relèvent de ce genre d’approche. Chaque retouche aide à comprendre comment se profile à
nouveau la pensée » (p. 7). Genèse et structures sont articulées dialectiquement : « Les structures définies
de l’œuvre constituée ne peuvent être invoquées contre les pensées en genèse de l’œuvre constituante... Il
faut restituer l’œuvre à son temps propre. »> Et l’auteur se demande « quel est le sens de cette genèse et de
cet incessant travail de force sur les structures ?» (p. 9). Il y répond en montrant qu’« il y a du 1 bougé ’
dans la biographie comme dans l’œuvre » (p. 8) et qu’on ne peut les comprendre que l’une par rapport à
l’autre. « Malebranche n’eût pas trop de toute sa vie pour tirer à l’évidence les certitudes qui l’habitaient.
Système et existence ont partie liée » {p. 13).

4. V. GOLDSCHMIDT, Temps historique et temps logique dans Vinterprétation des systèmes


philosophiques, dans Actes du XIe congrès international de philosophie (Bruxelles), Amsterdam-Louvain,
1953, t. XII, p. 7-13, a bien distingué ce temps logique de l’œuvre (prenant ce mot logique dans son sens
étymologique) du temps historique.
o. P. Hadot a donné en avril 1964, au Centre de Recherches de Psychologie comparative du CNRS, une
remarquable conférence sur « le problème de la ‘ cohérence 1 dans la pensée chrétienne des premiers
siècles ». Il énumérait, parmi les facteurs dont if faut tenir compte pour comprendre la cohérence de ces
œuvres, les conditions matérielles de composition du livre antique, le caractère psychagogique de la pensée
antique qui s’adresse toujours à un auditoire concret, le primat de la parole et de son temps propre (elle
n’est pas étalée simultanément connue dans un livre).
ISTR0DUCT1 ON 19

dance qui la donnerait pour achevée. On 11e peut donc parler en ce sens de 4
système1 », L’œuvre est plutôt une recherche perpétuelle, comme en
témoignent non seulement les affirmations explicites d’Augustin, mais
encore les incessantes reprises des mêmes thèmes et jusqu’à ces révisions
finales de tous ses livres. Aucune œuvre littéraire n’est aussi manifestement
travaillée par l’insatisfaction, par le désir de dire plus et mieux. Aussi
croyons-nous devoir tenir compte également dans notre analyse du temps
psychologique ou historique. Nous y reviendrons plus loin. Retenons pour le
moment qu’il est impossible de comprendre la pensée d’Augustin sans saisir
à la fois sa cohérence (ses structures), son mouvement (sa genèse) et son
sens (à la fois son enracinement dans une expérience et sa visée2).
Etudier conjointement structures et genèse nous paraît donc indis-
pensable. La méthode philologique, faite de rapprochements verbaux et
basée sur un fichier lexicographique, peut se perfectionner en un répertoire
de schèmes, voire même en une analyse des structures d’ensemble des
différentes œuvres. Sans cette perspective génétique et phénoménologique,
elle devra se contenter-de juxtaposer statiquement les différentes œuvres ou
sections d’œuvres. Nous comparerions volontiers son apport à celui d’un
album de photographies. Mais l’unité de l’œuvre augusti- nienne et le sens
de son élaboration ne peuvent apparaître que par une méthode que nous
appellerions « cinématographique », qui anime les images et les finalise eu
les enchaînant. Une telle méthode peut seule résoudre à la fois les problèmes
de sources et les questions d'interprétation. P. Hadot a très justement
exprimé cette nécessité en souhaitant qu’on entreprenne « une élude
génétique des schèmes augustiniens, de ces complexes de pensée, dans
lesquels souvenirs plotiniens et porphyriens, citations scripturaires et
réflexion théologique forment un bloc presqu’im- possible à décomposer.
Autrement dit, il faudrait une étude des méthodes de Lravail d’Augustin. »
Et il motive ses critiques à l’égard de récents travaux de Quellenforschung
par « le sentiment de la puissance de travail de saint Augustin, capable de
reconnaître les grandes idées d’un ouvrage, d’en entrevoir les conséquences,
de comparer, d’opposer, de systématiser. Cette puissance de travail que l’on
peut appeler aussi une extraordinaire puissance d’assimilation, nous cache
trop souvent la diversité du matériel

1. Cf. V. GOLDSCHMIDT, Temps historique et temps logique, p, 11 : <t replacer les systèmes dans un
temps logique, c’est comprendre leur indépendance, relative peut-être, mais essentielle, à l’égard des autres
temps où les recherches génétiques les enchaînent ».
2. Cette analyse phénoménologique ne tend donc pas à réduire le premier moteur du système à une
intuition originelle informulée. Nous prétendons donc ainsi ne pas prendre le système à rebours, comme dit
très bien Y. GOL.DSCH.MIDT, art. cit., p. 8, Nous voulons au contraire étudier l’œuvre « conformément à
l’intention de son auteur », ibid., p. 12. Mais parce que cette intention ne se réduit pas à ses manifestations
extérieures, quoiqu’elle s’y déploie et s’y révèle eu les dotant d’un sens, c’est elie que nous cherchons à
rejoindre. Et l’intention d’une œuvre nous paraît être à lu fois une visée où elle sc dépasse et une
expérience fondamentale où elle s’enracine.
20 INTRODUCTION

qu’elle a utilisé1 2. » Nous souscrivons entièrement à ces quelques lignes. Et


l’on verra que toute notre étude est inspirée par le même sentiment. Nous
espérons donc répondre à ce souhait pour la genèse de quelques schèmes
fondamentaux : les schèmes triadiques. 11 y a là en effet une structure de
pensée commune à tout le milieu néo-platonicien dans lequel a vécu saint
Augustin, une « prise » fondamentale de l’intelligence, analogue au
raisonnement syllogistique pour les scolastiques on à la dialectique
hégélienne pour les modernes. Or ces schèmes triadiques tendent à s’unifier
et à se fondre en un seul, qui soit en même temps trinitaire. Nous étudierons
donc ces schèmes triadiques d’Augustin dans leur polarisation vers cet
achèvement trinitaire. On verra quel dynamisme cela révèle dans
l’élaboration de la pensée augustinienne, toute tendue vers son achèvement
dans une vision trinitaire de la création et de l’histoire du salut, dont le De
Trinitate représente l’ultime tentative. Qu’on ne s’arrête donc pas trop vite
en chemin. Notre thèse ne peut entraîner la conviction que si l’on en
poursuit la lecture jusqu’au bout, jusqu’à la synthèse finale de toutes les
triades. Il nous a fallu parfois esquisser par anticipation l’évolution d’une
triade particulière, mais nous avons généralement respecté les lenteurs de
cette évolution.
Le but de cet ouvrage ne se réduit pourtant pas à montrer l’unité de
l’entreprise d’inleUectus fidei d’Augustin, à enchaîner les structures
triadiques de sa pensée en un « fondu » qui en manifeste la direction. Notre
étude se voudrait encore génétique en un sens plus plénier et qui,
conformément à la méthode phénoménologique dont nous nous inspirons
également, vise à rejoindre les structures mêmes de l’expérience spirituelle
d’Augustin. C’est pourquoi nous faisons nôtre le programme tracé par P.
Henry il y a plus de 25 ans : « Il serait sans doute extrêmement fructueux de
montrer comment la vie d’Augustin et notamment les faits et les sentiments
qui précèdent de peu ou suivent immédiatement sa conversion pénètrent
toute sa doctrine, d’interpréter ainsi à la lumière des Confessions ses grands
traités dogmatiques3. » Impossible, en effet, de séparer chez Augustin
l’œuvre de la vie3. Son œuvre centrale est d’ailleurs le récit de celte vie.
L’antiquité chrétienne n'a jamais fourni d’écrits plus « engagés », d’œuvres
qui soient, plus que celles d’Augustin, écrites à la première personne. C’est
pourquoi elles étaient particulièrement favorables à une synthèse des
méthodes phénoménologique, génétique et structuraliste. C’est aussi pour
cela que notre thèse s’est organisée selon un plan strictement chronologique,
cherchant dans les événements de la conversion d’Augustin les conditions
de son expérience

1, P. HABOT, Citations de Porphyre chez Augustin, clans RE~l, U, 19.30, p. 211,


2, P. HENRY, La vision d'Ostie. Sa place dans la Vie et VŒuvre de saint A ugustin, Paris Vrin, 1938, p.
109.
3, C’est pourquoi nous avons rédigé notre article Augustine of Hippo pour la New Catkolio
Encyelopedia de Washington selon le programme tracé par P. Henry, montrant comment toutes les
structures de la pensée d’Augustin sont commandées par les événements et les expériences de sa vie.
INTRODUCTION 21

spirituelle et suivant l’évolution de son entreprise A' intellect LIS fidei


ir en dégager la logique, issue de cette expérience fondamentale,
3. Ceci nous amène à parler du plan et des limites précises de notre etude.
Elle commence en effet par une analyse des livres III à VIT des Confessions.
Nous y trouvons la préhistoire de YinleUecüis fidei d’Augustin lans la gnose
manichéenne à laquelle, il adhère et dont il se libère progressivement. Nous
y trouvons aussi tous les éléments de la culture philosophique d’Augustin,
jusqu’à sa découverte du néo-platonisme. Le livre. VII. dont l’étude nous
retiendra longuement, nous donne la clef de l’intel:> ctus fidei augustinied
et de son évolution : Augustin a découvert Dieu et plus précisément la
Trinité grâce à la lecture de livres néo-platoniciens et ensuite seulement le.
Christ, incarné grâce à la lecture des Épîtres pauliniennes. Cette succession
des événements est à l'origine d’une structure fondamentale de la théologie
augustinienne : l’antériorité de la connaissance de In Trinité sur celle de
l’Incarnation.
Les écrits de Cassiciacum nous révèlent la pensée d’Augustin entre sa
conversion et son baptême. Nous y vérifierons l’exactitude historique du
récit des Confessions et nous préciserons grâce à ces Dialogues la première
théologie d’Augustin. Son retour à Milan lui met sans doute entre les mains
de nouveaux écrits néo-platoniciens, d’orientation plus porphy- rienne que
plotinienne. Mais à travers ces diverses influences, c'est une pensée originale
qui sc développe et cherche sa propre voie.
A Home, puis à Thagaste après son retour en Afrique, Augustin élabore
son intelligence de la foi sur la base de ces influences néo-platoniciennes cl
religieuses qui ont marqué sa conversion. Nous suivrons minutieusement scs
œuvres, les analysant non seulement les unes après les autres selon l’ordre
de leur rédaction, mais en essayant même de reconstituer, à l'intérieur de
certaines œuvres, l’ordre de composition. Cette étude nous mènera jusqu’en
391, à la veille, de son ordination comme prêtre d’Hippone. A ce moment,
les bases de son intelligence de la foi sont posées et les structures
fondamentales de sa théologie ont pris corps.
Il y aurait cependant intérêt à prolonger cette étude au-delà de cette
première période. Nous espérons le faire un jour dans un second volume.
Mais nous tracerons dès maintenant en conclusion les grandes lignes de
l’évolution ultérieure, afin de montrer l'influence décisive de cette première
période. Le présent volume se suffit donc à lui-même : inversant l’ordre
habituel des recherches et l’importance relative des périodes, nous voulons
montrer que la * théorie psychologique » ne se comprend que sur la base
d’une anagogie trinitaire et d’une métaphysique tvinitaire de la création qui
caractérisent toutes deux la première pensée trinitaire d’Augustin. Cet
éclairage nouveau apporté à la lecture du De Trinitate justifiera l’étude si
minutieuse des premiers ouvrages. On voit, ici encore, le caractère
essentiellement génétique de nos recherches.
Quoique ce ne soit pas notre but premier, nous serons obligés de reprendre
les problèmes, tellement débattus déjà, des sources néo-platoniciennes
22 INTRODUCTION

d’Augustin. Ce n’est pas pour ajouter un titre de plus à une bibliographie


qu’À. Mandouze qualifie fort heureusement de « galopante ». Nous croyons
devoir nous excuser et nous justifier d’écrire un livre de plus sur ce sujet.
Nous avons deux justifications à proposer : l'apport d’une méthode neuve,
plus synthétique parce qu’elle tente de prendre l’œuvre sous les feux
convergents de l’analyse philologique, philosophique et théologique et
selon les méthodes complémentaires décrites plus haut ; ensuite le travail en
esprit de collaboration qui a permis cet ouvrage. Nous devons à Monsieur
Mandouze, dont nous avons suivi le séminaire de patristique à Strasbourg,
d’avoir compris la nécessité d’une recherche commune. Le séminaire dirigé
par Monsieur Marrou en Sorbonne nous a fait retrouver à Paris ce même
climat d’entr’aide. On verra par ailleurs tout ce que ce travail doit à l’amitié,
aux conseils et à l’aide de Mademoiselle La Bonnardière, du Père A.
Solignac, du Père P. Henry et de Monsieur P. Hadot. Monseigneur M.
Nédoncelle nous a guidé et encouragé avec une patience chargée
d’espérance et d’amitié. Nous devons enfin exprimer ici notre
reconnaissance à l’égard de tous nos professeurs de Strasbourg et Paris,
mais surtout de notre maître et ami Dom Ephrem Florival auquel nous
devons les grandes orientations théologiques de ce livre et qui en avait
dirigé jadis une première ébauche.

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