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MOHAMMEDþVI
LE GRAND MALENTENDU
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ALI AMAR

MOHAMMEDþVI
LE GRAND MALENTENDU
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© Calmann-Lévy, 2009

ISBN 978-2-7021-4010-9
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À Fadoua et Ghalia.
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L’HYPERMONARCHIE

Qui connaît vraiment MohammedþVIþ? L’héritier de


HassanþII monté sur le trône du royaume chérifien il y a
déjà dix ans projette en Occident l’image d’un jeune
monarque moderne, modéré et ouvert, qui souhaite plus
que tout sortir son pays de la misère et l’amarrer à cette
Europe si proche. Son régime est perçu comme un modèle
de transition dans un monde arabe en déliquescence, où
l’écrasante majorité des États, monarchies et républiques
confondues, sont soit cadenassés sous la férule de poten-
tats, soit en proie à une instabilité chronique. Pourtant,
l’illusion de ce royaume en mouvement est née d’une
légende bien tenace, entretenue par une communication
efficace mais trompeuseþ: le «þPrintemps marocainþ» n’a pas
subitement bourgeonné, comme on le croit trop souvent,
au lendemain du 23þjuillet 1999, date de la disparition de
HassanþII.
Au début des annéesþ90, contraint par la pression de
l’opinion publique internationale et par un nouvel ordre
mondial moins propice à l’impunité des dictateurs, Has-
sanþII tente d’adoucir aux yeux de ses contempteurs la face
implacable de son régime en vidant ses cachots de tous ses

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opposants. Il desserre prudemment son étau despotique


pour garantir, sans heurts, le passage de témoin à son fils.
Le monarque, vieillissant mais fin stratège, appelle en
bonne place au gouvernement ceux qui ont fourbi leurs
armes contre lui durant quatre décennies d’interminables
complots. Longtemps attendue, l’arrivée aux affaires des
socialistes, héritiers de Ben Barka, est synonyme d’une
grande espérance. L’heure est à l’optimisme. Les voix se
libèrent, comme en témoigne à cette période la floraison de
titres avant-gardistes dans les kiosques du royaume.
Né au soir du règne de HassanþII, Le Journal a été le
premier d’entre eux. Cet hebdomadaire au ton iconoclaste,
dont j’ai été le cofondateur avec le journaliste Aboubakr
Jamaï1 aujourd’hui contraint à l’exil aux États-Unis, a été le
marqueur incontestable de cette époque exaltante. Il est
coutume de dire que nous sommes les «þenfants de l’alter-
nanceþ»þ: le premier numéro du Journal, paru en novembre
1997, célébrait avec enthousiasme l’arrivée au gouverne-
ment des anciens opposants de HassanþII. Persuadés que la
nouvelle ère était annonciatrice de délivrance, de démocra-
tie et de renouveau, nous étions aussi considérés comme
l’incarnation de cet enthousiasme, au point d’être assimilés
à cette génération prometteuse qui allait bientôt prendre le
pouvoir avec MohammedþVI. Il faut éplucher les archives
du Journal pour percevoir le parfum de liberté qui flottait
dans l’air lorsque notre hebdomadaire réclamait à tue-tête
le débarquement de Driss Basri, le tout-puissant vizir de
HassanþII, qu’il exigeait le retour d’Abraham Serfaty, son
opposant emblématique exilé en France, qu’il exhumait de

1. Lire à son propos Jane Kramer, «þThe Crusader. A Moroccan Jour-


nalist Takes on The Kingþ», The New Yorker, 16þoctobre 2006.

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L’HYPERMONARCHIE

son jardin secret les vieux démons du passé en ouvrant ses


colonnes aux enfants d’Oufkir le «þgénéral félonþ», ou
encore lorsqu’il enquêtait sur la disparition toujours taboue
de Mehdi Ben Barka, l’icône de la gauche. Cette liberté de
plume n’avait jamais souffert sous HassanþII des foudres
du Palais. Au contraire, le roi défunt avait confié, contre
toute attente, à ses conseillers quelque peu inquiets que
c’était justement de cette presse dont il rêvait pour son
héritier.
Avec MohammedþVI, malgré des échanges assidus avec
son entourage, les relations allaient vite se dégrader. Le jeune
monarque, optant pour le «þchangement dans la conti-
nuitéþ», allait sceller le divorce avec ce Journal impertinent
et impatient. Non disposé à courber l’échine devant un
pouvoir arc-bouté sur ses «þlignes rougesþ» – ces fameux
interdits qui ont trait à sa gouvernance –, l’islam dont il tire
sa légitimité, son appareil sécuritaire et la sacro-sainte
affaire du Sahara occidental, Le Journal verra sa lune de
miel avec le régime se transformer en opposition ouverte.
Écrire «þle roiþ» plutôt que «þSa Majestéþ», dénoncer sa
diplomatie au lieu de chanter les louanges de la «þmaroca-
nité des provinces du Sudþ», s’opposer à la prédation éco-
nomique du Palais, devait convaincre que Le Journal était à
l’évidence irrécupérable. Échaudés par tant d’irrévérences,
les imprimeurs du royaume se défilèrent. Qu’importe, Le
Journal trouva un éditeur en France grâce au soutien de
Serge July, le patron de Libération, et de Philippe Thureau-
Dangin, celui du Courrier international. Un entretien avec
le chef du Polisario, le mouvement qui réclame l’indépen-
dance du Sahara occidental, lui vaudra d’être saisi. La réac-
tion du Journal sera cinglanteþ: s’inspirant de la presse
nationaliste qui luttait contre le joug du Protectorat

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français, il sort avec des pages blanches, ridiculisant ainsi


davantage ses censeurs. Son dossier explosif sur les
accointances de la gauche avec les putschistes des
annéesþ70 lui valut une interdiction définitive. Il faudra
une grève de la faim d’Aboubakr Jamaï pour que le titre
réapparaisse sous un autre nom. Le Journal cède sa place
au Journal hebdomadaire. D’un titre à l’autre, le ton
demeure. Le retour à la torture est dénoncé, les dépenses
somptuaires du roi révélées, le reniement des socialistes
récupérés pointé du doigt.
Nous avons ainsi été le miroir critique de cette «þGéné-
rationþM6þ» qui dirige aujourd’hui le pays, car, si ces dix
dernières années ont été marquées par l’espérance d’un
changement de régime, elles l’ont été surtout par autant de
déceptions. Ni l’alternance politique, ni l’arrivée de
MohammedþVI sur le trône n’ont en réalité ouvert la voie à
la démocratie. Dix ans, c’est long. L’état de grâce n’a plus
lieu d’être. L’idée d’une «þnouvelle èreþ», dont se prévaut
encore le régime, est de ce fait largement dépassée et donc
injustifiée. Sous le vernis d’un Maroc si proche de l’Europe
et de la France en particulier, paradis pour expatriés et
vacanciers en mal d’exotisme à moins de trois heures de vol
de Paris, se cache en fait un régime archaïque, engoncé
dans les pesanteurs de son apparat et de son faste. Un
régime qui, depuis l’intronisation de MohammedþVI en
1999, a peaufiné sa devanture, mais préservé sa nature pro-
fonde avec cette capacité extraordinaire de s’assurer
l’indulgence du monde.
De la transition démocratique attendue, il n’y eut que
peu de choses. Les intentions de MohammedþVI sem-
blaient pourtant se confirmer avec l’avancée des réformes
que son père avait initiées. Les derniers prisonniers poli-

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L’HYPERMONARCHIE

tiques de HassanþII ont été libérés, des victimes des années


de répression dédommagées financièrement et une loi
améliorant quelque peu les droits de la femme a été pro-
mulguée. Bien sûr, des réalisations en termes d’infrastruc-
tures sont en cours, des autoroutes ont été bâties, le Maroc
rural légèrement désenclavé, des pôles urbains modernisés.
Assez pour que l’on croie qu’un bon prince a remplacé un
despote. Assez aussi pour qu’un grand malentendu s’ins-
talle. Pour tous, MohammedþVI entendait être ce «þroi des
démunisþ», plus proche des aspirations de son peuple et
plus tolérant envers sa soif de liberté. Les médias occiden-
taux, avides de jeunesse, de dynamisme et d’ouverture,
captent et relayent son image de «þroi moderneþ» si
conforme à l’air du temps libéral, reléguant celle, répul-
sive, d’un HassanþII usé et malade après trente-huit ans de
règne sans partage. MohammedþVI jouit encore d’une
popularité certaine, lui qui semblait vouloir en finir avec
les pratiques féodales de la monarchie, faites de répres-
sion, de rancunes durables et de terribles vengeances
envers ses opposants, toujours justifiées par l’impérieuse
consolidation du Trône et de l’unité du royaume. Mais
l’engouement médiatique pour MohammedþVI a fait
oublier que le pouvoir traditionnel du sultan dans ce qu’il
a de plus arbitraire est maintenu. Le formidable avantage
de sa virginité politique ainsi, d’ailleurs, qu’un paysage
politique apaisé par l’intégration au moins relative de la
plupart des forces d’opposition lui ont facilité la tâche
pour s’engager dans la voie de la démocratie, mais il a
choisi a contrario une «þmonarchie exécutiveþ» où ses pou-
voirs, très étendus, sont paradoxalement plus importants
que ceux de son père. Là où HassanþII avait une opposi-
tion historique, parfois violente et révolutionnaire,

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MohammedþVI a un champ politique laminé et en déshé-


rence, servant d’instrument d’intégration des élites domes-
tiquées. Résultat, le Maroc est passé d’une monarchie
absolue, répressive et brutale, à une monarchie institution-
nalisée qui dirige le pays à partir d’un Palais au pouvoir
politique et économique hypertrophié reposant sur cet
éternel «þmakhzenþ», un pouvoir fondé sur les féodalités
locales et les clientélismes.
Seul le roi est à même de fixer les limites de son pou-
voir. Le Parlement est transformé en caisse de résonance
des volontés royales et le gouvernement, doté de compé-
tences techniques mais dont les prérogatives sont effeuillées,
est réduit à exécuter les orientations politiques décrétées
par le monarque et son entourage. Abbas ElþFassi, l’actuel
Premier ministre, donnera le ton sur sa manière de voir et
de faire la politiqueþ: «þSa Majesté m’a prodigué des
conseils et des orientations que je respecterai à la lettreþ»,
dira-t-il au lendemain de sa nomination en 2007, se plaçant
de facto comme un simple exécutant des consignes du
monarque, aux antipodes du rôle qu’il est censé tenir. Une
illustration parfaite d’une politique qui ne s’exprime que
dans l’ombre du roi. D’ailleurs, MohammedþVI n’a de cesse
de rappeler dans ses discours qu’il existe un particularisme
marocain sur lequel les valeurs universelles de la démocra-
tie ne peuvent être totalement transposées. Il perpétue ainsi
une tradition autoritaire marquée par des liens de courtisa-
nerie personnalisés, claniques ou tribaux au sein d’une
population majoritairement très pauvre et analphabète. De
ce fait, les Marocains demeurent infantilisés en droit par un
pouvoir de nature traditionnelle, charismatique et reli-
gieuse, conforté par un apparat extravagant et un culte de
la personnalité poussé à l’extrême. L’intérêt suprême de la

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L’HYPERMONARCHIE

nation est brandi à chaque secousse provoquée par des


mouvements sociaux, radicaux ou démocrates, qui menace-
raient selon lui son existence, réduisant ainsi le champ
d’expression et des libertés publiques.
Le tour de vis sécuritaire qu’a connu le Maroc après les
attentats islamistes de maiþ2003 à Casablanca a débouché
sur un rétrécissement du débat public. La presse indépen-
dante en a d’ailleurs payé le prix fort, le Journal en a été si
souvent la victime. Si la société civile ose toujours remettre
en question les pouvoirs du roi et les dérives du makhzen,
MohammedþVI se garde le privilège d’user d’interdits
quand il le veut, au gré des aléas de la conjoncture, faisant
référence à son statut sacré de «þCommandeur des croyantsþ»
ou aux ennemis extérieurs, qui, affirme-t-il, guettent la
moindre faiblesse de son trône et du modèle de société
qu’il veut défendre sans pour autant le définir.
Ce ne sont pas les lois liberticides qui manquent pour
sanctionner les détracteurs de la Couronne. Au Maroc, ne
sont tolérées que les oppositions cooptées par le régime
lui-même, celles qui acceptent les règles du jeu et qui
renoncent à contester les choix du Palais. Les oppositions
dissidentes, celles qui appellent à un rééquilibrage du pou-
voir en référence par exemple à une monarchie à l’espa-
gnole, sont le plus souvent confinées dans l’illégalité ou la
marginalité. Si le Trône peut se satisfaire d’être vraiment
seul aux commandes du pays, il est ce faisant bien solitaire
dans l’arène. Sans autre force crédible et organisée, il ne
trouve face à lui qu’une majorité silencieuse, mi-résignée,
mi-révoltée. À chaque scrutin, la désertion des urnes est là
pour le confirmer. MohammedþVI pourra-t-il encore long-
temps se targuer d’avancées démocratiques tout en conser-
vant ses pouvoirs absolusþ?

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Dix ans après son intronisation, le changement se fait


toujours attendre, à moins qu’il ne soit apporté dans le
chaos, car les espérances déçues s’accumulent. La monar-
chie, pour sa survie, et malgré sa popularité, devra se réfor-
mer en clarifiant sa relation constitutionnelle et juridique
avec l’État, le gouvernement et la société. Sa seule promesse
est maintenant l’inconnu. En attendant, la transition démo-
cratique se meurt dans les arcanes d’un Palais rétif à toute
mutation. Ce livre raconte comment, malgré l’espoir, on en
est arrivé là, et pourquoi le risque d’une crise majeure n’est
désormais pas exclu. L’illusion de la «þnouvelle èreþ» est
aujourd’hui dissipée.
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LE SYNDROME DU SULTAN

Dans son petit bureau vitré du Monde, alors que le quo-


tidien parisien est encore situé en bas de la rue Claude-Ber-
nard, Edwy Plenel, le directeur de la rédaction de l’époque,
nous reçoit, Aboubakr Jamaï, alors directeur du Journal,
Fadel Iraki, son actionnaire principal, et moi-même en ce
jour humide d’octobreþ2000. C’est la première fois qu’il nous
accueille tous les trois ensemble. D’autres rencontres pour
évoquer ce «þnouveau Marocþ» auront lieu au cours des
années suivantes. Depuis que nous l’avons fondé en automne
1997, Le Journal, un hebdomadaire iconoclaste à l’époque,
était réputé pour donner chaque semaine des sueurs froides
au régime alaouite. Mais le «þPrintemps marocainþ» qui l’a vu
naître s’est terminé très rapidement sous les giboulées de la
censure et des interdictions à répétition. En effet, Le Journal,
qui avait déjà été saisi en avrilþ20001, devait bientôt être défi-
nitivement interdit par décret du Premier ministre socialiste
Abderrahmane Youssoufi2 pour avoir révélé l’implication de

1. Lire à ce sujet le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».


2. Le 25þnovembre 2000, Le Journal publie une lettre confidentielle
adressée en 1974 par Mohamed Fqih Basri, un leader de l’opposition en

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MOHAMMEDÞVI

la gauche dans la tentative de régicide contre HassanþII


menée par le général Oufkir en 1972 – celui-là même qui est
soupçonné d’avoir fait disparaître en 1965, en plein cœur de
Paris, Mehdi Ben Barka, le leader marocain de l’Internatio-
nale socialiste. Ce n’est qu’après une bataille épique et une
mobilisation extraordinaire à l’étranger que Le Journal a pu
reparaître sous un nouveau titreþ: Le Journal hebdomadaire.
La discussion avec Plenel se focalise rapidement sur
MohammedþVI. Plenel est déçu. Il estime n’avoir pas su
prédire l’orage, lui qui comme d’autres journalistes fran-
çais avait salué l’arrivée sur le trône chérifien d’un jeune
roi, courtois et si moderne. «þVous avez été plus pertinents
que moi pour comprendre que HassanþII avait initié le
changement et que ce n’est pas forcément un acquis avec
MohammedþVIþ», reconnaîtra Plenel. Il raconte qu’il avait
même pressé André Azoulay, le conseiller économique de
HassanþII demeuré en poste par la grâce de son immense
carnet d’adresses, d’être le premier à publier une interview
du roi.
«þN’y pensez pas, Edwy, ce jeune homme est ingénu1þ»,
lui avait répondu le conseiller. Il faut dire que contraire-
ment à HassanþII, pour qui justement cet exercice était un
véritable péché mignon, MohammedþVI parle peu aux
médias. Il avait accordé en juinþ2000 son premier entretien

exil, à Abderrahmane Youssoufi, révélant l’implication de la gauche dans


la tentative de coup d’État militaire contre HassanþII en 1972. Youssoufi,
Premier ministre depuis 1998, interdit définitivement Le Journal, recou-
rant à un article de loi qui avait servi dans les annéesþ70 à censurer les
publications de son propre parti.
1. Entretien avec l’auteur, octobre 2000. Plenel répétera une autre
fois cette anecdote lors d’une seconde rencontre en 2003 en des termes
plus crus.

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LE SYNDROME DU SULTAN

au magazine américain Time1 en marge de sa première


visite officielle aux États-Unis. Il avait alors été dépeint sous
les traits d’un «þroi coolþ», passionné de grosses cylindrées,
de sport et surtout très soucieux de ne pas bousculer les
traditions séculaires de sa dynastie. «þMon père avait l’habi-
tude de direþ: “Tu auras à prendre des décisions qui ne
feront plaisir ni à toi ni aux gens. Mais ce sera pour le bien
du pays”2þ», affirma-t-il.

Deuxième et fils aîné d’une fratrie de cinq enfants, Sidi


Mohammed est né le 21þaoût 1963. Toute son éducation
n’a eu qu’un seul butþ: le préparer à régner. Un apprentis-
sage souvent douloureux avec un HassanþII qui n’admettait
ni écart ni contestation. Il n’a que trois ans lorsque le
monarque l’emmène pour la première fois en voyage offi-
ciel aux États-Unis, six ans lorsqu’on lui fait lire, à l’occa-
sion d’une cérémonie officielle, son premier discours. Il
n’est qu’un enfant lorsqu’il représente son père aux obsèques
de Georges Pompidou en 1974, aux côtés de Michel Jobert,
sous la nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris. HassanþII
surveille personnellement l’instruction de l’héritier du
Trône. Son éducation politique et religieuse est réglée
comme du papier à musique par une nuée de précepteurs.
Une tâche conçue comme un sacerdoce pour l’avenir de la
monarchie.
Alors qu’il n’a que 22þans, le 19þseptembre 1985, le
jeune Sidi Mohammed roule à tombeau ouvert en direction
d’un complexe touristique qu’il doit inaugurer. Il est seul
au volant de sa Mercedes 190, et il est très en retard. Dans

1. Scott McLeod, «þThe King of Coolþ», Time, 20þjuin 2000.


2. Interview au Time, 20þjuin 2000.

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un virage, sa voiture dérape, heurte un pylône électrique et


verse dans une ravine. Le prince s’en sort avec une épaule
cassée. Certaines sources affirmeront qu’il venait d’apprendre
des secrets d’alcôve du Palais et qu’il en était bouleversé.
«þChez nous, dans la société marocaine, Freud, nous ne
connaissons pas. On manipule ses enfants directement,
même si ça fait mal à une jointure. […] Je voyais vingt
années d’éducation, de formation complètement anéan-
tiesþ», dira quelques années plus tard HassanþII au Figaro1
pour commenter l’accident qui avait failli changer le cours
de la monarchie. «þExpliquez-lui qu’il est le futur roi, qu’il
ne s’appartient pas et n’a pas le droit de mettre sa vie en
dangerþ», dira HassanþII à Michel Jobert2. Le roi fera alors
retirer son permis de conduire à son fils et annoncer par
bulletin de presse officiel sa mise en quarantaine. À
l’époque, ce traitement sévère interdisait à MohammedþVI
de s’exprimer publiquement sur les affaires de l’État, ou sur
quoi que ce soit, d’ailleurs. Ses rares discours, assez abs-
cons, étaient rédigés par les collaborateurs du roi, souvent
par André Azoulay. Il apprenait son métier en silence, rece-
vait le fouet à chaque incartade, et vivait reclus au Palais3
avec ses quelques condisciples triés sur le volet, ceux-là
mêmes qui allaient dès son intronisation constituer l’arma-
ture de son cabinet. «þIl suffit dans ce domaine que je lui
inculque deux choses importantes. Être patriote jusqu’au

1. Cité par Dominique Lagarde, «þMohammedþVI élevé pour


régnerþ», L’Express, 29þjuillet 1999.
2. Mireille Duteil, «þMaroc, la voie royale du prince hériterþ», Le
Point, 4 mai 1996.
3. Dans son livre Le Dernier Roi, crépuscule d’une dynastie, Grasset,
2001, Jean-Pierre Tuquoi décrit dans le détail la rudesse de l’éducation
de MohammedþVI, alors prince héritier. Lire aussi Ignace Dalle, Les
Trois Rois, Paris, Fayard, 2004.

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sacrifice suprême et tenir le coup, quoi qu’il arrive1.þ» D’après


son cousin Moulay Hicham, HassanþII avait obligé le jeune
prince héritier alors âgé de 8þans à assister à l’exécution des
officiers putschistes de 1971. C’est ainsi que HassanþII justi-
fiera son rigorisme à l’égard de son fils.
Aujourd’hui encore, MohammedþVI aime échapper à
ses gardes du corps, seul au volant de ses bolides. Les Casa-
blancais le croisent souvent sur la corniche et retiennent
qu’il s’arrête aux feux rouges. C’est sans doute l’une de ses
rares parcelles de liberté dans une vie par ailleurs ordonnée
par un protocole pesant.
C’est donc dans l’ombre de son père que Moham-
medþVI fera ses premiers pas de roi. Dix ans plus tard, il
ne s’en départit que par le style. S’il s’est un peu assagi
depuis son accession au trône en 1999, fonction oblige,
MohammedþVI a gardé le mode de vie du temps où il était
prince héritier. Il ne réside pas au palais royal de Rabat,
mais dans sa résidence privée, avec sa femme, Lalla Salma,
qu’il est le premier souverain alaouite à présenter publi-
quement à ses sujets, et ses deux enfants, Moulay Hassan,
6þans, et Lalla Khadija, 2þans et demi. Dès qu’il peut
échapper à ses obligations royales, MohammedþVI
retrouve ses loisirs d’adolescent. Il n’hésite pas à s’afficher
avec ses idoles, comme Johnny Hallyday à Paris ou le rap-
peur Jay-Z à New York, continue à fréquenter quand il le
peut les boîtes de nuit à la mode dans les principales capi-
tales européennes ou fraye avec les stars du show-biz en
marge du Festival du cinéma de Marrakech. Au début de
son règne, Le Canard enchaîné avait rapporté que, inco-

1. Dominique Lagarde, «þMohammedþVI, élevé pour régnerþ»,


L’Express, 29þjuillet 1999.

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gnito, il n’avait pas pu entrer au Queen, sa discothèque


fétiche des Champs-Élysées1.
MohammedþVI reste toutefois une énigme pour la plu-
part de ses sujets – il n’a donné aucune interview à la presse
marocaine en dix ans, sauf lorsqu’il a consenti une séance
photos à deux magazines féminins en marsþ2007 à l’occasion
de la naissance de son deuxième enfant, la princesse Lalla
Khadija. Il s’est pourtant quelque peu défait de cette image
de garçon vulnérable, frêle et meurtri par une éducation
autoritaire dont il n’échappait qu’à l’occasion de rares esca-
pades à l’étranger en compagnie de son frère cadet Moulay
Rachid et de sa sœur aînée, Lalla Meryem, avec laquelle il
garde des liens étroits. «þAu Maroc, on me connaît parfaite-
ment. Les Marocains connaissent mon caractère et mes
idées, ils savent absolument tout de moi. Cette notion de
mystère est entretenue par une certaine presseþ: pour vendre,
il faut mettre une étiquette. On m’a donc collé une éti-
quette, celle du mystère, simplement parce que j’ai décidé
que, avant de parler, j’attendrais de mieux savoir. Alors
cette attitude a peut-être surpris, déçu ceux qui attendaient
ou souhaitaient une démarche plus médiatique. De toute
façon, je ne suis pas candidat au hit-paradeþ», dira-t-il2.
Roi nomade, sans attaches véritables, qui fait de ses
lieux de villégiature sa capitale d’un jour, pour les unsþ;
funambule qui jongle entre traditions austères et image de
modernité en façade, pour les autres, MohammedþVI par-
court son royaume à longueur d’année, de palais en palais.
«þLe trône des Alaouites est sur les selles de leurs chevaux3þ»,

1. Le Canard enchaîné, 6þavril 2000. Ce numéro qui comportait une


caricature de MohammedþVI a été censuré au Maroc.
2. Interview au Figaro, Charles Lambroschini, 4þseptembre 2001.
3. Interview à Paris Match, 13þmai 2004.

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LE SYNDROME DU SULTAN

commente-t-il lorsqu’il est interrogé sur ses déplacements,


en reprenant des propos de HassanþII. «þJe n’ai ni horaires,
ni jour de repos fixe, encore moins de vacances planifiées
longtemps à l’avance, c’est là d’ailleurs le propre du métier
de roi1.þ» La presse internationale ne voit en lui que ce roi
inquiet de la situation des orphelins, des handicapés misé-
reux, qui plante sa tente richement décorée comme un
Bédouin au milieu des sinistrés du terrible séisme qui a
frappé la région d’Al-Hoceima en févrierþ2004, qui multi-
plie les associations caritatives pour aider les démunis, qui
pousse son gouvernement à mettre en branle une politique
axée sur le social, pour désenclaver des villages de l’Atlas
où de pauvres bergers meurent de froid chaque hiver, qui
libère la femme du joug des traditions et qui embrasse la
mère d’un opposant disparu durant les années de plomb2.
«þC’est un roi de gauche, après tout, à Paris nous avons
bien un président de droite3þ», avait dit de lui un ancien
ministre du gouvernement Jospin.
Mais c’est ce mythe du bon roi vagabond, affairé à sortir
son pays de la misère qui disparaît peu à peu lorsqu’on
gratte le vernis de ses techniques de marketing bien huilées.
On ne compte plus ses accès de colère envers ses collabora-
teurs les plus proches, rapportés par la presse sans qu’ils
soient démentis, et qui contribuent à lui façonner une image
de sultan caractériel et lunatique. D’abord, à l’encontre de
Fouad Ali El Himma, réputé pour être son confident le plus
loyal et dont la proximité avec le roi a fait de lui l’homme le
plus courtisé du pays. Lorsque MohammedþVI apprend en

1. Idem.
2. Voir le chapitreþ2, «þTrès riche roi des pauvresþ».
3. Didier Hassoux, «þLe petit roi qui monteþ», La Croix, 7þdécembre
1999.

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MOHAMMEDÞVI

juinþ2005 que des poursuites judiciaires ont été engagées


contre Nadia Yassine, l’égérie des islamistes radicaux du
mouvement Adl Wal Ihsane (Justice et Bienfaisance), pour
«þatteinte aux institutions sacréesþ», après qu’elle a déclaré
publiquement son penchant pour un régime républicain, il
convoque El Himma et le prend violemment à partie.
«þAlors, tu veux la jeter en prisonþ? Est-ce que tu mesures les
risques que tu me fais prendre1þ?þ» lui lance-t-il avant de le
bousculer. En novembre de la même année, c’est au tour de
son secrétaire particulier de subir ses foudres à bord d’un
avion qui les ramenait d’un voyage à l’étranger. Moham-
medþVI lui reprochait sa gestion approximative de ses affaires
financières privées. Abdelhak Mrini, le chef du protocole
royal, en a lui aussi fait les fraisþ: à Tunis en décembreþ2003,
au sommet euromaghrébin, parce qu’il a fait manquer au
roi le dîner d’ouverture, ou encore l’année suivante lorsqu’il
l’a tenu pour responsable des libertés prises par la presse
qui se gaussait des goûts de son épouse, la princesse Lalla
Salma, en matière de gastronomie. En juinþ2006, Mohamed
Moâtassim, un de ses conseillers en charge notamment du
délicat dossier du Sahara occidental, a été si sévèrement
réprimandé qu’il aurait, selon certains, été repêché in extre-
mis de sa piscine après avoir ingurgité une bonne dose de
barbituriques. Il a été suivi de près pour dégradation sévère
de son état psychologique après un séjour de convalescence
à l’hôtel Crillon à Paris2. La liste des brimades et des mises

1. Taieb Chadi, Hicham Houdaïfa, «þLes colères du roiþ», Le Journal


hebdomadaire, 22þnovembre 2008.
2. Idem. De nombreux titres de presse marocains et étrangers ont
relaté par ailleurs cet incident ainsi que le suivi psychologique du
conseiller auprès d’un médecin traitant de Rabat. Lire notamment
l’article d’Ali Lmrabet dans El Mundo du 18þjuillet 2006.

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LE SYNDROME DU SULTAN

au placard de ceux qui ont eu le malheur de déplaire au roi


continue de s’allonger, alimentant les potins des gazettes.
Des hauts fonctionnaires mutés manu militari dans des
régions reculées du royaume pour des manquements déri-
soires, des limogeages avec fracas dans les rangs de la sécu-
rité personnelle du roi pour un téléphone portable qui
sonne dans l’enceinte du palais ou encore des destitutions
express de dignitaires après des visites impromptues dans
leurs administrations. En 2005, MohammedþVI avait notam-
ment piqué une colère noire en découvrant l’insalubrité
d’un orphelinat de Casablanca ou lorsqu’il avait constaté
que la construction d’immeubles avait été autorisée à proxi-
mité de l’un de ses palais de Marrakech. On est bien loin de
la gouvernance institutionnelle dont MohammedþVI voulait
faire sa marque de fabrique pour couper avec l’arbitraire de
son père. Pourtant, sitôt intronisé, il avait beaucoup insisté
sur un «þnouveau concept d’autorité1þ» en rupture avec
celui, brutal, de HassanþII. Au-delà de ces sautes d’humeur,
rançon à payer pour ses courtisans, MohammedþVI perpé-
tue un aspect fondamental de l’autorité léguée par son père.
Sa colère est consubstantielle à la notion très marocaine de
la «þHibaþ», cette aura perceptible qui entoure les souve-
rains alaouites, inspirant à leur entourage direct et au peuple
à la fois crainte révérencieuse et idolâtrie. Jusque dans les
plus petits détails du protocole, le culte de la personnalité
est poussé à son paroxysme pour imposer, préserver et
entretenir la sacralité du pouvoir divin du descendant du
Prophète. Le roi, Dieu sur terre, doit être redouté et
admiré. L’historien Mohammed Ennaji, dans son ouvrage

1. Cette expression a été galvaudée par les ministres de l’Intérieur qui


se sont succédé après Driss Basri, puissant vizir de HassanþII, pour mar-
quer leur rupture avec les pratiques sécuritaires du passé.

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MOHAMMEDÞVI

Le Sujet et le Mamelouk1, détricote ce lien de servitude à


travers les âges, décrypte la persistance jusqu’à nos jours de
ces formes moyenâgeuses d’exercice du pouvoir. Si ce lien
est rompu, plus aucun contrôle n’est possible sur le peuple,
pensent les défenseurs de cette constante monarchique. Pur
fantasme. Il s’agit en réalité d’une invention assez récente
dans une histoire du Maroc émaillée de rébellions tribales
contre le pouvoir central personnifié par un sultan qui
n’exerçait de contrôle réel que sur ses quelques cités
impériales. La fable célèbre selon laquelle le visage de
MohammedþV, figure tutélaire de la nation et grand-père
de MohammedþVI à qui celui-ci s’identifierait davantage
qu’à HassanþII, était apparu sur la face de la lune à des
millions de Marocains alors qu’il était exilé par les Fran-
çais, a en fait été façonnée par simple calcul politique
par les nationalistes du parti de l’Istiqlal. Elle a été incul-
quée avec ferveur, à une population majoritairement
analphabète, par une propagande habile et massive2.
Un demi-siècle de matraquage ininterrompu, relayé
sous HassanþII par un faste oriental inégalé à chaque
commémoration de la fête du Trône, pour ne citer que
cette cérémonie annuelle, a laissé des traces dans la
mémoire de tout un peuple, mais aussi et surtout dans le
comportement totalitaire du régime. Un sondage réalisé par
un hebdomadaire marocain pour «þélireþ» l’homme de

1. Mohammed Ennaji, Le Sujet et le Mamelouk, esclavage, pouvoir et


religion dans le monde arabe, préface de Régis Debray, Paris, Mille et
Une Nuits, 2007.
2. La figure du «þsaint Ben Youssefþ», «þsurnom du sultan à l’époqueþ»,
pour reprendre l’expression de l’anthropologue américain Clifford
Geertz, a pris un essor considérable. Voir à ce sujet l’article d’Ahmed
R.þBenchemsi, «þGrande enquête, le culte de la personnalitéþ», www.tel-
quel-online.com.

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LE SYNDROME DU SULTAN

l’année 20051, plaçant le roi MohammedþVI en deuxième


position, a fait l’objet des critiques les plus acerbes de
quelques personnalités proches du pouvoir… elles-mêmes
sondées. Ce sondage avait donné en tête Driss Benzekri,
président de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) en
charge d’indemniser les victimes de l’ère HassanþII. «þLe roi
du Maroc est le garant des institutions et des libertés dans
le pays, et par conséquent il ne peut être en concurrence
avec quiconqueþ», avait déclaré le conseiller du roi André
Azoulay au journal panarabe Asharq Al-Awsat. «þOublier
cette donnée […] constitue une négation du moindre bon
sens politique2þ», avait-il même ajouté. «þIl y a au Maroc un
besoin urgent d’une loi qui organise les sondages, avait ren-
chéri de son côté Saâd El Alami, ministre des Relations
avec le Parlement. Le roi du Maroc ne devait nullement
être impliqué dans la concurrence pour le titre d’homme de
l’année.þ» Le porte-parole du gouvernement et ministre de
la Communication Nabil Benabdallah estimait quant à lui
que «þce présumé sondage [était] une véritable mépriseþ» et
avait «þvisiblement comme objectif la mauvaise foi et la
volonté de nuireþ»3.
C’est cependant la mésaventure rocambolesque de
Fouad Mourtada, un jeune informaticien de 26þans, qui
illustre le mieux la folie ubuesque et réactionnaire du
régime de MohammedþVI. Mourtada a été jeté en prison en
févrierþ2008 pour avoir usurpé sur le site communautaire
Facebook l’identité du frère cadet du roi. Une farce
stupide. La réaction a été immédiate et sans appelþ: le jeune

1. Sondage réalisé auprès de 100 personnalités marocaines par l’heb-


domadaire Al-Jarida Al-Oukhra en janvierþ2006.
2. Maghreb Arabe Presse, 2þjanvier 2006.
3. Maghreb Arabe Presse, 2þjanvier 2006.

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MOHAMMEDÞVI

homme est kidnappé en pleine rue par des policiers en


civil. Les yeux bandés, il est mis au secret pendant trente-
six heures, violenté, terrorisé et pour finir condamné pour
atteinte à la sacralité d’un membre de la famille royale. Un
traitement aussi barbare qu’est virtuel le délit, qui ne por-
tait pas à conséquence, sauf à alerter la planète Internet au
sujet de la cybercensure au Maroc. Mourtada n’a été gracié
par le roi qu’à la faveur d’une campagne de protestation
internationale. Mais, au Maroc, on ne badine pas avec la
Couronne, l’humour s’arrêtant souvent aux marches du
Palais, même s’il en coûte à son image de sanctuaire de la
tolérance en terre d’islam. Le site de partage de vidéos
Youtube, très en vogue chez les jeunes, a ainsi été mysté-
rieusement bloqué en maiþ2007 par Maroc Telecom, filiale
de Vivendi, lorsque des pastiches délirants mettant en
scène la Cour y avaient été postés en masse. Des affaires
comme celles-ci sont légion et aboutissent parfois à des
situations dramatiquesþ: Mohamed Bougrine, septuagé-
naire, ancien de la Main noire, une organisation de résis-
tance contre le Protectorat français, fondateur à
l’Indépendance du parti socialiste et de son syndicat, icône
historique pour la nouvelle génération des militants des
droits de l’homme, sera jeté en prison après avoir soutenu
des manifestants du 1erþmai 2007 qui avaient scandé, selon
la police, des «þslogans antimonarchistesþ». Déjà, en 2003,
Boujemâa Ouardi, commerçant ambulant de la petite ville
de Tata, avait été condamné à un an de prison pour
«þoutrage au roiþ». La causeþ? Il a déchiré, dans un moment
de colère, un calendrier édité par une princesse royale que
deux fonctionnaires l’avaient contraint à acheter pour
l’équivalent de deux euros. Au cours des seuls six derniers
mois de 2008, un blogueur a été condamné à deux ans de

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LE SYNDROME DU SULTAN

prison pour avoir écrit sur Internet que «þle roi encourage
la paresse, la fainéantise, et qu’il entretient l’économie de
renteþ»þ; un lycéen a écopé de dix-huit mois de prison pour
avoir écrit sur le tableau de sa classe la devise du royaume
chérifien, «þDieu, Patrie, Roiþ», en remplaçant le mot «þroiþ»
par «þBarçaþ», en référence au FC Barcelone, son club de
football favoriþ; un vieillard de 90þans qui pestait contre un
agent de police a été incriminé pour avoir tenu des propos
insultants envers MohammedþVIþ: il a été incarcéré dans
une cellule exiguë et est mort peu après.
Des cas de répression aveugle «þau nom de Sa Majestéþ»
ont abouti à bien d’autres drames ces dernières années. De
véritables expéditions punitives ont été régulièrement menées
contre des étudiants de l’université Cadi Ayad de Marrakech
accusés de fomenter des émeutes sécessionnistes contre le
Trône. Bilan en maiþ2008þ: un élève paralysé à vie après
avoir été défenestré de son dortoir et une jeune fille tombée
dans le coma après avoir été déshabillée et laissée nue dans
sa cellule pendant plusieurs jours. L’histoire des «þtorturés
du nouveau règne1þ», du nom d’un groupe de fonctionnaires
des palais royaux qui ont subi les pires sévices de la part de
la sécurité spéciale du roi, a choqué l’opinion publique. Ils
ont été accusés en octobreþ2005 d’avoir… chapardé de la
vaisselle en argent et en cristal appartenant au monarque.
Un des employés du palais a péri durant sa détention dans
des circonstances jamais élucidées. Fadel Iraki, propriétaire
de la société éditrice du Journal hebdomadaire et collection-
neur d’art reconnu au Maroc, avait été inquiété dans cette
affaire, parce qu’il détenait des objets de valeur provenant

1. Expression donnée à cette affaire par Le Journal hebdomadaire en


octobreþ2006 et souvent reprise à l’époque par la presse indépendante
lors du procès des employés du palais.

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MOHAMMEDÞVI

de ces vols, à l’instar d’autres amateurs. Seul son nom avait


été communiqué à la presse, alors que l’enquête de police
avait statué sur son innocence dans ce trafic. Il s’agissait à
l’évidence d’une manœuvre pour décrédibiliser Iraki à
cause de ses liens avec Le Journal hebdomadaire. Pour la
petite histoire, quelque temps avant le déclenchement de
cette affaire, le prince Moulay Hicham, invité à dîner chez
lui, lui avait dit avec malice qu’un jour le pouvoir lui ferait
payer son engagement politique parce qu’il servait à boire à
ses convives dans des verres de cristal de Bohême estam-
pillés du sigle royal de HassanþII1. Des techniciens de
l’aéroport de Casablanca ont été séquestrés et torturés pen-
dant des jours dans un hangar après le sabotage d’un des
avions de la Royal Air Maroc en févrierþ2006, suite à un
long mouvement de grève… Dans certaines de ces affaires,
les témoignages évoquent des techniques similaires à celles
qui furent utilisées par la police secrète de HassanþII pour
faire plier ses opposants, comme l’étouffement à l’aide d’un
chiffon imbibé de produits nettoyants ou du tristement
célèbre supplice de la bouteille, dont le goulot est introduit
dans l’anus des torturés. Des affaires trop peu rapportées
par la presse internationale qui préfère ne voir que la face
la plus amène de ce régime, en comparaison des autres dic-
tatures arabes, encore plus brutales et plus sanguinaires.
Un incident inquiétant illustre la féodalité sans nom du
régime. Au soir du 9þseptembre 2008, Hassan Yacoubi,
époux de la princesse Lalla Aïcha et oncle de Moham-
medþVI, a tiré à bout portant et à balle réelle sur un agent
de la circulation, en plein centre de Casablanca. L’agent
avait voulu verbaliser le membre de la famille royale pour

1. L’auteur était présent à ce dîner au printemps 2005.

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LE SYNDROME DU SULTAN

avoir grillé un feu rouge. À l’évidence, le gardien de la paix


ne savait pas à qui il avait affaire. «þTu n’es qu’un insecte et
tu oses me demander mes papiersþ», avait attaqué d’emblée
Yacoubi avant de plonger sa main dans la boîte à gants de
son 4þ×þ4 rutilant et d’en sortir son revolver pour faire feu.
L’agent a été rapidement évacué par ambulance tandis que
Yacoubi, retranché dans son véhicule, a été extrait de la
foule indignée par le préfet de la ville venu à la rescousse1.
Trois heures après l’incident, la très officielle agence
Maghreb Arabe Presse (MAP) a raconté les faits à sa
manière sans préciser l’identité de l’illustre agresseur, qui
selon elle «þsouffre depuis des années de la maladie de Kor-
sakoff qui provoque une grave dégénérescence mentaleþ».
L’homme avait, toujours selon la MAP, «þsuivi des traite-
ments psychiatriques depuis cinq ans […]. Depuis 1995, il
avait un permis de port d’arme qui lui a été immédiatement
retiréþ». La presse, intriguée par les effets de cette maladie
qui ne provoque généralement pas d’agressivité, a mené
l’enquête. En réalité, ce subterfuge a permis au roi d’éviter
qu’un membre de sa famille ne soit traîné en justice. La
victime elle-même a dit de son lit d’hôpital que c’était
«þà l’administration de la police nationale de statuer2þ».
Aucune poursuite ne sera décidée.
Les médias indépendants qui enquêtent sur ces affaires
et sur les autres travers du régime sont mis à rude épreuve.
«þJ’ai de la sympathie pour cette profession à laquelle Je ne
suis pas indifférent, loin de là, et dont Je me sens plutôt
proche et ami3þ», avait pourtant dit MohammedþVI. Le
bilan de cette dernière décennie dément pourtant ses pro-

1. Le Journal hebdomadaire, 13þseptembre 2008.


2. Ibid.
3. Interview au quotidien panarabe Asharq Al-Awsat, 23þjuillet 2001.

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MOHAMMEDÞVI

pos. La longue litanie des condamnations, saisies, interdic-


tions et amendes est là pour le confirmer. Le Maroc avait
donné l’impression de vouloir réformer un code de la
presse archaïque avec ses «þlignes rougesþ» à ne pas fran-
chir, tout en n’hésitant pas à emprisonner des journalistes
et faire saisir leurs publications. Ce nouveau code de la
presse, adopté en maiþ2002, a été une déception pour les
défenseurs des libertés. Les peines de prison sont mainte-
nues pour délits de presse, même si les peines sont réduites
(cinq ans de prison pour atteinte à la dignité du roi,
contre… vingt ans précédemment). La notion de diffama-
tion a été élargie à la religion musulmane et à l’intégrité ter-
ritoriale. Nouveauté, le pouvoir d’interdire (ou de
suspendre) les journaux n’est plus une prérogative adminis-
trative, mais judiciaire. Cependant, en l’absence d’une jus-
tice indépendante, cela ne change pas grand-chose dans la
pratique. Le pouvoir de MohammedþVI continue de jongler
maladroitement avec l’envie de préserver son image à
l’étranger et la tentation de contrôler les médias, montrant
les limites de sa capacité d’ouverture démocratique, pour-
tant mille fois promise. Quelques cas emblématiques suf-
fisent à illustrer les difficultés qui se sont dressées sur le
chemin des journalistes marocains tout au long des dix
dernières annéesþ: Ali Lmrabet, frappé en mai 2005 d’une
interdiction d’exercice de dix ans pour avoir mis en
doute dans un reportage pour El Mundo que les réfugiés
sahraouis dans les camps de Tindouf sont tous séquestrés
par le Polisario comme l’affirment les autorités marocaines,
et Aboubakr Jamaï, forcé à l’exil en été 2007 après un
amoncellement de poursuites iniques, de condamnations à
des peines de prison et d’amendes exorbitantes à l’issue de
simulacres de procès et de coups bas de l’appareil sécuri-

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LE SYNDROME DU SULTAN

taire, comme l’organisation d’une fausse manifestation


devant les locaux du Journal en févrierþ2006 afin de faire
croire à l’opinion publique qu’il avait publié les fameuses
caricatures danoises du prophète Mahomet qui avaient
embrasé le monde musulman. Autre exemple, en jan-
vierþ2007, Nichane, la version arabophone du magazine Tel
Quel, a été interdite pour avoir publié des blagues populaires
parmi les plus courantes, mais pas les plus corsées, sur le
roi et la religion, un tabou pour une monarchie qui se
réclame de l’islam. Les signes de «þprogrès démocratiquesþ»
du Maroc entre les dernières années de HassanþII et l’avène-
ment de MohammedþVI, salués par certains gouvernements
et médias européens, se sont à cet égard très vite dissi-
pés.þEn janvierþ2006, pourtant, l’hebdomadaire allemand
Der Spiegel1 qualifiait toujours le processus marocain de
«þrévolution tranquilleþ» et le royaume chérifien d’engagé
«þdans un processus irréversible vers la consolidation d’un
État de droitþ». Un exemple d’articles trop souvent lus et
qui escamotent la réalité des faits. Les organisations de
défense de la liberté de la presse se montrent, elles, bien
plus sceptiques, affirmant que la situation de la presse au
Maroc reste bien difficile. Reporters sans frontières
(RSF) rappelle que «þla tendance sécuritaire s’est renfor-
cée2þ», entraînant de nombreuses inculpations de journa-
listes. D’après une enquête réalisée en 2006 par le
chercheur en communication Saïd Mohamed, en colla-
boration avec la Fondation allemande Friedrich-Ebert et
le Syndicat national de la presse marocaine, «þhuit jour-
nalistes sur dix ne se sentent pas libres d’écrire sur tous

1. Carola Frentzen, «þDer Duft Von Mandarinenþ», Der Spiegel,


marsþ2006.
2. Reporters sans frontières, rapport annuel, 2006.

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MOHAMMEDÞVI

les sujets1þ». Les thématiques désignées par la profession


comme étant les plus difficiles à traiter sont les affaires poli-
tiques, notamment celles qui concernent le Palais, l’armée,
l’islam et le conflit du Sahara occidental. «þDans ces condi-
tions, s’interroge Saïd Mohamed dans ce rapport, comment
un débat sur les affaires publiques peut-il avoir lieu si les
journalistes ne peuvent pas critiquer les actions de certaines
personnalités publiques2þ?þ» Le Maroc est une «þdémocratie
de façadeþ», comme l’a récemment affirmé le Comité pour
la protection des journalistes américain (CPJ)3, même si la
liberté de la presse y représente encore une exception par
rapport à la plupart des autres pays du monde arabe.

1. Saïd Mohamed, Étude sur l’autocensure au Maroc, Friedrich-Ebert


– SNPM, 2006.
2. Ibid.
3. Joel Campagna, Kamal Labidi, Ivan Karakashian, «þThe Moroccan
façadeþ», Committee to Protect Journalists, 3þjuillet 2007.
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2
TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

Samedi 2þnovembre 2002 à Marrakech. C’est le pic de la


saison pour laþMecque du tourisme marocain après les longs
mois d’accalmie qui ont suivi le 11-Septembre, mais les hôte-
liers et les restaurateurs font grise mine. Sur ordre des auto-
rités, comme à l’accoutumée, tous les débits de boissons
baissent leur rideau aux musulmansþ: dans quelques jours
c’est ramadan. Un tunnel d’un mois qui grève leur chiffre
d’affaires, surtout lorsque le calendrier de l’Hégire le fixe en
automne. Vers 21þhþ30, pourtant, à un jet de pierre du célèbre
palace La Mamounia, dans la rue qui abrite Le Comptoir, un
lounge-bar à la mode, l’ambiance n’est pas à la piété. De
rutilantes limousines escortées de motards, tous gyrophares
tournoyants, déversent dans un ballet incessant près de 300
convives aux portes de ce haut lieu de la vie nocturne mar-
rakchie. Ce soir, la jet-set internationale est invitée par
P.þDiddy, la star du rap américain, qui a choisi le Maroc
pour souffler ses 33 bougies. Sont arrivés à bord de deux
avions spécialement affrétés de New York et de Paris par la
Royal Air Marocþ: Naomi Campbell, Ivana Trump, Tommy
Lee Jones, Joey Starr ou encore Gérard Depardieu. De nom-
breux artistes de la scène musicale new-yorkaise, dont les

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MOHAMMEDÞVI

chanteurs Usher ou Billy Crawford, ont également fait le


déplacement pour trois jours et trois nuits de libations à
l’orientale. Coût de l’anniversaireþ: un million de dollars,
selon la très people «þPage Sixþ» du New York Post et le
tabloïd anglais The Sun, qui affirmeront que la somme pour
régler la note salée provenait de la cassette personnelle de
MohammedþVI1. L’information est relayée par toutes les
gazettes mondaines de la planète et devient vite incommo-
dante pour le jeune roi, que l’on voit à la veille du mois sacré
distribuer lui-même, à grand renfort de propagande, la
soupe populaire aux nécessiteux du royaume. L’humoriste
franco-marocain Jamel Debbouze, ordonnateur de ces soi-
rées dignes des Mille et Une Nuits, est appelé à la rescousse.
Il dira benoîtement qu’il a organisé lui-même ces festivités à
travers Kissman Events, la société d’événementiel qu’il a
créée au Maroc à cette occasion. Plus cocasse encore, son
agent Jean-Pierre Domboy affirmera qu’en réalité l’opération
n’a été possible que «þgrâce à une conjonction de partenaires
comme l’Office marocain du tourisme, la compagnie Royal
Air Maroc, de grands palaces de Marrakech, ainsi que la
chaîne de supermarchés Marjane2þ». Une bien fortuite
conjonction de grandes entreprises publiques et de l’enseigne
de grande distribution qui appartient à un holding royal.
Toujours est-il qu’officiellement le roi MohammedþVI
n’a en aucun cas offert quoi que ce soit sinon, toujours
selon l’agent de Jamel Debbouze, l’«þutilisation d’une quin-
zaine de voitures avec chauffeurs, attachés au Palaisþ».
L’intention de Jamel, «þqui s’implique de plus en plus dans
la promotion de l’image de son pays d’origine, était de faire

1. Cité par Stephanie Irvine, «þPartying with P.þDiddyþ», BBC News,


4þnovembre 2002.
2. TéléPoche, 6þdécembre 2002.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

découvrir à P.þDiddy et à ses amis américains la beauté du


Maroc, le sens de l’hospitalité et de la fête de ses habitants
et surtout de leur montrer qu’un pays musulman pouvait
être tout à fait fréquentable1þ».
En réalité, le rétropédalage de Debbouze cache mal la
gêne du Palais qui s’efforce, depuis l’accession de Moham-
medþVI au trône en 1999, de façonner au souverain une
image de «þroi des pauvresþ» en rupture avec la magnifi-
cence médiévale de HassanþII. Des photos de paparazzi
parues dans la presse, qui le montraient, alors prince héri-
tier, en jean et baskets, un paquet de Marlboro à la main,
faisant ses emplettes dans les beaux quartiers de Paris,
avaient déjà valu à sa garde rapprochée de sévères remon-
trances. Les débuts de son règne semblaient pourtant
confirmer cette volonté du jeune roi de vivre au diapason
de son peupleþ: plus modestement. Il avait demandé un
audit des dépenses de sa cour, réformé la gestion de son
cabinet, fait la chasse aux emplois fictifs dans ses palais et
choisi de vivre dans sa résidence de prince héritier et non
dans l’immense palais de son père. Terminés, les voyages
somptueux du roi du Maroc à l’étranger, les centaines de
courtisans qui l’accompagnaient dans ses moindres dépla-
cementsþ; abandonnées, les razzias dans les boutiques de
luxe qui marquaient les haltes de HassanþII dans les plus
grandes capitales. Lors de son premier discours officiel en
1999, MohammedþVI n’avait pour projet politique que
«þsollicitudeþ» et «þaffectionþ» pour les «þcouches sociales
défavoriséesþ». Pour bien montrer sa volonté d’en découdre
avec le gouffre social qui sépare la majorité de son peuple
de la minorité des nantis, il avait, dès juilletþ1999, à la

1. Ibid.

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MOHAMMEDÞVI

manière des Restos du cœur, lancé une campagne de com-


munication sans précédent qui accompagnait la création de
la Fondation MohammedþV pour la solidarité. La fonda-
tion, gérée directement par le Palais, avait mis en vente
dans les bureaux de poste, les banques et les pharmacies,
pour l’équivalent de 50þcents d’euro, un petit badge jaune
qu’on épingle au revers de sa veste afin d’être «þunis pour
aider les démunisþ». Cette initiative fut sans véritables résul-
tats probants. Elle a surtout aidé le roi à se façonner une
image de roi social, tout en cassant le monopole des mou-
vements islamistes qui ont fait du caritatif un moyen effi-
cace de recrutement face à un État régulièrement défaillant
à subvenir aux besoins élémentaires des nécessiteux.
Mais depuis l’épisode P.þDiddy, et bien d’autres, l’empa-
thie souvent sincère du monarque pour ses sujets les plus
pauvres s’est accommodée au grand jour de ses goûts de
luxe. Il a vite repris les vieilles habitudes de son père. Une
seule de ses virées au long cours dans des contrées paradi-
siaques lui coûte plusieurs millions d’euros. La délégation
officielle compte plusieurs centaines de personnes mobili-
sant plusieurs avions gros porteurs pour les transporter de
capitale en capitale. Le seul Boeing 747 de la Royal Air
Maroc (RAM) est souvent réquisitionné avec d’autres appa-
reils de la compagnie nationale en plus d’un Hercule C-130
des Forces armées royales qui sert à l’acheminement du
matériel sportif du roi. L’avion royal dénommé Air Makh-
zen One par les techniciens de la RAM reçoit à l’occasion
un kit spécial avec bureau, chambre à coucher, douche, salle
de réunion et installations de communication et de musique
hautement sophistiquées. Lalla Salma, l’épouse du roi, n’est
pas en reste. À chacun de ses déplacements, c’est un aréo-
page de courtisanes qui la suit dans les plus beaux palaces

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

du monde. Abdeslam Jaïdi, le préposé discret en charge des


voyages intercontinentaux de la Cour depuis plus de trente
ans, veille à la quiétude de ses maîtres, et, de New York où
il officie en tant qu’ambassadeur chargé du consulat du
royaume, veille encore scrupuleusement, en surintendant
dévoué, aux domaines que Sa Majesté possède à Sommerset,
Westchester, Bronxville, et bien entendu à Manhattan, sans
compter des propriétés disséminées aux États-Unis1. À
l’intronisation de MohammedþVI, ce courtisan zélé pensait
que son heure était arrivée. Celui qui était chargé d’«þache-
ter les boutons de manchettes de HassanþII2þ», avait
décampé du Maroc avec une cassette de diamants avant
d’être rattrapé à son escale à l’aéroport de Heathrow de
Londres3. Il était depuis revenu en grâce, mais sous le
contrôle de Mohamed Mounir Majidi, le secrétaire particu-
lier du roi. L’efficacité légendaire de Jaïdi a été mise à mal
en avrilþ2005 lorsque, après une dispute avec les douanes
américaines, l’importation d’un Jet-Ski pour le roi a été
retardée de plusieurs jours.
MohammedþVI est en fait un roi épicurien qui, après
avoir été, dans sa jeunesse, écrasé par un père autocrate,
apprécie les escapades à Paris et à Rome, où il aime
côtoyer et mimer les stars du show-biz jusque dans leurs
accoutrements d’artistes. On le voit dévaler les pistes de
ski de Courchevel avec sa bande de copains, visiter le
sanctuaire de Ferrari à Maranello ou faire du Jet-Ski, son
hobby favori, sous les tropiques. En son royaume, le sou-
verain ne se déplace pas sans sa cohorteþ: des dizaines de

1. Lire à ce sujet Nicolas Beau, Catherine Graciet, Quand le Maroc


sera islamiste, Paris, La Découverte, 2006.
2. Entretien avec le prince Moulay Hicham en 2006.
3. Ibid.

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MOHAMMEDÞVI

voitures de luxe – dont la plupart, blindées, valent cha-


cune une fortune – forment son cortège. Le garage royal
compte plus de 3þ000 véhicules, dont quelques centaines
de collection, héritées de HassanþII sont parquées dans un
écrin de verre et d’acier. À sa construction à la fin des
annéesþ90 dans la forêt du Hilton à Rabat, les habitants de
la capitale ont cru un temps que MohammedþVI allait en
faire un musée ouvert au public. Le magazine américain
Forbes, qui publie chaque année son palmarès annuel des
fortunes mondiales, le classe en 2008 au 7eþrang des têtes
couronnées avec un patrimoine estimé à 1,5þmilliard de
dollars1. Une estimation bien en deçà des réalitésþ: elle ne
prend en compte que la partie quantifiable de son patri-
moine (sociétés cotées en Bourse, biens immobiliers à
l’étranger, etc.). Il se place certes loin derrière les émirs du
Golfe, mais il faut rappeler que le PIB par habitant au
Maroc n’excède pas les 1þ500þdollars. Officiellement, le
chômage ne dépasse guère les 10þ% de la population
active. Il est toutefois nettement plus élevé si l’on consi-
dère le poids exorbitant de l’économie informelle alimen-
tée par la contrebande, le trafic de haschich toujours
florissant et les petits boulots au noir qui font vivre des cen-
taines de milliers de familles dans les banlieues paupérisées
des grandes villes ou encore dans les campagnes où les
emplois sont tout aussi précaires. Si seuls les travailleurs
déclarés et bénéficiant de la Sécurité sociale étaient pris en
compte, ce taux pourrait doubler. D’ailleurs, seuls 10þ%
des 500þ000 jeunes diplômés qui arrivent chaque année sur
le marché du travail marocain trouvent un emploi stable, et

1. «þThe world’s richest royalsþ», Forbes, 20þaoût 2008. En 2007, la


fortune de MohammedþVI était estimée par Forbes à 2þmilliards de
dollars.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

jouissent d’une couverture sociale ou d’un accès décent aux


soins.

Le fer de lance de la richesse royale reste sans conteste


le groupe Omnium Nord-Africain (ONA), conglomérat
contrôlé et rebâti par la famille royale sur les beaux restes
des meilleures compagnies coloniales. Une sorte de
«þMaroc SAþ», ainsi qu’on le surnomme dans le microcosme
des affaires, nimbé de mystère, qui monopolise par un jeu
complexe de participations un large pan de l’économie. Et
pour cause, ses sociétés partenaires, la plupart de grands
groupes industriels français comme Danone ou PSA, inter-
viennent dans tous les secteurs essentielsþ: agroalimentaire,
finance, mines, distribution, automobile, télécoms… Ainsi
le roi est-il à la fois premier entrepreneur, premier ban-
quier, premier exploitant agricole du pays. En tant que
«þmonarque exécutifþ», comme il aime à le rappeler dans
certains de ses discours, il bénéficie, grâce à ses pouvoirs
constitutionnels, du statut hégémonique de juge et partie.
Une situation qui suscite de plus en plus de commentaires
acerbes de certains hommes d’affaires, surtout sur la
manière dont le roi a pris le contrôle de l’ONA, où il était
minoritaire, en rachetant aux entreprises semi-publiques
(caisses de retraite en l’occurrence) leurs portefeuilles
d’actions1. Un des patrons d’une des plus grandes caisses
de retraite du royaume avait même affirmé sous le sceau

1. Les dessous de cette opération financière avaient été rapportés en


septembreþ2003 par Le Journal hebdomadaire qui avait révélé que les
fonds de pension avaient dû céder leurs actions ONA avec une forte
décote, alors qu’elles constituaient un placement de long terme pour les
retraites de leurs souscripteurs.

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MOHAMMEDÞVI

de la confidentialité qu’une personnalité influente du Palais


lui avait dit que c’était une manière de féliciter le souverain
pour la naissance de son fils aîné, Moulay Hassan1. De gros
investisseurs étrangers ne sont pas en reste. Certains inté-
rêts français associés au groupe vont pâtir de cette glouton-
nerie. Ils y avaient pourtant été invités dans une logique de
partenariat à l’international lorsque Mourad Chérif, franco-
phile convaincu, en avait fait sa stratégie durant son mandat
à la tête de l’ONA de 1999 à 2002. La famille Mulliez du
groupe Auchan n’a par exemple pas digéré d’être exclue
sans ménagement en 2007 du marché marocain de la
grande distribution en raison d’un différend sur le partage
des pouvoirs dans l’entreprise, alors qu’elle était partenaire
à 49þ% de l’ONA dans les hypermarchés Marjane et les
supermarchés Acima depuis novembreþ2000. Après un long
bras de fer, l’affaire fut portée devant un tribunal d’arbi-
trage de Casablanca qui donna raison à la partie marocaine.
Christophe Dubrulle, président du directoire du groupe
Auchan, qualifiera sans indulgence cette décision jugée
complaisante pour les intérêts royauxþ: «þCette conclusion
nous stupéfie littéralementþ; elle est totalement contraire à
l’esprit de nos accords, à toutes les pratiques du droit inter-
national et à tous les avis d’experts juridiques marocains et
internationaux que nous avons consultés sur cette question.
Je suis forcé d’en conclure que les protocoles d’accord
internationaux signés par l’ONA semblent ne pas avoir de
valeur au Maroc2.þ» Dépité, Auchan pliera bagage du Maroc
contre un chèque de 291þmillions d’euros3. La même année,

1. Confidence faite à l’auteur en 2003.


2. Dans un communiqué de presse daté du 23þjanvier 2007, Auchan
n’a pas hésité à parler d’un «þcoup de forceþ».
3. Voir le chapitreþ8, «þLes deux têtes de Janusþ».

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

le divorce douloureux de l’ONA et d’AXA, le géant de la


bancassurance, avait failli déboucher sur une crise diploma-
tique avec l’Élysée, évitée de justesse grâce à l’entregent de
Claude Bébéar, très actif dans le Groupe franco-marocain
d’impulsion économique, une instance de promotion des
affaires entre Paris et Rabat. L’influence de la monarchie
dans le monde des affaires n’a jamais été aussi forte. Elle s’est
accentuée depuis la mort de HassanþII à coups d’absorptions
d’entreprises privées comme la Wafabank, le joyau de la
famille Kettani. Cette banque familiale à la santé financière
éclatante était la concurrente directe de la Banque commer-
ciale du Maroc, bras financier de l’ONA1. La nouvelle caste
des «þmanagers du roiþ», ceux-là mêmes qui ont orchestré
sa toute-puissance économique, se défend de toute préten-
tion hégémonique de la monarchie. «þIl n’est là que pour
insuffler du dynamisme à l’économie nationale2þ», rétor-
quent-ils à leurs détracteurs. L’argument qui veut que le
chef de l’État soit aussi aux commandes de l’économie pour
jouer la locomotive d’un royaume à la croissance poussive
est bien faible. La manière peu orthodoxe avec laquelle
sont menées ses affaires et la prédation de ses holdings
emboîtés en poupées russes contredisent cet argument. En
réalité, le business du monarque ne favorise en rien le déve-
loppement du pays, car il freine toute concurrence. Au nom
de la création de champions nationaux, seuls capables de
rivaliser à l’international avec des entreprises mondialisées,

1. De cette union forcée est née l’Attijariwafa Bank, le premier


groupe financier du Maghreb, dont les liens financiers avec l’ONA font
craindre aux analystes un risque systémique à la coréenne.
2. Déclaration en avril 2005 de Hassan Bouhemou, administrateur de
Siger, le holding royal qui gère l’essentiel des participations du roi dans
diverses entreprises au Maroc.

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MOHAMMEDÞVI

MohammedþVI s’est bâti un empire industriel et financier


protégé sur le marché interne par son caractère intou-
chable. Othman Benjelloun, magnat de la finance au Maroc,
pourtant proche du pouvoir, l’a appris à ses dépens en 1999
lorsqu’il a tenté de mener en Bourse une OPA hostile sur la
Société nationale d’investissement (SNI), un holding indus-
triel convoité aussi par l’ONA. Sa tentative a été interprétée
comme un crime de lèse-majesté, ce qui a brisé son élan. Ses
principaux soutiens dans cette opération, des patrons de
fonds de pensions pour la plupart nommés à leurs postes
par décret royal, ont rapidement fait pencher le marché en
faveur de l’ONA. Non seulement Benjelloun a dû renoncer
à son OPA, mais il a également été contraint de se délester
des participations qu’il avait dans l’ONA au risque de
perdre, dans la bataille, la BMCE Bank, le navire amiral de
son groupe financier1.
En raison de son appétit insatiable très coûteux, l’ONA
est un conglomérat qui va mal, très mal. Surendetté, il
continue pourtant de jongler avec ses comptes pour cracher
des dividendes à ses actionnaires, le roi en tête. «þC’est un
Titanic dans le brouillardþ», selon un diplomate en poste à
Rabat qui n’hésite pas à parler de «þmagma protéiforme et
balourdþ»2 pour décrire la vétusté de ses industries et de sa
stratégie quand les porte-voix du roi parlent de recentrage
et de relais de croissance. Sa filiale dans le sucre, ce produit

1. Ce revirement avait été justifié au sein de l’ONA par la mauvaise


gestion des affaires de Benjelloun. Le Journal hebdomadaire avait en
effet mis en lumière en avrilþ2002 les accommodements avec la législa-
tion bancaire que s’autorisait le banquier à son propre profit et aux
dépens de la BMCE Bank.
2. Ali Amar, «þL’alaouisation de l’économieþ», Le Journal hebdoma-
daire, 7þoctobre 2006.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

de première nécessité, ne doit sa survie qu’aux aides com-


pensatoires de l’État. Lesieur, sa filiale dans le secteur des
huiles, ne serait pas viable si elle ne s’adjugeait un quasi-
monopole, faisant fi de la réglementation antitrust qui pros-
crit aux entreprises de s’arroger plus de 40þ% de leur marché
afin d’éviter tout abus de position dominante. Savola, une
marque saoudienne qui a récemment tenté de la concurren-
cer, a été forcée de jeter l’éponge, la justice ayant encore une
fois opportunément conclu à une action déloyale. Arrivé bien
tard dans les télécoms, un secteur en pleine expansion au
Maroc, l’ONA a tout fait pour se tailler une place au soleil
aux côtés de Maroc Telecom, cédé en partie par l’État à la
française Vivendi1, et à Méditel, l’enseigne locale détenue par
Portugal Telecom et l’espagnole Telefonica2. Au point de
pousser l’Agence nationale de régulation des télécommunica-
tions (ANRT) d’octroyer à sa filiale Wana (ex-France Tele-
com) une licence dans la téléphonie mobile – qui n’était pas
prévue dans le plan initial de libéralisation du secteur –, au
grand dam des Espagnols qui avaient pourtant déboursé plus
d’un milliard d’euros pour entrer sur le marché marocain
dans la transparence.

1. Les modalités d’entrée, en févrierþ2001, de Vivendi Universal (alors


dirigée par Jean-Marie Messier) dans le capital de Maroc Telecom
avaient suscité la polémique, le gouvernement ayant précipité l’opéra-
tion pour des raisons essentiellement budgétaires et conclu un pacte
d’actionnaire secret qui se révélera défavorable à l’État marocain. Lire à
ce sujet l’ouvrage de Martine Orange et Jo Johnson, Une faillite fran-
çaise, Paris, Albin Michel, 2003.
2. Telefonica avait obtenu en aoûtþ1999 une licence de téléphonie
mobile à l’issue d’un appel d’offres exemplaire mené par l’agence de
régulation des télécoms du Maroc, alors que le gouvernement était prêt
à la céder au coréen Daewoo pour moins de 40þmillions de dollars. Lire
le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

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MOHAMMEDÞVI

MohammedþVI accorde encore moins de confiance que


son père à la classe des affaires, qu’il accuse de vouloir per-
pétuer une économie de rente et de privilèges. Pourtant il
continue sur la lancée de HassanþII en mettant au pas un
patronat qu’il juge trop indépendant. Hassan Chami, le
patron des patrons qui avait pointé du doigt en 2004 la
collusion des affaires et du politique1, a été poussé vers la
sortie de la très influente Confédération générale des entre-
prises du Maroc (CGEM), le MEDEF marocain, cédant la
place à Moulay Hafid Elalamy, seul en lice pour lui succé-
der. Cet ancien dirigeant de l’ONA, dont la nomination a
été encouragée par le Palais, s’était pourtant illustré en
1999 dans l’un des plus grands délits d’initiés qu’a connus
la Bourse de Casablanca2. Depuis, la plupart des grands
patrons qui tiennent le haut du pavé à la CGEM sont minu-
tieusement choisis pour leur obédience sans faille au
régime. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que les indi-
cateurs de la gouvernance publiés régulièrement par la Banque
mondiale3 soulignent cet état de fait. Leur constat, aussi
paradoxal qu’il puisse paraître, est sans appelþ: le Maroc,
sur ce plan, avait mieux évolué durant les dernières années
du règne de HassanþII que durant la première décennie de

1. Dans un entretien qui a fait date à l’hebdomadaire La Vérité, en


2005, Hassan Chami avait qualifié de «þfloueþ» la gouvernance écono-
mique de l’État.
2. «þAffaire Diwan, les petits actionnaires aveuglésþ», Le Journal,
6þnovembre 1999.
3. Le Maroc plonge dans le classement mondial de la corruption éta-
bli par Transparency International, passant en dix ans de la 45eþà la
80eþplace (sur 180þpays). En 2007, un vidéaste amateur avait fait sensa-
tion en postant sur Internet des images de gendarmes rackettant des
automobilistes dans le nord du Maroc, obligeant le Palais à mener une
enquête dans les rangs de la gendarmerie.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

son fils au pouvoir. Un comble. Environnement des affaires,


justice sociale, corruption… tous les voyants ont viré au
rouge depuis dix ans et cela ne cesse d’empirer. Ces résul-
tats viennent contredire les arguments du marketing officiel
qui défend à cor et à cri une moralisation des affaires.
D’ailleurs, la grande opération «þmains propresþ», aux
relents maccarthystes, menée par le gouvernement socialiste
de l’entre-deux règnes avait sorti bien des cadavres des pla-
cards de la monarchie, mais les procès à répétition contre
de simples lampistes ont encouragé le pouvoir à vite refer-
mer cette boîte de Pandore. Une de ces affaires les plus
emblématiques est celle de la banque CIH (Crédit immobi-
lier et hôtelier). Dans une interview publiée en octobre
2002 par Le Journal hebdomadaire, son ancien P-DG, Mou-
lay Zine Zahidi, alors en cavale en Espagne, avait révélé,
documents à l’appui, que les difficultés de la banque étaient
essentiellement dues aux largesses accordées à des person-
nalités proches du sérail avec l’accord tacite du Palais. La
DST marocaine avait vainement tenté de récupérer ces
documents en interceptant les journalistes à leur passage au
poste frontière de Ceuta1. Parmi ces documents sensibles
figurait une recommandation manuscrite de Moham-
medþVI, alors prince héritier, en faveur de Farouk Bennis,
un important client de la banque qui refusait d’honorer les
crédits qu’il avait contractés pour un imposant projet tou-
ristique non loin de la résidence d’été du roi sur la côte
méditerranéenne. Cette recommandation avait été trans-
mise en mains propres à Zahidi par Rochdi Chraïbi, l’actuel
directeur de cabinet de MohammedþVI, qui n’avait pas

1. L’auteur, qui avait mené l’enquête, a été interrogé par la police à ce


sujet en octobreþ2002.

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MOHAMMEDÞVI

manqué de souligner à cette occasion les liens de Bennis


avec le Palaisþ: Jacques Chirac était l’hôte régulier de la
sœur de Bennis à La Gazelle d’or, un palace de Tarou-
dant, dans le Sud marocain, qu’affectionne particulière-
ment l’ancien président français lors de ses escapades
marocaines1.þ
Il résulte du constat terrible de la Banque mondiale
que les inégalités continuent de se creuser. Cette donne
confirme que la dynamique des annéesþ90 – que l’on
oublie trop souvent – s’est évaporée. Une situation bien
embarrassante aujourd’hui pour MohammedþVI. Face à la
grave crise qu’a connue le Maroc dans les annéesþ80, Has-
sanþII avait compris que la survie de la dynastie alaouite
passait par une libéralisation politique et économique. Une
libéralisation qu’il fera évidemment tout pour maîtriserþ:
multiplication des réformes, loi bancaire, loi sur les mar-
chés financiers en sont des exemples. Les dérapages ne
manqueront pas, mais le processus était enclenché. Si le
règne de MohammedþVI a débuté sous de bons auspices,
les mauvais résultats n’ont pas tardé. Les proches collabo-
rateurs du roi, qui contrôlent un nombre impressionnant
de commissions royales touche-à-tout rognant les préroga-
tives du gouvernement, sont ceux-là mêmes qui favorisent
le cannibalisme économique de la monarchie. Forts de leur
impunité, ils décident de tout, de la place du business
royal dans l’économie comme de la politique économique
elle-même, reléguant les ministres au rôle d’exécutants.

1. L’auteur avait signé deux enquêtes sur l’affaire CIH dans Le Jour-
nal hebdomadaire enþ2002 etþ2005. Sur les détails de la recommandation
de MohammedþVI en faveur de Farouk Bennis, l’auteur avait mené une
série d’entretiens en Espagne avec Moulay Zine Zahidi en 2005, alors
que ce dernier était condamné par contumace à dix ans de prison.

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C’est dans un joyeux mélange des genres que s’opère


désormais la restructuration de l’économie marocaine. Plu-
viométrie satisfaisante et pétrodollars venus d’investisseurs
arabes donnent faussement l’impression d’un boom écono-
mique finalement limité à une petite minorité de privilé-
giés. Le pacte faustien qui consiste à laisser se développer
l’économie informelle perdure. C’est ce qui explique que,
jusqu’à maintenant, la crise sociale ne s’est pas transformée
en crise politique, voire sécuritaire. Mais il ne faut pas
s’étonner dans ces conditions que la corruption s’intensifie
et que le Maroc obtienne les résultats médiocres que lui
assignent les institutions internationales. Des craquelures
apparaissent désormais au cœur de la société. Les laissés-
pour-compte s’organisent pour contester la hausse des prix
des produits de première nécessité – produits qui sortent
essentiellement, faut-il le rappeler, des usines du roi –, en
atteste la multiplication des frondes sociales aux quatre
coins du royaume. Les manifestations contre la vie chère se
transforment en lutte politisée, menée aussi bien par les
porteurs d’un «þsocialisme ouvertþ» qui se comptent parmi
les déçus de l’expérience des socialistes au gouvernement,
que par les islamistes radicaux qui font de la misère le ter-
reau de leur projet de société antioccidentale. Un rapport
du cabinet américain McþKinsey, commandité par le gou-
vernement Jettou en 2004, avait mis en lumière les carences
des choix stratégiques du royaume. De ses douze volumes
remis à MohammedþVI en 2005, peu de choses seront ren-
dues publiques sur le mirage libéral marocain, si ce n’est
son incapacité chronique à s’adapter à la mondialisation,
rejoignant ainsi le diagnostic sévère du sénateur socialiste
français Michel Charasse, qui, dès 2001, dans un rapport
passé sous silence sur l’état des économies du Maghreb,

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MOHAMMEDÞVI

estimait que, sur le plan économique, le bilan pour le


Maroc était plus que négatifþ: «þComparée à la Tunisie,
l’économie du Maroc piétineþ», nota-t-il. En 1995, un rap-
port de la Banque mondiale avait déjà abouti aux mêmes
conclusions, provoquant l’ire de HassanþII qui ordonna
une chasse aux sorcières contre le secteur privé, accusé de
se satisfaire de ses rentes1.
Classé 154e sur 170 dans l’indice mondial de développe-
ment humain en 2008, le royaume chérifien ne profite plus
du capital de sympathie de son monarque, lorsqu’on sait
que le pays se trouve au même niveau que le Malawi en
matière d’alphabétisation (plus de 50þ% des jeunes scolari-
sés ne dépassent pas le seuil de l’enseignement primaire).
En maiþ2007, dans la grande salle de son palais de Fès, le
roi avait convié quelques proches conseillers pour une réu-
nion de travail. Des responsables du Conseil national de
l’éducation avaient été invités à se joindre à eux. «þLa nou-
velle priorité du royaume doit être l’éducationþ», avait lancé
le souverain. Un an auparavant, il avait tenté de réactiver la
réforme d’un enseignement sinistré qui peine toujours à
voir le jour.
MohammedþVI est certes conscient du désastre social
de son royaume, mais ne se déjuge pas. Interrogé par
Anne Sinclair en octobreþ2001 sur le sobriquet de «þroi
des pauvresþ» dont l’affuble la presse internationale en
raison de sa fibre sociale, il avait rétorquéþ: «þJe suis aussi
bien le roi des pauvres que des riches, mais le social a

1. Michel Charasse, «þBilan de la coopération avec les États du


Maghrebþ: une “rénovation” justifiéeþ», rapport du Sénat, commission
des Finances, n°þ83, 2000-2001. Lire à ce propos l’ouvrage de Nicolas
Beau, Catherine Graciet, Quand le Maroc sera islamiste, Paris, La
Découverte, 2006.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

toujours été un de mes principaux soucis1.þ» Sa modestie


et sa spontanéité à l’endroit des humbles, de l’avis de
tous, ne sont pas feintes, sauf que sa politique instinctive
et exclusivement caritative est loin de porter ses fruits.
Elle ne sert même plus son image de bon roi qui, à
chaque bain de foule, embrasse sur les deux joues les
miséreux qui se ruent à ses pieds et les handicapés margi-
nalisés que l’on aligne en rangs d’oignons sur le passage
de son cortège.
Après six ans de règne et de politique sociale de sau-
poudrage – qui engloutit pourtant plus de la moitié du
budget de l’État dans des projets de développement dis-
parates directement financés par les recettes des privatisa-
tions –, le roi se rend à l’évidenceþ: la question sociale
pourrait faire tanguer son régime au risque de faire bascu-
ler le pays dans le chaos de l’islamisme radical. L’agricul-
ture, qui contribue à plus de 50þ% au PIB, ne se relève que
difficilement de longues années de sécheresse et entraîne
une augmentation de l’exode rural vers d’improbables eldo-
rados urbains alors que le taux de chômage dans les villes
dépasse les 20þ%. Les inégalités ne cessent de s’accroîtreþ:
près de 50þ% de la consommation nationale sont le fait de
moins de 20þ% de la population. Dans un discours télévisé
le 18þmai 2005, alors que le royaume fête cette année-là ses
cinquante ans d’indépendance, MohammedþVI annonce
une vaste «þinitiative nationale pour le développement
humainþ» (INDH). Il déclare la guerre à la misère en pro-
mettant le déblocage d’un milliard d’euros sur cinq ans, au
profit des communes rurales les plus pauvres et des

1. Interview de MohammedþVI par Anne Sinclair, Paris Match,


31þoctobre 2001.

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MOHAMMEDÞVI

sordides bidonvilles des grandes villes où s’entassent plus


de 2þmillions d’habitants. Il sillonne alors le pays du nord
au sud, prenant la mesure de l’extrême pauvreté qui frappe
plus du tiers de la populationþ: 1þMarocain sur 6 vit avec
moins de 1þeuro par jour. «þJe ne veux pas savoir s’il y a
croissance ou non, débloquez des fonds pour sortir les plus
pauvres de leur extrême dénuement1þ», martèle-t-il à
l’adresse de ses ministres qui ont trois mois pour concocter
un plan d’urgence. Une sorte de plan Borloo à la chéri-
fienne qui prend de court le gouvernement. Malgré les
moyens engagés, l’ambition royale s’enlise. Lorsque le Pre-
mier ministre Driss Jettou remet sa copie en août, l’INDH
n’est qu’un ensemble de principes généraux. La course
contre la montre se transforme en cacophonieþ: de vieux
projets sont sortis des cartons et labellisés INDH pour
satisfaire le roi. Ce «þchantier de règneþ» cadre mal, par
ailleurs, avec son affairisme et celui de son entourage, ce
qui lui avait valu les soupçons du Guardian. Déjà, en
2001, le quotidien l’avait qualifié de «þroi égoïste2þ», aux
antipodes de l’image altruiste patiemment peaufinée par
ses responsables de la communication. Le plan, très coû-
teux, s’enlise dans les méandres de l’administration et ne
débouche quatre ans plus tard que sur de maigres résul-
tats de rapiéçage.
Alors que l’INDH signe l’échec de l’État en matière
sociale, le train de vie de sultan des temps modernes mené
par MohammedþVI ne peut plus être tenu secret. Chaque
année, le budget de l’État alloué à la monarchie s’élève à

1. Mireille Duteil, «þComment MohammedþVI veut changer le


Marocþ», Le Point, 17þjanvier 2007.
2. Giles Tremlett, «þMorocco’s king of the poor reveals selfish faceþ»,
The Guardian, 4þnovembre 2001.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

près de 300þmillions d’euros1. On y décompte les «þlistes


civilesþ» qui comprennent notamment le salaire du chef de
l’État (environ 36þ000þeuros par mois) ainsi que les indem-
nités que perçoit sa famille proche, dont le détail reste
confidentiel, atteignant 2,5þmillions d’euros par an. Cepen-
dant, l’essentiel des dépenses du monarque provient d’à-
côtés budgétaires pharaoniques destinés à entretenir sa
cour et ses proches collaborateurs (un millier de salariés qui
n’engloutissent pas moins de 160þmillions d’euros chaque
année). Des rallonges qui sont prestement votées par
consentement tacite des élus de la Nation au pouvoir bien
limité. Le budget de fonctionnement de la maison royale –
réparti en frais de personnel, frais de bouche, frais de
déplacement, de téléphone, d’entretien des palais et sub-
ventions diverses – représente plus de 2þ% des dépenses
totales de l’État. Il a augmenté de plus de 40þ% depuis
2000. Il dépasse l’enveloppe allouée à la Justice, par
exemple, et représente plus de vingt-cinq fois celle du
Premier ministre et de son cabinet, réduits à la portion
congrue et de facto à la figuration. Les dépenses somptuaires
du Palais, décuplées par le grand apparat de son protocole,
atteignent des sommets pour chacune des coquetteries vou-
lues par le roi. MohammedþVI dilapide par exemple 40þmil-
lions d’euros par an en frais de voyages, 1þmillion pour la
nourriture des animaux du Palais, 6þmillions pour le renou-
vellement de son parc automobile, près de 2þmillions en
dépenses vestimentaires chez les grands couturiers comme
Gianfranco Ferre ou des stylistes en vogue comme Hol-
land and Sherry, qui a annoncé en 2008 sur le site stv.tv

1. Driss Ksikes, Khalid Tritki, «þLe salaire du roiþ», Tel Quel,


28þdécembre 2004.

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MOHAMMEDÞVI

que le roi faisait partie des dix-huit personnalités à lui avoir


commandé l’habit le plus cher au mondeþ: un costume en
laine de lama des Andes, pour la coquette somme de
35þ000þlivres sterling. La marque qui habille les grandes
stars comme George Clooney et Tom Cruise précisait que
le vêtement de MohammedþVI nécessiterait un travail de
dix-huit mois pour sa confection.
Des chiffres qui donnent évidemment le vertige dans un
pays où le salaire minimum ne dépasse pas les 200þeuros.
Déjà en 1992, dans un cinglant pamphlet toujours interdit
au Maroc, Moumen Diouri, un ancien opposant gauchiste
de la monarchie, avait tenté de faire l’inventaire de
l’immense patrimoine de HassanþII1. Il expliquait comment
une famille désargentée était devenue l’une des plus riches
au monde grâce à l’instauration d’un pouvoir sans partage
dans un royaume miséreux et à la confiscation, à l’Indépen-
dance, des biens des colons quasiment à son seul profit.
Telle est l’origine de la fortune des Alaouites, qui la feront
fructifier dans des conditions particulièrement opaques.
Près de dix ans après le brûlot de Diouri, au lendemain de
l’intronisation de MohammedþVI, le cheikh Abdessalam
Yassine, leader octogénaire de Justice et Bienfaisance, le
plus imposant mouvement islamiste marocain, alors en rési-
dence surveillée dresse un bilan au vitriol des années Has-
sanþII2. Il somme son héritier, dans un mémorandum de

1. Moumen Diouri, À qui appartient le Marocþ?, Paris, L’Harmattan,


1992.
2. Le cheikh Yassine, chef de Justice et Bienfaisance, le plus impor-
tant mouvement islamiste marocain (non reconnu par l’État), avait été
placé en résidence surveillée durant dix ans après un séjour en hôpital
psychiatrique pour avoir écrit en 1974 «þL’Islam ou le délugeþ», une lettre
enflammée à Hassan II. Il sera libéré par MohammedþVI en 2000.

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TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

dix-huit pages rédigé en français, de restituer au peuple la


«þfortune fabuleuseþ» qu’il estime avec exagération à des
dizaines de milliards de dollars. «þJe souhaite beaucoup de
cran et de courage au jeune roi en lui répétant en guise
d’adieuþ: rachetez votre pauvre père de la tourmente en res-
tituant au peuple les biens qui reviennent de droit au peuple.
Rachetez-vousþ! Repentez-vousþ! Craignez le Roi des roisþ»,
conclut-il. Pour le vieil opposant illuminé, ce gigantesque
butin amassé par HassanþII devrait servir à effacer la dette
extérieure du Maroc (près de 17þmilliards de dollars en 2000)
et permettre ainsi à son fils, ce «þprince aux frêles épaulesþ», de
s’offrir une destinée «þaussi glorieuse que celle des califes des
premiers temps de l’islamþ». La missive du cheikh a quelque
peu inquiété les bourgeois de Casablanca et de Rabat. Cette
élite francophone, qui vit au rythme de l’Occident, fut effrayée
à l’idée de voir se reproduire sous ses fenêtres la sanglante
guerre civile qu’a connue l’Algérie voisine.
Depuis, les nantis de cette classe sociale fort docile,
dans laquelle on compte bien des fortunes amassées à
l’ombre de l’ancien règne, veulent croire aux promesses des
grands chantiers d’infrastructures inaugurés aux quatre
coins du pays pour désenclaver le pays. Les centaines de
kilomètres d’autoroutes construites en dix ans, la bonne
marche du programme national d’électrification ou encore,
symbole de ce nouveau visage du Maroc, le gigantesque
port de Tanger Med, un des plus imposants en Méditerra-
née, les rendent oublieux du volcan social sur lequel ils
vivent. Car, malgré le fait que le PIB a doublé en dix ans, la
fracture sociale est flagrante. Le problème de la redistribu-
tion équitable des richesses n’a pas été résolu. Dans le
Maroc moderne, le moral est au zénith. Le taux de crois-
sance du royaume atteint les 6þ% lorsque le climat est favo-

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MOHAMMEDÞVI

rable, comme c’est le cas pour 2009, les investisseurs


européens et arabes affluent (2,5þmilliards d’euros en
moyenne par an), notamment pour de vastes projets immo-
biliers et touristiques ou des délocalisations d’industries
créatrices d’emplois, et les touristes accourent sans se las-
ser. Preuve de ce dynamisme, les entreprises marocaines les
plus compétitives dament souvent le pion à leurs concur-
rentes françaises sur les marchés africains qui étaient
jusqu’ici leur chasse gardée. Mais cette image d’Épinal,
dépeinte dans les médias occidentaux sous les traits d’un
«þMaroc en mouvementþ», est battue en brèche au moindre
retournement conjoncturel.
Les contrecoups de la crise mondiale se ressentent
davantage dans cette économie à deux vitesses. Outre le
dévissage de la Bourse de Casablanca, qui brasse 60þ% du
PNB du pays – elle est pourtant faiblement exposée aux
marchés financiers internationaux –, l’éclatement de la
bulle spéculative de l’immobilier, le devenir incertain de la
manne financière que représentent les immigrés en Europe,
les investissements hasardeux dans le tourisme, le repli des
pétrodollars du Golfe, la possibilité d’un arrêt des délocali-
sations de multinationales étrangères peuvent rapidement
anéantir cette belle vitrine du royaume1. «þAu Maroc, gou-
verner c’est pleuvoirþ», disait Lyautey. Aujourd’hui encore,
et plus que la pluie, la mondialisation démontre les grandes
faiblesses du modèle de développement marocain.

1. Début 2009, le groupe Renault Nissan a révisé à la baisse l’installa-


tion de son usine à Tanger Med, son plus grand projet régional, en rai-
son de la crise mondiale qui touche le secteur automobile. Nissan a
d’ores et déjà annoncé son retrait.
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3
HARO SUR LE PRINCE ROUGE

La pose est sultanesqueþ: il est seul, debout, les bras


croisés, à veiller le catafalque de HassanþII recouvert d’une
lourde étoffe de velours de Gênes brodée d’or. Son regard
est grave et lointain. Moulay Hicham, cousin germain de
MohammedþVI et deuxième dans l’ordre de succession au
trône alaouite après Moulay Rachid, le frère cadet du roi,
est rentré précipitamment des États-Unis pour assister avec
la famille royale en deuil aux obsèques de son oncle. Alors
qu’il signe au soir du 23þjuillet 2003 l’acte d’allégeance à
MohammedþVI1, il s’abstient de lui baiser la main et lui
glisse à l’oreilleþ: «þL’épreuve est dure, il faut tenir2.þ»
Durant la journée du 25þjuillet, aux funérailles grandioses
que les puissants du monde font à HassanþII, le prince est
omniprésent, il joue là le rôle dont il rêvait depuis des
annéesþ: «þêtre la colonne vertébraleþ» de ce nouveau Maroc
qui se profile. Il s’immisce dans tout, donne ses instructions

1. Pour la petite histoire, c’est avec le stylo personnel de Moulay


Hicham que l’acte d’allégeance à MohammedþVI a été paraphé par les
dignitaires du régime, le Protocole royal ayant omis d’en prévoir.
2. Sauf mention contraire, tous les propos rapportés de Moulay
Hicham proviennent de conversations avec l’auteur.

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MOHAMMEDÞVI

au Protocole submergé, se charge de la délégation améri-


caine menée par le président Bill Clinton en personne,
tente même de tordre le cou aux traditions ancestrales en
proposant avec insistance de supprimer le baisemain royal.
Le soir venu, il critique ouvertement MohammedþVI,
devant la Cour, d’avoir laissé pénétrer dans la salle du
Trône les hauts gradés de l’armée, pourtant venus faire acte
de soumission à leur nouveau Chef suprême. «þIls n’y
avaient pas mis leurs brodequins depuis le coup d’État de
Skhiratþ!þ» plaide-t-il. Plus encore, alors que le jeune roi
veut se retirer pour passer la nuit aux Sablons, sa résidence
privée de la périphérie de Rabat, Moulay Hicham lui dira,
en présence de sa garde noireþ: «þTu es maintenant le
Commandeur des croyants, ta place est au cœur du Palais,
tu dois y passer ta première nuit de roi.þ» À cet instant,
MohammedþVI a déjà tranchéþ: il n’acceptera plus que ce
cousin impulsif et empressé le contredise en public, et
encore moins qu’il constitue avec lui le tandem que certains
réformateurs envisageaient pour conduire le Maroc vers la
modernité. Lorsqu’il apprend que Moulay Hicham s’est
fait remettre la liste et les CV des membres du cabinet
royal, il entre dans une colère noire. Le 28þjuillet, il charge
Moulay Abdallah, également un cousin proche, Fouad Ali
El Himma, son ami de classe qui deviendra rapidement
numéroþ2 du régime, et Abdelhak El-Mrini, le directeur
du Protocole, de rendre visite à Moulay Hicham à son
domicile. Prévenu de l’arrivée des trois missi dominici, ce
dernier les attend, un Coran posé sur la table. La rencontre
est orageuse. Il dément avec véhémence les reproches qui
lui sont transmis, menace de quitter sur-le-champ le pays.
Les trois émissaires l’écoutent, contrits, avant de lui signi-
fier la sentenceþ: s’il conserve son titre et son rang d’altesse,

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

il est toutefois banni de la maison royale et ne doit en aucune


circonstance s’approcher de la personne du roi. Il sera pour-
tant présent à une cérémonie religieuse, le 30þjuillet, en
retrait de MohammedþVI qui n’aura pas même un regard
pour lui. Il est désormais à l’index du Palais, dans la plus
pure tradition des sultans du Maroc, ce qui en d’autres
temps lui aurait valu une mort certaine ou au bas mot la
déportation dans un bagne du Grand Sud saharien. Fin
septembre, une visite intimiste mais éclair de Moham-
medþVI chez son cousin à l’occasion du baptême de sa
deuxième fille sera l’occasion d’un ultime échangeþ: «þTu ne
pensais pas m’inviter pour fêter la naissance de ma
nièceþ?þ» lui lance le roi. Le prince aura cette répliqueþ:
«þTu es chez toi ici, n’es-tu pas désormais le chef de
familleþ?þ»
Entre les deux hommes, nés à quelques mois d’inter-
valle, la distance s’est instaurée très tôt. En tout, leurs par-
cours divergents feront d’eux des êtres opposés,
antagonistes. Le prince Hicham est l’antithèse de Moham-
medþVI. Si le roi est de nature distante, cultive son carac-
tère introverti et secret, son cousin est expansif, volubile,
impatient. Le roi est mal à l’aise en public, fuit la presse. Il
n’expose que rarement ses idées, tandis que Moulay
Hicham fait état des siennes avec enthousiasme. Il inter-
vient dans des colloques aux thèmes ardus, partage son éru-
dition, publie des tribunes enflammées dans la presse
internationale et accorde des interviews à satiété. Au début
de son règne, le jeune souverain, accablé par la tâche tita-
nesque de succéder à son père, paraissait porter peu d’inté-
rêt au métier de roi, tandis que Moulay Hicham s’invitait
depuis des années aux débats et caressait le rêve d’être
associé aux affaires d’État. «þLorsque je lui en parlais avant

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MOHAMMEDÞVI

la mort de HassanþII, il se taisaitþ», dira le prince en privé.


Au cœur d’une transition délicate, leurs caractères vont se
télescoper sur la scène politico-médiatique. Ce choc trouve
son origine dans leur éducation si différente. Le roi a
grandi et s’est construit au cœur de la «þcité interditeþ», ce
palais royal engoncé dans ses traditions médiévales sous
l’autorité écrasante d’un père jupitérien. Le prince aura eu
la chance de s’en extraire pour se forger une personnalité
en phase avec son temps. Faire le portrait de l’un, c’est
révéler en creux celui de l’autre.
Moulay Hicham est né en 1964 de l’union roma-
nesque de Moulay Abdallah, le frère cadet de HassanþII,
homme à la personnalité attachante et aux allures de
dandy, disparu prématurément en décembreþ1983, et de
la princesse Lamia Assolh, d’un lignage vénéré au Pro-
che-Orient, fille de Riyad Assolh, qui fut le Premier
ministre du Liban indépendant et une grande figure du
nationalisme arabe, avant d’être assassiné dans les
annéesþ50 en Jordanie. C’est la princesse Lalla Lamia,
qui, très respectée par HassanþII malgré un différend
concernant un héritage porté en justice, arrachera la
bénédiction du roi pour que son fils aîné quitte le Collège
royal et poursuive ses études secondaires à l’École améri-
caine de Rabat, d’où il s’envolera plus tard pour l’univer-
sité de Princeton sur la côte Est des États-Unis. La
disparition de son père, alors que Moulay Hicham a
20þans, fera de lui le troisième fils de HassanþII, après le
prince héritier et son frère cadet Moulay Rachid. Enfant,
le prince Moulay Hicham était déjà subjugué par la sta-
ture de HassanþII, qu’il a vu échapper avec sang-froid et
maestria à deux coups d’État militaires qui avaient failli,
au début des annéesþ70, mettre un terme à une dynastie

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

réputée descendre du prophète Mahomet et régnant sur


le Maroc depuis le siècle de LouisþXIV.
HassanþII sera son père spirituel, son «þmaître à pen-
serþ», une sorte de mentor avec qui le prince affûtera ses
instincts d’homme libre. Mais ce tutorat ne fut pas sans
heurts et sans nuages. Plus que tout autre enfant de la
famille royale, le prince Moulay Hicham se frottait à la
sévérité de son oncle, qui voyait avec satisfaction dans le
caractère indépendant de son neveu la marque d’une per-
sonnalité bien trempée, mais souvent trop indomptable.
Cette relation complexe, faite d’admiration pour l’un et de
sollicitude pour l’autre, se perdra dans des «þfâcheriesþ»,
pour reprendre l’expression de MohammedþVI, HassanþII
désirant finalement contraindre le prince à rentrer dans le
rang, à en finir de son séjour américain, et le mettre sous
cloche avec ses cousins au palais. Le prince ne l’entendait
pas de cette oreille. En représailles, HassanþII ira jusqu’à lui
couper les vivres. Moulay Hicham raconte ce bras de fer
avec passionþet nostalgieþ: «þPour m’obliger à rentrer au
bercail, il a fait intervenir ses conseillers et l’ambassadeur à
Washington auprès du recteur de l’université de Princeton,
qui a fini par me donner raison. J’ai dû vendre un des pur-
sang hérités de mon père pour régler mes frais de scolarité.
J’ai même enfilé une tenue de livrée lors d’un dîner de gala
où étaient présents des princes saoudiens membres de ma
famille, du côté de ma mère. Le roi s’est mis dans tous ses
états. Et, pour me punir de mon insolence, il m’a fait croire
qu’il revenait sur sa décision en m’ordonnant d’aller cher-
cher personnellement mon chèque des mains de Rockefel-
ler. Le chèque était de un centþ!þ» Mais cet épisode de
bohème sera de courte durée. Lorsque le futur Moham-
medþVI est envoyé à Bruxelles à la fin des annéesþ80 pour

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MOHAMMEDÞVI

être formé auprès de Jacques Delors, le prince Hicham


obtient du roi de rejoindre le cabinet du prince Hassan de
Jordanie, le frère du roi Hussein. Alors que Delors se sou-
vient avec des mots durs du stage de MohammedþVI à la
Commission européenne –þ«þJe l’ai croisé à quelques reprises.
Je garde de lui le souvenir d’un garçon réservé et distant. Je
pense qu’il était là par obligation1þ», dira-t-ilþ–, Moulay
Hicham fera quant à lui de ses deux années à la cour des
Hachémites à Amman, au cœur des agitations politiques du
Proche-Orient, un apprentissage fructueux pour ses futures
ambitions.
Il est de retour au Maroc à un moment propice, lorsque
Saddam Hussein envahit l’Irak en 1990. HassanþII trouve
en lui un interlocuteur avisé pour discuter des heures
durant de son sujet favoriþ: la politique du monde arabe.
Depuis cette époque, le prince Moulay Hicham héritera de
ce dada. Mais cette parenthèse idyllique se terminera bruta-
lement. En 1992, HassanþII, en voyage officiel en Arabie
saoudite, interdit à son neveu l’accès à une séance officielle
de travail avec le roi Fahd. Essuyant mal le camouflet,
Moulay Hicham demandera à son cousin saoudien par sa
mère, le richissime prince Walid Ibn Talal, avec qui il est en
affaires pour un projet immobilier sur la Côte d’Azur, de
mettre à sa disposition un jet privé pour qu’il puisse rentrer
sur-le-champ à Rabat. Cette bravade causera sa disgrâce
pour de longs mois et surtout le début de ses prises de posi-
tion personnelles sur les affaires du monde dans la presse
internationale. Il publie fin 1993 dans Jeune Afrique un article
concernant les relations du Maroc avec Washington sans
requérir l’aval de HassanþII et prend publiquement la

1. Entretien avec l’auteur, le 6þmars 2000.

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

défense d’Omar Raddad, le jardinier marocain accusé de


meurtre dans le Midi de la France. Il met même à sa dispo-
sition avocats et cabinets privés pour défendre sa présumée
innocence au moment où le Maroc se passionne pour ce
fait divers. Un an plus tard, pour asseoir sa personnalité de
prince intellectuel, il fait don de 6þmillions de dollars à
l’université de Princeton pour fonder un institut de recherche
sur le monde arabe et musulman. Il confie la direction de
cet institut à Abdallah Hammoudi, un anthropologue
marocain à la réputation internationale, et à l’universitaire
américain John Waterbury, auteur à la fin des annéesþ60
d’un ouvrage de référence sur les liens consanguins
qu’entretient l’élite marocaine avec le pouvoir monar-
chique. L’institut offrira la résidence à de nombreux cher-
cheurs spécialisés dans l’analyse des régimes autocratiques.
Cela ne manque pas de déplaire à HassanþII, qui refuse à
son neveu le droit de baptiser du nom de MohammedþV, le
père du Maroc indépendant, ce qu’il considère comme un
terreau de la contestation. Qu’à cela ne tienne, la produc-
tion des écrits de Moulay Hicham ira crescendo. En
juilletþ1995, il signe dans les colonnes du Monde diploma-
tique, avec l’appui d’Ignacio Ramonet, son directeur,
proche des mouvements révolutionnaires latino-américains,
une longue diatribe sur la nature théocratique des régimes
arabes. C’est un avant-goût de sa thèse sur les transitions
politiques en Amérique latine présentée à Princeton en
1996. Dès lors, son aura de prince des Lumières fera de lui
la coqueluche de tout ce que Washington compte d’experts
et de think tanks spécialisés dans le monde arabe. Son acti-
visme séduit la Fondation Carter qui lui confie coup sur
coup une mission d’observation des processus électoraux
en Palestine et une autre au Nigeria. Alors que HassanþII,

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MOHAMMEDÞVI

épuisé et malade, accorde quelques concessions à ses oppo-


sants de gauche – notamment sur la question des droits de
l’homme à l’aune de la sortie très médiatisée en France de
Notre ami le roi, le brûlot de Gilles Perrault –, Moulay
Hicham publie en septembreþ1996 un deuxième article
dans Le Monde diplomatique, mais cette fois consacré au
Maroc. C’est un coup de tonnerre au sein de l’intelligentsia
marocaine qui s’entiche de ses idées réformatrices, notam-
ment lorsqu’il fustige l’inadaptation du régime face aux
dangers qui guettent le pays, gangrené par le népotisme, la
corruption et les inégalités sociales. Le prince est conscient
que se jouent à Rabat les derniers actes du règne de son
oncle. Il s’en inquiète auprès des élites de tout bord, parta-
geant ainsi les doutes de nombre d’entre elles sur les capa-
cités du prince héritier à reprendre le flambeau sans heurts.
À cette époque, la tragédie algérienne assure un écho parti-
culier à ses idées, surtout lorsqu’il agite la menace d’une
alliance de circonstance entre l’aile sécuritaire du Palais et
les islamistes en embuscade, prêts à balayer la monarchie.
Pour lui, la montée sur le trône d’un roi que l’on dit falot
ne pourra empêcher l’émergence d’un pouvoir autoritaire
représenté par Moulay Rachid, le frère cadet de Moham-
medþVI, et le tout-puissant Driss Basri. Seule solution aux
yeux de Moulay Hichamþ: que le futur roi l’accepte comme
régent de fait. Il tisse alors des liens avec la gauche maro-
caine, qui a pu arracher à HassanþII une alternance histo-
rique au gouvernement, ainsi qu’avec la nouvelle presse, Le
Journal en tête, qui porte les germes de ce que les médias
occidentaux qualifieront trop rapidement de «þPrintemps
marocainþ».
Le prince Hicham se place au cœur des débats qui
agitent le crépuscule de HassanþII. En France, de fins

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

connaisseurs du Maghreb, comme Rémy Leveau1, tressent


des lauriers à Moulay Hicham et n’hésitent pas à le qualifier
d’«þhomme providentiel capable de mener un passage de
témoin dynastique exemplaire2þ». Au Maroc, son nom est
sur toutes les lèvres. Grisé par tant d’encouragements, mais
privé de toute fonction officielle, celui que la presse sur-
nomme déjà le «þprince rougeþ» va multiplier les prises de
position politiques après son retour d’une mission pour les
Nations unies au Kosovo aux côtés de Bernard Kouchner,
où le contingent marocain lui a rendu des honneurs
appuyés à Pristina. Auréolé par cette image de marque, il
présente en maiþ2001 dans l’amphithéâtre de l’Institut fran-
çais des relations internationales (IFRI) un exposé sur les
dérives dynastiques dans le monde arabe. Le propos est
général, mais tout le monde comprend qu’il évoque en fili-
grane le Maroc. Il y défend une thèse qui provoquera la
consternation parmi les démocrates marocains, pourtant en
phase avec ses inquiétudesþ: pour limiter les risques d’un
pouvoir absolutiste, il propose un «þpacte monarchique
familialþ» qui réduit la responsabilité du souverain grâce au
contrôle de ses actes par les membres de la famille royale.
En clair, si les aptitudes à régner de MohammedþVI se
révèlent insuffisantes, le clan alaouite pourrait le destituer à
l’issue d’une procédure d’impeachment. Mieux, pour
concilier cette éventualité au mode de transmission du pou-
voir royal, il propose que soit révisée la sacro-sainte règle de
primogéniture qui régit la succession. C’est la première fois

1. Rémy Leveau (1932-2005), spécialiste du monde arabe, s’est fait


connaître avec Le Fellah marocain, défenseur du Trône, une analyse du
régime de HassanþII parue en 1976 (Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques).
2. Entretien avec l’auteur, févrierþ1999.

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MOHAMMEDÞVI

que le prince écorne aussi directement la légitimité de son


cousin. Son idée iconoclaste, inspirée du modèle saoudien,
ne convainc pas les démocrates peu favorables à voir de
nouvelles formes d’autocraties féodales se reconstruire, aux
dépens d’une véritable séparation des pouvoirs à l’espa-
gnole. Pire, cette proposition suggère à ses détracteurs qu’il
se place de facto comme alternative désignée à Moham-
medþVI, sans aucun fondement démocratique. Un doute
lancinant sur ses véritables visées sera désormais constant
chez ses ennemis, qui, à défaut de débattre avec lui, l’accu-
seront de vouloir destituer MohammedþVI. Une campagne
de dénigrement sans précédent dans la presse proche du
pouvoir qualifiera le prince de «þcalife qui veut prendre la
place du califeþ». C’est Aboubakr Jamaï, le directeur du
Journal hebdomadaire avec qui le prince partage bien des
idées, qui sera le premier à le contredire publiquement sur
cette question. L’amitié de Moulay Hicham avec le journa-
liste ne cessera pas pour autant, ni leurs joutes d’ailleurs.
Mais ce différend laissera des traces lorsque le prince aidera
financièrement des journalistes à faire sécession de la rédac-
tion d’Assahifa, l’hebdomadaire arabophone appartenant
au groupe de presse fondé par Jamaï, pour créer leur
propre titre, au moment où le pouvoir cherchait à le fragili-
ser par des procès à la chaîne et par un boycott publicitaire.
Le prince dira par la suite que son concours n’était pas des-
tiné à ce projet. Quelques années plus tard, la rancœur de
cet épisode s’étant quelque peu dissipée, Moulay Hicham
proposera au Journal, toujours en crise financière à cause
de ses positions critiques vis-à-vis de la monarchie, d’en
acquérir des parts. Les actionnaires du Journal hebdoma-
daire (Aboubakr Jamaï, Fadel Iraki et l’auteur) ont mené en
2004 des négociations avec le cabinet d’avocats Python

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

Schifferli Peterþ&þAssociés à Genève, mandaté par Moulay


Hicham pour faire aboutir la transaction. Celle-ci achop-
pera sur l’évaluation financière de l’entreprise. En
maiþ2006, le prince offrira publiquement à Jamaï de prendre
en charge une amende exorbitante (270þ000þeuros) sanc-
tionnant le dernier procès intenté à son encontre. Ce que
Jamaï refusera tout en le remerciant pour son geste1.
Moins d’une semaine après son exposé à l’IFRI, paraît à la
une du Monde une tribune du prince qui enfonce un peu
plus le clou, inspirée de ses discussions avec Edwy Plenel,
alors directeur de la rédaction du Monde. Il n’y cite jamais
MohammedþVI, mais parle de «þdéficit d’autoritéþ» et de
«þmenaces de soulèvementþ». Pour faire quelque peu
oublier son idée controversée de pacte monarchique, il
propose alors d’organiser au Maroc une «þsorte de confé-
rence nationaleþ» afin de soulever un large débat sur l’ave-
nir des institutions du pays. La presse espagnole lui ouvre
aussi ses pages. Dans El País, notamment, il s’explique
davantage sur ce pacte censé corriger les erreurs de ceux
qui «þdirigent le pays à vueþ». Un pacte qui ressemble
étrangement à celui défendu par le leader islamiste radical
Abdessalam Yassine et qui prône un «þcontrat d’allé-
geanceþ» avec le souverain sous réserve de le dénoncer en
cas de défaillance… Sur LCI, il est de nouveau l’invité
vedette de Plenel à qui il confie être désargenté, fissurant
un peu plus le camp de ses défenseurs au Maroc. «þLe
pacte qu’il préconise ne va pas dans le sens de la moder-
nité, s’insurge Abraham Serfaty, l’ancien opposant de Has-
sanþII. Il aboutirait à une sorte de triumvirat. Depuis César
et Bonaparte on sait ce qu’ils donnent. Les ambitions du

1. Voir le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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MOHAMMEDÞVI

prince vont trop loin1.þ» Un autre article du Monde, en


juilletþ2001, titré «þEn attendant MohammedþVIþ», qui
compare les courtisans du roi à des tournesols suivant la
course du soleil, finit de mettre le feu aux poudres car il
épouse les vues du prince vibrion. La contre-attaque ne se
fait pas attendreþ: elle vient de certains médias marocains
qui émettent l’hypothèse sans fondement d’un complot
extérieur ourdi contre le monarque au règne balbutiant. Ils
accusent alors le prince Hicham d’être au centre de la
conspiration. L’opinion publique se divise. D’un côté, on
fustige l’immobilisme du pays où le renouveau démocra-
tique tarde à poindre et, de l’autre, on s’offusque de cette
attaque en règle contre un jeune roi que les «þennemis du
Marocþ» veulent affaiblir. Ahmed Lahlimi, un ministre
marocain pourtant réputé ouvert, ira plus loin, en
aoûtþ2001, en laissant entendre que Moulay Hicham est ins-
trumentalisé par des officines et des comploteurs étran-
gers2. Son démenti laborieux n’effacera pas les traces de ce
coup de canif qui vaudra au prince le sobriquet de «þPhi-
lippe-Égalité du Marocþ», en référence au prince d’Orléans
qui, pour se faire élire à la Convention révolutionnaire fran-
çaise, alla jusqu’à voter l’exécution de LouisþXVI.
Moulay Hicham tempère ses propos pour endiguer la
désaffection qui pointe dans les rangs de ses supporters.
«þJe veux aider mon pays, le sauver. Je ne suis pas dans une
logique de rivalitéþ», répète-t-il. Mais en privé, alors que
nombre de ses anciens amis s’éloignent, craignant les
foudres du pouvoir, il maintient un cercle composé d’obli-

1. Stephen Smith, Jean-Pierre Tuquoi, «þMoulay Hicham, un prince


citoyenþ», Le Monde, 24þjanvier 2002.
2. Isabelle Broz, «þLe prince rouge choisit l’exilþ», www.rfi.fr, 30þjan-
vier 2002.

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

gés et de contradicteurs sincères qui continuent à le fré-


quenter, dans sa villa du quartier des Ambassadeurs au
cœur de la banlieue chic de la capitale ou chez un couple
d’amis d’enfance dont le domicile du quartier de l’Agdal à
Rabat, véritable QG des sceptiques de MohammedþVI,
devient le lieu de ralliement de journalistes critiques du
régime, de gauchistes en rupture de ban avec les socialistes
au gouvernement et d’intellectuels à l’esprit libre. Désor-
mais connu des services de renseignements, l’appartement
est sous surveillance permanente et des fiches sont minu-
tieusement rédigées par la DST sur ses visiteurs d’un soir.
L’hôte de ces nuits de débats verra d’ailleurs sa carrière de
diplomate brisée, comme tant d’autres fonctionnaires qui
aux yeux de leur hiérarchie ont commis l’irréparable en fré-
quentant Moulay Hicham. Les discussions y sont souvent
enflammées alors que Moulay Hicham développe un dis-
cours critique à l’endroit du roi. Il dira de son cousin qu’il
«þfait l’erreur d’asseoir son pouvoir sur une logique sécuri-
taire et ultraconservatriceþ» à défaut de vouloir l’engager
«þautour des notions de citoyenneté et d’émancipationþ». Il
prend aussi, lors de ces soirées interminables, la défense de
la monarchie lorsque les répliques des convives heurtent
son rang. Le gouvernement socialiste d’Abderrahmane
Youssoufi que lui a légué HassanþII n’est pas en reste,
accusé d’avoir trahi l’idéal de la gauche militante, dilapidé
son capital de crédibilité et sombré dans l’affairisme et la
courtisanerie. Il dit aussi prendre la température de
l’armée, qui ne lui cacherait pas son mécontentement face
au danger islamiste et aux tergiversations du roi dans la ges-
tion du conflit au Sahara occidental.
Moulay Hicham agace le Palais, mais ce dernier se tait.
Dans les cercles sécuritaires on surveille de près le tru-

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MOHAMMEDÞVI

blion. Les intellectuels progressistes, parfois inquiets du


caractère chien fou du prince, se résignent à penser qu’il
puisse encore jouer un jour un rôle prégnant dans ce qu’il
appelle lui-même «þune fenêtre de tir historiqueþ» en par-
lant de la transition politique échevelée que vit le pays.
Aux appels téléphoniques qu’il passe à l’humoriste Bziz,
interdit de monter sur les planches depuis vingt ans1 pour
ses critiques au vitriol à l’endroit de la monarchie, à qui
sans cesse il répète, amuséþ: «þAlors, pour toi, c’est quand
le grand soirþ?þ», ce dernier répond un jour sur le ton de
la plaisanterieþ: «þDemain à 16þhþ45.þ» La situation va rapi-
dement s’envenimer lorsque la presse indépendante le
montre en une à chacune de ses sorties médiatiques. Un
épisode peu glorieux va cependant donner des munitions
supplémentaires aux médias proches du pouvoir. Dans le
contexte sensible de l’après 11-Septembre, il est mêlé à
une blague douteuse faite à un de ses intimes, un homme
d’affaires casablancais associé à Robert Assaraf, figure
controversée de la communauté juive marocaine et action-
naire du magazine français Marianne. Le businessman
reçoit une lettre, contenant du pseudo-anthrax, dans
laquelle on l’accuse d’être en affaires «þavec un sionisteþ».
Elle est revendiquée par une fantomatique organisation
islamiste affidée à Ben Laden. Fragilisé par cette affaire
absurde, il confie être harcelé par la police et les services
secrets, désigne comme coupable de tous ses maux le
général Hamidou Laânigri, alors patron de la DST, qui
voudrait l’«þimpliquer dans une opération de déstabilisa-
tion de l’Étatþ». Selon Moulay Hicham, l’affaire est pliée,
l’appareil sécuritaire a reçu le feu vert pour le pousser à la

1. Voir le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

faute ou à l’exil. Il se dit persécuté, affirme s’inquiéter


pour la sécurité de sa petite famille, relate les pressions
exercées sur son entourage dans des récits de courses
poursuites en voiture sur l’autoroute de Casablanca,
l’enlèvement de son ex-chauffeur à qui des inconnus ont
voulu extorquer des aveux sur sa participation à un projet
de coup d’État militaire ou, enfin, l’histoire de cet infor-
mateur repenti qui affirme que les services veulent le
mouiller dans un complot visant à créer un émirat au
Sahara occidental avec l’appui d’Alger… La rumeur visant
à décrédibiliser le trop bruyant cousin du roi enfle,
contraignant Driss Jettou, ministre de l’Intérieur en 2001
et 2002, à annoncer la mise en place d’une commission
d’enquête administrative. Moulay Hicham saute sur
l’occasion et lui envoie un long mémorandum qui oscille
entre programme politique et précisions sur les tracasse-
ries policières dont il affirme être l’objet. Il se dit même
prêt à comparaître devant un tribunal pour avoir été
accusé d’être «þputschisteþ». Jettou ne donnera pas de
suite à la complainte du prince et l’idée même d’une com-
mission Vérité est rapidement escamotée. Pourtant, dans
un article hyperbolique du Nouvel Afrique Asie, Simon
Malley, son directeur, fera état des années plus tard d’une
sombre machination visant þla «þneutralisation physique
de Moulay Hichamþ», évoquée, assure-t-il sans en appor-
ter la preuve, lors d’un conclave d’espions fin 20041. Il lui
aurait été reproché d’avoir soutenu un mouvement
d’«þofficiers libresþ» au sein de l’armée chérifienne, à
cause peut-être de sa sollicitude pour le capitaine Musta-

1. Simon Malley, «þTempête sur la monarchieþ», Le Nouvel Afrique


Asie, janvierþ2005.

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MOHAMMEDÞVI

pha Adib, radié de l’armée pour avoir publiquement


dénoncé la corruption qui y régnait1.
En aoûtþ2002, trois années après l’accession de Moham-
medþVI au trône et à la satisfaction à peine voilée de ses
contempteurs, Moulay Hicham décide de s’exiler aux
États-Unis dans sa propriété de Princeton où il veut «þse
ressourcer, prendre du champþ». Il entend ainsi mettre un
bémol à la querelle qui l’oppose au roi, qui depuis un début
de règne hésitant a peaufiné son style et marqué son terri-
toire. En plus d’être devenu persona non grata au Palais, la
plupart de ses anciennes relations l’évitent comme s’il était
pestiféré. «þLa famille royale doit projeter une image
d’unité et je ne veux pas être l’instrument par lequel
d’autres viennent l’affaiblirþ», dit-il. Ce mot de conciliation
provoquera l’ire de ceux qui partageaient jusqu’ici ses
orientations politiques, interprétant cela comme un déni de
leur combat.
Mais, des États-Unis, Moulay Hicham continue de
suivre avec attention l’actualité souvent mouvementée du
royaume. Toujours pendu au téléphone avec ses innom-
brables contacts au Maroc, à qui il fait élégamment croire
qu’ils ont chacun le privilège de ses analyses, le prince
ronge son frein. «þToi aussi, tu pensais que je voulais être
un clone de HassanþII sans son mouroir de Tazmamartþ?þ»
me lancera-t-il, avec une pointe d’ironie, à l’occasion d’une
discussion dans les salons de l’hôtel Algonquin à New York
en 2003. Ses allers-retours au pays se raréfient. Il y passe en
famille ses vacances dans sa résidence d’été de Mdiq sur la

1. En septembreþ2008, le capitaine Adib reviendra, dans une inter-


view accordée à Jeune Afrique, sur ses relations avec Moulay Hicham,
reprochant au prince de ne pas lui avoir versé une somme d’argent qu’il
lui aurait promise.

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

côte méditerranéenne, un Hyannis Port à la marocaine où


son pavillon de bord de mer jouxte celui du roi. Il réserve
ses visites dans la capitale au seul mois de Ramadan, au
cours duquel il invite quelques amis fidèles à son bureau du
quartier des logements militaires ou à dîner dans ses appar-
tements privés de la maison familiale au centre de Rabat.
En 2003, il revient en force sur la scène médiatique à
l’occasion du procès à sensation du journaliste Ali Lmrabet,
poil à gratter du régime et chroniqueur acerbe de la cour
de MohammedþVI. Lmrabet est condamné le 17þjuin à trois
ans de prison ferme, et Demain et Doumane, les deux jour-
naux satiriques qu’il dirige, sont interdits. Il est reconnu
coupable d’«þoutrage à la personne du roiþ» pour des
articles et des dessins mettant en cause la liste civile
(somme allouée aux dépenses du roi) votée sans consulta-
tion véritable du Parlement, ainsi que pour un photomon-
tage hilarant de personnalités politiques et des extraits
d’une interview d’Abdallah Zaâzaâ, ancien prisonnier poli-
tique de HassanþII et fervent républicain, qui se dit favo-
rable à l’autodétermination du Sahara occidental. Lmrabet,
en grève de la faim depuis plus de cinquante jours, décide
d’y mettre un terme à l’issue de deux tête-à-tête avec Mou-
lay Hicham dans sa chambre de l’hôpital Avicenne de
Rabat. «þIl a notamment été sensible à l’argument selon
lequel il servirait mieux sa cause en restantþ», dira celui-ci
lors d’une conférence de presse1.
Le 16þnovembre 2005, Moulay Hicham fait une appari-
tion remarquée lors des cérémonies marquant le cinquan-
tième anniversaire de la fin de l’exil de son grand-père, le

1. Conférence de presse tenue au siège du Journal hebdomadaire, le


24þjuin 2003.

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MOHAMMEDÞVI

sultan Mohammed V.þLa presse y voit un retour en grâce


du cousin terrible, lui qui n’avait assisté ni au mariage du
roi le 21þmars 2002 avec Salma Bennani, ni à la fête donnée
pour la naissance de leur fils, Moulay Hassan, en maiþ2003.
À cette occasion, son absence, ainsi que celle de sa femme
et de ses filles, sur une photo poster de la famille royale au
complet publiée dans Paris Match, avaient fait couler beau-
coup d’encre. Mais les conjectures les plus folles font florès.
Elles donnent des sueurs froides à ceux qui avaient, pen-
dant son absence, orchestré son assassinat médiatique,
notamment dans les colonnes de Jeune Afrique. Le maga-
zine de Bachir Ben Yahmed aurait été trop loin dans ses
diatribes et indigné la famille royale dans sa description
insultante des mœurs légères de Moulay Abdallah, le père
de Moulay Hicham, qui nourrissait pour MohammedþVI,
alors prince héritier, une affection particulière. La mention
appuyée du roi à son oncle défunt lors de ces cérémonies
est comprise comme un signe de rédemption. Fouad Ali El
Himma avait d’ailleurs en juillet de la même année déclaré
avec emphase dans une interview à Al-Ahdath Al-Maghribiya,
un journal de gauche, que «þMoulay Hicham n’[était] pas
une menaceþ» alors qu’il venait, encore une fois, d’importu-
ner le régime en adressant quelques jours auparavant une
lettre ouverte à Nadia Yassine, la fille du leader islamiste
Abdessalam Yassine, dans laquelle il exprimait son
«þentière solidaritéþ» avec elle sur le plan de la liberté
d’expression, critiquant ainsi la citation en justice dont elle
a fait l’objet pour avoir affirmé sa préférence pour une
république au détriment d’un «þrégime autocratiqueþ» au
Maroc. Malgré des tirs nourris dans la presse aux ordres
qui n’en attendait pas plus pour le qualifier de «þprince
rouge qui vire au vert islamisteþ», Moulay Hicham lui ren-

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HARO SUR LE PRINCE ROUGE

dait quelques semaines plus tard la politesse dans une


longue tribune publiée dans Le Monde diplomatique et Le
Journal hebdomadaire. Il y louait le courage du roi quant à
ses promesses d’améliorer le statut de la femme. Pour
nombre d’observateurs, le message est clairþ: Moham-
medþVI a donné ses instructions afin de pacifier ses rela-
tions avec le prince réfractaire. En toile de fond de ce
retour en grâce, le fiasco diplomatique du Maroc sur le
Sahara aurait changé la donne, Moulay Hicham étant un
habitué du gratin international. Proche de Kofi Annan qui
le destinait à des fonctions onusiennes, en contact régulier
avec Abdelaziz Bouteflika qu’il avait longtemps côtoyé à
Abu Dhabi lorsque le président algérien était en réserve de
la République, Moulay Hicham, pour qui les portes des
palais des monarchies du Golfe aussi sont grandes ouvertes,
redevenait l’«þhomme providentielþ» décrit par Rémy
Leveau. La thèse s’est révélée rapidement fausse, confortant
le prince dans son appréciation du caractère «þambivalentþ»
du roi à son égard. Sa présence à ses côtés pour des céré-
monies officielles, ses embrassades remarquées avec son
épouse la princesse Lalla Salma et Moulay Hassan, le tout
jeune héritier du Trône que Moulay Hicham rencontrait
pour la première fois, n’ont été possibles que grâce à
l’entregent d’une tante aimante proche du roi. Rien de plus.
L’exil devait reprendre, et pour longtemps encore.
«þJe me suis certes trompé sur mes inquiétudes de
voir le Maroc mis sous coupe réglée par un quarteron de
généraux, mais mes appréhensions à propos de la monar-
chie se sont confirméesþ», reconnaîtra-t-il. Moulay Hicham,
aujourd’hui âgé de 44þans, se consacre à ses affairesþ: son
grand domaine agricole de Taroudant dans le Sud marocain,
ses investissements dans les énergies vertes en Thaïlande ou

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MOHAMMEDÞVI

en Grande-Bretagne, sa ferme piscicole aux Émirats. Il a


cependant déserté le pays. Son grand projet de bâtir une
ville écologique dans les environs de Rabat est au point
mort. Il soutient toujours, au cours de ses rares apparitions
dans les médias, que «þle Maroc est passé d’une monarchie
répressive à une dictature institutionnalisée à laquelle la
classe politique a donné l’onction de la légalité et de la sta-
bilitéþ». À propos des dernières élections législatives de
2007, dont le scrutin a été boudé par les Marocains, il dira,
invité sur le plateau de Riz Khan, le présentateur vedette
d’Al Jazeera International, qu’elles constituent «þun mes-
sage clair de défection du peuple envers l’action du roiþ». Il
demeure toujours ce personnage séducteur, brillant, décon-
tracté, parfois ténébreux et capricieux. Sa proximité, quali-
fiée de déstabilisatrice pour MohammedþVI par son
entourage, ne les empêchera peut-être pas de se retrouver.
Suite à une opération à cœur ouvert dans un hôpital de
Philadelphie en 2007, le roi demandera de ses nouvelles à
plusieurs reprises. N’avait-il pas marqué sa volonté que
«þles problèmes de la famille, s’ils existent, se règlent dans
la famille1þ»þ? Loin de l’arène politique qui les a vus se
déchirer.

1. Interview de MohammedþVI au Figaro, 4þseptembre 2001.


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4
FIRST LADY À LA MAROCAINE

«þVous avez vu la reineþ?þ» Cette exclamation était sur


toutes les lèvres lors de la première apparition officielle de
Lalla Salma, l’épouse de MohammedþVI. C’est lors de la
visite du président pakistanais Pervez Mucharraf en
juilletþ2003 que la jeune roturière devenue altesse royale, et
non reine – ce titre n’existant pas chez les Alaouites –, fait
son entrée dans le monde. Changement radical de look
pour la First Lady, que les premières photographies offi-
cielles montraient uniquement en caftan traditionnel. Cette
fois, elle est vêtue d’un tailleur classique beige et parme,
veste redingote et pantalon ajustés signés Jean-Louis Scher-
rer. Ses cheveux ondulés, auburn, sont lâchés. Un signe de
modernité aux yeux de l’Occident, mais surtout à ceux du
royaume où les femmes, bourgeoises et moins aisées,
scrutent, commentent ses manières, sa tenue, son élégance.
C’est en réalité l’aboutissement d’une lente révolution au
Palais. Déjà dans les annéesþ40, MohammedþV avait permis
à ses filles de se montrer cheveux lâchés et en tenues euro-
péennes. Usage devenu commun pour les princesses sous
HassanþII. À la fin des annéesþ80, des clichés de la famille
royale où l’on voit la mère de MohammedþVI, diadème serti

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MOHAMMEDÞVI

de diamants sur le front, sont exposés dans des galeries à


Rabat. Mais ni MohammedþV, ni HassanþII n’avaient
accordé à leurs épouses un quelconque rôle officiel ou pro-
tocolaire. Elles étaient cloîtrées en leurs palais, à peine dis-
tinguées des autres femmes du harem pour leur statut de
mères des princes.
Que n’a-t-on pas dit sur Salma Bennani, cette jeune
femme qui a grandi dans un quartier populaire de la capi-
tale et qui a suivi, avec succès, de longues études d’ingé-
nieurþ? Depuis son mariage avec MohammedþVI le 21þmars
2002, la presse glamour en a fait une star sur papier glacé.
À chaque sortie officielle, on traque ses paroles, son atti-
tude. On tente de déceler dans ses faits et gestes une éven-
tuelle influence sur le roi. Il faut dire que, avant elle, jamais
une fille du peuple n’avait été élevée à la distinction
d’altesse royale. Ce qui est sûr, c’est que le roi rompt avec
la tradition de sa dynastie. Il emmène par exemple son
épouse à quelques occasions protocolaires ou la convie à sa
table en présence d’invités de marque, comme ce fut le cas
avec Nicolas Sarkozy lors de sa dernière visite officielle en
octobreþ2007. Il avait d’ailleurs, en toute discrétion, aboli
au lendemain de son intronisation la tradition du harem
royal. Affranchies, les nombreuses concubines de HassanþII
et certaines même de MohammedþV, dit-on, avaient dû
franchir les portes du palais qu’elles n’avaient jamais quitté
depuis leur adolescence. Pour nombre d’entre elles, sans
attaches et sans repères à l’extérieur, cette liberté retrouvée
a été très mal vécue.
Après la naissance de son fils Moulay Hassan, Lalla
Salma suit un stage de perfectionnement en étiquette en
Allemagne, une tradition à la cour chérifienne qui depuis
un siècle confie l’éducation aux bonnes manières des

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FIRST LADY À LA MAROCAINE

princes et princesses à des gouvernantes germaniques et


espagnoles. «þDans un pays où la condition féminine est
toujours assujettie à la Moudawana, le strict code de la
famille, Lalla Salma incarne aux yeux du monde les rêves
d’émancipation et de modernité de ses compatriotes1þ»,
s’exclame la presse internationale. En tête de tous les pal-
marès des femmes d’influence, «þelle restaure l’image, le
statut de la Marocaine. L’exemple vient d’en haut. Et
quand, en haut, la première dame est si humaine, tous les
espoirs sont permis pour le Maroc de demain2þ», s’enthou-
siasme pour sa part la presse locale.
Mais, en avrilþ2005, Al-Jarida Al-Oukhra, un hebdoma-
daire arabophone, apprendra à ses dépens qu’on ne badine
pas avec la vie privée de l’épouse du roi. Il reçoit du ministre
de la Maison royale, du Protocole et de la Chancellerie,
Abedelhak El Mrini, une lettre lourde de menaces pour
avoir publié un reportage «þnon autoriséþ» dévoilant
quelques aspects de l’intimité de Lalla Salma, des indiscré-
tions désuètes glanées auprès du nombreux personnel atta-
ché à la Cour. L’article – illustré de photos officielles –
comportait son lot de petites révélations croustillantes. On
y apprenait ainsi que la première dame aime faire du sport
tous les jours – ainsi que la sieste, quand aucune obligation
ne la retient à l’extérieur –, que le tajine aux carottes est
son plat préféré, qu’il arrive à la jeune princesse de donner
elle-même à manger à son fils Hassan, et que sa garde-robe,
qui foisonne de blanc et de pastel tranchant avec les tons
traditionnellement de rigueur à la Cour, est signée par de
grands couturiers. Elle a interdit à son entourage d’implorer

1. Paris Match, 17þjanvier 2008.


2. «þFemmes d’influence, les 50 qui font le Marocþ», Tel Quel, 8þmars
2005.

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MOHAMMEDÞVI

le nom de Dieu à tort et à travers et, entorse aux usages à


la cour des Alaouites, elle aime à se promener pieds nus
dans les nombreux palais du royaume. Le cerbère du Pro-
tocole n’en attendait pas plus pour réagir. Il signe une
missive officielle qui accuse la publication d’être «þallée
trop loinþ» en osant aborder les «þdétails les plus intimes de
la vie privée de Son Altesseþ». «þJe vous préviens que les
conséquences de votre comportement peuvent être néfastesþ»,
conclut-il, menaçant, avant de rappeler que son département
est le seul habilité à divulguer des informations sur la famille
royale.
Cette poussée de fièvre inédite illustre la distance
qu’entend maintenir la monarchieþavec les médias du
royaume au sujet de la princesse, quand le Trône n’hésite
pas à s’exposer de façon ostentatoire dans les magazines
étrangers. Marketing savant hors des frontières et sacralité
opposée aux sujets marocains toujours infantilisés en
droit.
13þjanvier 2008, MohammedþVI et son épouse
accueillent sur le tarmac de l’aéroport de Marrakech le roi
AbdallahþII et la reine Rania de Jordanie pour une visite de
trois jours. L’événement est historique pour les deux
monarchiesþ: c’est la première visite officielle du souverain
hachémite chez son alter ego du Maghreb. Ils appar-
tiennent tous deux à la même génération et ont accédé au
trône à quelques mois d’intervalle. Pour la presse people,
Paris Match en tête, qui fait de cet événement la couverture
de son édition internationale cette semaine-là, c’est la ren-
contre des deux premières dames qui prime. Le panégy-
rique qui accompagne le reportage de Match est saisissantþ:
«þDames de cœur, elles ont contribué à adoucir l’image de
leurs maris et semblent les entraîner sur la voie des

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FIRST LADY À LA MAROCAINE

réformes1þ», peut-on lire. L’engagement de ces «þdeux sou-


veraines musulmanes du XXIeþsiècleþ» dans les œuvres cari-
tatives en faveur des déshérités et des enfants maltraités
symbolise le progrès éclatant de la condition féminine dans
ces deux royaumes, qui avec la Tunisie, pays précurseur en
la matière, font figure de modèles dans un monde arabe
encore englué dans ses traditions machistes. Mais cette
image d’Épinal servie aux médias qui en demandent tou-
jours plus, mêlant orientalisme et doux féminisme, tend à
laisser croire que la femme marocaine, jusqu’ici soumise
dans son carcan d’être inférieur, a patiemment attendu
qu’un jeune monarque vienne la libérer du joug des hommes
en montrant, dans son choix de vie de couple, le chemin
de sa liberté. L’arrivée au Palais de Lalla Salma n’a en fait
pas eu d’effet concret sur la condition féminine au Maroc,
dans laquelle elle n’a joué aucun rôle direct. Sauf celui de
montrer à la face du monde que le jeune couple royal est
acquis au mode de vie occidental. La réforme de la Mou-
dawana – ce code ancestral qui fait des femmes, quel que
soit leur statut social, des mineures à vie, passant de la
tutelle du père ou du frère à celle d’un mari –, en vigueur
depuis févrierþ2004, résulte en réalité d’un long processus
de maturation et non du simple fait du Prince. Un projet
est rédigé dès 1979 par une commission royale qui a tra-
vaillé pendant toute une année dans le secret le plus absolu
pour élaborer l’un des codes les plus complets. Les propo-
sitions concernaient l’établissement de l’âge du mariage à
18þans plutôt qu’à 15, la réglementation du statut du tuteur,
le statut de l’enfant né hors mariage. La commission royale

1. «þMoulay Hassan, un petit prince fait son entrée dans le mondeþ»,


Paris Match, 17þjanvier 2008.

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MOHAMMEDÞVI

achève sa mission le 5þmai 1981. Des événements survenus


dans le pays, notamment les émeutes sanglantes de juinþ1981
à Casablanca, renvoient le projet aux oubliettes.
«þQui parmi vous accepterait que sa famille, sa femme
et ses enfants soient jetés à la rue, ou que sa fille ou sa sœur
soient maltraitéesþ?þ» Quand, ce 10þoctobre 2003, les
femmes marocaines ont écouté le roi prononcer ces mots
devant les élus de la nation et proclamer que, «þaux yeux de
la loi, les femmes sont égales aux hommesþ», elles n’étaient
pas certaines du changement qui s’annonçait enfin. Trop
d’espoirs déçus, de tentatives de réforme étouffées dans
l’œuf empêchaient de penser qu’une révision de ce texte
allait enfin permettre aux femmes de défaire ce que la tra-
dition leur avait imposé.
Le propos même de ce jeune monarque semblait cepen-
dant promesse de rupture. Ne déclarait-il pas dès son pre-
mier discours de roiþ: «þComment espérer atteindre le
progrès et la prospérité alors que les femmes, qui consti-
tuent la moitié de la société, voient leurs intérêts bafouésþ?þ»
Un ton bien différent de celui du souverain défunt qui, en
1992, avait opposé une fin de non-recevoir aux demandes
des féministes. Le 29þseptembre de cette année-là, HassanþII,
Commandeur des croyants, vêtu d’une djellaba blanche,
recevait une délégation de femmes au palais royal. Il avait
pris soin d’écarter de la liste des invités les initiatrices d’une
pétition choc qui avait rassemblé plus d’un million de
signatures à peine un an plus tôt. Il reconnaît du bout des
lèvres que la femme ne jouit pas de tous ses droits dans la
sphère familiale et que la législation en la matière est rétro-
grade. Il cite l’Ijtihad, la science de l’interprétation en
islam, qui affirme que «þtout ce qui n’est pas interdit est
permisþ» et promet des amendements qui seront étudiés par

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FIRST LADY À LA MAROCAINE

une commission religieuse. Mais HassanþII n’ira pas plus


loin en réponse aux revendications des féministes, les grati-
fiant d’un condescendant «þmes chères fillesþ»þ; il leur aura
signifié que «þla Moudawana est d’abord une affaire qui
relève de [son] ressort1þ». La résistance des oulémas, ces
docteurs en théologie, gardiens de la tradition et de l’appli-
cation des édits religieux placés sous l’autorité du roi, a vite
fait avorter cette première tentative de réforme. La question
revient sur la scène publique cinq ans plus tard, à la faveur
de l’arrivée au gouvernement des socialistes en 1998, sous
la forme d’un «þplan d’action pour l’intégration des femmes
au développementþ». Le socialiste Abderrahmane Youssoufi,
à la tête de ce gouvernement d’alternance, avait donné le ton
dès son discours d’investiture en promettant de faire de la
question de la femme l’une de ses priorités les plus brûlantes.
Le plan, bâti autour d’un chapelet de mesures sociales
axées sur l’amélioration des conditions de vie de la femme
marocaine en matière de santé, d’éducation et d’autonomie
financière, avait été concocté et défendu bec et ongles par
un collectif de féministes proches de la gauche. Il avait
bénéficié du soutien financier de la Banque mondiale.
Reformulé et présenté par Saïd Saâdi, le ministre de la Pro-
tection sociale, de la Famille et de l’Enfance, le projet va
vite se heurter à l’opposition de nombreux conservateurs, y
compris en dehors de la mouvance islamiste, qui y voyaient
une ingérence étrangère inacceptable, dans la mesure où le
référentiel universaliste avait été préféré aux dogmes en
vigueur.
Au printemps 2000, le débat enflamme le royaume.
Objet des débats houleuxþ: une poignée de mesures, parmi

1. Discours télévisé de HassanþII, 20þaoût 1992.

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les 200þdispositions incontestées, suppriment la polygamie,


remplacent la répudiation par le divorce judiciaire, relèvent
l’âge du mariage des filles de 15 à 18þans et instaurent le
partage des biens en cas de divorce. Des réunions fémi-
nistes sont chahutées. Dans certaines mosquées, fiefs des
radicaux, le ton monte et les prêches sont vindicatifs à
l’encontre des «þapostats laïcsþ». «þModernistesþ» et isla-
mistes s’opposent violemment par presse interposée. Deux
manifestations organisées le 12þmars 2000 expriment ce cli-
vage. La plus spectaculaire rassemble à Casablanca près de
500þ000þpersonnes pour fustiger «þla désagrégation de la
famille et la perte d’identité de la femme » dans la première
démonstration de force des islamistes autorisée par les
autorités. L’autre ne réunit dans les rues de Rabat pas plus
de 100þ000 défenseurs du projet qui dénoncent le sort fait à
la femme marocaine, «þvictime de la violence et de la pau-
vretéþ». Contre toute attente, reniant ses promesses électo-
rales, le Premier ministre socialiste jette l’éponge et renvoie la
patate chaude à MohammedþVI. Ce sera au roi de trancher,
en sa qualité d’«þAmir el-Mouminineþ», le Commandeur
des croyants. Les socialistes, qui avaient là une opportunité
historique d’imposer une réforme sociale sans précédent et
d’en engranger tous les bénéfices face à la monarchie
encore hésitante sur la question, se couchent. Craignant de
se voir accusés de réveiller de vieux démons contestataires
contre cette monarchie qui leur a permis d’arriver au pou-
voir, ils préféreront prendre le risque d’enterrer le projet,
laissant les associations féministes continuer à mener, seules,
le combat. Pire, lors du remaniement ministériel de 2000,
Youssoufi écartera son ministre en charge de la réforme,
marquant ainsi la défaite de son parti dans un dossier
chargé de symboles pour la gauche. Ces tergiversations

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auront révélé au grand jour les forces en présence parfois


sous-estimées et qui ont une réelle influence dans la société.
Le roi, désormais en première ligne, attendra un an pour
prendre réellement les devants et tirer le tapis sous les pieds
de la gauche gouvernementale accusée de couardise par la
presse progressiste. En marsþ2001, il invite dans son palais
une quarantaine de femmes représentatives de la mouvance
féministe. Les plus sceptiques y voient un remake de 1992.
Mais, dans la foulée, MohammedþVI nomme une commis-
sion consultative pour la réforme de la Moudawana à
laquelle il associe des universitaires, des sociologues, et sur-
tout des femmes de la société civile. Une première puisque,
jusqu’ici, cette question ne relevait que de ce clergé de
théologiens proche du Palais et rétif à tout changement.
Pendant près de deux ans, rien ne filtre de débats qu’on dit
agités. Ce fut d’abord, à l’occasion du scrutin législatif en
févrierþ2002, l’introduction dans la loi électorale d’une liste
nationale réservée aux femmes qui a permis l’entrée de
trente femmes au Parlement et ouvert peu à peu la voie à
un certain égalitarisme. Le Collectif du printemps de l’éga-
lité, regroupant les associations de militantes, multiplie les
pressions. Ces suffragettes sont écoutées et soutenues par
Zoulikha Nasri, unique femme conseillère du roi et
ancienne secrétaire d’État à l’Entraide nationale. Elle a
l’avantage immense d’avoir l’oreille de MohammedþVI.
Ahmed Toufiq, le nouveau ministre des Affaires religieuses,
est réputé être à l’opposé de son prédécesseur, décrié pour
son tropisme envers les islamistes. Son érudition aide à for-
maliser de manière pédagogique les onze points du nou-
veau texte en préparation, dont le contenu bouscule la
tradition et révise des dogmes qu’on disait immuables. Le
consensus est difficile à trouver. Le monarque oblige tout

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de même la commission à se prononcer. «þQuand le roi a


vu que la commission se noyait dans ses contradictions
internes et qu’on y faisait trop cas du consensus, il a changé
son président et exigé que le projet de révision de la Mou-
dawana soit sur son bureau fin septembreþ2003þ», raconte
un proche du Palais. Les grandes lignes sont déjà tracéesþ:
polygamie et divorce ne seront plus des prérogatives unila-
térales de l’homme, mais des actes judiciaires ouvrant droit
à compensations financières. Certes, la polygamie, qui au
Maroc concerne 1þ% des hommes, n’est pas interdite. Elle
est toutefois soumise à des conditions si draconiennes
qu’elle est appelée à disparaître. La famille est placée sous
la responsabilité conjointe des deux époux, tandis que filles
et garçons ne pourront plus être mariés avant 18þans. Seule
la question de l’héritage a été laissée de côté, trop explosive
en terre d’islam où les filles héritent de la moitié de la part
des garçons au prétexte de ne pas bouleverser le patrimoine
familial et de ne pas disperser le bien des aïeuls.
Reste que ces réformes n’auraient pas été possibles sans
une précaution de tailleþ: ne pas heurter de front les menta-
lités, en faisant pour cela une exégèse des textes religieux
très conciliante avec le dogme. «þJe ne peux, en ma qualité
de Commandeur des croyants, autoriser ce que Dieu a pro-
hibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé1þ», déclare
MohammedþVI. La manœuvre utilisée par le roi pour impul-
ser la réforme ne remet pas en cause le conservatisme qui
demeure un choix de société assez partagé. C’est en chef
religieux et en défenseur de l’islam qu’il prend le contrôle
du dossier. Il écarte ainsi la possibilité d’une appropriation
de la question des femmes par la société civileþ: la réforme

1. Discours au Parlement, 10þoctobre 2003.

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arrive comme un décret divin au Parlement, les onze points


de la réforme seront chacun habilement illustrés par un ver-
set du Coran. Le roi annonce le 10þoctobre 2003 la modifi-
cation de la Moudawana. Le Tout-Puissant, a-t-il par
exemple expliqué, a assorti la possibilité de la polygamie
d’une série de restrictions sévères. «þSi vous craignez d’être
injuste, n’en épousez qu’une seuleþ», dit le Coran. Mais le
Très-Haut a écarté l’hypothèse d’une parfaite équité en
disantþ: «þVous ne pouvez traiter toutes vos femmes avec
égalité quand bien même vous y tiendriez.þ» Une manière
d’enlever au projet un caractère séculier qui pouvait l’affai-
blir ou le disqualifier d’office, en le faisant percevoir comme
offensif envers les valeurs fondamentales d’une société où le
sentiment religieux demeure très fort. Dans le nouveau
code, les époux ont la responsabilité conjointe de la famille,
auparavant dévolue à l’hommeþ; la règle de l’obéissance que
la femme doit à son mari est abandonnéeþ; la femme n’a plus
besoin de tutelle pour se marierþ; l’âge du mariage est fixé à
18þans pour l’homme comme pour la femme – au lieu de
15þans –þ; la polygamie reste possible, mais restreinteþ; la
répudiation est limitée par l’autorisation obligatoire d’un
jugeþ; la femme peut demander le divorceþ; la garde des
enfants peut revenir à la mère ou au père en cas de divorceþ;
les enfants nés hors mariage sont protégés et les époux
peuvent décider d’un contrat pour gérer les biens acquis. Le
soin mis à concilier contraintes religieuses et exigences des
temps modernes consacre une avancée majeureþ: le code de
la famille relève désormais d’une loi semblable à n’importe
quelle autre. Il est donc perfectible et ne peut plus être
confisqué par l’establishment religieux. «þOn sort d’un
cadre historique dans lequel le traitement de la question de
la femme dépendait de la charia pour glisser vers les institu-

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tions1þ», note à l’occasion le politologue Mohamed Ayadi.


MohammedþVI avait pour ce faire pris soin de souligner que
ces «þréformes ne [devaient] pas être perçues comme une
victoire d’un camp sur un autreþ». C’est en tout cas la pre-
mière fois que la monarchie utilise son statut de garante de
l’islam avec un souci de modernisation. Les efforts d’adapta-
tion du texte coranique à l’évolution du monde auront ainsi
permis de prendre les islamistes au mot, eux qui affirmaient
ne pas être opposés à une modification de la Moudawana, à
condition qu’elle respecte la législation islamique.
La suite ne s’est pas fait attendre. Fer de lance de la
contestation au printemps 2000, les islamistes font profil bas,
ce qui contraste fortement avec leur opposition antérieure au
projet. De manière générale, islamistes et conservateurs
considéraient que le texte de 1957 était intouchable, tandis
que les féministes tentaient de le faire reconnaître comme un
ensemble jurisprudentiel susceptible d’évoluer. Mais des
nuances différencient les islamistes «þlégauxþ» du Parti de la
justice et du développement (PJD), deuxième force politique
au Parlement à l’époque, qui affirment avoir eux-mêmes
appelé au changement, et ceux, tolérés, du mouvement Jus-
tice et Bienfaisance. Ils reconnaissent avoir accepté d’emblée
le texte réformé dans la mesure où le roi lui-même le deman-
dait. Pour ce parti, il s’agit de s’inscrire dans le système poli-
tique, ménageant sa place sur l’échiquier politique. Quant à
Nadia Yassine, la fille du cheikh Yassine, le leader de Justice
et Bienfaisance, l’organisation islamiste non reconnue mais
qui bénéficie d’une forte audience populaire, elle s’est félici-
tée de mesures qui «þconsacrent un discours que nous

1. José Garçon, «þEt le roi libéra la femmeþ», Libération, 15þdécembre


2003.

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tenons depuis des lustres et qui prouvent qu’il n’est pas


besoin de puiser dans des sociétés étrangères à notre culture
pour trouver des solutions à nos problèmes1þ». Il est à rappe-
ler toutefois que, dès la grande marche de marsþ2000 à Casa-
blanca, elle avait exprimé son accord pour la réforme tout en
émettant des réserves sur la manière et le cadre dans lesquels
elle pouvait être conduite. Selon elle, la Moudawana n’a pas
de caractère sacré, mais ne doit pas non plus être imposée
par l’Occident. La loi proposée par le roi n’est plus à contes-
ter parce qu’elle s’inscrit dans le cadre juridique de l’islam.
Contrairement à celle du PJD, la posture de Nadia Yassine
ne découle pas d’une stratégie politicienne, son mouvement
ne reconnaissant pas dans son idéologie le statut religieux du
monarque. Le PJD, qui ambitionne de conforter son image
de parti devenu fréquentable, pouvait d’autant moins se
livrer à une surenchère que 67þ% des Marocains se sont
déclarés favorables à la réforme. À l’évidence, outre ces
enjeux politiques, l’onde de choc des attentats sanglants du
16þmai 2003 à Casablanca a incontestablement pesé lourd
dans le revirement islamiste. L’attaque terroriste, première
du genre au Maroc, empêchera les islamistes, largement
conspués par une propagande efficace, de contester ou de
refuser la réforme. Au lendemain de la tragédie, l’ensemble
de la classe politique, poussée par les caciques du Palais et la
branche sécuritaire du régime, les met à l’index – et en par-
ticulier le PJD – pour leur «þresponsabilité moraleþ». Des
ministres en exercice sont même allés jusqu’à demander la
dissolution du parti. En réalité, ces événements posaient
entre autres la question du maintien du PJD dans l’espace
politique national dans la perspective des prochaines élec-

1. Entretien avec l’auteur, 13þoctobre 2003.

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tions. Profitant de l’émoi populaire, le pouvoir a mis la mou-


vance islamiste sur la défensive, la contraignant à faire profil
bas… et permettant le coup d’accélérateur donné à la
réforme. L’irruption de la violence avaitþincité le roi à
aller de l’avant, conseillé aussi en cela par un Jacques Chi-
rac lui soufflant que se présentait là une opportunité à ne
pas manquer de redorer le blason d’une monarchie qui
prétend vouloir s’insérer dans la mondialisation. Pour soute-
nir MohammedþVI dans sa réforme, Jacques Chirac avait fait
coïncider sa visite officielle à Rabat en octobreþ2003 avec
l’annonce royale de la réforme de la Moudawana.
Mais les obstacles restent nombreux. Il faut commencer
par le plus durþ: changer les mentalités dans une société
patriarcale et machiste qui compte près de 50þ% d’analpha-
bètes. «þLe code de la famille est en adéquation avec la réa-
lité socio-économique et démographique de la société, mais
il est largement avant-gardiste par rapport aux mentalités1þ»,
résume Mohamed Tozy. Le nouveau code pose la question
de la position des juges conservateurs dans son application,
car il est vrai que l’appréciation de nombreux aspects rela-
tifs à sa mise en œuvre reste à la discrétion des magistrats –
de même que sa bonne application dépend aussi du degré
d’instruction des femmes et de la connaissance qu’elles
peuvent avoir de leurs droits. Le problème, désormais, est
l’application de la loi. Les procédures judiciaires sont
longues, coûteuses et souvent sans chance d’aboutir.
Révolution culturelle dans un pays en attente de tous les
changementsþ? La condition de la femme reste tiraillée
entre acculturation à la société occidentale et repli identi-

1. José Garçon, «þEt le roi libéra la femmeþ», Libération, 15þdécembre


2003.

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FIRST LADY À LA MAROCAINE

taire que beaucoup justifient par la nécessité de préserver


l’«þauthenticité arabo-musulmaneþ» du Maroc. Une récente
affaire illustre bien cet état de fait. Une affaire qui a provo-
qué un tollé de la part de plusieurs associations féministes
et prouvé que l’application de la Moudawana est sujette à
bien des contraintes. Le cheikh Mohamed Ben Abderrah-
mane Al-Maghraoui, théologien marocain considéré comme
proche des wahhabites saoudiens, avait émis le 11þsep-
tembre 2008 une fatwa autorisant le mariage des filles de
9þans, qui avait suscité une vive polémique dans le royaume.
Il a été vigoureusement dénoncé par le Conseil supérieur
des oulémas, seule instance religieuse au Maroc habilitée à
prononcer des fatwas, et qualifié d’«þagitateurþ» et de
«þmystificateurþ». Sur son site Internet, le théologien, inter-
prétant littéralement la charia islamique, avait indiqué s’être
basé sur les hadiths1 qui rapportent que le prophète
Mahomet «þs’était marié avec Aïcha qui n’avait que 7þans
et avait consommé son union quand elle eut 9þans2þ». La
presse de gauche avait pour sa part accusé le «þthéologien
vicieuxþ» de vouloir «þsoumettre la religion au service de
la pédophilieþ». Mais Al-Maghraoui souligne que, si le
code de la famille a fixé l’âge du mariage à 18 ans, «þil a
laissé aux juges la possibilité de déterminer des exceptions,
et ces derniers en 2007 ont autorisé le mariage de quelque
30þ000 filles n’ayant pas atteint l’âge de 18þansþ». En effet,
les statistiques officielles montrent que souvent l’excep-
tion est devenue la règleþ: 75þ% des demandes de mariage
en deçà de 18 ans sont acceptées, une expertise médicale
de complaisance faisant l’affaire pour confirmer que les

1. Récits rapportant un acte ou une parole du prophète Mahomet.


2. AFP, 7þoctobre 2008.

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MOHAMMEDÞVI

très jeunes filles à marier sont pubères et donc aptes à


enfanter1.
Au soir du 10þoctobre 2003, la conseillère du roi Zou-
likha Nasri recevait à dîner une brochette de femmes du Col-
lectif du printemps de l’égalité. Toutes celles qui se sont
battues sans trêve pour le droit des femmes sont présentes.
L’émotion est palpable mais, bien au-delà des louanges cla-
mées par les militantes féministes et la classe politique, les
onze points de cette nouvelle réforme ne sont pas sans poser
de problèmes. Cinq ans après son entrée en vigueur, le nou-
veau cadre juridique pour la famille marocaine demeure dif-
ficile à décrypter. D’abord, parce que ce code n’est pas une
loi édictée à l’intention exclusive de la femme. Nombre de
dispositions relatives au statut de l’enfant et au rôle précis du
mari compliquent sa mise en œuvre pratique, d’autant qu’un
effort de vulgarisation et de sensibilisation auprès d’une
population majoritairement analphabète n’a toujours pas été
consenti. Plusieurs enquêtes dans les grandes villes du
royaume révèlent les résistances sociales à cette réforme. À
l’exemple du contrat de mariage, qui suscite toutes les pas-
sions au sein de la gente masculine. Il aurait favorisé l’idée,
chez certains, de ne pas se marier, de peur, en cas de divorce,
de devoir partager la moitié de leurs biens avec leur épouse,
encourageant ainsi l’union libre, alternative obligée pour les
conjoints qui ne souhaitent pas le partage des biens. La signi-
fication de la loi est cependant tout autre. Elle stipuleþ: «þLes
époux peuvent, dans un document séparé de l’acte de
mariage, se mettre d’accord sur la répartition des biens
acquis pendant la durée de leur union.þ» Par ailleurs, certains

1. Statistiques des actes des tribunaux spéciaux pour la famille, minis-


tère de la Justice, janvierþ2009.

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notaires de droit musulman refusent de proposer cet acte, le


considérant comme «þune ingérence dans les affaires privées
du couple et, qui plus est, une gêne sociale qui peut entraver
la conclusion de l’acte de mariageþ». Ceci étant, l’épouse
devra prouver, factures en main, sa participation aux
dépenses du ménage. Dans les zones les plus reculées, la
nouvelle Moudawana est encore un OVNI. Elle est soit
méconnue, soit rejetée en raison de contraintes sociales ou
de règles tribales encore en vigueur. Au sein des classes
sociales moyennes ou aisées, la multiplication des divorces
demandés par des femmes économiquement indépendantes
est notable, ce qui crée un embouteillage dans le traitement
des dossiers chez les juges des tribunaux spéciaux installés à
cet effet. Au final, la réforme courageuse menée avant tout
par des femmes battantes n’aura que des effets encore limi-
tés sur la société, si ce n’est, pour le pouvoir, d’avoir ins-
tauré un «þféminisme d’Étatþ» bénéfique à sa réputation à
l’international. On oublie trop souvent que la liberté de la
femme dépend aussi et surtout de l’élargissement du champ
de toutes les libertés individuelles et de l’instauration d’une
véritable démocratie. Et, sur ce terrain, la bataille risque
d’être encore très longue.
Au cœur même du makhzen, la règle de droit est
bafouéeþ: selon l’hebdomadaire Assahifa, l’absence publique
du directeur du cabinet royal, Mohamed Rochdi Chraïbi, en
septembreþ2002 était due à un impair de tailleþ: Chraïbi
aurait à l’époque convolé en secondes noces en faisant une
entorse à la loi1. Un fait grave, d’autant plus que l’intéressé
était membre de la commission qui planchait sur la Mou-
dawana. Deux pas en avant, un pas en arrière, voilà en

1. «þLa disgrâce de Rochdiþ», Assahifa, 23þseptembre 2002.

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MOHAMMEDÞVI

somme la trajectoire du Maroc en matière de droits des


femmes. La révolution intellectuelle si nécessaire à l’égalité
des sexes n’a pas eu lieu, preuve en est la position que
défend MohammedþVI lorsqu’il ditþ: «þJe ne pense pas que
l’égalité absolue puisse exister un jour. D’ailleurs, que veut
véritablement dire “égalité”þ? Il s’agit en fait de préserver les
identités féminine et masculine en donnant à la femme et à
l’homme leur dignité respective1.þ» Dans l’esprit traditiona-
liste et patriarcal de la société marocaine, la femme demeure
toujours, malgré la réforme, une «þmineure incapableþ».
Cette triste réalité se lit dans les disparités entre hommes et
femmes qui continuent à se creuser. Cinq millions de femmes
marocaines étaient analphabètes en 1982, 10þmillions le sont
aujourd’hui. L’image que projette la modernité de Lalla
Salma à laquelle on associe l’évolution du statut des femmes
est à confronter avec la réalité. Le tutorat de l’homme n’a pas
été banni, mais rendu facultatifþ; la polygamie, quoique ren-
due difficile, a été maintenue pour des raisons religieusesþ; la
représentation légale de l’enfant est du ressort exclusif du
pèreþ; l’avortement est un sujet tabou, l’équité dans le travail,
une chimère. Et la liste des résistances est bien longue2. De
tous ces débats, la «þprincesse des cœursþ» est restée en
retrait, là où elle aurait pu mettre à profit son statut de First
Lady pour imposer l’égalité par des mécanismes de discrimi-
nation positive, seul recours concret pour une émancipation
espérée des femmes marocaines depuis cinquante ans.

1. Interview à Paris Match, 13þmai 2004.


2. En marsþ2007, Le Journal hebdomadaire avait relancé le débat en
publiant un manifeste en dix points qui met en exergue les réformes
nécessaires que la Moudawana évacue sur la parité professionnelle et
politique, la violence conjugale, le harcèlement sexuel, le travail domes-
tique des mineures, l’égalité dans l’héritage, le code de la nationalité, etc.
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5
LA CHUTE DU GRAND VIZIR

6þjuin 2004, Paris est baigné d’un soleil irradiant. Le quar-


tier de La Muette, dans le XVIeþarrondissement, est
désert. Dans son appartement haussmannien, rue du
Conseiller-Collignon, qu’avait occupé un temps Pierre Men-
dès France, Driss Basri, en costume d’été, rosette de la Légion
d’honneur piquée au revers de son veston, commente, amusé,
le faste des cérémonies commémorant le 60eþanniversaire du
Débarquement. Il reconnaît, dans la foule des officiels, de
vieilles connaissances qu’il désigne par leur prénom. Il déca-
chette machinalement une large enveloppe or et jauneþ: «þCe
sont les journaux du pays, je me les fais livrer par UPS trois
fois par semaine, ils n’arrêtent pas de dire n’importe quoi sur
moi1.þ» Un fax qui trône sur un guéridon à dorures débite
des dépêches expédiées de Rabat par une secrétaire qui fait
sa revue de presse quotidienne. «þCe pays n’a plus de vision-
naires, et je le fais savoir dans les médias2.þ» Chassé du pouvoir

1. Entretien avec l’auteur, 6þjuin 2004.


2. Entretien avec l’auteur, 6þjuin 2004.

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MOHAMMEDÞVI

depuis cinq ans, Basri, ex-vizir de HassanþII, super-flic du


royaume, s’est transformé depuis son exil français en pourfen-
deur du régime qui l’a fabriqué. Il y observa avec mépris et
jusqu’à sa mort en 2007 la scène politique marocaine et les
vicissitudes du nouveau règne.
23þjuillet 1999. Il est 16þhþ30. À l’hôpital Avicenne de
Rabat, HassanþII vient de rendre l’âme. Les plus intimes du
monarque sont à son chevet. Parmi eux, se tenant en retrait
dans l’embrasure de la porte de la salle de réanimation,
Basri, son inamovible ministre de l’Intérieur, s’effondre en
larmes. Il sera le premier à prêter serment à Moham-
medþVI, dans un corridor de l’hôpital. Le soir même, la
télévision retransmet la cérémonie d’allégeance au nouveau
roi. En burnous immaculés, les hauts dignitaires se suc-
cèdent pour embrasser la main du monarque et parapher
l’acte qui fait d’eux ses sujets. Basri s’avance, la mine
défaite, et s’incline. Il sait déjà que, HassanþII mort, ses
jours au pouvoir sont comptésþ: il vient de perdre son
maître qui a fait de lui, en vingt-cinq ans d’une carrière
ascensionnelle, l’homme le plus craint du royaume, l’un des
piliers de son régime de fer, mais aussi, et surtout, l’exécu-
teur de ses basses œuvres. Pire, ses rapports personnels
avec le nouveau roi sont exécrables. L’antipathie de
MohammedþVI à l’égard du puissant ministre était de noto-
riété publique. La rumeur disait que HassanþII avait chargé
Basri de surveiller le prince héritier et de lui rapporter ses
moindres faits et gestes. Il se chuchotait que Basri ne
cachait pas sa préférence pour Moulay Rachid, le frère
cadet du roi, pour succéder à HassanþII. MohammedþVI le
tenait pour cela en suspicion. «þJe le retrouve partout1þ», se

1. Samy Oussi-Ali, «þLe vizir damnéþ», El Watan, 30þaoût 2007.

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

plaignait le jeune roi à son entourage. Souci de rompre avec


le régime incarné par son défunt père ou volonté de se
débarrasser au plus vite d’un vizir encombrant, toujours
est-il que MohammedþVI a tôt fait d’indiquer à Basri que
son omnipotence était révolue.
Trois jours plus tard, lors des obsèques de HassanþII,
Basri tentera encore une fois de baiser la main de son suc-
cesseur, mais cette fois-ci MohammedþVI ne pourra répri-
mer un mouvement de recul et une moue peu avenante. Un
signe avant-coureur de sa chute retransmis en direct à la
télévision. «þIl n’est pas moi et je ne suis pas luiþ», disait
souvent HassanþII de son fils aîné aux journalistes qui
l’interrogeaient sur sa succession. Pour asseoir un règne au
long cours émaillé de complots, il avait fini par juger qu’il
ne pouvait se passer de Basri. N’a-t-il pas, fin 1995, préféré
renoncer à l’alternance politique, plutôt que de céder à
ceux qui, à l’époque, n’imaginaient pas entrer dans un cabi-
net où siégerait son homme de confianceþ? HassanþII s’était
dit prêt à céder tous les ministères sauf celui, sacré, de
l’Intérieur1.
Cent jours après son accession au trône, MohammedþVI
signifiera clairement sa volonté de régner autrement. C’est-
à-dire sans Basri. Il ne faudra que quelques semaines pour
que se confirment au grand jour les premières dissonances
entre le jeune roi et le bras droit de son père. Moham-
medþVI aurait, paraît-il, souhaité disposer d’un peu plus de
temps pour prendre cette décision brutale. Mais la répres-
sion violente d’émeutes au Sahara occidental, alors que
Basri gardait la haute main sur ce dossier très sensible, des
archives du ministère de l’Intérieur partant en fumée et les

1. Communiqué du cabinet royal daté du 11þjanvier 1995.

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MOHAMMEDÞVI

propos prêtés au ministre sur le retour au pays de l’ancien


prisonnier politique Abraham Serfaty l’ont convaincu qu’il
n’était plus possible d’attendre…
Moins d’un mois après l’intronisation du nouveau roi,
Basri dépêche à Alger son chef de cabinet, Othman Boua-
bid, pour apaiser avec Abdelaziz Bouteflika les relations
tendues entre les deux pays depuis que des islamistes armés
ont trouvé refuge sur le territoire marocain. MohammedþVI
n’apprécie pas que son ministre empiète ainsi sur un de ses
domaines réservés et le lui fait savoir. «þIl faut que chacun
fasse son travail, dans les limites de son secteurþ», commente-
t-on alors au Palais. Basri, qui a pris l’habitude de s’occuper
de tout, est prié de se consacrer désormais à son ministère.
Il va peu à peu être marginalisé. Les troubles au Sahara
encourageront le roi à annoncer à la va-vite la création
d’une commission de suivi des affaires des provinces du
Sud qui ne verra finalement le jour que bien des années
plus tard, mais qui servira à effeuiller davantage Basri de
ses pouvoirs. Il perdra à cette occasion le contrôle direct
des services de renseignements. Sans la DST, Basri devient
sourd et aveugle.
Le 30þseptembre, en fin de soirée, Abraham Serfaty, de
retour d’exil au Maroc après avoir été banni par HassanþII
pour ses positions révolutionnaires, est accueilli sur le tar-
mac de l’aéroport de Rabat-Salé par un nombre impres-
sionnant de personnalités. Ses anciens camarades de lutte
sont présents, mais aussi plusieurs membres de la jeune
garde du roi, dont Fouad Ali El Himma et Hassan Aourid
qui se pressent au pied de la passerelle de l’avion. Le
retour du plus emblématique opposant au Trône a été géré
en coulisses par le Palais. C’est le peintre et lobbyiste
Mehdi Qotbi, bien en cour à l’Élysée, qui a mené les toutes

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

dernières tractations, assurant à Serfaty que Moham-


medþVI ne fera plus cas des accusations qui étaient portées
contre lui, ni évidemment de cette nationalité brésilienne
dont il avait été affublé pour justifier son éloignement du
royaume. Une idée saugrenue qui, dit-on dans les cercles
du Palais, aurait été soufflée à HassanþII par Ali Yata,
l’ancienne figure communiste devenue chantre de la
royauté. Le come-back triomphal de Serfaty a été préparé
dans le plus grand secret, sans que Basri n’ait été mis dans
la confidence. Il ne l’apprendra qu’après le décollage de
l’avion à Orly. Au cours des préparatifs, on raconte qu’il
arrivera même au jeune roi de convier certains de ses col-
laborateurs en charge de l’opération à poursuivre la
conversation sur le sujet dans sa voiture pour être hors
d’atteinte des oreilles indiscrètes et surtout du système
d’écoutes mis en place par son ministre de l’Intérieur.
Lorsqu’il apprit la nouvelle, des témoins racontent l’avoir vu
pâlir. Cette première vraie décision politique du souve-
rain sera pour lui un camouflet. Un mois plus tard, tan-
dis que la télévision nationale diffuse une interview de
Serfaty, Basri fulmine contre ce qu’il considère comme
une «þinsulte à la mémoire de HassanþII1þ». Rapportée à
MohammedþVI, cette remarque l’enfoncera davantage…
Déchargé d’une partie de ses prérogatives, le ministre conti-
nuera à exercer son autorité sur nombre d’officiels, pour la
plupart choisis par ses soins et dont il avait su faire ses
obligés. Jusqu’à sa chute, celui qui passait pour l’homme le
mieux informé du royaume chérifien a ignoré le sort qui
lui serait réservé. En arrivant à Marrakech où il avait été
convoqué par MohammedþVI, au matin du 9þnovembre

1. Entretien avec l’auteur en avrilþ2002.

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MOHAMMEDÞVI

1999, le numéroþ2 du régime ne savait pas que son minis-


tère était encerclé par l’armée et que ses plus proches col-
laborateurs avaient l’interdiction d’y pénétrer. Une bien
singulière passation de pouvoirs. La veille, il avait fêté son
61eþanniversaire. Peut-être pensait-il que le roi voulait le
gratifier d’un cadeauþ? Ne l’avait-il pas décoré de l’ordre
du Trône, deux jours plus tôtþ? Mais le présent est amerþ:
c’est pour le congédier que le jeune souverain a fait venir
son ministre en son palais de Marrakech. L’homme le plus
redouté du royaume n’aura donc pas survécu aux premiers
mois de règne de MohammedþVI. C’est à cet instant que le
jeune roi a véritablement pris le pouvoir. En destituant le
plus fidèle des serviteurs de son père. Même Abderrah-
mane Youssoufi, le Premier ministre de l’alternance, qui
était à Paris pour une réunion de l’Internationale socialiste,
en a été informé à peine quelques heures avant que le cou-
peret ne tombe. Il organisera à sa résidence une ubuesque
cérémonie du thé pour Basri, afin de sceller son départ,
alors qu’à sa porte tout ce que le Maroc compte de
militants des droits de l’homme scandait des slogans de
réprobation. Dans les cénacles du pouvoir, on évoquait,
pour justifier que rien ne bouge, les «þforces de la résis-
tance au changementþ», en montrant du doigt un Driss
Basri surpuissant et fort de son large cercle d’affidés avec
qui les supposés réformateurs étaient forcés de composer.
Croyant aussi en cette thèse, Le Journal avait d’ailleurs titré
au lendemain de l’arrivée historique des socialistes au gou-
vernement en 1998 que, pour «þsauver l’alternance, Basri
[devait] partirþ». Une charge contre Basri impensable à
l’époque.
MohammedþVI n’est pas Juan Carlos d’Espagne. Il a
tout de suite exercé la totalité des prérogatives que lui

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

confère une monarchie de droit divin, décidant de fait


qu’il n’était pas disposé à voir son pouvoir rogné par les
partis politiques. S’il a pris la décision de limoger Basri, il
désignera pour lui succéder Ahmed Midaoui, un ancien
directeur de la Sûreté nationale, autrefois écarté par Basri
et inventeur maladroit d’un «þnouveau concept d’auto-
ritéþ» censé remiser aux oubliettes de l’Histoire la face
sombre de la monarchie alaouite. Et, pour assurer son
contrôle direct de l’appareil sécuritaire, il lui adjoindra, en
créant un poste de secrétaire d’État sur mesure, Fouad Ali
El Himma, qui était jusqu’alors son directeur de cabinet.
L’homme, un proche parmi les proches, sera désormais
son «þœil de Moscouþ» et l’architecte dévoué à la refonda-
tion d’un ministère de l’Intérieur qui restera donc, comme
sous HassanþII, un autre domaine réservé du souverain.
Dès son deuxième discours, le 20þaoût 1999, Moham-
medþVI avait rappelé avec force l’étendue de ses pouvoirs,
qui, d’après la Constitution, font de lui à la fois le «þrepré-
sentant suprême de la nationþ» et le «þCommandeur des
croyantsþ». Un événement dont toute la classe politique
s’était fait l’écho l’avait acculé à délimiter son territoire.
Al-Ittihad Ichtiraki, le journal de l’USFP (parti socialiste),
venait de publier en une une interview choc de l’intellec-
tuel Mohammed Sassi, l’un des chefs de file des réfor-
mateurs de gauche, qui appelait à une reconsidération
drastique des prérogatives du monarque. Sassi remettait
ainsi publiquement sur la table une revendication essen-
tielle de la gauche que HassanþII avait toujours refuséeþ:
une réforme constitutionnelle, seule condition véritable à
une démocratisation du pays. L’entourage de Moham-
medþVI lui avait vite fait remarquer que les socialistes
acquis à ces idées voulaient profiter de cette période

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MOHAMMEDÞVI

cruciale pour faire rejaillir au sein de l’opinion publique le


débat autour d’une monarchie parlementaire à l’espagnole,
avec un roi, symbole de l’unité nationale, qui règne sans
gouverner. Le limogeage de Basri faisait donc plus partie
d’un plan de reconquête du pouvoir sécuritaire par le
nouveau roi et son entourage que d’une volonté réelle de
démocratiser le pays en écartant l’un des derniers symboles
des années de plomb.
L’homme d’État, qui s’est toujours vanté de ses origines
modestes, représentait beaucoup plus que lui-même. Origi-
naire de Taounate, une bourgade rurale, Basri a passé son
enfance aux côtés de son père, gardien de prison de la ville
de Settat. La légende raconte que, tout petit, Driss jouait
avec les clefs des cellules… À cette époque, rien ne le pré-
destinait à une carrière aussi fulgurante. Devenu commis-
saire de police, puis ministre à poigne, il a su mettre son
zèle au service de son roi et de la dynastie alaouite. En
matière de sécurité intérieure et extérieure, ses pouvoirs
étaient sans limites. Véritable chef occulte du gouverne-
ment, Basri, qui ne tenait sa légitimité que du roi, a fait ses
armes lors des terribles épurations qui ont suivi les tenta-
tives de coup d’État enþ1971 etþ1972 et lors des sanglantes
émeutes sociales de Casablanca en 1981 et de Fès en
1990, n’hésitant pas à qualifier leurs meneurs de «þmartyrs
de la baguette de painþ». Son époque a été celle des arres-
tations arbitraires, de l’enfermement de la famille Oufkir,
enfants compris, après la trahison du général félon, des
condamnations sans jugement, des séances de torture
subies par les opposants, des mises au cachot d’indépen-
dantistes sahraouis, des bagnes du désert où disparaissaient
les ennemis du Trône, dans un lourd silence que trou-
blaient seulement les appels de quelques défenseurs des

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droits de l’homme. Tout en dirigeant la répression, il s’était


tissé un puissant réseau de fonctionnaires dévouésþ: il
accordait un soin particulier aux nominations des gouver-
neurs, chargés d’administrer les différentes régions du pays,
autant de suzerains locaux pour édifier l’un des États les
plus policiers du monde. Fort de la confiance du souverain
et de son influence au Palais, il ne se gênait pas pour fouler
les plates-bandes de ses collègues du gouvernement et
imposer ses vues, dans le domaine de la politique étrangère
comme dans celui de l’économie et des finances. Contrôlant
une grande partie des marchés publics du pays, il attribuait
selon son bon vouloir les sésames aux hommes d’affaires.
Lorsque les capitaines d’industrie, pour la plupart héritiers
des plus grandes fortunes du pays, «þces bourgeois ventrus de
Casablanca1þ» comme il les désignait avec dédain, avaient au
milieu des annéesþ90 pris trop d’autonomie aux yeux de
HassanþII qui assurait leur rente de situation contre leur
allégeance, Basri n’hésita pas à mener contre eux une «þcam-
pagne d’assainissementþ» aveugle qui a traumatisé à jamais le
secteur privé. «þVice-roiþ» pour les uns, «þvéritable Premier
ministreþ» pour les autres, Driss Basri avait eu l’habileté de
mettre au pas tous les partis politiques en ayant, notam-
ment, la haute main sur les élections qu’il truquait à satiété.
Sa résidence au quartier Souissi de Rabat était pour tous les
politiciens – y compris pour bon nombre d’anciens refuz-
niks ou d’islamistes – l’antichambre obligée afin d’atteindre
les faveurs du Palais. C’est d’ailleurs avec l’aide de Basri que
les élections de novembreþ1997 ont débouché sur le gou-
vernement d’alternance mené par le socialiste Abderrah-
mane Youssoufi. Cet homme au pouvoir tentaculaire, qui

1. Entretien avec l’auteur, 10þmai 2003.

101
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aimait donner ses rendez-vous sur le green des golfs, incar-


nait un système de gouvernance hérité de l’ancienne organi-
sation féodale du pouvoir dans le royaume chérifien. Un
système fondé sur l’obéissance et les passe-droits.
À ce titre, Basri a causé des dégâts irréparables. Sa
volonté de tout monopoliser, sa manière archaïque de gérer
la chose publique par la corruption, les trucages de scru-
tins, l’asservissement des partis ont causé la désaffection
politique des élites et durablement plombé les ressorts de la
méritocratie.
Banni du pouvoir, il affirmeraþ: «þJe ne remets pas en
cause mon départ du gouvernementþ: c’est une décision
régalienne. Ce que je rejette, c’est la suite, cette volonté
délibérée de jeter aux orties ma mémoire et mon poten-
tiel1.þ» La suite, Driss Basri la vivra comme une déchéance
suppliciante. D’abord, on fit couper l’eau courante à la
grande ferme qu’il possédait au sud de Rabat, un cadeau
reçu des propres mains de HassanþII dans les annéesþ80.
Ensuite, on lui signifia qu’il était indésirable à l’université
de Casablanca où il devait assurer des cours de droit. «þJ’ai
obtempéré, mais je ne suis pas un ex-dignitaire nazi, pour
qu’on m’interdise ainsi d’enseigner2þ», dira-t-il, la rage au
cœur.
Enfin, l’administration marocaine refusa de lui renouve-
ler son passeport périmé. Il se trouvait pourtant encore à
Paris pour des soins payés par la cassette royale (la monar-
chie ayant toujours fait preuve de magnanimité envers ses
courtisans et rebelles, par calcul politique), alors que la
presse officielle parlait de certificats médicaux de complai-

1. François Soudan, «þBasri, l’exil et le royaumeþ», Jeune Afrique,


6þmars 2005.
2. Ibid.

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

sance. On lui recommandait de rentrer au Maroc pour


récupérer son passeport, avant de repartir où bon lui
semblerait. Fatigué et malade, il souffrait en réalité d’une
sévère hépatite C.þDe son exil parisien, l’homme s’épan-
chait sur ses déboires, et multipliait les sorties médiatiques
dans la presse marocaine, panarabe, espagnole et, comble
de traîtrise aux yeux du Palais, dans des quotidiens algé-
riens à fort tirage. «þJe ne suis pas le Christ, quand on me
frappe sur la joue droite, je ne tends pas la joue gauche1þ»,
répliquait-il pour justifier ses déclarations tonitruantes. Il
s’est prononcé pour un référendum sur le Sahara occidental
dans les colonnes du Monde, ce qui a évidemment agacé
MohammedþVI, hostile à cette voie qui risquerait de débou-
cher sur l’indépendance du territoire au profit des sépara-
tistes du Front Polisario. Sur cette question, Basri sortait
souvent de ses gonds, lui qui pestait que l’option référen-
daire équivaut à repousser sine die un quelconque compro-
mis, et dont la méthode usée jusqu’à la corde consistait à
tenir le territoire contesté par la force tout en soignant à
coups de privilèges les potentats locaux et en bouleversant
avec le temps la configuration sociale et économique de la
région. Il donnait son avis sur tout, sur l’état du Maroc, sur
les relations conflictuelles avec l’Algérie, sur le terrorisme,
et ne désespérait pas de finir ses jours au Maroc. La
véhémence de ses propos visait en particulier les deux
personnalités marocaines responsables selon lui de son ban-
nissementþ: Fouad Ali El Himma, le «þcopain du roiþ», et le
général Hamidou Laânigri qui avait récupéré une partie de
ses pouvoirs, qu’il traitera dans la presse de «þnains poli-
tiquesþ», d’«þintrigantsþ» et de «þgardiens de la paix dont le

1. Entretien avec l’auteur, 6þjuin 2004.

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MOHAMMEDÞVI

niveau de réflexion ne dépasse pas les caves des commissa-


riatsþ». Désabusé qu’on puisse l’accabler de tous les maux,
lui qui avait servi la monarchie avec ardeur, il répondait à
ses détracteursþ: «þJe suis un maître, un grand maître. Je
suis un colosse, un géant. Je suis un maréchal du Maroc.þ»
Il se définissait aussi en des termes grandiloquentsþ: «þJe
suis docteur en droit, grand humaniste, idéologue et philo-
sophe de la monarchie. J’ai lu Bossuet et saint Thomas
d’Aquin, alors qu’eux, ceux qui m’attaquent, ne savent
même pas lacer leurs bottes. Je suis un grand monarchiste
et un monarchiste honnête, eux ne sont que des monarchis-
tes rapaces. Le Maroc, ils sont en train de l’enterrer1…þ» Il
partira, au grand dam de ceux qui attendaient de lui des
révélations explosives sur HassanþII, sans avoir écrit ses
Mémoires. Nombre de journalistes se sont penchés au che-
vet de cette exceptionnelle source d’information, dont Éric
Laurent, auteur d’un livre d’entretiens avec HassanþII, qui a
dû abandonner ce projetþ: Driss Basri a emporté ses secrets
dans la tombe. À son enterrement au carré des Martyrs à
Rabat le 30þaoût 2007, la frustration des défenseurs des
droits de l’homme était immense, eux qui espéraient, sinon
le jugement du «þBéria marocainþ», au moins son témoi-
gnage au grand déballage de l’après-HassanþII. «þCet
homme est parti, comme beaucoup d’autres responsables
de graves atteintes aux droits de l’homme, après avoir vécu
dans l’impunité2þ», diront-ils amèrement. En maiþ2006, le

1. François Soudan, «þBasri, l’exil et le royaumeþ», Jeune Afrique,


6þmars 2005.
2. Entretien de l’auteur avec Abdelhamid Amine, président à
l’époque de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), et
Abdelilah Ben Abdeslam, vice-président, en aoûtþ2007. Lire le cha-
pitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

juge français Patrick Ramaël l’avait fait comparaître en qua-


lité de témoin dans l’affaire Ben Barka. Il avait aussi perqui-
sitionné son domicile, sans grand succès.
En France et jusqu’à la fin, il gardera ses amitiés fidèles,
à l’image des anciens ministres de l’Intérieur Charles Pas-
qua, Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe, Jean-Louis
Debré, Robert Pandraud, ou de l’ancien patron de la cel-
lule Afrique, Michel de Bonnecorse, longtemps ambas-
sadeur au Maroc et chaleureusement décrit comme «þun
homme rond1þ». Il gratifiait même certains d’un «þmes
jeunes poulainsþ», telle Rachida Dati, désormais garde des
Sceaux2. En récompense de leurs oreilles, une caisse de vin
de son propre vignoble était offerte chaque jour de l’An.
Sur ces relations avec la classe politique française, il était
peu disert, sauf pour s’enorgueillir de pouvoir tutoyer
Jacques Chirac. Il a continué de fréquenter Pierre
Mazeaud, avec qui il avait des discussions interminables sur
la réforme de la Constitution marocaine, et Robert Badin-
ter, vieille connaissance des années Mitterrand, lorsque
Rabat et Paris entretenaient des relations orageuses autour
de la question des droits de l’homme. À Badinter, il confiait
volontiers sa méfiance envers MohammedþVI qui l’avait,
disait-il, rabaissé au statut de «þsans-papiers de luxe3þ». Il
s’affichait aux grandes messes de l’UMP, frayait avec des
thésards d’Assas, se montrait à des cocktails mondains. On
l’a vu sur TF1 assister à la Mosquée de Paris à une réunion
pour la libération des otages français en Irak. Il répétait à

1. Xavier Monnier, «þFeu Basri et ses amisþ», Backchich.info, 31þaoût


2007.
2. Les relations de la classe politique avec le Maroc font l’objet du
chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».
3. Entretien avec l’auteur, 18þmars 2005.

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MOHAMMEDÞVI

tous, inlassablement, sa grandeur passéeþ: «þJe n’ai pas servi


la reine Elizabeth, je n’ai pas servi Jean Gabin, la Répu-
blique, le général Boulanger ou Menahem Begin. J’ai servi
HassanþII et son fils1þ!þ»
Pour en finir avec son souvenir tenace et défaire sa
gigantesque toile sur le pays, MohammedþVI a voulu sans
tarder imprimer sa marque, laissant Basri, contradictoire et
caricatural, parler jusqu’à épuisement. Le roi savait qu’il ne
pouvait se risquer à dévoiler un secret préjudiciable à son
règne, et comptait bien sûr sur l’impopularité de l’ex-vizir,
entretenue par une presse qui la veille lui tressait des lau-
riers et qui le coiffait désormais d’une couronne d’épines.
Ne disait-il pas lui-même qu’il était «þsous contrôleþ» depuis
que plusieurs de ses anciens collaborateurs avaient été arrê-
tés et déférés devant les tribunaux pour répondre de leur
gestion passéeþ? «þFouillez, fouillez, je vous mets au défi de
trouver mon implication dans ces affaires, clamait-il. Je suis
un clochard à Paris, je n’ai plus de quoi boucler mes fins de
mois2þ!þ» L’étau autour de Basri s’était resserré au point
que son fils Hicham avait été menacé de poursuites judi-
ciaires au Maroc pour une sombre affaire immobilière au
sujet de laquelle HassanþII avait pourtant accordé l’onction
royale. Pire encore, lorsque des charniers de manifestants
tués dans les annéesþ80 avaient été opportunément exhu-
més à Casablanca dans le cadre de la «þréconciliation natio-
naleþ», seule la responsabilité de Basri avait été évoquée.
Alors que Basri s’est lancé dans une frénésie médiatique
pour se réhabiliter, accordant des interviews à tour de bras
à la presse internationale –þalors qu’il refusait toute déclara-

1. Entretien avec l’auteur, 18þmars 2005.


2. Entretien avec l’auteur, 12þjuillet 2004.

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

tion aux médias lorsqu’il était aux commandes du Maroc,


préférant à cela des conférences de presse folkloriques et
des annonces millimétrées sur les ondes officiellesþ–,
MohammedþVI prend ses marques. Il installe, pour com-
bler sa place désormais béante, des commissions que les
plus lucides des observateurs ont vite fait de qualifier, et à
juste titre, de «þsuper-gouvernements de l’ombreþ» qui
réduisent jour après jour les prérogatives du Premier ministre
et de son cabinetþ: sur le Sahara et le fonctionnement de
l’administration, sur l’indemnisation des anciens prison-
niers politiques. Et puis surtout la mission de gérer les
recettes – unþmilliard de dollars – provenant de la vente du
deuxième réseau de téléphonie mobile, que le roi décide de
consacrer à des projets de développement et aux infrastruc-
tures. Le charme de ce jeune monarque qui a eu le cran de
déboulonner l’homme le plus puissant du Maroc après
HassanþII, à la simplicité souriante, qui s’intéresse aux plus
humbles, parle d’assainissement de l’État, de démocratie et
de droits de l’homme, opère. Si HassanþII était un roi dis-
tant, craint et redouté, MohammedþVI se veut proche du
peuple et aimé. Ses premiers déplacements en province ont
donné lieu à des scènes de liesse populaire comme le Maroc
n’en avait pas connues depuis longtemps. Il décide de
consacrer sa première tournée de l’après-Basri au Rif et, ce
faisant, brise un tabou de taille. C’est la première fois
depuis MohammedþV qu’un roi visite officiellement la
région. HassanþII s’était toujours refusé à le faire durant ses
quatre décennies de règne, lui qui y avait écrasé une rébel-
lion d’irrédentistes en 1955, alors qu’il était encore prince
héritier. MohammedþVI, qui fait tout pour que l’on associe
son image de «þbon roiþ» à celle de son grand-père, icône
de l’indépendance vénérée par tous, est reçu par un peuple

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MOHAMMEDÞVI

en liesse venu acclamer son jeune monarque sans qu’il y


soit contraint par les autorités. Mais, depuis l’euphorie, le
sentiment général est bien davantage celui de la désillusion,
à la mesure des espoirs immenses des Marocains qui
attendent tout de leur jeune roi, aujourd’hui seul en pre-
mière ligne. Certains s’inquiètent de voir le souverain inca-
pable d’apporter des solutions rapides à l’insécurité des
grandes villes gangrenées par l’islamisme radical. Nom-
breux sont ceux qui parlent encore avec nostalgie de
l’époque de Basri où l’État, certes plus répressif, assurait
pourtant la quiétude à ses citoyens. Ils gardent de lui le
souvenir, non d’un gesticulateur aigri et pathétique, mais
d’un militant sincère de la monarchie, qui est resté malgré
tout soucieux de préserver la mémoire de son mentor et qui
s’est appliqué jusqu’à son dernier souffle à exonérer
MohammedþVI des agissements de son entourage à son
encontre. «þC’est le fils de HassanþII, c’est mon roi, il est
sacré, je ne toucherai jamais à sa personne1.þ» Il ne fran-
chira pas la ligne rouge qu’il avait lui-même tracée pour les
opposants du régime, mais, en privé, il affûte ses couteaux
pour affirmer qu’il le trouve «þimmature, médiocre et pas
fait pour gouvernerþ». Dix ans après son débarquement, la
«þdébasrisationþ» du Maroc n’est pas finie. D’autres se sont
partagé ses pouvoirs, mais le système sécuritaire qu’il a mis
vingt-cinq ans à «þconstruire pierre par pierreþ», comme il
n’avait de cesse de le répéter, est toujours là. Une généra-
tion entière d’agents d’autorité, d’hommes de pouvoir, de
technocrates, d’affairistes, d’universitaires, qui a été façonnée
par lui, contrôle encore les rouages du Maroc. À la seule
différence qu’ils ne se réclament plus de lui, à l’image de ce

1. Entretien avec l’auteur, le 30þmai 2006.

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LA CHUTE DU GRAND VIZIR

puissant industriel qui, au lendemain de la disgrâce de


Basri, a fait retirer de son salon toutes les photographies
prises avec son chaperon d’hier. Il est aujourd’hui ministre
sous MohammedþVI.
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6
LE FANTÔME DE MANDARI

«þÉteignez vos portables, ce que j’ai à vous confier ne


doit en aucun cas sortir d’ici.þ» Au volant de sa Volvo
bleu nuit, immatriculée au palais royal, Fouad Ali El
Himma, le secrétaire particulier de MohammedþVI alors
prince héritier, n’est pas encore le n°þ2 du régime. Nous
sommes en juinþ1999 et HassanþII n’a plus que quelques
semaines à vivre. Le Monde vient de publier un article
dévastateur, révélant qu’un jeune roturier, inconnu du
grand public, fait chanter le roi depuis son exil améri-
cain1. El Himma dit avoir un message du jeune prince à
transmettre aux patrons du Journal, alors au faîte de son
influence. Fadel Iraki, actionnaire principal du Journal,
et moi-même le rejoignons pour une longue virée en voi-
ture dans les faubourgs de Rabat, loin des oreilles indis-
crètes. Le message, ou plutôt le service, «þdont le prince
héritier se rappellera toute sa vieþ», est pour le moins ico-

1. Jean-Pierre Tuquoi, «þUn ancien conseiller de Hassan II menace de


révéler des informations compromettantesþ», Le Monde, 11þjuin 1999. À
l’occasion de la publication de cet article, Tuquoi a subi une intense
campagne de dénigrement dans les journaux proches du pouvoir.

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LE FANTÔME DE MANDARI

noclaste. Il faut convaincre Jean-Pierre Tuquoi, l’auteur


de l’article du Monde, que ses révélations sont émaillées
de contrevérités, que HassanþII en est excédé et que
l’accession prochaine de MohammedþVI au trône risque-
rait d’en être durablement affectée. Sur notre insistance
pour en savoir plus, El Himma nous propose de rencon-
trer André Azoulay, le conseiller du roi, ou le général
Abdelhak El Kadiri, patron du contre-espionnage maro-
cain, mais d’éviter à tout prix que Driss Basri, le puissant
ministre de l’Intérieur, ne soit mis au parfum de cette
démarche, le prince héritier ayant décidé seul de prendre
cette initiative, «þpour aider son père dans ces moments
péniblesþ», dira El Himma. Une première pour l’héritier
du Trône, à qui il était formellement interdit de s’immis-
cer dans les affaires du pays. Le général Kadiri étant en
déplacement aux États-Unis, Azoulay sera chargé de
nous expliquer les ressorts de l’affaire. Rendez-vous est
pris quelques jours plus tard à son domicile parisien, rue
de la Faisanderie. El Himma insiste pour que notre
déplacement soit pris en charge par le prince héritier,
une offre que nous déclinons. Pour nous, l’affaire a
d’abord un intérêt journalistique certain. Le conseiller
nous reçoit1 avec une prudenceþaffichéeþ: «þEst-ce bien le
prince héritier qui me demande de vous recevoir au sujet
de Mandariþ?þ» Nous lui remettons le pli cacheté frappé
des armoiries de l’altesse royale qu’El Himma nous a
confié à son attention. Azoulay ouvre l’enveloppe et lit
attentivement le petit bristol qu’elle contient avant de
s’éclipser et de revenir avec un volumineux dossier. Sur

1. Aboubakr Jamaï, le directeur de publication du Journal, très scep-


tique sur le sens de la démarche, viendra pourtant d’Angleterre, où il
résidait pour un an, afin de participer à ce rendez-vous.

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MOHAMMEDÞVI

le fond de l’affaire, il ne dira presque rien, mais les


quelques documents auxquels il nous donne accès nous
convainquent qu’il s’agit là d’une affaire d’État sans pré-
cédent1.
En réalité, l’article du Monde rebondissait sur une pre-
mière salve contre HassanþII venue des États-Unis. Elle
n’avait pas encore eu d’écho dans le royaume. Le Washing-
ton Post avait publié le 6þjuin un encart publicitaire, payé
20þ000þdollars, par lequel un certain Hicham Mandari
s’adressait au souverain chérifien en des termes menaçantsþ:
«þComprenez, Majesté, que pour ma défense et celle de mes
proches, j’ai préparé des dossiers qui contiennent des infor-
mations […] dommageables pour votre image à travers le
monde.þ» Du jamais vu. En trente-huit ans de règne, Has-
sanþII a terrorisé ses sujets, fait arrêter arbitrairement des
centaines d’opposants et emprisonné dans ses bagnes
secrets ceux qui ont osé le braver. Mais au crépuscule de sa
vie, miné par la maladie, ses serviteurs les plus zélés n’ont
pu contenir leur rapacité. Craignant de perdre leur rente de
situation, certains se sont littéralement mis à piller ses
palais, emportant d’innombrables objets de valeur. Hicham
Mandari, 32þans, est l’un d’eux. Grâce à la complicité
d’autres courtisans avides, il a pu dérober au cours de l’été
1998 dans le saint des saints, la chambre même du souve-
rain, des dizaines de chèques de comptes personnels du roi,
tirés sur la Chase Manhattan Bank, la Société de banque

1. Malgré le sésame du Palais, Azoulay se gardera de nous laisser


compulser tout le dossier. À l’issue de cette réunion, Le Journal trans-
mettra à Jean-Pierre Tuquoi les inquiétudes du Palais sur les effets
dévastateurs que risquait d’avoir cette affaire sur une transition qui
s’annonçait difficile. D’après ElþHimma, ce n’est qu’à notre retour de
Paris que MohammedþVI en aurait fait état à HassanþII.

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LE FANTÔME DE MANDARI

suisse ou encore la BNP. Il aurait aussi subtilisé des bijoux


inestimables, d’après la rumeur, et, selon ses propres dires,
des «þdocuments secretsþ» ainsi que l’inventaire complet du
patrimoine royal placé à l’étranger. Mandari en fera durant
six ans un moyen de chantage qui le mènera à la mort.
4þaoût 2004, autour de minuit. Dans le garage n°þ5 du
complexe résidentiel de Molinos de Viento, à Mijas, une
petite localité située au sud de l’Espagne, Mandari
s’effondre, face contre terre, foudroyé à la nuque d’une
seule balle de calibre 9þmm tirée à bout portant. Une exé-
cution de professionnel, sans fioritures. Pourtant, depuis
qu’il avait fui le pays, l’intrigant faisait preuve de la plus
grande prudence et d’une méfiance totale envers tous ceux
qu’il avait pu croiser dans sa cavale insenséeþ: négociateurs
envoyés par Rabat, opposants à la petite semaine, protec-
teurs et gros bras retournés par les services secrets contre
une promesse de clémence royale, journalistes et bar-
bouzes, tous lancés à ses trousses. Tout avait été tenté pour
le faire taire. Une tentative d’enlèvement, et surtout ce
mitraillage, en avrilþ2003, en plein Paris, qui l’avait envoyé
pour un temps à l’hôpital. En vain. Mais, d’abord, il lui a
fallu détaler lorsque Abdelfattah Frej, secrétaire particulier
de HassanþII, a été alerté au téléphone par une banque du
grand-duché du Luxembourg. Elle lui demandait d’authen-
tifier la signature du roi sur un gros chèque débité sur un
de ses comptes. Seule issue pour luiþ: fuir une vie de jeune
caïd dans les arcanes de la monarchie marocaine, à laquelle
il n’était pourtant pas destiné.
Le jeune Hicham a grandi au pied du mausolée
MohammedþV à Rabat, là où HassanþII est aujourd’hui
inhumé sous une dalle de marbre de Carrare ciselée. Dans
les annéesþ80, ce fils d’un couple déchiré est élevé par sa

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MOHAMMEDÞVI

mère Shéhérazade Fechtali. Il coule une adolescence heu-


reuse avec ses copains de toujours, les deux fils adoptifs de
Hafid Benhachem, haut gradé de la police et futur direc-
teur de la Sécurité nationale. C’est le temps de l’insou-
ciance, de l’argent facile et de la fréquentation assidue du
Jefferson, une boîte de nuit à la mode où se presse tous les
samedis soir la jeunesse dorée de la capitale. Il y croise
Hayat Filali M’Daghri, fille du conservateur des résidences
royales de Fès et de Bouznika, au sud de Rabat. Leur idylle
fait scandale lorsqu’il la ravit à sa famille des jours durant.
Les jeunes tourtereaux sont rattrapés par la DST, mais, au
lieu du châtiment redouté, ils obtiennent la bénédiction du
roi pour s’unir légalement. Ce miracle inespéré, Mandari le
doit à une tante de Hayat, Farida Cherkaoui, concubine
favorite du monarque, qui non seulement a gagné son cœur
plus que toutes les femmes de son harem, mais qui a la
haute main sur les affaires internes de la Cour. C’est elle
aussi qui obtient l’accord du père de Hayat pour ce
mariage express en faisant entrer Hicham Mandari comme
«þchargé de missionþ» à la Sécurité royale, le service des
gardes du corps personnels de HassanþII, régenté par
Mohamed Mediouri, celui qui après la mort du roi épou-
sera Lalla Latifa, l’épouse légitime du souverain, pour vivre
avec elle dans une riche demeure de Versailles… On nage
en plein vaudeville. Nul ne saura si HassanþII était au par-
fum des sentiments de l’homme qui veillait sur sa sécurité.
Mais Mandari, lui, en jouera avec délectation. À peine
admis au Méchouar de Touarga, la citadelle du pouvoir
central nichée au cœur de Rabat, il s’y sentira comme un
poisson dans l’eau, s’attirera les grâces des puissants et
celles des recluses du harem à qui il apporte cadeau sur
cadeau, notamment des téléphones portables devenus rapi-

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LE FANTÔME DE MANDARI

dement leur seul sésame pour contacter leurs proches, dont


elles sont séparées depuis l’enfance par les hauts murs de la
maison royale, leur prison de faste. «þJ’ai compris qu’il a
tout fait pour m’épouser afin que je devienne son laissez-
passer au Palaisþ», dira de lui Hayat des années plus tard1.
HassanþII ne se remettra pas de la trahison de ce gamin,
qui par l’intermédiaire de sa favorite a mis en équation le
makhzen, cet amalgame complexe de liens intimes et de
pouvoir féodal, basé sur une loyauté sans faille et la soumis-
sion des courtisans. D’autres avant lui, qui ont dérogé à
cette sacro-sainte règle, l’ont payé de leur vie. Mais, lorsque
le pot aux roses est découvert en été 1998, Hicham, sa
femme Hayat et leur bébé sont déjà loin. Envolés à l’étran-
ger et aussitôt pris en chasse à Paris, Bruxelles puis Franc-
fort par une nuée d’agents secrets. L’affaire a longtemps été
tenue secrète. Driss Basri, le puissant ministre de l’Inté-
rieur, inamovible numéroþ2 du régime, son «þgrand vizirþ»
comme le surnommait la presse, se voit confier la mission
de coincer Mandari et de le ramener manu militari au ber-
cail. Le ministre avait rapidement conclu au caractère ultra-
sensible de l’affaire et vainement demandé le concours des
autorités françaises, mais le gouvernement Jospin ne voulait
pas se mouiller dans un possible remake de l’affaire Ben
Barka, avec son lot de barbouzeries à la sauce marocaine.
«þCe gredin de Mandari avait pu dans son escapade prendre
avec lui quelques documents compromettantsþ», avouera
du bout des lèvres Basri – alors que lui-même avait été
déchu par MohammedþVI –, mais, «þpar déférence au roi, je
n’ai pas cherché à savoir ce qui se tramait à l’intérieur du

1. Interview accordée par Hayat Filali M’Daghri au quotidien


Aujourd’hui le Maroc, le 22þseptembre 2004.

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MOHAMMEDÞVI

Palaisþ»1. Exilé dans son appartement du XVIeþarrondisse-


ment parisien, Basri faisait en 2004 feu de tout bois pour que
soit renouvelé son passeport marocain et pour quémander à
Jacques Chirac un titre de séjour en France.
Fin 1998, la famille Mandari échoue aux États-Unis, sur
les recommandations de MeþIvan Stephen Fisher, un avocat
américain de renom. Et c’est à l’aéroport de Miami, avec un
visa obtenu quelque temps avant leur départ, que les Man-
dari débarquent. Sur le passeport de Hicham Mandari était
mentionnéþ: «þConseiller spécial de Sa Majesté2þ». L’avocat
Fisher mènera à Chicago d’intenses négociations avec
d’importants mandarins de HassanþIIþ: Ahmed Snoussi, son
ambassadeur aux Nations unies, Abdelkrim Bennani,
l’homme des missions délicates et second de son secrétariat
particulier, et Driss Benomar, alors au ministère de l’Inté-
rieur. Un grand cabinet d’avocats de Washington, Zucker-
man, et Associés, est commis pour prodiguer ses conseils au
royaume. Le bras de fer est engagé loin de la France. Les
tractations sont ardues, interminables. Elles achoppent sur
des points obscurs dont personne ne connaîtra les dessous
véritables. Cet échec encourage alors Mandari à s’offrir sa
fameuse page de pub dans le Washington Post. Le fugitif s’y
dépeint avec véhémence comme une «þvictime de mensonges
éhontésþ». Il demande en outre la grâce royale. Douze jours
plus tard, il fait l’objet d’une tentative d’enlèvement à Miami.
Alors que HassanþII se prépare à vivre aux côtés de Chi-
rac et de Jospin la plus grande reconnaissance de la France,

1. Entretien avec l’auteur, septembreþ2004.


2. Le titre de conseiller spécial du roi figure bien sur son passeport
malgré les dénégations officielles de l’État marocainþ: l’auteur a pu avoir
accès à une copie de ce document lors de son entrevue avec André
Azoulay.

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LE FANTÔME DE MANDARI

être l’invité d’honneur aux festivités du 14-Juillet, la présence


de Mandari outre-Atlantique envenime ses relations avec
Clinton, comme l’attestera le 5þaoût 1999 une note du Diplo-
matic Security Service (DSS) du Département d’État améri-
cain1, qui souligne le «þtrès grand intérêtþ» que le royaume
attache à récupérer ce ressortissant en situation irrégulière
sur son sol. Les États-Unis trouveront la parade pour le mettre
à l’ombre. C’est la traîne judiciaire d’une rocambolesque
affaire de trafic de devises qui le fera tomber. HassanþII
s’éteint en juillet. Driss Basri, sur les instructions de Moham-
medþVI, prend langue avec ses homologues américains afin
d’extrader le courtisan-voleur pour le dossier des «þfaux
dinars du Bahreïnþ», la contrefaçon et la mise en circulation
de l’équivalent de 350þmillions de dollars, dans lequel Man-
dari a été l’un des maillons. Lié au prince bahreïni de
l’époque, devenu entre-temps sultan de son petit émirat du
golfe Persique, Mandari est également proche d’un Congo-
lais fantasque du nom de Richard Mwamaba, un fidèle du
clan Mobutu, l’ancien maître du Zaïre. Mwamaba songe à
reproduire avec le Bahreïn une escroquerie de haut vol qui
consiste à faire imprimer à l’étranger des «þdoubles sériesþ»
de sa monnaie2. Mobutu s’en servait pour corrompre sa
cohorte d’affidés au prix d’une hyperinflation de l’économie
du Zaïre. La variante imaginée pour le Bahreïn consistait à
imprimer sous mandat légal de l’émirat de vrais faux billets
de 20 dinars à écouler dans de nombreux pays, les porteurs
de valise pour le change obtenant après chaque conversion
10þ% de la mise. Huit tonnes de cette monnaie devaient faire
l’affaire de nombreux obligés, dont plusieurs chefs d’État

1. Stephen Smith, «þMarocþ: l’ennemi venu du palaisþ», Le Monde,


7þseptembre 2004.
2. Ibid.

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MOHAMMEDÞVI

africains aux régimes économiquement asphyxiés. Mandari a


été l’un de ces coursiers commissionnés à Paris et à Beyrouth
où il a écumé les bureaux de change sous sa véritable iden-
tité. Son erreur a été de s’enferrer dans une affaire qui allait
le rattraper alors qu’il était hors de portée du Maroc.
MohammedþVI obtient à l’aube de son règne l’arresta-
tion de Mandari. Commence pour le fuyard une longue
descente aux enfers. Il dépense ce qui lui reste de magot en
frais d’avocats, en honoraires pour Richard Ashenoff, un
détective privé connu pour appuyer les dossiers des réfu-
giés du régime castriste arrivés en Floride. Il se démène
pour éviter une fin qui lui serait fataleþ: son extradition au
Maroc. Depuis sa cellule de Miami, il remue ciel et terre.
Le journaliste Jean-Pierre Tuquoi s’intéresse à son incroyable
histoire et publie l’article qui mettra le feu aux poudres.
Mais Mandari se trouve un supporter de taille, Ali Boure-
quat, un autre courtisan des années fastes de HassanþII,
tombé de son carrosse dans les annéesþ70 pour avoir été
mêlé, avec ses deux frères, à d’autres secrets d’État et
d’anciennes histoires d’alcôve. Il sera emmuré pendant dix-
huit ans dans le mouroir de Tazmamart, avant d’en être
libéré en 1992 avec un pactole de 10þmillions de francs
encaissés à Genève pour solde de tout compte. Bourequat
est depuis marsþ1995 réfugié politique aux États-Unis, non
pas pour son long calvaire dans les geôles du Maroc, mais
en raison de menaces pesant sur lui en France à cause de ce
qu’il prétend savoir des affaires que l’ancien ministre de
l’Intérieur, Charles Pasqua, avec l’ancien régime chérifien.
Mandari sait que l’«þexpertiseþ» de ce lointain prédécesseur
des affres marocaines peut lui être précieuse pour faire
barrage à son extradition en France, purgatoire de son
renvoi dans les griffes de ses poursuivants puisque Paris,

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LE FANTÔME DE MANDARI

contrairement à Washington, est tenu de coopérer avec


Rabat dans le cadre d’un traité d’entraide judiciaire. Et
c’est justement de Paris qu’a été émis le mandat d’arrêt
international à l’encontre de Mandari dans l’affaire des faux
dinars bahreïniens. Entreþ1999 et 2002, MohammedþVI
actionne en coulisses tous les leviers qui se trouvent à sa
portée, exigeant de ses services qu’ils insistent auprès de
leurs homologues étrangers pour obtenir leur aide. Le roi
en est régulièrement tenu informé. La stratégie porte ses
fruits. L’étau se resserre peu à peu autour de Mandari.
Pour aider leur allié nord-africain, les États-Unis acceptent
de l’extrader vers la France en maiþ2002. Au Palais, on croit
l’affaire pliée, mais la France, récipiendaire de cette patate
chaude, ne la livre pas aux Marocains. C’en est trop pour
MohammedþVI qui fulmine et voit dans ce chassé-croisé un
risque de médiatisation supplémentaire. «þEn France, la jus-
tice et la presse ne sont plus tenues. On va avoir des pro-
blèmes1þ», aurait-il lâché à Driss Basri. Il n’avait pas tort.
À la Santé, où il atterrit, Hicham Mandari ne reste pas
longtemps. Le juge français de l’affaire des dinars le lâche
dans la nature. Mandari retrouve rapidement ses aises à
l’ombre de l’Arc de Triomphe. Il vit sur un grand pied,
roule en limousine, s’entoure de gros bras recrutés dans la
pègre des pays de l’Est, loue au mois des suites dans les
palaces de la capitale, dépense sans compter l’argent qu’il
avait mis à l’abri sur des comptes insaisissables. La vie
semble lui sourire de nouveau. Mais, pour se venger, il croit
pouvoir défier le régime encore bourgeonnant du jeune roi
qui n’a de cesse de le pister. L’attentat qui devait le refroi-
dir le rend paradoxalement plus entreprenant. Atteint de

1. Entretien avec l’auteur, septembreþ2004.

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MOHAMMEDÞVI

trois balles en avrilþ2003, dont une à quelques centimètres


de la colonne vertébrale, il est toujours sous corticoïdes
lorsqu’il s’entiche de tous les réfractaires à la couronne
marocaine en France. On le voit dans les bistrots de Saint-
Denis, arc-bouté sur sa canne-épée et recrutant à coup de
liasses des troupes pour former le Conseil national des
Marocains libres (CNML), une équipe fantoche qui trouve
facilement des échos dans la presse espagnole et algérienne
contre souvent une poignée d’euros. Cette fuite en avant
dans les méandres boueux de la petite politique et de
l’argent lui fait oublier sa famille délaissée en Floride.
Juinþ2003, les services marocains s’engouffrent dans la
brèche et brisent ses arrières les plus solides. Hayat est
convaincue de rentrer au pays avec son enfant. Sa photo
fait la une des journaux proches du pouvoir qui publient
ses interviews à charge contre son mari et des médias qui
ont couvert leur cavalcade. Mandari, plus seul que jamais,
s’enfonce. La presse d’Alger, ravie d’avoir pour client un
pourfendeur du roi du Maroc, relaye sa dernière lubieþ: il
prétend urbi et orbi être le fils caché de HassanþII et de sa
favorite Farida Cherkaoui. Il serait donc le demi-frère de
MohammedþVI. Il se dit même prêt pour un test ADN. Il
joue sur le thème récurrent de certains détracteurs de la
monarchie qui ont toujours mis en doute les liens de sang
au sein de la famille royale. C’en est trop pour Rabat qui
ne supporte plus ce festival. Un dernier épisode de ses
facéties ajoute encore à tous ses mystères. Othman Benjel-
loun, P-DG de la BMCE Bank1, une des plus imposantes
institutions financières privées du royaume, et président du
Groupement professionnel des banques du Maroc, se

1. Voir le chapitreþ2, «þTrès riche roi des pauvresþ».

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LE FANTÔME DE MANDARI

déclare victime d’un chantage et porte plainte contre Man-


dari. Le richissime financier est un habitué du sérail. Il a
fait fortune sous le parasol du Palais au point qu’on l’a
longtemps surnommé le «þbanquier du roiþ» en raison des
transactions spéciales qu’il a réalisées au cours de sa longue
carrière, notamment dans le domaine de la défense, grâce à
ses précieux contacts aux États-Unis et en Europe. «þJe suis
Hicham Mandari, j’ai en ma possession des documents
compromettants qui vous mettent personnellement en
cause et même gravement. Je vous souhaite d’avoir le cœur
bien accroché lorsque vous en prendrez connaissanceþ», lui
aurait dit Mandari au téléphone, selon la déclaration du
banquier à la justice française. Une autre version évoque
une ultime mission commanditée par le Palais pour récupé-
rer les fameux documents dérobés contre une substantielle
somme d’argent. Toujours est-il que les deux hommes ont
déjeuné le 11þseptembre 2003 chez Lasserre, l’une des
meilleures tables de Paris. Au dessert, le banquier s’est
délesté d’une sacoche contenant 230þ000þeuros qu’il a don-
nés à son invité entouré d’une brochette de fiers-à-bras, ses
gardes du corps caucasiens armés jusqu’aux dents. Le len-
demain, il l’emmène à Genève dans son jet privé et lui
remet 2þmillions d’euros supplémentaires en liquide. Une
semaine plus tard, le 18þseptembre, Mandari est accoudé au
bar de l’hôtel Vendôme. Il y attend Benjelloun pour un
autre versement de 2,2þmillions d’euros. Il ne savait pas que
Nicolas Sarkozy en personne, à l’époque ministre de l’Inté-
rieur, avait dans la matinée donné son feu vert pour qu’il
soit arrêté en flagrant délit1. Il est tombé dans la souricière.

1. Déclaration de Me William Bourdin, avocat de Hicham Mandari, à


l’auteur, octobreþ2003.

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MOHAMMEDÞVI

Il retourne à la case prison. On retrouvera dans la boîte à


gants de sa Mercedes de location un 44 Magnum
Smithþ&þWesson pour lequel il n’avait pas de permis de
port d’arme et, dans la suite qu’il occupait au Ritz, la
coquette somme de 1,3þmillion d’euros.
En janvierþ2004, Mandari est remis en liberté provi-
soire. Il décide de se rendre en Espagne en voiture et
enfreint ainsi l’interdiction de quitter le territoire qui lui est
imposée. Sur l’autoroute de Bordeaux, il est contrôlé pour
excès de vitesse et intercepté par les gendarmes auxquels il
tente de se soustraire en usurpant l’identité de Moulay
Hicham, le cousin germain de MohammedþVI avec qui il
est en délicatesse. De nouveau incarcéré à la Santé, il n’en
sortira que le 15þjuillet. Il ne lui reste alors que vingt jours
à vivre. Son destin l’attend dans ce parking de Mijas. Sous
sa chemise entrouverte, son gilet pare-balles qu’il s’était
habitué à porter a été dégrafé. Il a été fouillé par son assas-
sin qui cherchait la petite boîte en plastique noire que Man-
dari calait sous son aisselle et dans laquelle il cachait une
petite clé enchâssée dans un Coran miniature. La police
espagnole a retrouvé les saintes Écritures et quelques euros
dispersés dans son sang. À quelle énigme la clé subtilisée
donne-t-elle accèsþ? La Guardia Civil ne le saura jamais.
Dans son rapport, elle parle de témoignages contradictoires
de riverains qui affirment avoir vu «þtrois Arabesþ» se dis-
puter devant la propriété peu de temps avant le crime, des
hommes s’enfuir du parking après le coup de feu et
s’engouffrer dans une fourgonnette blanche qui a démarré
en trombe… Une chose est sûre, l’assassin de Mandari
connaissait parfaitement les lieux et ses habitudes. Interpol
a fini par remonter une piste, un Franco-Algérien qui lui
avait fourni faux papiers et téléphone portable.

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LE FANTÔME DE MANDARI

Le voleur, transformé en marchand de secrets, avait


encore des projets gênants pour le Maroc. Le 27þjuillet, il
inspirait la une prémonitoire du Journal, à qui il a donné sa
dernière interview. Dans ce dossier fracassant était annon-
cée pour le 1erþaoût «þune campagne de communication
particulièrement nuisible pour le Marocþ», mais surtout
étaient reproduits les fac-similés du Moleskine de Mandari
et de deux chèques dérobés au palais, documents exclusifs
transmis à la rédaction du Journal par Ali Bourequat. Pour
la première fois et après tant d’années de menaces, était
jetée sur la place publique une preuve matérielle de son
butin. En plus de ses confidences sur l’ouverture d’une
radiotélévision localisée en Andalousie et émettant en direc-
tion du Maroc, Hicham Mandari annonçait qu’il était
décidé à déstocker.
En janvierþ2005, le visage blafard de Mandari refait la
couverture du Journal. L’hebdomadaire publie en exclusi-
vité des bribes d’une vidéo testament qu’il a enregistrée en
1999 à l’attention de HassanþII, et qui est mise aux enchères
par Richard Ashenoff, son détective américain, pour
300þ000þdollars. Par cette vente, Ashenoff voulait récupérer
une partie des dépenses (plus de 600þ000þdollars) qu’il avait
engagées pour couvrir, notamment, les frais de justice de
Mandari lorsque ce dernier était incarcéré au pénitencier de
Miami. Le détective avait contacté Le Journal le 11þjanvier
2005 pour négocier la vente de l’intégralité de l’enregistre-
ment. En gage, des extraits pouvaient être exploités sans
contrepartie financière. Il s’agissait pour lui de prouver
qu’il détenait, en plus de ce témoignage posthume, des
documents explosifs sur HassanþII et sa cour. Selon Ashe-
noff, ces documents détaillaient les liens financiers du
monarque avec des dictateurs africains, des services secrets

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MOHAMMEDÞVI

occidentaux, des hommes politiques proches de Jacques


Chirac, des membres du Congrès et des diplomates améri-
cains1. «þSi cette cassette arrive chez une personne ou à des
médias, c’est qu’il me sera arrivé quelque chose, un
accidentþ», dit Hicham Mandari dans les dix minutes d’extraits
de la vidéo publiés par Le Journal. Son contenu de
soixante-dix minutes ne sera jamais divulgué. En maiþ2006,
les autorités espagnoles, en coopération avec Paris et Rabat,
désignent enfin l’assassin, un ressortissant marocain du
nom de Hamid Bouhadi, alors incarcéré en France pour un
autre meurtre. Bouhadi et Mandari, qui se connaissaient
depuis 1997, s’étaient spécialisés dans la détrousse de mil-
liardaires du Golfe séjournant dans les palaces parisiens.
Bouhadi avait le don d’Arsène Lupin pour fracturer les cof-
fres-forts des victimes auxquelles lui donnait accès Man-
dari. Une entourloupe de ce dernier aurait poussé Bouhadi
à la vengeance…
Des années plus tard, en juinþ2008, alors que la mort de
Mandari est depuis longtemps oubliée, Patrick Baptendier,
un ex-agent privé qui travaille avec la DST française,
relance la polémique sur l’assassinat de l’ancien ennemi
public n°þ1 du royaume dans son livre Allez-y, on vous
couvreþ!2. Fait troublant, il y évoque une piste marocaine.
En octobre 2005, raconte-t-il, le cabinet privé Kroll lui
confie son affaire la plus obscure. Il est chargé d’enquêter
sur les mœurs légères du fils d’un entrepreneur en BTP
connu du gotha parisien. Ce jeune mari volage a quitté sa
famille pour vivre avec une jeune fille d’origine marocaine
qu’il a rencontrée au Baron, un bar de nuit huppé du

1. Entretien et échanges d’e-mails avec l’auteur, janvierþ2005.


2. Patrick Baptendier, Allez-y, on vous couvreþ!, Paris, éditions Panama,
2008.

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LE FANTÔME DE MANDARI

VIIIeþarrondissement. Il s’est installé avec elle dans un


appartement rue de la Faisanderie, mais son père est
inquiet car cette femme a confié à son fils qu’elle a été la
maîtresse d’un dénommé Hicham Mandari, de «þsinistre
réputationþ». Elle affirme s’appeler Hayat et sa date de nais-
sance correspond à celle de la veuve de Mandari dont elle
aurait emprunté le prénom pour racoler à la nuit tombée.
Le contact de Baptendier à la DST française lui confie qu’il
s’agit d’une «þaffaire sensibleþ». La jeune femme aurait été
la dernière à avoir parlé au téléphone à Mandari. Elle est
même titulaire d’un permis de séjour en France «þdélivré à
la demande des services secrets marocainsþ». L’affaire,
confiera l’agent traitant de Baptendier, n’est pas encore
résolue pour les services françaisþ: «þL’assassinat de Man-
dari pourrait avoir un lien avec la DST marocaine.þ»
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7
L’ÉMIR IMAGINAIRE1

«þNous nous réjouissons…, de t’annoncer, cher peuple,


la bonne nouvelle de la découverte de pétrole et de gaz, de
bonne qualité et en quantités abondantes, dans la région de
Talsint dans les provinces de l’Oriental qui nous sont si
chères.þ» 20þaoût 2000, MohammedþVI vient à peine de
boucler sa première année de règne. L’annonce faite dans
son discours marquant l’anniversaire de la «þrévolution du
roi et du peupleþ» a l’effet d’une bombe. Pour le peuple
médusé devant son petit écran, c’en est bien fini de la
misère qui l’accableþ: le jeune roi a la «þbarakaþ» des émirs
du Golfe, et le royaume s’apprête à se muer en pétromo-
narchie.
Talsint. Le nom hier inconnu de cette petite bourgade
aux confins de la frontière avec l’Algérie s’étale à la une de
la presse. Dans la rue, sur les terrasses des cafés, à l’usine,
dans les administrations, dans les salons des maisons bour-
geoises comme dans les taudis, on ne parlera que de la

1. L’auteur a signé une enquête détaillée sur cette affaire dans Le


Journal hebdomadaire. Ali Amar, «þTalsint, l’histoire secrèteþ», Le Jour-
nal hebdomadaire, 10þfévrier 2007.

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

«þbonne nouvelleþ» pendant des mois. Le 23þaoût, le roi,


flanqué de ses frères et sœurs et suivi d’un aréopage
d’officiels, se déplace en grande pompe à Talsint pour
inaugurer officiellement le premier forage. Celui-ci est
confié à Crosco, une société croate qui creuse depuis des
semaines et dans le plus grand secret les entrailles du désert
marocain. Le périmètre est quadrillé par l’armée qui a été
mise à contribution pour déblayer la rocaille brûlante et
ouvrir une piste sinueuse de 30þkm qui mène au mirifique
puits. Des tonnes de matériel et d’engins ont été tractées du
port méditerranéen de Nador par des convois impression-
nants à travers le paysage lunaire de la province de Figuig
sous la surveillance tatillonne de la gendarmerie royale.
C’est l’euphorie, le délire. Les médias rivaliseront de super-
latifs pour décrire ce que sera Casablanca, la capitale éco-
nomique du pays, dans quelques annéesþ: la Dubaï du
Maghreb. Devant une forêt de micros, Youssef Tahiri, le
ministre de l’Énergie, annonce des chiffres à donner le
tournis aux plus sceptiquesþ: pour ce seul gisement, les
réserves d’hydrocarbures sont estimées à 100þmillions de
barils, et plus d’une quinzaine de puits sont envisagés, por-
tant l’estimation à 2þmilliards de barils, de quoi offrir trente
ans d’autosuffisance énergétique au Maroc.
Mais le rêve de voir le royaume se transformer en
monarchie pétrolière va pourtant tourner court. Que s’est-
il réellement passéþ? A-t-on touché une nappe de pétrole
inexploitable pour des raisons aussi obscures qu’impro-
bablesþ? Était-ce tout simplement un coup de bluff de
quelques aventuriers texans qui ont berné une poignée
d’apprentis businessmen gravitant autour du pouvoirþ?
L’histoire pathétique du pétrole de Talsint ressemble en
réalité à un mauvais polar politico-financier aux héros inter-

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MOHAMMEDÞVI

lopes, une histoire qui n’a pu se nouer que dans le contexte


particulier de l’accession au trône alaouite d’un jeune
monarque porteur de tous les espoirs d’un peuple après
près de quarante ans de règne absolu de HassanþII. Mais
aussi d’un jeune roi inexpérimenté, entouré d’une nouvelle
cour vorace qui a trop vite cru en sa bonne étoile, et sur-
tout très mal conseillé, au point d’annoncer lui-même à la
télévision ce qui se révélera le plus gros canular que le
Maroc ait connu.
Été 1999. Alors que le Maroc est sous le choc de la
disparition de HassanþII, le gouvernement d’alternance
mené par le socialiste Abderrahmane Youssoufi peaufine
un nouveau code des hydrocarbures. Le texte de loi est
révolutionnaire puisque censé, grâce à des abattements
fiscaux et à des mesures incitatives alléchantes, attirer les
grandes majors du pétrole, qui jusque-là ont boudé le
royaume chérifien, toute prospection y étant découragée
par des royalties élevées qu’elles auraient dû verser à l’État
et des impôts exorbitants sur chaque baril extrait du sous-
sol marocain. Les détails de la loi, qui n’est pas encore
passée sous les fourches caudines du Parlement, sont
jalousement gardés au secret dans les crédences du minis-
tère de l’Énergie. Mais, sous les lambris du pouvoir,
quelques initiés qui ont flairé le jackpot chuchotent déjà
son contenu et décident de prendre les devants. Ces jeunes
affairistes, nouveaux habitués du Palais, iront à la pêche
d’un JR en Amérique pour être les premiers à se lancer
dans ce nouveau business prometteur. De l’autre côté de
l’Atlantique, les aventuriers de la prospection pétrolière
pullulent. Ils savent peu ou prou que le Maroc, dont le
potentiel a été oublié depuis la fin du Protectorat français,
pourrait, compte tenu de sa géologie, regorger de pétrole,

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

à condition de piocher là où il faut et dans la mesure du


possible à moindre coût.
Depuis la fin des annéesþ80, l’un d’eux, Michael
H.þGustin, qui a grandi au milieu des pompes à bascule du
Texas à l’image du personnage incarné par James Dean
dans Géant, lorgne sur le Maroc. Il dirige une petite firme
du nom de Skidmore Energy qui joue à la roulette en son-
dant les profondeurs du golfe du Mexique avec un succès
mitigé. Début 1998, il est approché par Abdou Saoud,
consul honoraire du Maroc en Californie et tête de pont
des affairistes arabes à Los Angeles. Saoud lui fait miroiter
les beaux atours du nouveau code des hydrocarbures et le
met en contact avec Othman Skiredj, fils d’un influent
général de l’armée de l’air marocaine et ancien aide de camp
de HassanþII. Le jeune Skiredj, un des rares Marocains à
avoir étudié au prestigieux Massachusetts Institute of Tech-
nology de Boston (MIT), est actionnaire de Medi Holding,
un petit fonds d’investissement touche à tout, de la Bourse
à la téléphonie mobile. Son atoutþ: être associé à deux tren-
tenaires bien nésþ: Mohamed Benslimane, le beau-frère du
prince Moulay Hicham, cousin germain de MohammedþVI,
et surtout le prince Moulay Abdallah, un autre cousin ger-
main du roi qui a aussi l’avantage d’être géologue de forma-
tion. Le pedigree des promoteurs de Medi Holding et leur
proximité avec celui qui prendra bientôt les rênes du
royaume n’échapperont pas au Texan Gustin.
Gustin n’a pas non plus été choisi au hasard par Abdou
Saoud. S’il connaît en effet toutes les ficelles du métier,
dans la mesure où il est lui-même issu d’une famille de
pétroliers, ce baroudeur n’est pas le seul partenaire
convoité par les Marocains. Sa société, il la doit à John Paul
DeJoria, un habile homme d’affaires qui figure régulière-

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MOHAMMEDÞVI

ment en bonne place dans les classements des toutes pre-


mières fortunes des États-Unis. La soixantaine athlétique, le
«þshampooineur de Beverly Hillsþ», comme le décrivent les
magazines people de Californie, est un richissime self-
made-man, cofondateur de John Paul Mitchell Systems,
une multinationale de produits de soins capillaires au
chiffre d’affaires qui frise le milliard de dollars et qui est
aussi célèbre en Amérique que L’Oréal. DeJoria possède un
florilège d’entreprises, dont Skidmore Energy, fondée avec
Gustin en 1995. Skidmore est ce que l’on appelle dans le
jargon des pétroliers une société de wild catting1, une sorte
de «þdécouvreurþ» de gisements à revendre aux majors
comme Shell, Chevron ou Total, seules capables d’investir
sur le long terme pour leur exploitation. Le business est ris-
qué, les fonds étant souvent investis en pure perte. Gustin,
qui peine à faire fortune, convainc DeJoria que le Maroc est
la dernière frontière à explorer. Ses arguments semblent
solidesþ: le sous-sol du pays n’a pas été suffisamment sondé,
il a trouvé des partenaires diligents, bien introduits et qui,
fait unique, proposent même de favoriser l’entreprise en la
faisant bénéficier des avantages du code des hydrocarbures
avant même sa promulgation officielle.
Forts de leurs entrées au Palais, les Marocains de Medi
Holding s’accordent avec les Américains de Skidmore sur
la liste des avantages qu’ils s’engagent à obtenir en un
temps record. Ils assurent que Lone Star Energy, leur joint-
venture qui n’a que huit mois d’existence, pourra profiter
rapidement des exonérations fiscales et d’un régime des
changes favorable prévus par le nouveau code des hydro-

1. Appellation donnée aux «þprospecteurs sauvagesþ» du Texas pour


les différencier des majors du pétrole.

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

carbures encore en gestation1. Mieux encore, en contrepar-


tie, le prince Moulay Abdallah réclame par écrit à John
Paul DeJoria et à Michael H.þGustin 12þ% du capital de
Lone Star Energy pour services rendus auprès des autori-
tés. C’est-à-dire la certitude de l’application d’une loi qui
n’est pas encore en vigueur contre un fauteuil autour de la
table. Cette lettre, dont la copie difficilement obtenue a été
publiée dans les colonnes du Journal hebdomadaire, fera
scandale lorsqu’elle sera révélée au grand public2. Elle pré-
figure déjà la prédation économique des nouveaux cercles
du pouvoir, arrivés dans le sillage de MohammedþVI. En
dix ans de règne, de telles méthodes peu orthodoxes dans
d’autres affaires liées directement au business du roi écor-
neront l’image de la monarchie, notamment celles concer-
nant le holding Omnium Nord-Africain (ONA)3.
Les portes des ministères marocains sont grandes
ouvertes pour Lone Star Energy, dont les réalisations sont
pourtant inexistantes. Mohammed Benslimane obtient ren-
dez-vous sur rendez-vous à la Direction des investissements
extérieurs, à l’Office des changes et au ministère de l’Éco-
nomie et des Finances. Toutes les promesses qu’il a faites à
ses associés américains sont tenues. L’effort de conviction y
est, l’argumentaire semble cohérent, mais la facilité est pour
le moins que l’on puisse dire inouïe. Quelques jours avant
la promulgation du code des hydrocarbures, Medi Holding

1. Le code marocain des hydrocarbures est promulgué en


févrierþ2000. Il permet la signature d’une lettre d’intention définitive
entre les Texans et les Marocains le 9þmars 2000.
2. Lettre du prince Moulay Abdallah, datée du 17þnovembre 1999,
publiée dans Le Journal hebdomadaire du 23þmars 2002 et reprise dans
son édition du 10þfévrier 2007.
3. Voir à ce sujet le chapitreþ2, «þTrès riche roi des pauvresþ».

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MOHAMMEDÞVI

ficelle avec l’État marocain une convention d’investisse-


ment qui «þjustifieþ» ses 12þ% dans le capital de Lone Star
Energy.
De son côté, Gustin joue le tout pour le tout. Il cède
quelques menues affaires au Texas et se lance à corps perdu
dans l’aventure marocaine. Avec le trio Moulay Abdallah,
Benslimane et Skiredj, il fonde donc Lone Star Energy le
20þjuillet 1999, trois jours avant le décès de HassanþII.
Une étoile est née, elle sera dotée d’un petit capital de
100þ000þeuros qui sera augmenté par les bénéfices futurs.
Au final, Skidmore en détiendra 88þ% et Medi Holding
12þ%, après d’autres largesses que les Marocains apporte-
ront en gageþ: ils permettent, entre autres, l’accès aux don-
nées géologiques du pays. Dès le 9þdécembre 1999, Gustin
écrit à DeJoriaþ: «þLes plus hautes autorités du pays nous
soutiennent […], nous avons la certitude d’avoir trouvé
quelque chose.þ» Comment ont-ils pu détecter du pétrole
avec une rapidité aussi déconcertanteþ? Des géologues che-
vronnés font déjà la moue, comme Abraham Serfaty, l’exilé
politique le plus célèbre du Maroc que MohammedþVI a
autorisé à enfin rentrer au pays et qui a réintégré ses fonc-
tions dans l’administration des mines. Mais Gustin explique
sans ciller à coups de déclarations à la presse que sa société
est dépositaire pour le Maroc d’une technologie révolution-
naire supposée réduire considérablement la marge de risque
dans le choix des sites de forages, une technologie concédée
par GeoScience, une obscure firme basée au Texas et dont
on saura plus tard que Gustin en est aussi… actionnaire.
Pour faire simple, ce procédé baptisé SRM utilise un
rayonnement électromagnétique émis par des avions de
reconnaissance, qui permettrait d’identifier des bassins
sédimentaires potentiellement exploitables. Ces données,

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

croisées avec des études plus classiques (les cartes géolo-


giques en l’occurrence), auraient ainsi permis de se focaliser
sur Talsint… Déjà la presse spécialisée internationale émet
des doutes sur cette méthode jugée peu crédible1.
Au Palais, personne n’écoute ces critiques. Octobre
1999, lors d’une audience privée à Marrakech, le trio de
Medi Holding présente à MohammedþVI en personne le
fruit des trouvailles collectées par les «þavions renifleursþ»
de Gustin. Les choses s’emballent quelques mois plus tard.
Une deuxième entrevue est même accordée par Moham-
medþVI dans son palais de Tanger, cette fois en présence
des Américains, mais la petite Lone Star Energy au capital
ridicule ne fait déjà plus le poids. La manne aiguise désor-
mais d’autres appétits plus puissants.
Derrière les annonces tonitruantes, des dissensions
entre Américains et Marocains autour du contrôle de
Lone Star Energy préfigurent déjà une crise à venir.
Financièrement à bout de souffle, Lone Star Energy,
sous-capitalisée, n’arrive plus à tenir ses engagements
envers les Croates de Crosco, qui menacent de remballer
derricks et trépans et de quitter le pays. La gendarmerie
qui veille au grain sur le site calmera leurs velléités, le roi
insistant sur l’avancée rapide du forage en prévision de sa
visite sur le site. Le jour même de sa venue à Talsint, un
fonds d’investissement du nom d’Armadillo entre dans la
danse. Selon Gustin et DeJoria, l’arrivée de cet investis-
seur avait été effectivement convenue avec le roi lors de
la fameuse réunion de Tanger, mais ils ne savaient pas
que les Marocains avaient fait appel en coulisses au

1. Samuel Blitz, «þThe SRM paradoxþ», Oil and Gas Monitor, sep-
tembreþ1999.

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MOHAMMEDÞVI

groupe saoudien Dallah Al Baraka pour injecter de


l’argent frais1.
Armadillo. Ce sympathique petit rongeur à la carapace
solide des déserts américains, le tatou, est aussi un person-
nage de bande dessinée créé par Mark Gruenwald dans
Captain America. Ce genre de nom dans les affaires est sur-
tout évocateur de sociétés-écrans qui pullulent dans les
paradis fiscaux des États confettis aux législations sulfu-
reuses. De grands groupes transnationaux s’en servent pour
brouiller les pistes de leurs innombrables participations et
échapper ainsi à la fiscalité de leurs pays de résidence. Dal-
lah Al Baraka, hydre de la finance estampillée «þhalalþ»,
n’est pas en reste dans ce domaine. Quand ce gigantesque
groupe saoudien, un temps soupçonné par les États-Unis
d’abriter des fonds d’Al-Qaida, vole au secours de Lone
Star Energy – grâce au prince Bandar Ibn Sultan, ancien
ambassadeur de Riyad à Washington, prétendra Gustin –, il
utilisera un fonds créé pour la circonstance au Liechten-
stein. Ce fonds, le fameux Armadillo, déboursera pour ren-
flouer Lone Star Energy 13,5þmillions de dollars, censés
assurer le flux de trésorerie nécessaire à l’entreprise sur la
base de projections financières élaborées par les financiers
de Skidmore. Le principal bailleur d’Armadillo n’est autre
que Cheikh Kamel Saleh, richissime patron de Dallah Al
Baraka. À l’époque bien en cour au Maroc, le cheikh devait
investir dans le tourisme balnéaire à Taghazout, une des
plus belles plages du Sud marocain. Mais il ne serait pas le
seul à avoir accepté de mettre ses billes dans l’aventure

1. Dans une lettre datée du 29þjanvier 2001, Gustin propose à


MohammedþVI de «þrevenir sur sa décision de faire appel à Dallah Al
Barakaþ» en échange d’une contrepartie financière «þpour combattre la
famineþ» et «þaider les pauvres à se rendre en pèlerinage à LaþMecqueþ».

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

pétrolière marocaine. D’autres investisseurs, dont l’identité


demeurera impossible à percer, compléteraient le tour de
table. Gustin et DeJoria sont persuadés que des intérêts
marocains proches du roi, sinon le roi lui-même, y sont
représentés. Pour eux, il n’y a pas de doute, ces intérêts ne
peuvent être que ceux évoqués par le roi lors de leur ren-
contreþ: «þBien entendu, il en possède des parts, on le sait
depuis qu’il nous a formellement dit que le pétrole doit
revenir aux Marocains et qu’il y veillerait personnelle-
ment1.þ» Ils en veulent aussi pour preuve l’intervention du
cabinet royal dans la diligence d’Armadillo à verser les
fonds requis pour contrôler in fine 44þ% du capital de
Lone Star Energy. Côté Medi Holding, les allégations des
Américains ne sont que pures affabulations. Armadillo,
comme la plupart des fonds d’investissement en porte-
feuilles, n’a de toute façon aucune obligation de révéler
l’identité de ses possédants. Reste cependant que les sub-
stantiels avantages obtenus par Medi Holding à Lone Star
Energy profitent désormais à des investisseurs qui préfèrent
la discrétion et qui ont, après augmentation de capital,
dilué Skidmore à moins de 1þ% du capital, avec la bénédic-
tion de l’auditeur KPMG, chargé de mettre de l’ordre dans
ce nouveau montage financier. En octobreþ2001, Armadillo
changera de dénomination pour devenir Mideast Fund for
Morocco (MFM).
Le différend qui oppose les Américains de Skidmore
aux Saoudiens de Dallah Al Baraka et aux Marocains de
Medi Holding va se transformer en un complexe imbro-
glio financier. En aoûtþ2000, quand l’accord est conclu

1. Entretien avec l’auteur en marsþ2002. Affirmation que Gustin répé-


tera au correspondant du Journal hebdomadaire aux États-Unis lors de
deux entrevues en octobreþ2003.

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MOHAMMEDÞVI

avec Armadillo, contrôlé par Dallah Al Baraka à travers sa


filiale Samaha Holdings, les nouveaux entrants saoudiens
commandent au cabinet KPMG de Rabat un audit sur les
dépenses engagées jusque-là par la société. KPMG rend sa
copie en janvierþ2001. Au nom de Medi Holding, le cabi-
net émettra des réserves sur les montants prétendument
investis par Skidmore dans ses travaux de prospection
avec la fameuse technologie SRM. Les factures pour ces
travaux atteindraient la somme faramineuse de 17þmillions
de dollars que Skidmore déclare avoir payée directement
à GeoScience. Dallah Al Baraka et Medi Holding contestent
cette dépense. Skidmore, pour sa part, insiste pour l’inté-
grer dans son compte courant et ainsi prétendre à la majo-
rité du capital. Le conflit est de taille. Pourtant, le 23þmars
2001, Richard Menkin, le financier de Dallah Al Baraka,
adressera un courrier troublant à Robert Thomas, le
comptable de Skidmore. Il y écrit en substance qu’au
moment où ils avaient demandé des précisions sur cet
«þinvestissementþ», ils n’avaient pas pris connaissance du
rapport de KPMG. Il y reconnaît aussi que les paiements
engagés directement par Skidmore à GeoScience n’ont
pas lieu d’être contestés. Menkin ajoute en outre qu’il
comprend l’irritation de Skidmore à qui on demande des
justificatifs sur des documents… «þdéjà auditésþ». De
l’aveu de Menkin, les justificatifs des transferts à Geo-
Science sont demandés par les actionnaires de Dallah Al
Baraka qui sont sollicités pour faire de nouveaux verse-
ments à Lone Star Energy. Enfin, le financier de Dallah Al
Baraka ajoute que, si les traces des paiements faits à Geo-
Science par Skidmore sont «þlourdesþ» à produire, il pour-
rait se contenter de l’audit de KPMG comme document
de confirmation.

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

Volte-face ou formalisme rigoureuxþ? Dallah Al Baraka


et Medi Holding refuseront de prendre en considération les
factures de GeoScience. Pour Medi Holding, ces dépenses
auraient dû se faire via Lone Star Energy. Mohammed
Benslimane sera formel à ce sujet. À son sens, Skidmore
devrait au moins produire des preuves tangibles de ces
paiements. Il ajoutera que KPMG n’a jamais entériné les
factures de GeoScience. Qui dit vraiþ? Difficile de clarifier
cet embrouillamini, Azeddine Benmoussa, le patron de
KPMG-Rabat, s’étant toujours refusé à tout commentaire
sur ce sujet, par devoir de «þréserve professionnelleþ».
KPMG enverra (des mois après la production de son audit)
une lettre à Skidmore, dans laquelle il précise que les
dépenses en question ne seront pas certifiées tant que les
preuves de leur paiement n’auront pas été produites. L’avo-
cat de Skidmore, Gary Sullivan, prétendra que les factures
de GeoScience ont été directement honorées par Skidmore,
pour une raison qu’il juge évidente, Skidmore détenant
l’exclusivité de la technologie SRM au Maroc. Un peu court
quand on sait qu’elles ne seront jamais mises à la disposi-
tion des autres actionnaires. N’ayant pas pu faire entériner
ces dépenses, Skidmore a été de facto fortement dilué dans
le capital de Lone Star Energy, suite à l’injection de fonds
réalisée en aoûtþ2001 par Dallah Al Baraka via Armadillo.
C’est désormais un long bras de fer qui s’engage entre
les actionnaires. Skidmore estime avoir été lésé dans l’opé-
ration. Les multiples négociations entre les parties mène-
ront à l’impasse, chacun campant sur ses positions. Les
Saoudiens et les Marocains s’en tiendront au formalisme
des usages comptables. De leur côté, les Américains contes-
teront avec véhémence la bonne fois de l’auditeur. «þC’est
un mini-Enron marocain, commentera leur avocat. KPMG

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MOHAMMEDÞVI

a reconnu la créance avant de se retourner contre nous1.þ»


La guerre est déclarée et le divorce presque consommé.
Gustin et DeJoria remueront ciel et terre pour faire
entendre leur voix. Ils proposent aux Marocains de
reprendre les parts de Dallah Al Baraka. Ils approchent de
grandes compagnies comme Conoco ou l’espagnole Repsol,
prennent langue avec la BMCE Bank, une des plus impor-
tantes banques privées marocaines, et avec la Caisse de
dépôt et de gestion (CDG), l’équivalent français de la
Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Sans succès. Ils tenteront en vain lors de réunions mara-
thon, à Paris et Londres notamment, de trouver une cote
mal taillée avec leurs anciens partenaires.
Deux ans durant (de 2000 à 2002), ils n’auront de cesse
d’écrire à tout ce que le Maroc compte d’officiels. À André
Azoulay, conseiller du roi pour les affaires économiques,
Gustin écrira, en août puis en octobreþ2001, pour
«þl’implorer d’avertir Sa Majestéþ». Interrogé en 2002 sur
cette question, Azoulay a eu cette répliqueþ: «þJ’ai effective-
ment reçu des lettres émanant de Skidmore, comme je
reçois chaque jour des centaines de courriers. Non, je n’en
ai pas fait part au roi… vous savez, tous les jours nous
recevons des demandes d’audience royale2.þ» Dans ses cor-
respondances d’octobreþ2001 avec Abdallah El Maâroufi,
ambassadeur du royaume à Washington, DeJoria parlera
de «þdésastreþ», relevant au passage que le dealþconclu avec
la plus haute autorité de l’État insistait sur le fait que le
«þpétrole devait rester entre elle et nousþ». Edward
Gabriel, l’ambassadeur américain en poste à Rabat, sera

1. Entretien avec l’auteur en marsþ2002.


2. Ibid.

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

aussi sollicité en décembreþ2002 pour intervenir auprès du


Palais. Rien n’y fera, pas même cette année-là une tentative
de médiation de l’ancien secrétaire d’État à la Défense,
William Cohen, un intime de DeJoria et «þamiþ» de longue
date du Maroc.
À l’occasion des visites royales aux États-Unis en 2001,
d’autres lettres seront expédiées au secrétaire d’État Colin
Powell et même à George W.þBush qui venait d’être élu.
Toujours sans résultat, sauf cette enquête diligentée par la
CIA et qui serait tenue à ce jour «þsecret défenseþ»1. Il est
loin le temps où Gustin et son épouse Cynthia posaient
tout sourires devant le crépitement des flashs au dîner de
gala offert en 2000 par Bill Clinton à MohammedþVI à la
Maison-Blanche. À l’époque, le Texan faisait encore partie
du gotha des invités de marque du royaume aux grandes
cérémonies officielles…
Gustin et DeJoria décident alors de passer à l’offensive,
en diffusant en aoûtþ2003 à plus d’un millier de médias
internationaux une lettre ouverte à MohammedþVI dans
laquelle ils font état de «þson implication personnelle dans
la faillite du plus important investissement américain au
Marocþ». Contre ce qu’ils considèrent comme une fin de
non-recevoir, ils déposent enfin en marsþ2005 une plainte
devant une juridiction de Dallas au Texas à l’encontre de
tous les belligérants de cette affaire pour «þfraude, blanchi-
ment d’argent, crime organisé et financement probable
d’activités terroristesþ». Skiredj, Saoud, Moulay Abdallah et
Benslimane y sont désignés comme «þagissant au nom du
roi MohammedþVIþ», et la contribution des 13,5þmillions de

1. James T.þNorman, «þMirage in Morocco – When is an oil find not


an oil findþ?þ», Energy Economist, juinþ2002.

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MOHAMMEDÞVI

dollars faite par Cheikh Kamal à Lone Star Energy comme


«þun cadeau politique au roi du Marocþ». La Cour fédérale
des États-Unis siégeant au Texas refusera de prendre en
considération l’accusation «þfaute de preuves tangiblesþ».
L’affaire sera portée en appel. Le 27þjuillet 2006, la justice
américaine rendra son verdictþ: l’acte d’accusation et le
montant de 3þmilliards de dollars demandés par les plai-
gnants pour dommages et intérêts sont jugés «þsans fonde-
mentþ». Skidmore sera débouté et, pire, financièrement
sanctionné. La société devra prendre en charge tous les
frais de justice pour avoir initié une procédure judiciaire
sur la base d’«þallégations frauduleusesþ». Ils se montent à
plus d’un demi-million de dollars. Depuis cette date, Skid-
more a cessé toute activité, son site Internet est fermé et ses
lignes téléphoniques coupées. John Paul DeJoria est tou-
jours la coqueluche des médias depuis qu’il a racheté
l’immense demeure du styliste Gianni Versace sur Ocean
Drive à Miami et Michael Gustin a finalement révisé ses
ambitions à la baisse en acceptant un emploi de consultant
auprès d’une petite firme de géologues basée à Reno au fin
fond du Nevada.
Huit années se sont écoulées depuis que MohammedþVI
a annoncé dans son discours radiotélévisé mémorable que
le sous-sol de Talsint recelait du pétrole «þen quantités
abondantesþ». Le rêve de Talsint s’est depuis longtemps
évaporé des consciences, car l’or noir n’a jamais jailli de ce
puits qui a suscité tant d’appétits et de folles espérances. La
bourgade qui était devenue synonyme d’eldorado promet-
teur pour beaucoup de Marocains a, très vite, replongé
dans l’anonymat et la misère de cette lointaine province de
l’Oriental que les gouvernants de Rabat, depuis Hubert
Lyautey, ont toujours appelé le «þMaroc inutileþ». Des

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L’ÉMIR IMAGINAIRE

parcelles de terrains y furent cédées à prix d’or par des spé-


culateurs indélicats, mais la crise économique y a repris ses
droits. Des émeutes du pain y ont même éclaté en 2008.
Personne ne sait ce que sont devenus les millions de dollars
investis par les Saoudiens de Dallah Al Baraka pour pous-
ser à la porte les Texans. Une rumeur persistante assure
qu’une nappe de pétrole a bien été découverte et que
MohammedþVI a fait fermer le puits, trop proche de la
frontière algérienne où les tensions sur le Sahara occidental
sont loin de s’apaiser. Une manière sans doute de faire per-
durer un mirage dont rêvait tout un peuple. Du lieu de
forage, là où ont roulé les limousines gouvernementales
sous le soleil de plomb de ce 23þaoût 2000, il ne subsiste
qu’un amas difforme de ferraille rongée par la rouille, der-
nier vestige du plus grand mirage qu’a connu le Maroc
depuis son indépendance. Et du plus grand ratage média-
tique de MohammedþVI. Le quotidien casablancais Assa-
hifa1 reviendra sur l’affaire en janvierþ2007. Sa mauvaise
lecture de la lettre ouverte des Texans au roi, disponible
sur Internet, lui causera bien des soucis. La publication
avait compris que l’allusion au «þcadeau politique des Saou-
diensþ» était en réalité un gage financier de 13þmillions de
dollars accordé à MohammedþVI pour stopper toute pros-
pection à Talsint, celle-ci pouvant gêner les intérêts saou-
diens sur le marché mondial des hydrocarbures. Malgré le
peu de crédit accordé à cette thèse iconoclaste, l’imminence
d’une sanction royale contraindra la direction du quotidien
à faire amende honorable. Mieux, Assahifa décidera de se
saborder pour ne reparaître dans les kiosques que plusieurs

1. Assahifa faisait partie du même groupe de presse que Le Journal


de 1998 à 2005.

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MOHAMMEDÞVI

mois plus tard sous un autre nom. Le cabinet royal, par la


voix du conseiller Mohamed Moâtassim, fera un communi-
qué pour annoncer que «þSa Majesté le roi, dans Sa magna-
nimité souveraine, renonce à toutes poursuites judiciaires
dès lors que la direction de ce quotidien a fait état de ses
excuses, de ses dysfonctionnements internes et de sa déci-
sion de suspendre temporairement ses tiragesþ». La presse
n’enquêtera plus sur cette affaire devenue, depuis cet
épilogue tragi-comique, un sujet tabou.
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LES DEUX TÊTES DE JANUS

Mardi 5þjuin 2007 en début de soirée, c’est l’embou-


teillage dans les ruelles ombragées d’un des quartiers les
plus huppés de Casablanca. Moulay Hafid Elalamy, le frin-
gant patron des patrons, invite à dîner dans sa villa de
maître la fine fleur du capitalisme marocain. Une vingtaine
de convives, jeunes capitaines d’industrie, héritiers d’empires
financiers et patrons de multinationales, sont de la partie.
On y remarque le pétrolier et patron de presse Aziz Akhan-
nouch, Abdeslam Ahizoune, le P-DG de Maroc Telecom,
Anas Sefrioui, le tycoon de l’immobilier, ou encore les deux
poids lourds du secteur public que sont Mustapha
Bakkoury de la Caisse de dépôt et de gestion et Mostafa
Terrab de l’Office chérifien des phosphates (OCP). Les
agapes ont des allures de conclave de tout ce que compte le
Maroc des affaires. Ces hommes d’affaires ont répondu à
l’invitation d’Elalamy pour une raison majeureþ: mettre la
main à la poche pour financer la construction du nouveau
siège de la Confédération générale des entreprises du
Maroc (CGEM), l’équivalent du MEDEF français, les
anciens locaux du puissant lobby économique étant deve-
nus à l’évidence trop exigus pour l’ambition de ses

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MOHAMMEDÞVI

membres. Mais, en aparté, quelques convives discutent


mezzo voce d’un sujet beaucoup plus sensibleþ: la nouvelle
poussée de fièvre des relations tumultueuses qu’entre-
tiennent Fouad Ali El Himma et Mohamed Mounir Majidi,
les deux piliers du régime. Ces deux-là sont des saigneurs.
Le premier de la politique, l’autre de l’affairisme. Ayant
grandi tous deux à Rabat dans les jupes du makhzen, ils se
connaissent depuis leur plus jeune âge. Leurs rapports
n’ont été qu’alternance de coups portés à la carotide et de
vraies fausses alliances de circonstance. Depuis que
MohammedþVI est roi, les parcours fulgurants des deux
hommes résument à eux seuls la «þnouvelle èreþ». Deux
personnalités, devenues en dix ans les plus influentes du
Maroc, qui n’ont presque aucun point commun, sinon celui
de vouloir être au plus près de Sa Majesté. Ils personnifient
deux archétypes de cette «þGénération M6þ», mais surtout
deux versants d’un même pouvoir, dont le roi a lui-même
tracé les contoursþ: El Himma à la politique et à la sécurité
en tant que ministre délégué de l’Intérieur1, Majidi au busi-
ness et à la gestion de la fortune royale en tant que chef du
secrétariat particulier du roi. Depuis qu’ils se sont hissés au
pinacle du pouvoir, ces deux confidents de MohammedþVI
font mine de respecter ce jeu de rôles, mais, à chaque fai-
blesse de l’un ou de l’autre, leur guerre d’usure laisse jaillir
des étincelles. En coulisses, leur combat n’a pas reprisþ: il
ne s’est jamais interrompu. «þArrêter de surveiller l’autre
serait déjà une erreur, cesser de s’en méfier, une fauteþ»,
commente un habitué du sérail. Les quelques patrons invi-
tés à la cène d’Elalamy qui abordent ce sujet en discrets

1. El Himma quittera cette fonction en aoûtþ2007 pour briguer un


mandat de député.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

conciliabules ont des raisons de s’inquiéterþ: ils font partie


du clan Majidi, formaté autour des holdings royaux et du
patronat. Et Majidi est de nouveau au centre de plusieurs
polémiques qui pourraient favoriser ceux d’en face, affidés
à l’aile sécuritaire du Palais. Déjà en 2004, lorsque se prépa-
rait la relève au sein du patronat, El Himma avait saisi
l’occasion d’avancer ses pions dans le pré carré des hommes
d’affaires, soutenu en cela par le tour de vis sécuritaire
donné au pays au lendemain des attentats sanglants du
16þmai 2003 à Casablanca, la capitale économique du
royaume. El Himma avait profité de l’événement pour
accuser publiquement les grands patrons de la ville de ne
pas suffisamment investir afin de stimuler l’économie maro-
caine, de réduire le chômage et ce faisant d’éradiquer la
misère des banlieues, terreau fertile de l’islamisme radical.
Il empiète alors sur le domaine réservé de Majidi, qui lui
aussi veut contrôler à sa manière le patronat en y plaçant
ses fidèles alliés. Parce qu’il s’agit de menace terroriste,
parce que la sécurité nationale est en jeu, l’incursion d’El
Himma sera tolérée par MohammedþVI. Un geste qui sera
très médiatisé et qui rappelle une vérité toute simpleþ: dans
la hiérarchie du pouvoir marocain, il n’y a pas de place
pour deux vice-rois en période de crise. «þComment, dans
ces conditions, parler d’attelage efficace destiné à secouer
l’immobilisme du gouvernement1þ?þ» s’interroge la presse,
critiquant cette polarisation du pouvoir autour du roi qui
ne crée que tensions et scandales à répétition. Cette fois, le
fer est croisé au cœur du business de MohammedþVI. Une
violente controverse vient d’éclater autour du débarque-

1. Par l’auteur, «þMajidi, El Himma, la rivalité secrèteþ», Le Journal


hebdomadaire, 9þjuin 2007.

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MOHAMMEDÞVI

ment précipité de Khalid Oudghiri, un ancien cadre de la


BNP promu au poste de P-DG d’Attijariwafa Bank, la banque
contrôlée par les holdings du roi. Yassine Mansouri, le
patron de la DGED (Direction générale des études et de la
documentation), le service de contre-espionnage marocain,
est destinataire en décembreþ2006 d’une missive confiden-
tielle de ses homologues français. La France, première
partenaire économique du royaume, s’inquiète de voir mal-
menés ses intérêts au Maroc. MohammedþVI est immédiate-
ment informé. On ne saurait obscurcir le ciel dégagé des
relations privilégiées avec Paris, alors que le soutien de
l’Élysée et du Quai d’Orsay est si crucial sur le dossier du
Sahara occidental. El Himma y voit une opportunité de
porter l’estocade à son rival. Une réunion extraordinaire est
organisée au ministère de l’Intérieur en janvierþ2007, à
laquelle sont convoqués Majidi et ses lieutenantsþ: Hassan
Bouhemou, le patron de Siger (anagramme de Regis, «þroiþ»
en latin), holding du souverain qui contrôle l’Omnium
Nord-Africain (ONA) et Attijariwafa Bank, Saâd Bendidi, à
l’époque P-DG de l’ONA, et Khalid Oudghiri, le P-DG
d’Attijariwafa Bank. En face d’eux, El Himma aligne Cha-
kib Benmoussa, le ministre de l’Intérieur, par ailleurs un
ancien de l’ONA, et Yassine Mansouri, le chef des services
secrets. La réunion est houleuse mais, au sein du clan
Majidi, Oudghiri laisse entrevoir des positions opposées sur
la stratégie de la banque vis-à-vis de l’ONA et de ses parte-
naires français, notamment AXA et Auchan avec qui la
guerre est ouverte. Oudghiri sera invité à s’exprimer plus
librement à huis clos lors d’une deuxième rencontre avec
les «þsécuritairesþ». À cette occasion, il s’opposera à l’idée
de mettre la banque qu’il dirige au seul service des intérêts
du roi. L’hostilité à l’égard des intérêts économiques de la

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

France est pour lui une hérésie. El Himma boit du petit-lait


et s’empresse de s’en ouvrir à MohammedþVI qui attend
des explications. Mais l’omerta qui règne au Palais veut que
rien ne filtre, l’affaire devra rester secrète. Elle sera tran-
chée par le limogeage d’Oudghiri sans autre forme d’expli-
cation, Majidi préférant sacrifier un pion sur l’échiquier
pour que les querelles sur les affaires royales ne soient pas
rendues publiques, surtout lorsqu’elles se télescopent avec
des enjeux diplomatiques. Pire, alors qu’Oudghiri quitte le
Maroc des mois plus tard pour prendre la direction d’une
banque saoudienne, il sera accusé de malversations et de
mauvaise gestion d’Attijariwafa Bank, au point qu’il fera
appel pour sa défense à Me Vergès, le ténor du barreau
parisien, pour se prémunir de la vengeance du clan Majidi
qui ne lui a pas pardonné sa traîtrise.
Mohamed Mounir Majidi est devenu en quelques
années un intime de MohammedþVI, presque un membre
de sa famille, lui qui, en plus de gérer les affaires les plus
personnelles du roi, a le pouvoir de défaire celles des
autres. Son ascension au plus près du souverain date de son
enfance qu’il a passée auprès de Naoufel Osman, cousin de
MohammedþVI et fils d’un ancien Premier ministre marié à
l’une des sœurs de HassanþII. Naoufel invite souvent le
prince héritier chez lui. Celui-ci y croise Majidi, avec qui il
partage la passion des sports de glisse sur les plages de
Rabat. Le jeune Majidi, fils d’un fonctionnaire du ministère
de la Justice, se retrouve à fréquenter les copains du roi,
dont Fouad Ali El Himma. Mais en tant que pièce rappor-
tée seulement, car ceux qui partagent les études du prince
au Collège royal ne l’intègrent pas vraiment à leur groupe.
En 1983, le bac en poche, il quitte ce milieu pour pour-
suivre ses études à Strasbourg et pense même un temps

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MOHAMMEDÞVI

s’établir en France. Naoufel, qui décide, lui, de partir pour


New York, l’embarque dans ses bagages. Aux États-Unis,
Majidi suit cahin-caha des cours de management dans une
université de seconde zone où il obtient un MBA.
Pendant ce temps, Fouad Ali El Himma, fils d’un insti-
tuteur de Benguerir, une petite bourgade de la région de
Marrakech, vit au cœur de la «þcité interditeþ». Il avait été
sélectionné dans sa petite enfance, comme d’autres gamins
élus pour leurs résultats scolaires, pour former la classe du
futur MohammedþVI au Collège royal de Rabat. «þJe ne
voyais pratiquement pas ma famille, mais Sa Majesté Has-
sanþII et la famille royale m’avaient entouré de leur grande
sollicitude, et ce fut pour moi, enfant du peuple, un
immense honneur que de poursuivre mes études auprès de
Son Altesse royale1þ», se rappelle celui qui après Moham-
medþVI est l’homme le plus puissant du royaume.
D’anciens camarades de classe, qui ont usé leurs culottes
sur le même banc que le prince, se souviennent d’El
Himma comme d’«þun condisciple effacé, qui tenait plus du
souffre-douleur que du favori2þ». Affecté d’un bégaiement
qu’il s’est constamment efforcé de corriger, El Himma a
toujours masqué son ambition. Il suit son auguste camarade
à la faculté de droit de Rabat, qu’il fréquente sans grande
assiduité jusqu’en 1989. Durant ses études universitaires, le
jeune El Himma intègre l’arène politique. En 1986, il
entame un stage au ministère de l’Intérieur. Il y restera dix
longues années, au cours desquelles il apprendra les rudi-
ments de l’administration au cabinet de Driss Basri qui le
cantonnera à des tâches subalternes. «þBasri n’avait pas

1. Entretien avec l’auteur, maiþ1999.


2. Souleïman Bencheikh, «þEl Himma, la maliceþ», Le Journal hebdo-
madaire, 13 septembreþ2007.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

confiance en moi. Ses soupçons sont allés jusqu’à me priver


de la revue de presse quotidienne du ministère1þ», se remé-
more El Himma. Son élection aux communales – que ses
contempteurs disent manipulée en sa faveur par Driss
Basri, l’homme lige de HassanþII –, dans sa région natale en
1993, le fera par la suite siéger sous la coupole du Parle-
ment en 1995 et le qualifiera des années plus tard pour ser-
vir d’interface entre la monarchie, la société civile et la
sphère politique. En 1998, lorsque le prince héritier
exprime le désir de le nommer directeur de son cabinet,
HassanþII aurait eu cette réflexion peu amène à son
conseiller Driss Slaoui et à son ancien Premier ministre
Abdelatif Filaliþ: «þIl a besoin de gens sérieux. Les copains,
c’est pour faire la fête2.þ» Ses liens assidus avec des journa-
listes de la presse indépendante vont lui permettre d’entrer
en contact peu de temps avant la mort de HassanþII avec
des militants des droits de l’homme. Khalid Jamaï sera l’un
d’eux. Éditorialiste au Journal, connu depuis les annéesþ70
pour son franc-parler, ses positions tranchées contre les
dérives du régime, ce vieux routier de la presse à la plume
populaire sera un temps séduit comme tant d’autres par le
discours affable et par la courtoisie d’El Himma, en qui il
perçoit le nouveau visage d’une monarchie en rupture avec
l’ère finissante de HassanþII. Le journaliste lui donne accès
au cercle des militants des droits de l’homme, le met en
contact avec des anciennes victimes de la répression et des
démocrates de gauche, tous convaincus de la nécessité de
réformer les institutions archaïques du royaume. Mais El
Himma brisera cette confiance et finira par coopter quel-

1. Entretien avec l’auteur, avrilþ1999.


2. Souleïman Bencheikh, «þEl Himma, la maliceþ», Le Journal hebdo-
madaire, 13þseptembre 2007.

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ques-uns d’entre eux pour revisiter à sa manière les


«þannées de plombþ» en gérant en sous-main un processus
de réconciliation nationale à sens unique. La rupture sera
consommée avec les intellectuels réformateurs lorsque El
Himma appuiera tacitement la censure, puis l’interdiction
du Journal en 2000 et la cabale contre le journaliste Ali
Lmrabet qui a eu, aux yeux du makhzen, l’outrecuidance
de tourner la monarchie en ridicule dans ses journaux
satiriques. Peu de temps après, sa rencontre fortuite à
bord d’un vol Casa-Paris avec Fadel Iraki, l’actionnaire
principal du Journal, donnera le ton de la conception
qu’aura désormais El Himma de la presse marocaineþ:
«þTu sais, Fadel, nous avons de grands desseins pour les
médias qui doivent accompagner le nouveau règne. Vous
ne serez plus le seul journal indépendant du pays. Nous y
travaillons1.þ» Manifestement, El Himma n’avait pas
digéré le refus des dirigeants du Journal à qui il avait pro-
posé de financer à coups de millions d’euros, par le biais
du Palais, une imprimerie flambant neuf. À cette époque,
Le Journal était imprimé chaque semaine en région pari-
sienne et rapatrié par avion, toutes les grandes imprime-
ries du pays ayant refusé de le faire en raison de sa ligne
éditoriale jugée trop critique envers le régime. Jusque-là,
les relations du Journal avec El Himma étaient empreintes
de cordialité et leurs vues plutôt convergentes sur l’avenir
du pays, au point qu’il se disait que la création du Journal
en 1997 faisait partie de la stratégie du Palais dans la
transition qui se préparait. Dans l’esprit du public, il était
impossible que la publication ait ce ton sans avoir l’assen-
timent officiel de HassanþII et de son entourage. La réa-

1. Entretien de Fadel Iraki avec l’auteur en 2001.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

lité est bien différente, même si le monarque aurait dit


que Le Journal représentait la presse dont il rêvait pour
son fils1. La solidarité d’El Himma avec Le Journal s’est
cependant rapidement effilochée. En avrilþ2000, lorsque
l’hebdomadaire avait été censuré pour avoir donné pour la
première fois au Maroc la parole à Mohamed Abdelaziz, le
chef du Front Polisario en lutte contre Rabat pour l’indé-
pendance du Sahara occidental, ou lorsqu’en 2001 Moha-
med Benaïssa, ministre des Affaires étrangères à l’époque,
avait intenté un procès contre Le Journal à la suite d’une
série d’articles critiquant la diplomatie marocaine et le met-
tant lui-même en cause dans une transaction immobilière à
Washington, El Himma a adopté une neutralité négative. Il
a même déclaré à Fadel Iraki qu’il ne pouvait «þqu’être soli-
daire avec le gouvernement de Sa Majestéþ» qui nous avait
sanctionnés pour avoir donné la parole au Polisario. Sur
l’affaire Benaïssa, il reprochera même à Aboubakr Jamaï, le
directeur du Journal, d’avoir attaqué le ministre sur ses tur-
pitudes américaines, écornant l’image du royaume à l’inter-
national. «þTu aurais dû enquêter plutôt sur les casseroles
qu’il traîne à Asilah2þ», a-t-il dit au journaliste qui lui faisait
remarquer que Benaïssa constituait «þune bombe à retarde-
ment dans les mains de MohammedþVI3þ». Armé de moyens
sécuritaires élargis depuis sa nomination au poste de ministre
délégué à l’Intérieur en 1999, El Himma devient rapidement
incontournable dans les affaires de l’État.

1. Anecdote rapportée à l’auteur par un ancien conseiller de Has-


sanþII.
2. La Cour des comptes marocaine avait diligenté plusieurs enquêtes
sur la gestion par le ministre d’activités culturelles à Asilah, ville natale
de Mohamed Benaïssa. Ses rapports n’ont jamais été rendus publics.
3. Entretien avec l’auteur en 2000.

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MOHAMMEDÞVI

À la mort prématurée de Naoufel Osman en 1992,


Mohamed Mounir Majidi, quant à lui, entame sa carrière à
la Banque commerciale du Maroc (BCM), avant de faire
un crochet par l’ONA au sein du département qui
accueillera en stage des années plus tard Salma Bennani,
la future épouse de MohammedþVI. Il fera aussi un bref
passage à la Caisse de dépôt et de gestion (CDG). Il ne
savait pas à l’époque qu’il aurait un jour la main haute sur
toutes ces institutions financières. En 1998, il se lance à
son compte dans la pub en créant First Contact Commu-
nication (FC Com), une société d’affichage et de mobilier
urbain, avec le soutien bienveillant de Driss Basri qui lui
facilite l’obtention d’une concession de trente ans auprès
des collectivités locales de Casablanca et une exclusivité
dans les aéroports et les gares ferroviaires du royaume. Sa
société se fera connaître du grand public quand ses pan-
neaux seront utilisés pour la promotion du Journal, qui
venait de publier la première interview d’un Premier
ministre israélien dans les colonnes d’une publication du
monde arabe1. Le visage de Benyamin Netanyahou avait
tapissé les murs des artères de Casablanca et des grandes
gares du pays, grâce aux panneaux d’affichage de FC
Com. HassanþII en avait pris ombrage, lui qui avait refusé
de recevoir au Maroc Netanyahou, malgré l’existence d’un
bureau de liaison israélien qui faisait office d’ambassade
de l’État hébreu à Rabat. Dans les salons de la capitale,
l’idée que FC Com était en réalité une entreprise du

1. Une interview de Benyamin Netanyahou réalisée par l’auteur et le


journaliste Ali Lmrabet à Tel-Aviv le 5þdécembre 1998. Elle avait sou-
levé une vive polémique au Maroc et dans le monde arabe, le Premier
ministre israélien étant opposé à toute reprise du processus de paix au
Proche-Orient.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

prince héritier dirigée par un Majidi homme de paille était


plus qu’admise. Elle ne fut pourtant jamais prouvée,
l’intéressé s’en était toujours défendu en faisant savoir
qu’il avait financé son entreprise grâce à ses gains en
Bourse. Toujours est-il que les largesses de Basri en faveur
de Majidi étaient interprétées comme un cadeau empoi-
sonné à MohammedþVI, à qui Basri préférait Moulay
Rachid, son frère cadet, pour la succession au Trône. Pour
ses premiers pas dans le monde des affaires, le futur roi
avait commis son premier impair aux yeux du public. «þJe
n’étais pas dupe, Majidi n’avait que “Sidi Mohammed” à
la bouche quand il est venu à mon bureau négocier ses
contratsþ», dira, narquois, Basri depuis son exil parisien en
20041. En 1999, Majidi récidive. Il s’invite dans le tour de
table de GSM Al-Maghrib, un réseau de vente de téléphones
portables, obtenant par miracle les faveurs de Maroc Tele-
com qui participe à son capital, et fait de la petite entre-
prise le principal distributeur de ses produits. Cinq ans
plus tard, c’est le scandale. Quand Maroc Telecom, filiale
de Vivendi, publie ses comptes à l’occasion de son intro-
duction à la Bourse de Paris, GSM Al-Maghrib fait état de
plus de 30þmillions d’euros de créances irrecouvrables. Une
affaire dont la responsabilité sera mise sur le dos du gestion-
naire de l’entreprise et non de son propriétaire. Et pour
causeþ: depuis 2000, Majidi était déjà secrétaire particulier
de MohammedþVI. Il avait la responsabilité de la gestion
de son patrimoine, notamment ses participations diverses
dans les entreprises du groupe ONA, à qui il avait
ordonné de distribuer un maximum de dividendes à son
«þactionnaire de référenceþ». Trois ans plus tard, la capita-

1. Entretien avec l’auteur, 6þjuin 2004.

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MOHAMMEDÞVI

lisation du groupe royal représentait les deux tiers de celle


de la Bourse de Casablanca. Une aberration pour un
régime politique qui se veut libéral et qui dit vouloir faire
la chasse à l’économie de rente. Dans de nombreux dis-
cours, MohammedþVI a déclaré vouloir combattre les sys-
tèmes de rente, les monopoles et les privilèges
économiques. Des affaires au Luxembourg1 dans lesquelles
figure son nom alimentent les rumeurs les plus folles sur
son immixtion dans le business des puissants, la presse
s’étant toujours gardée d’en faire état, faute d’éléments tan-
gibles sur la question. Interrogé à ce propos, l’Office des
changes marocain, organisme de contrôle des mouvements
de capitaux avec l’étranger, préférera regarder ailleurs,
argent et pouvoir ne faisant pas bon ménage. Et l’adminis-
tration chérifienne préfère en général ne pas s’en mêler.
La même année, son alter ego en politique est en pre-
mière ligne au ministère de l’Intérieur pour gérer l’après-
16þmai. Un nouveau visage d’El Himma va émerger. Celui
qui met la raison d’État au-dessus de la morale. Il participe
alors à la mise en quarantaine des islamistes modérés, accusés
d’être «þmoralement responsablesþ» des attentats pourtant
commis par un groupuscule extrémiste, se ligue avec le géné-
ral Hamidou Laânigri, alors patron de toutes les polices,
dans sa politique d’éradication qui fera vivre le royaume au
rythme des arrestations arbitraires, des condamnations à la
chaîne et du retour de la torture. Une note blanche du minis-
tère français de la Défense datée de 2003 dresse un portrait
peu flatteur de Fouad Ali El Himmaþ: «þRéputé pour être un
grand manipulateur. Il a travaillé et a été formé chez Basri

1. En 2005, le nom de Majidi apparaît sur le recueil des sociétés du


grand-duché de Luxembourg où il figure en tant qu’administrateur de
l’Immobilière Orion SA.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

pendant sept ans. Il est aujourd’hui le vrai ministre de l’Inté-


rieur et non Mustapha Sahel. El Himma a fait plusieurs cures
de désintoxication à l’alcool en Suisse. Il est très coléreux et
détesté de l’entourage du roi1.þ» El Himma a rétorqué sans
surprise que les islamistes avaient «þentaché l’image de
l’exception marocaine en matière de sécurité et que Sa
Majesté ne [pouvait] que prendre les mesures adéquates
dans les prochaines semainesþ». Un prélude au sévère tour de
vis sécuritaire qui allait caractériser le règne de Moham-
medþVI jusqu’en 2006. La suite de la note montre qu’El
Himma était par ailleurs l’un des plus ardents défenseurs de
ce raidissement du régime. Il est ainsi indiqué que «þle roi a
créé un Haut Conseil qui a seulement pour tâche de rappeler
à l’ordre tous les oulémas qui franchissent les lignes rouges
définies par l’Étatþ». Toujours selon le document, il se serait
même montré extrêmement menaçant, tenant des propos
dignes des «þéradicateursþ» algériensþ: «þNous passerons à
l’acte et à la logique de l’œil pour œil. Ils nous poussent à
revenir à l’époque d’Oufkir, […] c’est-à-dire aux liquidations
en silence des islamistes par différents moyens.þ»
De son côté Mohamed Mounir Majidi s’emploie à refa-
çonner, depuis son bureau au palais royal, les contours de
l’économie nationale en faisant valser les dirigeants de
l’ONA et en décidant en coulisses du sort de ceux qui prési-
dent aux destinées des grandes entreprises nationales. Un
autre scandale le met de nouveau sous les feux de la rampe.
Nous sommes en 2005 et le marché de l’immobilier est en
pleine expansion, favorisé par la demande massive des étran-
gers, retraités français et anglais pour la plupart, happés par

1. Note confidentielle obtenue par Le Journal hebdomadaire et dont le


contenu a été rendu public le 28þoctobre 2006.

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MOHAMMEDÞVI

la mode des ryads à Marrakech ou par des résidences de


bord de mer aux prix plus alléchants qu’en Espagne. Majidi
achète un terrain de 4,5þhectares à Taroudant, à un jet de
pierre de La Gazelle d’Or, l’hôtel de luxe fréquenté assidû-
ment par Jacques Chirac. La transaction est conclue avec
l’État1, propriétaire de la parcelle, à un prix exceptionnelle-
ment bas, près de dix fois moins que la valeur du marché
estimée par des experts. L’affaire est relayée par la presse et
tout le monde croit savoir que l’information a été fuitée par
les proches d’El Himma. Yassine Mansouri, à la tête des ser-
vices secrets, ne lui adresse plus la parole, et Noureddine
Bensouda, le directeur général des impôts, un autre habitué
du sérail, fait la sourde oreille à ses requêtes de dérogations
fiscales. Celui qui a été choisi par le roi pour sa discrétion est
alors comparé à un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Au cœur de la nomenklatura du Palais, on ne parie plus sur
le devenir de Majidi. La rumeur le considère comme fini au
moment où il passe ses vacances en famille aux États-Unis,
loin du tumulte du makhzen. En réalité, MohammedþVI,
stoïque, conforte son poulain. On le voit quelque temps plus
tard à ses côtés en voiture dans les avenues de Casablanca
ou lors d’échappées à Paris. En 2008, Majidi va de nouveau
susciter la polémique lorsqu’il arrache à la ville de Rabat un
terrain de 2,5 hectares, dont la valeur est inestimable et qui
est occupé par des clubs sportifs de la capitale, après une
bataille épique avec les élus locaux. But de cette opération
atypiqueþ: y construire pour le compte du club de football
de Rabat dont il a été nommé président un complexe
commercial destiné, défend-il, à la revalorisation du sport.

1. Entretien de l’auteur avec Ahmed Taoufiq, ministre des Affaires


religieuses, en juilletþ2005, qui dira avoir été «þinstamment sollicitéþ» par
Majidi pour la cession du terrain appartenant à son ministère.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

7þaoût 2007. En pleine torpeur estivale, le landerneau


politique est secoué par une nouvelle fracassante. El
Himma a démissionné de sa fonction de super-ministre de
l’Intérieur dans laquelle, surprise, il avoue se morfondre,
écrasé par le poids de sa charge et «þisolé des réalités du
pays1þ». Les mauvaises langues parlent de sanction, sa ges-
tion des affaires sécuritaires ayant terni l’image du souve-
rain qui ne supportait plus que les dérapages de son ami
lui soient directement attribués. Cette décision, que l’on
imagine mal du seul ressort d’El Himma, intervient à
quelques semaines des deuxièmes législatives de l’ère
MohammedþVI. «þJ’en ai parlé à Sa Majesté, qui m’a
réponduþ: j’ai eu la même idée que toi, vas-y2þ!þ» raconte
ingénument El Himma tout en expliquant qu’il quittait son
poste ministériel pour descendre dans l’arène politique et
se présenter aux élections dans son fief des Rhamna, la
région qui l’a vu naître. Un aveu sur la stratégie du pouvoir
qui par ce redéploiement veut reconfigurer la carte poli-
tique, car El Himma ne se contentera pas d’une députation
– qu’il remporte haut la main (72þ% des voix avec un taux
de participation cinq fois supérieur à la moyenne nationale).
Il lance, début 2008, le Mouvement de tous les démocrates
(MTD), prélude, avec son prolongement au Parlement par
la cohorte de parlementaires regroupés sous la bannière du
groupe Authenticité et Modernité, à la création d’un nou-
veau parti, décrit déjà comme étant celui du roi. La classe
politique s’inquiète de la création d’un «þparti de l’admi-
nistrationþ» et y voit nettement un retour aux vieilles pra-
tiques de HassanþII pour dévitaliser le champ politique. Il

1. François Soudan, «þQu’est-ce qui fait courir El Himmaþ?þ», Jeune


Afrique, 10þseptembre 2008.
2. Ibid.

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MOHAMMEDÞVI

faut dire que la force d’attraction du parti du député est


sans pareille. D’innombrables opportunistes politiques
accourent ventre à terre, surtout lorsqu’ils voient El
Himma grimper dans la décapotable de MohammedþVI à
sa sortie de l’Hémicycle. «þMon pays et mon roi, que Dieu
l’assiste, m’ont tout donné, et je ferai mon possible pour
être à la hauteur de ce que j’ai reçu. Je vais m’investir
corps et âme pour servir ma région et ce n’est qu’un retour
aux sources1þ», avait pourtant affirmé El Himma au lende-
main de sa démission. Et d’ajouterþ: «þMa démarche est
simple et sereine. Elle ne répond à aucun agenda politique2.þ»
Des déclarations vite oubliées. Il est clair aujourd’hui qu’il
s’agissait d’un plan concocté par le Palais pour préparer El
Himma à la primature en 2012, à l’occasion des prochaines
législatives. Un cannibalisme du paysage politique de la
part du makhzen qui veut en finir avec les islamistes, dont
la percée ne s’est pas traduite par un raz-de-marée et à
cause de leurs résultats mitigés aux élections de 2007,
conséquence d’un taux de participation très faible des
électeurs (37þ%) mais aussi d’un découpage électoral qui
leur était défavorable. «þDes milieux tentent de nous main-
tenir dans un cercle vicieux marqué par le désespoir, l’illu-
sion et la destruction, au moment où notre pays est entré
dans une ère d’espoir, celle du projet moderniste prôné
par Sa Majestéþ», s’exclame ElþHimma à la télévision et
dans la presse à l’adresse des islamistes. Mais un événe-
ment de taille va mettre en lumière les véritables desseins
d’El Himma et du Palaisþ: faire taire les critiques coûte
que coûte et pas seulement la voix des islamistes. «þEl

1. Déclaration à l’agence Maghreb Arabe Presse (MAP), le 8þaoût


2007.
2. Idem.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

Himma a contacté en 2006 deux des membres de notre


secrétariat général pour tenter de convaincre notre parti
de manifester devant les locaux du Journal suite aux
rumeurs l’accusant d’avoir publié les caricatures du pro-
phète Sidna Mohammed1.þ» Ce terrible témoignage est
celui de Mustapha Ramid, député et figure du Parti de la
justice et du développement (PJD) représentant les isla-
mistes modérés au Parlement. Deux ans après les faits, les
choses s’éclaircissent enfin sur la cabale menée par l’État
et ses médias contre Le Journal.
Nous sommes en févrierþ2006, l’actualité internationale
est en effervescence, le monde musulman est sous le choc
après la publication dans plusieurs journaux occidentaux
de caricatures danoises assimilant le prophète de l’islam à
un terroriste. La polémique enfle et le débat fait rage entre
liberté d’expression et incitation à la haine. Le Journal
décide de relater les événements en publiant un dossier
circonstancié sur ce déchaînement de passions. Il donne la
parole à des experts pour en décrypter le sensþ: Tariq
Ramadan, Mohammed Chérif Ferjani, Abdallah Ham-
moudi, Mokhtar Benabdellaoui, Bahgat Elnadi, Adil
Rifâat, Jean-François Clément, Youssef Seddik, Olivier
Roy et Bruno Étienne. Le dossier décortique la sacralité du
Prophète en islam, qui détermine le comportement spiri-
tuel et social des Marocains. Quelques enluminures per-
sanes illustrent le propos, ainsi qu’une photographie
montrant un lecteur de France-Soir penché sur les carica-
tures incriminées. Pour éviter toute interprétation fallacieuse,
les dessins sont floutés. C’était sans compter le machiavé-

1. Interview de Mustapha Ramid au Journal hebdomadaire, 24þmai


2008.

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MOHAMMEDÞVI

lisme de l’État qui, après la sortie du Journal, organisera


une des plus dangereuses campagnes de désinformation de
son histoire récente. Des moyens considérables sont mobi-
lisés pour fabriquer de toutes pièces une manifestation hai-
neuse devant les locaux de l’hebdomadaire accusé à tort
d’avoir emboîté le pas à la presse danoise. Des véhicules
du ministère de l’Intérieur achemineront des figurants
recrutés dans les rangs des fonctionnaires de la préfecture
de Casablanca et auprès d’associations de quartiers finan-
cées par la ville. Des banderoles appelant à la «þGuerre
sainte contre les journalistes mécréantsþ» sont confection-
nées par des agents communaux encadrés par des CRS,
des slogans antisémites sont scandés par une foule galvani-
séeþ: «þMort aux juifsþ!þ». Enfin, cerise sur le gâteau, les
deux chaînes de télévision publique (TVM et 2M) sont sol-
licitées pour diffuser en boucle au soir du 13þfévrier 2006
reportages de propagande mensongers et micros-trottoirs
trafiqués qui mettent notamment en scène de faux mani-
festants devant le Parlement. Un commentateur de 2M
déclarera que «þce journal est connu pour heurter l’opinion
publique par ses positions contraires aux valeurs sacrées
de notre nationþ». Un complot aussi grossier que dange-
reuxþ: les manifestations auraient pu dégénérer, plusieurs
journalistes français de la rédaction ayant été pris à partie
par la foule. Le Journal et d’autres médias comme Al-
Ahdat Al-Maghribiya mettront en lumière, preuves à
l’appui, l’implication directe de l’État1. Demeurait cepen-
dant la question essentielle de la chaîne de commandement
qui a conçu, planifié et orchestré cette incitation à la haine
et à la violence. Les révélations de Ramid confirment les

1. «þL’État voyouþ», Le Journal hebdomadaire, 20þfévrier 2006.

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LES DEUX TÊTES DE JANUS

soupçons portés à l’encontre d’El Himma, ministre délé-


gué à l’Intérieur à l’époque des faits. Il aurait été aux com-
mandes de l’opération. Le makhzen de MohammedþVI
n’hésite donc pas, pour faire taire ses détracteurs, à utiliser
les mêmes méthodes obscurantistes que celles des fanatiques
islamistes.
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GÉNÉRATION M6

Dans sa villa du Val d’Anfa à Casablanca, Driss


Jettou me reçoit avec le sourire, ce 25þjuillet 2008. Je
n’avais pas vu l’ancien Premier ministre depuis des
années. Le sujet pour lequel je souhaitais le rencontrer
devient presque secondaire lorsqu’il se met à égrener des
souvenirs communs. «þTu ne sais pas à quel point je vous
ai défendus lorsque j’étais aux affaires. Tout le monde
voulait votre peau, des gens au Palais bien sûr, mais plus
encore chez les socialistes. Parfois, le Conseil du gou-
vernement faisait de votre cas une obsession. Ça n’a pas
été de tout repos, crois-moi.þ» Je veux bien le croire en
effet.
2þdécembre 2000, Abderrahmane Youssoufi, Premier
ministre socialiste à l’époque, entérine la mort du Journal.
Je suis attablé avec Aboubakr Jamaï, Fadel Iraki et l’un des
enfants de Mehdi Ben Barka à la terrasse d’un café du
XVIeþarrondissement à Paris lorsque nous apprenons la
nouvelle. Nous décidons de rester en France encore
quelques jours pour organiser notre contre-attaque, car
cette fois-ci la bataille sera encore plus rude et nous savons
que notre meilleure défense est notre exposition à l’opinion

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GÉNÉRATION M6

internationale1. L’interdiction de l’hebdomadaire coïn-


cide avec la tenue au Maroc du premier congrès de la
Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)
dans un pays non démocratique. Dans son communiqué
de protestation, la FIDH fait remarquer à Youssoufi les
contradictions de sa décision. Il prétend la prendre dans sa
«þconviction de renforcer les espaces de libertéþ», alors
même qu’il a utilisé le fameux articleþ77 du code de la
presse qui a servi pendant des décennies à censurer son
propre parti lorsque celui-ci était dans l’opposition. Le
satisfecit que voulait donner cette puissante organisation au
royaume, en organisant son congrès à Casablanca, pour la
transition vers un État de droit dans laquelle il semblait
s’être engagé va tourner à la catastrophe médiatique. Driss
ElþYazami, l’ancien opposant du régime et cheville ouvrière
de la FIDH, se sent floué par cette décision liberticide. À
notre retour de Paris, il invite Aboubakr Jamaï à la tribune
du congrès. Face aux caméras du monde entier, après un
discours percutant, le jeune patron du Journal annonce sa
décision d’entamer sur-le-champ une grève de la faim illi-
mitée afin d’obtenir l’autorisation de ressusciter sa publica-
tion. Les débats prévus sur les avancées en matière de
droits de l’homme sous MohammedþVI paraissent dès lors
désuets. Youssoufi, qui avait quitté la salle avant l’interven-
tion de Jamaï, est décrédibilisé. Ce scénario inattendu pour
le Palais va le contraindre à reconsidérer sa position, sur-
tout qu’une campagne de presse à l’international se fait de
plus en plus l’écho de la fin du «þPrintemps marocainþ».
Fouad Ali ElþHimma, en retrait depuis le début de la crise,
reprend langue avec Fadel Iraki, l’actionnaire principal du
Journal. Un rendez-vous aura lieu à Marrakech, alors que

1. Voir le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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MOHAMMEDÞVI

Jamaï, cloîtré depuis presque une semaine dans son bureau


où il a installé un lit de camp, reçoit sans interruption les
médias et enchaîne les conférences de presse jusqu’à épui-
sement. La mobilisation est à son comble, alors que l’État
et sa justice se confondent dans des explications juridiques
surréalistes pour justifier leur refus d’autoriser Jamaï à lan-
cer un nouveau titre. Le parquet de Casablanca, censé don-
ner ce sésame sur simple présentation d’un dossier,
conformément au code de la presse, joue la montre en
arguant que des pièces administratives n’ont pas été pro-
duites, sans pour autant préciser lesquelles. Alors en route
pour Marrakech, Fadel Iraki reçoit un coup de téléphone
de son ami Abderrahim Lahjouji, le patron de la CGEM,
l’équivalent marocain du MEDEF, avec qui il s’était entre-
tenu durant la journée. Il lui demande de faire demi-tour
d’urgence et de le retrouver à son bureau privé de la rue
d’Alger. Là, la surprise est de tailleþ: Driss Jettou, alors
conseiller du roi, l’y attend. Iraki m’appelle pour assister à
la rencontre. L’échange est cordial, mais quelque peu
tendu. Lahjouji y met beaucoup du sien, explique au
conseiller les retombées néfastes de l’affaire et étale sous ses
yeux les articles du Monde, du Figaro et de Libération qui
parlent d’un retour aux années sombres. Jettou se tourne
vers moi et me ditþ: «þÉcoute, je sais que tu es un garçon
raisonnable. Le pays est lynché, demande à ton ami d’arrê-
ter au moins sa grève de la faim et je te promets de solu-
tionner le problème dans l’heure qui suit. Si vous faites ça,
je vous invite tous les trois à dîner ce soir autour d’un tajine
de poulet au citron.þ» Ce à quoi je réponds que, si Jamaï
reçoit son autorisation avant la fin de la journée, nous
serions honorés d’être invités à sa table. Au même moment,
nous apprenons qu’ordre a été donné au procureur du tri-
bunal de première instance de Casablanca de remettre en

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GÉNÉRATION M6

mains propres à un Jamaï triomphal son sésame. Jettou


appelle alors ElþHimma de son portable et lui annonce avec
satisfactionþ: «þOn a gagnéþ!þ» Nous dînerons alors le soir
même autour du tajine promis au domicile de Lahjouji. Au
dessert, Jettou aura cette phrase terribleþ: «þVous devez
savoir qu’au Palais on ne lit pas tous vos articles dans le
détail. On s’arrête souvent sur un titre qui dérange, une for-
mule, mais le sens général n’est pas souvent compris. Vous
n’avez pas affaire à des intellectuels.þ» Pour garder la face,
le procureur du roi sera dépêché sur le plateau de télévision
de la chaîne 2M pour annoncer que Le Journal a finalement
produit les pièces manquantes imaginaires. Le publicitaire
Nourredine Ayouch, un proche du Palais, était passé oppor-
tunément à l’administration du Journal pour demander une
copie du dossier initial, remis un mois plus tôt au procureur.
Il ira le déposer au greffe du tribunal, offrant ainsi à l’État le
prétexte officiel pour céder à la pression médiatique.
Driss Jettou a toujours eu cette image positive d’homme
affable, discret, pragmatique et consensuel. Dans le milieu
des affaires, il est respecté pour son parcours de self-made-
man qui l’a mené de l’épicerie familiale d’ElþJadida, une
petite ville côtière au sud de Casablanca, au poste de Pre-
mier ministre en 2002. Son style de manager, il l’a certaine-
ment hérité de ses longues années dans l’industrie de la
chaussure où sa réussite avait attiré l’attention de HassanþII
dès le début des annéesþ80. Il entre sur la pointe des pieds
dans le sérail, jusqu’en 1993, date à laquelle il sortira de
l’ombre dans l’équipe du «þgouvernement technocrateþ» de
Karim Lamrani, occupant le fauteuil de ministre du Com-
merce et de l’Industrie. Une fonction qui le propulsera aux
avant-postes des grandes réformes économiques d’une fin
de règne marquée par la prise de conscience par HassanþII
des retards de développement du pays. Ce gouvernement

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MOHAMMEDÞVI

de missionnaires apolitiques sera chargé de passer la main à


l’opposition socialiste en 1997. À la mort du vieux
monarque, Jettou, le «þpatron à la fibre socialeþ», sera
nommé conseiller de MohammedþVI qu’il a côtoyé lorsque
ce dernier était prince héritier. Il sera ensuite chargé de
mettre de l’ordre à l’ONA, où il représentera les intérêts du
roi en siégeant dans son conseil d’administration. En été
2001, il fera un détour à l’Office chérifien des phosphates
avant d’être appelé en septembre à l’Intérieur où il aura la
mission très délicate d’organiser les premières législatives
du nouveau règne. C’est chose faite le 27þseptembre 2002,
et, aux yeux de la communauté internationale, c’est un suc-
cèsþ: les élections sont considérées comme transparentes,
une première au Maroc, même si des journalistes s’inter-
rogent dans leurs enquêtes sur la netteté du scrutin. Outre
le découpage électoral conçu pour disqualifier les islamistes
du PJD, un étrange bug informatique durant la nuit des
élections met sérieusement en doute la validité des scrutins.
Résultat, la carte politique est plus qu’éclatée. Les socia-
listes de l’USFP sont certes en tête, mais leur avance sur leurs
rivaux nationalistes et conservateurs de l’Istiqlal est faible.
La nouvelle, inquiétante pour le Palais, est la percée des
islamistes du PJD, qui, malgré le fait qu’ils ont accepté de
ne pas se présenter dans toutes les circonscriptions, s’imposent
comme troisième force politique au Parlement, devançant
les centristes du Rassemblement des indépendants et les
berbéristes du Mouvement Populaire, les deux formations
taxées depuis les années HassanþII de «þpartis de l’adminis-
trationþ», ainsi que les ex-communistes du PPS. Moham-
medþVI, satisfait de ce résultat, prend tout le monde de
court en nommant Driss Jettou lui-même à la primature.
Sans attaches partisanes, le technocrate du Palais forme une

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GÉNÉRATION M6

équipe de compromis, distribuant des maroquins à la plu-


part des partis. Dépités, les socialistes, dont le bilan délé-
tère n’a été que d’assurer la jonction entre les deux règnes,
avalent la pilule. Ils espéraient pourtant rempiler à la faveur
des suffrages qui les donnaient en tête, mais l’entorse faite
par le roi à la démocratie contentait largement leurs détrac-
teurs, notamment dans le monde des affaires, qui voit dans
l’arrivée de Jettou un retour à une rigueur économique, la
parenthèse de l’alternance n’ayant pas su maintenir le cap
tracé par HassanþII à la fin de son règne. La classe des affaires
est d’autant plus satisfaite que le nouveau Premier ministre
s’entoure de jeunes quadras, formés dans les meilleures écoles
d’ingénieurs et universités françaises ou américaines, aux
solides compétences supposées. Adil Douiri, le patron de la
banque d’affaires Casablanca Finance Group, hérite du
Tourisme, Karim Ghellab de l’Équipement et des Trans-
ports, Salaheddine Mezouar du Commerce et de l’Industrie,
Taoufiq Hjira du Logement et de l’Urbanisme. Des femmes
comme Yasmina Baddou et Nezha Chekrouni entrent au
gouvernement pour prendre en charge des départements à
caractère social. Même si la plupart sont encartés dans des
partis, leur arrivée est synonyme de changement pour une
opinion déçue par l’alternance, malgré l’inévitable présence
d’éléphants dans une équipe gouvernementale hétéroclite
qui perd de son relief politique. Exactement ce que voulait
en réalité MohammedþVI, plus enclin à s’engager sur le ter-
rain du développement économique qu’à se voir concur-
rencé sur celui de la politique. Jettou lui rend bien la
pareille en instaurant, grâce à son sens aigu de la diplomatie
et du compromis, des relations apaisées avec les syndicats.
Volontaire et austère, il se plonge dans ses dossiers techniques,
notamment son ambitieux plan «þÉmergence de l’écono-

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MOHAMMEDÞVI

mieþ». Driss Jettou ne peut alors que laisser le Palais


effeuiller davantage ses prérogatives dans des secteurs que ce
dernier estime réservés à sa seule compétenceþ: la sécurité, les
affaires étrangères, les affaires religieuses, la justice aussi,
autant de «þministères de souverainetéþ» pour lesquels Jet-
tou n’aura pas son mot à dire. MohammedþVI mettra en pra-
tique ce que HassanþII avait voulu en 1994 appliquer grâce
son G14, avec la formation d’un groupe d’experts techno-
crates chargés de définir une politique économique loin des
contingences politiques. Lorsque Hassan Chami, le succes-
seur de Lahjouji au patronat, aura cru nécessaire de criti-
quer en 2005 les entraves faites au gouvernement Jettou, la
presse proche du Palais y verra une attaque contre l’entou-
rage royal et clouera au pilori le Premier ministre. Il devra
faire profil bas, se plaignant en privé du fait que Moham-
medþVI le laissera longtemps, dossiers sous le bras, attendre
une hypothétique audience. Une pratique de bannissement
connue sous HassanþII et que beaucoup croyaient révolue.
Désormais, ce sera dans les arcanes du Palais que se dessi-
neront à coups de commissions royales ad hoc les grands chan-
tiers du règne de MohammedþVI. Le maître mot de cette
stratégie sera la cooptation tous azimuts autour de cercles
d’influence qui sont sans exception plus ou moins directement
connectés au makhzen. Ces cercles, composés de personnalités
ayant gagné la confiance du souverain et de ses intimes, ont
pour seule idéologie d’être au plus près de Sa Majesté. Au
cœur du dispositif, on trouve un noyau de jeunes hommes
d’affaires qui sont de tous les voyages officiels et de toutes les
soirées privées, sans pour autant exercer forcément des fonc-
tions officielles. Ce gotha sert d’antichambre de filtrage au
souverain à qui, au gré des opportunités, lui sont présentés de
nouveaux entrants, cette «þGénérationþM6þ» dont les

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GÉNÉRATION M6

magazines au Maroc et à l’étranger font régulièrement le trom-


binoscope pour ce qu’il est coutume d’appeler les «þ100 qui
font bouger le Marocþ». Les principaux recruteurs en sont
bien entendu Fouad Ali ElþHimma – qui en a fait un système
efficace d’adoubement de certaines élites politiques, au point
de tenter en 2009 de leur bâtir avec des résultats bien déce-
vants un nouveau parti politique, celui de l’Authenticité et de
la Modernité (PAM)1 – et Mohamed Mounir Majidi, chargé
de repérer dans les milieux de l’industrie et de la finance des
patrons qui serviront à appliquer, à l’extérieur du jeu poli-
tique, les volontés du roi en matière économique. À l’intersec-
tion de ces réseaux informels composés de commis de l’État
apolitiques, de businessmen promus à des responsabilités réga-
liennes, de lobbyistes aux impressionnants carnets d’adresses,
d’anciens militants gauchistes convertis, on peut par exemple
citer Mustapha Bakkoury de la Caisse de dépôt et de gestion,
Aziz Akhannouch, le ministre de l’Agriculture et patron du
groupe pétrolier Akwa Holding, Anas Sefrioui, président du
groupe immobilier Addoha qui a défrayé la chronique lors
d’une entrée tonitruante en Bourse par la grâce du Palais, ou
encore Mohamed Hassan Bensaleh, l’héritier du groupe indus-
triel Holmarcom. Peu de gens se rappellent pourtant que, ces
dix ou quinze dernières années, la carrière de la plupart de ces
capitaines d’industrie aurait pu prendre une trajectoire bien
différente. Alors à la BMCI, la banque marocaine du groupe
BNP, Bakkoury avait misé quelques billes dans le magazine
Demain d’Ali Lmrabet, aujourd’hui considéré comme un
paria infréquentable du régime. Akhannouch était avec Basri
au milieu des annéesþ90 en première ligne de la fameuse

1. El Himma préside aussi la société de communication Mena Media


Consulting mise à contribution dans ses campagnes promotionnelles.

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«þcampagne d’assainissementþ» contre les entrepreneurs de


Casablanca, une chasse aux sorcières que l’on assimile volon-
tiers aux années noires du capitalisme marocain. D’ailleurs,
peu de temps après, c’est avec la bénédiction de Basri
qu’Akhannouch avait pris pied dans le groupe de presse La
Vie économique, lorsque l’entourage de HassanþII, excédé par
les libertés prises par cet hebdomadaire, avait poussé à la porte
du Maroc Jean-Louis Servan-Schreiber, son propriétaire de
l’époque. C’est la dispersion de la rédaction de La Vie écono-
mique qui avait alors donné naissance au Journal en 1997, dont
les actionnaires envisagés à sa fondation devaient se compter
parmi Mostafa Terrab1, l’actuel patron de l’Office chérifien
des phosphates (OCP), Fayçal Laraichi, le directeur du groupe
de télévision publique SNRT, ou encore pendant un temps
Saâd Bendidi, l’ancien patron du groupe ONA. Hassan Man-
souri, qui a été l’un des trois fondateurs du Journal, puis celui
de Demain, fait partie aujourd’hui des piliers du secrétariat
particulier de MohammedþVI. Sefrioui avait fait également
l’objet d’une cabale après la chute de Basri, son nom ayant été

1. Avant de fonder Le Journal avec l’auteur, Aboubakr Jamaï avait


débuté sa carrière dans la finance. D’abord à la Wafabank (avec
l’auteur) où il était destiné à prendre les rênes de la société de Bourse
du groupe financier, puis à Upline Securities, la première banque
d’affaires indépendante marocaine, dont il a aussi été l’un des investis-
seurs initiaux. Chroniqueur financier à La Vie économique du temps de
Jean-Louis Servan-Schreiber, il a auparavant travaillé comme consultant
auprès du secrétariat de la conférence pour l’Afrique du Nord et le
Moyen-Orient, une instance créée en marge de la conférence de Casa-
blanca en 1994 à l’aune du processus de paix israélo-palestinien engagé
à Oslo. Ce secrétariat, dépendant du Palais, était dirigé à l’époque par
Mostafa Terrab. Contrairement à beaucoup d’autres personnalités du
sérail, Mostafa Terrab, connu pour son indépendance, avait tenu à
rendre visite à Jamaï lorsque ce dernier avait entamé sa grève de la faim.

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GÉNÉRATION M6

mentionné sur la fameuse «þliste noire1þ» des hommes


d’affaires supposés interdits de sortie du territoire, car accusés
d’avoir des liens financiers avec le clan casablancais de
l’ancien vizir de HassanþII.
Le divorce du Journal avec ces cercles a vite été
consommé à l’orée des années 2000. Surtout lorsque la
publication a pointé dans ses enquêtes les dérives de la gou-
vernance économique du nouveau pouvoir, notamment
autour de la notion des «þchampions nationaux2þ» d’ailleurs
toujours en vogue et qui, concrètement et dans la pratique,
aboutit à ce que certaines entreprises dans des secteurs stra-
tégiques soient favorisées aux dépens d’un cadre libéral
permettant une concurrence saine de différents acteurs.
Cette vision a donné lieu en réalité à des situations de
monopole et de renteþ; le cas de l’ONA par exemple
l’illustre parfaitement. Le holding royal représente la vam-
pirisation de l’économie marocaine. Pourtant, la presse,
considérant l’entreprise comme intouchable, «þoscillera
entre deux extrêmesþ: soit le silence et l’omerta, soit le
triomphalisme dithyrambique et complaisant3þ». L’Écono-
miste, le quotidien lisse et rangé, miroir de la Génération
M6, en a fait sa spécialitéþ: porter aux nues les dirigeants de
l’ONA en publiant des interviews de complaisance pour
magnifier leurs stratégies et les vouer aux gémonies une fois
qu’ils ont été éjectés par le Palais. Fouad Filali, le gendre de

1. Anas Sefrioui avait d’ailleurs rendu visite au Journal en 1999,


accompagné de Nourredine Ayouch, pour s’exprimer sur cette attaque
contre sa personne et ses intérêts.
2. L’idée était de doter le pays de chaebols industriels sur le modèle
coréen pour faire du royaume le «þdragon de l’Afrique du Nordþ».
3. Amar Drissi, «þLa trilogie de l’ONAþ», Le Journal hebdomadaire,
26þavril 2005.

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MOHAMMEDÞVI

HassanþII lui-même, en a fait les frais. On ne comptait plus


le nombre d’éditoriaux à sa gloire dans L’Économiste,
jusqu’au jour de son débarquement où le quotidien virera
sa cuti en titrant sur la chute de «þPipoþ», son surnom pour
ses intimes1. La bataille épique autour de la libéralisation
des télécoms a valu aussi bien des attaques au Journal. À
l’origine, les socialistes s’opposaient à toute forme d’ouver-
ture de ce secteur, non en défense du service public, ce qui
aurait pu être idéologiquement compréhensible de leur
part, mais arguant du danger sécuritaire si la téléphonie du
Maroc tombait dans l’escarcelle d’un groupe étranger. Ils
ne seront pourtant pas opposés à la cession du contrôle de
Maroc Telecom à Vivendi pour 2,2þmilliards d’euros afin
de renflouer les caisses de l’État. La privatisation ne mena
cependant pas à une véritable libéralisation du secteur, ni à
un affranchissement du régulateur de la tutelle de l’État. Le
résultat aujourd’hui est sans appelþ: le coût du téléphone au
Maroc est l’un des plus élevés de la région2, car il bénéficie
d’un protectionnisme de l’État qui profite surtout aux
actionnaires de Vivendi et non à ses millions de clients au
Maroc. Ce cas n’est qu’un exemple des positions éditoriales
du Journal qui ont déplu aux réseaux économiques du

1. À cette occasion, Fouad Filali appellera Aboubakr Jamaï pour lui


dire qu’il avait apprécié que Le Journal, bien qu’il l’ait toujours forte-
ment critiqué durant son mandat à la tête de l’ONA, n’ait pas participé
à la curée de la presse qui lui tressait auparavant des lauriers. À noter
que Filali avait divorcé de Lalla Meryem, fille de HassanþII, et que le
Palais s’était désolidarisé de lui lorsque son nom avait été cité dans une
affaire de devises en France.
2. «þTarifs cellulaires dans le monde arabeþ: une comparaison régio-
naleþ», Arab Advisors Group, 5þfévrier 2009. Selon cette étude qui ana-
lyse les tarifs de communications du téléphone portable de 46
opérateurs dans 19 pays arabes, le Maroc a un des coûts moyens les plus
élevés de la région.

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régime, notamment lorsqu’il s’est agi d’enquêter sur les


délits d’initiés en Bourse et sur le rôle souvent partial du
Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM), le
gendarme des marchés financiers. Un jour, alors que nous
discutions à la rédaction des liens consanguins entre argent
et pouvoir avec Karim Tazi, le jeune DG de Richbond, une
entreprise familiale prospère dans le textile d’ameublement
qui s’investit dans les réseaux associatifs et au sein du patro-
nat, celui-ci s’enflamma et hurlaþ: «þVous n’arrêtez pas de pis-
ser du vinaigreþ! Vous ne voyez pas qu’on avance sur la bonne
voieþ?þ» Quelques années plus tard, il tentera de faire accep-
ter à un réseau d’associations de quartier auquel il participe
avec le patronat de parrainer un Forum de citoyenneté, qui
lierait associations et entreprises à une fondation royale afin
de se prémunir contre les foudres du Palais. Ce dernier
voyait en effet dans cette manifestation un projet noyauté
par un «þrépublicain et extrémiste1þ». En plus de la coopta-
tion des élites, l’entrisme d’instances royales dans le
domaine social est une constante de l’entourage de Moham-
medþVI qui donne le sentiment d’une volonté de monopo-
liser les actions caritatives. Après le tremblement de terre
d’Al Hoceima, les aides n’ont été acheminées aux victimes
qu’après avoir été labellisées par une fondation caritative
du Palais. Une anecdote m’a fait connaître très tôt cette
hégémonie voulue dans le social. En 1999, alors que j’étais
invité à intervenir sur le plateau d’une émission de 2M, j’ai
reçu un étrange coup de fil de Fouad Ali El Himma qui
voulait comprendre pourquoi Khalid Alioua, ministre des
Affaires sociales du gouvernement Youssoufi, talonnait le

1. Abdallah Zaâzaâ, la cheville ouvrière de ce réseau, ancien prison-


nier politique, a effectivement toujours déclaré sa préférence pour un
régime républicain.

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MOHAMMEDÞVI

prince héritier avec une armada de caméras de télévision


pour annoncer des programmes sociaux sur les lieux que le
prince avait visités quelque temps auparavant afin de distri-
buer des aides aux nécessiteux. «þJ’ai l’impression qu’Alioua
n’a pour politique que de récupérer les idées de Sidi
Mohammed. Il n’y a pas d’autres endroits miséreux au Maroc
où il peut s’afficher sans gêner le prince dans ses actionsþ?þ»

Outre les saisies et interdictions qui ont frappé Le Jour-


nal, réceptacle de tous les points de vue1, pour ses critiques
politiques, il a subi de plein fouet une censure beaucoup
plus dommageable pour son existence et son développe-
mentþ: un boycott publicitaire systématique des entreprises
publiques ou privées qui ont des intérêts croisés avec le
pouvoir. Autant dire de la part de toutes celles dirigées par
des membres influents de la GénérationþM6, qui repré-
sentent pourtant à l’étranger la vitrine du Maroc moderne.
Là aussi l’omerta était de mise. Abdeslam Ahizoune, le
patron de Maroc Telecom, est l’un d’eux, faisant de la
manne publicitaire qu’il distribue un moyen efficace de dis-
suasion contre les médias critiques. Pour ne pas avoir cédé
comme tant d’autres à cette pression, Le Journal hebdoma-
daire, qui mènera de nombreuses enquêtes sur l’entreprise,
se verra banni de ses plans de communication au moment
où, hasard surréaliste, Vivendi, sa maison mère, sponsori-

1. Le Journal avait pu laisser s’exprimer nombre de politiques et


d’intellectuels bannis des journaux partisans ou des grands médias. Ce
fut le cas pour les réformateurs de la gauche, mis au ban de leur famille
politique associée aux différents gouvernements, comme ce fut aussi le
cas pour les islamistes modérés. Sur la Moudawana par exemple, Le
Journal a pu organiser une table ronde entre «þmodernistesþ» et «þisla-
mistes conservateursþ», prouvant qu’un débat civilisé pouvait être
possible. Ce que la télévision a évité de faire.

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GÉNÉRATION M6

sait un rapport de Reporters sans frontières dans lequel


était souligné ce nouveau mode de censure pratiqué par les
managers de l’ère MohammedþVI. Pourtant, avant même
que ne disparaisse HassanþII, le ton rafraîchissant du Jour-
nal avait, chose impensable à l’époque, poussé un quotidien
comme L’Humanité, qu’on ne peut pas soupçonner
d’accointances avec le régime de celui qui a fait de ses pri-
sons des mouroirs pour communistes, à reconnaître que les
espaces de liberté s’entrouvraient au Maroc. Quand
L’Express avait publié son dossier lançant la mode du
«þPrintemps marocainþ» en 1999, MohammedþVI était
encore prince héritier. À l’époque Le Journal avait jeté une
pierre dans le jardin secret de HassanþII en interviewant
Malika Oufkir, la fille du général félon qui voulut renverser
la monarchie en 1972. Pourtant, le défunt roi n’avait pas
ordonné d’interdire l’hebdomadaire. Le régime marocain
n’avait pas bénéficié depuis des décennies d’une si belle
publicité gratuite. Un autre exemple est tout aussi édifiant.
À l’intronisation de MohammedþVI, le Wall Street Journal
avait publié pratiquement sous la dictée d’Aboubakr Jamaï
un article plein d’espérances pour le nouveau règne, qui
s’annonçait sous de bons auspices avec la conjugaison de
l’alternance politique et d’un nouveau style de pouvoir au
Palais1. Mais nous allions vite déchanterþ: la presse de la
gauche gouvernementale, abandonnant ses revendications
démocratiques, demandera quelques mois plus tard à en
«þfinir avec une escroquerie nommée Le Journal2þ» sur huit
colonnes à la une du quotidien Libération (Maroc), organe

1. Francis Ghiles, «þA New King Brings Hope to Moroccoþ», The


Wall Street Journal, juilletþ1999. Aboubakr Jamaï avait longuement dis-
cuté avec l’auteur de l’article, à l’époque enseignant à l’IEP de Paris, le
jour des obsèques de HassanþII.
2. Libération (Maroc), décembreþ2000.

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de l’USFP1, sous la plume de Mohamed ElþGahs, qui sera


plus tard nommé ministre de la Jeunesse. Il avait conclu son
article par «þVive la monarchieþ! Vive l’arméeþ!þ» pour
s’opposer aux révélations du Journal sur les projets de
régicide communs qu’avait eu l’USFP avec les putschistes
militaires au début des annéesþ70. Il n’est d’ailleurs pas
étonnant de constater que lorsque MohammedþVI, dans son
discours du 13þoctobre 2000, avait demandé le renforce-
ment de la démocratie interne au sein des partis, critiquant
ainsi le long règne des dinosaures de la classe politique, les
jeunes loups cooptés et leurs parrains ne manifestaient plus
dans leurs journaux tout leur attachement au Trône, mais
demandaient subitement à modifier la Constitution pour
équilibrer les pouvoirs entre la monarchie et les partis. Un
opportunisme qui caractérise les rapports de pouvoir entre
les partis politiques et le Palais sous MohammedþVI.
Au cœur du makhzen, la Génération M6 n’a pas tou-
jours été opposée aux idées du Journal, en tout cas pas avant
qu’elle n’arrive au pouvoir. Alors que MohammedþVI était
prince héritier et que se profilait le changement de règne,
Hassan Aourid, un ancien condisciple du roi, qui allait
devenir pour une courte période son porte-parole, était
encore à cette époque un de ceux-là. Lorsqu’il était diplo-
mate en poste aux États-Unis, Mohammed Benaïssa,
l’ambassadeur du Maroc à Washington, avait tenté de le dis-
créditer en laissant entendre dans un rapport confidentiel
qu’il entretenait des relations interlopes avec les Américains.
Intellectuel érudit, spécialiste et défenseur de la culture ber-
bère, Aourid avait tissé des liens avec les dirigeants du Jour-
nal, au point de signer pendant un temps une chronique

1. Union socialiste des forces populaires, le principal parti de gauche


au Maroc.

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GÉNÉRATION M6

dans ses colonnes. L’une d’elles avait d’ailleurs fait sensation


car il prenait la défense des prénoms amazighs que l’admi-
nistration persiste à ce jour à refuser, obligeant les parents
berbères à choisir des noms arabes pour leurs enfants. Une
autre de ses chroniques, moins heureuse, voulait que les
enfants Oufkir acceptent de porter en pénitence la traîtrise
de leur père. En 1999, Le Journal avait caressé l’idée d’inter-
viewer le prince héritier qui allait bientôt devenir roi. Un
scoop sans précédent, le futur MohammedþVI n’ayant
jamais accordé le moindre entretien à la presse marocaine. Il
ne le fera d’ailleurs jamais. Alors qu’encore aucune initiative
n’avait été menée pour faire aboutir le projet, le rédacteur
en chef du Journal avait rapporté que la requête venait du
Palais, qui estimait une sortie du prince dans les médias
envisageable au point qu’il en serait même demandeur
auprès du Journal. Vérification faite par d’autres voies, Le
Journal apprit que ce désir n’était pas à l’ordre du jour. Une
information confirmée aussi par Hassan Bernoussi, autre
ami du prince héritier et directeur des investissements étran-
gers, qui à l’époque fréquentait assidûment le futur souve-
rain. L’histoire s’était entre-temps ébruitée dans les couloirs
du Palais. Fadel Iraki, l’actionnaire principal du Journal,
s’en est alors ouvert à Aourid qui lui a conseillé d’en parler
à Fouad Ali ElþHimma, à l’époque secrétaire particulier du
prince. Le but étant de dissiper tout malentendu sur une
idée qui avait bien été évoquée au sein de la rédaction. C’est
à cette occasion que nous avions pris pour la première fois
contact avec le plus proche confident de MohammedþVI.
Pour ElþHimma, interviewer le futur roi n’était pas tout à
fait exclu. Le lendemain de cette rencontre, je devais le
retrouver accompagné d’Aourid pour un second rendez-
vous à sa résidence de la route des Zaërs à Rabat. Arrivés

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MOHAMMEDÞVI

chez El Himma, les deux intimes de MohammedþVI me


demandèrent alors s’il était possible de rédiger et de signer
une demande d’entretien à l’intention du prince héritier,
demande qui pour la circonstance devait être antidatée,
prouvant ainsi que l’initiative émanait du Journal. Une
option difficilement envisageable qui fera que le projet
n’aboutira jamais. Lors d’une soirée privée en automne 2000
au domicile de la journaliste Samira Sitaïl, qui avait invité à
cette occasion tout le gratin de Rabat et de Casablanca,
ElþHimma me dira que nous étions tout près d’obtenir
l’accord de MohammedþVI. Les relations avec Le Journal
étaient déjà devenues orageuses, après la saisie du numéro
où figurait l’interview du chef du Polisario1. Un peu plus
d’un an auparavant, El Himma avait appelé Fadel Iraki pour
lui transmettre un message personnel de HassanþII. Le
monarque, qui n’avait plus que quelques mois à vivre, lui
aurait fait savoir qu’il trouvait Le Journal «þformidableþ». Il
estimait qu’il était regrettable qu’il soit imprimé en France à
cause de la frilosité des imprimeurs locaux. Par conséquent,
il se proposait de nous offrir notre propre imprimerie. Le
Palais avait eu vent de notre projet d’association avec les
imprimeries Dulac en France, qui nous avaient été recom-
mandées par Courrier international, et qui assuraient depuis
un an la fabrication du Journal sous le même format. L’idée
pour Dulac, qui cherchait des débouchés en Europe du
Sud, était de délocaliser au Maroc une partie de sa produc-
tion. HassanþII, nous a expliqué ElþHimma, était prêt à nous
faire don de 50þmillions de francs, l’équivalent de 5þmillions
d’euros, pour que nous puissions garder notre autonomie.
Nous avions décliné l’offre, non sans conséquences. Pour

1. Lire à ce propos le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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GÉNÉRATION M6

nous, l’accepter aurait été à l’évidence synonyme de la perte


immédiate de notre crédibilité et de notre indépendance. La
refuser a été considéré comme un affront, au point qu’El
Himma, interloqué, nous avouera qu’il «þne savait pas com-
ment annoncer la nouvelle au roiþ». Des années plus tard,
lorsque la presse proche du pouvoir prétendait que nous
étions financés en sous-main par le prince Moulay Hicham,
nous savions que les commanditaires de ces articles étaient
au fait de la vérité. Mais un homme du sérail dira un jour à
Fadel Iraki que, dans sa logique, le makhzen ne pouvait
interpréter notre refus comme une marque d’intégritéþ: il ne
pouvait que penser que nous avions considéré l’offre comme
insuffisanteþ!
Quelques années plus tard, André Azoulay, le conseiller
du roi, appela Aboubakr Jamaï un vendredi de juinþ2001. Il
lui demanda de le rejoindre de toute urgence au cabinet royal
pour une affaire qui ne pouvait souffrir aucun retard. Malgré
le fait que cela coïncidait avec un jour de bouclage difficile du
Journal 1, dont le siège est à Casablanca, Jamaï se rendit au
palais de Rabat. Dans le bureau d’Azoulay, l’ambiance est
lourde. Aourid est présent. Il fait une tête d’enterrement.
Alors que l’on croyait apprendre un fait d’une nature cata-
clysmique, Azoulay reproche au Journal, sur un ton grave et
solennel, de ne pas faire précéder chaque mention de
MohammedþVI d’un «þSa Majestéþ», comme toute la presse
s’oblige à le faire, remarque Aourid qui, réhabilité depuis au
makhzen, a changé de posture en insistant sur le respect des
codes et des usages, faute de quoi la monarchie pourrait être
plus facilement la cible de ses ennemis et le Maroc pourrait

1. Cette semaine-là, Le Journal publiait simultanément avec Le Monde


les révélations d’Ahmed Boukhari, un ancien agent secret, sur l’affaire
Ben Barka. Lire à ce sujet le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

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MOHAMMEDÞVI

alors basculer dans le chaos, à l’image de ce qui se passait


avec les intégristes en Algérie. Interloqué, Jamaï répond
apprendre au moins une choseþ: cette monarchie vieille de
plusieurs siècles est donc si fragile qu’il suffit de lui ôter ses
artifices de noblesse pour qu’elle s’effondre comme un
château de cartes…þ? Aboubakr Jamaï vivra beaucoup de
déceptions de cette nature, même s’il n’en fait jamais cas
publiquement. Nombre de ses relations qui ont par la suite
été cooptées par le pouvoir l’ont fui comme un pestiféré.
Alors que Jamaï s’était éloigné en 1999 de la rédaction du
Journal pour suivre pendant une année des études à l’univer-
sité d’Oxford en Angleterre, ElþHimma lui disait souvent au
téléphone que sa place était au pays et qu’il devait rentrer au
plus tôt. Au cours de leurs conversations, alors qu’El Himma
se lamentait de ne trouver personne pour diriger la deuxième
chaîne 2M, Jamaï avait beaucoup milité pour la candidature
de Nourredine Saïl, un professionnel reconnu de la télévision
et du cinéma, proche de sa famille et qu’il connaissait depuis
son plus jeune âge. Saïl, qui avait quitté la télévision publique
pour poursuivre sa carrière à Canalþ+, était selon Jamaï le can-
didat idéal pour réformer le paysage audiovisuel marocain.
L’idée fit son chemin et Saïl obtint le poste. Il conseillait
pourtant auparavant à Jamaï de suivre son exemple et de
s’expatrier, tant la situation politique au Maroc était découra-
geante. Il sera aussi le premier à bannir Jamaï de l’antenne.

À l’image de la France, d’ailleurs, le sectarisme est aussi


une autre caractéristique de ces réseaux qui gravitent
autour du roi, bâtis sur les liens d’allégeance, de sang (les
grandes familles Fassis tenant encore assez largement les
rênes des pouvoirs économiques, même si cette situation
tend à changer depuis une dizaine d’années), de tribu, mais

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GÉNÉRATION M6

aussi et surtout de formation. L’enseignement, neutralisé


dans les annéesþ70, a laminé la reproduction des élites par
le savoir. En plus d’avoir été une machine de déclassement
social1, l’école, avec la mise en place des systèmes distincts
des filières d’élite (Mission française au Maroc par exemple)
et des filières de relégation (écoles publiques), perpétue
ainsi assez largement un renouvellement des castes sociales.
Le «þnouveau Marocþ» compte plus d’anciens élèves du
lycée Descartes de Rabat, héritage des «þécoles de fils de
notablesþ» mises en place par Lyautey dans les annéesþ20, et
de lauréats X-Ponts que d’élèves issus de l’enseignement
public, détruit par une arabisation des programmes à
marche forcée. À titre d’exemple, les ingénieurs marocains
formés en France tiennent le haut du pavé dans l’adminis-
tration de l’État, à la tête des offices publics, des ambassades
prestigieuses, à la gestion des grandes villes, etc. Ils se
relayent souvent à ces postes dans d’incessants ballets de
chaises musicales, comme Mohamed Hassad, Driss Benhima
ou Mounir Chraïbi. Cette tradition se perpétue notamment
grâce à l’influence discrète mais puissante de Meziane Bel-
fqih, le conseiller du roi aux Affaires économiques, qui du
cabinet royal dirige plus que la plupart des ministres du
gouvernement (dont certains d’ailleurs lui doivent leur
nomination) la politique de développement du royaume.
Infrastructures, éducation, réformes sociales, administration
territoriale, rien n’échappe au «þgourou du roiþ», comme le
surnomme la presse. Belfqih est systématiquement consulté
lorsqu’il s’agit de nommer le patron d’une entreprise publi-
que ou de proposer un candidat pour un ministère dit

1. Lire à ce propos Pierre Vermeren, École, élite et pouvoir au Maroc,


Rabat, Alizés, 2002.

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MOHAMMEDÞVI

«þtechniqueþ». Son réseau tentaculaire d’ingénieurs des Ponts


et Chaussées phagocyte les prérogatives du gouvernement,
et notamment du Premier ministre Abbas El Fassi, dont le
cabinet est pratiquement réduit à de la figuration. Belfqih
est en fait l’un des rares rescapés de l’ère HassanþII. Com-
plètement apolitique, comme le sont d’ailleurs la plupart de
ses poulains, il a su s’élever dans la hiérarchie du cabinet
royal en tissant, année après année, une gigantesque toile
dans les hautes sphères de l’État, mais surtout en évitant de
tomber sous la coupe des sécuritaires ou de trop frayer avec
les partis politiques. Une toile à l’esprit de corps soudé et
que l’on met en avant pour vendre à l’international l’image
d’un Maroc pays de Cocagne pour investisseurs étrangers,
qui trouvent ainsi des interlocuteurs compétents et optimistes
sur les capacités de développement du pays. Leur pouvoir
occulte est d’ailleurs apprécié pour naviguer dans les
méandres du makhzen. De cela, le royaume a fait sa botte
secrète afin de convaincre politiques et médias français. Pour
défendre et vendre la moindre de ses positions, le Maroc
aligne une armée de jeunes diplomates, d’ingénieurs et de
hauts fonctionnaires parfaitement intégrés à la culture fran-
çaise, la plupart ayant accompli de brillantes études supé-
rieures dans les meilleures écoles et universités de la
République. Aussi les arguments du Palais qui sont transmis
par leur canal sont très bien reçus, d’autant plus qu’ils sont
perçus à juste titre comme émanant du roi lui-même. Une
situation unique dans les relations qu’entretient l’Hexagone
avec ses anciennes colonies, faisant du Maroc l’«þenfant
préféré de la République dans le monde arabeþ», pour
reprendre une expression souvent entendue au Quai
d’Orsay.
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LES GARDIENS DU TEMPLE

Le 22þmai 2002, Le Canard enchaîné rapportait les pro-


pos terribles d’Yves Aubin de la Messuzière, à l’époque
directeur pour l’Afrique du Nord au Quai d’Orsay, qui
décrivait un MohammedþVI pris en otage, manipulé et isolé
par son premier cercle d’intrigantsþ: «þLe roi ne maîtrise
plus rien. On ne sait même plus qui contrôle le régimeþ»,
lâchait ce haut fonctionnaire français en petit comité.
Depuis, le roi, à qui il était souvent reproché d’être en
retrait du pouvoir, a pris de l’assurance, mais, sur les affaires
ayant trait à la «þsécurité nationaleþ», le makhzen s’appuie
toujours sur une garde prétorienne, assemblage de hauts
gradés inamovibles hérités du règne de HassanþII, de
conseillers, de théologiens conservateurs, de hauts fonction-
naires tatillons et d’une justice aux ordres. Tous veillent au
caractère inviolable et sacré de la Couronne et aux lignes
rouges qu’ils ont tracées autour de dossiers sensibles comme
ceux du Sahara occidental ou des droits de l’homme. Au
point de continuer à sévir par la répression la plus brutale.
Samedi 15þavril 2000. «þIl paraît qu’ils ont décidé de
nous interdire.þ» Le journaliste qui appelle Aboubakr Jamaï,
directeur du Journal, est formel. L’édition qui comporte en

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MOHAMMEDÞVI

une l’interview de Mohamed Abdelaziz, le chef du Front


Polisario, le mouvement indépendantiste du Sahara occi-
dental, doit arriver ce jour-là à Marrakech par le vol Royal
Air Maroc de 14þhþ30. À 16þheures, c’est la confirmationþ:
l’hebdomadaire est interdit de diffusion ainsi qu’Assahifa,
la publication arabophone du même groupe. La décision
sera officialisée le soir même par un communiqué de
l’agence de presse gouvernementale qui justifie la censure
par des «þdépassements constatés dans la ligne éditoriale
des deux publications en ce qui concerne le traitement de
la question de notre intégrité territorialeþ» et y ajoute que
«þle gouvernement a la ferme intention de s’opposer à ce
que la recherche du gain, la course derrière la singularité et
le vedettariat ou la tendance d’accointance avec des milieux
et des intérêts étrangers amènent à porter atteinte aux exi-
gences de la défense nationale et aux efforts des différents
services qui y veillentþ». C’est la première fois qu’un média
est censuré sous MohammedþVI. En réaction, Le Journal
fera réimprimer l’édition saisie en remplaçant la une et les
articles incriminés par des pages blanches, imitant ainsi
près d’un demi-siècle plus tard la presse nationaliste
lorsqu’elle était censurée sous le Protectorat français. Un
geste fort qui ridiculisera davantage un gouvernement com-
posé de partis historiques se réclamant de la lutte pour
l’indépendance. La presse du gouvernement socialiste se
déchaîne alors contre Le Journal, accusé d’être antipatriote.
Les services secrets distribuent aux rédactions concurrentes
un dossier à charge faisant état des difficultés de la diplo-
matie à contrecarrer le Polisario sur la scène internationale
à cause des reportages du Journal, datant de 1999, qui révé-
laient les sévices infligés par les forces de l’ordre à des
manifestants à Laâyoune, chef-lieu du Sahara occidental. La

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LES GARDIENS DU TEMPLE

direction de la chaîne de télévision 2M est limogée pour


avoir mentionné l’interview dans sa revue de presse quoti-
dienneþ; André Azoulay, le conseiller du roi, sera lui-même
présent dans les locaux de la chaîne au moment de leur
débarquement. Pour contrecarrer le rouleau compresseur
de la propagande, il fallait à tout prix pour Le Journal
expliquer à l’opinion publique qu’une telle offensive était
sans fondement. Si tout le monde savait que Le Journal
avait été interdit et qu’il avait été mis sous scellés dans un
hangar de l’aéroport de Marrakech par la gendarmerie
royale, personne n’avait pu avoir connaissance de son
contenu pour en juger. En réalité, contrairement à ce que
prétendait le gouvernement, le dossier du Journal était loin
de défendre les thèses des indépendantistes du Sahara occi-
dental. Il proposait un débat sur une «þtroisième voieþ» afin
de mettre fin au conflit, grâce à l’acceptation par le Maroc
d’une autonomie élargie pour le territoire. Cette issue
ouvrait aussi des perspectives politiques pour une réelle
décentralisation des régions du royaume et pourquoi pas, in
fine, une réforme de la Constitution réduisant les pouvoirs
extraordinaires du roi au profit d’institutions régionales.
Dix ans plus tard, sans aller à jusqu’à la transformation du
Maroc en un royaume fédéral, la position officielle du
Palais, désormais défendue devant les Nations unies, est
d’accorder «þune large autonomie au Sahara sous souverai-
neté nationaleþ». Nous n’en étions pas encore là en 2000.
Malgré le fait que le Maroc négociait déjà en secret avec le
Polisario, donner la parole à l’un de ses membres était
considéré comme une traîtrise à la patrie. C’est donc le branle-
bas de combat à la rédaction. Tout le personnel, journa-
listes, techniciens, employés de l’administration, est mobilisé.
Il faut faire connaître au monde ce que nous avions publié.

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MOHAMMEDÞVI

Plus de 800þcopies du dossier incriminé seront distribuées à


la presse, aux parlementaires et aux chancelleries accrédi-
tées à Rabat. À sa lecture, Edward Gabriel, l’ambassadeur
des États-Unis, dira à Aboubakr Jamaïþ: «þIls ne comprennent
pas que vous leur avez offert une opportunité sur un pla-
teau d’argentþ! Vous verrez qu’un jour ils adopteront votre
idée d’autonomie, car c’est aujourd’hui la seule issue
possible pour une résolution définitive du conflit.þ» Gabriel
rejoignait par ces propos un fonctionnaire du Département
d’État qui avait dit à Jamaï lors d’une entrevue à Washing-
tonþ: «þNous voulons aider les Marocains, mais nous consta-
tons qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulentþ!þ» À l’étranger,
c’est l’effarement. L’hebdomadaire Courrier international,
qui reprend souvent dans ses éditions des articles du Jour-
nal, mettra à la disposition des internautes le dossier inter-
dit, permettant ainsi à des milliers de Marocains de le
télécharger et de contourner la censure. Dans le train
rapide qui fait la navette entre Casablanca et Rabat, bondé
le matin de jeunes cadres se rendant à leur travail, il était
édifiant de constater combien d’entre eux étaient plongés
dans la lecture du dossier qu’ils avaient imprimé depuis
Internet. Le Figaro décrète la fin du Printemps marocain1 et
Libération met en doute l’«þouverture démocratique de
MohammedþVI2þ». Larbi Messari, le ministre de la Commu-
nication, enfonce le clou en affirmant de façon péremptoire
«þque le Maroc est en guerre et que, de ce fait, il n’est plus
question de liberté de la presse […]. Sa Majesté Moham-
medþVI est la seule personne habilitée à débattre du Sahara

1. Thierry Oberlé, «þLa fin du printemps médiatiqueþ», Le Figaro,


19þavril 2000.
2. José Garçon, «þMarocþ: un avertissement à la presseþ», Libération,
18þavril 2000.

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et à y proposer des solutions. Tout débat en dehors du


consensus national est interdit1þ». En octobre de la même
année, lors d’un point de presse sur les négociations
secrètes entamées par le Maroc avec le Polisario à Berlin,
Ahmed Midaoui, le ministre de l’Intérieur qui a succédé à
Driss Basri, chauffé par les questions insistantes d’Abou-
bakr Jamaï, rétorque au journaliste sur un ton menaçantþ:
«þMon fils, si vous publiez encore une fois une interview
d’un membre du Polisario, je vous interdirai.þ» Jamaï,
excédé par le paternalisme du ministre, lui répond qu’il
n’est pas son fils et que leur échange est celui d’un journa-
liste et d’un ministre. «þHeureusement, parce que si tu étais
mon fils, je t’aurais cassé la gueuleþ», s’emporte le ministre.
Depuis cette date, les affaires de presse vont révéler la vraie
nature du régime, qui s’appuie sur une justice aux ordres
pour restreindre la liberté de parole.
La question du Sahara causera bien des tourments aux
médias qui ne se contentent pas des thèses officielles. Un
journaliste vétéran sera condamné pour diffamation à
l’encontre des institutions pour avoir dénoncé les turpi-
tudes de la diplomatie chérifienne. Dans sa plaidoirie, le
procureur du roi réclamera la peine maximale en invoquant
des versets du Coran qui disent que le diffamateur mérite la
flagellation en place publique. En févrierþ2006, la cour
d’appel de Casablanca condamne de nouveau Aboubakr
Jamaï ainsi que le journaliste Fahd Iraqi, du Journal hebdo-
madaire, à payer 270þ000þeuros de dommages et intérêts au
Centre européen de recherche, d’analyse et de conseil en
matière stratégique (Esisc) basé à Bruxelles. La publication
avait rendu compte d’un rapport de cet organisme, critique

1. Interview accordée à La Nouvelle Tribune, 25þavril 2000.

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MOHAMMEDÞVI

envers le Front Polisario, en lui reprochant d’avoir été ins-


piré par le gouvernement marocain. Un think tank dirigé
par Claude Moniquet, un «þmercenaireþ», comme l’affir-
mera «þune source proche de la Sûreté de l’État, qui en fait
la voix de son maître de la DST françaiseþ»1.
Les gardiens du temple frappent aussi la presse interna-
tionale, qui est systématiquement interdite lorsqu’elle
évoque des sujets qui dérangent le Trône. De nombreux
périodiques et ouvrages sont censurés régulièrement et les
journalistes eux-mêmes ne sont pas en reste. En novembre
2000, Claude Juvénal, le chef du bureau de l’AFP à Rabat,
a été expulsé du royaume au motif de son ingérence dans
les affaires internes du pays. Il avait fait état dans une
dépêche d’un communiqué de l’Association marocaine des
droits de l’homme qui mettait nommément en cause de
hauts responsables de la Sécurité marocaine pour leur rôle
présumé dans la disparition d’opposants politiques sous
HassanþII. Des médias scandinaves, espagnols, français ont
été interdits de couvrir des événements au Sahara. La
«þcomplotiteþ» aiguë du régime atteint parfois des sommets.
Le 28þoctobre 2002, Taïeb Fassi Fihri, le ministre des Affaires
étrangères, avait invité à son domicile de Rabat une bro-
chette de patrons de presse marocains pour leur expliquer
qu’il existait une connivence de certains titres locaux avec
les services secrets et la presse espagnols. Fouad Ali El
Himma, à l’époque ministre délégué à l’Intérieur, et Rochdi
Chraïbi, directeur du cabinet royal, avaient participé à cette
réunion. À la suite de ces «þrévélationsþ», le journaliste
espagnol Ignacio Cembrero, spécialiste du Maghreb et du

1. Pascal Martin, «þPortrait, Claude Moniquetþ», Le Soir, 17þfévrier


2006. Une assertion contestée par l’intéressé dans un droit de réponse
au quotidien le 3þmars 2006.

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LES GARDIENS DU TEMPLE

monde arabe à El País, avait été assimilé à un espion par


Aujourd’hui le Maroc, un journal proche du pouvoir. Cem-
brero devait, contre toute attente, perdre le procès en diffa-
mation qu’il avait intenté en 2004 à Aujourd’hui le Maroc
devant la cour d’appel de Casablanca. Pourtant, en jan-
vierþ2005, El Himma lui-même a géré à Ouarzazate le pre-
mier entretien accordé par MohammedþVI à un journal
espagnolþ: ses interviewers sont Jesus Ceberio, directeur du
quotidien madrilène El País, et… Ignacio Cembrero.
Les oukazes franchissent aussi les frontières du royaume
et ne concernent pas la presse stricto sensu. En décembre
2000, Aboubakr Jamaï, invité sur le plateau d’une émission
de TF1 animée par Patricia Allémonière, grand reporter de
la chaîne, a été décommandé à la dernière minute. Il devait
s’exprimer sur l’interdiction qui avait frappé Le Journal. Un
coup de fil du Palais, dont les liens avec Bouygues sont
forts, aurait-il suffiþ? Dans des conditions comparables, un
appel à Laurent Joffrin, à l’époque directeur de la rédaction
du Nouvel Observateur, avait manqué de faire annuler un
entretien du Journal avec Sara Daniel, la fille de Jean
Daniel, le directeur de l’hebdomadaire. L’interlocuteur de
Joffrin au Palais, qui n’était autre qu’André Azoulay, avait
affirmé en substance que Le Journal est un nid de crypto-
islamistes révolutionnaires. Non convaincu, le journaliste
signera un éditorial au vitriol contre le Maroc. À une autre
occasion, alors que Jamaï était l’invité de l’émission
«þKiosqueþ» sur TV5, Azoulay, apprenant qu’il devait pas-
ser à l’antenne de cette chaîne très regardée au Maroc pour
s’exprimer sur la censure qui frappait sa publication, télé-
phonera à la direction de TV5 pour exiger un «þdroit de
réponse du Palaisþ». Au moment de l’appel, le patron du
Journal était encore dans la loge de maquillageþ! Le Palais

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MOHAMMEDÞVI

avait pris les devants. Azoulay avait exigé de Serge Adda,


alors patron de TV5, de participer à la prochaine émission
de «þKiosqueþ». Le conseiller royal ne fera pas, contraire-
ment à ce qui avait été prévu, le déplacement à Paris pour
donner la réplique à Jamaï.
La direction du Monde a aussi reçu des signaux du
Maroc, à cause du soutien de Courrier international, qui
avait rejoint le groupe de presse dirigé par Jean-Marie
Colombani, et notamment lorsque son directeur, Philippe
Thureau-Dangin, a décidé d’encarter en décembreþ2000
dans les pages de l’hebdomadaire un dossier du Journal
alors interdit. Mais c’est surtout une tribune publiée en
juilletþ2001 dans Le Monde par Stephen Smith et Jean-
Pierre Tuquoi qui provoquera la plus forte levée de bou-
cliers du makhzen contre les médias français. L’article fai-
sait état des «þactes déroutantsþ» de MohammedþVI et du
désenchantement qu’il suscitait déjà. «þHabitués à se définir
par rapport au roi, tel un champ de tournesols qui s’orientent
par rapport au soleil, les Marocains ont tacitement recon-
duit ce qui tient lieu de contrat social au royaume chéri-
fienþ», pouvait-on y lire1. Une description du régime qui
allait le pousser à envoyer une escouade de courtisans, jour-
nalistes et membres de la société civile afin de faire cam-
pagne contre Le Monde dans la plupart des rédactions
parisiennes. Au printemps 2003, lorsque Le Monde a mené
des négociations avec le Palais pour être imprimé à Casa-
blanca, réduire ainsi ses coûts et profiter du marché publi-
citaire local – un premier pas vers une stratégie
d’implantation au Maghreb voulue par Colombani –, le

1. Stephen Smith, Jean-Pierre Tuquoi, «þEn attendant Moham-


medþVIþ», Le Monde, 13þjuillet 2001.

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LES GARDIENS DU TEMPLE

quotidien publia dans ses pages «þHorizonsþ» une série de


longs articles consacrés à la société marocaine. L’initiative
avait soulevé le débat en interne sur la concomitance de la
parution des articles et des tractations en cours – d’autant
que l’actualité était dominée par la chute du régime de Sad-
dam Hussein –, cela avait été interprété au Maroc comme
une manœuvre d’entrisme du quotidien. Malgré des assu-
rances transmises par Fouad Ali El Himma, le Palais allait
faire marche arrière, alors que Le Monde avait déjà invité le
tout-Maroc à célébrer un accord qui ne serait jamais
conclu.
Nadia Yassine, porte-parole de Justice et Bienfaisance,
a été déclarée persona non grata au siège de l’Unesco à Paris
en septembreþ2006, alors qu’elle devait y intervenir dans un
colloque sur le féminisme en islam. Raison invoquée par
l’organisation des Nations unies en charge de la cultureþ?
«þLa procédure de consultation avec son pays n’a pas été
suivie1.þ» La situation se répète, en févrierþ2009, lorsque
Nadia Yassine et le journaliste Ali Lmrabet, exilé en Espagne,
se voient exclus des débats sur la production littéraire et
intellectuelle marocaine prévus lors du festival de Carta-
gène. Invité à cette manifestation organisée à l’occasion de
l’année du Maroc en Espagne, l’écrivain Abdellah Taïa,
premier marocain à avoir assumé publiquement son homo-
sexualité et à qui on avait assuré qu’il pourrait «þparler de
toutþ», a exprimé sa solidarité à l’égard de Yassine et de
Lmrabet. Dans une tribune publiée par El País, le jeune
auteur s’indigne qu’un pays démocratique comme l’Espagne
puisse céder aux pressions. «þQu’est-ce que cela veut bien
direþ? Que l’homosexuel marocain est bienvenu en Espagne

1. Nadia Yassine «þcensuréeþ» à l’Unesco, AFP, 18þseptembre 2006.

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MOHAMMEDÞVI

mais pas une femme appartenant à un mouvement isla-


miste, ni un journaliste qui a eu de gros ennuis avec les
autorités marocainesþ? Je ne peux pas accepter cela. Je ne
peux pas me laisser récupérer de cette façon-là1.þ»
En matière de répression contre les journalistes, les
escalades sont fulgurantes lorsqu’il s’agit du roi lui-même.
L’humoriste Ahmed Snoussi, alias Bziz, très populaire au
Maroc, inventeur de «þSa Majetskiþ», le sobriquet donné à
MohammedþVI au début de son règne en raison de son
penchant pour les sports nautiques, est interdit depuis
plus de vingt ans de monter sur les planches et de passer
à la télévision. Les cassettes audio de ses sketchs sont
pourtant en vente libre. Nombre de journalistes indépen-
dants sont tout aussi privés d’antenne sur les chaînes
publiques pour avoir critiqué MohammedþVI, notamment
sur 2M, dont certains membres de la direction, qui sont
des intimes du sérail, opposent un veto catégorique. Mais
c’est certainement le procès dit «þde la pierre sacréeþ» en
2001 contre Ali Lmrabet qui illustre le mieux la folie du
régime en la matière. Lmrabet, qui avait publié une infor-
mation sur la vente probable d’un des palais du roi, a été
éberlué d’entendre le procureur lui dire en pleine
audience que non seulement le souverain était sacré, mais
ses résidences privées également. Et, pour donner du
poids à sa vindicte, il conclut en brandissant une pierre,
pièce à conviction d’un autre procès en cours où le caillou
était l’arme d’un crimeþ: «þSi cette pierre avait été descel-
lée d’un mur du palais, tu serais en devoir de la respecter,
comme tu dois respecter notre souverain, que Dieu
l’assisteþ!þ»

1. Abdellah Taïa, «þQui est Marocainþ?þ», El País, 21þfévrier 2009.

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LES GARDIENS DU TEMPLE

Samedi 4þaoût 2007. Nichane et Tel Quel, deux maga-


zines au ton libertaire, sont saisis et détruits sur ordre du
Premier ministre et du ministre de l’Intérieur. Ahmed Ben-
chemsi, leur directeur, très longuement interrogé par la
police, sera inculpé pour avoir offensé MohammedþVI. Son
tortþ: avoir commenté dans son éditorial (publié dans les
deux magazines) un discours royal en utilisant des expres-
sions crues en darija, le dialecte marocain, jugé irrespec-
tueux à l’adresse du souverain. Plus récemment,
Nourredine Miftah, le directeur d’Al Ayam, l’hebdoma-
daire le plus important du Maroc en termes de diffusion,
avait écrit au début du mois de févrierþ2008 au palais royal
pour demander l’autorisation de publier certaines photos
de la mère de MohammedþVI, Lalla Latifa, et de sa grand-
mère, Lalla Abla. Toutes les deux sont des personnages
pratiquement inconnus des Marocains car leurs époux, les
rois HassanþII et MohammedþV, ont toujours évité, à
quelques exceptions près, qu’elles soient photographiées.
Miftah ne reçut aucune réponse écrite à sa demande mais,
en revanche, la police fit irruption au siège de l’hebdoma-
daire avec un mandat pour perquisitionner. Les agents
venus en nombre voulaient aussi mettre la main sur le res-
ponsable de la publication et sa rédactrice en chef, Maria
Moukrim. Aucun des deux n’était là. Les policiers prirent
donc le chemin de l’appartement de la journaliste. D’autres
firent appel à une technique de triangulation pour localiser
le téléphone portable de Miftah. Interpellés en pleine nuit,
les deux journalistes furent interrogés et convoqués à nou-
veau au commissariat le lendemain. Ils durent assister à une
deuxième perquisition du siège d’Al Ayam, au cours de
laquelle la police saisit, enfin, les fameuses photos. Celles-ci
avaient été remises, à Paris, en 2005, par le docteur François

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MOHAMMEDÞVI

Cléret à Maria Moukrim. Ce nonagénaire très lucide avait


été le médecin traitant de MohammedþV et, au début de
son règne, de HassanþII. Elle et son directeur ont déjà été
condamnés, en novembreþ2005, à quatre mois de prison
avec sursis pour «þpublication de photos de membres de la
famille royale sans autorisationþ». Un décret de 1956,
l’année de l’indépendance du Maroc, soumet en effet à
autorisation préalable la diffusion de photos privées du roi
et de sa famille, mais dans la pratique il ne s’applique pas
quand les épreuves sont distribuées par la MAP, l’agence
de presse officielle. Pour ne pas enfreindre la loi, et
s’asseoir à nouveau dans le prétoire, le directeur d’Al Ayam
avait cette fois demandé, par écrit, l’accord du Palaisþ; la
réaction de celui-ci a été aussi disproportionnée qu’en 20051.
Critiquer la Grande Muette peut aussi mener à la case
prison. Petit signe du V de la victoire et tout sourires,
Abderrahim Ariri, le directeur du bouillonnant hebdoma-
daire Al Watan, un modeste mais influent tabloïd de Casa-
blanca au ton incisif, sort libre du bureau du procureur du
roi le 15þjuillet 2007 après plusieurs jours de détention dans
les locaux casablancais de la Brigade nationale de la police
judiciaire (BNPJ). Libre mais pas blanchi de toutes les
accusations dont il est accablé en raison de la publication
par son journal de correspondances confidentielles entre
différents services de renseignements ayant trait à l’alerte
antiterroriste décrétée peu de temps auparavant par les
autorités. Le déploiement dans les artères des grandes villes
d’un dispositif de sécurité imposant et les contrôles dras-
tiques de policiers en armes donnent à ce scoop médiatique

1. Voir Ignacio Cembrero, «þInterdiction de publier des photos de la


mère de MohammedþVIþ», El País, 15þfévrier 2009.

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un écho sans précédent. Pourtant, l’État ne bouge pas et se


garde bien de retirer la publication des kiosques. Mais,
dans les arcanes du ministère de l’Intérieur et à l’état-major
des Forces armées royales, c’est le branle-bas de combat. Et
pour cause, c’est la première fois dans l’histoire récente de
la presse que des documents internes aux services secrets se
retrouvent étalés dans un tabloïd. L’affaire est prise très au
sérieux, non parce que ce qui a été révélé au grand public
serait de nature à déstabiliser le pays, mais parce que leur
fuite organisée fait voler en éclats le mythe d’un appareil
sécuritaire sanctuarisé. Décision est donc prise de colmater
au plus vite cette brèche béante. En réalité, cela fait long-
temps que l’armée est plus que préoccupée par ce journal
poil-à-gratter. «þUne vingtaine de gars en civil ont pénétré
chez moi sans prendre la peine de décliner leur identité.
Heureusement que mes enfants n’étaient pas làþ», raconte
Ariri1, accusé de «þrecel de documents obtenus à l’aide d’un
crimeþ», en vertu de l’articleþ571 du code pénal qui prévoit
une peine de un à cinq ans de prison. L’affaire Al Watan
fait écho à celle du capitaine Adib, condamné à la prison et
radié des Forces armées royales en 1999 pour avoir fait état
de corruption dans sa caserne. L’affaire Al Watan illustre la
grande fébrilité du Renseignement militaire à la suite du
scandale Ansar Al-Mahdi, du nom d’une cellule terroriste
islamiste qui aurait infiltré les rangs des Forces armées
royales et causé le limogeage en 2006 du général Belbachir,
le patron du fameux 5eþbureau de l’état-major, le service
secret des armées.
Au-delà de ces couacs à répétition, c’est le maintien dans
l’entourage direct de MohammedþVI d’officiers supérieurs

1. Entretien avec l’auteur le 17þjuillet 2007.

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MOHAMMEDÞVI

de l’ère HassanþII qui montre que le roi a choisi la conti-


nuité en matière de sécurité, quitte à ce que son image en
soit ternie. Septuagénaire au maintien physique légendaire,
le général Hosni Benslimane, le militaire le plus gradé du
royaume, contrôle, en chef omnipotent, le plus puissant
corps de l’arméeþ: la gendarmerie royale. La carrière,
émaillée de zones d’ombre, de ce familier du roi est excep-
tionnelle. On le qualifie souvent de «þpoisson savonnéþ»
tant il a échappé aux multiples épurations des hommes
forts gravitant autour du makhzen. Il est incontestablement
le pilier militaire du régime, la figure tutélaire de son aile
«þsécuritaireþ». Maintes fois cité par les organisations de
défense des droits de l’homme, des témoins, victimes des
années de plomb, ou encore par la justice internationale sur
son implication dans la répression du régime de HassanþII
à l’égard des opposants, celui qui ne quitte pas d’une
semelle MohammedþVI pour assurer sa sécurité rapprochée
a toujours la haute main sur l’armée. Les liens de fidélité
absolue du vieux général envers MohammedþVI sont de
notoriété publique. «þLa relation qu’il a avec le roi est hors
normes, MohammedþVI le considère comme un holo-
gramme de son pèreþ!þ» dit-on à la Cour. Une proximité
qui bloque l’application des recommandations de l’Instance
Équité et Réconciliation (IER), pourtant acceptées par le
roi et préconisant d’en finir avec l’impunité des anciens
caciques du règne de HassanþII. Sans aucun doute, l’enlève-
ment de Mehdi Ben Barka en 1965 devant la brasserie Lipp
à Paris constitue-t-il le plus gros caillou dans les bottes du
premier gendarme du pays. Le général Benslimane n’a
jamais aussi été inquiété par ce dossier que depuis la reprise
en main de cette affaire par la justice française qui a émis,
le 26þseptembre 2007, cinq mandats d’arrêts internationaux

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pour entendre les témoins encore en vie au Maroc, dont


Benslimane. Selon des documents officiels de la justice
française, celui-ci était à l’époque des faits dans le secret
des dieux au sujet de l’enlèvement de l’opposant de Has-
sanþII. S’il est vrai qu’aucun chef d’accusation n’a été
retenu contre le haut gradé dans cette affaire, le magistrat
français Patrick Ramaël semble pourtant beaucoup miser
sur son témoignage pour élucider l’affaire. Il se base sur
une note interne de la police française – datée de 1965 et
déclassifiée en 2005 par Michèle Alliot-Marie, alors ministre
de la Défense –, qui indique qu’un certain capitaine Bensli-
mane aurait réceptionné au siège du CAB-1 (l’ancêtre de la
DST marocaine) un appel des truands français ayant parti-
cipé au rapt de l’ancien opposant de HassanþII. Benslimane
aurait aussi beaucoup de choses à dire sur le fameux PF3,
le bagne secret du quartier Souissi de Rabat où auraient
séjourné les barbouzes français impliqués dans l’affaire,
avant d’être exécutés. Leurs corps y auraient été enterrés.
Selon certains témoins, dont les frères Bourequat, des
anciens pensionnaires du PF3, la tête de Ben Barka y serait
également ensevelie… mais ni la justice marocaine, ni les
autorités ne reconnaissent formellement l’existence de ce
site macabre aujourd’hui ceinturé d’un mur hérissé de
caméras de surveillance1.
Le général Hosni Benslimane était peut-être aussi au
parfum des préparatifs du coup d’État de 1972 contre Has-
sanþII. Une thèse défendue par Mahjoub Tobji, un ancien
officier à la retraite qui vit en exil dans le sud de la France.
Il affirme que c’est le général Oufkir, auteur du putsch
manqué, qui a nommé son chef de cabinet, Benslimane,

1. Lire à ce propos le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

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MOHAMMEDÞVI

gouverneur de la ville de Kénitra, qui abrite la base


aérienne d’où ont décollé les avions de chasse chargés
d’abattre l’avion royal en plein ciel. «þUn ancien détenu du
bagne de Tazmamart qui était à la base de Kénitra au
moment des faits m’a confirmé que, avant l’attaque du
Boeing royal, Oufkir s’y rendait deux fois par semaine pour
rencontrer les pilotes. Chaque fois, Benslimane était avec
luiþ», rapporte Mahjoub Tobji. Et d’ajouterþ: «þComment
aurait-il pu ne pas être au courantþ? Juste après le coup
d’État, il a été muté à Tanger comme gouverneur. Pour
moi, cet éloignement de Rabat était une punition1.þ» Dans
son livre témoignage qui retrace les péripéties de la tenta-
tive de coup d’État, l’aviateur Salah Hachad rapporte le
récit édifiant du capitaine Ahmed El Ouafi, chef des
moyens techniques de la base aérienne de Kénitra en 1972þ:
«þUn jour, Oufkir est venu à mon bureau, accompagné du
colonel Hosni Benslimane et d’autres hauts gradés de
l’armée. Ils voulaient en savoir plus sur ces chasseurs F-5 qui
devaient remplacer les MIG russes. Oufkir n’a pas eu de
mal à convaincre Amekrane, le commandant de la base, de
détourner les F-5 pour les besoins du coup d’État. Malgré
la confidentialité de rigueur, le coup d’État est un secret de
polichinelle2.þ» La relation des putschistes avec Benslimane
demeure un mystère.
Hosni Benslimane est aussi soupçonné d’avoir eu
connaissance de l’existence du bagne de Tazmamart,
célèbre prison mouroir des opposants de HassanþII. Le

1. Entretien avec Catherine Graciet, Le Journal hebdomadaire, le


5þmars 2006. Mahjoub Tobji a étayé cette thèse dans son livre Les Offi-
ciers de Sa Majesté, Paris, Fayard, 2006.
2. Abdelhak Serhane, Salah Hachad, Aïda Hachad, Kabazal, les
emmurés de Tazmamart, Casablanca, Tarik Éditions, 2005.

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récit du capitaine Mbarek Touil1, qui y était détenu après


les deux tentatives de renversement de la monarchie
(enþ1971 etþ1972), le confirme. Ce rescapé affirme avoir eu
une rencontre «þimpromptueþ» avec le général Benslimane
«þaprès avoir été exfiltré en 1982 de Tazmamartþ» grâce à la
pression médiatique orchestrée par son épouse américaine.
Sans aller jusqu’à accuser nommément Benslimane, un
autre survivant de cet enfer va dans le même sens. Ahmed
Marzouki, auteur d’un best-seller sur Tazmamart2, lui,
estime qu’«þil y a encore des choses à dire sur le bagne, sur
ceux qui le dirigeaient sur place, ou à partir de Rabatþ».
Benslimane a été nommé par HassanþII, en novembreþ1972,
commandant de la gendarmerie royaleþ; il ne pouvait donc
ignorer l’existence de ce lieu sordide, dont ses éléments
assuraient en partie la sécurité.
En décembreþ2005, Mohamed Sebbar, le président du
Forum Vérité et Justice (FVJ), une association marocaine
de défense des droits des victimes des «þannées de plombþ»,
adresse une lettre ouverte au procureur général du roi à
Casablanca lui demandant de lancer une enquête sur le
«þterrorisme de l’Étatþ» exercé lors des grandes émeutes de
1981 à Casablanca. Dans cette lettre, Sebbar appelle le pro-
cureur à auditionner, entre autres responsables, Benslimane
pour son implication dans la disparition de nombreux
manifestants. Des centaines d’émeutiers ont été arrêtés et
conduits à la caserne de la gendarmerie d’Ain Harrouda
pour y être emprisonnés dans des conditions inhumaines.

1. Ali Amar, Younès Alami, «þUne réconciliation si fragileþ», Le Monde


diplomatique, avrilþ2005. Ce témoignage consigné dans un rapport
d’Amnesty International a largement été repris par la presse internationale.
2. Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10, Casablanca, Tarik Édi-
tions – Paris-Méditerranée, 2000.

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MOHAMMEDÞVI

Des rescapés de ces événements tragiques soutiennent


qu’ils ont été torturés par des gendarmes. Ces mêmes gen-
darmes auraient secondé d’autres corps de l’armée pour
ensevelir à la hâte des dizaines de victimes dans des fosses
communes qui ne seront excavées qu’en décembreþ2005 à
la suite des enquêtes de l’Instance Équité et Réconciliation.
Sans qu’aucune responsabilité ne soit précisée.
Le juge espagnol Balthazár Garzon a accepté en
marsþ2007 d’ouvrir une enquête pour déterminer si le
Maroc est responsable d’un génocide et d’actes de torture
entreþ1976 etþ1987 au Sahara occidental. Ce juge de
l’Audience nationale, principale instance pénale espagnole,
a ordonné ces poursuites pour «þcrime présumé de géno-
cide et de torturesþ» de la part de responsables marocains
dans «þune action complexe et systématiquement organisée
contre des personnes sahraouiesþ». Garzon a jugé recevable
une plainte, dont il avait été saisi en septembreþ2006, dépo-
sée par des associations de défense des droits de l’homme
et des familles de victimes, faisant état de la disparition de
plus de 500þSahraouis irrédentistes depuis 1975. À cette
date, le territoire espagnol était passé sous souveraineté
marocaine. Les personnes visées par l’enquête, dont Hosni
Benslimane, sont accusées de détentions illégales, d’enlève-
ments, d’actes de torture et de disparitions. Le juge Garzon
a demandé au Maroc de lui faire savoir si la plainte concer-
nant les disparitions de Sahraouis faisait déjà l’objet
d’investigations ou de poursuites, mettant ainsi en exergue
les lacunes du travail de l’IER sur les exactions au Sahara et
la détention arbitraire de nombre de Sahraouis dans le
bagne d’Agdès au Sud marocain.
Benslimane n’est pas le seul «þancienþ» à avoir gardé ses
galons sous MohammedþVI. Le général Hamidou Laânigri

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LES GARDIENS DU TEMPLE

avait d’abord peiné à trouver un fauteuil stratégique dans la


hiérarchie militaire que MohammedþVI a héritée du règne
de son père. Sous-officier devenu officier méconnu sous
HassanþII, même s’il a participé à l’épuration dans les rangs
de l’armée dans les annéesþ70, il mènera une carrière à
l’international, au Zaïre de Mobutu durant la guerre du
Shaba dans le cadre d’une mission interafricaine, puis en
1979 à la cour de Cheikh Zayed Al-Nahyane aux Émirats,
où il s’initiera pendant dix longues années aux mouvances
islamistes qui émergent dans la région. De retour au bercail
en 1989, il intègre non sans difficultés la DGED, le service
de contre-espionnage marocain. En septembre 1999, Laâni-
gri, qui a attendu patiemment son heure, est nommé à la
tête de la DST par MohammedþVI pour reprendre les dos-
siers de Driss Basri et surtout faire le ménage au Sahara,
théâtre d’émeutes à répétition. Mais le 11-Septembre lui
offrira une vocation qui le propulsera aux avant-postes du
régime, celle de faire la traque aux islamistes marocains.
Peu de temps avant les attentats du 16þmai 2003 à Casa-
blanca, le général n’hésitait pas à faire valoir sa position
dans la «þguerre totale à mener contre les islamistes1þ»
grâce aux liens privilégiés qu’il a tissés avec le Pentagone et
la CIA. À plusieurs reprises, il se rend personnellement à
Guantánamo pour interroger des détenus marocains.
MohammedþVI le laisse mener une répression aveugle
contre les «þbarbusþ». Ce retour de la torture, des arresta-
tions collectives et des détentions arbitraires dans les geôles
de la DST à Témara, au sud de Rabat, va assombrir le règne
de MohammedþVI, fustigé par les rapports accablants des
ONG internationales. Mais, au nom de la raison d’État et

1. Entretien avec l’auteur en maiþ2002.

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MOHAMMEDÞVI

pour satisfaire son allié américain, le roi a acquiescé,


convaincu que la menace pesant sur son trône justifie de
tels excès.
Les attentats du 16þmai 2003 à Casablanca permet-
tront à Hamidou Laânigri de mettre en œuvre sa doctrine
et de se positionner comme le nouvel homme fort du
Palais. Lui qui se plaignait souvent de l’insuffisance de
l’arsenal juridique du royaume pour lutter efficacement
contre la menace islamiste obtient de l’État la loi antiter-
roriste dont il rêvait. Les soucis de santé d’Abdelhak
Kadiri, son ancien patron à la DGED, et l’éloignement
d’Abdelaziz Bennani, le chef des armées dans la zone sud
(où est mobilisé l’essentiel des troupes), vont lui ouvrir un
boulevard auprès de MohammedþVI. Celui-ci le conforte
dans ses positions. Il est promu général de division et se
voit confier, en plus de la DST où il place des hommes
dévoués, la Direction générale de la police nationale
(DGSN). Un cumul de fonctions qui fait de la manière
forte une politique d’État. À tel point que, pour marquer
cette omnipotence, une blague voulait qu’à cette période
son chauffeur lui demande chaque matinþ: «þRabat ou
Témara, mon général1þ?þ» Volubile et impatient, Laânigri
a pourtant commis des erreurs de jugement qui ont cer-
tainement précipité sa descente aux enfers. D’abord
envers Benslimane avec qui il a voulu se mesurer, puis
vis-à-vis de Fouad Ali El Himma qui, après l’avoir sou-
tenu, a jugé ses velléités menaçantes pour l’équilibre du
pouvoir autour de MohammedþVI. Mais ce n’est que lorsque
le nom d’un de ses poulains, propulsé à la tête de la sécu-

1. Driss Bennani, «þLaânigri, un destin marocainþ», Tel Quel, 18þsep-


tembre 2006.

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LES GARDIENS DU TEMPLE

rité des logis du roi, est mentionné dans le cadre d’une


affaire de drogue aux ramifications internationales que
MohammedþVI décide enfin, en septembreþ2006, de
l’écarter. Il le nomme patron des forces auxiliaires, la
branche la moins prestigieuse de l’armée.
Le 23þfévrier 2009, Binyam Mohamed – le premier
détenu de Guantánamo à être libéré depuis l’arrivée de
Barack Obama à la Maison-Blanche –, après quatre ans de
détention dans le camp de Guantánamo, arrive sur une
base militaire près de Londres. Dès sa descente d’avion, ce
Britannique d’origine éthiopienne arrêté en 2002 au Pakis-
tan pour ses liens supposés avec Al-Qaida a raconté «þce
qu’il n’aurait pu imaginer dans ses pires cauchemarsþ»þ: la
«þtorture médiévaleþ» qu’il a subie «þlors de ses interroga-
toires au Marocþ»1. Il était passé par le centre de détention
secret de Témara, dirigé à l’époque par un certain Hami-
dou Laânigri, allié indéfectible des États-Unis dans la
guerre contre la terreur.

1. «þBinyam Mohamed, ex-détenu de Guantánamo, remis en liberté


sans inculpationþ», Le Monde, 23þfévrier 2009. Lire le chapitreþ13, «þLe
chaperon impérialþ».
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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

«þLe souvenir de ce grandissime regretté de la Nation


restera vivace dans notre mémoire1.þ» Cet hommage appuyé
à Driss Benzekri, ancien refuznik et parangon de la récon-
ciliation nationale à la marocaine disparu en maiþ2007, à
57þans, vaincu par une longue maladie, est de Moham-
medþVI lui-même. Icône béatifiée par tous, Benzekri, oppo-
sant radical de la monarchie de Hassan II, a consacré son
existence d’homme libre à promouvoir que la dignité
humaine soit en définitive une concession de taille à la
«þnouvelle èreþ». Voix douce dans un corps dégingandé,
Driss Benzekri a toujours voulu cultiver la posture d’un
homme déterminé, serein, à la limite de l’insondable. Mili-
tant d’extrême gauche d’extraction modeste, né dans une
famille de résistants berbères, il n’a que 24þans lorsqu’il est
arrêté et jeté en prison en 1974 pour avoir été l’un des diri-
geants d’Ila Al Amam («þEn avantþ!þ»), l’irréductible orga-
nisation marxiste-léniniste d’Abraham Serfaty. Condamné à
trente ans de réclusion, il sortira des geôles de Hassan II à
l’âge de 41þans, à la faveur de l’ouverture politique concédée

1. Message de condoléances de MohammedþVI, 21þmai 2007.

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

par le souverain dans les annéesþ90. De ses dix-sept ans de


détention, il dira avec retenueþ: «þOn sent que la blessure
est toujours là, mais ce n’est pas quelque chose qui vous
pourrit de l’intérieur1.þ»
Dès sa libération en 1991, l’ancien opposant politique et
défenseur de la culture amazighe milite avec plus d’engage-
ment pour la défense des droits de l’homme au sein de la
société civile. En 1994, il fera sensation en dénonçant le
choix du royaume de mandater le tortionnaire Yousfi Kad-
dour, ancien chef du bagne de Derb Moulay Cherif de
Casablanca, pour défendre devant une commission onu-
sienne, à Genève, la politique de Rabat au sujet des reven-
dications de ses anciens prisonniers politiques et des
exactions commises au Sahara par la police. Il participe en
1999 à la création du Forum Vérité et Justice (FVJ), une
association regroupant des victimes et des familles de dispa-
rus.
En 2003, MohammedþVI le désigne, contre toute
attente, pour diriger l’Instance Équité et Réconciliation
(IER), la fameuse commission qui doit se pencher sur les
«þannées de plombþ». Pour le couple de militants Abraham
Serfaty et Christine Daure2, qui a longtemps souffert de la
dictature de Hassan II à ses côtés, «þBenzekri a eu raison
d’accepter de présider l’IER3þ». En réalité, la controverse
autour de l’engagement de Benzekri dans ce processus avec

1. Florence Beaugé, «þDriss Benzekri, le pardon, malgré toutþ», Le


Monde, 15þfévrier 2006.
2. Ils seront à l’origine de la publication du livre choc de Gilles Per-
rault, Notre ami le roi, en 1990 (Paris, Gallimard), qui obligera Hassan II
à libérer la plupart de ses prisonniers politiques, la chute du mur de
Berlin en 1989 ayant poussé le roi à une ouverture politique.
3. Entretien avec l’auteur, 25þmai 2007. Lire à ce propos Christine
Daure-Serfaty, Lettre du Maroc, Paris, Stock, 2000.

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MOHAMMEDÞVI

le Palais avait déjà enflé lorsqu’il avait pris langue avec


l’entourage du jeune roi, déçu par un Premier ministre
socialiste trop timoré sur les questions relatives aux exac-
tions du passé1. Lorsque Fouad Ali El Himma amorce les
premiers contacts au nom du Palais en fin d’année 2001
avec le FVJ, il traite avec Driss Benzekri et Salah El Oua-
die, un autre ancien prisonnier politique. Les rencontres
sont encore à l’époque crispées et épisodiques. Elles seront
facilitées par d’autres personnalités de la société civile qui
veulent croire que l’expérience peut être fructueuse tant les
signaux émis par le makhzen semblent alors encoura-
geants2. Mais la passerelle jetée vers le Forum finira par
prendre une tournure personnelle. Les militants du FVJ
reprocheront à Benzekri de ne pas leur rendre de comptes
sur ses discussions avec le Palais. Ils ne lui renouvelleront
pas leur confiance pour un autre mandat à la tête de l’orga-
nisation et iront jusqu’à l’en exclure en 2003. Et lorsque
cette même année Benzekri a été nommé dans un premier
temps secrétaire général du Conseil consultatif des droits
de l’homme (CCDH), une instance créée par Hassan II en
1990 pour gérer la libération des prisonniers politiques,
beaucoup verront les véritables objectifs du pouvoir dans
ces pourparlers, à savoir crédibiliser le CCDH en adoubant
un refuznik influent et respecté, tout en excluant les ONG
les plus contestataires du débat engagé avec l’État.
Les faits confirmeront cette crainte. Un indicateur de
taille permettra de douter des intentions du régime à

1. Abderrahmane Youssoufi avait souvent fait référence à un pacte


secret qu’il aurait conclu avec Hassan II sur ces questions. Le
monarque, disait-il, lui avait fait jurer sur le Coran de ne pas le trahir, ni
d’en révéler la substance.
2. Voir le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

vouloir participer à un vrai processus de réconciliationþ: la


précipitation avec laquelle s’est constituée l’IER, au nom
d’un argument cher à la monarchieþ: arriver au consensus sans
rien renier du passé. Benzekri sera chargé d’en peaufiner le
concept, son ami Salah El Ouadie en trouvera la formuleþ:
«þune justice transitionnelle1þ». Nombre d’observateurs cri-
tiques parleront d’un retour aux pratiques anciennes de
cooptation des élites, un processus assez traditionnel de la
Couronne pour neutraliser la dissidence. La monarchie
marocaine a toujours eu pour politique de recruter dans les
rangs de ses opposants des figures crédibles pour justifier
sa capacité à évoluer2. Benzekri n’avait-il pas été à la pointe
de la contestation par ses actions avec le Forum, au point
de mener un sit-in mémorable devant la résidence de
Youssoufi en 1999, alors que celui-ci recevait pour une
cérémonie de thé un Driss Basri fraîchement limogé par
MohammedþVI3þ? À cette époque, Benzekri redoutait
comme beaucoup d’autres que l’alternance octroyée ne
puisse finalement se faire que dans la logique de l’entrisme
dans les arcanes du Palais, la gauche risquant ainsi d’y
perdre son âme. Il finira tout de même par s’y résoudre. Le
piège qu’avait tendu Hassan II à ses anciens opposants ser-
vira aussi d’appât pour un gibier de choixþ: les ardents
défenseurs des droits de l’homme au passé magnifié par les
ONG internationales de renom. Après les figures de

1. Ali Amar, «þBenzekri, le pari impossibleþ?þ», Le Journal hebdoma-


daire, 26þmai 2007.
2. Lire à ce propos John Waterbury, Le Commandeur des croyants. La
monarchie marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975, et Pierre Vermeren, La
Formation des élites marocaines et tunisiennes, Paris, La Découverte, 2002.
3. Lors de ce sit-in, Benzekri accrochera à son cou la une du Journal
qui titrait cette semaine-làþ: «þYoussoufi, l’insulteþ».

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MOHAMMEDÞVI

l’USFP (Union socialiste des forces populaires) comme


Youssoufi et El Yazghi – qui dans les annéesþ70 criaient
haut et fort depuis leur exil leur volonté de renverser un
régime féodal –, ce fut au tour des Benzekri, El Ouadie et
El Yazami de céder aux sirènes d’un système trop heureux
de se targuer d’avoir pu intégrer des personnalités à l’inté-
grité incontestable. Ce ne sont pas simplement des profils
de choix qui sont cooptés, mais aussi des labels dont seule
l’image du jeune monarque profitera. Le cas de Driss El
Yazami, ancien vice-président de la puissante Fédération
internationale des droits de l’homme (FIDH), en est la par-
faite illustration1. Il préside depuis 2007 aux destinées du
Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME),
une instance rattachée au Palais chargée d’organiser les
relations du Maroc avec sa diaspora dans le monde. C’est
en réalité une machine efficace pour adouber les élites
marocaines hors des frontières et évaluer l’influence gran-
dissante de l’islam radical auprès des émigrés2. Quel espace,
en effet, est réservé à la contestation une fois franchie
l’enceinte du Palaisþ? La suite des événements prouvera
qu’elle est quasi nulle, tant le makhzen fait de la cooptation
un système imparable d’isolation des transfuges par rapport
à leur groupe. Aussi l’esprit critique s’en trouve-t-il noyé. À
sa nomination au CCDH, Benzekri affirmeraþ: «þJe n’ai

1. Driss El Yazami avait permis en décembreþ2000 au Journal, alors


interdit par décret gouvernemental, de s’exprimer à la tribune du
congrès de la FIDH tenu au Maroc. Aboubakr Jamaï fera sensation en
annonçant sa décision de faire une grève de la faim illimitée pour obte-
nir le droit légitime de relancer sa publication sous un autre titre.
2. Malgré sa promesse de faire participer les Marocains résidant à
l’étranger aux élections législatives, MohammedþVI en décidera autre-
ment, entamant davantage la crédibilité du CCME qui n’aura pas servi
à corriger cette discrimination.

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

jamais renié mes idées, ni mes principes […]. Il est clair


que l’État doit reconnaître ses torts et admettre que la tor-
ture et les enlèvements sont quelque chose d’irrecevable1.þ»
Des années ont passé et l’État ne s’en est jamais excusé for-
mellement. «þPenser pouvoir être influent en devenant le
conseiller du prince est illusoire2þ», dira à l’époque Rémy
Leveau. Cet avis est aussi partagé par d’anciens compa-
gnons de route de Benzekri, comme Abdallah El Harif, une
figure de l’ultra-gauche qui accuse l’IER d’être «þune
simple officine makhzenienne3þ», habilement brandie pour
justifier une transition démocratique en trompe l’œil.
D’autres, comme Mohamed Sebbar, président du FVJ, en
pointent les «þgraves lacunes4þ», ou encore Abdelhamid
Amine, le très remuant leader de l’Association marocaine
des droits de l’homme (AMDH), qui a toujours douté, et à
raison, de la prise en compte de ses recommandations,
aujourd’hui remisées aux oubliettes. La polémique sera très
forte à l’aune des saillies médiatiques d’un Benzekri excédé
d’entendre dire qu’il a été récupéré sans conditions. À cela,
il répondra, impassible mais sans convaincre, que «þc’est de
l’insulte5þ». Il n’avait pourtant pas hésité lui-même à quali-
fier les organisations qui l’avaient toujours soutenu, telles
Amnesty International et Human Rights Watch, d’«þONG
mafieuses6þ» parce qu’elles avaient dénoncé la persistance

1. Interview de Driss Benzekri au Journal hebdomadaire, 14þjuillet


2005.
2. Cité par Le Journal hebdomadaire, 20þmars 2004.
3. Entretien avec l’auteur en maiþ2007.
4. Lire à ce sujet Hicham Houdaïfa, «þIERþ: le grand gâchisþ», Le Jour-
nal hebdomadaire, 20þdécembre 2008.
5. Florence Beaugé, «þDriss Benzekri, le pardon, malgré toutþ», Le
Monde, 15þfévrier 2006.
6. Interview de Driss Benzekri à RFI, 12þjanvier 2006.

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MOHAMMEDÞVI

de la torture sous MohammedþVI, notamment à l’encontre


des islamistes et des «þrestituésþ» de la CIA1. Il ira même
jusqu’à minimiser ces révélations désastreuses pour l’image
du nouveau Trône en affirmant au micro de Radio France
Internationale (RFI) que ces pratiques ne sont pas systéma-
tiques et que le centre de détention secret de Témara, géré
par la DST, n’est qu’«þune grosse imposture de deux jour-
naux de Casablanca2þ». Il écornera par cette embardée son
statut d’honnête homme à la rectitude sans faille. Quel est
l’héritage que laisse Benzekriþ? À la tête de l’IER, où son
mandat s’est achevé en 2005, il a instruit plus de 16þ000
dossiers de victimes de l’ancien régime. La plupart ont été
indemnisées. Un bien maigre lot de consolation pour des
victimes qui attendaient des excuses de l’État, sinon du roi
lui-même. L’IER, après avoir remis ses conclusions à
MohammedþVI, un pavé bien édulcoré qui a dû passer par
les fourches caudines du Palais, a été dissoute. Le suivi des
actions qu’elle a initiées a été confié au CCDH que prési-
dera Benzekri jusqu’à sa mort en maiþ2007. Le plus fort de
son travail à l’IER a été l’organisation, en décembreþ2004,
de séances publiques lors desquelles des anciennes victimes
de la répression ont témoigné de leur calvaire. Devant un
parterre d’une centaine de personnes (représentants d’ONG,
militants associatifs), des citoyens inconnus, armés d’un
micro et de leur conscience, ont raconté les incroyables
sévices qu’ils ont subis. La dictature féroce au Maroc, dans

1. Lire à ce propos le chapitreþ13, «þLe chaperon impérialþ».


2. RFI, le 12þjanvier 2006. Benzekri faisait notamment référence aux
enquêtes publiées à l’époque par Le Journal hebdomadaire («þMaroc,
poubelle de la CIAþ», décembreþ2005) qui seront confirmées par
l’ouvrage de Stephen Grey, Les Vols secrets de la CIA, Paris, Calmann-
Lévy, 2007.

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

le contexte propice de la guerre froide, a éradiqué toute


forme d’opposition durant une période tumultueuse de
plus de trente ans. Parmi ces victimes qui témoignent,
Ahmed Benmansour, qui a été arrêté le 13þmars 1970. Il
raconte son supplice au mouroir de Dar El Moqri, son pas-
sage infernal à Derb Moulay Cherif, deux des centres de
détention secrets de Hassan II où il passera quatre mois.
Puis la géhenne qu’il a endurée à la prison de Kénitra, où
nombre de militants gauchistes des annéesþ70 ont été jetés
dans l’oubli des cachots. Il décrit par le menu les condi-
tions absurdes de son arrestation, égrène les noms de ses
camarades, pour la plupart étudiants, enlevés puis assassi-
nés, les atrocités commises par ses bourreaux et conclut, le
souffle court, sur une formule altruisteþ: «þQue nos enfants
et nos petits-enfants ne soient jamais frappés d’une répres-
sion comme celle qui nous a frappés.þ» Les premières
séances avaient été retransmises en direct sur les ondes de
la radio et de la télévision nationales avant d’être rapide-
ment écourtées, sans explications. L’aile dure du régime,
dont les représentants sont toujours en place depuis les
années Hassan II, y aurait été pour beaucoup. On raconte
que le général Hosni Benslimane, le militaire le plus gradé
du royaume, aurait dit en privé qu’il ne faudrait plus comp-
ter sur les militaires pour exécuter les basses besognes du
régime si leurs noms devaient être jetés en pâture1. L’opinion
publique avait salué cette catharsis, son «þrôle libérateur2þ» et

1. Des anciens tortionnaires cités en 2001 dans la «þliste des 44þ» de


l’AMDH envisageront de monter un comité de défense de leurs intérêts
pour faire accepter l’idée d’une responsabilité diluée dans la chaîne de
commandement.
2. Lire à ce propos Younès Alami, Ali Amar, «þUne réconciliation si
fragileþ», Le Monde diplomatique, avrilþ2005.

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MOHAMMEDÞVI

son caractère inédit dans le monde arabe. Mais, sans la


désignation des responsables, les dés de la réconciliation
étaient pipés. Les victimes affirmèrent queþ: «þsans noms,
cela ne signifie rien, nos tortionnaires continuent de nous
narguer impunément1þ». «þQuelle garantie avons-nous que
ces événements ne se reproduiront plus2þ?þ» s’interrogent
encore certaines d’entre elles. Autant d’interrogations qui
renseignent sur le malaise né d’auditions publiques minima-
listes considérées depuis comme un pis-aller. La particularité
de ce déballage à la marocaine réside dans le fait qu’il
n’intervient pas dans un contexte de changement de sys-
tème politique, voire de régime, comme ce fut le cas en
Afrique du Sud avec la fin de l’apartheid. Une grande par-
tie des hauts responsables de l’État, militaires, juges soumis
et fonctionnaires zélés du ministère de l’Intérieur ont rem-
pilé avec l’arrivée de MohammedþVI, ce qui rend particuliè-
rement complexe le jugement même symbolique des années
de plomb. La mission de l’IER était exclusivement circons-
crite à la période 1956-1999, c’est-à-dire de l’indépendance
du Maroc à la mort de Hassan II, comme si, avec le chan-
gement de roi, le pays avait soudainement décidé de lui-
même de respecter la règle de droit. Et la manière dont les
responsables de l’IER ont tourné le dos aux affaires de tor-
ture et d’enlèvements politiques depuis cette date masque
mal la fébrilité de l’État à voir se perpétuer cette expé-
rience, autant qu’à en assumer les recommandations qui
vont de la vérité totale sur le passé récent à la stricte appli-
cation du principe de séparation des pouvoirs. Le cas
emblématique de la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris

1. Lire à ce propos «þLa torture sans nomsþ», Le Journal hebdoma-


daire, 25þdécembre 2004.
2. Idem.

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

en 1965, à la résonance politique encore très vivace, le


démontre. Là, Benzekri a dû affronter une équation impos-
sible à résoudre face à un régime très peu disposé à recon-
naître sa responsabilité, même partielle, dans cette affaire.
Ce n’est pas par hasard que le juge français Patrick Ramaël,
particulièrement pugnace sur ce dossier vieux de quarante
ans, a même tenté d’auditionner en juinþ2006 Benzekri
alors que celui-ci était en convalescence dans une suite de
l’hôtel Ritz à Paris, au sortir de séances de chimiothérapie.
Le juge avait été encouragé dans sa démarche par ses décla-
rationsþ: Benzekri avait publiquement déclaré avoir rencon-
tré les rares personnes encore vivantes à être impliquées
dans l’affaire Ben Barka, dont un certain Miloud Tounzi,
recherché depuis des années par la justice française. Ramaël
voulait aussi questionner l’ancien président de l’IER sur les
fameux «þpoints fixesþ» (PF)1, des lieux secrets de torture
qu’il avait visités, alors que Rabat continue d’en nier l’exis-
tence. Furieux de n’avoir pas été prévenu de la visite sur-
prise du juge, Benzekri a refusé de collaborer. Les quelques
feuillets rendus publics par le rapport de l’IER sur Ben
Barka montrent que la bonne volonté de MohammedþVI,
sur ce cas par exemple, reste formelle. Au Figaro qui l’inter-
rogeait en 2001, il avait promis de faire toute la lumière sur
l’affaire. Loin s’en faut.
Pour les autres disparitions, quelques rares charniers
ont été excavés à la hâte, les analyses ADN des dépouilles
n’ont jamais été transmises aux familles de disparus, et la
torture n’a pas encore été inscrite comme crime dans le
droit marocain. Le Maroc n’a pas non plus ratifié le traité
de la Cour pénale internationale (CPI). On comprend aisé-

1. Lire le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

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ment pourquoi. Le mandat de Benzekri, malgré le fait qu’il


prenait manifestement sa mission à cœur, s’est perdu dans
la promotion du «þMaroc en mouvement1þ» sous les lambris
des chancelleries étrangères, à contre-courant de son rôle
d’aiguillon impartial du régime. Le très officiel Matin du
Sahara n’a-t-il pas écrit dans son hommage au disparu que
«þSa Majesté le roi MohammedþVI reste le pilier central de
la réconciliation et l’initiateur de la nouvelle vision des
droits de l’homme2þ»þ? Aussi faut-il penser que, pour la
monarchie, Driss Benzekri n’a fait que «þporter le message
royalþ», comme l’a souligné l’éditorialiste du quotidien
porte-voix du Palais. Le cortège funèbre du défunt fut suivi
par les caciques du royaume, ombres survivantes des
années Hassan II, dont le général Hamidou Laânigri, lais-
sant un goût de cendre dans la bouche des anciens compa-
gnons de lutte de Benzekri.
Ancien militant maoïste détenu pendant plus de douze
ans à la prison de Kénitra, Ahmed Herzenni succède à
Driss Benzekri à la tête du CCDH en juinþ2007. L’homme
taciturne a du mal à occuper la place d’un prédécesseur qui
avait su se forger malgré ses dérapages une image de mili-
tant sincère. Souvent accueilli à la rédaction du Journal heb-
domadaire, Herzenni exprimait toute sa hargne contre le
Palais qui ne s’excusait pas publiquement d’avoir laminé
toute une génération, la comparant à celle de Maiþ68 en
France. Mais, lorsqu’il témoigna en 2004 de ses années de
prison lors de la seconde séance des auditions télévisées, ses
déclarations aussi inattendues que contraires à ses positions
antérieures ne laissèrent pas le makhzen indifférent. «þJe ne

1. Voir le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».


2. Le Matin du Sahara, 21þmai 2007.

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

suis pas une victime mais un militant opposé à toutes


formes d’injustice, d’exploitation et d’arroganceþ», s’exclame-
t-il devant les regards médusés de la salle. La suite sera
ubuesqueþ: Herzenni raconte que sa première action poli-
tique fut l’acquisition du portrait de MohammedþV, le jour
de l’annonce de l’indépendance du Maroc, le 18þnovembre
1955. Il se souvient, ce jour-làþ: «þMon père nous a donné
l’équivalent d’un dirham et nous nous sommes dirigés vers
le marché de Sefrou pour acheter un portrait de Feu SM
MohammedþV et, depuis lors jusqu’à mon entrée au lycée,
je n’avais jamais raté le passage d’un cortège royal dans les
villes où je me trouvais. […] Nous étions toujours les pre-
miers, comme l’indiquait la radio à l’époque, à participer
avec enthousiasme à l’accueil du cortège du roi1.þ» Enfin, il
conclut son discours en priant «þle Tout-Puissant d’accorder
longue vie à Sa Majesté le Roi MohammedþVI. Sans sa fibre
démocratique et sa volonté de mettre son pays à l’abri de tout
danger, [cette séance] d’aujourd’hui n’aurait pas eu lieu
pour inaugurer, ensemble, une nouvelle ère de réconcilia-
tion du Maroc avec lui-même, une ère d’essor et de gloireþ».
La messe était dite. Cette année-là, le royaume appliquait une
politique sécuritaire aux relents des années Hassan II. Les
attentats du 16þmai 2003, qui ont fait plus de 40þvictimes à
Casablanca, donnent des arguments aux généraux et à leurs
alliés du Palais. Le rapport annuel du CCDH est expurgé
des passages faisant cas des violations commises contre les
islamistes soupçonnés d’appartenir à des groupuscules terro-
ristes. Le ministre de la Justice qualifiera celui d’Amnesty
International qui en fait état de «þbiaisé et réducteur2þ». La

1. Maghreb Arabe Presse, 26þdécembre 2004.


2. Maghreb Arabe Presse, 26þjuin 2004.

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MOHAMMEDÞVI

chasse aux «þbarbusþ» va permettre à Herzenni de se posi-


tionner en 2005. Salah El Ouadie, poète à la plume lumi-
neuse, se voudra pragmatique, mais sans convaincreþ: «þNous
sommes dans un processus de transition. C’est comme un
avion qui décolle. Les attentats du 16þmai ont créé des tur-
bulences, et l’appareil a été obligé de piquer du nez. Il est
en train de reprendre son envol avec le travail de mémoire
salutaire de l’IER. À la fin du mandat de [l’Instance], nous
serons vraiment dans une nouvelle ère1.þ» À la mi-juinþ2005,
Herzenni lance, dans les colonnes de treize journaux
proches du Palais et du gouvernement, un «þAppel citoyenþ»,
qu’il fait signer par une poignée d’intellectuels, d’acteurs
politiques et de militants des droits de l’homme (dont Kha-
dija Rouissi, élue femme de l’année par Le Journal hebdo-
madaire en 2004 pour avoir dénoncé la torture des
islamistes), en réaction à des «þmanœuvresþ» visant à créer
«þun climat d’instabilité mettant en cause les acquis du pays
en matière de transition démocratiqueþ». Une transition qui
n’est pas en danger, estiment les auteurs du texte, qui
considèrent pourtant que «þles limites du patriotisme le
plus élémentaire ont été franchiesþ». Et de réclamer que «þla
loi soit appliquée, sans zèle mais sans laxisme […] chaque fois
qu’elle aura été enfreinteþ». «þMarocains, réveillez-vous2þ!þ»
titrait en une l’un des journaux qui publiaient cet appel à
combattre le défaitisme des déçus de MohammedþVI. Le
prétexte à la rédaction de cet appel a été offert à Herzenni

1. Déclaration faite à l’auteur en 2004 à l’issue d’une conférence, à la


faculté de droit de Rabat, de John Waterbury, expert américain des rela-
tions des élites marocaines avec la monarchie. Citation reprise par
l’auteur dans Le Monde diplomatique d’avrilþ2005.
2. Aujourd’hui le Maroc, 13þjuin 2005. L’éditorial stigmatisait «þles enne-
mis du royaume, les intégristes illuminés et les nihilistes irresponsablesþ».

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

par Nadia Yassine, qui avait déclaré préférer une répu-


blique à une monarchie despotique1. L’appel, vindicatif à
l’endroit de toute voix critique envers la politique de l’État,
exonérait bien entendu le Trône, dont la sacralité ne devait
pas souffrir, selon ses signataires, de ceux qui voudraient
«þporter atteinte au contrat liant la monarchie aux forces
vives de la nation2þ». Cette initiative qui se voulait nationale
devait se muer en une association agissante. En réalité, elle
servira de tremplin pour Herzenni, définitivement coopté
par le pouvoir. Nommé à la tête du CCDH, il refusera de
recevoir les associations de victimes pour discuter des dos-
siers en suspens, notamment ceux concernant les événe-
ments de juinþ1981 à Casablanca dont les victimes, pour la
plupart, n’ont pas encore été dédommagées. Jetant aux
orties les recommandations de l’IER pourtant approuvées
par le roi, Herzenni estimera que les réparations matérielles
font office d’excuses de l’État. «þChaque décision d’indem-
nisation envoyée aux victimes comporte en soi une recon-
naissance par l’État de ses torts. Il ne faut pas non plus
oublier que le jour où le roi a reçu les victimes et leurs
familles, il a dans son discours parlé de noble pardon. C’est
pour moi beaucoup plus qu’une excuse, c’est une demande
claire de pardon. Il serait outrecuidant de demander plus
que cela3þ», dira-t-il à la presse.

1. Nadia Yassine a été accusée de «þse vendre au Grand Satanþ» parce


qu’elle avait été invitée en maiþ2005 à s’exprimer sur la situation poli-
tique au Maroc à l’université de Berkeley en Californie. Elle sera pour-
suivie en justice, mais, jusqu’à la date de rédaction de cet ouvrage, son
procès, maintes fois reporté, n’a pas encore eu lieu.
2. L’appel visait, en plus des islamistes et des indépendantistes du
Polisario, la presse indépendante. Le Journal titrait la semaine précé-
denteþ: «þLa monarchie, oui… maisþ».
3. Le Journal hebdomadaire, 20þdécembre 2008.

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MOHAMMEDÞVI

Au siège du quotidien Al-Jarida Al-Oula, c’est l’efferves-


cence. Ali Anouzla, le directeur de cette nouvelle et turbu-
lente publication, est cité à comparaître ce 18þjuin 2008
devant un tribunal de Rabat. Il vient d’être assigné pour la
publication des auditions menées à huis clos par l’IER et
dont le quotidien a pu obtenir la retranscription. Des
témoignages dérangeants, dans lesquels des personnalités
comme l’ancien conseiller royal Abdelhadi Boutaleb ou
encore Khalihenna Ould Errachid, le président du COR-
CAS (Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes,
instance désignée par le roi)1, révèlent des responsabilités
tenues secrètes par l’IER et le CCDH. Un joli scoop pour
Ali Anouzla, d’autant que le rapport final de la commission
Vérité que présidait le défunt Benzekri n’est qu’une version
édulcorée du long travail d’investigation et de mémoire
entrepris au sein de l’IER. Mais le régime est toujours en
opposition à la société civile sur les fondamentaux d’un
État de droit. Et c’est le plus désastreux pour le règne de
MohammedþVI, qui n’a pas su se surpasser sur cette ques-
tion nodale. Au contraire, en plaçant Herzenni à la tête du
CCDH, il avoue son incapacité à pouvoir séduire des per-
sonnalités crédibles pour le représenter. L’injonction de
Herzenni pour faire taire le journaliste a choqué. Elle accu-
sait Ali Anouzla de «þvouloir provoquer une fitna2 dans les
rangs de la sociétéþ». En invoquant une loi sur le secret des
archives dont les textes d’application n’ont jamais été votés,

1. Cette instance devait être composée de membres élus, mais, comme


la plupart des commissions royales, MohammedþVI en décidera autre-
ment. Comme celle, par exemple, de la HACA (Haute Autorité de la
communication audiovisuelle), elle sera constituée de personnes choisies
par le Palais.
2. Fitna signifie «þchaosþ».

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ANCIENS REFUZNIKS, NOUVEAUX COURTISANS

Herzenni renie définitivement son engagement militant et


implique directement le roi, dont il dirige l’un des organes
consultatifs. Il avait d’ailleurs déclaré à la presse qu’il
consacrerait le restant de sa vie à combattre ceux qui le
contrediraient. Une bien piètre définition de sa mission
d’humanisme. Cette affaire rappelle celle des Pentagon
Papers survenue en 1971 aux États-Unis entre l’administra-
tion Nixon et le New York Times. La Maison-Blanche avait
désespérément tenté de faire cesser la publication de docu-
ments militaires confidentiels sur la guerre du Vietnam.
Une affaire d’État qui contribua à condamner cette guerre
aux yeux de l’opinion publique américaine. La Cour
suprême américaine en décida autrement, confortant l’idée
que l’intérêt public dépasse celui des gouvernants. Pour le
journalisme américain, cela devait ouvrir l’ère de défiance
des médias vis-à-vis de l’exécutif, dont l’affaire du Water-
gate sera plus tard le symbole ultime. Au Maroc de
MohammedþVI, cette défiance mène souvent devant les tri-
bunaux. Il est bien loin le temps ou Driss Benzekri décla-
rait qu’«þil faut dire pourquoi l’État a déviéþ» et que «þnous
avons affaire à des interlocuteurs ouverts qui nous
écoutentþ»1. Une utopie aujourd’hui confirmée. Vouloir
amnistier HassanþII sans le juger ne pouvait aboutir à un
acte de refondation politique entre la société et la monar-
chie. En fait, MohammedþVI a lâché du lest, pour gagner
du temps et affaiblir, par la récupération de quelques élites,
une société civile récalcitrante, comme l’a fait déjà son père
dix ans avant sa mort.

1. Interview à L’Express, 17þaoût 2000.


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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

Je reviens de Prague après une semaine passée dans les


coulisses d’un sommet de l’OTAN. Une semaine de
palabres sur le nouveau défi de l’Alliance atlantique et de
ses partenaires de la nouvelle Europe, du Moyen-Orient et
du Maghrebþ: la guerre contre la terreur. L’escale à Paris a
été plus longue que prévu et l’avion n’amorce son dernier
virage avant de piquer vers l’aéroport MohammedþV qu’à
20þhþ30 ce 16þmai 2003. Du hublot, Casablanca scintille
dans la nuit. Les Marocains vivent depuis une semaine au
rythme des festivités qui célèbrent la naissance, le 8þmai, de
Moulay Al Hassan, le premier fils de MohammedþVI. Mais,
alors que mon avion atterrit, treize jeunes gens qui ont
accompli ensemble la prière du vendredi dans une mosquée
clandestine de Sidi Moumen, une banlieue pauvre du nord
de la ville, et passé leur journée à psalmodier le Coran, se
séparent en cinq groupes et s’évanouissent dans la nuit.
Depuis quatre mois, ils ont été embrigadés, fanatisés et
entraînés à mener une mission sans retourþ: commettre un
carnage et mourir en martyrs. Avant leur départ, ils reçoivent
chacun une musette contenant une charge explosive com-
posée d’une bonbonne de gaz, de produits chimiques

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

inflammables, de clous et de ferraille et d’un système de


mise à feu électrique. Leurs objectifsþ: deux restaurants du
centre-ville, deux lieux fréquentés par la communauté juive
et un hôtel de luxe. Ces cinq attentats, perpétrés quasi
simultanément, vont causer la mort de 41þpersonnes, dont
11þkamikazes, et faire plus d’une centaine de blessés. Ils
signeront la fin de l’exception marocaine1. C’est en effet la
première fois que le pays est victime d’un commando sui-
cide et d’un attentat d’une telle ampleur. Jusqu’ici, le
royaume chérifien s’estimait à l’abri des «þfous de Dieuþ»,
protégé croyait-il par le statut religieux du roi2, Comman-
deur des croyants et garant de l’islam. Le terrorisme isla-
miste au Maroc ne date pourtant pas d’hier. Sa première
manifestation a été l’assassinat en 1975 du leader socialiste
Omar Bendjelloun par des radicaux dont le leader s’est
réfugié en Libyeþ; ce dernier fut soupçonné d’avoir flirté
avec les services marocains, à l’époque prêts à tout pour en
finir avec les marxistes-léninistes. Des années plus tard, le
mitraillage de l’hôtel Atlas Asni à Marrakech, perpétré en
1994 par un commando d’origine algérienne, était perçu
comme un épiphénomène lié aux tensions avec l’État voi-
sin, alors victime de la terreur islamiste. Jouant sur tous les
tableaux lors des deux guerres du Golfe, allié des États-
Unis dans leur croisade contre le terrorisme international et
interlocuteur ambivalent de l’État hébreu, Rabat a eu ces
dernières années à faire face à une inquiétante poussée

1. Lire à ce propos Abdellah Tourabi, «þLes attentats du 16þmai 2003.


Anatomie d’un suicide collectifþ», mémoire de DEA, Institut d’études
politiques, Paris, 2003, et Nicolas Beau, Catherine Graciet, Quand le
Maroc sera islamiste, Paris, La Découverte, 2006.
2. Lire à ce sujet «þComprendre le 16þmaiþ», Le Journal hebdomadaire,
12þjuillet 2003.

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MOHAMMEDÞVI

extrémiste interne. Contrairement aux idées reçues, le sala-


fisme est plus ancré au Maroc que dans le reste du
Maghreb, estiment nombre d’experts1.
L’opération du 16þmai ne livrera pas tous ses secrets.
L’opinion publique ne saura jamais vraiment si elle a été
fomentée depuis l’étranger, participant ainsi au grand
retour d’Al-Qaida comme l’affirmeront d’emblée les autori-
tés marocaines2, ou si elle fut l’œuvre isolée d’un groupus-
cule local, intégré à une frange de la population démunie et
acquise aux thèses de Ben Laden. Elle survient, en tout cas,
quelques mois après que le chef d’Al-Qaida a désigné le
Maroc, dans une vidéo diffusée le 13þfévrier 2003 par Al
Jazeera, comme un pays apostat en raison de ses liens avec
Washington. La vague d’attentats qui avait frappé l’Arabie
saoudite quelques jours auparavant en aurait été un signe
avant-coureur. L’attaque paraissait pourtant trop artisanale
pour porter la signature d’Al-Qaida. Le choix des cibles,
sélectionnées en fonction d’une symbolique primaire, laisse
perplexe. Un vieux cimetière juif abandonné, le cercle de
l’Alliance israélite fermé le vendredi pour le début du Shab-
bat, la Casa España, un club privé dirigé par des Espagnols
mais fréquenté par de nombreux Marocains de la classe
moyenne qui viennent y dîner et jouer au bingo, un restau-
rant italien, le Positano, et enfin l’hôtel Farah qui, dit-on,
accueillait au moment du drame une délégation d’espions
américains. D’après une note blanche du ministère français

1. Lire à ce propos l’ouvrage de Pierre Vermeren, Maghreb, la démo-


cratie impossibleþ?, Paris, Fayard, 2004.
2. La thèse officielle veut que les terroristes aient reçu des fonds
d’Abou Moussab Al-Zarqaoui, le chef de la rébellion islamiste en Irak,
tué en juinþ2006 par les forces américaines, et qui s’était déclaré affidé à
Ben Laden.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

de la Défense datée de juinþ20031, le conseiller royal André


Azoulay avait confirmé qu’au moment de l’attaque «þdes
agents marocains et américainsþ» étaient attablés dans l’un
des restaurants de l’hôtel, mais démentira la présence du
Mossad à leurs côtés.
Selon l’enquête, le groupe était lié aux mouvances
extrémistes religieuses de la Salafiya Jihadiya (le «þsalafisme
combattantþ») et d’As-Sirat Al-Moustaqim (le «þdroit che-
minþ»), des appellations sommaires données par les autori-
tés aux groupes marginaux et reprises en chœur par les
médias. Les services marocains de renseignements avaient
certes fiché des centaines de militants de cette nébuleuse,
mais aucun kamikaze n’était répertorié. Les treize terro-
ristes, tous âgés d’une vingtaine années, chômeurs, vivant
de petits boulots, avaient suivi une formation islamiste
intense qui était parvenue à les transformer en bombes
vivantes. En févrierþ2002, un an avant l’attaque du 16þmai,
un vendeur d’alcool du quartier où vivaient les kamikazes
avait été lapidé par des islamistes radicaux parce qu’il insul-
tait, pris de boisson, la religion musulmane. Les services de
sécurité n’avaient cependant pas réalisé qu’il s’agissait d’un
indice majeur de l’implantation d’intégristes violents dans
ce bidonville2. Toujours est-il que les attentats du 16þmai et
la vague de terreur urbaine causée par d’autres attentats
suicides à Casablanca au printemps 2007, notamment aux
portes du consulat américain, avaient manifestement pour
objectif d’importer le djihad dans le royaume chérifien et

1. Catherine Graciet, «þUne taupe au Palaisþ», Le Journal hebdoma-


daire, maiþ2006.
2. Le Journal hebdomadaire, qui avait largement fait écho de cet évé-
nement en févrierþ2002, avait souligné l’absence totale de sécurité dans
cet immense bidonville contrôlé par les intégristes.

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MOHAMMEDÞVI

de déstabiliser un régime jugé apostat. Le but ultime étant


d’établir au Maroc un État islamique «þauthentiqueþ» basé
sur la charia.
Un an avant cet attentat, la fébrilité des services de
sécurité était déjà palpable. Le général Hamidou Laânigri,
patron de la DST à l’époque, prédisait le pireþ: «þJe sais
qu’ils comptent frapper, mais nous les surveillons de près.
Au moindre indice, je ferai tomber leurs idéologues1þ»,
avait-il dit, mais sa totale adhésion à la politique des fau-
cons américains avait conduit à de terribles excès, mas-
quant la véritable nature de la menace. De plus, les
autorités n’avaient pas suffisamment anticipé les risques,
trop occupées par les luttes intestines qui agitaient à
l’époque les services de renseignements marocains. Pour-
tant, dans une note confidentielle des services français2, le
juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière avait alerté Rabat
de l’imminence d’un attentat quelques jours à peine avant
le 16þmai, à l’occasion d’un séminaire organisé par la firme
d’armement Thalès.
En juinþ2002, une affaire avait fait grand bruitþ: les ser-
vices marocains, informés par la CIA des confidences d’un
détenu de Guantánamo, avaient interpellé plusieurs per-
sonnes qui s’apprêtaient, selon la version officielle, à faire
sauter, pour le compte d’Al-Qaida, des navires de guerre
américains croisant dans le détroit de Gibraltar. Une opéra-
tion semblable à celle qui avait frappé le destroyer USS
Cole à Aden, au Yémen, en octobreþ2000. L’équipe, qui se
préparait également à commettre des attentats sur le terri-
toire marocain, avait été jugée à la hâte à Rabat, laissant

1. Entretien avec l’auteur en marsþ2002.


2. Nicolas Beau, Catherine Graciet, Quand le Maroc sera islamiste, op.
cit.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

planer le doute sur la réalité du projet terroriste, tant les


éléments à charge contre des commanditaires saoudiens
étaient peu étayés. Condamnés pour certains à dix ans de
prison, les Saoudiens ont été extradés par Riyad qui n’avait
pas manqué de faire savoir à Rabat sa colère au sujet du
traitement infligé à ses ressortissants par la DST marocaine
lors de leur enlèvement. La chasse aux islamistes ne s’était
pas arrêtée à l’épisode de l’«þopération Gibraltarþ». En plus
de la traque de groupes installés en Europe1, une autre
enquête avait débouché sur l’arrestation de nombreux inté-
gristes, dont Youssef Fikri, surnommé l’«þémir du sangþ»
par la presse. Leurs membres étaient coupables de petits
larcins et d’actes de violence dictés ou inspirés par des pré-
dicateurs extrémistes, certains allant jusqu’à commettre
plusieurs meurtres, dont ceux d’un brigadier de police en
décembreþ2002 et d’un notaire un an plus tôt. Si l’assassinat
du notaire était vraisemblablement de nature crapuleuse,
celui du policier a été accompli en raison d’une fatwa émise
par l’un des membres du réseau. Plusieurs autres cercles
d’activistes avaient aussi été neutralisés par les forces de
sécurité parmi les «þMarocains afghansþ» retournés au pays,
d’anciens combattants de l’«þInternationale islamisteþ» dont
certains s’étaient engagés dans les annéesþ80 contre l’occu-
pation soviétique en Afghanistan et qui avaient en outre

1. Les services marocains ont toujours affirmé qu’un groupuscule du


nom de Groupement islamiste combattant marocain (GICM) constituait
le réseau principal des terroristes marocains en Europe. Mohamed El
Guerbouzi, résidant à Londres, était identifié par la DST marocaine
comme un des cerveaux de l’organisation. Pourtant, la justice britan-
nique a toujours refusé son extradition vers le Maroc, considérant insuf-
fisants les éléments avancés par son homologue marocaine. La peine de
mort en vigueur au Maroc a aussi été avancée comme argument du
refus.

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MOHAMMEDÞVI

combattu dans les rangs des milices musulmanes en Bosnie


et plus tard au Pakistan. Après la guerre du Golfe, des cel-
lules radicales ont été constituées au Maroc autour d’émirs
autoproclamés. Loin de former une organisation structurée,
il s’agissait de petits groupes rassemblés autour de quelques
clercs. Parmi eux, deux prédicateurs, qui ont séjourné en
Afghanistan, ont été soupçonnés de servir d’agents recru-
teurs pour Al-Qaida. Ahmed Rafiki, dit Abou Houdaïfa, et
Mohamed Abdelwahab, dit Abou Hafs. Tous deux avaient
ouvertement soutenu Ben Laden lors de leurs prêches, qua-
lifiant le leader d’Al-Qaida de «þporte-drapeau des musul-
mans et de l’islamþ», en phase d’ailleurs avec certains médias
panarabes, surtout télévisuels, qui glorifient les martyrs.
En réalité, le Maroc était devenu depuis longtemps un
des premiers exportateurs de terroristes dans le monde. Un
garde du corps personnel de Ben Laden, arrêté à Tora Bora
pendant la campagne afghane contre les talibans et trans-
féré par la suite à Guantánamo, était marocain, comme
ceux qui sont soupçonnés d’avoir été impliqués avec la cel-
lule de Hambourg dans la tragédie du 11-Septembre. En
2004, selon le Département d’État, l’armée américaine en
Irak avait arrêté une cinquantaine de Marocains, principale-
ment à Bagdad. Ils faisaient partie des djihadistes arabes
venus grossir les rangs de la résistance irakienne qui prend
pour cibles les forces de la coalition. D’autres Marocains
participeront aux attentats de Madrid du 11þmars de la
même année. «þSans doute l’explosion du phénomène inté-
griste au Maroc a-t-elle été le facteur déterminant de la
menace terroriste qui pèse sur l’Espagne1þ», avait déclaré Jesús
de la Morena, ancien commissaire espagnol à l’Information,

1. Déclaration à ABC, 10þjuillet 2004.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

lors de l’audition de la commission d’enquête sur l’attaque


de Madrid. Le juge Balthazár Garzon, en charge de
l’affaire, avait quant à lui parlé d’un millier d’activistes ter-
rés au Maroc et prêts à commettre des actions d’envergure
en Europe1. La plupart d’entre eux étaient issus de quar-
tiers défavorisés des grandes villes marocainesþ: de la péri-
phérie de Casablanca, mais aussi de Fès, de Tanger ou de
Tétouan. Des banlieues défigurées par les constructions
anarchiques, manquant cruellement d’infrastructures et qui
respirent la détresse sociale et la misère, où se sont formés
des réseaux de volontaires au martyre suprême. Des réseaux
qui ont emprunté, grâce aux passeurs du nord du Maroc,
les chemins de la drogue et des immigrés clandestins via
l’Espagne. Et qui ont parfaitement saisi que le royaume
pouvait constituer un vivier de candidats à la «þguerre
sainteþ» que le numéroþ2 d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri,
avait d’ailleurs appelés en 2004, dans une vidéo postée sur
Internet, à soutenir la nouvelle branche nord-africaine du
réseau terroriste constituée sur ce qu’il reste des GIA
(Groupes islamiques armés) algériens, et à «þdébarrasser le
Maroc des Français et Espagnols installés dans cette
ancienne colonie du Maghrebþ». À peine remis du trauma-
tisme national causé par les attentats du 16þmai, le Maroc
commençait à prendre la mesure de l’émergence d’un isla-
misme radical encore méconnu, au rythme des annonces de
démantèlements de cellules islamistes à travers le pays dans
le cadre de la plus vaste enquête antiterroriste engagée
jusqu’alors dans le royaume. Projets d’attentats suicides
dans les villes touristiques, attaques de banques, de casinos
et d’objectifs militaires, création de maquis et de camps

1. Déclaration à El País, 11þjuillet 2004.

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MOHAMMEDÞVI

d’entraînement dans les montagnes du Rifþ: la liste des


cibles égrenée par le ministère de l’Intérieur au fil des
annonces de coups de filet spectaculaires paraissait terri-
fiante. Mais l’opacité qui a entouré les arrestations de nom-
breux suspects et leurs condamnations expéditives a
surtout mis en évidence la volonté affichée des autorités
d’en découdre à n’importe quel prix avec la menace.
Même s’il avait assuré que «þle projet démocratique et
moderniste du Maroc [ne serait] pas remis en questionþ»,
MohammedþVI n’a pas hésité à décréter la «þfin de l’ère du
laxismeþ»1. Pour endiguer la menace terroriste, le tour de
vis sécuritaire a remplacé la doctrine jugée obsolète de la
simple surveillance des mouvements radicaux. L’appareil
sécuritaire, dont le maillage a été hérité de l’ère Basri,
n’était plus considéré comme performant. Pour l’ancien
vizir de HassanþII, qui n’avait jamais eu affaire à une telle
catastrophe, la faute en incombe à ses successeurs. «þCes
incompétents ont brisé ma machine bien huilée. Trente ans
de travail jetés à la poubelle pour quoiþ? Se faire allumer
par des kamikazes amateurs2þ!þ» fulminera-t-il, avec une
once de fierté mal contenue. En fait, le renseignement tra-
ditionnel qu’il avait mis en place, composé essentiellement
d’indicateurs des RG, submergé par la mobilité incessante
de l’exode rural, n’a pas suivi. Du coup, des kamikazes en
herbe, à l’image de ceux de Sidi Moumen, ont pu être
recrutés dans les bas-fonds des grandes villes sans que per-
sonne n’y prête la moindre attention. Le revirement autori-
taire du régime, engagé dès 2002 par le général Laânigri
alors en charge de la DST et définitivement entériné par

1. Discours de MohammedþVI, 29þmai 2003.


2. Entretien avec l’auteur, 1erþjuin 2004.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

MohammedþVI après le 16þmai, a eu des effets secondaires


néfastes. Le cas du jeune prédicateur Hassan Kettani, pré-
senté comme l’un des idéologues de ces mouvements, avait
défrayé la chronique après son arrestation le 5þfévrier 2003.
Il avait été déféré devant la justice par le procureur du roi
au motif d’avoir contrevenu lors de ses prières en public au
rite malékite, le dogme officiel de l’islam au Maroc. Un
argument de la justice facilité par l’inexistence de la liberté
de culte dans le royaume. Si les religions monothéistes sont
tolérées (le pays compte d’innombrables lieux de culte juifs
et chrétiens, notamment la grande cathédrale Saint-Pierre
de Rabat), un musulman n’a pas, au regard de la loi, la lati-
tude de se convertir à une autre religion et encore moins de
déclarer publiquement son athéisme. D’ailleurs les milliers
de Marocains convertis au christianisme vivent leur foi en
secret1. D’autres petites communautés religieuses, comme
celle des Baha’is, sont considérées comme des mouvements
sectaires et sont par conséquent fichées par les Renseigne-
ments généraux. La condamnation de Kettani à trente ans
de prison pour ses liens supposés avec les terroristes, inter-
venue après les attentats, a divisé l’opinion publique, dans
la mesure où aucune preuve n’a été apportée pour corrobo-
rer l’accusation d’endoctrinement des kamikazes. L’acte
d’accusation final dira qu’il a organisé des veillées reli-
gieuses et des réunions en forêt auxquelles ont participé des
terroristes. La justice ne retiendra pas que la reine Sophie
d’Espagne avait invité en son palais de Madrid Hassan Ket-
tani pour un échange interreligieux avec des ecclésiastiques
espagnols.

1. Lire à ce sujet deux dossiers du Journal hebdomadaireþ: «þLes Maro-


cains chrétiensþ», décembreþ2007, et «þChoisir sa foiþ: le grand interditþ»,
juilletþ2005.

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MOHAMMEDÞVI

La suite des événements allait confirmer la politique de


fermeté de l’État contre les islamistes quels qu’ils soient.
Un des kamikazes, qui n’avait pas actionné sa charge le
16þmai, avait été rapidement interpellé, mais il mourrait
entre les mains de la police dans des conditions jamais élu-
cidées. Le ministère de l’Intérieur avait affirmé que ce
témoin capital était décédé pendant son interrogatoire des
suites d’une maladie du foie incurable. La publication en
2004 du rapport du Conseil consultatif des droits de
l’homme (CCDH), instance contrôlée par le Palais, avait
reconnu implicitement l’usage de la torture par la police et
la DST. Un suspect arrêté lors des opérations de ratissage
de l’après-16þmai est mort dans sa cellule «þvictime de
coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de
tuerþ», peut-on lire dans le rapport du CCDH, sans plus de
précisions et surtout sans conséquences pour les tortion-
naires. Ce rapport avait d’ailleurs soulevé la polémique.
Alors que certains membres du Conseil demandaient qu’y
soient mentionnées les exactions commises par les forces
de sécurité, Mohamed Bouzoubaâ, le ministre socialiste de
la Justice, diraþ: «þVous ne pouvez pas mentionner ces
dépassements dans votre rapport. C’est la réputation du
pays qui est en jeu. Ce serait prendre trop de risques que
d’accuser les services de renseignements1.þ» Pour se pré-
munir davantage de la critique, l’État, sous l’impulsion du
général Hamidou Laânigri, fera promulguer un puissant
arsenal législatif antiterroriste2. Une sorte de PatriotþAct à
la marocaine qui facilite écoutes téléphoniques, sur-
veillance d’Internet, gardes à vue prolongées et surtout le

1. Déclaration de Chawki Benyoub, membre du CCDH, au Journal


hebdomadaire, 25þjuin 2004.
2. Voir le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

bâillonnement de la presse, très sceptique sur les méthodes


utilisées et dénonciatrice des abus perpétrés à l’encontre
des suspects. Une mission d’observation de la Fédération
internationale des droits de l’homme (FIDH), conduite en
juilletþ2003 par son président Patrick Baudoin, confirmera
le caractère liberticide de cette loi. «þLes droits à un procès
équitable des personnes interpellées en lien avec le 16þmai
ont été violés de manière systématique1þ», dira Baudoin.
Un constat confirmé par la déclaration d’un juge de la ville
de Nador au Journal hebdomadaire à l’issue d’un procès
pour lequel un suspect a été condamné à quinze ans de
prison fermeþ: «þSon dossier était vide, mais je ne vais pas
attendre qu’un autre drame survienne, mon rôle est aussi
de faire de la prévention2.þ»
Le gouvernement marocain a vite fait d’imputer la mon-
tée du radicalisme aux islamistes modérés du Parti de la
justice et du développement (PJD), pourtant intégrés au jeu
politique et dont Saâd Eddine El Othmani, psychiatre et
secrétaire général du parti à l’époque, fait figure d’islamiste
BCBG, à l’image de ses pairs de l’AKP turc, auquel il fait
souvent référence3. «þLe PJD n’est pas un agneau, il sera

1. Entretien avec l’auteur, 21þjuillet 2003.


2. Mouaad Rhandi, «þLe diktat des sécuritairesþ», Le Journal hebdoma-
daire, 25þjuin 2006.
3. Le PJD, dont la ligne politique est très inspirée de la stratégie des
islamistes turcs de l’AKP arrivés au pouvoir à Ankara avec Tayyip Erdo-
gan, était crédité d’une victoire écrasante aux législatives de 2007 par
tous les sondages (notamment deux sondages confidentiels, révélés par
Le Journal hebdomadaire, effectués en 2006 par un institut américain).
Le parti n’a pourtant pas obtenu les résultats escomptés, en raison d’un
taux d’abstention record et d’un découpage électoral défavorable. Lors
des législatives de 2002, les membres du PJD ne s’étaient pas présentés
dans toutes les circonscriptions pour «þmieux se préparer à diriger le
pays plus tardþ».

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MOHAMMEDÞVI

difficile de le dépecer1þ», réagira avec véhémence El Oth-


mani lorsque plusieurs ONG anti-islamistes rassemblées
avec le soutien de l’État sous la bannière du collectif Front
uni contre les terroristes lui reprocheront sa «þresponsabi-
lité morale2þ» dans les attentats. «þRegardez aujourd’hui [les
membres du PJD], même eux donnent l’impression d’être
sceptiques après ce qu’ils ont enduré suite au 16þmai3þ»,
commentera, un an après les attentats et depuis son exil
parisien, un Driss Basri désabusé. Pour lui, la politique éra-
dicatrice de MohammedþVI à l’encontre des islamistes,
inspirée du modèle algérien, allait mener à plus de subver-
sions. C’est aussi contre les progressistes et les défenseurs
acharnés des droits de l’homme que l’État mènera sa
cabale, trop content d’en finir avec ceux qui le tançaient de
recourir aux méthodes expéditives de Hassan II. Le Journal
hebdomadaire, qui avait critiqué dès 2002 les couacs de la
lutte antiterroriste, avait été à cette occasion accusé par la
presse proche du Palais d’«þavoir du sang sur les mainsþ».
L’hebdomadaire, dont les enquêtes avaient été citées par le
très influent The Economist, avait provoqué l’ire du makh-
zen qui voulait l’affubler d’une part des responsabilités du
massacre. Le magazine britannique avait écrit, reprenant les
thèses du Journal hebdomadaire, quelques mois avant le
16þmai que «þles avancées du Maroc en matière politique
pouvaient se révéler contradictoires, au risque de saboter la
consolidation des droits de l’homme4þ». Une mauvaise
publicité pour MohammedþVI qui poussera Driss Jettou, le

1. Interview de Saâd Eddine El Othmani au Journal hebdomadaire,


31þmai 2003.
2. Voir à ce propos le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».
3. Entretien avec l’auteur, 12þjuin 2004.
4. «þIs torture ever justifiedþ?þ», The Economist, 11þjanvier 2003.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

Premier ministre, à affirmer doctement devant le Parle-


ment que la presse indépendante jouait le jeu des isla-
mistes lorsqu’elle mettait en doute les décisions de justice.
Pourtant, le chef du gouvernement, un apolitique proche
du sérail nommé contre toute attente à la primature à
l’issue des législatives de 2002 pour ses qualités de techno-
crate, avouera, lorsqu’il sera questionné sur les cas de tor-
ture dénoncés par Amnesty International au quartier
général de la DST à Témaraþ: «þJe ne m’occupe pas des pro-
blèmes sécuritaires, j’ai déjà beaucoup à faire avec les syn-
dicats1.þ» Philippe Luther, le responsable d’Amnesty pour
le Maghreb, confirmeraþ: «þLe centre de Témara, administré
par la DST, est l’un des principaux endroits dans lesquels
le recours à la torture a été signalé2.þ» Dans son rapport
édité à l’occasion de son enquête sur la «þprison verte de
Témara3þ», Amnesty International révélera par exemple
qu’Abdallah Meski, un «þMarocain afghanþ», y sera mis au
secret et torturé pendant cent soixante-quatre jours. Faisant
écho à ce rapport, la presse indépendante parlera désormais
de Témara comme de l’«þAbou Ghraib marocainþ».
Avec un Premier ministre aux pouvoirs bien limités et de
surcroît englué dans ses dossiers sociaux et un général (Hami-
dou Laânigri) au faîte de sa puissance à l’époque, les libertés
individuelles ne seront pas au beau fixe en 2003. Au Sahara
occidental, alors qu’on pensait que la répression aveugle
contre les indépendantistes avait disparu avec Hassan II et
Basri, voilà qu’Ali Salem Tamek, une figure de la nouvelle

1. Entretien avec l’auteur, juinþ2004.


2. Ibid.
3. «þMaroc et Sahara occidental. Lutte contre le terrorisme et recours
à la tortureþ: le cas du centre de détention de Témaraþ», Amnesty Inter-
national, 24þjuin 2004.

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MOHAMMEDÞVI

génération des irrédentistes, est jeté en prison à la Carcel


Negra, le sinistre lieu de détention des années de plomb à
Laâyoune. Ahmed Chrii, un activiste des droits sociaux, sera
violé à l’aide d’ustensiles de cuisine et de bouteilles de soda
en avril par des policiers à Safi pour avoir dénoncé la situa-
tion précaire des travailleurs de cette ville côtière qui a perdu
en l’espace de dix ans son statut de capitale mondiale de la
sardine. Et, bien sûr, le journaliste Ali Lmrabet, alors en
grève de la faim, qui subira pendant des mois les foudres du
Palais lorsqu’il sera incarcéré pour ses «þpositions anti-
patriotiques1þ» et résistera avec panache à ses persécuteurs.
Mais c’est l’affaire des «þadorateurs de Satanþ» qui va
montrer à quel point la reculade en matière de droits a été
ubuesque. En février, un groupe de quatorze jeunes musi-
ciens de heavy metal sont accusés et condamnés pour la
plupart à un an de prison ferme pour satanisme, «þadora-
tion de Lucifer, dégradation des mœurs et incitation à la
débaucheþ». Le procureur du roi requerra trois ans de
prison ferme à l’encontre des «þdéviantsþ», au titre de l’arti-
cleþ220 du code pénal qui prévoit cette peine pour «þqui-
conque emploie des moyens de séduction dans le but
d’ébranler la foi des musulmansþ». Afin de justifier sa déci-
sion, le juge brandira les pièces à conviction qui ont légi-
timé son verdictþ: des cendriers à têtes de mort saisis au
domicile des accusés et des T-shirt noirs arborant les insignes
de groupes musicaux des annéesþ80 comme ACDC ou les
Sex Pistols. Dans un de ses éditoriaux du Journal hebdo-
madaire, Aboubakr Jamaï écrira à l’endroit du juge, qui
devait être âgé d’environ 40 ansþ: «þQui n’a jamais tué
dans sa jeunesse le shérif en dansant sur le refrain culte de

1. Lire à ce propos le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

Bob Marley – “I shot the Sheriff” – ou déliré sur les chants


extasiques de Jim Morrisonþ?þ» En appel, la justice ordon-
nera leur relaxe, au prix d’une forte mobilisation de l’opi-
nion publique. Mais, alors que les audiences battaient leur
plein, que les parents des ados atterrés par ce procès kaf-
kaïen suppliaient Sa Majesté et imploraient sa clémence au
micro des médias indépendants, les télévisions publiques
avaient décidé que ce procès ne valait pas la peine d’être
couvert. Samira Sitaïl, directrice de l’information à 2M, une
proche de MohammedþVI, avait déclaré au Journal hebdo-
madaireþ: «þJe n’ai rien à vous dire concernant ce sujet1.þ»
Pourtant, cette femme ambitieuse n’avait pas manqué de
vanter les mérites et la modernité de ce nouveau Maroc, en
fustigeant en direct lors d’une émission de France 2 animée
par Arlette Chabot l’«þabsence de couverture des médias
européens des actes de solidarité dont le Maroc a fait
preuve à l’égard de l’Espagne après les attentats de
Madrid2þ». Le procès des rockers illustre les atermoiements
d’un régime partagé entre sa volonté de montrer une image
de tolérance de l’islam marocain et l’essence dogmatique,
dont il tire sa légitimité, que les conservateurs ne cessent de
lui rappeler. Si MohammedþVI remplit son devoir de Com-
mandeur des croyants aux yeux du peuple en accomplis-
sant la prière du vendredi avec les fidèles, il accepte aussi
en 2003, comme présent de Jean-Marie Messier, président
de Vivendi, à qui il vient de céder le contrôle de Maroc
Telecom, le dernier opus de Faudel, le chanteur de raï algé-
rien, jugé impie par les extrémistes religieux aussi bien au
Maroc que dans son pays.

1. Déclaration au Journal hebdomadaire, 8þmars 2003.


2. Déclaration sur France 2, lors de l’émission «þMots croisésþ»,
marsþ2004.

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MOHAMMEDÞVI

Le regain de religiosité deviendra en outre très palpable


au sein de la société. Même l’armée n’est semble-t-il pas
épargnée1. Selon un sondage publié en févrierþ2009 par
l’institut américain Gallup au sujet de l’importance de la
religion, sur 143þpays, le Maroc se classe à la 10eþplace avec
98þ% des sondés qui ont répondu que la religion avait une
place fondamentale dans leur vie. Une tendance confirmée
par une étude sociologique2 qui démontre que la société
marocaine est foncièrement conservatrice, religieuse et into-
lérante. L’influence de la situation chaotique au Moyen-
Orient est tout aussi évidente. La société marocaine est par-
ticulièrement sensible au conflit israélo-palestinien ou à la
politique américaine dans la région. D’ailleurs, il est tou-
jours surprenant d’apprendre que les plus grandes manifes-
tations de rue dans le monde arabe, que ce soit contre
l’invasion de l’Irak ou, en janvierþ2009, l’offensive israé-
lienne sur Gaza, se sont déroulées à Rabat. En juinþ2003,
un autre sondage américain3 révélait que 49þ% des Maro-
cains plébiscitaient Ben Laden comme personnalité poli-
tique internationale préférée parmi huit chefs d’État du
monde. Autant d’indicateurs qui rendent le jeu d’équilibre
de MohammedþVI bien difficile. Les manifestations organi-
sées au lendemain du 16þmai et leur slogan «þTouche pas à
mon paysþ!þ», inspiré du «þTouche pas à mon poteþ!þ» des
antiracistes français, n’avaient pas mobilisé autant de

1. Selon la thèse officielle, un groupuscule islamiste a réussi à infiltrer


l’armée en 2006. La cellule, du nom d’Ansar Al-Mahdi, aurait causé le
limogeage du général Mohamed Belbachir, chef du renseignement mili-
taire.
2. Hassan Rachik, Mohamed El Ayadi, Mohamed Tozy, «þL’Islam au
quotidien, enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au
Marocþ», Prologues, 2007.
3. «þViews of a changing worldþ», Pew Research Center, juinþ2003.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

monde que l’espérait l’État. Plus qu’un retour au religieux,


c’est une crispation identitaire qui caractérise le pays. La
pruderie est dans l’air du temps1. Une donne qui touche
également les classes moyennes. Pour exemple, une frange
de la bourgeoisie s’entiche de plus en plus du voile, un phé-
nomène nouveau touchant même les femmes qui ne sont
pas pratiquantes mais qui déclarent que cela correspond à
leur identité. Des émissions de télévangélistes musulmans
sont aussi très en vogue, comme celle de l’Égyptien Amr
Khalid qui fait fureur et dont le magazine américain Time
avait fait en 2006 l’une des dix personnalités religieuses les
plus influentes dans le monde arabe. Une tendance
d’autant plus exacerbée que, non seulement l’illettrisme est
particulièrement élevé au Maroc (près de 50þ% de la popu-
lation est analphabète), mais que l’enseignement public est
désastreux. Les sciences humaines, bannies des universités
sous Hassan II, avaient laissé le champ libre au wahha-
bisme, dont les ouvrages importés d’Arabie saoudite avec le
concours financier de Riyad ont inondé les librairies jusqu’à
monopoliser le Salon du livre de Casablanca. La Shoah,
pour ne prendre que cet exemple, n’est pas enseignée dans
le programme d’histoire qui traite de la Seconde Guerre
mondiale. D’ailleurs, les manuels scolaires inculquent
l’exclusion et le racisme, même si ces dernières années un
effort a été consenti pour remédier à ce problème. En 1996,

1. Plus optimiste, une étude démographique commandée par le


Maroc à Emmanuel Todd et à Youssef Courbage défend la thèse
d’une période transitoire où la structure familiale au Maroc est en
pleine évolution vers, à terme, un modèle à l’occidentale. D’où une
perte de repères sociaux («þRévolution culturelle au Marocþ: le sens
d’une transition démographiqueþ». Cette étude est restée confiden-
tielle). Lire à ce propos Le Journal hebdomadaire, «þLes Marocains en
2015þ», 31þmars 2007.

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MOHAMMEDÞVI

une affaire avait fait grand bruit. Édouard Balladur, alors


Premier ministre en France, avait contacté des officiels
marocains pour attirer leur attention sur les informations
contenues dans un article publié par L’Événement du
jeudi1. Le magazine, qui faisait référence aux travaux de
l’universitaire Mohamed El Ayadi, pointait du doigt un
État marocain si prompt à dénoncer le péril intégriste et
autorisant curieusement des manuels scolaires qui distillent
un véritable enseignement de la haine, haine des juifs et
haine de l’Occident. On apprend avec stupéfaction à la lec-
ture de cet article que le livre d’éducation islamique de ter-
minale s’appuie sur le célèbre faux écrit par un antisémite
tsariste, les fameux Protocoles des Sages de Sion. Le
«þcomplot juif contre l’humanité et les religionsþ» serait res-
ponsable pêle-mêle de la destruction de l’État prussien et
de l’Empire ottoman, des deux dernières guerres mondiales
et de la création d’Israël sur les terres arabes. El Ayadi a
aussi noté que le programme ne fait aucune différence entre
le sionisme politique et le judaïsme comme religion. Outre
les juifs, le deuxième grand ennemi de l’islam est, dans les
ouvrages destinés à la jeunesse, l’Occident. Pas seulement à
travers les croisades et la colonisationþ: mais aussi par la
«þconquête culturelleþ», cause de l’accroissement de
l’incroyance chez les musulmans. En voyage aux États-Unis
à la sortie de l’article, HassanþII avait réagi promptement.
Les passages incriminés furent retirés des ouvrages scolaires.
Mais le ferment de l’intolérance aura été semé avec la com-
plaisance passive du pouvoir. Considéré comme le contre-
pied de la subversion marxiste, l’enseignement de l’islam à
l’école sera utilisé par HassanþII pour empêcher toute idée

1. «þMarocþ: l’école de la haineþ», L’Événement du jeudi, 25þaoût 1996.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

progressiste. Le monarque décrétera en 1966 la prière obli-


gatoire dans les salles de classe. En 1968, il ira plus loin en
favorisant pour l’accession au primaire les élèves qui ont
fréquenté l’école coranique. En 1975, Hassan II continuera
sur sa lancéeþ: après avoir enclenché l’arabisation à marche
forcée trois ans plus tôt, il créera une commission de théo-
logiens et d’enseignants dont la mission sera de «þréviser
tous les livres scolaires pour les assainir des fausses théories
et des terminologies démesurées qui ne doivent pas être
inculquées à la jeunesse d’un peuple fier de sa religion
musulmane et de son Livre sacréþ». La monarchie, en ces
termes, allait causer des dégâts majeurs. Comme dans la lit-
térature islamiste aujourd’hui, la lutte contre l’occidentali-
sation et ses valeurs (dont en filigrane la démocratie) était
voulue comme une bataille contre l’aliénation. Sous
MohammedþVI, l’utilisation politique de la religion et son
inscription au fronton des écoles sont encore de mise. Plus
que cela, l’enseignement religieux ne réhabilite pas une
pensée islamique dans sa riche diversitéþ: philosophie, théo-
logie, mystique, droit et autres savoirs. Il continue de se
focaliser sur les dogmes et les rites aboutissant à un engour-
dissement des esprits.
La reprise en main de l’islam officiel par MohammedþVI
n’a pas eu d’effets majeurs. Il en trace les grandes lignes
dans son discours du Trône le 30þjuillet 2003, puis le
30þavril 2004 dans une allocution consacrée à la «þrestructu-
ration du champ religieuxþ», «þpour couper court aux fau-
teurs de discorde et de zizanie […] et contre tous les maux
causés par les sectaires et les clanistesþ». Cette «þrecon-
quêteþ» avait été amorcée en 2002 avec l’arrivée au ministère
des Affaires islamiques d’Ahmed Taoufiq, un théologien
mystique, membre de la Tariqa Boutchichiya, une confrérie

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MOHAMMEDÞVI

d’obédience soufie qui recrute ses membres dans les classes


bourgeoises et aisées mais aussi hors des frontières, comme
le chanteur français Abd Al Malik, très proche de Cheikh
Hamza, l’icône vénérée des Boutchichis1. Il remplace Abdel-
kebir Alaoui M’Daghri qui pendant de longues années a
ouvert les mosquées du royaume aux religieux wahhabites
formés en Arabie saoudite. À l’époque, soucieux de mainte-
nir des relations sans ombres avec la monarchie des
AlþSaoud qui le soutient financièrement, le régime avait
laissé entrer le loup dans la bergerie. En effet, après la pre-
mière guerre du Golfe, nombre d’imams formés en Arabie,
qui ne contestaient pourtant pas la royauté, ont cédé aux
sirènes des djihadistes proches de Ben Laden lorsque les
États-Unis ont pu installer des bases militaires en terre
sainte. Ils ont été, à leur retour au Maroc, des vecteurs effi-
caces d’un nouveau conservatisme auprès des couches
sociales les plus défavorisées. Désormais, MohammedþVI
juge le wahhabisme comme «þincompatible avec l’identité
marocaine2þ». Il a ainsi décidé le remodelage des conseils des
oulémas, ces assemblées de théologiens qui sont minutieuse-
ment choisis par le Palais pour leur «þloyauté aux constantes
et aux institutions sacrées de la nation3þ». En 2004, la radio
coranique MohammedþVI diffuse ses premières émissions en
plusieurs langues (arabe dialectal et classique, berbère, fran-
çais et même anglais). La moitié du temps d’antenne est
consacré au Coran et à l’exégèse des textes sacrés. L’autre se
résume à des cours d’éducation sanitaire ou civique. Le

1. Cheikh Hamza avait maintes fois défendu l’idée messianique que le


roi, personne sacrée, ne pouvait souffrir aucune critique, étant le des-
cendant du prophète de l’islam.
2. Discours de MohammedþVI, 30þavril 2004.
3. Idem.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

ministère des Affaires religieuses se dote également d’un site


Internet qui fait l’apologie de la Commanderie des croyants.
Assadissa (La Six), une chaîne de télévision publique entiè-
rement dédiée à des émissions religieuses, était censée
depuis son lancement en 2005 porter un message d’ouver-
ture, mais son succès reste mitigé. La vulgarisation des
valeurs de tolérance bute sur un écueil de tailleþ: il est
impensable de remettre en cause la sacralité et la suprématie
de l’islam dont la monarchie tire sa légitimité. L’autre grand
chantier de la réforme du champ religieux voulue par
MohammedþVI sera la nouvelle école d’études islamiques
qui, depuis 2006, forme des contingents d’imams «þéclairésþ».
L’éducation religieuse occupe l’essentiel des programmes de
cette «þImam Academyþ», comme l’a baptisée la presse. Pour
le reste, quelques rudiments d’histoire officielle, de politique
internationale et d’informatique devront assurer l’ouverture
d’esprit des futurs imams, qui, pour être admis au concours,
doivent connaître le Coran par cœur. L’imamat étant inter-
dit aux femmes, qui n’ont pas le droit de diriger la prière,
celles-ci exercent dans un autre ministère, celui des «þMor-
chidatesþ», des «þguidesþ», à la fois animatrices et éducatrices
chargées de transmettre la bonne parole à la gent féminine
et aux jeunes.
La création de cette nouvelle école d’études islamiques
avait pour but d’enrayer un phénomène courantþ: les imams,
dans les mosquées, dévient souvent des prêches officiels
pour fustiger «þjuifs et croisésþ». Ainsi, en 2002, le prédica-
teur Abdelbari Zemzami, du Parti de la Renaissance et de
la Vertu (PRV), avait déclaré qu’il «þavait toujours prêché
pour l’assassinat des juifs en Palestine1þ» avant qu’il lui soit

1. «þZemzami, l’antijuifþ», Le Journal hebdomadaire, maiþ2002.

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MOHAMMEDÞVI

interdit d’exhorter au djihad ses fidèles de la mosquée Al


Hamra à Casablanca. Redouane Benchekroun, l’imam de la
grande mosquée HassanþII de Casablanca, déclarera en subs-
tance lors d’un sermon télévisé en juinþ2004 être opposé à ce
que les femmes se baignent à la plage et refuse toute mixité
au travail. Le pavé radical jeté par ce représentant de l’islam
officiel fera bondir les «þmodernistesþ». Dans un communi-
qué, le Collectif démocratie et modernité (CDM), dirigé par
Nourredine Ayouch, un publicitaire de Casablanca proche
du Palais, affirmera que «þce prêche fait partie d’une cam-
pagne orchestrée par les intégristes chaque année à l’approche
de l’été1þ», sans pourtant souligner que le religieux auteur du
sermon est lui-même nommé à sa chaire par le Palais. Une
contradiction qui en dit long sur le gymkhana intellectuel de
ceux qui disent défendre des valeurs laïques sans vouloir
remettre en cause le statut sacré du monarque. D’ailleurs, en
réaction à la levée de boucliers du CDM, l’association
AlþMassar, qui regroupe des élites ultraconservatrices,
retournera le couteau dans la plaie en s’interrogeant dans un
contre-communiquéþ: «þDoit-on galvauder le concept de
valeurs de la société marocaine sans l’asseoir au préalable sur
une vraie charte2þ?þ»
Les islamistes les plus modérés jouent allégrement sur ces
contradictions qui agitent la société. Aussi ne manquent-
ils pas à chaque occasion de marteler leur traditionalisme,
condamnant par exemple certains festivals culturels, sym-
boles de l’acculturation d’une jeunesse prête à succomber
aux sirènes de la drogue et de la débauche, lorsque

1. «þHalte à l’obscurantisme et au double langageþ», communiqué du


Collectif démocratie et modernité, juilletþ2004.
2. «þAppel à la concorde et au respect des institutionsþ», communiqué
de l’association AlþMassar, juilletþ2004.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

MohammedþVI encourage en sous-main ces manifestations


ou lorsqu’il en fait une vitrine du «þMaroc moderneþ», à
l’image du Festival international du film de Marrakech. À
tel point que les autorités, par calcul politique, mettent des
bâtons dans les roues au Boulevard des jeunes musiciens,
une pépinière de talents qui depuis dix ans a donné un
nouveau souffle à la scène musicale underground maro-
caine, où fleurissent des paroles de chanson contestataires.
Elles interdisent également des publications qui soulignent
le rapport ambigu entre une monarchie de droit divin et
l’islam. Les autorités ne sauront comment réagir lorsqu’une
journaliste de la télévision publique se fait houspiller en
juinþ2004 sous la coupole du Parlement par des députés du
PJD qui lui reprochent sa tenue légère, «þnon conforme à
nos valeurs traditionnellesþ». Des productions cinématogra-
phiques sont aussi pointées du doigt. À la sortie en 2002 du
film Une minute de soleil en moins du jeune cinéaste Nabil
Ayouch, des députés du PJD demanderont son interdiction
en raison de certaines de ses scènes osées, jugées «þoffen-
santes à la morale et contraires à l’intégrité spirituelle des
Marocainsþ»þ; ils souligneront les «þattraits dangereux de la
chair dont le film fait l’apologieþ»1. Les élus islamistes, qui
avaient par ailleurs reconnu n’avoir pas visionné le film,
voulaient aussi que la subvention versée par le Centre ciné-
matographique marocain soit remboursée à l’État, souli-
gnant que Une minute de soleil en moins avait de surcroît
été coproduit par la chaîne franco-allemande Arte. En
2006, le film Marock, de Leïla Marrakchi, qui mettait en
scène les amours interdites de deux adolescents marocains,

1. Amine Rahmouni, «þFallussent-ils qu’ils se dressent contre luiþ?þ»,


Le Journal hebdomadaire, 18þjanvier 2003.

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MOHAMMEDÞVI

une musulmane et un juif de la bourgeoisie casablancaise,


souleva la même réprobation. Le problème est que, dans
tous ces cas, la capacité de conviction des islamistes devient
inversement proportionnelle à la crédibilité des dits moder-
nistes auprès du publicþ: ces derniers fustigent le caractère
certes rétrograde des oukases islamistes, mais acceptent
l’idée que seule une monarchie de droit divin est salutaire
pour la démocratisation du pays, passant ainsi sous silence
sa répression. Plus récemment, en févrierþ2009, l’association
française Ni Putes, Ni Soumises, qui envisageait d’ouvrir
une antenne au Maroc, encouragée en cela par les pro-
messes de la Moudawana, a été déclarée non grata par le
ministre de l’Intérieur, considérant que «þl’association qui
accomplit un travail respectable en France ne correspond
pas à l’approche adoptée au Maroc pour les questions rela-
tives au statut de la femme1þ». Cette ambiguïté du régime
trouve sa source dans le corpus législatif et constitutionnel
de l’État. MohammedþVI a perpétué sans pouvoir y toucher
la règle de l’illégal toléré. L’alcool est en vente libre, mais
officiellement interdit aux musulmansþ; lorsqu’un journal
populiste dénonce un supposé coming out collectif d’homo-
sexuels, la justice condamne ces derniers à la prison pour
«þatteinte aux bonnes mœursþ» et «þdéviancesþ». Là aussi,
dans l’affaire dite du «þmariage gay de Ksar El Kébir2þ»
dénoncé avec virulence dans les médias conservateurs,

1. Communiqué de Chakib Benmoussa, ministre de l’Intérieur,


20þfévrier 2009.
2. Des images volées d’une fête privée (et non d’un mariage) organi-
sée par des homosexuels supposés dans la petite ville de Ksar El Kébir
vont susciter en novembreþ2007 une très forte polémique. Des manifes-
tations hostiles auront lieu dans la ville, ce qui conduira les autorités à
inculper les accusés.

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AU ROYAUME DES KAMIKAZES

notamment dans les colonnes du quotidien AlþMassae, le


plus fort tirage de la presse marocaine, les «þmodernistesþ»
se sont fendus d’un communiqué appelant à s’unir pour
combattre les «þsentences d’excommunication1þ» sans pour
autant dénoncer avec la même vigueur la duplicité de l’État
et de la justice2. Aussi toute la société est-elle traversée de
contradictions qui, avec la misère et les très fortes disparités
sociales, font le lit des extrémistes et des poseurs de bombes.

1. «þAppel pour la défense des libertés individuellesþ», janvierþ2008.


2. Lire à ce sujet l’éditorial de l’auteur, «þUn cri dans la nuit, pour-
quoi nous sommes contre l’Appel pour la défense des libertés indivi-
duellesþ», Le Journal hebdomadaire, 19þjanvier 2008, et le commentaire
d’Alain Gresh, «þIslam et liberté, un débat au Marocþ», «þLes blogs du
Diploþ», Le Monde diplomatique, 3þfévrier 2008.
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13
LE CHAPERON IMPÉRIAL

«þSoyez certain, Monsieur le Président, que le Maroc


fera tout pour soutenir les États-Unis dans leur guerre
contre la terreur.þ» Le 23þavril 2002, dans le Bureau ovale,
ces quelques mots de MohammedþVI, quelque peu intimidé
par la forêt de micros que lui tend la presse, provoquent un
large sourire de George W.þBush. Il sait que ce jeune roi
arabe qui lui rend visite se pliera à l’Amérique vengeresse,
encore groggy des attaques de Ben Laden.
À la veille de l’investiture de Barack Obama, Thomas
Riley, l’ambassadeur des États-Unis à Rabat, confirme que
l’engagement pris par le successeur de HassanþII a été
honoréþ: «þDans le combat contre l’extrémisme et le terro-
risme, le Maroc est un modèle dans la région1.þ» Ces échanges
d’amabilités résument à eux seuls les relations entre la pre-
mière puissance du monde et son allié nord-africain. Un
allié qui en contrepartie de son alignement compte sur le
soutien de Washington pour assurer la pérennité de son
régime et convaincre la communauté internationale du
bien-fondé de l’annexion du Sahara occidental depuis

1. Déclaration de Thomas Riley à L’Économiste, janvierþ2009.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

1975, handicap majeur de sa diplomatie mais surtout fer-


ment propagandiste de l’unité nationale autour du Trône.

21þjuillet 2002. Un jet d’affaires GulfstreamþV immatri-


culé N379P en provenance d’Islamabad au Pakistan atterrit
sur la piste de l’aéroport de Rabat-Salé. À son bord,
Mohammed Binyam AlþHabashi, citoyen britannique d’ori-
gine éthiopienne, yeux bandés et pieds entravés, n’a aucune
idée de l’endroit où il se trouve, ni de ce qu’il va endurer
dans les cachots de la Prison verte de Témara, siège de la
DST marocaine et centre de détention secret. Il y passera
dix-huit mois de calvaire avant d’être transféré comme des
centaines d’autres à Guantánamo. Binyam est pour l’admi-
nistration Bush un «þcombattant illégal d’Al-Qaidaþ» tombé
entre les mains de la CIA et du MI5 britannique qui l’expé-
dient au Maroc, l’un des pays qui ont accepté de participer
au programme «þRestitutions extraordinairesþ» pour les inter-
rogatoires musclés de djihadistes capturés en Afghanistan.
Un programme révélé dès 2002 par le Washington Post1 et
qui incluait la «þsous-traitanceþ» de la torture à des pays peu
regardants en matière de droits de l’homme. À Témara,
durant sa longue captivité, Stafford Smith, son avocat,
patron de l’ONG Reprieve, rapporte que Binyam a subi les
pires supplices. Des «þpratiques médiévales2þ»þ: scarifica-
tions au scalpel sur les parties génitales, privation prolongée
de sommeil, températures excessives, administrations for-

1. «þUS Behind Secret Transfer of Terror Suspectsþ», Washington


Post, 11þmars 2002.
2. Entretien avec l’auteur, décembreþ2006. Lire aussi «þOutsourcingþ:
The CIA’s Travel Agentþ», The New Yorker, 30þoctobre 2006, et Abou-
bakr Jamaï, «þDelegating the Dirty Workþ», Washington Post, 12þsep-
tembre 2003.

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MOHAMMEDÞVI

cées de drogues et musique rock à plein volume, écouteurs


plaqués sur ses oreilles, jour et nuit. Binyam a décrit divers
centres secrets où il a été détenu au Maroc, dont une prison
ensevelie «þquasiment sous terre1þ» et un endroit plus
conventionnel, où il aurait été placé pour se remettre des
blessures provoquées par les tortures. Entre juilletþ2002 et
janvierþ2004, Binyam a été torturé à maintes reprises par
une équipe d’interrogateurs et d’autres agents, pour la plu-
part marocains. Certains portaient des masques, d’autres
nonþ: une interrogatrice, qui lui a dit être canadienne, serait
une agente américaine de la CIA. Le paroxysme de la tor-
ture consistait à mettre Binyam nu et à utiliser un scalpel de
médecin pour lui faire des incisions sur le torse et sur
d’autres parties de son corpsþ: «þL’un d’eux a pris mon
pénis dans sa main et a commencé à faire une entaille. Ils
sont restés une minute à observer ma réaction. J’étais à
l’agonie, je pleurais, je tentais désespérément de me retenir,
mais je hurlais malgré tout. Ils ont dû le faire vingt ou
trente fois, en peut-être deux heures. Il y avait du sang par-
tout. Ils ont tailladé mes parties intimes. L’un d’eux a dit
qu’il vaudrait mieux carrément tout couper, puisque de
toute façon je n’engendrerais que des terroristes2.þ» Binyam
a fini par coopérer pendant les séances d’interrogatoires,
pour éviter d’autres supplicesþ: «þIls ont dit que si je don-
nais leur version des faits, je serais juste appelé au tribunal
comme témoin et que toutes ces tortures cesseraient. Je
n’en pouvais plus… J’ai fini par répéter ce qu’ils me lisaient
à voix haute. Ils m’ont demandé de dire que j’avais vu Ben

1. Témoignage de Mohammed Binyam à l’ONG Reprieve


(www.reprieve.co.uk), repris par le rapport d’enquête européen rédigé
par Dick Marty (voir note suivante).
2. Ibid.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

Laden cinq ou six fois, ce qui est bien évidemment faux. Ils
ont continué avec deux ou trois interrogatoires par mois. Il
ne s’agissait pas vraiment d’interrogatoires, mais plutôt
d’entraînements, en vue de me préparer à ce que je devrais
dire.þ» Binyam a déclaré à Reprieve avoir fait l’objet d’une
seconde restitution lors de la nuit du 21 au 22þjanvier 2004
vers Kaboul. Après qu’on lui a mis des menottes, bandé les
yeux et qu’on l’a transporté environ une demi-heure dans
un van, il a été débarqué dans ce qui lui semble être un
aéroport. «þIls ne m’ont pas parlé. Ils ont lacéré mes vête-
ments. Il y avait une femme blanche avec des lunettes. […]
L’un d’eux tenait mon pénis tandis qu’elle prenait des pho-
tos numériques. Elle a eu le souffle coupé en voyant mes
blessures. Elle a ditþ: “Oh, mon Dieuþ! Regardez ça…”þ»
Selon le rapport de la commission du Parlement européen
chargée d’enquêter sur les vols secrets de la CIA en Europe
et qui rapporte le cas de Binyam1, ces avions ont effectué
40þescales au Maroc entreþ2001 etþ2005. En décembreþ2005,
une enquête du Journal hebdomadaire2 avait levé le voile sur
les détails de la participation du Maroc à ces «þrestitu-
tionsþ». Malgré cela, les autorités, état-major des Forces
armées royales compris, ont persisté dans leurs dénéga-
tions. En janvierþ2006, le général Abdelaziz Bennani, chef
d’état-major des armées, et ElþMostapha Sahel, à l’époque
ministre de l’Intérieur et aujourd’hui ambassadeur du
Maroc à Paris, ont même envoyé des précisions au Journal

1. Rapport de Dick Marty sur les «þAllégations de détentions secrètes


et de transferts illégaux de détenus concernant des États membres du
Conseil de l’Europeþ», Assemblée parlementaire de l’Union européenne,
7þjuin 2006.
2. «þMaroc, poubelle de la CIAþ», Le Journal hebdomadaire, décembre
2005.

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MOHAMMEDÞVI

hebdomadaireþ: «þNous démentons catégoriquement ces


informations dénuées de tout fondement1.þ» Pour sa part,
Nabil Benabdallah, le porte-parole du gouvernement, avait
affirmé à l’agence Associated Press qu’il était «þindigné par
ce genre d’informations irresponsables et destinées à semer
le trouble, informations mensongères et tendancieuses
publiées par cet hebdomadaire sans qu’il ne les ait véri-
fiées2þ». Et pour cause, Rabat s’était rallié sans conditions à
la «þguerre contre le terrorismeþ» menée par George
W.þBush et son administration, le régime de MohammedþVI
se sentant tout aussi menacé par le «þpéril vertþ». Avec
l’implication de Rabat dans des activités illégales comman-
dées par les stratèges de Washington, la question du fonc-
tionnement de ses services de sécurité revêt une importance
particulière. Lorsque les autorités américaines ont arrêté à
Chicago le 8þmai 2002 José Padilla, alias Abdullah Al Mou-
hajir, l’accusant de vouloir faire exploser une bombe sale à
Washington, elles semblaient sûres de leur fait. Leurs
preuves avaient l’apparence de la solidité. Il est pourtant
vite apparu que, en fait de preuves, il s’agissait des aveux
de… Mohammed Binyam, sur lesquels les Américains
s’étaient appuyés. Des aveux que les organisations interna-
tionales des droits de l’homme comme Amnesty Internatio-
nal jugeaient extirpés sous la torture au centre de Témara3.
Ces révélations ont obligé la justice américaine à renoncer à
retenir contre José Padilla le statut de «þcombattant

1. Taieb Chadi, «þTorture, nouveau site noir au Marocþ», Le Journal


hebdomadaire, 21þjanvier 2006. Déclaration de Sahel à l’agence MAP,
21þjanvier 2006.
2. Associated Press, 21þjanvier 2006.
3. Lire à ce propos les chapitresþ9 etþ11, «þLes gardiens du templeþ» et
«þAu royaume des kamikazesþ».

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

ennemiþ» et à ne plus l’accuser d’avoir planifié l’explosion


d’une charge radioactive sur le sol américain. Le système
judiciaire et l’opinion publique des États-Unis, pays démo-
cratique, ont infléchi le cours des événements. Les autorités
marocaines ont quant à elles participé à des actes de torture
pour étayer la thèse de l’administration Bush dans le cas
Padilla, sans jamais s’amender. Plus encore, elles ont
accepté de recueillir d’autres supposés terroristes, détenus
auparavant dans des prisons illégales gérées par la CIA, car
le cas de Binyam n’est pas le seul répertoriéþ: de nombreux
témoignages de déportés au Maroc existent. Mohammed
Haydar Zammar, Allemand d’origine syrienne, était sus-
pecté d’avoir été impliqué dans la «þcellule de Hambourgþ»
d’Al-Qaida, et placé sous surveillance policière en Alle-
magne depuis plusieurs années. Après le 11þseptembre 2001,
il a fait l’objet d’une enquête pénale pour soutien à une
organisation terroriste, mais les preuves à son encontre se
sont révélées insuffisantes pour justifier une prolongation
de son incarcération. Le 27þoctobre 2001, il a quitté l’Alle-
magne pour le Maroc, où il a passé plusieurs semaines.
Quand il a voulu retourner en Allemagne, le 8þdécembre, il
a été arrêté à l’aéroport de Casablanca, et interrogé par des
agents marocains et américains pendant plus de deux
semaines. Vers la fin de décembre 2001, il a été embarqué
sur un avion de la CIA et emmené à Damas, en Syrie. Selon
certaines allégations, l’arrestation de Zammar au Maroc
aurait été facilitée par des informations fournies par les ser-
vices allemands. Le cas d’Abou Elkassim Britel est tout
aussi édifiant. En 2000, une information confidentielle par-
vient à l’antenne de la DIGOS (Divisione Investigazioni
Generali e Operazioni Speciali), les Renseignements géné-
raux italiens, à Bergame. Cet Italien d’origine marocaine et

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MOHAMMEDÞVI

sa famille auraient abrité un suspect lié à Al-Qaida. Une


enquête judiciaire est alors ouverte, dans laquelle Britel est
mis en cause. Il sera innocenté par le tribunal de Brescia.
Libre, Britel s’envole pour le Pakistan, où il sera «þraflé et
interrogé par les services secrets américains avant d’être
transféré à Témara en maiþ2002 sur un des vols secrets de la
CIA1þ», affirme le député italien Ezio Locatelli, du parti ita-
lien Rifondazione Comunista, l’un des deux membres de la
délégation parlementaire qui lui ont rendu visite le 10þjan-
vier 2007 alors qu’il était emprisonné au Maroc depuis
2003, après avoir été condamné à neuf ans de prison pour
«þconstitution de bande de malfaiteursþ». En févrierþ2007, le
député italien avait rencontré le ministre de la Communica-
tion et porte-parole du gouvernement, Nabil Benabdallah,
et le secrétaire général du ministère de la Justice, Moham-
med Lididi. Ces derniers nieront en bloc toute accusation
de torture. «þJe ne suis pas au courant de ces supposés enlè-
vements2þ», affirmera Benabdallah.
Ces affaires s’ajoutent à d’autres pour lesquelles le
régime marocain ne s’est ménagé aucune peine afin de
plaire à Washington. Ce fut le cas, toujours en 2002,
lorsque le royaume a fait condamner sans preuves tangibles,
puis expulser vers Riyad des ressortissants saoudiens soup-
çonnés d’avoir voulu commettre un attentat suicide contre
les vaisseaux de la 6eþflotte américaine au large de Gibral-
tar. Deux types de raisons expliquent cette vassalisation. La
géostratégie, d’abord. Le Maroc est un petit pays dans le
concert des nations. Embarrasser les États-Unis peut lui
être dommageable. Au moment des faits, Paul Wolfowitz,

1. Entretien avec l’auteur, 13þjanvier 2007.


2. Entretien avec l’auteur, 18þmai 2007.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

l’un des faucons néoconservateurs, avait été placé à la tête


de la Banque mondiale par Bush. Le Maroc ne pouvait
alors se mettre à dos l’institution qui l’accompagne dans ses
réformes économiques. Et puis il y a encore et toujours
l’affaire du Sahara. Avec une Algérie qui soutient les irré-
dentistes du Front Polisario, forte de ses pétrodollars et
donc plus solvable que le Maroc, de surcroît acheteuse
massive d’armes et tout aussi prête à aider Washington
dans sa croisade contre Ben Laden, la marge de manœuvre
était vraiment faible. Le 28þfévrier 2006, William Jordan, le
directeur du bureau Maghreb du Département d’État amé-
ricain, déclarait en aparté à l’issue d’une conférence à
l’IFRI à Paris que l’Algérie constitue aux yeux de Washing-
ton le «þleader de la région1þ». Si l’argument ne manque pas
de validité, il existe un contre-argument qui ne manque pas
de force non plusþ: le prix politique que risque de payer
MohammedþVI auprès de l’opinion publique. Depuis une
certaine révolution iranienne, tout le monde sait ce qu’il en
coûte à une monarchie absolue en terre d’islam de trop se
prosterner devant les Américains. La deuxième raison est
liée aux tensions que subit l’appareil sécuritaire dans sa
relation avec le jeune roi. Il n’est un secret pour personne
que la rhétorique des droits de l’homme que souhaiterait
promouvoir MohammedþVI rend nerveuse sa garde préto-
rienne. Les piliers militaires de HassanþII, sur lesquels
s’appuie toujours MohammedþVI, ne se sentent plus en
totale impunité. La volonté ostentatoire du général Hami-
dou Laânigri, alors patron de l’antiterrorisme marocain, de
collaborer étroitement avec les Américains faisait dire qu’il

1. William Jordan avait aussi émis des doutes à cette occasion sur les
velléités du Maroc à se démocratiser, exprimant de fortes réserves sur la
transparence du scrutin de 2002 et sur la situation des libertés.

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MOHAMMEDÞVI

se cherchait une assurance-vie. En exécutant les basses


besognes de l’administration Bush, il était ce que Roosevelt
disait de Somozaþ: «þC’est un salopard, mais c’est notre
salopard.þ»
Les candidats au protectorat de la Maison-Blanche
oublient cependant que les administrations américaines
changent et que les crimes restent. La loi internationale
permet l’arrestation de chefs d’État et d’anciens généraux
comme de vulgaires petits délinquants. Le risque pour
MohammedþVI et ses hauts gradés est certes absolument
minime, mais il existe lorsqu’on constate les actions de jus-
tice engagées contre certains généraux pour leur implica-
tion supposée dans la répression des «þannées de plombþ»1.
À la possibilité d’une pression internationale s’ajoutent
celles de la rue marocaine qui exècre de voir ses sécuritaires
jouer les valets de service d’une Amérique honnie. Elle
aussi pourrait à l’avenir demander des comptes. Les plus
grandes manifestations qu’a connues le pays depuis trente
ans, rassemblant des millions de personnes battant le pavé
des artères de Rabat et de Casablanca, ont toujours été en
réaction à la politique américaine au Proche-Orient. «þIls
descendent plus nombreux dans la rue pour la Palestine
et l’Irak que pour dénoncer leurs conditions de vie2þ!þ»
s’était étonnée Margaret Tutwiller, l’ancienne ambassa-
drice des États-Unis au Maroc lors de la seconde guerre
du Golfe.
Dans les annéesþ70, quand HassanþII a voulu remettre
sur pied une armée décapitée par deux tentatives de coup

1. Voir les chapitresþ10 et 14, «þLes gardiens du templeþ» et «þHumilié


pour un caillouþ».
2. Entretien avec l’auteur, 13þjanvier 2003.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

d’État et se lancer dans l’aventure du Sahara, il a demandé


le soutien de son vieil ami Vernon Walters, ex-patron de la
CIA, pour convaincre le Congrès américain de lui per-
mettre de moderniser son arsenal militaire1. Il a obtenu
des aides substantielles, notamment pour que Westing-
house participe à l’édification d’un mur de plusieurs mil-
liers de kilomètres, hérissé de radars, ceinturant le Sahara
utile pour empêcher toute incursion des rebelles du Polisa-
rio. Le lobbying marocain à Washington n’avait besoin que
d’un coup de fil à la Maison-Blanche, la logique de la
guerre froide faisait le reste. Depuis, la donne géostraté-
gique a beaucoup changé, et MohammedþVI n’a plus les
coudées franches avec son chaperon de toujours. Au cré-
puscule de son long règne, HassanþII avait fini par com-
prendre que la solution référendaire comme issue
favorable au conflit enlisé du Sahara était sérieusement
compromise et que l’idée d’un Maroc tête de pont du
«þmonde libreþ» au Maghreb avait, depuis la chute du mur
de Berlin, fait son temps. Les rapports d’Amnesty Interna-
tional et de Human Rights Watch comparant le roi du
Maroc aux plus infréquentables dictateurs de la planète,
jusqu’ici inaudibles aux oreilles de Washington, assuraient
au Front Polisario d’avoir le vent en poupe dans les arcanes
du Congrès. Le succès d’un seul homme, Mouloud Saïd,
représentant presque esseulé des séparatistes en terre amé-
ricaine et qui a fait de la cafétéria du Capitole son quartier
général, allait sortir la diplomatie chérifienne de sa douce
torpeur. Saïd était devenu en peu de temps la coqueluche
du gotha diplomatique et la bête noire de Mohamed

1. Lire à ce propos l’enquête de Bob Woodward, Veilþ: The Secret


Wars of the CIA, 1981-1987, New York, Simon and Schuster, 1987.

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MOHAMMEDÞVI

Benaïssa, alors ambassadeur du Maroc aux États-Unis,


dont les gazettes du «þHillþ» se plaisaient à narrer le faste
désuet de ses cocktails dînatoires.

Juilletþ1998, un article dévastateur du très influent Legal


Times, la bible des faiseurs d’opinion à Washington, relate
comment Benaïssa a perdu pied face au «þnomadeþ»
Mouloud Saïd1. Certain de bénéficier de l’appui incondi-
tionnel de l’Exécutif américain, Benaïssa avait laissé au
Polisario le champ libre au Congrès. L’erreur fut fatale. En
dix ans, plus d’une centaine de membres du Congrès
avaient fait le déplacement dans les camps de Tindouf, le
fief des séparatistes situé en territoire algérien, grâce à
l’entregent de la Defense Forum Foundation de l’activiste
Suzanne Scholte, une petite mais très efficace antenne de la
droite américaine, proche du clan Reagan, qu’Alger choyait
à coups de pétrodollars. Il en fut de même pour le Sahara
Fund de Teresa Smith de Cherif, une icône des «þminorités
oppriméesþ» d’Afrique chargée de collecter des aides à des-
tination des réfugiés de Tindouf. Le soutien algérien était
devenu si prégnant que Mohamed Abdelaziz, le chef du
Polisario, ne pouvait se déplacer à Washington sans être
flanqué de l’ambassadeur d’Algérie. «þC’était une vraie opé-
ration de missionnaires, ceux qui partaient dans ce coin de
désert revenaient convertis aux thèses du Polisarioþ», se
rappelle un fonctionnaire du Congrès. Les réseaux d’intérêt
traditionnels, bâtis autour de personnalités influentes
comme André Azoulay, le conseiller économique du Palais,
ou les nombreuses amicales maroco-américaines, réminis-

1. Sam Loewenberg, «þK Street vs. the tribesmanþ», Legal Times,


13þjuillet 1998.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

cences du Peace Corps pour certaines, et d’universitaires


proches du Maroc, ne suffisaient plus. Accusant son retard,
le Maroc décida alors de faire appel à des professionnels
des relations publiques. Il engage Cassidy and Associates,
l’une des plus grosses firmes de lobbying de KþStreet, l’ave-
nue de Washington où ces officines de choc ont pignon sur
rue. Un contrat de 1,2þmillion de dollars sera signé pour un
an, mais la manœuvre bien tardive n’aura pas vraiment le
résultat escompté. Et pour cause, le Maroc n’avouera
jamais qu’il s’agissait de convaincre les élus du Congrès de
la «þmarocanitéþ» du Sahara. Malgré le recours à
Bolandþ&þMadigan et à Powell-Tate, des firmes proches de
James Baker, l’ancien secrétaire d’État et envoyé spécial de
l’ONU pour le Sahara, et à une petite escouade d’élus répu-
blicains, Cassidy fera chou blanc. Au final, Cassidy organi-
sera quelques escapades à La Mamounia pour des membres
du Congrès en mal d’exotisme et Benaïssa se gargarisera
d’une missive au style baroque, adressée à Bill Clinton
par le Comité des relations extérieures du Congrès, affir-
mant sans conviction que «þle Maroc est un allié vital des
États-Unisþ». Une lettre sans lendemain, dont sera d’ailleurs
expurgée toute mention du Sahara, et que l’on dira inspi-
rée par Henry Kissinger pour contenter le roi. En 2003,
Kissinger confiera que le «þréseau d’influence du Maroc à
Washington est moribondþ», et d’ajouterþ: «þDites au jeune
roi que je suis toujours là pour aiderþ»1.
Malgré les maigres résultats de Cassidy, le Maroc fera
appel à d’autres pointures du genre dans les cercles de
l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), le

1. Déclaration rapportée en 2004 à l’auteur par un diplomate améri-


cain en poste à Rabat.

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MOHAMMEDÞVI

puissant groupe de pression pro-israélien aux États-Unis,


grâce notamment à Solomon Group et au sénateur califor-
nien Tom Lantos, qui ne savait défendre le Maroc qu’en
citant le traité d’amitié qu’avaient paraphé MohammedþIII
et George Washington en 1789 ou les liens particuliers et
historiques du royaume avec l’État hébreu. Il faut dire
que le Maroc jouera à fond la carte israélienne pour
défendre ses intérêts, allant jusqu’à ouvrir une représenta-
tion diplomatique à Jérusalem et à permettre en retour
l’installation d’un bureau de liaison d’Israël à Rabat, qu’il
se résignera à fermer en 2000 pour cause d’Intifada pales-
tinienne. MohammedþVI perpétuera tout de même la
doctrine de HassanþII en faveur d’une normalisation offi-
cieuse avec Tel-Aviv, au prix d’un désintérêt évident pour
la cause palestinienne. À tel point que son titre de prési-
dent du Comité Al-Qods, hérité de son père, est de plus
en plus contesté au sein de la Ligue arabe. Ce sera alors
au tour de Robert Livingston, un ancien membre du
Congrès reconverti dans le conseil aux États, de prendre
le relais. Livingston s’était illustré en empêchant toute
reconnaissance par les États-Unis du génocide arménien
de 1915. Une enquête du FBI, citée par Vanity Fair1, avait
fait état de «þtransactions illicitesþ» entre des députés amé-
ricains et des intermédiaires turcs sur la question. Qu’à
cela ne tienne, malgré le feu roulant de la critique, le
Maroc confie à Livingston l’organisation des rencontres
entre officiels marocains et lobbyistes américains à Rabat,
à Casablanca et à Marrakech au sujet du Sahara. En sep-
tembreþ2005, sa nouvelle recrue au lourd passé, Lauri

1. David Rose, «þAn Inconvenient Patriotþ», Vanity Fair, septembre


2005.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

J.þFitz-Pegado, ex-agente du renseignement du Départe-


ment d’État devenue spécialiste des dossiers délicats des
gouvernements en mal de bonnes grâces de Washington,
aura la charge de dénoncer l’«þembrigadement de cen-
taines de jeunes Sahraouis de Tindouf par le régime
castriste1þ». Transfuge du cabinet Hillþ&þKnowlton, la car-
rière de Fitz-Pegado avait pourtant été entachée par l’une
des plus grandes manipulations de l’Histoire, celle des
nouveau-nés prématurés koweïtiens sortis de leurs cou-
veuses par les troupes de Saddam en 1990. Elle sera aussi
à la manœuvre dans la propagande montée autour de la
soldate Jessica Lynch, fausse héroïne de la campagne ira-
kienne. Fitz-Pegado avait aussi défendu, entre autres, les
intérêts de Bébé Doc Duvalier, l’ex-dictateur d’Haïti, et
ceux du marchand d’armes Adnan Khashoggi. Le Center
for Public Integrity de Washington s’était intéressé de
près à ses activités dans son rapport «þThe Torturers’
lobby2þ» paru en 1992, rapport où il est fait par ailleurs
grand cas du Maroc. Pourtant, en 2006, elle participait
activement aux tournées promotionnelles du royaume afin
de vendre son processus de réconciliation nationale entre
les anciennes victimes de HassanþII et le régime de
MohammedþVI.
Le Maroc s’est aussi spécialisé dans le recrutement
d’anciens diplomates américains qui étaient en poste à
Rabat, comme les anciens ambassadeurs Marc Ginsberg et
Edward Gabriel. Si le premier s’est consacré à faire la pro-
motion du royaume auprès des multinationales américaines,

1. Hillþ&þKnowlton, «þTreat with Cautionþ», 12þdécembre 2005.


2. Pamela Brogan, «þThe Torturers’ Lobby. How Human Rights-Abu-
sing Nations are Represented in Washingtonþ», The Center For Public
Integrity, 1992.

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MOHAMMEDÞVI

le second s’est recyclé officiellement dans le lobbying poli-


tique. En réalité, ce fils d’immigré libanais, proche du pré-
sident Émile Lahoud et ancien conseiller de Clinton pour le
Proche-Orient, est un professionnel du «þrevolving doorþ»,
une pratique très lucrative qui permet de mettre à disposi-
tion de clients de marque le poids d’un carnet d’adresses
patiemment constitué tout au long de sa carrière publique.
Il avait pu en mesurer le potentiel lorsqu’il était le paran-
gon de l’initiative Eizenstat, le programme de soutien éco-
nomique dont a bénéficié le Maroc à la fin des annéesþ90.
C’est lui qui fut à l’origine de la campagne «þFree Them
Nowþ» en 2005 en faveur des militaires marocains prison-
niers à Tindouf. Son cabinet, The Gabriel Company, a été
mandaté par le gouvernement marocain pour diffuser une
pétition réclamant leur libération. Il arrivera même, avec
succès, à s’adjoindre l’appui de John McþCain, candidat
malheureux des présidentielles américaines et figure emblé-
matique des vétérans du Vietnam. Gabriel le présente alors
comme «þun défenseur convaincu de la légitimité du Maroc
sur le Sahara occidental1þ». Pourtant, Gabriel n’avait jamais
milité auprès des Marocains en faveur de leurs prisonniers
de guerre lorsqu’il était en poste au Marocþ: la question
était alors taboue à Rabat2, mais elle est depuis devenue
juteuse à Washington. Si juteuse qu’un projet nommé
Moroccan American Center of Policy (MACP), une plate-
forme de lobbying mise en place avec le parrainage du roi,
est devenu depuis l’abandon du plan Baker pour le Sahara

1. «þMoroccan American Center for Policy Gangfightþ», On Hump or


Twoþ?, 6þavril 2007.
2. Le Journal hebdomadaire qui, en 1999, avait pour la première fois
soulevé ce problème, avait été traité d’antipatriote par l’agence officielle
MAP.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

une véritable machine de propagande mais aussi de gros


sous pour ses promoteurs. Le MACP se définit comme un
«þagent du gouvernement marocainþ» dont la mission s’arti-
cule autour de plusieurs objectifs dont, pêle-mêle, «þaider le
Maroc dans son effort de démocratisationþ», «þpromouvoir
le fait que le Maroc est un supporter de la politique améri-
caine au Moyen-Orient […] et dans la lutte contre le terro-
rismeþ»1. Sur les promoteurs du MACP, c’est presque le
trou noir. Seuls deux noms figurant sur son site Internet
permettent d’en savoir un peu plus, ceux de Robert Holley
et de Jean Abinader. Holley était en 1999 le conseiller poli-
tique à l’ambassade américaine à Rabat. Il a notamment été
le rédacteur des fameux rapports du Département d’État
sur la situation des droits de l’homme au Maroc, qui
avaient alors donné de l’urticaire au Palais. Petite anecdote
croustillante, Holley s’était plaint avec véhémence en
décembreþ1999 du fait qu’il était constamment filé par des
agents de la DST marocaine alors qu’il était le rapporteur
du gouvernement américain au sujet des grandes émeutes
de Laâyoune, chef-lieu du Sahara occidental. Son témoi-
gnage figure toujours en bonne place sur les documents de
propagande du Polisario. Depuis, il a épousé les thèses
marocaines sur le conflit et s’est inscrit sur les tablettes du
département de la Justice américain comme lobbyiste atti-
tré du royaume. Il a notamment été la cheville ouvrière
d’un rapport du Center for Strategic and International Stu-
dies (CSIS)2 favorable au Maroc, où l’on retrouve William
Cohen, ancien secrétaire d’État à la Défense, et bien
d’autres «þamis du Marocþ». Quant à Jean Abinader, son

1. www.moroccanamericanpolicy.com.
2. www.csis.org.

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MOHAMMEDÞVI

profil est à géométrie variable. Il est à la fois directeur de


l’Arab American Institute de James Zogby, une autre vieille
connaissance du Maroc, professeur associé à Georgetown
University et formateur attitré des contractuels américains
en Irak. Abinader est aussi fondateur de la très influente
Chambre de commerce arabo-américaine. Il fait partie de
l’Arab American Leadership Council, qui en 2004 a soutenu
la campagne de la sénatrice Cynthia McKinney au Congrès,
une ardente militante du… Polisario. Cela ne l’a pas empê-
ché de remuer ciel et terre pour que Condoleezza Rice ins-
crive ce même Polisario sur la liste noire des organisations
terroristes internationales et de faire annuler les visas amé-
ricains accordés aux leaders séparatistes. Le lancement de
l’initiative du MACP avait coïncidé avec la première visite
aux États-Unis d’une délégation d’anciens détenus maro-
cains de Tindouf en 20051. À Miami, ils ont été soutenus
par les groupes anticastristes exilés. L’idée étant de forcer
le trait sur les fondements idéologiques marxistes du Polisa-
rio. Plusieurs relais dans la presse américaine lui servent de
porte-voix, notamment le Washington Times, toujours droit
dans ses bottes lorsqu’il s’agissait de défendre la vision de
Bush dans le monde arabe. Le Miami Herald relate, quant à
lui, régulièrement la solidarité avec le Maroc du membre
du Congrès de Floride, le républicain ultraconservateur
Lincoln Diaz-Balart, partisan acharné de la guerre en Irak
et promoteur du transfert de l’ambassade américaine en
Israël de Tel-Aviv à Jérusalem2. En juilletþ2003, Diaz-Balart
avait été avec Phil English, élu de Pennsylvanie, à l’origine
de la création du Congressional Morocco Caucus, un

1. Ali Amar, «þSaharaþ: nos hommes à K-Street. Enquête sur les lob-
bies à Washingtonþ», Le Journal hebbdomadaire, 8þavril 2006.
2. Ibid.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

groupe de pression favorable à la signature du controversé


Accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis
avec le soutien de Boeing1, Time Warner, CMS Energy et
Coca-Cola. La nouvelle doctrine américaine, née sur les
décombres du 11-Septembre, a donné plus d’opportunités
aux lobbyistes pour promouvoir un Maroc «þpays modèleþ»
dans un monde arabe en effervescence. En décembreþ2004,
le Forum pour l’avenir se tient à Rabat. Il est l’émanation
de la politique du «þGrand Moyen-Orientþ» des conseillers
de Bush qui veulent instaurer un calendrier de réformes à
marche forcée dans le monde musulman. Ce sera un échec
cuisantþ: des pays comme l’Égypte rejetteront l’initiative.
Pour sa part, le Maroc accepte tout de son chaperonþ: le
démantèlement des barrières douanières aux produits amé-
ricains, qui menace des pans entiers de son économie,
comme l’industrie pharmaceutique, et met à mal sa produc-
tion culturelle. Les Américains, plus intrusifs que jamais,
demandent à intervenir directement dans le champ reli-
gieux, orientant la réforme de l’islam officiel et s’impliquant
dans l’élaboration des programmes scolaires2. Ils obtiennent
des fréquences FM pour Radio Sawa qui, outre la mise en
place de l’antenne de Voice of America, est censée contre-

1. Le Journal avait révélé en 2000 que l’avionneur McþDonnell Dou-


glas (racheté par Boeing en 1997) finançait la Defense Forum Fonda-
tion, une association américaine qui soutient le Polisario, provoquant
une vive polémique au Maroc, la compagnie aérienne Royal Air Maroc
étant à l’époque un client exclusif de Boeing.
2. Karen Hughes, sous-secrétaire d’État à la Diplomatie publique
dans l’administration Bush, avait fait plusieurs déplacements au Maroc
de 2005 à 2007 pour faire état du point de vue des États-Unis sur les
programmes d’éducation du royaume afin d’améliorer l’image de l’Amé-
rique auprès des jeunes. Auparavant, Charlotte Beers avait dès 2002
engagé des discussions avec le Maroc sur la réforme du champ religieux.

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MOHAMMEDÞVI

carrer l’influence des chaînes satellitaires panarabes comme


AlþJazeera. Les installations près de Tanger du système
d’écoute mondial Échelon sont renforcées. Les bases améri-
caines, la base aéronavale de Kénitra en particulier, avaient
pourtant été fermées depuis 1972, tandis que l’imposant
camp retranché de Ben Guerir, près de Marrakech, a tou-
jours accueilli des GI’s, des pilotes de l’US Air Force et une
piste aérienne stratégique pour les navettes spatiales de la
NASA. Mais, après le 11-Septembre, les États-Unis ont eu
l’ambition de reprendre pied sur le continent pour abriter
leur commandement africain (AFRICOM), établi temporai-
rement en Allemagne. Les risques de voir s’installer dans le
ventre mou du Sahel des cellules d’Al-Qaida chassées
d’Afghanistan et l’allégeance de groupuscules salafistes en
Algérie à Ben Laden les ont convaincus. Le Maroc, encore une
fois, est tout désigné. À Tan-Tan, sur la façade atlantique
des confins sahariens, l’armée américaine fait construire les
premiers baraquements de l’AFRICOM. L’information et
des photos fuitées à la presse contraignent Rabat à démen-
tir et à prétendre qu’il ne s’agit en fait que de manœuvres
militaires conjointes avec l’US Army. En réalité, rien n’est
trop beau pour les yeux de Washington contre leur soutien
face à l’Algérie et au Polisario sur la question du Sahara
occidental. La cause nodale du Sahara va alors se draper de
tout ce qui peut paraître positif aux yeux d’une Amérique à
l’idéologie conquérante. Pour modeler une image en phase
avec les objectifs de la Maison-Blanche, le gouvernement
marocain fera appel à l’une des plus puissantes firmes de
«þspin doctorsþ» au mondeþ: Edelman PR Worldwide. Dès
2002, Edelman aidera le Maroc à exhiber les résultats des
«þpremières élections législatives transparentes de son his-
toireþ», pour reprendre leur dialectique. Quelques mois

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

plus tard, l’administration Bush utilisera la même société


pour faire accepter son invasion en Irak par les médias
arabes. Selon la lettre confidentielleþO’Dwyer’s1, une réfé-
rence pour naviguer dans les méandres du lobbying améri-
cain, Edelman avait suivi de près l’offensive de charme des
islamistes marocains du Parti pour la Justice et le Dévelop-
pement (PJD) aux États-Unis dans la perspective des élec-
tions de 2007, soulignant au passage que «þce parti islamiste
modéré n’a de cesse de se comparer aux chrétiens démo-
crates d’Europe, mais qu’il peut affaiblir [leurs] alliés au
Palais2þ». Mais des sondages américains confidentiels qui
prophétisent une déferlante islamiste aux législatives sont
publiés par Le Journal hebdomadaire3, ce qui est interprété
par Rabat comme une traîtrise de son allié. Malgré les
comptes rendus publics du Département d’État et les rap-
ports secrets de la CIA, peu avenants pour MohammedþVI,
sur la répression de la presse indépendante, des organisa-
tions militant pour les droits civiques, sur ses avoirs dans
les paradis fiscaux, sur l’affairisme de son entourage ou
encore sur les mœurs légères du Palais, le Maroc fait feu de
tout bois, quitte à gagner le cœur des néoconservateurs en

1. Thomas Marsh, «þMorocco Taps Edelman for Helpþ», O’Dwyer’s


PR Daily, 17þmars 2006.
2. Le Journal hebdomadaire, 26þavril 2006. Saâd Eddine El Othmani,
le secrétaire général du PJD à l’époque, avait été invité aux États-Unis.
Il s’était vu décerner par le CSID, un think tank américain, le titre de
«þdémocrate musulman de l’annéeþ», Washington File, 9þmai 2006. Lire
aussi le rapport du Carnegie Endowment for International Peace paru
en septembreþ2006 et Marina Ottaway, Meredith Riley, «þMoroccoþ:
from top-down reform to democratic transitionþ», Carnegie Endow-
ment, Carnegie Paper n°þ71, octobreþ2006.
3. Des sondages confidentiels de l’Institut républicain international
(IRI) créditaient en 2006 le PJD de 47þ% des intentions de vote aux
législatives de 2007.

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MOHAMMEDÞVI

séduisant leurs idéologues et leurs bases électorales. Il n’a


pas hésité à recourir à ceux qui ont fait réélire George
W.þBushþ: la National Association of Evangelicals (NAE).
En marsþ2004, une forte délégation d’évangéliques a
sillonné le Maroc et rencontré plusieurs officiels dont le
Premier ministre Driss Jettou. Elle a même obtenu de la
ville de Marrakech l’organisation d’un concert de «þrock
chrétienþ» sur la place Jamaâ El Fna. Présentée comme une
simple initiative de dialogue interreligieux, cette mission,
orchestrée par Aziz Mekouar, ambassadeur du Maroc à
Washington, avait cependant d’autres objectifs. Pour les
évangéliques, il s’agissait en substance «þde se rendre
compte de la montée de l’extrémisme et de la condition de
la liberté de culte au Maroc, et de réfléchir avec le gouver-
nement marocain sur les moyens à mettre en œuvre pour
enrayer [l’extrémisme]þ», selon un rapport interne de
l’organisation, rédigé par le révérend Richard Cizik, vice-
président de la NAE pour les affaires gouvernementales1.
La délégation a d’ailleurs pu, «þavec l’accord total des auto-
rités, rencontrer et prier en privé avec des Marocains chré-
tiensþ». La contrepartie de cette délicate attention ne s’est
pas fait attendre. Le National Clergy Council, dirigé par le
révérend Rob Schenck, est devenu «þau nom de l’huma-
nisme prôné par Jésusþ» l’un des fervents défenseurs des
«þséquestrés marocains de Tindoufþ»2. Son organisation a
lancé un site Internet (Speaks For Sahrawis) pour dénoncer
le calvaire enduré par les Sahraouis vivant dans les camps
du Polisario, et a demandé à John Handford, l’ambassa-

1. Rapport du Carnegie Endowment for International Peace, sep-


tembre 2006, www.friendshipcaravan.org. Lire aussi à ce proposþ:
«þModerating Moroccoþ», Christianity Today Magazine, 20þoctobre 2005.
2. Idem.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

deur du Département d’État en charge de la liberté reli-


gieuse dans le monde, d’agir en conséquence. L’anecdote
résume bien le dilemme du Maroc aujourd’hui. Ses efforts
coûteux pour faire accepter ses thèses et les transformer en
acquis politiques achoppent sur son incapacité à formuler
dans le détail une solution viable au conflit alors que la par-
tie d’échecs régionale est plus que jamais à l’avantage du
voisin algérien dopé par ses revenus pétroliers. L’initiative
royale, bien tardive, proposant une autonomie pour le
Sahara s’accompagne d’actions bien peu crédibles. Les lob-
byistes américains, aussi influents soit-ils, n’arrivent pas à
convaincre l’opinion publique internationale, le Palais ayant
désigné pour se pencher sur la question une instance
consultative (CORCAS) truffée d’anciens potentats locaux
de l’ère Basri. En maiþ2007, l’ambassadeur Riley avait frôlé
lui-même l’incident diplomatique en indiquant, à des jour-
nalistes qu’il recevait à sa résidence de Rabat, que cette ins-
tance n’avait pas sa place dans les négociations engagées
entre le Maroc et le Polisarioþ: «þSes membres n’ayant pas
été élus, le CORCAS est purement consultatif et non exé-
cutif1.þ» Le Palais, qui a toujours cherché à convaincre
Washington sur son plan d’«þautonomie sous souveraineté
marocaineþ», a perçu cela comme une ingérence. Lorsqu’en
1996 l’ancien secrétaire d’État James Baker s’était vu
confier la délicate tâche de trouver une solution au conflit
du Sahara occidental, il avait évoqué avec HassanþII les
contours d’une autonomie élargie pour le territoire contesté

1. Entretien avec l’auteur, 3þmai 2007. Riley avait par ailleurs été
souvent critiqué par le pouvoir marocain pour avoir engagé des discus-
sions avec les islamistes du PJD lorsque Nadia Yassine, de l’association
Al Adl Wal Ihssan, avait été accueillie aux États-Unis pour s’exprimer
sur son mouvement.

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MOHAMMEDÞVI

par les séparatistes du Polisario. HassanþII lui avait opposé


à l’époque une fin de non-recevoir. En 2000, l’administra-
tion américaine avait confié au Journal qu’elle était disposée
à aider le Maroc, mais que celui-ci lui renvoyait des signaux
contradictoires. Plus tard, MohammedþVI allait se montrer
plus réceptif en acceptant les grandes lignes du plan Baker
en 2001. Mais la perspective d’un référendum d’autodéter-
mination après une période d’autonomie de cinq ans intro-
duite dans la seconde mouture du plan avait été rejetée par
Rabat. Depuis, malgré des rounds de négociations directes
avec le Polisario à Manhasset aux États-Unis, le dossier n’a
guère évolué, faisant même dire à Benaïssa que l’abandon du
plan Baker (et sa démission) a été le résultat de la «þténacité
de la diplomatie marocaineþ»1. Aujourd’hui, Christopher Ross,
l’ancien négociateur des accords d’Oslo, a repris le dossier,
succédant au Néerlandais Peter Van Walsum dont le man-
dat a expiré en aoûtþ2008. Alors que Van Walsum avait
contenté les Marocains en affirmant que l’indépendance du
Sahara était «þirréalisteþ», Ross n’exclut pas de revenir au
sacro-saint principe de l’autodétermination, cher à la
4eþcommission des Nations unies pour la décolonisation.
Toujours est-il qu’avec l’élection de Barack Obama le
soutien de Washington ne devrait pas changer, car le
Maroc a toujours su se ménager des appuis similaires dans
le camp démocrate2. Les relations intimes de la famille royale

1. Maghreb Arabe Presse, 12þjuin 2004.


2. Le 5 décembre 2008, la nouvelle administration américaine avait
annoncé que le président élu ferait un discours à l’adresse du monde
musulman à partir d’une capitale arabe durant les cent premiers jours
de son mandat. Depuis, le lobbying marrocain à Washington mène une
campagne tous azimuts pour qu’Obama choisisse Rabat (www.obama-
tospeakinmorocco.com), obtenant même le soutien du maire de Washing-
ton, Adrien Fenty, dont l’aïeul est d’origine marocaine.

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LE CHAPERON IMPÉRIAL

avec Hillary Clinton, nouvelle secrétaire d’État, qui avait


avec son mari Bill et sa fille Chelsea assisté aux obsèques de
HassanþII puis au mariage de MohammedþVI, serviront
dans ses batailles diplomatiques à botter en touche sur le
Sahara et à continuer de profiter des aides économiques du
programme Millenium Challenge Account récompensant
les plus fidèles alliés du monde arabe. En 2008, le Maroc a
reçu près de 800þmillions de dollars de ce programme et,
pour subvenir aux besoins de ses forces armées, le Congrès
a autorisé dans la foulée la vente de deux escadrilles de
chasseurs F-16 à Rabat, au grand dam de la France qui se
croyait certaine de placer ses Rafale. Hillary Clinton, qui
selon la presse américaine avait fait ses premiers pas dans
les arcanes de la diplomatie américaine lors de sa visite au
Maroc en tant que First Lady en 19991, avait effectué plu-
sieurs déplacements en famille et à titre privé au royaume,
visitant des villages berbères de l’Atlas ou chevauchant des
dromadaires sur les célèbres dunes de Merzouga, dans le
Grand Sud marocain. Le Washington Post avait raconté que,
lors de ce périple, Hillary et sa fille Chelsea avaient été «þles
hôtes du gouvernement marocain à une longue soirée de
réjouissancesþ» avant de retrouver «þ[leur] suite confortable de
La Mamounia à Marrakechþ», a rapporté Maroc Hebdo2. Lors
de sa visite officielle à Washington en juinþ2000, Moham-
medþVI avait offert cinq caftans brodés d’or à Hillary Clinton3.

1. Peter Baker, «þIn Morocco, a Diplomatic Hillary Clinton Emergesþ»,


Washington Post, 1erþavril 1999.
2. Abdellatif El Azizi, «þNotre tante d’Amériqueþ», Maroc Hebdo
International, 2þavril 1999.
3. Dans son ouvrage The Finals Days, Barbara Olson rapporte que,
conformément à la coutume, les présents reçus par le couple présiden-
tiel doivent être déclarés à la fin du mandat. Olson révèle que les caftans
de MohammedþVI ne figureraient pas sur la liste des Clinton.

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MOHAMMEDÞVI

Elle devait porter l’un d’eux lors du dîner officiel offert au roi
à la Maison-Blanche1, elle qui ne tarissait pas d’éloges sur le
tapis marocain qu’elle venait d’acheter sur Internet2. La
légende veut aussi que ces visites répétées au Maroc soient
justifiées par un membre éloigné de sa famille qui vivrait
dans la région de Marrakech. Mais plus sérieux sont les liens
d’argent qui existent entre les Clinton et la monarchie
marocaine. La Fondation Clinton compte en effet parmi ses
heureux donateurs le roi du Maroc3. Longtemps tenus
secrets4, ces liens ont été rendus publics lorsque Hillary a été
choisie par Obama pour diriger sa diplomatie, même si les
montants versés par MohammedþVI ne sont pas donnés avec
précision. Le New York Sun5 a toutefois estimé que Moham-
medþVI faisait partie de la troisième catégorie des donateurs
en termes d’importance à la Fondation Clinton, sans comp-
ter les versements effectués lors des différentes campagnes
politiques du couple. Après les «þtrusteesþ», où l’on compte
la famille royale saoudienne, les émirs du Qatar, du Koweït
et de Dubaï qui ont versé plusieurs millions de dollars, sui-
vis des «þphilanthropesþ», le roi du Maroc se retrouve dans
ce troisième groupeþ: celui des «þhumanitairesþ», dont le don
est estimé dans une fourchette de 100þ000þà 500þ000 dollars
pour la seule bibliothèque qu’a fait édifier la fondation de
l’ancien président des États-Unis à Little Rock.

1. Roxanne Roberts, Kimberley Palmer, «þMorocco’s King of


Heartsþ», Washington Post, 21þjuin 2000.
2. Samuel Vallée, «þDes tapis berbères sur Internetþ», Syfia.info,
1erþjuillet 1997.
3. «þClinton Foundation Secretsþ», The Wall Street Journal, 25þavril 2008.
4. Matthew Vadum, Deborah Corey Barnes, «þClinton Foundation Refuses
to Reveal Donors but Sells List to Friendþ», Human Events, maiþ2008.
5. Josh Gerstein, «þSaudis, Arabs Funneled Millions to President
Clinton’s Libraryþ», The New York Sun, 22þnovembre 2004.
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14
HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

«þEst-ce que tu te rends compte que le secrétaire d’État


des États-Unis ne s’occupe, depuis vingt-quatre heures, que
d’un petit rocher stupide que nous avons eu de la peine à
localiser sur les cartes1þ?þ» Colin Powell est plus qu’agacé.
Au bout du fil, ce 18þjuillet 2002, celle qui monopolise son
temps précieux, alors que la campagne militaire afghane bat
son plein et que l’invasion de l’Irak se prépare, est Ana
Palacio, son homologue espagnole. La causeþ? Une mini-
guerre moderne qui a failli éclater entre Madrid et Rabat
pour un ridicule îlot en Méditerranéeþ: 13þhectares inhabi-
tés battus par les eaux, 200þmètres de long à peine, séparés
du continent africain par un minuscule bras de mer, une
falaise de 60þmètres de haut, fendue par une grotte.
Le 11þjuillet 2002, autour de midi, une douzaine de sol-
dats d’élite du Groupement d’intervention de la gendarme-
rie royale marocaine prennent possession d’une petite île

1. La plupart des échanges entre officiels marocains et espagnols cités


dans ce chapitre et les dessous de la crise qui a opposé Rabat et Madrid
en 2004 sont tirés de l’enquête d’Ignacio Cembrero, «þLos secretos de la
toma de Perejilþ», El País, 19þmars 2006, et de son ouvrageþVecinos Ale-
jados, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2006.

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MOHAMMEDÞVI

appelée Perejil, du nom d’une algue marine, le «þpersilþ», et


rebaptisée Leila par des bergers qui y font paître à l’occa-
sion leurs maigres troupeaux de chèvres. Les images
publiées plus tard par la presse montreront que le com-
mando engagé n’était peut-être composé que de mokhaznis,
des forces auxiliaires peu aguerries à ce type d’opérations
coup de poing. Toujours est-il qu’ils y ont dressé un campe-
ment de fortune et hissé le drapeau rouge frappé du penta-
gramme vert, étendard du royaume chérifien. En toile de
fond, la longue histoire du protectorat espagnol sur le nord
du Maroc jusqu’en 1956. Les Espagnols avaient obtenu à
l’arraché de maintenir leur souveraineté sur une douzaine
de présides, dont Perejil, affirment-ils, distante de 150þmètres
à peine du littoral marocain, et surtout des emblématiques
enclaves de Ceuta et Melilla, vestiges de la Reconquista
d’Isabelle de Castille, que le royaume chérifien ne cesse
depuis de revendiquer avec plus ou moins d’ardeur au gré
des relations en dents de scie qu’il entretient avec son voi-
sin européen.
Depuis début juilletþ2002, MohammedþVI et ses plus
proches collaborateurs prennent leurs quartiers d’été à
M’diq, près de Tamuda Bay, une station balnéaire à la
mode, à la pointe septentrionale du Maroc. Des hauteurs
de la plage on peut distinguer par temps clair la côte anda-
louse, éloignée d’une quinzaine de kilomètres seulement.
Les généraux du roi lui apprennent que les garde-côtes ont
signalé la présence dans les eaux territoriales marocaines de
quatre corvettes, d’un vaisseau de débarquement et d’un
hélicoptère de la marine espagnole dans la baie d’Al
Hoceima, à quelques coudées de son débarcadère. Le roi
ordonne le 3þjuillet à Mohamed Benaïssa, son ministre des
Affaires étrangères, de convoquer sur-le-champ l’ambassa-

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

deur espagnol au Maroc, Arias-Salgado, afin d’obtenir des


explications officielles et de laver cet affront. Mais Moham-
medþVI ne s’arrête pas là. Il décide, avec son cercle le plus
intime, de donner une leçon aux Espagnols pour leur inso-
lente démonstration de force. Selon le Centre national
d’intelligence (CNI), les services secrets espagnols, le jeune
roi aurait fait preuve alors d’une réaction épidermique. Il
faut dire que, depuis plus d’un an, les relations avec le Parti
populaire (PP) au pouvoir en Espagne sont au plus mal.
Les deux royaumes s’étripent par journaux interposés sur
les sujets délicats de la pêche, du trafic de drogue et de
l’immigration clandestine. Et Rabat n’a en outre jamais
digéré ce qu’il a coutume d’appeler le «þsoutien malinten-
tionnéþ» de la classe politique madrilène au Front Polisario
en lutte pour un Sahara occidental indépendant. En octobre
2001, des partis de gauche avaient organisé en Andalousie
un simulacre de référendum sur l’indépendance du terri-
toire contesté, en appui à la cause séparatiste. Le gouverne-
ment d’Aznar reprochait aussi au Maroc son laxisme vis-à-
vis des passeurs de clandestins, permettant à une noria de
pateras, ces barcasses de fortune qui traversent de nuit le
détroit, de déverser chaque année des centaines de candi-
dats à l’émigration sur le piton rocheux de Tarifa1, alors
que le royaume ne semblait pas disposé à renouveler
l’accord de pêche avec l’Union européenne, provoquant en

1. Lire à ce sujet L’Atlas de l’immigration marocaine en Espagne,


dirigé par Bernabé Lopez Garcia et Mohamed Berriane, Publications de
l’Université autonome de Madrid et de l’Observatoire permanent de
l’immigration du ministère espagnol des Affaires étrangères, 2004. La
communauté marocaine en Espagne compte près de 400þ000þpersonnes
en situation régulière, à laquelle il faut ajouter quelque 150þ000 saison-
niers par an, qui y travaillent au rythme des récoltes agricoles, créant
parfois des tensions sociales comme à El Ejido en 2000.

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MOHAMMEDÞVI

Espagne une profonde crise sociale chez les marins-


pêcheurs, interdits de travailler dans les eaux poissonneuses
marocaines. Une manifestation de l’«þarrogance colonialeþ»
pour le Palais, qui supportait encore moins l’étalage des
passades amoureuses de la famille royale dans les magazines
people espagnols. Une «þcabale médiatiqueþ» selon Rabat,
qui avait provoqué l’ire de MohammedþVI lorsque la
marionnette censée le représenter avait fait son apparition
aux «þGuignols de l’infoþ» sur l’antenne espagnole de
Canalþ+. C’est dans ce climat très lourd que la crise de l’îlot
Perejil allait se nouer.
Selon une note blanche du ministère français de la
Défense1, les relations entre Aznar et MohammedþVI
avaient très tôt tourné au vinaigre, dès l’accession de ce
dernier au Trône, en 1999. Premier homme d’État à rendre
visite au jeune souverain, le Premier ministre espagnol
«þaurait ouvert l’audience en faisant une offrande au Maroc
[…] sous forme d’un chèque de 50þmillions de dollars pour
aider le royaume à surmonter cette période difficileþ».
Présent qu’aurait refusé MohammedþVI, préférant que
«þl’Espagne assiste le Maroc en respectant ses positionsþ».
Lors d’une deuxième rencontre, le général Ahmed El Har-
chi, à l’époque chef de la Direction générale des études et
de la documentation (DGED), le service de contre-espion-
nage du Maroc, aurait vu MohammedþVI sortir «þd’une

1. Lire à ce sujet l’enquête de Catherine Graciet, «þUne taupe au


Palaisþ», parue dans Le Journal hebdomadaire, maiþ2006, et le chapitre
«þLune de miel espagnoleþ» de l’ouvrage que la journaliste a coécrit avec
Nicolas Beau (Quand le Maroc sera islamiste, op.þcit.), qui révèle l’exis-
tence et le contenu de cette note blanche, probablement rédigée fin
2002, qui rendait compte d’une réunion entre Pedro Canales, un journa-
liste espagnol du quotidien La Razon, et de hauts responsables maro-
cains.

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

réunion avec Aznar au palais royal de Rabat en colère et


dans tous ses étatsþ», promettant devant quelques
conseillers de «þvenger la dignité et l’amour-propre du
royaumeþ». Manifestement, le courant n’est jamais passé
entre les deux hommes. MohammedþVI aurait toujours
soupçonné les services secrets espagnols de «þpousser les
Berbères rifains à faire pression sur lui et à [se] révolte[r]þ»
au cas où il «þne répondrait pas à leurs revendications eth-
niquesþ». Le roi aurait alors nettement favorisé la France
dans une stratégie destinée à sanctionner économiquement
l’Espagne1. Il aurait donné des «þconsignes fermesþ» pour
écarter les entreprises espagnoles des gros marchés et des
appels d’offres au profit de sociétés hexagonales. C’est
ainsi, révèle la note confidentielle, que le groupe Union
Fenossa aurait été disqualifié «þau dernier momentþ» de
l’appel d’offres pour la gestion déléguée des services aux
collectivités de Tanger et de Tétouan, concédée en 2001 au
groupe français Veolia. Il en a été de même des commandes
d’armement à l’Espagne, sous prétexte de «þdifficultés
financièresþ». Pour les remplacer, MohammedþVI avait
dépêché à Washington son chef de l’armée de l’air, un
proche du Pentagone. Les Américains lui signaleront toute-
fois que, l’Espagne étant membre de l’Alliance atlantique,
ils ne pouvaient se permettre de fournir le Maroc en arme-
ments offensifs contre elle2. Mais les Russes, affranchis de
ces contingences, accéderont à la requête royale. «þC’est
dans ce cadre qu’il faut expliquer la visite de MohammedþVI

1. À peine 1þ% de l’investissement extérieur espagnol se dirige vers le


Maghreb, selon une étude du Real Instituto El Cano.
2. En févrierþ2007, l’Espagne annoncera finalement la conclusion de
la vente de 1þ200 véhicules blindés et de 10þvedettes navales aux forces
armées marocaines.

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à Moscou, […] pour acheter l’équipement annulé avec


l’Espagne et pour neutraliser la Russie dans l’affaire du
Saharaþ», conclut la note du renseignement militaire fran-
çais. Dans ce contexte de relations très tendues, Moham-
medþVI avait laissé éclater sa colère lors d’un entretien
difficile à Marrakech avec Josep Piqué, le ministre des Rela-
tions extérieures espagnol. À l’issue de la réunion, Moha-
med Benaïssa tente d’adoucir les angles en lui glissant à
l’oreilleþ: «þIl faut que tu comprennes qu’il doit sortir tout
ce qu’il a à l’intérieur.þ»
Vers 15þheures ce 11þjuillet, José María Aznar, le chef
de l’Exécutif espagnol, est informé de l’incident de Perejil.
Il convoque à la Moncloa, le siège de son gouvernement,
une réunion d’urgence avec la plupart de ses ministres et
conseillers à l’exception d’Ana Palacio, qui venait d’être
nommée ministre des Relations extérieures et était affairée
à transférer ses dossiers de Bruxelles où elle était aupara-
vant en poste. L’atmosphère est tendue, il veut réagir vite et
fort, mais le Premier ministre marocain Abderrahmane
Youssoufi est injoignable. Lorsqu’il réussit à le toucher en
fin de soirée, l’échange est brutalþ: «þCe que vous avez fait
est un coup de force intolérable. J’exige une explication et
le retrait de vos forcesþ», éructe Aznar. Youssoufi lui
répond, en espagnol, qu’il ne sait pas de quoi il lui parleþ:
«þJe n’ai rien ordonnéþ», avant de concéderþ: «þLe fait, je le
connais au même titre que toi, mais je n’ai pas plus d’expli-
cations à te donner.þ» Aznar, encore plus remonté, menaceþ:
«þL’affaire est grave, et elle l’est d’autant plus que vous êtes
incapables de réagir. J’exige, d’ici demain, une explication
et une rectification. Si vous le faites, nous oublierons
l’incident. Mais, croyez-moi, c’est une situation que le gou-
vernement espagnol ne saurait accepter.þ» Youssoufi, pre-

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nant toute la mesure de l’irritation espagnole, insiste sur


son ignorance de la situation mais promet de rappeler.
«þS’il ne s’agissait pas d’un sujet sérieux, je croirais que tu
te fous de ma gueuleþ!þ» réplique alors Aznar avant de
mettre fin à la conversation. Des années plus tard, il dira,
narquoisþ: «þJ’attends encore l’appel de Youssoufi.þ» De son
côté, Jorge Dezcallar, le directeur du CNI, parlemente avec
le général ElþHarchi. Ce dernier reconnaît que l’action est
«þquelque peu intentionnelleþ» et que la décision d’envahir
le rocher émane de la diplomatie marocaine. «þAhmed, si ce
que tu me dis est la vérité, nous avons une crise sérieuse sur
les brasþ», lui répond Dezcallar, atterré. Quant à Ana Pala-
cio, elle appelle son homologue Mohamed Benaïssa. Ce
dernier esquive, parce que, comme Youssoufi, il est hors
jeu. Il bredouille ensuite une explication bancale que
l’agence de presse officielle MAP relayera le lendemainþ:
«þLes Marocains sont en train de poursuivre des terroristes
islamistes dans le détroit de Gibraltarþ» et termine en com-
parant cet acte avec l’opération américaine Liberté perma-
nente en Afghanistan en 2001. Éberluée, Palacio s’emporte.
«þNe me répète pas ce que tu viens de direþ», lui lâche-t-elle
au téléphone, se rappelle un de ses collaborateurs. «þDis-
moi des choses sérieuses. Si quelque chose de grave se
passe à Perejil, dites-le-nous, nous nous en chargeronsþ»,
ajoute-t-elle. Il n’y eut qu’un silence en guise de réponse. À
partir de cet instant, Palacio perdit toute considération
pour Benaïssa et commença à chercher à contacter directe-
ment son second, le ministre délégué des Affaires étran-
gères, Taïeb Fassi Fihri, réputé pour être plus au fait des
questions européennes, l’homme ayant exercé tout au long
de sa carrière diplomatique dans les arcanes de l’Union euro-
péenne, notamment pour négocier les accords commerciaux

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successifs qu’ont conclus Rabat et Bruxelles depuis la fin


des annéesþ80.
Mais la réaction tranchante d’Aznar va buter sur
l’imbroglio juridique qui entoure le statut de l’îlot. Une
situation gênante pour la diplomatie espagnole qui, faute de
pouvoir démontrer sa souveraineté sur Perejil, demandera
le retour au statu quo. Le 5þjanvier 1987, alors que le statut
d’autonomie de Ceuta était en cours de préparation, Rabat
avait remis une note au gouvernement socialiste espagnol
demandant que Perejil, ainsi que le rocher de Badis, soient
exclus de la municipalité de l’enclave. Une revendication
entérinée huit ans plus tard, en marsþ1995, lorsque les sta-
tuts de Ceuta ont été approuvés avec l’accord du Parti
populaire, alors dans l’opposition, sans que les deux
rochers n’y figurent. Mieux, deux relevés cartographiques
de l’armée espagnole datant de 1988 et de 1994 attribuent
l’îlot au Maroc, sous deux nomsþ: Marsa Tourah et Yezina
Mâadnus.
À l’issue de la réunion de la Moncloa, le ministre de la
Défense, Federico Trillo, est convoqué par Aznar. Le chef
du gouvernement lui demande de préparer une opération
militaire pour déloger les Marocains. L’opération Romeo
Sierra est massiveþ: une frégate militaire, deux corvettes, un
sous-marin d’attaque et plusieurs hélicoptères lourdement
armés transportant des commandos sont mobilisés. Pour-
tant, le chef d’état-major de la Défense, l’amiral Antonio
Moreno, se montre plutôt partisan d’une solution diploma-
tique à un problème qui, selon lui, est politique et non mili-
taire. «þÉcoutez, amiral, lui répond Aznar, les Marocains
ont fait quelque chose d’illégal. Il est certain que pour nous
Perejil a une valeur symbolique. Pour nous, et pour eux
aussi, c’est vrai. Mais si nous ne réagissons pas, ce sera

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interprété comme de la faiblesse, et nous ne savons pas quel


sera le prochain pas qu’ils franchiront […]. Un jour vien-
dra, ajoute le président, où nous serons comme les Britan-
niquesþ: un pays sérieux à qui on ne fait pas ce genre de
coupsþ», faisant à l’évidence référence à Gibraltar où Espa-
gnols et Britanniques se disputent pour la position d’une
casemate, la récupération d’une épave ou le contrôle d’une
bouée. Trillo acquiesce, lui qui dira plus tardþ: «þOui, nous
devons avoir des relations amicales avec nos voisins. Mais
quand on a pour voisin une autocratie, c’est-à-dire un gou-
vernement non démocratique, il faut savoir lui mettre des
freins.þ» Une position politico-militaire que Margaret That-
cher avait défendue lors de la guerre des Malouines en
1982 contre la dictature argentine du général Videla.
Décidé à en découdre avec MohammedþVI, Aznar alerte ses
partenaires européens et les États-Unis, déjà très divisés sur
le cas autrement plus grave de Saddam Hussein. Pour
Jacques Chirac, cette histoire ne fut pas une anecdote. Il
piqua une colère quand il apprit que les Marocains avaient
pris possession de l’îlot. Dans l’entourage présidentiel, on
se rappelle encore le coup de téléphone qu’il passa à Lalla
Meryem, la sœur aînée de MohammedþVI avec laquelle il
entretient une relation de confiance, pour lui dire à grands
cris que cette affaire lui paraissait une bêtise, que Moham-
medþVI «þne savait pas avec qui il était en train de jouer
toutes ses billesþ», qu’il était devenu «þun apprenti sorcierþ».
Chirac conseilla tout de même à Aznar «þde sortir du rocher
et même de restituer Ceuta et Melilla aux Marocainsþ». À
cela Aznar répondraþ: «þMohammedþVI m’organise une
Marche verte sur Ceuta et Melilla et Chirac applaudit des
deux oreillesþ!þ» L’attitude intransigeante d’Aznar corres-
pondait aussi à un accès de nationalisme de l’opinion

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publique espagnole. Un sondage sur Internet, réalisé le


16þjuillet 2002 (à la veille de l’assaut des forces ibères) par
le quotidien El Mundo, connu pour ses positions très à
droite, indiquait que 72þ% de ses lecteurs étaient favorables
à un recours à la force.
La petite histoire dira que, dépitée par le manque de
solidarité de l’Élysée sur Perejil, l’Espagne se liguera davan-
tage avec les Américains dans leur engagement en Irak.
Pour masquer sa position belliqueuse, Aznar sollicitera
Miguel Angel Moratinos, grand ami du Maroc et qui n’est
alors que l’envoyé de l’Union européenne au Proche-
Orient. De New York où il se trouve, Moratinos explore
des voies médianes qui auraient eu l’avantage de ne pas
humilier le roi MohammedþVI. On lui fera comprendre
qu’elles ne seront pas adoptées, sans doute parce qu’on a
voulu infliger au roi une défaite mémorable. Moratinos, qui
ne croit pas à un affrontement direct, soutient la tempé-
rance d’Ana Palacio qui dit écarter tout recours à la force,
«þparce qu’on sait où ça commence, mais pas où ça se ter-
mineþ». Dès lors, l’inquiétude devient perceptible dans les
rangs de l’état-major marocain, qui comprendþvite que le
déploiement militaire asymétrique des Espagnols laisse à
penser que Madrid penche pour une opération d’envergure
et que sa diplomatie a été mise hors circuit. Au ministère de
la Défense, c’est l’alerte générale. On redoute, en plus, que
les services d’espionnage français n’informent les Marocains
du détail des préparatifs espagnols. Mais MohammedþVI
n’est pas dupe. Il saisit bien que les paroles d’apaisement
ne sont qu’un écran de fumée. Pourtant, peu expérimenté
dans ces situations de crise, il donne naïvement ses instruc-
tions à Fadel Benyaich, son condisciple du Collège royal et
conseiller pour les sujets espagnols, afin que celui-ci

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s’informe sur les intentions d’Aznar. Benyaich, dont la mère


est espagnole, demande alors à l’ambassadeur Arias-Sal-
gado de lui rendre visite chez lui, le 16þjuillet. Il souhaite
savoir si des préparatifs militaires sont en cours. L’ambassa-
deur s’en réfère devant lui à sa hiérarchie à Madrid qui lui
répond qu’il n’en est rien.
Les événements vont alors s’enchaîner très rapidementþ:
la nuit même, Arias-Salgado est appelé par Ana Palacioþ:
«þC’est décidé, il faut que tu rentres au ministèreþ», lui dit-
elle sans autre explication. L’ambassadeur demande s’il
peut ajourner son départ au lendemain, mais la ministre lui
répondþ: «þNon, tu dois quitter le Maroc cette nuit même,
par Ceuta.þ» C’est un rappel pour consultation sine die –
tout comme le rappel par le Maroc, quelques mois plus tôt,
de son ambassadeur à Madrid essentiellement à cause des
positions de l’Espagne sur le Sahara occidental au moment
où Paris et Washington s’évertuaient dans les coulisses de
l’ONU à imposer une solution politique au conflit qui soit
favorable à Rabat1. Arias-Salgado expédie dans la nuit ses
affaires courantes, avise le Protocole marocain et prend la
route en trombe. Les services secrets marocains filent sa
voiture jusqu’à la frontière. En haut lieu, on comprend
alors que la visite de journalistes marocains prévue le lende-
main sur le rocher et encadrée par des fonctionnaires du
ministère de la Communication a poussé Aznar à donner au

1. En octobreþ2001, Madrid avait affirmé son attachement à une réso-


lution des Nations unies défendant le principe de l’organisation d’un
référendum d’autodétermination au Sahara occidental, alors que Paris et
Washington militaient pour que soit accepté le plan Baker (représentant
spécial du secrétaire général de l’ONU), dont la mouture à l’époque
avait été favorablement reçue par le Maroc, qui y voyait un moyen
d’octroyer tout au plus une large autonomie au territoire sous la souve-
raineté marocaine.

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plus vite le feu vert de l’opération Romeo Sierra. Pendant


ce temps, Palacio et Benaïssa jouent leur va-tout, imaginant
mille et une solutions de compromis. Mais, à la Moncloa,
on ne les écoute plus. Palacio reçoit d’ailleurs des instruc-
tions pour lancer à son interlocuteur un ultimatum. Un ulti-
matum qui expire le 17þjuillet à 4þheures du matin et qui a
pour objectif de dissuader les Marocains d’utiliser la presse
comme bouclier humain. Benaïssa n’en démord pas. Il
accepte un retrait sans conditions mais demande qu’il se
fasse progressivement durant toute la journée du 17. Pala-
cio refuse. Le ministre marocain finit par céder. «þJe dois
être certaine que le roi l’accepte, répond Palacio. – Croyez-
vous que je puisse réveiller le roi à cette heure-ciþ? lui rétorque
Benaïssa. – Bien sûr que ouiþ!þ» affirme Palacio sans hésita-
tion. Mais Benaïssa ne sortira pas MohammedþVI de son
lit… En réalité, il n’en avait pas besoin. Le roi suivait les
tractations dans le dos de son ministre. Refusant une
retraite en rase campagne face à l’impétueuse chef de la
diplomatie espagnole, il pensait avoir encore un joker à
abattre avant que les bérets verts des forces spéciales ibères
ne sautent sur l’îlotþ: la médiation de Margaret Tutwiler,
l’ambassadrice des États-Unis à Rabat. Peine perdue. Alors
qu’un accord était à portée de main, Tutwiler ne fera que
constater le gâchis.
Comme prévu par le dispositif de Trillo, à 4þheures du
matin six hélicoptères décollent du tarmac d’El Copero.
Après deux heures de vol, ils survolent le détroit. Ils sont
rapidement rejoints par trois autres hélicoptères Cougar,
avec à bord une escouade de bérets verts et de membres
des opérations spéciales de l’armée. Les appareils s’immo-
bilisent au-dessus de Perejil malgré de fortes rafales de
vent. Trois autres unités héliportées se tiennent à distance

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pour couvrir les assaillants. Les ordres de reddition sont


hurlés par haut-parleurs en trois langues, arabe, français et
espagnol. À la base de Moron, des chasseurs-bombardiers
F-18 sont tenus, tuyères incandescentes, en alerte maxi-
male. Côté marocain, c’est la désorganisation la plus totale.
Alors que le ministre espagnol de la Défense et ses collabora-
teurs s’inquiétaient de l’éventuelle riposte d’un patrouilleur
marocain immobile à moins d’un mile au nord de Perejil,
l’interception des communications radio grâce à un petit
avion Cessna bourré d’électronique et maquillé aux cou-
leurs d’une chaîne de télévision locale révèle que le bâti-
ment marocain, pourtant capable de riposter et d’abattre
les hélicoptères, a bien signalé à sa base de Tanger l’irrup-
tion de l’armada espagnole, mais n’a reçu aucune instruc-
tion en retour. Durant l’assaut, le patrouilleur ne débâchera
jamais son artillerie. Au contraire, il se laisse dériver vers le
large dans la nuit noire, loin du vacarme assourdissant de la
machine de guerre espagnole. Les forces spéciales glissent
le long de leurs échelles de cordée, ratissent le rocher et se
dirigent vers la tente de campagne d’où personne n’est sorti
pour les arrêter. Aux aurores, trois soldats marocains en
sortent et se livrent aux Espagnols. Placés à des postes de
surveillance, trois autres les rejoignent, bras en l’air. Ils
n’étaient que six. À 7þhþ59, Trillo appelle Aznarþ: «þMission
accomplie, président.þ» Puis il ajoute avec solennitéþ: «þLe
drapeau espagnol flotte sur Perejil, Viva Españaþ!þ» Fait
étonnant, les images de cette opération seront publiées en
novembreþ2004 par l’hebdomadaire politico-érotique Inter-
viú. On y voit des militaires marocains terrorisés, encagou-
lés à la manière des prisonniers d’Abou Ghraib et
subissant, sous la menace d’armes sophistiquées, un inter-
rogatoire. Le film dont les images ont été extraites a été

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tourné par le médecin militaire de la mission, fier de graver


sur la pellicule l’«þhéroïsme de son pays, capable de proje-
ter ses forces à l’étranger dans un environnement hostile,
comme la Légion françaiseþ».
Le jour même de cette humiliante défaite, Moham-
medþVI préside dans une ambiance lourde le Conseil des
ministres extraordinaire qui qualifiera par un communiqué
l’occupation espagnole de l’îlot de «þdéclaration de
guerreþ». On est bien loin des dépêches triomphalistes sur
la «þlibération du territoireþ» diffusées par l’agence MAP.
Benaïssa ajoutera benoîtement que «þsi l’Espagne quitte le
rocher avec ses troupes et ses symboles de souverainetéþ», il
sera fait honneur à l’accord passé la veille. Autrement dit, le
royaume se gardera bien de s’aventurer une seconde fois
sur le petit caillou. Mohamed Elyazghi, figure de proue des
socialistes marocains, osera lors du même Conseil se plaindre
auprès du souverain du fait que le gouvernement ait été
écarté de la gestion de la crise. Il lui sera rapporté que la
politique étrangère est du ressort du roi, et que celui-ci
«þfournit l’information adéquate à travers les canaux éta-
blisþ». En clair, son ministère de souveraineté en charge de
la diplomatie, sur lequel le Premier ministre n’a pas autorité.
Tout aussi épique que le conflit lui-même, la sortie de
crise n’a été possible que grâce à l’intervention du secré-
taire d’État américain de l’époque, Colin Powell. Les Maro-
cains, à commencer par Mohamed Benaïssa, et tous ceux
qui disposaient de la moindre parcelle de pouvoir, ne
répondant plus aux appels téléphoniques des Espagnols,
José María Aznar s’était trouvé dans l’impossibilité de
négocier un retour au statu quo. De guerre lasse, il finit par
demander à sa ministre des Affaires étrangères, Ana Pala-
cio, de convaincre Colin Powell de jouer les Monsieur Bons

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Offices. «þTu dois résoudre mon problèmeþ», lui demande


Palacio le jeudi 18þjuillet, d’après les révélations faites par
Powell dans l’interview qu’il accordera à la revue améri-
caine GQ en maiþ2004. C’est ce qu’il a fait. Il concocte un
accord de retrait, mais Benaïssa lui répond que seul
MohammedþVI peut donner son aval à sa proposition. Petit
hic, le roi, en déplacement, ne peut, depuis sa voiture, pour
des questions de protocole et de sécurité, gérer au télé-
phone une affaire si délicate. Powell perd patience et avertit
Benaïssa qu’il dispose de dix minutes pour le mettre en
contact avec le roi – à défaut de quoi, menace-t-il, il «þira
jouer avec ses petits-enfants pendant le week-end, et les
Espagnols ne quitteront jamais l’îleþ». MohammedþVI finit
par décrocher son téléphone et donne son feu vert. «þC’est
une histoire ridicule, mais elle illustre bien des chosesþ»,
conclut l’ancien chef de la diplomatie américaine.
Depuis, Perejil a retrouvé sa quiétude. Mais son histoire
a toujours été mouvementée. Selon la mythologie grecque,
c’est sur ce caillou qu’Ulysse, fasciné par la beauté de la
déesse Calypso, fut retenu pendant sept ans. Les corsaires
d’Alger utilisaient au XVIeþsiècle sa grotte pour cacher leur
butin, à l’endroit même où les nazis, pendant la Seconde
Guerre mondiale, avaient installé leurs écrans radars pour
espionner les vaisseaux alliés et où aujourd’hui trafiquants
de haschich et clandestins d’Afrique préparent leur grande
traversée vers l’Europe.
Dernière grosse poussée de fièvre nationaliste en date,
la visite officielle du roi Juan Carlos et de son épouse la
reine Sophie dans ces enclaves en novembreþ2007, qui a
suscité une levée de boucliers au sein de la classe politique
marocaine et des manifestations antiespagnoles dans tout le
pays. José Luis Zapatero, qui a succédé à Aznar en tant que

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président du gouvernement espagnol, avait déjà fait le


déplacement à Ceuta et à Melilla en janvierþ2006 sans faire
autant de vagues. Mais la symbolique de la visite de Juan
Carlos, ce roi proche des Alaouites et que l’on a vu verser
une larme sur le catafalque de HassanþII en 1999, ne pou-
vait que soulever une vive émotion au Maroc. Cette visite
controversée a terni quelque peu les relations personnelles
de MohammedþVI avec celui qu’il considérait comme un
membre de sa famille. Le roi d’Espagne a d’ailleurs cou-
tume de l’appeler «þmon neveuþ», compte tenu des liens
cordiaux qu’il entretenait avec HassanþII. Mais la réalité de
la politique est tout autre. Si MohammedþVI est tout-puis-
sant en son royaume, Juan Carlos est contraint par les
règles démocratiques qu’il a lui-même instaurées au lende-
main du franquisme. Incompréhensible de Rabat, son
déplacement était en fait dicté par les aléas de la politique
intérieure. Son effigie a été brûlée en Catalogne et les sépa-
ratistes basques commettent régulièrement des attentats
sanglants. La «þconcurrence patriotique1þ» des partis poli-
tiques (le PP à droite et le Parti socialiste ouvrier espagnol,
le PSOE, à gauche), pour reprendre l’expression de l’uni-
versitaire Bernabé Lopez-Garcia, l’a contraint à se rendre
sur ces territoires contestés. Comment pouvait raisonnable-
ment réagir MohammedþVI à la visite de Juan Carlos à
Ceuta et à Melilla, sans s’humilier de nouveau ou renoncer
formellement à ses revendications territorialesþ? À vrai dire,
il n’avait pas beaucoup d’autres choix que celui de s’insur-
ger contre cette énième pique de Madrid. N’est-il pas le
garant constitutionnel de l’unité du paysþ? À cette occasion,
le rappel de l’ambassadeur du Maroc n’a été qu’une contra-

1. Entretien avec l’auteur, novembreþ2007.

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riété diplomatique supplémentaire, MohammedþVI ayant


simultanément évoqué l’avenir, et donc la continuité dans
les relations mi-orageuses, mi-intimistes avec le voisin euro-
péen. L’opinion publique espagnole est d’ailleurs persua-
dée que le temps des «þrelations fraternellesþ» entre les
deux Couronnes se terminera avec l’accession au Trône du
prince Felipeþ: «þL’héritier de Don Juan a une mentalité
germanique et il a des difficultés à s’accommoder des men-
talités orientales, comme celles de nos voisins1þ», pense
Josep Piqué. En fait, la méfiance a toujours été de mise
entre les Bourbons et les Alaouites. Dans ses Mémoires
publiées à l’occasion de ses 70þans, la reine Sophie d’Espagne
a exprimé bien des ressentiments à l’égard de HassanþII
qui, rapporte-t-elle, «þa essayé de faire tomber [son] mari
dans des pièges2þ». Le roi défunt avait selon elle fait une
invitation douteuse à Juan Carlosþ: «þViens, viens à Ceuta et
à Melilla, je donnerai pour toi une réception somptueuseþ!þ»
Mais le roi d’Espagne aurait eu cette réponse cinglanteþ:
«þVoyons, Hassan, comment veux-tu me recevoir sur des
terres qui sont miennesþ?þ» La reine Sophie ne sera pas tendre
non plus avec MohammedþVI. «þComme son père, il ne cesse
de protester et de réclamer que la question reste ouverte3þ»
dira-t-elle, et d’ajouterþ: «þCeuta et Melilla sont l’Espagneþ:

1. Déclaration rapportée à l’auteur par le journaliste Ignacio Cem-


brero le 22þmars 2006. Josep Piqué faisait à l’évidence référence à
l’ascendance du prince Felipe. Frederika, la grand-mère maternelle du
prince des Asturies, est née princesse de Hanovre.
2. Pilar Urbano, La Reina Muy de Cerca, Madrid, Planeta, 2008.
3. Hassan II avait en effet à plusieurs reprises, notamment en 1979,
lors de la signature d’un traité d’amitié avec l’Espagne, affirmé que la
question de ces enclaves, considérées depuis toujours à Rabat comme des
«þvilles sous occupationþ», devrait être réglée en même temps que celle
de Gibraltar, le petit territoire britannique situé au sud de l’Espagne.

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MOHAMMEDÞVI

leurs territoires, leur histoire, leur population. Lors de


notre visite, les habitants sont descendus dans la rue pour
direþ: “Nous sommes Espagnols1þ!”»
Demeuré silencieux sur les attaques de la reine Sophie,
MohammedþVI est bien décidé à ne pas revivre les désas-
treuses années Aznar. Les relations entre le Maroc et
l’Espagne, avec le socialiste José Luis Rodríguez Zapatero
au pouvoir, se sont grandement améliorées sur nombre de
dossiers où les positions des deux royaumes semblaient
irréconciliables. Des années auparavant, le 18þdécembre
2001, MohammedþVI recevait au palais royal de Rabat le
jeune leader du PSOE qui aspirait déjà à la présidence du
gouvernement espagnol. Au sortir de l’audience, le souve-
rain le prit à part pour un échange privé. «þVous ne devez
pas vous inquiéter pour Ceuta et Melilla2þ», lui dit-il en
substance, lui assurant que les deux enclaves ne figuraient
pas sur son agenda diplomatique. Un engagement qu’il
avait fait aussi à Aznar seize mois plus tôt lors de leur entre-
vue à Tétouan. Mais, à tous ses interlocuteurs espagnols,
MohammedþVI rappelait que les deux villes risquaient de
devenir des foyers intégristes compte tenu de la montée
perceptible du radicalisme islamiste dans le nord du
royaume. Dans les annéesþ90, alors prince héritier, il avait
eu à transmettre dans le plus grand secret un message dans
ce sens à Madrid de la part de HassanþII. À son intronisa-
tion, MohammedþVI avait pris soin de ne pas faire cas
publiquement des revendications marocaines sur les pré-
sides espagnols, laissant ce rôle aux partis politiques,
notamment à l’Istiqlal qui les a toujours inscrites en tête de

1. Pilar Urbano, La Reina muy de cerca, op.þcit.


2. Ignacio Cembrero, «þLe roi a de quoi être fâchéþ», Al Massae,
8þnovembre 2007.

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

son programme politique ultranationaliste. Le jeune roi a


eu plutôt pour ambition stratégique de contrecarrer
l’influence économique de Ceuta et de Melilla en lançant
un vaste chantier de mise à niveau des infrastructures dans
les provinces du Nord autour du gigantesque port de Tan-
ger Med afin d’éradiquer à terme la contrebande, le trafic
de drogue et les réseaux de blanchiment d’argent1.

Le départ du pouvoir de la droite espagnole en


avrilþ2004, balayée par un vote sanction aux législatives qui
ont suivi les attentats du 11þmars, laissait à penser que les
relations entre Rabat et Madrid s’étaient complètement
assagies. La presse marocaine avait à l’époque célébré cette
nouvelle lune de miel que s’apprêtaient à vivre les deux
États. «þL’Espagne que nous aimonsþ!þ» avait même titré
Aujourd’hui le Maroc, un quotidien proche du Palais, pour
marquer la victoire de Zapatero et sa première visite au
Maroc en tant que chef du gouvernement espagnol, une
semaine à peine après sa prise de fonctions. Quelques mois
plus tôt, ce journal avait fait sa une sur Aznar, employant
un ton bien différentþ: «þL’homme qui déteste le Marocþ».
MohammedþVI reçoit donc chaleureusement Zapatero le
24þavril dans sa résidence privée de Casablanca. Enterrés
les aigreurs, les coups bas et la valse incessante d’ambassa-
deurs rappelés en catastrophe. L’arrivée de Driss Jettou à la
primature marocaine participera également à la normalisa-
tion des relations, l’homme étant un spécialiste de la conci-
liation. Miguel Angel Moratinos, revenu en première ligne
pour assainir les différends diplomatiques avec Rabat, avait,

1. Les rebondissements de l’affaire El Nene, baron de la drogue


réputé, montrent à quel point ce défi est difficile. Lire à ce propos
Jérôme Pierrat, «þLa chute d’El Neneþ», Le Point, janvierþ2009.

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MOHAMMEDÞVI

pour preuve de cette volonté d’accalmie, tancé au


téléphone en juilletþ2004 un chercheur de l’Institut royal El
Cano1 qui avait décrit dans l’une de ses études «þce Maroc
qui ne décolle pas2þ». «þDes articles comme celui-ci, diffusés
par un centre d’études officiel, ne sont pas faits pour amé-
liorer nos relationsþ», s’était plaint le chef de la diplomatie
espagnole3. Moratinos s’était même démené pour défendre
les positions marocaines sur la scène internationale.
D’abord sur l’accord de pêche avec Bruxelles, signé au
forceps en maiþ2006, profitant essentiellement à la flotte
ibère, de nouveau autorisée à exploiter les eaux marocaines
six ans après l’expiration du précédent accord en 1999. En
contrepartie, Rabat avait obtenu, grâce au soutien décisif de
l’Espagne et en plus d’une manne financière conséquente,
que les eaux du Sahara occidental y soient incluses. «þLa
bonne marche de notre relation dépend à 90þ% de ce que
dira l’Espagne sur le Saharaþ», avait affirmé Taieb Fassi-
Fihri, le ministre des Affaires étrangères, à Josep Piqué du
temps d’Aznar. Un rappel qu’il ne sera pas nécessaire de
faire à Moratinos, conscient qu’après le long purgatoire
pendant lequel les diplomates des deux rives ont dû œuvrer
dans l’ombre, il fallait organiser des échanges économiques
qui continuent de croître de 13þ% par anþ: le moteur de
l’embellie. «þSe confronter au Maroc n’a pas de sensþ»,
répète à l’envi ce diplomate chevronné et pragmatique,

1. L’équivalent espagnol de l’Institut français des relations internatio-


nales (IFRI).
2. Haizam Amirah Fernández, «þEl Marruecos que no despegaþ», Real
Instituto El Cano, 2004.
3. Lire, au sujet du réchauffement des relations entre Rabat et
Madridþ: Ignacio Cembrero, «þLa lune de miel de Zapatero et de
MohammedþVIþ», Vecinos Alejados, op. cit.

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

connu aussi pour son exquise discrétion sur les questions


des droits de l’homme. MohammedþVI avait fait montre de
ses bonnes dispositions en autorisant en janvierþ2003 pour
trois mois la pêche des bateaux galiciens touchés par le
naufrage du Prestige qui avait pollué leur littoral. Sur la
question épineuse de la pression migratoire, le souverain
avait donné ses instructions à l’automne 2005 afin que son
armée dissuade avec la plus grande fermeté des centaines
de Subsahariens qui tentaient de rejoindre l’Europe en
enjambant les clôtures électrifiées qui ceinturent Ceuta et
Melilla. MohammedþVI a même accepté, suite à un appel
téléphonique de Juan Carlos le 6þoctobre 2005, le retour
sur le territoire marocain de 73þclandestins qui avaient
réussi à pénétrer dans Melilla.
Aussi déterminé que Paris, Madrid a joué des coudes
pour faire aboutir les accords d’association du Maroc avec
l’Union européenne jusqu’à l’obtention en octobreþ2008 du
«þstatut avancéþ» que réclamait Rabat, malgré les réticences
des pays scandinaves et de l’Irlande qui évoquaient systé-
matiquement lors des pourparlers la répression de la presse
indépendante au Maroc et les violations des droits des mili-
tants pro-Polisario au Sahara occidental1. D’ailleurs, en jan-
vierþ2005, malgré une lettre ouverte adressée à Juan Carlos
par Amnesty International lui faisant part de ses préoccu-
pations face à l’«þaugmentation significative des plaintes
pour actes de torture enregistrées depuis 2002þ», le Conseil
des ministres espagnol n’a pas hésité à annoncer que les
généraux Hamidou Laânigri et Hosni Benslimane étaient

1. Miguel Angel Moratinos préconisait même à l’Union européenne


d’entretenir avec Rabat des relations similaires à celles qu’elle a avec
Ankara, alors que la Turquie est un pays candidat à l’Union, contraire-
ment au Maroc.

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MOHAMMEDÞVI

faits grand-croix de l’ordre d’Isabelle la Catholique, l’une


des plus hautes distinctions de la royauté espagnole.
L’Espagne ne manquait alors pas une occasion de tresser
des lauriers à MohammedþVI pour la perspicacité dont il
avait fait preuve dans le processus de réconciliation natio-
nale, malgré la non-application des recommandations de
l’IER1. Le Conseil des ministres espagnol avait même
publié en décembreþ2005 un communiqué faisant l’éloge du
travail accompli par cette instance, alors que Paris s’était
contenté d’une simple déclaration du porte-parole du Quai
d’Orsay.
Mais, pour autant, les querelles hispano-marocaines
n’allaient pas cesser. La plus spectaculaire fut sans conteste
l’ouverture en novembreþ2007 par le juge Balthazár Garzon
d’une enquête pour des «þcrimes présumés de génocide et
de tortureþ» au Sahara occidental entreþ1976 etþ1987.
Parmi les 32 personnalités citées, seules 13 ont été rete-
nues. Certaines, comme l’ex-ministre de l’Intérieur Driss
Basri, sont décédées entre-temps. Outre le général Bensli-
mane, Hafid Benhachem, ex-directeur général de la Sûreté
nationale, et Abdelaziz Allabouch, ancien patron de la
DST, seront mentionnés par le juge. Moratinos, interrogé à
Marrakech, où il rencontrait Fassi-Fihri, s’était refusé à tout
commentaire. «þJe respecte la décision du ministère de la
Justice et je n’ai pas de commentaire à faire2.þ» La presse
marocaine se déchaîne alors contre «þce cheval de Troie des
nostalgiques de Franco3þ» et relève que cet assaut judiciaire
coïncide étonnamment avec la visite officielle du prince
héritier espagnol au Maroc. Lui aussi cité par Garzon, Yas-

1. Lire à ce sujet le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».


2. AFP, 2þnovembre 2007.
3. Aujourd’hui le Maroc, 29þoctobre 2007.

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

sine Mansouri, le jeune patron des services secrets, un


intime de MohammedþVI, s’était réservé le droit de pour-
suivre les plaignants «þqui s’affairent maladroitement à
manipuler l’histoire et la vérité1þ». Plusieurs délégations
d’élus locaux et d’eurodéputés espagnols qui avaient décidé
enþ2005 etþ2006 de se rendre à Laâyoune pour s’enquérir
de la situation des droits de l’homme au Sahara occidental
avaient été considérées comme persona non grata par les
autorités marocaines2. Leur action était soutenue par la star
espagnole Javier Bardem, un acteur apprécié au Maroc
mais dont le soutien au Polisario est méconnu. Plus cocasse
a été le report sine die de la «þvisite d’amitiéþ» prévue en
maiþ2008 d’une délégation de sénateurs espagnols à leurs
homologues marocains. Ces derniers ne voulaient pas de la
présence de Nicolás Fernández, le sénateur de Ceuta. Pour-
tant, la veille de sa visite, une brochette d’officiels maro-
cains avaient accueilli à bras ouverts à Nador le général
Vicente Diaz de Villegas, commandant de la place d’armes
de Melilla, venu assister à l’inauguration du musée consacré
au maréchal Mohamed Mezian – accusé par de nombreux
historiens espagnols d’avoir commis des crimes pendant la
guerre civile alors qu’il officiait aux côtés de Franco contre

1. AFP, 11þnovembre 2007. Mansouri, qui était adolescent au


moment des faits supposés, n’engagera pas d’action en dénonciation
calomnieuse comme il l’avait annoncé.
2. En maiþ2005, des députés régionaux espagnols avaient été expulsés
du Sahara dès l’atterrissage de leur avion à Laâyoune. De même qu’en
avrilþ2006, une seconde délégation du PSOE et du gouvernement régio-
nal de Murcie a été pour les mêmes raisons refoulée par Rabat. En
octobreþ2006, Abdelouahed Radi, président de la Chambre des repré-
sentants, avait signifié par écrit à une délégation ad hoc du Parlement
européen qu’elle ne serait pas la bienvenue, compte tenu que ses
membres appartiennent à l’intergroupe Sahara occidental acquis aux
positions indépendantistes du Polisario.

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MOHAMMEDÞVI

les républicains –, ravivant ainsi une mémoire demeurée à


vif1. Les Marocains n’ont jamais saisi que la démocratie
espagnole interdisait à son gouvernement de restreindre les
déplacements de ses élus. Moratinos avait d’ailleurs fait
savoir à son homologue Fassi-Fihri que cette question
n’avait pas lieu d’être débattue, encore moins en public,
alors que Rabat continuait à coups de communiqués ven-
geurs d’intimer «þaux autorités espagnoles d’assumer leurs
responsabilités face à des initiatives aussi perverses2þ». En
janvierþ2008, en visite à Rabat lors de la 7eþédition des ren-
contres euro-maghrébines, Felipe Gonzáles Márquez,
l’ancien président socialiste du gouvernement espagnol,
avait souligné devant un parterre de représentants du
makhzen médusés cette incompatibilité entre les deux pays
en appelant à une «þréduction des pouvoirs du roiþ» pour
que la démocratisation du Maroc devienne une réalité.
Gonzáles Márquez expliquait en cela la désaffection des
Marocains pour les urnes lors des législatives de 20073,
affirmant que ceux-ci ne «þpens[ai]ent pas que leur vote
puisse être décisifþ» dans la conduite du pays, car le système

1. Se référer à ce sujet au témoignage de John Whitaker publié dans


la revue américaine Foreign Affairs, octobreþ1942. Le général Villegas
avait traversé la frontière sans faire grand bruit de son déplacement,
mais la presse de Melilla en avait fait ses manchettes, tandis que les
médias marocains avaient opportunément tu sa présence. Dans ce
contexte de tabous historiques entre les deux pays, en févrierþ2007, la
commission constitutionnelle du Congrès des députés espagnols avait
rejeté une proposition de loi des indépendantistes catalans demandant à
l’Espagne de faire son mea culpa pour l’utilisation d’armes chimiques
pendant la guerre du Rif au début du siècle.
2. Communiqué du ministère marocain des Affaires étrangères daté
du 18þjuin 2005.
3. Ces élections avaient connu un taux d’abstention record de 63þ%,
et 19þ% de suffrages nuls ou blancs.

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HUMILIÉ POUR UN CAILLOU

de gouvernance chérifien évacuait toute notion de respon-


sabilité du pouvoir.
Encore une fois, après cette série de fausses notes, la
crise était au rendez-vous, amplifiée par le sentiment que
Madrid était redevenu moins conciliant avec Rabat, en rai-
son notamment des couacs de la collaboration de l’Espagne
et du Maroc face à la menace commune de la terreur isla-
miste. Des voix s’étaient même élevées en Espagne au len-
demain des attentats de Madrid en 2004, s’interrogeant sur
le rôle qu’a pu jouer le royaume dans cette tragédie. Au-
delà de la participation de terroristes marocains au carnage,
l’implication directe de Rabat avait même été envisagée par
certains milieux proches du Parti populaire. Des médias
comme le quotidien El Mundo et la radio COPE n’hési-
tèrent pas à pointer la responsabilité du royaume1. Mais c’est
surtout la qualité des informations transmises par le Rensei-
gnement marocain à ses homologues espagnols sur les filières
islamistes qui était souvent mise en causeþ: données parcel-
laires, obsolètes, invraisemblances des aveux extirpés par la
force… Les Espagnols avaient conclu que les méthodes
brutales du général Laânigri et les jugements expéditifs des
magistrats marocains rendaient les enquêtes plus difficiles
qu’elles ne les facilitaient. Pourtant, la DST marocaine avait
contribué, par le décryptage des écoutes transmises en
direct par la police espagnole, à connaître les intentions des
terroristes du 11þmars retranchés à Leganés, une banlieue
de Madrid, quelques instants avant leur suicide collectif à
l’explosif. Le gouvernement espagnol préférera s’appuyer

1. Dans son livre très controversé, 11-M, la vengeance, Madrid, La


Esfera de Los Libros, 2004, Casimiro Garcia-Abadillo avait laissé entendre
que les services secrets marocains pouvaient être mêlés à l’attaque. Une
thèse considérée comme farfelue par nombre de spécialistes.

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MOHAMMEDÞVI

sur ses propres espions au Maroc. Leurs activités donnent


souvent de l’urticaire aux autorités chérifiennes. En
marsþ2009, Rabat avait même décidé d’expulser du pays le
chef des services secrets espagnols en poste à Nador, accusé
d’avoir financé des campagnes médiatiques visant à dénon-
cer les narcotrafiquants du Rif. Une dernière crispation qui
n’aura servi qu’à contenter les opinions publiques internes,
toujours promptes à se souder autour de questions patrio-
tiques héritées d’une histoire commune de plusieurs siècles.
MohammedþVI, dont Ana Palacio a dit qu’il possède
«þune grande intelligence émotionnelle1þ», continue de le
comprendre à sa façon.

1. Entretien avec l’auteur, 25þmai 2006.


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15
L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

L’Airbus présidentiel frappé de la cocarde de la Répu-


blique française se pose ce lundi 22þoctobre 2007 sur l’aéro-
port de Marrakech Ménara. À sa descente de l’avion, c’est
tout le faste du royaume qui attend Nicolas Sarkozy pour sa
première visite d’État au Maroc. MohammedþVI et son
frère cadet Moulay Rachid sont les premiers à lui donner
l’accolade. Le programme de ce voyage officiel, longtemps
ajourné, est extrêmement chargé. Sur le tarmac, le président
serre la main à une rangée d’officiels, civils et militaires, que
le Protocole, réglé comme un métronome, lui présente.
Parmi eux, le général Hosni Benslimane, le puissant patron
de la gendarmerie royale.
Au même moment, Franceþ3 annonce que Benslimane
est visé par un mandat d’arrêt international lancé par le
juge français Patrick Ramaël1 dans le cadre de la disparition

1. Dans son édition du 15 novembre 2008, Le Point a publié un


confidentiel sous le titre «þLes juges qui agacent l’Élyséeþ». On y lisait
que Jean-Claude Magendie, le premier président de la cour d’appel de
Paris, avait qualifié d’«þirresponsableþ» l’initiative de Patrick Ramaël. En
fait, le haut magistrat avait dans un courrier interne exprimé sa «þsurprise

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MOHAMMEDÞVI

en 1965 à Paris de Mehdi Ben Barka, le plus illustre oppo-


sant de HassanþII. On frôle l’incident diplomatique.
L’entourage des deux chefs d’État s’active en coulisses
pour que le sujet ne monopolise pas l’intérêt des médias,
accourus en masse pour couvrir les retrouvailles franco-
marocaines. L’audience prévue le jour même avec le Premier
ministre Abbas ElþFassi est annulée, et le dîner privé avec le
souverain est remplacé par une simple réception protoco-
laire. Nicolas Sarkozy expliquera cette légère entorse au
programme en invoquant «þun mal de gorgeþ» qu’il a dû
soigner par «þdes antibiotiques que Bernard [Kouchner lui]
a donnésþ»1. La presse y voit, elle, la conséquence de la
pilule amère que vient de lui administrer sa propre télévi-
sion publique. Le lendemain, alors que le chef de l’État
français est attendu pour prononcer un discours au Parle-
ment à Rabat, Taieb Fassi Fihri, récemment promu à la tête
de la diplomatie chérifienne, ne cache pas sa colère. Il s’en
prend ouvertement au juge Ramaël qu’il accuse d’être
l’auteur de la fuite organisée de l’information à Joseph
Tual2, grand reporter de Franceþ3 et à l’origine du scoop.
«þC’est le juge qui l’a dit à la presse, alors que ces mandats3
d’arrêt sont contraires aux accords bilatéraux de coopéra-

devant la concomitanceþ» de la délivrance des mandats et de la visite de


Sarkozy au Maroc.
1. Conférence de presse du 24þoctobre 2007.
2. Grand reporter à Franceþ3, Joseph Tual enquête sur l’affaire Ben
Barka depuis dix-neuf ans. Il est interdit de tournage au Maroc depuis
2000, lorsqu’il avait filmé des images du PF3 (ou Point Fixeþ3), une
ancienne prison secrète où pourrait avoir été enterrée, selon lui, la tête
de Ben Barka. Ses cassettes avaient été saisies à l’aéroport de Casa-
blanca.
3. Plusieurs personnalités marocaines civiles et militaires sont visées
par ces mandats.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

tion judiciaire entre la France et le Marocþ», lancera le


ministre. Selon Fassi Fihri, la manœuvre du juge, «þqui n’en
est pas à son premier coup1þ», avait un triple objectifþ: dés-
tabiliser Sarkozy, envenimer ses relations avec Moham-
medþVI et causer du tort à Rachida Dati. Pour sa part, le
journaliste Joseph Tual se défend d’avoir été la main du
juge dans cette affaire. «þL’information, je l’ai obtenue de la
partie civile et j’ai décidé seul du timing. La présence de
Nicolas Sarkozy au Maroc devait lui donner un maximum
d’écho, le président est un bon attaché de presse2þ!þ»
s’explique-t-il.
Chargé de l’instruction sur l’enlèvement et la dispari-
tion de Ben Barka, le juge français Patrick Ramaël est plus
que déterminé à faire avancer cet imbroglio judiciaire
datant de plus de quarante ans. Il a engagé plusieurs
commissions rogatoires qui devaient se révéler décisives.
Son objectif premier était d’interroger les rares «þsurvi-
vantsþ» de l’époque dont il soupçonne, pour certains, le
rôle actif dans la liquidation de l’opposant de HassanþII.
Trois noms sortent du lot de la vingtaine de personnes
que le juge Ramaël souhaitait auditionnerþ: Miloud Tounzi,
Boubker Hassouni et le général Hosni Benslimane. Miloud
Tounzi, alias Larbi Chtouki, membre présumé du com-
mando qui a kidnappé Ben Barka, retient particulièrement
l’attention du juge. Il apportera contre lui un élément de
taille destiné à le confondreþ: une analyse graphologique
permettant de prouver son identité. Là, le juge a réussi

1. www.bakchich.info, «þL’agenda off de Sarkozyþ», 25þoctobre 2007.


2. Entretien avec l’auteur, 13þmars 2009. Le 20 novembre 2008,
Joseph Tual a été interrogé pendant trois heures par le juge Gounot qui,
très intéressé par les sources du journaliste, l’avait convoqué comme
témoin assisté.

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MOHAMMEDÞVI

grâce à sa persévérance une avancée plus que déterminante


dans l’enquête. En effet, constatant qu’un certain nombre
de demandes adressées aux autorités marocaines sous la
forme de commissions rogatoires internationales n’ont pas
été exécutées, ou seulement très partiellement, depuis 2005,
le juge a poursuivi son information en France. Il a diligenté
en juinþ2006 une expertise graphologique afin de comparer
deux documentsþ: un formulaire de demande de visa
Schengen déposée à cette date par Miloud Tounzi aux ser-
vices consulaires français au Maroc et une fiche de débar-
quement à l’aéroport d’Orly datant d’octobreþ1965 et qui
porte le nom de Larbi Chtouki. L’expertise a établi que «þle
graphisme de la carte de débarquement portant le nom de
Larbi Chtouki émane probablement de la main du scrip-
teur du document de comparaison portant le nom de
Miloud Tounziþ», confortant les éléments déjà recueillis par
le juge, qui indiquent que Miloud Tounzi et le surnommé
Larbi Chtouki seraient bien une seule et même personne.
L’analyse recoupe entre autres les témoignages de Rachid
Skiredj, un ancien du CAB-11, qui a confirmé au juge en
décembreþ2005 que Tounzi avait en effet utilisé le sobriquet
«þopérationnelþ» de Chtouki pour l’enlèvement de Ben
Barka et celui des frères Bourequat, incarcérés un temps au
PF3 avec les truands Dubail, Le Ny et Boucheseiche. René
Midhat Bourequat2, en outre, a, lors de son audition en tant
que témoin par Ramaël en décembreþ2005, formellement
identifié Chtouki en la personne de Tounzi, qu’il a croisé

1. Ancienne dénomination des services secrets marocains chargés de


la contre-subversion. Le CAB-1 est l’ancêtre de la DST marocaine.
2. René Midhat Bourequat est un ancien prisonnier politique de Has-
sanþII mis au secret dans le centre de détention PF3 avec ses deux frères.
Lire à ce sujet son ouvrage, Mort vivant, Paris, Pygmalion, 2000.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

après sa libération au Yacht-club de Rabat, un lieu qu’il


fréquentait assidûment pour y jouer à la belote avec ses
amis. De plus, Mahjoub Tobji1, entendu par le juge en sep-
tembreþ2006, a désigné sur photographie le dénommé
Chtouki comme étant Tounzi. Il l’avait connu lorsqu’il était
aide de camp du général Ahmed Dlimi. Tobji a précisé que
Miloud Tounzi lui avait confié avoir participé à l’affaire
Ben Barka. Le nom de Tounzi avait beaucoup circulé avant
que le juge Ramaël n’ait pu déterminer son identité for-
melle, mais les autorités marocaines ont de tout temps
refusé de le «þlivrerþ», arguant que «þChtouki n’existe pasþ».
Pourtant, sous la pression des enquêtes judiciaires et des
investigations de la presse, Tounzi a bien failli prendre lui-
même les devants. En 2002, il a contacté Driss Benzekri, à
l’époque président du Forum Vérité et Justice (FVJ). L’ex-
agent secret a assorti sa confession publique d’une condi-
tion sine qua nonþ: celle d’obtenir des garanties de la part
du pouvoir pour sa sécurité et contre les poursuites judi-
ciaires. Benzekri s’en est ouvert à des officiels qui n’ont
pas autorisé la démarche. Depuis, Tounzi s’est enfermé
dans un silence total et refuse tout commentaire aux médias
qui le sollicitent. En févrierþ2000, Le Journal retrouvait la
trace de Boubker Hassouni2, l’infirmier du CAB-1 qui
aurait administré une dose létale à Ben Barka lors de son
confinement par les truands français dans une villa de la
région parisienne. Depuis le déclenchement de l’affaire,
le nom de Hassouni a souvent filtré. Des témoignages
corollaires d’anciens détenus politiques qui parlent de

1. Lire à ce propos Mahjoub Tobji, Les Officiers de Sa Majesté, Paris,


Fayard, 2006.
2. Voir Ali Amar, «þLe Journal retrouve l’infirmier Hassouniþ», Le
Journal, 12þfévrier 2000.

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MOHAMMEDÞVI

Hassouni comme de l’«þange de la mortþ» tendent à


confirmer qu’il a, durant des années, officié dans plusieurs
centres de détention secrets sous HassanþII, notamment
pour abréger les souffrances des torturés. Son ascension
dans la hiérarchie policière lui a cependant permis d’échap-
per à toutes les démarches prises à son encontre par la jus-
tice française, malgré le fait qu’il se serait trouvé, comme
Tounzi, aux premières loges de la fin tragique de Ben
Barka. À la fin des annéesþ90, l’infirmier, à qui le général
Abdelhak Kadiri confiait encore des missions sensibles
pour le compte de la DGED, a pris sa retraite et vit depuis
cloîtré dans sa résidence de plage à Sidi Abed, non loin de
Rabat. Le juge Ramaël, qui a formellement identifié son lieu
de résidence, comptait l’interroger en priorité. C’est aussi le
cas du général Hosni Benslimane1. Selon une fiche du
SDECE (ancien service de contre-espionnage français)2,
Benslimane avait pris une communication téléphonique des
ravisseurs alors qu’il était de permanence au CAB-1 le
29þoctobre 1965. Il serait donc, aux yeux du juge français,
le seul maillon entre les ravisseurs de Ben Barka et les auto-
rités marocaines encore aux affaires. Mais l’assassinat de
Mehdi Ben Barka, figure mythique de la gauche marocaine
et du tiers-mondisme, dérange encore Rabat. Deux ans
après son intronisation, le roi MohammedþVI s’était pour-

1. Lire chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».


2. Cette fiche fait partie des documents déclassifiés en novembreþ2004
par la ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie, qui a
accepté de lever le secret défense pesant sur les derniers documents
confidentiels dans cette affaire, après la déclassification partielle décidée
par Lionel Jospin en 1999. En France, l’enlèvement de Mehdi Ben Barka
avait donné lieu à deux procès, enþ1966 etþen 1967. En 1975, une nouvelle
plainte pour assassinat avait été déposée par le fils du disparu. Lire «þBen
Barka, que sait Benslimaneþ», Le Journal hebdomadaire, 19 mars 2005.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

tant engagé à aider à l’aboutissement de l’enquête. «þSi on


savait exactement ce qui s’est passé à l’époque de la dispa-
rition et où se trouve la dépouille, il n’y aurait pas toutes
ces spéculations. Je ne sais pas ce qui s’est passéþ», avait
affirmé le souverain en 2001 dans une interview au Figaro. En
ajoutantþ: «þJe suis prêt à contribuer à tout ce qui peut aider la
vérité1.þ» Pourtant, la volonté politique affichée par Moham-
medþVI ne se traduit pas dans les faits. Ramaël en a fait
l’expérience dès 2005, dans le cadre d’une commission roga-
toire internationale. Il souhaitait interroger une vingtaine de
personnalités civiles et militaires dont Benslimane, Tounzi et
Hassouni. Le juge voulait aussi se rendre au PF3. Après
l’avoir assuré, avant sa venue, de sa volonté de coopérer, la
justice marocaine a finalement décidé de faire obstruction,
tentant même de faire annuler le déplacement du magistrat. À
peine arrivé à Rabat, Patrick Ramaël a adressé un courrier à
Jalal Sarhane, le juge chargé du dossier à la cour d’appel de
Casablanca, afin de lui faire part de sa «þsurpriseþ». Patrick
Ramaël avait entre-temps appris que son homologue ne jugeait
plus cette visite opportune. Elle avait déjà été décalée,
quelques semaines plus tôt, en raison du «þpèlerinage à
LaþMecqueþ» de plusieurs personnes concernées par la com-
mission rogatoire. Pourtant, quelque temps auparavant, les
deux magistrats s’étaient rencontrés à Paris et avaient
convenu des détails du déplacement de Ramaël. «þLors de
notre conversation, il n’avait jamais été question d’un report
de cette mission, bien au contraireþ», a alors souligné le juge
français à la presse française, avant d’ajouterþ: «þJe ne com-
prends pas les raisons qui s’opposeraient aujourd’hui à
l’exécution de cette demande d’entraide pénale2þ».

1. Interview de MohammedþVI au Figaro, 4þseptembre 2001.


2. AFP, 29þnovembre 2005.

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MOHAMMEDÞVI

Décidé à aller de l’avant, Patrick Ramaël s’est rendu à


la cour d’appel de Casablanca, où de nouvelles difficultés
sont apparues. Contre toute attente, la police a argué ne pas
connaître les adresses des personnes que le magistrat sou-
haitait interroger. Elle ne saurait pas non plus où se trou-
vait le fameux centre de détention. «þNous n’avions pas les
adresses des personnes figurant sur la liste des témoins à
interroger1þ», se risquera même à déclarer Mohamed
Bouzoubaâ, ministre de la Justice, reprenant à son compte
les explications avancées par la police et le juge Sarhane
pour faire obstruction aux auditions ou à la visite du PF3.
Des explications bien peu crédibles s’agissant notam-
ment… de l’actuel chef de la gendarmerie, le général Ben-
slimane, ou de l’ex-patron des services de sécurité, le général
Kadiri. «þJe suis resté surpris et perplexe par le comporte-
ment du juge d’instruction français, surtout lorsque j’ai
appris qu’il avait caché à la police des frontières sa qualité
de magistrat […] et s’est fait passer pour un exploitant
agricole […]. Il aurait également eu, durant son séjour au
Maroc, des contacts inappropriés à sa mission […]. En tant
que magistrat, il ne pouvait faire fi de son devoir de réserve
et du respect dû au principe du secret de l’instruction dont
il devait être le premier garant2þ», a ajouté le ministre.
Face à cette pantalonnade des autorités, Patrick Ramaël
a voulu apporter une commission rogatoire complémentaire
à son homologue marocain, contenant les adresses de trois
responsables à interroger en priorité, ainsi que des préci-
sions sur le centre de détention PF3. Le juge a lui-même
fourni un plan et des photos des environs, pour «þaiderþ»

1. Déclaration de Mohammed Bouzoubaâ au Journal hebdomadaire,


8þdécembre 2005.
2. Ibid.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

les policiers. Le parquet de Casablanca bottera en touche


en déclarant que la date d’exécution de cette commission
«þsera[it] fixée ultérieurement1þ»… Le juge français revien-
dra alors à la charge avec tous les détails que les autorités
marocaines ont affirmé de ne pas avoirþ: adresses précises et
numéros de téléphone des acteurs présumés et témoins à
interroger, ainsi que les coordonnées GPS du PF3 dont il
espérait faire analyser le sol par des experts grâce à une
technologie nouvelle déjà expérimentée dans l’étude de
charniers.
Face à ce refus obstiné de Rabat pour faire témoigner
devant la justice française les rares personnes encore liées à
cette affaire, Ramaël a certainement voulu frapper un grand
coup, profitant du voyage de Sarkozy au Maroc. Embar-
rassé, le président français s’est borné à déclarer que «þla
justice française est indépendanteþ». Mais la proximité du
juge avec Yves Bertrand, l’ancien patron des Renseigne-
ments généraux, connu pour son chiraquisme, n’a échappé
à personne2. Quant à Rachida Dati, elle aurait affirmé en
privé que l’offensive du juge participait aussi à une cabale
contre elleþ: «þIls font ça contre moi, parce que je suis chez
moi3.þ» La garde des Sceaux, dont la mère est marocaine, a
toujours été soucieuse de ses relations avec son pays d’ori-
gine. Elle aurait noué des liens avec le royaume du temps
de HassanþII lors d’un voyage qu’elle fit en compagnie
d’Henri Proglio, le patron de Veolia. Driss Basri, qui disait

1. Depuis 1977, aucune commission rogatoire de la justice française


dans cette affaire n’a abouti, malgré les accords d’entraide judiciaire qui
lient la France au Maroc.
2. Lire à ce sujet «þBen Barka, passager clandestin du voyage de Sarko
au Marocþ», Bakchich.info, 24þoctobre 2007.
3. Ibid.

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MOHAMMEDÞVI

l’avoir un temps chaperonnée, a toujours vu en elle un


modèle d’intégration pour les Marocains en France, celui
de l’immigration choisie cher à son mentor Sarkozy qu’elle
défend bec et ongles. Au quotidien marocain Libération qui
l’a interviewée en 2006, Dati n’hésitera pas à proposer son
aide au royaume, regrettant que «þle Maroc ne fasse pas
appel à nous […]. J’ai toujours entendu dire au plus haut
niveau de l’État qu’on était les bienvenus et qu’on était des
Marocains. Tant que ce discours ne sera pas contredit, je
continuerai à me battre pour mettre le pied dans la porte
de ce paysþ». Pourtant, la presse marocaine lui rendra mal
cette déclaration d’amour pour le royaume, lorsqu’elle
reprendra à son compte la rumeur lancée par le site d’infor-
mation lobservateur.ma qui affirmait en septembre 2008
que José María Aznar, l’ancien président du gouvernement
espagnol, serait le père de son enfant. Aznar aurait laissé
entendre qu’il s’agissait probablement d’une opération
médiatique montée par les services secrets de Moham-
medþVI pour se venger de son invasion de l’îlot Perejil.
Pire, des médias espagnols n’ont pas hésité à parler de
«þvengeance du roi maure contre Aznarþ», à l’exemple de la
revue people Epoca. Entérinant la thèse de la liaison, le
magazine Interviù enfoncera pour sa part le clou en
publiant plusieurs photos d’Aznar en compagnie de Dati,
dont l’une le montrant en train de faire la bise à la ministre
à leur sortie d’un restaurant parisien en marsþ2008.
L’affaire Ramaël rebondira de nouveau en avrilþ2008 à
l’occasion de la visite à Rabat de François Fillon. En
novembreþ2007, contre toute attente, Tounzi dépose plainte
contreþX en France pour «þviolation du secret de l’instruc-
tionþ». Le 25þfévrier 2008, le parquet de Paris ouvre une
information judiciaire et la confie à la juge Nathalie Dutartre,

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

mais ce n’est que le 14þavril que la démarche du parquet est


rendue publique, la veille de la visite de trois jours du Pre-
mier ministre français, qui, avec Bernard Kouchner et une
forte délégation d’hommes d’affaires, se rend au Maroc
pour conclure les négociations sur d’importants contrats
commerciaux décidés lors de la visite d’État de Sarkozy.
Une manière sans doute de se prémunir contre une autre
action coup de poing du magistrat. La réaction de Tounzi a
de quoi étonner. Introuvable au Maroc par la justice chéri-
fienne, il décide de sortir de son mutisme en sollicitant la
justice française alors qu’elle l’a condamné en 1967 à la
réclusion criminelle à perpétuité dans la même affaire et
qu’il est sous le coup d’un mandat d’arrêt international.
Le feuilleton judiciaire ne s’arrêtera pas là. Le 3þfévrier
20091, Tual comparaissait devant la 17eþchambre correc-
tionnelle du tribunal de Paris. Fin avrilþ2008, le journaliste
avait accordé une interview au Journal hebdomadaire2 dans
laquelle il dénonçait, mentionnant Tounzi, l’«þimpunité
octroyée à des tortionnaires du peuple marocainþ». L’ancien
agent secret sera débouté le 17þmars 20093. Plusieurs autres

1. Au jour où ce livre est mis sous presse, le délai d’appel n’est pas
encore expiré.
2. Pour le même motif, l’auteur, en sa qualité de directeur de la publi-
cation du Journal hebdomadaire à l’époque des faits, a été cité à compa-
raître dans cette affaire, mais la convocation de la justice française ne lui
sera jamais transmise au Maroc.
3. Deux autres plaintes sont en cours devant les tribunaux français à
l’encontre de Joseph Tual. Une assignation pour «þatteinte à la présomp-
tion d’innocenceþ», toujours en raison de l’interview accordée au Jour-
nal, et une seconde pour «þviolation du secret de l’instructionþ», pour
laquelle le journaliste a été entendu en novembreþ2008 comme témoin
assisté. Par ailleurs, l’hebdomadaire Maroc Hebdo international a été
condamné en juilletþ2008 par la 17eþchambre correctionnelle pour
«þinjure publiqueþ». Le magazine avait fait sa une sur Tual le 23þnovembre

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MOHAMMEDÞVI

actions à son encontre sont en cours devant les tribunaux


français, ce qui pour Joseph Tual est «þune manœuvre déli-
bérée [le] visant personnellement et non [son] employeur
Franceþ3. Toutes ces procédures n’ont qu’un butþ: [le]
décourager, car [ses] enquêtes ont abouti à ce que le juge
émette des mandats contre des personnalités importantes du
régime marocain1þ». Paul Nahon, le directeur de l’informa-
tion de Franceþ3, a dû subir le 10þavril 2008 le feu roulant
des délégués du personnel de cette chaîne du service public.
Ils lui reprochaient que ses frais de séjour aient été pris en
charge par le Maroc lors de la visite d’État de Sarkozy. Une
information confirmée par le compte rendu d’une réunion
entre délégués et direction de Franceþ3 daté du 20þmai 2008
dans lequel on peut lireþ: «þLe membre de la direction invité
au Maroc en octobreþ2007 était Paul Nahon. Jacques Bayle
[directeur adjoint de la rédaction] a précisé que Paul Nahon
avait accepté l’invitation au même titre que lorsque d’autres
responsables de rédaction de la presse écrite ou audiovi-
suelle sont conviés par des chefs d’État ou de gouverne-
ment2.þ» Le personnel de Franceþ3 s’est alors interrogéþ: «þLa
direction avait-elle subi des pressions de la part de certaines
autorités marocaines voulant empêcher la diffusion d’infor-
mations embarrassantes pour le royaume3þ?þ» Une autre

2007 sous le titreþ: «þProfessionþ: fouille-merdeþ». Le 17þoctobre 2008,


ce sera au tour du quotidien Assabah d’être condamné en France pour
avoir accusé Tual d’être l’«þagent des services secrets algériensþ». Enfin,
le 9þnovembre 2007, Maroc Hebdo récidivait en publiant le contenu
d’une conversation téléphonique entre Miloud Tounzi et Joseph Tual.
Le journaliste a depuis porté plainte pour «þatteinte à la vie privée par
interception et divulgation par voie de presse de propos prononcés à
titre privé et confidentielþ».
1. Entretien avec l’auteur, 13þmars 2009.
2. www.bakchich.info.
3. Idem.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

affaire gênante pour France Télévisions a suscité une vive


polémique en janvierþ2008 lorsque Franceþ2 a diffusé un
docu-fiction du cinéaste Jean-Pierre Sinapi intitulé L’Affaire
Ben Barka, dont le scénario était largement inspiré des révé-
lations d’Ahmed Boukhari, un ancien agent du CAB-1. Sa
version, révélée simultanément par Le Monde et Le Journal
hebdomadaire en 20011, affirmait que le cadavre de Ben
Barka avait été rapatrié de France et dissous dans une cuve
d’acide. Si cette thèse a eu le mérite de relancer une affaire
enlisée à l’époque, elle est depuis sérieusement mise en
doute. Le fait que Franceþ2 ait accepté de diffuser le téléfilm
de Sinapi tendait à accréditer son ambition historique. Son
réalisateur a cependant admis dans une vidéo diffusée sur
Rue89 qu’il devait à André Azoulay d’avoir pu tourner
quelques scènes au Maroc, après que le conseiller royal eut
pris connaissance du scénario. Cela a aussitôt été interprété
comme une diversion contre l’orientation prise par le juge
Ramaël dans son enquête.
L’affaire Ramaël-Tual a assombri la visite d’État de
Sarkozy. D’autant que celle-ci avait été préparée dans la
douleur. Le 11þjuillet 2007, le président français devait
accomplir une visite de travail au Maroc, qui ne devait
durer que quelques heures. Mais le Palais n’avait pas appré-
cié que, pour son premier déplacement de chef d’État au

1. L’enquête, menée par l’auteur, Aboubakr Jamaï et Stephen Smith


avait été simultanément publiée par Le Monde et Le Journal hebdoma-
daire le 30þjuin 2001. Elle fera l’objet d’un ouvrage publié par Ahmed
Boukhari intitulé Le Secret, Ben Barka et le Maroc (Paris, Michel Lafon,
2002). Le manuscrit de 600þpages avait été exfiltré du Maroc par l’inter-
médiaire de l’AFP qui a utilisé la valise diplomatique de l’ambassade de
France à Rabat à l’insu de l’ambassadeur Michel de Bonnecorse. Patrick
Eveno, P-DG de l’AFP, avait quelques jours après l’incident rencontré
MohammedþVI pour purger ce contentieux.

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MOHAMMEDÞVI

Maghreb, Nicolas Sarkozy ait choisi de débuter son périple


par Alger, puis Tunis, avant de rallier enfin Oujda, la
ville marocaine frontalière de l’Algérie, au moment où
MohammedþVI y était en tournée. Piqué au vif, le Palais
avait tout bonnement reporté la rencontre. Interrogé au
sujet de ce camouflet, David Martinon, à l’époque porte-
parole de l’Élysée, avait bredouillé pour expliquer ce
reportþ: «þIl faut poser la question aux autorités marocaines.
Je ne peux pas être le porte-parole du roi1.þ» «þOn ne traite
pas la fidélité de cette manière2þ», avait déclaré au Monde
un habitué du sérail, exprimant ainsi l’irritation royale.
Les liens du makhzen avec Sarkozy avaient pourtant
démarré sous de bons auspices bien avant qu’il ne soit élu
président, entretenant comme bien d’autres avant lui l’entente
permanente de la droite française et du trône alaouite.
Valéry Giscard d’Estaing et surtout Jacques Chirac ont tou-
jours affiché un soutien indéfectible au royaume chérifien,
sans parler du RPR puis de l’UMP. «þNicolas Sarkozy aime
le Maroc. En plus de ses déplacements professionnels, il s’y
rend souvent à titre privé. Il a aussi des amis au sein du
gouvernement marocain, comme le ministre de l’Intérieur
Chakib Benmoussa. Politiquement, il est convaincu qu’il
faut associer les États de la Méditerranée à la politique
européenne3þ», s’enthousiasme un député UMP sarkozyste.
Pour le Maroc, Nicolas Sarkozy n’hésite pas non plus à
donner de sa personne, comme lors de cette halte surprise
à Marrakech en maiþ2006. Officiellement, elle a été présen-

1. Point de presse de David Martinon, 6þjuillet 2007.


2. Florence Beaugé, Philippe Ridet, «þPremière visite du président
Sarkozy au Maghrebþ», Le Monde, 10þjuillet 2007.
3. Ali Amar, Catherine Graciet, «þLes réseaux sarkozystes au Marocþ»,
Le Journal hebdomadaire, 6þjanvier 2007.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

tée aux médias comme une réunion de suivi, dans la foulée


de la visite le 14 avril à Paris de Chakib Benmoussa, le
ministre de l’Intérieur marocain, et de la conférence des
ministres de l’Intérieur des pays de la Méditerranée occiden-
tale qui s’était tenue à Nice le 12 mai. «þNous revenions en
France après une tournée au Mali et au Bénin lorsque les
Marocains nous ont demandé de faire escale chez eux
puisque nous survolions leur territoire. Cela n’était pas du
tout prévuþ! Le ministre a finalement passé une journée et
une nuit sur place où il a rencontré des officiels1þ», explique
le même député UMP. Ce que n’évoquera pas le député est
que la courte escale de Sarkozy avait probablement été
demandée avec insistance par les Marocains, inquiets de la
détermination de Ramaël. D’ailleurs, la signature à cette
occasion d’un accord mineur de coopération en matière de
police scientifique ne justifiait pas cette escale, de surcroît à
Marrakech. Il s’agissait à l’évidence d’une rencontre infor-
melle, la réunion avec Benmoussa, Fouad Ali El Himma et le
général Hamidou Laânigri s’étant tenue dans les jardins de
La Mamounia. Il y avait urgence. Un mois plus tard, le juge
Ramaël déboulait au domicile parisien de Driss Basri alors en
exil2 et dans la suite qu’occupait Driss Benzekri au Ritz lors
de sa convalescence3.
Les séjours répétés de Nicolas Sarkozy au Maroc
témoignent de son attachement pour le royaume. Il a à
l’évidence une préférence pour Marrakech, qu’il visitera à

1. Ibid.
2. Lire chapitreþ5, «þLa chute du grand vizirþ». Présent lors de cette
perquisition, l’auteur a constaté que le juge Ramaël avait saisi un carnet
d’adresses de Basri où figurait selon ce dernier le contact au Maroc de
Miloud Tounzi.
3. Lire chapitreþ11, «þAnciens refuzniks, nouveaux courtisansþ».

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MOHAMMEDÞVI

titre privé en compagnie de son épouse Carla Bruni à deux


reprises, en mars et juillet 2008. Durant le long week-end
pascal, ils seront les hôtes de MohammedþVI, qui a mis à
leur disposition son petit palais de Jnane Lakbir, niché dans
la Palmeraie. Une résidence qu’il réserve à ses invités de
marque, où avaient d’ailleurs séjourné le roi Juan Carlos et
la reine Sophie d’Espagne en janvier 2005. Le lieu avait été
mis sous haute surveillance. Quelques rares photos volées
de leur séjour montreront le couple présidentiel attablé
dans les jardins du palais avec un groupe d’intimes. Pen-
dant ce temps, l’attention médiatique se tournait vers New
York, où Cécilia Ciganer-Albéniz devait épouser Richard
Attias. Le publicitaire, qui a conservé sa nationalité maro-
caine, avait lui aussi en février 2008 fait découvrir les charmes
du royaume à l’ancienne épouse de Sarkozy. Ils avaient fait
un voyage en amoureux à Fès, sa ville natale, au cours
duquel le couple avait été invité à déjeuner autour d’un
tajine et d’un thé marocain par Hamid Chabat, le maire de
la ville. Les Attias, qui appartiennent à la bourgeoisie juive
de Fès, ont toujours gravité autour de la famille royale du
Maroc. Le grand-père de Richard a été le tailleur personnel
de MohammedþV, et son oncle vendait des produits de luxe
au Palais. Richard Attias doit, quant à lui, sa mise en orbite
dans le gotha des affaires à HassanþII. En 1994, le monarque
lui demanda d’organiser au pied levé la signature des
accords du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers
et le commerce) à Marrakech. Il s’agissait de transporter,
d’accueillir et de nourrir plus de 5þ000þpersonnes, dont
500þchefs d’État et de gouvernement. Un défi qu’il relèvera
en six semaines. Satisfait de l’exploit, HassanþII le recom-
mandera l’année suivante auprès de Klaus Schwab, le pré-
sident du Forum économique mondial de Davos, dont il

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

deviendra l’homme-orchestre pendant treize longues années,


avant d’en être débarqué au moment où Sarkozy décidera
pour la première fois de s’y rendre…
En juillet 2008, après une semaine éprouvante marquée
par la libération d’Ingrid Betancourt, le sommet de l’Union
méditerranéenne et les cérémonies du 14-Juillet, Sarkozy
emmènera son épouse une seconde fois sous le soleil de
Marrakech pour un séjour de détente de quatre jours. Arri-
vés en toute discrétion sur un vol régulier de la Royal Air
Maroc, ils seront accueillis comme précédemment par
Mounir Chraïbi, le wali (super-gouverneur) de la ville.
Un an auparavant, en novembreþ2007, en partance pour
le Tchad pour trouver une solution à l’affaire de l’Arche de
Zoé, le président avait fait une escapade discrète, toujours à
Marrakech, avec un groupe restreint de fidèles, dont Nico-
las Bazire, le numéroþ2 du groupe de luxe LVMH. Mais
c’est bien plus tôt que Sarkozy avait commencé à bâtir ses
réseaux marocains. En marsþ2005, à l’inauguration de
l’Alliance franco-marocaine d’Essaouira1, dont le président
d’honneur est André Azoulay, il était logé à La Mamounia
tandis que le reste de la délégation – Jean-Claude Gaudin,
le vice-président de l’UMP, compris – s’était contenté du
Sofitel. Le 5þavril 2005, Sarkozy envoie à Mehdi Qotbi une
courte lettre de remerciements, donnant dans le «þcher
Mehdiþ» et les «þsentiments bien amicauxþ», pour avoir
organisé un séjour si agréable2. «þJe souhaitais vous remer-
cier dès mon retour à Paris pour votre aide précieuse pour

1. L’Alliance en question a été financée à hauteur de 200þ000þeuros


par Coopérationþ92.
2. Toujours à l’initiative de Mehdi Qotbi, Guillaume Sarkozy, frère de
Nicolas et vice-président du MEDEF à l’époque, avait séjourné au
Maroc les 10 et 11 février 2005.

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MOHAMMEDÞVI

l’organisation de ma récente venue au Maroc. J’ai été sen-


sible aux efforts que vous avez déployés à cette occasion, et
je vous en suis très reconnaissant1þ», pouvait-on y lire.
Qotbi, peintre à ses heures perdues, est assurément la carte
maîtresse du lobbying marocain en France dans le cadre du
Cercle d’amitié franco-marocain, dont l’idée lui avait été
soufflée après la sortie en 1990 de Notre ami le roi, le pavé
dévastateur de Gilles Perrault. Qotbi, qui venait d’être fait
officier des Arts et des Lettres par Pierre Bérégovoy, avait
attiré l’attention du Palais. Un proche de HassanþII l’aurait
immédiatement adoubé et lancé à la chasse aux politiques
français. Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Ély-
sée et ami de longue date du Maroc, s’est vu attribuer le
poste honorifique de vice-président du Cercle. De gauche
comme de droite, de nombreuses personnalités du gotha
parisien allaient grossir les rangs de ce club et user de leur
influence auprès des médias et des intellectuels en vue. Le
7þnovembre 2006, Qotbi organisait une grand-messe de la
«þFrancemarocþ» à l’Assemblée nationale. Colloque auquel
ont participé entre autres Philippe Douste-Blazy, à l’époque
locataire du Quai d’Orsay, Brice Hortefeux, le bras droit
de Sarkozy, les écrivains Erik Orsenna et Jean Lacouture et
des journalistes comme Josette Allia du Nouvel Observateur
ou Hamid Berrada de TV5 et de Jeune Afrique. La troupe
des «þamis du Marocþ» s’était déjà, trois mois après le
séisme d’Al Hoceima de févrierþ2004, retrouvée autour de
Jacques Chancel, autrefois bien en cour sous HassanþII,
Bernard-Henri Lévy, un habitué du Festival de cinéma de
Marrakech, et bien d’autres, comme Maurice Druon, Tahar

1. Catherine Graciet, «þVous prendrez bien un peu de pastillaþ?þ», Le


Journal hebdomadaire, 30þmars 2006.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

Benjelloun ou Daniel Rondeau, qui signeront des textes de


solidarité grandiloquents destinés à être mis aux enchères à
l’hôtel Drouot aux côtés d’esquisses originales inspirées du
Maroc et signées par de grands couturiers comme Yves
Saint Laurent ou Jean-Louis Scherrer. Le lieu de leurs
retrouvailles régulières dans Paris est souvent les salons de
l’hôtel Ritz, place Vendôme. Il y a quelques années, un
dîner de charité, dont les mets ont été préparés par les cui-
siniers de MohammedþVI, y a été organisé, en présence
d’Étienne Mougeotte de TF1, de Laeticia Hallyday, l’épouse
de Johnny, de la styliste AgnèsþB ou de l’actrice Nadia
Farès. Le prix du couvert, 700þeuros, devait servir à acqué-
rir du matériel médical. Ce que l’on sait moins est que les
tables avaient été retenues par des entreprises publiques
marocaines1. Lorsqu’à l’automne 2005 la smala parisienne
du Palais s’est donné rendez-vous au Fouquet’s, sur les
Champs-Élysées, pour célébrer le cinquantième anniver-
saire de l’Indépendance, ce sont près de 350þconvives qui
étaient de la partie. Et, lorsque MohammedþVI rêvera que
Tanger accueille l’Exposition internationale de 20122, un
comité de soutien sera constitué en France, comme ce fut le
cas pour la candidature du Maroc à l’organisation de la
Coupe du monde de football en 20103, comptant dans ses
rangs Alain Delon, Jamel Debbouze, Gad Elmaleh et Jean-
Michel Jarre. Mais tout ce beau linge ne suffit pas. Ces

1. Lire à ce sujet Jean-Pierre Tuquoi, Majesté, je dois beaucoup à votre


père, op. cit.
2. Tanger sera battu au vote par la ville de Yeosu, en Corée du Sud.
3. Cette candidature sera perdue au profit de l’Afrique du Sud, qui
alignera dans sa délégation pour le vote ultime à Zurich, en plus de Nel-
son Mandela, Desmond Tutu et Frederik de Klerk, soit trois Prix Nobel
de la paix, face au général Hosni Benslimane, président de la Fédération
marocaine de football. MohammedþVI ne sera pas du déplacement.

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MOHAMMEDÞVI

dernières années, c’est un Français qui a occupé le haut du


pavé de la communication marocaine dans l’Hexagone.
Olivier Le Picard, qui dirige le cabinet Communication &
Institutions, situé sur le boulevard Haussmann à Paris, fré-
quente assidûment certains journalistes français qui
couvrent l’actualité du royaume. Il sera l’inventeur du
concept de «þMaroc en mouvementþ» pour qualifier le
règne de MohammedþVI. Pour ce qui est des délits de
presse, Le Picard suggérera à ses clients marocains attachés
à leurs «þlignes rougesþ» de changer de stratégie pour passer
de la politique de l’interdiction à celle des procès pour dif-
famation avec des amendes financières dissuasives. Proche
de Laurent Joffrin, il lui aurait inspiré, lorsque ce dernier
était à la tête du Nouvel Observateur, la rédaction d’un dos-
sier mettant en exergue l’évolution positive du Maroc ces
dernières années1. Mais des articles critiques de Sara Daniel
et de Farid Aïchoune dans l’hebdomadaire ont au final
déplu en haut lieu. Le Picard avait aussi en marsþ2006 orga-
nisé une rencontre entre Fayçal Laraichi, le patron de la
télévision publique marocaine, et Robert Ménard, alors
secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). Une
démarche qui devait aux yeux du lobbyiste aplanir les rela-
tions difficiles de l’ONG avec le pouvoir marocain, notam-
ment lorsqu’elle avait mené campagne pour la libération du
journaliste Ali Lmrabet2. Cette initiative fera chou blanc

1. «þCinquante ans après l’indépendance, le nouveau Marocþ», Le


Nouvel Observateur, 9þmars 2006.
2. Lire chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ». MohammedþVI sera
furieux d’apprendre que Robert Ménard aille jusqu’à Courchevel où le
roi passait ses vacances d’hiver pour manifester avec plusieurs membres
de RSF en bas des pistes où il avait l’habitude de skier. Le Palais
n’appréciera pas non plus le prix RSF-Fondation de France décerné en
2003 à Lmrabet, comme il n’avait d’ailleurs pas bien reçu celui donné la

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

lorsque Robert Ménard, n’ayant reçu aucune assurance de


Rabat que le code de la presse liberticide soit réformé,
organisera le 5þseptembre 2007 une conférence de presse à
Casablanca, dénonçant le double discours des autorités.
«þIls ont cru vouloir me rouler dans la farine1þ», dira Ménard.
L’influence de la «þtribu Marocþ» sera remarquable
dans bien des circonstances, notamment lorsqu’il s’agit de
jouer des coudes sur la question du Sahara occidental. En
décembreþ2005, Brice Hortefeux, alors ministre délégué
aux Collectivités territoriales, n’hésitait pas à relayer auprès
de deux maires de gauche une demande pressante de
l’ambassade du Maroc en France au sujet du Sahara occi-
dental. Celle-ci appréciait en effet fort peu que les villes
duþMans et de Gonfreville-l’Orcher (Seine-Maritime) arborent
des drapeaux sahraouis en raison de leur jumelage avec les
campements de Tindouf. Hortefeux écrivit aux mairesþ:
«þL’attention du ministère de l’Intérieur a été attirée par
l’ambassade du Maroc en France sur le fait que votre mai-
rie arborait à certaines occasions un drapeau de la “Répu-
blique arabe sahraouie démocratique” et consacrait dans
son site Internet un article comportant des formulations
susceptibles d’être contestées au plan diplomatique.þ» Brice
Hortefeux, qui se présente comme agissant «þsur la recom-
mandation du ministère des Affaires étrangèresþ», ajoute
ensuite qu’il serait «þsouhaitable au regard de nos engage-
ments diplomatiques de vous recommander d’éviter, dans
vos manifestations officielles et votre communication

même année à Aboubakr Jamaï par le Committee to Protect Journalists


(CPJ) américain. En réaction, un prix MohammedþVI a été créé au
Maroc pour les journalistes.
1. Entretien avec l’auteur, 5þseptembre 2007.

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MOHAMMEDÞVI

publique […], la présence du drapeau sahraoui ainsi que


l’utilisation de termes susceptibles de traduire une prise de
position diplomatique, tels que “République arabe sahraouie
démocratique”, au profit d’expressions plus neutres (“Sahara
occidental”) ne prêtant pas à contestationþ»1. Paulette
Brisepierre, sénatrice UMP, nonagénaire, représentant les
Français établis hors de France, jouera aussi sa propre par-
tition sur le Sahara. Figure mondaine de Marrakech, elle y
possède une somptueuse résidence où il lui arrive d’organi-
ser des cocktails pour le groupe d’amitié France-Maroc de
l’Assemblée nationale. Dans une interview accordée au site
Internet du Sénat français en octobre 2006, cette proche
de Charles Pasqua déclarait que, jusqu’à la colonisation,
«þcette portion du Sahara faisait partie intégrante du terri-
toire marocainþ». Elle estime aussi que, «þquand les Maro-
cains ont repris cette partie du Sahara, il n’y avait rien.
Aujourd’hui, vous avez plusieurs centrales électriques, des
usines de désalinisation de l’eau de mer, plusieurs ports de
pêche […]. Cela explique le fait que d’autres pays en aient
aujourd’hui envieþ». En juinþ2008, Brisepierre, qui préside
également le groupe d’amitié France-Maroc au Sénat, et
Jean Roatta, député UMP de Marseille et président du
même groupe d’amitié à l’Assemblée nationale, feront bar-
rage à Jean-Paul Lecoq, leur collègue communiste de Seine-
Maritime, lorsque, alertés par Fathallah Sijelmassi, à l’époque
ambassadeur du royaume à Paris, du projet de création au
Parlement d’un «þgroupe d’étudeþ» sur le Sahara occiden-
tal, ils enverront un courrier aux élus pour qu’ils n’adhèrent
pas à cette initiative.

1. Ali Amar, Catherine Graciet, «þLa Moroccan Connection de


Sarkozyþ», Le Journal hebdomadaire, 6þjanvier 2007.

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

En octobre 2006, en visite privée au Maroc, Sarkozy,


alors ministre de l’intérieur, est reçu par MohammedþVI à
sa résidence privée de Casablanca. À peine arrivé, Sarkozy
lance au roiþ: «þMajesté, je suis venu recueillir vos recom-
mandations.þ» Le monarque lui réplique alorsþ: «þJe n’ai pas
de recommandations à vous faire. Tout au plus vous
donnerai-je quelques conseils1.þ» Un échange d’amabilités
tranchant avec le style paternaliste de Jacques Chirac, qui
dès l’accession au Trône de MohammedþVI voulait dicter
au jeune roi sa manière de gouverner2. Sarkozy cédait déjà
aux sirènes de la realpolitik. Plus tard, Jean-David Levitte,
le conseiller diplomatique de l’Élysée, lui transmet les
inquiétudes du Palais sur les relations amicales qu’entre-
tiennent le prince Moulay Hicham, très critique à l’égard
de son cousin germain3, et Bernard Kouchner, à qui
Sarkozy vient de confier le maroquin des Affaires étran-
gères. Pendant la visite d’État d’octobreþ2007, Rama Yade,
la frondeuse secrétaire d’État aux Droits de l’homme, sera
priée de ne pas évoquer ce dossier. Sur le Sahara, Sarkozy
fera la joie de ses hôtes en affirmant que «þle plan marocain
d’autonomie est sérieux et crédible4þ», dissipant la volonté
de rupture sur ce dossier avec la Chiraquie dont la presse
algérienne s’est faussement faite l’écho. Il rappellera même
avoir mis les pieds en 1991 à Laâyoune, chef-lieu du terri-
toire contesté par le Polisario. Mais, sur le front diploma-
tique, son jeu d’équilibre entre Rabat et Alger n’empêchera

1. Catherine Graciet, «þLe Sarkoland à la mode chérifienneþ», Le Jour-


nal hebdomadaire, 6þjanvier 2007.
2. Lire à ce sujet Jean-Pierre Tuquoi, Majesté, je dois beaucoup à votre
père, op.þcit.
3. Lire à ce propos chapitreþ3, «þHaro sur le prince rougeþ».
4. Discours devant le Parlement marocain, 23þoctobre 2007.

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MOHAMMEDÞVI

pas de continuelles frictions avec le royaume. Moham-


medþVI décidera, contre toute attente, de sécher le sommet
de l’Union pour la Méditerranée (UPM), organisé en
grande pompe le 13þjuillet 2008 à Paris. Alors que tout
indiquait qu’il allait participer à cette messe, à laquelle ont
pris part plus de 40þdirigeants d’Europe et de la rive sud du
bassin méditerranéen, le roi a choisi de rester au Maroc et
de dépêcher son frère, le prince Moulay Rachid, pour le
représenter. En l’absence d’un communiqué officiel du
ministère de la Maison royale, du Protocole et de la chan-
cellerie, les spéculations iront bon train sur les raisons de
l’absence remarquée du monarque, décidée la veille du
sommet. Le prétexte peu convaincant de l’«þagenda
chargéþ» du roi servira de billet d’excuse. MohammedþVI
n’avait pas reçu l’assurance que le Maroc abriterait le secré-
tariat général de l’UPM alors que Tunis était aussi en lice.
Toujours est-il que Rabat bénéficiera de tout le soutien de
la France pour l’obtention en novembreþ2008 du «þstatut
avancéþ» qu’elle réclamait auprès de l’Union européenne.
Le patronat français, largement acquis à la cause de
Nicolas Sarkozy pendant sa campagne présidentielle, dis-
pose de bien des atouts pour donner corps à cette «þexcep-
tion marocaineþ». Trente-huit des entreprises listées au
CACþ40 sont implantées au Maroc. C’est par exemple le cas
de la Société générale, de Total ou d’Alcatel. Dans l’hôtel-
lerie, Accor se taille la part du lion, Vivendi possède en
majorité Maroc Telecom, Lafarge est cotée à la Bourse de
Casablanca, Suez est présente à l’environnement, Renault y
assemble sa Logan et ne désespère pas d’édifier une de ses
plus grandes usines aux abords du port de Tanger Med, la
BNP y ouvre chaque année des dizaines d’agences… Ces
quelques exemples montrent à quel point l’économie locale

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

dépend de l’Hexagone. Paris est de loin le premier parte-


naire commercial du royaume et les investissements français
sont équivalents au total de ceux des autres pays étrangers,
même si ces dernières années l’argent des pays du Golfe a
afflué, notamment dans les infrastructures, l’immobilier ou
le tourisme. Mais ce sont surtout la kyrielle des petites
entreprises françaises qui emploient près de 100þ000þper-
sonnes dans l’industrie de l’offshoring et les services délo-
calisés, comme les «þcall centersþ», qui pullulent dans les
principales villes. A contrario, le Maroc ne pèse rien dans
l’économie française, comparé à son riche voisin l’Algérie,
mais c’est un marché à forte marge. En clair, un pays de
Cocagne où les bénéfices sont juteux. Vivendi l’a bien com-
pris lorsque, en 2000, le groupe dirigé à l’époque par Jean-
Marie Messier remporte la privatisation de Maroc Telecom
en acquérant 35þ% de l’opérateur marocain. L’offre, très
généreuse en chiffre, avait fait penser que l’État chérifien
avait bien mené ses négociations, Messier ayant accepté de
surenchérir de 10þ% par rapport au prix attendu. Mais, en
réalité, le Maroc avait de sérieux problèmes budgétaires, ce
qui l’a poussé secrètement à céder le contrôle effectif de la
mariée à Vivendi malgré sa position d’actionnaire minori-
taire. Cette privatisation représentait 2 à 3þ% du PIB maro-
cain. L’accord, tenu confidentiel, ne sera révélé qu’à l’aune
de la déconfiture de Vivendi Universal. Les autorités bour-
sières américaines et françaises sortiront de l’ombre un ave-
nant au contrat dont nul n’était au parfum. Daté du
19þdécembre 2000, soit à la veille de la vente, un courrier
confidentiel de la direction financière de Vivendi indiquait
que la transaction devait permettre de consolider les résul-
tats de Maroc Telecom à ceux de Vivendi. En clair, faire de
Maroc Telecom une vache à lait pour donner des couleurs

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MOHAMMEDÞVI

aux bénéfices calamiteux de son acquéreur. Les 10þ%


allongés en sus devaient assurer l’octroi des pouvoirs de
décision de l’entreprise. On saura plus tard par Vivendi
que c’est André Azoulay, le conseiller du monarque pour
les affaires économiques, qui était à la manœuvre, avec
pour conséquence de brader l’une des plus rentables entre-
prises marocaines.
Avec Sarkozy, les grandes affaires économiques conti-
nueront sur le même registre, parfois aux dépens de la
France. En automne 2007, le constructeur aéronautique
américain Lockheed Martin annonce que le Maroc a offi-
cialisé sa commande de 24þavions de chasse F-16, pour un
montant total pouvant aller jusqu’à 2,4þmilliards de dollars.
Les F-16 américains se trouvaient alors en concurrence
avec le Rafale de Dassault, lequel n’a jamais pu s’exporter.
L’échec de la vente du Rafale au royaume chérifien face au
chasseur américain a été annoncé en octobreþ2007 pendant
la fameuse venue de Nicolas Sarkozy pour une visite d’État
de trois jours à Marrakech. Le roi MohammedþVI a fait un
geste pour atténuer le dépit de son hôteþ: il a repoussé de
trois mois le salon de l’aéronautique Aéroexpo, qui devait
se tenir du 24 au 27þoctobre à… Marrakech, auquel Das-
sault et les autres industriels français impliqués dans la
construction du Rafale avaient annulé leur participation.
Serge Dassault et Charles Edelstenne, le président de
Dassault Aviation, cachaient mal leur colère contre la Délé-
gation générale pour l’armement (DGA), les deux diri-
geants estimant que cette administration était responsable
de l’échec commercial du Rafale.
L’histoire débute par la visite de Vladimir Poutine à
Alger le 10þmars 2006. Le président russe signe un accord
pour fournir une soixantaine d’avions de combat Mig-29 et

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

Soukhoï-30 à l’Algérie. Or, les relations du pays avec le


Maroc n’ont jamais été assainies en raison du conflit au
Sahara qui les divise depuis plus de trois décennies, et
Rabat s’inquiète de cette course à l’armement engagée par
le président Bouteflika et ses généraux, dopés par les cours
du pétrole qui s’envolent. Conscient de ce déséquilibre
stratégique, MohammedþVI décide donc de doter son pays
d’avions de chasse modernes pour remplacer une flotte de
MirageþF-1 vieillissants. Lorsque le Palais prend langue
avec l’Élysée au printemps 2006, le roi s’engage formelle-
ment auprès de Jacques Chirac à acquérir des avions fran-
çais. Pourtant, alors que Rabat a conclu en octobreþ2005 un
gros contrat avec Dassault pour moderniser ses vieux
Mirage, Le Figaro, peu coutumier d’égratigner la monarchie
marocaine, publie en novembre un portrait peu reluisant de
MohammedþVI, ce qui provoquera l’ire du monarque1.
Ce geste inamical sera donc oublié. Mais les tractations
donneront lieu à une succession d’erreurs du côté français.
Paris décide que Dassault négociera directement avec l’État
marocain malgré l’insistance de la Délégation générale
pour l’armement (DGA) qui milite pour une négociation
d’État à État. Le groupement d’intérêt économique Rafale,
qui rassemble Dassault Aviation, Thalès et la Snecma, ira
seul engager les pourparlers. La DGA et Dassault parlent
séparément aux Marocains. Et pas le même langageþ: le
constructeur présente une estimation budgétaire d’environ
2þmilliards d’euros pour 18þRafale, alors que la proposition
de l’État est nettement inférieure. Dassault est furieux, et
les Marocains exploitent habilement la cacophonie française.

1. Thierry Oberlé, «þMohammedþVI gouverne le Maroc en nomadeþ»,


Le Figaro, 16þnovembre 2005.

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MOHAMMEDÞVI

De toute façon, l’offre est incomplèteþ: Rabat veut pouvoir


disposer d’une flotte d’avions de combat autonome. L’offre
est donc révisée en ce sens et, fin décembre, elle atteint
2,6þmilliards d’euros. Les discussions se poursuivent,
jusqu’à ce que, à Paris, certains experts tirent la sonnette
d’alarmeþ: une telle facture représente 5þ% du PIB maro-
cain. Qui va payerþ? Dans les rangs du gouvernement fran-
çais comme dans les milieux industriels, on se fait à l’idée
que l’Arabie saoudite, voire les Émirats arabes unis seront
les mécènes du Maroc. Rien n’est plus faux. Mais l’ambi-
guïté perdure. D’autant plus que Rabat se garde de soule-
ver la question du financement. Avec le changement de
gouvernement, les choses traînent, et Paris ne tranche pas.
Finalement, l’Élysée pousse à la roue en proposant un cré-
dit de l’État sur une très longue période. Mais il est trop
tard. D’autant que Nicolas Sarkozy effectue sa visite en
Algérie le 10þjuillet 2006, sans passer par le Maroc. Les
États-Unis à l’affût profitent de l’occasionþ: ils proposent à
l’armée de l’air marocaine 24þF-16 flambant neufs pour
1,6þmilliard d’euros. Fin juinþ2006, à la faveur des négocia-
tions directes entre le Maroc et le Polisario à Manhasset
aux États-Unis, Washington passera d’une neutralité bien-
veillante envers la position marocaine sur le Sahara occi-
dental à un soutien actif. Mieux, George W.þBush octroie
dans la foulée une aide de près de 700þmillions de dollars à
son allié nord-africain. Les F-16 y seront pour beaucoup,
au grand dam de la France. Sarkozy, qui avait pourtant
chaussé les bottes de son prédécesseur pour être aux avant-
postes des relations commerciales avec MohammedþVI, ne
cache pas son dépit. Fatigué, songeur et accablé par ses
problèmes de couple, il assistera, visiblement distant, à la
conclusion des autres contrats qu’il avait apportés dans ses

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L’AXE NEUILLY-MARRAKECH

valises. On le verra, jambes croisées, donner du plat de la


chaussure à MohammedþVI, ce qui fera grincer des dents
au Protocole. À la place des Rafale, il propose le TGV à
son hôte. Et, pour charger davantage la barque, il présente
dans la foulée une frégate multimissions Fremm, des héli-
coptères de combat et même une centrale nucléaire. L’offre
a de quoi séduire MohammedþVI qui veut en effet donner
un nouvel élan au tourisme marocain par la construction
d’une ligne ferroviaire à grande vitesse reliant dans un pre-
mier temps Tanger à Kénitra, puis Rabat, Casablanca pour
aboutir à Marrakech. Une première dans le monde arabe.
Le contrat est signé. Alstom jubile, son P-DG Patrick Kron
avait déjà assuré ses arrières en raflant le marché des tram-
ways de Rabat et de Casablanca. Mais c’est un fait du
prince, car ses dispositions jugées opaques vont tourner à
des négociations pour le moins byzantines. Sur le papier, le
Maroc achète, mais, désargenté, Rabat demande à la France
de participer à son très coûteux financement. Un don de
75þmillions d’euros sera concédé pour les études que le
Maroc devra distribuer à sa guise. Guillaume Pepy, le
patron de la SNCF, se montre alors glouton en présentant
aux Marocains un devis qui engloutit toute l’enveloppe
offerte par l’État français. Les dirigeants d’Alstom ful-
minent, échaudés par l’épisode tragique du Rafale, d’autant
que le Maroc menace en sourdine de rompre ce qu’ils
estiment être un contrat de dupes. Le devis sera révisé in
extremis à la baisse. Ce sera alors au tour d’Anne-Marie
Idrac, la secrétaire d’État au Commerce extérieur, de
contenter le régime marocain en annonçant lors de sa visite
à Rabat en novembreþ2008 que la France magnanime
consent un prêt de 625þmillions d’euros, remboursable sur
soixante ans et dont la première échéance ne tombe qu’en

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MOHAMMEDÞVI

2028. Autant parler de don déguisé. De plus, l’Agence fran-


çaise pour le développement apportera aussi sa dot avec un
chèque supplémentaire de 200þmillions d’euros. Cepen-
dant, malgré cet effort du contribuable français, l’aide
financière ne couvre que la moitié du coût total de ce projet
pharaonique dont l’estimation basse est évaluée à 1,8þmil-
liard d’euros. À la charge de MohammedþVI de trouver
d’autres philanthropes pour combler les besoins restants,
qui, espère-t-il, proviendront d’un autre prêt consenti par la
Banque européenne d’investissement (BEI), car pour l’héri-
tier de HassanþII rien n’est trop beau lorsqu’il s’agit du
«þMaroc en mouvementþ».
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L’archipel marocain

L’ARCHIPEL MAROCAIN

À un journaliste étranger qui m’interrogeait sur l’iden-


tité marocaine, j’ai répondu que ma génération vivait dans
un royaume insulaire. Si proche et si loin de la citadelle
Europe, coupé du Maghreb par cette frontière avec l’Algé-
rie fermée depuis 19941, isolé de l’Afrique par le Sahara et
bordé sur son flanc ouest par une façade atlantique de plu-
sieurs milliers de kilomètres. Pour cette génération, la défi-
nition poétique de HassanþII, qui disait souvent du Maroc
qu’il est à l’image d’un arbre dont les racines plongent au
cœur de l’Afrique et dont le feuillage bruisse au vent de
l’Europe, est une chimère.
Mais le Maroc n’est pas une île. C’est un archipel de
mondes qui s’ignorent. Car, au-delà de la métaphore géo-
graphique, sa société est une mosaïque, une sorte de Brésil
nord-africain où la diversité est palpable à tout point de
vue. Est-il pourtant un pays arabe comme les autresþ?
La première langue étrangère enseignée à l’école est jus-
tement… l’arabe classique, que personne ne parle chez soi,
ce qui rend les discours du roi, les débats au Parlement, les

1. Lire chapitre 12, «þAu royaume des kamikazesþ».

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MOHAMMEDÞVI

audiences dans les tribunaux, les infos à la télévision


incompréhensibles pour les analphabètes. Une situation
kafkaïenne et peut-être unique dans le monde. Ce serait
faire en France du latin la langue officielle, et la comparai-
son est loin d’être caricaturale. Les Marocains des villes
parlent la darija, le «þdialecte nationalþ», avec ses multiples
variantes locales, assemblages rudimentaires d’arabe, de
franglais, d’amazigh et d’espagnol qui font qu’un Marocain
est si rarement compris lorsqu’il la parle au Moyen-Orient.
La langue française, bien que largement connue, n’est maî-
trisée que par les élites.
À cela s’ajoutent les disparités sociales énormes qui
maintiennent le pays dans une société de castes1. Le Maroc
est l’un des pays où l’écart abyssal des fortunes et des reve-
nus est le plus grand au monde. Une minorité de Marocains
vivent au rythme de l’Europe, dont des grandes villes
comme Casablanca ou Rabat sont la vitrine occidentalisée.
Classes aisées et bourgeoises, comme flottant au-dessus de
leur environnement immédiat, habitent et travaillent dans
des bantoustans d’opulence. Leur statut social de privilé-
giés fait presque de ces bourgeois des étrangers dans leur
propre pays. La classe moyenne survit dans leur sillage, tan-
dis que le Maroc d’en bas, majoritaire, se démène dans un
autre monde, celui de la misère et de l’exclusion.
Le Maroc végète en queue des classements internatio-
naux en termes de développement humain et de bonne
gouvernance, loin derrière le peloton des pays dont le

1. Cette situation se manifeste de plus en plus par la contestation. En


juin 2008, la ville côtière de Sidi Ifni a été le théâtre des plus violentes
manifestations qu’a connu le pays depuis trente ans. Par ailleurs, Rabat
connaît presque quotidiennement des sit-in de centaines de «þdiplômés-
chômeursþ».

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L’ARCHIPEL MAROCAIN

niveau de développement économique est comparable, pous-


sant ses jeunes à l’expatriation forcée. D’après un sondage
publié en 1998 par Le Journal, 70þ% des jeunes Marocains
étaient candidats à l’exil. C’est certainement toujours le cas
dix ans plus tard au vu du nombre toujours croissant de
clandestins qui échouent sur les côtes espagnoles, après une
traversée périlleuse du détroit de Gibraltar. L’aspiration au
départ concerne aussi bien les ruraux que les citadins
entassés dans les périphéries populaires et les océans de
bidonvilles. Elle touche également dans un autre registre
l’intelligentsia, la fuite des cerveaux étant un phénomène
qui reste en pleine expansion.
La société est ainsi écartelée et cela transpire dans ses
valeurs qui s’entrechoquent. Car, si la frontière de l’argent
est très nette entre les nantis et les démunis, dans les esprits
c’est la schizophrénie qui règne. Traditionalisme dans les
mœurs et mode de vie européanisé font mauvais ménage et
provoquent bien des convulsions. Cette schizophrénie se
traduit aussi dans le silence assourdissant des intellectuels
«þmodernistesþ», prompts par leurs appels et pétitions à
crier au loup pour dénoncer les conservatismes religieux
tout en se gardant d’aborder la question des pouvoirs abso-
lus (et religieux) du roi ou de la répression de son régime,
à l’image de l’«þAppel pour un pacte démocratiqueþ» lancé
à la veille des élections de 2007 et rédigé par Abdellatif
Laâbi, écrivain et poète respecté de tous pour son passé
militant. Cet appel qui, comme son nom ne l’indique pas,
ne demande pas aux partis politiques de s’engager pour des
réformes démocratiques, ni ne dénonce l’absolutisme ou
l’autoritarisme du régime, la torture, la corruption, etc., mais
se borne à vouloir faire barrage «þà la déferlante obscuran-
tiste menaçant les fondements humanistes de la Maison

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MOHAMMEDÞVI

Marocþ», évitant soigneusement de faire mention des ater-


moiements du pouvoir dans cette voie vers la modernité
que ce texte prend pour acquise.
À ce titre, le conformisme des élites opposant de
manière manichéenne le bikini et le voile, emblèmes sim-
plistes du progrès et de l’archaïsme, renvoie à celui des isla-
mistes, qui, eux, ont certainement l’avantage d’être en
phase avec une société dont on oublie trop facilement le
très fort conservatisme. Leur projet rejette l’«þacculturation
occidentaleþ» en se référant avec force au dogme de l’islam,
religion d’État, soulignant ainsi la contradiction du régime
qui persiste à inscrire sa légitimité dans sa dimension reli-
gieuse, mais en demeure prisonnier lorsqu’il affiche des
velléités de modernité. La réalité est que la monarchie
encourage une libéralisation des mœurs, mais se refuse à ce
qu’elle s’accompagne d’une réforme de son statut de
«þCommanderie des croyantsþ». Cette schizophrénie au
cœur du système suffit à contenter la frange «þprogressisteþ»
de la société, mais non sa majorité, certes acquise au roi
mais toujours jalouse de son identité traditionnelle.
En fait, ces tiraillements sont la conséquence d’un
désenchantement très largement partagé face à la politique,
renforçant la fausse idée de la nécessité d’une monarchie
absolue, seule garante de la stabilité face à tous les périls,
l’islamisme en premier. Pourtant, de la même manière, la
soif de liberté et de démocratie est bien réelle. Elle se mani-
feste par le foisonnement de la vie associative – souvent
réprimée d’ailleurs –, par une libération de la parole dans
de nouvelles agoras dont Internet, par une nouvelle scène
artistique qui en dix ans est sortie de la confidentialité, mais
aussi et surtout par la vigueur d’une presse indépendante
qui a brisé bien des tabous. Là encore, le bilan est contra-

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L’ARCHIPEL MAROCAIN

dictoire car, si la création en 1997 du Journal a provoqué


un véritable séisme dans un paysage médiatique engourdi,
ce symbole de la libéralisation passagère du régime a été
aussi celui de son raidissement. Considéré tour à tour
comme la preuve d’une succession royale prometteuse,
d’un Maroc en transition vers la démocratie, comme l’éten-
dard de l’opposition à un régime réfractaire au changement
et enfin le camp retranché de la contestation, son parcours
résume à lui seul le début et la fin d’une époque. Il a servi
de vecteur à l’émancipation de toute une génération et a
essaimé la culture du débat ouvert à tous et de l’irrévé-
rence, car bien souvent l’option révolutionnaire de nos pré-
curseurs ne s’accompagnait pas d’un attachement véritable
à l’option démocratique.
Nous en avons fait le triste constat avec l’arrivée au pou-
voir de la gauche lors de l’alternance. Faute de «þMovidaþ»,
d’ouverture politique et de réforme des institutions, le com-
bat du Journal, brisé dans son élan, risque de ne pas être
capitalisé par les générations futures. La déception de le
voir aujourd’hui inaudible ou, pire, transformé en alibi
pour le régime, fait que cette extraordinaire expérience, qui
a certes marqué son temps, a vécu. Elle a scellé le départ de
ses fondateurs, car l’espoir qui l’a vu naître s’est définitive-
ment évanoui.
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Remerciements

«þÉcrire un livre est une hérésieþ», m’a dit mon ami Omar
Brouksy, aujourd’hui rédacteur en chef du Journal hebdoma-
daire, lorsque je l’ai informé de mon projet. Il n’avait pas tort.
Ce témoignage sur les dix ans de règne de MohammedþVI, qui
demeure forcément parcellaire, aurait valu que je l’écrive au fil
du temps.
Je voudrais tout particulièrement rendre hommage à
Aboubakr Jamaï, avec qui j’ai eu l’immense privilège de
fonder Le Journal et de partager plus de dix ans une si
extraordinaire vie professionnelle. À Fadel Iraki, toute ma
gratitude pour son exceptionnel engagement dans cette aven-
ture, qui, sans lui, serait certainement restée lettre morte.
À Robert Ménard, qui l’a défendue sans relâche depuis sa
naissance.
Cet ouvrage a été pour moi un marathon, il n’existe que
grâce à la patience, aux encouragements et à la pertinence
de jugement de mon éditrice, Mireille Paolini, qui m’a
accompagné sans relâche dans cette aventure. Tous mes
remerciements aussi à Cécile Thomas pour son doigté dans
la révision de mon manuscrit et à Sophie Goldryng pour
son soutien si précieux. Ce livre n’aurait pas non plus été

333
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MOHAMMEDÞVI

possible sans le travail collectif des nombreux journalistes


qui ont, depuis 1997, apposé leur signature sur les colonnes
du Journal hebdomadaire, de techniciens, d’hommes et de
femmes de l’ombre. À eux va mon entière reconnaissance.
Je tiens aussi à exprimer ma gratitude pour mes confrères
étrangers, dont le travail sur le Maroc m’a été d’un apport
certain, et en particulier à Jean-Pierre Tuquoi pour ses
conseils avisés et à Ignacio Cembrero pour le volet espagnol
de mes recherches.
Enfin, pour terminer, bien que Marocain et issu de ce
milieu, ma compréhension des arcanes du makhzen ne
serait pas ce qu’elle est sans le prince Moulay Hicham et
son épouse Malika, qui ont eu l’amitié de me faire partager,
pendant toutes ces années, leurs connaissances du sujet et
leurs souvenirs avec passion.
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TABLE

L’hypermonarchie............................................................. 7
1. Le syndrome du sultan ............................................... 15
2. Très riche roi des pauvres .......................................... 33
3. Haro sur le prince rouge ............................................ 55
4. First Lady à la marocaine ........................................... 75
5. La chute du grand vizir .............................................. 93
6. Le fantôme de Mandari .............................................. 110
7. L’émir imaginaire ........................................................ 126
8. Les deux têtes de Janus .............................................. 143
9. Génération M6 ............................................................ 162
10. Les gardiens du temple............................................. 183
11. Anciens refuzniks, nouveaux courtisans.................. 204
12. Au royaume des kamikazes ...................................... 220
13. Le chaperon impérial................................................ 246
14. Humilié pour un caillou ........................................... 271
15. L’axe Neuilly-Marrakech .......................................... 297
L’archipel marocain.......................................................... 327
Remerciements ................................................................. 333

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Photocomposition Nord Compo

Achevé d’imprimer en XXXÞ2009


par Firmin-Didot
pour le compte des éditions Calmann-Lévy
31, rue de Fleurus 75006 Paris

N° d’éditeurÞ: XXXXX/XX
N° d’imprimeurÞ: 000
Dépôt légalÞ: XXXXÞ2009
Imprimé en France

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