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A.

Brenner – 2020/2021 V22PH5

TEXTE 7

Léon BRUNSCHVICG, « La notion moderne de l’intuition et la philosophie des


mathématiques », dans Les textes fondateurs de l’épistémologie française, A. Brenner (éd.),
Paris, Hermann, 2015, p.250-251.

Affranchie du préjugé de la déduction universelle, la philosophie mathématique rend


directement utilisable pour ses fins l’histoire de la pensée mathématique. En effet, ce qui avait jusqu’ici
écarté l’histoire de la philosophie, ce qui même avait provoqué entre la mathématique d’autrefois et la
mathématique moderne cette rupture apparente dont l’intuitionisme a souligné la portée, c’est que la
formation de la pensée mathématique avait été dissimulée sous l’appareil de l’exposition et de la
tradition pédagogique. Tandis que la formation est une œuvre d’extension effective où l’esprit s’appuie
sur des propositions élémentaires et particulières pour la découverte de relations plus générales, la
tradition est une œuvre de resserrement qui porte sur les notions les plus générales, de manière à
impliquer virtuellement dans leurs définitions toutes les vérités à démontrer ; elle obéit au vieux principe
d’économie dont la scolastique avait donné cette formule célèbre qu’il ne faut pas multiplier les êtres
sans nécessité.
La philosophie mathématique s’était crue obligée de prolonger la tradition pédagogique ; son
principal effort était de réduire le nombre des idées fondamentales, d’en exposer les conséquences sous
la forme la plus concise et la plus correcte. Elle se flattait d’avoir pénétré l’essence du savoir scientifique
quand elle avait reconstruit et ajusté le système de la science suivant la règle dont Leibniz osait tirer le
plan de la création divine : minimo sumptu maximus effectus1. Dans une conception aussi impitoyable
du principe d’économie les fondements doivent être calculés de manière à supporter exactement la
charge de la science déjà constituée, et rien de plus. Il est donc toujours à craindre qu’une conquête
importante de la technique compromette l’équilibre de l’édifice. De fait, à chacune des étapes
essentielles que la mathématique a franchies, la philosophie a été condamnée à revenir sur des principes
qui avaient paru consacrés par leur évidence ou par leur succès, à étendre les bases de la construction
logique afin de l’égaler à l’horizon élargi de la science, jusqu’au jour où s’est enfin manifestée la
contradiction inhérente à l’idée d’une déduction universelle, d’une déduction qui serait tenue en quelque
sorte de se déduire elle-même.
L’expérience de l’histoire rend donc au philosophe un double service : elle dissipe le voile que
les systèmes dogmatiques avaient interposé entre la philosophie des mathématiques et la réalité de la
science ; du coup elle lui permet de ressaisir à l’état naissant cette réalité et d’en déterminer le caractère
véritable. Expliquer le présent par le passé, ce n’est nullement ramener bon gré mal gré le présent vivant
aux formes cristallisées du passé, rabaisser l’analyse au niveau de la logique ou sacrifier la diversité des
géométries modernes à l’unité de la catégorie spatiale. Au contraire c’est à la condition de comprendre
d’abord la science qui agit et qui s’étend sous nos yeux que l’on peut, éclairé par elle, restituer au passé
ce qui a été sa vie et son actualité, et suivre de là, dans son ordre naturel, la continuité du devenir
scientifique. La philosophie mathématique est alors en possession de son objet : entre les péripéties de
l’invention qui n’intéressent qu’une conscience individuelle et les formes du discours qui concernent
surtout la tradition pédagogique, elle délimitera le terrain où s’est produite l’acquisition collective du
savoir ; elle reconnaîtra la « voie royale » qu’y a tracée l’intelligence créatrice.

1
[Leibniz, De l’origine radicale des choses (1697) : « Il y a toujours dans les choses un principe de détermination qui doit se
tirer d’un maximum et d’un minimum, de manière, pour ainsi dire, que le plus grand effet soit fourni par la moindre dépense »,
§ 5.]

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