Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jds 0021-8103 2000 Num 2 1 1638
Jds 0021-8103 2000 Num 2 1 1638
CHEYNET Jean-Claude. L'aristocratie byzantine (VIIIe - XIIIe siècle). In: Journal des savants, 2000, n° pp. 281-322;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.2000.1638
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_2000_num_2_1_1638
Le rôle de la naissance *
Sénat n'est pas de même nature que son modèle romain : les sénateurs étaient beaucoup plus
nombreux à Constantinople qu'en Occident. Ils étaient soumis a une contribution pour exercer, le
plus souvent fictivement, la charge de préteur. Cette sorte d'impôt extraordinaire fut destiné à
financer le développement de la nouvelle capitale.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (YIIP-XIIU SIÈCLE) 283
qui conduisaient les empereurs à choisir parmi les mêmes familles de fidèles les
hauts fonctionnaires, civils et militaires, dont ils avaient besoin.
L'exemple de l'Occident, où les invasions germaniques ont entraîné
précocement la dislocation de l'Empire et la constitution de royaumes barbares,
devrait nous aider partiellement à comprendre ce qui s'est passé en Orient.
Paradoxalement nous sommes mieux informés sur l'Occident que sur l'Orient.
Cependant la comparaison est difficile entre les deux parties de l'ancien Empire
romain. D'une part les conséquences des invasions germaniques, que certains
minimisent à l'extrême, font l'objet de discussion. Toutefois, il paraît acquis
que la continuité entre Rome et les premiers royaumes barbares est très forte ~.
En revanche l'unanimité ne se fait plus sur la nature des élites et des structures
de l'Empire carolingien. D'autre part, nous venons de le dire, la composition
des élites diverge dans les deux parties de l'Empire. En Orient, faute de
sources s, on se gardera d'avancer des hypothèses trop fermes. Cependant, il est
certain que l'Empire du vnie siècle diffère profondément de celui du VIe siècle,
tant dans ses structures économiques disparition des cités, ruralisation
administratives constitution d'armées provinciales et paiement de l'impôt
largement en nature, que dans son environnement spirituel perte de
confiance dans la victoire impériale et dans l'éternité de Rome et recherche
d'intercesseurs plus efficaces, saints, reliques et icônes. Ce tableau suggère que
les transformations de l'Orient auraient été plus complètes qu'en Occident,
résultat paradoxal t;, quand on sait qu'à Byzance, le pouvoir impérial s'est
maintenu, certes affaibli, mais sans rupture, et que l'administration a toujours
uvré dans les provinces à partir d'une capitale, souvent menacée, mais jamais
tombée io.
7. Sur ce point, je me réfère à l'ouv rage de K. F. Werner cite précédemment.
8. Les sceaux constituent, en dehors de la Chionique de Théophane et de YHistone abiégée du
patriarche Nicéphore, notre principale source prosopographique pour les vil1 et vin' siècles. Elle
n'a pas encore ete exploitée comme elle le mérite. Si l'on ne peut, en l'absence de patronvmes avant
le Xe siècle, reconstituer des familles, on peut repérer les noms étrangers, les prénoms rares
caractéristiques d'un genos donne.
9. La continuité des institutions romaines en Occident est sujet a vif débat. Voir en dernier
heu les remarques de Ch. Wickham, The Fall of Rome Will not take Place, dans Debating the
Middle Ages ed bv L. L. Little and B. H. RosEnwein, Oxford 1998, p. 45-57.
10. Comme le notent ajuste titre A. Ka/hdan et A. Wharton Epstein, Chance (p. 4) « To
condemn the seventh and eighth centuries as a Dark Age ot decline and collapse would be
:
misleading simplistic ». En dépit de cette observation, les mêmes auteurs me paraissent exagérer le
chaos politique de ces deux siècles. En effet, durant le vu1 siècle, les descendants immédiats
d'Heraclius connaissent de longs règnes, et au vin1 siècle, il en va de même avec les Isaunens. La
première chute de Justinien II et ses consequences, l'instabilité dv nastique, engendre la seule v raie
crise du pouvoir imperial, entre 695 et 717. La fin de la dvnastie isaurienne tragihse a nouveau le
284 JEAN-CLAUDE CHEYNET
Ces transformations n'entraînèrent pas ipso facto un changement radical
des élites, les familles établies étant souvent les mieux placées pour conserver les
principales charges de l'Empire. Si les nombreux échecs militaires ont dû
provoquer un renouvellement des officiers supérieurs, destitués en cas d'échec
ou morts au combat, la situation a changé dès l'époque des Isauriens, quand les
stratèges de thème restèrent de nombreuses années à la tête de la même
circonscription 11. Les chefs de l'administration civile, à l'abri derrière les murs
inviolés de la capitale, pouvaient conserver ou étendre le réseau d'influence qui
garantissait la transmission des postes au sein de leurs familles.
Il n'est guère possible d'analyser en détail l'origine des familles, leurs liens
de parenté et les fonctions qu'ont exercées leurs membres avant la fin du
Xe siècle, lorsque les noms de famille transmissibles se sont multipliés et ont été
relevés de plus en plus fréquemment dans les sources narratives et sur les
sceaux de fonctionnaires. C'est pour cette raison que A. Kazhdan a choisi cette
date comme point de départ de son ouvrage maintenant classique, qui a fourni
des résultats importants IZ. L'auteur a montré qu'en dépit des troubles
politiques du XIe siècle, les principales lignées, dont une partie notable apparaît au
temps de Basile II, survivent aux nombreux coups d'Etat. Un groupe de
familles unies aux Comnènes prend les commandes de l'État lorsqu' Alexis
Comnène s'empare du pouvoir en 1081. Désormais les meilleurs postes et les
plus hautes dignités s'obtiennent en fonction de la parenté avec l'empereur
régnant. Nul ne conteste ce tableau et P. Magdalino a récemment analysé le
système de gouvernement autour de Manuel Comnène pour aboutir à de
proches conclusions I3. De fait, il est certain que le rôle du sang est devenu
primordial dans la définition de la haute aristocratie. Les fonctions les plus
élevées sont réparties entre les parents de l'empereur, et la haute dignité de
sebaste est spécialement créée pour souligner les liens familiaux avec la
dynastie. La carrière d'un homme nouveau ne connaît vraiment son apothéose que si
elle passe par un mariage avec une parente de l'empereur, de rang plus ou moins
pouvoir. Mais il faut relativiser ces difficultés : durant les premières années du règne de Basile II,
entre 976 et 989, Byzance connaît des guerres civiles qui impliquent l'ensemble des forces armées
et entraînent un recul spectaculaire des frontières en Orient et davantage encore en Occident.
1 1. A titre d'exemple, Artavasde aida de façon décisive Léon III à s'emparer du trône en 717.
En récompense il devint, peu après, son gendre et reçut le commandement de l'Opsikion. Il était
encore en place en 741, quand il disputa le trône à son beau-frère Constantin.
12. A. P. Kazdan, Social 'nyj sostav gospodstvujuscego klassa Vizantii XI-XIIvz'., Moscou
1974. Compte rendu par Irène Sorlin, TM 6, 1976, p. 367-380. Une nouvelle édition entièrement
refondue et fort augmentée vient de paraître : K.azhdan-Ronchey, Aristocrazia.
13. P. Magdalino, The Empire of Manuel I Komnenos 1 143-1 180, Cambridge 1993, p. 228-
266.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (\TIIe-XIIIe SIECLE) 285
éloigné, selon le degré de réussite. Au même moment prédomine
l'exaltation des valeurs militaires au sein de cette aristocratie dont l'empereur-
guerrier devient le modèle, ce que A. Kazhdan considère comme un fait
nouveau, l'opposant à l'idéal philanthropique de l'empereur des siècles
précédents.
Cependant on ne souscrira pas à toutes les conclusions de A. Kazhdan,
notamment sur les dates qu'il assigne à certaines évolutions de l'aristocratie.
Ainsi, l'emploi massif par les empereurs de leurs parents aux plus hauts postes
est antérieur au règne d'Alexis Ier Comnène. Les épigones de la dynastie
macédonienne, tout particulièrement les empereurs Doucas, avaient montré la
voie : conscients de la fragilité de leur pouvoir, cette méthode de gouvernement
leur paraissait un gage de pérennité dynastique. Comme les empereurs Doucas
ne régnèrent pas longtemps et dans la mesure où ils mêlèrent leur sang à celui
des Comnènes, le phénomène n'a pas été pleinement perçu, ce qui importe peu,
puisqu'il s'agit en fait du même groupe aristocratique. Mais il y avait eu des
précédents plus lointains, certes moins marqués.
Fait beaucoup plus important, il ne me paraît pas sûr que certains
caractères attribués aux élites des xie-xne siècles soient si neufs, tout
particulièrement, le poids de Y eugéneia, la bonne naissance. Les chercheurs s'accordent à
admettre l'émergence d'une nouvelle aristocratie à partir du ixe siècle '4. Pour
autant qu'on puisse le savoir, elle provient presque exclusivement d'Asie
Mineure, et on est fondé à penser qu'elle justifie sa prééminence parce qu'elle
est à la pointe du combat contre les musulmans. Son apparition correspond à
l'adoption très progressive d'une anthroponymie plus développée où un nom
transmissible capitalise la gloire des ancêtres I5. La question est de savoir si
cette aristocratie diffère profondément de celle de la fin du XIe siècle, comme
A. Kazhdan le laisse entendre, raison pour laquelle son étude ne remontait pas
au-delà du règne de Basile IL Subsidiairement, on peut s'interroger sur l'idée
même d'une « nouvelle aristocratie », car les VIIe et vine siècles sont à ce point
14. F. Winckelmann, Byzaiitiiusche Rang-und Amteistiukttn un 8. und 9.Jahrhundeit, Berlin
1985. Idem, Ouellenstudien zui herrschenden Klasse von Byzanz un 8. und 9. Jahiltundeit, Berlin
1987. Voir aussi les commentaires de J H \ldon, A Touch of Class, dans Reclitshistorisihes Journal
7, 1988, p. 37-50.
15. Evelvne Patlagean, Les débuts d'une aristocratie bvzantine et le témoignage de
l'historiographie système des noms et liens de parentés aux IX1'-X1 siècles, Byzantine Anstociacy,
:
19. Nous manquons d'informations sur les fonctions exercées antérieurement par Etienne ;
cependant le poste de domestique des Scholes, le premier de l'armée, n'est pas confié, à
cette époque, à jeunes stratèges inexpérimentés, mais constitue le couronnement d'une longue
carrière.
20. Sciiptores origtnum Constantinopolitanaium, éd. Th. Preger III, Leipzig 1907, p. 258.
L'évêché de Kamouliana dépendait de Cesaree de Cappadoce.
21. Théophane, p. 468.
22. Yie de Iôannikios, AASS II nov., p. 357. Sur le personnage, cf. St. Efthymiadks, Notes
on the Correspondence of Theodore the Studite, REB 53, 1995, p. 155.
23. Nicholas I , Patriarch of Constantinople, Letters, ed. and trans, by R. J. H. Jenkins and L.
G. Westerink, CFHB YI, Washington DC 1973, Lettres n"s 69 et 70.
24. Scriptor incerti's, éd. de Bonn, p. 359-360. Scriptorincertus. Introductione di E. Pinto.
Testo critico, traduzione e note a cura di F. Iadevaia, Àlessine 1987, p. 69-70.
25. Théophane, p. 463.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (YIIL-XIIL SIÈCLE) 289
en place z(> et elle était déjà plus sensible qu'on ne l'a dit à la gloire des armes.
Selon A. Kazhdan, le goût de la prouesse sur le champ de bataille, lié à la
glorification de l'aristocratie, n'est guère antérieur au XIe siècle 2". Il souligne
que Théophane professe bien peu d'admiration pour les victoires de
Constantin YT, ce qui est indéniable 28. Mais Théophane et le patriarche Nicéphore, les
seuls chroniqueurs du règne, détestent l'iconoclasme de Constantin V et ne
représentent assurément qu'une partie de l'opinion. L'ardent attachement des
soldats à leur empereur ne fait aucun doute et lorsque les Bulgares, après leur
victoire sur Michel Ier en 811, menacèrent la capitale, nombre de vétérans ou
plutôt de sympathisants de Constantin V se rendirent sur le tombeau de
l'empereur. Ils firent croire que Constantin leur était soudain apparu,
chevauchant, pour prendre la tête des armées 2g. Sans doute, comme au Xe siècle, les
habitants de la capitale étaient-ils plus réservés que ceux de l'Asie Alineure à
l'égard des officiers qui affrontaient les musulmans, mais en Asie Mineure aux
IXe et Xe siècles, des indices sûrs permettent du moins d'affirmer que le souvenir
des héros restait vivace 3°.
Les militaires n'étaient pas les seuls à fonder des lignées d'avenir. Le père
de Théodore Stoudite, Phôteinos, né entre 720 et 735, avait été « tamias ton
basilikôn chrèmatôn », qu'il faut comprendre sans doute comme sacellaire 3I ;
son grand-oncle maternel, zygostatès, c'est-à-dire contrôleur du poids et de la
qualité des monnaies 3Z. Zôè Karbonopsina, épouse de Léon VI, était l'arrière
26. Bardanios, domestique des Scholes sous Nicéphore Itr, possédait une propriété à Bonita,
dans le thème des Anatoliques, où sa tille Irène accueillit Théodore Stoudite exilé (Theodon
Studitele epistulae, éd. G. Fatouros, I-II, Berlin - New York 1992, n" 146, 1. 8).
27. Kazhdan-Wharton-Epstein, Change, p. 104-110.
28. Ibtd., p. 7.
29. Théophane, p. 501.
20. A la tin du ixe siècle, les exploits des akrites étaient célébrés en Paphlagonie. Selon une
schohe d'Aréthas de Cesaree (mort en 932) : « Ces maudits Paphlagomens, ayant fabriqué je ne sais
quelles chansons traitant de héros fameux, vont les chanter de maison en maison pour ramasser
quelques sous »> (C. Jouanno, Digenis Akritas, le liéios des fiontièies. Une épopée byzantine, Brépols
1998, p. 103-104). C'est à la même époque que les Doukai et les Argyroi acquirent leur reputation.
Léon VI, affolé par la defection d'Andronic Doukas, chercha à le rallier par l'amnistie la plus totale.
En 913, Constantin, fils d'Andronic, encourage par le fervent soutien de ses soldats d'Asie Mineure,
tenta un coup de force à Constantinople, où il bénéficiait d'importantes complicités, mais il échoua
(Skylitzf», p. 186-188 et p. 198-199).
31. Le sacellaire, successeur du cornes sacianim laigitianuni, contrôlait les finances de l'Etat
(N. Oikonomidfs, Les listes de piéséance byzantines des IX' et X' siècles. Introduction, texte,
traduction et commentaire, Pans 1972, p. 312).
32. Sur Theodore Stoudite et sa famille, voir Th. Pratsch, Theodoios Studttes (7)9-826 J
zziischeii Dogma und Piagnici, Francfort s/Mam, 1998. On connaît une trentaine de parents de
Theodore. Parmi ceux-ci, une cousine, Théodotè, épousa l'empereur Constantin VI.
29o JEAN-CLAUDE CHEYNET
petite-fille de Phôteinos, stratège des Anatoliques, parent de Théophane le
Chroniqueur 33, lui-même de bonne race, puisque fils d'un stratège de la Mer
Egée et gendre d'un patrice 34. La famille de Taraise, né bien avant 750 et
promu patriarche en 784, nous est connue par la Vie du patriarche et quelques
autres sources. Georges, son père, était patrice et questeur, et son grand-père
paternel, Sisinnios, patrice et comte des Excoubites une des plus hautes
charges militaires de l'Empire. Son grand-père maternel, Taraise, patrice, est
vraisemblablement le Taraise qui porta une lettre de Léon de Synada au
patriarche Germain. Ajoutons que le frère du patriarche Taraise, nommé
Sisinnios, comme leur grand-père paternel, était un officier de l'armée
byzantine, qui fut libéré d'une prison franque en 798 35. Avec ces personnages dont
les plus anciens sont nés nettement avant 700, nous sommes au plus près de la
brèche qui nous sépare de l'ancienne aristocratie sénatoriale.
Autre trait que nous retrouvons ultérieurement, dans une même famille
coexistent des civils, des ecclésiastiques et des militaires. Par ailleurs, la famille
de Taraise compta ensuite plusieurs patriarches dans ses rangs, dont Phôtios,
des fonctionnaires illustres et de hauts dignitaires, et on lui connaît encore des
descendants au début du XIe siècle. Or cette lignée ne nous a pas laissé trace
d'un nom de famille. Ce constat nous rappelle à nouveau ce principe : il ne faut
pas déduire de l'absence des noms de famille qu'il n'existe pas d'aristocratie de
sang. Si nous voulons introduire une nuance, le nom transmissible aurait été,
semble-t-il, plus utile aux notables provinciaux, donc plutôt aux militaires
qu'aux élites constantinopolitaines toujours proches du Grand Palais.
L'hagiographie liée à la querelle iconoclaste permet d'éclairer la place de cette
aristocratie au vme siècle 3<\
Au début du IXe siècle, nos connaissances se précisent : à plusieurs grandes
lignées déjà solidement établies, s'ajoutent rapidement de nouvelles familles 37,
38. Les Choirosphaktai sont attestés avant le fameux Léon, magistre et parent de Leon YI.
Un Choirosphaktès est cité dans la Vie de sainte Theodora de Thessalonique, comme garde du
corps d'un empereur iconoclaste qui se livra à des voies de fait sur une abbesse de Thessalonique,
parente de la sainte (S. A. Paschalides,'0 fiió: -7t: óaio'vjpooA'j-i^oc (-)zoì)óìpx: -7t: èv WeaaxXovr/cr,.
\i'r^ rtn rt ~zpl ~rt: fxz~:y.()zGZCù: to'j -i'j.ifSJ Âsiôàwj ~7t: óaix: (-)ôOo*copxc, Thessalonique 1991,
p. 106). Les Monomaques sont attestés dès la fin du vme s. : cf. D. Papachryssanthou, Un
confesseur du second iconoclasme, la vie du patrice Nicétas (f 836), TM 3, 1968, p. 309-351. Les
Môrocharzanioi, auxquels se rattachait le patriarche iconoclaste Jean Grammatikos, étaient liés à la
famille impériale par Arsavir, frère du patriarche, qui avait épousé Alane, sur de l'impératrice
Theodora (Théophane Continué, p. 154, 175). Sur les Génésioi, voir A. Markopoulos,
Quelques remarques sur la famille des Génésioi aux ixc-xc siècles, ZRVI 24-25, 1986 p. 103-
108.
39. Scriptor Incertus, p. 425
40. Le père de Léon, le patrice Bardas (Génesios, II § 4), est sans doute à identifier au stratège
des Arméniaques de 77 1 . Il aurait donc été promu par Constantin V. En 780/78 1 , Bardas fut surpris
par Irène à comploter pour mettre sur le trône un fils de Constantin V (Théophane, p. 445 et
P- 454)-
41. Le nom de Tourkos peut suggérer que Bardanios était un proche de la famille impériale
Bardanès indique une origine arménienne, mais Tourkos à cette date, bien antérieure à l'arriv ée des
:
Hongrois, désigne un Khazar. Bardanios pourrait être issu d'une union entre un Khazar et une
Arménienne. Ce Khazar pourrait avoir appartenu à l'entourage de la première épouse de
Constantin Y, une princesse khazare, qui lui donna un fils, son successeur Léon IY. Sur Bardanios, et.
E Kountoura-Galakè, 'H z-y.vy.c>-xn rt -o~j Bacò'àv/] Toópxov, Symmeikta Y, 1983, p. 203-215.
42. L'entourage de Bardanios, successivement domestique des Scholes, stratège des Thracé-
siens, stratège des Anatoliques, d'autre part la famille de Leon Y et les circonstances de l'accession
de ce dernier au trône ont été étudiées récemment par D. Turnfr, The Origins and the Accession
ot Leon Y (813-820), JO B 40, 1990, p 171-203, qui propose de séduisantes hypothèses
généalogiques.
292 JEAN-CLAUDE CHEYNET
des meilleures familles de leur patrie d'origine dont les Mamikonian +3, les
Artzrouni, les Gnouni, les Bagratides. Ils étaient nombreux et probablement
tous apparentés entre eux : ainsi s'établissaient des liens de syngambria entre
maints hauts dignitaires 44.
Bien avant Léon VI, les empereurs avaient placé leurs proches à la tête des
commandements-clés de l'armée. L'impératrice Irène s'est appuyée sur sa
famille athénienne, les Sarakontapèchai, durant son règne personnel,
lorsqu'elle manquait de soutiens 45. La tendance s'accentue, ou plutôt se
perçoit mieux dans les sources, plus abondantes au temps des Amoriens et
notamment sous Théophile et Michel III, car les principaux postes étaient
aussi tenus par des parents ou des affins. Les fils, les gendres, les neveux
succédaient aux pères, beaux-pères ou oncles : Léon l'Arménien fut stratège des
Anatoliques comme son oncle par alliance, Bardanios. L'indigence de nos
sources et l'absence de noms de familles nous privent d'informations. En dépit
de ces manques, on relève des nominations exemplaires :
Artavasde, beau-frère de Léon III, comte de l'Opsikion (717-741),
Michel Mélissènos, beau-frère de Constantin V, stratège des Anatoliques,
43. Les Mamikonian portent des prénoms caractéristiques, Mousèhos, Artavasde, ce qui
permet de les repérer dans les sources. Grégoire Mousoulakios (fils de Mousèhos) était comte de
l'Opsikion en 778 (Théophane, p. 451). Alexis Môsèlè, drongaire de la Yeille (un des chefs de
l'armée), devint stratège des Armeniaques en 790 (Théophane, p. 466). Ses descendants se
distinguèrent jusqu'au XIe siècle.
44. Curieusement, l'immigration arménienne de la fin du IXe et du Xe siècle a suscité beaucoup
de commentaires, en raison du sang arménien qui coulait dans les veines de Basile, fondateur de la
dynastie macédonienne, alors que celle du vmc siècle, sans avoir été négligée, a reçu moins
d'attention. Pourtant, à observer la liste des stratèges des grands thèmes d'Asie Mineure sous
Léon IV, en 778/779, donnée par Théophane (p. 451), la prépondérance des Arméniens est
manifeste, puisque à part le premier nommé, tous sont de sang arménien :
Michel Laehanodrakôn, stratège des Thracésiens
Artavasde (un Mamikonian), stratège des Anatoliques
Tatzatès, stratège des Bucellaires
Yaristérotzès, stratège des Armeniaques
Grégoire, fils de Mousoulakios.
45. En mars 799, quand un chef slave de l'Hellade complota pour placer sur le trône les fils de
Constantin V, Irène envoya contre lui le patrice Constantin Sarakontapèchvs ainsi que le spathaire
Théophyiacte, fils de Constantin et neveu de l'impératrice. Dans cette affaire, il est remarquable
que Constantin, agissant sans doute à titre de stratège de l'Hellade, ait detenu un poste d'autorité
dans sa région d'origine, et qu'il ait mené sa tâche accompagné de son fils (Théophane, p. 473-474).
Les Sarakontapèchai survécurent à la chute d'Irène : lorsque l'impératrice fut renversée en 802 par
Nicéphore, le patrice Léon Sarakontapèchvs participait au complot (Théophane, p. 476). Cette
famille est encore attestée par des sceaux aux xi" et xnL siècles On reconnaît là bien des traits
caractéristiques de l'aristocratie aux siècles suivants : exercer des fonctions là où se trouvent les
domaines familiaux, commander entouré des siens, survivre aux changements de régime.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIF-XIIT SIÈCLE) 293
Nicétas, patrice, nobellissime, comte de l'Opsikion, frère de Léon IV +6,
Bardas, neveu de Léon V, stratège de Thracésiens,
Grégoire, neveu de Léon V, comte de l'Opsikion,
Katakylas, cousin de Michel II, comte de l'Opsikion,
Manuel, domestique des Scholes, oncle maternel de Théophile,
Théophobe, stratège, parent par alliance de Théophile,
Bardas, domestique des Scholes, oncle maternel de Michel III,
Pétrônas, domestique des Scholes, oncle maternel de Michel III.
L'aristocratie et la terre
II n'est pas question, ici, de revenir sur l'histoire agraire de Byzance qui a fait
l'objet de récentes études 6S, mais de considérer la nature des rapports entretenus
entre les paysans et les grands propriétaires laïcs. La législation
macédonienne du Xe siècle a imposé l'idée d'une profonde dégradation de la situation
des paysans, alors que les empereurs ont tenté de s'opposer à un changement de
statut juridique, parfois voulu par les paysans eux-mêmes, car leur condition
économique n'empirait pas nécessairement sous ce nouveau statut.
Selon un point de vue longtemps dominant, la terre était cultivée pour la
plus grande partie par de nombreux petits propriétaires libres qui, le cas
échéant, lâchaient la charrue pour rejoindre les contingents de leurs thèmes et
battre les envahisseurs 6q. Mais cet équilibre idyllique aurait été rompu au
Xe siècle par l'appétit des puissants qui, en dépit des efforts de quelques bons
empereurs — Romain Lécapène et Basile II ont droit au tableau d'honneur — ,
auraient absorbé les terres des petits propriétaires, ce qui aurait entraîné toutes
sortes de conséquences désastreuses. L'affaiblissement de l'armée des thèmes
aurait empêché l'Empire de se défendre au XIe siècle, les pauvres paysans
auraient été écrasés de charges imposées par des propriétaires avides, au point
que, pensa-t-on longtemps, l'économie rurale au XIe siècle aurait connu
une phase de déclin. Inutile de faire longuement justice de ces idées fausses :
l'armée des thèmes n'était plus efficace dès l'époque des grandes conquêtes du
Xe siècle 7°. Tout le monde s'accorde sur l'idée d'une croissance, lente sans
67. G. Dagron, Empeteur et prêtre. Etude sur le « césaiopapisme » byzantin, Pans 1996,
P- 49-54-
68. Kaplan, Les hommes et la terre, auquel s'ajoutent un long compte rendu critique de
A. Kazhdan et la réponse de l'intéressé (Byzantinoslavica 55, 1994, p. 66-88 et p. 89-95) ainsi que
l'article cité supia n. 1
69. Une fois de plus, le savant qui popularisa cette vision favorable au rôle des Slaves fut
.
pourtant par sa charge fort proche, l'obligea à restituer et à raser les splendides bâtiments que le
protovestiaire s'était fait construire, N. Svoronos, Les Novelles des empereurs macédoniens
concernant la terre et les stratiotes. Introduction, édition, commentaires. Edition posthume et index établis
par P. Gounaridis, Athènes 1994, p. 203.
95. Théophane Continué, p. 355.
96. L. Burgmann, A law for emperors : on a chrysobull of Nikephoros Botaneiatès, dans Nezv
Constantines, The Rhythm of Imperial Renezval in Byzantium, 4th- 1 3th Centuries, éd par P. AIag-
dalino, Aldershot 1994, P- 247_257- Attaleiatès a sans doute participé à la rédaction de la novelle.
La novelle interdit de confisquer sans motif légitime les biens des parents et serviteurs des
empereurs qui avaient perdu le pouvoir.
97. Ostorgorsky, Aiistocracy, p. 29.
98. Basile Lécapène, eunuque de sang impérial, qui gouverna l'Empire entre 976 (date de la
mort de Jean Tzimiskès) et 986 (lorsque son jeune petit-neveu, Basile II, décida de gouverner par
lui-même) adopta une solution originale, en s'attribuant d'immenses domaines dans les provinces
nouvellement conquises en Orient. Déjà Jean Tzimiskès, revenant de campagne, était passé par la
Cilicie et avait interrogé les autochtones sur le nom des propriétaires des terres qu'ils cultivaient ;
il s'entendit répondre qu'elles appartenaient à Basile. L'empereur fut surpris et scandalisé que le
sang verse par les armées romaines en Orient ait enrichi un seul homme. Il mourut avant d'avoir pu
corriger cette situation, et certains insinuèrent que Basile l'avait fait empoisonner (LéoN Diacre,
éd. de Bonn, p. 176-177). Une telle richesse explique que Basile ait pu compter trois mille
serviteurs et fidèles dans son palais de Constantinople, nombre sans équivalent chez les autres
aristocrates bvzantins.
3o6 JEAN-CLAUDE CHEYNET
méfiants envers une capitale où se faisaient et se défaisaient les carrières et dont
la position dépendait réellement de la fortune foncière héritée. De plus, il est
maintenant bien établi que les aristocrates, aussi bien en province qu'à
Constantinople, s'engageaient résolument dans les activités commerciales, souvent
par l'intermédiaire d'hommes de paille ".
Quel était le statut de l'aristocratie devant l'impôt IO° ? De nombreux
documents concernent les exemptions d'impôt (ou exkousseia) accordées par
l'empereur à de grands propriétaires, le plus souvent des monastères, puisque
seules nous sont parvenues des archives monastiques. L'exkousseia a été
comparée à l'immunité occidentale IQI. La réalité paraît bien différente. En règle
générale jusqu'en 1204, l'exemption ne comprend pas la totalité des impôts et
notamment pas l'impôt foncier de base, mais seulement un certain nombre de
charges complémentaires, du reste assez lourdes (25 % du total) : l'avantage
n'est donc pas mince I02. De plus il est possible que les empereurs se soient
montrés moins généreux envers les laïcs qu'à l'égard des monastères I03. Les
procédés fiscaux employés sont connus dès l'époque romaine. Comme l'a bien
montré N. Oikonomidès, on est passé de l'exemption de toute une catégorie,
par exemple les clercs, à des exemptions accordées à des groupes restreints ou à
des individus, ce qui fonda la fiscalité sur les relations personnelles
caractéristiques de l'époque médiévale I04.
On peut aussi se demander dans quelle mesure les privilèges impériaux
étaient respectés. G. Ostrogorsky, s'appuyant sur la demande faite par les
moines de Patmos à l'empereur Manuel Comnène pour obtenir une dispense
complète de toutes charges, conclut à l'accroissement des privilèges. En réalité
les moines, qui avaient reçu d'Alexis Comnène des exemptions de charges et de
nombreuses donations, se trouvaient dans l'impossibilité de faire respecter
leurs droits sous les successeurs d'Alexis car les praktôres (fonctionnaires du
fisc) de l'île de Samos, dont Patmos dépendait théoriquement, exigeaient du
99. Sur ce point voir A. Giardina, Modi di scambio e valori sociali nel mondo bizantino
(iv-xii secolo), Mercati e mercanti nell'alto medioevo : l'area euroasiatica e l'area mediterranea
(Settimane di studio del centro italiano medioevo 40, Spolète 1993, p. 575-578 et D. Jacoby, Silk in
Western Byzantium before the Fourth Crusade, BZ 84/85, 1991/1992, p. 476-480. A
Constantinople, les aristocrates louaient aussi une partie des boutiques de luxe de la ville (N. Oikonomidès,
Quelques boutiques de Constantinople cité n. 85).
100. Cf. Oikonomidès, Fiscalité, p. 153-263.
101. G. Ostrogorsky, Pour l'histoire de l'immunité à Byzance, Byzantion 28, 1958, p. 165-
254-
102. Kaplan, La terre et les hommes, p. 554-555 ; Oikonomidès, Fiscalité, p. 130.
103. Ibidem, p. 195.
104. Ibidem, p. 177-178.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIU-XIIT SIÈCLE) 307
monastère des fournitures dont ils s'emparaient, le cas échéant, de force. Après
une démarche auprès de Manuel Comnène, les moines obtinrent la confirmation
de tous leurs droits antérieurs, conformément aux documents qu'ils avaient
présentés. En outre, tout praktôr de Samos ou tout autre fonctionnaire qui ne
respecterait pas ces dispositions, rendrait au quadruple ce qu'il aurait prélevé à
tort '°5. Cette affaire illustre la difficulté pour les bénéficiaires à faire respecter
leurs droits, les agents du fisc s'efforçant constamment de revenir sur des
avantages qui diminuaient d'autant les revenus fiscaux de leur circonscription ;
or ils y étaient intéressés dans une certaine mesure, notamment quand ils
avaient affermé leur charge. Lorsque le bénéficiaire conservait la bienveillance
impériale, comme Saint-Jean de Patmos, et souvent les grands couvents de
l'Empire, cette pression du fisc pouvait être écartée, mais il est facile d'imaginer
ce qu'il advenait à une famille qui avait perdu l'estime de l'empereur Io6.
La signification sociale de l'institution de la pronoia a provoqué un
vif débat, mais celui-ci est désormais, me semble-t-il, clos io7, même si des
désaccords subsistent sur tel ou tel point IoX. L'attribution d'une pronoia
consiste en la cession d'un revenu fiscal, le plus souvent pour rémunérer les
serviteurs de l'Etat, plus particulièrement les militaires dans la seconde moitié
du XIIe siècle. Selon G. Ostrogorsky, la pronoia, déjà largement répandue au
temps d'Alexis Ier Comnène, aurait constitué une étape capitale dans le
processus de désagrégation du pouvoir central, car elle donnait aux pronoiaires le
contrôle fiscal des populations r°9. P. Lemerle a montré qu'aucun texte ne peut
Cass Journals, Londres 1996, p. 133-163. L'auteur note que dans sa thèse, publiée en 1952, il
donnait déjà à cette institution son sens restreint et technique et, que de ce fait, il avait ete v îv ement
critiqué par les historiens soviétiques d'alors. Voir en dernier heu, P. Magdalino, The Byzantine
Army and the Land : From Stiatiotikon Ktema to Military Pronoia, Byzantium at War (9th-
12th c.) , Athènes 1997, p. 36.
108. Par exemple, A. Kazhdan ne considère pas que la « donation de parèques » par Manuel
Comnène a de nombreux soldats soit en rapport avec la pronoia.
109. G Ostrogorsky a consacre un ouvrage entier a la question de la pronoia, explicitement
intitulé « Poui l'Instane de la féodalité byzantine >, Paris 1954. La thèse d'Ostrogorsky est encore
défendue aujourd'hui par C. Pavlikianov, Mspr/.cr ~xzy~ rtz rtGZ'.: G/z~iy.y. \xz t);v 'i-jZxv-ivr,
'ïz'/jÙxz /ix [iz riy<~>rl -\: bjtszilzi: ^zia'xzvcov cy7pa90.1v y~J> S, y.z/z~.'j -7t: \J.'s>7t: Wz^in-f^: \y:'jzx:
n~'jv "AOcovx z-yj.zzy.ix: Bj^vt'.vojv y.xi Mîtxov^xvtivÔjv Mô/.ctcLv, 6, 1 994-1995 (Melanges Lava-
gnini), p 249-266.
3o8 JEAN-CLAUDE CHEYNET
être avancé pour justifier une généralisation de la pronoia avant Manuel
Comnène Ito. N. Oikonomidès, après avoir rappelé les opinions contradictoires,
analyse la nature avant tout fiscale de cette institution ri1. Il la considère, ajuste
titre, de même nature à certains égards que l'exemption. Elle permettait de
corriger une des imperfections de l'exkousseia, qui avait, en principe II2,
l'inconvénient d'être définitive, donc héréditaire. Il note enfin que « le pro-
noiaire [...] se comporte comme s'il était devenu propriétaire terrien par
donation » II3, et bénéficiait d'une exemption complète, y compris de l'impôt
foncier II4 ; mais en même temps il ne dispose pas de tous les droits de ce
dernier, puisqu'il n'a pas la liberté d'aliéner la terre. Il peut à son tour concéder
à titre viager une partie de sa pronoia à ses propres serviteurs II5. En revanche,
et c'est fondamental, quand le bénéficiaire cesse son service, il perd sa pronoia.
L'institution ne garde ses caractères originaux qu'avec un pouvoir central fort,
ce qui fut encore le cas sous les premiers Paléologues llf>.
i io. P. Lemerle, The Agranan History of Byzantium fi oui the Origins to the Tzveltfth Centuiy,
Galvvay 1979, p. 239 et n. 1.
111. C'est aussi l'opinion de P. AIagdalino, The Byzantine Army and the Land, cité n. 107,
p. 36.
112. En principe, car les exemples ne manquent pas où un empereur est revenu sur les
exemptions accordées par ces prédécesseurs et jugées trop généreuses Basile II déclara nuls tous
les actes de Basile Lécapène qui avait gouverné l'Empire durant sa propre minorité, à moins qu'ils
ne fussent contresignés par lui-même (Michel Psellos, Chronogiaphie, éd. Renauld, Paris 19672 I,
p. 13). En 1057, lorsque Isaac Comnène parvint au pouvoir, il annula une grande partie des
exemptions accordées antérieurement, pour renflouer les caisses de l'Etat (Psellos, Chronographie,
II, p. 120).
113. Oikonomidès, Fiscalité, p. 223.
1 14. Du moins en apparence, puisque l'attribution d'une pronoia correspond à un salaire,
donc à un service effectué par le bénéficiaire.
1 15. N. Oikonomidès, Liens de vassalité dans un apanage byzantin, dans \ It-róz, Studies m
honour of Cyril Mango, Leipzig 1998, p. 257-263. Les termes vassalité et apanage me paraissent
inappropriés. Traditionnellement, les hauts fonctionnaires byzantins devaient rémunérer une
partie de leurs subordonnés. Quand ils étaient payés en numéraire directement par l'Etat, ils
rétrocédaient une partie de leurs revenus à ceux qui les servaient. Quand ils furent payés par le
moyen de la pronoia, ils agirent de même, concédant à leur tour une fraction de leur pronoia. Cette
modification n'implique pas de transformation sociale.
1 16. Que, dans les provinces byzantines occupées durablement par les Latins après 1204, les
pronoiaires aient fait passer des pronoiai pour des biens héréditaires, est une autre question.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIT-XIir SIECLE) 309
La levée de l'impôt
Nous venons de voir que la pronoia, qui autorise un serviteur de l'État ou
plus généralement le bénéficiaire d'une libéralité impériale à substituer ses
propres agents à ceux du fisc pour percevoir l'impôt, s'est développée sous les
Comnènes. Les pronoiai étaient souvent modestes, puisqu'elles rémunéraient
jusqu'au simple soldat. Il faut concevoir l'existence de listes de contribuables,
établies dans les bureaux du fisc, ordonnées selon une logique comptable,
affectant l'impôt de certains parèques dans un village, celui d'autres dans
d'autres villages, parfois éloignés les uns des autres, jusqu'à obtenir la somme
attendue 1 17. Cette technique permettait de ne pas transformer une dépendance
fiscale en une dépendance sociale II8.
Reste le cas des quelques grandes dotations reçues par de puissants
personnages, dont il n'est pas sûr qu'elles aient toujours pris la forme d'une
pronoia. Nicéphore Mélissènos, candidat malheureux à l'Empire et beau-frère
du vainqueur de la compétition, reçut, en dédommagement de son désistement
et de la perte de ses biens pris par les Turcs, les revenus fiscaux de la région de
Thessalonique ainsi que des domaines fonciers dont il redistribua aux siens une
partie. Les fonctionnaires de la région se déclaraient ses « hommes ». Nous
sommes ici très près de la dévolution de fonctions administratives sur des terres
privées. Malheureusement, nous ignorons si par ailleurs Mélissènos était
également duc de la région, ce qui justifierait l'action de fonctionnaires sous ses
ordres I19. Il ne faut pas accuser Alexis Comnène d'avoir innové, même si, à en
juger par les protestations des moines de Lavra dont les terres étaient
concernées, une telle situation était jusque-là inconnue dans la région de
Thessalonique. Déjà, selon Yahya d'Antioche, Basile II avait offert, en plus de la très haute
dignité de curopalate, les impôts de deux provinces IZO à Bardas Sklèros vaincu
1 17. Yoir l'analyse détaillée de M. Bartousis, The Late Byzantine Army, Philadelphie, 1992,
p. 162-190.
1 18. Sur la remise des « parèques », voir le formulaire et le commentaire publiés par N.
Oikonomidès, Contribution à l'étude de la pronoia au XIIIe siècle. Une formule d'attribution de
parèques à un pronoiaire, REB 22, 1964, p. 158-175 = Documents et eudes sur les institutions de
Byzance (vnt-xvt s.), Londres 1976, n" YI.
1 19 La liste des ducs de Thessalonique sous Alexis Comnène est lacunaire.
120. Histone de Yahyâ-ibn-Sa'îd d'Antioche, Continuateti! de Sa'id-ibn-Bitiiq, éd. et trad, par
I. Kratchkovsky, A. Yasiliev, II PO 23, 1932, p 427. Peu après Basile ajouta un don de cent
livres d'or (ibid., p. 430).
3 io JEAN-CLAUDE CHEYNET
et âgé, mais qui avait inspiré à l'empereur les plus grandes craintes mêlées
d'admiration pour son génie de grand capitaine. Si le terme arabe employé,
qatai et non iqta, est pertinent, cela signifie que le bénéficiaire ne se substitue en
rien à l'Etat, ce qui ne saurait surprendre puisque Basile II, au moment où il
venait de sortir victorieusement d'une guerre civile, n'allait pas abandonner la
moindre de ses prérogatives.
128. Kékauménos, Conseils et récits, p 256. Laos est à prendre, dans ce contexte, dans le sens
de troupe.
129. Iviron II, actes n" 44 (1090) et n" 47 (1098).
130. P. Lemerle, Cinq études, p. 26-27.
131. Il ne faut pas en déduire qu'un tel cas ne se présente pas. On peut trouver des exemples
de propriétaires qui font le coup de main avec leurs paysans. Mais ces troupes ne sont pas de force
à tenir tête à un régiment de soldats professionnels.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIT-XIIT SIÈCLE) 313
Ces deux exemples ne concernent pas les premiers personnages de l'État,
qui entretenaient sans doute des suites plus imposantes. Certains employaient
des serviteurs auxquels ils donnaient les mêmes titres que recevaient à la cour
ceux qui exerçaient les mêmes fonctions auprès de l'empereur. Ainsi pour en
rester au IXe siècle, Basile le Macédonien fit ses premières armes à la cour
byzantine, en tant que prôtostratâr I32 de Théophile, parent de l'empereur
Michel III ■-". Eustathe, le premier des Argyroi connu, avait occupé une
fonction identique auprès du césar Bardas, oncle de l'empereur Michel III et
maître effectif de l'Empire durant la minorité de son neveu I34. Apostyppès, un
des généraux de Basile Ier, entretenait lui aussi un prôtostratôr et un cubicu-
laire I35. Avec les trois mille hommes que le parakoimomène Basile Lécapène
pouvait mobiliser et armer à Constantinople à la fin du Xe siècle, nous
atteignons le nombre maximum qu'un aristocrate byzantin pouvait rassembler à
l'époque médiévale. Mais, rappelons-le, Basile n'est pas représentatif, car, fils
d'empereur, il fut pendant plusieurs années le véritable maître de l'Empire. De
plus, son renvoi par Basile II, désireux de gouverner par lui-même, se fit sans
trouble important. A la fin du xic et au XIIe siècle, on pourrait à nouveau donner
des exemples de maisons importantes, mais uniquement au sein de la proche
parenté impériale et donc, en principe, sous le contrôle du souverain.
En résumé, les aristocrates, plus particulièrement les officiers, étaient
entourés d'une maison d'importance proportionnelle à leur rang. Cela suffisait
pour qu'ils causent quelques troubles en province s'il leur prenait fantaisie de
vider leurs querelles de voisinage par la force. Les Mavroi pouvaient empiéter
sur les biens gérés par le curateur de Milet ; un Choirosphaktès s'emparer du
champ d'un monastère, en faisant rosser par ses hommes l'higoumène qui
protestait I36, ou Romain Sklèros se venger des succès remportés par son
132. Littéralement : premier écuyer. A la cour, ce dignitaire commandait la cavalerie, mais
chez un particulier, il s'occupait des chevaux.
133. Skylitzès, p. 120-121. Ce Théophile aimait à s'entourer d'hommes robustes comme
Basile et leur offrait de somptueux vêtements de soie.
134. Georges le Moine, éd. de Bonn, p. 830. Il est difficile de dire si Eustathe est dit
prôtostratôr de Bardas parce qu'il le servait personnellement, ou si Eustathe occupait cette fonction
à la cour au moment où Bardas y était tout puissant.
135. Theophane Continué, p. 307. De telles fonctions font penser à une vaste maison.
Cependant, quand Apostvppès fut soupçonné de complot contre l'empereur, il n'eut d'autre
ressource que de s'enfuir avec ses fils et il se fit rattraper puis arrêter après une vive éehauffourée,
qui vit la mort de ses tils. Il est clair que c'est une petite troupe qui est intervenue.
136. The Life of Saint Xikon, Text, Translation and Commentary by Denis F. Sullivan,
Brookhne 1987, p 195-197. Cette histoire édifiante est révélatrice. Michel Choirosphaktès, homme
remarquable, qui ne le cédait à personne dans le Péloponnèse, devint, sous l'emprise du démon,
3i4 JEAN-CLAUDE CHEYNET
collègue Georges Maniakès en pénétrant dans son oikos et en outrageant son
épouse I37, ou encore un Alexis Kapandritès s'emparer d'une veuve et de ses
biens I3S. Mais il est inutile de disposer de centaines d'hommes, pour de telles
entreprises, toutes provinciales, et il n'y avait pas là matière à inquiéter les
autorités impériales. On ne saurait en aucun cas parler d'armées privées à
Byzance avant l'époque des Paléologues I39. Je ne connais qu'une exception,
celle des princes arméniens qui abandonnèrent leurs royaumes de gré ou de
force au cours du XIe siècle pour être établis en Asie Mineure. Ils furent
autorisés à conserver autour d'eux leurs azat et nakharar, constituant une
« légion noble » qui, sans atteindre les nombres élevés cités par les historiens
arméniens, se comptaient en centaines, voire en milliers d'hommes pour Gagik,
ancien souverain d'Ani. Nous ignorons s'ils furent intégrés dans les rangs de
l'armée byzantine, mais les sources ne mentionnent pas de régiments arméniens
aux côtés des tagmata francs ou bulgares. Les Turcs se chargèrent de disperser
les Arméniens de Cappadoce à la fin du siècle. L'expérience, de courte durée, ne
fut pas très heureuse, puisque ces soldats ne protégèrent ni leurs patrons, ni leur
peuple face aux envahisseurs et n'apportèrent pas de secours efficace aux
Byzantins.
A plusieurs reprises les chroniqueurs rapportent que des rebelles se sont
réfugiés dans leurs forteresses, ce qui a suggéré à certains que les aristocrates
jaloux de la prospérité du monastère tonde par Nikon. Les paysans d'un métoque de ce monastère
auraient lésé ceux qui cultivaient les terres voisines de Choirosphaktès. Ce dernier monte une
expédition contre le métoque, recrutant une bande nombreuse, car les proches de ce notable ne
suffisaient apparemment pas à la réalisation de son dessein. Il s'empara du vieux moine qui gérait
le métoque, sans doute avec l'aide de quelques moines, le roua de coups et mit le feu à des palissades.
Une belle victoire donc, qui a nécessité une mobilisation exceptionnelle. Même en tenant compte
du caractère particulier de ce récit, qui croira que Choirosphaktès se trouvait à la tête d'une
véritable armée ?
137. Skylitzès, p. 427. Les Sklèroi, une des premières familles de l'Empire dans la première
moitié du XIe siècle se comportaient de façon particulièrement brutale. Les manglavites (gardes du
corps) d'un autre Sklèros, magistre, frappèrent un prêtre qui intenta un procès au magistre devant
le tribunal impénal {Peita, Zépos IV, p. 176).
138. Sur cette querelle entre deux familles de notables locaux, voir en dernier heu,
C. G. PlTSAKis, Questions « albanaises » de droit matrimonial dans les sources juridiques
byzantines, dans The Mediaeval Albanians, éd. Ch. Gasparis, Athènes 1998, p. 177-187.
139. Les exemples de milices privées, celles de Maurix, Bourtzès, Gabras, qui réintégrèrent
les corps de l'armée régulière, cités par H. Ahrvveiler (Société, p. 118), sont ambigus. D'autres
noms pourraient être ajoutés à la liste, ceux d'Apokapès à Edesse ou de Brachamios à Antioche.
Dans tous les cas il s'agit d'officiers de l'armée byzantine, qui ont perdu la liaison avec le pouvoir
central du fait des invasions turques. Ils ont simplement regroupé les troupes encore en état de se
battre pour organiser la résistance de manière autonome. Il est vrai que l'instabilité du pouvoir
central, quand les empereurs se succédèrent sur le trône à un r\thme accéléré, dans le dernier tiers
du XIe siècle, les a parfois placés en position de rebelles.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIT-XIIT SIÈCLE) 315
s'appuyaient sur des lieux fortifiés pour affirmer leur autonomie, ou à tout le
moins constituer une « structure d'autodéfense ». Sans doute, durant un court
moment, à la fin du XIe siècle, les invasions et la pénurie du Trésor obligèrent
l'État à trouver des solutions neuves pour défendre la population, et des
particuliers se virent confier le soin de construire ou de restaurer des kastra,
dont ils obtenaient en échange la possession temporaire durant une ou deux
générations I4°. Nous connaissons quelques exemples concrets. Grégoire
Pakourianos, Géorgien qui finit domestique des Scholes d'Occident, laissa ses
biens au monastère qu'il avait fondé. On relève parmi eux plusieurs kastra dont
deux qu'il avait construits près de Sténimachon, en Bulgarie. Christodule de
Patmos obtint également le droit de construire une tour sur son île menacée par
les pirates turcs. Comme l'ajustement noté M. Whittow, aucun de ces
établissements ne paraît fort important, ni placé dans des positions stratégiques
majeures I+I, à l'exception, peut-être, des deux kastra de Sténimachon, alors
simple chôrion. L'emplacement, bien choisi, dominait la plaine de Philippou-
polis et devint, à partir de la fin du xne siècle, un enjeu important pour le second
Empire bulgare, ce qu'il ne semble pas avoir été auparavant. Pakourianos en
revanche ne détenait pas le kastron de Philippoupolis, toujours resté aux mains
du duc byzantin, ni ceux de Mosynopolis ou de Périthéorion, à l'intérieur
desquels il possédait des biens. Ces deux dernières villes disposaient de
garnisons de l'armée régulière I42.
En Anatolie, toutes les grandes constructions défensives, mises en place
pour s'opposer aux Turcs, résultèrent d'une décision personnelle des
empereurs : les murailles de Melitene furent rebâties sur ordre de Constantin X
Doukas ; nous savons par des inscriptions commémoratives que Romain IV
Diogénés fortifia les villes de Sôzopolis, de Sinope et d'Euméneia pour bloquer
les routes d'invasion I43. Quelques décennies plus tard, une fois bien avancée la
reconquête de l'Asie Mineure occidentale, le programme de fortification de la
140 N. Oikoxomidès, The Donations of Castles in the Last Quarter of the i ith Century,
Polychionwn. Festscluift F. Dolger, Heidelberg 1966, p. 413-417,
141. M. Whittoyv, Rural Fortifications in Western Europe and Byzantium, Tenth to Twelfth
Century, Byzantinische Foisclntngen 21, 1995, p. 57-74.
142. Mosynopolis axait sen 1 de base à Basile II lors des campagnes contre la Bulgarie
(Skylitzes, p. 343, 351, 354, 356, 357), ainsi qu'à Michel IV (ibidem, p 414) ; à Périthéorion,
Xicéphore Basilakês, général qui s'était revolte en 1078, établit une garnison, rapidement chassée
après sa défaite (Attalfiatf.s, p. 299).
143 Monuments and Documents fmm Eastern Asia and Western (ìalatia (YV. H. Bickler, \V.
M. C\lder, \V. K. C. Gt thrif) MAMA IV, Manchester 1933, n" 149, p. 58 (Sôzopolis) ; The
Byzantine Monuments and Topoyaphy of the Pontos, A. Bryfr and D. Winfifi.d, Washington DC
1985» p 74. Pour Eumeneia, communication de Th. Drew -Bear.
3i6 JEAN- CLAUDE CHEYXET
nouvelle frontière face aux Turcs fut mené à bien, supervisé par Alexis, Jean et
Manuel Comnène. Même sous le règne d'Isaac Ange, qui passe pour marquer
un affaiblissement net de l'autorité impériale, ce fut toujours l'empereur qui
prit soin de reconstruire l'importante forteresse en Orient à laquelle il donna
son nom l*+.
Les aristocrates ne séjournaient pas dans leurs forteresses. Elles n'étaient
pas destinées à subir un siège en règle, tout juste à repousser des bandits de
rencontre. En ville, leur oikos leur permettait seulement de retarder l'assaut des
troupes en cas de rébellion et de leur laisser le temps de s'enfuir. Cela ne signifie
pas que les autorités ne durent jamais livrer assaut contre des villes ou des kastra
tenus par des notables, les exemples sont au contraire fort nombreux. De même
que les généraux entraînèrent les soldats soumis à l'autorité que leur avait
conférée l'empereur, des chefs rebelles soulevèrent des villes où ils comptaient
de nombreux sympathisants : les Phocas à Cesaree de Cappadoce au Xe siècle,
ou Théodore Mangaphas à Philadelphie au xne siècle I45. Ces événements
n'impliquent nulle dévolution d'une autorité militaire à l'aristocratie
byzantine.
Je crois qu'il faut renoncer à découvrir une quelconque forme de
privatisation des armées I+6, et sans doute aussi de la flotte I47. Bien entendu, les
aristocrates, parmi lesquels se recrutaient la grande majorité des officiers,
entretenaient des liens étroits avec les hommes de troupe. Selon toute
vraisemblance, les familles de ces derniers vivaient souvent sur leurs domaines, ou du
moins dans les régions où se faisait sentir leur prestige social. Les grands
hommes de guerre, les Kourkouas, Phocas, Diogènes, Comnènes, s'attachaient
leurs soldats par les victoires qui épargnaient leur sang et par la distribution du
butin qui les enrichissait. Cet attachement des hommes à leur chef était encore
plus profondément ressenti lorsqu'ils étaient étrangers, une solidarité naturelle
les unirait face à la majorité grecque dont ils se méfiaient. Si les généraux se
révoltaient, ils pouvaient s'appuyer sur leurs troupes, dont l'encadrement
venait souvent de la même province qu'eux et qui comptait de leurs parents I48.
144. H. Ahrweiler, Choma-Aggélokastron, REB 24, 1966, p. 278-283.
145. Cheyxet, Pouvoirs, p. 24-25, 36-37, 123, 134-135.
146. Je conclus plus nettement dans ce sens que je ne le faisais dans Pouvoirs, p. 303-306.
147. Au XIIe siècle, le praktôr de Samos évoqué plus haut, qui inquiétait les moines de Patmos,
abordait dans l'île, tel un pirate, avec ses propres navires (Patmos I, n" 20, 1. 20-21). Il faut rappeler
qu'au xiic siècle la marine byzantine n'a jamais réussi à contrôler totalement l'espace égéen.
148. Quelquefois un contingent était constitué par l'entourage d'un chef ethnique, ce qui
brouillait la distinction entre serviteurs et soldats de l'Etat, tels Grégoire Pakourianos et ses
compagnons géorgiens.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIT-XIir SIÈCLE) 317
Ce n'est pas une situation spécifique de l'Empire byzantin médiéval, tout
gouvernement pouvant être confronté au danger d'un coup d'État militaire
accompli par des généraux trop populaires. La république romaine finissante
avait connu cette situation, lorsque les soldats de Marius, Sylla, César et tant
d'autres suivaient aveuglément leurs chefs, persuadés de sauver l'État.
La justice
G. Ostrogorsky, après d'autres, considérait que les avantages accordés aux
grands propriétaires en matière de justice s'apparentaient à l'immunité
judiciaire connue en Occident. Il en voulait pour preuve le chrysobulle octroyé par
Constantin Monomaque aux moines du monastère impérial de la Néa Monè de
Chios. De ce document qui permettait aux moines de n'être jugés que par le
tribunal de l'empereur, et non par les juges du thème qui n'avaient pas le droit
de pénétrer dans le monastère I4y, il tirait une double conclusion, que les moines
étaient soustraits à la justice ordinaire et en second lieu que l'higoumène de la
Néa Monè avait un droit de justice sur les dépendants de son monastère. Il
estimait enfin que cet avantage accordé à des gens d'Eglise ne leur était pas
spécifique, et que de puissants laïcs pouvaient également obtenir une telle
faveur. En fait, rien dans le texte ne laisse supposer des usages si contraires à la
tradition byzantine, et A. Kazhdan s'est opposé à l'interprétation de G.
Ostrogorsky dès 1961 '5°.
Revenons au document de la Néa Monè. Il était tout à fait possible
d'intenter une action contre le monastère, même si l'on en dépendait. Certes le
procès se déroulerait devant l'autorité publique, à Constantinople, ce qui est
peu commode si le plaignant ne peut assumer le prix du voyage et supporter les
frais d'un long séjour. Encore faut-il noter sur ce dernier point que certains
empereurs avaient pris des dispositions pour atténuer l'inégalité des conditions
qui faussait le bon déroulement des procès. Romain Lécapène établit des hôtels
pour les provinciaux {exôtikoï) qui venaient à Constantinople devant les
tribunaux 's1. L'appel direct à l'empereur présentait aussi des inconvénients
qu'expérimentèrent les moines de Chios, maltraités par l'impératrice
Theodora, qui leur était beaucoup moins favorable que son prédécesseur Constantin
Monomaque. L'interdiction faite au juge d'entrer sur les terres du monastère
n'implique que la dispense du kaniskion dû à cette occasion.
149. Zépos, I, p. 629-631.
150. Le point de vue de A. Kazhdan a été repris récemment par X. Oikoxomides, Tò
hv/.y.n-v/Jj -povouîo -?tz Xéac \lov7,; Xîom, Symmeikta 1 1, 1997, p. 49-62.
151. Theophane Coxtinté, p. 430.
3i8 JEAN-CLAUDE CHEYNET
Kékauménos, dans un passage fameux des Conseils, recommandait à ses
enfants, s'ils vivaient dans leur demeure sans exercer de charge et si le peuple de
la province leur obéissait, de se montrer équitables, suggérant que les notables
exerçaient la justice. Il ne fait aucun doute qu'ils servaient d'arbitres pour régler
des querelles locales. Dans le récit de Kékauménos, on voit des hommes
condamnés par leurs amis et compagnons, c'est-à-dire sans que la justice
impériale intervienne. En revanche, il semble que la sanction devait être
confirmée par le notable local, auquel Kékauménos conseille tolérance et
philanthropie IS2. La nature des actes incriminés n'est pas précisée, mais on
imagine qu'il s'agit de querelles de voisinages, de vols mineurs, de ces modestes
conflits décrits quelques siècles plus tôt dans le Code rural. Il n'y a pas
usurpation d'un pouvoir régalien. En effet, il est certain que les tribunaux
impériaux ne s'encombraient pas de telles affaires, vu la modestie des enjeux.
Les notables se gardaient bien d'empiéter sur la justice impériale. Selon le
même Kékauménos, Nikoulitzas le Jeune, son parent, voulut empêcher la
rébellion de quelques chefs valaques, mais il n'osa intervenir directement en
tuant ou aveuglant les séditieux, car il ne pouvait agir, en dépit de l'urgence,
sans un ordre impérial I53. Notons également que les documents de la pratique
n'ont gardé aucune trace de ce qui pourrait apparaître comme une décision de
justice privée. En Crète, nous en avons la preuve a contrario. Venise s'étant
substituée à l'empereur après 1204, il est de ce fait possible de se faire une idée
des droits des archontes grecs de l'île. La plus puissante famille, celle des
Kallergai, qui avaient lutté pour maintenir intacts leurs droits et dont
l'ascendant social fut toujours reconnu par les paysans grecs, ne paraît jouir d'aucun
droit de justice I54. Au XIIIe siècle, une querelle entre deux paysans fit intervenir
un pronoiaire dans le règlement, fournissant le premier et le seul exemple de ce
qui a parfois été interprété comme une délégation de justice en faveur d'un
militaire. Un pronoiaire latin, Syrgaris, fit trancher un conflit opposant deux
1 52. Kékauménos, Conseils et récits, p. 232. « Peuple de la province » traduit ó Àaò; z7tc /6>zy.z.
Ce texte est un des rares à révéler l'influence sociale du notable sur les petites gens, lorsqu'il est
dépourvu de charge officielle et vit chez lui comme un particulier (ÎSicÎjt/;:). Selon Kékauménos, il
faut laisser les habitants juger eux-mêmes les coupables, puis intervenir pour alléger le châtiment
décidé. Ainsi le notable sera bien vu, même par les condamnés. Kékauménos se soucie au plus haut
point de l'opinion publique.
153. Idem, p. 254-256. Les contestations fiscales relevaient à coup sûr également de lajustice
impériale, comme en témoigne la documentation conservée.
154. Ch. Maltezou, Bvzantine « consuetudmes » in Venetian Crete, DOP 49, 1995, p. 269-
280.
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (Vlir-XIIP SIÈCLE) 319
villageois à propos de la possession de dix oliviers par les oikodespotai
(propriétaires) de sa pronoia. En clair, une assemblée de village régla une discorde
intestine, le notaire du village enregistrant la décision I55. Le pronoiaire en
réalité n'intervint pas. En somme, rien de nouveau par rapport aux siècles
antérieurs.
L'empereur n'a jamais abandonné ses prérogatives en matière de justice,
en partie parce qu'elles étaient trop liées à la fiscalité. Notre vision de la justice
byzantine est souvent faussée par la présomption que les jugements étaient
biaises en faveur des puissants. Or, la lecture de nombreux jugements amène à
conclure que les tribunaux appliquaient simplement les lois. Ainsi dans le
procès qui opposa le couvent athonite de Lavra à un bureau du fisc, celui de la
mer, à propos du paiement d'une taxe sur le vin vendu par le monastère dans la
capitale. Présidé par un haut fonctionnaire entouré de nombreux assesseurs, le
procès s'est achevé par la victoire du contribuable, victoire qu'il faut se garder
d'interpréter comme une défaite de l'État face à un privilégié Is6. Bien entendu,
cela ne signifie pas que l'accès à la justice était aisé pour tous, que les tentatives
pour influencer les juges I57, par la corruption ou par des perspectives
d'heureuse carrière I58, n'étaient pas plaie commune des tribunaux byzantins.
En conclusion, on peut tout d'abord distinguer trois phases dans
l'évolution de l'aristocratie byzantine. A l'époque protobyzantine domine une
aristocratie de fonction attachée au prince et au recrutement très ouvert. La crise du
VIIe siècle voit l'effacement des élites en place. L'absence de documentation ne
permet pas de savoir si la rupture est vraiment complète entre les familles en
place au temps d'Héraclius, dont certaines, peu nombreuses, remontaient au
Bas-Empire, comme la dynastie d'Héraclius elle-même, et la nouvelle
aristocratie, dont, en dépit du peu de sources disponibles, on peut dire qu'elle prend
corps sous les Isauriens, puisque nous suivons déjà la postérité de quelques
généraux de l'entourage de Constantin V. Cette aristocratie, qui se renforce au
155 F. Miklosich-I. Mûller, Acta et Diplomata Graeca medii aeri sacta et profana, IV,
Vienne 1871, p. 80-84.
156 P. Magdalixo, Justice and Finance in the Byzantine State, Ninth to Twelth Centuries,
dans Laic and Society in Byzantium, Xinth-Tu-elth Centuries, éd. b\ A. E. Laiou and D Simox,
Washington DC 1994, p. ni-114.
157. Sur les conséquences juridiques de la pression exercée sur les fonctionnaires, voir,
H. Saradi, On the « archontike » and « ekklesiastike dynasteia » and « prostasia » in Byzantium with
Particular Attention to the Legal Sources. A Study in Social History of Byzantium, Byzantion 64,
1994, p. 314-351. Gandas, juriste du xir siècle, rappelle dans un commentaire qu'au cours d'un
procès, certains refusaient de témoigner par crainte de tovJ ap/ovTor H'jvy.n~tiy..
158. A. Kazhdan, Some ()bser\ations on the Byzantine Concept of Law : Three Authors of
the Ninth through the Twelth Centuries, dans Laiou-Simon, p. 210-212.
32O JEAN-CLAUDE CHEYNET
cours des siècles suivants, en même temps que se redresse l'Empire, n'a rien de
« féodale », dans la mesure où, jusqu'au XIe siècle, les autorités impériales l'ont
toujours contrôlée, lui interdisant toute véritable autonomie dans les provinces
où elle résidait, même lorsqu'elles lui confiaient l'autorité sur lesdites provinces.
Enfin, à partir de la seconde moitié du XIe siècle, comme tous les
commentateurs l'ont noté, elle se ferme progressivement au profit de la parenté impériale.
Seconde conclusion : l'aristocratie possède dès le IXe siècle, et sans doute
dès le siècle précédent, une bonne partie des traits qui furent les siens jusqu'à la
fin de l'Empire. La famille impériale est distinguée par l'attribution des titres
les plus élevés et des charges les plus importantes, sauf pendant le règne de
Basile II et, peut-être, pendant le règne personnel de Constantin VII. Cette
élite au sein de l'aristocratie consolide ses liens internes par des mariages
croisés. Il est vrai qu'à partir du règne des Doukas, cet aspect se renforce pour
aboutir à l'oligarchie des Comnènes, mais il n'y a pas là d'innovation complète.
Cette aristocratie détient de grands domaines, sans doute dès l'origine, ce qui
lui permet un enracinement local jusqu'au XIe siècle. Ses richesses sont
toutefois fortement accrues par les rogai attachées aux dignités et par les exemptions
fiscales. Mais ces faveurs impériales sont reprises aussi facilement qu'elles ont
été accordées.
Les liens des aristocrates avec la terre les font, bien entendu, apparaître aux
yeux des populations locales comme leurs chefs naturels, mais sans que les
droits de l'empereur soient amoindris, car ils ne disposaient pas de forces
privées ou de places fortes où les soldats de l'empereur n'auraient pas pu
pénétrer. Cette aristocratie, née du service de l'empereur, n'a jamais cessé de lui
être liée, pas même à l'époque des Comnènes. A cette époque, la principale
différence, qu'il ne faut pas exagérer, c'est la fermeture progressive aux hommes
neufs, alors que l'aristocratie n'avait cessé d'être régénérée, jusqu'au XIe siècle,
par de nouveaux apports, notamment étrangers. Cette aristocratie était
hiérarchisée de fait, mais pas en droit. Si nobles occidentaux et aristocrates byzantins
étaient un peu surpris de leur comportement réciproque à l'égard de leurs chefs
respectifs, les conquérants latins adaptèrent facilement leur système politique
dans les provinces conquises après 1204, en autorisant, en fonction des
antagonismes locaux, les notables grecs à y participer I59.
159. D. Jacoby, Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque, TMz, 1967^.421-481.
Etudiant les archontes grecs de Morée, D. Jacoby constate que « le vocabulaire féodal exprime une
échelle de valeurs, des attitudes, qui sont restées totalement étrangères à l'état d'esprit et à la
mentalité byzantines. » Voir aussi Idem, From Byzantium to Latin Romania Continuity and
Change, Mediterranean Historical Review 4, 1989, p. 1-44.
:
L'ARISTOCRATIE BYZANTINE (VIIT-XIIT SIÈCLE) 321
Que les empereurs n'aient jamais abandonné leurs prérogatives n'a pas
interdit aux plus ambitieux de leurs serviteurs de constituer, dans les provinces
comme à la cour, des factions puissantes, appuyées sur de vastes clientèles, qui
ont finalement, en de rares occasions, menacé le pouvoir lui-même, non pour
imposer des réformes favorables à leurs libertés, mais pour exercer la même
autorité que celle des souverains dont ils convoitaient la succession.
Jean-Claude Cheynet.
ABREVIATIONS
Ahrweiler,
XIe siècle Société
: nouvelles
: H.hiérarchies
Ahrweiler,et nouvelles
Recherchessolidarités,
sur la société
TM VI,byzantine
1976, p. 99-
au
124.
Angold, Byzantine Aristocracy : The Byzantine Aristocracy IX to XIII Centuries,
ed. M. Angold, Oxford 1984.
Attaleiatès : Michel Attaleiatès, ' larooia, éd. I. Bekker, Bonn 1853.
Cheynet, Pouvoirs : J.-Cl. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210) ,
Paris 1990.
DOP : Dumbarton Oaks Papers.
Herlong, Kinship : M. Herlong, Kinship and Social Mobility in Byzantium
717-959, Thèse, Catholic University of America 1986.
Hommes et richesses II : Hommes et richesses dans l'Empire byzantin VIIIe -XVe siècle.
II. éd. V. Kravari, J. Lefort et C. Morrisson, Paris 1991.
Iviron
XIeI-II
siècle: àArchives
1204, éd.de J. l'Athos
Lefort,XIV-XVI,
N. Oikonomidès,
Actes d'Iviron
DeniseII,Papachryssan-
Du milieu du
thou, avec la coll. de Vassiliki Kravari et Hélène Métrévéli, Paris 1985-
1990.
Kaplan, Les hommes et la terre : M. Kaplan, Les hommes et la terre à Byzance du
VIe au XIe siècle, Paris 1992.
Kazhdan-Ronchey, Aristocrazia : A. P. Kazhdan et S. Ronchey, L'aristocrazia
bizantina dal principio dellXI alla fine del XII secolo, Palerme 1997.
Kazhdan-Wharton-Epstein, Change : A. Kazhdan, A. Wharton-Epstein,
Change in Byzantine Culture in the Eleventh and Tzveltfh Centuries, Los
Angeles 1985.
Kékauménos, Conseils et récits : G. G. Litavrin, Sovety i rasskazy Kekavmena
(Cecaumeni consilia et narrationes ) , Moscou 1972.
322 JEAN-CLAUDE CHEYNET
Lemerle, Cinq études : Lemerle, Cinq études sur le XIe siècle byzantin, Paris 1977.
OiKONOMiDÈs, Fiscalité : N. Oikonomidès, Fiscalité et exemption fiscale à Byzance
(IXe -XIe s.), Athènes 1996.
Ostrogorsky, Aristocracy G. Ostrogorsky, Observations on the Aristocracy in
:
Byzantium, DOP 25, 1971.
Patmos I : Bu^avTiva Eyypscfa ~rtc aov^ç IlaTfxo'j, A — Au-rozpaTopixa, éd. Era Vra-
xoussi, Athènes 1980.
Skylitzès : loannis Scylitzae Synopsis Historiarum, éd. I. Thurn, CFHB V, Series
Berolensis, Berlin - New York 1973.
Théophane : Theophanis Chronographia 1-2, éd. C. de Boor, Leipzig 1883- 1885.
Théophane Continué : Theophanes Continuâtes, ed. I. Bekker, Bonn 1838.
TM : Travaux et mémoires.
Vie de Pierre d'Atroa : La vie merveilleuse de saint Pierre d'Atroa ( f 837), éditée,
traduite et commentée par V. Laurent, Subsidia Hagiographica n" 29,
Bruxel es 1956.
Zépos : J.-P. Zépos, Jus graeco-romanum, Athènes 1931.