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Le plagiat (I)

Grands Repères

Université Paris Nanterre

Année universitaire 2019-2020


Semestre I
Table des
matières

Objectifs 3

Introduction 4

I - En guise de préambule : quelques exemples assez frappants 5

II - 1. Plagiat et création, une relation floue 7

1. Internet, source copieuse .............................................................................................................. 7

2. Copier, une base de l'apprentissage .............................................................................................. 8

3. De l'imitation créatrice au plagiat, ou à partir de combien de grains de sable a-t-on un tas ? .....
8

III - 2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation. 10

1. Copier le passé. Imitation et innutrition. ................................................................................... 10

2. Copier le présent. La République des Lettres ............................................................................. 13

3. Copier le futur. Le plagiat par anticipation ............................................................................... 16

IV - 3. L'attitude libérale et ses dérapages. 19

1. Montaigne, copieur copié ............................................................................................................ 19

2. Musset, Lamartine et l'art de la décalcomanie ........................................................................... 19

Question de synthèse 21

Glossaire 22

Références 23
Objectifs

Comprendre les enjeux du plagiat, clarifier ses idées sur cette notion et ses conséquences dans la
pratique universitaire
Distinguer l'emprunt créatif et la copie
Effectuer des repérages dans l'histoire culturelle, autour de la question du statut de l'auteur
Engager une réflexion sur la tension entre liberté et propriété dans le domaine culturel
A la fin de ce cours, vous aurez réfléchi sur la manière dont vous devez utiliser vos sources, et mis
en place quelques points de culture générale.

3
Introduction

Le plagiat, est-ce vraiment une faute ? Créer, n'est-ce pas faire du neuf à partir de l'ancien ? Lorsque
l'on dit à un écrivain que son écriture fait penser à Proust, lui fait-on un compliment, ou l'accuse-t-on de
vol ?
A l'heure de l'internet, la question se pose de plus belle. Les contenus abondent, nous en sommes
écrasés, et certains n'ont pas d'auteur unique ; les reprendre, est-ce plagier ?
On pourrait faire une réponse simple et univoque : oui.
En droit, reprendre les termes d'une autre œuvre sans le dire, c'est plagier, si la reprise est prouvée.
Dans les règlements universitaires, le plagiat est interdit : des chartes, des règlements vous disent de
ne pas copier l'œuvre d'autrui, publiée ou non, tout particulièrement dans vos productions évaluées  :
examens, mémoires. L'infraction à cette règle risque de vous coûter votre validation de diplôme, une
interdiction d'examen, une exclusion temporaire de votre université ou de tout établissement public...
Avez-vous un peu peur  ? C'est bien. Mais ce n'est pas suffisant. Car les questions posées plus haut se
posent, et il serait préférable d'y apporter des réponses. L'objectif de ce cours est que vous compreniez
ce qu'est le plagiat, et pourquoi il faut l'éviter ; que vous respectiez cette règle, non par peur, mais par
assentiment, par conviction, par engagement personnel.
Pour cela, nous allons commencer par critiquer l'idée de plagiat. L'interdiction du plagiat n'est pas une loi
sacrée : c'est une règle qui n'a pas toujours existé, a été inventée, et que l'on peut questionner. Ce sera
aussi l'occasion d'un parcours dans l'histoire de la création intellectuelle et de la manière dont elle a
été pensée aux différentes époques.
Mais pour comprendre de quoi nous parlons, observons d'abord quelques exemples - avec les yeux et les
oreilles.

4
En guise de préambule : quelques exemples assez frappants

En guise de
préambule : quelques I
exemples assez
frappants

Exemple : 1. Le Belge et le Brésilien

Vous percevrez peut-être un petit air de ressemblance entre ces


deux introductions musicales (sauf si vous utilisez la version
papier de ce cours...) : celle d'un guitariste brésilien des années
60 un peu oublié, et celle d'un tube récent interprété par un
auteur-compositeur australo-belge, Wouter De Backer, dont le
nom artistique est "Gotye" (prononcer "Gautier").
Gotye, clip de Somebody that I
used to know (feat. Kimbra)
 

Exemple : 2. La Fourmi et l'Escarbot

Dans la saison d'été, une fourmi rôdant dans la campagne, ramassait des
grains de blé et d'orge, et les mettait en réserve pour s'en nourrir en hiver.
Un escarbot - p.22 § l'aperçut et s'étonna de la voir si laborieuse, elle qui
*

travaillait au temps même où les autres animaux, débarrassés de leurs


travaux, se donnent du bon temps. Sur le moment, la fourmi ne répondit
rien ; mais plus tard, quand vint l'hiver et que la pluie détrempa les bouses,
l'escarbot affamé vint demander à la fourmi l'aumône de quelque aliment. La
fourmi lui dit alors : « Ô escarbot, si tu avais travaillé au temps où je prenais
de la peine et où tu m'injuriais, tu ne manquerais pas à présent de
nourriture. »
Pareillement les hommes qui, dans les temps d'abondance, ne se préoccupent
pas de l'avenir, tombent dans une misère extrême, lorsque les temps viennent
à changer.
« La Fourmi et l'Escarbot », Ésope (V-VIe s. av-J.C), traduction Émile
Chambry, Paris, « Les Belles Lettres », 1927, p. 106.

Exemple : 3. La robe de chambre et les pantoufles

Carmontelle, Le Distrait (1770-1781) Musset, On ne saurait penser à tout


(1849)

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En guise de préambule : quelques exemples assez frappants

Le Marquis : Holà ! ho ! quelqu'un ! Le Marquis : Holà ! ho ! quelqu'un !


Le Blond  : Qu'est-ce que veut Mon­sieur le Victoire  : Qu'est-ce que veut Mon­sieur le
Marquis ? Marquis ?
Le Marquis  : Allons, donne-moi ma robe de Le Marquis  : Donnez-moi une robe de
chambre et mes pantoufles ; je veux me lever. chambre.
Le Blond : Vous badinez, Monsieur le Marquis. Victoire : Vous badinez, monsieur le marquis.

Exemple : 4. Le journaliste et wikipedia


 

Capture
https://webtv.parisnanterre.fr/permalink/v125613b49be8sw9td0b/
Être journaliste, est-ce faire du copier-coller dans Wikipedia ?

6
1. Plagiat et création, une relation floue

1. Plagiat et création,
une relation floue II

Internet, source copieuse 7


Copier, une base de l'apprentissage 8
De l'imitation créatrice au plagiat, ou à partir de combien de grains de
sable a-t-on un tas ? 8

Dans cette partie, nous allons voir qu'il n'est pas toujours facile de distinguer la création, qui passe
nécessairement par une phase d'imitation, et le plagiat, qui en reste à cette phase et ne la dépasse
pas. Dans certains cas, la frontière n'est pas nette. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas.

1. Internet, source copieuse


Plagier sans s'en rendre compte

La lutte contre le plagiat est un domaine en expansion, tout particulièrement dans l'université.
Les UFR se dotent de logiciels anti-plagiat, capables de retrouver les traces même maquillées de
sources connues, rédigent des chartes morales, sanctionnent lourdement les transgressions.
Pourquoi tant d'attention  ? Internet et le numérique sont sans doute l'une des principales
explications. Il est aujourd'hui plus que jamais facile de plagier  ; il n'est plus nécessaire de
fouiller les bibliothèques, il suffit de se laisser glisser sur la pente. La numérisation permet des
couper-coller indolores. On peut presque plagier sans s'en rendre compte : le dérapage ressemble
parfois à un lapsusLapsus- p.22 § .
*

Séparation entre le texte et l'auteur

Les sources abondent, et sur internet, elles sont souvent déjà plagiées. Ce n'est pas seulement
une question d'abondance, de facilité, mais aussi de détachement du lien qui unissait un texte à
son auteur. La numérisation détache les textes de la forme-livre, qui les associait étroitement et
physiquement à un auteur unique, du moins depuis l'invention de l'imprimerie (voir le cours sur
ce sujet).
Nous sommes peut-être en train de revenir à une situation comparable à celle du Moyen Âge,
où le texte pouvait être modifié par plusieurs intervenants, auteur régulièrement collectif,
copiste, libraire (qui était aussi l'éditeur)  : « Le texte valait pour lui-même, presque
indépendamment de sa signature », explique la spécialiste française du plagiat,
H. Maurel-IndartPlagiats, les coulisses de l'écriture. On le modifiait, l'augmentait, le liait à d'autres textes,
et le plagiat « se distinguait mal de l'écriture originale qui fonctionnait de toute façon par
superpositions successives de textes d'origines diverses ».

Remarque
L'écriture collaborative, le « wiki », systématise ce processus. On peut citer un article de Wikipédia,
en espérant qu'il dise juste, mais on aura du mal à donner son auteur, et l'on ne peut pas garantir
qu'il dira la même chose deux mois plus tard. C'est pourquoi il faut toujours citer la date de
consultation.

7
1. Plagiat et création, une relation floue

Le plagiat quotidien

Il n'y a pas que de grands plagiats manifestes, donnant lieu à des œuvres publiées et vendues ;
vus de l'extérieur, ils paraissent être le fait d'individus à l'équilibre psychologique instable, de
personnes qu'un état d'esprit singulier ou une situation difficile ont conduits à se
déconnecter du réelDu plagiatau point de s'emparer délibérément de la création d'autrui. Mais il
faut aussi parler du petit plagiat quotidien, de celui que chacun d'entre nous peut être tenté de
faire, par manque de temps, fatigue, stress, toutes raisons qui affaiblissent notre «  surmoi  »,
c'est-à-dire notre aptitude à nous conduire en individus responsables et lucides, conscients des
conséquences de leurs actes.

2. Copier, une base de l'apprentissage


Cette cause circonstancielle, liée à une mutation technologique, agit comme le multiplicateur
d'une autre cause, plus profonde, plus humaine, pour ne pas dire anthropologique. L'imitation
est à la base de toute création, et plus globalement, de tout apprentissage. La difficulté ici ne se
limite pas à la littérature. La différence entre le plagiat et d'autres activités telles que
l'apprentissage et la création n'est pas absolument nette. L'élève qui apprend non seulement des
informations mais aussi des idées dispensées par un professeur ne s'approprie-t-il pas ce qui lui
était étranger ? L'imitation est à la base de toute éducation, de toute transmission. La brider,
c'est aller contre une tendance naturelle qui existe chez tous les animaux évolués.

Remarque

Entendons-nous : reconnaissons tout de suite que


brider le naturel n'est pas forcément mauvais. La
nature nous montre aussi diverses méthodes de
marquage de territoire peu recommandables, des
procédés d'accouplement quelque peu cruels, et une
agressivité constante dont nous sommes contents que
les lois nous protègent. En va-t-il de même pour le
plagiat  ? Lutter contre lui, serait-ce aussi lutter
contre la loi de la jungle ?

La mante religieuse dévore parfois son mâle


pendant l'accouplement.
 

3. De l'imitation créatrice au plagiat, ou à partir de combien


de grains de sable a-t-on un tas ?
Une zone grise

Connaissez-vous le paradoxe du tas de sable, également appelé le paradoxe soriteparadoxe sorite


- p.22 §  ? Il consiste à dire que lorsque l'on ajoute un grain de sable à un autre, cela ne fait pas
*

un tas. Mais dans ce cas, à partir de quel grain passe-t-on de « quelques grains de sable » à un
tas ? Le 32e ? Le 57e ? On ne peut pas répondre à cette question. On ne peut pas dire quand
l'on passe du non-tas au tas, et pourtant, la différence qui les sépare existe (>> aller plus loin).
Il en va de même de la différence entre l'imitation créatrice et le plagiat. La limite
entre les deux n'est pas toujours facile à percevoir ; mais ce n'est pas pour cela qu'elle n'existe
pas.

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1. Plagiat et création, une relation floue

Internet, un révélateur

Dans certains cas, le plagiat n'est pas un fait clairement identifiable, mais plutôt une «  zone
grise », entre copie servile et inspiration créatriceDu plagiat. La spécialiste française du plagiat, H.
Maurel-Indart, explique qu'il y a une quinzaine d'années, le sujet était tabou. On n'osait guère
parler de plagiat, car on sentait bien que les grands auteurs eux-mêmes risquaient d'être
mis en causeDu plagiat. La proximité avec la création, l'invention, faisait peur. Paradoxalement,
c'est sans doute internet qui a changé cette situation (et le travail de quelques chercheurs, qui
ont enquêté sur ce phénomène). Internet a révélé, notamment à l'université, l'existence d'un
plagiat trop manifeste, trop grave pour pouvoir être ignoré.

*  *
*
Il est important de réfléchir à la frontière entre imitation créatrice et plagiat , car entre les deux, l'on
bascule d'un processus de perfectionnement de sa pensée au vol intellectuel. Dans cette partie, nous avons
vu qu'une certaine confusion pouvait régner, pour des raisons profondes, presque anthropologiques (nous
apprenons par l'imitation), et pour des motifs liés à la grande mutation que nous vivons, celle de la
numérisation. Dans les parties qui suivent, nous allons voir que cette relative confusion s'ancre également
dans notre histoire culturelle.

9
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

2. Éloge du plagiat.
La doctrine de III
l'imitation.

Copier le passé. Imitation et innutrition. 10


Copier le présent. La République des Lettres 13
Copier le futur. Le plagiat par anticipation 16

Le relatif flou entre imitation créatrice et plagiat est aussi un héritage de notre histoire culturelle.
Celle-ci a largement favorisé l'imitation et négligé le vol intellectuel, jusqu'à ce que la situation
devienne intenable. Après l'éloge du plagiat viendra la révolte.
Dans cette partie, nous allons voir qu'à l'âge classique, la notion de plagiat n'existe pas, et que la
création est perçue avant tout comme une imitation. Nous verrons sur quelles grandes idées s'appuie
cet éloge de l'imitation. Nous distinguerons imitation du passé et du présent, et nous verrons que
l'on peut même parler, dans une certaine mesure, d'une imitation du futur.

1. Copier le passé. Imitation et innutrition.


Haine de l'originalité

Au XVIe siècle, on n'aime pas l'originalité ni la nouveauté. Les catholiques accusent les
protestants de vouloir apporter de la nouveauté dans la religion, ce qui leur paraît affreux ; les
protestants leur répondent que ce sont eux qui ont apporté des nouveautés monstrueuses dans la
religion instaurée par le Christ, au cours du Moyen Âge. Ils veulent revenir à la religion des
origines. A cette époque, le meilleur moyen de prouver ce que l'on dit est de trouver un auteur
ancien qui l'avait déjà dit, en latin, ou mieux encore, en grec.

Montaigne : l'originalité cachée derrière les Anciens

C'est ce que fait Montaigne. Il ne cesse d'appuyer ses dires sur des citations d'auteurs
antiques. Est-ce parce qu'il ne dit que des banalités ? Au contraire. Montaigne dit des choses
très nouvelles en réalité. Il explique que les cannibales ne sont pas inférieurs aux chrétiens
occidentaux, qu'ils sont même plus courageux, plus purs, plus proches de leurs origines, et bien
moins cruels (v. le cours "humanisme"). Il parle de la liberté du membre viril, qui s'émeut
quand il ne faudrait pas, et reste coi quand il faudrait intervenirLes Essais, livre .I
Montaigne dit beaucoup de choses nouvelles, et c'est pour cela qu'il s'appuie sur des auteurs
anciens, pour donner le sentiment qu'il ne fait que développer ce que les Anciens ont dit. En
réalité, il y a souvent un petit décalage entre ce qu'ont dit les Anciens et ce qu'il dit lui-même.

La Fontaine a-t-il inventé une histoire ?

Cette pratique concerne les auteurs les plus connus. Un siècle plus tard, Corneille estime que
les bonnes tragédies, celles qui prennent le public aux tripes, sont celles où l'on voit un frère
amoureux de sa sœur, une mère qui tue son fils...Mais comment raconter de telles horreurs sans

10
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

choquer  ? En empruntant le scénario à l'histoire antique. Dans ses préfaces, il s'acharne à


montrer qu'il n'invente rien : tout vient des historiens antiques.
Molière de son côté puise abondamment dans la Commedia dell'Arte, et La Fontaine reprend
dans ses Fables les apologues d'Ésope. Il ne s'en cache pas, et fait précéder son recueil d'une vie
du poète grec dont la fonction est claire  : placer ses historiettes sous une autorité morale
reconnue de tous.

Hélène Maurel Indart cite une fable de La Fontaine


évoquant le geai, censé se parer des plumes d'autrui,
comme modèle de ceux « que l'on nomme plagiairesDu plagiat
»  ; or cette image est empruntée à Horace, évoquant  le
geai qui se pare des plumes du paon, de même que
certains écrivains s'approprient les idées d'autrui. Au
demeurant, lui-même la tenait d'Ésope.
Les cas les plus rares sont en réalité ceux où La Fontaine
s e p e r m e t d '
inventer purement et simplement l'histoire qu'il racontedeux
fables entièrement inventées

. On comprend que le rapport entre usage et


- p.23 ¤
*

audace, voire provocation, est inversé, par rapport à nos


valeurs modernes  : l'invention personnelle apparaît
comme une transgression, sur fond d'inspiration
antique s'autorisant de temps en temps à aller regarder
des auteurs plus récents.
Affiche Au bon marché
 

La doctrine de l'imitation. L'abeille butineuse.

Les créateurs réfléchissent à cette situation et élaborent une


doctrine de l'imitation, qui définit les fondements et les limites
de cette attitude. Créer, c'est imiter les Anciens, réassembler
les matériaux qu'ils ont livrés. Les humanistes passent
beaucoup de temps à traduire les œuvres des Anciens ; mais
ces traductions sont plutôt des adaptations.
Bien souvent, la traduction est suivie d'une production
personnelle  : on traduit Pétrarque puis on écrit des sonnets
pétrarquistes. En 1541, l'humaniste Peletier du Mans traduit l'
Art poétique d'Horace ; en 1555, il publie son Art poétique, qui
se veut une production personnelle, bénéficiant du modèle
antique.
Pierre de Cortone, Le
Triomphe de la divine
Providence (détail),
1633-1639, Rome, Palais
Barberini

L'image qui symbolise la création à cette époque, elle-même transmise d'auteurs en auteurs
depuis l'Antiquité, est celle d'une abeille butinant les fleurs. Fleurs, florilège  : la littérature
antique est perçue comme une source, un jardin de fleurs dont il faut faire son miel. Cette

11
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

image, qui est un vrai


lieu commun de la littérature de la Renaissance (et de l'Antiquité déjà) L'origine de cette image de
l'inspiration

, et est donc reprise de texte en texte, symbolise l'importance de l'imitation dans cette
- p.23 ¤
*

culture.

Une limite dans l'imitation, l'innutrition. L'abeille et le perroquet.

En même temps, elle en fixe une certaine limite  : l'abeille


butine, mais elle transforme ensuite sa récolte. Cette idée
est elle aussi exprimée à l'aide d'une métaphore alimentaire,
celle de l'innutrition. On la trouve par exemple à la fin du
XVIe siècle chez Montaigne, qui critique ceux qui picorent
la science chez les auteurs antiques, pour ensuite la « 
la dégorger seulement et la semer à tout ventI, 25  » . Il
ajoute :

Jacques Barraband 1767-1809,


"Perroquet à bec couleur de sang
(Tanygnathus megalorynchos)"
 

Nous savons dire : « Cicéron parle ainsi ; voilà les préceptes moraux de
Platon ; ce sont les mots mêmes d'Aristote. » Mais nous, que
disons-nous, nous-mêmes ? Que faisons-nous ? Que jugeons-nous ? Un
perroquet en dirait bien autant.
[...]
Que nous sert d'avoir le ventre plein de nourriture si elle ne se digère
pas ? si elle ne se transforme pas en nous ? si elle ne nous rend pas plus
grands et plus forts ?

Au chapitre suivant, consacré à l'éducation des enfants, il suggère de leur donner un maître « 
qui eut plutôt la tête bien faite, que bien pleineI, 26 ». Il y reprend l'image de l'abeille :

Les abeilles butinent de çà de là les fleurs, mais elles en font après le


miel, qui est tout à elle ; ce n'est plus thym, ni marjolaine. Ainsi les
pièces empruntées d'autrui, il les transformera et les confondra, pour
en faire un ouvrage tout sien [...].

Un siècle plus tard, le précepteur de Louis XIV se souvient sans doute de ces pages, lorsqu'il
transforme la métaphore en une mini fable, celle de l'abeille et la fourmi :

12
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

L'on peut dérober à la façon des abeilles sans faire tort à personne,
mais le vol de la fourmi, qui enlève le grain entier, ne doit jamais être
imité.

2. Copier le présent. La République des Lettres


Érasme et ses 600 amis facebook

Nos auteurs classiques ne se contentent pas de copier les Anciens ; il picorent parfois aussi chez
leurs contemporains. La Fontaine ne s'inspire pas seulement d’Ésope. Il puise à d'autres sources
vénérables : Horace, qu'il utilise plus qu'Ésope et ne cite pourtant pas, Phèdre, les Évangiles, le
Roman de Renart, et au siècle précédent, Rabelais et MontaigneFables. Il puise aussi chez ses
contemporains, sans juger utile de le dire : notamment dans un recueil de facéties d'un certain
Louis Garon, ou chez Guez de Balzac ; il s'inspire aussi des interprétations de certains savants
de son époque, qui lui fournissent des éléments de morale (Faerne, Guéroult, Corrozet...)Fables.
Cette attitude peut en partie s'expliquer par le fait qu'à cette idée de modèles antiques s'ajoute
une autre idée, qui continue aux temps modernes, et retrouve un certain regain avec le wikiwiki
- p.22 §   : la culture collaborative, l'idée que la création est toujours amalgame d'influences
*

diverses, qui peuvent être antérieures ou contemporaines. Cette idée coïncide avec le rêve d'une
République des Lettres dépassant les frontières nationales, d'une culture cosmopolite,
qu'illustre notamment, au début du XVIe siècle, Érasme, écrivain néerlandais qui parcourt
l'Europe de l'Italie à l'Angleterre, et échangeant des lettres avec plus de 600 correspondants. Ce
rêve persistera jusqu'au siècle des Lumières : Rousseau, Voltaire, les grands philosophes, voient
tous le cosmopolitisme d'un œil favorable.

Montaigne : mes idées ne m'appartiennent pas.

Là encore, Montaigne est un passeur d'idées, communiquant les idéaux de son siècle finissant
aux moralistes du XVIIe siècle et aux philosophes du XVIIIe. Juste avant l'image de l'abeille
citée plus haut, il écrit :

La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont pas plus à


qui les a dites en premier, qu'à qui les dit après. Ce n'est pas plus selon
Platon, que selon moi : puisque lui et moi l'entendons et voyons de
même.

Ainsi selon lui, peu importe qui a dit telle ou telle chose ; quand une pensée est juste, elle est la
vérité, et n'appartient à personne. Belle idée, qui a sans aucun doute sa part de vérité, mais qui
peut aussi cautionner bien des dérapages, nous le verrons.

13
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

Le peintre qui ne voulait pas partager ses arbres

Trois siècles plus tard, alors que les idées auront


bien changé, cette thématique nourrit pourtant
encore une Apologie pour le plagiat écrite par
Anatole France (1891). On voit tout de même
que les choses ont changé. Le terme « plagiat »
employé par A. France montre qu'il est
conscient de faire l'éloge d'une transgression ; à
l'époque de Montaigne, ce terme n'existait
pratiquement pas. Cet ouvrage provocateur
s'inscrit dans une tradition parodique ancienne,
celle de l'éloge paradoxal (on fait l'éloge de la
mouche, de la calvitie, de la folie...).
Anatole France y raconte notamment que le
peintre paysagiste Henri Harpignies, qui était le
«  Michel-Ange des arbres  », rencontra un jour
Arbres à Antibes, Henri-Joseph Harpignies
un jeune artiste, qui lui dit timidement que cet
(1819-1916) - Musée des Beaux-Arts de
endroit de la forêt lui était réservé.
Bordeaux (France)
« Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du
sourire d'Hercule » conclut A. FranceApologie pour le  
plagiat
. Autrement dit, les idées ne sont pas plus à
Montaigne que les arbres ne sont au peintre qui
a décidé de les représenter. Belle idée
encore  :  mais si on la suit, n'importe qui peut
publier votre photo sur internet. Il faut trouver
un entre-deux.

Sur le même registre, un ouvrage de la même époque au titre évocateur, La Formation du style
par l'assimilation des esprits (1901), cite ces vers de MussetLa Formation du style par l'assimilation des esprits :

On m'a dit l'an dernier que j'imitais Byron- p.23 ¤ ... *

Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci- p.24 ¤ ?...


*

Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.


Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.

Il n'est peut-être pas étonnant que le maître d'école fasse les frais de cette rébellion contre les
règles. Nous verrons plus loin que Musset a parfois eu une conception très large de l'emprunt
littéraire. On voit ici s'affronter nos deux problèmes de départ : une conception de la création
comme oeuvre commune de l'humanité, et le sentiment que malgré tout, protéger idées et
œuvres d'art contre la copie sauvageUn autre éloge récent- p.24 ¤ peut être profitable à leurs auteurs.
*

14
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

Le concept d'intertextualité

Tout texte est héritier de plusieurs autres textes qui l'ont


précédé. Gérard Genette a proposé une théorisation
moderne de ce phénomène dans un ouvrage intitulé
« Palimpsestes »Palimpsestes. Un palimpseste est un parchemin
que l'on a frotté pour effacer son texte, afin de le
remplacer par un autre : on faisait cela au Moyen Âge car
les parchemins, faits de peaux de bêtes, coûtaient très cher
(v. le cours sur l'imprimerie). Mais il restait toujours
quelque chose de l'ancien texte. L'idée défendue par
Gérard Genette est que tout texte littéraire est écrit sur
d'autres textes dont il s'inspire, auxquels il fait allusion, ou
qui l'influencent. Il appelle ce phénomène la relation d'
intertextualitéA savoir -? p.23 ¤ . Il envisage plusieurs types
*

de présence des textes précédents dans un texte : citation,


allusion, et toutes les formes de parodies ou de réécriture. Un manuscrit d'Archimède
transformé en livre de prières,
redécouvert et déchiffré au début
du XXe siècle.
 

Complément
Dans les autres arts, la copie est sans doute encore plus naturelle qu'en littérature. La moindre
visite de musée nous montre ce qu'il en est en peinture, et qu'à l'époque de Picasso encore les
grands artistes aimaient prendre le même sujet pour le traiter plus ou moins différemment. Copier les
œuvres des grands artistes, c'est une activité essentielle de l'apprenti dans son atelier.
Il en va de même pour la musique. Tout musicien a commencé par jouer les morceaux des autres :
tout compositeur a été interprète, c'est dans la nature de cette discipline. Beethoven reprend les
mélodies de Mozart, les mélodies de Chopin sont reprises en jazz et chantées par Gainsbourg...On
peut aussi croiser  : L'opéra de Mozart Les Noces de Figaro est une adaptation de la pièce de
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, parue quelques années avant ; non moins célèbre, la Traviata
de Verdi (1853) est tirée du roman La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas (1848), par
l'intermédiaire de son adaptation théâtrale (1852).
Il n'empêche : en musique comme ailleurs, le plagiat existe aujourd'hui, et est sanctionné. S'il existe
des cas peu clairs, d'autres le sont parfaitement. Le cas de « ressemblance musicale » cité en exergue
de ce cours, entre la chanson « Somebody that I used to know » de Gotye et « Seville » de Luis
Bonfa, grand guitariste et chanteur des années 60, a donné lieu à un procès qui s'est soldé par le
versement de «  45% environ des gains de Gotye [...] aux proches du chanteur brésilien  » (
qui n'avaient sans doute pas hérité autant de leur aïeul« Pourquoi parle-t-on du "plagiat" de Gotye mais des "samples" de
Daft Punk ? »
- p.23 ¤
*

).
Vous aurez peut-être remarqué que l'on reconnaît aussi, dans l'introduction de "Somebody...", l'air
de "Ah vous dirais-je maman", joué par une sorte de xylophone. Gotye ne risque pas d'être inquiété
pour cet emprunt : l'air date du XVIIIe siècle et est donc libre de droits ; son auteur est anonyme,
même si l'air a été rendu célèbre par les variations composées par Mozart autour de ce thème
musical ( K.265). Cet air est tellement célèbre que l'accusation de plagiat ne tient pas : Gotye l'a
inséré par jeu dans l'introduction de sa chanson, l'air est là pour qu'on le reconnaisse. Ce n'est plus
du plagiat.
Fondamental
Il existe plusieurs modes de copie d'une autre œuvre. La parodie, l'allusion explicite, ne sont pas des
plagiats. Le plagiat est un emprunt dissimulé, à un ouvrage qui ne fait pas partie d'un patrimoine

15
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

ancien, supposé être connu de tous.

3. Copier le futur. Le plagiat par anticipation


Quand Led Zeppelin invente un tube qui existait déjà

L'une des conséquences de cette idée d'imitation vertueuse est le concept de plagiat par
anticipation, développé par les surréalistes, et repris récemment par un universitaire amateur de
paradoxes, Pierre BayardLe plagiat par anticipation.
L'idée est la suivante. Si toutes les œuvres sont connectées par des liens de ressemblance et
d'influence, il arrive que certaines contiennent des idées, thèmes, motifs, que d'autres
développeront plus tard, et rendront célèbres. Dans ce cas, le premier auteur pourra a posteriori
être reconnu comme un précurseur. Il bénéficiera ainsi de la grandeur donnée à son idée par
celui qui est venu après lui. N'est-ce pas alors lui qui vole son originalité au grand auteur venu
après lui ?
Cette réflexion peut paraître fantasque, mais la question se pose réellement dans certains cas de
plagiats musicaux. Un cas retentissant fut en 2014 l'accusation portée contre le groupe mythique
Led Zeppelin d'avoir trouvé l'introduction de son tube le plus célèbre, « Stairway to Heaven »,
dans une chanson interprétée en 1971 par le groupe Spirit, aujourd'hui très largement oublié.
L'accusation est problématique, dans la mesure où les musiciens du groupe Spirit ne se
manifestent que 40 ans après les faits, et que la ressemblance n'est pas flagrante. Dans cette
situation, on pourrait penser à une simple coïncidence.

Remarque
En tapant «  ressemblances musicales  » sur internet, vous verrez que le phénomène est courant, y
compris en musique classique, et même entre la musique classique et le rock (mais il faut avouer
qu'avec la musique électronique, et le concept légèrement scabreux de « sample », les problèmes se
multiplient).
On pourrait se demander si ce n'est pas le groupe Spirit qui est malhonnête, jouant sur le fait
que la chanson de Led Zeppelin, bien plus connue que la leur, pourrait leur rapporter beaucoup
d'argent. Il pourrait s'agir d'un cas de création simultanée : le guitariste de Led Zeppelin, jouant
quelques notes d'introduction sur sa guitare, aurait trouvé la combinaison magique, comme il le
déclare, tombant inconsciemment sur un air qui existait déjà. Une explication intermédiaire
serait qu'il ait entendu cet air mais ne s'en souvienne pas. Certes, il est vrai que les deux
groupes avaient fait une tournée commune en 1969...20minutes.fr

Dans ce cas, on pourrait dire que le plagiaire est plutôt le groupe Spirit  : il a copié par
anticipation un air qui ne pouvait devenir célèbre qu'avec le génie de Led Zeppelin. On pourrait
dire que la beauté du morceau de Spirit n'est révélée qu' a posteriori par celle du morceau de
Led Zeppelin. Spirit s'approprie une qualité dont il n'aurait pas été conscient sans son illustre
successeur.

Un avocat adepte du surréalisme. L'affaire Calogero.

Un autre exemple, plus proche ? Ce morceau vous dira peut-être quelque chose (si vous lisez la
version papier, cherchez "les chansons d'artistes feriol" sur votre téléphone):
On est étonné qu'un groupe ose copier de si près la mélodie d'une chanson qui a occupé les
premières places des ventes de musique en France, "Si seulement je pouvais lui manquer" de
Calogero. Comment ses auteurs ont-ils pu imaginer que l'on ne reconnaîtrait pas le modèle  ?
Vous avez compris : l'explication est qu'ils ont composé leur chanson non pas après, mais avant
celle de Calogero (dont l'auteur déclaré est son frère). Pas longtemps avant, du reste  : cette
chanson a été déposée fin 2001 à la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de
musique) par Laurent Feriol ; ce dernier a porté plainte contre Calogero, dont la chanson est
sortie en 2004. La condamnation initiale, un versement de 80 000 euros de dommages et
intérêts, a été contestée par le chanteur, puis confirmée par la cour d'appel, le 22 juillet 2015,
moyennant l'intervention d'experts. L'avocat de Calogero avait pourtant souligné que le titre

16
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

"Les chansons d'artistes" n'avait fait l'objet que d'une diffusion confidentielle, et qu'"à supposer
qu'elle ait été créée antérieurement", il ne pouvait s'agir que d'une "rencontre fortuiteSource
- p.24 ¤ ". Il n'était pas loin d'invoquer le plagiat par anticipation : la chanson de L. Feriol est à
*

jamais dotée d'un intérêt supplémentaire depuis le succès de "Si seulement je pouvais lui
manquer".

La madeleine de Proust

Revenons à l'écrit. L'un des exemples les plus frappants cités par P. Bayard est l'épisode célèbre
de la "madeleine de Proust". Dans ce passage de Du côté de chez Swann, le narrateur se rend
compte en trempant une madeleine dans son thé que certains goûts, certaines textures, peuvent
nous replonger dans des souvenirs enfouis en nous, et nous connecter avec l'atmosphère ancienne
et oubliée qui les accompagnait. Cette scène est très connue et est un vrai symbole de la
création proustienne. Mais plusieurs auteurs de cette époque, comme Edgar Quinet, avaient
développé des idées similaires auparavant. Ils auraient pu accuser Proust de plagiat. Mais il
aurait pu leur répondre que c'est son roman qui a rendu ce thème célèbre, et qu'ils sont les
bénéficiaires de cette convergence thématique. Edgar Quinet n'avait pas su montrer toute
l'importance de cette idée, et son texte n'est intéressant que grâce à Proust...Du côté de chez Swann
- p.23 ¤ .
*

Kafka, inventeur de ses précurseurs

Ce phénomène est abordé par l'écrivain J. L. Borges dans un


texte où il s'amuse à rechercher « 
Les précurseurs de KafkaEnquêtes  », c'est-à-dire des auteurs
ayant écrit avant lui, mais chez qui on trouverait ses
thématiques, la tonalité très inquiétante de ses romans,
certaines de ses idées ou même de ses personnages. Si Kafka
n'avait pas existé, ces éléments épars n'auraient pas pris sens.
Mais il a existé, et cela donne à ces auteurs une valeur
supplémentaire qu'ils n'avaient pas, et dont leurs auteurs ne
pouvaient pas être conscients.

Franz Kafka (1883-1924)

Sont-ils alors des plagiaires, par anticipation ?


Difficile d'être convaincu par ce concept un peu provocateur. L'idée d'« 
influence rétrospectiveop. cit...  » qu'emploie aussi Pierre Bayard, ou le concept plus banal de
« précurseurs » paraissent mieux décrire cette situation.
Que déduire de cette thématique ?
que si un créateur est influencé par ses prédécesseurs, en sens inverse, la perception que
nous avons de leur œuvre est à son tour influencée par son œuvre. Mais il s'agit bien de
la perception que nous en avons.
en revanche, cela montre que les jeux d'influences entre les œuvres sont multiples et pas
toujours conscients. Si Edgar Quinet (et plusieurs poètes auxquels Proust rend hommage
dans Le Temps retrouvé) a eu l'idée des souvenirs sensibles quelques années avant Proust
et sa madeleine, c'est peut-être qu'ils ont eu accès aux mêmes sources, évoluaient dans un
même univers intellectuel, nourri notamment par les débuts de la psychanalyse.
que l'on peut créer en copiant. Il fallait le génie de Proust (de Led Zeppelin, de
Calogero ?) pour donner toute son ampleur au thème qu'il a puisé chez les autres. Ce qui
paraît incompréhensible, surtout dans les exemples contemporains, c'est que des artistes

17
2. Éloge du plagiat. La doctrine de l'imitation.

reconnus s'exemptent de citer les sources qu'ils ont utilisées, et qu'ils sont en mesure de
magnifier.

Remarque
On retrouve ce phénomène en sciences : quand plusieurs chercheurs travaillent en même temps sur les
mêmes questions, il est parfois difficile de dire qui est l'auteur de l'invention.
La question se pose même pour l'invention du vaccin par PasteurPlagiats, les coulisses...  ; la théorie de
Darwin se rencontre sous des formes au moins partielles chez d'autres savants de son époque, et il
reste difficile d'en attribuer clairement la paternité. Il est d'autant plus nécessaire de signaler
clairement la part qui revient à chacun.

18
3. L'attitude libérale et ses dérapages.

3. L'attitude libérale
et ses dérapages. IV

Montaigne, copieur copié 19


Musset, Lamartine et l'art de la décalcomanie 19

Dans cette partie, nous verrons que la doctrine de l'imitation pose des problèmes et connaît des
excès, même à l'âge classique.
A l'âge classique, la notion de plagiat n'existe pas vraiment. A la méfiance vis-à-vis du nouveau
s'ajoute le rêve d'un partage des connaissances qui est aussi une part importante de
l'humanisme. La recherche de l'originalité est une idée moderne, née avec l'émergence de
l'individualité, qui s'amorce au XVIe siècle, avec l'humanisme, mais ne prend toute sa force qu'avec
le romantisme du XIXe siècle, mouvement marqué par un narcissisme assez fort. Auparavant, la
limite entre imitation, c'est-à-dire création, et plagiat, n'est pas nette. Mais cette liberté dans les
pratiques suscite quelques ambiguïtés et dérapages. Grincements de dents en perspectives.

1. Montaigne, copieur copié


Nous avons lu plus haut un passage des Essais où Montaigne se moque des pédants qui picorent
la science des Anciens, puis retourne la moquerie contre lui-même, constatant qu'il fait presque
la même chose. Ce passage se termine « bien », puisqu'il formule la doctrine de l' innutrition.
Mais entre temps, Montaigne a illustré son propos avec des histoires empruntées aux Anciens.
C'est transparent lorsqu'il les cite en latin : il ne cite pas l'auteur, car il estime que le lecteur
saura l'identifier. Il en va presque de même lorsqu'il raconte l'histoire du riche Romain qui
s'entourait de savants pour répondre à sa place : le contexte fait signe vers la source, que les
notes des éditions savantes nous restituent : Sénèque, Lettres, 27, 5-6 (déjà repris au début du
16e siècle par Érasme, Éloge de la Folie, chap. 42)...
Mais plus aucun signe de la source, quelques lignes plus bas, lorsqu'il dit que nous ressemblons à
celui qui, ayant besoin de feu, irait en chercher chez son voisin, et, en ayant trouvé là un beau
et grand, s'arrêterait là à se chauffer, oubliant d'en rapporter chez luiEssais, I, 25,. On a l'impression
d'un exemple inventé par Montaigne. Pourtant il figure en toutes lettres chez
PlutarqueComment il faut ouïr,.

2. Musset, Lamartine et l'art de la décalcomanie


Ces emprunts plus ou moins distants cohabitent avec les cas de copies littérales entre
contemporains, qui confinent à la décalcomanie : cette fois, nous sommes sans ambiguïté du côté
du tas de sable. H. Maurel-Indart cite des passages décalqués par Rabelais (XVIe s.) ou Racine
(XVIIe s.) sur d'autres auteurs moins connusDu plagiat. Plus on avance dans le temps, plus ces
pratiques sont troublantes. On accuse Rousseau (XVIIIe s.) d'avoir tiré son Contrat social d'un
ouvrage en latin publié à la fin du XVIIe siècle, Voltaire d'avoir copié son conte
Zadig sur un roman persanIb.

19
3. L'attitude libérale et ses dérapages.

Musset

Les exemples qui suivent sont des cas de copie manifeste (qui surviennent pourtant après la
prise de conscience de la nécessité de fixer des limites). Nous avons cité en exergue le cas de
cette reprise textuelle d'une pièce antérieure par
Alfred de Musset (XIXe), dénoncé par une revue de l'époqueIb:

Carmontelle, Le Distrait (1770-1781) Musset, On ne saurait penser à tout


(1849)

Le Marquis : Holà ! ho ! quelqu'un ! Le Marquis : Holà ! ho ! quelqu'un !


Le Blond  : Qu'est-ce que veut Mon­sieur le Victoire  : Qu'est-ce que veut Mon­sieur le
Marquis ? Marquis ?
Le Marquis : Allons, donne-moi ma robe de Le Marquis  : Donnez-moi une robe de
chambre et mes pantoufles ; je veux me lever. chambre.
Le Blond  : Vous badinez, Monsieur le Victoire  : Vous badinez, monsieur le
Marquis. marquis.

Lamartine

Les vers les plus connus se révèlent parfois n'être que des emprunts. L'un des vers les plus
célèbres de Lamartine (dans « Le Lac ») est emprunté à un certain Antoine-Léonard Thomas :

Lamartine Thomas 

Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures Ô temps, suspends ton vol! Respecte ma
propices, jeunesse!

Encore plus connu :

Lamartine Nicolas-Germain Léonard : 

Un seul être vous manque, et tout est Un seul être me manque, et tout est dépeuplé !Ib
dépeuplé !

Impossible de parler de plagiat par anticipation quand la copie est aussi littérale  ! Seule
consolation  : on finit par oublier que ces vers sont de Lamartine. Il est donc un peu moins
décevant d'apprendre qu'ils ne sont pas de lui... Mais trêve de plaisanterie, le vol intellectuel est
ici sidérant.

Remarque
Parmi ces derniers exemples, plusieurs sont connus par les réactions qu'ils ont suscitées, par les
accusations qui ont été portées contre les écrivains, de leur vivant. Le fossé entre inspiration légitime
et plagiat illégal semble se creuser peu à peu. Notre éloge du plagiat tourne au vinaigre. C'est
qu'entre temps, la révolte a eu lieu.

20
Ressources annexes

Question de synthèse

21
Glossaire

Glossaire

copieux
Au sens où l'on parle d'un "repas copieux", d'après le latin copia, "l'abondance".
coquilles
Cette expression désigne une erreur d'imprimerie (et depuis la machine à écrire, une erreur de
frappe, dans un document dactylographié). On ne sait pas exactement comment on est passé du
sens propre à ce sens figuré : peut-être d'une ancienne expression, « vendre ses coquilles », qui
signifie « tromper en vendant des objets sans valeur », ou encore de la forme de certaines lettres
retournées...(v. Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert dir. A. Rey, 1993, p. 496).
Escarbot
Scarabée, bousier.
Focalisation
Dans les termes de la « narratologie », ou étude du récit, on parlera ici d'une « focalisation interne
», notion que vous avez dû rencontrer dans vos études secondaires. Elle désigne le fait que nous
voyons les choses par les yeux d'un personnage unique, et que nous connaissons ses pensées.
Jan Hus
Celui-ci est moins connu, on vous aide. Jan Hus est un théologien de la fin du XIVe s. d'origine
tchèque, qui prit la tête d'un mouvement de réforme religieuse, contre l'autorité du pape, et finit
sur le bûcher en 1415. Les protestants voyaient en lui un précurseur.
Lapsus
Parole échappée, emploi involontaire d'un mot pour un autre (du latin lapsare, glisser).
paradoxe sorite
sorite est un adjectif dérivé de sõros qui en grec ancien signifie « tas ». Le paradoxe du tas de sable
est le premier des paradoxes sorites  ; il a été formulé au IVe siècle av. J.-C. par un certain
Eubulide, et commenté par Hegel.
wiki
"Un wiki est un site web dont les pages sont modifiables par les visiteurs, ce qui permet l'écriture
et l'illustration collaboratives des documents numériques qu'il contient [...]. Le mot « wiki »
signifie « vite » en hawaïen. . Il a été choisi par Ward Cunningham lorsqu'il créa le premier wiki
[...], car c'est le premier terme hawaïen qu'il apprit lorsqu'il dut prendre un bus à la sortie de
l'aéroport. (Définition du mot "wiki" dans Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Wiki.

22
Références

Références

« Pourquoi parle-t-on
du "plagiat" de Gotye
mais des "samples" de
Daft Punk ? »
«  Pourquoi parle-t-on du "plagiat" de Gotye mais des "samples" de Daft
http://www.francetvinfo.fr/culture/musique/pourquoi-parle-t-on-du-plagiat-de-gotye-mais-des-samples-de-daft-pun

A savoir ?
Vous devez savoir ce qu'est l'intertextualité, mais les termes hypotexte et hypertexte, plus spécialisés,
ne sont pas à connaître pour ce cours.

Byron
Byron (1788-1824), poète romantique anglais connu pour sa fougue et ses engagements.

Caractères
Les principales polices de caractères sont l'écriture gothique, qui imite la forme des voûtes de
cathédrales, et l'écriture caroline, que les pays d'Europe du sud trouvent plus lisible.

C ki ?
Si vous n'êtes pas sûrs de savoir qui sont ces personnages, c'est le moment d'apprendre à compléter
votre lecture du cours par une petite recherche documentaire.

deux fables entièrement


inventées
Ainsi, dans les 7 premiers livres, il semble que seules deux fables soient entièrement inventées par lui :
« L'Homme et son image » (I, 11) et « Le Rat qui s'est retiré du monde » (VII, 3) (éd. cit., p. 874).

Du côté de chez Swann


Du côté de chez Swann, I, éd. Tadié, Paris, « Bibl. de la Pléiade », 1987, p.46 note 1.

Ibid. Ibid.

L'origine de cette image


de l'inspiration
L'origine de cette image de l'inspiration remonte au moins à Platon (Ion, 534b).

Le roi Charles IX...


Le roi Charles IX, parvenu au trône avant d'être adulte  : les amateurs de Games of Thrones
comprendront le problème

Platon

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Références

Platon parle de l'âge d'or, celui dans lequel les hommes vivaient dans la pureté, avant d'être corrompus
par tous les vices que nous connaissons. L'actualité est plus forte que le mythe : les Indiens d'Amérique
sont plus purs que les hommes de l'âge d'or évoqués par Platon, à qui Montaigne donne donc une petite
leçon d'utopie.

Pulci Luigi Pulci (1432 - 1484), poète italien de la fin du Moyen Âge.

Source
http://www.europe1.fr/culture/calogero-sa-condamnation-pour-plagiat-confirmee-en-appel-1369708

Un autre éloge récent


Il existe des défenseurs actuels du plagiat : v. Jean-Luc HENNIG, Apologie du plagiat, Gallimard, 1997.
Les idées sont celles que l'on trouve dans ce cours : le plagiat est une pratique ancienne, il existe dans
les plus grandes œuvres. Mais à l'inverse de ce que nous faisons ici, l'auteur s'ingénie à ne pas voir la
frontière entre imitation créatrice et vol intellectuel.

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