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1

THE LIBRARY

OF

UNIVERS
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OMNIBUS
AP
ARTIBUS

O S 1
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L I N N E S

CLASS 303.48
A. D. Kees
BOOK V 68
E .. 1.p.
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Duels
de

Maîtres d'Armes
CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ

à quatre cent quatre-vingts exemplaires


numérotés, savoir ::

i exemplaire sur Van Gelder ( nº 1 ).


10 exemplaires sur Japon impérial, avec
double épreuve du portrait (nos 2 à
11 )..... 30 fr .
10 exemplaires sur Whatman , avec dou
ble épreuve du portrait (nos 12 à 21 ). 30 fr.
459 exemplaires sur vélin blanc (nºs 22 à
480) . i . 6 fr.

N ° 183

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART

40 exemplaires sur vélin teinté, non mis


dans le commerce .

Gravures sur bois de PANNEMAKER .

Reproduction et traduction interdites.


Duels
de

Maîtres d'Armes
par

Vigeant
Maître d'Armes à Paris

T
N
A
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G
I
V
SE
EN

PARIS
Imprimé par Motteroz
1884

1 | 19KHY
003 ,
V 68

Au Doyen de l’Escrime française

M. ARDOHAIN

Mon vénéré et précieux collaborateur


Allen82
1.MAR 29
23:

351878
TABLE

PAGES

AVANT - PROPOS . 9

LAFAUGÈRE ET BERTRAND
I. Le Maître d'armes des Gardes du corps . 15
II . Un Amateur de peinture. . 25
III . Le Cabinet de consultations . 33
IV. Le Duel . . 49
V. L'Assaut 59

BERTRAND ET LOZÈS

I. Les Débuts d'un maître Gascon . 73


II . Le Défaut de la cuirasse 79
III . Une heureuse Rencontre . 91
IV. Le Duel au pavé . . 99
3 33333 3333 3 3 333333333 3 3333
0 0

AVANT- PROPOS

Appliquez - vous à pénétrer le sentiment


du fer .
GRISIER .

L'accueil fait à l'essai anecdotique sur


Jean -Louis, le grand maître d'armes
sous la Restauration , par la presse, le
public et le monde spécial s'intéressant
aux choses de l'escrime, m'a décidé à
poursuivre ces études sur les illustra
tions passées d'une sciencefrançaise par
excellence.
0

10 AVANT - PROPOS

Occupé depuis plusieurs années à la


préparation d'un Traité de l'escrime,
mes recherches techniques m'ont amené
parfois à des découvertes dignes de l'in
térêt des curieux .

Nombre d'épisodes oubliés, épars dans


des opuscules introuvables, dans des let
tres autographes émanant de témoins
sûrs, ou dans les souvenirs d'anciens
escrimeurs, se sont trouvés ainsi réunis
et classés. Tous, cela va sans dire, se
rattachant exclusivement à l'histoire de
l'escrime, soit par les personnalités qui
y figurent comme acteurs, soit par les
questions qui en forment la base.
J'ai été frappé surtout de l'étonnante
vitalité et de l'originalité que repre
naient, dans beaucoup de ces souvenirs,
certains caractères de maîtres dont rien
AVANT - PROPOS II

n'aurait survécu , si ce n'est un nom con


sacré par leur enseignement, et, pour
quelques-uns tout exceptionnels, telle ou
telle æuvre technique.
S'il est ambitieux de donner aux faits
ainsi reconstitués sur des souvenirs et
des documents le titre d'histoire, il me
sera du moins permis de dire que, pas
plus dans le présent livre que dans ceux
qui l'ont précédé, je n'ai donné place à
des récits imaginaires ; tout y est scru
puleusement vrai, puisé aux sources d'une
absolue authenticité.

fragrant
1
5
|
LAFAUGÈRE ET BERTRAND
LAFAUGÈRE ET BERTRAND

LE MAITRE D'ARMES DES GARDES DU CORPS

L'année 1825 marque une des plus bril


lantes périodes de l'escrime française ; elle
date peut-être le point culminant, l'apogée
de cet art, définitivement dégagé des der
nières conventions , des dernières routines,
et désormais fondé sur des principes qui ne
varieront plus.
16 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Est- il nécessaire de rappeler que l'escrime,


dès ses véritables origines en France , c'est
à-dire au seizième siècle, fut un exercice pa
tronné par les rois et cultivé par la noblesse
seule ?
Depuis Henri III , qui était un grand
escrimeur, jusqu'à Louis XVI , cette tradi
tion se perpétua sans interruption , et la
Restauration , en renouant la chaîne du
passé, fit revivre une coutume qui avait
contribué à l'élégance et à l'éclat de la
royauté .
L'escrime redevint peu à peu l'accessoire
obligé de toute bonne éducation et aida , on
>

peut le dire , à fonder la véritable égalité


moderne : celle qui repose sur des droits et
des devoirs réciproques et s'équilibre sur
le respect des autres et le respect de soi
même .

Dix ans avaient suffi pour que l'escrime


française fût devenue l'École à laquelle
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 17

l'Europe , presqu'entière , demandait désor


mais des leçons .
Il n'est pas un seul nom des principaux
maîtres, florissant en cette année 1825 , qui
n'ait survécu, et, aujourd'hui encore, après
soixante années , ne conserve son prestige .
C'était La Boëssière, fils et digne succes
seur du professeur de Saint-George ; c'était
Jean-Louis, dont j'ai essayé de raconter la
carrière éclatante et irréprochable , et qui
pourrait être surnommé le Bayard de l'es
crime ; c'était Lafaugère, l'exécutant sans
rival ; c'était Charlemagne , Gomard père ,
de Ménissier, Bertrand père, Le Brun, etc. ,
sans cesse occupés d'approfondir encore
une science dont ils étaient en pleine pos
session .
Mais à côté de ces noms, il en grandissait
déjà d'autres plus nouveaux , plus jeunes , et
destinés, eux aussi , à prendre bientôt la tête
parmi les célébrités de cet art .
2
18 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Parmi ces noms nouveaux, deux surtout


commençaient, vers cette époque , à s'im
poser à l'attention ; ils s'appelaient Bertrand
fils et Bonnet .
Tous deux jouissaient, à juste titre , de
l'estime et de l'admiration des bons juges .
Seulement la différence radicale de leur
caractère en faisait deux hommes absolu
ment dissemblables et influait, malgré l'éga
lité de leur mérite professionnel, sur le plus
ou moins d'éclat de leur renommée.
Bonnet, c'était la modestie , la mesure , la
douceur personnifiées : ces qualités qu'il
devait à sa nature calme et surtout aux pré
ceptes de son maître Jean- Louis , se reflé
taient dans sa méthode et son exécution .
Bertrandavait l'emportementd'un Achille;
son caractère généreux, mais prompt aux
violences , était incapable de dompter le
moindre dépit d'amour - propre. La plus
légère blessure faite à cet amour-propre suf
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 19

fisait à le rendre sombre, nerveux , exaspéré .


« Bertrand, a écrit Legouvé , apportait
dans le combat fictif de l'assaut une telle
passion, qu'il semblait en faire un combat
véritable, et il était toujours prêt à changer
son fleuret en épée. »
Et chose singulière , ses succès , loin
d'atténuer ces dispositions, ne faisaient
que le rendre plus irascible ; il en était à
ne plus se contenter de la reconnaissance de
sa supériorité , et souffrait lorsqu'il entendait
vanter non pas seulement un de ses jeunes
émules , mais même un des maîtres aux
quels il devait ses meilleurs exemples .
Peu de carrières furent aussi rapides que
celle de Bertrand , et son foudroyant succès
était bien fait pour troubler une jeune tête ;
il était à vingt-deux ans maître d'armes de
l'École Polytechnique ; cinq ans après, en
1824, une ordonnance royale consacrait la
réputation de celui que l'on ne désignait
20 LAFAUGERE ET BERTRAND

plus que sous le nom de « roi des tireurs » ,


en l'appelant au poste le plus envié alors
par tous les maîtres d'armes de France , ce
lui de « professeur des Gardes du corps » .
Ce corps d'élite , dans lequel tenaient à
honneur de servir les plus grands noms de
France, conservait les traditions d'élégance
cavalières des époques précédentes, et la
passion des armes était peut-être , chez eux ,
la plus cultivée de ces traditions .
Aussi le titre de maître d'armes d'un pa
reil groupe de gentilshommes presque tous
habiles à manier l'épée, équivalait- il à un
brevet de supériorité .
A vingt-sept ans, Bertrand , malgré la haute
estime qu'il avait de lui-même, dut éprou
ver une grande satisfaction d'orgueil en se
voyant, si jeune, investi de cet emploi.
Cette satisfaction était peu propre à adou
cir la rudesse de son caractère . Très bel
homme, le sentiment de ses avantages phy
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 21

siques ajoutait encore à sa conviction formée


par plusieurs expériences , que personne
n'était de force à tenir devant lui .
Aussi ne se faisait -il pas faute de lancer,
même en public , les réflexions les plus sar
castiques, chaque fois qu'on s'avisait de
louer devant lui un autre maître, souvent de
très grand mérite , mais d'une renommée
moins tapageuse .
Parmi ces maîtres plus anciens que Ber
trand dans la carrière, et qui , à ce titre seul ,
eussent dû avoir des droits à son respect ,
figurait Lafaugère.
Le célèbre tireur, alors âgé de quarante
cinq ans , n'avait rien perdu de ses prodi
gieux moyens et dirigeait toujours sa salle
d'armes de Lyon .
Il n'est guère d'homme éminent , dans un
genre quelconque, qui n'ait au fond du coeur
une ambition, ou , si l'on veut, une faiblesse
absolument étrangère à sa supériorité réelle :
22 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Alexandre Dumas n'était jamais si heureux


que lorsqu'il invitait quelques amis à savou
rer un repas cuisiné de sa propre main .
Ingres se croyait violoniste et Gavarni
algébriste .
Le bon Lafaugère partageait cette petite
faiblesse, commune à tant de gens de talent .
Peindre lui causait des enchantements , et
il lui arrivait de déserter parfois ses élèves et
la ville de Lyon pour le plaisir de brosser
un paysage ou pour aller en Italie et en rap
porter , signé de lui , l'équivalent pensait- il ,
de quelque toile célèbre ( 1 ) .
En 1825 , la manie de Lafaugère de
suivre les traces des Raphaël et des Rubens ,

( 1 ) Notre admiration pour Lafaugère nous ferait


considérer comme une bonne fortune la trouvaille
d'une toile exécutée par le célèbre maître d'armes ;
malheureusement, il ne paraît pas que les ébauches
du rival de Jean -Louis aient échappé à la sombre
nuit de l'inconnu .
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 23

était connue de tous ceux qui recevaient les


leçons, non de son pinceau , mais de son
fleuret.
Le maître ne se doutait guère qu'il se
trouverait quelqu'un capable de jeter la rail
lerie sur ses innocentes ébauches , et sur
tout il était bien loin de prévoir que le rail
leur appartiendrait à la confrérie des maîtres
d'armes .
1
II

UN AMATEUR DE PEINTURE

Par un après -midi de printemps, Lafau


gère venait d'achever quelques leçons et
s'était mis à la fenêtre de sa salle pour exa
miner le temps qu'il faisait.
« Quelle chance, dit-il , voici venir les
longs jours où l'on voit clair jusqu'à huit
heures .
Ah ! fit en souriant un des élèves, nous
avons donc quelque nouvelle toile en train ,
mon cher maître ?
-- Tiens, reprit Lafaugère, vous avez de
E
26 LAFAUGÈR ET BERTRAN
D

viné ça ? Que voulez-vous , j'aime à faire de


la peinture dans mes moments perdus . Ça ne
gêne personne....
Euh ! euh ! » murmura une voix .
Lafaugère se redressa comme si une guêpe
l'eût piqué .
« Qui est-ce qui a dit : euh ! euh ?
C'est moi . »
Et un jeune homme s'avança : il apparte
nait à la meilleure société lyonnaise et por
tait à Lafaugère, qui l'avait connu enfant,
une profonde affection .
« C'est vous , mon cher Pierre . Vraiment, il
y a des gens que je gêne, parce que je délaisse
quelquefois le fleuret pour le pinceau ? »
Le jeune homme se taisait .
« Je parie, poursuivit le maître , que c'est
pendant votre séjour à Paris que vous avez
fait la découverte de cet oiseau , auquel ma
peinture déplaît si fort ?
– Eh bien , oui , j'aurais peut-être mieux
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 27

fait de me taire, mais il m'a été impossible


de garder sur le cour un souvenir désa
gréable . Croyez d'ailleurs , mon cher maître ,
qu'il ne s'agit que d'une niaiserie , d'une ré
flexion déplacée , et l'homme qui l'a risquée
aurait dû être le dernier à se la permettre .
Qui donc, s'il vous plaît ?
- Je vous en prie , dispensez-moi ... ou
promettez -moi au moins de ne donner au
cune suite ... »
Les yeux de Lafaugère brillèrent ; il ré
pliqua vivement :
(
J'y donnerai, mon cher Pierre, telle
suite qui me paraîtra la meilleure. Mainte
nant j'attends de votre amitié un nom que
vous ne pouvez me cacher plus longtemps . »
Cette scène avait produit une émotion fa
cile à comprendre parmi les élèves de La
faugère ; ils engageaient le jeune homme à
parler, et tous s'offraient de donner à l'in
solent la leçon qu'il méritait.
28 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

« Pardon , messieurs, reprit Lafaugère,


avec ce sourire flegmatique qui lui était ha
bituel , je suffirai, j'espère, et d'ailleurs quel
que chose me fait supposer que je n'ai pas
affaire au premier venu . Il s'agirait d'un de
mes confrères que je ne serais pas surpris .
Est-ce bien cela, Pierre ?
- Vous avez deviné , répondit le jeune
homme un peu confus, c'est Bertrand lui
même. »
Il n'y eut qu'un cri : Est-ce possible !
Là ! là ! messieurs , attendez, fit Lafau
gère . Tout le monde, après tout, a le droit
de trouver ma peinture détestable . Il s'agit
de savoir en quels termes Bertrand aa mani
festé sa désapprobation . Pierre , mon ami ,
vous avez trop bien commencé pour ne pas
aller jusqu'au bout. »
resserra autour du jeune
Le cercle se
homme qui comprit qu'il n'y avait plus à
reculer :
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 29

« Votre nom , mon cher maître , venait


d'être prononcé, dans la salle d'armes de
Bertrand, par quelqu'un qui se souvenait
avoir assisté il y a quelque dix ans aumémo
rable assaut que vous fîtes contre le Comte
de Bondy ( 1 ) , lorsqu'une autre personne ,
sans penser à mal, se mit à parler de votre
goût pour la peinture. Bertrand éclata de
rire . « Il a bien raison , dit-il . – Pourquoi
-

cela ? Mais parce que se sentant peut-être


un peu fini en escrime, il cherche à s'assurer
une autre carrière pour ses vieux jours . »
La voix du jeune homme tremblait en
prononçant ces derniers mots .
Lafaugère s'en aperçut et alla lui serrer
les mains avec effusion, au milieu d'un
murmure de colère provoqué par la révéla
tion d'une injure , ridicule sans doute , mais
amère pour les quarante-cinq ans du maître .

( 1) Voir : Un Maitre d'armes sous la Restauration .


30 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

« Messieurs, reprit Pierre , j'ai fait alors


ce que vous auriez fait à ma place , je me
suis levé indigné et j'ai dit tout haut devant
Bertrand : « Il serait à souhaiter que dans
quinze ans, tous les jeunes maîtres actuels
possédassent les qualités de tête, de main
et de jarret qu'aura encore Lafaugère à cette
époque . »
Un tonnerre de bravos retentit .
« Et qu'a-t-il répondu ? demanda-t-on .
-

Il аa fait semblant de ne pas entendre .


- Mon cher enfant, reprit Lafaugère, je
vous remercie d'avoir si bien défendu votre
maître , à qui , je l'espère , Bertrand ne saurait
refuser la légitime satisfaction que j'attends
de lui .
Y pensez-vous ? s'écrièrent plusieurs
voix, pour une sotte plaisanterie ... C'est im
possible .
Messieurs , continua - t - il d'une voix
grave , vous admettrez que je sois le meilleur
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 31

juge de mon honneur, veuillez donc me


laisser faire et tout se terminera au mieux
de notre considération commune . Et main
tenant, mon cher Pierre, autorisez-moi à
réclamer de nouveau votre concours .
Disposez de moi , répliqua le jeune
homme.
-

Rien pour le moment ne vous retient


à Lyon ?
Rien .
Vous pourriez prendre demain soir la
diligence de Paris ?
Ce soir si vous le souhaitez .
- Merci , je n'attendais pas moins de
votre cour . »
Inutile d'ajouter que Lafaugère n'eut que
l'embarras du choix pour le second de ses
témoins qui , le soir même, partaient tous
deux pour Paris .
!
III

LE CABINET DE CONSULTATIONS

Bertrand ne se doutait guère des consé


quences qui devaient résulter d'un mot jeté
par lui avec sa légèreté habituelle ; il l'avait
complètement oublié . Doué d'un certain
esprit naturel , entouré par une véritable
petite cour d'admirateurs, choyé par les
Gardes du corps , il s'était peu à peu pé
nétré de cette idée que tout lui était permis .
Combien de bons esprits ont été gâtés par
les applaudissements continuels d'une ga
lerie de fanatiques !
3
34 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Bertrand cédait très vite à cet entraîne


ment qui reste sa meilleure excuse .
Il était donc à cent lieues du souvenir de
Lafaugère lorsqu'un matin qu'il donnait
ses leçons , dans sa fameuse salle d'armes
située 21 , rue Poissonnière, son prévột lui
remit deux cartes et le prévint que deux
messieurs de Lyon venaient d'entrer dans
la pièce voisine et souhaitaient l'entretenir
en particulier . Bertrand avait l'habitude de
recevoir dans cette pièce les gens qui , à la
veille d'une affaire d'honneur, venaient lui
demander conseil ; aussi l'appelait-on le ca
binet de consultations .
Bertrand jeta les yeux sur les cartes , les
noms lui étaient inconnus .
« Vous permettez, messieurs ? » dit-il .
- Comment donc ; seulement, hasarda un
des élèves, s'il n'y a pas d'indiscrétion de
notre part, nous comptons , mon cher maî
tre , que vous voudrez bien nous donner
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 35

le mot de l'énigme de cette visite qui res


semble fort à une visite de témoins pour
vous .

Des témoins pour moi ? » s'écria Ber


trand qui devint subitement grave . Eut- il
comme une vague lueur ? Ce nom de Lyon
lui rappela-t-il tout à coup celui de Lafau
gère et la plaisanterie malveillante qu'il avait
lancée contre lui ? Toujours est-il qu'il dé
posa brusquement son masque et son fleuret
et pénétra dans la chambre où l'attendaient
les deux amis de Lafaugère.
Après échange de saluts cérémonieux,
Bertrand leur offrit deux sièges , et restant
lui-même debout , leur demanda à quoi
il devait l'honneur de leur visite .
Monsieur, fit avec un calme glacial le
premier témoin , nous sommes chargés au
nom de M. Lafaugère, maître d'armes à
Lyon , de vous demander une explication .
– M. Lafaugère ? Je ne me souviens pas
36 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

très bien ; veuillez préciser, messieurs, je


vous prie . >

Le jeune homme s'inclina et rappela la


scène que l'on connaît, et dont il avait été
lui -même témoin .
« Ah ! parfaitement, mille pardons, cher
monsieur, dit Bertrand d'un ton un peu
goguenard, de ne pas vous avoir remis tout
de suite . Je vois tant de personnes ...
· Que vous ne pouvez retenir toutes les
physionomies , interrompit le jeune homme
toujours très calme . Mais vous avez du
moins la mémoire des noms, vous vous
souvenez de M. Lafaugère, et c'est tout ce
qu'il faut. »
Bertrand se mordit les lèvres . Il n'était
pas habitué à s'entendre parler sur ce
ton .
« Ainsi , c'est un duel avec moi que désire
M. Lafaugère ?
Il n'a pas douté une seule minute que
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 37

vous lui accorderiez la réparation à laquelle


il a droit . »
Bertrand se méprit ou feignit de se mé
prendre .
« Messieurs , dit - il avec une certaine
hauteur, lorsqu'il m'arrive de dire une pa
role sur qui que ce soit, je ne la retire
jamais .
Ai-je dit rien qui vous autorise à don
ner à notre démarche une telle interpréta
tion ? » fit le jeune homme d'un air d'éton
nement profond.
Bertrand s'aperçut qu'il avait affaire à forte
partie . Il dissimula un mouvement d'impa
tience et jeta :
« Du moment qu'il en est ainsi ...
– Nous n'avons plus, reprit l'ami de La
faugère, qu'à vous prier de vouloir bien
nous mettre en rapport avec vos témoins. »
Bertrand inclina la tête , il écumait de co
lére .
38 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

« C'est entendu, messieurs, dit-il . J'ai ici


même , à côté , dans ma salle d'armes, quel
ques amis ; j'espère que des témoins choisis
parmi les Gardes du corps vous paraîtront
d'assez bonne compagnie .
Monsieur, répondit Pierre avec un re
doublement de politesse, l'honneur, de cette
façon , sera réciproque . »
Bertrand allait sortir, il eut un moment
d'hésitation . Enfin il dit d'un ton saccadé :
« Ce Lafaugère ... Il a mauvais caractère ,
à ce que je vois...
- Ceci, monsieur, est une question d'ap
préciation personnelle sur laquelle nous
n'avons pas à nous prononcer » , fit le jeune
homme toujours froidement.
Il devenait difficile de continuer la con
versation .
D'un signe, Bertrand invita les amis de
Lafaugère de demeurer et rentra dans la
salle d'armes.
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 39

Les élèves présents , parmi lesquels se


trouvaient quelques Gardes du corps , cou
rurent à lui , empressés et curieux .
« Eh bien ! dit Bertrand , vous aviez de
viné, tout à l'heure ; je me bats, et avec La
faugère.
Avec le maître de Lyon ? Mais c'est
insensé ! Pourquoi ce duel ? A quel pro
pos ?
· Pour rien du tout . »
Bertrand, on le voyait , était exaspéré ; il
se rendait compte de ses torts , et précisément
parce qu'il sentait avoir le mauvais rôle, il
éprouvait le besoin de se monter ; toutefois
il eût préféré se faire couper en morceaux
plutôt que d'en convenir .
« Mais enfin , demanda quelqu'un , il y a
un motif, un prétexte ?
Il paraît, fit ironiquement Bertrand,
que je me suis permis de railler le talent de
peintre de mon confrére. >>
40 LAFAUGERE ET BERTRAND

On se regarda ; certains se souvinrent


aussitôt de l'incident. Leur silence irrita
Bertrand .
« Est -ce que je n'en avais pas le droit ?
s'écria-t- il .
Incontestablement , répliqua l'un des
interlocuteurs . Mais vous avez ajouté, autant
que ma mémoire est fidèle, quelque chose
à l'adresse du maître d'armes, en dehors du
peintre .
La belle affaire ! ... Lafaugère a eu son
moment, je suis le premier à le reconnaître .
Qu'est-ce que cette manie de vouloir être
éternel : quand on vieillit , on s'efface.
Mais Lafaugère doit avoir quarante -cinq
ans , c'est tout .
- Allons donc ! vieux jeu , cria Bertrand .
Il veut une leçon , soit . »
Les officiers qui se trouvaient là tentèrent
un dernier effort.
C
Voyons, mon cher maître, on pourrait,
LAFAUGERE ET BERTRAND 41

peut-être , arranger l'affaire au mieux des


intérêts de votre honneur .
N’insistez pas , fit Bertrand, c'est inu
tile. D'ailleurs , les témoins de Lafaugère
sont toujours là , dans ce cabinet . Je me suis
permis de les retenir en leur disant que
j'avais ici des amis tout prêts à se charger
de ma cause. Ai-je eu tort de compter sur
vous ?

- Non , certes ! » répondirent toutes les


voix ; car en dehors de l'affection qu'ils por
taient à leur maître, chacun d'eux souhaitait
ardemment figurer dans un duel de cette
importance .
« En ce cas, messieurs, comme je serais
fort embarrassé de choisir entre vous , veuil
lez mettre les noms des Gardes du corps
présents dans un masque , et les tirer au
sort . »

Pendant ce temps, les officiers causaient


avec animation ; maintenant que le duel était
42 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

inévitable , il leur semblait que l'honneur des


Gardes du corps bien plus que celui de Ber
trand était en jeu .
Au bout de quelques minutes , ils en
étaient arrivés à donner tort à Lafaugère et
à souhaiter que son amour-propre ridicule
lui valût une éclatante leçon . Puis on se
souvenait qu'il avait été autrefois désigné
par Napoléon Ier, comme devant être le pro
fesseur du roi de Rome .
Enfin on tira au sort et les témoins de
Bertrand s’abouchèrent avec ceux du maître
de Lyon .
D'un commun accord , il fut décidé qu'on
se battrait à l'épée, au premier sang, dans le
bois de Vincennes .
La rencontre devait avoir lieu le surlende
main matin , car Lafaugère, qui n'avait jamais
songé à obtenir des excuses de Bertrand, ne
s'était laissé précéder que de vingt-quatre
heures par ses amis .
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 43

Tout ayant été ainsi réglé, les quatre té


moins se séparérent .
Deux heures après , il n'y avait pas un seul
Garde du corps qui ne connût le projet de
rencontre et qui ne fût certain de la victoire
du roi des tireurs .
Si la jeune renommée de Bertrand comp
tait , à Paris , de nombreux enthousiastes ,
Lafaugère y était apprécié à sa haute va
leur. Aussi , la veille du jour fixé pour la
rencontre, discutait-on fiévreusement, dans
les salles d'armes , les chances des deux
champions .
Les élèves de Lafaugère résidant à Paris
n'eurent pas de peine à se mettre en rapport
avec ses témoins , et connurent ainsi tous les
détails de l'incident qui devint le sujet de
toutes les conversations des salons comme
du boulevard .
Le boulevard de Gand , en 1825 , était dans
toute sa vogue ; le meilleur monde ne dé
44 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

daignait pas de s'y réunir et de causer sous


les arbres aux vastes ombrages que devait
abattre la révolution de 1848 .
Parmi les promeneurs se trouvaient ce
jour - là quelques anciens élèves de Lafau
gère, qui avaient été aux renseignements et
devisaient entre eux des éventualités du
lendemain , lorsque tout à coup l'un d'eux
s'écria :
« Mais le voici ! c'est lui ! c'est Lafau
gère ! »
Un petit homme d'aspect bourgeois s'a
vançait, en effet, les mains derrière le dos,
d'une allure de fâneur enchanté de jouir du
spectacle des boulevards . Seule, la barbe déjà
grisonnante et la redingote boutonnée haut,
indiquaient chez le promeneur certaines
habitudes militaires .
On se fût cru en présence d'un officier en
retraite en train de s'offrir un petit voyage
d'agrément à Paris .
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 45

Le groupe alla droit au promeneur et


toutes les mains se tendirent vers lui .
« Monsieur Lafaugère !
Quelle joie nous éprouvons de vous
rencontrer, mon cher maître.
- Messieurs, dit Lafaugère, je ne suis
pas moins enchanté de vous serrer la main ,
croyez-le . »>

Et une conversation s'engagea , le maître


trouvant une parole aimable pour chacun
de ses anciens élèves , mais ne faisant aucune
allusion au duel du lendemain .
Il parlait avec tant de bonhomie et de
gaîté, que tous se regardèrent avec un redou
blement de surprise . L'un d'eux, interprète
de la curiosité générale , se décida enfin à
dire en riant :
« Ah çà , mon cher maître , l'affaire est
donc arrangée ?
- Quelle affaire ?
-
- Avec Bertrand .
RE D
46 LAFAUGÈ ET BERTRAN

Ah ! oui , fit Lafaugère avec le plus


grand calme . Quelle ville que ce Paris ! on
ne peut rien cacher .
Mais vous ne nous dites pas ....
Puisque vous le savez .
A la bonne heure ... , s'écria l'un d'eux .
Il vaut mieux que tout se soit terminé amia
blement .
-
Pardon, fit Lafaugère, vous faites er
reur. Rien n'est arrangé : je me bats demain
matin . »
Il y eut un nouveau mouvement d'étonne
ment .

« Vous vous battez ? ma foi ne nous en


veuillez pas. A vous voir ainsi promener
comme un bon bourgeois , nous étions excu
sables , convenez-en , de supposer....
C'est cependant bien simple , dit Lafau
gère, je suis arrivé aujourd'hui et n'ai pas
pensé pouvoir mieux disposer de ma soirée
que de courir un peu le boulevard , dont
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 47

vous êtes, à ce que je vois, les habitués . »


Le ton de Lafaugère était empreint d'une
telle assurance et d'une telle bonhomie, que
la confiance qu'il exprimait les gagna . On
fit une station à Tortoni, et on reconduisit
le maître à son hôtel en se promettant
bien de se lever matin le lendemain , de
façon, s'il était possible, à assister de loin
au combat .
1

1
1

1
IV

LE DUEL

Un joli temps éclaira l'aube de cette jour


née qui devait voir aux prises les deux cé
lèbres maîtres d'armes .
En arrivant sur le terrain , adversaires et
témoins purent se convaincre de l'impor
tance attachée à cette rencontre .
Plus de cent personnes , parmi lesquelles
on voyait briller les uniformes de Gardes
du corps , s'étaient rendues à la première
heure à l'entrée du bois de Vincennes, impa
tientes de suivre de loin les péripéties du
4
50 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

combat, ou pour en connaître de suite les


résultats .
Les témoins s'arrêtèrent dans une large
allée , d'un sol ferme, bien uni , et que bor
daient de gros arbres . A cet endroit, au
cune éclaircie ne trouait le feuillage qui
formait une voûte impénétrable à ces dan
gereux rayons de soleil dont l'arrivée subite
au milieu d'un duel a causé parfois de ter
ribles imprévus .
Une dernière conférence eut lieu entre
eux ; puis les places furent choisies et tirées
au sort, en même temps que les épées, qu'on
venait de mesurer .
Bertrand , promenant çà et là un regard
fier, se dévêtait rapidement et apparut bien
tôt dans toute l'ampleur fine et solide à la
fois de sa magnifique taille.
Lafaugère, aussi tranquille que s'il se fût
agi de prendre un bain , déboutonnait et
pliait lentement sa redingote, qu'il déposa
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 51

sur l'herbe avec précaution , puis il lâcha un


peu les boucles de ses bretelles à fleurs pour
donner plus d'aisance à son bras, et croisant,
suivant sa perpétuelle habitude, ses mains
derrière le dos , attendit .
Les épées furent remises aux combattants
et le mot sacramentel : Allez, messieurs ! fut
prononcé par une voix où perçait une émo
tion involontaire.
La patience , on a déjà pu en juger ,
n'était pas une des qualités de Bertrand , et
il était arrivé sur le terrain dans un état
d'agacement difficile à maîtriser ; le sang
froid de Lafaugère avait achevé de l'exas
pérer .
Le résultat de ces impressions fut que
Bertrand , aussitôt en garde , chercha à s'em
parer de l'épée adverse en marchant par
engagements serrés ; il n'eut que le temps
de rompre ; Lafaugère venait de dérober
le fer et d'attaquer par un coup d'arrêt au
52 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

quel Bertrand échappa par une retraite et


une rapide parade d'instinct.
Le combat devint plus calme , plus métho
dique et mieux conduit dès lors par Bertrand ,
quoique toujours un peu fiévreux. Seul le
cliquetis sinistre des épées troublait parfois
le silence autour des combattants , et c'était
une scène vraiment émouvante que celle
de ces deux hommes , l'un jeune et ardent,
l'autre solide et agile malgré ses quarante-cinq
ans , défendant chacun leur renommée au
tant que leur vie .
Deux reprises venaient d'avoir lieu sans
avoir donné d'autre résultat que celui
d'une admiration , si vive chez les specta
teurs de cette terrible et magnifique lutte ,
que la crainte, chez eux, s'éteignait par
fois pour faire place à l'avide sentiment
d'une curiosité silencieusement enthou
siaste .
Après quelques minutes de repos , une
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 33

troisième reprise eut lieu , et chacun se dit


que celle-là serait décisive .
Lafaugère qui , jusque-là , s'était presque
complètement renfermé dans une action de
défensive, change les rôles et force Bertrand,
par des menaces successives, à rompre ou
à tirer dans ses feintes. Bertrand choisit
ce dernier moyen , et sur une feinte haute
de son adversaire, il développe après un
battement, et comptant sur sa rapidité, une
attaque dans le bas ; mais Lafaugère l'a
prévu ; l'attaque est brisée au départ par une
quinte volante suivie d'une fulgurante ri
poste de quatre .
Au même instant apparut à l'épaule de
Bertrand une large tache rouge .
« Arrêtez » , crièrent les témoins .
Le blessé pâlit et laissa tomber son arme ;
Lafaugère avait déjà rompu et abaissé la
sienne .
Un murmure se fit entendre : de triomphe
54 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

chez les uns , de désappointement chez les


autres, aussitôt dominé par un sentiment
général d'humanité.
« Messieurs » , dit le médecin qui venait
d'examiner la plaie » , l'épée a pénétré de trois
centimètres , la blessure n'est pas dange
reuse, mais elle rend impossible la conti
nuation du combat . »
Les témoins s'inclinèrent.
Bertrand n'avait pas prononcé une pa
role ; soudain une rougeur subite remplaça
la pâleur de son visage, il venait d'aperce
voir son adversaire se dirigeant vers lui .
A quelques pas , Lafaugère s'arrêta .
Ses témoins comprirent et s'adressant à
Bertrand :
« Vous plaît-il , monsieur, qu’une récon
ciliation mette un terme définitif à une af
faire dans laquelle vous vous êtes conduits
tous deux en hommes d'honneur ? »
Bertrand inclina la tête. Lafaugère s'a
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 55

vança et lui tendit la main , que son adver


saire serra à peine.
Quelques instants après , le bois de Vin
cennes était désert et l'on regagnait Paris .
Mais aucun des assistants ne conservait d'il
lusions sur la feinte réconciliation qui avait
suivi le combat .
Comme on le pense bien , le résultat de
ce duel produisit parmi les Gardes du corps
une émotion profonde; aucun d'eux ne vou
lut admettre que les choses fussent ainsi
terminées .
Vingt-quatre heures plus tard , les amis de
Lafaugère se réunissaient chez lui .
« Savez-vous , mon cher maître , ce que
disent les amis de Bertrand ?
-
Non , mais je m'en doute .
Eh bien ! ils disent qu'autre chose
est un duel au premier sang, c'est-à-dire
au premier coup touché , et autre chose
un assaut en salle d'armes ; ils en con
56 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

cluent que vainqueur dans le duel , vous


seriez peut-être moins heureux dans l'as
saut .

Il ne tient qu'à eux de décider M. Ber


trand à faire l'expérience » , répliqua froide
ment Lafaugère .
On s'entretenait encore des commentaires
entendus , lorsque la porte s'ouvrit.
« Deux messieurs désirent voir M. La
faugère, dit un domestique.
De quelle part ?
De la part de M. Bertrand . »
Lafaugère sourit.
« Vous le voyez ! dit-il , ces messieurs
7

ont compris eux- mêmes qu'ils ne pouvaient


s'en tenir à des propos en l'air... Faites en
trer ces messieurs » , ajouta-t-il .
Ainsi que Lafaugère l'avait prévu , les vi
siteurs , tous deux officiers aux Gardes du
corps , venaient, au nom de Bertrand , pro
poser un assaut à quinzaine, date à laquelle
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 57

la blessure du jeune maître serait complète


ment guérie .
« Messieurs, répondit Lafaugère, cela , je
l'avoue, me gêne un peu pour mes affaires,
mais je n'ai rien à refuser à M. Bertrand , et
je suis à vos ordres . Veuillez même lui dire
de ne pas se presser, je tiens à ce qu'il
jouisse de tous ses moyens, et je vous prie
de lui exprimer ma sincère sympathie . »»
V

I.'ASSAUT

Saint- Germain , où les Gardes du corps


tenaient souvent garnison , fut choisi pour
cette nouvelle rencontre qui , dans la pensée
des élèves et amis de Bertrand , devait être
une éclatante revanche .
S'ils eussent été tant soit peu superstitieux ,
ils auraient peut-être préféré tout autre en
droit ; Saint-Germain porte malheur aux
téméraires , témoin le duel célèbre de Jarnac
et de La Châtaigneraie, dont l'issue décon
certa à ce point l'attente générale, qu'elle est
60 LAFAUGÈ ET BERTRAN
RE D

encore aujourd'hui , après trois siècles , un 1


coup de surprise que la mémoire populaire
a consacré par un proverbe.
L'assaut donné à Paris eût attiré trop de
demandes et de curieux . En l'organisant à
Saint- Germain on était sûr d'une assistance
spéciale et très probablement favorable au
jeune maître des Gardes du corps .
Lafaugère avait beau jouir d'une réputa
tion universelle, son véritable centre était
Lyon. Il y avait donc des chances pour qu'à
vingt kilomètres de Paris, il se trouvât de
plus en plus isolé .
Quant à l'emplacement propre à l'assaut ,
on n'avait à Saint-Germain que l'embarras
du choix. De tout temps , la vieille ville de
Louis XIV a été le siège d'une garnison de
cavalerie ; les vastes locaux n'y manquaient
point .
Une délégation composée de Gardes du
corps et d'amis de Lafaugère se rendit à
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 61

Saint-Germain , choisit une grande salle qui


servait pour des cours militaires et arrêta
les dernières dispositions .
Le jour venu , la grande place de Saint
Germain, celle où débouche aujourd'hui la
gare du chemin de fer, présentait un aspect
inaccoutumé. Calèches armoriées, chaises
de poste , cabriolets poudreux en encom
braient les abords et avaient amené de Paris
les maîtres et fervents du fleuret.
Tous remplissaient déjà les sièges dispo
sés autour de l'estrade, et du premier coup
d'ail il était aisé de juger que les prévisions
des amis et élèves de Bertrand n'avaient pas
été en défaut. Ils étaient en grande majorité ;
le reste se divisait entre officiers de divers
corps et escrimeurs parisiens , connaissant
les mérites de Lafaugère, mais animés soit
franchement, soit inconsciemment, du secret
désir de voir vaincre le maître lyonnais par
le maître parisien .
62 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Les deux champions parurent : un profond


silence s'établit aussitôt .
Bertrand, il faut le dire, n'avait plus l'atti
tude hautaine de sa précédente rencontre . 1

Il s'avança avec calme, en homme qui sait


à quel adversaire il va avoir affaire.
Il salua avec déférence. Lafaugère lui
rendit son salut, et en attendant l'ordre du
président pour commencer, promena son
regard curieux sur l'assistance dont tous les
yeux étaient en ce moment fixés sur lui .
« Allez, messieurs » , dit le président de
l'assaut, officier supérieur des Gardes du
corps, qui était escrimeur renommé et grand
admirateur de Bertrand .
Les deux maîtres exécutèrent un salut
dont la maestria et l'élégante précision sou
levèrent un murmure d'admiration ; puis ils
tombèrent en garde et leurs lames se rejoi
gnirent , puissantes et légères , au milieu d'un
silence absolu .
LA FAUGÈRE ET BERTRAND 63

Bertrand semblait disposé à user d'une


tactique différente de celle à laquelle il at
tribuait son échec précédent, et il s'établit
dans une garde de défensive dont il ne comp
tait se départir que pour frapper sur les re
traites qui suivraient les attaques de son
adversaire .
Celui-ci , tout en gagnant insensiblement
la mesure, ne livrait rien , et les deux lames ,
durant deux minutes , se tâtèrent, se lièrent,
se dérobèrent et se relièrent sans sortir de
leurs lignes de défense .
Soudain, Lafaugère ébranle et maîtrise
l'épée ennemie par un double engagement
en marchant, et avec la rapidité de l'éclair
tire le coup droit d'autorité.
La parade d'opposition de Bertrand arrive,
mais ne peut suffisamment réagir contre la
grande élévation de main de son adversaire
qui touche en plein corps.
Le croirait-on ? Loin que ce premier et
64 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

magistral coup provoquât un brouhaha , le


silence fut si profond que les quelques amis
de Lafaugère n'osèrent le troubler.
Les épées se rejoignirent, et Bertrand plus
heureux cette fois, touche, après une nou
velle attaque de Lafaugère, une magnifique
riposte à temps perdu . Aussitôt, un tonnerre
d'applaudissements éclate et fait retentir les
échos de la salle . Les cris s'y joignent .
« Bravo , Bertrand , bravo ! >>
Lafaugère promène sur ces spectateurs,
dont la partialité est évidente , un regard
légèrement ironique . Sous ce regard , les ap
plaudisseurs semblent avoir honte de leur
conduite : on se tait .
De nouveau les fleurets se croisent ; Ber
trand , excité par son premier succès , aban
donne sa ligne de réserve , il attaque de
vitesse . Lafaugère pare simple et foudroie
son adversaire par un coupé qui fait cerceau
sur sa poitrine.
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 65

Silence glacial . Seule, la voix de Bertrand


fait entendre le mot : touché.
Lafaugère ne sourcille pas et se remet en
garde, mais la détente de certains muscles
semble indiquer chez lui une préoccupation
subite. Bertrand en profite habilement, se
dérobe à un engagement peu serré et touche
une attaque à longue portée.
Roulements formidables d'applaudisse
ments et de bravos .
Lafaugère accuse le coup, et, de l'air d'un
homme qui vient de prendre une détermi
nation nouvelle, retombe en garde. Une
fausse attaque composée semble aussitôt
menacer Bertrand qui cherche à prendre le
temps , mais il rencontre une parade ful
gurante de prime suivie d'un écrasant coupé
de revers qui se termine sur sa poitrine.
Silence de mort . Bertrand dit : touché.
Les épées se rejoignent. Lafaugère dé
veloppe une attaque franche et simple . Ber
5
66 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

trand l'écarte par une parade juste, mais se


laisse séduire par la perspective d'une bril
lante riposte de tac. Lafaugère est resté
fendu pour l'y amener plus sûrement . La
riposte est détournée et la lame de Bertrand
s'engouffre dans le croisé de son adversaire
dont la pointe se plante au flanc ennemi .
Un faible murmure d'agacement nerveux
semble courir sur les banquettes .
Alors Lafaugère s'incline devant Bertrand
et fait un signe de la main . On le regarde
avec surprise. Que va-t-il se passer ?
Aussi tranquille que s'il était dans sa pro
pre salle, occupé à donner une leçon , La
faugère ôte son masque et va le déposer
ainsi que son fleuret sur une chaise restée
vide. Puis revenant au centre de la salle, il
fait longuement claquer ses deux mains
l'une contre l'autre, et crie d'une voix satis
faite, mais sans émotion ni colère :
« Bravo ! Lafaugère, bravo ! »
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 67

Cela fait, sans paraître même se douter


du mouvement de surprise qui a accueilli
sa spirituelle leçon , Lafaugère va reprendre
son fleuret, et au moment de faire dispa
raître son visage sous le treillis de fer du
masque , dit à Bertrand , d'un ton d'exquise
politesse :
« Veuillez m'excuser , monsieur. – Je
ne puis, vous le reconnaîtrez vous-même,
mettre fin aux applaudissements de vos amis
qu'en leur en ôtant tout prétexte . Mes coups
de bouton vont seuls, désormais, marquer
l'assaut, et sûr alors du silence, je pourrai
croire du moins à un semblant de partialité » .
Lafaugère avait-il , en cet instant , saisi le
jeu de son adversaire ? voulait-il simplement
l'intimider ?
Dans tous les cas, il tint parole.
L'assaut reprend ; Lafaugère se lance dans
ces corps à corps où il excellait, et que fa
vorisait sa petite taille . Bertrand rompt et
68 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

cherche à arrêter, mais tombe chaque fois


dans des changements de fer successifs d'au
tant plus rapides et serrés que les distances
étaient plus rapprochées ; de là , pleuvent
par séries, par gerbes , ces terribles coupés
dont Lafaugère semble avoir emporté le
secret, car lui seul a pu arriver à les exécu
ter sans danger .
Dix coups se succèdent ainsi sur Bertrand
sans que le maître d'armes des Gardes du
corps ait réussi à en rendre un seul .
C'en était trop : le sentiment de justice
l'emporta enfin , et les applaudissements écla
tèrent, cette fois à l'adresse de Lafaugère.
Bertrand , pâle , muet, avait enlevé son
masque et s'essuyait le front. Il fit mine de
recommencer, mais cent voix s'écrièrent :
« Non ! non ! Assez ! »
Il ne put retenir un geste de rage , mais
aussitôt vingt mains tendues l'entourèrent ;
les Gardes du corps le supplièrent d'en res.
LAFAUGÈRE ET BERTRAND 69

ter là , l'assurant de leur affection, de leur


admiration .
Bertrand , sombre, laissa tomber son fleu
ret, et tournant brusquement le dos, se diri
gea vers la pièce voisine pour y reprendre
son costume de ville. Quelques-uns l'y sui
virent .
Les autres, mécontents de ce qu'ils ju
geaient avec raison être une inconvenance ,
se joignirent au groupe qui entourait le
maître lyonnais et vinrent lui témoigner
leurs félicitations.
« Messieurs, fit Lafaugère, dont le calme
ne se démentait pas au milieu de son écla
tant triomphe, veuillez croire ce que je vais
vous dire : sans les marques distinctes d'ap
préciation qui se sont produites au début
de cet assaut, je n'aurais jamais usé d'une
telle violence de procédés à l'égard d'un
jeune confrère dont je reconnais mieux que
personne le mérite et la valeur. »
70 LAFAUGÈRE ET BERTRAND

Trois jours plus tard , celui que ses con


temporains ont appelé le tireur phénomène
avait regagné sa salle d'armes et son atelier
de peinture à Lyon .

MARCEL
N
PA
?
BERTRAND ET LOZÈS
(

1
BERTRAND ET LOZÈS

LES DÉBUTS D'UN MAITRE GASCON

En l'hiver de l'année 1835 , le monde des


salles d'armes parisiennes était encore en
émoi : on se préoccupait d'un nouveau ti
reur dont le mérite incontestable et cer
taines qualités brillantes réunirent vite bon
nombre de suffrages parmi les amateurs .
Ce nouveau venu était Lozès Lozès
74 BERTRAND ET LOZÈS

aîné , comme on disait alors, – le grand Lo


zès , comme l'ont désigné depuis ses enthou
siastes et ses disciples, pour le distinguer des
autres Lozès , ses frères, enseignant égale
ment les armes , mais avec bien moins d'éclat.
Au moment où il parut ,, l'École française
comptait des représentants dont les noms , à
l'état de souvenirs , parlent haut : ils s'appe
laient Bertrand , le roi des tireurs ; Bonnet,
qui fut le représentant de l'École Jean
Louis à Paris ; Raymondi , un théoricien
hors ligne ; Gomard fils, l'auteur du remar
quable Traité de l’Escrime ; Daressy, fils
du maître qui avait formé Lafaugère; C.
Pons aîné, le professeur de la famille d'Or
léans ; Mathieu- Coulon , l'élégant démons
trateur ; Grisier, dont la devise était : Ense
et Calamo, etc.
Il y avait certes quelque mérite à s'impo
ser à côté de cette pléiade : Lozès y réussit .
Méridional , ainsi que l'indique son nom
BERTRAND ET LOZÈS 75

coloré , Lozès tenait de la nature gasconne


non seulement un temperament actif et une
rare élasticité de muscles , mais encore les
qualités d'habileté qui ont si bien servi , en
tout temps, les dispositions physiques de
cette race à la fois ardente et madrée .
Ses débuts patiemment préparés firent
sensation à Paris . Au témoignage des con
temporains, il y avait une originalité réelle
dans le jeu de ce Gascon maigre et avide qui ,
tout en se faisant remarquer par une rapi
dité presque fiévreuse, n'était nerveux qu'en
apparence , et apportait une prudence, une
logique étonnantes dans son exécution qu'il
embrouillait parfois à dessein : il excellait
dans l'art de tirer, comme on dit, son épin
gle..... du jeu.
La réputation de Lozès datait surtout
d'une campagne brillante qu'il avait faite en
Angleterre quelques années auparavant.
L'escrime était encore, à cette époque, en
76 BERTRAND ET LOZÈS

grand honneur à Londres : Saint-George ,


la Chevalière d'Eon , le célèbre maître An
gelo et plusieurs émigrés français y avaient
laissé de grands souvenirs et implanté le
goût de l'épée . Un grand tournoi interna
tional d'escrime venait d'être organisé par
l'aristocratie anglaise , et le prix valait la
peine qu'on traversât la Manche pour
essayer de le conquérir : cinquante mille
francs en bonnes guinées devaient être
comptés au vainqueur. Cependant ni Ber
trand , ni les autres maîtres alors en vue, ne
crurent devoir se déranger.
Mieux avisé, Lozès , sans rien dire à per
sonne , file sur Londres et se présente aux
juges du concours. Devant eux, il dérouta
complètement ses adversaires par les impré
vus et les ruses d'un jeu qui , depuis lui ,
garda le nom d'Ecole romantique . Le prix
lui fut décerné, et il revint à Paris , où il
trouva un accueil enthousiaste .
BERTRAND ET LOZÈS 77

Mais notre Gascon n'était pas homme à


s'endormir sur ses lauriers ; profitant aussi
tôt de la vogue que faisait naître sa victoire
chez les Anglais , il ouvrit simultanément
cinq salles d'armes dans les grands quartiers
de Paris : la plus importante était celle de
la rue Vivienne , au nº 10 .
Les élèves accoururent de tous côtés , un
parti ardent se forma autour de lui et peu
s'en fallut, à ce moment, qu'on ne sacrât
Lozès , roi de l'escrime , dans ce même monde
où trônait depuis longtemps déjà , Bertrand ,
le roi des tireurs .
II

LE DÉFAUT DE LA CUIRASSE

Dans les premiers jours de février 1835 ,


le ban et l'arrière - ban des escrimeurs de
Paris étaient convoqués dans la grande salle
du Wauxhall ( 1 ) , en vue d'un assaut qui
promettait un vif intérêt.
Pour la seconde fois, Lozès devait se me
surer avec Bertrand dont le renom, aussi
bien comme professeur que comme exécu
( 1 ) La plupart des assauts publics se donnaient, à
cette époque, dans cette salle, située près de la place
du Château-d'Eau .
80 BERTRAND ET LOZÈS

tant , atteignait alors son apogée. Et cepen


dant, dans un premier assaut avec Lozès ,
deux mois auparavant, Bertrand, à la sur
prise générale , n'avait pas eu l'avantage sur
lequel on comptait .
Dès le début, c'est-à-dire pendant les pre
mières minutes , Lozès, menant l'assaut d'un
train d'enfer, avait réussi à toucher plu
sieurs fois Bertrand ; celui-ci , il est vrai ,
s'était bientôt rattrapé, mais son adversaire
avait alors écourté l'assaut en demandant à
faire la dernière .
Cette dernière , Lozès l'avait reçue , mais
sans faire oublier son succès du commence
ment . Tout cela constituait presque un
échec pour Bertrand, échec d'autant plus
agaçant qu'il avait pour auteur un débutant
sur lequel il se sentait une incontestable su
périorité .
« Je comprends son affaire, avait dit
Bertrand à quelques amis , au sortir de cet
BERTRAND ET LOZÈS 81

assaut, le Gascon est malin ; mais je compte


bien lui prouver quelque jour que je le suis
autant que lui .
- Qu'entendez- vous par malin ? demanda
curieusement un des forts élèves de Ber
trand .

La première fois que je tirerai avec


Lozės , répliqua le maître, observez attenti
vement le début de l'assaut, et vous com
prendrez ce que je veux dire . »
Bertrand avait refusé de s'expliquer da
vantage, mais son propos n'en fit pas moins
le tour des salles d'armes .
Ainsi qu'il arrive à tous les nouveaux
soleils levants , Lozès, je le répète, s'était ac
quis, dès son retour de Londres, une galerie
d'admirateurs. Ils ne se firent pas faute de
railler Bertrand in petto, et s'ingénièrent à
hâter l'organisation d'un nouvel assaut entre
les deux tireurs .
Par suite des dispositions de Bertrand, la
6
82 BERTRAND ET LOZÈS

chose fut bientôt arrangée, et tous deux se


retrouvaient, ce jour-là , en présence, devant
un public dont la curiosité était encore
surexcitée par la division des opinions.
On s'imagine sans peine avec quelle atten
tion les amateurs s'apprêtèrent à suivre les
péripéties de l'assaut, de son début surtout,
duquel dépendait seul , selon Bertrand , le
succès de son adversaire .
Les fleurets s'engagent et aussitôt Lozès
commence l'attaque. Bertrand rompt en pa
rant et , à un imperceptible mouvement de
ses lèvres nerveuses, on put voir qu'il ré
primait à grand peine une exclamation de
dédain . Lozès serre la mesure et renouvelle
ses attaques ; trois atteignent Bertrand en
pleine poitrine. Les partisans de Lozès
étaient dans la joie et applaudirent à ou
trance ; quatre minutes s'étaient à peine
écoulées depuis le commencement de l'as
saut . Mais , en revanche , il se produisit
BERTRAND ET LOZÈS 83

parmi les amis de Bertrand un murmure


signifiant que le succès de Lozès n'avait
rien de décisif.
Une voix même laissa échapper :
« Attendez , il faudra voir . »
C

Bertrand jeta un coup d'oeil rapide sur


l'ami qui venait de se laisser emporter par
cette réflexion .
On se remit en garde et aussitôt Bertrand
était touché, une fois encore, par une vio
lente reprise d'attaque .
Un brouhaha souligna le coup de Lozès,
mais il ne devait pas se renouveler. Ber
trand se remet en ligne avec plus de con
fiance, sa poitrine semble respirer plus
librement, sa lame s'empare avec autorité
de celle de Lozès qui rompt et s'écrase,
mais rien ne peut le soustraire aux fou
droyantes attaques de Bertrand , qui , en
moins d'un instant, le touche quatre fois.
En vain , Lozès essaie de reprendre l'of
1

84 BERTRAND ET LOZÈS

fensive, une riposte terrible achève de faire


comprendre au Gascon qui trébuche que la
chute est prochaine .
Il se relève ; son bras abaisse le fleuret
d'un air de lassitude, puis s'inclinant avec
déférence, il réclame la fin .
« En vérité , dit Bertrand ironiquement,
ne craignez-vous pas , monsieur , que cet
7

assaut ne soit jugé un peu court? et d'ailleurs


nous commençons à peine, l'un et l'autre, à
posséder nos vrais moyens !
Je me sens fatigué » , soupira Lozès, et
il se remit en garde pour faire la dernière.
Bertrand arrive aussitôt sur sa poitrine par
un superbe coupé-dégagé, mais le Gascon a
tendu et touche en même temps que Ber
trand : le coup est double, c'est ce que cher
chait Lozès ; il ôte précipitamment son
masque et serre cordialement la main de
son adversaire stupéfait.
Il était difficile d'insister, on se sépara
BERTRAND ET LOZĖS 85

donc; Lozès affectant à l'égard de Bertrand


la plus parfaite courtoisie, Bertrand calme
en apparence ; mais on devinait en lui une
sourde colère que les amis de Lozès inter
prétèrent naturellement dans un sens favo
rable à l'assaut de leur champion .
Lorsque Bertrand eut regagné sa salle
d'armes, ou l'avait accompagné, entre autres,
celui de ses élèves auquel était échappée ,
durant l'assaut , l'exclamation que j'ai repro
duite , il s'écria :
« Eh bien ! vous avez vu ?
Non seulement j'ai vu , mais j'ai com
pris .
Alors, reprit Bertrand avec amertume,
vous êtes le seul .
C'est ce qui vous trompe, mon cher
maître , et si je vous ai accompagné jusqu'ici ,
c'est pour vous dire , non seulement mon
idée personnelle, mais encore celle de mes
amis . Et nous n'avons pas grand mérite :
86 BERTRAND ET LOZÈS

votre dernier mot à Lozès suffisait à lever


les derniers doutes . »
Bertrand se mit à rire un peu nerveuse
ment .

Oui , dit-il , il ne tenait pas du tout à


prolonger l'assaut .
Parbleu ! et cela parce que vous l'avez
dit : c'est un malin . Avant de se hasarder à
tirer publiquement contre vous, en Gascon
qu'il est , il a pris soin de vous étudier fré
quemment . A force d'analyser vos moyens,
a
Lozès a fini par découvrir le défaut de votre
cuirasse .... Oh ! ne m'en veuillez pas , mon
cher maître : chacun a le sien , Saint-George
et Jean- Louis avaient le leur et ne s'en
croyaient pas amoindris pour cela ( 1 ) . Le

( 1 ) Saint-George ne pouvait, paraît- il , supporter


l'odeur des parfums .
Dans un assaut qui eut lieu en 1788, à Londres,
devant la cour d'Angleterre, entre lui et Fabien, le
inaitre français qu'on appelait l’Apollon de l'escrime,
BERTRAND ET LOZÈS 87.

vôtre fait partie de vos qualités , car il est


inhérent à votre temperament même .
Oui , fit Bertrand d'un ton brusque , je
suis nerveux, je le sais.

ce dernier, grâce aux émanations perfides et parfu


mées que répandait son costume d'armes, put lutter
cette fois à égalité contre le Chevalier Noir.
Jean-Louis, les jours d'assauts importants, devait
s'interdire tout repas substantiel . Tirer avec lui,
même plusieurs heures après son déjeuner, vous
dispensait d'avoir à redouter ses attaques simples
réputées imparables. Aussi remettait-il généralement
au lendemain ses rencontres avec les tireurs en re
nom qui venaient le visiter à Montpellier.
Le côté faible de La faugère , c'était sa toquade
pour la peinture, et plusieurs l'exploitèrent habile
ment. Le tireur qui souhaitait échapper au massacre
allait , la veille de l'assaut, lui demander à voir son
atelier, s'extasiait devant ses toiles , se desolait que
le peintre ne consacrât pas tout son temps à cet art
si bien compris par lui , emportait précieusement
un croquis qu'il avait accepté avec émotion , et pou
vait être assuré de faire le lendemain , même en
public, un assaut fort honorable avec le terrible
maitre lyonnais.
88 BERTRAND ET LOZÈS

Nerveux et impressionnable, au point


de ne pouvoir éviter , pendant les premières
minutes d'un assaut, une contraction mus
culaire qui paralyse en partie vos ressorts
habituels . Cette contraction est si peu per
ceptible que c'est aujourd'hui seulement que
je suis parvenu , à force d'attention , à m'en
rendre compte . Mais ce madré Gascon avait
jugé la chose depuis longtemps, lui . Dès
lors, son plan était tout tracé : précipiter
l'attaque et brusquer le combat pendant les
premières minutes , avant que vous ayez pu
conquérir la pleine possession de vous
même , puis , faire cesser l'assaut lorsqu'il
sent vos moyens revenus . S'il n'agissait
pas ainsi, ses réussites de début ne compte
raient guère , il le sait bien , et tout à l'heure
encore, vous lui en avez donné la preuve .
Est- ce bien cela ? »>
Bertrand serra avec force la main de son
ami. Puis, après un court silence :
BERTRAND ET LOZÈS 89

(
Soyez tranquille , reprit-il , j'aurai ma
revanche, et ce jour-là , le rusé compère ne
m'échappera plus . ) )
II

UNE HEUREUSE RENCONTRE

Peu de temps après cette conversation ,


Bertrand sortait un jour de l'École Poly
technique , où il venait de donner ses le
çons .
Le temps était beau : Bertrand alluma un
cigare et remonta la rue Descartes au lieu
de la descendre, comme il faisait habituel
lement, avec l'intention d'aller faire le tour
du jardin du Luxembourg avant de rentrer
à sa salle .
Bientôt il débouchait sur la place du
92
BERTRAND ET LOZÈS

Panthéon qui , déjà à cette époque , offrait la


solitude la plus complète ; tout à coup son
regard devint attentif.
L'objet de cette attention subite de Ber
trand était un passant qui , à ce moment,
arrivait par la gauche du Panthéon et se
dirigeait rapidement du côté de la rue Souf
flot.
« Attends , fit Bertrand , pressant le pas à
son tour . J'ai d'aussi bonnes jambes que toi ,
et nous allons nous rencontrer à la pointe
du triangle . »
En effet, quelques secondes après , le pas
sant se trouvait nez à nez avec Bertrand, qui
s'arrêtait avec l'expression de la plus agréa
ble surprise .
« Eh ! c'est ce cher monsieur Lozès . »
Lozès, c'était bien lui , esquissa , en sa
luant , un sourire un peu contraint .
« Monsieur Bertrand ...
– Moi - même, cher monsieur Lozès. Que
BERTRAND ET LOZÈS 93

je suis donc heureux de vous rencontrer !


Et par quel hasard dans ce quartier loin
tain ? Quelque brillante affaire sans doute ?
Vous êtes à cette heure si bien posé ... »

Bertrand paraissait tellement gracieux que


Lozès ressentit une certaine inquiétude . Il
connaissait le caractère ombrageux et peu
commode de son célèbre confrère. Mais
presque aussitôt, le Gascon reprit le dessus,
et donnant à sa voix toute la douceur en
jouée dont elle était capable :
« Oh ! monsieur Bertrand ! vous me con
fusionnez ; les affaires d'un modeste débu
tant comme moi comptent peu à côté de
celles d'un homme comme vous , d'un pro
fesseur dont la réputation est européenne .
Le simple hasard d'une visite m'a seul
amené dans ce quartier .
- Les débutants , mon cher monsieur
-

Lozès, sont quelquefois capables d'en reven


dre aux anciens . Ainsi tenez , vous-même, si
94 BERTRAND ET LOZÈS

je vous disais que vous m'avez appris quel


que chose ?...
Moi , monsieur Bertrand ? J'aurais eu
la bonne fortune...
-

C'est comme j'ai l'honneur de vous le


dire, et je vous en suis tellement recon
naissant, que depuis ce jour-là , je n'ai plus
qu'une idée : tâcher de m'acquitter envers
vous . >

Lozès redevint inquiet. Il ne pouvait se


décider à prendre au sérieux la reconnais
sance d'un homme qu'il avait joué publi
quement à peine un mois auparavant .
Il y eut un moment de silence, Bertrand ,
qui commençait à se monter, le rompit
brusquement :
« Dites-moi , cher monsieur Lozès, est-ce
vrai ce que l'on dit de vous ?
Que peut-on dire de moi ?
On prétend que vous aimez beaucoup
l'argent . »
BERTRAND ET LOZÈS 95

Lozès recula et se redressa , interdit devant


cette apostrophe .
« Monsieur , répondit-il d'un ton de di
gnité blessée, j'aime l'argent, c'est possible :
je ne suppose pas que vous ayez l'habitude
de manier votre fleuret uniquement pour le
roi de Prusse .
Non , certes. Eh bien ! cher monsieur
Lozès , puisque vous vous trouvez dans ces
sentiments, cela tombe à merveille , car j'ai
une offre superbe à vous faire : mille francs
à gagner . »
En 1835 , mille francs étaient encore un
chiffre respectable ; Lozès dressa l'oreille : le
Gascon fut un instant en défaut.
« Mille francs , monsieur Bertrand ? et que
faudrait - il faire pour gagner cette somme,
s'il vous plaît ?
Une chose très simple : tirer avec moi
en public ....
- Mais j'ai déjà eu deux fois cet avantage..
AND
96 BERTR ET LOZÈS

Attendez , je n'ai pas fini : en public


avec moi .... pendant une petite demi-heure.
Vous entendez bien, articula Bertrand en
appuyant sa main sur le bras de Lozès , pen
dant une demi-heure, et non plus pendant
quelques minutes seulement . »
Le Gascon était brave : il comprii , et son
visage devint pourpre .
« Monsieur... , » commença -t-il d'une voix
tremblante de colère .
Mais il s'arrêta tout à coup , fit volte- face
et s'éloigna rapidement.
« Hé ! cria Bertrand gouailleur, hé ! mon
cher monsieur ! vous avez oublié de me
répondre . »
Lozès ne tourna pas la tête et disparut à
l'angle de la rue .
« Il est impossible , se dit Bertrand , qu'il
garde dans sa poche ce que je lui ai dit .
Bah ! je serai bientôt fixé là-dessus, car ces
choses-là , c'est comme les billets à ordre :
BERTRAND ET LOZÈS 97

ça se règle dans les vingt-quatre heures , ou


bien on accepte le protêt. >

Ainsi devisant, il gagna le Luxembourg,


acheva son cigare dans un quart d'heure de
promenade et reprit le chemin de sa salle
d'armes .
« Monsieur 199 lui dit en arrivant son pré
vôt, « voici une lettre qu'on vient d'apporter. )
Bertrand rompit le cachet et il lut :
« Très honoré confrère,
« La proposition que vous m'avez fait
« l'honneur de m'adresser m'agrée parfaite
« ment. Mais vous serez le premier à recon
« naître mon droit d'exiger que, pour cette
« fois, les coups de bouton soient remplacés
« par des coups de pointe.
C

« C'est du moins ce qu'attend de votre


« haute supériorité ,
« Votre très humble,
« Lozès aîné . »
7
AND
98 BERTR ET LOZÈS

« A la bonne heure , s'écria Bertrand ,


d'un air joyeux. C'est une provocation en
règle . »
Il écrivit rapidement deux billets que le
prévôt porta de suite à deux amis, choisis
comme témoins .
Le soir même, ceux-ci s'abouchaient avec
les témoins de Lozès , et une rencontre était
arrêtée pour le lendemain matin, six heures,
au bois de Meudon .
IV

LE DUEL AU PAVÉ

Le bois de Meudon , malgré sa proximité


de Paris, n'a jamais été beaucoup fréquenté.
Il l'était encore moins en 1835 , les moyens
de locomotion étant alors à peu près nuls .
On n'avait donc pas à y redouter les impor
tuns .

L'un des témoins y connaissait une clai


rière qui semblait faite exprès pour un ter
rain de duel . A l'heure fixée , chacun s'y
trouvait. On procéda aux formalités d'usage
et les combattants furent mis en présence .
100 BERTRAND ET LOZÈS

C'est généralement une grave affaire qu'un


duel entre maîtres d'armes : mais ici le cas
s'aggravait encore de la question qui sem
blait devoir у être résolue touchant la su
périorité de l'un ou de l'autre maître .
Sans doute , les témoins de Lozès avaient
bon espoir, car ils connaissaient l'audace et
les succès d'entrée de leur client. Quant aux
témoins de Bertrand , « le défaut de la cui
rasse » était aussi trop présent à leur souve
nir pour ne pas leur faire redouter une de
ces surprises du premier moment qui lui
avaient été déjà funestes.
Lozès, dès l'engagement des épées, redou
bla leurs alarmes. Le Gascon, en effet, par
tant d'une garde basse , se mit aussitôt à
attaquer de loin , cherchant visiblement à
produire un dénoûment immédiat .
Mais soit que Bertrand eût médité ses
premières déconvenues , soit que les atta
ques peu fournies de Lozès lui eussent per
BERTRAND ET LOZÈS IOI

mis des retraites et des parades favorables


en lui donnant le temps d'arriver à se possé
der complètement, cette fois la première
passe ne donna aucun résultat.
On remarqua seulement que le visage de
Bertrand , dans ce premier engagement, avait
tout à coup pris une expression de colère
contenue , qui s'était manifestée par une con
traction des sourcils et un frémissement de
sa lèvre mordillonnée avec fureur.
La seconde reprise était à peine commen
cée, que Bertrand , sur une retraite tardive,
recevait une piqûre au -dessous du genou .
Sa garde fut si peu ébranlée , l'engagement
fut si naturellement continué par lui , mal
gré cette atteinte , très légère d'ailleurs, que
les témoins ne s'aperçurent de rien. Lozės
lui-même, redoutant de se tromper, ne souf
fla mot . Mais Bertrand venait d'avoir la
preuve de ce qu'il avait déjà deviné dans le
courant de la première passe : c'est que
I02 BERTRAND ET LOZÈS

Lozès, depuis le commencement de la ren


contre , cherchait uniquement à l'atteindre
au genou, et que pas une seule fois il n'a
vait attaqué au corps .
Tel était, en effet, le plan de Lozès : pro
fondément blessé de l'affront qu'il avait
reçu, il s'était promis de tout faire pour
fournir à son illustre collègue une de ces
blessures qui tiennent leur homme forcé
ment au lit pendant un ou deux mois .
Bertrand , incapable de tirer, cela ferait
sensation à Paris . Chacun de demander :
« Qui l'a blessé ? — C'est Lozès ! » Du coup ,
la réputation du Gascon montait de plu
sieurs coudées .
La seconde reprise durait depuis quelques
minutes , sans résultat apparent, lorsque , à
la stupéfaction des témoins, Bertrand abaisse
tout à coup son épée , et, la passant sous son
bras gauche, dit d'une voix ferme :
« Un instant . »
BERTRAND ET LOZÈS 103

Puis , devant Lozès non moins stupéfait


que les témoins , il tourne le dos et s'enfonce
dans un petit sentier au bas duquel on
apercevait un tas de pierres provenant de
quelque démolition oubliée.
Arrivé là , Bertrand se baisse, examine
et choisit un quartier de silex , gros comme
la tête d'un enfant. Aucun détail de cette
scène singulière n'échappait ni à Lozès,
ni aux témoins , qui se regardaient ef
farés.

Enfin Bertrand , tenant sa pierre dans la


main gauche , en position de dague , et son
épée dans la main droite, vient se replacer
devant son adversaire , et dit avec le plus
grand sang -froid :
(
Écoute , Lozès , si tu persistes à tirer
à la jambe , comme tu le fais depuis cinq
minutes , aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu ,
je lâche mon épée et je t'assomme avec
cette pierre . »
104 BERTRAND ET LOZÈS

Et avant que · Lozès abasourdi eût eu le


temps de répliquer un mot :
« Tire là , poursuivit Bertrand en avan
çant sa poitrine, il y a de la place pour
ton épée , si elle est assez habile pour la
trouver .

Au même instant il retombait en garde et


serrait la mesure . Cette fois, la lutte était
devenue terrible . Lozès ne pouvait plus
continuer son premier jeu et rompait à son
tour ; deux minutes s'étaient à peine écou
lées , qu'il recevait un coup d'épée au-dessus
du sein droit, près de l'épaule . Les témoins
se précipitèrent et le médecin constata heu
reusement que la blessure , quoique assez
sérieuse , n'offrait aucun danger mortel .
Pendant le pansement provisoire , Ber
trand s'avança vers Lozès et lui tendit la
main, que le blessé serra mélancoliquement.
Mais notre Gascon eut tout à coup un éclair
de joie dans les yeux ; il venait d'apercevoir,
BERTRAND ET LOZÈS 105

sur le bas du pantalon de Bertrand , quelques


taches rougeâtres qui lui apprirent que sa
défaite n'était pas décisive.
A peine Bertrand et ses témoins étaient
ils remontés en voiture , que Lozès laissa
échapper de ses lèvres ce mot goguenard :
« Poseur ! »
Ce fut d'ailleurs son unique vengeance, et
l'année suivante tous deux se retrouvèrent
en présence , le fleuret à la main , dans des
assauts où Bertrand fit reconnaître sa supé
riorité .
Lozès n'en continua pas moins à mener
fort heureusement ses affaires, et il est un
des rares maîtres d'armes qui aient dû à
leur art une véritable fortune.
Lorsqu'il se retira vers 1845 à Saint-Gau
dens , sa ville natale, il y put mener une
existence aisée et même brillante .
Malheureusement, des spéculations im
mobilières , auxquelles il s'entendait moins
106 BERTRAND ET LOZÈS

qu'aux finesses de l'épée, le tentèrent ; il


y engloutit une partie de cette fortune si
laborieusement gagnée, et mourut prématu
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