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Penser, construire

les savoirs :
l'Humanisme

Grands Repères

Université Paris Nanterre

Année universitaire 2019-2020


Semestre I
Table des
matières

I - Penser, construire les savoirs : l'Humanisme 3

1. Citations : l'humanisme dans le discours médiatique ................................................................... 4


1.1. Commentaire général .............................................................................................................................. 5

2. Première approche. L'éventail des significations. ......................................................................... 6


2.1. A. Humanité .......................................................................................................................................... 6
2.2. B. Modération ........................................................................................................................................ 6
2.3. C. Culture .............................................................................................................................................. 7
2.4. D. Histoire ............................................................................................................................................. 7
2.5. E. Elasticité ........................................................................................................................................... 7

3. Exercice : Petit test ....................................................................................................................... 8

4. Deux glissements de sens ............................................................................................................. 8


4.1. A. En aval ............................................................................................................................................. 9
4.2. B. En amont .......................................................................................................................................... 9

5. Une révolution scientifique ......................................................................................................... 10


5.1. A. Une nouvelle approche culturelle : la philologie contre l'assimilation ...................................................... 10
5.2. B. Valorisation de l'homme .................................................................................................................... 13
5.3. C. Aspiration à un savoir renouvelé et universel ...................................................................................... 15

6. Une révolution morale ? ............................................................................................................. 19


6.1. A. Valeur 1 : le juste milieu ................................................................................................................... 19
6.2. B. Valeur 2 : Humanité ? ...................................................................................................................... 19

II - Exercices d'apprentissage 25

Ressources annexes 27

Question de synthèse 28

Glossaire 29

Références 30
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Penser, construire les


savoirs : l'Humanisme I

Citations : l'humanisme dans le discours médiatique 4


Première approche. L'éventail des significations. 6
Exercice : Petit test 8
Deux glissements de sens 8
Une révolution scientifique 10
Une révolution morale ? 19

Objectifs
préciser une notion centrale en observant ses glissements de sens
donner des outils pour faire le même travail avec d'autres notions.
fournir des repères sur la construction de la culture européenne

Ce cours propose une mise au point sur une notion clé, souvent utilisée, notamment dans le
discours politique, où elle paraît recevoir des significations assez variées. « Mise au point » peut être
entendu ici au sens optique : nous partirons du flou pour aller vers le précis, du mobile pour aller
vers le stable. Le flou, c'est le discours médiatique, le flux verbal qui nous entoure, le mainstream,
dans lequel circulent des mots dont la signification n'est pas stabilisée.
Ce discours commun sera représenté ici par une douzaine de citations prises dans la cyber-presse,
qui serviront de point de départ à notre interrogation. Ce n'est pas que les auteurs de ces citations
ne savent pas ce qu'ils disent  ; c'est souvent le contraire qui est vrai. Mais leur emploi du mot
« humanisme » est intéressant pour nous, car il joue sur une certaine élasticité de ce mot, qui
peut vouloir dire une chose et une autre – qui peut presque vouloir dire une chose et son contraire.
Pour montrer cette élasticité, ces citations sont empruntées à des médias ou à des personnalités
représentant un éventail idéologique aussi large que possible. La notion d'humanisme peut être
revendiquée dans tous les camps, de gauche comme de droite.
Or cette élasticité pose problème, car l'humanisme est un concept essentiel, constamment
employé dans le présent, et en même temps chargé d'une valeur historique profonde, en relation
avec la construction des savoirs dans la culture européenne. Y voir un peu plus clair paraît donc
utile, en cette première année d'études universitaires.
Il s'agira de partir du connu, du discours qui nous entoure, pour revenir aux notions employées et à
leur sens précis. Nous pourrions passer directement à cette dernière étape. Mais il paraît intéressant
d'effectuer le parcours du flou au précis, et de mesurer l'écart entre les deux. Nous verrons que nous
risquons d'assister à d'étranges retournements.
 

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

...

1. Citations : l'humanisme dans le discours médiatique


Commençons par une petite revue de presse, dont le but est de vous faire sentir à quel point,
dans le discours médiatico-politique, le mot «  humanisme  » peut être employé dans des sens
variés, voire contradictoires. Cela commencera par une petite rubrique nécrologique, où l'on
verra ce terme appliqué à des personnalités de sensibilités politiques très diverses, puis vous
pourrez lire quelques usages plus ou moins polémiques des mots humanisme/humaniste dans le
discours politique récent (dont vous pourrez retrouver le contexte sur internet). Ces citations
seront commentées dans la suite du cours. Activité pour tester votre maîtrise de cette notion et
voir ensuite s'il vous manquait des choses  : pour chaque exemple, trouvez un mot ou une
expression par lesquels vous pourriez remplacer le mot humanisme/iste.
1. « Stéphane Hessel, mort d'un humaniste "indigné" [...] Son engagement, mais aussi son
humanisme, se traduiront dans un livre, devenu best-seller mondial. En octobre 2010,
Stéphane Hessel publie Indignez-vous !, un petit livre appelant à la résistance. »
bfmtv.com
2. « Mort d'un humaniste. Dominique Baudis, Défenseur des droits, ancien journaliste de
télévision et ancien maire centriste de Toulouse, est mort, hier matin, à l'âge de 66 ans,
d'un cancer généralisé à l'hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. À droite comme à gauche,
tous ont salué, hier, la mémoire d'un homme « qui dépassait les clivages politiques. »
Le Telegramme.fr
3. « Mort d'Albert Jacquard : hommage unanime à un " humaniste de combat"
Polytechnicien et spécialiste de la génétique des populations, Albert Jacquard est décédé à
l'âge de 87 ans mercredi soir des suites d'une leucémie. Sur Twitter, politiques,
scientifiques et anonymes lui rendent hommage. »
L'express.fr
4. « François Cavanna, un humaniste "ni bête ni méchant" - Le cofondateur de "Hara
Kiri" est décédé ce 30 janvier 2014. François Cavanna laisse derrière lui une série
d'œuvres autobiographiques et intemporelles. »
rtl.fr
5. « "François Hollande est un grand humaniste" et "quand on est humaniste, on est
féministe", a lancé Martine Aubry devant quelques 4000 personnes réunies au complexe
sportif René Tys de la ville pour écouter le candidat socialiste à l'Elysée. »
le figaro.fr
6. « Concernant le discours de Grenoble, dans lequel Nicolas Sarkozy avait entre autres
stigmatisé la communauté des Roms, François Fillon a rétorqué : « Quant aux
problèmes d'immigration, vous savez comme moi les difficultés d'immigration
incontrôlée (...) des enfants manipulés par des criminels ». Et Martine Aubry de
répliquer : " Ne me faites pas le coup de l'humanisme !" »
elle.fr
7. « "Je n'ai rien contre Fillon, qui est sérieux, secret et solitaire", a-t-il ajouté alors qu'il
était interrogé sur "le positionnement modéré" de François Fillon qui pourrait être
proche de sa sensibilité "humaniste". »
UMP : Raffarin préfère Copé à Fillon Par Le Nouvel Observateur avec AFP Publié le
22-07-2012 à 13h02
8. « Philippe Bas (UMP) : "Je vote Fillon pour son humanisme" Philippe Bas défend les
droits des personnes handicapées. Un engagement qui a compté dans son choix : "Je fais

4
8. construire les savoirs : l'Humanisme
Penser,

partie de ceux qui pensent que la différence est une richesse, que la souffrance amène la
fraternité [...]. Le sénateur de l'UMP optera donc pour l'ancien Premier ministre, qu'il
juge proche des questions du handicap : "François Fillon a une approche plus
humaniste. Ce qui l'amène à une compréhension plus naturelle de ces questions là." »
vivrefm Jeudi 15 Novembre 2012 - 10h14 UMP Philippe Bas Matthieu Lemaire
9. « Pour Jean-Pierre Raffarin, il n'y a aucun doute : "Jamais il n'a été question de voter
pour le FN à l'UMP. (...) Je suis humaniste, libéral et européen, je ne peux pas voter
FN." Avec ses propos, François Fillon apporte "un changement brutal qui crée de
l'émotion", estime-t-il. » « UMP-FN : pour Raffarin, "Fillon doit clarifier sa position".
»
RTL, mardi 17 septembre 2013.
10. « [...] j'ai été très intéressé par un article de Kundera sur une théorie qu'il appelle
l'imagologie, c'est-à-dire le règne de l'image. Bon ; on est dans le règne de l'image.
Hélas, l'humanisme est mort. On n'est plus formé à l'humanisme et donc, il n'y a
plus de réflexion qui précède la perception de la chose, et la Shoah est présentée sous
forme d'image, et rien de ce qui touche à l' humanisme, à l'être humain, ne
l'accompagne ; et en plus, on est vraiment dans un monde de la dérision la plus
complète. Et il y a tout un public qui est dans l'image, l'irréel, et qui n'arrive pas à
incarner ce que fut l'horreur de la Shoah. »
Gilbert Collard, dans l'émission « Mots Croisés », animée par Yves Calvi sur France 2
le 14/01/2012. (citation simplifiée, expurgée des hésitations et répétitions propres à
l'oral )
11. « D'abord, on enregistre, fait significatif, une augmentation de la délinquance sous le
règne judiciaire et policier de madame Taubira et de Monsieur Valls... Ensuite, et tout le
monde y a sa part, une inadmissible politisation de la question criminelle. D'un côté, les
hugoliens de gauche qui s'obstinent idéologiquement à voir dans tout mineur un gentil
Gavroche et dans tout criminel un rémissible Jean Valjean. De l'autre, une droite
incertaine qui craint l'excommunication socialiste et qui tremble à l'idée d'un procès
médiatique en ringardise. D'où un pas en avant, un pas en arrière [...]. Comment en
est–on arrivé à cette barbarie dénoncée, qui ne doit pas détruire notre humanisme ? »
gilbertcollard.fr
12. « Contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les
civilisations ne se valent pas. [...] Celles qui défendent l'humanitéMais il n'y a pas humanisme !
- p.31 ¤ nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. [...] Celles qui défendent la
*

liberté, l'égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la


tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique »
Discours prononcé par Claude Guéant pendant la campagne présidentielle de 2012 lors
d'une réunion de l'UNI (Union Nationale Inter-universitaire)lemonde.fr.
13. « [...] On met en scène la haine de soi, et au nom de cette haine de soi, on fait comme
Lévi-Strauss, on dit que toutes les civilisations se valent et je pense que ce n'est pas vrai.
Pour parler comme mon vieil ami Castoriadis, l'Europe a été une création historique
absolument géniale. Nous avons inventé en Europe un mixte de bien-être et de liberté,
une culture de l'autonomie, une culture humaniste pas au sens mièvre du terme mais
une culture qui met en scène la splendeur de l'humain comme jamais ailleurs. »
Luc Ferry, réaction aux propos de Claude Guéant dans le 7/9 de France Inter, émission
du 10/02/2012, 12m25 (transcription du discours oral)

1.1. Commentaire général


Que déduire de ces emplois des mots humanisme/humaniste dans le discours politique, tel qu'il
est transcrit dans la presse ?
Qu'il est employé dans des sens très divers, à propos de personnalités ou par des orateurs de
sensibilités très variées : cela va de l'engagement quasi révolutionnaire de gauche de Stéphane
Hessel ou de l'anarchisme de Cavanna à l'affiliation au Front National pour Gilbert Collard.
Dans les discours, on observe beaucoup de mouvements  : certains choisissent François Fillon
pour son humanisme, d'autres (après qu'il eût tenu des propos durs sur l'immigration) le
critiquent au nom de la même valeur, d'autres encore lui reprochent d'utiliser cette valeur
comme un leurre.
La question qui se pose est  : quelles significations se cachent derrière ce mot  ? Les différents
orateurs choisissent-ils certains sens plutôt que d'autres ? Après cette première approche, nous
pourrons nous demander quels sont les liens entre ces usages du mot et sa signification précise,
dans l'histoire des idées.

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

2. Première approche. L'éventail des significations.


2.1. A. Humanité
Par sa forme, le mot « humanisme » semble désigner l'attention portée aux valeurs humaines.
On dira de quelqu'un qu'il est «  humaniste  » s'il est respectueux de l'humain, voire, s'il est
généreux. Dans le discours médiatico-politique, c'est en général le sens valorisé par les discours
de gauche (cit. 1, 3, 4, 5...), et dénoncé à droite comme "mièvre" (13) ou à l'extrême droite
comme une idéologie laxiste, inspirée par Les Misérables (11).

Remarque
J.-P. Sartre utilise ce terme dans un sens proche, dans « L'Existentialisme est un humanisme ». Par
« humanisme », il entend : conception selon laquelle la valeur de l'homme, le sens de son existence,
ne sont qu'en lui-même, et en ce qu'il fait (et non en un Dieu supérieur, ou en des valeurs qui lui
seraient extérieures, l'avènement de l'histoire, ou du prolétariat).
  « L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les conséquences d'une
position athée cohérente. Elle ne cherche pas du tout à plonger l' homme dans le désespoir. Mais si
l'on appelle comme les chrétiens, désespoir, toute attitude d'incroyance, elle part du désespoir
originelPas compris -? p.31 ¤ . L'existentialisme n'est pas tellement un athéisme au sens où il s'épuiserait à
*

démontrer que Dieu n'existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien ;
voilà notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le
problème n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve lui-même et se
persuade que rien ne peut le sauver de lui-même [...]. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme,
une doctrine d'action, et c'est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec
le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérésL'existentialisme est un humanisme ».

2.2. B. Modération
Autre valeur souvent rattachée à l'humanisme, la modération. Le terme est volontiers appliqué
à quelqu'un que l'on veut désigner comme posé, modéré : dans le discours médiatico-politique, il
est généralement attribué à des personnalités plus proches du centre que des extrêmes. C'est le
cas dans les cit. 6 à 9, où il sert à distinguer un candidat de ses adversaires au sein de son parti,
ou bien à contester cette distinction. Au sein de l'UMP, François Fillon est désigné comme un
modéré. Le propos rapporté dans la cit. 8 va plus loin  : il fait le lien entre ce sens et le
précédent. Selon cet élu, F. Fillon est à la fois modéré et humain. C'est peut-être le cas aussi
dans la citation 4, dans un usage typique de l'annonce nécrologique, qui oublie les éventuels
excès de la personne pour lui appliquer post mortem le masque de la sagesse.

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

2.3. C. Culture
Bien souvent, les termes humanisme/humaniste désignent aussi
une personne instruite, cultivée. On prête à l'humaniste des
connaissances aussi bien en littérature qu'en sciences  : il
connaît les grands auteurs mais aussi la botanique, le nom des
oiseaux... Cette idée de culture est une trace de cette origine.
Cette signification est présente dans la plupart des éloges
funèbres ; dans la citation 3, elle fait référence à un savant qui
n'est pas enfermé dans sa discipline, cumule un esprit
scientifique et une bonne connaissance des "Lettres". On
pourrait se demander pourquoi cette signification entre dans
l'idée d'humanisme. Nous nous rapprochons ici de la réalité
historique à laquelle renvoyait initialement ce mot  : nous
verrons qu'il concerne des savants ouverts à la Léonard de Vinci, Etude de
pluridisciplinarité. fleurs, 1485
Cette signification est sans doute présente également dans
l'expression «  grand humaniste  » employée dans la cit. 5.  
On la retrouve dans les citations 10 à 13, pourtant
politiquement très différentes, où la notion d'humanisme est
opposée au «  règne de l'image  », à la «  barbarie  », ou bien
intervient dans un débat sur l'évaluation des civilisations. Le
mot "culture" n'a pas tout à fait les mêmes connotations dans
les discours de gauche et de droite. "Humanisme" désigne ici
une culture écrite, ancienne, et occidentale. L'idée
d'engagement humanitaire est totalement évacuée.

2.4. D. Histoire

Même si nous n'avons pas d'idée précise de la période à laquelle il


renvoie, nous percevons en général que le mot « humanisme » est
aussi un concept historique. Lorsque nous l'utilisons, nous avons
plus ou moins clairement conscience de faire référence à un
phénomène ancré dans le passé de notre civilisation, sans être
nécessairement en mesure de dire précisément en quoi il consiste, ni
même précisément à quelle époque il se situe. C'est un sens plus
technique, moins courant dans le discours politique, même s'il
affleure dans les emplois qui consistent à revendiquer une culture
Érasme, le "prince des
vaste ou classique. On le voit apparaître plus directement dans les
humanistes" (1469-1536),
débats autour des civilisations (citations 12-13).
portrait par Quentin
Metsys, 1517 (détail).
 

2.5. E. Elasticité
Le mot «  humanisme  » peut revêtir des significations assez diverses. Quel rapport entre la
générosité humaine et le goût pour la culture européenne ? Souvent, les personnes qui l'utilisent
favorisent un sens plutôt que l'autre, mais ce choix reste implicite (c'est-à-dire non dit). C'est
un mot élastique, que l'on a tendance à tirer dans un sens ou dans l'autre, sans toujours préciser
ce qu'il signifie. Voilà qui peut permettre de déstabiliser les contradicteurs.

Complément
Quand vous vous interrogez sur le sens d'un mot, et que vous sentez qu'il regroupe un éventail de
significations étendu, vous pouvez vous aider d'un outil intéressant en ligne  : LEXILOGOS

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

(http://www.lexilogos.com). Voir notamment :


la présentation de lexilogos, un "recueil de mots"
le regroupement de multiples dictionnaires (Larousse, Littré, Académie, anciens, conjugueur,
mots de Brassens...), en relation avec Centre national des ressources textuelles et lexicales (
http://www.cnrtl.fr).
parmi les outils du cnrtl, la "proxémiehttp://www.cnrtl.fr/proxemie", qui représente en 3 D l'éventail
des significations d'un mot. Pour "Humanisme", vous obtiendrez ce graphique (que vous
pouvez faire tourner). Il vous donne une idée de la plus ou moins grande proximité des termes
qui tournent autour de cette notion, d'après des statistiques établies sur leurs usages : - p.27
*

Proxémie : le mot "humanisme"

3. Exercice : Petit test


Sauriez-vous dire à quelle époque se situe historiquement l'humanisme ?
14e s.

15e s.

16e s.

17e s.

18e s.

4. Deux glissements de sens


Que fut l'humanisme historiquement  ? Nous allons procéder à un   «
nettoyage de la situation verbalePaul Valéry, Poésie et pensée abstraite (1939)- p.31 ¤
*

» . Cette étude va
confirmer l'élasticité du concept d'humanisme : il s'étire, vers le passé ou vers le futur, en amont

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

ou en aval.

4.1. A. En aval
Nous avons observé jusqu'ici que ce concept s'était étendu en aval, du passé vers le futur, en se
généralisant et en se déshistoricisant  : on parle couramment de l'humanisme comme d'une
vertu humaine, on fait l'éloge de tel ou tel en le déclarant humaniste, ce qui désigne un mélange
de bonté, de générosité, de respect de l'humain et de son cadre de vie, et en même temps le
terme est lié au savoir, à un savoir étendu dans plusieurs domaines. On assiste ici à l'extension
d'un concept historique vers le langage général.
Mais en réalité le mouvement est d'abord inverse, du futur vers le passé. Il résulte d'un
regard rétroactif  : le concept historique lui-même a été importé, parachuté, plaqué sur une
réalité qui ne le connaissait pas.

4.2. B. En amont
Avouons-le  : l'humanisme n'existe pas. Si vous aviez dit à Montaigne ou à Érasme (souvent
appelé le « prince des humanistes »), qu'ils étaient des humanistes, ils n'auraient pas compris de
quoi vous parlez. Les hommes de cette époque parlaient bien des «  Humanités  », litterae
humaniores, pour désigner les disciplines « littéraires » (le terme n'existait pas non plus), par
opposition aux sciences de la nature. Mais ces expressions ne désignaient pas un mouvement
culturel marquant une rupture historique ; c'était du jargon universitaire, servant à désigner un
type de cursus.

Remarque
1. Vous le savez, le terme "humanités" revient un peu à la mode, notamment du côté de
Paris NanterreLicence et Master Humanités...- p.30 ¤   ;
*

on parle aussi beaucoup des « 


humanités numériquesHumanités numériques- p.29 §  ».
*

2. On n'aurait pas utilisé le mot « humanisme » car au 16e siècle la terminaison en « -isme » est
péjorative : elle désigne les fanatiques, les esprits partisans (on forge le mot « calvinisme » au départ
pour critiquer ceux qui suivent Calvin).
Ce mot « humanisme » a donc été inventé, bien plus tard, au XIXe siècle, 300 ans plus tard.
Par qui ? Par des historiens allemands.
Pourquoi ? Pour rendre plus visible une opposition qui existait en partie au XVIe siècle, mais
n'était pas aussi tranchée que cela, et ne séparait pas nettement deux périodes historiques  :
l'opposition entre le « Moyen Âge », terme légèrement désobligeant, également inventé par ces
historiens, et la « Renaissance », autre nom donné à la période de l'humanisme. Pourquoi tant
de haine contre le Moyen Âge ? Parce que c'est l'époque des grandes monarchies chrétiennes,
des rois de droit divin. Or nos historiens du XIXe siècle sont des adeptes de la Raison et de la
laïcité. Ils entendent montrer que la religion avait obscurci la pensée et le savoir, du Ve siècle au
XVe siècle, et qu'à partir du XVIe siècle, on a commencé à se sortir de ce carcan intellectuel et
moral. Les intellectuels allemands du XIXe siècle aiment bien les mots en   «  -ismus  »  : ils
forgent le mot humanismus, et les francophones n'ont plus qu'à le calquer.
Le mot humanisme est donc au départ un mot militant, voire polémique, inventé dans un
climat de rationalisme se teintant parfois d'anticléricalisme.

Remarque
Vous avez maintenant la réponse à la question posée dans la rubrique « Histoire », et vous constatez
... qu'elle était légèrement piégée. Le mot «  humanisme  » désigne une réalité du XVIe siècle (en
France, un siècle plus tôt au moins en Italie), mais il a été inventé au XIXe siècle.
Vous avez saisi l'effet boomerang ? Les historiens du XIXe s. ont inventé une notion pour désigner un
phénomène du XVIe s., et cette notion a dépassé ce cadre historique, pour désigner des personnes
d'aujourd'hui. Nous voici prêts à regarder en quoi consistait cette réalité historique, afin de
comprendre pourquoi elle joue un rôle si important dans notre culture.
 

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Garfield

5. Une révolution scientifique


5.1. A. Une nouvelle approche culturelle : la philologie contre
l'assimilation
L'élasticité de ce concept ne tient pas seulement à ses étirements d'une époque à l'autre ; même
si l'on ne considère que son sens strictement historique, désignant des faits situés dans une
période précisePériode de l'humanisme- p.31 ¤ , le terme «  humanisme  » désigne plusieurs phénomènes.
*

Nous allons retrouver ici des rubriques proches de celles évoquées pour commencer, « valeurs »,
« culture », « histoire »... mais le degré de précision ne sera pas le même.

Dans son sens le plus strict, l'humanisme est une rupture


dans la conception du savoir. Cette rupture prend sa
source dans les années 1370, à Florence, ville où règne un
certain climat de liberté, autour d'une figure centrale  :
Pétrarque (1304-1374). Ce dernier dit son refus de pratiquer le
latin de l'Église et de l'université, bref, de la théologie
scolastiqueScolastique- p.29 § dont le haut lieu est la Sorbonne.
*

Contre ce latin technique, abâtardi, parisien, devenu une


langue scientifique, il veut retrouver la latinité des origines,
celle des poètes et des historiens qui pratiquaient une langue
souple et libre.

Laure, muse de Pétrarque


 

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Ce souhait esthétique se répand dans son


entourage, puis progressivement en Italie, avant
de conquérir le reste de l'Europe. On se met à
chercher des textes de l'Antiquité, à fouiller les
bibliothèques.
En 1440, un autre italien, Lorenzo Valla,
démontre que l'un des grands textes de l'Église,
l a
Donation de Constantin, qui racontait comment
cet empereur romain avait cédé ses terres au
pape, devenu chef de la chrétienté, est un faux.
Donation de Constantin
- p.30 ¤
*

Il s'appuie sur des arguments Fresque anonyme du XIIe siècle


historiques et grammaticaux , pour représentant la Donation de Constantin
démontrer que ce texte a été écrit longtemps (Rome, Basilique des
après la mort de Constantin- p.29 § Constantin,
*

Quatre-Saints-Couronnés).
par quelqu'un qui ne connaissait pas bien les
mœurs de son époque. Le goût du retour aux  
origines se transforme en une méthode critique,
la philologie, laquelle consiste à aborder les
textes en recherchant leur sens originel,
historique. A peine inventée, la grammaire
philologique se met à contester le pouvoir du
pape.

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Cette position est très différente de celle


qui avait été adoptée pendant le Moyen
Âge. On avait conservé quelques textes de
l'Antiquité  ; mais pour les rendre
acceptables, on les avait adaptés,
considérant que les grands sages ou héros
de l'Antiquité avaient eu une
préconscience des grandes vérités
christiques. On fait figurer la Sibylle,
personnage de la mythologie grecque qui
prédisait l'avenir de manière confuse, aux
côté des prophètes bibliques, dans les
églises  ; on habille Hercule en chevalier, Hercule et le lion de Némée Guillaume de
Jupiter en évêque. Le Moyen Âge a Machaut, Confort d'ami Reims, vers
préservé l'Antiquité en l'assimilant au 1372-1377
monde chrétien  :   
« geste paradoxal : l'interprétation trahit
l'original pour mieux le conserver »Michel
Jeanneret, « La glose, le commentaire, l'essai à la
Renaissance »,
.
L'humanisme dépouille progressivement
les dieux antiques de leurs parures
chrétiennes, et cherche à les situer dans
leur contexte d'origine. Le regard devient
archéologique et historique.
« L'une des grandes conquêtes de l'humanisme
fut de prendre conscience de la distance et de la
différence à travers les âges. Pour la première
fois, le sens de l'altérité et de la perte, l'idée que
le passé est foncièrement distinct et que les
cultures sont transitoires contribuaient à faire de
la lecture une activité d'ordre historique »Jeanneret
.   Pour redécouvrir l'Antiquité, il a fallu
accepter sa séparation absolue et définitive,
accepter qu'elle soit une civilisation révolue.

Complément : Une lecture : Quattrocento de S. Greenblatt.


Ce livre raconte le parcours d'un successeur de Pétrarque, le Pogge, à la recherche d'un livre qui a
bouleversé la culture européenne, le De natura rerum de Lucrèce, qui explique que le monde n'a pas
besoin de (D)ieu(x) pour fonctionner. A la manière d'un docu-fiction, ce récit vous fera retrouver et
approfondir la plupart des connaissances abordées dans ce cours, sous la forme d'une déambulation
dans l'Europe du XVe siècle (Flammarion, 2011 (trad. 2013)).
Ce qui apparaît ainsi, c'est un sens de la mise en perspective des civilisations, dans le
temps, qui inspirera ceux qui réfléchiront sur la pluralité des civilisations, après le choc des
Grandes découvertes. On redécouvre la civilisation grecque en même temps que l'on découvre la
civilisation des Indiens d'Amérique. La civilisation chrétienne se trouve confrontée à des modèles
très différents.

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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Remarque

Ce n'est sans doute pas par hasard que la technique


de la perspective en peinture naît au même
moment, également à Florence. Elle consiste
précisément à distinguer plusieurs plans et à les
représenter de manière proportionnelle à leur
éloignement les uns des autres. On ne voit pas les
mêmes choses selon le point de vue que l'on adopte :
c'est aussi ce que dit le relativisme. La perspective est
née comme la philologie dans les milieux cultivés de
Florence, cité où la liberté politique conduit les
peintres à mettre en scène un espace ouvert, dans
lequel chacun peut se réaliser par ses actions. Dans Fresque du Perugin pour la chapelle Sixtine
les tableaux compartimentés du Moyen Age, chacun (1481-82)
reste à sa place.
 

Cette recherche du sens originel est favorisée par la chute de Constantinople en 1453, sous
les coups de l'invasion turque. L'effondrement de l'Empire byzantin conduit ses propres érudits
à fuir vers l'Italie d'où ils propagent leur savoir, leur culture et leur langue, le grec. Ils
apportent aussi des textes antiques avec eux. L’Antiquité grecque devient accessible pour
les philologues humanistes.
L'un des facteurs de réussite de la Renaissance est une guerre, une victoire des musulmans sur
les chrétiens, laquelle provoque un afflux d'immigrés, qui vont devenir des professeurs de grec.
« On accède à l'autre volet du monde antique, le plus riche, bien évidemment, le moins assimilé
par la culture occidentale. Le con-tenu de la culture latine antique est exorcisé par plus d'un
millé-naire de familiarité ininterrompue, mais le grec, c'est un vrai monde nouveau. »Pierre
Chaunu

5.2. B. Valorisation de l'homme

Comme l'indique le terme retenu par l'historiographie, l'humanisme


apporte aussi un regard renouvelé sur l'homme.
Dans le premier roman de Rabelais, Pantagruel (1532),
le héros reçoit une lettre de son pèreVersion bilingue- p.31 ¤ , Gargantua, qui
*

lui livre sa vision du monde : maintenant que nous sommes sortis des
ténèbres du temps des Goths (c'est-à-dire le Moyen Âge), les savoirs se
multiplient, les hommes sont plus instruits que jamais.
Un petit extrait ?"Les temps étaient encore ténébreux..."- p.30 ¤
*

Le fait que les héros de Rabelais soient des géants symbolise cette
grandeur retrouvée, cette confiance dans le potentiel humain.
Pantagruel, gravure
de l'éd. de 1537
 
Au Moyen Âge, l'emprise de la religion, et le fait que la plupart des auteurs sont des moines, a
entraîné une minimisation de la place de l'homme face à Dieu  ; on célèbre avant tout la
grandeur de Dieu et de la création, tandis que l'homme est par nature un pécheur, une créature
faible qui n'a pas su se contenter du paradis terrestre. C'est ce que suggère la Genèse, le livre de
la Bible évoquant la création du monde.
Les humanistes vont insister sur une autre affirmation de la Genèse  : l'homme a été fait à
l'image de Dieu. Cette conception est notamment défendue par le néoplatonisme. Cette
théorie philosophique a été redécouverte par les humanistes italiens du XVe siècle. Elle présente
de manière systématique et cohérente les enseignements de Platon, philosophe grec des Ve-IVe

13
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

siècles avant Jésus-Christ. Elle décrit l'homme comme une créature intermédiaire, à mi-chemin
entre le monde terrestre et le monde spirituel. Aujourd'hui, dans le mot "humanisme", nous
entendons avant tout l'idée d'une valorisation de l'humain. Historiquement, cette idée est en
partie présente dans ce mouvement intellectuel des XVe-XVIe siècles. L'humanisme est
historiquement un courant érudit, lié à une conception du savoir selon laquelle ce qui est en
jeu dans la construction des savoirs, c'est l'humain et sa manière d'être dans le monde.

Complément
Voici comment Pic de La Mirandole, l'un des grands philosophes néoplatoniciens célèbre la grandeur
de l'homme. De manière un peu paradoxale, elle vient du flou de sa nature. Les animaux ont des
qualités précises, déterminées par leur espèce, et excellent dans leur domaine (rapidité, flair, vue...).
L'homme n'a pas ces capacités, mais il est capable de s'améliorer. Ni ange ni bête, il est capable de se
rapprocher des uns comme des autres suivant son attitude :
Discours de la dignité humainePic de La Mirandole
« Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il
lui adressa la parole en ces termes : « Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni
un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que
toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur
nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te
bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai
mis dans le monde en position intermédiaire (Medium te mundi posui), c'est pour que de là tu
examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni
céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et
honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta
préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision
de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divinesTraduit du latin et préfacé par Yves Hersan. »
L'un des grands symboles de cette valorisation de l'homme
est l'étude connue sous le nom de « l'homme de Vitruve »,
exécutée par Léonard de Vinci vers 1492, dans laquelle
l'artiste affirme que les proportions humaines sont comprises
dans deux formes géométriques parfaites, le rond et le carré,
en s'inspirant de l'architecte antique VitruveVitruve- p.31 ¤ .
*

Sous le dessin, le texte manuscrit de Léonard de Vinci


reprend les mesures de Vitruve :
« [...] que la Nature a distribué les mesures du corps
humain comme ceci. »
« Quatre doigts font une paume, et quatre paumes font un
pied, six paumes font un coude : quatre coudes font la
hauteur d'un homme. Et quatre coudes font un double pas,
et vingt-quatre paumes font un homme ; et il a utilisé ces
mesures dans ses constructions. »
« Si vous ouvrez les jambes de façon à abaisser votre
hauteur d'un quatorzième, et si vous étendez vos bras de
façon que le bout de vos doigts soit au niveau du sommet de
votre tête, vous devez savoir que le centre de vos membres L'Homme de Vitruve, Plume,
étendus sera au nombril, et que l'espace entre vos jambes encre et lavis sur papier
sera un triangle équilatéral. »
 
« La longueur des bras étendus d'un homme est égale à sa
hauteur. » (...)

Cette représentation communique l'idée que l'homme est aussi parfait que la géométrie, qui
elle-même constitue tous les objets de l'univers. Cette conception est encore confortée par la
culture antique, qui célébrait de grands hommes presque divinisés de leur vivant, et dont la
statuaire magnifiait la beauté du corps humain. Selon les néoplatoniciens, le Beau est un moyen
d'accès au Vrai. La beauté du corps de l'homme, sublimée par les règles de l'esthétique, est à
l'image de sa grandeur spirituelle.

14
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

5.3. C. Aspiration à un savoir renouvelé et universel


Cette confiance dans les capacités de l'homme renforce encore le goût du savoir dont elle est en
partie issue. Là encore, Léonard de Vinci est le symbole absolu. Quelques images suffisent à
nous rappeler qu'il fut :

Un peintre de premier rang...

Mona Lisa, par Leonardo da Vinci


 

...qui s'appuya sur une connaissance de l'anatomie humaine


qui fit de lui un précurseur dans le renouvellement de la
science médicale, militant pour l'autorisation de la dissection...

Étude sur les mouvements fait


par le biceps, vers 1510.

15
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Étude de Léonard de Vinci sur l'embryon humain, 1510-1513. étude anatomique du foetus dans
l'uterus, par Léonard de Vinci (1510-1513, Plume, encre sur papier) Cette célèbre étude montre
un foetus âgé de 4 mois. Outre l'image extrêmement plastique de la "position foetale", Leonard
cherche à visualiser la constitution du placenta.

...qui étendit ses connaissances à l'anatomie animale, et


donc à la zoologie...

Étude du cheval de Leonard de


Vinci, vers 1490.
 

16
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

...ainsi qu'aux phénomènes naturels, physique des fluides et


des gaz (eau, nuages)...

Etudes turbulences - Léonard


de Vinci
 

Ses recherches étaient appuyées sur des


connaissances mathématiques du plus haut
niveau...

Dessin d'un petit rhombicuboctaèdre par


Léonard dans la Divine Proportion de Luca
Pacioli, 1509.
 

17
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

...lesquelles lui permirent d'imaginer des innovations


technologiques qu'il n'essaya heureusement pas de faire
fonctionner, mais qui préfiguraient avec 4 siècles d'avance
des engins apparus au milieu du XXe siècle.

La vis aérienne (en haut), 1486,


considérée comme la base de
l'hélicoptère, et expérience sur la
force de levage d'une aile (en bas).
 

La lettre de Gargantua à Pantagruel évoquée plus haut est l'un des témoignages les plus
célèbres de ce goût de l'humanisme pour un savoir pluridisciplinaire :
« Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques
très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de
Papinien, il n'était aussi facile d'étudier que maintenant. [...] Je vois les brigands,
bourreaux, aventuriers, palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et
prédicateurs de mon temps. Même les femmes et filles ont aspiré à cette louange et à
cette manne céleste de la bonne science. »
Je vous laisse apprécier l'argument a fortioria fortiori- p.30 ¤ qui termine ce passage. Il faut bien
*

reconnaître qu'il n'y a pas beaucoup de femmes dans les romans de Rabelais. Voici le
programme que Gargantua recommande à son fils :
« J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : d'abord la grecque,
comme le veut Quintilien. Puis la latine. Puis l'hébraïque pour l'Écriture sainte, ainsi
que la chaldaïque et l'arabe. Et que tu formes ton style, pour la grecque à l'imitation de
Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu'il n'y aie d'histoire que tu n'aies présente à la
mémoire, à quoi t'aidera la cosmographie. Les arts libéraux, géométrie, arithmétique,
musique, je t'en ai donné quelque goût quand tu étais encore petit, vers tes cinq six ans.
Continue le reste ; et sache tous les canons d'astronomie ; laisse l'astrologie divinatrice
et l'art de Lulle, abus et vanité. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux
textes, et que tu les rapproches de la philosophie. »
On lit souvent ce passage comme un programme d'éducation humaniste. Ce n'est sans doute pas
faux, mais il faut nuancer. Il ne faut pas oublier que nous sommes en littérature, dans une
œuvre de fiction. Certains critiques modernes ont émis l'idée que ce programme n'était
peut-être pas à prendre au pied de la lettre, et qu'il prenait même peut-être un peu de distance
vis-à-vis de l'idéalisme des humanistes italiens, qui visaient un savoir extrêmement élevé.
Gargantua et Pantagruel sont des géants, et on peut se demander si Rabelais ne suggère pas ici
qu'un tel programme ne convient pas à des hommes  ; la liste, figure souvent utilisée par
Rabelais, est souvent là pour exprimer l'outrance, la déraison. D'ailleurs, Gargantua signe sa
lettre du pays d'Utopie. Rabelais se fait l'écho de l'enthousiasme des premiers humanistes, mais
il introduit une légère distance vis-à-vis de leur confiance en l'homme.
À la fin du XVIe siècle, le ton aura un peu changé. Montaigne dira qu'il vaut mieux une tête «
« bien faite » que « bien pleine »Essais, Livre I, chapitre 25, « De l'institution des enfants » » . En attendant,
c'est dans cette même lettre que Rabelais fait dire pour finir à Gargantua que « science sans
conscience n'est que ruine de l'âme ». Le sens aigu de la dignité de l'homme apporté par

18
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

l'humanisme a sans doute conduit à quelques excès : le mythe de FaustFaust- p.29 § date du XVIe
*

siècle. Cette époque est marquée par une conscience réelle des limites de l'homme. En France, la
deuxième moitié du siècle est marquée par les Guerres de religion, qui culminent avec le
massacre de la Saint-BarthélémySaint Barthélémy- p.29 § en 1572 : impossible après cela de croire sans
*

recul à la grandeur de l'homme.

6. Une révolution morale ?


6.1. A. Valeur 1 : le juste milieu

L'humanisme est demeuré un mouvement chrétien. Parfois critique


vis-à-vis de l'Église catholique, il a en revanche valorisé les vertus
prêtées au Christ dans les Évangiles : humilité, simplicité, lesquelles
s'harmonisent aisément avec la vertu de modération, que
promeuvent les philosophies antiques. Dans tous les savoirs, l'idéal
qui prévaut, et permet de résister à une trop grande curiosité, est
l'idéal du juste milieu. La figure qui symbolise cette attitude est celle
d'Érasme, qui prône la modération aussi bien dans les domaines du
savoir que dans la conduite du pays. Son pacifisme explique sans
doute que bien que très critique vis-à-vis du pouvoir et de la richesse
du pape et des cardinaux, il refuse de suivre les protestants, qui Embrogio Lorenzetti,
veulent une rupture forte. Temperentia, fresque du
Palazzo Publicco,
Sienne (détail)
 

Complément
L'Éloge de la Folie publié par Érasme en 1511 est une défense paradoxale de cette morale. La Folie
fait l'éloge d'elle-même, expliquant qu'elle est la reine de tous les hommes, qu'ils soient jeunes, vieux,
philosophes, ou grammairiens. Les femmes ne sont pas oubliées cette fois... Mais les plus concernés
sont les hommes d'Église. Bien entendu, si c'est la Folie qui parle, tout est à inverser : ce qui est bien
pour elle est en réalité condamnable, et inversement. Le lecteur est pris de vertige dans ce jeu de
miroir qui permet au passage à Érasme de glisser quelques idées pas si folles que cela, quoi
qu'audacieuses. C'est souvent à lui de délimiter où commence la folie. Il apparaît progressivement
que tout bien, poussé à l'excès, devient un mal, et qu'il faut savoir réaliser l'équilibre entre sérieux et
insouciance, amour de soi et humilité. Les excès de dame Folie font signe vers une morale faite de
modération dans l'union des contraires.

6.2. B. Valeur 2 : Humanité ?


Au sein de ces valeurs, l'idée d'humanité, de générosité, très courante dans les emplois modernes
du mot, n'apparaît guère. Cela n'a rien d'inattendu, à une époque où les relations entre nations
et continents sont plus encore qu'aujourd'hui des relations de concurrence, de défense de
soi-même ou de conquête, où les nations ne sont pas suffisamment stabilisées pour envisager le
rapport à l'autre sous l'angle de la solidarité voire de l'aide humanitaire – lesquelles sont sans
doute aussi inspirées par une mauvaise conscience de l'Occident après l'esclavage et la
colonisation.
Cette notion d'humanité est-elle complètement anachronique ? A-t-elle été entièrement greffée
sur le concept historique d'humanisme, par l'affaiblissement du sens traditionnel du mot « 
humanités », pour désigner les disciplines littéraires, et par attraction vers le domaine de « l'
humanitaire », notion propre à la seconde moitié du XXe siècle, c'est-à-dire à la période de la
décolonisation ?

19
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

En partie sans doute  ; néanmoins, cette idée est déjà


présente chez certains humanistes, autour du discours sur
les grandes découvertes, dont le principal interprète
est, à la fin du siècle, Montaigne.
La position de Montaigne aide à comprendre les enjeux
de certains de nos emplois modernes du mot
« humanisme ». Dans les citations 9 à 13, nous voyons la
notion d'humanisme être opposée à deux notions  : le
relativisme et la barbarie. Or ces termes sont réellement
au centre de l'humanisme de Montaigne.

Montaigne (1533-1592)

Éloge du barbare

Tout commence par un éloge de la barbarie, dans un


chapitre célèbre des Essais où Montaigne évoque les Indiens
du Brésil, intitulé  « Des cannibalesEssais, Livre I». Avant même
de décrire les mœurs des « Indiens », Montaigne s'attaque au
mot « barbare ». Que veut-dire ce mot ? Désigne-t-il ce qui
est cruel, sans morale  ? En grec, il sert à désigner les
non-Grecs  : les autres peuples en somme, tous ceux qui ne
parlent pas grec. Par un glissement de sens, il a fini par
désigner un peuple ou un individu malfaisant, dangereux,
non civilisé. Mais au départ, il désigne juste l'autre. Nous
appelons barbare l'autre, celui qui ne nous ressemble pas,
constate Montaigne. Mais il n'est pas sûr qu'il soit mauvais
de ne pas ressembler à un Européen de cette fin de XVIe
siècle.
A Witch shall be born, l'un des
récits originels du créateur de
Conan le Barbare, Robert E.
Howard
 

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et


de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que
chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage [...].

Juste après, c'est le mot « sauvages » qui se voit ainsi revisité : quand nous disons « sauvage »,
nous pensons « féroce », mais ce mot ne désigne-t-il pas plutôt ce qui est près de la nature, de
son état originel, n'a pas été abîmé par la culture et les inventions de la civilisation, et a gardé
son petit goût piquant, loin de la fadeur de notre pauvre Occident du XVIe siècle ?

Ils sont sauvages de même, que nous appelons sauvages les fruits, que
la nature de soi-même et de son progrès ordinaire a produits : là où à

20
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et
détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt
sauvages. En ces fruits-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus
utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons
abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût
corrompu. Et pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre
goût même excellente, en comparaison des nôtres, en divers fruits de
ces contrées là, recueillis sans culture [...].
Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu
de façon de l'esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté
originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu
abâtardies par les nôtres.- p.30 ¤
*

Un peuple nu

Un peu plus loin, à l'aide d'une figure d'accumulation dont vous connaîtrez les vertus en suivant
le cours sur l'argumentation, Montaigne peint un portrait assez paradoxal de cette civilisation.
Il peint les « sauvages » à l'aide d'une liste, figure de l'abondance, mais c'est une liste privative,
qui dit tout ce qu'ils n'ont pas. Une abondance de mots pour dire une pauvreté de choses :

C'est une nation, dirais-je à Platon- p.31 ¤ , en laquelle il n'y a aucune


*

espèce de commerce ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de


nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage
de service, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles
successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu'oisives ; nul respect
de parenté, que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul
métal ; nul usage de vin ou de blé.

Ce portrait des Indiens d'Amérique (que Montaigne n'a jamais


vus), est plutôt un anti-portrait  : Montaigne les imagine comme
l'image inversée de l'Occidental. L'Indien est nu, nul, il est
l'Occidental mis à nu, revenu à lui-même, à tout ce qu'il est
réellement. Il est l'homme revenu à ses origines, à sa naïveté, mot
qui signifie étymologiquement « nativité », état originel. On voit ici
se construire le mythe du « bon sauvage » qui se développera au
XVIIIe siècle (notamment dans le conte de Voltaire intitulé l'
Ingénu).

illustration pour l'


Histoire d'un voyage fait
en la terre du Brésil de
Jean de Léry, 1580 (2e
éd.),
 

Fondamental
Plus profondément, ce qui se met en place ici, c'est la naissance du relativisme européen.

21
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

En quoi consiste au juste le relativisme ? Il revient à considérer que quand nous observons un autre
peuple, nous ne pouvons pas le juger avec nos critères. Ceux-ci ne sont pas « absolus », valables en
tous lieux et toutes époques, mais « relatifs », définis par nos mœurs, nos modes, nos coutumes, qui
sont variables dans le temps comme dans l'espace.

Montaigne ne cesse de répéter cette vérité. Il se l'applique à lui-même, déclarant :


« Je n'ay point cette erreur commune, de juger d'un autre selon ce que je suis »Essais, Livre .I
Autrement dit, je ne juge pas les autres d'après ce que je suis. J'admets qu'ils puissent avoir
d'autres habitudes, d'autres centres d'intérêt, d'autres goûts, sans considérer que cela fait d'eux
des êtres méprisables.

Listes de coutumes : savez-vous tuer les poux ?

Les coutumes, que nous trouvons naturelles, ne le


sont pas  : la preuve, elles varient selon les
cultures. Les coutumes des autres nous paraissent
absurdes ; mais que pensent-ils des nôtres ?
Montaigne s'amuse parfois à faire la liste des
coutumes humaines (cf. montaigne coutumes.pdf)
 : c'est amusant, et cela donne à penser que nos
manières de faire ne sont qu'une possibilité parmi
une infinité. Si tant d'hommes ont eu des
pratiques si différentes des nôtres, il devient
difficile de croire qu'ils ont tous eu tort et que
nous seuls, hommes et femmes qui vivons en
France au XVIe siècle, avons raison et bon goût.
Cela donne une liste de...un peu tout et
n'importe quoi, autour des relations entre genres,
avec une évocation de diverses modalités
d'accouplement, ainsi que du piercing, de
diverses coutumes capillaires et de plusieurs
traitements réservés aux poux. On est entre le Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, vers
tableau de Jérôme Bosch et l'inventaire à la 1503, Musée du Prado
Pérec.
 

La différence devient une distance

Le barbare, donc, n'a pas certaines caractéristiques fixes. Le barbare, c'est l'autre, celui qui est
éloigné, dans le temps, dans l'espace, par ses mœurs, habitudes, goûts... Toutes ces
caractéristiques sont relatives : elles ne font pas partie de lui, elles tiennent à sa situation par
rapport à nous. Et toutes ces caractéristiques sont réversibles : si le barbare est loin de moi, je
suis loin de lui. Pour lui, je suis un autre. On est toujours l'autre de quelqu'un :

22
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Les Barbares ne nous sont en rien plus étonnants pour nous que nous
ne le sommes pour eux – et n'ont pas plus de raison de l'être, comme
chacun le reconnaîtrait, si chacun savait, après s'être promené parmi
ces lointains exemples, se pencher sur les siens propres, et en faire une
saine comparaison.

Sans mentir, au prix de nous, voila des hommes bien sauvages : car ou
il faut qu'ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a
une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre.

La différence est remplacée par une distance  : ils ne sont pas inférieurs, ils sont éloignés. Le
relativisme est un jeu de miroirs. C'est aussi ce que dit la science de la perspective en peinture :
notre point de vue conditionne ce que nous voyons.

Le regard décalé. Quand l'autre se met à nous regarder.

Le relativisme est donc une prise en compte du


regard de l'autre, qui revient à dire que si je le vois
comme un être bizarre, étrange, cet effet est
réversible. Dans le chapitre sur les «  cannibales  »,
Montaigne s'amuse à entrer dans la tête des
Indiens, pour regarder les Européens de leur point
de vue. En analyse littéraire, on appelle cela un
changement de focalisationFocalisation- p.29 § . Montaigne
*

raconte que trois Indiens, emmenés en France, à la


cour du roi, racontèrent tout ce qu'ils avaient trouvé
étrange : étrange que des hommes âgés et armés (les
gardes Suisses) obéissent à un garçonLe roi Charles IX... La focalisation, ou regard par derrière
- p.30 ¤   ; étrange que des mendiants côtoient des
*
l'épaule
riches, dans la rue, et acceptent cette situation  
comme normale.

Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur bonheur la


connaissance des corruptions de ce côté-ci de l'océan, et que de cette
fréquentation naîtra leur ruine [...], se trouvèrent à Rouen au moment
où le roi Charles IX y était. Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir
nos manières, notre poste, l'aspect extérieur d'une belle ville. Après
cela, quelqu'un leur demanda ce qu'ils en pensaient et voulut savoir
qu'ils avaient trouvé de plus surprenant [...]. Ils dirent qu'ils trouvaient
en premier lieu fort étrange que tant d'hommes grands, portant la
barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable
qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), consentissent à obéir à un
enfant et qu'on ne choisît pas l'un d'entre eux pour commander ;
secondement [...] ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des
hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses et que [les
autres] étaient mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la
pauvreté ; et ils trouvaient étrange que ces [derniers], nécessiteux,
pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge
ou mettre le feu à leur maison.

Voilà soudain que les choses les plus habituelles, les plus admises, deviennent étranges ; soudain,
c'est nous qui sommes les étrangers. Là encore, Montaigne montre la voie aux philosophes des
Lumières : Montesquieu s'en souviendra avec ses Lettres Persanes.

23
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme

Haine de soi ou conscience critique ?


Ce qui s'amorce dans ces pages, c'est la «  crise de la conscience européennePaul Hazard  », ce
mouvement de remise en cause de la civilisation et de ses principes fondateurs (religion, royauté,
respect des sources anciennes en science comme en littérature), et que l'on situe entre la fin du
XVIIe siècle et la Révolution française. Osons entrer un instant dans le débat sur la supériorité
de certaines civilisations sur les autres, en opposant un philosophe à un autre. Luc Ferry a
déclaré (à l'oral, et dans les conditions un peu particulières d'un débat radiophonique), que la
«  haine de soi  » endémique de l'Europe aveuglait ses ressortissants sur la grandeur de leur
civilisation, dont l'une des plus belles inventions fut la «  culture humaniste  » (cit. 13). On
pourrait y opposer l'affirmation de Pierre-Henri Tavoillot, selon laquelle le relativisme et
l'autocritique sont précisément des acquis de l'humanisme :

« Nous touchons là le troisième critère qui nous permettra d'affirmer


haut et fort la supériorité de la civilisation occidentale ! Elle est la seule
à parvenir à aussi bien se détester. C'est ainsi que l'on peut trouver une
issue à la polémique actuelle : la supériorité de l'Occident, ce serait au
fond sinon le relativisme lui-même (car le terme est à manier avec
prudence), du moins cette capacité de se décentrer, de s'autocritiquer,
voire de se haïr.
Cela commence avec Homère - très oriental au demeurant - qui dresse
un portrait peu flatteur des Grecs dont il était pourtant censé raconter
l'épopée : que valent Achille le colérique et Agamemnon le mesquin, à
côté du bon et bel Hector ? Et cela n'a ensuite jamais cessé : critique
chrétienne de Rome ; critique humaniste du christianisme ; critique "
moderne " des humanités antiques ; critiques ultraconservatrices et
hyperrévolutionnaire des droits de l'homme ; critiques occidentales de
l'Occident colonial, etc. »

On ne tranchera pas sur ce débat, mais cette position correspond bien à l'humanisme de
Montaigne, qui, certes, marque la fin de la période et est très différent de l'humanisme
flamboyant de l'Italie du XVe siècle ou de l'humanisme enthousiaste et conquérant de la
Pléiade.

*  *
*
L'humanisme est d'abord une notion historique, de deux points de vue :
elle désigne un mouvement intellectuel et culturel, qui se développe en Italie au XVe siècle puis
touche toute l'Europe au XVIe siècle ;
elle a été inventée par des historiens, pour donner une cohérence à ce mouvement.
Dès le départ, cette notion couvre des réalités diverses, entre lesquelles elle tente de saisir une
communauté d'esprit. On pourrait la définir comme une conception du savoir fondée sur la recherche
des sources, du sens originel. Ce renouvellement a entraîné avec lui un désir d' expansion du savoir, et
en même temps une confiance nouvelle dans l'aptitude de l'homme à le maîtriser. Du côté de la
morale, il a entraîné une insistance sur la vertu de modération, qui permet de maîtriser ce savoir sans
se laisser enthousiasmer et aller vers l'erreur ou la présomption. A partir de la seconde moitié du XVIe
siècle, confrontée à la découverte de manières de vivre inconnues, cette conscience des limites de
l'homme a eu tendance à se transformer en une crise de conscience de la civilisation européenne. En
réalité, cette conscience des limites de l'homme est surtout un regard critique sur l'homme occidental et
sa supériorité supposée, non seulement sur les animaux, mais aussi, plus implicitement, sur les autres
hommes. Ce qui est en train de se modifier, ce sont les critères de définition de l'humain.
Dans le discours médiatique et politique actuel, le mot « humanisme » porte la trace de cet éventail de
significations. Il faut savoir saisir dans ses différents emplois sur quel aspect se focalise implicitement le
locuteur  : raffinement culturel, esprit autocritique, modération, pluridisciplinarité... Ces différentes
interprétations correspondent à des aspects, et parfois à des périodes divers(e)s de l'humanisme. Il suffit
de les pousser un peu pour qu'elles deviennent contradictoires, mais elles furent les embranchements d'un
même élan initial, dont il est certain qu'il fut un moment essentiel de la civilisation européenne et de son
organisation des savoirs.

24
Exercices d'apprentissage

Exercices
d'apprentissage II

Exercice 1 : Classer les notions


Classez les éléments cités dans le cadre de gauche à l'intérieur des cases qui leur correspondent le
mieux, à droite.
1. Juste milieu
2. Lorenzo Valla et la Donation de Constantin
3. Philologie
4. Léonard de Vinci
5. Chute de Constantinople en 1453
6. Invention de la perspective en peinture
7. Géants de Rabelais
8. Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci
9. Éloge du cannibale par Montaigne
10. Erasme
11. Découverte de l'Amérique en 1492
12. Lettre de Gargantua à Pantagruel

Modération Valorisation de Aspiration à un savoir Désir de renouer avec la Relativisme


l'homme pluridisciplinaire culture Antique

Exercice 2 : Les notions présentes dans l'humanisme


Parmi les notions suivantes, dites lesquelles font partie de l'humanisme du XVIe siècle
Insistance sur la dignité humaine

Générosité

Droits de l'homme

Culture.

Modération.

Égalité.

Relativisme.

Exercice 3 : Que veut dire "humanisme ?"


Dans l'énoncé suivant, dites sur quel(s) sens du mot "humanisme" semble vouloir insister l'auteur.
"« Mort d'Albert Jacquard : hommage unanime à un "humaniste de combat". Polytechnicien et

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Exercices d'apprentissage

spécialiste de la génétique des populations, Albert Jacquard, qui avait longtemps lutté aux côtés des
plus démunis, est décédé à l'âge de 87 ans mercredi soir des suites d'une leucémie. Sur Twitter,
politiques, scientifiques et anonymes lui rendent hommage. »"
Idée de modération.

Savoir pluridisciplinaire

Intérêt pour les valeurs humaines

Intérêt pour l'Antiquité.

Exercice 4 : Que veut dire "humanisme ?"


Dans l'énoncé suivant, dites sur quel sens du mot "humanisme" semble vouloir insister l'auteur.
"« D'abord, on enregistre, fait significatif, une augmentation de la délinquance sous le règne
judiciaire et policier de madame Taubira et de Monsieur Valls... Ensuite, et tout le monde y a sa
part, une inadmissible politisation de la question criminelle. D'un côté, les hugoliens de gauche qui
s'obstinent idéologiquement à voir dans tout mineur un gentil Gavroche et dans tout criminel un
rémissible Jean Valjean. De l'autre, une droite incertaine qui craint l'excommunication socialiste et
qui tremble à l'idée d'un procès médiatique en ringardise. D'où un pas en avant, un pas en arrière
[...]. Comment en est–on arrivé à cette barbarie dénoncée, qui ne doit pas détruire notre
humanisme ? »"
gilbertcollard.fr
Idée de modération.

Savoir pluridisciplinaire

Culture classique

Intérêt pour les valeurs humanitaires.

Exercice 5 : Que veut dire "humanisme ?"


Dans l'énoncé suivant, dites sur quels sens du mot "humanisme" semble vouloir insister l'auteur.
En ce siècle où l'homme s'acharne à détruire d'innombrables formes vivantes, après tant de siècles
dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial, le plus clair de son patrimoine,
jamais sans doute, il n'a été plus nécessaire de dire, comme le font les mythes, qu'un humanisme
bien ordonné, ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant
l'homme, le respect des autres avant l'amour-propre : et que même un séjour d'un ou deux millions
d'années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d'excuse à
une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l'approprier comme une chose et s'y conduire sans
pudeur ni discrétion.
Mythologiques 3. L'Origine des manières de table (1968), Claude Lévi-Strauss, éd. Plon, 1968, p.
422
Idée de modération.

Savoir pluridisciplinaire

Insistance sur la dignité humaine

Relativisme

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Ressources annexes

Ressources annexes

> Proxémie : le mot "humanisme"

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Questions de synthèse

Question de synthèse

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Glossaire

Glossaire

Constantin
Constantin Ier (272-337) mit fin à la persécution des chrétiens au sein de l'empire romain, et
favorisa son expansion comme religion unifiée de l'Europe (v. le cours sur l'histoire de l'écriture).
Faust
Selon ce conte populaire allemand, adapté au 19e s. par Goethe, mais très connu au 16e s., Faust,
savant insatisfait des résultats de son travail, conclut un pacte avec le diable  : il accepte de lui
livrer son âme, et accédera en échange à une vie de plaisirs.
Focalisation
Dans les termes de la « narratologie », ou étude du récit, on parlera ici d'une « focalisation interne
», notion que vous avez dû rencontrer dans vos études secondaires. Elle désigne le fait que nous
voyons les choses par les yeux d'un personnage unique, et que nous connaissons ses pensées.
Humanités numériques
...ou Digital Humanities. On désigne ainsi l'utilisation des ressources informatiques et
technologiques au service des sciences humaines (lettres, arts, sciences sociales, patrimoine). Elles
ont eu pour point de départ des travaux de numérisation des textes en vue d'établir des
statistiques, des concordances, etc.
Saint Barthélémy
On désigne ainsi le massacre des chefs du parti protestant puis des simples protestants à Paris puis
en province, le 24 août 1572 (jour de la saint Barthélémy) et les jours qui suivirent. Cet événement
fut sans doute initié par le roi Charles IX, puis aggravé par la fureur des catholiques parisiens les
plus radicaux. C'est le point culminant des guerres fratricides qui opposèrent catholiques et
protestants français au 16e s.
Scolastique
Doctrine et méthode d'étude développée autour du 12e siècle, afin d'approfondir l'interprétation
des Écritures saintes. Elle naît en même temps que les universités, et est nourrie par les efforts de
Thomas d'Aquin pour réaliser une synthèse entre la religion chrétienne et la philosophie grecque
(notamment aristotélicienne). Elle subira les critiques des humanistes, qui lui reprochent d'être
trop "scolaire", technique, chargée de néologismes (mots latins inventés pour décrire les différentes
méthodes de réflexion mises en place).

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Références

Références

"Les temps étaient


encore ténébreux..."
Les temps étaient encore ténébreux, ils sentaient l'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruiné
toute bonne littérature. Mais, grâce à la bonté divine, la lumière et la dignité ont été à mon époque
rendues aux lettres, et j'y vois de tels progrès qu'il me serait aujourd'hui difficile d'être reçu dans la
première classe des petits écoliers [...]
Maintenant toutes les disciplines sont restaurées, les langues mises à l'honneur : le grec, sans lequel il
est honteux qu'on se dise savant, l'hébreu, le chaldéen, le latin. Des livres imprimés, fort élégants et
corrects, sont utilisés partout, qui ont été inventés à mon époque par inspiration divine, comme
inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Le monde entier est plein de gens savants, de
précepteurs très doctes, de bibliothèques très vastes, au point qu'à l'époque de Platon, de Cicéron ou de
Papinien, il n'y avait, à mon avis, autant de commodité d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui [...]. Je
vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers d'aujourd'hui plus savants que les
docteurs et les prêcheurs de mon temps. Que dirai-je ? Les femmes et les filles elles-mêmes ont aspiré à
cette gloire, à cette manne céleste du beau savoir [...].
Pour cette raison, mon fils, je te conjure d'employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu [...]
. J'entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d'abord le grec, comme le veut
Quintilien, puis le latin et l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison
[...]. Des arts libéraux, la géométrie, l'arithmétique et la musique, je t'ai donné le goût quand tu étais
encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant dans tous les domaines de l'astronomie, mais
laisse-moi de côté l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle qui ne sont que tromperies et futilités. Du
droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes, et me les commentes avec sagesse.
Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y appliques avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière
ou source dont tu ne connaisses les poissons; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et
buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les
pierreries de tout l'Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu.

a fortiori
Le sens de cet argument est : "si même les femmes sont instruites, c'est vraiment que l'instruction s'est
répandue"... Vous trouverez une explication du fonctionnement de cet argument dans le cours sur la
Preuve (6e partie).

Donation de Constantin
Ce document, «  connu de toute l'Europe tout au long du Moyen Âge, [...] certifiait que l'empereur
Constantin, par gratitude pour le pape Sylvestre qui l'avait miraculeusement guéri de la lèpre, s'était
converti au christianisme et avait fait don à l'Église de Rome d'un tiers de son empire [...].  La plupart
des historiens sont aujourd'hui d'accord pour considérer que le document a été rédigé vers 750 [soit
quatre siècles après la mort de Constantin Ier en 337] (Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire,
rhétorique, preuve, Feltrinelli, 2000, trad. Paris, Gallimard, 2003, p. 56).

Ibid. Ibid.

Le roi Charles IX...


Le roi Charles IX, parvenu au trône avant d'être adulte  : les amateurs de Games of Thrones
comprendront le problème

Licence et Master
Humanités...

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Références

Licence et Master Humanités, assurés par différentes disciplines présentes sur le campus : les lettres,
l'histoire, la philosophie et les langues (vivantes et anciennes) entre autres.

Mais il n'y a pas


humanisme !
Le mot "humanisme" lui-même n'apparaît pas dans ce discours, mais il paraissait intéressant à intégrer
car il a suscité des débats autour de la notion d'humanisme, comme le montre la citation précédente.

Pas compris ?
Ce que dit Sartre ici, c'est que pour un chrétien, la vie est fondée sur l'espérance (d'une vie dans
l'au-delà, de la communion des âmes avec leur Créateur...). Selon cette optique, celui qui ne croit pas
en Dieu n'a pas d'espoir  : il est désespéré. L'existentialisme consiste à ne reconnaître qu'un espoir
valable, celui que l'homme peut fonder sur sa capacité d'agir dans le monde.

Paul Valéry, Poésie et


pensée abstraite (1939)
Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite (1939) : « En toute question, et avant tout examen sur le fond,
je regarde au langage ; j'ai coutume de procéder à la mode des chirurgiens qui purifient d'abord leurs
mains et préparent leur champ opératoire. C'est ce que j'appelle le nettoyage de la situation verbale »
(consultable sur http://www.jeuverbal.fr/poesiepensee.pdf).

Période de l'humanisme
La période est assez clairement délimitée au moins pour sa fin  : la fin du 16e siècle, qui marque le
passage au classicisme. Pour le début, on parle d'humanisme en France surtout pour le 16e s., mais en
Italie on le voit s'épanouir dès le début du 15e s.

Platon
Platon parle de l'âge d'or, celui dans lequel les hommes vivaient dans la pureté, avant d'être corrompus
par tous les vices que nous connaissons. L'actualité est plus forte que le mythe : les Indiens d'Amérique
sont plus purs que les hommes de l'âge d'or évoqués par Platon, à qui Montaigne donne donc une petite
leçon d'utopie.

Version bilingue Version bilingue sur http://www.site-magister.com/humanis.htm

Vitruve
Il vécut au 1er sièce avant Jésus-Christ. Vous trouverez un plan du De architectura sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/De_architectura

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