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les savoirs :
l'Humanisme
Grands Repères
II - Exercices d'apprentissage 25
Ressources annexes 27
Question de synthèse 28
Glossaire 29
Références 30
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Objectifs
préciser une notion centrale en observant ses glissements de sens
donner des outils pour faire le même travail avec d'autres notions.
fournir des repères sur la construction de la culture européenne
Ce cours propose une mise au point sur une notion clé, souvent utilisée, notamment dans le
discours politique, où elle paraît recevoir des significations assez variées. « Mise au point » peut être
entendu ici au sens optique : nous partirons du flou pour aller vers le précis, du mobile pour aller
vers le stable. Le flou, c'est le discours médiatique, le flux verbal qui nous entoure, le mainstream,
dans lequel circulent des mots dont la signification n'est pas stabilisée.
Ce discours commun sera représenté ici par une douzaine de citations prises dans la cyber-presse,
qui serviront de point de départ à notre interrogation. Ce n'est pas que les auteurs de ces citations
ne savent pas ce qu'ils disent ; c'est souvent le contraire qui est vrai. Mais leur emploi du mot
« humanisme » est intéressant pour nous, car il joue sur une certaine élasticité de ce mot, qui
peut vouloir dire une chose et une autre – qui peut presque vouloir dire une chose et son contraire.
Pour montrer cette élasticité, ces citations sont empruntées à des médias ou à des personnalités
représentant un éventail idéologique aussi large que possible. La notion d'humanisme peut être
revendiquée dans tous les camps, de gauche comme de droite.
Or cette élasticité pose problème, car l'humanisme est un concept essentiel, constamment
employé dans le présent, et en même temps chargé d'une valeur historique profonde, en relation
avec la construction des savoirs dans la culture européenne. Y voir un peu plus clair paraît donc
utile, en cette première année d'études universitaires.
Il s'agira de partir du connu, du discours qui nous entoure, pour revenir aux notions employées et à
leur sens précis. Nous pourrions passer directement à cette dernière étape. Mais il paraît intéressant
d'effectuer le parcours du flou au précis, et de mesurer l'écart entre les deux. Nous verrons que nous
risquons d'assister à d'étranges retournements.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
...
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8. construire les savoirs : l'Humanisme
Penser,
partie de ceux qui pensent que la différence est une richesse, que la souffrance amène la
fraternité [...]. Le sénateur de l'UMP optera donc pour l'ancien Premier ministre, qu'il
juge proche des questions du handicap : "François Fillon a une approche plus
humaniste. Ce qui l'amène à une compréhension plus naturelle de ces questions là." »
vivrefm Jeudi 15 Novembre 2012 - 10h14 UMP Philippe Bas Matthieu Lemaire
9. « Pour Jean-Pierre Raffarin, il n'y a aucun doute : "Jamais il n'a été question de voter
pour le FN à l'UMP. (...) Je suis humaniste, libéral et européen, je ne peux pas voter
FN." Avec ses propos, François Fillon apporte "un changement brutal qui crée de
l'émotion", estime-t-il. » « UMP-FN : pour Raffarin, "Fillon doit clarifier sa position".
»
RTL, mardi 17 septembre 2013.
10. « [...] j'ai été très intéressé par un article de Kundera sur une théorie qu'il appelle
l'imagologie, c'est-à-dire le règne de l'image. Bon ; on est dans le règne de l'image.
Hélas, l'humanisme est mort. On n'est plus formé à l'humanisme et donc, il n'y a
plus de réflexion qui précède la perception de la chose, et la Shoah est présentée sous
forme d'image, et rien de ce qui touche à l' humanisme, à l'être humain, ne
l'accompagne ; et en plus, on est vraiment dans un monde de la dérision la plus
complète. Et il y a tout un public qui est dans l'image, l'irréel, et qui n'arrive pas à
incarner ce que fut l'horreur de la Shoah. »
Gilbert Collard, dans l'émission « Mots Croisés », animée par Yves Calvi sur France 2
le 14/01/2012. (citation simplifiée, expurgée des hésitations et répétitions propres à
l'oral )
11. « D'abord, on enregistre, fait significatif, une augmentation de la délinquance sous le
règne judiciaire et policier de madame Taubira et de Monsieur Valls... Ensuite, et tout le
monde y a sa part, une inadmissible politisation de la question criminelle. D'un côté, les
hugoliens de gauche qui s'obstinent idéologiquement à voir dans tout mineur un gentil
Gavroche et dans tout criminel un rémissible Jean Valjean. De l'autre, une droite
incertaine qui craint l'excommunication socialiste et qui tremble à l'idée d'un procès
médiatique en ringardise. D'où un pas en avant, un pas en arrière [...]. Comment en
est–on arrivé à cette barbarie dénoncée, qui ne doit pas détruire notre humanisme ? »
gilbertcollard.fr
12. « Contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les
civilisations ne se valent pas. [...] Celles qui défendent l'humanitéMais il n'y a pas humanisme !
- p.31 ¤ nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. [...] Celles qui défendent la
*
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Remarque
J.-P. Sartre utilise ce terme dans un sens proche, dans « L'Existentialisme est un humanisme ». Par
« humanisme », il entend : conception selon laquelle la valeur de l'homme, le sens de son existence,
ne sont qu'en lui-même, et en ce qu'il fait (et non en un Dieu supérieur, ou en des valeurs qui lui
seraient extérieures, l'avènement de l'histoire, ou du prolétariat).
« L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les conséquences d'une
position athée cohérente. Elle ne cherche pas du tout à plonger l' homme dans le désespoir. Mais si
l'on appelle comme les chrétiens, désespoir, toute attitude d'incroyance, elle part du désespoir
originelPas compris -? p.31 ¤ . L'existentialisme n'est pas tellement un athéisme au sens où il s'épuiserait à
*
démontrer que Dieu n'existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien ;
voilà notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le
problème n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve lui-même et se
persuade que rien ne peut le sauver de lui-même [...]. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme,
une doctrine d'action, et c'est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec
le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérésL'existentialisme est un humanisme ».
2.2. B. Modération
Autre valeur souvent rattachée à l'humanisme, la modération. Le terme est volontiers appliqué
à quelqu'un que l'on veut désigner comme posé, modéré : dans le discours médiatico-politique, il
est généralement attribué à des personnalités plus proches du centre que des extrêmes. C'est le
cas dans les cit. 6 à 9, où il sert à distinguer un candidat de ses adversaires au sein de son parti,
ou bien à contester cette distinction. Au sein de l'UMP, François Fillon est désigné comme un
modéré. Le propos rapporté dans la cit. 8 va plus loin : il fait le lien entre ce sens et le
précédent. Selon cet élu, F. Fillon est à la fois modéré et humain. C'est peut-être le cas aussi
dans la citation 4, dans un usage typique de l'annonce nécrologique, qui oublie les éventuels
excès de la personne pour lui appliquer post mortem le masque de la sagesse.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
2.3. C. Culture
Bien souvent, les termes humanisme/humaniste désignent aussi
une personne instruite, cultivée. On prête à l'humaniste des
connaissances aussi bien en littérature qu'en sciences : il
connaît les grands auteurs mais aussi la botanique, le nom des
oiseaux... Cette idée de culture est une trace de cette origine.
Cette signification est présente dans la plupart des éloges
funèbres ; dans la citation 3, elle fait référence à un savant qui
n'est pas enfermé dans sa discipline, cumule un esprit
scientifique et une bonne connaissance des "Lettres". On
pourrait se demander pourquoi cette signification entre dans
l'idée d'humanisme. Nous nous rapprochons ici de la réalité
historique à laquelle renvoyait initialement ce mot : nous
verrons qu'il concerne des savants ouverts à la Léonard de Vinci, Etude de
pluridisciplinarité. fleurs, 1485
Cette signification est sans doute présente également dans
l'expression « grand humaniste » employée dans la cit. 5.
On la retrouve dans les citations 10 à 13, pourtant
politiquement très différentes, où la notion d'humanisme est
opposée au « règne de l'image », à la « barbarie », ou bien
intervient dans un débat sur l'évaluation des civilisations. Le
mot "culture" n'a pas tout à fait les mêmes connotations dans
les discours de gauche et de droite. "Humanisme" désigne ici
une culture écrite, ancienne, et occidentale. L'idée
d'engagement humanitaire est totalement évacuée.
2.4. D. Histoire
2.5. E. Elasticité
Le mot « humanisme » peut revêtir des significations assez diverses. Quel rapport entre la
générosité humaine et le goût pour la culture européenne ? Souvent, les personnes qui l'utilisent
favorisent un sens plutôt que l'autre, mais ce choix reste implicite (c'est-à-dire non dit). C'est
un mot élastique, que l'on a tendance à tirer dans un sens ou dans l'autre, sans toujours préciser
ce qu'il signifie. Voilà qui peut permettre de déstabiliser les contradicteurs.
Complément
Quand vous vous interrogez sur le sens d'un mot, et que vous sentez qu'il regroupe un éventail de
significations étendu, vous pouvez vous aider d'un outil intéressant en ligne : LEXILOGOS
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
15e s.
16e s.
17e s.
18e s.
» . Cette étude va
confirmer l'élasticité du concept d'humanisme : il s'étire, vers le passé ou vers le futur, en amont
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
ou en aval.
4.1. A. En aval
Nous avons observé jusqu'ici que ce concept s'était étendu en aval, du passé vers le futur, en se
généralisant et en se déshistoricisant : on parle couramment de l'humanisme comme d'une
vertu humaine, on fait l'éloge de tel ou tel en le déclarant humaniste, ce qui désigne un mélange
de bonté, de générosité, de respect de l'humain et de son cadre de vie, et en même temps le
terme est lié au savoir, à un savoir étendu dans plusieurs domaines. On assiste ici à l'extension
d'un concept historique vers le langage général.
Mais en réalité le mouvement est d'abord inverse, du futur vers le passé. Il résulte d'un
regard rétroactif : le concept historique lui-même a été importé, parachuté, plaqué sur une
réalité qui ne le connaissait pas.
4.2. B. En amont
Avouons-le : l'humanisme n'existe pas. Si vous aviez dit à Montaigne ou à Érasme (souvent
appelé le « prince des humanistes »), qu'ils étaient des humanistes, ils n'auraient pas compris de
quoi vous parlez. Les hommes de cette époque parlaient bien des « Humanités », litterae
humaniores, pour désigner les disciplines « littéraires » (le terme n'existait pas non plus), par
opposition aux sciences de la nature. Mais ces expressions ne désignaient pas un mouvement
culturel marquant une rupture historique ; c'était du jargon universitaire, servant à désigner un
type de cursus.
Remarque
1. Vous le savez, le terme "humanités" revient un peu à la mode, notamment du côté de
Paris NanterreLicence et Master Humanités...- p.30 ¤ ;
*
2. On n'aurait pas utilisé le mot « humanisme » car au 16e siècle la terminaison en « -isme » est
péjorative : elle désigne les fanatiques, les esprits partisans (on forge le mot « calvinisme » au départ
pour critiquer ceux qui suivent Calvin).
Ce mot « humanisme » a donc été inventé, bien plus tard, au XIXe siècle, 300 ans plus tard.
Par qui ? Par des historiens allemands.
Pourquoi ? Pour rendre plus visible une opposition qui existait en partie au XVIe siècle, mais
n'était pas aussi tranchée que cela, et ne séparait pas nettement deux périodes historiques :
l'opposition entre le « Moyen Âge », terme légèrement désobligeant, également inventé par ces
historiens, et la « Renaissance », autre nom donné à la période de l'humanisme. Pourquoi tant
de haine contre le Moyen Âge ? Parce que c'est l'époque des grandes monarchies chrétiennes,
des rois de droit divin. Or nos historiens du XIXe siècle sont des adeptes de la Raison et de la
laïcité. Ils entendent montrer que la religion avait obscurci la pensée et le savoir, du Ve siècle au
XVe siècle, et qu'à partir du XVIe siècle, on a commencé à se sortir de ce carcan intellectuel et
moral. Les intellectuels allemands du XIXe siècle aiment bien les mots en « -ismus » : ils
forgent le mot humanismus, et les francophones n'ont plus qu'à le calquer.
Le mot humanisme est donc au départ un mot militant, voire polémique, inventé dans un
climat de rationalisme se teintant parfois d'anticléricalisme.
Remarque
Vous avez maintenant la réponse à la question posée dans la rubrique « Histoire », et vous constatez
... qu'elle était légèrement piégée. Le mot « humanisme » désigne une réalité du XVIe siècle (en
France, un siècle plus tôt au moins en Italie), mais il a été inventé au XIXe siècle.
Vous avez saisi l'effet boomerang ? Les historiens du XIXe s. ont inventé une notion pour désigner un
phénomène du XVIe s., et cette notion a dépassé ce cadre historique, pour désigner des personnes
d'aujourd'hui. Nous voici prêts à regarder en quoi consistait cette réalité historique, afin de
comprendre pourquoi elle joue un rôle si important dans notre culture.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Garfield
Nous allons retrouver ici des rubriques proches de celles évoquées pour commencer, « valeurs »,
« culture », « histoire »... mais le degré de précision ne sera pas le même.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Quatre-Saints-Couronnés).
par quelqu'un qui ne connaissait pas bien les
mœurs de son époque. Le goût du retour aux
origines se transforme en une méthode critique,
la philologie, laquelle consiste à aborder les
textes en recherchant leur sens originel,
historique. A peine inventée, la grammaire
philologique se met à contester le pouvoir du
pape.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Remarque
Cette recherche du sens originel est favorisée par la chute de Constantinople en 1453, sous
les coups de l'invasion turque. L'effondrement de l'Empire byzantin conduit ses propres érudits
à fuir vers l'Italie d'où ils propagent leur savoir, leur culture et leur langue, le grec. Ils
apportent aussi des textes antiques avec eux. L’Antiquité grecque devient accessible pour
les philologues humanistes.
L'un des facteurs de réussite de la Renaissance est une guerre, une victoire des musulmans sur
les chrétiens, laquelle provoque un afflux d'immigrés, qui vont devenir des professeurs de grec.
« On accède à l'autre volet du monde antique, le plus riche, bien évidemment, le moins assimilé
par la culture occidentale. Le con-tenu de la culture latine antique est exorcisé par plus d'un
millé-naire de familiarité ininterrompue, mais le grec, c'est un vrai monde nouveau. »Pierre
Chaunu
lui livre sa vision du monde : maintenant que nous sommes sortis des
ténèbres du temps des Goths (c'est-à-dire le Moyen Âge), les savoirs se
multiplient, les hommes sont plus instruits que jamais.
Un petit extrait ?"Les temps étaient encore ténébreux..."- p.30 ¤
*
Le fait que les héros de Rabelais soient des géants symbolise cette
grandeur retrouvée, cette confiance dans le potentiel humain.
Pantagruel, gravure
de l'éd. de 1537
Au Moyen Âge, l'emprise de la religion, et le fait que la plupart des auteurs sont des moines, a
entraîné une minimisation de la place de l'homme face à Dieu ; on célèbre avant tout la
grandeur de Dieu et de la création, tandis que l'homme est par nature un pécheur, une créature
faible qui n'a pas su se contenter du paradis terrestre. C'est ce que suggère la Genèse, le livre de
la Bible évoquant la création du monde.
Les humanistes vont insister sur une autre affirmation de la Genèse : l'homme a été fait à
l'image de Dieu. Cette conception est notamment défendue par le néoplatonisme. Cette
théorie philosophique a été redécouverte par les humanistes italiens du XVe siècle. Elle présente
de manière systématique et cohérente les enseignements de Platon, philosophe grec des Ve-IVe
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
siècles avant Jésus-Christ. Elle décrit l'homme comme une créature intermédiaire, à mi-chemin
entre le monde terrestre et le monde spirituel. Aujourd'hui, dans le mot "humanisme", nous
entendons avant tout l'idée d'une valorisation de l'humain. Historiquement, cette idée est en
partie présente dans ce mouvement intellectuel des XVe-XVIe siècles. L'humanisme est
historiquement un courant érudit, lié à une conception du savoir selon laquelle ce qui est en
jeu dans la construction des savoirs, c'est l'humain et sa manière d'être dans le monde.
Complément
Voici comment Pic de La Mirandole, l'un des grands philosophes néoplatoniciens célèbre la grandeur
de l'homme. De manière un peu paradoxale, elle vient du flou de sa nature. Les animaux ont des
qualités précises, déterminées par leur espèce, et excellent dans leur domaine (rapidité, flair, vue...).
L'homme n'a pas ces capacités, mais il est capable de s'améliorer. Ni ange ni bête, il est capable de se
rapprocher des uns comme des autres suivant son attitude :
Discours de la dignité humainePic de La Mirandole
« Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il
lui adressa la parole en ces termes : « Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni
un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que
toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur
nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te
bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai
mis dans le monde en position intermédiaire (Medium te mundi posui), c'est pour que de là tu
examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni
céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et
honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta
préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision
de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divinesTraduit du latin et préfacé par Yves Hersan. »
L'un des grands symboles de cette valorisation de l'homme
est l'étude connue sous le nom de « l'homme de Vitruve »,
exécutée par Léonard de Vinci vers 1492, dans laquelle
l'artiste affirme que les proportions humaines sont comprises
dans deux formes géométriques parfaites, le rond et le carré,
en s'inspirant de l'architecte antique VitruveVitruve- p.31 ¤ .
*
Cette représentation communique l'idée que l'homme est aussi parfait que la géométrie, qui
elle-même constitue tous les objets de l'univers. Cette conception est encore confortée par la
culture antique, qui célébrait de grands hommes presque divinisés de leur vivant, et dont la
statuaire magnifiait la beauté du corps humain. Selon les néoplatoniciens, le Beau est un moyen
d'accès au Vrai. La beauté du corps de l'homme, sublimée par les règles de l'esthétique, est à
l'image de sa grandeur spirituelle.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Étude de Léonard de Vinci sur l'embryon humain, 1510-1513. étude anatomique du foetus dans
l'uterus, par Léonard de Vinci (1510-1513, Plume, encre sur papier) Cette célèbre étude montre
un foetus âgé de 4 mois. Outre l'image extrêmement plastique de la "position foetale", Leonard
cherche à visualiser la constitution du placenta.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
La lettre de Gargantua à Pantagruel évoquée plus haut est l'un des témoignages les plus
célèbres de ce goût de l'humanisme pour un savoir pluridisciplinaire :
« Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques
très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de
Papinien, il n'était aussi facile d'étudier que maintenant. [...] Je vois les brigands,
bourreaux, aventuriers, palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et
prédicateurs de mon temps. Même les femmes et filles ont aspiré à cette louange et à
cette manne céleste de la bonne science. »
Je vous laisse apprécier l'argument a fortioria fortiori- p.30 ¤ qui termine ce passage. Il faut bien
*
reconnaître qu'il n'y a pas beaucoup de femmes dans les romans de Rabelais. Voici le
programme que Gargantua recommande à son fils :
« J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : d'abord la grecque,
comme le veut Quintilien. Puis la latine. Puis l'hébraïque pour l'Écriture sainte, ainsi
que la chaldaïque et l'arabe. Et que tu formes ton style, pour la grecque à l'imitation de
Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu'il n'y aie d'histoire que tu n'aies présente à la
mémoire, à quoi t'aidera la cosmographie. Les arts libéraux, géométrie, arithmétique,
musique, je t'en ai donné quelque goût quand tu étais encore petit, vers tes cinq six ans.
Continue le reste ; et sache tous les canons d'astronomie ; laisse l'astrologie divinatrice
et l'art de Lulle, abus et vanité. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux
textes, et que tu les rapproches de la philosophie. »
On lit souvent ce passage comme un programme d'éducation humaniste. Ce n'est sans doute pas
faux, mais il faut nuancer. Il ne faut pas oublier que nous sommes en littérature, dans une
œuvre de fiction. Certains critiques modernes ont émis l'idée que ce programme n'était
peut-être pas à prendre au pied de la lettre, et qu'il prenait même peut-être un peu de distance
vis-à-vis de l'idéalisme des humanistes italiens, qui visaient un savoir extrêmement élevé.
Gargantua et Pantagruel sont des géants, et on peut se demander si Rabelais ne suggère pas ici
qu'un tel programme ne convient pas à des hommes ; la liste, figure souvent utilisée par
Rabelais, est souvent là pour exprimer l'outrance, la déraison. D'ailleurs, Gargantua signe sa
lettre du pays d'Utopie. Rabelais se fait l'écho de l'enthousiasme des premiers humanistes, mais
il introduit une légère distance vis-à-vis de leur confiance en l'homme.
À la fin du XVIe siècle, le ton aura un peu changé. Montaigne dira qu'il vaut mieux une tête «
« bien faite » que « bien pleine »Essais, Livre I, chapitre 25, « De l'institution des enfants » » . En attendant,
c'est dans cette même lettre que Rabelais fait dire pour finir à Gargantua que « science sans
conscience n'est que ruine de l'âme ». Le sens aigu de la dignité de l'homme apporté par
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
l'humanisme a sans doute conduit à quelques excès : le mythe de FaustFaust- p.29 § date du XVIe
*
siècle. Cette époque est marquée par une conscience réelle des limites de l'homme. En France, la
deuxième moitié du siècle est marquée par les Guerres de religion, qui culminent avec le
massacre de la Saint-BarthélémySaint Barthélémy- p.29 § en 1572 : impossible après cela de croire sans
*
Complément
L'Éloge de la Folie publié par Érasme en 1511 est une défense paradoxale de cette morale. La Folie
fait l'éloge d'elle-même, expliquant qu'elle est la reine de tous les hommes, qu'ils soient jeunes, vieux,
philosophes, ou grammairiens. Les femmes ne sont pas oubliées cette fois... Mais les plus concernés
sont les hommes d'Église. Bien entendu, si c'est la Folie qui parle, tout est à inverser : ce qui est bien
pour elle est en réalité condamnable, et inversement. Le lecteur est pris de vertige dans ce jeu de
miroir qui permet au passage à Érasme de glisser quelques idées pas si folles que cela, quoi
qu'audacieuses. C'est souvent à lui de délimiter où commence la folie. Il apparaît progressivement
que tout bien, poussé à l'excès, devient un mal, et qu'il faut savoir réaliser l'équilibre entre sérieux et
insouciance, amour de soi et humilité. Les excès de dame Folie font signe vers une morale faite de
modération dans l'union des contraires.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Montaigne (1533-1592)
Éloge du barbare
Juste après, c'est le mot « sauvages » qui se voit ainsi revisité : quand nous disons « sauvage »,
nous pensons « féroce », mais ce mot ne désigne-t-il pas plutôt ce qui est près de la nature, de
son état originel, n'a pas été abîmé par la culture et les inventions de la civilisation, et a gardé
son petit goût piquant, loin de la fadeur de notre pauvre Occident du XVIe siècle ?
Ils sont sauvages de même, que nous appelons sauvages les fruits, que
la nature de soi-même et de son progrès ordinaire a produits : là où à
20
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et
détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt
sauvages. En ces fruits-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus
utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons
abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût
corrompu. Et pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre
goût même excellente, en comparaison des nôtres, en divers fruits de
ces contrées là, recueillis sans culture [...].
Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu
de façon de l'esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté
originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu
abâtardies par les nôtres.- p.30 ¤
*
Un peuple nu
Un peu plus loin, à l'aide d'une figure d'accumulation dont vous connaîtrez les vertus en suivant
le cours sur l'argumentation, Montaigne peint un portrait assez paradoxal de cette civilisation.
Il peint les « sauvages » à l'aide d'une liste, figure de l'abondance, mais c'est une liste privative,
qui dit tout ce qu'ils n'ont pas. Une abondance de mots pour dire une pauvreté de choses :
Fondamental
Plus profondément, ce qui se met en place ici, c'est la naissance du relativisme européen.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
En quoi consiste au juste le relativisme ? Il revient à considérer que quand nous observons un autre
peuple, nous ne pouvons pas le juger avec nos critères. Ceux-ci ne sont pas « absolus », valables en
tous lieux et toutes époques, mais « relatifs », définis par nos mœurs, nos modes, nos coutumes, qui
sont variables dans le temps comme dans l'espace.
Le barbare, donc, n'a pas certaines caractéristiques fixes. Le barbare, c'est l'autre, celui qui est
éloigné, dans le temps, dans l'espace, par ses mœurs, habitudes, goûts... Toutes ces
caractéristiques sont relatives : elles ne font pas partie de lui, elles tiennent à sa situation par
rapport à nous. Et toutes ces caractéristiques sont réversibles : si le barbare est loin de moi, je
suis loin de lui. Pour lui, je suis un autre. On est toujours l'autre de quelqu'un :
22
Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
Les Barbares ne nous sont en rien plus étonnants pour nous que nous
ne le sommes pour eux – et n'ont pas plus de raison de l'être, comme
chacun le reconnaîtrait, si chacun savait, après s'être promené parmi
ces lointains exemples, se pencher sur les siens propres, et en faire une
saine comparaison.
Sans mentir, au prix de nous, voila des hommes bien sauvages : car ou
il faut qu'ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a
une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre.
La différence est remplacée par une distance : ils ne sont pas inférieurs, ils sont éloignés. Le
relativisme est un jeu de miroirs. C'est aussi ce que dit la science de la perspective en peinture :
notre point de vue conditionne ce que nous voyons.
Voilà soudain que les choses les plus habituelles, les plus admises, deviennent étranges ; soudain,
c'est nous qui sommes les étrangers. Là encore, Montaigne montre la voie aux philosophes des
Lumières : Montesquieu s'en souviendra avec ses Lettres Persanes.
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Penser, construire les savoirs : l'Humanisme
On ne tranchera pas sur ce débat, mais cette position correspond bien à l'humanisme de
Montaigne, qui, certes, marque la fin de la période et est très différent de l'humanisme
flamboyant de l'Italie du XVe siècle ou de l'humanisme enthousiaste et conquérant de la
Pléiade.
* *
*
L'humanisme est d'abord une notion historique, de deux points de vue :
elle désigne un mouvement intellectuel et culturel, qui se développe en Italie au XVe siècle puis
touche toute l'Europe au XVIe siècle ;
elle a été inventée par des historiens, pour donner une cohérence à ce mouvement.
Dès le départ, cette notion couvre des réalités diverses, entre lesquelles elle tente de saisir une
communauté d'esprit. On pourrait la définir comme une conception du savoir fondée sur la recherche
des sources, du sens originel. Ce renouvellement a entraîné avec lui un désir d' expansion du savoir, et
en même temps une confiance nouvelle dans l'aptitude de l'homme à le maîtriser. Du côté de la
morale, il a entraîné une insistance sur la vertu de modération, qui permet de maîtriser ce savoir sans
se laisser enthousiasmer et aller vers l'erreur ou la présomption. A partir de la seconde moitié du XVIe
siècle, confrontée à la découverte de manières de vivre inconnues, cette conscience des limites de
l'homme a eu tendance à se transformer en une crise de conscience de la civilisation européenne. En
réalité, cette conscience des limites de l'homme est surtout un regard critique sur l'homme occidental et
sa supériorité supposée, non seulement sur les animaux, mais aussi, plus implicitement, sur les autres
hommes. Ce qui est en train de se modifier, ce sont les critères de définition de l'humain.
Dans le discours médiatique et politique actuel, le mot « humanisme » porte la trace de cet éventail de
significations. Il faut savoir saisir dans ses différents emplois sur quel aspect se focalise implicitement le
locuteur : raffinement culturel, esprit autocritique, modération, pluridisciplinarité... Ces différentes
interprétations correspondent à des aspects, et parfois à des périodes divers(e)s de l'humanisme. Il suffit
de les pousser un peu pour qu'elles deviennent contradictoires, mais elles furent les embranchements d'un
même élan initial, dont il est certain qu'il fut un moment essentiel de la civilisation européenne et de son
organisation des savoirs.
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Exercices d'apprentissage
Exercices
d'apprentissage II
Générosité
Droits de l'homme
Culture.
Modération.
Égalité.
Relativisme.
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Exercices d'apprentissage
spécialiste de la génétique des populations, Albert Jacquard, qui avait longtemps lutté aux côtés des
plus démunis, est décédé à l'âge de 87 ans mercredi soir des suites d'une leucémie. Sur Twitter,
politiques, scientifiques et anonymes lui rendent hommage. »"
Idée de modération.
Savoir pluridisciplinaire
Savoir pluridisciplinaire
Culture classique
Savoir pluridisciplinaire
Relativisme
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Ressources annexes
Ressources annexes
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Questions de synthèse
Question de synthèse
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Glossaire
Glossaire
Constantin
Constantin Ier (272-337) mit fin à la persécution des chrétiens au sein de l'empire romain, et
favorisa son expansion comme religion unifiée de l'Europe (v. le cours sur l'histoire de l'écriture).
Faust
Selon ce conte populaire allemand, adapté au 19e s. par Goethe, mais très connu au 16e s., Faust,
savant insatisfait des résultats de son travail, conclut un pacte avec le diable : il accepte de lui
livrer son âme, et accédera en échange à une vie de plaisirs.
Focalisation
Dans les termes de la « narratologie », ou étude du récit, on parlera ici d'une « focalisation interne
», notion que vous avez dû rencontrer dans vos études secondaires. Elle désigne le fait que nous
voyons les choses par les yeux d'un personnage unique, et que nous connaissons ses pensées.
Humanités numériques
...ou Digital Humanities. On désigne ainsi l'utilisation des ressources informatiques et
technologiques au service des sciences humaines (lettres, arts, sciences sociales, patrimoine). Elles
ont eu pour point de départ des travaux de numérisation des textes en vue d'établir des
statistiques, des concordances, etc.
Saint Barthélémy
On désigne ainsi le massacre des chefs du parti protestant puis des simples protestants à Paris puis
en province, le 24 août 1572 (jour de la saint Barthélémy) et les jours qui suivirent. Cet événement
fut sans doute initié par le roi Charles IX, puis aggravé par la fureur des catholiques parisiens les
plus radicaux. C'est le point culminant des guerres fratricides qui opposèrent catholiques et
protestants français au 16e s.
Scolastique
Doctrine et méthode d'étude développée autour du 12e siècle, afin d'approfondir l'interprétation
des Écritures saintes. Elle naît en même temps que les universités, et est nourrie par les efforts de
Thomas d'Aquin pour réaliser une synthèse entre la religion chrétienne et la philosophie grecque
(notamment aristotélicienne). Elle subira les critiques des humanistes, qui lui reprochent d'être
trop "scolaire", technique, chargée de néologismes (mots latins inventés pour décrire les différentes
méthodes de réflexion mises en place).
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Références
Références
a fortiori
Le sens de cet argument est : "si même les femmes sont instruites, c'est vraiment que l'instruction s'est
répandue"... Vous trouverez une explication du fonctionnement de cet argument dans le cours sur la
Preuve (6e partie).
Donation de Constantin
Ce document, « connu de toute l'Europe tout au long du Moyen Âge, [...] certifiait que l'empereur
Constantin, par gratitude pour le pape Sylvestre qui l'avait miraculeusement guéri de la lèpre, s'était
converti au christianisme et avait fait don à l'Église de Rome d'un tiers de son empire [...]. La plupart
des historiens sont aujourd'hui d'accord pour considérer que le document a été rédigé vers 750 [soit
quatre siècles après la mort de Constantin Ier en 337] (Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire,
rhétorique, preuve, Feltrinelli, 2000, trad. Paris, Gallimard, 2003, p. 56).
Ibid. Ibid.
Licence et Master
Humanités...
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Références
Licence et Master Humanités, assurés par différentes disciplines présentes sur le campus : les lettres,
l'histoire, la philosophie et les langues (vivantes et anciennes) entre autres.
Pas compris ?
Ce que dit Sartre ici, c'est que pour un chrétien, la vie est fondée sur l'espérance (d'une vie dans
l'au-delà, de la communion des âmes avec leur Créateur...). Selon cette optique, celui qui ne croit pas
en Dieu n'a pas d'espoir : il est désespéré. L'existentialisme consiste à ne reconnaître qu'un espoir
valable, celui que l'homme peut fonder sur sa capacité d'agir dans le monde.
Période de l'humanisme
La période est assez clairement délimitée au moins pour sa fin : la fin du 16e siècle, qui marque le
passage au classicisme. Pour le début, on parle d'humanisme en France surtout pour le 16e s., mais en
Italie on le voit s'épanouir dès le début du 15e s.
Platon
Platon parle de l'âge d'or, celui dans lequel les hommes vivaient dans la pureté, avant d'être corrompus
par tous les vices que nous connaissons. L'actualité est plus forte que le mythe : les Indiens d'Amérique
sont plus purs que les hommes de l'âge d'or évoqués par Platon, à qui Montaigne donne donc une petite
leçon d'utopie.
Vitruve
Il vécut au 1er sièce avant Jésus-Christ. Vous trouverez un plan du De architectura sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/De_architectura
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